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Copyright 2021 Dominique Tronc

Les écrits mystiques de Monsieur BERTOT











Les écrits mystiques de Monsieur Bertot



Tome I

Traités et Lettres du Directeur mistique I à III

(1726)













Textes assemblés et présentation de leur auteur par Dominique Tronc















Édition en ligne, Lulu.com, v.3 - 2021



AVANT-PROPOS

Après vingt années qui ont permis de faire mieux connaître Madame Guyon il est temps de mettre en valeur son propre maître. Ce directeur discret nous apparaît aujourd’hui comme souvent plus dense et par là il est le préféré de quelques-un(e)s.

On trouvera donc l’intégrale de ce qui nous en est parvenu, primitivement édité en sept volumes égrenés au cours du temps sans nom d’auteur. Le choix que nous avions établi il y a vingt ans  ne serait plus le même aujourd’hui.

L’opus complet présenté ici en un volume comporte plus de quatre millions de caractères1. Nous avons été aidés en saisies par notre Ami canadien Benoît Emond : depuis des années il est tombé sous le charme du Directeur mystique.

Certes ce titre choisi par le premier éditeur Pierre Poiret me parut étrange lors de sa première rencontre, mais il s’avère parfaitement justifié pour le plus exigeant Directeur de son siècle. Tous ses écrits sont profondément intérieurs, mais font fi de toute mise en forme littéraire, compte tenu du « public » très particulier qu’il vise, le plus souvent un seul ou une seule correspondant(e).

La présente édition de grand format A4 regroupe en huit cents pages denses les tomes I II III précédemment édités en format A5. Profondément revue, elle les remplace. J’ai gardé la division tripartite.

Le tome I livre les douze Traités et le début des Lettres contenus dans les volumes I et II (sur quatre) publiés anonymement en 1726 comme « Directeur mistique ».

Le tome II achève de transmettre ce qui est directement sorti de la plume du Directeur : fin des lettres contenues dans les volumes III et IV de 1726 et Complément aux Retraites publié en 1682.

Le tome III contient l’intégrale de ces « Retraites » saisies en 1662 par des auditrices. Il contient aussi les textes de mystiques ami(e)s de Bertot par l’éditeur Pierre Poiret  : il s’agit de Marie des Vallées, de Maur de l’Enfant-Jésus, de Madame Guyon qui va succéder à Bertot comme « Dame directrice ».

§

Madame Guyon et Pierre Poiret ont ainsi préparé leur disparition en assemblant un « Compagnon mystique » destiné à leurs disciples et à leurs associé(e)s2. Il s’agit bien d’un Directoire à usage de disciples, à l’image du Directoire des Novices préparé par les disciples du Carme Jean de Saint-Samson3.

Tous ces textes sont d’utilité pérenne. Choisir nous paraîtrait aujourd’hui privilégier arbitrairement telle étape du parcours mystique au détriment d’une autre. Cela justifie la reprise intégrale  du corpus reconstitué (deux mille pages A5 ou huit cents pages A4 succèdent ainsi au choix de cinq cents pages A5 publié en 2005) : tous textes de même inspiration mystique profonds, mais adaptés aux pèlerins sur Les secrets sentiers de l’Amour divin4 : des tempéraments divers sont en marche.

§

Quelques précisions d’éditeur : outre « Monsieur Bertot, Directeur mystique » qui suit cet « Avant-propos », des notes inégalement réparties (elles ne sont fréquentes qu’au début de chaque tome du Directeur mistique pour ne pas alourdir la lecture) suggèrent une approche qui reste ponctuelle. Il s’agit d’un domaine spirituel dont on sait qu’il interdit toute théorie générale5.

Ces notes sont faciles à « sauter » ce qui permet des libertés et quelques excursus dans l’ouvrage qui succède aux rééditions de Guyon, aux Expériences en Occident, à La Vie mystique chez les Franciscains du XVIIsiècle, à l’École du Cœur.

Avec l’ami canadien Benoît-Michel, nous complétons les références de Poiret pour pallier à l’ignorance moderne de textes testamentaires. En ce qui concerne le texte courant, je le respecte en ne substituant aucun synonyme, mais je modifie la ponctuation, modernise l’orthographe, corrige les accords ainsi que de fréquentes erreurs grammaticales . J’ai tenu compte des errata donnés en fin de volumes6.

Notre but est de faire redécouvrir un texte essentiel, mais rude, car spontané et familier, « brut de fonderie », sans recherche et n’ayant subi aucune amélioration littéraire.

Amélioration ? Qui heureusement ne fut pas possible. Et pour quelle cause ? : par édition hors du royaume destinée à un lectorat choisi minoritaire. Évitant ainsi les manipulations par des écrivains en spiritualité le plus souvent religieux peu mystiques, ces circonstances rares et adverses du point de vue d’une bonne finition textuelle assurent véracité et haute densité intérieure7,8.

Comme rien n’interdit de se reporter aux sources imprimées aujourd’hui immédiatement lisibles en Google books9, jai récemment jugé qu’il était primordial d’en « fluidifier » la lecture. Ce qui a requis des centaines de corrections grammaticales permises10.

Elles ont montré comment le corpus Bertot dans ce qu’il a d’essentiel achevé, traités et lettres du Directeur mistique accompli, a tout à la fois pâti et bénéficié des circonstances exceptionnelles de son édition : mise à disposition aux seuls disciples ; sauvetage en dernière extrémité quand Poiret a disparu par ses proches âgés ; préparation par des hollandais (Poiret seul était d’origine francaise) ; corpus immense obligeant à faire vite sans le transformer.

 Outre l’a priori négatif de textes rendus hétérodoxes suite à la condamnation du quiétisme, l’appréciation formelle a empêché une juste évaluation par des lecteurs sensibles aux injonctions d’Autorités dont la culture fut essentiellement littéraire du dix-septième au début du vingtième siècle. De nos jours la perfection dans l’expression n’est plus requise pour les témoignages où l’intensité prime. On veut par exemple comprendre des « conditions extrêmes » vécues en Allemagne nazie, en Union soviétique, ailleurs. Un nouveau champ « littéraire » s’est ouvert. Et de même en recherche de sens.

Le doute porté à priori quant à la valeur d’un « texte majeur resté mystérieusement ignoré » est levé pour des raisons secondaires de conditions éditoriales inattendues. Elles succèdent à la grande discrétion d’un Directeur mystique édité comme Anonyme.





MONSIEUR BERTOT, DIRECTEUR MYSTIQUE.

Malgré une valeur mystique incomparable à nos yeux, nous ne disposons que de minces renseignements sur Jacques Bertot (1620-1681) : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles et il a été confondu avec des homonymes (son nom est commun en pays normand sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires. Il a été édité sans nom d’auteur et accusé de quiétisme ; en outre les éditions, étalées entre 1662 et 1726, dispersées dans des bibliothèques privées, donc le plus souvent perdues, sont devenues très rares et difficiles à situer (figurant dans les Anonymes)11.

Nous avons tenté de rassembler les œuvres et indices le concernant, car ses écrits sont parmi les plus profonds et les plus denses de toute sa lignée mystique12. C’était sûrement l’avis de Madame Guyon puisqu’elle a rassemblé les écrits de son maître13. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples étaient inclus dans l’Avertissement du premier tome :

«Monsieur Bertot […] natif de Coutances 14 […] grand ami de […]Jean [5] de Bernières […] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses […][à diriger] plusieurs personnes […] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre […]Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort […][au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. […] [7] [Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes […] ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières15.

Il naquit le 29 juillet 1622. On a quelques précisions sur sa famille :

il s’appelait Jacques Bertot natif de St Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d [it] Sr Louis Bertot était m [archan] d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [situé] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’Ermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble…16.

Issu d’une famille bourgeoise aisée, il sera généreux17.

Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris; mais on se gardera d’attribuer une trop grande importance à ces localisations : le suivi des religieuses de divers couvents l’a rendu itinérant.

De ce prêtre discret va peu à peu émerger un confesseur de grande réputation : devant lui vont s’incliner les caractères bien trempés de Jourdaine de Bernières puis de Jeanne-Marie Guyon. Sa profondeur et son expérience vont susciter de toutes parts respect et confiance absolue.

    De Caen…

Devenu prêtre après des études au collège de Caen, il s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage au point de devenir «l’ami intime de feu Mr de Bernières18». Certains indices font penser que le jeune compagnon fut destinataire de la majorité des lettres adressées à l’ami intime19, remarquables par leur ton intime et leur profondeur spirituelle. On y sent l’autorité de l’aîné expérimenté, mais aussi la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon engagé dans le même chemin. Bernières se dévoile. Bien que son ami soit plus jeune, il lui parle à cœur ouvert de ses états les plus profonds vécus dans ses dernières années :

Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée, en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes [voies] de Dieu, moins il y a de choses à lui dire… 20.

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même […]

Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien21.

À la mort de Bernières, Bertot lui succéda comme directeur spirituel. De 1655 à 1675, sa principale activité en Normandie fut d’être le confesseur du monastère des ursulines de Caen, où vivaient la sœur de Bernières, Jourdaine, et une figure discrète, mais importante, Michelle Mangon. Les Annales des ursulines22 témoigneront du rôle parfois délicat que doit assumer un confesseur, par exemple quand Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :

Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du chœur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et M. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. À ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice…23.

Il n’est pas facile de diriger les âmes. Si l’on en croit les Annales24 du monastère, Bertot a choqué par son inflexibilité, notamment lors de cet incident qui révolta les sœurs. Rappelons que Jourdaine de Bernières avait pour ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant, qu’elle était la fille du fondateur du couvent et la sœur du vénéré Jean de Bernières : il est vraisemblable que Bertot ait perçu chez elle des vestiges d’orgueil. Or rien ne devait rester qui fit obstacle à la grâce : il la dirigeait donc avec la rigueur traditionnelle à l’Ermitage.  Même si, pour la rédactrice des Annales et ses sœurs, ce directeur était abrupt, mal informé et commettait une erreur, Jourdaine s’inclina devant la Justice de cette colère :

1670 [le ms est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule [Jourdaine] étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (et même scandalisées biffé), mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu. […]

Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. «Ma sœur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard.» […]

Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eue et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports [qu’on lui avait fait biffé]. Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons25.

En réalité, le réseau et la renommée de Bertot s’étendaient bien au-delà du monastère de Caen. En témoigne par exemple une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un «projet de notre Congrégation apostolique», envoya sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes, dont Bertot :

Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667 […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent…26.  

Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada. En témoignent deux belles lettres écrites en 1673-1674 à un dirigé canadien27.

[Demande :] Mon très cher frère.

Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même […]

[Réponse de Bertot :] Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. […]

Bertot fut aussi en relation avec Marie des Vallées, qu’il cite. Voilà pourquoi certaines belles images furent transmises d’une génération à l’autre et se retrouveront dans les Torrents de Madame Guyon :

Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles28.

Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’âme chargée des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler29.

D’après les correspondances entre religieuses, on sait aussi que, tout jeune, Bertot confessait le couvent de bénédictines et qu’il s’épuisait à la tâche30. Mectilde rapporte à Jean de Bernières les activités fructueuses du jeune prêtre en lui demandant de le protéger contre tout excès de zèle. Cette lettre montre combien il était déjà perçu comme un père spirituel répandant la grâce autour de lui. Sa présence pleine d’amour leur manquait :

De l’Ermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.

Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans [ici], parlant [sans] cesse [il a] fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]

Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].

Dans une autre lettre, Mectilde transmet le témoignage de Bertot sur la mort de Bernières :

Mon très cher et bon frère, […] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie31.

Le nom de Bertot apparaît aussi dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines. La mère Benoîte de la Passion, prieure de Rambervillers, écrit le 31 août 1659 :

Monsieur [Bertot] à dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fît faire un voyage afin d’y venir avec vous […] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ […] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment32.

La mère Dorothée (Heurelle) souligne ici combien Bertot était efficace par sa seule présence :

M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection […] je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur33.

    … à Montmartre

Bertot garda toujours un lien fort avec le groupe de l’Ermitage : c’est ainsi qu’en 1673 ou 1674, il fut chargé de régler l’affaire compliquée de Jean Eudes attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Mais parallèlement à toutes ces occupations, dans la dernière partie de sa vie, il lui fut donné une charge importante : à partir de 1675, il fut nommé confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre. L’intensité de sa présence attira des laïcs adonnés à l’oraison à qui il put transmettre les profondeurs spirituelles vécues à l’Ermitage.

Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :

Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom […] La chapelle des martyrs […] [possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple; le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale dédiée à St Pierre34.

Bertot et Mme Guyon qui s’y rendait ont probablement aimé la vue qui s’offrait à leurs yeux :

En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris […] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre… 35.

Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine fondée en 1133 avait été central : sa réforme mouvementée avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield, et Bertot a dû souvent entendre évoquer les souvenirs de cette refondation haute en couleur36. Il a pu connaître la réformatrice, madame de Beauvilliers, morte en 165737, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, paraphrasant Benoît de Canfield38 pour en rendre la lecture plus facile.

À l’époque de Bertot, en ces temps moins troublés, Françoise-Renée de Lorraine en était l’abbesse39 très cultivée :

Madame de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de madame de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés40.

C’est lors d’un voyage à Paris que Bertot lui fut présenté :

Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de Son Altesse Royale, Mademoiselle de Guise41.

Elles étaient très attirées par la mystique et furent touchées par la profondeur de Bertot, dont l’enseignement ne tarda pas à se répandre non seulement à l’intérieur du couvent, mais aussi chez les laïcs liés à l’abbaye. L’amitié des Guise le fit connaître du milieu «dévot» de la Cour :

Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup, aussi bien que Mr de Noailles, Mr le duc de St Aignan et Mr le duc de Beauvilliers42.

Ce petit groupe de spirituels était d’ailleurs estimé de Louis XIV pour sa moralité et son honnêteté : Beauvilliers conserva des années la responsabilité des finances royales, Chevreuse sera conseiller particulier du roi, Fénelon sera nommé précepteur du Dauphin.

Bertot devint le «conférencier apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert43 ». Peu à peu se constitua autour de lui un cercle spirituel dont l’activité est attestée par la publication des deux volumes de schémas de retraites, probablement notés par des auditeurs et imprimés sous l’impulsion de l’abbesse. Ces témoignages furent suivis d’une intéressante mise au point par Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise.

Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers, connaissait l’existence de ce groupe qu’il surnommait avec ironie le «petit troupeau» :

[On pouvait] entendre un M. Bertau [sic] à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait44.

Comme toute la Cour, il observait avec étonnement les relations qui régnaient entre les membres de ce groupe qui ne pensait qu’à la mystique (10 janvier 1694) tout en faisant partie de la Cour :

[Mme Guyon] ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic ], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école45.

Saint-Simon note aussi le rôle important joué par la duchesse de Béthune, autre dirigée de Bertot, avant que Madame Guyon n’arrive et ne rassemble le groupe autour d’elle :

Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau [sic] qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite46.

Enfin, la vie de la Cour étant continuellement espionnée par la police, nous possédons le témoignage important d’un informateur à qui Mme de Maintenon, future grande ennemie de Mme Guyon, avait demandé un rapport de surveillance. Ce texte malveillant et moqueur date de 1695, mais mentionne Bertot : on y décrit l’engouement pour l’oraison chez les laïcs qui accouraient à Montmartre. Est mise aussi en lumière l’activité de Bertot chez les Nouvelles Catholiques, où l’on rééduquait les jeunes protestantes (Mme Guyon et Fénelon s’y intéresseront)47. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage de ce document par ailleurs fort bien informé 48 :

[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16] 80. […] Cet homme était fort consulté; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête à tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne.

Mr B [ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les sœurs n’y assistaient pas, les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G [uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […] [f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commet point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la sœur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]

Mais malgré la surveillance et le manque de liberté de conscience, le cercle mystique résistera à toutes les intimidations, à l’hostilité de Madame de Maintenon et de l’Église. Regroupé autour de Madame Guyon, il survivra après la mort de son fondateur.

Monsieur Bertot disparut prématurément à 59 ans à Paris le 28 avril 1681. Le duc de Beauvilliers fut son exécuteur testamentaire :

  11septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dudit hopital assisteront…»49.

Ses écrits ont cheminé sous la sauvegarde de gens sûrs : après le duc de Beauvilliers, une religieuse de Montmartre, puis le franciscain Paulin d’Aumale, qui les remit à la duchesse de Charost50 

7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de madame la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Madame de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…51

Ces manuscrits parvinrent finalement à Madame Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de ses lettres : quand elle sortira de la Bastille, tous ces écrits seront préparés pour édition. Le Directeur Mistique sera enfin édité en 1726 par les amis de Poiret : le titre témoigne de la grandeur de Bertot et de son exemplarité.

Bertot consacra sa vie à la direction spirituelle. Grâce aux confidences qui s’échappent au fil des lettres recueillies dans Le Directeur Mystiqueses, on sait que ce rôle ne fut pas assumé par volonté personnelle :

Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté52.

C’est ainsi qu’il confie à Mme Guyon :

Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée bien étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit rien ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de choses, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres53.

Bertot a enfanté de nombreux spirituels et son rôle fut immense : il succéda à Bernières et assura le passage de la mystique vécue par des ursulines et les visiteurs de l’Ermitage vers des bénédictines et les laïcs qui gravitaient autour du célèbre monastère de Montmartre.

Il avait demandé à Madame Guyon de prendre ses enfants spirituels en charge. La publication du Directeur Mystique avec son Avertissement, atteste sa reconnaissance envers ce père spirituel vénéré.

    Une voie mystique.

Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres […] Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur et une infinité d’autres […]54.

Le livre de la Volonté de Dieu [la Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir55.

Remplis de ferveur, les écrits de Bertot ne parlent pas de théologie, mais témoignent d’une pratique purement mystique. Aucune sentimentalité ne s’y exprime, mais sous une apparence de maîtrise calme, se révèle un être brûlant d’amour pour Dieu, qui presse son interlocuteur d’abandonner tout ce qui est humain pour se tourner vers ce que Dieu est.

Ce qui l’intéresse, c’est Dieu même, où il n’aspire qu’à se perdre. Parlant des âmes englouties en Dieu, il s’écrit :

une [telle] âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses! Mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil56.

Le Directeur mystique nous mène de la découverte de l’intériorité à l’établissement dans l’unité, de la désappropriation de soi à la renaissance d’une vie nouvelle. L’âme lâche petit à petit tout ce qui n’est pas Dieu, se laisse couler dans l’abîme divin, non par son action, mais attirée par Dieu en son fond. Bertot ne s’intéresse pas aux extases ou aux «lumières» : il n’en méconnaît pas les joies, mais conseille de ne pas s’y attarder pour vivre dans la foi nue.

Ce passage du Directeur mystique résume le chemin, sa grande expérience lui permettant d’aller droit à l’essentiel de chaque étape :

Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs […] méditation […] oraison d’affection […] Leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme; quoique véritablement il semble (347) à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au dedans et que c’est tout ce qu’elle peut faire de bon que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir […] aux affections grossières des créatures, de faire désirer et aimer Dieu […] beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet […]

Le second […] est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté […] L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend. […] Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas (348) encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir. […]

Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. […] Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur […] C’est une divine lumière obscure et inconnue qui est (349) donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. […] Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors […] celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. […] Comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération […] (350) Que doit faire une personne en cet état? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. […]

Mais peut-être me direz-vous : «Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir?» Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge […] Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son (351) intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait […] Ce qui est bien plus, elle avait parfois recours […] à quelques applications intérieures par actes; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse; et de plus elle y découvre tant d’impuretés et que ce n’est point Dieu qui en est le principe et cela elle le sent. […] Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout : il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter […]

(353) L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue; elle les voit si patientes et elle est si prompte […] Elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. […]

[Quatrième degré :] (380) C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : «Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage». Et un pauvre paysan57 […] vous dira des merveilles de l’unité de Dieu […] (381) Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées…58

Ce chemin est universel et déjà décrit par Bernières. Bertot affirme avec simplicité et sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle ardemment à se diriger sans s’arrêter en route. Le Directeur mystique s’achève sur la description de ce dernier état où l’âme «ne désire rien plus que ce qu’elle a». Voici en entier cette admirable lettre 8159, où Bertot arpente les sommets de la vie intérieure :

Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune.

Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature. Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage.

[Enfin] L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement.

D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état, ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir.

Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laissent pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

    Une influence oubliée

Dans le monde catholique, les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme. Par contre, leur importance mystique fut reconnue par des protestants. Bertot a été lu dans les cercles guyoniens dans toute l’Europe du XVIIIsiècle. Un choix d’extraits du Directeur mystique a été réédité en milieu piétiste60.

En Allemagne, on retrouve les noms de Mme Guyon et de Bertot associés dans une lettre de Fleischbein dont l’épouse Pétronille d’Eschweiller fut présente à Blois auprès de Madame Guyon61. Il y déclarait à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :

«Dévorez, consumez», écrivent madame Guyon et M. Bertot […] C’est ce que conseillent et attestent madame Guyon, M. Bertot, tous les mystiques…62.

En 1769, on trouvera le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit63 saisis par la police bernoise, lorsque son activité jugée suspecte provoqua une descente chez lui :

«Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : […] la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Cœur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Œuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], La Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi…64.»

L’importance de Bertot et Bernières était donc reconnue à l’étranger, les lointains disciples de Madame Guyon étant majoritairement des étrangers protestants.

Chez les catholiques, la première moitié du XXsiècle resta méfiante vis-à-vis de tout abandon mystique à la grâce. Ce rejet concernait non seulement Bernières et Bertot (condamnés), mais le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus, Jean de Saint-Samson, et même Laurent de la Résurrection!

Le nom de «Berthod» [sic] réapparut à l’époque moderne dans l’Histoire du sentiment religieux de Bremond65. Il eut enfin droit, sous son vrai nom, à un article de Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité où celui-ci réagit vivement : «J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes, mais celles de Dieu » 66 








LE DIRECTEUR MISTIQUE OU LES ŒUVRES SPIRITUELLES DE MONSR. BERTOT, Ami intime de feu Mr de BERNIÈRES, & Directeur de Made GUION. Avec

Un recueil de LETTRES SPIRITUELLES tant de plusieurs AUTEURS Anonimes, que du R. P. MAUR de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, & de Madame GUION, qui n’avaient point encore vu le jour.

Divisé en QUATRE VOLUMES, A COLOGNE Chez JEAN DE LA PIERRE. 1726.




LE DIRECTEUR MISTIQUE  VOLUME I TRAITÉS

Avertissement [P. Poiret]

Les œuvres de Monsieur de Bernières ont été reçues avec tant d’estime de tous ceux qui goûtent les voies intérieures et la vie de l’esprit et de la foi, qu’on peut se promettre que les écrits et les lettres de Monsieur Bertot, son ami intime et son Fils spirituel, qu’on donne ici au public, ne pourront avoir de mauvais succès ; puisqu’ils enseignent la même doctrine, et ne marquent pas moins la solidité de ses lumières et de ses expériences dans les voies de l’oraison, surtout dans celle de l’oraison passive en pure et nue foi, avec les beaux talents qu’il avait reçus de Dieu, pour y bien acheminer les âmes capables de ces grâces (ii) pour y animer et affermir celles qui y sont déjà entrées, et pour préserver les une et les autres de toute illusion.

Ceux qui auront vu l’histoire de la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, y auront remarqué sans doute que notre auteur a été son directeur presque durant tout le temps que le divin Amour la conduisit par les voies les plus dures et les plus rigoureuses pour lui faire trouver la vie ressuscitée en Dieu par le moyen d’assurer de la croix et de la mort entière. On trouvera même entre ses Lettres (qui font le 2e et le 3e volume de cet ouvrage) plusieurs qui ont été écrites à cette Dame, et que ceux qui auront lu sa Vie avec quelque application, discerneront aisément. Il est vrai qu’elle reconnaît67 que par (iii) une providence toute particulière, et pour lui ôter tous les appuis qui auraient pu empêcher en elle la perte de toute vie propre, il ne l’aidait guère pour son intérieur. Cependant Monsieur Bertot étant mort dans les commencements de la vie nouvelle, ou la divine bonté la fit heureusement entrer après l’avoir délivrée de toutes ses peines, elle nous marque68 que non seulement elle eut quelques signes de sa mort, et même qu’elle fut la seule à qui il s’adressa, mais aussi qu’il lui a semblé qu’il lui fit part de son esprit pour aider ses enfants spirituels.

En effet on trouvera une entière conformité entre les principes et les avis de ce directeur éclairé et de cette grande âme si profondément instruite de Dieu par une longue expérience dans les secrets les plus intérieurs de son Amour, qu’elle (iv) éclaircit avec une netteté et une facilité qui semble même surpasser celle de son Directeur, qui cependant ne laisse pas d’expliquer les mêmes sujets avec onction et avec force d’une manière qui peut beaucoup servir à en aplanir les difficultés, et à rassurer et avancer les âmes appelées à ces sacrées voies, si cachées aux sages et aux justes propriétaires.

Comme les manuscrits qu’on nous avait confiés afin de les rendre publics contenaient encore plusieurs lettres de quelques autres personnes non moins éclairées qui vont au même but, et qui, aussi bien que les œuvres de Monsieur Bertot, n’avaient point encore vu le jour ; on a cru bien faire de les publier en même temps69 pour la consolation et l’utilité de ceux qui ont le bonheur d’être attirés à la grâce de poursuivre fidèlement la mort d’eux-mêmes, et à aspirer par elle à la pure union et (v) jouissance de Dieu même dès cette vie.

On jugera par là que ce n’est pas sans raison qu’on a donné le titre de Directeur Mistique à cet ouvrage, qu’on a divisé en 4 volumes, dont le premier contient plusieurs Éclaircissements et Traités de Monsieur Bertot sur la vie intérieure et l’oraison de foi ; le second et le troisième les Lettres spirituelles du même auteur sur les mêmes sujets ; et le quatrième un Recueil de Lettres spirituelles tant de plusieurs auteurs anonymes, que du R.P. Maur de l’Enfant Jésus, religieux Carme, assez connu par son excellent traité, L’Entrée à la divine Sagesse70 et de Madame (vi) Guyon si célèbre par un grand nombre d’ouvrages spirituels et intérieurs.

Toutes les pièces qui composent cet ouvrage ont été imprimées sur des copies très fidèles, collationnées sur les originaux avec tout le soin possible ; et une grande partie en a été revue par Madame Guyon elle-même.

Pour ceux qui souhaiteraient de savoir quelques particularités de la vie de Monsieur Bertot, ils en trouveront le précis dans un petit mémoire qui renferme tout ce que l’on a bien pu découvrir, et qu’on joint ici mot à mot comme il nous a été communiqué.

« Monsieur Bertot était natif du diocèse de Coutances en Normandie, où il fut fait prêtre. Il était grand ami de feu Messire (vii) Jean de Bernières Louvigny trésorier de France à Caen, si connu par ses œuvres spirituelles, qui mourut en odeur de grande piété le 13 mai 1659. Après la mort de ce cher ami, qu’il regardait comme son Père spirituel, il s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses. Plusieurs personnes de considération de l’un et de l’autre sexe [et même quelques-uns qui étaient engagés dans des charges importantes tant à la cour qu’à la guerre]71 le consultèrent pour apprendre de lui les voies du salut, et il tâcha de les aider par ses instructions et par ses lettres. Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche Paris, où il est resté dans cet emploi environ 12. (viii) ans jusqu’à sa mort.

« C’était un homme de bon conseil et for intérieur, comme on verra par ses œuvres qu’on donne au public. Ces expériences, et fait connaître que pour servir Dieu en esprit et en vérité, il fallait beaucoup plus travailler à se rendre à Dieu par le cœur que par l’esprit, et s’efforcer davantage à vaincre ses humeurs et sa nature dans l’anéantissement et la pratique de la croix, qu’à se nourrir de spéculations stériles des sciences humainement acquises. Après avoir travaillé avec beaucoup de zèle dans la Communauté où il est mort, il y mourut [environ le commencement de mars 1681.72 Après une longue maladie de langueur, où il passa par toutes les épreuves des plus douloureuses (ix) ses croix. Son corps fut enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes de considération qu’il avait dirigées ont toujours conservé un si grand respect pour sa mémoire qu’ils allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières. »



Poésies de Madame Guyon

Vol. I Cant.174.


Ô Vaste immensité, trop favorable nuit !

Tu me caches bien à moi-même :

Ah ! Ce qui paraît, ce qui luit,

Est trop peu pour le cœur qui t’aime.


Charmante et douce voix, qui parle au fond du cœur,

Sans l’entremise des paroles,

Que ton discours est suborneur !

Les autres discours sont frivoles.


Celui qui t’a goûté, ne saurait rien souffrir

Que ta simple délicatesse.


Premières pages [édition Poiret]

Le Directeur mistique ou les œuvres spirituelles de Monsieur Bertot, ami intime de feu Monsieur de Bernières, et directeur de Madame Guyon, etc.

Premier volume contenant plusieurs Éclaircissements et Traités sur la Vie intérieure et l’Oraison de Foi.

[suivi d’une « Table des éclaicissements et traités qui composent ce premier volume » omise compte tenu de notre table des matières en fin de tome]

[photographie de la page de titre]



Avertissement [DT]

Dans cette réédition des œuvres de Bertot, les notes suivies du sigle « P. » sont reprises de l’édition préparée par Poiret, éditée en 1726. Ce sont généralement de simples références, mais utiles et bien choisies.

Je les accompagne d’extraits pour pallier à notre peu de familiarité de modernes envers les deux Testaments (ici traduction catholique révisée par Amelote, édition 1688, ou à défaut traduction œcuménique intégrale TOB). J’éclaire de même un vocabulaire parfois désuet ou d’origine normande par des sens premiers empruntés au Littré (Gallimard Hachette, 7 tomes, 1971).

J’ai ajouté des textes parallèles, sans trop me soucier de leur taille (on peut facilement sauter des notes mises en petit corps). Figurent aussi des parallèles empruntés à d’autres mystiques, Ruusbroec (Bizet 1947), Jean de la Croix (Cyprien, 1665), François de Sales (Ravier 1969), etc.

Enfin il m’a échappé quelques réactions et opinions personnelles livrées en notes « T. ».

 

I.     Conduite de Dieu sur les âmes73.

I. De la conduite intérieure de Dieu sur les âmes, soit immédiate, soit médiate, pour les faire arriver à la perfection.

Comme Dieu est un Dieu d’ordre74, aussi ordonne-t-Il tout ce qu’Il fait ; et jamais Il n’entreprend rien dans une âme que par une conduite et dans un ordre admirable. S’il y a et s’il s’y rencontre quelque chose de désordonné, c’est que Dieu n’y est pas ; ou que s’Il y est, l’âme y mélange son propre, et qu’ainsi elle désordonne et dérègle l’opération divine. [2]75

2. Cette vérité supposée, il faut savoir comme une maxime universelle et infaillible que toute la conduite des âmes se règle et roule sur trois grands principes, savoir :

Que Dieu ne fait ni n’opère jamais rien dans les âmes qu’en deux manières, ou immédiatement par Lui-même, ou médiatement par les créatures qui Lui sont subordonnées.

De plus, que ces deux manières sont égales en Sa main, Dieu faisant d’aussi beaux ouvrages par l’une que par l’autre selon qu’il Lui plaît76.

Enfin que la première manière est rare et qu’elle se trouve en peu d’âmes ; et que même Dieu ne S’en sert pour l’ordinaire sur ces âmes particulières qu’après un long travail77 et après avoir déjà beaucoup ébauché Son tableau par la seconde manière, qu’Il veut ensuite finir et perfectionner par Lui-même.

3. Je dis donc qu’il est général et certain que tout ce que Dieu opère dans les âmes, il le fait ou immédiatement ou médiatement. Sa bonté, qui ne pense et qui ne travaille sur nous et en nous que pour notre plus grand bien, et pour notre perfection plus particulière et plus ajustée à qu’il nous faut pour arriver à l’accomplissement de son dessein éternel sur nous, nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus convenable pour cet effet. C’est pourquoi celui qu’il nous aura choisi nous sera toujours uniquement nécessaire. Ce choix de la Sagesse divine se fait et se règle par plusieurs motifs ; quelquefois uniquement par son conseil éternel qui juge qu’il est plus à propos, et qu’il nous est aussi plus avantageux de nous conduire où immédiatement ou [3] médiatement, choisissant l’une ou l’autre manière. Quelquefois aussi cette même Sagesse règle avec un ordre admirable les moyens médiats par les providences qui se rencontrent selon l’idée éternelle de perfection sur ces âmes. Il se trouve par exemple des âmes d’Oraison et de perfection en quelque lieu, ou bien la providence les y fera trouver pour des affaires : Dieu s’en servira pour travailler à telles et telles personnes ; et ainsi d’un million de moyens qui se trouvent dans le secret de la divine providence. Quelquefois aussi il ne s’y trouvera aucun de ces moyens, et la sage providence de Dieu cependant veut agir en certaines âmes et les acheminer à la perfection : ce manque de moyens le détermine à la première manière.

4. Enfin il y a des secrets infinis en la conduite de ces deux manières dont Dieu est toujours prêt de Se servir pour nous secourir incessamment et pour nous conduire et acheminer à la seule perfection. Ce qui nous rend infiniment inexcusables, d’autant que nous ne pouvons apporter pour raison valable de ce que nous ne travaillons pas à notre perfection et de ce que nous n’y arrivons pas, que nous n’avons pas les moyens propres pour cet effet, que nous voudrions être d’oraison, mais que nous n’avons pas des personnes pour nous s’y conduire. Soyons certains qu’au cas que ce second moyen médiat nous défaille absolument, le premier ne nous manquera nullement, si ce n’est par notre faute ; et que s’il nous manque, assurément nous devons rejeter la faute sur nous. D’autant que nous verrons un jour en Dieu la cause pourquoi ces moyens médiats [4] nous manquent et que nous manquant, nous ne pouvons nous joindre et ajuster aux moyens immédiats, c’est-à-dire faire usage de ce que Dieu fait et veut faire immédiatement en nous et par nous ; et cela parce que cette opération immédiate est trop pure et trop invisible et éloignée de nous et qu’ainsi il faudrait mourir et sortir de nous-mêmes plus que nous ne voulons ni ne pouvons en l’état où nous sommes.

5. Et voilà pourquoi quantité d’âmes n’arriveront jamais à la perfection, faute d’avoir et de trouver un moyen et un Directeur qui leur soit propre selon le dessein éternel de Dieu sur elles ; car il faut que ce moyen pour leur être propre soit ajusté et proportionné à ce dessein éternel : et cependant on verra à la suite que ce défaut de moyens et de Directeur, sans quoi ces âmes ne feront jamais rien, ne sera pas de la part de Dieu, qui veut incessamment notre salut et notre perfection ; mais bien de nous, qui nous aurons causé à nous-mêmes ce mal inconnu.

6. Il faut puiser de cette vérité une grande lumière, savoir que Dieu présente aux âmes tout ce qu’il leur faut pour leur perfection ; et au cas qu’elles n’aient pas tous les moyens qu’elles croient leur être propre, il faut que s’en imputant la faute elles aient recours à Dieu, s’assurant si elles le font avec un cœur sincère, et que vraiment par un secret qu’il faut adorer, les moyens médiats leur manque, que Dieu ne leur manquera pas. Que si elles voient que Dieu n’agisse pas immédiatement dans la suite, qu’elles soient certaines qu’il y a des moyens médiats dont [5] elles ne font pas l’usage qu’il faut. Car comme généralement tout moyen divin soit immédiats ou médiats n’opèrent et ne doivent opérer qu’en la mort et par la mort de nous-mêmes, il arrive souvent, que faute de mourir nous ne pouvons nous servir des moyens médiats que nous avons ; et qu’ainsi nous les jugerons ne nous être pas propre. Si donc, comme je viens de dire, se trouvent plusieurs âmes qui n’arriveront jamais à la perfection faute de moyens médiats, c’est-à-dire de Directeurs propres pour elles ; ce défaut vient d’elles : ou si elles croient qu’il n’en vient pas, elles doivent avoir recours à Dieu afin qu’il supplée aux fautes qu’elles ont faites ; car souvent ce défaut vient de ce que l’on n’a pas fait usage des moyens médiats au temps que Dieu les a présentés. Et comme chaque chose du temps présent passe, comme nous voyons que le soleil fait sa course sans revenir sur ses pas ; aussi le temps que Dieu voulait opérer par ces moyens présentés par la providence étant écoulé, il ne s’en trouve plus, et cependant ces âmes ne sont pas capables de l’opération du moyen immédiat, et ainsi elles passent une vie assez ennuyeuse. Elles veulent être Dieu78, et n’en trouvent pas de moyens ni immédiats ni médiats : elles n’en trouvent pas d’immédiats, d’autant que, comme j’ai dit, elles ne lui sont pas ajustées ; elles n’en trouvent pas de médiats, d’autant qu’elles ont laissé passer le temps, et que la providence peut-être ne leur en fournira plus.

7. Que feront-elles donc ces pauvres âmes ? Ne travailleront-elles point à leur perfection ? Je dis qu’elles le doivent, d’autant que la bonté [6] et miséricorde de Dieu, qui surpasse toutes nos misères, leur fera trouver encore un secours, si elles sont fidèles ; lequel assurément ne sera pas ni si facile ni si droit comme était celui que Dieu leur avait choisi, mais qui leur fera trouver la perfection dans la diversité de leurs moyens, en se tenant à Dieu, qui tantôt les secourra miséricordieusement par lui-même, tantôt leur fera donner de bons conseils par les personnes qui se trouveront communément ; et ainsi se soutenant dans le débris elles se sauveront, comme vous voyez qu’un vaisseau venant à se briser en mer un homme se sauve sur quelque planche79, et vient peu à peu à bord, mais avec bien plus de peine, et bien plus d’incertitude qu’il n’eut fait si le vaisseau fut demeuré en son entier. Ce qui est une véritable image d’une âme en paix et repos dans son ordre divin sur elle ; car une telle âme peut être comparée à une personne dans un vaisseau qui vogue à son aise. Au contraire quand l’âme perd son ordre ou s’égare de l’opération divine, demeurant en général dans sa bonne volonté d’être à Dieu, elle est comme cet homme qui se sauve sur le débris d’un navire, après que le navire a été brisé.

8. Et afin que de bien comprendre tout ceci et en quoi consiste ce principe ou ce moyen immédiat, il faut savoir qu’il y a des hommes que Dieu Se choisit spécialement, dont Il est l’unique maître. Ce n’est pas que telles personnes si immédiatement éclairées de Dieu ne soient dans la soumission quand le cas y échet ; au contraire il n’y en a pas de plus soumises, soit à l’Église en général, soit aussi [7] aux supérieurs s’ils sont en religion, ou aux égaux s’ils sont dans le monde avec quelques personnes. D’autant que la conduite de Dieu est toujours la même et toujours telle qu’elle a été en Jésus-Christ ; et comme Il a été le plus simple et le plus soumis de tous, étant si immédiatement uni à Son Père, aussi telle âme si immédiatement unie à Dieu et recevant Ses clartés divines, plus elle est telle, plus elle est humble et soumise.

Mais ce n’est pas de soumission dont il s’agit en parlant des personnes conduites immédiatement : il s’agit de l’union à Dieu et de la manière de recevoir les grâces et les lumières. Tout ce qu’elles [les âmes] reçoivent, elles le reçoivent de Dieu par Lui-même et si quelquefois elles paraissent être éclairées par un livre ou par quelques serviteurs de Dieu, elles voient par leurs expériences que ce ne sont que des miroirs par lesquels cette lumière passe, qui a cependant son effet immédiat en elles.

Et ce qui les convainc de cela est que les grâces et les lumières qui passent par autrui pour les éclairer, y passent tellement qu’il ne demeure aucun vestige de ces grâces dans les sujets [livre ou personne] par lesquels elles [les grâces] sont passées : si par exemple elles [les âmes] lisent un livre, ce qu’elles font souvent, elles le lisent par une manière d’application qui n’est pas en se convainquant de ce qui y est, ce qui serait permanent, mais en passant doucement et en recevant immédiatement l’infusion si elle coule ; ou si elle ne coule pas, elles passent outre. J’en dis autant de la grâce par autrui : ces âmes ne sont appliquées à aucune pratique ni à aucune personne, j’entends pour prendre un ordre [8] spécial d’autrui (supposée qu’elles ne soient en religion), comme vous voyez que sont saintement plusieurs âmes, qui prennent pour leur pratique chaque chose de leur directeur. Elles honorent tout le monde et cèdent saintement à tout le monde, sans cependant changer leur intérieur, d’autant qu’il est uni à Dieu et qu’il reçoit immédiatement de Lui et par Lui ; et ainsi si leur extérieur change selon les rencontres charitables et vertueuses du dehors, leur intérieur demeure toujours le même, quoique jamais le même. Il y aurait infiniment à dire là-dessus, mais ceci suffit pour voir plus à découvert ce que nous voulons dire dans la suite.

9. Il suffit de dire ici qu’il se rend compte de telles personnes, soit doctes ou ignorantes ; et c’est une marque quand la chose est telle que Dieu veut quelque chose de particulier de telles personnes. Et le moyen afin que telles âmes soient connues et qu’elles se connaissent elles-mêmes, est ce que j’ai dit, savoir que cette opération immédiate étant divine elle doit être fort et éminemment conforme à Jésus-Christ ; c’est-à-dire, quoique ce qui leur est donné comme les lumières, et le reste, ne soit pas si manifeste ni si brillant, il doit cependant toujours porter le véritable caractère de Jésus-Christ.

10. L’opération médiate est quand tout ce que Dieu donne aux âmes, Il le distribue par la main et par l’aide de la créature dont Il Se sert pour communiquer Ses dons, comme nous voyons que nous recevons souvent les eaux pures d’une source par des canaux qui nous les apportent. Ces canaux donc et ces [9] moyens sont tous divins ; ainsi les âmes qui reçoivent les dons de Dieu par ces moyens, en doivent faire une estime très particulière. Car il est certain que, supposé l’ordre divin sur telles âmes de les conduire médiatement, elles ne recevront et même n’entendront et ne goûteront le don de Dieu que passant par tels canaux ; si bien que comme les choses qui sont données aux âmes qui sont conduites par dessein de Dieu immédiatement, sont divines autant qu’elles les reçoivent en pureté immédiatement et en manière immédiate, de la même manière les grâces et les lumières que les âmes qui sont conduites médiatement reçoivent, sont autant divines qu’elles passent par ce canal et qu’elles sont reçues avec soumission et approbation. C’est donc une vérité qui doit être constante, que les âmes que Dieu conduit médiatement, sont autant conduites de Lui qu’elles reçoivent les grâces immédiatement par les canaux que Dieu leur a destinés.

11. Or il faut savoir une grande vérité que, selon le dessein éternel de Dieu sur une âme, Dieu aussi lui a choisi un aide et un directeur conforme, car, quoique passagèrement Dieu donne quelquefois des lumières par des personnes qui sont inférieures aux âmes qu’elles éclairent, ce n’est pas par état. Et ainsi supposé que Dieu veuille Se servir d’une personne pour conduire une autre dans l’état de la foi ou de la contemplation, il faut par nécessité qu’elle y soit, et même en un état supérieur pour influer sur elle ; de cette manière Dieu conforme la personne qui doit diriger et aider à Son dessein éternel, à celle qui [10] doit être aidée, éclairée et dirigée. Ici je parle de l’état spécial de l’intérieur des âmes et non de l’état commun de l’Église. Car il est très certain que ceci n’a pas de lieu pour les supérieurs, car quoiqu’ils soient souvent très inférieurs en lumière et en oraison à leurs sujets, cependant ceux-ci doivent obéir et s’ajuster à leurs ordres, et quoique parfois ils n’entendent pas ce qu’un supérieur pourrait dire, cependant Dieu, par une bénédiction particulière, ne laissera pas de les éclairer par eux, ou d’inspirer les supérieurs afin de les faire aider. Je parle donc seulement des âmes que Dieu veut conduire par autrui et par choix : il faut que le directeur soit dans l’état nécessaire pour influer sur elle, si bien que quand il s’aperçoit être surpassé par leur degré, ne pouvant y suffire, il doit adresser ces âmes à un autre pour y suppléer, car s’il est d’oraison et vrai serviteur de Dieu, il expérimentera facilement qu’il ne passe pas par lui les grâces nécessaires pour le soutien et la nourriture de telles âmes. Mais aussi quand il y a un ordre divin, les grâces découlent abondamment et c’est un moyen très divin qui fait avancer les âmes d’une manière admirable, d’autant qu’il suffit d’être soumis pour avancer et même pour voler dans le dessein éternel de Dieu.

12. Les âmes qui ne savent pas ce secret divin croient toujours que la conduite intérieure immédiate est la plus avantageuse et la plus facile. Elles se trompent parce qu’assurément la médiate est la plus assurée et la plus prompte. Elle est la plus assurée, car une âme n’a qu’à croire dans sa suite ; et [11] ainsi comme Dieu Se donne médiatement par ce canal, il n’y a qu’à demeurer ferme à ce qui est dit et réglé et c’est assez. Elle est la plus prompte, d’autant qu’on n’a pas besoin de réfléchir si les choses réglées sont de Dieu ou non, comme dans la foi immédiate, où il y a tant de ténèbres, d’incertitudes et de précipices, spécialement si l’âme est beaucoup avancée ; au lieu que dans l’autre, on n’a qu’à se tenir aux paroles et laisser couler et perdre l’intérieur dans l’inconnu que renferment les paroles du directeur, qui sont autant essentiel que l’ordre divin en cette subordination est essentiel. Car il faut remarquer que tous les directeurs qui conduisent les âmes par ordre de Dieu n’ont pas toujours un ordre éminent et essentiel : il y a des ordres divins communs sur les âmes communes du degré de méditation et d’autres ordres communs sur les états qui la suivent ; et l’ordre que j’appelle essentiel ne se trouve que lorsque Dieu désire de conduire des âmes en foi pour les faire trouver Dieu et être en Dieu.

13. Or il est très certain, quand tel ordre essentiel se trouve entre un directeur et une personne dirigée, que Dieu assiste spécialement le directeur pour cet effet et qu’Il Se donne et Se communique par son moyen éminemment à l’âme dirigée, comme une source d’eau vive toujours coulante, non toujours par des grâces sensibles et visibles, mais bien par une communication réelle et véritable à laquelle on est autant fidèle que l’on se soumet nuement et humblement et que l’on marche légèrement en ne voyant ni ne sentant, mais en croyant ce qu’on nous déclare de la [12] la part de Dieu. Ce qui est cause que, par cette voie médiate, l’âme en un instant peut faire des démarches infinies et aussi grandes que cette voie dans la suite, aussi bien que l’immédiate met vraiment en Dieu et Le fait trouver d’une manière très éminente, et autant éminente que l’ordre de subordination est essentiel et que l’âme dirigée s’y rend à l’aveugle, ou plutôt s’y perd sans réserve, pour se perdre à la fin en Dieu par ce moyen, sans plus se retrouver elle-même. L’âme dirigée ne doit pas regarder cette voie comme une chose créée, ni le directeur comme une créature ; mais bien comme Jésus-Christ et comme un canal divin qui souvent à son insu communique les choses dont elle ne s’aperçoit pas. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais je serais trop long.

14. Je ne m’étonne pas des paroles saintes et vraiment profondes de saint François de Sales, qui étant divinement éclairé de tout ceci, dit80 parlant du choix qu’une âme doit faire d’un directeur : un entre dix mille, c’est-à-dire : n’allez pas à la légère pour choisir un directeur, voyez et considérez bien si c’est votre fait, et si vraiment il y a ordre divin correspondant au dessein éternel de Dieu sur votre âme. Si cela est, assurez-vous qu’il vous sera une source divine, et autant divine que vous outrepassant vous-même et tout ce que vous avez, et tout ce que vous possédez, soit de lumières ou de grâces, vous vous perdrez vous-même dans l’étendue infinie des paroles qu’un tel directeur vous dira de la part de Dieu : car Dieu l’assistant d’une manière spéciale, non seulement est en lui pour lui inspirer ce qu’il doit dire ; mais encore il est en lui et en ses paroles pour se communiquer incessamment, conformément au dessein éternel et inconnu de Dieu sur votre âme, autant que vous entrez et vous perdez en Dieu par ce qu’il vous dit de sa part. De cette manière il n’est point nécessaire d’avoir d’autre assurance sinon les nues paroles de l’ordre divin marqué par ce qu’il dit : et par là immédiatement l’âme va en Dieu supposé tel ordre.

15. Mais vous me direz peut-être que ces paroles sont des images, et que souvent même elles sont fort éloignées de ce que l’on voudrait et de ce qu’on jugerait nous être nécessaire. Il n’importe ; mourez et vous perdez en croyant simplement et vous trouverez que ce que je vous dis est vrai, en faisant simplement et humblement ce qu’on vous marque, et en ne vous appuyant que sur ce dont on vous assure81. Il ne faut là ni suivre ce que l’on voit, ni aussi être assuré par ce que l’on sent, mais se tenir ferme à ce qu’on vous dit et parce qu’on vous le dit ; et en marchant de cette manière, l’on ira droit et l’on puisera purement l’eau de la source. Tout ceci est fondé en ce qui s’est passé en la venue de Jésus-Christ. Il a parlé longtemps par lui-même ; il a parlé ensuite par ses saints Apôtres, qui vraiment l’ont annoncé et ont fait des merveilles dans l’Église.

16. Je dis donc que toutes choses sont égales en la main de Dieu, et que pourvu que les âmes soient fidèles à l’exécution du dessein de Dieu sur elles, elles ne doivent pas se mettre en peine du moyen dont Dieu se sert : d’autant que, supposé cette fidélité, la main de Dieu, quoiqu’invisible à la créature, fera et parachèvera son ouvrage en elle ; étant très certain que non seulement le moyen médiat est aussi avantageux en la main de Dieu pour la perfection des âmes que l’immédiat, mais que même souvent il est plus avantageux, étant plus proportionné et ajusté à notre faiblesse ; comme nous voyons que les paroles de Jésus-Christ ont causé un effet non seulement égal, mais bien plus grand et plus magnifique lorsqu’il a parlé par ses apôtres que lorsqu’il a parlé par lui-même, comme on voit clairement dans le premier discours de saint Pierre82.

17. De plus il est très certain et d’expérience, lorsque les âmes sont fort fidèles à s’ajuster au moyen divin médiat, ainsi que j’ai déjà dit, par la soumission à un directeur que Dieu a donné et qui par conséquent a ordre divin sur l’âme, qu’après que le travail que tel moyen peut faire est parachevé, l’immédiat y est substitué ; et de cette manière le directeur ne fait plus qu’approuver les choses. Car l’âme étant par ce moyen en Dieu et vivant en Lui, a uniquement le mouvement de Lui et par Lui ; et ainsi que Dieu est pour lors l’Ouvrier qui finit et qui perfectionne cet ouvrage, comme nous voyons que les habiles peintres font travailler en leur présence leurs ouvriers et dans la suite finissent leur ouvrage et y mettent leur nom.

18. Il y a encore une infinité de raisons qui par l’expérience convainquent que le moyen médiat est plus avantageux que l’immédiat, non dans sa fin, mais dans son commencement et dans sa voie, car dans la fin l’un et l’autre [15] se réunissent comme toutes les lignes se réunissent en un point central. Je les laisse pour n’être pas trop diffus, voulant seulement vous dire le nécessaire83. Mais je ne puis finir sur ce sujet sans que je vous dise encore une raison, qui m’en convainc absolument et qui condamne beaucoup d’âmes, lesquelles s’admirent elle-même et sont fort aises qu’on les admire dans la pensée seulement qu’elles ont quelque chose d’extraordinaire et qu’elles marchent par l’extraordinaire, et qu’ainsi elles sont conduites immédiatement de Dieu, ces pauvres âmes étant bien aveugles, d’autant qu’elles estiment ce qui est fort peu à priser.

19. Cette raison est que dans la vérité très peu d’âmes sont dès le commencement et dans le milieu de leur course conduites immédiatement et qu’après une sérieuse application non seulement sur toutes les personnes que j’ai connues jusqu’ici, mais aussi sur tous les livres que j’ai lus, je n’en ai point encore trouvées qui aient été conduites immédiatement sinon dans la fin.

Vous les voyez toutes marcher et avancer dans leur voie et leur sentier et en s’avançant peu à peu se réunir à leur Centre où tout le particulier se perd en l’unité, comme vous voyez que quantité de lignes tirées vers un point central, plus elles en sont éloignées, plus aussi elles sont éloignées l’une de l’autre ; et plus vous les y approchez, plus elles s’approchent, jusqu’à ce qu’enfin toutes ces lignes se perdent, non de nom seulement, mais d’effet, devenant ce point indivisible. Ainsi je vois que Dieu conduit peu à peu les âmes sortant d’elles-mêmes, pour les attirer à Lui, et dehors de Lui qu’elles étaient, les fait [16] marcher et avancer pour les mettre en Lui, où elles commencent une course admirable. Or comme Dieu n’a rien tant à cœur sinon que nous L’aimions et que nous devenions capables de Lui, si le moyen immédiat dès le commencement était le plus avantageux, ne le prendrait-Il pas, poussé par cette forte inclination ? Dieu ne le faisant que très rarement, c’est une raison très convaincante qu’il ne nous est pas le plus avantageux.

20. Dieu le fait quelquefois en certaines âmes, mais très rarement84 : et même ce moyen en elles est avec une infinité de difficultés et de faux pas ; tellement que les âmes qui marchent par ce moyen voudraient de tout leur cœur que Dieu leur eût choisi une autre voie, tant il est pénible. Dieu a ses raisons ; c’est assez que Dieu le veuille faire de fois à autre, pour convaincre qu’il est possible : mais assurément toute âme qui sera conduite de cette manière, n’a garde de s’en élever ; au contraire, elle en est infiniment plus humiliée et plus pulvérisée. Et si vous me demandez la raison pourquoi Dieu agit de cette manière vers ces âmes, je vous dirai, selon ma pensée, que c’est qu’il veut faire plus mourir et écraser plutôt telles âmes ; et que les autres sont traitées de sa Majesté plus en enfants suavement et doucement : mais dans la vérité l’une et l’autre mourant également chacune en son moyen, elles se trouvent et rentrent dans la suite en Dieu.

21. Comme cette voie immédiate est si rare, (sinon ainsi que j’ai dit, quand l’âme est ramenée en sa fin,) il n’est pas nécessaire de beaucoup parler, comment l’âme qui est conduite immédiatement doit faire : il suffit de traiter de la fidélité de la voie médiate comme j’ai fait en cet écrit.

J’ai parlé en d’autres écrits de la manière de l’opération de l’âme quand le moyen médiat est réduit en sa fin, et cela en quantité d’endroits : vous pourrez y avoir recours au besoin85. Car en vérité c’est une chose merveilleuse comment Dieu est le centre et l’opérer de sa créature, laquelle peu à peu par le moyen divin qu’il lui a choisi meurt à soi-même ; car par ce moyen se quittant et sortant de toute la circonférence de soi-même, elle se réunit en un point, qui n’étant rien de toutes choses et généralement de tout le créé, est cependant toutes choses dans son unité.

22. Ainsi tout homme doit savoir qu’il ne peut jamais arriver à ce centre et à ce point où il doit trouver tout, que par le moyen que Dieu lui a choisi ; et que n’y marchant pas, il s’en éloigne toujours au lieu de s’en approcher : de plus, que le véritable secret pour découvrir et savoir si l’on marche par la voie et le moyen que Dieu nous a choisis, c’est de remarquer si l’on quitte la circonférence pour s’avancer vers le centre, c’est-à-dire si on laisse de grand cœur le créé pour l’incréé, la multiplicité pour l’unité ; et par conséquent si l’on abandonne les créatures pour trouver Dieu. Si cela est, on a le véritable et divin moyen ; si cela n’est pas, on est égaré assurément ; et on n’arrivera jamais, n’étant pas en la voie et dans le moyen que Dieu nous a choisi de toute éternité.



II.    De l’état du repos sacré.

II. De l’état intérieur d’une âme qui après avoir suivi fidèlement Dieu dans la voie active, est enfin élevée par lui au REPOS SACRE; /86Sous la similitude d’un enfant porté par sa mère sur son sein.

1. Comme tout le bonheur d’une âme consiste en la communication de l’esprit intérieur que Dieu désire de lui communiquer ; aussi doit-elle mettre toute son application et toute son industrie (sans industrie cependant)87 à s’y rendre fidèle et à s’y ajuster : d’autant que par là elle fait plus en un moment et elle avance plus en un clin d’œil qu’elle ne ferait sans cet ajustement en plusieurs années ; et même quand l’intérieur commence d’être avancé, elle peut faire en un moment ce qu’elle ne pourrait très souvent par ses efforts et par son opération propre, conduite par elle-même, en toute sa vie. Ce qui est fort remarquable ; d’autant que vous voyez plusieurs âmes se peiner88 beaucoup et cependant n’avancer aucunement soit leur intérieur, soit aussi dans les vertus : même vous en rencontrez beaucoup qui au lieu d’avancer, ou bien de demeurer en une situation égale, vont incessamment déchéant après avoir consumé le premier feu de leurs désirs et de leur emploi en Oraison.

2. Quand on voit et que l’on envisage telle chose dans ces âmes sans savoir cette vérité : que pour fonder de la bonne manière un intérieur et pour le faire aller incessamment, il faut qu’on prenne toujours pour principe premier et infaillible, qu’on n’y peut rien faire qu’autant qu’on s’ajuste à la conduite de Dieu, et que faisant de la sorte, c’est tout faire ; parce que Dieu qui ne cesse jamais de veiller et de travailler pour notre bien et pour notre perfection s’applique à tous moments à notre âme pour lui donner et dans la suite pour se donner, autant qu’elle est en capacité de recevoir, et qu’elle meurt à soi et se vide de son propre opération pour suivre Dieu et le faire régner sur elle. Quand donc, dis-je, on regarde telles âmes sans les mesurer sur ce principe, on est tout étonné de voir et de remarquer tant de travail sans fruit. Plusieurs personnes des mieux intentionnées portant jugement de ces âmes et ne pouvant comprendre cela, disent qu’il faut adorer les jugements de Dieu : mais qu’ils apprennent bien cette vérité susdite, et ils cesseront leur étonnement, et diront plutôt qu’il n’y a nullement de quoi s’étonner ; ces âmes ayant travaillé inutilement ou plutôt n’ayant rien fait quoiqu’elles se soient donné beaucoup de peine : parce qu’elles ne se sont pas jointes à l’opération divine et que l’on ne fait rien qu’autant qu’on le fait ; et qu’ainsi tout ce qu’elles ont fait sans cela durant toute leur vie, leur est presque compté à rien, pour ce qui touche leur avancement dans l’esprit intérieur et d’oraison.

3. Tout ceci supposé, il faut savoir que quand Dieu s’est servi un long temps de notre opération active pour nous instruire et pour nous purifier en quelque manière, il donne à plusieurs âmes qu’il destine spécialement pour l’intérieur ou pour lui servir en quelques grands ouvrages, une inclination au repos, les simplifiant et les déchargeant peu à peu de la multiplicité de leurs opérations propres : et par là insensiblement il prend possession d’elles, et il agit par elles ; faisant non en multiplicité, mais en unité, tout ce que l’opération multipliée de la créature faisait en elle par elle. Et afin de vous faire mieux comprendre comment cela s’effectue, et comment Dieu prend possession d’une âme pour la simplifier, la soulageant en repos de son opération propre ; l’expérience me donne en l’esprit comparaison par laquelle je vous expliquerai toutes choses89.

4. Une âme doit être en la main de la divine Sagesse comme un enfant conduit par sa mère. Or cet enfant tantôt est conduit de sa mère seulement par la main ; et ainsi il va de ses pieds et avance de sa force propre, mais soutenu par sa mère, si bien que s’il se laisse conduire, il est beaucoup soulagé et avance bien d’une autre manière étant tenu de sa mère que s’il était à soi ; car la force de sa mère le soutient : mais comme il n’a que des pas lents, aussi règle-t-il les pas de sa mère aux siens.

Il en arrive de même aux âmes qui quoique fidèles à marcher, vont encore par leurs opérations, appuyées et soutenues seulement par la main de Dieu qui est sa providence : il faut que Dieu s’ajuste à la faiblesse de la créature, et ainsi son marcher est lent et avance peu ; mais l’âme suivant et tenant la main de cette providence, elle avance toujours quoique petitement.

Mais quand cet enfant ne veut pas tenir la main de sa mère, et qu’il veut plutôt aller par sa force et par lui-même selon son imagination et son inclination, il tombe, et au lieu d’avancer il s’arrête et fait arrêter sa mère ; le même arrive à l’âme quand elle ne veut pas se laisser conduire par la main de Dieu et par sa providence.

5. Il faut remarquer que cet enfant pour être bien conduit selon ses petits pas doit se laisser conduire et aller par les desseins de sa mère et appuyé sur la main de sa mère. Ce qui marque le premier degré ou Dieu ne tire pas encore l’âme de son opération propre, mais soulage et fortifie par ses grâces son opération, comme cette mère soutient cet enfant ; mais cette manière est toujours basse, lente et petite, étant réglée par les pas de l’enfant, la mère y proportionnant ses démarches. Aussi Dieu ne faisant encore que soutenir une âme par sa providence, est contraint d’ajuster et de proportionner son opération et ses pas à l’opération et au pas de l’âme ; et ainsi ils ne font pas vite et ne le font qu’autant que l’âme se laisse conduire doucement et suavement.

6. Or quand une mère voit que son cher enfant la suivant agréablement et doucement se lasse et même qu’il la retarde d’arriver où elle prétend, elle met ce cher enfant et poupon sur ses bras ; et pour lors il marche par les grands pas de sa mère et va aussi vite qu’elle, son intention est la sienne ; car c’est la mère qui va où elle désire. Là cette enfant prend sa nourriture, car il prend le téton ; et ainsi en se reposant sur le sein de son aimable et aimante mère, il fait tout ; et en ne faisant qu’une chose, il en fait plusieurs : car là il se nourrit et ne laisse pas de marcher ; il a ses desseins et tout le reste.

7. Il en arrive autant en vérité à une âme qui tâche un long temps et autant que Dieu le veut, de suivre Dieu appuyé sur la providence, la tenant par sa main. Elle fait prendre tout par la conduite de la providence : mais comme elle fait cela par ses efforts et qu’elle marche de ses pieds pour suivre la providence, aussi arrête-t-elle cette divine providence à cause de ses faibles démarches. Mais quand l’âme est fidèle à faire ce qu’elle peut, quoiqu’elle aille à petits pas ; Dieu s’ajustant à sa faiblesse, elle ne laisse pas d’avancer peu à peu, si elle se laisse doucement et humblement conduire par ses vues, faisant comme ce doux enfant qui se laisse suavement conduire. Et quand Dieu voit qu’une âme fait bien comme cet enfant, c’est-à-dire qu’elle se laisse conduire ; pour lors Dieu, étant infiniment amoureux de l’âme et de sa perfection, fait comme cette mère. Il voit que cette âme retarde ses desseins, ses pas propres étant trop faibles et trop lents pour arriver où il désire : il prend cette âme sur son sein et ainsi il fait bien plus que lui aider, il la porte entièrement et cette âme n’a qu’à se laisser en repos, elle va et elle fait là tout ce qu’il faut. Elle va par les pas de Dieu même : ainsi son opération est toute dans la providence qui va aussi vite que son dessein est grand ; et là elle n’a qu’à se laisser en son sein.

8. D’abord l’âme qui était lasse de son opération propre goûte suavement ce repos comme cet enfant ; et pour tout elle n’a qu’à y demeurer non par acte, mais par son repos même. Que fait cet enfant pour demeurer dans le cher sein de sa mère ? Il y demeure, ou pour mieux dire, il n’en veut pas sortir : ainsi cette âme se laisse et jouit et demeure dans le sein de Dieu, sans remarquer qu’elle marche ; d’autant qu’elle va toujours par les pas de Dieu et avance incessamment selon son dessein éternel.

Qui pourrait exprimer ceci comme il est ! On en serait charmé et ravi. Car en vérité le repos de cette âme est les démarches mêmes de Dieu, et l’âme ne pense pas là à ses démarches, si elles sont justes ou non, d’une manière ou d’une autre ; mais plutôt elle est en repos comme un cher enfant sur le sein de sa mère, et là comme cet enfant, elle va par les desseins de Dieu, et elle perd son esprit en celui de Dieu qui a ses vues et ses desseins comme il lui plaît.

9. Cet enfant-là ne marche pas seulement par les pas de sa mère et n’avance pas seulement incessamment pour arriver où son dessein tend et bute ; mais encore il s’y nourrit et par cette nourriture il s’accroît et se fortifie. Voilà une expression admirable non seulement de ce que fait l’âme reposant dans le sein de Dieu, mais encore de la manière qu’elle le fait.

En ce repos l’âme cesse ses inquisitions, ses recherches et ses soins, pour vivre du repos simple où elle trouve sa nourriture, mais nourriture qui lui est si naturelle qu’elle donne la vie, et qui peu à peu lui accroît ses forces d’une manière admirable. Cet enfant reposant dans le sein de sa mère, sans adresse trouve par une inclination naturelle son téton et là il trouve sa nourriture : le repos dans le sein de sa mère lui fait chercher ce cher téton et la nourriture qu’il y trouve lui fait continuer et augmenter son repos.

10. Voyez cet enfant attaché sur cette chère mamelle. Jugeriez-vous qu’il se nourrit et qu’il attire le lait ? Il ne remue point et vous n’y voyez nulle action : cependant véritablement il tète et se nourrit plus délicatement que par tous les mets les plus délicieux.

Voyez aussi une âme simplement dans son cher repos : vous jugeriez qu’elle ne fait rien, qu’elle est oisive ; et en qu’en vérité faire ainsi c’est perdre le temps. Juger de la sorte, c’est se tromper ; d’autant qu’elle trouve là sa nourriture véritable et naturelle, et bien plus, toute autre manière lui ferait répandre ce sacré baume et cette salutaire nourriture. Si cet enfant se remuait et voulait agir et penser à autre chose, ou il répandrait sa nourriture et son lait, ou bien il cesserait de se nourrir : c’est donc par ce repos et par cette cessation de tout qu’il avance et qu’il se nourrit comme il faut.

11. Cet enfant attaché à la mamelle de sa mère pour tirer en repos sa nourriture ne pense pas à la distribution ni à la digestion de cette nourriture. Il pense, sans penser cependant, au plaisir, ou plutôt son palais goûte agréablement cette nourriture, dont la nature fait usage prudemment et comme il faut, la digérant et la distribuant à toutes les parties. Ainsi cette âme en son simple repos se nourrit de la mamelle divine sans penser à rien ni diriger en aucune manière cette nourriture : l’âme qui la reçoit est assez prudente par l’instinct divin gravé en elle pour en faire usage, et ainsi elle la reçoit seulement en repos ; et par là sans savoir le comment, elle se distribue et chaque partie de l’âme en prend et l’attire selon son besoin.

12. Voyez au nom de Dieu comment ce cher petit poupon se nourrissant de cette manière se fortifie dans tous ses membres, chacun en particulier : peu à peu il apprend à marcher, ses pieds se dénouent, ses mains s’approprient pour travailler ; et ce pauvre enfant qui était sans raison, sans adresse et sans se pouvoir secourir, devient en se fortifiant raisonnable, capable des affaires et de secours à lui-même. Il en arrive autant à une âme vivant en ce repos sacré : elle ne pense à rien ; et ne faisant qu’une seule chose, elle en fait un million. Là elle se nourrit, et cette divine nourriture en ce sacré repos lui vient si naturellement, que sans dessein ni direction pour chaque partie d’elle-même, chaque partie en devient fortifiée et accrue ; de manière que vous voyez cette âme devenir lumineuse et intelligente. Vous la voyez dans la suite capable d’agir ; et cette âme qui au commencement était comme une bestiole devient raisonnable et capable des grands emplois. Comment s’est fait ce grand ouvrage ? On ne le saurait dire, sinon que cette âme s’est tant et tant nourrie dans le sein de Dieu, comme un enfant, et que là elle a pris tant de nourriture, que tout s’est fortifié, et que tout est accru en elle. Pour lors elle devient capable des grands emplois et du règne éminent de Dieu ; pour lors l’âme entend profondément le sens de ces paroles sacrées90 : Si vous n’êtes faits comme des petits-enfants, je vous dis en vérité que vous n’entrerez point dans le royaume de Dieu.

13. Devenez donc au nom de Dieu comme un enfant, simple, petit et sans souci de votre âme, étant mis dans le repos : c’est alors que Dieu vous met comme un enfant en son sein. Là vous verrez que ce toute bonté vous tenant en ce repos fera envers vous tout de même, comme une bonne mère, et que vous serez la de la même manière que cet enfant est sur le sein de sa mère91. Je vous ai dit que là il marche par les pas de sa mère : là il a ses mêmes desseins, là il trouve son assurance, de là il tire sa nourriture ; et enfin dans ce saint, il devient une même chose en tout avec sa mère.

14. Que tout cela me semble admirable pour exprimer dans le détail tout ce qui se passe en une âme en ce sacré repos ! Car outre ce que je vous ai déjà dit, je dis de plus que cette âme enfantine trouve toute son assurance en ce lieu, comme cet enfant, et que là uniquement elle devient une même chose avec Dieu, de la même manière que cet enfant trouve son centre dans le sein de sa mère. Si enfin pour quelque dessein de sa mère, elle n’en tire ; il gémit, il est attristé : mais le retour le console. Il en arrive autant à une âme qui est assez heureuse d’expérimenter ce simple repos. Dieu la met quelquefois hors de cet aimable séjour : mais un peu de patience et le retour sera ; jusqu’à ce qu’enfin comme Dieu est partout et en toutes choses, cet aimable enfant est si fortifié dans son repos qu’il trouve le sein de Dieu partout.

15. N’est-il pas vrai que cette comparaison exprime admirablement bien l’état d’oraison d’une âme dans ce sacré repos, laquelle étant devenue simple, qu’en vérité elle est semblable à un enfant sur le sein de sa mère ? Et comme au fait d’Oraison les comparaisons sont admirables pour exprimer ce qui s’y passe, ayez souvent en votre esprit celle-ci tant pour récréer vos sens que pour vous exprimer ce que vous devez être et la manière comme vous devez être.

Figurez-vous un tout aimable enfant qui se laisse suavement et simplement conduire par son aimable mère. Elle le tient de sa main, et il suit de ses petits pas soulagés par sa mère. Si l’on demandait à cet aimable enfant : où allez-vous ? Ils répondraient : où ma mère me conduit. Et ainsi quoiqu’il aille par ses pas, comme il suit sa mère et est soutenu d’elle, il marche en quelque façon par les pas de sa mère : il n’a pas de dessein, sa chère mère en a pour lui ; si bien que ce n’est pas lui qui veut, mais sa mère.

16. Voilà l’expression du premier degré d’Oraison quand une âme est simplifiée pour se laisser en enfant à la divine providence, qui est cette mère aimable qui tient très fidèlement et toujours cet enfant, qui marche à la vérité, mais soutenu et fortifié par cette divine mère, et uniquement dans les lumières et la conduite de cette divine providence. Ce qui est cause que cet enfant laisse étouffer toutes ses lumières et ses vues, pour ne prétendre à rien, et pour laisser tout à la lumière et à la volonté de cette divine mère, afin d’être suavement, doucement et simplement conduit par elle comme un véritable enfant ; et cette aimable mère aimant chèrement ce cher enfant ajuste ses démarches à sa faiblesse, se faisant enfant avec lui.

17. Mais comme l’amour divin ne peut jamais dire c’est assez, si la créature ne le dit, en ne voulant pas suffisamment se simplifier et devenir un doux et aimable enfant, cette aimable mère ayant longtemps marché en s’accommodant à son cher enfant, et étant désireuse, ainsi que j’ai dit, de son plus parfait bien, et comme affamée, non seulement de son amour, mais encore que cet aimable et vraiment simple enfant l’aime encore plus véritablement et plus tendrement, elle le prend, le lève, et le colle sur son sein. Voyez donc au nom de Dieu une aimable mère laquelle charmée de l’amour de son unique Fils le prend et le colle sur son sein, comme elle le lève de terre, lui ôtant le moyen de marcher de ses pas, comme elle le met sur son sein par une tendresse d’amour, comme elle le sert là, et enfin comme il y trouve sa nourriture et le reste, propre à un cher enfant.

18. Voilà vraiment l’image d’une âme que Dieu élève et tire hors d’elle-même pour la mettre dans son repos. Cet enfant consent véritablement, et c’est tout ; car c’est l’opération de sa mère qui effectue ce divin ouvrage. Elle le met elle-même en son sein, le lieu de son cœur et de son amour : aussi l’âme élevée hors de soi est mise dans l’amour divin. Là elle lui donne sa nourriture ; ce qui comme j’ai déjà dit, exprime admirablement bien la nourriture que cette âme trouve en repos dans le sein de Dieu, et encore aussi merveilleusement la manière. Cet enfant dans le sein de sa mère y est sans crainte, y trouve tout sans que l’enfant ait besoin de rien dire à sa mère, sinon de correspondre à son amour ; d’autant qu’il est son enfant, c’est assez : la même chose se rencontre admirablement dans un cœur simplifié amoureusement et en repos dans le sein et entre les bras de Dieu.

19. Je ne finirai jamais en exprimant la ressemblance si parfaite qui se rencontre entre un enfant dans le sein de sa mère et une âme suavement en repos et simplifié dans le sein et les bras de Dieu. Je vous renvoie donc à l’expérience ; car elle est un million de fois plus féconde en expressions à l’âme qui en jouit que tout ce que l’on n’en saurait jamais dire. Ce sont des paroles mortes et sans relief : mais de savoir par le goût cet aimable repos, ces charmantes caresses, cette conversation d’amour, cette aimable application d’un Dieu sur un enfant qu’il aime comme lui-même, c’est toute autre chose. Mais comme ses expressions nous bégaient un je-ne-sais-quoi 92 qui est caché dans le plus intime de nous, elles nous sont à la vérité un très grand plaisir et nous disent souvent quelque chose de ce que nous ne pouvons exprimer.

20. Et ne croyez pas qu’il faille, afin que ces choses soient très vraies, qu’elles soient très sensibles. Non ; la foi non seulement est la lumière de telles âmes, mais encore elle est la vérité dans laquelle elles sont données : ainsi quoique ce sacré repos soit en une âme et qu’elle jouisse en lui de toutes ces choses susdites, ce sera pour l’ordinaire en foi très simple et très nue : et même plus elle sera telle, et plus tout ce qui sera donné là, le sera nuement par elle, plus aussi ces choses seront en substance et véritablement ; d’autant que la foi est la substance des choses que nous espérons en cette vie.



III.  Profondeur des saints Évangiles

III. De la profondeur des saints Évangiles, que les seules âmes de foi sont capables de découvrir.

1. Il y a plusieurs choses de grande conséquence à observer pour l’intelligence mystique des Évangiles et pour la connaissance profonde de tous les Mystères de Jésus-Christ et de tout ce qui le concerne.

Lorsqu’il s’agit de Jésus-Christ ou de ses paroles, il n’en faut pas penser comme d’un seul et simple homme, mais bien comme d’un Homme-Dieu qui agissait et parlait en esprit d’éternité, c’est-à-dire devant lequel toutes choses étaient un point d’éternité, tout lui est en présence sans passé ni futur, si bien qu’il les voyait toutes sans aucune différence.

Quand Jésus-Christ a prononcé une vérité, il a eu en vue non seulement la chose qu’il dit et la personne pour laquelle il la dit, mais encore toute créature à qui elle pouvait appartenir ; les ayant toutes présente en sa lumière et en sa présence, aussi bien que tous les moments de leur vie, comme s’il n’y avait eu qu’une seule créature dans la terre et dans toute la durée du temps, sans que cela ait fatigué son soin, ou ait brouillé sa vue et son opération.

Dans cette lumière chaque personne se peut et doit appliquer ces vérités de l’Évangile, et ce que Jésus-Christ fait en particulier pour quelques personnes ; par exemple dans la rencontre de la Samaritaine93, ou des autres merveilles qu’il a opérées. Et comme il avait toutes choses présentes en moment d’éternité, il n’avait pas une personne plus présente que l’autre, toutes lui étant totalement présentes ; et ainsi chaque chose qu’il a faite et dite a été pour toutes et pour chacune comme s’il n’y avait qu’elle seule.

Ce qui est d’une consolation admirable à une âme qui vit en foi et de foi : d’autant qu’elle peut s’appliquer tout, en entrant dans la profondeur de chaque chose ; chaque parole ou vérité n’ayant pas moins de profondeur infinie que Dieu même, et étant le Verbe divin même. Car on peut faire quelque distinction entre le Verbe divin qui est dans le sein du Père, le Verbe incarné en la chair et le Verbe écrit en ses paroles dans le saint Évangile. Je dis quelque distinction ; car dans la vérité il n’y en a pas, étant le même Verbe, c’est-à-dire la même parole éternelle, aussi vraie, aussi éternelle, aussi infinie dans le sein du Père éternel, dans le sein de sa mère la très sainte Vierge et dans les saintes Écritures : ce qui dit des merveilles à une âme profondément éclairée de la foi et qui a des yeux assez forts pour voir et regarder ce divin Verbe et le Soleil éternel en ce qu’il est, c’est-à-dire, dans sa beauté et dans la grandeur de sa divine lumière sans que sa lumière réverbère.

2. Mais hélas ! Qu’il y a peu d’âmes qui soient capables de voir l’éclat infini des saintes lettres ! Car ce n’est pas assez d’avoir de la science : il faut encore que l’âme soit élevée au-dessus de sa capacité par une lumière divine très pure et très relevée, qui par sa ressemblance et analogie s’ajuste très suavement avec l’état de la lumière éternelle dans la sainte Écriture. Quand cela n’est pas, il faut modérer l’éclat de la divine lumière en la sainte Écriture par les écrits des saints, et faire proprement ce que l’on fait à l’égard du soleil matériel. Si vous le regardez fixement, au lieu de voir il vous crève les yeux et en brouille tellement la lumière que vous êtes un fort long temps sans pouvoir voir ; et même vous pouvez si bien vous opiniâtrer et en le voulant regarder fixement, que vos yeux pourraient entièrement perdre leur lumière. Il faut donc avec sagesse modérer par l’ombre son éclat ; et par ce moyen vous recevez par vos yeux, autant que vous en avez besoin, sa clarté ajustée et modérée.

L’âme en doit faire autant au fait de la sainte Écriture. Il faut jouir de sa lumière dans les livres des saints et des serviteurs de Dieu par lesquelles elle découle et s’est communiquée à nous ; et peu à peu par la modération de ces saints ombrages, elle devient ajustée à nos yeux pour voir à la suite cette divine lumière en elle-même dans les saintes Écritures.

3. De cette grande vérité l’on peut tirer un million d’instructions pour empêcher les âmes suffisantes de tomber dans les erreurs ou plusieurs sont tombés, croyant fermement avoir assez de lumière pour découvrir les grandes vérités évangéliques sans l’aide des saints Pères et serviteurs de Dieu profondément éclairés en leur humilité et petitesse ; d’autant qu’une âme ne se peut jamais dire capables de voir la lumière en la lumière de la sainte Écriture ou en Dieu qu’à proportion de la mort d’elle-même et ainsi que selon son humilité et petitesse.

Il y a des raisons infinies de cette vérité, mais je serai trop long pour les déduire. Il suffit qu’il soit très vrai que la sagesse n’éclaire jamais les montagnes, c’est-à-dire les âmes suffisantes ; mais bien le néant, duquel elle tire toutes les merveilles que les vérités éternelles marquent, comme au commencement du monde elle a tiré du néant toutes choses dans leur beauté et leur perfection.

4. C’est assez de ceci en passant. Poursuivons le reste et remarquons de plus que non seulement Jésus-Christ a vu et voit toutes choses en moment éternel ; mais encore qu’il a opéré et opère encore toute chose en ce même moment éternel : si bien qu’encore que Jésus-Christ n’ait été qu’un certain temps se fatiguant, lorsqu’il cherchait la pauvre Samaritaine, qu’il n’ait été aussi qu’un espace de temps en sa flagellation, son crucifiement et le reste qu’il a opérés pour les hommes, il a opéré toutes ces merveilles en esprit d’éternité ; et ainsi chaque moment a été un moment éternel en son esprit non seulement pour le mérite, mais aussi pour la durée. Ce qui dit des merveilles aux hommes : d’autant que non seulement ils doivent savoir que Jésus-Christ les a eu toujours comme uniquement présents en tout ce qu’il a fait, dit et souffert ; mais encore que chaque chose a été comme si Jésus-Christ avait été une éternité flagellé, crucifié et le reste dont la sainte Écriture nous exprime les merveilles.

Ô, si les hommes pouvaient approfondir chaque parole de ces grandes et infinies vérités, que diraient-ils de la naissance, des prédications, des travaux, de la passion et de la mort de Jésus-Christ ; cela étant uniquement pour chaque créature, et chaque chose étant pour une éternité !

5. Ce n’est pas encore assez pour pouvoir approfondir un peu ces merveilles divines en la divine lumière. Il faut savoir que chaque Mystère que Jésus-Christ a opéré, a été dans le même moment éternel ; et comme le Père éternel dit ces belles paroles94 du Verbe divin engendré en son sein : Ego hodie genui te : je vous ai engendré aujourd’hui ; c’est-à-dire que cette génération divine est toujours nouvelle, toujours la même, et n’est qu’un moment éternel : ainsi en est-il des Mystères de Jésus-Christ, mais différemment ; d’autant qu’il n’y a que les âmes qui sont arrivées à la foi nue et divine, (qui par conséquent est séparée du temps et doit et peut jouir des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes sans les rabaisser et les ravaler à la portée humaine,) qui puissent pénétrer ce sanctuaire et trouver cette vérité. Quand la foi d’une âme est telle, elle trouve à chaque clin d’œil et en moins d’un clin d’œil la vérité, c’est-à-dire les Mystères toujours présents ; toutes les expressions du passé n’étant à l’âme que des ombres en cette divine lumière hors du temps et éloigné du multiplié : et qui a cette foi, assurément voit la vérité, et peut jouir de la vérité telle qu’elle est en sa grandeur, en son excellence et en sa vérité.

6. Il est vrai qu’il faut que la foi soit dans un fort grand degré de simplicité et de nudité pour arriver à ce point de découverte et de jouissance ; mais toujours elle le peut assurément. Et c’est là le privilège de cette grande lumière de vérité éternelle, voyant les choses dans leur vérité ; et ainsi les Mystères de Jésus-Christ étant tels, elle les voit tels et en jouit.

Mais comme peu pénètrent cette sublime foi et que peu fendent la nue afin d’y découvrir et y trouver la vérité nue et nuement ; Jésus-Christ y a pourvu par un miracle de grâce, ayant donné à la sainte Église le pouvoir de communiquer chaque année ses divins Mystères dans la vérité, chaque âme pouvant en jouir et les avoir selon son degré de foi et selon qu’elle est nue et au-dessus des sens et de la raison. De telle manière qu’il est très certain qu’il y a des âmes dans l’Église de Dieu, et aussi qu’il y en peut avoir, dont la foi est si pure et si nue qu’elles jouissent des divins Mystères aux jours que l’Église les solemnise et les trouvent tels qu’ils sont, c’est-à-dire dans la vérité, et qu’ainsi elles en jouissent aussi véritablement que s’ils avaient été en Bethléem ou sur le Calvaire.

7. Ce degré de foi n’est pas si pur et si éminent que le premier, mais en se purifiant peu à peu on y arrive à la suite aidé des grâces et des miséricordes que Jésus-Christ communique par le ministère et l’aide de la sainte Église. Ceci est difficile à comprendre pour une âme humaine et non divinement éclairée : mais il n’est pas moins vrai ; et j’assure pour très certain que les âmes honorées du don de foi, comme j’ai dit, mourant peu à peu à elles-mêmes, arrivent aussi peu à peu à cette nudité et vérité de foi, qui leur fait quitter le temps et les transporte insensiblement au-dessus des nuages des sens et de l’esprit humain dans la vérité de la foi, où toute vérité se trouve.

8. Dire ceci est beaucoup dire en général ; mais encore descendre dans le détail en particulier est une vérité si charmante qu’elle emporte le cœur. Et il est vrai comme il n’y a ni haut, ni bas, ni passé, ni futur, en la foi, que tout s’y trouve ; et comme elle y trouve tout en moment, aussi chaque circonstance s’y rencontre. Et comme les saintes Écritures qui nous ont déclaré les Mystères en général et en substance ne nous ont pas dit tout le distinct soit l’extérieur ou l’intérieur ; la foi y trouve tout : car elle y pénètre tout, non en une manière sensible et intellectuelle (sinon quelquefois,) ce qui n’est pas nécessaire, mais divinement en la manière de la foi. Tout y est, tout s’y trouve tel qu’il est ; je ne dis pas, tel qu’il s’est passé dans le Mystère la première fois, mais bien je dis tel qu’il est parce qu’elle a tout présent et jouit de tout en moment présent ; car je parle présentement de ce degré de foi.

9. Quelles pertes font les âmes qui s’amusent aux créatures, s’embarrassant en leurs conceptions et en leurs pensées, au lieu de mourir peu à peu en toutes manières à elles-mêmes pour entrer en la foi, laquelle s’insinuant en elle, ces âmes en ce quittant elles-mêmes deviendraient insensiblement capable de trouver cette vérité, ou assurément elles trouveraient tout bien, trouvant Jésus-Christ en sa source de bonté, de miséricorde et d’amour pour ses pauvres créatures ; car il est tel en ses divins Mystères ! Souvent les hommes peu éclairés divinement s’étonnent en exprimant leur regret de ce que les divines Écritures, qui contiennent la vérité, ne nous ont point dit tout le détail de ces divins Mystères. Un homme divinement éclairé de la foi ne s’en étonne pas, d’autant qu’il voit en la lumière divine qu’elles contiennent tous ce qu’ils renferment ; et ainsi ce que la sainte Écriture nous en dit suffit, afin que devenant peu à peu éclairés de la foi, la lumière du Mystère commence à nous faire voir et à nous découvrir ce qui est caché en ces sacrées paroles aux hommes du commun et qui ne savent que le sensible ou la raison, quoiqu’aidés d’une foi commune.

10. Tout ceci n’est qu’effleurer des vérités infinies : car s’il fallait les poursuivre et les étendre selon qu’elles le méritent et qu’elles sont il faudrait des volumes entiers. J’en ai dit seulement quelque chose pour l’intelligence générale des vérités évangéliques ; d’autant que presque tout le monde voit et regarde les Mystères divins et la sainte Écriture seulement comme elle est exprimée, c’est-à-dire humainement, sans sortir de l’humain et de la manière humaine d’entendre, d’estimer et d’approfondir les vérités éternelles : ce qui leur est un dommage infini, d’autant que non seulement ils n’entrent pas dans la lumière divine infinie et infiniment divine des saintes Écritures, mais encore qu’ils ne reçoivent pas les fruits infinis de chaque vérité et de tout ce que Jésus-Christ nous a dit et qu’il a fait pour nous.

Il faut donc être plus sage que le commun et entrer dans l’application de chaque chose, voyant ce que Jésus-Christ a fait et dit conformément à ces principes, sans s’amuser à un million de raisonnements humains inutiles, qui ne font que consumer le temps et rendre sans fruit la venue et la vie d’un Dieu en la terre pour chaque créature et pour chaque moment de sa vie.

11. Si j’avais du loisir pour confirmer ces vérités par l’autorité des Pères divinement éclairés, je m’assure que l’on demeurerait d’accord qu’il n’y a rien de nouveau en ceci et que c’est une vérité générale qui a toujours été telle. Mais comme on ne la peut avoir ni découvrir qu’en la petitesse et la mort de soi-même, et que si peu de personnes y veulent travailler, ce n’est pas de quoi s’étonner si peu trouvent cette divine clarté, et se la rendent familière.

Cette mort, cette humilité, et cette petitesse ne se trouvent pas dans les écoles et dans les grands traités de Théologie. Ainsi quoique vous voyez quantité de savants vous en trouvez peu divinement éclairés de la Sagesse divine. Elle se trouve en la fuite du monde, en la solitude, en l’oraison et dans les autres petits exercices, qui nous cachent peu à peu à nous-mêmes et aux créatures ; et ainsi insensiblement en nous dérobant de la lumière humaine, nous trouvons la divine, et en nous enterrant en quelque façon tout vivant nous trouvons la mort qui nous perd aux créatures, à nous-mêmes et à l’humain (comme le tombeau nous dérobe nos amis,) pour nous trouver dans la vérité de la foi, qui a et renferme toute vérité ; et de cette manière ces pauvres mourants et morts sont entrés dans les vérités éternelles de Jésus-Christ et des saintes Écritures tout autrement que les savants. Ce n’est pas qu’ils en soient exclus ; au contraire quand ils sont humbles ils ont un secours admirable : car la science est une lumière excellente, étant relevée et divinement éclairée par la foi et ensuite par la lumière divine.

IV.  États d’Oraison, représentés dans l’Évangile du Lazare

IV. Les divers états de la Vie intérieure et de l’Oraison, l’actif, le contemplatif, et celui de la mort du fond, suivi de la Vie divine; représentés dans l’Évangile du Lazare.

1. L’âme qui est assez heureuse d’être avancée dans la jouissance de la divine lumière trouve dans la suite qu’il n’y a rien d’admirable comme la sainte Écriture, toute divine lumière étant en elle. On trouve en elle par sa clarté des Mystères admirables, non seulement pour la vie commune du christianisme ; mais encore pour la vie la plus perdue, divine et mystique : de telle manière que les écrivains les plus éclairés n’ont rien de si admirable, ni de si clair, et si net que ce qu’elle contient en soi pour l’explication des états intérieurs.

Mais afin que l’âme trouve en elle cette [40] divine clarté, il faut qu’elle [l’âme] soit réduite en son unité ou plutôt en Dieu, où elle entend dans une unité admirable et dans une profonde paix cette divine parole des saints Évangiles. Il faut être de cette manière pour la bien entendre. Et quand cela est, on le fait très facilement et sans l’effort de la multiplicité première avec laquelle on s’occupait très fructueusement à considérer et à remarquer quantité de belles vérités dans le saint Évangile. Ici elles sortent du fond de l’âme, l’esprit s’ouvrant sur les paroles. Et cela se fait sans multiplicité et quoique l’âme entende quantité et diversité de choses, elle ne laisse pas de demeurer dans son unité. Ce qu’il est impossible de contrefaire, quand même on le voudrait. Mais l’âme en est bien éloignée, car, comme sa nourriture et son plaisir est dans l’unité, par cette unité elle aime mieux demeurer dans la paix et dans son rien créé par lequel elle possède sans posséder son Tout incréé, que de sortir et de se multiplier, même par les plus belles choses soit de la sainte Écriture ou autres.

2. Dans cette disposition, j’ai entendu l’explication du saint Évangile de la mort du Lazare, et j’ai compris comment il y a trois degrés à l’oraison. Le premier est actif représenté par sainte Marthe, laquelle avait pour emploi et pour occupation le ministère de la maison, réglant et conduisant toutes choses. C’était à elle de recevoir Jésus-Christ et de pourvoir à toutes les choses qui le touchaient. L’état actif, même surnaturel est admirablement figuré par cette bonne sainte dans son emploi. Car une âme en tel état soigne à tout, s’empresse, et a vigilance pour tout ; et de cette manière elle rend beaucoup de gloire à sa divine Majesté : car par cet état actif l’âme court au-devant de notre Seigneur par les désirs et les soins qu’elle a pour sa gloire, et aussi pour son propre salut, et sa perfection. Elle arrange par là tout chez elle par les diverses vertus. Et enfin il est tellement essentiel à cet état d’être actif, empressé et vigilant que l’âme tant qu’il dure ne saurait demeurer en place sans agir et sans travailler toujours. Je laisse une infinité de choses qui se passent dans cette disposition, pour renvoyer l’âme à sainte Marthe, afin de la considérer agissante ; et elle verra qu’il n’y a rien de mieux exprimé pour dire ce qui se passe dans cet état que ce que le saint Évangile nous dit d’elle.

3. Le second degré est contemplatif : aussi est-il représenté par sainte Marie dont toute la vie est en repos, entendant les discours de la Parole éternelle qui découlent avec grande suavité dans son âme. Tout son emploi est repos ; et si elle a quelque mouvement, c’est vers Jésus-Christ, excité par l’amour. Car pour ce qui est de la recherche et de l’empressement à le voir, pourvu que son amour soit intérieurement satisfait, elle demeure en paix, puisque par la paix elle possède tout. C’est pourquoi sainte Marie demeure assise dans la maison lorsque Marthe court au-devant du Seigneur, et il faut que Marthe lui vienne dire que le Maître la demandait. La pure Contemplation est si amie du repos (par lequel l’âme contemplative jouit de Jésus-Christ dans son âme) et de l’abandon de tout, que ce lui est tout perdre que de quitter même pour un moment le sacré repos de la contemplation. Ce sacré repos n’a de mouvement que pour se mettre au pied de Jésus-Christ, c’est-à-dire pour se perdre dans l’humilité et le néant, et aussi pour répandre les parfums qui sont proprement la plénitude dont les puissances sont pleines par l’infusion divine dans cet état contemplatif. Il y aurait infiniment à dire là-dessus pour remarquer comment cet état est admirablement dépeint par tout ce qui est en sainte Marie : mais cela serait trop long. L’âme qui a la lumière verra suffisamment en cette sainte contemplative comment elle se doit conformer à elle pour arriver à la pureté de la contemplation ; et comment elle doit préférer cet état au premier, puisque Jésus-Christ lui a donné la prééminence : de plus qu’en étant uniquement en repos par sa contemplation, elle a tout et fait tout ; car cette contemplation étant la meilleure part et lui étant donnée, elle la peut légitimement garder, et laisser la première c’est-à-dire Marthe, dans son soin et dans sa fatigue.

4. Lorsque l’âme a beaucoup travaillé par la vie active, et qu’elle est souverainement et uniquement mise en repos par la contemplation, elle ne doit pas croire que tout soit fait. Non, ce n’est proprement que commencer95. Car il y a un troisième degré très supérieur, qui est inconnu durant que Marthe et Marie travaillent chacune en sa manière, la première par son action, la seconde par son repos lumineux et fécond. Il arrive donc à l’âme ce qui est arrivé à ces deux sœurs, lors [43] qu’elles y pensaient le moins, au contraire chacune travaillant fructueusement en sa manière, l’une agissant, l’autre contemplant. Leur cher frère devient malade en l’absence de leur divin Maître. Qui est le cher frère de ses deux saintes sœurs ? Comme Lazare était le frère et comme le chef de ces deux sœurs, aussi le divin fond est le chef des puissances, où cette vie active et contemplative s’opère et est reçue. Il devient donc malade, ce cher frère et en l’absence de son Dieu. Et ce n’est pas sans providence que ce divin Maître est absent, puisque cette absence, comme nous allons le voir, causera sa mort ; car comme dirent ces saintes sœurs, s’Il avait été présent, il ne serait pas mort.

Ces deux saintes sœurs, Marthe et Marie, voyant leur cher frère malade, envoient des messagers à leur cher Maître, qui lui disent seulement que celui qu’Il aime est malade. Ils disent vrai, car c’est en vérité ce cher frère [Lazare] qu’Il aime, c’est-à-dire ce cher fond et centre de notre âme. Car quoique Jésus-Christ aime extrêmement la vie active et contemplative, son cœur est pourtant toujours au centre. Mais s’Il l’aime tant, pourquoi, ayant appris les nouvelles de son mal par les deux sœurs, ne vient-Il le secourir ? ô secret de la divine Sagesse ! C’est secourir admirablement ce divin centre que de se tenir éloigné de lui, afin que cet éloignement lui donne la mort et le laisse trois jours au sépulcre pour le ressusciter ensuite.

Tout cela exprime admirablement la mort du fond96, laquelle s’opère par cet éloignement — sans éloignement cependant — de Jésus-Christ [44], car l’âme ne trouvant rien où se prendre97 ni qui la soutienne, elle trouve peu à peu la mort par sa langueur. Ces deux sœurs secourent tant qu’elles peuvent ce cher frère en contemplant et agissant, mais il faut qu’il meure par nécessité, car [ni] la contemplation ni l’action [ne sont] sa vie : c’est Jésus-Christ Lui-même, et ne Le pouvant avoir, il meurt.

5. Les âmes qui sont en ce degré, ne peuvent presque jamais comprendre que ce silence de Jésus-Christ à ne pas répondre aux demandes que ces sœurs lui font pour secourir leur frère malade, soit son bien, et que même cet éloignement de sa présence par lequel Jésus-Christ demeure si longtemps éloigné de lui sans lui donner aucune nouvelle soit son bonheur. Elles croient au contraire que c’est son malheur. Car y avait-il vie plus heureuse que celle de ces trois personnes avant cette maladie, d’autant que ce frère agissait par sa sœur Marthe, et contemplait par Marie ! Mais la pauvre âme qui n’entend pas ce secret qui s’opère durant cette maladie par le silence et l’éloignement de Jésus-Christ est fort en peine et sa douleur augmente étrangement, parce qu’à la suite Marthe et Marie tombent dans la langueur aussi bien que le frère, étant abîmées en larmes le voyant mourir. Enfin il faut que l’âme sache que ce qui opère réellement sa mort, est ce silence et cet éloignement de Jésus-Christ ; de telle manière qu’encore que Dieu soit infiniment plus présent dans le fond de l’âme, plus Il lui paraît éloigné, et que Son éloignement soit Son approche, cependant cela par la peine et la faim de sa présence, lui cause peu à peu langueur de [45] mort. On ne peut presque jamais apprendre cette leçon, car si on le pouvait, cela empêcherait la mort. Il faut donc que, ô âme, vous laissez agoniser et mourir en cet état, n’ayant rien, Jésus-Christ Se tenant si éloigné de vous et Son éloignement vous donnera la mort.

Mais quoi ! Cette mort paraît en ce temps si affreux et si peu pour le bien de l’âme, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour conserver l’activité et la contemplation à ses chères sœurs ; mais enfin malgré les répugnances de Marthe et de Marie et du Lazare, il faut mourir. Jésus-Christ est impitoyable et Il ne viendra pas qu’il ne soit pourri dans son sépulcre98. O, que cela explique admirablement bien cette mort mystique et comment Jésus-Christ est impitoyable pour une telle âme ! Puisqu’Il oublie l’amour qu’Il a pour les sœurs, l’Activité et la Contemplation, et par Son éloignement, amoureux pour le frère, Il le laisse mourir. Car il est très vrai que ce fond et centre de l’âme meurt véritablement, non par quelque chose de positif qu’il aperçoive en soi, car il s’accrocherait à cela, et ce quelque chose empêcherait sa mort ou l’éloignerait ; mais seulement Dieu le laisse mourir sans le secourir et sans paraître entendre ses sœurs. Quoique Jésus-Christ faisait autrefois tout ce qu’elles voulaient, ici Il ne les entend pas même.

6. On ne saurait croire combien l’âme a de peine à mourir à ses activités et à sa contemplation pour recevoir par cet éloignement de Jésus-Christ le coup de la mort, combien elle souffre d’agonies qui prennent la place de ce plaisir d’activité, et de cette suavité de contemplation. Car la différence qu’il y a entre les mourants et les morts corporellement, et les mourants et les morts spirituellement, est que les premiers sentent des douleurs, leur mal étant encore loin de la mort : mais qu’à mesure qu’ils en approchent ces douleurs cessent et enfin ils ne sentent plus rien étant morts ; puisqu’un corps que les vers rongent dans le tombeau ne sent et ne voit plus rien. Il n’en va pas de même des morts spirituellement : plus on approche de la mort, plus le sentiment vient et plus les yeux s’ouvrent pour voir sa mort, et plus la vue enfin s’étend pour découvrir et sentir sa pourriture ; car telle vue avance encore la mort, laquelle, non plus que la jouissance qui fuit, n’a pas de fin. L’âme en tout ce temps n’a les yeux ouverts que pour voir ce qui l’afflige, savoir l’éloignement de Jésus-Christ, qui lui cause la mort sans ressource : elle est sensible à la douleur, mais non à rien de consolant qui lui peut venir de Marthe ni de Marie.

7. Enfin quand ces deux bonnes sœurs ont enterré leur frère avec beaucoup de larmes et de tristesses, et que le frère est déjà pourri dans son tombeau, gisant dans l’ombre de la mort et dans la puanteur, et qu’elles ne songent plus à rien sinon à demeurer telles qu’elles sont pour jamais ; Jésus-Christ vient, trouvant ces sœurs dans la tristesse et presque dans la mort comme leur frère, qui lui font leur complainte de ce qu’il ne s’est pas rendu présent à la mort de leur frère. Mais Jésus-Christ leur apprend derechef une leçon qu’elles avaient oubliée durant tout ce désastre, savoir que qui vit en lui par la foi ne meurt point. D’où vient que l’âme, qui est dans cet état de mort et qui est assez heureuse de demeurer et de devenir paisible dans ses peines, ses troubles et ses agonies, demeurant par là en Dieu en foi, ne meurt pas ; c’est-à-dire, quoiqu’elle meure, c’est sa vie. Et voilà en peu le divin secret qui doit occuper en ce temps les sœurs et le frère, savoir de demeurer en Jésus-Christ par la foi. Et pour l’ordinaire, si telle âme est fidèle pour se posséder, elle remarquera que comme la foi a été sa lumière en la vie active par la ferveur et en la contemplation par le repos amoureux, la même foi s’augmente et devient infiniment plus abondante, non pour nourrir les sœurs, mais pour faire que ce divin fond et centre de l’âme demeure en Dieu. Mais comme cette foi est si obscure à moins de beaucoup de secours de Dieu, elle croit que tout se perd, quoiqu’au contraire tout s’établisse : d’où vient qu’il n’y a pour lors qu’à demeurer en Dieu par la foi qui lui est communiquée abondamment.

Les Sœurs, savoir l’Activité et la Contemplation, se soumettant à l’instruction de Jésus-Christ le mènent au lieu où était le mort ; mais les mêmes sœurs retombant dans leur incrédulité entendirent que qui croit verra la gloire de Dieu. Tout ceci se passe en cet état : car l’esprit est quelquefois si enfoncé dans la mort, et dans la puanteur de son sépulcre que l’âme a une peine infinie à faire un pur et simple usage de la foi, par laquelle seule doit venir tout bien à ce pauvre mourant et mort. O Si l’on pouvait apprendre ce secret, de se contenter de la simple foi, par laquelle l’âme possède et attend la gloire de Dieu, qui la ressuscitera de son tombeau et la rendra aussi heureuse par la joie solide, qu’elle a été appauvrie et pressée par cette mort !

8. L’âme donc après bien des essais vient une bonne fois à faire usage de la pure et nue foi dans laquelle elle entend la voix forte du Verbe éternel Jésus-Christ qui lui dit qu’elle se lève du tombeau. Elle se lève ressuscitée, mais encore liée par plusieurs choses qui lui ont été données dans son état de mort et dans le sépulcre. Quand Jésus-Christ fait cette résurrection, il ne l’opère pas tout d’un coup, c’est-à-dire lui donnant pleine liberté d’agir en esprit ressuscité : elle se fait peu à peu et il faut que l’âme ait patience afin qu’on la délie et lui ôte chaque chose l’une après l’autre. Ce qui lui est bien plus facile que lorsqu’il fallait se laisser mourir, faute de faire usage de la nue et pure foi, que l’âme oublie en ce temps devenant simple et obscure, mais dont elle eût reçu un secours infini si elle s’y était ajustée.

9. Mais on me pourra dire, à quoi bon ce troisième degré ? L’âme n’est-elle pas assez avantagée par le premier et le second, dont quantité d’âmes et de personnes éclairées parlent, sans être exposée à tant de maux, de peines et d’obscurités qu’il faut passer pour arriver au troisième ? L’âme qui est assez heureuse pour l’expérimenter, éprouve combien il est utile de faire cette troisième démarche, d’autant qu’elle expérimente qu’il y a une infinie différence de cet état aux deux autres et que le second même, qui est contemplation [49] surnaturelle et passive, est au-dessus d’une distance presque infinie ; c’est comme la différence de la terre au ciel, et de l’homme à l’ange. Mais toutes ces comparaisons ne sont rien et sont infiniment éloignées de la vérité de ce qui en est, puisque par la contemplation l’âme voit Jésus-Christ, mais par cet état de vie ressuscitée l’âme en jouit et est semblable à Jésus-Christ. Marie est au pied de Jésus-Christ avec son parfum, mais le Lazare ressuscité est assis avec Jésus-Christ. Et pour dire en peu, afin de finir, la différence qu’il y a de cet état à la contemplation c’est que, comme après la résurrection du Lazare, il avait une nouvelle vie, aussi le fond et le centre ressuscité jouit d’une vie ressuscitée, qui n’est autre que Jésus-Christ en Sa vie humainement divine, mais dans une stabilité qui participe de la résurrection.

10. De plus le Lazare causait par sa vie quantité de conversions, et plusieurs étaient éclairés de la foi par lui. Il en arrive autant à l’âme ressuscitée : elle est merveilleusement utile à plusieurs, et sans qu’elle le pense, Jésus-Christ exhale d’elle grâce et onction. D’où vient que très souvent Dieu ne donne cette grâce qu’aux âmes par lesquelles Jésus-Christ destine faire grande grâce aux autres. Et pour ce qui est de l’âme même, elle jouit en cet état d’une merveilleuse grâce qui glorifie beaucoup Notre Seigneur et qui lui fait bien comprendre qu’elle était bien ignorante de se mettre en peine de ne pas glorifier Dieu dans son état de mort, mais au contraire de quitter tout et de mourir à tout dit au lieu de rien faire pour Dieu ; et elle remarque que tout cela avait [50] un rapport à ce qu’elle possède en cet état et aux pouvoirs dont elle jouit pour glorifier Dieu par l’amour, par les vertus et même par la vie que les deux sœurs Marthe et Marie ont reçue dans sa résurrection. Car il est certain que ce même esprit ressuscité contemple et agit plus réellement et plus véritablement que jamais ; et ainsi Marthe et Marie et le Lazare sont derechef réunis par le véritable lien d’amour autant que cette mort les avait séparés. Il y aurait une infinité de choses à dire encore sur ce sujet, mais ceci n’étant qu’un faible crayon d’un éclair de lumière, il suffit que je mette cela ; car une âme éclairée comprendra facilement par sa lumière le reste que je tais.



V.  Degrés de l’Oraison ; comparés aux eaux qui arrosent un jardin.

V. Traité de la voie de l’Oraison et de ses divers degrés,/Sous l’emblème des différentes manières d’arroser un jardin.

Avant-Propos.

1. Nécessité de bien correspondre à Dieu. 2. Fin et effet de sa divine opération en l’âme. 3. Sujet de ce traité.

1. Comme la chose la plus nécessaire pour être à Dieu en la manière qu’Il le veut, et pour y correspondre en perfection selon son degré, est de s’ajuster aux moyens que Dieu tient pour communiquer Ses dons et ensuite [51] soi-même, aussi faut-il bien entendre la manière que Dieu tient pour Se communiquer et comment il faut faire pour y correspondre, en sorte qu’on n’aille ni trop tard ni trop tôt, mais qu’on suive fidèlement Son opération. À moins de cette fidélité, l’âme est toujours en défaut et cependant elle ne fait rien, et n’avance jamais ; si elle n’est pas fervente, mais un peu lâche et inclinée à se regarder soi-même, elle est non seulement en défaut, mais encore elle tombe de faute en faute, de précipice en précipice comme une personne qui marche dans la nuit, laquelle ne suivant pas d’une approche juste le flambeau qui la devait éclairer, ce flambeau, au lieu de lui servir en l’éclairant, lui donne un faux jour, et ainsi en ne lui faisant voir les faux pas qu’à demi, il lui donne une fausse hardiesse, et de cette sorte elle choppe99 très souvent, et fréquemment elle tombe aussi lourdement, ce qu’elle ne ferait pas si tôt si elle n’avait pas ce flambeau : car, n’ayant nulle lumière, elle se précautionnerait davantage et prendrait plus garde à soi. Aussi une personne qui n’a nulle lumière ne s’y assure pas et a recours à tous moments au conseil, faute de lumière. Les personnes ferventes au contraire, s’avançant trop, se font ombre à elles-mêmes, comme nous voyons (demeurant à notre comparaison) qu’une personne devançant son flambeau s’en cache la clarté et la lumière. Tout de même par les précipitations trop avancées, par les désirs trop multipliés et non ajustés à ce que Dieu fait et au degré où l’on est, on fait vraiment ombre à soi-même, toutes ces bonnes productions cachant à l’âme la lumière [52] de son degré : ainsi que je vous vais faire voir en expliquant les degrés particuliers de la communication de Dieu en l’oraison et en l’intérieur.

2. Comme je viens de vous dire que pour correspondre à Dieu comme il faut, et ainsi pour beaucoup et bien avancer, tout consiste en l’ajustement fidèle à l’opération divine, aussi faut-il que je vous dise100 que l’opération divine tend toujours à deux choses spéciales : savoir à nous éloigner de nous-mêmes et des créatures, et à nous embellir et orner de la pureté requise pour pouvoir trouver Dieu et Son union, qui ne se trouve jamais que par ressemblance d’autant qu’elle ne s’opère jamais que par amour. Or l’amour ne s’unit qu’à son semblable, et l’union est telle qu’est la ressemblance.

Dieu nous a créés à Son image, et ainsi si nous étions demeurés en notre état primitif, non seulement nous serions unis à Lui comme à notre principe, mais nous agirions en Lui et par Lui, comme Lui, Le connaissant et L’aimant comme il Se connaît et S’aime incessamment. Mais comme nous sommes déchus de cette pureté et de cette ressemblance, nous avons aussi perdu cette union et cette unité, si bien qu’étant égarés dans une région de distance infinie, collés et identifiés en nous-mêmes et dans les créatures, où nous contractons un million d’impuretés et de dissemblances, ce que l’on appelle faute de vertus, il nous faut par nécessité acquérir tout de nouveau cette approche et cette ressemblance première.

Il faut donc que Dieu, en Sa bonté infinie [53] nous vienne chercher dans ce pays infiniment éloigné, et nous ramène peu à peu du cachot de nous-mêmes, du péché et des créatures, à Lui, par Ses dons et par les vertus, ce qu’Il ne fait que par degrés à moins d’un miracle extraordinaire.

3. Et comme les comparaisons dans les choses intérieures, spécialement quand Dieu les donne, sont fort fécondes en lumière et en expression même de Ses secrets cachés, je me servirai ici, pour me faire mieux entendre, de celle que plusieurs personnes, entre autres, le grand Ruysbroeck101 et la sainte mère Thérèse102, se sont servis pour faire entendre de la bonne manière comment il fallait correspondre à l’opération divine, qui tire l’âme de soi et la perfectionne peu à peu, savoir de la comparaison de l’eau qui sert pour l’arrosement d’un jardin afin de le faire fructifier.

Premier degré

4-6. Voie active et de méditation, sa nécessité et sa fin.

4. Dieu donne donc Son opération aux âmes en quatre manières.

La première est toute dans la créature et exige son opération tout entière. Car comme l’âme est toute en elle-même, aussi faut-il qu’elle travaille de tout elle-même avec un grand et ennuyeux effort pour se détourner peu à peu de soi et de son soi-même tourné vers la créature et le péché. Ce qu’elle ne peut faire du premier abord que par de saintes intentions qu’elle puise dans de bonnes vérités, et elle ne peut se remplir de ces [54] vérités que par des considérations sur Jésus-Christ et Ses maximes ; et enfin elle ne les y peut puiser qu’en raisonnant et approfondissant ces sujets et ces lectures. Si bien que si une âme, durant ce premier degré, ne prenait le soin et le travail de se remplir de bonnes vérités pour former en elle de saintes intentions, elle n’aurait rien que ce dont elle est remplie, qui est le péché et la conversion à soi-même. Et si de plus cette âme se contentait d’envisager simplement les vérités sans raisonner sur elles, elle ne les approfondirait pas et n’en aurait au plus que de simples appréhensions et conceptions : ainsi elle serait toujours vide de Dieu, mais infiniment remplie du péché et de la créature.

5. La raison de tout cela est que Dieu ne donne Ses lumières et Son opération divines que par ordre ; de sorte que, comme j’ai dit, l’âme, étant toute remplie de soi et toute convertie vers soi, doit retourner de tout soi-même d’autant que l’opération divine pour lors n’est que pour cet effet et pour concourir à ce procédé. Et ainsi comme le concours commun de Dieu n’est que pour m’aider et non pour faire les choses : par exemple si je ne mange, Dieu ne m’aidera à faire cette action, et de cette manière je mourrai de faim ; et de plus si je n’apprête ou ne fais apprêter à manger Dieu n’y fournira pas Son concours, de même l’âme faisant tout ce qu’elle doit en ce premier degré d’oraison, Dieu y concourra surnaturellement : [l’âme] ne le faisant pas, Il ne fera rien.

On compare cette première manière à une personne qui puise de l’eau dans un puits : [55] c’est à force de bras et en travaillant beaucoup qu’elle a de l’eau ; et autant qu’elle puise, autant aussi en a-telle ; si elle cesse, elle n’a rien ; si son seau est petit, elle en a peu ; s’il est grand, elle en a beaucoup.

6. La Sagesse divine est admirable en ce commencement, prenant ce procédé pour se communiquer. D’autant que l’âme pour lors est beaucoup en soi-même, aussi faut-il un moyen où il se trouve une infinité de vertus à pratiquer et à acquérir afin d’en sortir, car il n’y a aucun temps où l’on rencontre plus à pratiquer qu’en ce premier degré. Combien de patience, d’humilité, de longanimité faut-il exercer jusqu’à ce que ce premier degré soit passé ? Et il ne se finit que par l’acquisition de telles vertus et le remplissement des lumières, comme un homme qui va en quelque lieu ne commence à se reposer qu’en y arrivant. Car il faut bien remarquer que jamais ce premier degré ne se diminuera, et que l’on ne commencera le second que lorsque l’âme est remplie de la pureté et des vertus que ce premier degré doit acquérir pour faire son retour de soi-même vers Dieu. La raison de cela est que jamais l’âme ne trouve de repos pour peu que ce soit que lors et autant qu’elle approche de Dieu et acquiert par conséquent sa ressemblance par les vertus. Et ainsi, comme le second degré ne commence que par quelque repos qui commence, aussi ne peut-il être ni commencer que le premier degré commençant à beaucoup finir. [57]

Réflexion sur ce premier degré.

7-8. Qu’en ce degré il ne faut pas se simplifier, ou cesser d’agir.

7. Comme en ce premier degré l’âme est toute en action, en soin et en vigilance, et nullement en repos, qui soit cessation diminution de son opération ; les personnes qui se simplifient en ce degré se trompent fort : et au lieu d’acquérir les vertus et de s’approcher de Dieu s’en éloignent incessamment, quoiqu’elles ne le voient pas pour le temps présent. C’est comme un jardin bien gras, où l’on n’arrache pas incessamment les mauvaises herbes, et qu’on ne cultive pas assidûment ; mais où plutôt le jardinier se tient sans rien faire en se reposant et même en dormant. Ce jardin devient inculte et rempli de mauvaises herbes, qui le perdent, et le rendent non un jardin, mais un désert hideux. Ainsi en est-il d’une âme en ce premier degré, où cesser seulement d’opérer, est tout perdre ; car la semence de tout mal est en nous, qui ne cesse de croître et ne se remédie que par le travail continu et par le soin et la diligence actuelle103.

En ce degré il n’y a nulle provision d’eau qui soit pour un long temps : Car l’eau tirée du puits se gâte et se pourrit, et ainsi elle n’est pas bonne pour les nécessités de la vie ; mais plutôt il faut toujours tirer l’eau du puits pour arroser ce jardin, si l’on veut qu’il fructifie et que le jardinier ne travaille inutilement : autrement les semences ne germeront ni les fleurs du jardin ne viendront pas ; et même celles qui commenceraient à venir se faneraient bientôt.

8. Ce premier degré est donc durant tout le temps de la Méditation, et ne cesse que lorsque notre Seigneur commence à faire un peu reposer le jardinier, le mettant au degré affectif ; ce qui se fait peu à peu comme j’ai dit autre part.

Oui, mais me direz-vous, faut-il être inquiet ou en trouble soit à cause de ses défauts en y tombant, ou si l’on n’avance pas comme on voudrait en la sainte oraison ? Non, il faut toujours demeurer en repos même dès ce premier degré ; d’autant que l’on sert un bon Maître et un Père très fidèle qui veut que nous ne soyons jamais en inquiétude, faisant humblement ce que nous pouvons.

Le repos donc dont nous parlons, que nous ne devons et ne pouvons pas avoir en ce degré, est un commencement de cessation d’opérer, ou pour mieux m’exprimer comme nous l’allons dire, une opération un peu plus facile, plus aisée et plus féconde.

Second degré

9. Oraison d’affection. 10-12. Ici l’âme ne doit pas cesser d’agir, mais coopérer fidèlement avec Dieu. 13. Ce degré ne peut être continuel.

9. Le second degré est comparé au travail pour avoir de l’eau par une pompe. Ce travail est assurément moindre que le premier et cependant on en tire plus d’eau d’autant qu’elle coule incessamment, pourvu que l’on [58] ne cesse pas son travail : ce qui ne se trouve pas lorsque l’on puise l’eau au puits. Je dis donc (1) que le travail de la pompe est moindre, c’est-à-dire plus facile que de puiser l’eau au puits, ce qui est évident par l’expérience (2) que l’on en a, par ce moyen, quoique plus facilement et avec moins de peine, sans comparaison, beaucoup plus d’eau.

La même chose se trouve dans le second degré d’oraison où l’opération de l’âme est plus facile et plus à l’aise, quoique l’âme y reçoive davantage. Dans le premier, l’âme a beaucoup agi et peu recueilli ; dans ce second, d’autant que Dieu y opère plus fortement, l’âme y opère moins et elle gagne davantage. Ce second degré est l’oraison d’affection où l’âme considère peu, et cependant elle affectionne beaucoup ; et plus elle affectionne, et plus elle le veut faire. Il semble qu’elle a peu de lumière, et il est vrai, spécialement de l’aperçue, et cependant elle en a toujours pour affectionner et aimer en envisageant quelques vérités, ou une vérité, sans beaucoup raisonner ; et souvent sans raisonner, elle voit assez pour affectionner par la volonté. Et ainsi son oraison est plus à l’aise sans comparaison, car cette puissance étant beaucoup plus à nous, d’autant que nous la remuons comme nous voulons, aussi agit-elle continuellement sans beaucoup de travail. Dans le premier degré, le travail est tout du côté de l’entendement pour puiser des lumières qu’il n’a pas en soi, en prenant les espèces et les convictions dans les vérités. Mais en ce second, il a sa conviction aussitôt qu’il les envisage : et ainsi la volonté n’a qu’à travailler [59] et à jouer de la pompe doucement et tranquillement, et assurément l’eau vient en abondance, non pas toujours sensiblement, mais suffisamment pour faire aller et marcher la volonté par affection, car en ce degré la foi commence à se découvrir davantage qu’au premier. L’âme commence donc à opérer plus facilement, son opération étant en la volonté et par la volonté, et l’entendement ne faisant qu’éclairer un peu la volonté ce qui se fait par un simple regard sur les vérités, lequel simple regard se simplifie à mesure que l’opération de la volonté augmente, et ainsi l’opération devient plus facile et plus à l’aise.

10. Mais il faut remarquer que bien que cette opération soit plus aisée et facile, cependant il faut qu’elle soit continuelle. Car, comme dans ce travail de la pompe, si l’on cessait de la mouvoir, l’eau cesserait, aussi cessant le mouvement et l’opération de la volonté en simple lumière qui la met en œuvre, l’opération divine cesses-en l’âme et rien ne s’y fait. Ce qui trompe beaucoup d’âmes qui, ayant goûté des fruits de l’opération facile de ce degré, veulent cesser d’opérer, même pour avoir davantage et par là elles n’ont rien. Car comme, la pompe cessant de travailler, l’eau ne vient pas, aussi la volonté en son simple regard ne travaillant pas, n’a rien, et l’âme devient un peu sèche, inculte et sans fruits.

Et souvent les pauvres âmes ne s’apercevant pas de ce défaut, se perdent encore davantage. Car au lieu d’aller promptement remédier au défaut qui cause ce mauvais effet, elles vont et courent à la recherche de leur [60] conscience, savoir si ce n’est point quelque péché qui les a taries et leur a ôté l’eau de la grâce, si ce ne sont pas les actions de leur vocation, et un million d’autres choses qu’elles prennent souvent pour la cause de tel mauvais effet ; et cependant, plus elles pensent remédier à ces causes non véritables, plus elles se tarissent. Mais quand elles sont assez heureuses d’en découvrir la cause soit par quelque lumière de Dieu, soit par l’instruction de quelque ami, elles sont bien fortunées. Si bien qu’il faut que l’âme sache qu’encore qu’en ce second degré l’opération de Dieu soit plus facile, plus douce et plus en repos, elle est et doit être continuelle et ainsi pour y correspondre, il faut agir conformément à cette divine opération, se proportionnant et s’ajustant à cette même opération et en sa manière.

11. Mon dessein n’est pas de vous dire ici tout le détail de ce qui se passe en ce degré, non plus qu’au premier, en ayant écrit autre part, mais bien de vous avertir des choses essentielles afin de vous bien ajuster à l’opération divine en chaque degré. En quoi je vous viens de dire que consiste tout le bien de chaque degré, car il n’y a que l’opération divine et notre correspondance juste qui fait quelque chose et qui puisse être la source de tout bien en nous. Notre opération seule ne peut jamais être la source que de tout péché et de toute misère, mais étant ajustée à l’opération divine, celle-ci fait des merveilles.

N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil travaille sur la terre y produisant des fleurs, des fruits et le reste de ses productions ? [61] Le soleil seul ne fait rien, et la terre n’est qu’une masse sans vigueur : mais le soleil, par le concours de la terre produit un million de choses admirables, et ainsi, le soleil exigeant le concours de cet élément, fait selon les saisons, des fleurs, des fruits et le reste admirablement. Ainsi en va-t-il de l’opération divine en nous. Nous devons suivre ses inclinations et ses moments, et quand elle veut faire des fleurs, c’est-à-dire des vertus, il faut y correspondre et y correspondre en perfection, c’est-à-dire remplissant le moment du dessein de Dieu pour ce temps pour ce degré et pour ce moment ; et comme elle ne veut faire autre chose il faut s’y lier et s’y ajuster avec la même souplesse et perfection selon le modèle dont je vous viens de parler. Car quand le soleil veut faire pourrir un grain de blé dans la terre, la terre ne veut pas une autre chose, elle s’y ajuste ; quand ce même soleil fait épanouir une fleur, la terre s’unit à son dessein ; s’il s’agit d’un fruit, d’une poire ou d’une pomme, la terre y contribue aussi.

De la même manière que cet élément involontaire et irraisonnable agit par subordination à son soleil, il faut que notre volonté suive vitalement et volontairement ce divin soleil de l’opération divine, mettant son tout à s’y ajuster selon le degré où elle en est, ce qui se fait à merveille quand l’âme tâche de mourir à elle-même en faisant régner absolument l’opération divine selon le degré de cette même opération.

12. Il faut donc bien remarquer qu’il n’y a pas de cessation d’action en ce second degré non plus qu’au premier, et que toute [62] la différence est que, dans l’un, cette action est plus facile et plus en repos et opère plus abondamment que dans l’autre ; mais cependant que ce second degré aussi bien que le premier devient sans effet, cesse et se tarit, ne donnant pas d’eau pour arroser le jardin, et faire croître les fleurs et les fruits, si l’on cesse d’opérer. Car la divine opération correspond à l’opération paisible et affective de l’âme, et l’âme cessant, l’opération divine cesse. Si l’opération de l’âme cesse un moment, l’opération divine cesse pour ce moment : si un mois, elle cesse un mois ; et ainsi à proportion, comme nous voyons qu’autant que la pompe joue, l’eau vient aussi. Cessez, l’eau cesse : de la même manière selon que nous opérons, Dieu opère. L’âme doit donc bien apprendre ces vérités afin de ne faire ni plus ni moins. Car si elle ne fait assez, elle ne fait pas conformément à l’opération divine en ce degré, et ainsi il ne se donne pas d’eau et l’âme se dessèche. Si elle fait plus, elle retourne dans le premier degré, et ainsi, l’opération divine n’y étant plus, il ne se fera rien en l’âme par son moyen. Il ne faut donc que s’ajuster fidèlement au moment et justement au degré présent. Si cela est, on aura toujours de l’eau autant que l’on fera jouer la pompe, c’est-à-dire que la volonté opérera en simples vues, dans l’oraison et hors de l’oraison.

13. Et comme il n’est pas possible de travailler toujours à la pompe, mais seulement selon la nécessité du jardinier, aussi l’âme qui, par une avidité précipitée, goûtant son bonheur, voudrait toujours agir, quoiqu’en s’ajustant à l’opération de son degré, se [63] lasserait et fatiguerait son corps ; et même elle se tirerait de sa grâce en s’avançant trop, comme nous avons dit. Ainsi il faut autant d’eau en l’oraison que l’état présent le demande, ce qui s’ajuste à la nécessité de l’âme par le conseil.

Il faut donc remarquer que ni le premier ni le second degré, quoique l’on soit très fervent, ne peuvent être continuels, mais qu’ils sont réglés selon la nécessité de l’âme, comme vous voyez qu’un jardinier puise ou pompe de l’eau selon qu’il en a besoin. Tout ce qu’il y a au second est que, comme on y a plus facilement et plus abondamment de l’eau qu’au premier, Dieu le donnant, il augmente aussi le travail du jardin, car il augmente de quoi l’arroser et le faire fructifier : puisque, en ce second degré, le jardinier remarque que son jardin va mieux, c’est-à-dire [que] l’âme est plus en état de fructifier et d’être arrosée qu’elle n’était au premier ; et Dieu, étant une Sagesse infinie, proportionne Son don à la nécessité de la personne. Où il faut aussi remarquer que l’âme, dans le premier degré, étant peu capable de fleurs et de fruits, le jardinier étant presque tout occupé à défricher le jardin, c’est-à-dire l’âme des mauvaises habitudes et des inclinations fâcheuses, elle n’a pas tant besoin de l’eau, qui est pour faire croître et fructifier, ce qui est plus dans le second degré, où l’âme commence à être plus fertile et à plus fructifier. [64]

Réflexion

14.15. Fidélité requise pour avancer. 16. Fin de ce degré et commencement du troisième.

14. Comme dans le premier degré de l’état méditatif l’opération divine ne s’augmente, si l’âme n’y est fidèle en s’y ajustant par la mort et l’affranchissement de ses péchés, de ses impuretés et du reste qui la faisait entièrement courber vers soi-même, en la détournant de Dieu ; aussi celui-ci ne s’augmente et l’opération divine ne s’y avance fortement, qu’autant que l’âme se vide par son aide et par son moyen de ses inclinations malignes et naturelles : car ce n’est pas assez de mourir aux péchés et aux inclinations plus malignes. Celui-ci, c’est-à-dire l’opération divine au second degré exige de plus une pureté plus foncière, plus radicale et plus étendue : et à moins de cela, quoiqu’une personne ne tombe pas dans les gros péchés précédents, si ses inclinations naturelles, ses sens et son propre esprit vivent trop, elle ira toujours consumant et dévorant les grâces qui lui couleront et qu’elle recevra par cette divine opération, soit à l’oraison, ou hors l’oraison ; et aussi elle trouvera que son âme sera comme un crible qui ne peut tenir l’eau qu’il reçoit, mais la perd au même moment qu’elle lui est donnée. Ceci est fort à remarquer, d’autant que plusieurs âmes étant déjà dans ce degré d’oraison, où l’opération divine est plus facile et plus aisée et où elles reçoivent les grâces plus abondamment, faute de poursuivre assez leurs inclinations naturelles et leur sens par cette opération divine, cette même opération est toujours consumée par elles, et elles ne font proprement que recevoir sans rien avancer et sans que rien leur demeure. C’est un miracle quand ce défaut est aperçu et corrigé ; d’autant que la nature et l’esprit naturel est dévorant, et ainsi il s’appâte facilement de ce qu’il reçoit en cette manière d’opérer, sans se vouloir donner la peine de s’en servir pour mourir impitoyablement : ce qui seulement fait la capacité ou la disposition pour la suite et pour un autre degré, par un plus grand vide ; et même selon le vide et la mort la divine opération augmente et va croissant.

15. N’avez-vous jamais pris garde au soleil et comment il communique sa lumière pour éclairer une chambre ? Il est toujours attendant à la fenêtre et ne désire que se communiquer, n’étant que pour cet effet ; et à mesure que l’on fait l’ouverture, il se donne et se précipite dans la chambre : si peu, il se donne peu ; si beaucoup, beaucoup ; si entièrement, il se communiquait avec abondance jusqu’à incommoder. L’opération divine est de la même manière. Dès que Dieu a pris dessein de se donner, il est attaché à une âme fixement et stablement sans la laisser un moment : mais elle ne s’aperçoit de ce beau jour qu’à mesure qu’elle ouvre son intérieur, et que ce qui la tenait en soi-même s’ôte comme nous avons vu. Dans le premier degré, le soleil a commencé à se donner selon l’ouverture que l’âme lui a faite : insensiblement elle est passée au second, où d’autant qu’elle a encore fait en soi-même une plus grande ouverture, aussi s’est-il donné davantage ; et à mesure que l’âme s’ouvre encore davantage, ce Soleil éternel par son opération divine s’y accroît et s’y augmente : et ainsi selon l’ouverture il se donne peu à peu ; et selon qu’il se donne davantage, il exige aussi plus d’ouverture de mort et de séparation, qui doivent suivre selon que cette opération divine s’accroît et s’augmente : et quand l’âme n’a point de relâche à s’ouvrir, l’opération divine ne cesse jamais. De telle manière qu’en ce second degré l’âme s’aperçoit, si elle est fidèle, que ces deux choses, l’opération divine et la fidélité à mourir et à se vider, se suivent et s’accompagnent. À mesure que l’un avance, l’autre suit, et peu à peu s’augmente tellement, que l’âme poursuivant vigoureusement sa mort et son vide ouvre si bien la fenêtre de son intérieur et de tout son soi-même, que ce Soleil divin qui ne peut jamais se laisser vaincre, mais qui donne plutôt par surcroît, se précipite en cette âme et commence ainsi le troisième degré ; l’âme ne pouvant plus supporter ce Soleil éternel, comme elle ne pouvait au premier degré et ainsi au second, à cause qu’il y avait beaucoup de mélange de soi-même et de son opération propre, qui proportionnait la clarté et la chaleur de cette opération divine : comme l’on voit que quand le soleil naturel n’est pas beaucoup fort et que l’on s’aide de quelque ombre, il est plus ami de nos yeux ; mais quand il l’est beaucoup et qu’il n’y a rien qui lui fasse ombre, il cause beaucoup de mal à nos yeux à cause de leur faiblesse, et sa vue enfin au lieu de nous donner la lumière, la supprime.

16. Et voilà où commence et comment commence le troisième degré, où l’âme a peu à opérer et ainsi elle chôme beaucoup ; d’autant que l’eau divine se donne plus abondamment, commençant d’être de source, et se donnant par un moyen bien facile qui donne beaucoup le repos au jardinier, comme nous allons voir en la description du troisième degré.

Mais avant que je quitte ce second degré d’opération divine qui est si fécond et l’ouverture à la source d’eau divine, il faut que j’avertisse encore que jamais l’âme ne pourra trouver la fin de ce second degré, et qu’ainsi elle ne pourra jamais trouver la fontaine, si elle ne continue avec une très grande fidélité et exactitude ce second degré. Et c’est ce qui fait que vous trouvez une infinité d’âmes qui sont par la miséricorde de Dieu en ce second degré, après avoir parcouru le premier ; qui cependant y meurt sans jamais s’en sortir, mettant là sans le vouloir leur tabernacle et se nourrissant en cette demeure des mets que l’opération divine leur donne : mais elles ne font qu’y vivre, et c’est encore beaucoup pour elle ; d’autant qu’avec la miséricorde de Dieu elles se sauveront. Mais de passer outre en perdant leur opération propre en l’opération divine, très peu le font : parce que cela ne consiste pas à cesser l’opération de ce second degré, mais bien à l’outrepasser par la mort d’elle-même, qui donne peu à peu une telle augmentation de cette opération divine en ce second degré qu’enfin l’âme se trouve engloutie et peu à peu dévorée par elle : et ainsi en remuant la pompe il vient tant et tant d’eau, que non seulement tout son jardin est abreuvé, mais encore qu’elle se noie elle-même.

Troisième degré

17. Perte de l’opération propre par l’abondance de l’opération divine. 18-21. Comment l’âme y coopère. 22, 23. Similitude. 24-27. Effets admirables de cette opération divine en l’âme. 28-30. Qui se perfectionnent de moment en moment, nonobstant les sécheresses et les tentations.

17. Et remarquez bien que la perte de son opération, qui commence beaucoup au troisième degré, à cause de la source d’eau qui s’y découvre, ne vient pas en cessant l’opération du second degré, comme pensent plusieurs personnes, qui croient trouver la perte de leur opération en n’opérant pas : mais au contraire, elle se trouve en ce second degré avec douceur, patience et longanimité, et ainsi l’on puise tant d’eau et l’opération divine devient si féconde par ce moyen qu’elle vient en source. Afin de mieux comprendre ceci, il faut savoir que l’opération divine étant fidèlement reçue et suivie selon les divers degrés, se donnant peu à peu, nous attire insensiblement à soi en nous tirant de nous-mêmes et des créatures, en nous-mêmes vers notre centre où la source d’eau vive est et subsiste ; et ainsi, insensiblement et sans presque que nous nous en apercevions, en suivant cette divine opération par degrés, nous nous trouvons en la source même. Mais comme il y a une distance très grande de nous-mêmes à cette source, il ne faut pas nous étonner si l’opération est [69] si longtemps en son voyage avant qu’elle ait ramené notre âme en elle-même, et d’elle en sa source et en son origine : ce qui ne se fait que très peu à peu et avec une coopération fidèle de l’âme ajustée selon le degré de la divine opération où elle en est. Car quand cette divine opération peu à peu lui a fait trouver la source, elle commence le troisième degré, mais elle n’y finit pas pour cela les miséricordes de Dieu ni sa coopération à en faire usage en les renvoyant à leur source.

18. Tout ce que l’âme fait est de simplifier encore sa coopération, d’autant que là elle est plus proche de la source et que l’opération divine se communique par conséquent plus abondamment, qui exécute par soi bien des choses que l’âme était obligée d’attirer par son opération, quoique plus facile. Car dans son second degré, comme j’ai dit, elle n’a pu jamais avoir une goutte d’eau sans son travail et sans agiter la pompe, et ainsi elle devait toujours agir, quoique paisiblement et doucement ; mais ici en ce troisième degré, elle ne fait plus rien pour faire venir l’eau, et elle ne doit rien faire, à moins de tout gâter et d’empêcher l’eau de couler : car étant une source, il faut la laisser faire par elle-même, laquelle donne ses eaux aussi abondamment et comme elle veut sans que l’opération de la créature y soit nécessaire pour faire venir l’eau, ni aussi pour l’avoir plus abondamment, non plus que pour déterminer les effets qu’elle doit faire. Tout le travail de l’âme se doit terminer et se terminera durant tout ce degré à ajuster quelques canaux par lesquels cette [70] source se décharge et par lesquels l’adresse suave de l’âme la conduit et s’en sert pour arroser les fleurs de son jardin.

19. Les eaux précédentes, comme vous avez remarqué, ne venaient et ne pouvaient venir qu’autant et en la manière que l’âme en puisait à force de bras par les méditations et les lectures et les autres exercices de l’état méditatif dans le premier degré ; et dans le second, l’âme n’en pouvait avoir qu’autant qu’elle agissait en paix et en repos par la pompe, et cessant cette opération aussitôt l’eau de la grâce cessait.

Dans ce troisième degré, la chose ne va pas de même, d’autant que l’eau de la grâce et l’opération divine se donne et y est donnée par elle-même, si bien que la coopération qui est absolument nécessaire ne s’étend pas à faire venir l’eau, mais à diriger et conduire son effet et son usage ; et ainsi toute la coopération consiste dans l’usage pour faire venir les fleurs et pour arroser le jardin de l’âme. Où il faut extrêmement et fidèlement remarquer deux choses : la première, que l’eau de l’opération divine en l’âme dans ce degré n’est nullement aidée ni avancée par l’effort que l’âme voudrait faire pour faire donner plus d’eau que cette source n’en donne volontairement et qu’ainsi l’âme doit être dans un plein repos à cet égard, recevant l’écoulement continuel de la divine source coulant en elle. Et comme nous voyons que les sources d’eau ne se tarissent jamais, mais donnent toujours leurs eaux fort claires, aussi cette opération divine en ce degré, ayant commencé, ne cessera [71] jamais de donner également ses eaux très claires et autant claires qu’on les pourra avoir proches de la source.

20. La seconde que tous les efforts que l’on peut faire pour faire donner plus d’eau et plus promptement que la source ne le fait, sont inutiles et servent seulement à troubler l’eau pure et cristalline de la source. Ainsi en est-il de l’eau de l’opération divine en ce troisième degré. Il faut que l’âme peu à peu devienne et soit en un parfait repos sur cela, ne se troublant nullement pour agir afin d’avancer et de faire multiplier cette eau céleste dont elle est fort amoureuse en ce degré, mais plutôt il faut qu’elle demeure en un parfait repos qui égale le calme et la Majesté paisible avec laquelle une source donne ses eaux pures. Les prenant proches de la source, vous n’entendez nul bruit et vous ne vous apercevriez nullement de cette fécondité et de cet écoulement si le ruisseau qui est hors de la source, ne vous en donnait des marques : ainsi en doit-il être de l’âme. Il faut que peu à peu tout mouvement, tout désir, toute opération propre qui peut causer aucun bruit, cesse pour recevoir cette divine eau ou cette opération divine, laquelle venant du soin de Dieu, a ses desseins à elle, se donnant et ayant en soi tout ce qu’il faut selon les desseins éternels de Dieu sur l’âme où cette divine opération s’écoule et se donne.

21. Toute l’opération donc de l’âme doit consister en l’usage que l’âme en doit faire. Car cette divine opération est donnée pour faire fructifier l’âme et pour arroser les fleurs, c’est-à-dire les vertus par lesquelles l’âme [72] doit mourir à soi en s’éloignant de son soi-même afin que cette eau céleste ou cette opération divine qui dans la vérité est Jésus-Christ, forme le même Jésus-Christ en nous, ce qui dit une mort et un vide encore tout autre que celui des deux premiers degrés.

22. Et, comme ces choses intérieures, à moins d’une grande expérience, sont toujours assez difficiles à entendre, on ne saurait assez les expliquer : ce qui fait que Dieu prend plaisir à modifier les saintes idées qu’Il donne en l’âme par des comparaisons, comme des expressions fort naïves et fort parlantes des vérités nues et éternelles que Dieu donne nuement dans le centre de l’âme et en la source même.

Ressouvenez-vous donc, en demeurant dans notre comparaison des diverses sortes d’eaux pour arroser un jardin, qu’il y en a une troisième qui est une source au milieu du jardin et qu’ainsi le jardinier n’a pas besoin ni de puiser de l’eau pour arroser, ni de travailler à la pompe pour avoir de l’eau, car, ayant une fontaine au milieu de son jardin, il n’a besoin que de quelques canaux qui mènent cette eau aux lieux qu’il veut arroser, et ainsi tout son travail est dans cet ajustement des canaux et en l’usage qu’il en fait.

23. Vous avez déjà vu et remarqué comment cette source d’eau qui est au milieu du jardin, marque et désigne très bien la source de l’opération divine et de l’eau vive au centre de l’âme, laquelle est toujours pleine d’eau et en donne autant que l’âme en a besoin104. Il est vrai que si cette source ne s’écoulait pas par les canaux, elle demeurerait en soi cachée [73] et inconnue, comme elle l’a été tant d’années avant que l’âme fût assez heureuse de la découvrir par ce don d’oraison en ce troisième degré. Mais le jardinier, qui est l’âme, ajustant les canaux, conduit cette eau divine selon ses besoins.

Qui sont ces canaux ? Ce sont l’oraison, les lectures et la récollection intérieure, par lesquels l’âme fait couler cette divine source ou, pour mieux l’exprimer, par lesquels cette divine source s’écoule avec joie. Car en vérité, comme une fontaine, dans le monde, n’est que pour écouler ses eaux pour l’utilité publique, aussi toute l’inclination de cette divine source n’est que de se donner ; et autant que l’âme ajuste ses canaux, autant elle coule agréablement et abondamment, ayant un cri sourd, mais qui se fait bien entendre au jardinier, comme disant : « Plus on m’en ôte, plus j’en donne, et plus on se sert de moi, plus je suis féconde », ce qui sollicite extrêmement le jardinier d’ajuster, autant qu’il en a besoin et qu’il le peut, ces canaux pour avoir de cette eau divine. Et c’est ce que la Sagesse crie à haute voix105 : « Venez, hâtez-vous, achetez sans argent et sans échange».

24. De plus, le jardinier, voyant l’effet admirable que cela cause en son jardin et comment tout y verdit et fleurit, il est encore plus encouragé ; si bien que la facilité qu’il a à avoir cette eau et le merveilleux effet qu’il expérimente, le sollicitent de conduire, autant que ses forces le lui permettent, cette divine eau à sa fin et pour l’effet que la bonté divine la lui a donnée avec tant de largesse. C’est pour lors que le [74] jardinier commence d’être dans un grand repos, voyant son jardin si fécond en y contribuant si peu par son travail, sinon pour soigner un peu ses canaux, c’est-à-dire pour veiller à son oraison, à la récollection, à la lecture et aux autres exercices de son état intérieur et extérieur, et il remarque qu’avec bien moins de peine, sans comparaison, que du passé, il fait plus en un jour qu’auparavant en plusieurs mois. Ce qui le sollicite beaucoup à l’usage fréquent de ce don pour mettre en œuvre tout son jardin, c’est-à-dire toute la capacité de son âme, laquelle, moyennant ces canaux, est toute arrosée et revit merveilleusement106.

25. Ici l’âme commence un peu à se connaître et à savoir ce qu’elle est107. Dans les autres degrés, où l’âme était chargée de son opération, quoique sur la fin elle fût beaucoup plus facile et à l’aise, elle ne laissait pas d’en être toute embarrassée et occupée ; et ainsi elle n’avait pas si abondamment de quoi arroser son jardin, mais ici, où l’eau vient d’elle-même, et où elle l’a abondamment et par des moyens si faciles comme ils sont ici, elle l’abreuve beaucoup, et il n’y a ni coin ni lieu qui ne soit mis en œuvre. Ce qui lui découvre admirablement la beauté de l’âme et comment en vérité elle est non seulement créée pour Dieu, mais encore une image admirable et beaucoup parfaite de tout Lui-même. Ceci qu’elle voit et qu’elle contemple par cette divine eau est admirable en général, mais en particulier et à mesure que chaque chose s’élève et s’épanouit, elle en est charmée. Car cette divine eau, coulant par ces divins canaux susdits et arrosant [75] la fait épanouir non seulement en tout ce qui est en Dieu, mais la fait devenir elle-même comme une admirable image de tout ce qu’Il est. Et de plus ce qui la ravit est de remarquer l’admirable manière avec laquelle cela s’opère en l’âme par cette eau divine.

26. Je ne puis mieux exprimer quelque chose de cette charmante merveille que de me servir de la suite de cette comparaison. Le soleil donnant sur un parterre tire de la terre qui contribue et s’ajuste admirablement à son dessein et à son opération, une fleur qu’il colore et à laquelle il donne l’odeur et la perfection de son être : aussi cette divine eau est ce soleil éternel donnant en l’âme où tout Dieu est semé selon le dessein éternel de Sa création et de Sa rédemption, et, arrosant cette semence, fait insensiblement germer de la terre de notre âme ces belles fleurs auxquelles Il donne le coloris, l’odeur et la perfection du dessein éternel, si bien que le jardinier voit avec grand plaisir qu’à mesure qu’il conduit par ses canaux cette divine eau, ces fleurs croissent, se colorent et se perfectionnent.

27. Pour lors, bien que la personne ne fût que quelque grossier paysan, il vient à apprendre le Mystère de la Trinité, non par les oreilles comme en l’école, mais par le dedans, et il voit comment ces divines Personnes sont toutes en action, comment l’unité divine est la source de tout, comment les perfections divines sont en Dieu, comment l’âme vit en Dieu et qu’elle est un assemblage de tout ce qui est en Son Unité, non comme quelque chose de distinct d’elle, mais comme l’image de l’original. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus [76] admirable que de voir comment cela se fait et s’opère en l’âme et de l’âme, mais non sur l’âme. Dans les autres degrés, à l’aide de la lumière et à l’eau divine qu’elle recevait, elle peignait sur elle, mais ici cette eau de source a la qualité et la force de donner la vie ; ce ne sont plus des fleurs en peinture, mais réelles et véritables, qui ne sortent pas sur la terre de notre âme comme les fleurs dans les parterres, mais de l’âme. Si bien que cette eau vivante, commençant à revivifier toute l’âme à mesure qu’elle en est abreuvée, fait sortir sans sortir d’elle, ou pour mieux dire, fait qu’elle soit ce qu’elle était en sa création et rédemption, à savoir tout ce que Dieu est, non par le dehors, comme j’ai dit, mais par le centre et le dedans.

28. De vous dire le contentement et la joie de l’âme et combien elle est en admiration de voir cette admirable œuvre qui commence à s’opérer par cette divine eau, cela ne se peut, il faut l’expérience. Et je m’assure que ceux qui l’auront en seront aussi charmés et en admiration que moi ; et cependant cet admirable ouvrage ne fait que commencer en ce degré, lequel va toujours se renouvelant et se perfectionnant de moment en moment, de jour en jour, et autant que l’âme se sert des divers canaux par lesquels elle conduit cette divine eau.

C’est pour lors vraiment qu’elle commence à voir et découvrir comme dans un miroir les beautés divines et ce qu’il y a de plus caché qu’elle n’approfondira qu’ensuite de l’usage de cette divine eau. Et ne croyez pas, comme j’ai dit, qu’elle voit cela extérieurement [77] et en peinture dans l’âme : elle devient ces choses, et ces choses mêmes sourdent et viennent d’elle admirablement. Comme l’autre degré qui suivra va bien plus avant et abondamment, perfectionnant cet admirable ouvrage que celui-ci ne fait qu’ébaucher, il suffit de dire ceci de cet admirable effet de cette eau divine.

29. Ici l’âme, voyant par expérience que cette divine eau est la seule source de ces merveilles avec cette coopération susdite de l’âme, elle n’a garde de se servir des aides extérieures, comme des idées, des raisonnements et d’autres choses. Ces choses ne peuvent donner ni la vie ni le coloris à ces divines fleurs : la seule eau du ciel a ce pouvoir, et ainsi tout autre moyen lui tombe beaucoup des mains et elle est, de plus, infiniment animée pour faire usage de ces canaux afin d’avoir sans cesse cette divine eau, si elle pouvait et si ses forces le lui permettaient.

30. Les sécheresses sont assez fréquentes ici, comme j’ai dit ailleurs en d’autres traités, et les tentations et les peines y sont ordinaires, mais cette divine eau les vivifie et les ajuste toutes au dessein divin, ce qui charme pour l’ordinaire l’âme sur la fin de ce degré. Car, quoique les sécheresses lui ôtent la vue sensible de ces merveilles, elles lui demeurent en son fond. Comme les fleurs sont bien cachées à nos yeux pendant la nuit, mais pour ne les pas voir, elles ne laissent pas d’y être : aussi ces choses, quoique souvent nous en perdions la vue, sont et s’augmentent incessamment, non en multiplicité, mais en unité. Dans les autres degrés, l’on pense quelquefois à une chose et l’on y applique son travail ; une autre [78] fois à une autre, d’autant que les choses s’effectuent par notre opération, l’opération divine s’y ajustant. Mais ici comme c’est l’opération divine en source, notre opération n’y fait plus rien, nous n’y faisons que quelque ajustement, mais pour opérer, nous ne faisons rien. Et ainsi comme Dieu opère en unité, son effet est en unité. Ce qui dit des merveilles, lesquelles, comme j’ai dit ne font que commencer en ce degré, et ainsi c’est unité non seulement d’opérer, mais d’effet, car il ne fait qu’unité, et il commence seulement et va de jour en jour croissant et s’augmentant selon l’usage que l’on fait de cette divine eau, comme nous verrons dans le quatrième degré qui suit.

Réflexion

31-33. En quoi consiste la fidélité de l’âme en ce degré. 34, 35. Qu’il est de grande conséquence d’être fidèle à son don d’Oraison. 38, 39. Avis pour ceux qui ne sont pas capables de ces voies.

31. Deux choses sont beaucoup à remarquer en ce degré, qui sont de la dernière conséquence et dans lesquelles gît toute la fidélité de l’âme ; c’est pourquoi il faut bien les observer et y bien réfléchir.

La première, qu’en ce troisième degré c’est tout perdre que d’opérer pour peu que ce soit, car cette divine eau s’écoule et se trouble par la moindre propre opération. Elle a en soi suffisamment d’inclination d’opérer sans y rien ajouter. Ce n’est pas le même dans les autres degrés comme vous avez vu, ce que vous devez beaucoup remarquer. Ainsi une partie du grand travail en ce degré est de s’ajuster à l’opération divine qui peu à peu doit consommer la nôtre que nous avons acquise étant sortis de Dieu : mais Dieu reprenant possession de nous par cette opération divine et par cette eau céleste, il faut que notre opération propre dérobée cesse, pour opérer par cette divine opération toute seule. Il y aura bien de la peine : car l’âme n’aura cette divine eau claire que selon que l’opération propre défaudra, et que l’opération divine prendra la place ; ce qui sera fort pénible. Mais aussi l’on verra couler cette eau cristalline autant pure qu’elle coulera seule paisiblement et à l’aise, jusqu’à ce qu’enfin peu à peu l’âme devienne si savante par son bien et par le moyen de cette eau à mesure qu’elle coule par elle-même, et au contraire par son mal, en la troublant et ne la laissant pas seul agir et se communiquer, qu’elle apprend à la laisser couler seule toujours et sans cesse. Heureuse l’âme qui se laisse peu à peu mourir pour n’opérer que par ce moyen sans moyen ! Car assurément elle expérimentera un commencement de bonheur qui ne finira jamais.

32. La seconde chose à remarquer est, que cette eau céleste n’est pas donnée seulement pour perdre notre opération ; (car cela n’est que pour la faire couler davantage et plus abondamment, la source divine s’élargissant à mesure que nous la laissons couler seule et à l’aise :), mais encore pour arroser et faire fructifier toute l’âme capable de tout-Dieu : car selon que cette eau divine est conduite en l’âme par les canaux, elle a fait germer, croître et fructifier comme j’ai commencé de dire.

Ainsi cette eau divine et cette féconde source n’est pas donnée à l’âme seulement pour être en elle et pour pouvoir couler en elle par la cessation de son opération ; mais pour être conduite du jardinier par ces tuyaux dans tout le jardin ; et de cette manière autant que le jardinier en fait usage par les canaux autant elle coule et non plus ; s’il cesse de la faire couler en la conduisant, elle demeure en soi et n’arrose pas le jardin : ce qui prive Dieu de l’effet qu’il en prétend et désire. Et ainsi ne continuer pas avec fidélité l’oraison et les autres exercices intérieurs qui sont les canaux, c’est perdre l’eau et n’en faire pas usage. Combien d’âmes ont été assez heureuses d’arriver à cette eau du ciel, qui cependant au plus sont demeurées là, s’en repaissant et s’en rassasiant, sans jamais arriver à cette fécondité divine de trouver Dieu en elles et d’elles, ce qui est l’effet et la fin que Dieu prétend par cette divine eau de source ? Ainsi au lieu de diminuer l’oraison et les autres exercices, au lieu de diminuer la fidélité à mourir à soi, c’est pour lors que l’on doit commencer à faire ces choses : car à la vérité l’on ne les a que désirées dans les autres degrés, mais en celui-ci elles commencent à germer. Il faut donc plus mourir à soi sans comparaison, que dans les autres degrés ; et c’est proprement ici où il faut commencer de le faire.

33. Si donc une âme ne veut pas s’amuser à se repaître de son degré, mais qu’elle veuille suivre fortement Dieu ; qu’elle prenne garde à ces choses : et qu’elle sache bien, que la nature est une harpie qui consume tout ce qu’elle peut, et attire tout à elle autant qu’elle peut, à moins de l’outrepasser fort généreusement, en suivant l’opération divine par la mort de soi-même, laquelle mort est ajustée à chaque degré ; car autre est la mort du premier degré, autre celle du second, autre celle du troisième, autre celle du quatrième. Et non seulement cela, mais encore tout autre est la manière de mourir, qui doit être proportionnée à la manière du degré, ne revenant jamais en la manière d’un degré inférieur au sien où l’on en est, à moins d’y retomber faute d’avoir été fidèle à poursuivre courageusement le degré où l’on en est.

Je ne dis pas un million de choses que j’ai écrites autrefois, parlant de la voie d’oraison108 ; car il ne faut faire que le moins de redites que l’on peut. Et pour peu qu’on aura d’intelligence et l’expérience on fera suffisamment le discernement pour placer chaque chose en son degré et ainsi ajouter ce que je ne répète pas ici.

34. Avant que de quitter ce troisième degré, où il se trouve encore de notre concours pour conduire et faire usage d’une grâce si grande, il faut que je vous dise encore qu’en vérité c’est une chose déplorable de n’être pas fidèle au don d’oraison quand l’âme en a reçu la semence ; et que faute de cette fidélité elle vit une vie bien pauvre, et autant pauvre et basse qu’elle a été avancé en ce don. Car c’est comme une personne qui tombe d’un lieu haut et éminent ; sa chute est autant périlleuse que le lieu est haut. Et ainsi si elle est arrivée à ces divers degrés, jugez de sa perte et de son degré de perte. Mais quand elle ne déchoit pas, et que seulement elle y vit des pâturages et de la nourriture que Dieu lui donne ; elle ne fait pour lors au plus que languir en vivant. C’est comme une personne qui ne meurt pas ; mais qui traîne sa vie sans nulle vigueur. Mais quand nous sommes fidèles à ces degrés par une perte sans fin ni bornes, Dieu nous possède, et ainsi étant à lui, et possédés de lui, nous sommes et faisons ce qu’il est et ce qu’il fait en l’éternité. Une âme d’expérience m’entend.

35. Et voilà la raison essentielle pourquoi il ne faut pas s’arrêter à ce que l’on a dans son degré présent, mais plutôt outrepasser tout par ce que l’on a même ; allant sans jamais s’arrêter, quoiqu’en repos selon le degré où l’on en est. Et de cette manière on trouve que tout se fait admirablement ; et que l’opération divine et cette eau céleste est vraiment un Soleil qui n’a jamais de cesse et n’est jamais un moment sans s’avancer sur notre horizon, faisant toujours ses admirables effets et effectuant les surprenantes productions dont notre âme est capable, et cela en sa manière.

Mais réservons cela pour le dernier degré où il n’y a que la seule main de Dieu qui agisse ; et où par conséquent sont les beaux et divins ouvrages : étant très vrai que les ouvrages de Dieu selon chaque degré sont aussi beaux et parfaits que notre opération et notre concours actif s’y trouve moins. Et ainsi selon qu’en chaque degré elle diminue, aussi les effets et les merveilles augmentaient ; de telle manière que le quatrième degré étant la seule opération de Dieu en l’âme et par l’âme qui y est en pure passiveté divine, les effets les ouvrages y sont tout-divins et dignes de Dieu ; d’autant que Dieu n’opère que pour lui-même. : Ce qui dit des merveilles d’une étendue infinie.

36. Ce qui reste et ce qui sera durant toute la vie sont que ce sera toujours de l’âme qu’il fera ces merveilles ; laquelle est purifiée de jour en jour et d’opération en opération tant que l’on vivra : et ainsi l’on ne verra sa parfaite pureté, ni l’on n’en jouira jamais en cette vie ; ce sera en l’autre vie, où Dieu jouira parfaitement et purement de nous.

On entendra ceci en comprenant comment cette eau céleste commence et finit par le troisième et quatrième degré la rencontre et la découverte de Dieu selon tout ce qu’il est en toutes manières en nous et de nous, bien entendu toujours comme créatures et l’ouvrage de Dieu qui nous a créés à son image et sur son modèle. Ce qui dit des merveilles, inconnues à tant d’hommes non éclairés par cette divine opération, ni revivifiés par cette eau céleste, quelque science, et quelque ouverture d’esprit qu’ils puissent avoir : ces choses pouvant bien nous donner quelques belles idées de ces merveilles, mais non les effectuer, par quoi seul on peut les voir et en jouir.

37. Heureux donc qui sait mourir pour vivre ! Heureux qui sait tout perdre pour trouver le tout ! Heureux qui ne voit et ne fait rien pour être capable de voir le tout en la manière de Dieu ! Heureux qui n’a rien, et qui n’est rien ; car il trouve tout en la manière de Dieu ! Heureux qui en ce degré a et par lui-même, tout et ne jouit de rien ; car infailliblement Dieu le possédera selon son dessein éternel en lui-même et par lui-même, ce qui exprime un bien qui est la chair vie de notre âme !

O. Que les hommes sont malheureux qui veulent toujours avoir, toujours voir, toujours être, et toujours jouir ; car tous ces biens leur sont déniés, et jamais ils ne les trouvent ! Et tout cela se trouve aussi vrai pour leur extérieur et pour les choses qu’elles doivent faire au-dehors que pour l’intérieur. Et ainsi l’on doit juger de l’idée de perfection à laquelle doit tendre une âme qui est assez heureuse de commencer d’être appelée à ses sentiers d’oraison, afin qu’elle s’anime par là à la poursuite de ces choses.

38. Et au cas qu’elle ne sente quelque commencement et quelques instincts de ces choses, qu’elle ne prenne pas son vol si haut ; mais qu’elles servent Dieu selon son petit pouvoir en esprit d’humilité et de soumission sous la conduite et l’obéissance de quelque bon serviteur de Dieu, qui la conduira par l’obéissance et lui donnera un emploi intérieur sans forme d’une conduite réglée et arrêtée. Car telles âmes n’ont rien de réglé ni d’assuré, mais seulement elles ont ce qu’un directeur leur donne et comme il leur donne ; ainsi elles n’ont pas de voie : ce qui fait qu’elles changent fort facilement de conduite, leur conduite les quittant ; comme l’on voit quantité de bonnes âmes qui s’ajustent à tout esprit et à toute conduite ou voie, pourvu que ces Pères soient de bonnes gens. Et de cette manière on remarqua assez qu’elles n’en ont pas ; d’autant que toute conduite leur est propre pourvu qu’on cherche Dieu et qu’on leur aide à le chercher, tantôt d’une manière tantôt d’une autre.

39. Ici je ne prétends pas parler de certains dévots et dévotes, qui par faiblesse de tête et par petitesse de cœur et d’esprit sont dans un perpétuel changement, allant tantôt un Père tantôt un autre, et qui n’ont proprement de conduite que leur caprice. Ce n’est pas de ces personnes que je parle, mais bien de celles qui cherchent Dieu vraiment avec un esprit d’humilité et de soumission, et qui n’ont point de semence pour la perfection dans une voie intérieure en foi. Quand on rencontre de telles âmes, ce qui est ordinaire, il ne faut pas les brouiller, mais les laisser dans leur bonne foi et leur conduite de soumission, comme je viens de dire ; ne s’étonnant pas de leur variété et de leur peu de solidité. Elles ne peuvent faire autrement. Car comme tous leur bâtiment et établissement n’est pas en terre ferme ; elles ne peuvent suivre solidement une entreprise forte et solide, comme est cette voie intérieure.

Mais quand vous trouvez des âmes où la semence et les instincts sont forts pour telles voies, avec un esprit naturel conforme et approprié à ces hauts desseins ; il faut les consoler et leur aider peu à peu à s’embarquer sur cette grande mer de l’intérieur, leur aidant à se soutenir fortement dans le degré où elles en sont, conformément à ce que j’en ai dit jusqu’ici.

§.

40, 41. Que Dieu a gravé en nos cœurs les instincts de ces choses. 42-46. Bonheur de ceux qui y sont bien fidèles.

40. Vous me direz peut-être : « Mais, quoi ! Croyez-vous que l’on remarque de fort loin les inclinations et les instincts de ces choses si hautes et de ces voies d’oraison si particulières ? » Oui, car assurément Dieu en a gravé en nos cœurs et en nos esprits les inclinations selon Ses desseins éternels, et si nous n’étions pas si opprimés par nos misères et nos péchés, nous sentirions incessamment ces inclinations admirables et les secrets mouvements de la main de Dieu pour ce dessein divin sur nous. C’est pourquoi à mesure qu’une âme se défait, se vide et s’outrepasse soi-même par ces divers degrés, elle remarque que ces instincts et ces saintes et divines inclinations se fortifient et se déterrent109 et qu’en vérité dans la suite, notre âme, notre esprit et tout nous-mêmes, purifiés, nous rendent de sincères témoignages de ce que nous sommes, comme nous allons voir dans le quatrième degré.

41. Mais, oh le malheur ! On ne travaille pas à ôter un monceau de pierre, de terre et de boue qui nous accablent sous les ruines du péché, et ainsi nous ignorons presque toujours ce que nous sommes, ou, au plus, nous nous voyons toujours pauvres, abjects et méprisables, ce qui est excellent après notre débris110, pour savoir un peu ce que nous sommes, afin de soutenir notre âme dans l’esprit [87] d’humilité, d’abaissement et d’humiliation. Mais si l’on voit un peu la tête de cette surcharge de misère pour pouvoir voir en vérité ce que l’on est et goûter un peu des véritables instincts des traces divines en nous, oh ! que nous en aurions bien du sentiment ! Non pour quitter l’esprit d’humilité et de dépendance de Dieu — d’autant que plus on voit et plus on jouit des dons magnifiques de Dieu, plus on est humble et plus l’on connaît qu’ils viennent uniquement de la main toute libérale de Dieu — autrement la lumière ne serait pas vraie, mais quelque idée de notre esprit naturel qui se repaît facilement des choses hautes et grandes. Mais si ce sont de vraies expériences de ce que nous sommes en la main de Dieu, et qu’ainsi nous goûtions de ces vrais instincts et des solides inclinations de notre origine, jamais telles vues ne nous porteront à la suffisance et à l’orgueil, mais bien à nous connaître comme un présent magnifique de Dieu, qui incessamment demande et exige de nous, par un cri de tout nous-mêmes, de recouler à la source d’où tout ce don est venu et de faire ce pour quoi Dieu nous a créés.

O grandeur admirable ! Une âme qui verrait ce qu’elle est, comme celle qui, par la quatrième eau, le découvre, et qui demeurerait cependant en elle-même, ce serait un enfer ; d’autant que, se connaissant elle-même et connaissant ce pour quoi l’on est créé, et cependant ne vivant pas de cette manière, on souffrirait incessamment jusqu’à ce que l’on tendît de la bonne manière à la réformation et à arriver à la fin pour laquelle on est créé.

42. Assurément, supposé la vocation, l’on [88] voit, c’est-à-dire les personnes à qui l’on parle sincèrement et bonnement de ces choses, expérimentent qu’ils ont des semences et des instincts de ces choses, ce qu’il faut beaucoup priser et estimer, leur assistant à vraiment mourir et à soutenir l’opération de Dieu avec ordre, tâchant de leur aider à ne pas courir vitement et passer à la légère chaque degré, mais plutôt à être fort fidèles pour se nourrir des grâces, des pratiques et des saints dons que Dieu y donne.

Mais le malheur est qu’il se trouve certaines âmes qui mésusent même de ces saints et divins instincts, lesquelles voudraient tout dévorer et passer trop promptement par chaque degré, ne consommant pas comme il faut son étendue ; et faute de cela, elles ne font rien, au contraire, elles font très mal pour elles. Car au lieu de nourrir et d’élever, comme nous disons, ces saints instincts et inclinations, elles les tournent vers la nature, pour la rendre superbe et gonflée en elle-même, parce que, ne se servant, par exemple, de l’état et du degré premier pour déraciner tous les mauvais instincts et pour remédier aux péchés et habitudes perverses jusqu’au point que ce degré le peut faire avec l’aide de la grâce, par le raisonnement et l’occupation et l’emploi des puissances en activité, l’on perd tout cet emploi qui est fort étendu. De même, dans le second degré l’on se nourrit souvent de la plus grande facilité pour faire vivre la nature et non pour la faire mourir ; et ainsi des degrés qui suivent, si bien que faute de fondements solides de degré en degré, car un degré est le fondement de l’autre, on bâtit des [89] ruines qui ne font, au plus, que des amas de ruines sans ordre.

43. Tout au contraire, quand une âme est fidèle à passer et poursuivre ces degrés solidement, c’est un ordre admirable, un degré étant le fondement de l’autre, et tous les dons, les lumières et les grâces que l’on reçoit n’étant jamais, en ces âmes, en confusion, mais dans un ordre si admirable que vous y remarquez assez la main de l’Ouvrier et que ça n’a pas été la créature qui a travaillé en cet ouvrage et en cet édifice, mais la main du Très-Haut, ce que l’âme reconnaît elle-même de tout son cœur, tout son plaisir étant de renvoyer à son [leur] origine ces eaux qui lui ont été données et à la suite, comme nous dirons, sont une eau céleste qui ne se plaît à rien tant qu’à être dans sa source. Comme vous voyez que ces rivières coulent et marchent agréablement et avec plaisir, portant les bateaux et les autres choses selon leur capacité jusqu’à ce qu’elles soient en leur source, où non seulement elles conduisent ce qu’elles portent, mais où elles se perdent, heureusement et avec joie, elles-mêmes pour ne plus se retrouver, mais pour faire en cette grande mer ce pour quoi elles sont créées, qui est de faire et d’être par participation ce que ce grand Océan est et fait : c’est ainsi des âmes arrivées en Dieu111. Et si ensuite vous recherchiez leur être et leur opération pour les distinguer d’avec celui de l’Océan même de la Divinité, ce serait en vain, puisque, s’y étant heureusement écoulées, elles se sont perdues dans ce qu’il est et participent à ce qu’il fait non par une participation [90], mais en jouissant autant que l’état de créature créée pour cet effet peut souffrir, d’une unité que la seule expérience peut concevoir et que les comparaisons peuvent en exprimer.

44. J’ai dit tout ceci en passant, voulant exprimer la différence que l’on rencontre entre les âmes qui ont vocation, quoique fort éloignées, pour telle grâce, d’avec celles qui ne l’ont pas. On voit toujours ces dernières marcher vers les choses créées et les désirer bassement, mais les premières, ayant en soi je ne sais quoi de noble qui marque bien le dessein éternel de Dieu sur elles, si elles s’en servent comme il faut et qu’elles prennent la route pour conduire ces grâces de la bonne manière, on les voit toujours élevées, outrepassant incessamment toutes choses jusqu’à ce qu’elles aient peu à peu consommé tous les degrés, et qu’ainsi elles arrivent au comble et à la perfection des véritables désirs qui animent leur cœur et qui sont le penchant solide de tout leur être, au commencement fort sensible, à la suite, et plus la chose avance, moins sensible ; enfin, quoique la chose ne soit pas si sensible, elle ne laisse pas d’être très efficace, puisque en vérité elle fait le meilleur de tout elle-même, étant la perfection et la fin de leur création à laquelle leur rédemption se termine ; toutes les choses du monde les plus grandes et les plus sensibles aux âmes de bas aloi et qui n’ont pas telles inclinations, n’étant rien à l’égard de ce que ces choses divines deviennent à celles qui sont assez heureuses d’y arriver.

45. Car il ne faut pas s’y tromper : les plaisirs [91] ne sont que selon la capacité de la puissance qui les reçoit. Un diamant à la main d’un grossier paysan ne passe que pour un beau morceau de verre, ainsi il est très certain qu’une âme qui est beaucoup relevée par la très excellente vocation de ce divin don de foi, reçoit une capacité très vive et très étendue pour recevoir des plaisirs comme infinis en la jouissance de la fin de ses désirs, d’autant que la puissance et le terme de telle puissance s’accordant, cela fait un plaisir admirable. Or, les personnes du monde dont la capacité et l’esprit sont enfouis dans la terre, puisqu’ils ne peuvent jamais être tirés de la masse que par l’union à leur principe et à leur bien ont toujours une capacité très basse et très ravalée ; et ainsi pour avoir du plaisir, il faut par nécessité qu’elle ait un terme égal, ce qui fait que la puissance et le terme étant très bas, le plaisir qui en résulte est très petit, très chétif et misérable ou, pour mieux dire, dans la vérité, ce n’est pas plaisir, mais affliction. C’est pourquoi vous voyez toujours que les personnes du monde qui passent pour les beaux génies, se convertissant vers les créatures pour y prendre leur pâture, terminent leur vol à la charogne, ce qui cause véritablement une chose que le monde ne remarque pas, faute d’une sérieuse réflexion, savoir que leur esprit, leurs désirs, et, généralement tout ce qu’elles font et ce qu’elles possèdent, est dans une vicissitude perpétuelle, allant incessamment de branche en branche, voulant tantôt une chose et tantôt une autre, désirant un moment passionnément une chose, et un moment après, une autre toute contraire ; ce qui fait [92] voir l’inconstance de la créature et la bassesse de la puissance de telles personnes pour désirer et appéter de solides plaisirs.

46. Les âmes, au contraire, qui ont la grâce de l’oraison et qui en font usage, découvrent en soi insensiblement et par la pratique, chacune à sa manière, une capacité qui est sortie des mains de Dieu et qui par conséquent est une merveille et un chef-d’œuvre accompli, et comme Dieu, étant une Sagesse infinie, fait toutes choses pour une fin très accomplie, aussi donne-t-Il à cette puissance si relevée une fin qui cause, par l’union de la puissance à l’objet, un plaisir qui n’est point de la terre, mais vraiment divin. Et voilà pourquoi l’on peut dire, et sans exagération, que les seuls serviteurs de Dieu qui sont assez heureux de remplir les desseins éternels de Dieu sur eux, sont les heureux et les fortunés de la terre, étant les seuls capables des véritables plaisirs et des solides satisfactions, tous les autres n’ayant que des plaisirs de boue et de fange qui s’évaporent en fumée et qui n’ont du solide qu’en idée et non en vérité.

Enfin, il faut finir et commencer le quatrième degré où doivent commencer tous les plaisirs solides de la vie, puisqu’ils nous donnent, dans un parfait repos, des commencements beaucoup accomplis des traces de Dieu gravées en nous par notre création et rédemption.

Quatrième degré

47, 48. état tout passif et de la pure opération divine. 49-54. Ses grands effets en l’âme. 55, 56. Qui n’y coopère que par un repos entier et divin. 57, 58. Preuve et assurance de cet état. 59. Révélation admirable de Dieu dans le néant de la créature.

47.Le quatrième état112 est très bien comparé à la pluie du ciel qui arrose admirablement bien le jardin et qui met le jardinier dans un entier et parfait repos. Toutes les autres eaux de tous les degrés précédents sont des eaux de la terre, et quoique celle du troisième degré soit de source, cependant elle n’est pas totalement céleste ; et ainsi elle nous est en quelque manière appropriée : c’est pourquoi elle exige du concours de notre part et nous y pouvons beaucoup contribuer, non seulement pour nous la procurer, mais encore pour son usage ; ce qui est cause qu’autant que l’on en use actuellement bien, autant elle profite et est fructueuse.

Mais pour l’eau du quatrième degré, étant toute céleste, elle demande seulement la coopération active des autres degrés, mais pour un concours actuel, soit pour la recevoir ou pour l’usage, elle n’en a pas besoin, se donnant largement selon les desseins de Dieu et causant des effets d’une manière surprenante, sans l’aide de la créature, si ce n’est une aide purement passive par laquelle cette divine eau fait usage de tout notre nous-mêmes selon les desseins de Dieu.

 48. Et pour approfondir cette vérité, il faut savoir que Dieu a mis plusieurs puissances en nous : une active, par laquelle, étant sortis de Dieu non seulement par la création, mais encore par le péché et par la désunion de notre premier Principe, il nous est demeuré, par la bonté de Dieu, un pouvoir actif et volontaire d’agir comme nous voulons, lequel est mis en acte naturellement selon le bon plaisir de Dieu avec notre franc arbitre. Dans tous les degrés précédents, cette puissance ou opération active est mise en œuvre par l’âme selon le degré où elle est, et par là elle fait usage de l’eau comme nous l’avons dit.

Il y a en l’homme une autre opération ou puissance passive par laquelle l’âme est capable d’être très volontairement élevée et mue de Dieu comme bon lui semble. Or, ce pouvoir passif est bien d’une autre énergie et dignité que l’actif, d’autant que l’âme est le principe du premier, aidée de la grâce qui le fortifie et l’élève selon sa capacité ; mais ce second a pour principe Dieu même qui Se sert et S’empare amoureusement et très suavement de l’âme pour la conduire peu à peu et la faire arriver à Son dessein éternel. C’est pourquoi il se sert si admirablement bien de l’âme et l’âme s’y trouve très bien ajustée comme à une chose qui lui est si propre que non seulement elle n’y peut pas résister, mais que plutôt elle s’y laisse et s’y donne entièrement, d’autant que comme c’est la même opération divine qui l’a faite ce qu’elle est et qui a gravé en elle les admirables traits de Sa Majesté et de Sa grandeur, l’âme sent divinement cette même main qui [95] l’a faite telle et qui amoureusement la veut refaire, de telle manière qu’elle commence la vie éternelle en l’attouchement de cette divine opération qui lui est vie, force et vertu, et qui par conséquent commence à la faire revivre.

49 Cette seule opération passive, qui est cette quatrième eau, est capable de commencer efficacement ce grand ouvrage, d’autant que, comme nous avons déjà dit, les autres eaux n’ont fait que comme l’ébaucher ; mais celle-ci a un principe de vie admirable, et qui, plus il exige, plus il opère et plus il est reçu amoureusement dans l’âme, qui s’y ajuste si bien qu’il semble en vérité que ce n’est qu’à présent que l’âme commence à goûter l’opération divine. Car, comme l’âme est toute du ciel et toute céleste, étant sortie des mains de Dieu, aussi reçoit-elle cette eau céleste avec une avidité qui ne sent pas l’empressement des sens, ce que l’âme avait souvent aux autres degrés, ces eaux étant de la terre, mais bien une paix qui peu à peu lui donne la vie en la réveillant.

50. À mesure donc que les gouttes de cette divine eau tombent, l’âme la reçoit ouvrant son sein, comme vous voyez qu’une terre bien desséchée reçoit une pluie douce qui s’imbibe en elle et commence à y faire tout revivre, si bien que l’âme a un plaisir, une joie et une satisfaction sans pareille à mesure qu’elle reçoit cette eau, d’autant que, comme je dis, elle y goûte sa vie et expérimente un bonheur que cette eau seule peut lui donner. Jusque-là, elle a su, comme en songeant, ce qu’elle était, savoir un ouvrage de Dieu et Sa véritable image. Mais ici, cette divine eau en [96] s’écoulant et en tombant sur elle, la faisant revivre, elle fait comme sortir du tombeau ce bel ouvrage de Dieu ; et de cette manière, l’âme commence à avoir une faim divine de cette même eau. Elle savait déjà bien qu’elle était capable de Dieu et de toute Sa grandeur, mais cette eau tombant lui fait expérimenter comment cette même grandeur est en elle.

51. Si vous voyiez ressusciter un homme mort d’un sombre sépulcre113 où il aurait été enterré depuis plusieurs années, je crois que vous seriez surpris pour la nouveauté du fait, car, voyant cet homme sortir et revivre de ses cendres sèches et pourries, ses os morts se remplir de chair, et ainsi du reste, vous ne sauriez comment revenir d’étonnement et d’admiration, mais le voyant parler et vous entretenir de l’autre vie, vous seriez encore bien plus surpris. Il en arrive de même, et encore plus, en cette rencontre, à la réserve que ce fait de la résurrection du mort vous met dans l’étonnement, mais [que] celui-ci, quoique très surprenant, ne surprend nullement une telle âme, d’autant que cette divine eau lui est si naturelle, c’est-à-dire que, en faisant et en exécutant ces merveilles en l’âme, l’âme remarque si bien que en vérité ce sont les mêmes traces de Dieu, et que cette divine eau, ou bien Dieu en Son opération divine, ne fait que mettre au jour de l’âme ce que Sa main avait fait en notre création ; et à mesure que cette divine eau tombe, ce divin ouvrage se développe, qui ne met nullement en l’âme l’étonnement, mais plutôt la certitude de ce que Dieu a fait par Sa toute-puissance en notre création et qu’Il a refait par Sa bonté en [97] notre rédemption, ce que cette divine eau va faire germer. En parlant de ceci, il me semble que je vois un beau parterre qu’un jardinier a pris plaisir de semer de diverses fleurs, quand une pluie tombant doucement à propos le fait germer et ensuite peu à peu fleurir, et donne le coloris admirablement à toutes ces fleurs, donnant à une chacune justement ce qu’il lui faut jusqu’à ce qu’elle arrive à toute sa perfection.

52. Tout ce qu’est notre âme est une semence divine de Dieu et de tout Lui-même. Cette eau dont nous parlons, venant à arroser cette semence, commence à faire germer et à faire sortir peu à peu ces divines fleurs selon la beauté qu’elles sont sorties de la main de Dieu, si bien que ces choses ne s’opèrent pas dans les sens et dans nos puissances et en sentiment et en pensée, mais en vérité. Et, comme, par tous les degrés précédents, l’âme est tombée peu à peu en unité de toute elle-même, ici elle opère en unité, et toute l’âme est une terre qui produit non plus en distinction des choses distinctes et divisées, mais plutôt une multitude de merveilles en unité. Car remarquez bien que [dans] les degrés précédents selon la différence des eaux, elle [l’eau] opérait tantôt dans l’entendement, tantôt dans la volonté, tantôt dans les sens ; mais ici comme toute l’âme est créée de Dieu en unité, cette divine eau opère en elle et d’elle ce divin ouvrage de telle manière que l’âme découvre l’unité divine et devient savante en cette unité autant qu’elle en jouit ; et ses puissances étant capables des Personnes divines et de la génération éternelle du Verbe et de la mission du Saint-Esprit, elle vient (98) à recevoir ces divins effets non comme quelque chose d’extérieur dans sa pensée et dans son affection, mais comme quelque chose, ou, pour mieux dire, comme un tout qu’elle est.

53. Comme les perfections divines sont en Dieu, aussi à mesure que cette divine eau s’écoule, elle les fait germer en l’âme chacune en sa beauté, ce qui cependant fait un tout sans division, dont chaque beauté est ravissante et cependant n’est qu’une seule beauté. Comme toutes les créatures sont en Dieu, aussi les trouve-t-elle en cette manière sans manière ce qui fait qu’à mesure que cette divine eau tombant en l’âme, elle devient féconde et devient ce qu’elle était, ce que toute autre eau ni toute autre manière n’aurait pu jamais effectuer.

Pour dire tout le total de cette merveille, il faudrait des volumes et décrire ce que Dieu est. C’est pour lors que l’âme entend très bien ces belles paroles : Signasti super nos lumen vultus tui Domine114.

54. Il ne faut pas croire que cet état passe en peu de temps, d’autant que ce n’est proprement qu’en lui que commence le chemin de la perfection. Tous les autres degrés n’ont été que des préambules et des préparatifs pour donner lieu à celui-ci. C’est pourquoi l’âme qui est assez heureuse de commencer à goûter de cette divine eau du ciel commence sa fidélité pour ne pas laisser perdre un moment de sa vie : d’autant qu’elle reçoit plus en un moment qu’elle ne recevait dans les autres états en plusieurs années, pour ne pas dire que c’est ici tout autre [99] chose, puisqu’il est vrai qu’un moment de ce degré vaut mieux que cinquante ans de tous les autres.

N’est-il pas vrai que toutes les fleurs ou tous les fruits peints par tous les peintres les plus admirables et les plus experts n’approchent jamais du moindre fruit ou de la moindre fleur d’un parterre ? L’art ne peut arriver jusqu’à la nature. Ainsi il est certain que tous les degrés où l’opération humaine est requise ne font que des fleurs ou des fruits en peinture : la seule eau du ciel fait les choses en vérité.

55. C’est pourquoi ce quatrième degré est très bien comparé à l’eau du ciel tombant et arrosant le jardin : le jardinier est vraiment en repos, puisqu’en vérité son travail ne peut servir de rien à la faire tomber, ni à mieux faire, ni à mieux arroser ce qu’elle arrose. Ce divin et entier repos du jardinier fait tout, et il n’y a qu’à se fier à celui qui a soin du jardin et tout se trouvera bien fait. Sur ceci, il me vient une comparaison qui explique très bien comme le jardinier, en se reposant, coopère et fait tout ce qu’il faut en ce temps de la divine pluie.

N’est-il pas vrai qu’un jardinier ou un laboureur ayant ainsi travaillé, c’est-à-dire cultivé et semé la terre, la laisse et se tient en repos, laissant à la Providence divine de faire germer la semence et de la faire croître, se perfectionner et venir à maturité ? Nous voyons cela par expérience. Mais si quelque laboureur inquiet et inexpérimenté remuait toujours sa terre de crainte que rien ne vienne, il déferait ce qu’il aurait fait et ruinerait tout, si bien qu’en se reposant après avoir fait ce qu’il a dû faire, il [100] fait pour lors toutes choses et il coopère admirablement bien avec Dieu, le laissant faire tout le reste, et pour sa coopération, il se tient seulement en repos.

56. C’est donc ce sacré repos en toute manière qui est la véritable coopération de l’âme en cet état ; et qui fait autrement, perd le tout, car il ruine le germe si la semence n’est encore qu’en cet état ; si elle est avancée, il la ruine aussi et avec plus de perte ; ainsi du reste. De manière que toute la perte de l’âme en ce degré est le moindre agir par elle-même : car c’est perdre non une chose particulière, mais un tout, non une chose créée, mais un Dieu, puisque c’est biffer dans l’âme, que Sa divine main fait revivre selon la magnificence de son origine, Son image qu’Il y avait gravée, et qu’Il repasse115 dans ce saint loisir par la divine pluie. Car assurément, on efface et on biffe ces merveilles quand on ajoute quelque chose à cette eau divine et qu’on met là sa main grossière.

Dites-moi, au nom de Dieu, y aurait-il de la conduite et de la raison à prendre un pinceau et à ajouter quelques couleurs à des tulipes dans un parterre ? Cela serait impertinent. Laissons faire à l’art ce qui est de l’art, car cela est de son ressort, et laissons faire à la nature ce qu’elle seule peut faire sans imitation. J’en dis autant de cet état. Laissons à l’opération active de l’homme ce qu’il doit faire, mais laissons à Dieu ce qu’Il doit faire dans le repos de l’âme en ce degré. Et ressouvenons-nous bien que Notre Seigneur donne deux sortes de paix à Ses saints Apôtres, une qui leur était propre, qui est celle où l’opération active se trouve ; mais il y en a une autre que Notre Seigneur [101] appelle Sa paix. C’est donc cette paix divine, où Dieu est le véritable agissant et où l’âme reçoit très agréablement et très volontairement Sa divine opération, que possède l’âme en ce quatrième degré. Ce qui dit de cessation d’opérer en manière de créature, mais cependant c’est une véritable opération.

57. Je sais bien que, à moins d’expérience, ceci est de difficile compréhension ; aussi ne l’écris-je que pour l’expérience, laquelle, très assurément, saura être très vrai ce que je dis. D’où vient que ce n’est pas la science qui fait ces savants, mais l’onction de cette eau du ciel ; et quand une personne sans lettres est arrivée ici, elle en sait assez pour donner de l’étonnement à tous les doctes.

Ce n’est pas que, quand la science et l’expérience conspirent dans un même sujet, les choses ne s’en trouvent encore mieux, à cause de la certitude que procure la science, mais je vous assure que quand ce quatrième degré est un peu avancé, il est si fécond en la découverte de Dieu en Lui, soit par les divines perfections ou par les saintes vertus, qu’Il Se manifeste de Soi-même sans autre preuve. Quand les fleurs sont encore en germe dans la terre, le seul jardinier qui les a semées le sait ; mais quand le temps est venu qu’elles germent et sortent en manifestation, vous ne pouvez empêcher qu’on ne sache et qu’on ne voie qu’il y a des fleurs, et même, si elles sont avancées, qu’on ne voie la beauté et la diversité du coloris, ces choses se manifestant par elles-mêmes. Il n’en va pas ainsi dans les autres degrés.

58. Les personnes de ce quatrième degré ne cherchent pas des assurances comme, pour [102] l’ordinaire, font celles des autres degrés, mais elles sont certifiées par la fécondité de cet état, d’autant que cette ressemblance divine sortant d’elles par la vertu de cette divine eau, toutes les perfections divines se manifestent ; et ainsi l’âme devient en unité divine très féconde par les Personnes divines, et de tout ce qui est en elles sans multiplicité.

D’abord on en est étonné, sans étonnement cependant, d’autant qu’on n’a ni ne voit que ce dont on a eu depuis très longtemps des instincts, qui se sont fortifiés à mesure que l’eau des divers degrés précédents s’est avancée, car chaque degré a renouvelé et a tiré de l’âme, comme du tombeau, ces désirs et ces instincts secrets ; mais celui-ci leur donne la vie, et une vie divine qui s’augmente autant que cette divine eau s’augmente aussi.

59. Quand la chose est beaucoup avancée, il ne reste plus d’étonnement, à cause de la certitude que ces choses divines donnent à telles âmes, qui plutôt va se découvrant par ce qui se voit en elles et en leur divine lumière ce qui est en Dieu et ce que Dieu est. Si bien que c’est là une révélation admirable de Dieu et que je crois être celle dont Jésus-Christ parle : Et revelasti ea parvulis116. Ce qui fait qu’elles ne sont pas tant en quête pour chercher de la certitude autre part, tout leur bonheur consistant à être en pleine solitude, oubliées de tout le monde, ne possédant rien, mais jouissant de leur rien dans lequel tout ce divin ouvrage se fait. Ainsi, n’ayant besoin que du rien, il leur est facile de l’avoir, car elles n’ont qu’à se [103] laisser aller, et elles y tombent aussi facilement que cette divine pluie leur est donnée heureusement.

Et il faut remarquer ici que tout se perd en telles âmes : désirs de salut, de perfection, d’excellence dans les voies de Dieu, jalousie, voyant les autres plus éminentes en sainteté ou faisant plus pour la gloire de Dieu, enfin, généralement tout ce qui marque quelque inclination pour être quelque chose, non seulement vers les créatures, mais encore devant Dieu. Et la raison de ceci est, comme nous avons commencé à en dire quelque chose, que cette divine pluie étant Dieu qui S’insinue et qui revivifie Son divin ouvrage, Il ne fera jamais rien qu’à mesure que l’âme tombe et est dans le néant, d’autant qu’ayant créé l’âme du néant jamais, Il ne la revivifie en cette manière que par le néant et dans le même néant. Ce qui est infiniment à observer parce qu’ici tout autre moyen actif est tellement ôté à l’âme qu’un très long temps elle en est fort peinée et a beaucoup de difficulté à se laisser doucement et suavement tomber en ce néant et cette cessation d’opérer. Cependant, à la suite, l’âme voit tant et si bien que toutes choses succèdent de cette manière en elle qu’elle découvre qu’il n’y a que sa seule opération propre qui les gâte et y met quelque empêchement et que, lorsque, franchement et hardiment, elle se laisse perdre en Dieu, tout s’y fait bien d’une autre manière et avec une beauté bien plus éminente, cet ouvrage ne tenant et ne devant plus tenir de la terre.

§.

60-62. Passiveté divine, différente de la passiveté de lumière. 63-66. Nudité entière de l’âme pour trouver tout Dieu en elle. 67-69. Manifestation de Jésus-Christ et de ses états, bien postérieure à celles de Dieu.

60. [104] Mais comme cette cessation d’opérer est ce qui donne plus de peine aux âmes inexpérimentées en ce quatrième degré, il faut savoir que l’âme n’y est pas comme un bois ou une chose inanimée qui reçoit le mouvement d’un autre, mais que vraiment, vitalement, raisonnablement et volontairement, elle y contribue, non activement, mais passivement. Et ainsi, quand on dit que la seule opération divine travaille, on n’entend pas que l’âme n’y soit point, car c’est de l’âme que ce divin ouvrage se fait, mais on exprime seulement qu’elle concourt à un premier Principe qui élève divinement, non activement, mais passivement, Son opération. Ainsi elle agit, non elle, mais Dieu en elle, y contribuant en passiveté117 divine.

Et afin d’entendre mieux ceci, il faut savoir qu’il y a deux sortes de passiveté, une qui est en nous et que l’on peut appeler passivité de lumière : elle est en nous durant que Dieu nous communique des espèces et des idées divines, soit selon l’entendement, soit aussi quelquefois conjointement avec la volonté ; [105] or cette passiveté est en nous d’autant qu’elle est en la manière de la créature.

Il y a une autre passiveté que l’on appelle divine d’autant que c’est la communication de Dieu en la manière de Dieu, dont l’âme n’est nullement capable qu’au-dessus d’elle-même, c’est-à-dire dans cette puissance obédientielle ou la passiveté divine qui est en nous par notre création : de telle sorte qu’il est très vrai que contribuer avec Dieu en cette manière est vraiment agir, mais divinement, non humainement, passivement, non activement, dont nous soyons le principe. Et par là, vous voyez la manière de la véritable coopération avec laquelle l’âme agit en ce quatrième degré.

61. Je sais très bien qu’à moins d’une profonde expérience, il est assez difficile d’être pleinement éclairé sur cette manière d’agir en ce degré ; mais un peu de patience et d’humilité, parcourant les trois autres degrés et consommant par votre véritable réformation toutes les grâces que vous y recevrez, et vous comprendrez sans aucune peine cette manière de coopération, laquelle est très véritable, très efficace et très entière, quoique l’âme y soit et y doive être toujours en grand repos, lequel s’augmentera à mesure que la révélation de Dieu se fera en l’âme par cette pluie divine.

Il est donc très vrai que ce repos et cette cessation d’opération propre pour recevoir cette divine pluie et en jouir, est le principal de ce degré et ce en quoi l’âme a aussi plus de peine, d’autant qu’elle y trouve infiniment à mourir en cédant son droit en cette rencontre, voulant toujours travailler et faire tout à sa mode et selon son vouloir et ses lumières. [106] Cependant il faut ici que toutes ses vues, ses lumières, ses efforts, ses adresses et ses vigilances succombent à la gloire de Dieu, d’autant que Dieu veut y être le principal et l’unique ouvrier d’un ouvrage que Son seul doigt peut refaire.

62. L’âme étant bien convaincue de cette vérité succombe peu à peu et meurt à son opération propre, et par là elle est élevée à l’opération divine qui s’insinue si suavement et si doucement qu’en vérité l’on ne saurait rendre de comparaison plus juste pour exprimer l’opération en ce quatrième degré que de se servir de celle de l’eau de pluie, laquelle tombe et est donnée sans bruit, et qui fait et contient toutes choses. Car qui dirait que ces fleurs, ces fruits, et tout le reste qui se produit dans la terre y est admirablement ? Cependant cela est vrai, comme l’expérience nous le découvre.

63. Où il faut remarquer que dans ce degré où l’opération de l’homme n’est nullement requise quant à l’actif, il ne se trouve plus rien de figuré à notre mode, les choses ne se donnant plus ni en amour ni en lumière, étant cependant amour et lumière ; car cette eau céleste contient et possède tout, mais en nudité pure qui possède tout selon ce degré et selon que l’on est en ce degré. Le soleil matériel qui est la cause de toutes choses en la terre, les y va formant d’autant qu’il les contient toutes d’une éminente manière : ainsi en est-il en ce quatrième degré, où Dieu n’a pas besoin de S’ajuster à la façon de la créature, qui ne peut rien faire si elle n’a des modèles, et ainsi si elle n’en a des idées. C’est pourquoi [107] où l’âme doit contribuer par son opération active, il faut par nécessité que Dieu y donne des lumières sur lesquelles et à l’aide desquelles l’âme travaille. Mais quand Dieu a mené l’âme jusqu’à l’état où Il opère Lui-même un ouvrage que Lui seul peut faire, ce procédé n’est plus requis et il y faut mourir, ce qui ne donne pas peu de peine, car cela suppose une mort continuelle de la nature en éminent degré, l’esprit expirant continuellement, d’autant qu’il veut toujours faire et toujours voir pour travailler, et, Dieu ne voulant pas contribuer en cette manière, lui donne incessamment la mort pour le vivifier.

64. Et quand, une bonne fois, il a bien appris cette manière et que, mourant généralement à tout, il se laisse en proie à l’opération divine sans la voir ni la goûter, pour lors elle fait des merveilles, mais d’une manière très longue, d’autant que ce divin ouvrage qu’elle prétend faire est très admirable. Ce que je vous en ai dit n’est que très peu de chose, ceci consistant plus en expérience qu’en discours.

C’est assez qu’une âme qui a vocation pour ceci, sache que l’effet véritable de cette divine eau céleste se termine à la génération véritable du Verbe en nous, ou, pour mieux m’exprimer, à nous faire retrouver Dieu selon tout ce qu’Il est en nous, non en idée ni en lumière, mais en vérité, Dieu nous ayant créés à Son image véritable selon tout ce que nous sommes. D’où vient qu’afin que ce quatrième degré de pluie divine ait son effet total, il faut que le total de notre âme en soit arrosé et abreuvé, ce qui la rend fertile et lui fait germer le germe de vie.

65. Ici, il faudrait écrire des volumes entiers [108], non seulement pour exprimer comment cela se fait, mais encore pour dire quelque chose de Dieu selon Son Unité et selon Ses Personnes divines avec leurs émanations éternelles ; ici il faudrait écrire les attributs divins et les divines perfections, comment tout est en Dieu, comment tout vit en ce divin exemplaire118. Car il faut savoir que cette divine eau se donnant et s’écoulant en une âme à son plaisir et en pleine liberté, y découvre Dieu d’une telle manière que tous les livres de théologie ne sauraient rien dire qui approche de cette divine expression en l’âme ; car c’est proprement ce parler divin en la génération du Verbe en cette âme qui exprime des merveilles et par une manière admirable. Il ne faut pas s’imaginer que ceci soit extraordinaire et paraisse à l’âme qui en jouit extraordinaire, comme les extases et les ravissements. C’est bien une extase, mais sans que les sens en sachent rien. Cette sorte d’extase tire l’âme de soi pour la faire mourir à soi et lui donner une vie inconnue aux créatures et très souvent à ses sens, ce grand et divin ouvrage s’opérant dans le plus pur d’elle-même et dans son centre, où tout peut se faire sans bruit, sans mouvement et en Dieu.

66. J’ai donc dit ce peu de ces divins effets dans l’âme afin que l’on sache ce que cette eau céleste doit faire ; et je laisse le principal à cette eau divine et à cette divine opération, qui se fera mieux entendre en l’âme bien tranquille et bien morte à soi, que je ne le puis exprimer, car en vérité ce langage de cette Parole éternelle est tout autre que ces faibles expressions. Et, si vous saviez comment elle pénètre et change toute l’âme, vous en seriez surpris — [109] cependant en ayant l’expérience, ce serait sans sujet, — d’autant qu’étant Dieu, elle a ce pouvoir d’entrer partout, tout étant sujet à Son domaine et à Son pouvoir. Et ainsi, faisant tout seul Son œuvre, Lui seul le peut connaître tel qu’il est, l’âme où cela se fait n’en ayant connaissance que selon que Dieu lui fait la miséricorde de le lui découvrir. Car je crois qu’il y a quantité d’âmes où cela s’opère sans qu’elles le sachent pour le pouvoir exprimer, et ainsi ces sortes d’écrits leur sont une très grande aide et secours.

67. Et il est bon de savoir que tout ce quatrième degré si fécond et si admirable se termine en la manifestation de Dieu en l’âme sans découvrir Jésus-Christ, Dieu-homme, d’autant que l’expérience fait voir que cette manifestation de Jésus-Christ en vérité et en Ses divins états est bien postérieure à celle-ci119. Les âmes non profondément expérimentées en cette divine élévation de Dieu en l’âme croiront que je me trompe ; mais, patience ! Qu’elles travaillent et qu’elles soient fidèles à mourir à elles-mêmes en telle manière qu’elles puissent être assez heureuses pour jouir de cette quatrième eau, et elles verront clairement que ce que je dis est très vrai et qu’il faut que Dieu Se soit écoulé dans le total de l’âme afin qu’elle devienne suffisamment forte pour soutenir l’état de Jésus-Christ Dieu-homme.

68. Quand la sainte Trinité créa l’homme à Son image et ressemblance, Elle dit simplement : Faisons l’homme à Notre image et ressemblance120, mais pour ce qui touche le Mystère de l’adorable Incarnation, la très sainte Trinité exprime Sa grandeur par ces paroles : Fecit [110] potentiam in bracchio suo121. Il S’est servi et a employé la puissance de Son bras. Ce qui nous marque que ce divin ouvrage de Jésus-Christ est la véritable consommation de tous Ses ouvrages et qu’ainsi il faut que celui de la manifestation de Dieu en l’âme précède celui-ci ; et l’âme voit fort clairement par son expérience qu’aussitôt que Dieu est écoulé en elle selon le dessein de Dieu de la perdre en Lui, l’âme se retrouve en Jésus-Christ peu à peu selon Ses divins états. Et, comme, durant le temps de la perte en Dieu, l’âme outrepassait les croix, les peines et même les faiblesses, pour plus promptement et plus nuement se perdre, au contraire, quand cette perte est opérée et que l’âme commence de se retrouver, elle s’arrête en ses peines, ses croix, etc., non comme ses peines propres, mais comme des participations aux états de Jésus-Christ ; si bien qu’elle voit et découvre un fond en elle qui lui paraît infini, savoir les souffrances, les misères, les faiblesses, tant spirituelles que corporelles, et généralement tout ce qui la peut faire souffrir, d’autant que Jésus-Christ, Dieu-homme, S’écoulant dans ce fond, le déifie et le rend capable d’un trésor qui ne peut s’expliquer. Il faudrait un volume entier pour cela et mon âme n’est pas en état de le faire. Et, comme vous venez de voir que l’âme avec toutes ses puissances et, généralement, tout ce qu’elle a en soi, est le fond où Dieu S’écoule et où Il renouvelle Son image selon qu’Il l’y a gravée lorsqu’elle sortit de Ses mains, aussi nos pauvretés, nos souffrances et nos misères sont cet autre fond dans lequel le Saint-Esprit fait cet admirable ouvrage par l’écoulement d’un Dieu-homme, qui prend et reçoit un signalé122 plaisir [111] de Se revêtir et de Se voir revêtu de nos misères et de paraître ainsi devant Son Père.

69. Je demeure en silence sur ceci jusqu’à ce qu’un Dieu-homme, Jésus-Christ, m’ait fait la miséricorde de Se révéler. Tout ce que je sais est que cela est très vrai. Et afin que l’on comprenne mieux ceci, il faut savoir que Jésus-Christ a dit qu’Il est : la voie, la vérité et la vie123. Ainsi Ses maximes, Ses lumières et Son amour sont les lumières, les saintes intentions et les saints désirs des autres degrés selon la grâce et la lumière qui se donne et communique en chaque degré ; et ainsi Jésus-Christ est la voie de l’état méditatif, de l’affectif et des autres degrés. Il est vérité du quatrième : car, en vérité, Il s’y trouve, quoique caché, Jésus-Christ n’étant jamais séparé des autres Personnes divines, l’âme Le trouvant en Dieu comme elle trouve les perfections divines, le Saint-Esprit, et le reste. Mais Il est finalement la vie, et cela est propre en l’état dont je parle, c’est-à-dire : Jésus-Christ, Homme-Dieu, S’écoule en l’âme comme une vie nouvelle. Si bien que quand je parle de Jésus-Christ en état de vie, je n’entends pas parler des pensées, des lumières et des affections de Jésus-Christ, mais bien de Lui, communiquant en vérité Ses divins états par état, ainsi que plusieurs saints et saintes les ont possédés comme en source de grâces infinies tant pour eux que pour toute l’Église.

Ceci doit suffire, nous contentant de demeurer en ce quatrième degré où notre âme est véritablement réformée en Dieu par Son écoulement, qui la perd à elle-même pour la faire [112] véritablement trouver en Dieu et la disposer pour l’état de Jésus-Christ qui doit suivre.

Réflexion

70-72. Que tout ce divin ouvrage s’opère en foi. 73, 74. Croix qui l’accompagnent. Fidélité à son état et au moment présent. 75. Perte de tout désir en plein repos et abandon.

70. Quoiqu’en divers écrits j’ai dit plusieurs fois que tout ce divin ouvrage s’opère durant toute la vie présente en foi, je crois qu’il est bien à propos d’en faire encore ressouvenir, afin que l’âme sache que, bien que ces choses soient si grandes, c’est pourtant cette divine lumière qui les opère, et qu’ainsi elle n’aille pas se persuader que les personnes même beaucoup avancées en ce quatrième degré soient toujours en lumière aperçue. Non : elles sont toujours en lumière, car ici la foi est permanente et n’est jamais sans opérer, l’âme étant en cet état ; mais non toujours d’une manière manifeste, mais bien en foi, c’est-à-dire d’une manière réelle et efficace, quoique non toujours aperçue. Comme les âmes expérimentées et de ce quatrième degré savent fort bien qu’elles n’ont garde d’attendre aucune manifestation, car elles se rabaisseraient infiniment ; et ainsi supposant toujours également leur lumière, elles se laissent également et toujours perdues en la main de Dieu, qui opère incessamment, comme à la suite elles l’expérimentent très bien. Mais les âmes non assez expérimentées ou qui ne sont pas suffisamment instruites de cette [113] vérité, s’amusant aux manifestations, s’arrêtent, et ne vont pas toujours d’un pas égal, ce que font celles qui ont l’expérience et sont instruites de cette profonde vérité.

71. De plus, les âmes qui croient aux manifestations, je veux dire au sensible ou à l’aperçu de la foi, s’amusent et s’arrêtent incessamment, n’allant qu’autant qu’elles s’en aperçoivent ; et aussitôt qu’il y a du changement, elles changent. Les autres, mieux instruites sachant qu’en vérité Dieu Se donne en ce degré et qu’ainsi il n’y a point de changement, la foi se communiquant et opérant incessamment, mais que tout le changement qu’elles aperçoivent ou peuvent apercevoir, n’est qu’à leur égard, dont elles sont et seront toujours capables en cette vie : cela fait que s’outrepassant incessamment en se perdant, et par conséquent en perdant tout en Dieu en foi, elles ont toujours également à leur égard, mais à l’égard de Dieu non de la même manière : car assurément il y a jamais deux moments semblables, la foi agissant incessamment, et ainsi faisant avancer l’âme en sa perte continuelle.

72. Tout ceci est donc d’une telle importance que c’est la clef de ce divin ouvrage et, à moins que l’âme soit forte et agile pour tout outrepasser en se perdant ainsi en foi, il y a et il y aura toujours des vicissitudes, tantôt bien tantôt mal ; mais si l’âme va en foi nue de cette manière, son ouvrage se fera sans relâche et elle verra des progrès admirables.

Il ne faut donc pas en ce degré s’amuser au sentir ou non sentir, au voir ou non voir, avoir ou non avoir ; mais il faut supposer sa foi constante et perpétuelle, car étant arrivé ici, [114] la foi est par état, et l’âme en jouit par habitude et ainsi sans faire de réflexion sur l’acte. Supposé le soleil levé au matin, on ne le réfléchit pas en doutant s’il est couché plus tôt qu’à son heure ordinaire ; et quoique souvent, durant le jour, il soit caché et que l’on ne le voit pas, on fait cependant que ce jour, quoique ténébreux à l’égard de cette belle clarté qui brille quelquefois, est le véritable soleil ; et ainsi l’on agit, l’on travaille et l’on fait tout comme s’il était fort clair et brillant. Il en faut faire autant dès que l’âme est certifiée de quelque personne expérimentée qui nous a assurés du degré de notre oraison ; et au cas que nous soyons en celui-ci, soyons assurés que Dieu, comme un véritable soleil, ne manque jamais d’envoyer ce divin rayon de la foi en l’âme, qui fera en elle non seulement ce que je vous ai dit (ce qui n’est que grossièrement en bégayer), mais infiniment davantage dans le détail de l’essentiel que je vous ai décrit.

73. Comme Dieu fait Ses merveilles et opère Ses miséricordes en nos âmes par la foi, assurez-vous qu’il y aura bien des croix, des peines, des ennuis, et un million d’autres choses qui contribueront admirablement non seulement à la pureté de notre âme, mais encore à la purification de notre foi. C’est pourquoi il ne faut pas s’imaginer que ces croix, ces troubles passagers et le reste, qui nous crucifient selon la Providence de Dieu sur nous, brouille notre ouvrage et cause des empêchements à la divine opération de la foi en nous, pourvu que, souffrant par outrepassement dans ces choses, nous allions par leurs moyens plus promptement à Dieu. [115]

Où il faut observer que comme Dieu est plus à l’âme que jamais, aussi il y a une Providence plus spéciale à laquelle il n’échappe pas un moment de la vie de ces âmes. C’est pourquoi chaque moment, quel qu’il soit, leur est fort cher et peu à peu leur devient Dieu. Ainsi tout ce qui se rencontre en leur vie, et en leur condition, quelque crucifiant qu’il soit, est ce qu’il leur faut uniquement et ce qui est reçu avec un agrément admirable par ces âmes, d’autant que [de] tels moments ont uniquement le pouvoir de leur donner Dieu selon le dessein de Dieu sur elles.

74. Où en passant il faut remarquer que généralement toutes les âmes qui ne sont pas fidèles à cela, et ne sont pas amoureuses de souffrir et de se laisser à tous les moments, soit crucifiants ou autres, de leur état ou conditions pour en être dévorées, ne sont pas en ce degré et ne le seront jamais, si cela ne vient en elles. Et ainsi dès que vous voyez des défauts essentiels pour la vocation, comme, par exemple, si un religieux ou une religieuse ne sont pas amoureux de leur état et fidèles à ce qu’ils y doivent faire ou souffrir, ou si une personne mariée ne sera pas soigneuse à son ménage et ne portera pas avec fidélité lumineuse les croix et les peines de sa condition, c’est une marque qu’ils ne sont nullement en cet état ; et pour y pouvoir arriver, il faut qu’ils deviennent tels : et ainsi il est aisé de découvrir si une personne est arrivée en cet état.

75. Il ne faut pas qu’une âme de ce degré s’étonne si elle n’a pas de grands désirs d’austérité, de souffrance et du reste qui marque une sainte vie. En ces âmes où Dieu travaille par [116] ordre, Il réserve ces choses pour le degré de Jésus-Christ qui doit suivre. Ici Dieu ne veut que la perte de l’âme en Lui en plein et parfait repos ; et ainsi peu à peu Il lui fait perdre tous ses soins, tous ses désirs, et généralement toutes choses, afin que Dieu devienne en elle toutes choses. Et de cette sorte il [ne] lui reste que l’abandon sans abandon, pour être et pour faire tout ce que Dieu veut, chaque moment de sa vie remplissant tous ses désirs et toute sa capacité, ce qui met insensiblement un merveilleux calme en l’âme où Dieu fait des merveilles. In pace locus ejus124, la demeure de Dieu est vraiment dans la paix, où Il travaille et fait un ouvrage admirable : il faut bien s’empêcher de le brouiller par son opération propre et grossière, qui ne peut que l’amoindrir quoique sa fin nous paraisse sainte.




VI. Voie de la perfection sous l’emblème d’un Nautonnier

VI. Description de la conduite de Dieu sur l’âme pour la mener à la perfection et lui faire trouver la vérité, sous l’emblème d’un Nautonnier qui va faire un grand voyage.

AVERTISSEMENT [Madame GUYON]

Ce petit traité qui a été fait par providence pour quelques âmes, est très utile afin de remarquer les démarches de Dieu dans une âme, fidèle à le suivre : ce qui peut beaucoup avancer l’ouvrage de Dieu et faciliter les peines que les âmes ont dans les divers états qu’elles doivent passer, et même prévenir plusieurs choses qui les peut faire retarder et souvent les arrêter non seulement pour un long temps, mais pour toujours.

L’auteur décrit trois états. Le premier des commençants : et comme celui-là est le plus difficile et où plusieurs font naufrage, plus que dans les autres ; aussi s’arrête-t-il beaucoup non seulement à le décrire, mais encore à précautionner contre les écueils et les défauts. Le second y est décrit assez au long, d’autant qu’il se trouve peu de livres qui parlent clairement de cette nudité et pureté de la divine opération, sans laquelle il est impossible qu’une âme devienne nue et propre pour entrer en son fond et jouir de son centre. Il faut s’arrêter à la description fidèle qu’il fait [118] de cet état, afin que l’âme qui est certifiée d’y être, aille plus promptement et plus vitement par son aide et son soutien. Il commence à décrire le troisième, et ne fait qu’en donner seulement un crayon, afin d’animer les âmes pour lesquelles il a été fait qui commencent d’être dans le premier et le second degré, de les encourager par là, faisant voir les fruits qu’elles doivent espérer en parcourant fidèlement et courageusement ces degrés. De plus il ne le décrit pas totalement, d’autant qu’il faudrait des volumes entiers pour en parler et en dire quelque chose selon la vérité. Ce sera dans son temps lorsque la providence le désirera.

1 – 4. Occasions et sujet de ce traité. 5. Similitude pour expliquer la voie de la perfection.

1. Le temps n’est pas toujours présent pour écrire et répondre comme l’inclination naturelle le désirerait ; et ainsi je crois que vous aurez la bonté, quand les réponses vous manquent, de l’agréer et de vous servir des avis précédents125 ; autrement, ce serait la raison et la civilité humaine qui répondraient et qui vous rempliraient de choses dont il faudrait même vous vider. Vous cherchez des lumières de Dieu, et ce serait vous tromper de vous en donner de raisonnables et humaines, qui n’auraient en vous ni effet ni assurance non plus qu’elles n’en auraient pas en elles-mêmes. Une chose ne peut être plus excellente ni produire un effet plus relevé que son principe : ainsi toutes les réponses qui ne viennent pas immédiatement de Dieu et qui n’émanent pas de la source divine, ne peuvent être qu’humaines et, de cette manière, [119] ne peuvent causer l’effet que vous prétendez. Quand je n’ai rien à vous donner par écrit, je ne laisse pas de prier Dieu pour vous de mon mieux, et j’espère que Sa bonté, ne voulant pas se servir de ce misérable instrument, fait par un autre moyen, quoiqu’il vous soit inconnu, ce que vous désirez humblement et avec tant d’insistance, car Il ne laisse pas longtemps les désirs affamés et le vide ne demeure jamais sans se remplir.

2. Mais, souvent, il se remplit sans le savoir ni le comment. Et qui saurait ce secret, serait toujours, avec respect, content de tous les ordres divins, qui ne sont jamais un moment sans effet en toutes les dispositions de notre âme, pourvu qu’elle soit toujours ou petite ou tendant à la petitesse, se contentant de toutes choses, aussi bien de la privation que de la plénitude, du manque de lumière comme de la lumière, en ayant rien comme en ayant tout. Car toutes ces différences de tout ou de rien, de lumières ou de ténèbres, supposé notre fidélité à nous abandonner nuement, ne sont que des différences à notre égard ; mais c’est toujours un et le même pour Dieu, qui agit incessamment pour notre bien et notre perfection, ne laissant pas un moment de vide sans toujours travailler en nous et hors de nous. Mais comme nous jugeons selon ce que nous voyons par les sens, nous faisons ces différences. Et de plus, comme nous ne jugeons, par nos sens, les opérations et les choses que nous avons, être pour notre bien et pour notre perfection, que selon qu’ils les goûtent agréables, nous croyons qu’il n’y a rien, qu’il ne se fait rien, et qu’au contraire Dieu S’éloigne et que nous nous perdons [120] autant que nous n’avons pas les choses que notre âme désire et approuve selon ses idées.

3. C’est ce qui fait faire un furieux et long circuit aux âmes, faute d’être éclairées et aidées à connaître que tout ce que Dieu fait, dès le premier moment de notre conversion jusqu’à notre consommation totale, si Dieu la désire de nous, est toujours bien fait ; et que tout ce qui se fait, soit en nous ou hors de nous, c’est Dieu qui le fait et qui l’ordonne, pourvu que l’âme soit soumise, humble et abandonnée selon le degré de son opération. Si bien qu’une âme qui, de moment en moment, se laisserait entre les mains de Dieu, en faisant ou ne faisant pas selon qu’il lui arriverait et que la Providence en ordonnerait, trouverait que tout se ferait bien et qu’assurément il n’y aurait rien de vide, Dieu ayant autant dessein d’opérer en nous privant qu’en nous donnant, en nous aveuglant qu’en nous éclairant, en nous appauvrissant qu’en nous remplissant ; et ainsi nous trouverions que d’état en état Dieu ferait parfaitement toute chose : Bene omnia fecit126, soit pour notre purification, soit enfin pour notre plus grand avancement.

4. Mais le malheur est que l’on veut toujours que Dieu agisse selon nos idées et selon notre prétention ; et souvent les idées éternelles et divines font tout autre chose. Ce qui est cause que nous passons plus de la moitié de notre vie à faire et à défaire, et à ne jamais travailler avec Dieu, sinon quand il arrive qu’Il fait quelque chose selon que nous le voulons et que nous en avons l’idée. Il y a même des âmes qui non seulement passent une partie de [121] leur vie, mais qui souvent la passent toute, quoique sainte, sans apercevoir cette faute, ce qui est un très grand mal. Les autres qui n’en passent de la sorte qu’une partie et qui sont assez heureuses d’être enfin éclairées en sont si surprises qu’elles ne peuvent presque en revenir, voyant qu’elles ont tant travaillé et si peu fait ou plutôt presque rien fait. Car faute de s’être jointes à l’opération divine, d’être entrées à l’aveugle et en esprit d’abandon dans le dessein de Dieu, elles ont suivi leurs bonnes idées et sont allées contre le vent : au lieu que, si elles avaient agi de l’autre manière, il est certain qu’elles n’auraient eu besoin que de ramer très peu ou pas du tout, le vent heureux de l’opération divine les menant à l’aise au port du dessein éternel. Il est vrai qu’elles auraient pu voir en passant les écueils et les rochers, mais ce n’aurait été qu’en passant, ce vent heureux et toujours à point les guidant et les conduisant.

5. Sans y penser et par providence, je me trouve embarqué à me servir d’une comparaison fort juste pour expliquer l’opération divine sur chaque âme, laquelle exprime très bien tout ce qu’elle fait et la manière qu’elle le fait, pour conduire une âme dès le commencement de la conversion jusqu’à la fin.

Prenez donc garde qu’un nautonier, ayant pris le dessein de faire un long voyage, se sert d’abord de la rame pour aider à tirer le vaisseau du port ; mais ensuite qu’il est à la portée du vent, et que le vent se peut saisir des voiles, le vaisseau l’ayant en poupe, pour lors le travail des rames cesse et toute l’adresse du nautonier et du pilote consiste à ajuster leurs voiles, et à [122] se servir du vent pour aller d’heure en heure, de jour en jour, et d’année en année jusqu’à ce que le vent, qui est l’esprit, et le mouvement de ce vaisseau l’aient enfin conduit au port désiré.

Prenez garde à toutes ces circonstances et vous y trouverez admirablement exprimé tout ce que vous devez faire pour arriver promptement et à l’aise au port de votre vocation selon le dessein éternel de Dieu sur vous, conformément à ce que je vous viens de dire de l’opération divine en tout et par tout ce que vous avez, et ce qui vous arrive, de quelque manière que vous soyez et quelques dispositions que vous ayez, depuis le commencement jusqu’à la fin.

6-8. Du Premier degré, où après les premiers travaux de la conversion 9-11. L’âme s’abandonne à la conduite de Dieu. 12-18. Qui ne manque pas d’opérer en l’âme pour l’avancer vers lui.

6. Je vous ai donc dit que les nautonniers se servent des rames pour détacher les navires du port d’où il part, afin de le mettre en état que le vent le puisse mouvoir et faire aller.

Ces rames et ce travail pour ramer marquent admirablement bien le commencement de la conversion, où l’âme ayant par la grâce conçu le dessein d’aller à la perfection et ainsi de sortir de soi-même, de son amour-propre et de ses inclinations, travaille fortement à se corriger, combattant en elle les péchés plus connus et découverts. L’âme rame à la vérité, car, comme elle est trop pleine de soi par ses péchés, ses mauvaises habitudes, et ses perverses [123] inclinations, aussi n’est-elle pas en état que le vent divin de la conduite de Dieu se saisisse encore d’elle. Il faut qu’elle rame, et qu’elle travaille pour se vider, et par ce travail laborieux et pénible elle se vide peu à peu d’elle-même : de sorte qu’elle devient humiliée, et cette humiliation la met en état de connaître qu’elle n’est rien, qu’elle doit attendre de Dieu tout son secours ; et imperceptiblement son humiliation est son illumination.

7. Cette illumination donc lui vient par son humiliation, laquelle s’augmente peu à peu, autant qu’elle rame en la méditation et dans les autres exercices qu’elle doit faire, qui sont en ce degré bien figurés par le travail de la rame. Car pour lors l’âme n’a rien dans l’oraison et dans les autres exercices qu’autant qu’elle rame et qu’elle travaille. Mais elle voit aussi que, travaillant, elle fait peu à peu quelque chose et se vide peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin elle a tant fait quelle ait démarré le vaisseau de son port propre127, ce qui est lorsque l’âme commence d’être vraiment humiliée et qu’elle confesse qu’elle n’est rien, qu’elle n’a rien, et qu’elle ne vaut rien128.

Pour lors l’âme est loin de soi-même et ainsi le vent commence à agiter ce vaisseau et à aider les rameurs, jusqu’à ce qu’enfin le vaisseau soit assez loin de son propre port, pour que le vent soit en état de se saisir tout à fait de lui et que les nautonniers puissent ajuster leur travail selon que le vent leur devient propre, ne le diminuant que peu à peu, selon que le vent s’approprie et s’augmente pour faire marcher le vaisseau seul. [124]

8. Remarquez bien que cette manière de travailler de la rame, figure et marque les premiers travaux pour sortir du péché, des grosses imperfections et de l’amour-propre ; où l’âme travaille à ce qu’il semble, toute elle-même, animée d’un certain désir de se sauver et de sortir d’elle-même et de son port propre. Car pour lors ce sont tous efforts pleins d’angoisse, et bouillants, désirant tantôt une chose en suite une autre, s’y prenant tantôt d’une manière tantôt d’une autre, et n’avançant proprement, si l’âme y est fidèle, qu’en connaissant qu’elle ne fait rien qui vaille : car ce travail est grand et fait peu, il est pénible et profite peu ; et bien souvent on abandonnerait tout là croyant ne rien faire, quoiqu’avec beaucoup de travail, si l’on n’était avisé que ce pénible travail doit se finir et terminer à connaître que l’on n’est rien et à découvrir son néant et son humiliation. Durant tout ce temps l’âme doit être fort animée, et les personnes qui l’aident doivent l’encourager à travailler fortement, tâchant adroitement d’aider l’âme à découvrir la fin de tel travail quoiqu’elle ne le prétende nullement : car elle prétend la destruction de ses péchés et défauts, elle prétend l’Oraison et les vertus ; et plus elle pense arriver là, plus il lui semble qu’elle s’en éloigne. Mais au milieu de ce grand travail et de ces angoisses c’est un grand bonheur quand l’on rencontre quelqu’un qui fait voir, qu’il faut avoir courage ; et que poursuivant la pureté et les vertus, la Sagesse de Dieu, qui a son dessein adroitement, fait trouver et rencontrer à l’âme sans qu’elle le sache, son humiliation et son rien : et ainsi en pensant à l’un elle ne le peut trouver ; et ne pensant nullement à l’autre elle le trouve heureusement.

9. Et quand l’âme est docile pour se contenter de son humiliation et de son rien, en se combattant et poursuivant l’oraison à la rame, elle poursuit son travail sans goût ni satisfaction ; et par là elle s’éloigne beaucoup de soi : de telle manière que le vent du secours divin se saisissant de son pauvre rien qu’elle ne croit propre à rien, elle trouve que sans y penser et sans savoir le comment elle est soulagée en ramant ce qui l’encourage encore davantage, jusqu’à ce qu’enfin peu à peu elle s’éloigne tant d’elle-même, comme ce vaisseau s’éloigne du port, qu’elle devient en état d’être mue et conduit par le vent. Et pour lors les nautonniers cessent bien le travail de la rame, mais ils en commencent un autre qui est d’ajuster les voiles au vent, et le pilote commence celui de conduire avec sa boussole le navire agité et poussé par le vent.

10. Ce second travail est bien différent de l’autre, d’autant que dans le premier l’on travaille beaucoup et l’on avance peu ; mais en celui-ci l’on fait peu et l’on avance beaucoup. Ce que l’on fait n’est proprement que s’ajuster au vent, et faire en sorte par l’accommodement des voiles de ramasser tout le vent, afin que d’avancer mieux, plus sûrement et plus promptement. Cette manière de travail marque admirablement ce que l’âme doit faire aussitôt qu’elle est un peu désembarrassée et éloignée de soi-même : savoir s’ajuster et mettre uniquement tout son travail pour faire usage de l’opération divine qui ne manque jamais un moment [126] de se présenter pour opérer et pour conduire l’âme au port du dessein éternel. Cette opération divine est si générale qu’elle renferme et contient tout : et il n’y a rien ni intérieurement ni extérieurement qui ne soit mû et animé par cette divine opération, laquelle comme un vent heureux conduit l’âme sans besoin d’autre travail, comme le vent conduit un vaisseau sur mer. Mais le malheur est qu’au lieu de se contenter de mettre seulement les voiles, on veut toujours ramer et travailler ; et par ce moyen on ne se sert presque point de son aide et de son secours.

11. Mettre les voiles et se servir des voiles est vivre véritablement en abandon en chaque chose et en chaque état que l’âme porte ou souffre. Car si une bonne fois l’âme pouvait se convaincre que jamais il ne lui arrive rien, ni au-dedans ni au-dehors, qui ne soit conduit par cette opération divine, elle serait heureuse pourvu qu’elle s’y laissât aller et conduire, quoiqu’elle ne voie ou discerne où cela la conduit, ni l’effet que telles choses peuvent opérer. Souvent même tout cela contrarie les desseins de piété, d’oraison et de mort que l’âme a ; en un très longtemps on ne découvre aucunement le but ni où se doivent terminer telles choses. Cependant se laissant au gré de la providence et de la conduite de Dieu en chaque moment, à la suite ce vent de la conduite divine ayant fortement éloigné l’âme d’elle-même et de ses desseins, quoique bons et saints, elle découvre peu à peu ce secret divin, et remarque combien il est avantageux de se laisser à cette divine conduite, comme à un heureux vent qui la fait voguer à son aise et très avantageusement. [127]

12. Avant que l’âme puisse découvrir cet avantage, il faut par nécessité que cette divine conduite, toujours présente et agissante dans l’âme et pour l’âme, l’ait fait mourir et l’ait séparée d’elle-même ; et par conséquent qu’elle ait renversé l’âme un million de fois dans ses desseins et prétentions saintes et vertueuses. Et ainsi comme durant tout ce temps, la conduite et l’opération divine ne fait que ruiner, renverser, et éloigner l’âme d’elle et de ce qu’elle prétend, qu’elle aime, et qu’elle recherche ; aussi l’âme durant tout ce temps ne peut juger que cette conduite soit divine, ni une opération de Dieu : au contraire elle croit que c’est une perte et un éloignement de Dieu. Ce qui est la cause que ne jugeant telle chose être conduite et opération divine en elle et hors d’elle, l’âme l’abandonne, l’oublie et ne s’en sert point, ne mettant pas les voiles, c’est-à-dire, ne s’abandonnant pas à corps perdu dans cette divine opération129.

13. Durant tout ce temps l’âme ne marche point : car ne se servant pas de cet heureux vent de la conduite de Dieu, elle prend la rame de ses aides, et par là rame contre le vent et l’opération divine ; tâchant de remédier à ce que Dieu renverse et perd et d’aller au contraire de ce où le vent de l’opération divine la conduit. Ainsi au lieu d’avancer, elle recule ; au lieu d’entrer dans le dessein divin, elle s’en éloigne. Ce qui est cause que souvent ne découvrant pas ce mal, l’âme passe toute sa vie, non seulement à ne pas se servir de l’opération et de la conduite divine, mais encore à la contrarier : en quoi la pauvre âme souffre des peines mortelles, qui vont quelquefois jusqu’à tel [128] excès que ces personnes portent une âme toujours souffrante et agonisante comme des personnes qui rament contre le fil d’une eau infiniment rapide.

14. Mais c’est tout le contraire quand ces âmes découvrent que dès le moment qu’elles ont été assez heureuses de se donner à Dieu et de se convertir à lui tout de bon, après avoir un peu ramé pour se détacher des péchés et des imperfections plus grossières qui les faisaient être vivantes en elles-mêmes, le soin et la protection divine se sont appliqués à elles pour les conduire et pour ordonner en elles jusqu’à la moindre chose qui les concerne ; et que pourvu qu’elles soient fidèles à s’abandonner et à se laisser à l’opération divine, elle ne leur manquera jamais un moment ; quoiqu’elles ne la voient et ne la discernent, comme opération divine, qu’après que cette même opération divine les aura beaucoup perdues en Dieu, où elles ne se peuvent jamais voir ni trouver en la manière de la créature.

15. Ce qui fait beaucoup de peine aux âmes au commencement et un long temps en cette opération divine est, comme je dis, qu’elles ne la voient ni ne la peuvent jamais voir comme une opération divine. Il faut qu’elles le croient sur la foi et la parole des âmes fortes avancées, lesquelles ont vu la lumière en la lumière, et qui enfin après avoir beaucoup et longtemps vogué sur cette mer, ont découvert le bien de cet heureux vent qui les a conduites, et que leur bonheur a été en quelque manière d’avoir aperçu que ces peines premières, ces sécheresses, ces abandons, ces croix étaient une conduite divine et amoureuse, qui les a [129] tellement fait marcher en s’abandonnant et en se perdant par leur moyen que le vent le meilleur, le plus fort, et le plus en poupe ne peut donner des ailes si vite et précipiter un excellent vaisseau en pleine mer que l’opération divine en ces choses fait dans une âme qui sait en elle mettre toutes ces voiles à l’air, c’est-à-dire, qui sait s’abandonner à pure et à plein et sans réserve de quoi que ce soit, bon ou saint, pour se laisser agiter et conduire par cet heureux vent de la conduite divine.

16. Je vous assure qu’une âme qui est bien éclairée de cette vérité est bienheureuse, quoique malheureuse selon les sens ; d’autant qu’elle abrège bien du chemin, et qu’il n’y a moment qu’elle n’ait vraiment le vent en poupe. Ceci semble paradoxe : il est pourtant très vrai ; et je le vois si certain que rien au monde ne me semble y être comparable. Cependant peu d’âmes ont le cœur assez fort et la vue assez assurée pour découvrir cette divine opération : ce qui est cause que vous les voyez toujours ramer, et se contenter au plus de voguer en basse eau. Mais quand vous trouvez des âmes généreuses et où la foi a pris de puissantes racines, elles font des démarches sans mesure. Car dès qu’elles découvrent que la conduite divine est la cause et le principe de tout ce qui leur arrive de moment en moment, soit intérieurement soit extérieurement, elles se rendent si fidèles, et tâchent de se rendre si exactes à s’en servir, qu’insensiblement par son moyen elles font du pays infini130. Avant que de découvrir ces choses comme conduite et opération divine en elles, elles en faisaient usage de vertu. Après avoir découvert le secret, elles [130] passent outre et se perdent par leur moyen, faisant ou souffrant tout ce que Dieu leur marque de moment en moment sans s’amuser un moment à discerner ni ceci ni cela, mais plutôt courant indifféremment par tout ce qu’elles ont ou ce qui leur arrive. Et par ce moyen la conduite divine les dégage du créé pour les mettre en pleine mer, ce qui fait que s’unissant de cette manière purement et nuement à la conduite divine, elles font plus de chemin en un jour qu’elles n’auraient fait en plusieurs années par leurs saints travaux.

17. Me soutenant dans ma comparaison, il me semble qu’en vérité qu’une âme qui se dégage peu à peu d’elle-même par le moyen de la conduite divine, est semblable à ces navires qui ont le vent plein et en poupe : toutes les voiles étant étendues, vous les voyez briser l’air et voler plutôt que de marcher. Quels pays ne font-ils point avec un repos admirable et une facilité qui ne se peut exprimer que par l’expérience ! Aussi une âme après avoir longtemps vogué par le vent de la conduite divine dans les croix, sécheresses, afflictions, soustractions et le reste, qui tiennent beaucoup de notre terre, arrive insensiblement en pleine mer où l’on découvre que, bien que ces croix, ces souffrances et le reste nous parussent au précédent état comme choses particulières, cependant c’était Dieu, caché par Sa divine conduite en ces choses, par lesquelles Il fait rentrer l’âme en Lui comme nous voyons que l’on entre par les rivières dans la mer. Et pour lors, quoique ces croix, ces sécheresses, ces souffrances demeurent, cependant l’âme commençant d’être en pleine mer, elles ne font plus l’embarras qu’elles [131] faisaient, l’âme découvrant trop bien la conduite divine en elle, et de cette manière s’y abandonnant facilement, de sorte qu’elle ne cause en la suite presque plus d’images en l’âme, l’âme passant par elles avec tant de vitesse (conduite par l’opération divine) qu’il n’y a point de navire agi par le meilleur vent qui lui puisse être comparé.

18. C’est une grande pitié qu’ayant à parler à des hommes, il faut par nécessité se servir de comparaisons pour exprimer de nues et simples vérités : mais comme nous ne sommes pas des Anges, nous ne connaissons pas, nous ne parlons pas à leur manière spécialement dans les commencements de l’opération de la foi. Ce n’est pas qu’à la suite ces divines lumières (que j’appelle ici conduite de Dieu et divine, d’autant que toute l’opération divine en cette vie est toujours en foi étant en lumière de vérité,) ne devienne si simple, si nue et si générale, qu’avec ses semblables on peut parler et se faire entendre par une manière qui n’a pas tant besoin d’expressions : mais pour le général où il se trouve des âmes encore dans les commencements de cette divine lumière, elles n’entendraient pas ces expressions si perdues, si nues et si générales. C’est pourquoi l’on se sert de ces comparaisons qui comprennent toujours infiniment plus qu’elles ne disent extérieurement. Car assurément ce serait ici un champ pour montrer, en poursuivant la comparaison, comment ce vent divin de la foi où cette conduite divine peu à peu nous ayant tiré de nous-mêmes par les peines, les obscurités et le reste, qui nous arrivent dans les commencements, insensiblement s’augmentant et notre âme s’y ajustant, la fait voguer en pleine mer de Dieu même. Et ainsi l’on pourrait décrire comment par cet heureux vent de la conduite divine en foi, l’âme va en Dieu et de Dieu en Dieu, perdant toutes images. Mais comme cela n’est pas propre à la personne pour qui l’on écrit ceci, c’est assez qu’elle voie comment cette conduite divine conduit assurément en Dieu, et comment les croix, les afflictions, les peines et le reste font cette conduite en soi en foi qui sera à la suite ce divin ouvrage.

§.

19-22. Purification de l’âme par le feu de l’attribulation et son grand effet. 23-26. Qu’il ne faut pas s’attendre à des épreuves extraordinaires. 27-31. Bonheur qu’on trouve par cette voie, qui fait jouir de Dieu même de plénitude en plénitude.

19. Il faut donc savoir (afin de revenir sur mes pas pour dire méthodiquement ce que je viens de commencer) que la conduite de Dieu en foi commence tout ce divin ouvrage par les croix, les renversements, les pauvretés et le reste ; d’autant que par là Dieu purifie l’âme de ses souillures, et la défait et la déprend peu à peu d’un million de choses qu’elle a contractées par le péché, dont jamais elle ne se déferait. N’avez-vous jamais pris garde au travail d’un forgeron131 qui a dessein de travailler quelque morceau de fer ? Il le met au feu et excite le feu tellement et si longtemps qu’il l’ait pénétré ; puis il le prend, et il le frappe à coups de marteau et le retourne côté sur côté jusqu’à ce [133] qu’il l’ait amolli et qu’il lui ait fait perdre sa rouille et sa première figure ; ensuite il le remet au feu et dessous le marteau, enfin il le met et il le remet au feu tant de fois, il le frappe et le refrappe tant et tant jusqu’à ce qu’il l’ait ajusté à son dessein.

20. Voilà une image de ce que Dieu fait au commencement, voulant ajuster une âme pour Son dessein éternel. Il la met au feu, lui donnant quelque amour et la remplissant du désir de Lui plaire et d’être à Lui, et cela par un million de manières, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Cet amour étant en quelque degré, Il la met en la fournaise de tribulations, permettant que des croix lui arrivent, soit par les créatures, soit de la part de Dieu, et très souvent d’elle-même par ses défauts. C’est là le fourneau où Dieu met l’âme. Au commencement, elle y demeure peu, ensuite un peu davantage et enfin un long temps, si bien que s’ajustant à souffrir ce feu, Dieu, par un million de manières (qui lui sont indifférentes, car Il se sert de toutes choses également), commence à frapper sur ce fer rouge par la tribulation. Je l’appelle fer d’autant qu’elle se sent endurcie comme du fer ; et ainsi elle reçoit d’étranges coups, qui sont au commencement moindres, ensuite plus forts, à la fin extrêmes, si bien que cette pauvre âme est étrangement embarrassée. Car d’un côté elle sent et voit son cœur dur comme le fer, sans pouvoir faire usage de ces coups qui tombent sur elle dru et menus comme la grêle, et de l’autre elle croit être perdue ; et plus son désir de Dieu s’augmente, plus les coups lui sont sensibles, pénibles, et insupportables. [134]

21. Quand quelque atteinte de coups ou quelque affliction lui est survenue, et qu’il semble ensuite que l’on commence à se reposer, il lui fait avis que c’en est fait et que cela va changer. Cette pauvre âme qui n’est pas encore habile ni savante en l’opération divine, ne sait pas que ce n’est encore qu’un commencement et un jeu. Elle est tout étonnée qu’un orage recommence et qu’on la remette en la fournaise de l’affliction, où on la bat et la frappe encore de meilleure grâce. Elle s’étonne encore plus, et souvent elle se perd dans ses idées ; car elle veut y remédier et se consoler, et plus elle y pense et s’efforce, plus les coups lui surviennent qui l’embarrassent ; et elle résiste autant qu’elle peut. Et de cette manière selon que Dieu a de dessein sur elle, on la met et remet à la fournaise, on la frappe et refrappe jusqu’à ce qu’enfin elle perde sa vieille rouille et qu’elle soit maniable et pliable au gré divin, portant avec plaisir la figure que Dieu veut selon Son dessein éternel.

22. Quand cela est, pour lors elle commence à découvrir tout ce qui s’est passé comme ordre divin infiniment précieux, ainsi que je l’ai dit, ce qui lui était caché durant tout le temps de l’épreuve. Et son cœur tombant au large et dans le calme lui fait remarquer que cet ordre divin, qui était caché dans les tribulations, est le même qui, dans ce calme si étendu et si infini, conduit la même âme avec une vitesse bien plus grande, à ce qu’il lui semble, qu’il ne faisait en ce temps de peine, quoiqu’à la vérité elle y allât très vitement et aussi vitement que l’âme se laissait en abandon pur et en perte totale dans la fournaise ou sous le [135] marteau, ce qu’elle ne découvrait pas en ce temps-là, mais qu’elle voit présentement. D’où vient que si, étant en Dieu, elle pouvait avoir de l’affliction du passé, elle en aurait de n’avoir pas connu et découvert cette vérité, afin de s’abandonner à nu et en pure perte sans réserve au bon plaisir divin de ces divines épreuves.

23. Prenez bien garde sur ceci de tomber dans un inconvénient très commun et fort périlleux, savoir que quantité d’âmes qui ont de la grâce et de la semence divine pour la foi et la conduite de Dieu, ne jugent jamais que les croix qui leur arrivent et le reste qu’elles ont, soient de la nature de Sa divine conduite, les croyant toujours naturelles et ordinaires, et ainsi s’y conduisant naturellement. Sauvez-vous de cet inconvénient ; n’attendez pas des épreuves extraordinaires ni des conduites surprenantes. Souvent, plus la foi et la conduite de Dieu est pure en une âme, plus elle fait usage pour l’âme des choses ordinaires, et elle s’en contente ; mais l’âme ne s’y rendant pas et ne s’y arrêtant pas perd insensiblement de vue cette divine conduite en ce qui lui arrive d’ordinaire et de moment en moment, qui est et devient autant relevé et suréminent que l’usage que l’âme en fait est pur, actuel et sans réserve. C’est une finesse de la nature qui ne veut jamais mourir et qui fuit les coups autant qu’elle le peut.

24. Sachez donc que dès le moment qu’une âme est à Dieu en foi, autant que toutes les choses qu’elle a et qui lui arrivent sans les chercher et qui lui viennent par son état, sont reçues en fidélité, autant l’ordre divin lui devient actuel et en état d’en faire des merveilles selon [136] l’usage que l’on en fera en foi, en abandon et perte dans l’opération divine. En marchant dans cette opération divine en foi, peu à peu, sans adresse et presque sans y penser, la conduite a une opération plus divine dans les mêmes choses, de moment en moment, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perde les ruisseaux et se perde dans la mer même de cette divine opération ; et ainsi en suivant et se perdant, elle se trouve emportée dans la perte même132. C’est comme un homme qui, sans savoir le chemin de la mer, suivrait une rivière, insensiblement après bien le détour et détour il arriverait à la mer, et en marchant en elle il irait jusqu’à ce que, perdant fond, il tomberait en l’abîme de la mer.

25. J’ai tant de pitié de plusieurs âmes, lesquelles ont beaucoup de grâce et de semence divine, qui cependant perdent tout ou du moins demeurent fort loin, faute de suivre généreusement et hautement cette divine opération en ce qui leur arrive dans leur état et dans leurs exercices spirituels. Elles s’amusent toujours à se regarder et à éplucher cet ordre divin, croyant toujours s’assurer et se fortifier, et elles ne font jamais ni l’un ni l’autre ; et de cette manière elles se perdent et s’égarent. Car jamais elles ne peuvent découvrir cette divine opération positivement. Elle ne se voit, ne se trouve et ne se possède qu’autant que l’on se perd en l’outrepassant, allant vite par elle, c’est-à-dire par ce que l’on a et par ce que l’on est : et ainsi en ne l’ayant pas, on l’a et on est assuré dans son incertitude, et on la trouve en n’ayant rien. Mais, ô Dieu, Vous voyez presque toutes les âmes autour d’elles-mêmes et passer leur vie à s’assurer et à désirer [137] sans user de rien qu’elles ont, et cependant elles ont tout à tous moments : chaque moment, étant très plat, est autant plein qu’il le faut pour contenter pleinement Dieu selon Son dessein éternel et la capacité du moment où nous sommes.

26. Ceci est une vérité aussi certaine qu’il est certain que Dieu est Dieu : car nous ayant créés pour Lui, Il ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment selon Son dessein éternel. Cependant sans comprendre bien cette vérité, les âmes s’amusent au créé et laissent l’Incréé, ne pouvant jamais trouver la voie pour y aller, car ignorant ceci, la voie leur est fermée, et ainsi elles s’amusent à l’image, laissant l’Original et s’arrêtant au rien, elles perdent le Tout, où elles arriveraient sans peine et sans s’égarer. Car cette véritable guide de l’opération divine les ayant prises par la main dès le commencement, se laissant à cette main en tout ce qui est de moment en moment, sans savoir ni voir la voie, le terme se trouverait, d’autant qu’il n’y aurait à la suite que de simples voiles et images qui le cacheraient.

27. C’est ce qui étonne les âmes qui sont assez heureuses et fortunées pour s’être laissées conduire par cette opération divine. Lesquelles étant arrivés à la Vérité, cette Belle se dévoilant par intervalles, leur fait voir qu’elle était avec elles dès le commencement et que, bien qu’elle fût voilée de croix, de peines et du reste, c’était elle-même, quoiqu’inconnue ; et que l’âme ne s’étant pas amusée à la regarder, et à la vouloir reconnaître, mais plutôt ayant couru et à la suite vogué par le vent heureux de cette opération divine, elle a tant marché [138] et a été si loin hors d’elle-même qu’enfin toutes ces ombres et ces voiles de croix, d’incertitudes et le reste, sont tombés dans le néant et la Vérité même s’est dévoilée.

28. Ô, qu’heureuse est pour lors cette âme ! Elle ne marche plus, mais elle est portée par un vent si fort hors les images et les figures, que c’est une chose inexplicable à qui ne l’a pas expérimenté. O Beauté de Vérité, que vous êtes aimable et que vous payez bien en un moment ce que vous avez donné de peine afin de vous trouver dévoilée et dans votre beau jour éternel ! C’est là où l’opération divine fait faire en un moment ce qu’on paraissait autrefois ne faire qu’en plusieurs années, car comme l’âme peut présentement jouir de la Vérité sans images ni voiles, aussi va-t-elle comme à l’infini par elle. C’est pour lors que l’on commence à voir que Dieu est en tout et que tout est en Lui, ce qui fait que l’âme vit sans images des choses, les ayant et y passant sans que leurs sombres images cachent les beaux regards de cette charmante Vérité en toutes choses et par toutes choses. Tout est ici sans milieu et si l’âme en a encore de fois à autre par les ordres divins de chaque moment de sa condition, qu’elle chérit encore plus qu’au commencement, elle les dissipe en un moment par un regard sans regard de la Vérité pour ne pouvoir jamais se contenter que de la voir toute nue et d’en jouir sans voiles.

29. Mais qu’est-ce que de voir la Vérité et de jouir de la Vérité toute nue ? Est-ce se reposer ? Non : c’est se perdre dans la Vérité même, où le repos est l’opération et l’opération est le repos. Belle Vérité ! Admirable lumière ! C’est présentement, en vous voyant nue [139] que l’on est charmé de vous. Car en vérité l’on est charmé et ravi de joie, remarquant que dans la vérité l’on a la Vérité nue et qu’ainsi l’on a Dieu en Lui-même par la Vérité voilée des croix, sécheresses, misères et le reste, que cette même Vérité communique, et par lesquelles l’âme va et vole à la Vérité nue et dévoilée autant que l’âme s’abandonne et se perd par la pointe de ces mêmes choses. Il est vrai que cette vue est charmante, mais à la suite on est encore bien plus charmé de découvrir en la Vérité nue comment ces choses l’ont fait trouver, et comment par elle et en nudité l’on se perd de plus en plus, et tombe d’abîme en abîme. C’est pour lors que les moments sont remplis et que l’on va de plénitude en plénitude.

30. Durant que cette belle Vérité se donnait et se communiquait, non par elle-même, mais par les croix et les exercices, ses démarches étaient grandes et autant grandes que l’âme était fidèle ; mais aussitôt qu’elle se donne et paraît nue, il y n’a plus de plus ni de moins : c’est toujours un Tout. Durant que cette vérité se donnait par le particulier, elle se donnait beaucoup. Car chaque moment de sa part était toujours plein, mais non en plénitude comme on le sentait fort bien, restant toujours un vide, l’âme désirant secrètement la vue d’un je ne sais quoi133 qui charmait le fond de son être sans savoir ce que c’était, et qu’elle a appris aussitôt que cette belle Vérité nue lui a paru. Pour lors, tout son être l’a reconnue et embrassée comme son centre et la fin de tout soi-même ; pour lors, tous désirs cessent, et plus cette belle se communique sans images, plus aussi les désirs cessent, le cœur étant toujours [140] content, mais non rassasié, car il faudrait non seulement posséder cette belle inconnue, mais être pleinement possédé d’elle. Si bien que d’un côté nous allons peut-être remplis, et de l’autre, encore fidèle, notre capacité peut-être pleinement pleine et remplie de Dieu ; et Dieu peut n’être pas encore content de nous, car Il est insatiable d’une âme qui veut être fidèle à suivre cette divine Vérité dans toutes ses démarches depuis le commencement jusqu’à la fin, qui se termine en cette Vérité nue, où il y a des merveilles à jouir et à posséder jusqu’à ce qu’un cœur soit content. Et quand enfin un cœur dit : « je n’en puis plus », forcé de se perdre en jouissant en des abîmes infinis de jouissances de vérité nue, de nudité en nudité et de vérité en vérité, ce n’est encore rien pour l’amour insatiable que Dieu a de Sa créature ainsi capable et forte pour soutenir ce même amour.

31. Jusque-là, l’âme a cherché la Vérité, elle a couru après la Vérité, elle a trouvé la Vérité et s’est perdue dans la Vérité qui est Dieu même, où elle a trouvé des merveilles qui l’ont mise dans le repos et l’ont vraiment rassasiée, sans cependant la rassasier, se découvrant en elle une autre capacité non de posséder, mais d’être possédée, qui lui fait voir encore bien un autre pays. Dans toutes ces démarches, quoique l’âme soit conduite et élevée par l’opération divine (comme j’ai dit la comparant au vent qui agite un navire), l’âme y va et y est conduite selon la capacité qu’elle a et qu’elle a reçue de Dieu. Mais quand elle a consommé ce degré au plaisir de Dieu et à sa satisfaction, pour lors Dieu, qui nous aime plus infiniment que nous ne Le pouvons aimer en la plus surnaturelle [141] manière, commence à Se contenter en cette âme et de cette âme, et ainsi l’âme voit qu’elle n’a encore rien ni rien fait. Mais pour vous dire les plaisirs de Dieu en une âme et ses délices, je m’arrête là, car il faudrait encore plus écrire que je n’ai fait, en crayonnant seulement cette conduite mystérieuse de l’ordre divin pour mener l’âme par toutes ces démarches, jusqu’à ce qu’enfin cette aimable main se manifeste et qu’elle découvre la Vérité dévoilée de cette inconnue, qui fait toutes les démarches d’une âme pour la conduire en Dieu, où est son centre et d’où elle est sortie. D’où vient qu’il ne faut pas s’étonner si elle a tant de véritable joie et de solide contentement en possédant de plus en plus et dans sa perte totale, en toutes manières, cette Vérité nue qui est Dieu même en soi et en toutes choses, et soi et toutes choses en Dieu : cela vient de ce que son Dieu dont elle jouit, est son centre et sa fin.

§.

32-35. Cause des peines qu’on souffre au commencement, et défauts fort nuisibles en cette voie. 36, 37. Pour y être fidèle il faut s’attacher à la pureté et aux devoirs de son état. 38-40. Exemple de la vie cachée de Jésus-Christ et des âmes intérieures.

32. Toute la plus grande peine en cette voie d’opération divine en foi, est en son commencement, quand elle purifie et ajuste l’âme à sa mode et à sa façon. Car comme l’âme a tant de dissimilitudes, il faut par nécessité que cette divine opération change tant de moyens, tantôt [142] d’une sorte, tantôt d’une autre, que cette variété et incertitude est incommode. Et de plus comme l’âme est encore en soi-même et si proche de soi, elle a tant de distinction, de variété et de multiplicité, qu’un esprit qui veut Dieu en est incommodé. Mais il faut souffrir patiemment et porter avec longanimité toutes ces vicissitudes et tous les défauts qui arrivent à l’âme : car comme j’ai dit, étant encore fort en elle et proche d’elle, elle tombe souvent en plusieurs défauts ; mais tout cela, soit les vicissitudes ou les défauts causent un grand bien à l’âme quand elle en porte l’humiliation et que par eux elle passe légèrement et promptement à Dieu qu’elle désire et recherche avidement.

33. Trois choses sont fort nuisibles en ce degré.

La première est, de ne pas désirer Dieu de tout son cœur, ni aller à lui en outrepassant tout ; sans s’arrêter à rien, mais plutôt se servant de tout pour cela. C’est un certain état nonchalant et fainéant, l’âme demeurant comme habituellement en l’affection des créatures ou souffrant en soi quelques défauts habituels, et de cette manière se contentant d’un état médiocre. Outre ce défaut essentiel, il y en a deux autres qui en approchent beaucoup ; et à moins qu’une âme qui les a, ne les combatte en se perdant et en allant à Dieu au-dessus de tout, il n’est pas encore possible qu’elle puisse faire usage de cette divine opération, qu’elle anéantit en soi, se réduisant à une pureté médiocre sans s’outrepasser soi-même.

34. Le second défaut donc est d’avoir une âme réfléchissante et scrupuleuse, quoiqu’avec sainte intention de plaire à Dieu. Vous voyez [143] des naturels qui sont toujours entortillés et réfléchis sur soi et autour de soi, qui ne savent presque jamais lever la tête pour se perdre bonnement de vue ; mais qui sont toujours ou pour le plus ordinaire occupés de soi pour leur pureté ; et sous un prétexte de pureté et de netteté de conscience vous les voyez toujours désireux d’aller à confesse, ne pouvant supporter la peine et l’humiliation intérieure de la moindre faute. Telles âmes sont propres à mener une sainte vie, mais non à entreprendre le grand voyage de la perfection : les périls, les orages et les écueils y sont trop fréquents et trop absolument nécessaires pour qu’elles puissent y aller, hautement se perdant et se précipitant comme il faut. Il faut les laisser en terre ferme gagner double à double leur vie. Ce n’est pas que parfois vous ne trouviez des âmes qui au commencement et en ce premier degré susdit ont des scrupules et ont l’âme timorée ; mais vous y remarquez un fonds généreux et magnanime qui fait tout outrepasser sans pâlir, quand elles sont instruites et éclairées de quelqu’un qui soit expérimenté : et si elles y ont de la peine, ce n’est que pour rendre leur cœur encore plus généreux ; comme vous voyez que les grands courages pâlissent du premier abord, mais que tout aussitôt ils se reprennent et deviennent des lions. Ceci est de très grande conséquence ; et à moins de ce cœur généreux, on ne peut jamais suivre cette opération divine selon ses démarches qui sont fort vites, courant toujours au-dessus de tout pour conduire l’âme où Dieu la désire.

35. Le troisième défaut consiste en une certaine inclination naturelle à la multiplicité des [144] bonnes choses, ne pouvant souffrir l’unité, ou pour mieux l’exprimer, n’ayant pas au fond de l’âme une certaine inclination à l’unité, c’est-à-dire à travailler à se perfectionner au dedans sans tant aller au-dehors. Vous voyez des âmes qui aussitôt qu’elles commencent de vouloir être à Dieu, et qu’elles ressentent quelques touches de Dieu, et quelques petits commencements de penchants amoureux vers lui, se portent par inclination intérieure à servir les autres, à faire la charité et aux œuvres pieuses, sans sentir cette inclination à l’un nécessaire, et à travailler en secret et en cachette sur le bel ouvrage de leur intérieur. Quand telles âmes sont averties plusieurs fois, et que l’on remarque qu’elles ne comprennent pas ce travail en unité, il faut doucement les laisser faire ; car elles se sauveront en cette sainte multiplicité avec de bons désirs. Ce n’est pas qu’il ne faille donner et permettre aux âmes intérieures quelque travail extérieur pour s’aider et soulager ; mais cela doit être comme une aide pour les soulager dans le travail intérieur afin qu’il soit plus généreux et constant.

36. Il faut bien savoir sur cela que l’Esprit de Dieu qui est un esprit de vérité et d’ordre, commence toujours à travailler sur le nécessaire et non sur l’accessoire en la manière susdite. Or le nécessaire en ce commencement c’est de se purifier et travailler sur soi-même, et de faire ce que l’on doit dans l’état où l’on est. Par exemple. Si c’est une âme religieuse, il faut qu’elle travaille à mourir à soi-même intérieurement et à s’ajuster aux vertus et aux autres exercices que Dieu demande d’elle comme religieux ou religieuse. Et si on fait bien cela, [145] on remarquera l’admirable adresse de la Sagesse divine en ajustant, et en présentant actuellement et de moment en moment toutes les pratiques et les vertus à pratiquer qui sont absolument nécessaires pour combattre actuellement l’amour-propre dans son délicat134. C’est pourquoi il faut être extrêmement présent pour ne laisser échapper le moindre moment ni la moindre circonstance.

Si c’est une personne mariée elle doit observer ce qu’elle a à souffrir ou à faire en son état135, et ne cesser qu’elle ne se soit perfectionnée et purifiée selon les moments de son état : ce qui dit bien des choses. Et cela est si vrai qu’il est impossible que la pureté intérieure en l’opération divine puisse subsister qu’autant que cela est exactement ; et qu’à la suite il est également impossible que l’opération divine augmente et que l’on avance en elle qu’autant que l’âme entre en cette pureté. Et cependant quantité d’âmes faute de cette lumière de foi et de l’opération divine susdite, négligent ce travail, s’appliquant à toute autre chose ; comme à passer beaucoup de temps à des dévotions, à prier Dieu et à un million d’autres saintes pratiques, qui pour lors sont la pâture de l’amour-propre, et qui marquent assurément à une personne éclairée que telles âmes n’ont pas l’opération divine en elle. Car si cela était, il leur serait comme impossible de ne pas travailler incessamment et comme uniquement à s’ajuster et à s’embellir par les beautés de l’état où Dieu nous a appelés : et au contraire ces choses paraissent aux âmes, qui n’ont pas ce dont, comme choses si basses, si communes et si petites, qu’elles croient que ce n’est rien, et qu’il n’y a de grand [146] que ce qui porte le caractère extérieur de sainteté.

37. C’est pourquoi vous voyez tant de personnes dévotes de l’un et de l’autre sexe, soit entre les religieux ou religieuses soit entre les gens mariés et autres, si peu content dans leur état : qu’elles désirent toujours tout autre chose qu’elles n’ont, et ont toujours une amertume dans le cœur de ce qu’elles ont, comme leur étant une chose insupportable.

Mais les personnes qui sont assez heureuses d’avoir le don intérieur quoiqu’encore en ce premier degré, ne trouve le bonheur qu’à travailler à se perfectionner, et à s’ajuster à leur état, quoique très pénible et laborieux, et aux providences qui s’y rencontrent ; ayant toujours la main au pinceau pour se former selon les vertus et les pratiques que les croix et les circonstances de leur état demandent d’elles, ne pouvant jamais être contentes dans le fond de leurs âmes autant qu’elles y expérimentent de correspondance pour les pratiques de tel état ; ce qui est fort caché et inconnu : et il faut assurément avoir la semence et le commencement de cette divine opération pour travailler assidûment en cet ouvrage inconnu.

38. Et comme toutes choses pour être dans la vérité doivent être conformes aux procédés de Jésus-Christ, je ne m’étonne pas si ce que je dis de cette opération divine doit être tel. Ne remarquez-vous pas que Jésus-Christ, Vérité éternelle, a passé les trente-trois premières années de sa sainte et sacrée vie fort caché et inconnu ? Il a été un enfant dans une crèche et dans l’emploi d’un enfant autant que son Père le désirait, conformément aux autres enfants [147] étant le Fils d’un charpentier à ce qu’on croyait et d’une pauvre fille. Il a été avec eux en cet emploi portant tous les états et circonstances de cet état jusqu’au temps préfixé. Pensez-vous que tout cela soit sans un Mystère très profond ? Au contraire Jésus-Christ étant la Sagesse divine, c’est un Mystère qui doit être la source de la grâce qui doit découler en nos âmes par la conformité à ce divin original.

Enfin toutes les âmes animées de cette divine opération portent assurément ces saints et sacrés commencements, comme la source des merveilles qui doivent suivre. Car tous les états de cette opération divine en foi qui seront dans la suite prennent leurs racines en ce commencement ; et autant profondément qu’ils le font, autant hautement élèvent-ils aussi leurs branches dans le sein du Père éternel.

39. Quand vous remarquez donc des personnes ne pas faire état de ces défauts, et que leurs âmes ne se laissent pas facilement éclairées des lumières qu’on leur donne sur cela ; il faut doucement les laisser avec les pratiques les plus communes. Mais pour celles qui sont vraiment touchées de l’opération divine, elles en feront leur bonheur, quoique leur état soit humiliant, pauvre et abject, et qu’elles y trouvent un million de contrariétés selon les sens et l’esprit. Plus cela sera, plus le fond de leurs âmes sera animé à se former et à s’ajuster à l’ordre de Dieu sans avoir de cesse, ni extérieurement ni intérieurement, que l’on n’ait consommé l’ordre divin en son état selon le degré de pureté dont l’âme a les instincts, qui sont toujours conformes dès les commencements à la grandeur des états qui doivent suivre sa fidélité. [148] Je dis ceci de tous les états et de toutes les providences où Dieu nous attache : il faut les aimer et les honorer infiniment par la raison que je viens de dire. Ce qui est si vrai que jusqu’à la consommation de tel état intérieur que Dieu nous fera la grâce d’avoir, nous verrons que plus cette divine opération nous fera avancer, plus elle nous fera trouver la vérité et la substance de notre état extérieur, quel qu’il soit, n’en perdant jamais un moment.

40.  D’où vient que je ne crois pas que ces âmes qui croient avoir un si profond intérieur que par là elles sont retirées des exercices de leur état, comme du chœur, du travail, des croix, ou d’autres, soient si élevées. Ce sont pour l’ordinaire quelque abreuvement des sens. Mais si c’est opération divine et foi avancée, cela ne sera pas : tout au contraire plus elles seront perdues en Dieu, plus assurément elles deviendront exactes jusqu’à la moindre chose. La raison solide est que cette opération divine en foi nue, unissant et perdant à la suite l’esprit en Dieu, laisse les sens dans leur emploi plus libres et plus capables sans comparaison, d’autant que plus nous arrivons à notre fin et à notre centre, plus nous sommes naturellement en notre repos et ainsi, l’esprit étant en son lieu, les sens sont aussi dans le leur, étant en l’exercice des vertus de leur état. Et comme l’esprit trouve sa perfection en Dieu où il est, aussi découle-t-il de Lui une participation de cette perfection pour approprier les sens à leur exercice. [149]

§.

41-44. Du second degré, ou de la Foi toute nue et simple, et comment l’âme y est élevée peu à peu. 45. Comment ses défauts y sont consumés. 46-48. Activité infinie de l’opération divine qui devient ici toute naturelle à l’âme en plein repos.

41. Supposé la fidélité à tout ce que dessus, l’âme portant l’effet de l’opération divine en ce degré, peu à peu cette même opération la dénue comme j’ai dit, et même bientôt, si elle peut avoir le cœur et d’esprit assez perçant pour pouvoir de bonne heure et promptement envisager les événements et les croix de son état comme opération divine en elle. Or cette envisagement ne doit pas être une intention seulement de les porter et d’y être fidèle par soumission à l’ordre de Dieu : ce doit être plus. Car ce doit être une vue nue et en foi de l’opération divine cachée sous ces choses pour purifier l’âme, la faire mourir et la dénuer de soi et des créatures. Or cette envisagement en foi étant poursuivi fixement et nuement au-dessus de ses sentiments et de ses inclinations, est extrêmement efficace. Car dans la vérité la chose est telle ; et il n’y a pas de moment que Dieu n’opère en une âme ; et cette opération est autant efficace que les croix, le dénuement, les sécheresses et le reste, qui remplissent le premier degré, sont pénibles et piquantes ; l’opération divine étant cachée en elle et effectuant par ce moyen le dessein éternel de Dieu pour la suite, rien n’échappant à cette divine opération qu’elle [150] n’y soit véritablement et réellement. Un cheveu de votre tête ne tombe pas sans mon Père dit notre Seigneur136.

42. Quand donc l’âme poursuit d’une vue forte et généreuse cette divine opération en cette manière, sans s’attendrir sur soi-même ni s’amuser à réfléchir, mais plutôt se perdant, s’aveuglant et s’abandonnant à Dieu inconnu qui a ses desseins en faisant et ordonnant ces choses ; elle avance et court sans le savoir par cette divine opération d’une manière surprenante : de telle sorte qu’elle est fort étonnée qu’après quelques années de tels travaux, les unes plus les autres moins, elle aperçoit que cette divine opération se dénue non pas en cessant de crucifier, mais en élevant l’âme par son vol et devenant plus dénuée et la foi plus simple et plus nue. Ce qui est cause que par la grande correspondance que l’âme a à cette divine opération en foi, la reconnaissant plus, étant plus nue, qu’elle ne le faisait, étant cachée et voilée des croix et du reste susdit, l’âme court plus généreusement après elle et en devient tellement amoureuse, qu’elle fend la presse et passe au travers des croix, des sécheresses et des pauvretés pour la poursuivre. Et plus l’âme la poursuit, plus elle se dénue ; et plus elle se dénue, plus l’âme court. Et ainsi sa nudité et sa simplicité est le charme qui tire l’âme de soi-même sans comparaison encore plus qu’elle ne faisait dans le premier degré.

43. Et c’est ici où se commence le second degré que j’ai comparé en le décrivant au vent qui se mettant en poupe soulage les nautonniers et leur ôte la nécessité de tant travailler, laissant [151] seulement celle d’accommoder les voiles à son secours pour n’avoir plus besoin que de son travail, qui fait plus de chemin en un moment et sans travail que leur travail précédent ne faisait en beaucoup de temps et avec une peine comme infinie.

De même aussi cette foi nue et cette divine opération en l’âme l’ayant prise en poupe, c’est-à-dire l’ayant éloignée par les états précédents de soi et des créatures, de manière que l’âme en est suffisamment vide pour que leurs espèces n’empêchent pas sa simplicité et sa nudité, cette divine opération étant simple et nue, parce que l’âme est nue, commence à la pousser et à la faire aller très vitement et sans qu’elle s’en aperçoive, si bien que, selon que cette opération divine en foi devient nue, aussi est sa course et fait-elle courir l’âme, qui n’a besoin que de s’accommoder doucement par abandon à cette opération qui devient tout le mouvement de cette âme. Et ainsi l’âme poursuivant sans relâche, cette opération se dénue, et plus elle est poursuivie, plus elle s’avance en se dénuant, jusqu’à ce qu’enfin elle devienne totalement le mouvement de l’âme, laquelle étant mue et agie si heureusement par cette foi et par cette divine opération, cesse peu à peu sans y penser à son travail d’ajuster les voiles.

44. Car comme le vent étant parfaitement en la poupe d’un navire, les nautonniers se mettent en repos et vont au gré du vent qui les porte, aussi telle âme agitée est conduite par la divine opération en foi nue, cesse son travail de simple abandon à mesure que la divine opération devient nue ; et ainsi devenant beaucoup nue, l’âme cesse même ses simples abandons [152] ses vues simples et le reste qui était son ajustement à cette divine opération, toutes ces choses lui tombant des mains ou, pour mieux m’exprimer, tombant dans le néant par un repos qui s’augmente autant que cette divine opération continue. Et comme il est certain qu’elle ne manque jamais, spécialement ayant amené l’âme en cet état, aussi l’âme continue son repos et jouit à son aise du moment divin de cette opération, qui lui fait faire à chaque moment des démarches inconcevables.

45. Quoi que je dise que l’opération divine ayant amené l’âme en cet état ne cesse jamais ; il est certain que pour cela l’âme n’est point impeccable et qu’elle tombe encore en plusieurs défauts, quelquefois même grossiers : mais étant secrètement et inconnuement relevée par cette divine opération, et poursuivant aussitôt sa même course en elle, cette même opération consume ses défauts, comme un grand feu consume une paille. Pour lors donc l’âme ne fait autre chose que s’en détourner, ou plutôt se remettre, sans remettre, dans la lumière divine ; comme une personne voyant un objet pour s’en défaire ne fait que ne le point regarder, et aussitôt son œil est pleinement éclairé de la lumière du soleil. Et comme cette opération divine en soi est un écoulement de Dieu, aussi participe-t-elle à son activité, laquelle est infinie et toujours agissante ; de telle manière qu’allant et agissant toujours, elle consume ces choses je ne dis pas en un moment (car c’est trop peu), mais d’une manière qui ne se peut dire, mais bien recevoir et expérimenter. Car ces divines opérations étant Dieu, comme elle est, opère infiniment en son unité ; et ainsi en marchant [153] toujours elle consume les défauts et les dissemblances de l’âme.

46. Il n’en est pas comme de notre opération propre, qui ne peut jamais faire qu’une chose à la fois. Dieu fait sans s’émouvoir ni multiplier une infinité de choses toutes contraires ; comme nous voyons dans le gouvernement et le soutien du monde. Il fait tout dans le monde et il se connaît et s’aime dans l’éternité, quoiqu’il ne soit qu’un simple acte en soi, renfermant tout en son unité et simplicité. Or cette divine opération ainsi simple et une, possédant l’âme, l’agit, la meut, et la conduit par son opération même, celle de l’âme y étant tellement ajustée qu’il ne s’en fait qu’une opération, qui, quoique très-une et en grand repos, est si naturelle et tellement l’opération de l’âme, qu’elle est cependant l’opération de Dieu. Et plus l’âme meurt ici à son opération propre, plus en trouve-t-elle une en l’opération divine si naturelle, comme j’ai dit, que l’âme y est peu à peu habituée, habilitée et ajustée ; de sorte que cette divine opération semble seule, étant et opérant si purement et librement en son activité, qu’un vaisseau n’est pas conduit plus à son aise par un bon vent qu’une âme est agie par cette divine opération.

47. Avant que d’en venir là, il faut que cette même opération ait par son efficace purifié et ajusté l’âme en infinie manière ; mais c’est toujours en marchant. C’est pourquoi une telle âme ne regarde jamais derrière soi, c’est-à-dire elle poursuit toujours avec agilité cette divine opération, et en la poursuivant elle purifie l’âme, plus cette opération avance, jusqu’à ce qu’enfin elle soit devenue si active en [154] son repos qu’elle est simplifié l’âme et l’ait rendu capable d’être en pareille nudité selon ce qu’elle connaît. Pour lors l’âme perdant tout son discernement passif et actif est mue et agie par cette divine opération sans façon ni mesure, et l’âme n’a qu’un repos permanent en perte. Pour lors l’âme ne cherche plus, car elle l’a toujours et jamais elle n’a rien ; car cette divine opération étant dans une activité infinie dont elle a peu à peu rendu l’âme capable, l’agite sans rien avoir, et elle a tout.

J’ai beaucoup fait de réflexion sur ces paroles du Cantique des cantiques137 par lesquelles l’épouse exprime la manière qu’elle possède son bien-aimé sans plus jamais le laisser ; Tenui eum nec dimittam, elle ne dit pas Teneo je le tiens ; mais Tenui, je l’ai tenu ; elle ne le possède jamais un moment en arrêt ; mais plutôt comme un époux toujours nouveau, qui ne s’arrête jamais un moment, quoique tout soit un moment éternel.

48. L’âme donc en cette divine opération ne donne jamais de cesse, car jamais Dieu n’est sans agir ; et plus cette opération agit, plus elle agit encore ; car plus elle agit, plus elle se dénue et devient l’opération même de Dieu. Enfin on ne finirait jamais en voulant exprimer cette divine opération en soi ; et comme l’âme n’est jamais un moment la même en cette opération, quoique toujours en repos et ayant en soi une nudité qui ne se peut exprimer non plus, elle ne la cherche plus jamais : car comme cette opération l’a tant dénuée et par conséquent éloignée de soi, elle l’a mise en Dieu ; et [155] comme Dieu est infiniment plus proche de nous que nous-mêmes, plus nous que nous-mêmes, l’âme ainsi éclairée de la Vérité n’a garde de la chercher : elle l’a et ne l’a jamais pour s’arrêter.

Et ainsi dès le moment qu’elle est éveillée, ses yeux sont dans cette divine lumière, qui ici et en ce degré de nudité n’a rien d’objectif, mais est en acte perpétuel, qui a et renferme tout ce que Dieu a et est. C’est là qu’elle a toutes choses, étant dans un simple et égal repos. Ainsi son oraison n’est rien d’objectif, ne regardant et ne formant rien de cette divine lumière ou de cette opération ; mais elle est incessamment emportée par son cours rapide, par lequel elle se perd et est perdue, ne se trouvant jamais un moment de semblable. Car comme cette opération est toujours en mouvement, aussi communique-t-elle ce qu’elle renferme ; et ainsi quelques lumières et quelques dons qui s’écoulent en l’âme, l’âme les laisse écouler par la rapidité même de cette divine opération qui l’agite sans mouvement et l’emporte avec elle, faisant toujours en son moment choses nouvelles. Ecce nova facio omnia138.

De cette manière l’âme, à chaque moment, demeure toujours comme elle est, sans s’amuser à regarder cette opération ; c’est assez que cette opération soit, et il suffit ; et l’âme se laisse perdre en cette inconnue, portant en son oraison et hors son oraison tout ce que ses sens et ses puissances ont qui ont ces choses non par vie qu’ils y prennent, l’âme n’étant mue ni animée que par cette opération divine tantôt [156] tout inconnue pour tantôt un peu connue, et cela n’y fait ni mieux ni pis.

§.

49, 50. Merveilles qui s’opèrent ici, où l’âme retrouve tout ce qu’elle a perdu en son dénuement. 51-56. Description de ce dénuement, nécessaire pour conduire l’âme en son centre. 57, 58. Quelle est la vie et l’oraison de cette âme.

49. Qui sait la capacité comme infinie de l’âme pour cette opération divine et pour être et subsister en Dieu, en est surpris au commencement ; mais à la suite cela lui devient commun et il voit fort bien que Dieu est le véritable centre de nos âmes aussi bien en la terre que pour l’éternité ; et que si nous ne jouissons de Lui comme il faut et selon que Dieu nous y a destinés, c’est notre faute, ne nous laissant conduire et emporter à cette infinie opération de Dieu en la créature et de Dieu pour la créature. Que l’on sera surpris un jour, voyant la terre être ce qu’elle est après la venue d’un Dieu en elle et après l’effusion de Son sang ! Si l’on savait l’amour infini de Dieu, l’on en mourrait d’étonnement. On comprend toujours cet amour comme faisant des présents extraordinaires, sans s’arrêter à voir son grand effet, qui consiste en sa communication et en sa jouissance réelle ; ce qui dit encore tout autre chose que je n’ai exprimée, ceci n’étant qu’un petit crayon pour découvrir cette opération en soi, afin de s’y pouvoir rendre et ainsi de ne perdre ces trésors infinis.

Je ne dis ici rien de ce que cette divine [155] opération en foi communique : j’en ai parlé et j’en parlerai, Dieu aidant. Car ce sont des merveilles infinies de voir comment Dieu Se communique en toutes choses, comment peu à peu par cette divine opération l’âme devient capable des Personnes divines et, en elles, de toutes choses, n’y ayant pour tout cela que de se laisser aller rapidement à cette divine opération : si bien qu’augmentant et allant de nudité en nudité, de pureté en pureté, tout se trouve, car rien n’est caché ni refusé à son pouvoir. L’âme n’a qu’à s’y laisser rapidement aller et à s’y perdre ; et elle trouve tout en perdant tout, ou plutôt, dans la suite, la perte s’écoule aussi bien que tout le reste pour n’avoir que cette nue-vérité divine dont j’ai parlé.

50. L’âme en cet état opère en repos, comme (pour demeurer en la comparaison que j’ai prise), le vent étant parfaitement en poupe, les nautonniers demeurent en repos, ou font les travaux dont ils ont besoin sans que cela empêche le mouvement perpétuel du vaisseau, mouvement qui ne s’aperçoit que des habiles et qui cependant est très vite. Dans les degrés où l’opération divine n’est pas en nudité grande, on fait toujours quelque chose soit en ramant étant au premier degré, soit en accommodant les voiles ; et durant ce temps assurément, l’opération divine ne va pas si fort et l’on est embarrassé de notre opération et des actions que l’on a à faire, chaque chose donnant des images. Mais quand l’opération divine en soi est devenue beaucoup nue, et qu’ainsi elle met le repos en l’âme, pour lors on peut faire tout ce que la même opération exige selon son état, sans que cela empêche en aucune manière l’opération divine [158] en sa course. On est là comme ces nautonniers qui font ce qu’ils ont à faire et Dieu cependant agit incessamment en l’âme et par l’âme ; l’âme n’a que son repos qui s’écoule doucement, quelquefois suavement, quelquefois aussi en perte des sens et des puissances. Ainsi il ne faut pas juger que cette opération divine estropie une âme : au contraire son propre étant de la remettre en Dieu d’où elle est sortie, c’est aussi à elle de la rajuster et de l’approprier pour toutes choses selon le dessein éternel de Dieu. Mais il est vrai que cette divine opération en foi s’appropriant une âme, est pour l’ordinaire longtemps dans la paix et le repos, où cette lumière divine s’augmente admirablement : in pace locus ejus139.

C’est donc dans ce sacré repos où cette divine opération fait des merveilles et où elle élève l’âme à tout ce qu’elle veut : l’âme est aussi appropriée pour opérer, si bien que non seulement l’opération divine la veut en repos, mais aussi agissante quand elle le trouve à propos, pour faire au dehors ce qu’elle veut et pour travailler aux vertus en sa manière. Car comme durant toute cette nudité et durant le temps que l’âme est emportée par le cours et la rapidité de l’opération divine, elle la fait outrepasser toutes choses, aussi n’est-ce que pour les faire retrouver à la suite en Dieu et en Sa manière.

51. Il est certain que les âmes de cet état et qui voguent en cette mer de la nudité divine en foi nue, perdent toutes choses, non seulement les mauvaises, pour se purifier de l’impur ; mais encore les bonnes, pour avancer de plus en plus dans cette divine opération en foi nue ; et [159] autant que Dieu désire qu’elles y avancent, autant aussi les choses leur sont ôtées, non seulement extérieurement, mais très profondément selon le degré qu’elles les doivent retrouver. Et la cause de cela est que comme Dieu conduit les âmes par cette nudité en foi nue pour les faire courir promptement en leur centre, et qu’au temps que Dieu les veut avancer en cette course, et leur faire trouvait avantageusement leur centre ; autant aussi les débuts utiles et leur fait il portait longtemps cette nudité ; par la même raison, Dieu ôte les choses en cette foi nue pour les faire retrouver à la suite dans le centre ; et supposer que Dieu veuille beaucoup leur faire retrouver ces choses, ils les en privent longtemps et très profondément.

52. Les choses divines, dont les âmes, sont dénuées, sont les prières vocales non commandées par l’état où l’on est engagé par providence. Dieu les ôte, non seulement en nous ôtant la facilité et l’inclination, mais encore en nous retranchant peu à peu le moyen de les dire, par une sécheresse et vide que l’âme expérimente, à quoi elle ne se rend pas tout d’un coup, mais peu à peu. Dans le rang des prières vocales sont les actes extérieurs et intérieurs, qui sont peu à peu retranchés comme les prières, et qui tombent dans le néant en cette lumière nue, dans le même ordre et manière que les prières. Dans ces actes de piété sont compris les examens, les actes de contrition, et les autres pratiquent saintement exercées dans les degrés qui précèdent cette nudité. L’âme de plus est peu à peu dénuée des Mystères et des dévotions distinctes, si saintes et si fréquentes dans les autres degrés, dans et par le même ordre que dessus ; et peu à peu elle est si sèche, et porte un intérieur si nu, si sec, et si vide en ces saintes fêtes, que cela lui cause beaucoup de peine, étant un très longtemps avant que de s’y accommoder comme je vais dire.

53. L’âme peu à peu se dénuant par cette divine opération inconnue de toutes choses, va sans remarquer sa course, très vitement, et insensiblement elle est dénuée profondément, d’autant que toutes ces choses susdites faisaient en elle, par les états qui précèdent cette nudité, une grande et profonde plénitude. Mais comme cette divine lumière de foi et d’opération divine ne dit jamais : c’est assez (à moins que l’âme ne s’arrête, je ne dis pas seulement par la plénitude des péchés, mais encore par quelque plénitude de saintes choses), elle poursuit incessamment une telle âme déjà vide de ce que dessus, et peu à peu elle lui ôte et lui dérobe les plus nobles et saintes images dont l’âme était saintement et magnifiquement embellie, savoir quantité de lumières de la voie, des secrets pour aller à Dieu, d’idées des perfections de Dieu, des Personnes divines. Et une infinité d’autres choses, qui font le remplissement admirable d’une âme contemplative. Toutes ces choses peu à peu s’effacent et elle perd toute voie et sentier, devenant fort ignorante, sèche et pauvre140. D’abord ces choses lui font fort grande peine, d’autant que par là elle perd peu à peu tout objet ; et ainsi elle devient égarée. Car il faut savoir que notre âme ne peut rien avoir selon sa manière d’agir qu’en manière objective ; et par cette nudité profonde que [161] peu à peu on lui communique, on lui ôte cette manière et on lui retranche tout objet, ce qu’il admet dans une très grande nudité.

54. C’est là perdre une âme et lui ôter tout soutien ; car comme cela se perd peu à peu en elle, supposé sa fidélité à le supporter, elle tombe aussi dans l’abîme divin de la divine lumière. D’abord elle est fort surprise, mais comme cela s’opère par degré, supposé que Dieu seul le fasse, insensiblement elle y tombe ; et ainsi à mesure que cette opération divine s’augmente et que sa course devient plus vite, aussi l’âme est de plus dénuée de ces objets qui sont en cette lumière et en cette opération une perte continuelle en l’abîme divin.

De vous dire toutes les peines, toutes les morts et tous les sacrifices qu’il faut que telles âmes souffrent et fassent à tout moment, cela ne se peut exprimer. C’est assez que je dis qu’assurément cela est, et que les âmes qui portent tels effets, les souffrent. Mais elles ne le font pas facilement, la lumière divine les obligeant à ces pertes malgré elles ; à quoi cependant elles se rendent suavement après une longue expérience de telles choses. Et quand la Providence donne quelque personne d’expérience qui certifie et aide en ce passage, on court bien plus promptement, ne disputant pas contre la lumière et ne bouchant pas ses yeux en les retenant trop contre son gré.

55. Enfin l’âme étant assez forte pour porter la perte de tout objet continuellement, elle se perd ou plutôt elle est perdue en Dieu sans cesse, comme une pierre fort pesante dans une eau d’une profondeur infinie141 qui, n’étant [162] retenue par aucune chose, incessamment par son propre poids et par son inclination centrale, s’y précipiterait sans relâche. Aussi l’âme en cette divine opération nue, qui n’est arrêtée par rien, soit profane ou saint, se perd incessamment en Dieu par cette opération divine, qui [par laquelle] réveillant son inclination centrale pour Dieu et unissant à cette inclination son activité indéfinie, l’âme se porte, ou pour mieux l’exprimer, est portée sans ordre ni mesure, cependant avec un ordre admirable et une mesure très réglée en la Sagesse divine ; d’autant que l’âme étant là purement selon ce degré agi et mû par l’opération divine, et y correspondant avec le mouvement central qui est fort pur, étant de Dieu comme un sceau qu’Il a mis en nous, Signasti super nos lumen vultus tui Domine142, il ne peut se faire que tout cela ne soit très réglé et mesuré ; et s’il y a quelque défaut, comme cela peut arriver, ce sera toujours parce que nous y ajouterons, soit par effort ou interposant quelques objets et autres choses créées. Mais supposé que de la part de l’âme elle n’interpose rien, mais qu’elle se laisse incessamment sous cette divine opération, elle la portera toujours de pureté en pureté, de nudité en nudité, jusqu’à ce qu’enfin elle arrive en son centre, où elle retrouve peu à peu en la manière du centre tout ce dont cette opération divine où cette lumière de foi l’avait dégagée et dépouillée pour être appropriée à sa pureté afin de suivre ses démarches.

56. On me peut demander ici, si c’est une [163] chose absolument nécessaire, que cette opération divine dénue l’âme de la manière susdite pour l’approprier et l’emporter par sa rapidité ? Je crois que oui, et au cas qu’une âme ne l’eût expérimenté et qu’elle crût être en son centre, ce ne serait pas centre, mais quelque pays inférieur au centre, à moins que par un miracle de grâce Dieu n’ait opéré en peu, et presque sans que l’âme l’ait aperçu, ce même effet.

La raison générale de tout ce que dessus est que comme Dieu veut, et qu’il est même nécessaire, qu’une âme qui est et demeure en son Centre soit toute divine, autrement elle n’y pourrait arriver ni demeurer, il faut par nécessité pour cet effet que Dieu devienne et soit le principe unique de tout ce qu’elle a et de ce qu’elle fait. Or si elle ne perdait ces choses, Dieu n’en deviendrait pas le principe et ainsi elle ne pourrait jamais arriver à la pureté nécessaire au centre, et par conséquent elle n’y parviendrait jamais.

57. Vous voyez donc par tout ceci qu’une âme qui va et est heureusement emportée par cette divine opération en foi nue, mène une vie fort abstraite143, fort solitaire, fort nue, ce qui est cause, qu’étant avancée en cette nudité, l’oraison lui devient facile, n’ayant qu’à avoir son âme en cette divine lumière en laquelle elle est, et par laquelle elle est incessamment et toujours nouvellement emportée en son centre. Elle n’a plus besoin d’éplucher son cœur ni de mettre du temps à arranger les choses qui lui peuvent aider ou nuire en l’oraison, puisqu’un outrepassement de toutes choses et sa demeure en cette lumière, est le remède général à toutes choses en [164] elle, comme j’ai déjà dit : elle n’a qu’à aller par où elle est et perdre ce qui y peut être contraire en allant ; sans marcher cependant, mais plutôt se reposant, d’autant que cette divine lumière est repos et met le repos jusqu’à ce qu’elle ait fait trouver le repos central.

58. Vous pourriez me demander ici si toutes ces saintes choses et pratiques, dont cette divine lumière ou opération dénue l’âme, ne demeure point en quelque manière dans le fond de cette lumière nue. Je réponds que oui : car elles y demeurent véritablement et substantiellement. Et cette divine lumière ou cette opération divine n’en fait perdre que l’impur ou les images grossières qui nous étaient appropriées, et par conséquent la nourriture de notre propre opération, par laquelle nous en étions toujours et en aurions toujours été le principe. Mais pour le substantiel et le pur, il est certain qu’il demeure ; et l’âme s’en aperçoit si bien, que quand elle les retrouve dans ce centre, ce n’est proprement que revivifier ce qu’elle avait inconnument et d’une manière cachée dans le plus pur et le plus intime de soi-même.

Il en arrive là en quelque façon ce qui arrive en hiver aux fleurs, aux feuilles et aux fruits des arbres ; le froid les fait cesser d’être à nos yeux : et une personne qui n’aurait pas d’expérience, jugerait que les arbres sont sans vie ; et il ne pourrait jamais croire que les feuilles, les fleurs et les fruits sont durant tout ce temps pour un renouvellement tout nouveau cachés dans la sève et dans la racine et que par la chaleur du printemps ils reparaîtront agréablement. [165]

§.

59-62. De l’état du centre, où l’âme est revivifiée selon toute l’étendue de sa création. 63-68. Fidélité nécessaire afin d’arriver là. 69, 70. Abandon absolu, suivi d’une grande facilité à demeurer en Dieu. 71,72. Des défauts en cet état.

59. Ici l’on pourrait décrire l’état du centre où l’on trouve toutes choses et la manière qu’on les trouve ; mais il faut remettre cela en un autre temps. Il suffit de dire que l’âme que l’opération divine dénue tant et un si long temps, après avoir tant marché qu’elle est toute recoulée en son centre, retrouve tout ce qu’elle avait quitté en sa nudité, mais d’une manière comme infiniment différente. Là elle trouve tout, non en idée, mais en vérité et en vie de Dieu même. Là elle trouve Dieu comme vie et comme sa propre vie autant qu’elle s’est perdue et est morte à soi. Là elle trouve les saints autant qu’elle en a été privée, non en vision des sens, mais en vérité et en Dieu. Là elle trouve les Mystères conformément aux dispositions de la sainte Église, et toujours par une manière réelle et véritable et en vie de Dieu, c’est-à-dire en moment éternel. Là les actes lui sont redonnés et ses puissances revivifiées tout de nouveau jouissent d’une vie toujours nouvelle et infiniment féconde par les Personnes divines. Là les pratiques actuelles des vertus lui sont données autant en fécondité qu’elle a souffert la privation de leur exercice, dont la pratique en ce centre est admirable [166] substantielle, et en vie de Dieu. Là les prières, mêmes vocales, lui sont données non vides et sèches comme au commencement, mais substantielles ; d’où vient qu’un pater, une messe dite par un prêtre en cet état, est non seulement une grande plénitude, mais encore une satisfaction et un bonheur tels qu’un seul pater ou une autre prière seule est capable d’être la récompense de toute la privation et de toute la peine passée. Là est rendue une affluence de lumière qui redonne et fait revivre toute l’économie de l’âme selon tout ce qu’elle est, non seulement en ses puissances, mais en ses passions, appétit et le reste ; et cela, comme j’ai déjà dit, autant que cette pauvre âme a agonisé par les dénuements et les privations ; et tout cela en unité divine toujours vivante et toujours nouvelle.

60. C’est là où il faudrait commencer à écrire pour parler de chaque chose en son étendue, laquelle est différente selon que les âmes ayant passé par les états précédents, ont été assez heureuses de jouir de ce centre en activité divine ; d’autant que les âmes qui y arrivent, y sont toutes différemment. Là l’âme est revivifiée selon l’étendue de sa création ; et comme il est certain que Dieu est un acte pur et toujours agissant, aussi les âmes qui viennent à le posséder et à y être perdues en grande plénitude, y trouvent leur activité comme la perfection de leur être. Plusieurs y arrivent, mais seulement en perte, sans se retrouver sinon dans l’éternité en la gloire ; quelques-unes se retrouvent en partie ; les autres se retrouvent pleinement et en activité divine. Ainsi il ne faut pas s’imaginer ni croire que la passiveté en nudité et mort soit [167] la perfection : c’est un passage et une voie, mais non la fin, qui ne se trouve qu’en Dieu. Et pour lors l’activité étant redonnée, on commence à revivre et à voir fort clairement combien on est heureux d’être mort un million de fois à toutes choses et à tout lui-même, car on retrouve le centuple non en soi, mais en Dieu.

C’est pour lors que l’on commence à découvrir l’excellence, la beauté et la grandeur de la créature, et l’on comprend que bien qu’il n’y eût qu’une seule âme qui fît usage du sang précieux de Jésus-Christ, Il n’aurait pas laissé de le répandre.

C’est pour lors que l’on comprend très clairement comment les Mystères, aux fêtes que la sainte Église nous propose, sont véritablement présents, et aussi efficacement que la première fois qu’ils se sont passés ; et cela par cette foi très vive qui les rend présents en la manière de Dieu, c’est-à-dire en moment éternel. Christus heri et hodie : ipse et in secula144.

61. Durant que l’âme est dénuée en nue lumière de foi, elle a toutes ces choses en semence, en quelque manière comme la lumière du soleil contient les fleurs et les fruits : ce qui est cause que par intervalles de quelques éclairs de cette divine lumière, l’âme jouit soit des Mystères ou des saints, et du reste ; mais cela, comme j’ai dit, en nudité et en passant. Mais quand on en jouit dans le centre, c’est par état, et par habitude. Il semble par cette expression que c’est déjà le paradis en terre. On ne se trompe pas assurément [168] de le croire ; mais c’est conjointement avec les croix, les pertes et le reste, qui y sont encore plus par état qu’en la lumière nue, à cause de la force plus grande de l’âme ; par la raison que comme Jésus-Christ, vivant en terre, a uni l’état crucifié avec le bonheur de la gloire, aussi il n’y a rien qui répugne, au contraire la chose est très vraie que l’âme jouissante du centre soit en croix ; qu’au même temps qu’elle est très lumineuse, elle soit très obscure ; qu’au même temps qu’elle a une plénitude et fécondité merveilleuse, elle soit dans une pauvreté extrême ; et tout cela à cause que c’est en ce degré du fond et du centre de l’âme que commencent les états de Jésus-Christ, et que l’âme commence d’être capable de les porter d’une éminente manière, égale à son centre.

62. Je brise là sans parler de toutes ces choses distinctement et de chacune en particulier. Le bon Dieu donnera la lumière et le moyen de faire quand il Lui plaira. J’avoue qu’une âme qui est assez heureuse d’arriver là et d’expérimenter ces choses a une grande joie de les lire, quand Dieu les a communiquées à une âme qui les a en Dieu, et les communique spécialement par cette lumière de vérité ou lumière éternelle. Car comme toutes les choses qu’elles communiquent et dont j’ai crayonné quelques-unes sont en lumière de vérité, aussi elles sont et se passent toutes en l’âme en lumière éternelle. Il y a jamais de marques de ces choses dans les sens ; ces âmes-là pour l’ordinaire mènent une vie forte éloignée de ce qu’on appelle extraordinaire selon le commun. Il n’y a jamais d’extases des sens, jamais de visions ; au contraire [169] elles mènent une vie toujours pauvre, petite, abjecte, et inconnue, sinon à leurs semblables ; par la raison que comme ces choses s’effectuent en leurs âmes par la Vérité et la Sagesse éternelle, elle fait la même chose, même extérieurement que la Sagesse incarnée a eu durant Sa vie145. Et ainsi ces âmes ont une grande consolation de trouver quelque chose par écrit qui correspond à leur expérience secrète.

63. Revenons à l’opération nue et à la lumière de foi nue, puisque tout ce que je viens de dire du centre, n’est encore qu’en passant, afin d’animer les âmes qui sont dans les états premiers, de travailler courageusement ; car quoiqu’à présent elles ne voient rien et qu’elles n’aient rien que des pauvretés et des croix, elles doivent très assurément attendre la jouissance réelle de ces choses selon leur fidélité en parcourant les états qui conduisent l’âme en cet heureux centre.

J’ai déjà beaucoup parlé des degrés qui précèdent cette opération nue et j’ai dit comment il faut marcher par les souffrances et les providences de chaque état, et que ces démarches insensiblement acheminent l’âme à l’opération divine, que l’âme ne découvre pas du premier abord, comme j’ai dit, mais qu’elle doit croire nonobstant qu’elle ne la voie, s’assurant que tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir dans son état est ordre de Dieu et opération divine pour la purifier selon Son bon plaisir.

Cette première conviction insensiblement la débrouille d’un million de nuages et de ténèbres, en l’affermissant dans la fidélité à faire ou à souffrir tout ce qui se présente ; ce qui la purifie [170] beaucoup ; et si elle est fort fidèle à porter toutes les croix de son état en cette disposition, elle est très assurée que Dieu ne manque jamais de lui donner son opération plus pure, et plus dégagée du particulier.

64. Et c’est là où commence la foi nue ou l’opération nue, qui ensuite dégage peu à peu l’âme des espèces, et des images des choses particulières, et la soulage de sa propre opération. Car elle prend sa place comme j’ai dit que fait le vent en un navire qui est mis en lieu propre pour cet effet. Pour lors commence le repos, et l’âme par cette divine opération fait bien tout un autre chemin et des démarches plus vite qu’elle ne faisait en son effort ; et plus cette opération se donne, plus l’opération de la créature diminue, et plus aussi ses démarches s’augmentent en vitesse, comme j’ai dit dans toutes les déductions de cette nudité en opération divine ou foi nue. Dont je n’ai dit que très peu en comparaison de ce qui en est et de ce que l’âme trouve en parcourant cet état, dans lequel elle a moins de travail que dans les autres pourvu qu’elle apprenne à se perdre facilement et avec docilité et à se laisser de précipice en précipice.

65. Car il y a un mal extrême en la créature, savoir que comme tout son être est créé pour agir, ainsi que j’ai déjà dit, elle sent un instinct général en elle pour l’action ; et la tirer de cette agir propre, c’est en vérité lui arracher la vie de l’esprit, qui est une participation et un écoulement de la vie de Dieu ; ainsi lui ôter cette vie qui est dans son opération propre [171] est l’étrangler en l’esprit un million de fois le jour. Cependant il faut qu’elle la perde absolument et entièrement par la nudité de cette opération divine en nue foi ; car sans cela, comme j’ai dit, elle ne se retrouverait jamais en Dieu et en sa source, où en la suite elle se retrouve autant divinement qu’elle a perdu en cette divine opération, et par conséquent qu’elle est devenue nue et dépouillée de toute l’opération humaine.

Pourvu donc que l’âme se laisse peu à peu dépouiller de son opération, se contentant à chaque moment du degré de lumière qu’elle a, et qu’elle se laisse doucement emporter à la rapidité de l’opération divine, sans qu’elle veuille le connaître ni discerner, ni aussi voir où elle la mène ; qu’elle s’assure, sans assurance, qu’elle ne lui manquera jamais et qu’il n’y aura moment qu’elle ne fasse en elle et par elle des démarches incompréhensibles, lesquelles seront aussi dégagées et aussi vîtes [sic] que l’âme aura d’occasions de se perdre par la raison qu’elle ne verra goutte, qu’elle tombera souvent en des défauts, qu’elle ne remarquera pas qu’elle avance comme elle voudrait, et par un million d’autres choses qui lui donneront de la peine, et qui cependant lui peuvent infiniment servir au cas qu’elle s’en serve pour se laisser perdre et précipiter.

66. Car comme tout l’avancement des degrés précédents consiste en la fidélité et le bon usage de ce qu’elle trouve de croix, et généralement de ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment, aussi tout l’avantage de celui-ci de nudité consiste en la plus grande perte et en l’outrepassement généreux [172] continuel et prompt de tout ce qui lui peut faire peine, doute, ou perte tant temporelle que spirituelle. Ici beaucoup gagner, c’est tout perdre ; ici être beaucoup éclairé, c’est avoir les yeux crevés ; ici avoir tout, c’est n’avoir rien et avoir tout perdu ; et de cette sorte avancer, c’est aller vite et se laisser précipiter en ces choses, se conduisant ou se laissant conduire uniquement par l’opération divine, qui est autant grande, avancée et réelle qu’elle est sèche, ne donnant rien, ténébreuse, ôtant toute lumière, inconnue, ne laissant aucune trace de soi. Et par ce moyen l’âme, par son inclination centrale, suivant et se laissant emporter aussi rapidement à cette divine opération qu’elle se donne, elle fait de cette manière d’égales démarches qui sont bien longtemps sans rien marquer de ce que c’est et où en est l’âme, ce qui est le meilleur pour elle. L’Épouse dans le Cantique entendait admirablement bien ce Mystère quand elle priait son Époux, dont elle était infiniment amoureuse : Fuge, Dilecte mi, mon Bien-aimé, fuyez ; car en fuyant vous m’attirez dans le sein de votre divin Père. Là nous jouirons de tout à l’aise, et cela, autant que vous m’aurez fait sortir de moi-même.

67. À la suite qu’une âme se laisser aller à cet attrait divin au long et au large, c’est-à-dire absolument, sans se mettre en peine ni où elle en est ni de ce qu’elle deviendra, et ainsi ayant perdu une certaine répugnance de la nature à se perdre, avec l’inclination que l’âme a d’être toujours quelque chose, l’âme, dis-je, étant bien purifiée de ses répugnances, qui la tenaient [173] toujours garrottée, elle se laisse perdre en grande paix et repos, vivant toujours en Dieu plus continuellement et infiniment plus facilement que nos yeux ne demeurent dans le soleil. Car, se plaisant et se contentant toujours de la nudité totale, des obscurités et du reste, l’âme demeure paisible en Dieu, comprenant fort bien que toutes les lumières qui surviennent et qu’elle reçoit humblement et paisiblement — et généralement tout ce qu’elle rencontre de distinct en sa lumière nue et simple — sont en vérité comme des atomes dans les rayons du soleil. C’est pourquoi elle les outrepasse incessamment non par actes distincts, mais en les laissant et perdant en Dieu, dans Lequel elle est par sa nudité et où elle ainsi demeure facilement et continuellement ; et à la suite l’âme, beaucoup dénuée et beaucoup allégée de soi-même, est très rapidement emportée en Dieu.

68. Ce qu’elle fait donc depuis le matin jusqu’au soir est d’être en Dieu146, dans Lequel elle sait fort exactement ce que Dieu demande d’elle. Car comme la fidélité exacte la porte en cet état de nudité, aussi cette nudité, étant Dieu, la rend encore beaucoup plus exacte qu’elle n’était auparavant. Et il ne faut pas penser que cette nudité et cette foi si simple et si nue soient une privation de lumière : c’est une plénitude de lumière qui tire l’âme de sa capacité propre et humaine, contractée par le péché, pour la mettre en Dieu, où elle trouve son propre lieu et où elle recouvre une nouvelle capacité selon Dieu. Ainsi l’âme acquiert de jour en jour une plus grande capacité pour toutes les choses que Dieu demande d’elle, cette divine lumière ôtant toute la capacité des puissances, mais [174] pour leur en faire retrouver une autre dans le Centre. Et je vous assure qu’une âme qui est un peu avancée en cette divine lumière n’a que faire des preuves de ces choses. Elle ne se plaît que dans la simple déduction de ces vérités, car elle voit dans son expérience plus clair que le jour.

69. Que fait donc une âme ainsi dénuée en l’oraison et durant le jour ? N’ayant et ne voulant avoir de lumière que cette divine lumière et foi nue, et n’ayant autre mouvement que cet inconnu de l’opération divine, elle est et demeure en Dieu en cette nudité de foi comme une éponge jetée en la mer demeure dans la mer. Vous voyez que par une certaine qualité ou disposition à s’abreuver de l’eau, elle se remplit peu à peu, et l’eau y contribuant, lui facilite cette inclination. Ainsi l’âme dès le matin qu’elle est éveillée jusqu’au soir, se laisse en sa nudité c’est-à-dire en Dieu, comme cette éponge est dans la mer ; et l’âme par son inclination centrale s’imbibe et se remplit de Dieu, qui, agissant incessamment, l’emporte autant rapidement qu’elle s’en remplit promptement. Et comme la capacité de l’âme pour jouir et pour se remplir de Dieu est comme infinie, aussi ce remplissement est-il longtemps à se faire. Et comme cette éponge en la mer et en son repos va toujours de plus en plus s’imbibant par sa propre nature et inclination, aussi cette âme dont toute inclination pour la jouissance de Dieu est toute réveillée par les états précédents, étant toujours en repos, se remplit secrètement et inconnuement, mais très avidement, de Dieu ; et Dieu y correspond incessamment par l’inclination qu’Il a pour Sa créature, Dieu ayant des [175] désirs infinis de Se communiquer ; et ainsi Se communiquant selon l’exigence de sa Créature, Il emporte par Son mouvement rapide et Son activité infinie, l’âme ne s’apercevant que de la jouissance qu’elle reçoit et dont elle se remplit et ne remarquant que par intervalles cette rapidité de l’opération divine ; d’autant que chaque état a son caractère particulier, celui-ci de nudité et d’opération divine en nudité n’étant que pour remplir l’âme de Dieu. Et quand une fois elle sera pleine, pour lors cet état changera parce que cette capacité de l’âme n’appétera plus, non plus que l’éponge, étant une fois pleine, ne s’imbibera plus.

70. Remarquez en passant la raison pourquoi il faut que Dieu dénue tant une âme comme nous l’avons remarqué en cet état ; et pourquoi aussi il faut que Dieu en ce degré, où Il Se donne selon la capacité de l’âme, Se donne en nudité et en si grande nudité. La raison est que l’âme, étant créée pour Dieu même, et non pour aucune créature, quelque sainte qu’elle soit, il faut premièrement la dé [sen] combrer et ôter les empêchements qui tiennent cette capacité en la créature, qui sont les créatures dont elle a été remplie par le péché ; et de plus il faut que Dieu en Son opération Se communique nuement ; d’autant que cette capacité ne peut se remplir que de cette nudité. Car y ayant autres choses, soit lumières ou autres choses qui ne sont pas Dieu, l’âme ne pourrait les appéter147 avidement et supporter avec force, n’y trouvant pas son centre. Et ainsi plus l’opération de Dieu est nue de toute chose, plus la capacité de l’âme en est centralement avide et s’y perd avec force, se remplissant de toute l’étendue de [176] sa capacité, laquelle est autant pure qu’elle est dénuée, et laquelle aussi appète, pour s’en remplir, Dieu et Son opération en tant qu’elle est nue et purement Dieu.

71. De cette manière l’âme demeurant toujours en Dieu, car elle L’a trouvé, fait toujours ce pour quoi elle est créée ; et quand quelque empêchement ou quelque défaut s’interpose, en continuant elle consume et outrepasse cet empêchement. Car il ne faut pas croire, pour tout ce que je viens de dire, qui est très vrai, qu’elle soit incapable de pécher et de se détourner : son fonds est trop impur par le péché qui n’est consommé que peu à peu par cette jouissance de Dieu. Là on apprend des merveilles, quoique on les laisse toujours écouler en Dieu : savoir, que les défauts étant outrepassés par la peine qu’ils causent, font beaucoup avancer ; que les croix, et tout le reste qui donne peine, augmentent beaucoup cette jouissance ; que Dieu ne Se retire jamais, et que si l’on expérimente quelque diminution, il ne faut que laisser tout consumer et que l’on retrouve tout, autant que l’on poursuit toujours, nonobstant ce que l’on a ou n’a pas ; que cette lumière étant Dieu, et étant partout et toute en tout lieu, sans jamais s’en retirer, étant toujours un moment éternel qui a et qui est toutes choses, il ne faut jamais hésiter pour l’avoir et le voir toujours ; et une infinité de merveilles qui remplissent sa jouissance, et qui convainquent l’âme qu’en vérité il n’y a que les commencements qui sont pénibles, et qu’il n’y a que les peu courageux qui ne rencontrent pas la béatitude dès cette vie. Cet état est très long avant que la capacité de l’âme soit pleine ; mais il [177] faut avoir courage, d’autant que cette capacité est fort différente en toutes les âmes : c’est assez que vous sachiez ceci pour vous aider.

72. Seulement je vous dirai encore un mot148, pour vous aviser et vous avertir que cette capacité de l’âme étant pleine de Dieu et ainsi étant contente, ce n’est encore qu’une disposition pour la suite ; laquelle sera autant grande et magnifique que l’âme sera remplie de Dieu et qu’ainsi elle aura été rapidement emportée en Lui par Sa rapide opération divine.

Jugez quelle perte font les hommes qui s’amusent aux créatures et aux bagatelles du monde et qui par ce moyen détruisent et renversent tous les desseins de Dieu et tout ce qu’Il nous a mérité par Son sang précieux, et qui étourdissent ainsi cette capacité divine qu’ils ont en eux pour jouir de Lui et pour être à la suite possédés de Lui dans Sa joie infinie ! Deliciae meae esse cum filiis hominum 149.



VII. De l’oraison de foi sous la figure d’un petit oiseau

VII. L’oiseau ou explication de l’oraison de foi Sous la figure d’un petit oiseau, lettre sur l’oraison de foi et ses trois degrés.

1. [178] Je remercie Notre Seigneur de tout mon cœur de ce qu’Il vous conserve en bonne santé150. Ce m’est une consolation dans ma solitude qui est assurément merveilleuse, car comme elle est le centre de ma grâce et de mon inclination, elle me sert beaucoup. Il me semble que mon cœur y est comme l’oiseau dans son nid où son Père et sa mère le nourrissent sans soin ni souci de rien151.

Peut-être ne vous ai-je pas dit une lumière que Notre Seigneur me donna il y a environ un mois : je vous la dirai ici.

2. Notre Seigneur me faisait voir toute la voie de l’Oraison sous cette figure ; savoir, que la grâce commençant à opérer surnaturellement dans une âme par la sa chaleur efficace, faisait éclore cette pauvre âme qui avait été longtemps cachée. On sait que les oiseaux prenant dessein de faire des petits, commencent à faire leurs nids ; et qu’ils travaillent et soignent fort pour cet effet : ce qui marque l’activité où l’âme travaille par la diversité des bonnes lumières et affections qui viennent non d’elle-même, mais de Dieu ; car c’est là que commence la grâce surnaturelle.

3. Le ni étant fait, pour lors ils font des œufs : ce qui est tout un autre état surnaturel, que je dis être le pépin ; car ces oiseaux dans le nid font le germe et la semence de la suite. Tout ce que Dieu fait en cet état conformément à cet oiseau est de couver ; c’est-à-dire que par sa chaleur secrète en solitude et dans l’inconnu il donne peu à peu une vie secrète à ces œufs : si bien qu’insensiblement ils viennent à éclore ; et d’une chose inanimée, et qui par conséquent n’avait nul mouvement, il en sort un oiseau, bien petit à la vérité, mais qui as vie et commence à avoir du mouvement.

Durant tout ce temps que l’âme en oraison n’est qu’un œuf, elle n’expérimente en soi que mort s’en mouvement ni vie intérieure : toute son inclination est seulement de demeurer solitaire et de faire son oraison, quoique sèchement et pauvrement : car là Dieu s’approchant d’elle l’échauffe sans qu’elle le sente, et ainsi elle est animée : et Dieu peu à peu, mais bien à la longue lui communique la vie.

4. Cette vie est un autre degré dont je ne puis vous écrire toutes choses ; car cela passe une lettre. C’est assez que Dieu par sa chaleur divine ait donné la vie à l’âme, et qu’elle soit un petit oiseau qui pour tout ne fait que vivre dans son nid ; car il n’a pas d’ailes pour voler dans l’air, ni de voix pour chanter : il vit ; c’est assez. Tout son emploi est de demeurer dans son nid, c’est-à-dire en solitude : et pour lors la solitude intérieure et extérieure est sa joie. Mais d’une autre part, il n’est pas satisfait ; car il lui faut des ailes pour voler, et de la force pour chanter son ramage : et si c’est de sa nature un rossignol, il y sent en soi plus d’inclination ; mais l’âge ni les forces n’y sont pas.

Que faut-il donc qu’il fasse ce pauvre oiselet ? Sinon demeurer paisible dans son nid où son père et sa mère lui apportent à manger : et de cette manière tout son soin et toute sa sollicitude, tant pour le spirituel que pour le temporel se perd ; ce qui est pénible, mais devient peu à peu doux par le soin du père et de la mère, car rien ne lui manque. Cependant il ne laisse pas de mourir à soi : car par son inclination il voudrait avoir des ailes pour faire comme son père et sa mère, c’est-à-dire pour voler en l’air et aller lui-même chercher sa nourriture ; il voudrait aussi chanter : mais il faut mourir et ces choses viendront peu à peu les unes après les autres.

5. Et sur cela il faut remarquer que dans tous ces états le cœur n’est pas content. Quand les oiseaux font leur nid, ils ont impatience qu’il soit fait. Est-il fait ? La même impatience leur fait désirer des œufs. Sont-ils fait ? Il désire les couver. Sont-ils couvés ? Il travaille à leur donner la vie. Ont-ils la vie ? L’inquiétude les prend d’avoir des ailes et de chanter. Oh, si je pouvais exprimer le détail et ce que fait l’âme étant devenue petit oiseau ; quelle oraison elle fait dans son nid sans ailes sans chant et ne vivant que d’abandon aux soins paternels de Dieu ! Si je pouvais exprimer quel effet cause la solitude en cet état ! Je crois qu’il vaut mieux laisser tout cela au Saint-Esprit qui en est l’ouvrier ; car assurément c’est sa bonté qui fait tout ceci et qui en donne les lumières, afin d’être fidèle à son opération.

6. En passant je vous dirai seulement que ces ailes dont le petit oiseau est privé sont les divines vertus : et si j’avais du temps, je vous ferais voir comment les plumes sont une figure admirable des vertus. Pour le chant du petit oiseau, c’est un ramage des diverses perfections et des grandeurs de Dieu ; et comme chaque oiseau a son ramage différent, aussi chaque âme chante en sa manière.

7. Quand les plumes et les forces sont venues à cet oiseau, pour lors il ne garde plus le nid ; car toute la terre est sa demeure. L’air est son élément et son plaisir ; il trouve sa nourriture lui-même ; et enfin il chante ce qui ravit le cœur de Dieu. Cette pauvre âme est bien étonnée ; car jusque-là elle ne chantait et n’osait se remuer, elle n’en avait pas l’inclination.

Ce n’est ici qu’un petit crayon ; car il faudrait un gros livre pour tout exprimer dans son étendue. Je le laisse au Saint-Esprit ; et ceci n’est que pour vous récréer.

Déduction plus étendue du même sujet.

1-5. Premier degré de l’opération de la foi, le dénuement et la perte. 6, 7 ; Second degré le repos et le calme, quoiqu’en mort. 8-11. Figure de ces deux degrés, qui disposent l’âme pour la suite.

1. Comme vous me demandez que je vous explique un peu plus au long plusieurs choses qui concernent l’oraison, conformément à cette figure du petit oiseau, je le ferai volontiers, d’autant qu’en vérité ce miracle naturel est une admirable figure de ce que le saint Esprit opère [182] et fait dans une âme lorsqu’il l’accommode à la foi et lui communique l’esprit d’oraison.

Vous remarquerez donc par ce que je vous ai dit, que l’âme ayant reçu l’esprit de foi, est un fort long temps dans les obscurités et solitudes intérieures, ou pour toute inclination elle n’a que celle d’être solitaire, mourant à soi et à toutes ses inclinations par le moyen de la foi ; et là elle devient inutile à tout, tant pour le dehors que pour le dedans.

2. Pour le dehors, à l’égard des autres, elle ne leur rend que très peu de services, tout devenant sèche ; et si elle leur cause quelque bien spirituel, c’est à son insu et sans en rien expérimenter. Elle fait pour l’extérieur et pour le matériel tout ce que Dieu demande d’elle selon l’état où Dieu l’appelle, sans goût et sans consolation ; et au cas qu’elle eût intendance et soin des âmes pour les conduire et les gouverner, elle est exacte à tout, mais comme une personne enchantée qui parle et agit par ressort, sans sentir de principe de vie et de mouvement vivifiant son opération. Et voilà à l’égard des autres à peu près ce qui arrive pour l’extérieur à une âme où la foi commence d’être forte dans son opération surnaturelle et passive. Mais pour les personnes qu’elle aide et conduit, elles n’expérimentent pas cette sécheresse et cette pauvreté, car comme c’est toujours foi surnaturelle, quoique, dans le sujet où elle est, elle opère cette pauvreté et cette sécheresse, les personnes sur qui elle travaille en reçoivent secrètement l’effet, non si lumineux, mais cependant efficace et communiquant vie152.

3. Pour ce qui touche le dedans, c’est-à-dire à l’égard de l’opération de cette foi qui constitue [183] l’intérieur de telle âme, il y a rien de plus pauvre, tout s’y perdant ; car à mesure qu’elle croit pouvoir ou devoir faire quelque chose, elle perd tout et oublie tout. Ceci augmente chaque jour, et plus elle est sollicitée à être fidèle à cette divine foi qui l’anime sans vie, mais plutôt en mort, plus elle devient mourante et perd toute chose et soi-même, ne pouvant s’aider de rien. Et insensiblement par là, et en mourant et perdant tout et même soi-même, elle tombe en la nudité, ou plutôt elle devient si simple et si nue qu’enfin elle n’est qu’un point ou point du tout.

4. Et la pauvre âme qui ne sait pas le secret et le Mystère admirable de la foi, croyant tout perdre, se remue incessamment et est toujours agitée de soins secrets et d’inquiétudes, qui sont toute sa peine ; car elle voudrait se calmer, s’abandonner, et se laisser perdre selon son désir secret, mais elle n’en peut venir à bout. C’est là encore ce qui contribue à la faire mourir continuellement. Elle met le holà à ses activités et mouvements, et la nature qui ne saurait entendre ni comprendre ce procédé de la foi, ne saurait se tenir en repos, jusqu’à ce qu’enfin, l’âme ayant tant combattu et s’étant tant remuée, elle est contrainte de céder et de s’abandonner quoiqu’elle ne voie où elle va et où la foi la conduit.

5. Et il faut remarquer que l’âme n’est pas non plus certifiée durant ce temps, qu’elle ait la foi, ni que ce soit elle qui cause et fasse tout ce ravage : elle le devine seulement par ses instincts et par les certitudes qu’on lui en donne ; mais d’en être certifiée, cela est impossible, son esprit insensiblement se dénuant tellement que rien ne demeure en lui qu’une inclination de mourir, et de n’être rien : la foi se sert secrètement de mille providences qui contribuent peu à peu à ce dénuement, et à sa perte ; et ainsi dans l’ennui de son cœur et dans la perte générale de tout, l’âme est réduite à une simplicité et nudité qui sont le principe de son bien.

6. Durant tout ce temps que la foi dénue l’âme et la simplifie, elle expérimente comme j’ai dit une agitation secrète et une inquiétude douce, qui ne cesse que lorsque l’âme est arrivée à l’unité, étant toute nue au-dehors et au dedans de soi-même. Et pour lors le calme commence et un certain repos la saisit peu à peu, qui lui vient de cette nudité dans laquelle elle est tombée comme par contrainte par l’opération de la foi. Alors l’âme commence à se simplifier encore davantage, et à mourir encore de plus en plus par la même foi en ce repos qui va peu à peu s’augmentant et se simplifiant de la même manière que l’âme a peu à peu quitté tout, et qu’elle est morte peu à peu à tout et à soi-même par cette première opération susdite de la foi.

7. Je vous viens de dire que le premier degré de foi est fort long et ennuyeux, à cause des peines que l’âme souffre à tout quitter et à mourir à tout, la nudité lui étant si difficile à supporter. Celui-ci en repos, ne le sera pas moins ; et quoiqu’elle n’ait les inquiétudes précédentes, cependant ce repos la simplifiant encore davantage et la faisant encore plus profondément mourir à tout et à elle-même, il lui sera encore fort pénible non en inquiétude et en agitation comme l’état précédent ; mais en nudité et simplicité, qui la perdront sans certitude qu’il assure. Elle ne veut que se reposer ; et ce repos est si simple, et devient peu à peu si simple qu’elle tombe insensiblement dans une peine qui lui causerait bien du souci si l’inclination qui prédomine n’était de toute oublier et de tout perdre pour être et demeurer en repos et en sa paix. Cependant elle ne laisse pas d’avoir une secrète et profonde inquiétude, savoir d’être fainéante et de n’avoir pas soin ni de son salut ni de sa perfection. Cette inquiétude la fait de fois à autre se remuer : mais plus elle le fait, plus elle sent et expérimente tout se terminer et vouloir se terminer dans le repos ; se perdant et se simplifiant ainsi sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin elle se soit tant perdue et simplifiée en se tenant en paix et en repos, qu’elle soit devenue à rien en unité, où peu à peu elle se perd heureusement par l’opération secrète, mais admirable de la foi.

8. N’avez-vous jamais pris garde à l’empressement et au soins d’un petit oiseau pour faire son nid ? Il va et vient, et il n’a rien dans la tête que cet ouvrage. Il quitte tout autre soin, et n’a pas de relâche pour chercher et amasser de quoi le construire ; et ensuite il travaille sans intermission pour le faire, jusqu’à ce que ce merveilleux ouvrage soit achevé. Voilà en vérité la figure et la description du premier effet de la foi surnaturelle, que je viens de vous décrire, et dont je vous ai déjà parlé au commencement de cet écrit.

Quand ce nid est fait, que fait cet oiseau ? Car assurément il ne bâtit pas ce petit palais pour seulement y demeurer. Il y fait donc ses œufs. Et de quelle manière ? En se reposant dans ce petit ouvrage. Aussi l’âme ayant peu à peu bâti par la foi son nid dans la simplicité et nudité, en la mort de tout soi-même, où ce degré de foi l’a mise et l’a réduite ; pour lors la même foi la fait reposer en son nid : et là elle fait ses œufs, c’est-à-dire la foi peu à peu la mettant en repos, la met en état des opérations qui suivent.

9. Ce repos divin où la foi met l’âme est véritablement figuré par les œufs d’un petit oiseau ; et il n’y a rien de plus juste : d’autant que comme les œufs sont la source dont les petits oiseaux prennent et ont la vie ; aussi c’est en ce repos sacré que la vie est à la suite donnée à l’âme. De plus quel rapport et quelle similitude y a-t-il entre un petit oiseau vivant et entre les œufs ? Il n’en paraît rien : cependant on verra sortir un petit oiseau tout vivant de cet œuf par la chaleur du Père et de la mère qui l’ont produit. Aussi quoique ce repos en sa simplicité et nudité n’est nulle apparence qui certifie l’âme de la vie future, et que tout au contraire il n’est que la mort, il a et aura la vie pourtant, et ayant secrètement en soi ce germe de la vie, échauffé et vivifié par l’amour secret que la foi communique en ce degré à l’âme, arrivée au degré de simplicité, de nudité et de perte qui lui est nécessaire pour cet effet.

Que fait donc cette pauvre âme en vérité quand elle est arrivée en ce degré du repos, sinon faire ses œufs en son nid, et ensuite les couver par son même repos et en son même repos, et les échauffer par une chaleur secrète et vivifiante que la foi lui communique en ce degré. Que les âmes donc de ce degré ne croient pas être inutiles et ne rien faire, quoiqu’elles n’aperçoivent pas leur travail ; qu’elles se reposent en se simplifiant, et qu’elles se simplifient en se reposant : et assurément quoique le monde et aussi elles-mêmes les croient inutiles et perdre avec fainéantise leur temps, elles travaillent admirablement : elles font leurs œufs ; et à la suite en ce même repos, et de ce même repos, elles donneront la vie à ces œufs.

10. Je dis tout ceci seulement aux âmes à qui Dieu fait la grâce de leur donner le don de la foi surnaturelle pour cet admirable ouvrage surnaturel ; car pour les autres âmes qui n’ont pas ce don, elles n’y entendront rien. Qu’elles se contentent de leur voie et de leur grâce, et laissent les autres âmes simples, honorées de cette grâce, goûter ces merveilles et s’en nourrir ; lesquelles quoiqu’énoncées d’une manière simple et couverte d’écorces communes, sont remplis d’un mystère qui n’étonnera toute personne qui aura l’expérience de la suite.

En vérité ces deux degrés de la foi ont surpris l’âme qui en a été honorée ; et ils donnent aussi de l’étonnement aux personnes éclairées, qui entendant ces secrets en devinent en quelque manière une infinité de merveilles et de choses qui y sont sous-entendues : d’autant que tout ceci et ce que je dirais dans la suite sont des mystères de la vie intérieure dont le saint Esprit est l’ouvrier et le maître. Et ainsi quoique par sa lumière et par son aide l’on en dise plusieurs choses, cependant il en reste infiniment plus à dire que le même saint Esprit par sa bonté infinie donne aux âmes humbles et petites en lisant telles choses intérieures, quoique cela ne soit pas exprimé distinctement, mais sous-entendu par nécessité ; d’autant que pour chaque opération il faudrait des volumes sentiers. Et de plus Dieu veut que tels ouvrages divins et tels Mystères sacrés demeurent dans leur grandeur et leur excellence étant renfermées en la lumière divine ; le saint Esprit se réservant toujours une infinité de lumières divines à communiquer et à révéler aux âmes simples, quoiqu’il en ait déjà déclaré plusieurs par les serviteurs et servantes de Dieu dans divers écrits faits sur ces matières d’oraison.

11. Si donc l’expression des deux premières démarches de la foi a donné de l’étonnement, celles qui suivent feront bien un autre effet ; car ces premières n’ont pas fait une opération si extraordinaire que telles âmes paraissent une autre âme, et aient toute une autre manière d’être et d’opérer. Les premières ont seulement disposé l’âme, et lui ont retranché tout ce qui lui causait dissimilitude, en lui ôtant ce qu’elle avait contracté par le péché, et toutes les mauvaises habitudes et inclinations qui l’avaient porté à se multiplier, à se convertir vers soi et vers les créatures, à s’y attacher et à s’identifier en quelque façon avec elles et avec soi-même ; ce qui lui avait causé une telle dissimilitude qu’elle était hors de son centre et de la pureté de sa création. Or par la foi dans les deux premiers degrés, elle est réduite en quelque simplicité, étant désunie et retirée des créatures et de son malheureux soi-même, mais toujours paraissant créature en foi ; l’opération de la foi en tous ces premiers degrés n’étant que très secrète et inconnue. Mais dans les suivants elle fera tout d’une autre manière. Dans les deux premiers, l’âme y paraît morte et perdue à soi ; dans ceux qui suivent elle aura et acquerra par la même foi la vie, mais vie si surprenante qu’il faut avoir l’expérience pour l’exprimer et une soumission vraiment humble pour l’entendre. Car qui ne sera pas vraiment petit, et comme dit la Sagesse, qui n’aura pas un cœur docile n’entendra rien à ce langage de vie, où la vie est manifestée non en énigme et figure, mais dans la vérité ; vérité qui surprend autant que la chose paraît nouvelle et inusitée.

§.

12, 13. Troisième degré, la Vie nouvelle et sa figure. 14-16. Comment s’opère cet état par la foi peu à peu. 17-22. Description de cette vie nouvelle et ses progrès. 23-27. Moment éternel, où l’âme trouve et fait tout en vie de Dieu. 28-32. Activité divine donnée à l’âme. 33-36. Dégorgement en prières et bonnes œuvres.

12. Car l’âme dans les deux premiers degrés de foi semblent marcher de ses pas, quoiqu’elle ne le comprenne et n’entende le moyen comment cela se fait, agissant pour lors sans agir et ayant tout, à ce qu’elle croit et à ce qu’on lui dit, sans avoir rien, elle est tout et a toutes choses sans rien avoir. Mais ici, où il s’agit de vie, elle commence non seulement d’être quelque chose qu’elle ne comprend pas, mais de se mouvoir et d’agir par vie divine. Son être et sa vie, qui lui semblaient morts et comme ensevelis dans le néant et dans le non-être, commencent à revivre non en leur manière basse et humaine, mais en une manière divine, qui la surprend de telle façon qu’elle est autant étonnée de se voir vivre de cette vie, qu’elle a été souffrante et qu’elle a agonisé longtemps et [190] péniblement en mourant, en se simplifiant et en tombant dans l’unité des deux premiers degrés153.

Les commencements et les abords de cet état de vie se passent en étonnement et en surprise de cette nouveauté non prévue ni prétendue. Cette pauvre âme si simple et dénuée en foi croyait être si perdue qu’elle ne pourrait jamais se relever de cet état, et elle faisait comme tacitement la résolution de demeurer toute sa vie entre les morts sans espérer de résurrection ni de vie. Son oraison en cet état était de se laisser doucement et autant paisiblement qu’elle le pouvait dans sa simplicité ou, pour m’exprimer mieux, en l’état où la simple foi la mettait, qui était toujours simple, fort nu et fort perdu en son unité, supposé sa fidélité à ne pas se multiplier et se remplir en activité propre et en se soutenant dans sa vie propre. Mais quand inopinément, et sans l’attendre, un principe de vie la ressuscite et la fait vivre, elle est dans l’étonnement et, comme j’ai dit, du premier abord toute son oraison et tout son intérieur est en étonnement et rempli d’étonnement. Elle vit sans savoir comment, et sans pouvoir comprendre le comment. Elle vit et c’est assez ; ce qui constitue son oraison est tout son emploi durant le jour.

13. Et afin que vous en compreniez quelque chose par la même figure dont je me suis servi, je veux la poursuivre afin qu’elle vous aide et que, dans son expression muette, elle vous dise des merveilles.

Une personne à laquelle on montrerait un œuf, sans qu’elle eût jamais su comment de cet œuf il vient un oiseau vivant et agissant, n’en serait-elle pas dans la dernière surprise, ce [191] petit oiseau n’ayant nulle figure ni rapport à un œuf inanimé ? Aussi l’âme voyant son intérieur en l’état des deux premiers degrés de la foi, n’ayant nulle vie qui l’anime ni vivifie à ce qu’il paraît, étonnée qu’elle est de se voir ensuite vivante après avoir vu ce qu’elle était, devient sans expression ni rien qui la contente.

Ce même étonnement surprit sainte Thérèse dans le même degré d’oraison se servant de sa comparaison du ver à soie dans sa coque, vivant ensuite et devenu papillon154. Ce sont ici diverses expressions du même degré d’oraison, lequel étonna aussi bien que moi cette grande sainte, d’autant qu’il y a une si grande différence de la constitution et de l’état de l’âme avant que d’être devenu papillon, de celui où elle est devenue papillon, que quiconque ne l’a pas expérimenté ne le croira jamais, à moins d’une docilité d’esprit admirable qui est une disposition très grande pour y arriver. Mais demeurons en notre comparaison et en la lumière que la divine bonté m’a donnée pour vous exprimer ces choses si consolantes par la figure d’un oiseau.

14. La foi ayant opéré par la fidélité et la constance de l’âme les états et les dispositions susdites et nécessaires pour le troisième degré, ce degré par lequel l’âme a la vie, est donc exprimé par cet oiseau qui vient. Cet œuf étant éclos, il perd la première figure et en prend une vivante, devenant vraiment un petit oiseau. Comme la foi opérant en l’âme lui a donné les inclinations précédentes et a opéré en elle les premiers états, aussi la même foi opère celui-ci en l’âme, et l’âme qui contribue selon que ce degré le demande. [192]

Car il faut remarquer que la foi étant une lumière divine et une participation du soleil éternel opère conformément au soleil matériel. Le soleil opère selon la disposition de chaque chose : d’un oignon de tulipes, il en fait une tulipe, d’une tige d’œillets il en fait des œillets. Et de plus son opération s’ajuste au temps : au commencement il fait germer l’oignon, étant levé il le fait croître et enfin étant formé et la tulipe étant en état, il la colore et la peint de diverses couleurs selon la capacité du sujet. Autant en fait la divine lumière de foi : l’âme n’étant encore que dans les dispositions de mort, de perte et de simplicité, la foi n’opère en l’âme que solitude, mort et silence pour la réduire en nudité et unité ; ce qui ne cessera jusqu’à ce que l’âme, ayant acquis toutes les dispositions selon le dessein éternel sur elle, n’ait plus rien à achever par l’opération de la foi en ce degré.

J’en dis autant de l’état de vie. Les dispositions y étant, la foi qui a communiqué et donné les inclinations à l’âme d’être solitaire en faisant son nid en solitude et à l’écart des créatures et de soi-même, l’a ensuite obligée et contrainte amoureusement, quoique secrètement, d’y faire des œufs, c’est-à-dire d’y pratiquer les vertus de mort à soi-même, de vie inconnue, de perte d’intérieur, de sacrifice infiniment répété à n’être rien, à ne vouloir rien, et enfin à tout perdre soit temporellement ou spirituellement, afin que tombant peu à peu dans le non-être, en n’étant rien elle soit tout, non en elle, mais en Dieu et dans l’inconnu de Dieu, où elle tombe peu à peu en se perdant et se simplifiant jusqu’à ce qu’elle demeure [193] paisible et sans se remuer dans l’unité où toutes choses trouvent leur centre, et où l’on trouve toutes choses, mais d’une manière inconnue et centrale, jusqu’à ce que dans cette même unité elle revive après y être morte non corporellement, mais en esprit, et que sans perdre cette unité même et par cette unité même elle trouve la vie, laquelle devient multipliée en unité et active en très grand et profond repos, toute chose étant Dieu en unité même.

15. L’âme donc, comme vous voyez, ne change pas de moyens pour changer d’état. C’est toujours la même foi en la Sagesse divine, laquelle présentement opère cette vie, ou bien vivifie l’âme non par un principe extérieur, mais par le centre même et par le plus intime d’elle-même, et cela autant intimement et hautement que la mort, la simplicité et l’unité que la foi a fait précéder à cette vie, a été grande. Car non seulement il est nécessaire que l’unité par la mort précède pour avoir cette vie, mais encore il faut qu’elle soit autant profonde que l’on désire que la vie soit grande. Et ainsi si la mort, la simplicité et enfin l’unité ont été petites et communes, la vie qui suivra par l’opération de la foi en Sagesse divine sera commune ; si elles ont été plus grandes, la vie sera aussi plus étendue ; si enfin l’unité est très parfaite, la vie qui lui correspondra sera telle aussi.

Jugez donc, je vous prie en passant, combien il est nécessaire que l’âme soit constante et fidèle pour souffrir en agonisant un million de fois dans la perte qu’elle fait les créatures, de soi, et enfin de tout ; afin d’être réduite en une souveraine unité : où l’âme n’a plus d’inclination que pour n’être rien, et où véritablement elle trouve le germe et la semence des vertus divines de Jésus-Christ, savoir de la pauvreté, de l’abjection, du mépris, et enfin du néant. Car non seulement la vie lui sera donnée selon l’unité ou l’âme sera réduite : mais encore comme en cette unité elle trouve en l’unité des vertus de Jésus-Christ qui sont ses inclinations ; aussi sa vie, comme je vais dire, sera une vie de Jésus-Christ en la même manière qu’il a vécu. Si bien qu’à la suite la vie de Jésus-Christ étant son mouvement et sa vie, chaque inclination de Jésus-Christ, chaque vertu et chaque chose qui a été en Jésus-Christ, est en elle et sort d’en unité de vie : de telle manière qu’autant que l’âme s’est perdue et tombée dans le rien ; où elle a trouvé ses vertus et ses inclinations de Jésus-Christ en perte et nudité pour être son fond sans fond, et son remplissement dans le rien ; autant elle trouve en vie ces vertus ; ou plutôt ces vertus, et le reste, de Jésus-Christ sont sa vie et deviennent sa vie en unité vivifiante.

16. Comme la foi a peu à peu simplifié et fait mourir l’âme, ainsi que nous venons de le remarquer ; aussi la même foi la vivifie peu à peu. Car il ne faut pas croire que cette vie vienne aussi vite et aussi promptement que la vie est donnée à cet oiseau sortant de sa coquille : non ; l’opération de la foi étant en ce degré l’opération de Dieu même, et Dieu faisant tout ce qu’il fait avec poids et mesure ; aussi fait-il ceci avec grand ordre et peu à peu selon la fidélité de l’âme. Car il ne faut pas penser qu’elle ne soit ici très nécessaire : au contraire quoique cette grâce soit un don exquis et rare de sa divine Majesté, elle ne laissera pas d’exiger jusqu’à la fin une fidélité qui doit autant s’avancer et se fortifier que la foi augmente, et que son opération est avancée en sa communication pour donner Dieu à l’âme. Quand donc le moment heureux est venu que l’âme gisant en son tombeau (qui est l’unité où toutes choses meurent et sont à la suite mortes,) et se perdant en la manière de la créature, entend la voix de Dieu, qui est une secrète touche de sa divine Majesté, c’est-à-dire de Jésus-Christ Parole et Verbe divin, elle commence à se remuer dans son sépulcre, et celle qui était morte sans espérance commence peu à peu à avoir des désirs de vivre et d’aimer. Ceci l’étonne : mais enfin elle s’assure, d’autant qu’elle sent ou plutôt expérimente cette parole qui la revivifie si profondément, et tellement par le centre de soi-même que cela lui ôte tout doute ; puisqu’il n’y a que Dieu seul qui puisse aller en ce lieu et opérer de cette manière. Cette voix secrète est en son centre qui la réveille insensiblement et la revivifie peu à peu par un secret amour, la foi devenant amoureuse par la divine sagesse : et comme l’obscurité et l’insensibilité de la foi l’on fait mourir et ont contribué à son unité et à sa perte, aussi cette divine foi devenant éclairée et amoureuse en sagesse revivifie l’âme.

17. [195] Or cette lumière et amour de foi en Sagesse divine n’est pas en images et espèces : c’est une certaine réalité et vérité qui se découvre, laquelle donnant Dieu, fait trouver ce que l’âme désire. Et comme par l’état précédent de pauvreté dans son fond et dans ses sens, l’âme a expiré peu à peu ; aussi par cet amour en foi [196] l’âme revient et se revivifie, ou plutôt est revivifiée.

Dans son état de mort en unité précédente, l’âme ne peut vivre que dans son nid, ne pouvant sortir à rien que son cœur agrée et que le fond de son âme aime. Au contraire plus ses affaires s’avancent, plus aussi meurt-elle à toutes choses et à soi, tombant dans le rien, toute son inclination étant dans le rien et de n’être rien.

Au contraire cette opération de la foi amoureuse en Sagesse commençant, elle devient insensiblement au large, ayant et expérimentant une vie qu’elle ne comprend pas d’abord. Cependant ce que j’ai déjà dit et l’aise qu’elle expérimente avec un certain élargissement et commencement de liberté l’assurent peu à peu et lui font agréer cet état et demeurer en fidélité dans cet état. Son cœur et son esprit s’élargit, et elle ne sait comment, car ce n’est pas en elle, mais bien en Dieu, sa vie, dans Lequel insensiblement elle commence de vivre.

18. Et comme Dieu est un pays infini, aussi perd-elle peu à peu ce cœur rétréci et cet esprit resserré en son unité sans perdre son unité, au contraire l’établissant. Toute la différence qu’elle expérimente peu à peu est que la première unité était avec quelque contrainte, étant en perte et en mort et qu’au contraire l’unité qu’elle trouve en Dieu par la vie la met au large. C’est pour lors qu’elle commence d’expérimenter la grandeur infinie de Dieu et cela s’augmente à chaque moment de fidélité qui la fait vivre en Dieu, ce qui lui est une grande joie. Quand elle était dans les états précédents, elle voyait et goûtait des merveilles de la [197] foi, trouvant par elle son unité dans laquelle il y a assurément de grands secrets et des merveilles très grandes, l’âme découvrant des choses infinies en soi par cette unité en lumière de foi. Mais cela est toujours fort rétréci et, quoiqu’en vérité l’âme soit là dans un pays admirable et que là elle trouve en cette unité des merveilles secrètes et profondes par lesquelles elle jouit de Dieu en nue foi, c’est toujours par un moyen limité et par quelque chose d’elle, quoique sortant d’elle, dont elle ne s’aperçoit pas, sinon quand cet état de vie commence.

19. Et pour vous exprimer ceci autant qu’il me sera possible, afin que vous voyiez en quelle manière l’âme est en Dieu par l’unité en mort, et celle par laquelle elle y est en unité par la vie, je vous dirai que ces deux divers degrés par lesquels la foi donne Dieu, se peuvent comparer, le premier à une personne qui puise de l’eau de mer dans un vase et qui en prend autant que son vase contient et l’autre à celui qui est dans la mer même. Ainsi l’âme éclairée de la foi, en se perdant, se simplifiant et tombant par conséquent en unité, jouit de Dieu autant qu’elle est fidèle à se dénuer et à mourir, mais toujours dans la capacité de la créature. Mais dans le second état et lorsque la foi vivifie l’âme en unité, l’âme entre en Dieu et ainsi sortant d’elle, elle ne jouit pas de Dieu selon sa capacité propre, mais en Dieu même ; et autant qu’en se quittant elle se laisse écouler ainsi, sa manière est tout à fait sans manière, laquelle se va augmentant non chaque jour ni chaque heure, mais [à] chaque moment.

20. Dans les premiers états, l’âme fait [198] quelque chose, se simplifiant et mourant, car elle est toujours tendant au rien de l’unité, quoique cela soit très simple et même très passif et ainsi non aperçu quand l’état est bien avancé, sinon d’une âme supérieure à ce degré. Mais dans l’autre état où la foi est en vie, l’âme n’y agit plus. Elle a en elle un principe agissant par elle et ce principe est Dieu opérant en foi amoureuse, de telle manière que l’opération de l’âme est sans comparaison plus spirituelle, plus passive ou sur-passive, et ainsi moins aperçue que dans les autres degrés. Aux premiers états, l’âme y opère, sans opérer, en se simplifiant ou demeurant en unité, et cela avec quelque soin. En l’autre l’âme vit, et sa vie est son opération et vie en Dieu. Par conséquent l’âme étant en cet Être infini, est sans rien apercevoir et sans rien avoir, cependant en faisant et opérant plus sans comparaison que dans les autres degrés. Je dis qu’elle est sans rien avoir, ni unité ni rien dont elle jouisse, car ayant Dieu en vie, elle a tout et n’a rien, ce tout n’étant rien de ce que l’on peut concevoir ni désirer.

21. Dans les premiers degrés, l’âme a toujours pour l’ordinaire quelque soin de se conserver en la solitude et unité, mourant peu à peu avec fidélité à tout, et cela principalement et spécialement quand elle se recueille pour l’oraison, ou après des actions qui l’ont dissipée, en se réunissant et en retournant en son unité. Et quoique l’âme lorsqu’elle commence d’y être beaucoup avancée, ne remarque pas son opération, il y en a cependant une véritable, quoique simple, et cela ne peut jamais être autrement, telle action se simplifiant [199] toujours et se dénuant à mesure que l’unité s’avance, et par conséquent que l’âme est séparée de tout par la mort de soi.

Dans l’autre degré l’action, qui est en l’âme pour être en Dieu et jouir de Dieu en vie, ne doit pas être appelée action, mais sur-action, car c’est une action de Dieu en vie et vie de l’âme, laquelle quoique réelle et véritable n’est nullement remarquée comme action de la créature, quoique dans la vérité elle en ait toujours une, étant toujours créature, en quelque degré de vie qu’elle soit en Dieu et qu’elle jouisse de Dieu. Mais comme Dieu est le véritable centre de l’âme et qu’ainsi Dieu lui est infiniment plus naturel et plus propre qu’elle ne l’est à soi-même, il est certain que l’opération de l’âme, venant à se trouver et à être en Dieu et l’âme s’y trouvant, elle est en Lui de manière comme si elle n’était plus du tout, l’être de Dieu et Son opération en elle lui devenant naturel. Quand je me sers de ce terme « naturel », c’est pour exprimer l’aise et l’ajustement de Dieu à la créature ou plutôt de la créature à Dieu.

Je sais bien qu’il faut expérimenter ceci pour le comprendre, mais je vous en parle pour vous en donner seulement quelque idée et afin que vous parlant de ceci, vous entendiez à demi-mot ce que Dieu vous en communiquera, au cas que Sa bonté vous en donne quelque chose.

22. Ne tombez pas dans l’erreur de certaines personnes qui, pour imiter secrètement et finement ces choses, croient qu’il n’y a qu’à se retrancher toute opération et qu’ainsi, en demeurant oisives ou en repos, elles ont la vie divine [200] et par conséquent tout. Cette vie est une véritable opération et, quoique l’on exprime autant que l’on peut la non-opération de la créature, c’est pour exprimer l’opération divine qui par sa vie divine fait vivre et opérer si véritablement telle créature que vraiment elle vit et opère, non en elle, mais en Dieu, et jamais elle n’a été si opérante qu’elle est. Bien plus, plus la foi lui donne cette vie et ainsi plus elle vit en Dieu et de Dieu, plus cette unité augmente, car plus Dieu Se communique, plus Il perd l’âme et plus elle est et vit en Lui, et ainsi il n’y a pas de moment que cette vie ne se fortifie.

23. C’est ici où commence le moment éternel qui ne connaît ni de passé ni de futur et auquel le maintenant est toujours présent, si bien que plus Dieu Se donne et plus l’âme vit, plus ce maintenant est présent, par lequel l’âme remédie plus à ses péchés passés et à ses fautes journalières que par quantité d’actes distincts, ou même en l’unité précédente. Ainsi comme Dieu est toujours présent, et tout présent à telle âme, c’est une manière avantageuse de remédier à ses défauts. Car il faut remarquer que selon le degré intérieur de l’âme, les défauts, les péchés et tout ce qu’il y a de dissimilitude en l’âme se remédie. Dans le degré précédent d’unité en mort, elle y remédie en mourant et en se simplifiant en unité ; en celui-ci, elle trouve le remède de ses péchés, les pratiques de vertus et la jouissance du même Dieu, en continuant de vivre en Lui. Dans les degrés d’unité en mort, il lui restait toujours quelques images de mort, de simplicité ou d’unité ; en celui-ci, il y a [201] que Dieu qui lui devient tout. S’il y survient des images, l’âme les laisse telles qu’elles sont, vivant et étant en Dieu.

24. Enfin une personne vivante pense peu à sa vie, elle va et agit selon ce qu’elle a à faire, supposant ce principe, et cependant c’est cette vie qui la fait marcher, qui la fait parler, qui la fait voir, qui la fait raisonner, et tout le reste qui fait la vie ; ainsi en va-t-il en une personne qui commence de vivre en Dieu par la foi. Sitôt qu’elle est éveillée, elle n’a qu’à ouvrir les yeux de son âme et elle est en Dieu, elle y subsiste sans adresse et sans réflexion et son oraison est en Lui sans adresse ; et ainsi ce procédé est bien plus simple, plus facile et plus naturel en degré surnaturel que n’était l’unité précédente. En Dieu elle trouve tout sans garder aucunes espèces ni images des choses. Car comme tout est en Dieu, ainsi ayant le moyen d’être et de vivre en Lui, aussi a-t-elle la facilité d’y trouver tout. C’est pourquoi elle y trouve les saints, la sainte Vierge et tout le reste qui vit en Lui. C’est là qu’elle a les Mystères et qu’elle les trouve dans leur vérité. Il faut avoir ce même Dieu en ce degré pour comprendre ceci, car ce n’est pas par des images des choses, mais bien dans la vérité. Si elle a à se préparer pour la sainte communion ou pour faire son action de grâce, elle se met sans se mettre en Dieu, car elle y est et là elle fait en sa manière, c’est-à-dire en Dieu, ce qu’il faut, et tout se trouve très bien fait. Si elle a commis quelques défauts, cette même remise, sans se remettre en Dieu, y remédie très avantageusement, l’âme faisant les choses par une manière infiniment plus parfaite [202] qu’elle ne faisait n’étant pas encore arrivée en cet état de vie en Dieu, car tous les actes distincts que l’âme fait, étant encore en elle, sont infiniment inférieurs aux actes sans actes que l’âme a en Dieu, vivant en Lui de cette manière.

25. Je dis qu’il faut se remettre sans se remettre pour exprimer de mon mieux ce qui ne peut bien s’exprimer, mais que les personnes expérimentées entendront bien, car on ne peut bien dire comment on se remet en Dieu où l’on est par cet état présent. Quand le soleil est levé et que pour quelque nécessité l’on a les yeux clos, on ne fait que les ouvrir et ils sont dans la lumière. Ainsi en est-il d’une âme diverti par faiblesse, après quelque péché ou dissipation : on se remet de cette manière en Dieu et là on y remédie en Dieu même.

C’est de cette même manière que l’on pratique les vertus selon les providences, Dieu devenant toute vertu en l’âme et ajustant peu à peu l’âme en toutes choses. Si bien que l’âme voit et remarque la différence de l’état précédent de mort en unité, par lequel elle était comme ce petit oiseau dans son nid, où il avait besoin du soin, de l’inclination et de la prévoyance de son Père et de sa mère pour le couver étant encore œuf, et pour le nourrir, sa vie étant encore trop faible ; car pour lors tout lui est donné secrètement, sans qu’il s’en aperçoive et sans peine. Mais quand la vie commence d’être forte et que les ailes lui viennent, il prend lui-même tout ce dont il a besoin.

Il est vrai qu’au commencement de la vie en Dieu, il semble que tout lui manque et que tout lui est donné secrètement dans le même [203] Dieu. Mais à la suite que cette vie s’augmente, l’âme va et vient en Dieu comme dans son élément, et en vérité c’est pour lors que toute la terre et même dix mille mondes, comme celui qui est créé, semblent petits en comparaison de l’amplitude qui se découvre et dont elle jouit en Dieu. Cette amplitude donc n’est autre chose que Dieu même, car comme Dieu est la vie, aussi est-Il la vie de cette âme.

Je vous ai dit que je ne le voulais que vous donner un crayon, c’est pourquoi je me tais, car ceci suffit pour en donner quelque connaissance grossière, que Dieu parachèvera en donnant l’expérience.

26. Il faut remarquer que supposé la vocation de Dieu pour ces états, l’âme sent et expérimente de degré en degré, d’état en état, un instinct dans son fond qui la fait toujours aller de plus en plus et outrepasser ce qu’elle a, ne pouvant s’arrêter qu’au terme du dessein de Dieu sur elle.

Vous avez vu comment l’oiseau fait son nid, comment ensuite il couve, comment après l’oiselet est éclos et vit, comment il croît et prend la vie parfaite ; mais enfin il faut voir comment il chante selon l’instinct qu’il a de poursuivre toutes ces choses à sa perfection et qui ne s’arrêtera qu’il ne soit donné à ce petit oiseau un chant pour remplir les airs, et cela pour la consolation des créatures.

Quand une âme commence de vivre en Dieu, elle n’a pas sitôt achevé sa course. Cet état est fort long et assurément si les états précédents ont besoin d’un long espace de temps et d’une grande fidélité pour les parcourir, celui-ci aurait besoin d’une éternité, d’autant que c’est un [204] abîme infini à parcourir ; plus on jouit de Dieu, et plus on dit « on veut jouir », plus on a nécessité d’en jouir, car ce n’est proprement que dans ce degré et dans cet état que l’âme commence à Le trouver. Auparavant elle devait toujours se contrarier et aller contre le fil de l’eau et contre ses inclinations ; ici l’on va avec l’eau même, car on est emporté très agréablement du torrent divin ; et comme j’ai déjà dit que Dieu en cette manière est admirablement selon l’inclination et le naturel de l’âme, aussi cette course est suave.

27. Ce n’est pas que dans cette sorte de communication de foi, l’âme regorge en communications sensibles, car il s’en rencontre peu en ces degrés, l’âme étant capable de beaucoup plus par la grâce de la foi, qui fait toute la suite de ce divin ouvrage ; mais je veux dire que, dans ce degré, la foi qui se communique et qui communique Dieu paraît en sa manière de foi si suave, si ample, si féconde et si infinie que tout cela, tel que je le dis, est reçu de l’âme et en l’âme comme quelque chose qui est elle-même, ou plutôt qu’elle est emportée dans Dieu comme un torrent qui la met vraiment dans son pays1. Avant cette jouissance de Dieu, tout ce que l’âme recevait de Dieu la contrariait : ici Il la vivifie, et plus elle en reçoit et avance en cette communication, plus elle reçoit sa propre vie, ce qui est cause qu’elle ne dit jamais : « c’est assez. »

Les vertus pratiquées lui deviennent vie ; et si l’âme a quelque péché ou imperfection à combattre ou à corriger, c’est par ce principe de vie, et qui plus est, lui causant vie. Les croix et les afflictions qui sont très ordinaires en la vie, lui [205] deviennent fécondes ; et quoiqu’elles causent peine à la chair, elles sont agréables à l’esprit, trouvant vie par leur moyen. Et ainsi insensiblement tout lui devient vie ; et par là elle devient féconde, ce qui donne lieu à la dernière chose dont j’ai à vous parler, savoir du chant de l’oiseau, lequel ne vient que par la plénitude de la vie.

28. Il ne reste donc plus à cet oiseau du ciel sinon qu’il chante et qu’il remplisse l’air de son ramage ; et de cette manière il aura sa perfection en terre et ainsi il arrivera au point du dessein de Dieu sur lui. Cet oiseau, vivant en Dieu de Dieu, va peu à peu se fortifiant et se nourrissant de Dieu et de Ses divines Providences de telle manière que les ailes lui viennent et s’augmentent tellement chaque jour qu’il ne peut demeurer en place : la terre n’étant pas son élément, le ciel est sa demeure ; et c’est pour lors qu’il prend un grand plaisir à chanter selon son instinct.

La foi dans tous les états précédents a rempli l’âme de ce dont elle était capable ; et ici la même foi la fait dégorger et donner de sa plénitude. N’avez-vous jamais pris garde à ces bassins qui contiennent des jets d’eau ? Ils se remplissent et étant pleins, ils arrosent de leur plénitude tous leurs circuits, mais sans donner ce qu’il leur faut : c’est toujours du trop. Ainsi ces âmes pleines de Dieu et qui toujours s’en remplissent de nouveau, sortent hors d’elles par certains écoulements qui sont et deviennent encore leur plénitude même ; d’autant que les âmes étant créées de Dieu de telle manière qu’étant réveillées par ce don spécial, elles sont capables à l’infini, jamais en cette vie la grâce et les dons ne remplissent leur capacité absolument [210]. C’est pourquoi il y a plénitude à la vérité, mais ce qui sort par conduit de cette plénitude de Dieu, retournant en elle, fait une nouvelle plénitude et un cercle qui n’a jamais de fin qu’en l’éternité, où tout est un, le commencement et la fin.

29. Cette sortie et rentrée qui commence la plénitude fait qu’autant que l’âme a été pauvre et qu’elle a senti et expérimenté sa disette et son vide, autant cette plénitude de Dieu la remplissant, elle commence de se nourrir et de vivre de la vie même de Dieu. Et comme Dieu par Son Unité est renfermé en Soi-même, aussi ensuite par les Personnes divines vient-Il Se connaître et S’aimer, ce qui a toujours été et sera toujours : ainsi l’âme sortie de soi-même par son unité devient féconde par la vie de Dieu.

Pendant que l’âme est éclairée de la foi dans les degrés d’unité et lorsque peu à peu cette foi réduit cette âme en cette unité, tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle reçoit tombe comme dans un abîme sans fond, si bien que cette foi et tout ce qu’elle reçoit par son moyen ne fait ni ne cause que ce rien dans le rien infini de la créature, n’expérimentant qu’un vide où tout s’y perd, s’y abîme et s’y fond. Mais quand une fois la plénitude de Dieu — qui seul est capable de remplir cette capacité et ce vide infini de la créature — a rempli cette âme, non seulement elle est par là remise en son propre être, étant remise en Dieu, mais encore tout ce qui est en elle conformément à la plénitude de Dieu devient tout en acte de Dieu vers Dieu même ; et autant que cette âme, étant dans ce vide infini précédent, expérimentait son vide infini et son rien, ce qui la faisait [207] toujours être sans subsistance aucune que dans un véritable rien, aussi ce pauvre rien, étant une bonne fois rempli de la plénitude de Dieu, devient autant actif sans actes qu’il a été vide et néant devant cette plénitude, et ses actes sont comme substantiels. Car comme Dieu est tout acte et un acte simple, aussi en cette âme Il est tout acte et toutes Ses divines perfections et les Personnes divines deviennent toutes louanges. Et comme Dieu est tout occupé vers Lui-même, Se donnant une louange infinie, Se connaissant et S’aimant selon Son mérite, aussi étant dans ce pauvre rien et la plénitude de ce pauvre rien, Il devient tout [e] louange, tout [e] connaissance, tout amour par cette créature, ce qui est une occupation autant agréable et féconde que l’âme a expérimenté son rien et son vide infini tombant en unité, comme j’ai déjà dit.

30. C’est ici ou le chant de l’oiseau commence. De vous dire comment cela se fait et ce qu’il est en vérité, il ne se peut. Il suffit de vous dire que dans la vérité ce que je viens de dire arrive au pauvre rien de la créature ; et ainsi c’est assez d’en être certifié, afin que durant tout le temps que la perte et le rien vident cette créature et la font un million de fois agoniser en l’expérience de son rien et de sa misère, elle sache qu’un jour ce pauvre rien pourra être déifié et qu’autant que le vide lui aura donné de fâcheux jours et de mauvaises heures, autant cette heureuse plénitude de Dieu la remplira avec fécondité, si bien que tout ce qu’elle est, et tout ce qu’elle peut être par la plénitude de Dieu doit être tout en action vers Dieu, ce qui fera son bonheur. Pour lors elle [208] saura que cette pauvre vie abjecte, inconnue et inutile selon le monde, se change en plénitude, dont un moment vaut mieux que quantité d’années d’une autre grâce, quoiqu’elle parût très grande et très sainte.

31. Et comme on remarque que les oiseaux aiment et recherchent la solitude pour chanter mieux et plus à leur aise, aussi cette âme a inclination de se retirer pour s’écouler tout en louange de Dieu, où toute l’âme devient tout chant, toute louange, toute connaissance et tout amour, et sans qu’elle ait à remuer ses lèvres, son cœur est en acte, et sans qu’elle s’en aperçoive elle dit des prières non par foi, mais dont le principe est ce fond susdit, qui est et devient tout vivant et tout en acte par cette plénitude et ce fond même. Comme quand vous remuez quelques cassettes, où il y a des parfums exquis, en remuant seulement les hardes du dedans, il s’exhale une odeur qui charme et embaume tout, aussi il se fait dans toute la capacité de l’âme un certain épanchement de tout Dieu, remplissant et vivifiant l’âme ; ce qui charme l’âme sans réflexion, car cela étant Dieu, Il n’a de mouvement que pour Lui et ne s’occupe que de Lui. Ceci s’opère par certains réveils, ce qui est fort charmant et agréable à l’âme ; mais comme il est par état en l’âme, aussi n’est-il pas toujours en acte de ces réveils, mais seulement passager, l’âme se contentant de ce qu’elle possède par la foi en son fond.

Quand je parle d’acte et que je me sers de ce terme, j’entends et veux exprimer ces actes sans actes qui sont comme substantiels, toute l’âme étant cela même par la plénitude qui la vivifie. Et comme cela est par état [209] et toujours en foi éclairée et amoureuse en don de sagesse, il ne faut pas s’imaginer que les choses soient toujours sensibles : elles sont et subsistent incessamment, à moins que de déchoir de l’état, mais par la foi et en la manière de la foi. Enfin il faut l’expérience et je n’écris ceci que pour l’exprimer ; et quand elle sera donnée, pour lors une parole de cet écrit sera un festin et une fête admirable, ouvrant l’esprit aux expériences que l’âme aura secrètement et inconnuement.

32. Cette sorte de chant, charmant l’âme et la remplissant de plus en plus, la sollicite insensiblement à un autre qui a rapport aux créatures et qui met sa capacité sensible en acte par unité à son esprit.

Par tous ces dons et par la communication et jouissance de Dieu, l’âme se remplit de telle manière qu’elle n’a jamais d’inclination réglée (c’est-à-dire qui vienne de Dieu), qui la porte à la communication et à l’action au-dehors, si le dedans et la capacité intérieure n’est remplie. C’est pourquoi jusqu’à ce que cela soit, l’âme n’a d’inclination qu’à la solitude, à la vie cachée, et au secret de l’intérieur. Mais quand une fois cela est, pour lors la force du dedans se porte au dehors, non par le dehors, mais toujours par le dedans ; car tout ce que cette âme produit au-dehors vient et est donné premièrement au-dedans ; et c’est proprement ce que l’on dit être le chant de l’oiseau pour récréer les créatures.

33. Presque tout le temps que l’âme se remplit du torrent divin, elle s’applique peu aux prières vocales : son intérieur est autrement appliqué et cela suffit. Mais aussitôt que cet intérieur [210] se rassasie, vous remarquez une inclination aux louanges de Dieu qui lui fait prononcer quantité de prières vocales. Avant cet état elle disait de son mieux les prières vocales d’obligation, et le peu dont elle avait inclination de la part de Dieu. Mais présentement elle a non seulement inclination d’en dire, mais sa plénitude l’y oblige ; et sa plénitude même en est renouvelée. C’est pour lors que si cette personne est prêtre, religieux ou religieuse, chaque parole de l’office divin lui est et devient une plénitude divine autant plaisante et agréable aux oreilles de la sainte Trinité et de tout le corps céleste, que son fond est plein : si bien que ce chant a tous les airs distincts de toute la plénitude qui est en cette âme. Ce qui est cause qu’elle prend grand plaisir à prier Dieu vocalement, à chanter, et le reste en quoi elle peut donner des louanges à Dieu.

Avant ce degré l’on disait parfois quelques prières soit par obligation ou par dévotion ; mais telles prières n’avaient pour plénitude que celle qui leur venait des saintes intentions. Ici tout au contraire elles ont la plénitude de Dieu et autant que l’âme la possède, ce qui est cause qu’elles sont d’un grand profit à l’âme et donnent un grand plaisir à Dieu.

34. C’est pour lors que l’extérieur est uni ou plutôt qu’il est un avec l’extérieur, et ainsi non seulement ces oiseaux du ciel ont le chant des prières vocales, mais encore ils ont celui des bonnes œuvres, leur cœur s’inclinant avec grande joie aux œuvres de charité et à faire du bien aux autres ; et autant que dans les états précédents l’âme avait inclination d’être solitaire, retirée et comme sauvage, ici quand la [211] charité se présente ou que la nécessité l’exige, le cœur est ouvert et prêt, ce qui est encore un chant admirable.

Enfin autant que le silence a été leur inclination, leur âme se remplissant, autant prennent-ils de plaisir à parler de Dieu et répandre avec humilité et charité ce dont leur âme est pleine ; et c’est pour lors que leurs paroles sont fructueuses et efficaces aux autres. Enfin selon le naturel de chaque oiseau il a son ramage différent, c’est-à-dire que toutes les âmes qui chantent et sortent au-dehors aux louanges de Dieu, ne font pas de la même manière : elles sont toutes différentes et ainsi elles chantent différemment. Ici il n’y a pas de règle pour chanter, car c’est selon la plénitude et elle est la règle de ce chant, de telle manière que c’est contre l’ordre de telle grâce de chanter et de sortir sinon par ce moyen et autant que le dedans le donne et y sollicite.

35. Par là on voit l’abus de plusieurs âmes qui croient qu’il suffit d’avoir de la science ou de la facilité naturelle à parler pour sortir au-dehors ; et que pourvu que l’intention soit droite, tout est fait. C’est une tromperie et du moins une marque que telles âmes qui se contentent de tels procédés ne sont pas appelées aux dons de la foi surnaturelle, comme j’en parle ici. Il faut assurément être avant que d’opérer ; et il faut non seulement avoir la vie, mais encore être en état fort avancé, avant que de pouvoir communiquer ce que l’on a : autrement vous remplirez les personnes auxquels vous parlerez, de paroles saintes, mais sans effet. Et si vous sortez pour les bonnes œuvres, vous en ferez ; mais qui seront fort vides, et qui pourront vous évaporer si vous n’y prenez garde de près : et je vous défie qu’elles aient grande fécondité, si elles ne sont dans l’ordre susdit.

36. Pour ce qui est des prières vocales et du chant, il faut en faire soit par obligation ou par inspiration : car souvent, quoique l’on ne soit pas arrivé à ce dernier degré, l’âme a de fois à autre mouvement d’en faire ; mais ce doit être avec grand ordre, afin de ne pas brouiller la grâce précédente. Dans beaucoup d’autres papiers, nous avons parlé assez distinctement de toutes ces choses ; c’est pourquoi je ne les répéterai pas. Je vous dirai seulement que pour garder l’ordre que je dis, en ce chant et aux prières vocales, il faut que l’âme soit certifiée d’avoir le don surnaturel de la foi pour l’économie de cet ouvrage : d’autant qu’il y a une infinité d’âmes qui ne l’ont pas, et qui sont assez heureuses de s’occuper sans ordre intérieur en prière vocale, en bonnes actions, et en instructions ou sermons ; comme font quantités de personnes qui n’ont nulle inclination pour tel intérieur, mais seulement pour se sauver et pour faire tellement quellement quelque bien, tant pour glorifier Dieu que pour le salut des hommes.

§

37. De l’oraison de chaque degré et comment y faire ses actions.

37. Voilà grossièrement quelque crayon des opérations de Dieu expliquant cette figure du petit oiseau dont je vous ai parlé. Il reste, afin de faire les choses avec beaucoup d’ordre, ce [213] que j’aime grandement, que je vous dise l’oraison de chaque degré en pratique ; et comment les âmes de chaque degré doivent passer le jour saintement, pratiquer les vertus et travailler à la correction de leur faute conformément à chaque degré. J’avertis encore toute personne qui lira ceci, comme je le fais incessamment en tout ce que j’écris des choses surnaturelles, qu’il s’agit ici d’une voie purement surnaturelle et par conséquent où le travail de l’âme et toute son adresse ne consistent pas à opérer, mais à ajuster son opération selon le degré de foi ou l’âme en est, soignant [sic] peu à peu de la laisser distribuer en la perdant dans l’opération de Dieu par la foi. Car à mesure et selon qu’elle augmente, elle approche l’âme de Dieu ; et ainsi au temps que l’âme est plus proche de Dieu, il faut aussi que l’âme défaille et que son opération soit subordonnée à celle de Dieu. Quand cela n’est pas bien juste, et justement selon le degré de l’opération de Dieu, l’opération de la créature défait ce que l’opération de Dieu fait ; et ainsi l’une va et l’autre recule, l’âme passant souvent une bonne partie de la vie à faire et défaire. Il faut donc être exact à remarquer le degré de foi qui constitue l’intérieur, et selon le degré où l’âme en est, il faut aussi ajuster ce que l’on a à faire, et la manière avec laquelle on le doit faire. [214]

Premier degré

38, 39. Marques et commencement du Premier degré, et ses effets en l’âme. 40, 41. Oraison de ce degré. 42-47. Pratiques de piété et actions du jour.

38. Ce degré commence quand la foi commence à simplifier l’âme, ce qu’elle aperçoit bien, ou au moins la personne qui la conduit si elle est d’expérience (car si elle n’a pas d’expérience des voies de la foi surnaturelle, elle doit laisser la conduite de telle personne aussitôt qu’elle s’aperçoit que la foi surnaturelle en foi commence, autrement elle les égarera infailliblement), car le feu de ses opérations diminue sans savoir comment, cette fécondité d’entendement et de volonté s’évanouit, et elle commence de se simplifier, et son esprit et son cœur peu à peu s’en contentent et l’on voit le reste des marques dont j’ai parlé en plusieurs autres écrits.

Pour lors il faut aider l’âme à ne pas se multiplier tant en l’oraison ni aux autres exercices. Pour cet effet il faut faire remarquer la lumière de la foi qui commence, et cela dans les obscurités qui lui surviennent, dans les sécheresses d’esprit et de cœur qui lui commence d’être assez fréquentes, et enfin dans une certaine inclination, qu’elle a sans la discerner, à ne faire pas tant comme au passé, s’apercevant peu à peu que, sans y penser, en faisant oraison, elle est surprise qu’elle demeure là sans agir, en pensant et aimant [215] tout ensemble sans faire de distinction, l’un étant dans l’autre, ou l’un étant l’autre.

Alors il faut faire découvrir à l’âme que cela est causé par la foi et que c’est lumière de foi qui peu à peu interdit cette opération en l’âme ; d’autant que la foi, quoique simple, est cependant lumière et amour, et qu’étant obscure à l’esprit, elle l’obscurcit nécessairement et le dessèche. D’abord l’âme a peine à croire cela et à découvrir la foi, parce qu’elle ne voit et ne sent que privation de lumière au lieu d’en avoir ; de plus elle n’y voit nul effet de lumière. Et comment donc la foi qui est une lumière serait-elle présente ? Tout cela, comme je dis, lui cause de la peine, et le directeur en aura aussi pour lui faire voir sans voir et remarquer sans expérimenter, que cela est causé par la foi, qui étant une véritable lumière, doit présentement elle seule éclairer l’âme et la conduire, et qu’ayant tout en elle sans aucune autre aide, il faut présentement se servir de son seul secours.

39. Elle est comme la lumière du soleil, laquelle, quoique simple et fort pure, a tout en soi : elle a le coloris des fleurs, le goût des fruits et généralement il n’y a rien sans le soleil et dont cette lumière ne soit la cause et dont elle n’ait en soi toutes les perfections particulières ; et cela d’une manière que Dieu seul connaît et que nous remarquons par ces beaux et merveilleux effets durant toute la vie. Ainsi en est-il de la lumière de la foi. Mais toute la difficulté est de s’en contenter et de s’y ajuster, à cause qu’elle ne peut jamais s’accommoder aux sens, aux puissances, ni à l’esprit. Il faut par nécessité tout au contraire qu’au cas [216] qu’elle opère dans une âme, elle les ajuste à soi et à sa manière d’opérer, et cela en les faisant mourir et sortir de leur opération et de leur manière pour passer peu à peu à la sienne. Et ceci est d’autant plus difficile que l’opération de la foi et sa nature est éloignée de la compréhension et de la manière des sens, des puissances et de l’esprit, qui ne peuvent concevoir comme lumière que ce qu’ils voient en clarté ; et la foi est obscure : ils ne peuvent se contenter d’effets que de ceux dont ils jouissent ni en remarquer d’autres ; et ceux de la foi sont toujours au-dessus d’eux, et jamais ils ne les pourront remarquer ni expérimenter que lorsqu’en se laissant peu à peu perdre, ils soient laissés et oubliés.

Une personne qui n’aurait jamais vu par expérience comment le soleil fait cet admirable coloris et émail des fleurs, pourrait-il, en regardant la lumière du soleil en elle-même, y remarquer ces belles couleurs et tout le reste des admirables effets dont il est la cause ? Il ne pourrait jamais le comprendre : cependant cela est et il ne vient à en être convaincu que par les effets de tout ce qu’il y a dans le monde. Ainsi en est-il de la foi. Il faut donc, pour y être fidèle, que l’âme peu à peu ajuste son opération en l’oraison et en toutes les autres pratiques du jour conformément au degré de foi qui l’éclaire et qui opère en elle, et elle verra à la suite que la foi fera des merveilles, quoique un très long temps elle ne voit rien, ni n’en expérimente rien, son esprit et toute sa foi même n’ayant qu’une simple soumission à Dieu et à la personne qui la conduit de la part de Dieu. [217]

40. Vous avez donc remarqué que le premier degré de foi dont je parle présentement constitue l’âme en simplicité et la fait peu à peu mourir. Il est figuré par cet oiseau qui fait peu à peu son nid. Ainsi il laisse tout autre soin pour travailler à cet ouvrage qui lui est si cher. L’oraison donc de ce degré est de se mettre simplement en la présence de Dieu et de recevoir doucement et simplement ce qui lui est donné. Si l’âme est en sécheresse, elle la souffre en simplicité auprès de Dieu ; si elle a des lumières, elle en fait usage, non en sa manière comme dans le degré précédent où son industrie était mise en œuvre, mais par la foi, qui assurément recevant doucement ces lumières, lui donnera un moyen de cette sorte d’en faire usage. Elle y aide non en émotion et par effort, mais d’une certaine manière que la foi lui donne ; et elle remarque qu’insensiblement en faisant usage de telles lumières, il s’opère et il naît en elle un certain repos et une paix qui peu à peu lui fait remarquer que la foi secrètement opère en elle par les sécheresses ou par les lumières, ou enfin par toutes les autres dispositions qu’elle a selon le moment de la Providence en l’oraison. Si bien que si elle est en sécheresse en l’oraison, elle ne se multiplie pas pour cela ni ne s’inquiète : elle demeure simple auprès de Dieu et quelquefois elle a certains petits retours vers Dieu, soit en connaissant soit en aimant. Et quand elle se voit trop abattue, elle se relève non tant par activité que par fidélité à la foi secrète qui l’anime et l’occupe.

41. Comme tout le dessein de Dieu durant ce degré d’oraison est de simplifier l’âme et de [218] la faire travailler doucement non par elle, mais par la foi à faire son nid, c’est-à-dire à mourir et à se simplifier pour arriver à son unité où elle peut seulement trouver Dieu, elle remarque que Dieu ne la remplit pas de beaucoup de choses, mais que la foi va plutôt peu à peu la dénuant, simplifiant et faisant mourir ; et ainsi en lui ôtant, elle se trouve insensiblement dénuée et simple. Et comme Dieu, en la présence duquel elle est et dont elle reçoit ce qu’Il lui donne et s’en nourrit doucement, est et habite réellement dans le centre et l’essentiel de l’âme, aussi peu à peu la foi la dénuant et la nourrissant de ce simple objet, Dieu, et de ce qui en découle en lumière et en amour, elle tombe imperceptiblement en son centre et par conséquent en unité qui est vraiment son nid.

Voilà donc l’oraison de ce premier degré de foi simplifiant l’âme peu à peu en son centre, où elle trouve Dieu véritablement. L’âme doit continuer ses oraisons toujours de cette manière durant tout le temps que la foi la simplifiera et ne pas vaciller, mais tâcher d’être constante quoiqu’il lui arrive. Car il faut que la foi opère un autre degré d’oraison avant que de changer ce procédé.

42. Comme l’âme n’a qu’une manière d’oraison dans chaque degré, quoiqu’elle y expérimente diverses choses dont elle fait toujours usage en la manière susdite de son degré ; aussi doit-elle ajuster son procédé pour toutes les autres pratiques de la piété et les actions du jour, sans changer de méthode sous prétexte de quoi que ce soit : autrement elle brouillera tout, comme je l’ai déjà dit. Durant le jour elle se tient en sa simple constitution autant qu’elle peut, travaillant et faisant ce à quoi elle doit s’occuper dans sa vocation, conservant en son cœur ce que Dieu lui aura donné en l’oraison : et au cas qu’elle n’ait qu’une simple inclination de retour vers Dieu, qu’elle s’en contente ; et enfin qu’elle fasse usage de ce qu’elle aura par ce simple retour, où la foi l’a conduite, et où elle lui donne instinct de retourner.

43. Ses examens soit pour la confession ou pour les fautes du jour, se doivent faire en la même manière, se mettant en sa constitution simple auprès de Dieu : et là son cœur aura assurément une simple inclination de retour vers Dieu, par laquelle elle lui demandera d’une manière intime et paisible la lumière de ses fautes. Et l’âme étant simplement paisible devant Dieu, verra assurément et sentira certainement les entre-deux qui la séparent de Dieu, discernant suffisamment ce pour quoi elle offensait Dieu pour son confesser, pour s’en corriger si ce n’est pas pour la confession qu’elle s’examine, mais pour l’examen du jour.

44. L’acte de contrition ne sera pas d’en former un distinctement, soit de paroles ou d’esprit, à moins que par un écoulement de foi l’âme ne s’y sente porter : mais en se réunissant doucement, autant qu’elle a vu de fautes, à son Dieu, non par elle et par ses actes, mais étant paisible et simple, la foi ne manque jamais d’incliner son cœur à ce regret et de lui faire faire en sa manière ce qu’il faut.

N’avez-vous jamais pris garde que la lumière du soleil, qui est toujours présente en état de travailler selon le besoin présent, non seulement quand elle est claire et aperçue, mais encore quand elle est plus cachée et obscure, comme durant la nuit et l’hiver, est présente à point nommé et travaille dès le moment qu’une chose exige son travail, et aussi en la manière que la chose l’exige ? Qu’un laboureur sème du froment ; aussitôt le soleil travaille sur lui et il fait tout ce qu’il faut pour le faire germer, croître et le reste. Si un jardinier met en terre un oignon de tulipe, si une anémone, et ainsi une infinité d’autres choses différentes, le soleil multipliera son opération et l’ajustera à la nécessité de la chose sans y manquer d’un moment. Ainsi en va-t-il de Dieu en telle âme en ce degré et en la suite des autres, faisant pour son examen et pour la correction de ses fautes ce qu’il doit faire selon le degré présent.

Et ainsi il faut que l’âme se contente de ce qu’elle voit et du regret qu’elle en a, s’assurant que faisant ce qui est en elle selon son degré, tout se trouve très bien fait, la foi se chargeant de tous les efforts, de toutes les diligences et généralement de tout ce qu’elle faisait étant saintement en son industrie dans les états précédents. Ceci est à remarquer pour les examens des degrés qui suivent, ne faisant qu’ajouter ce qu’il faudra faire de plus simple et de plus perdu, et tout cela sur ce fondement que je dis ; Dieu s’ajustant toujours de plus en plus aux états où se trouve l’âme, jusqu’à ce que la foi l’ait conduite dans sa fin, et dans son centre en pureté selon le dessein sur chaque âme.

45. Pour ce qui est des défauts où l’âme tombe actuellement chaque jour, il faut qu’elle garde le même procédé, savoir de souffrir en simplicité et en retour à Dieu, la peine du défaut ; et l’âme retournant doucement et simplement à Dieu, non seulement a le regret de tels défauts, mais y remédie très avantageusement, non en se multipliant comme autrefois, mais en se simplifiant et en retournant à Dieu dans lequel elle perd et consume ces défauts comme une paille dans un grand brasier. Et ainsi en fait-elle de tous les défauts actuels et de toutes les découvertes que la lumière de la foi lui fait de sa corruption et de ses péchés.

46. Pour ce qui est de la pratique des vertus en ce degré, comme Dieu prend un spécial soin de cette âme en ce degré, aussi doit-elle cesser peu à peu ses diligences pour leur pratique, prenant de moment en moment à pratiquer celles qui s’offrent ; et y étant fidèle en la manière de son degré, c’est-à-dire non par l’effort, mais par simple retour à Dieu en foi. Et comme il est impossible d’aller à Dieu que par l’aide des vertus, de même qu’il est impossible d’aller à lui que par la pureté ; ainsi aller à Dieu c’est se purifier de ses péchés, et c’est aussi pratiquer les vertus : ce qui se fait ici non en la manière active, mais par la foi. Tout ceci ne se peut comprendre que par expérience ; mais l’âme étant en ce degré le trouvera assurément vrai, et verra que cette manière de pratiquer la vertu est infiniment plus en acte que n’a été l’active, infiniment plus clairvoyante pour les découvrir et infiniment plus efficace pour en venir à bout ; d’autant que non seulement on en pratique l’écorce, mais on en prend l’esprit et le fond, tout étant en Dieu, et toute vertu se trouvant dans le véritable retour à lui.

47. La communion doit être faite dans cette même disposition de simple retour paisible et fidèle ; et pour s’y préparer, il faut se mettre en sa simple disposition comme à l’oraison, n’ayant pas de peine de ce que l’on n’y prend point de dispositions distinctes et différentes comme aux autres degrés précédents.

Mais vous me direz, je suis fort sec, je n’ai rien : est-ce là une disposition pour recevoir Jésus-Christ ? Comme vous devez être certifié que faisant ce que je vous dis en ce degré, la foi ne vous manque en aucun moment ; vous devez aussi être assuré que c’est ce dont vous avez besoin pour votre simple retour : et ainsi cela étant de Dieu, que vous allez recevoir, qu’avez-vous à faire d’autre chose que de votre simple état ? Puisque même vous ne communiez que pour le trouver encore plus facilement en cette manière simple ; et ainsi plus vous serez vides de tout et plus vous serez en cela paisible et morte ; plus vous trouverez Dieu en la communion. Si vous avez lumières et amour, allez aussi simplement par là afin de trouver Dieu en unité.

Votre action de grâces doit être de la même manière simple, ayant encore plus Dieu que vous ne l’aviez devant la communion. Il n’y a donc qu’à demeurer simplement et paisiblement avec lui durant le temps que vous prendrez pour action de grâce. Et croyez et vous convainquez que quand vous quittez ce procédé en aucun exercice du jour quel qu’il soit, vous faites plus de mal que si vous faisiez un défaut inopiné qui vous paraît plus de conséquence. Cependant très peu de personnes pensent à cela sous bon prétexte soit de salut ou même de perfection, et pensant plus avancer, elles en reculent très fort.

Second degré

48-49. Second degré et ses effets. 50-53. De l’oraison des âmes de ce degré. 54-57. Leurs pratiques de piété et leurs actions journalières.

48. Quand l’âme peu à peu a été tant simplifiée et vidée de soi par la foi, qu’elle est reconduite en une grande unité en toutes choses, pour lors que commence le repos, car qui dit une âme réduite en unité, la met dans le commencement de l’autre état qui consiste à commencer de trouver Dieu en son fonds. Le premier état a peu à peu retiré l’âme de la multiplicité des créatures et de soi-même, pour la réduire à la simplicité et puis à l’unité. Ensuite cette unité commence de trouver Dieu, si bien que le commencement de la découverte de Dieu dans son fonds est aussi le commencement de ce second degré. Le premier en mourant et se séparant de ses activités arrive à sa perfection. Le second se perfectionne en se reposant et en se perfectionnant peu à peu dans la paix et dans le repos de l’âme, car Dieu trouvé dans le centre donne infailliblement le repos, comme une personne qui arrive où elle allait, s’y repose. Mais comme Dieu peut être trouvé et qu’on en peut jouir dans le centre de notre âme à l’infini, aussi y a-t-il des degrés de repos à l’infini. Ainsi si le premier état a été long et difficile par la peine que l’âme a eue à se simplifier et à mourir à tout pour arriver à l’unité, celui-ci ne [224] sera pas moins long pour se perdre dans le repos et dans la paix où vraiment Dieu Se trouve. Le premier état commence de goûter un peu du second, d’autant que l’âme s’y simplifiant, elle approche de Dieu et ainsi approche du repos ; le second, commençant de jouir de Dieu, jouit aussi du repos. Dans le premier on cherche le repos, dans le second on jouit du repos, non d’abord parfaitement, mais peu à peu se perfectionnant ainsi, car plus l’âme jouit du repos, plus elle tombe en unité et son unité se perfectionne dans son repos.

49. Tout le dessein de Dieu donc dans ce degré en cet état est de se donner et s’écouler dans le fond et le centre de l’âme par le moyen de la foi qu’Il fait écouler en elle et de lui communiquer par là le repos. De telle manière qu’il faut que l’âme soit fidèle à s’ajuster à ce dessein de Dieu en y ajustant son oraison et les autres exercices, non seulement du jour et de l’année, mais encore de tout le temps que cet état de repos durera, afin de s’y purifier, de s’y perdre et de s’y consommer. L’âme en cet état a donc trouvé Dieu dans son fonds ; ainsi elle n’a plus besoin de chercher et par conséquent elle ne se doit donner aucun objet où elle tende, et après lequel elle aille comme dans le premier état susdit. Son état donc est de jouir de ce qu’elle a trouvé et ainsi de ne le plus chercher, au moins comme une chose qu’elle cherche. Elle cherchera toujours, non comme une chose qu’elle n’a pas, mais bien qu’elle a et qu’elle peut encore avoir par une manière encore infiniment plus parfaite, son repos et sa paix pouvant à chaque moment se perfectionner et se purifier. Il est vrai que [225] cela se peut bien nommer recherche et désir, mais en la manière des anges qui désirent toujours ce qu’ils ont ; avec cette différence que leur béatitude n’augmente pas et que ce dont l’âme jouit en repos, se peut à chaque moment perfectionner, son repos se perfectionnant.

50. Le premier pas donc de cette âme se mettant en oraison est de se mettre en repos. Quand je dis se mettre, c’est pour m’expliquer, afin de faire entendre à l’âme qu’elle n’a rien à chercher et que si quelque chose lui manque pour faire bien oraison, y ayant en elle quelque chose qui trouble sa paix, il ne faut pas y remédier par quelque chose qu’elle prenne soit selon l’entendement ou selon la volonté, mais qu’elle n’a qu’à jouir en soi de sa paix et de son repos et que cela même non seulement lui fera écarter ce qui pourrait empêcher son repos et ainsi son oraison, mais encore sera son oraison même. N’avez-vous jamais pris garde à la manière que l’on clarifie de l’eau ? On n’a qu’à la laisser reposer et aussitôt elle devient transparente. C’est là le procédé que doit tenir l’âme en ce degré. Elle n’a qu’à se mettre en jouissance de son repos et ce repos [à] chaque moment de son oraison se purifiera, et enfin peu à peu l’âme se clarifiera et verra ce cher diamant que renferme le centre de son âme.

Le moyen donc de chercher le repos en ce temps, c’est de se reposer et de cesser tout et de ne pas craindre que ce procédé soit oisif. Non : la foi animée de la charité en ce degré de jouissance de Dieu, travaille et opère autant en l’âme qu’elle se repose ; et autant que ce repos [226] soit intensivement devenant plus profond, soit extensivement se continuant davantage, aussi plus la foi y est opérante, car c’est la même foi qui opère ce sacré repos. D’où vient que l’on comprend la vérité de ces sacrées paroles : Ego dormio, et cor meum vigilat155, où peu à peu il est purifié en unité de ce sacré repos.

51. Ce repos de l’oraison étant en foi et par l’opération de la foi, n’est pas toujours sensible : au contraire plus il se perfectionne et s’augmente, plus par là il se donne, car plus l’âme par son moyen jouit de Dieu, plus elle est perfectionnée et rendue capable de la foi simple et nue, par quoi ce repos se perfectionne encore davantage.

Que l’âme donc en ce degré ne se mette pas en peine si elle a des sécheresses et si ses sens et son imagination divaguent. Que le fond de sa volonté et de son esprit, où se passe cette fête, demeure constant à percer la nue et qu’au milieu des orages et des tonnerres, des craintes et des frayeurs, elle demeure fortement en repos ; et elle verra que tel repos agité se purifie comme l’or dans la fournaise, et qu’en vérité il jouit sans comparaison plus de Dieu que le sensible qui lui donne plus d’assurance palpable.

Quand donc l’âme a commencé son oraison de la manière susdite sans rien prendre pour soi, mais se mettant ou se conservant en repos, si les divagations et les tentations l’attaquent si fort qu’elles semblent la submerger, pour la faire [227] périr comme un petit vaisseau en mer, qu’elle se soutienne et qu’elle prenne bien garde de ne pas multiplier ses actes pour se réunir, et pour témoigner à Dieu que l’on veut être à Lui en se détournant de telles choses : il suffit seulement, au lieu de tout cela, de souffrir paisiblement en abandon et en perdant tout, et de remédier à tout par le repos et la cessation de tout.

52. De ce repos qui fait le principe de son oraison en ce degré, il sort quelquefois des lumières et de l’amour qu’il faut recevoir avec esprit d’humilité. Je dis avec esprit d’humilité, car telles choses ne sont pas le principal ; au contraire plus ce repos s’augmente, se simplifie et purifie, plus il est excellent et aussi plus elle jouit de Dieu.

Quand, dans ce repos où Dieu réside, Il fait montre de quelque chose de Sa grandeur, il faut, pour être fort fidèle à son état, laisser écouler tout ce qui vient de Dieu dans ce repos même afin de jouir encore davantage de Dieu. Tout ce degré de repos n’est pas le temps de la manifestation, et ainsi tout ce qui s’y donne est toujours moindre que Dieu, qui Se donne en repos et par ce repos, étant seulement quelque chose de Dieu et non pas Dieu Lui-même. Ainsi l’avantage et l’augmentation de l’oraison en cet état est que ce repos s’augmente et que l’âme laisse tout écouler en lui, car c’est le temps de la jouissance secrète de Dieu, qui s’augmente et se perfectionne plus l’âme se défait de soi-même pour tomber dans la vastitude et l’amplitude infinie de Dieu en repos. Et par là l’âme, insensiblement, en ce sacré repos s’établit et se perfectionne en une unité sans comparaison plus [228] parfaite, celle du précédent degré et état n’étant qu’une disposition à celle-ci.

53. Il y aurait infiniment à dire sur l’oraison de ce degré, mais ceci suffit pour assurer l’âme qu’il n’est nullement nécessaire, mais au contraire très dommageable de rien garder en cette oraison et qu’il faut que le commencement de l’oraison soit en repos, le milieu le repos et qu’elle se finisse en repos, sans rien chercher hors de là, car tout y est, Dieu y étant ; et elle y trouvera tout, en ayant Dieu, qu’elle aura assurément si elle demeure nuement et absolument en repos, perdant tout et y laissant tout écouler par une jouissance autant parfaite que son degré présent lui donnera. Sa présence de Dieu durant le jour sera le repos dans lequel elle se laissera perdre peu à peu pour jamais afin de ne plus se retirer pour quoi que ce soit.

L’oraison de ce degré est fort longue et profonde commençant d’être en très pure et nue foi, d’où vient qu’il y a repos et repos. Il y a repos au commencement que l’on commence de cesser les actes discursifs et que les affections aussi peu à peu cessent, ce repos réunissant tout cela et le simplifiant comme vous avez vu en plusieurs écrits, et aussi en quantité de livres. Mais ce repos dont je parle en ce degré est plus avancé et plus surnaturel, étant, comme vous voyez, opéré par une foi fort divine et nue, et ainsi étant le commencement de la jouissance de Dieu dans le centre, et par conséquent de la perte véritable de la créature en unité forte avancée, si bien que ce degré est fort long et fort ample, y ayant des dons infinis [229] à recevoir, non en la créature, mais en Dieu, dans lequel l’âme s’écoule par ce repos.

54. En cet état, l’on fait son examen soit pour le jour ou pour la confession en ce repos, laissant calmer son âme : et là s’il y a assurément des défauts, elle les expérimentera ; tout de même que laissant calmer l’eau, comme je l’ai déjà dit, on voit ce qu’il y a en l’eau. Aussi l’âme en ce repos voit jusqu’aux moindres atomes de défauts que Dieu veut manifester : et je défie une âme jouissante de ce sacré repos et y étant avec esprit d’humilité d’avoir ou de souffrir un défaut sans le sentir bien douloureusement. Quand je dis esprit d’humilité je l’entends en la manière que je vais dire, parlant de la manière de pratiquer les vertus en cet état.

55. Elle fait l’acte de contrition et de regret en cette manière et en cette disposition : car la foi en ce repos communique le regret nécessaire ; et quoique l’âme ne se forme pas distinctement, elle le fait en Dieu par ce repos. Ainsi ce véritable écoulement non en distinction, mais en repos, est tout acte et devient toute chose en une manière sans comparaison encore plus parfaite que dans l’état précédent : les choses se font bien en quelque manière comment celui-ci ; mais en celui-ci encore bien plus nuement par un état encore plus perdu et en une unité plus parfaite sans comparaison, ce qui se va perfectionnant, plus le repos se perfectionne et que l’âme se laisse écouler par son moyen en Dieu.

56. Voilà aussi la manière de remédier aux défauts actuels du jour se laissant écouler comme j’ai dit dans ce repos, où le défaut est consumé et l’âme purifiée plus avantageusement sans comparaison que par les actes distincts des états précédents.

Les vertus se pratiquent de la même manière, non par actes directs, mais par ce repos même ; y trouvant non l’écorce de la vertu, ou les actes seulement, mais l’essence et le fond de toutes les vertus : car en Dieu sont toutes choses d’une très excellente manière, et selon les besoins de chaque moment de la créature. Ainsi l’âme jouissant de son repos pratique la vertu selon le moment présent de la Providence qui lui présente telle vertu, se laissant écouler par elle en son repos et par son repos en Dieu.

Mais on dira que dans les examens et dans la pratique des vertus qui se présentent, si on ne prend les saintes idées et lumières de telles choses, insensiblement on tombera, étant sans perfection et sans vertu ? Je réponds que cela est impossible supposé la vérité de l’état de foi, et que l’on ne s’y soit mis soi-même en le forgeant ; d’autant que plus l’âme est dénuée de ses idées particulières par tel repos opéré par cette foi nue en ce degré, plus elle trouve ces choses non en idées, mais en Dieu, où toutes choses vivent et sont en perfection divine, ou pour mieux dire, où toutes choses sont Dieu. Et de cette sorte il ne faut pas craindre de quitter la manière ordinaire de pratiquer les vertus pour les pratiquer en jouissant de son repos.

Je dis plus, que les péchés remédiés et les vertus pratiquées de cette manière causent plus de bien à telle âme en un jour, que les pratiques distinctes, soit pour les péchés ou pour les vertus, ne l’on fait en une année et quelquefois en plusieurs.

57. Les actions du jour, soit en aidant au prochain ou en faisant les choses nécessaires à la vie humaine de sa vocation, se font dans la même disposition de repos, laissant doucement consumer toutes les espèces particulières et les images que telles choses causent dans ce repos et par ce repos, et par ce moyen s’approfondissant de plus en plus en ce repos pour toutes choses.

Quand il arrive quelque chose de bien divertissant ou distrayant, soit en quelque emploi difficile ou par quelque défaut, il faut aussitôt tout laisser écouler en ce repos, soit émotion ou défaut quels qu’ils soient ; et ainsi en les perdant en Dieu ils sont consumés admirablement. Et surtout il ne faut pas se divertir de là pour aucun ressouvenir qui vienne de son défaut, laissant tout consumer à Dieu en son repos et par son repos : ce qui se fera mieux et plus promptement en continuant, sans retour et sans hésiter, ce procédé, quelque peine et frayeur que l’âme y ait, que par tout autre acte et moyen.

Troisième degré

58, 59. Du Troisième degré. 60-62. Oraison de l’âme en ce degré. 63-67 ; Ses actions et ses exercices.

58. Les âmes qui sont en ce troisième degré doivent avoir un grand courage afin de ne perdre pas cœur dans les précipices qui leur paraîtront, y en ayant à chaque moment et à chaque rencontre, à ce qui leur paraîtra ; précipices mêmes qui ne menacent pas moins que d’une ruine totale, non seulement pour la perfection [232], mais encore pour le salut, ce degré s’éloignant tant de la manière connue d’opérer des âmes de sainteté, et de tout ce que l’on trouve écrit chez les plus graves auteurs. Mais il n’importe : plus il y aura de précipices selon sa pensée, plus, si l’âme est fidèle, elle avancera en se perdant et précipitant, car ici se perdre est se gagner et ne plus se voir en quelque manière que ce soit, c’est être avantageusement en Dieu.

Cet état donc, comme vous avez vu, consiste à être et subsister sans moyen en Dieu, n’ayant que Lui en Lui. Les autres états précédents consistent en moyens, d’autant qu’ils ne sont encore en Dieu, mais bien conduisent à Dieu. Et ainsi comme en Dieu jamais aucun moyen ne peut subsister, aussi étant hors de Dieu, il faut toujours absolument un moyen, lequel à la vérité doit être autant simple, dénué et en unité, que l’état approche de Dieu ; et ainsi il faut qu’y arrivant, tout moyen se perde. Tout ceci est une vérité dont l’expérience demeure absolument et unanimement d’accord, et que l’on pourrait même prouver non seulement par l’autorité des Pères et des Docteurs, mais aussi par raisonnement théologique. Mais comme je n’ai jamais eu ni n’aurai jamais, Dieu m’aidant, la pensée d’être auteur en faisant rien d’imprimé, je vous dis simplement mes pauvres lumières pour vous aider et peut-être encore pour aider à d’autres.

59. Toute la difficulté n’est pas dans la spéculation, mais bien dans la pratique de cet état. D’où vient que quantité de saintes âmes fort expérimentées conviennent spéculativement de ces vérités, mais en venant à la pratique, soit [233] pour elles, ou pour les autres, elles s’en éloignent infiniment, n’ayant pas par pratique ce qu’elles approuvent par parole. Et cela vient de ce que c’est une chose qui paraît surprenante à l’esprit humain, de subsister sans moyen, non seulement un moment, mais durant plusieurs heures d’oraison, et non seulement à l’oraison, mais encore durant le jour, et ainsi durant tous les exercices soit de la confession ou de la communion. Cela leur semble si miraculeux (comme dans la vérité il est), que le cœur leur manque dans la pratique. Et ainsi elles font au contraire tout autre chose dans l’actuelle oraison, demeurant d’accord de la vérité de l’état quand l’âme est et subsiste en Dieu, mais étant actuellement en quelque exercice elles conseillent les moyens très simples à la vérité, mais qui sont toujours moyens et par conséquent qui mettent et font subsister l’âme hors de Dieu ; et ainsi elles croient que l’âme par état est en Dieu, et quand elles lui donnent conseil sur l’oraison, elles lui conseillent de sortir et d’être hors de Dieu. Jugez si cela se peut accommoder.

Comme très assurément l’état est vrai, il faut aussi que la pratique soit assurée, et elle l’est sans aucun doute. Mais comme l’esprit naturel n’y trouve pas moyen de subsister, il est dans les abois ; et c’est proprement l’effet de cette oraison, car l’âme y commence d’être et de subsister en Dieu purement et à trouver que Dieu est un abîme infini. Dieu ne met cette âme par miséricorde sur le bord de cet abîme que pour l’y perdre sans fin ni mesure ; autrement Il se contenterait de la laisser hors de Lui, pour la glorifier par des moyens [234] créés. Et ainsi comme une personne n’agirait pas avec raison, qui voulant perdre un homme dans un abîme et précipice, le mettrait sur le bord, mais avec un soutien qui l’empêcherait de tomber, tout de même Dieu, ne mettant l’âme en Lui en cet état que pour la perdre, comme je dis, sans fin, la doit mettre sans moyen : autrement la fin de Dieu ne serait pas ce qu’Il prétend, et dont on convient, par cet état.

60. Enfin par toutes ces raisons, il faut que l’âme en cet état commence, continue et finisse sans fin à son oraison sans aucun moyen ; et par conséquent il faut que le commencement et le premier pas soit Dieu, que la suite et ce qu’elle trouve soit Dieu, et qu’en fin Dieu soit la fin, que j’appelle sans fin, d’autant qu’il faudrait que telle âme quittant l’oraison prît un moyen et ainsi sortît de Dieu ; si bien que c’est finir sans finir ne prenant pas de fin, et par conséquent ne quittant pas Dieu dans lequel elle se perd.

Elle commence donc son oraison en Dieu et se mettant en Lui par le centre. Car comme cette présence dont elle jouit ici n’est pas objective, mais par le fond et le centre de l’âme, il faut bien s’expliquer comme on parle selon le commun, mais il faut entendre que par ces paroles « se mettre en Dieu », s’entend non pas aucun acte quelque simple qui soit, comme dans les états précédents où l’on avait Dieu objectivement, mais qu’ici où l’on a seulement par le fond, « se mettre en Dieu » est proprement un écoulement de Dieu par le centre.

Quand au matin vous ouvrez les yeux, le [235] soleil étant levé, c’est mal exprimer la chose que de dire que vous mettez vos yeux dans la lumière du soleil, car elle vous prévient et perd votre capacité de voir en elle. Or Dieu, qui est Lui-même selon toute Sa grandeur et Majesté dans le centre de l’âme, S’y communique d’une manière que l’expérience sait ; et ainsi il suffit de vous dire que l’âme, sans rien chercher, ni avoir besoin de quoi que ce soit, se met de cette manière en Dieu où elle est et demeure, non par un moyen, mais par Dieu même, écoulé et communiqué par le centre.

61. Dans les degrés précédents, étant en oraison, elle subsiste ou en simplicité ou en repos comme vous avez vu ; mais ici comme l’âme se met en Dieu sans moyen pour toute chose, aussi y demeure-t-elle sans moyen ; et ainsi si elle est obscure dans les sens, s’ils sont distraits, si elle est peinée, si elle est consolée, et le reste qui peut s’exprimer, tout est indifférent en cet état. Dieu qu’elle a trouvé et dont elle jouit en la manière du centre, lui suffit ; et ainsi tout ce qui lui arrive par le dehors ne lui sert que pour la perdre de plus en plus.

Il arrive à cette âme qui est ainsi en Dieu en actuelle oraison, ce qui arriverait à une personne tombant dans un abîme d’eau, et qui se tient à quelques glaïeuls : ces glaïeuls se rompent ou elle les quitte. Que lui arrive-t-il donc sinon que, perdant ces moyens qui la retenaient, non d’être en l’eau, mais de s’y perdre, elle s’y abîme. Ainsi l’âme en cet état, étant de cette manière en Dieu, est beaucoup secourue par les distractions, par les peines, les sécheresses et le reste, qui lui causent des peines et des frayeurs, d’autant que telles choses, ôtant [236] les moyens d’assurance, contribuent à sa perte et à son écoulement dans l’abîme divin.

Que fait-elle donc actuellement en ces choses qui lui arrivent et qui la peinent selon les sens ? Elle ne fait aucun retour, ni aucune réunion, sinon de se laisser couler et se perdre dans l’abîme où elle est et où elle se perd non par son action et son aide propre, mais par l’abîme même, où elle coule par une inclination centrale que Dieu a gravée en son âme pour ce centre dont elle commence de jouir et qui est à cette âme ainsi se perdant comme un aimant qui attire le fer dont le naturel est de suivre et d’être attiré par l’aimant ; et comme ce centre est dans le pur fond de la volonté, aussi est-ce par son véritable concours et moyen que cela se fait.

Voilà en peu de paroles le fond de cette oraison dans lequel il se passe des choses infinies en Dieu. Mais comme c’est pur don de Dieu, il suffit de dire l’essentiel pour y être fidèle, sans lequel tout cet état serait perdu.

62. Ne prenez pas cette oraison comme j’ai vu certaines personnes qui la comparent à une âme attachée à Dieu comme un tronc immobile et insensible. Dieu tout Lui-même est notre centre, et le centre de notre âme est le véritable lieu des opérations de Sa Majesté. Ainsi il ne faut pas croire qu’il n’y ait en cette oraison un million de miséricordes et un don infini, car Dieu Se donnant, Il donne toute chose et S’y communiquant Il fait une effusion de Ses grandeurs incompréhensibles.

Mais comme cela est dans le seul centre, Son opération est uniquement centrale, quoiqu’il ne laisse pas de donner dans les sens et dans les puissances des [237] miettes qui font admirer les personnes non expérimentées au secret de ce commerce : ce qui fait souvent, si l’on n’y prend bien garde, que l’on quitte le principal pour l’accessoire. C’est pourquoi quand, dans l’actuelle oraison ou hors l’oraison, il s’écoule quelque chose, pour grand et divin qu’il soit, il faut bien prendre garde de s’y arrêter, mais le laisser au même temps écouler en Dieu. Car tout ce que Dieu donne à une telle âme n’est jamais pour en faire compte ni registre, mais pour se plonger et se perdre davantage en Dieu : quittant et méprisant ces belles merveilles, on quitte l’effet pour aller à la cause, et le ruisseau pour se contenter de la source où l’on boit bien plus à son aise et une eau bien plus pure.

63. Apprenez encore en deux paroles que Dieu est l’oraison de cet état et qu’il ne faut que Dieu pour telle âme, à moins que de déchoir de cette grâce, ce qui est faire une perte inestimable. L’âme donc en cet état, soit en voulant faire oraison, ou durant le jour, ou en quelque exercice qu’elle soit, n’a besoin de rien, ni pour se préparer ni pour se disposer. Si elle a commis des fautes (car elle n’est pas impeccable), si elle est distraite par les embarras des affaires, elle n’a pour tout et en tout que de se remettre en Dieu ou plutôt se laisser, et elle est remise en Dieu par le centre, ou au moment qu’elle se laisse en cet état, Dieu la reprend par le centre. Comme on voit que les fenêtres d’une chambre étant fermées, et ainsi le soleil n’y étant pas, il n’y a qu’à faire ouvrir les fenêtres et le soleil se précipite, de même l’âme, cessant d’être le principe de ces défauts ou distractions, ou de quelque autre chose qui [238] nous sépare de Dieu, en cette manière n’a qu’à cesser, et ce même Dieu S’écoule derechef par le centre ; et ainsi non seulement Il Se donne, mais Il purifie les choses qui ont été empêchement ; et c’est ainsi que se purifient les défauts. Car l’âme ne les purifie plus, ni n’y remédie plus par aucun moyen, mais en les perdant en Dieu : comme une personne aurait bien plutôt fait, pour consumer une paille, de la mettre dans un grand brasier que de la vouloir rompre en morceaux, ainsi sont consumés et anéantis en Dieu nos défauts et péchés.

64. Cette oraison qui n’a pas de fin et qui ne peut être empêchée ni divertie par rien, doit être continuée incessamment. C’est pourquoi ces âmes sont beaucoup solitaires et amoureuses de la solitude, où elles ont toujours le soleil éternel, non sensiblement, mais en lumière de foi, fortifiée et relevée du don de sagesse : car ici le don de sagesse commence d’informer et de relever la foi pour la jouissance et la pratique continuelle de cet état.

Là une sainte liberté pour être et subsister continuellement en Dieu est donnée. D’où vient que l’âme n’a besoin ni de lumières, ni de goûts, ni de touches ; car cette foi lui suffit. Cette foi lui donne une merveilleuse agilité pour outrepasser tous les pièges, et toutes les pierres de distractions et de défauts qui lui arrivent ; étant plutôt en Dieu qu’elle n’y a pensé, et consumant ainsi tous ces obstacles qui lui causaient autrefois et du détourbier et bien de la peine.

65. Son examen de conscience, soit pour le jour ou pour la confession, se fait en Dieu : où elle voit assurément ce qui déplaît à Dieu, et cela sans aucune réflexion ; son regard direct étant toujours en Dieu dans lequel non seulement elle a tout, mais elle voit tout, par la lumière de la foi éclairée de Sagesse. Quand je dis qu’elle voit tout, comprenez bien que c’est en manière du centre par la foi, et non par les sens et les puissances auxquels il faut des espèces distinctes.

La contrition est faite de la même manière, qui est très efficace. Car comme Dieu est la pureté et la sainteté de même, aussi donne-t-il à cette âme en telle disposition une puissante contrition, qui consiste en une nouvelle perte en lui, la détournant du créé. Et ainsi telle contrition en toute manière est sans comparaison toute autre qu’au temps passé par ses actes et efforts quoiqu’aidée par la grâce ; car ici le Dieu de la grâce s’y donne, et c’est en lui et par lui que telle âme l’a. Ce que je vous dis est très assuré, quoique fort au-dessus de la compréhension humaine.

La sainte communion et l’action de grâce se font en pareille manière. Un Dieu ne peut être mieux reçu que par un Dieu et en Dieu où l’âme est. Pourquoi en sortir pour faire de pauvres et chétifs actes de ses puissances, et quitter un Dieu, dans lequel tout est et qui est toutes choses ?

66. Toute la difficulté est à comprendre la correspondance du fond à cette opération centrale de Dieu. Mais faites comme ceci, Dieu vous donnant ce degré ; et l’expérience vous fera voir cette vérité. Et vous verrez que les hommes sont bien trompés de croire qu’il n’y a rien de réel, de certain et d’efficace que ce qu’il font par leurs puissances, et par leur sens ; et dans la vérité ce n’est pas un atome comparé à toute la terre, en comparant cela à la réalité, à la vérité et à l’efficace de l’opération centrale de Dieu.

Mais je pardonne aux âmes qui ne l’ont pas expérimenté d’honorer en silence ces choses sans s’y porter. Au contraire elles se perdraient, si elles quittaient leurs actes pour se mettre en ces choses quelque sainte et relevées qu’elles les concevraient, sans une forte et assurée vocation : d’autant qu’elles quitteraient ce qu’elles auraient de réel, pour prendre l’imaginaire. Car ceci sans une telle vocation et sans don ne peut jamais être que visionnaire et chimérique, qui ferait tourner la tête aux mieux censés ; comme il déifie et remplit divinement les âmes appelées à cette grande et éminente faveur.

67. Pour ce qui est des prières vocales, ces âmes durant tout ce degré en disent peu, sinon quand elles viennent sur la fin, où Dieu les y pousse, comme je vous ai dit, par certains mouvements intérieurs ; et pour lors telles prières sont fort utiles et fort fécondes. L’âme aussi doit doucement s’y laisser conduire aussi bien qu’aux actions extérieures et aux mouvements intérieurs, soit d’actions de grâce, ou de désirs de la gloire de Dieu, et à un million d’autres mouvements, qui s’exhalent doucement de la fournaise qui est dans l’intime de l’âme. Et alors ces actes extérieurs sont autant et plus intérieurs qu’extérieurs : car ils sont en vie émanante de Dieu vivifiant le centre, et donnant aussi la vie ; chaque parole de prière vocale, chaque désir, chaque action au-dehors étant fort féconde pour communiquer la vie à l’âme, aussi bien que la grâce au prochain.

Pour lors autant que l’âme à une inclination dans les états précédents et dans ce dernier en tout son commencement, de se laisser aller en Dieu pour s’y perdre sans pouvoir plus se retrouver ; autant sent-elle insensiblement que ce Dieu dans lequel elle s’est perdue, et dans lequel elle ne se voit plus est vivant et agissant.

§

68. Revivification de l’âme en Dieu vers la fin de cet état. 69-71. Son oraison et ses pratiques. 72-74. Multiplicité et fécondité en unité divine. 75. Jouissance de Jésus-Christ par état. 76. Croix passagères et croix par état.

68. Je me ressouviens qu’un prophète156 parlant sur des os tout desséchés et arides, ces os, entendant par un miracle la voix de Dieu, commencèrent à se remplir de chair, de nerfs, de vie, et que peu à peu s’étant tous réunis, ils reprirent leur première vie, commencèrent à voir, à parler, à marcher, à raisonner et finalement à faire tout ce qu’ils avaient fait autrefois. La même chose arrive à l’âme perdue, comme j’ai dit, en Dieu. Elle est toute surprise qu’entendant la voix de Dieu par le centre d’elle-même, elle qui était toute morte et toute desséchée, ayant perdu son opération propre, ses mouvements, ses vues de Dieu, ses œuvres pour le prochain, la liberté des pensées, ses affections, ses raisonnements, et enfin toutes [242] choses propres et qui constituent sa personne, toutes ces choses s’étant peu à peu perdues par tous les états précédents, qu’entendant, dis-je, ici une voix secrète de Dieu, voix efficace et vraiment féconde, insensiblement et peu à peu elle change d’opération. Car comme, ainsi que j’ai dit, au commencement de ce degré dans lequel l’âme se perd en Dieu, elle achève de perdre ce peu qui lui restait d’elle-même en cet abîme divin, aussi à la suite de cet état quand, du profond de cet abîme divin, Dieu, Parole éternelle, revivifie ces cendres et ces poudres, et leur redonne la vie, en les réunissant non en leur propre vie, mais en Lui et de Lui, la parole leur est redonnée : ils commencent à voir ; leur entendement, leur volonté et toutes leurs puissances sont revivifiés et enfin le raisonnement, de telle manière que ce qui était si resserré dans les états précédents devient vraiment fécond en liberté divine.

Tout ceci apprend à cette âme que si elle a souffert de la peine, se voyant peu à peu dénué de l’opération de ses pensées et de ses affections, et de tout le reste, par lequel on loue et aime Dieu, devenant comme une bête qui perd son raisonnement, ce n’a pas été pour la perdre et pour la faire devenir folle, mais pour la rendre heureuse et sage, la faisant vivre d’une vie divine et ainsi lui donnant une liberté si souveraine que par là non seulement elle devient maîtresse de tout le monde en le méprisant, mais encore admirablement jouissante de Dieu.

69. Pour lors, Dieu dans l’oraison lui donne un autre mouvement et ces inclinations prennent une autre route. Au commencement de ce degré, quand elle se mettait en l’oraison [243] comme j’ai dit, son cœur et tout son soi-même n’avait d’inclination et de mouvement que pour se laisser perdre et précipiter de plus en plus en Dieu dans Lequel elle était ; son action en l’oraison était en quelque manière conforme à une pierre, laquelle étant mise dans un abîme d’eau, par son propre poids va se perdant et précipitant, autant qu’elle ne trouve point de fond à cet abîme. Quand l’âme est arrivée jusqu’à un certain point de l’ordre de Dieu, alors cette inclination change ; et aussitôt que cette personne se met en oraison, elle sent son âme se relever et avoir autant de mouvement vers Dieu qu’elle en a eu pour se perdre, et peu à peu ce mouvement s’accroît et tout son soi-même se revivifie et devient tout acte. Ainsi son oraison se fait par un mouvement tout différent : tout ce que Dieu est, est l’objet de cette âme qui peu à peu se revivifie en Dieu. Les divines perfections, les sacrées personnes de la sainte Trinité, et généralement tout ce qui est en Dieu, devient le terme de cette âme. De vous dire comment cela se fait, cela est assez difficile, d’autant que l’âme ne s’y porte pas comme à quelque chose de distinct, ni par un mouvement différent de Dieu et de la chose à laquelle elle se porte ; et il n’est pas tant nécessaire de déduire bien en détail tout ce qui s’y passe ni comment cela se fait, car pourvu que l’on en dise assez pour certifier l’âme de la vérité de cet état et de ce qu’elle doit faire, cela suffit.

Pour lors donc l’âme commençant son oraison n’a qu’à se mettre en Dieu et se laisser mouvoir en pleine liberté à ce Dieu qui est devenu le principe de sa vie et de ses mouvements [244] et pourvu qu’elle se laisse aller librement et entièrement au gré divin, il suffit, car Il la porte où Il veut, et ses mouvements sont selon Son bon plaisir. Pour lors l’âme connaît et aime divinement sans savoir le comment ni où se termine une telle action, car le principe est Dieu et le terme est aussi Dieu ; mais l’âme se laisse humblement, paisiblement et très librement au pouvoir divin et demeure telle qu’elle est. Elle est et a une plénitude qu’elle ne connaît ni ne veut connaître. Et ainsi tout le secret de cette oraison (toutes les fois et quantes que l’âme y est), est d’être aussi pleinement en liberté pour être mue et portée selon le bon plaisir divin, que nous avons dit qu’elle y devait être pour tomber et se laisser précipiter dans l’abîme divin où elle s’y perdait à l’aveugle.

70. Ici elle jouit, et on lui communique incessamment ; mais comme ce qu’on lui donne est Dieu même, aussi ne peut-elle le comprendre, cet objet divin étant un abîme divin qui peut être possédé et connu de Dieu seul selon ce qui est. Cette âme en sa jouissance, en sa connaissance et en son amour est satisfaite, mais sans savoir le comment, son bonheur pour lors étant cette sorte de jouissance qui lui laisse incessamment un désir de davantage, ne pouvant jamais dire : « c’est assez ».

Elle s’occupe donc en l’oraison selon que Dieu l’occupe ; et peu à peu toutes les parties de l’âme, c’est-à-dire ses puissances sont mises en actes, chacune en sa manière. Son raisonnement devient fécond : et il se découvre en elle une capacité dont elle n’avait que les impressions dans les états précédents ; ce qui la rend capable de ce à quoi Dieu l’appelle, les uns à l’étude, les autres à la prédication, et ainsi un chacun selon sa vocation. Ce qui cependant ne sera jamais dans sa perfection que par l’état dernier de communication, qui doit suivre après la consommation de tout ceci, savoir de Jésus-Christ par état, comme nous dirons peut-être quelque jour, Dieu aidant.

71. La présence de Dieu durant le jour et la fidélité de l’âme à être comme on la fait être et à jouir de ce qui l’anime, tantôt d’une chose, après d’une autre, et ainsi généralement de ce que Dieu lui donne, qui a sans le bien comprendre un ordre admirable pour former l’âme selon le bon plaisir divin.

Les examens de conscience se font avec bien plus de lumière : car Dieu vivant ainsi dans l’âme, est un miroir dans lequel on se voit en vérité telle que l’on est ; et ainsi l’âme a une inclination grande de se purifier, d’autant qu’elle expérimente une grande inclination pour la sainteté de Dieu, chaque attribut travaillant à qui mieux mieux en cette âme.

Les actes de contrition sont formés pour l’ordinaire fort distinctement ; d’autant que l’âme ayant perdu son opération propre dans les états précédents, l’opération divine lui est donnée en celui-ci.

L’inclination pour les actions de charité commence et l’âme devient féconde pour le dehors, non en sortant, mais en demeurant en Dieu ; d’autant que Dieu devient le principe de tout en cette âme, ce qui la fait être féconde en saintes intentions pour agir en la manière de Dieu.

72. Enfin autant qu’elle était resserrée, dénuée et anéantie dans les autres états [246] s’approchant de Dieu et tombant en Dieu, autant devient-elle féconde et multipliée en unité sans comparaison plus parfaite que dans les autres états, par la raison qu’étant beaucoup perdue et vivante en Dieu, Il l’a ajustée pour Lui. Une goutte d’eau tombée dans la mer, par la capacité qu’elle a de se perdre dans la mer, s’y perd de telle manière qu’elle devient la mer, faisant les mêmes choses que la mer fait. Elle a en soi les poissons de la mer, elle porte des navires, et généralement elle est et fait ce que la mer est et fait. Ainsi l’âme, ayant perdu son soi-même en Dieu, et par conséquent Dieu étant son principe divin, s’y perd de telle manière qu’étant créée pour Dieu, cette capacité se remplit admirablement de sa fin ; et ainsi elle est et fait ce que Dieu est et fait, et ce que généralement Dieu veut faire d’elle et par elle.

Ici l’âme comprend ce qu’elle n’avait jamais pu comprendre, savoir comment son dénuement, sa perte et son rien n’est pas son mal, mais son grand bien et sa grande richesse. Il est vrai qu’elle ne voit et ne comprend cela parfaitement que quand elle a trouvé Dieu en cette plénitude de vie, car durant son humilité et son rien, elle sent et expérimente tellement son extrême misère et les ressentiments de sa nature, que durant ce temps elle ne peut jamais se persuader que ce qu’elle a et ce qu’elle est, puisse jamais être quelque chose de bien et de bon. Il n’y a que la lumière d’autrui qui puisse assurer et servir à consoler une telle âme ; et la certitude par elle-même ne lui peut venir que par la plénitude présente.

73. Sur toute chose une âme en cette plénitude doit incessamment être et vivre en Dieu, [247] tâchant de ne pas laisser écouler un moment sans y être. Ni les misères de la nature, ni les distractions des affaires, ni les péchés actuels, ni enfin aucune obscurité ni sécheresse ne doivent empêcher ni faire hésiter l’âme un moment pour ne pas vivre incessamment en Dieu, ne s’arrêtant jamais un moment hors de Dieu pour remédier à de telles choses, mais plutôt se mettant directement en Dieu, outrepassant tout. Et là en Dieu, tout est remédié sans que l’âme même fasse rien en Dieu pour y remédier. Telle âme fait infiniment mieux toute chose de cette manière qu’en aucune autre, toute autre n’étant pas celle que Dieu désire alors de cette âme. Car l’âme expérimente qu’elle trouve en Dieu le remède tout conjointement avec sa propre vie, Dieu lui devenant vertu, vie et généralement toutes choses.

74. Ici la paix et le repos sont grands, la solitude et le silence sont chers, et enfin l’âme trouve que Dieu est son propre lieu, où demeurant continuellement, elle est appropriée pour toutes choses, infiniment mieux que par les adresses humaines quoique saintes. Là elle trouve les divines perfections qui l’éclairent à point nommé et il semble que Dieu ne pense qu’à cette âme, Sa Providence soignant pour elle en tout et partout ; et l’âme expérimente véritablement qu’en perdant sa lumière, elle trouve Dieu comme lumière ; qu’en se perdant elle-même, Dieu Se donne en jouissance comme chose propre ; qu’en perdant le soin de ce qui la touche, Sa divine Providence soigne d’elle [sic], n’y ayant pas un moment de sa vie qui ne soit réglé par cette divine Providence, ce qu’elle [248] voit à chaque moment et dont elle jouit totalement autant qu’elle est et vit en Dieu.

Pour lors, elle entend une chose que tout le monde dit fort communément sans le comprendre, savoir que la terre est un lieu d’exil et de bannissement. Les hommes entendent cela des croix de la vie présente, mais dans la vérité il se doit entendre de cette manière : savoir que Dieu étant le véritable lieu de la créature créée pour Lui, tout le temps qu’elle n’y est pas et qu’elle ne vit pas de Lui et par Lui comme principe de ses opérations, elle est vraiment en exil, ne pouvant posséder rien ni soi-même aussi.

75. La foi est la seule lumière qui conduit ici, et qui opère toutes ces merveilles en l’âme ; et autant qu’elle est pure et relevée des autres dons du saint Esprit, autant profondément l’âme entre en ces états et possède ces états. Et cette divine foi est assurément la seule guide dans ces aimables déserts, pour y disposer l’âme peu à peu en la perdant et en la faisant se retrouver en Dieu de la manière que je viens de dire et pour finalement lui communiquer Jésus-Christ par état.

Ou il faut remarquer seulement en passant, qu’il y a plusieurs sortes de communications de Jésus-Christ, conformément à ce qu’il nous en a dit lui-même157, Je suis la voie, la vérité et la vie ; et de cette manière Jésus-Christ est donnée différemment. Au commencement était donnée comme voie, l’âme allant par lui au Père des lumières : car c’est véritablement par son exemple et en se formant sur Jésus-Christ qu’elles courent à grands pas dans les premiers sentiers de la piété, comme je l’ai dit en plusieurs rencontres. Quand les exemples de Jésus-Christ ont acheminé l’âme à Dieu, la vérité qui est la fois-ci donne pour se perdre en Dieu ; durant lequel temps on a Jésus-Christ, mais passagèrement, en la manière que nous avons aussi dit. Mais quand par la véritable perte de soi-même, elle a obtenu Dieu, dans lequel et par lequel elle vit ensuite d’une très longue jouissance de Dieu qui la remplit ; pour lors commence la jouissance de Jésus-Christ par état ce qui est un don admirable et dont, Dieu aidant, nous pourrons parler quelque jour.

76. Si je ne parle pas beaucoup de croix dans la description de cet état d’oraison, je le fais pour plusieurs raisons, et afin de ne pas redire ce que j’ai déjà dit en d’autres rencontres, où j’ai fait voir que les états d’oraison sont assurément tous parsemés des croix comme dispositions aux croix par état. Car comme je viens de dire que durant ce degré et états dont j’ai parlé, l’âme y rencontre Jésus-Christ, et y possède Jésus-Christ passagèrement pour être des dispositions à recevoir Jésus-Christ par état, comme la consommation de miséricorde de Dieu sur l’âme et le véritable complément de la créature ; aussi les croix passagères sont les dispositions aux croix de Jésus-Christ qui seront données par état, Jésus-Christ étant donné par état. Car jamais Jésus-Christ ne sera autrement en l’âme qu’il n’a été étant en la terre : il sera toujours crucifié, abject, et pauvre, et le plus misérable des hommes. Mais comme cet état est le dernier de tous, je m’en tais présentement, ne voulant qu’en donner une simple idée, afin de solliciter l’âme à la véritable poursuite de ces états, et qu’ainsi peu à peu elle soit en état d’arriver à Jésus-Christ, ou pour mieux exprimer, d’être et de devenir Jésus-Christ.

Que si ces états susdits de perte de jouissance de Dieu vous semblent surprenants, spécialement étant par état, je vous surprendrais bien plus parlant de Jésus-Christ par état ; et ainsi il suffit d’avoir l’idée et l’économie des opérations de Dieu en la sanctification de l’homme.

Vous m’avouerez, supposé tout ceci, qui est très véritable, selon que l’expérience vous apprendra, que les hommes sont bien trompés qui jugent que les solitaires et les contemplatifs sont vraiment des fainéants et inutiles, et qu’il n’y a que les hommes actifs au-dehors qui méritent de vivre et d’être estimés dévots.

VIII.  Les croix inséparables du don de l’oraison

VIII. Que les morts et les croix sont inséparables du don de foi et d’oraison dans tous ses degrés; et qu’il les faut porter selon son degré de passiveté et de jouissance de Dieu.

1. Il est de la dernière conséquence pour les âmes qui sont assez heureuses de recevoir de Dieu le don d’oraison, de bien savoir combien la mort intérieure est nécessaire pour le faire fructifier ; sans quoi il est impossible que le surnaturel augmente et avance selon le dessein de Dieu.

On croit toujours (et l’on y est trompé,) que la mort à soi-même n’est que pour les commencements et pour la vie purgative et ainsi, dès que la lumière divine commence à poindre en l’âme, on croit aussitôt et on juge que c’en est fait, que l’on n’aura la mort et les occasions de mourir à soi que fort passagèrement. C’est une tromperie qui donne bien de la peine et du soin d’autant que, voyant arriver tout le contraire, on se verra souvent en doute. Et ainsi l’on ne fait pas le fruit que l’on devrait faire des croix et des occasions de mourir à soi-même : On les regarde même comme des empêchements à la lumière divine, et des marques de son peu de grâce. Si bien que l’âme demeure bien en passiveté et en fidélité à prier durant la lumière et durant le calme : mais pour le temps de la mort à soi-même, on y commence à revivre à soi pour se soutenir et se retirer des mains de l’ennemi qui fait mourir et fait perdre l’intérieur, regardant ainsi ce qui nous fait mourir quel qu’il soit ; spécialement quand les occasions de mort nous viennent par nos défauts ou par quelque chose qui nous rabaisse intérieurement. Et généralement, il se trouve peu d’âmes qui se laissent en la disposition divine dans toutes les occasions de mort, quelles qu’elles soient ; car selon la vérité l’on ne doit point faire de distinction des morts pour en approuver quelques-unes et rejeter les autres, sous quelque bon prétexte que ce soit. Car il est très certain que tout est égal en la main de la divine Sagesse, et qu’elle se sert de toutes choses pour nous exercer et pour nous faire mourir. Elle se sert quelquefois des créatures du dehors, quelquefois de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos péchés et de nos faiblesses ; et enfin il n’y a rien que Dieu ne tente et dont il ne se serve pour faire mourir par degrés une âme, où il met son don et où il le veut faire fructifier.

2. Il est aussi à observer que la Sagesse divine se sert de la mort et des moyens de mourir selon le degré où l’âme est. Au commencement, les morts ne sont pas si fréquentes et sont plus communes et ordinaires, Dieu Se servant de choses visibles et assez apparentes conformément au degré de l’âme, de sorte que comme la lumière de Dieu est encore beaucoup dans les sens et grossière, les moyens de mort et les morts y sont proportionnés. Quand la lumière se purifie en s’augmentant, aussi les moyens de mort s’augmentent et deviennent plus pénibles. La lumière divine enfin s’avançant beaucoup, la mort et les moyens de mourir en font autant, jusqu’à ce qu’enfin la divine Sagesse s’écoulant dans le total de l’âme, elle devient par son moyen [253] non seulement toute en croix, mais encore toute croix pour faire mourir l’âme selon le degré de sa communication. Où il faut remarquer qu’il n’y a aucun état de jouissance de Dieu en cette vie et qu’il n’y en aura jamais qui ne soit donné de Dieu par la croix et par la mort qui l’accompagne ; et de plus, que la mort est toujours inséparable de chaque don de grâce.

3. On pourrait former ici un doute, savoir s’il ne se trouve point ou s’il ne se peut point trouver de degré de communication de Dieu, qui n’ait point son principe de communication par la mort de soi-même ; et aussi s’il ne s’en trouve point qui soit dans l’accompagnement de la mort de soi-même.

Je réponds que non et qu’en quelque degré que l’âme soit ou puisse être en cette vie, le changement de bien en mieux vient toujours de la mort de soi-même par les croix et les morts du degré de grâce où l’âme est, et que jamais il ne se trouvera de communication de Dieu qui n’ait au même temps sa mort, de manière que l’essentiel de la communication de Dieu en cette vie, c’est la mort à soi-même, et que la jouissance n’est proprement que passagère et que comme par accident, ainsi que savent fort bien les âmes qui sont assez heureuses d’arriver à la jouissance de Dieu même dans le centre de leur âme, non seulement passagèrement, mais par état autant que la vie présente le peut permettre.

4. Telles âmes, dis-je, savent fort bien que la mort de soi-même et la croix qui la cause subsistent admirablement bien avec la jouissance de Dieu et qu’en vérité elles sont la [254] nourriture d’un tel état. Si cela est vrai, comme il l’est, de la jouissance de Dieu même, il le sera encore plus facilement de la lumière divine en quelque état qu’elle puisse être. Mais afin que l’âme n’en puisse jamais douter, qu’elle remarque que Jésus-Christ, Dieu-homme, quoiquuni hypostatiquement, c’est-à-dire substantiellement à la divinité, et ainsi jouissant continuellement des personnes divines, a été cependant toute sa vie dans une mort sans exemple ; et qu’en sa personne subsistait au même temps une mort extrême et continuelle et une jouissance dont la créature n’est pas capable, n’étant que pour jouir de Dieu par grâce et non substantiellement comme Jésus-Christ. Ainsi il est sans difficulté que la chose est faisable dans la créature, s’étant trouvée en Jésus-Christ, Dieu homme.

5. Mais quelqu’un me pourra dire qu’il est vrai que Jésus-Christ a été continuellement mourant par toutes ses croix continuelles soit intérieures soit extérieures, et continuellement jouissant ; mais que c’était un miracle en sa personne ; et qu’ainsi cela ne prouve pas que la créature doive et puisse porter le même effet. Je réponds que cela le prouve : d’autant qu’il est aussi bien notre exemple en ceci qu’en tout autre chose ; et qu’assurément il veut faire ce miracle de grâce dans les âmes humbles et petites, qui savent faire usage de mort de toutes choses selon que Dieu leur en donne et fournit les occasions.

6. Où il est bon pour l’âme de remarquer qu’il n’y a eu aucun état ni moment en la vie de Jésus-Christ qui n’ait eu sa croix et sa mort ; et que jusqu’au dernier soupir de sa vie il a été non seulement souffrant, mais mourant à soi158 : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé. (b) 159Mon âme est triste jusqu’à la mort.

Quantité de bonnes âmes sont convaincues de ces vérités pour porter leur croix extérieure ; mais peu le font pratiquement pour porter généralement toutes croix passivement selon le degré de passiveté où elles en sont. Elles reçoivent et font passivement usage des lumières et des dons de Dieu : mais quand les croix les accablent, elles perdent au même temps pour l’ordinaire la passiveté et tombent dans la pratique, faisant usage des morts et des croix comme des vertus qu’elles pratiquent ; et ainsi elles déchoient et descendent par là de leur état sublime de passiveté.

7. Je dis bien plus, que souvent même les âmes qui arrivent jusqu’à la jouissance de Dieu même dans leur centre, le quittent pour retourner à la pratique par la croix ; ne comprenant pas bien que les croix et les morts sont de la même nature qu’est le degré de grâce où elles en sont, et que comme elles doivent être passives en la communication des lumières divines et même passives en la jouissance de Dieu, elles doivent également l’être en la croix et en la mort qui accompagne tel degré. Et comme selon chaque degré la passiveté est différente, car autre est la passiveté des lumières divines, autre celle de Dieu même ; aussi leur passiveté à mourir doit être différent selon le degré de mort et des croix qui font mourir.

8. Ceci est de la dernière conséquence pour demeurer uniforme dans l’état et à la suite dans sa grâce ; autrement combien de moment, combien de jours, combien de mois et combien d’années les âmes perdent t-elles à faire et défaire, et à faire peu de fruit dans tous les états crucifiés ! Et quand bien elles porteraient les croix et les morts saintement, si elles ne les portaient selon le degré de leur jouissance, ce serait très peu de chose ; d’autant qu’elles perdraient le principal et comme l’essentiel de leur degré. Je dis l’essentiel, non seulement pour glorifier Dieu par ces croix et par ces morts ; mais encore pour augmenter à l’infini leur jouissance : car comme un Dieu-homme non seulement a glorifié infiniment Dieu son Père ; mais que de plus il nous a mérité des trésors infinis de grâce en ses croix et en ses morts : ainsi en arrive-t-il autant à une âme crucifiée et jouissant de Dieu en croix par sa mort en son degré et par son degré.

9. Où il faut remarquer que les croix de chaque degré purifient admirablement les fautes que l’on commet, autant qu’on les porte en fidélité de passiveté en son degré ; et qu’ainsi une mort donne vie à une nouvelle lumière et communication de Dieu.

Et afin que l’âme puisse avoir entièrement ce bonheur, et qu’elle ne s’amuse pas à discerner ce qui la crucifie ou la peine, et d’où il vient ; qu’elle le souffre en son degré et par son état, telle qu’il sera : et assurément non seulement elle remédiera par là à ses défauts, mais encore à tout ce qui est inconnu en elle. Les croix et les morts comme j’ai dit venant de toutes parts et de toutes choses, aussi bien de nos péchés et faiblesses que d’autres choses ; plus l’âme avance, plus elle se doit abandonner au secret de la divine Sagesse, qui s’est admirablement servie de toutes choses généralement pour crucifier un Dieu-homme. Aussi la même Sagesse divine ajuste si bien tout, que selon le degré de l’âme, elle lui fournit de moment en moment toutes les croix qui lui sont nécessaires, et selon ce qu’elle a à mourir. Où l’âme doit beaucoup prendre garde de ne pas perdre un moment de croix quelle qu’elle soit, et de quelque part qu’elle vienne, étant très assurée que c’est ce qu’il faut à l’âme au moment présent. Heureuse donc l’âme qui sait mourir comme il faut ! Car elle vivra en mourant et dans la suite sa mort sera sa vie.

10. Il est d’une conséquence infinie pour faire fruit de tout ceci de s’habituer peu à peu à la fidélité aux morts et aux croix dès le commencement. Car comme l’usage que l’on en fait est en pratique de vertu et actif, peu à peu continuant cette fidélité, à mesure que la lumière augmentée et que la passiveté vient insensiblement, l’on s’ajuste à son état ; et l’on fait par ce moyen des démarches infinies, allant toujours de pas égal à son degré de lumière et de jouissance de Dieu.

11. Cette grande lumière dont je parle ne paraît pas si difficile ni même si incompréhensible dans les premiers degrés, et même dans les degrés plus avancés de lumière divine : mais pour les degrés où Dieu se donne en jouissance et sa lumière divine se communiquait abondamment, cela est à plusieurs comme incompréhensible de croire que la mort et la croix aillent de pas égal à ces hauts états ; et que même elles augmentent selon qu’ils deviennent plus divins et que Dieu se communique plus lui-même. Cependant la chose est très vraie ; et je ne pourrai jamais croire que Dieu fût en communication dans le centre d’une âme, si elle n’était actuellement mourante et crucifiée : et c’est même par là et par le moyen et la manière dont elle porte ses morts et ses croix que l’on juge non seulement que Dieu y est, mais qu’il y est lui-même, et même que l’on juge du degré de sa présence et de sa jouissance.

12. Et afin que l’âme qui est assez heureuse d’arriver en cette vie à la jouissance de Dieu même, soit entièrement convaincu de ceci ; qu’elle voie que Jésus-Christ, Homme-Dieu, non seulement a été crucifié et est mort à soi, comme j’ai déjà dit, dans tous les états de sa vie voyagère, mais qu’encore (pour nous confirmer ces vérités, que plus sa présence devient sublime, plus la mort croît,) nous quittant quant à sa présence corporelle, et demeurant avec nous sacramentellement, qui est assurément une présence plus éminente sans comparaison que l’autre, il a voulu que sa présence sacramentelle fut dans une mort perpétuelle : il est là en état de sacrifice ; et qui considère bien par les yeux de la foi ce divin Mystère n’y voit que mort en tout et partout. Dans sa vie voyagère il y était comme un homme qui avait quelque éclat, et où la raison paraissait avec quantité de merveilles qu’il allait opérant au milieu de ses croix ; mais dans son état sacramentel, il y est comme un véritable rien, ne paraissant qu’un petit morceau de pain dont les hommes font ce qu’ils veulent : il ne contredit à personne160. Et généralement toute personne éclairée divinement conçoit sans aucune difficulté que cette présence et cet état de Jésus-Christ avec les hommes est le plus anéanti et le plus mort de tous les états de Jésus-Christ : ce qui durera jusqu’à la consommation des siècles. Or que cet état et cette divine présence de Jésus-Christ soit plus éminente sans comparaison que sa présence voyagère et corporelle, il y a des raisons à l’infini très consolantes et très convaincantes pour le persuader ; mais je les passe sous silence pour abréger.

13. Ainsi l’on voit par là que plus les états de Jésus-Christ, (si l’on peut ainsi parler) ont avancé et plus ils ont été relevés en sa communication, plus la mort, l’anéantissement et les croix se sont augmentés. Et je suis certain qu’une âme beaucoup en Dieu même, jouit assurément de ces vérités dans une très grande certitude, et voit avec une consolation très grande, la sublimité de la présence de Jésus-Christ au très saint-Sacrement conjointement avec l’état de mort et d’anéantissement.

14. Ces lumières générales auraient besoin d’une déduction infinie pour parler en particulier des morts et des croix de chaque degré, et pour dire quelque chose des secrets de la Sagesse divine selon le degré de chaque âme ; et spécialement dès que l’état passif et surnaturel commence : mais on ne finirait jamais, et il faudrait des volumes entiers. Je n’écris ceci que pour précautionner les âmes fidèles et désireuses non seulement de la jouissance de Dieu en cette vie, mais de la perfection de chaque degré en particulier.

IX.  Opération de la Sainte Trinité dans les âmes

IX. Des opérations de la sainte Trinité dans les âmes, où elle produit ou ses divins effets dans leurs puissances, où soi-même dans leur fond. État et vue du centre.

1. Notre Seigneur m’a miséricordieusement éclairé et m’a fait voir comment la très sainte Trinité opère dans les âmes selon le degré où elles en sont.

2. Si elles sont dans les puissances, elle y opère des effets divins et distincts selon le degré qu’elles y sont. Car si elles y sont éminemment, les effets sont grands et admirables ; si elles y sont en un degré moindre, aussi les effets sont-ils moindres et d’un plus bas aloi : cette admirable Majesté proportionnant l’excellence et la différence de ses effets selon la différence de degré où elles sont, et s’ajustant à leur capacité et à l’exigence du degré où elles en sont ; mais toujours en effets beaux à la vérité, mais moindres que lui-même.

3. Si elles sont dans le fond et dans le centre de l’âme, comme Dieu seul peut y peut entrer, aussi n’y fait-il, et n’y opère-t-il que lui-même et non ses effets, qui sont très distincts et très différents de lui-même. Toute son opération en cette divine partie se termine toujours à lui-même, d’autant qu’elle n’est propre que pour recevoir ses divins ouvrages. Et comme les personnes de la très sainte Trinité ont une mutuelle complaisance qui les tient en une opération perpétuelle ; aussi cette admirable Trinité, se regardant perpétuellement en ce fond et en ce centre de l’âme, y opère incessamment soi-même : et comme l’âme étant dans son fond est éloignée de ses puissances, aussi n’a-t-elle que cette divine opération sans aucuns effets distincts ; sinon quelquefois quand Dieu prend plaisir de faire découler quelques effets dans les puissances pour le plaisir réciproque de Dieu et de l’âme. L’âme étant là en son fond ne doit s’attendre à tels effets ; il suffit qu’elle demeure en son fond ; et Dieu y habitera continuellement, y étant toujours en opération ou l’opération même : car il s’y contemple incessamment, et incessamment il y engendre son Verbe. Il est donc en cette âme se voyant et s’opérant, ce qui se peut dire et nommer une Génération perpétuelle, dont l’âme ne doute nullement : ce qui fait et doit faire son bonheur, son plaisir et son tout sans aucune réflexion [peut-être restriction] ; d’autant que comme la Génération éternelle ce termine au Verbe divin, et que le Père et le Fils s’aimant incessamment le saint Esprit en procède ; aussi ces personnes divines opérant en ce fond s’y voient et s’y produisent pour leur plaisir éternel.

4. Sa bonté infinie m’a fait voir miséricordieusement cette grande et et étendue vérité de l’opération divine de la très sainte Trinité, et aussi sa différence soit dans les puissances soit dans le centre, par une comparaison qui m’a beaucoup éclairé, et qui m’a fait voir en un moment et en un clin d’œil des choses infinies. Je voyais que l’opération divine de la très adorable Trinité pouvait être comparée à l’opération du soleil, lequel travaille selon le sujet ou il est reçu. S’il agit sur une fleur il y fait une fleur ; si sur un œillet un œillet : mais si l’opération de ce même soleil est reçue dans un bassin plein d’une eau-forte claire et transparente, comme ce sujet est capable de recevoir son image, elle l’y produit parfaitement ; et si vous pouvez remarquer en ce bassin toute la figure de ce beau soleil, cet astre prenant plaisir en un beau jour de se former et de se produire en ce sujet capable de le représenter.

5. Ainsi en est-il de Dieu. Dans un animal capable de la vie, il fait tout ce qu’il faut pour le faire vivre et lui donner l’être ; dans une fleur, il y fait est produit une fleur : et ainsi généralement en tous les effets de sa magnificence. Mais pour ce qui touche l’homme et l’ayant créé à son image et à sa ressemblance, il n’y fait que lui-même, l’homme étant capable de Dieu même, non comme ce bassin d’eau qui représente au raccourci le soleil ; mais d’une manière bien plus admirable étant capable de toutes ses grandeurs : faisons l’homme à notre image et ressemblance, dit Dieu (Genèse I verset 26) en la création. Et ici les personnes divines régénèrent tout de nouveau cette âme par une opération et un regard mutuel, se voyant en elle comme en leur très parfait image. Et cette même opération divine, qui ne peut faire autre chose que Dieu même en ce centre et en ce fond de l’âme qui la reçoit d’autant qu’il y correspond selon sa capacité, opérant dans les puissances distinctes de ce fond, qui ne sont pas de cette capacité, n’y correspond et n’y opère que par des effets divins ; de la même manière, comme je viens de dire, qu’un oignon de tulipe recevant l’opération du soleil, il ne s’y fait qu’une tulipe et non l’image du soleil comme il se fait dans le bassin.

6. Cette lumière momentanée pourrait remplir un volume si on la voulait expliquer selon son étendue. Il suffit à mon âme d’en exprimer ici le précis, et de laisser à la divine lumière toujours opérante et rayonnante, l’étendue de sa clarté pour éclairer jusqu’où elle voudra ; les lumières de Dieu contenant des choses infinies, dont l’expression doit beaucoup demeurer en Dieu où leur source est et vit toujours.

7. J’ai vu de plus dans cette même lumière que Dieu ayant commencée d’opérer en ce centre, continue incessamment, ainsi que j’ai dit, c’est-à-dire en manière de Génération éternelle : et comme nous voyons que la nature donne une inclination d’amour pour les enfants que les Pères ont engendrés, aussi dès le moment que cette divine Majesté commence cette divine Génération en l’âme, dès ce moment un amour égal à son effet et à son opération survient qui ne lui permet de cesser jamais un moment de se voir toujours, et ainsi d’engendrer toujours son Verbe en cette âme. Ceci dit des merveilles non imaginaires, mais réelles, par lesquelles une divine clarté éclairant ce centre fait voir et découvrir cette divine Trinité toujours opérante, dans laquelle lumière en unité les divines merveilles de l’adorable Trinité se développent, non en image, mais en vérité : ce qui découvre les miséricordes d’un Dieu-homme qui nous a mérité ce bonheur.

8. Toutes ces choses se voient en unité, et sans succession, voyant des choses infinies au moment et en un clin d’œil ; et c’est là la manière de voir par le centre. Les puissances voient successivement ; mais le fond voit tout par ce moment et sans aucune succession : cependant voulant l’exprimer, il faut se servir des puissances et ainsi descendre la succession, comme si les choses se donnaient les unes après les autres.

9. Dans cette vue de l’adorable Trinité opérante en l’âme, je voyais la vérité et la manière de ses divines opérations en vérité, et comment Dieu seul était le tout véritable de toutes choses créées, de leurs puissances, leur savoir, leurs conduites, leurs adresses ; et que généralement tout ce qui est de créé n’est rien. Si bien que ce même clin d’œil qui nous découvre et fait voir Dieu en vérité vous fait voir en lui le néant créé ; et comme cette vue nous donne Dieu, aussi nous donne-t-elle le néant créé, non en distinction, mais en unité. Ce qui est différent des puissances, qui voyant une chose excluent l’autre : mais cette vue du centre et du moment voit des choses infinies toutes différentes en cette unité divine. Par là on commence un peu à voir ce que c’est que la vie bienheureuse, qui verra toujours toutes choses nouvelles, et cela dans un moment éternel.

10. Par cette manière de voir en peut faire la différence de la vue du centre ; ou de celle des puissances, spécialement quand celle du centre est déjà beaucoup plus avancée ; d’autant que plus elle avance et se perfectionne, plus elle devient nue du moment et du clin d’œil, quoi qu’elle voit des choses infinies sans presque rien voir. Car plus elle devient momentanée, plus elle devient étendue sans succession ; et plus cependant elle voit sans voir : et néanmoins vous voyez très clairement ; et plus vous voyez, plus vous désirez de voir, non par un désir formé, mais par le centre même. Plus vous voyez de choses, plus elles sont unes : car plus vous voyez en ce moment, plus vous voyez une chose ; et cependant vous voyez toutes choses, et tout n’est qu’un clin d’œil et moins qu’un clin d’œil. Cette manière centrale met beaucoup le calme, plutôt devient le calme même ; car étant Dieu et vue de Dieu, tout devient en repos et est en repos. Ce qui se purifie de plus en plus, plus l’âme avance et meurt par la davantage à elle-même, non par aucune chose qui soit son opération, mais par cela même et en cela même.

11. Son oraison n’est donc plus aucune succession ; mais c’est ou ténèbres en unité, ou cette vue en cette unité ; ce qui ne se peut perdre : car comme ce n’est que Dieu, qui ne quitte jamais ce centre ; aussi quoique cette vue momentanée n’éclaire pas, elle ne laisse pas d’être, et revenant elle reparaît comme si elle n’avait pas disparu. Tout le passé s’efface enfin afin que ce nouveau se perfectionne et le commencement de l’un est la perte de l’autre. Ce qui se perfectionne sans relâche, l’âme n’ayant qu’à se laisser mourir.

12. Comme là l’âme voit Dieu, toute image, toute similitude et autres choses créées, et des puissances lui sont ôtées : à mesure que cette vue devient momentanée toute lecture pour l’ordinaire lui devient inutile ; car voyant Dieu elle voit tout, et ainsi elle n’a que faire de lecture, étant en l’immensité de Dieu, ni de lumières, étant dans la lumière même : et ainsi elle a tout ce que Dieu est, dont elle jouit.



X. Sur l’état du Centre

X. Réponse à quelques doutes ou difficultés sur l’état d’une âme qui commence d’arriver en son fond ou centre.

PREMIÈRE DEMANDE.

Si l’âme doit avoir actuellement Dieu en vue dans toutes les choses qu’elle fait afin que ces mêmes choses lui soient Dieu.

RÉPONSE

1. Il faut savoir que plus l’âme avance en simplicité et nudité, plus elle meurt à soi, et plus elle meurt, plus elle découvre de choses à mourir, jusqu’à ce qu’enfin se trouvant beaucoup en Dieu, elle en découvre tant et tant qu’elle n’avait jamais découvertes et auxquelles elle n’avait jamais pensé. Ce qui met un grand fond d’humilité en cette âme et au lieu que sa demeure en Dieu et ses démarches si avancées l’enorgueillissent, elles l’humilient étrangement, lui découvrant toujours tout de nouveau un pays si surprenant et auquel elle n’avait jamais songé si Dieu ne lui avait donné la grâce de se simplifier, car elle n’aurait jamais eu ni pu avoir l’ample lumière pour découvrir l’amplitude de sa misère, ce qui ne se peut faire que par Dieu et en Dieu.

Où il faut remarquer que notre âme étant créée à l’image et à la ressemblance de Dieu et pour Dieu, nous sommes d’une capacité qui Lui [267] correspond, et par conséquent qui est comme infinie. Ainsi à moins que d’avoir une lumière infinie qui peut être seulement Dieu, cette capacité ne peut être éclairée que de lumières moindres et au-dessous de Dieu, il reste toujours comme un pays infini à éclairer où il peut se trouver quantité de choses que nous ne pouvons pas voir.

2. Afin de mieux entendre cette importante vérité, je m’explique par une comparaison familière. Une personne entre dans un lieu fort obscur avec un flambeau : ce flambeau a sa capacité d’éclairer et n’éclaire que ce qu’il peut. Si l’on ajoute encore un autre flambeau, l’on découvre encore davantage ; et ainsi de plus en plus en multipliant les flambeaux. Mais si cette étendue du lieu à éclairer était toute la terre, comme par exemple dans une nuit obscure, tous les flambeaux possibles ne pourraient suffire et suppléer à la lumière du soleil, qui seul est capable d’éclairer la rondeur de la terre. Ainsi sans cet astre il y aurait toujours une infinité de choses non éclairées et cachées dans l’obscurité et l’oubli, que l’on ne verrait jamais : mais ce soleil matériel venant en son beau jour, tout devient éclairé et rien n’est caché à nos yeux.

3. Il en est de même de notre âme. Toutes les lumières, quelque belles et grandes qu’elles soient, n’étant pas le Soleil éternel, ne peuvent éclairer toute l’âme : elle demeure obscure en un million de coins et recoins, de manière que l’on est toujours dans l’obscurité et les ténèbres, à moins que le Soleil éternel ne l’éclaire. Mais comme en cette vie ce Soleil éternel se lève peu à peu, aussi ne tire-t-Il pas [268] l’âme tout d’un coup de ses ténèbres ; de même plus Il s’avance et plus Il l’éclaire, plus elle découvre ce qu’elle est, savoir toute misère, impureté et défaut.

Par cette comparaison on voit que l’âme ne commence vraiment d’être éclairée que lorsque Dieu l’éclaire par Lui-même, et que jusque-là elle n’a pas été éclairée ; de plus qu’elle ne commence vraiment de se voir et connaître que lorsque Dieu, cette lumière infinie, commence de l’éclairer. Et que c’est pour lors qu’elle commence à découvrir ce qu’elle est.

4. Jusqu’à ce que l’âme soit arrivée en Dieu, et qu’ainsi elle soit capable d’être peu à peu éclairée par lui, toutes les lumières qu’elle en a, n’ont pas été capables de l’éclairer ; mais seulement elles lui ont pu faire voir quelque partie de ses misères : si bien que ce n’est proprement qu’en ce temps qu’elle commence à se connaître et à être en état de se combattre. Tout n’est donc pas fait quand on arrive là ; mais plutôt les choses commencent en vérité, n’y ayant encore rien eu en l’âme de véritable et de solide.

De tout ceci vous voyez que toutes choses ne deviennent pas purement Dieu facilement, et qu’il se trouve bien des milieux à passer, au commencement de bonne intention, ensuite d’intention plus pure, et ainsi de suite en suite, se purifiant et simplifiant jusqu’à ce que l’âme ait par fidélité et pureté consumé les milieux et les entre-deux qui la séparent de Dieu. [269]


SECONDE DEMANDE

Quand est-ce que la lumière du fond éclaire l’âme et, si l’âme la connaît toujours, quand elle l’a et en jouit.

RÉPONSE

1. La lumière du fond et du centre, ce qui est la même chose, commence d’éclairer quand, par fidélité, l’âme s’est surmontée par la lumière de la foi et qu’ainsi elle a perdu par son aide la multiplicité des opérations de ses sens et de ses puissances, d’autant que la lumière du fond n’éclaire qu’en unité. Et par conséquent durant que l’âme est multipliée par ses sens et ses puissances, elle ne peut en être éclairée.

La foi tire, perd et consume peu à peu la multiplicité et insensiblement cette foi conduit en Dieu, ce qui est proprement ce que l’on appelle la lumière du fond, d’autant qu’il n’y a que Dieu qui puisse éclairer le fond et demeurer dans le fond de notre âme. Cette lumière n’est point sensible, ni ne peut se voir ni toucher ; elle est au-dessus des sens et de toutes choses et quelquefois elle se fait apercevoir non par elle, mais par quelque chose qui découle d’elle. Elle n’est donc rien de ce qui est en nous, ni de ce qui y peut être ; mais elle a en soi éminemment tout ce qui y peut être : c’est pourquoi qui la possède a tout, quoiqu’il n’ait rien de tout ce qui est et peut être en la créature.

2. Comment donc savoir qu’on l’a et qu’on est assez heureux de la posséder ? Nous ne le [270] pouvons savoir, ni avoir aucune nouvelle d’elle que par la mort et en la mort de nous-mêmes ; et le degré de l’une est la mesure de l’autre. Ceci est extrêmement bien exprimé en Job qui parlant de la divine sagesse dit161 Mors et perditio audierunt famam ejus. La mort et la perte actuelle de soi ont entendu parler d’elle, et le reste, qui exprime admirablement cette divine lumière. D’où vient que les âmes qui l’’ont, ne la cherchent jamais qu’en mourant à elles-mêmes : et dès qu’une âme a beaucoup de désir d’en savoir d’autres nouvelles, ou elle ne l’a pas, ou si elle en a quelque chose, il est bien petit. On l’obtient par la mort, on la possède en mourant, et on en jouit à chaque moment en se perdant, et ainsi en la perdant même : car la penser posséder sans perdre et sans se perdre ce n’est rien avoir ; et dans la vérité on n’a rien. Le secret donc est de mourir pour se certifier, et de se perdre et de la perdre pour en jouir.

Par là on voit qu’il n’y a qu’à mourir à soi-même et à toutes choses ; et la lumière du fond viendra et éclairera : et dès que cela cesse, elle n’éclaire plus ; car il y a quelque chose et l’âme est quelque chose et ainsi la lumière du fond n’est plus.

3. Quoi faire afin qu’elle éclaire de nouveau sans pourtant recommencer sinon à notre égard ? C’est de mourir et de commencer en mourant : et aussitôt elle est comme si elle avait toujours été ; puisque tout le changement est de nous, et qu’il n’est qu’en nous et à notre égard, et non de la lumière du fond qui est perpétuelle, et qui serait toujours perpétuelle [271], si la mort l’était : et dès qu’elle est, la lumière du fond est comme si elle avait toujours été, et si elle était toujours. Mourir est toutes choses.

4. Et en vérité quand une âme en lumière divine voit ce mystère, elle découvre la raison pourquoi Jésus-Christ, venant en terre, n’a fait que mourir ; ou plutôt pourquoi la vie de Jésus-Christ depuis le premier moment jusqu’au dernier moment de sa vie n’a été qu’un moment de mort qui s’est augmenté selon le cours de ses jours. Et c’est aussi la raison pourquoi Jésus-Christ parlant de la vie intérieure, n’a parlé que de mort à soi-même et de renoncement, sans rien dire de ce qui suivait ; car la vie qui suit la mort, est cette divine lumière du fond, qui est inaccessible et sans nom : inaccessible ; puisqu’elle surpasse les sens et l’esprit et l’on n’en jouit qu’en mourant et se perdant ; sans nom : d’autant que tout ce que l’on en peut dire n’est rien et qu’elle surpasse infiniment toute expression.


TROISIÈME DEMANDE.

Si tous les mouvements qui me viennent quand je demeure dans mon centre et dans la perte, sont de l’opération de Dieu ; ou bien si je n’en dois plus avoir, et si je les dois généralement laisser tous perdre en Dieu et demeurer dans la seule et unique paix en Dieu dans le néant de toutes choses.

RÉPONSE.

Tout ce qui arrive à une âme qui est dans la lumière du fond près du centre, n’est pas toujours de Dieu quelque bon et quelque saint qu’il soit. On le reçoit s’il est bon, et ensuite on le laisse écouler d’autant plus que l’on tend à mieux que cela. S’il n’est pas bon, on le laisse tel qu’il est : car c’est un grand aveuglement aux âmes de ce degré de s’amuser à toutes ces choses, et de croire qu’il ne leur peut rien arriver en l’esprit qui ne soit de Dieu. Les âmes du centre recoulent incessamment en Dieu, sans s’amuser à ce qu’elles ont ou n’ont pas. Il ne faut pas s’arrêter à tous ces discernements, qui sont des obstacles à la lumière du fond. Les âmes qui sont fort avancées s’arrêtent aux ordres de Dieu marqués par l’extérieur des règles si ce sont des religieux ; si ce sont des séculiers par les providences de leur état : et il faut bien remarquer cela ; d’autant que dans le commencement de cette lumière on s’amuse à un million de discernements et de jugements par sa lumière, ce qui peut arrêter. Le meilleur est de laisser tout écouler en Dieu et s’arrêter stablement à l’obéissance et aux maximes fidèles soit de la religion ou du christianisme.


QUATRIÈME DEMANDE.

Si je ne dois plus avoir ni ne faire jamais aucuns actes intérieurs : et comme il arrive que j’en ai quoique très rarement, si c’est Dieu qui les opère et les fait en moi encore qu’il n’y paraisse rien d’extraordinaire ; et quelle est la marque pour connaître quand c’est Dieu qui les fait et opère.

RÉPONSE.

L’âme dans la lumière du fond n’a pas d’actes par soi-même, et n’en fait pas par soi-même ; d’autant que Dieu ne manque pas de la secourir pour toutes ses nécessités où les choses communes manquent, mais aussi l’âme faisant les actes et les actions qui sont de son état et de nécessité, elle ne les fait pas par elle-même. Où il faut savoir que la lumière du fond mettant l’âme en unité, rend toute chose une ; et ainsi tout ce que Dieu et la providence demande de nous extérieurement et intérieurement, est Dieu : si bien que de les vouloir et de les faire n’est pas un acte propre.

Il ne faut donc pas s’amuser à attendre des mouvements pour toutes choses, mais les faire selon la raison et selon ce que nous voyons, ou que les autres voient qu’il les faut faire. Ainsi il faut faire tous les actes extérieurs qu’il faut. Pour les intérieurs il faut s’y conduire selon le mouvement ou la nécessité ; cela étant, c’est Dieu qui les fait : et à la suite que la lumière se fait grande en l’âme, elle ne peut s’amuser aux discernements intérieurs ; l’extérieur seul demeurant et l’intérieur étant perdu. Vous vous servez de la lumière du soleil pour faire tout ce que vous avez de besoin dans le monde sans penser à elle. Ce sont les philosophes qui s’arrêtent à ces discernement ; mais la pratique et l’expérience en usent seulement. [274]

Je sais bien qu’au commencement de la lumière tous ces discernements occupent, mais assez bassement ; dans la suite il faut perdre tout cela, et se conduire pour faire ce qu’il faut en son état par les préceptes et les conseils de chaque état : et de cette manière la lumière devient sans milieu, et sans terme ni rien qui la finisse.



CINQUIÈME DEMANDE.

Je vous supplie d’avoir la bonté de me dire quelque chose de la vie de l’âme dans son centre.

RÉPONSE.

L’âme n’y vit pas, c’est Dieu qui vit en elle et ainsi il n’est pas nécessaire de s’amuser à savoir ce que c’est : quand cela sera, vous devez être sûre que votre âme sera contente. Il suffit pour vous et pour nous que nous sachions qu’il faut mourir et que la mort est la vie. Pour la vie qui est en suite de la mort, ce n’est point du tout l’âme qui vit en elle et d’elle dans sa mort : ainsi de dire ce que c’est, c’est dire ce que c’est que Dieu, et comment les Personnes divines jouissent en unité féconde de ce qu’Elles sont. C’est proprement à Dieu de le savoir, comme c’est à Lui de vivre de nous en Lui, ainsi qu’Il vit en Lui de Lui-même et pour nous. Notre tout est de mourir et d’être en la mort. Qui en a et en veut avoir davantage, n’a rien sinon des expressions qu’il faut laisser perdre, autrement il expérimentera sa vie et non la vie de Dieu en la mort de soi-même. [275]

SIXIÈME DEMANDE.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que j’ai à présent un bien plus grand calme et une plus grande paix que dans toutes les misères, pauvreté et le reste, et je crains même que je n’y donne lieu162.

RÉPONSE.

Il est infaillible que toute âme qui a la lumière du fond a la paix et le repos, autant dans ses misères que dans ses vertus. Comme c’est une lumière de vérité, elle ôte tout étonnement de ses chutes et de ce que l’on est et met ainsi le calme en tout en se perdant en toutes choses, aussi bien par ces pauvretés, péchés, et sottises que par les actes de vertus ; et cette paix est féconde en pureté.

SEPTIÈME DEMANDE.

Il me semble que je suis quelquefois plus nue et que d’autres fois j’ai plus de mouvement ; mais pour l’ordinaire c’est la nudité.

RÉPONSE.

La nudité est le partage des âmes destinées pour la lumière du fond : mais cette nudité n’est pas seulement à ne rien avoir, mais aussi à être nue lorsque l’âme a par ordre de Dieu et par conséquent de son état. Il faut donc être nue intérieurement autant que Dieu le veut, et être rempli aussi quand Dieu le permet et par là être fidèle à la nudité intérieure, c’est-à-dire à ne pas s’arrêter à ces choses pour recouler en Dieu.

HUITIÈME DEMANDE.

Il me semble que mes sens et mes puissances se remuent comme en cachette et à la dérobée pour pouvoir jouir et se perdre dans l’unité et dans le centre.

RÉPONSE.

Souvent l’âme qui n’est pas beaucoup arrivée à l’unité a certains mouvements intérieurs qui ne sont pas mauvais : il faut suavement se laisser désirer, et tendre à son centre, d’autant que par sa possession les désirs se perdent et consument ; il ne faut faire perte que de ce qui est trop actif et inquiétant.

NEUVIÈME DEMANDE.

Il me semble que le distinct, le particulier et l’aperçu sont une fatigue et une peine pour ce centre, et que cela l’incommode. J’aurais plusieurs choses à vous dire là-dessus, mais je ne sais comment m’expliquer ; c’est un abîme où il faut que je perde tout.

RÉPONSE.

Le multiplié et ce qui multiplie incommode ; mais il faut souffrir cette peine en se simplifiant peu à peu, ou en se laissant simplifier : car on n’arrive pas à l’unité en se pressant et avançant trop ; il faut que Dieu, qui est un feu consumant, nous dévore peu à peu et nous réduise en unité par son unité même.

DIXIEME DEMANDE.

Une de mes plus grandes peines pour le présent est le dénuement dans lequel je me trouve de plus en plus pour la pratique des vertus.

RÉPONSE.

La peine du dénuement en la vertu est fort grande à un esprit vraiment humble qui découvre en vérité sa pauvreté et sa misère. Il est de grande importance de souffrir la pointe de ce dénuement de Dieu, des vertus et de tout le reste qui peut être un soutien véritable ; et par là l’âme meurt beaucoup à elle-même intérieurement, et extérieurement devant les hommes.

ONZIÈME DEMANDE.

Il me semble que j’expérimente quelque chose de Jésus-Christ dans le centre, et que même mes puissances et mes sens lui sont exposés pour recevoir de lui tout ce qui me manque dans la pratique des vertus, ou plutôt pour le laisser lui-même les pratiques en moi.

RÉPONSE.

Qui dit la lumière du fond en une âme, dit Jésus-Christ, lumière éternelle, laquelle assurément doit être dans la suite toute vertu en l’âme. Au commencement la vertu découle de lui comme de son principe autant que l’âme devient rien en sa lumière du fond : et à la suite Jésus-Christ devient les vertus mêmes ; car il est très certain qu’il nous est et devient toute chose selon les saintes Écritures. Qui dans la suite ne trouverait pas Jésus-Christ en la lumière du fond, pourrait et devrait douter de sa lumière.

DOUZIÈME DEMANDE.

Toute chose tant intérieures qu’extérieures me deviennent indifférentes et je ne me soucie presque plus de rien, pourvu que je demeure nue et libre et que je conserve ma paix ; car pour le présent je fais ma joie de mon dépouillement et de ma nudité, comprenant bien que cela vaut bien mieux que tout le passé.

RÉPONSE.

Il suffit que l’âme garde sa paix en mourant à tout ; et il est très bon que tout lui devienne indifférent ; car par là tout lui devient un et tombe en unité, et l’âme tombe par tout en Dieu indifféremment. [279]

TREIZIÈME DEMANDE.

Il me semble que je dois aussi laisser perdre cette paix, et toutes choses quelque élevées qu’elles soient ; et que je ne suis bien que quand je n’ai rien et que je ne vois rien.

RÉPONSE.

Qui dit paix du centre, n’entend pas un calme aperçu et sensible, mais une constante indifférence et un repos en tout ce que l’âme est et qui lui arrive : c’est pourquoi toute paix sensible est souvent perdue, afin d’avoir le vrai rien qui a tout et où l’on trouve tout.

QUATORZIÈME DEMANDE.

S’il faut que pour toutes choses je sois dans l’anéantissement ; car il me semble que Dieu ne demande que cela de moi.

RÉPONSE.

L’anéantissement est le rendez-vous ; et ayant vocation pour la lumière du fond, il est certain que votre cœur doit tendre à l’anéantissement et y trouver son contentement.

QUINZIÈME DEMANDE.

Ayant dit à Madame… quand j’ai eu l’honneur de lui parler, que j’avais compris par ce que vous m’avez dit que j’étais arrivé au centre, que vous m’aviez dit que Dieu était dans le centre de mon âme, et qu’en me donnant des avis, vous m’aviez presque toujours parlé du centre et donné des avis pour me perdre dans ce centre et pour y demeurer perdue. Elle a peine à croire que vous m’ayez dit cela, car elle croit que je n’y suis pas arrivée, mais que j’en suis bien proche, parce qu’elle me trouve plus dénuée que jamais.

RÉPONSE.

Quand je vous ai dit, soit de vive voix, soit par écrit qu’il y avait de la lumière du fond en vous, et par conséquent que vous étiez arrivée à cette lumière, il faut entendre cela selon l’explication de la première difficulté, savoir que l’on ne commence à mourir qu’étant arrivé là, et l’on est arrivé à la lumière dès que la simplicité et unité commence [nt]. Mais il y a infiniment à parcourir en ce pays et en cette lumière ; et quand on dit que la lumière du fond est donnée, c’est ce que je vous viens de dire, savoir que la lumière est donnée pour vous dénuer en vérité, et ainsi pour vous conduire peu à peu, supposé la fidélité, en l’unité où tout se perd et de cette manière il est vrai que vous êtes arrivés dans le fond, non pour vous reposer, mais pour vous y perdre en repos en mourant incessamment à vous. Il y a donc des degrés infinis d’arriver dans le centre, d’autant que c’est un pays infini ; et souvent on prend le commencement pour la fin. Vous n’êtes pas seule ; presque tout le monde par un principe secret d’excellence va toujours au plus grand, sans s’arrêter suavement et humblement au milieu. Vous dites vrai toutes deux, vous y êtes, mais vous n’y êtes pas comme l’entend Me…163.

SEIZIÈME DEMANDE.

Je vous supplie de me faire encore la grâce de me dire d’où vient que dans les peines et les souffrances tant intérieures qu’extérieures que je porte depuis le temps que vous savez, je n’y ai aucune joie, ni satisfaction et contentement, quoique que je ne puisse ni ne veuille vouloir autre chose que ces mêmes choses quand elle m’arrivent, et que je ne vois que la souffrance toute nue et rien qui me console.

RÉPONSE.

Plus la lumière se dénue en l’âme et plus l’âme lui correspond ; plus aussi les souffrances deviennent pures et rudes sans secours des sens et des puissances : et plus elles sont telles, plus elles font mourir et expirer l’âme et la font sortir d’elle-même.



DIX-SEPTIEME DEMANDE.

Si je ne dois nullement me mettre en peine de ce qu’ayant Dieu dans le centre de l’âme, ainsi que vous me l’avez assuré et que même j’en ai quelque expérience et connaissance, quoique je ne sache comment cela se fait, dans cette possession que Dieu a pris de mon fond, je n’en ai nulle joie ni contentement : car le contentement que j’ai ne me paraît pas, ni ce que Dieu fait et opère en ce fond, puisqu’il me semble qu’il n’y fait rien, et je n’en aperçois point d’effet : tout ce que je vois est, que ce fond n’est plus mon fond et qu’il se perd de plus en plus, et qu’il y a quelque chose qui l’absorbe et qui le cache, ou plutôt l’anéantit.

RÉPONSE.

Il ne faut pas se mettre en peine si le fond se dénue tant de consolation : il faut tout laisser perdre ; d’autant que la perte de soi-même est la vraie certitude, et non le sensible, quelque excellent qu’il soit : et ainsi pourvu que l’âme soit fidèle à mourir, mourant à toutes choses, cela suffit pour tout. Quand vous serez plus en Dieu et par conséquent plus dans le centre de l’âme, vous trouverez en la même mort une tout autre certitude que vous n’avez, d’autant qu’elle sera plus pleine de vie divine.



DIX-HUITIÈME DEMANDE.

Je vous prie de me dire s’il ne me suffit pas d’avoir Dieu pour le centre de mon âme et si je ne dois pas Le laisser être et faire toutes choses en moi, et aussi qu’Il me soit tout en toutes choses, et que toutes choses me soient Lui, et que ce soit là tout mon exercice.

RÉPONSE.

Quand on dit que Dieu est dans le centre d’une âme et qu’Il y fait toutes choses, l’âme ne faisant plus rien, cela ne s’entend pas qu’elle [283] demeure comme un tronc sans rien faire, mais bien qu’elle n’est plus le principe de ce qu’elle fait, soit intérieurement ou extérieurement, car par cette lumière du fond elle est tant et tant morte à soi en toutes manières que dans la vérité Dieu S’y est écoulé comme principe. Cela s’opère, non en ne faisant rien, mais en faisant tout ce qu’il faut faire intérieurement et extérieurement par dépendance, et ainsi ce qui lui arrive en l’intérieur ou en l’extérieur, lui devient Dieu par sa mort où tout ce qui est raisonnable et de son état lui est Dieu de cette manière, plus éminemment sans comparaison que tous ces actes ou mouvements intérieurs, que tant de personnes estiment faute d’expérience : comme on voit aussi que faute de la même expérience on juge que les visions et telles autres choses extraordinaires sont fort relevées dans la voie de l’esprit. Cependant cette jouissance de Dieu en tout par cette mort, excède ces choses plus que toute la masse de la terre n’excède un grain de sable. Vous devez donc faire en sorte selon votre vocation, d’avoir Dieu en toutes choses de cette manière, et assurément vous trouverez toutes choses ainsi en Dieu ; ce qui sera capable de vous faire trouver un bonheur commencé.

XI.  Sur l’état du Centre (Avis)

XI. Avis (note P.) sur l’état d’une âme qui commence à se perdre en Dieu par la foi nue.

(note P.) comme ces Avis, quoique seulement donnés de bouche, semblent avoir du rapport à l’état dont on vient de parler, on a cru que le Lecteur serait bien aise de les trouver ici.

(note T.) Je donne en italiques ce qui fut rédigé certainement par Madame Guyon.

Voir mon édition de La Vie par elle-même, pages 1056-1057, pour une chronologie de son vécu (« je croyais être perdue… il n’y avait plus qu’un juge rigoureux… ») avant et après janvier 1676 (date donnée au §10 infra :)


1. [284] M. Bertot m’a dit que si je suis fidèle, j’irai très loin, que j’en ai la vocation et les qualités nécessaires. Il dit que le dénuement doit aller si loin, et que je dois me tellement perdre en Dieu par le centre, qu’en effet mon intérieur soit si absolument perdu qu’une goutte d’eau ne le soit pas plus quand elle est dans la mer. Et que quand cela sera, je ne trouverai plus d’intérieur quel qu’il puisse être, ni selon les sens ni selon la raison et les puissances, sans pouvoir avoir rien sans exception sur quoi m’appuyer : en sorte que je ne posséderai plus ni paix ni calme, et ne verrai que passions, inutilités et perte entière de temps sans pouvoir seulement me recueillir, et que mon âme, par son propre poids, tombera dans ce néant comme une pierre tombe dans son centre.

Sur ce que je lui ai dit que j’étais dans un grand dénuement et que je ne voyais point d’intérieur en moi, il m’a fait connaître que cela n’était pas au point que je crois, puisqu’il y a des moments que je suis convaincue que j’en ai et que Dieu est le principe de mes actions, enfin que je possède mon esprit ; mais qu’en ce temps je ne le posséderai plus. Il entend par [285] cet esprit le fond et la pointe de l’âme. Cette perte a encore des degrés et dure longtemps. Et de cette perte et mort commence à naître dans les puissances quelque chose de Jésus-Christ, qui vient de ce fond où Dieu produit Son Verbe ; et cela en quelque façon comme Dieu a fait à l’égard de Jésus-Christ, qu’Il n’a produit aux yeux du monde comme homme que dans la plénitude des temps avant laquelle Il n’en avait rien manifesté : Il tient dans nos âmes la même conduite qu’Il a tenue à l’égard de Jésus-Christ et avec le même ordre.

2. Il dit que nos âmes sont si semblables à Dieu, que si par impossible nous les pouvions voir, nous croirions voir Dieu même ; et que quand notre visage paraît dans une glace bien claire elle ne nous représente pas si bien que l’âme représente la Divinité.

3. De plus, après avoir parlé à fond de l’état où était mon âme et de la facilité que j’avais à me tenir continuellement en Dieu par un regard fixe et de pure foi ; et que nonobstant ce dénuement universel, je sentais une faim continuelle de Dieu en général sans pouvoir expliquer comment ; je craignais que cela ne fût dans les sens : il m’a assuré que non ; et que tout cela était véritable et venait purement du fond et du centre qui était tout touché, et que cela augmenterait toujours, supposé ma fidélité à tenir mes yeux ouverts : ce qui est tout ce que j’ai à faire pour me tenir dans cette lumière de la foi, et pour m’y remettre quand j’en sors. Que je dois prendre plus de temps de solitude que je n’ai encore fait, et profiter de tous les petits moments dans lesquels je puis être en repos et seule, sans crainte d’être oisive ; que je dois être assurée que la lumière est toujours présente, et qu’il n’y a moment que je n’en puisse jouir ; que les obstacles ne viennent que de notre côté : mais qu’il faut être fort fidèle à y être attentive, et à demeurer comme Dieu nous met, sans rien ajouter.

4. M. B [ertot] m’a dit qu’il était de la dernière conséquence de ne point ruiner sa santé par sa faute, et par indiscrétion, ni sous quelque bon prétexte que ce puisse être ; non seulement parce que nous ne devons point agir par nous-mêmes, mais parce que c’était un obstacle entier à cette oraison-ci, puisqu’il est certain que quand le corps est dans un grand abattement et la tête lasse, l’oraison n’était plus actuelle et que la maladie nous tirait de Dieu en nous tenant tout en nous-mêmes, que c’était tout au plus un état de résignation et d’abandon dans lequel nous étions, ce qui est bien inférieur. Pour les autres croix qui viennent purement de la Providence, qu’elles font un effet tout contraire, car elles réunissent ; et que plus une âme en a, plus elle avance, pourvu qu’elle ne se les procure point.

5. Monsieur B [ertot] dit que plus la lumière du fond s’augmente, plus on voit clairement de misères et de défauts que l’on ne connaissait point, et dans quel abîme de péché on est capable de tomber. Il dit qu’autant qu’on se connaît soi-même, autant l’on connaît Dieu et non plus : et que quand une personne ne voit point de défauts en elle, ou elle n’a pas le don de la foi, ou si elle l’a, sa lumière n’est guère avancée ; que quand elle l’est, elle les voit dans sa lumière, c’est-à-dire en Dieu sans y réfléchir, et [287] les consume de la même manière en les perdant en Dieu ; que c’est proprement ce commencement de lumière divine où l’âme commence à se connaître à fond.

6. Que les temps où l’Église nous propose les Mystères, sont des jours véritablement pleins de grâces, et où Dieu les communique plus abondamment qu’en un autre temps, conformément à chaque Mystère, supposé la fidélité de l’âme à marcher dans sa voie ainsi qu’il lui est marqué. Que ceux qui sont éclairés divinement, en jouissant aussi réellement par la foi, et plus, que ne faisaient ceux qui étaient présents dans les temps que ces Mystères-là se sont opérés ; mais que cela n’est point découvert dans tout le temps de la nudité et durant que l’âme se perd, quoiqu’effectivement tout cela soit : qu’ils les ont par la foi, mais qu’ils n’en jouissent que quand ils sont arrivés en Dieu et que la lumière est déjà bien grande ; que dans le temps de la simplicité et nudité, les images des Mystères leur nuiraient, parce qu’il faut qu’ils perdent tout pour le retrouver ensuite divinement, et que cela commence à leur être donné par écoulement du fond sur les puissances qui sont comme les yeux de l’âme.

7. Que l’on ne peut voir ses défauts ni les rectifier que conformément au degré où l’on est. Si la lumière n’est que dans les sens, on ne voit que le dehors et ce qui est de plus grossier ; si elle va dans les puissances, on les découvre plus avant : mais jamais on ne va dans le fond et le centre, quelque surnaturelle que soit la lumière, si elle ne passe pas les puissances ; parce qu’on ne voit pas leur le fond qui depuis le péché du premier homme est le lieu où est la source de notre propre corruption. Mais dès que la lumière du fond commence à apparaître, elle va jusqu’au fond, à la source et à l’origine ; et plus elle augmente, plus elle nous fait voir tels que nous sommes, et ne nous donne point de relâche que nous ne travaillons conformément à notre degré à nous défaire de tout jusqu’aux plus petites choses : ce qui est un martyre continuel. Car plus on va avançant ; plus on découvre de corruption ; et plus on a peine à se souffrir, et plus on se trouve accablé et écrasé sans moyens à ce qu’il paraît de s’en pouvoir défaire ; parce que l’usage de nos sens et de nos puissances nous est ôté.

8. M. B. dit que quand on nous a fait connaître que nous sommes dans la vocation où Dieu nous veut, et par conséquent dans l’ordre et la volonté de Dieu, et que nous en avons de plus été certifié par la paix et la tranquillité, qui sont les marques que nous sommes dans son ordre, nous ne devons jamais changer de conduite à moins d’un miracle manifeste, sous quelque bon prétexte qu’il soit. Il dit que dès que le don de foi commence dans une âme, il doit y mettre l’inclination de s’ajuster à toutes les choses qui regardent notre état, sans en négliger la plus petite ; et cela doit toujours aller en augmentant : que si cette marque n’y est pas, qu’assurément on est trompé et qu’on n’est pas dans l’ordre de Dieu. Que dès que cette foi est dans une âme, elle mène une vie toute commune à l’extérieur ; que plus elle augmente et plus les choses deviennent surnaturelles et principe divin, plus elles paraissent communes et naturelles : que telle a été l’âme de la sainte Vierge où l’on n’a jamais rien vu d’extraordinaire, et encore celle de notre Seigneur trente ans durant et même dans les trois dernières années de sa vie, mangeant comme les autres.

9. Demandant une fois, si une âme qui est arrivée en Dieu, n’est pas toujours en paix dans son fond, quelque peine intérieure qu’elle puisse avoir ; il me dit que oui, quand elle vient de Dieu : parce qu’en quelque lieu que Dieu nous mettre, soit de tentations ou d’autres sortes de peines, il ne peut nous jeter hors de lui ; et ainsi étant en lui, et où il nous met, le fond et le très intime de l’âme est toujours en paix, quoique les puissances et les sens soient crucifiés, bouleversés et en trouble : mais que cette paix est si cachée et si délicate que souvent nous ne l’apercevons pas, et qu’ainsi la peine est de nous en contenter ; que tout le secret est de nous laisser comme Dieu nous met sans nous en ôter.

10. Mr. B. assure que Dieu m’a fait de plus grandes grâces dans ma petite retraite de janvier 1676 qu’il ne m’avait encore fait, qu’il a dessein de me communiquer très abondamment le don d’oraison, et que je serais très passive ; qu’il ne peut y avoir d’obstacle que de mon côté, parce que c’est assurément le dessein de Dieu de se donner abondamment à mon âme en la perdant en lui : c’est pourquoi il veut que je sois bien réjouie, et tienne mon âme libre et gaie, ne la laissant jamais abattre. Il dit qu’une des choses que j’ai le plus à craindre est la tristesse et la mélancolie ; parce que j’y ai du penchant à cause de mon tempérament : qu’aussitôt que je m’en apercevrai, je dois passivement me remettre dans ma lumière générale, et en user de même dans les petits chagrins, ne laissant jamais mon âme en trouble. Que je dois aussi prendre garde à mon humeur sèche, à l’inclination que j’ai à l’ajustement, à ma petite suffisance, à une espèce de rebut et de mépris que j’ai pour le prochain quand il tombe dans quelque défaut, quelque bêtise ou sottise ; je dois prendre garde à calmer de petits empressements qui mettent mon âme toute en activité, enfin à me tenir bien petite devant Dieu, et à mes yeux : par ce que mon oraison ne s’avancera qu’autant que j’entrerai dans les inclinations de Jésus-Christ c’est-à-dire de pauvreté, petitesse, soumission, douceur et humilité.

11. Il dit que mes sens me donneront de la peine jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait séparés de mon centre, et que je les dois regarder comme des enfants qui ne sont pas capables de grandes affaires ; que je les dois amuser et laisser la liberté à mes yeux à l’oraison de regarder et s’amuser, afin de me soulager et ne pas bander ma tête, présentement que je tombe de plus en plus dans le rien, jusqu’à ce que je sois comme naturellement en Dieu. Il dit que si j’ai du courage je dois tomber d’abîme en abîme de moment en moment, pourvu que je me laisse dans ma lumière et dans ma généralité de la foi, sans vouloir aucun appui.

12. Il dit que le don de la foi est toujours agissant dans notre âme, sans que jamais Dieu le retire, et sans qu’il soit un moment sans agir si ce n’est par notre infidélité. Il dit que le don de foi est bien différent de celui de simplicité (ou d’oraison simplifiée mêlée de silence et d’affection,) en quelque degré qu’il puisse aller ; parce que l’un sort de soi pour se perdre en Dieu à l’infini ; et que l’autre ne sort jamais de soi, en sorte que l’âme y est elle-même le principe de son dénuement quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas : mais que dans le don de foi, l’âme, quand elle y est avancée, n’a d’autre mouvement que le mouvement du centre, c’est-à-dire de Dieu même ; ainsi qu’une goutte d’eau qui serait dans la mer n’aurait plus de mouvement que celui de la mer. Qu’en ce degré les vertus sont d’une autre nature qu’en toutes les autres voies ; que même à dire la vérité, il n’y a plus de vertus : car c’est Jésus-Christ qui souffre, qui est pauvre, doux, simple, enfin qui est seul agissant dans l’âme ; et cela comme naturellement ; et même plus il est naturel, plus il est divin : et que plus l’âme a été pauvre dans le temps de la perte, plus elle devient dans la suite féconde sur les Mystères et sur Jésus-Christ ; mais cela toujours en unité, et par écoulement du centre sur les puissances, et même sur les sens, et jamais autrement.

Il dit que le commencement de la foi surnaturelle dans une âme est le commencement de la Génération de Jésus-Christ ; et qu’à mesure qu’elle augmente, Jésus-Christ augmente dans une âme : qu’au commencement il est voie ; que dans la suite il est goûté et trouvé comme vérité ; mais qu’enfin il devient la vie et donne vie à tout.

13. Il dit que tout cet ouvrage ne se perfectionne que par la mort et par la pointe de la croix ; et que plus l’âme avance, plus les croix sont grandes et sensibles, de même qu’elles devinrent plus sensibles à notre Seigneur au temps de sa passion, et à la fin de sa vie : et cela parce que les sens sont plus séparés et abandonnés à eux-mêmes, et que Dieu permet qu’ils sont quelquefois accablés pour des bagatelles ; ce qui est très pénible à supporter. Il m’a donné sur cela la comparaison d’un Roi qui se verrait jouer d’un fou ou d’un enfant : sans doute que cela lui serait plus sensible que si c’était d’une personne qui lui serait égale. Que de même le fond et le centre de notre âme, cette partie si noble, qu’il n’y a que Dieu qui y puisse résider, est pénétrée de douleur de sentir ce qui se passe dans les sens, sans qu’elle y puisse remédier, à cause que Dieu ne lui donne pas la liberté d’agir et de réfléchir par elle-même.

XII. Éclaircissements sur l’Oraison et la Vie intérieure

XII. Plusieurs éclaircissements et Instructions sur les divers états d’oraison et les dispositions les plus essentielles de la vie intérieure en forme de réponse à quelques demandes.

XII. Éclaircissements sur l’Oraison ; etc. 293 raison de simplicité, et ceux pour les faire entrer dans l’Oraison de foi et d’anéantissement.

Première demande

Je vous supplie de m’expliquer l’oraison des âmes qui commencent d’entrer dans les voies de mortification et de présence de Dieu et ce qu’il faut qu’elles fassent pour l’intérieur et pour l’extérieur.

Seconde demande

Je vous demande de plus de me marquer les signes convaincants pour les faire entrer dans [293] l’oraison de simplicité, et ceux pour les faire entrer dans l’oraison de foi et d’anéantissement.

RÉPONSE [S]

1-10. Comment connaître les âmes propres à la simple présence et union de Dieu en foi. 11-15. Moyen de recouvrer ce don quand on l’a perdu. 16-19. Vie et conduite des âmes appelées à cette grâce.

1. Comme vous m’avez marqué votre désir touchant l’éclaircissement de plusieurs doutes que vous avez, je ne peux m’empêcher d’y satisfaire selon la lumière que le Bon Dieu me donnera. Je commence donc par votre premier et second article. Je réponds à ces deux articles par une seule réponse, savoir :

Que Dieu conduit fort diversement les âmes en les acheminant à Lui. Les unes sont beaucoup lumineuses, les autres le sont très peu et souvent fort obscures ; vous en voyez vous-même qui sont comme au milieu des unes et des autres : elles n’ont ni beaucoup de lumière ni ne sont pas fort obscures ; mais elles sont tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, ayant une oraison diversifiée de lumière et d’obscurité, de facilité et de tentations. De sorte que par la seule oraison vous ne pouvez former un jugement assuré si Dieu veut les conduire à Lui pour Se les unir et pour les perdre ensuite dans Son essence divine.

2. Ce en quoi on les connaîtra est lorsque vous remarquez un certain principe vivifiant qui les anime, les excite et les fortifie, soit en [294] leur oraison ou hors de leur oraison, lequel principe est et se trouve aussi bien dans la lumière que dans les ténèbres, dans la facilité que dans les tentations, de manière que vous remarquez les âmes où ce principe de vie est, généreuses et fortes, toujours cherchant Dieu, ayant un je ne sais quoi qu’elles trouvent secrètement en l’oraison qu’elles pratiquent. Sans ce principe qui est une certaine touche secrète de Dieu, jamais l’oraison, quelle qu’elle soit ne peut arriver jusqu’à Dieu ; mais seulement à l’acquisition de plusieurs saintes vertus selon le degré de leur fidélité. C’est pourquoi il ne faut pas juger par la lumière ou la facilité ni par l’obscurité d’une âme pour l’acheminer à la simple présence et à se simplifier en foi, mais bien par le discernement de ce principe vivifiant qui se peut trouver indifféremment en l’une ou l’autre constitution d’oraison, ce principe étant comme une pierre d’aimant, laquelle a touché le fond de l’âme et ainsi par là elle marche et va à Dieu qu’elle désire puissamment par la voie de l’oraison que Dieu lui a donnée.

3. Si bien que si elle est conduite par les lumières, par l’amour lumineux et par la facilité, tel amour, telles lumières et telle facilité sont animées de ce principe de vie tendant incessamment à arriver à un je ne sais quoi de Dieu, que ces lumières et cet amour découvrent, en sorte que l’âme ne peut s’arrêter à ces lumières, mais sans savoir le comment, elle marche toujours par ces lumières, comme un voyageur marche vers les divers villages et autres passages sans s’y arrêter plus que la nécessité ne le demande, d’autant que son dessein final n’est pas en [295] ces passages, mais au terme qu’il prétend et où ces passages l’acheminent ; aussi ces lumières et cet amour sont secrètement les mêmes, imprimant le dépouillement et la simplicité en l’âme. Si au contraire l’âme est conduite par une oraison ténébreuse, sèche et pénible, vous remarquez, si ce principe de vie y est, que nonobstant ces ténèbres, ces peines et ces privations une certaine secrète touche de Dieu anime le cœur ; et quoique l’âme soit fort accablée, cependant elle sent une vie qui lui fait prétendre et poursuivre un je ne sais quoi qu’elle ne voit ni ne goûte sinon par un secret désir, qui la fait poursuivre son objet nonobstant ses peines, ses chaînes et ses obstacles. Et comme les premières âmes lumineuses sont animées par ce qu’elles voient et découvrent, celles-ci sont insensiblement portées par ce désir secret, sans savoir comment, vers Dieu qu’elles voudraient avoir et qu’elles ne peuvent trouver. Les âmes qui sont en un état moyen participent tantôt de l’un et tantôt de l’autre.

4. Le moyen donc de discerner les âmes pour remarquer ce germe de vie qui doit se terminer à l’union divine ? Ce n’est pas, comme je dis, par leur oraison, soit de lumière ou de sécheresse, mais bien lorsque l’on peut découvrir en leur oraison, quelle qu’elle soit, ce germe, ce principe et cette semence ; car quand elle n’y est pas, il faut bien se donner de garde de les conduire et de les adresser à la simplicité, ce serait tout perdre. Mais quand on a remarqué en une âme telle semence ou tel principe, pour lors il lui faut aider et l’acheminer doucement à la simple présence et [296] nudité de foi selon la voie que Dieu tient sur elle. Si l’âme est conduite en lumière, il faut lui aider à se simplifier par ces mêmes lumières ; si par l’obscurité et les ténèbres, il faut lui aider aussi par cette voie et manière d’oraison et la simplifier peu à peu et l’ajuster à la simple et nue foi ; et ainsi du reste des autres voies et oraisons.

5. Et pour mieux comprendre ceci, il faut savoir que comme Dieu est la simplicité même en tout ce qu’Il est, soit en Son être ou en Son opération, aussi faut-il par nécessité que les âmes que Dieu destine et qu’Il achemine vers Sa divine présence, pour en jouir et se perdre en Lui, soient peu à peu simplifiées et défaites de leur opération.

Tout au contraire celles qu’Il ne destine que pour la sainteté vertueuse et qu’Il ne prépare pas pour Lui-même mais pour L’honorer et Le glorifier par leurs bonnes et saintes pratiques, doivent être multipliées ; et même autant qu’elles le sont saintement, autant arrivent-elles à la fin de leur vocation. C’est donc la multiplicité et la diversité des saintes vertus et des bonnes pratiques qui remplissent et sanctifient les âmes non destinées à l’union divine. Car tout ce qui est hors de Dieu est multiplié, et en sa multiplication est sa grandeur ; au contraire, ce qui est en Dieu, et destiné pour y arriver, est autant grand qu’il est simple, autant multiplié qu’il est en unité, d’autant que Dieu est toutes choses et contient toutes choses.

6. Mais qu’est-ce qui peut découvrir ce principe et certifier qu’elles aient cette semence de vie, nécessaire pour les acheminer sûrement à Dieu en simplicité de présence et de foi ? [297] Deux choses le peuvent faire. La première et la très ordinaire est un directeur ou quelque personne fort éclairée qui, étant beaucoup en Dieu, voit et goûte un tel principe ; je dis fort éclairée d’autant qu’à moins d’une lumière fort divine, il est très difficile de faire ce discernement, d’où vient que c’est assurément un grand don de Dieu quand Il en donne quelqu’un pour faire ce discernement.

La seconde (faute de ce premier moyen) est de se servir des marques qu’ont données plusieurs personnes fort éclairées pour faire ce discernement, comme est principalement entre tous le bienheureux Jean de la Croix. Et voilà le moyen dont se servent les directeurs et ceux qui sont obligés de donner leur avis aux autres en agissant par la manière plus ordinaire ; et, quoiqu’ils ne soient pas fort divinement éclairés, il faut s’en servir du mieux que l’on peut. Mais ces directeurs doivent beaucoup demander lumière au Bon Dieu afin qu’Il supplée à leur lumière. Car ils peuvent causer grand dommage aux âmes, soit en les certifiant trop facilement, ou bien en les empêchant, n’étant pas assez éclairées pour discerner leur vocation à la simplicité. Cependant il faut aller bonnement et abandonner tout au Bon Dieu, Lui demandant lumière afin que l’on ne soit pas trompé.

7. Mais quand une fois on est certifié, il faut être fort fidèle et aider peu à peu telles âmes à marcher incessamment par telle voie que Dieu leur a choisie, en mourant, en se dépouillant d’elles-mêmes, et en souffrant un million de croix, de peines, et d’ennuis, remarquant bien que ces âmes où est la semence pour la simplicité, étant fidèles, sont toujours reprises de [298] Dieu, lorsqu’elles s’occupent, pour peu que ce soit autour de soi, ayant un certain instinct d’outrepasser tout, les créatures, soi-même et les peines mêmes qu’elles souffrent, ne s’entortillant et ne s’embarrassant jamais l’esprit d’incertitudes, de scrupules et d’autres telles peines qui sont des empêchements essentiels en cette voie. Telles âmes ont besoin d’être fort fidèles à ce que Dieu demande d’elles pour l’intérieur et pour l’extérieur, et elles doivent marcher en grand dénuement de leur propre volonté et de leur propre jugement afin que de se laisser conduire de bonne foi. Car un très long temps elles ne voient goutte pour mettre leurs pieds, si bien qu’elles doivent marcher, comme l’on dit, sur la bonne foi de leurs parents, c’est-à-dire, se laissant conduire suavement et humblement par le discernement des personnes que la divine Providence leur donne. Et, quoique parfois elles soient fort lumineuses, elles sont cependant très obscures au fait de se poursuivre incessamment, pour se faire écraser et pour sortir de soi afin de s’approcher de Dieu.

8. Il faut bien remarquer que les âmes qui sont destinées pour se simplifier et pour se dépouiller ensuite d’elles-mêmes afin de trouver Dieu et d’en jouir finalement ont incessamment un certain instinct de ces choses, ce qui aide à les discerner. Et quand le discernement en est fait, pour lors il faut les aider peu à peu à mourir à soi-même en se simplifiant selon les démarches que Dieu fait en elles. Car quoique constamment elles soient fidèles à chercher Dieu et à ne pas se démentir au désir de Lui plaire et de Le pouvoir trouver, cependant très souvent elles ne sont pas moins pauvres par les sécheresses et [299] les tentations que les autres, ni moins pauvrettes par leurs défauts et souvent encore bien plus, découvrant davantage et plus véritablement leurs pauvretés, leurs misères et le reste, qui les humilient incessamment.

Au contraire, les autres qui ne sont pas destinées pour la simplicité, spécialement quand elles sont déjà avancées, se raffinent à couvrir leurs défauts et à les cacher spirituellement sous de beaux prétextes, se flattant et mettant toujours leur avancement en quelque chose de grand et qui paraît, soit visions ou révélations, etc. Mais ces âmes pauvrettes qui n’ont des yeux que pour se regarder de travers afin de se détruire incessamment, sont toujours humiliées, tant de leur part que de celle de Dieu qui, au lieu de les élever en les enrichissant, les appauvrit et fait souvent tout réussir de travers afin de les enrichir non en elles, mais en mourant à elles-mêmes : et par là, Il Se donne secrètement, ce qui est la vraie richesse.

9. Voilà assez parlé sur ces deux difficultés, ayant déjà tant écrit de la simplicité. Ceci étant seulement pour discerner les vrais simples d’avec ceux qui se veulent mettre d’eux-mêmes dans la simplicité, étant impossible de la contrefaire ni d’en donner des leçons, comme je remarque que plusieurs personnes prétendent ; d’autant que telle simplicité sans vocation surnaturelle se termine infailliblement en oisiveté et fainéantise, qui est la mère de tous les vices. C’est pourquoi ils foisonnent en défauts continuels dont ils ne voient jamais la fin ; au contraire plus ils se simplifient et dénuent, plus ils tombent lourdement, étant comme un homme qui serait dans la boue bien profondément [300] auquel on couperait les mains et les pieds ; comment donc s’en retirer ? Aussi en est-il de même des âmes où ce principe susdit n’est pas et auxquelles on retranche les saintes lumières et les saintes affections et pratiques, qui sont les mains et les pieds des âmes que Dieu destine pour les faire elles-mêmes avec le secours de sa grâce le tableau de leur perfection. Ce n’est pas la même chose des autres âmes : Dieu les estropie pour devenir Lui-même leur marcher, Il leur coupe les bras pour travailler Lui-même et Il les appauvrit pour être leur richesse.

10. Je finis l’éclaircissement de ces deux premiers doutes que j’ai mis ensemble d’autant qu’ils sont sur une même matière, en vous disant que les âmes qui ont le don de simplicité et qui sont destinées par conséquent pour cette grâce en doivent avoir une grande reconnaissance comme d’un don très spécial, et pourtant elles se doivent ressouvenir que tel don leur impose une obligation très grande à la fidélité. On croit, pour l’ordinaire, que les seuls péchés sont matière d’obligation et on ne compte être redevable à Dieu que quand on est tombé dans quelque péché d’importance. Mais pour moi, je crois que ce don est d’une si grande conséquence qu’il est plus facile, sans comparaison, de satisfaire à plusieurs péchés mortels dans une grâce commune que de réparer la perte ou la diminution de ce don en une âme qui l’a reçu. La raison est qu’avec le regret véritable de sa faute, après l’avoir véritablement confessée, Dieu ne manque jamais de donner Sa grâce et de remettre telles âmes communes en leur degré. Mais, pour les âmes du don surnaturel, il n’en va pas de même : il faut bien d’autres dispositions [301] que les communes pour recevoir tel don, et ainsi, il en faut bien d’autres que les communes pour le ravoir et le mériter derechef, étant perdu ou diminué. Il n’y a que la seule disposition immédiate au surnaturel qui puisse exciter et toucher le cœur de Dieu pour cela.

11. Quelle est cette disposition immédiate ? C’est le véritable néant de soi et l’humiliation parfaite en toute manière, c’est-à-dire devant Dieu et devant les hommes. Mais comme peu d’âmes peuvent souffrir cette humiliation de la part de Dieu pour ouvrir derechef leur yeux et recevoir la divine lumière, la plupart crevant de se voir et de se sentir dans leur corruption sans être regardées et considérées de Dieu, aussi peu d’âmes après la diminution ou la perte de leur vocation, la recouvrent. Car afin que Dieu Se donne et Se fasse voir, il faut que l’âme meure et qu’elle pourrisse un million de fois dans sa mort et dans son sépulcre : ainsi, afin que ce beau jour et cette divine lumière revienne dans son aurore, il faut être humilié, apetissé et ainsi il faut par nécessité que Dieu par Sa Providence traîne une telle âme dans la boue de soi-même. Il nous a donné un exemple de ceci en la personne du pauvre aveugle-né : il prend de sa salive et la mêle avec de la boue et par ce mélange il donne la vue à ce pauvre homme. Tout le monde sait que cette salive est la sagesse et que la boue est la misère de nous-mêmes : et ainsi cette divine Sagesse étant mêlée dans notre humiliation fait le miracle de nous faire revoir. Les hommes peu éclairés dans les Mystères divins, envisageant ce remède dont Jésus-Christ se servit, jugeraient que c’était plutôt pour l’aveugler, s’il avait eu de bons yeux, que pour le faire voir. Cependant c’est le procédé de Jésus-Christ. Et heureuses les âmes qui souffrent et sont fidèles à leur véritable humiliation, car la divine lumière leur sera donnée et incessamment leurs fautes sont remédié par ce procédé !

12. Vous me pourriez demander : au cas qu’une âme, laquelle est déjà avancée dans la simplicité, vint à négliger la grâce et tomber même en quelque péché notable, et je dis même à abandonner après tels péchés pour quelque temps son oraison et à faire perte de son don, que doit-on faire ? Faut-il remettre une telle âme dans son commencement, et lui faire reprendre des sujets de méditation, des examens, comme au commencement, et tout le reste du premier état ? Non. Car, comme je viens de dire que la lumière surnaturelle ne vient dans l’âme que par l’humiliation, telles premières pratiques que l’âme a déjà pratiquées ne feraient que dessécher et lasser.

Il faut remettre l’âme où elle était, mais avec un regard humble et amoureux, l’aidant à porter en cette disposition toutes les humiliations qui lui arriveront de sa chute, soit devant Dieu ou devant les créatures, et à se nourrir et marcher par l’humiliation au lieu de cacher sa faute, et d’en être confuse avec chagrin et ennuis : par là la lumière insensiblement et imperceptiblement renaîtra et reviendra.

13. Les degrés de telle humiliation sont :

    La résignation : souffrant avec résignation toutes les peines, les ennuis et les incertitudes si la lumière reviendra, en se résignant soi-même par humiliation à cause de sa faute et pour la réparer de les porter sans jamais s’ennuyer [303] quoique même la lumière ne dût jamais revenir.

Être bien aise quand lui viennent des sujets d’humiliation de sa chute, soit devant Dieu ou devant les hommes qui s’en aperçoivent ; et, au lieu de les cacher et de porter une peine ennuyeuse dans le ressouvenir et les occasions que l’on a d’en expérimenter quelque chose, se plonger amoureusement dans cette humiliation, remédiant par ce moyen à tous les chagrins, ennuis et peines.

Si l’âme est courageuse de monter ces deux degrés de l’escalier pour ouvrir la fenêtre au Soleil éternel, qui ne demande qu’à se communiquer et se précipiter en elle, au cas que la fenêtre de son intérieur ne s’ouvre, qu’elle soit fidèle à entrer dans une autre disposition, à savoir dans une complaisance de se voir dans l’humiliation et dans la perte de son don, d’autant que la justice divine demande que le péché soit châtié et que le pécheur soit humilié ; de sorte que quand, tout le reste de sa vie, elle en porterait la privation, elle en aurait une grande joie, Dieu prenant par là une juste vengeance de son infidélité, et l’âme aussi méritant que tous les hommes l’humilient et aient d’elles des pensées de mépris en toutes manières. Ce dernier degré, étant le pur amour de la justice divine, consume tous les défauts et ouvre admirablement l’âme pour recevoir la lumière divine.

14. Mais que fera-t-elle donc cette pauvre âme ? Elle sera paisiblement humiliée et contente sur son fumier, remédiant comme elle pourra à ses plaies, vivant sans récompense ni solde de sa pauvre oraison et des pratiques de vertu que la Providence lui fournit. Ne [304] m’avouerez-vous pas que peu d’âmes, après bien des défauts entrent dans ces dispositions ? C’est ce qui fait aussi que peu d’âmes sont dans le surnaturel pur ; il y paraît quelque bluette de lumière, mais il y a peu de lumière pure surnaturelle.

15. Ce que je dis d’une chute notable doit être aussi entendu des chutes que les âmes de cette grâce font journellement, d’autant que l’humiliation étant la véritable ouverture par laquelle la divine lumière vient en l’âme, c’est le seul moyen de remédier efficacement aux défauts de telles personnes. Cependant vous en voyez tant qui, après leurs chutes, remplissent malheureusement leurs âmes de chagrin, de retour sur eux-mêmes, de scrupules et d’embarras ; et comme les fautes sont assez ordinaires à cause de la corruption de la créature, leur pauvre âme n’est nourrie et remplie que d’épines qui la dessèchent au lieu de lui donner de l’onction, l’aveuglent au lieu de la faire voir, la retardent au lieu de la faire courir. Et cependant il est très vrai qu’au cas que les âmes fussent fidèles à ces dispositions susdites, selon le degré où elles en sont, leurs défauts leur deviendraient utiles et qu’elles n’en recevraient aucun dommage.

J’avoue que comme ces âmes sont infiniment pleines d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles s’aiment éperdument, dès que l’humiliation les approche et qu’elles ne sont pas dans l’approbation des hommes, qu’elles ne sont pas louées et adorées, elles crèvent un million de fois : cependant c’est un « faire le faut » [sic]. Jamais la lumière divine n’approchera d’une âme qu’autant qu’elle sera petite et humiliée, comme jamais Dieu ne viendra Lui-même en une âme divinement éclairée que par la mort réelle d’elle-même et selon son degré de vraie mort.

Si vous avez encore quelque doute sur ces deux difficultés, consultez les autres écrits, spécialement le traité de la simplicité et vous y trouverez les réponses164.

16. Les personnes destinées à la grâce de simplicité et de simple présence ont un certain fond de stabilité et d’inclination à la paix, qui, à moins d’être infidèles, s’augmente incessamment selon l’augmentation de leur don. Ce qui fait qu’elles n’abondent point en quantité de desseins, étant fort facilement contentes, s’appliquant uniquement pour l’extérieur à ce qu’elles ont selon la vocation où elles sont, et trouvant là par l’instinct de leur âme de quoi se satisfaire pour la vertu et la sainteté en pratique. S’ils sont religieux, ils aiment leur règle et les façons de faire qui se trouvent aux lieux où ils sont ; et même quoiqu’il y eût des défauts, ils savent, par le secret de leur intérieur, tirer la quintessence de tout en faisant usage et se contentant de ce qu’ils trouvent et peuvent rencontrer, ne se repaissant jamais de desseins creux et de pensées et désirs. S’ils sont dans le monde, leur état, quel qu’il soit, les satisfait, faisant usage de ce qu’ils y rencontrent sans d’autres désirs ; et plus leur intérieur et leur don s’augmentent, plus ceci se trouve vrai et s’augmente aussi.

17. Vous remarquez en telles âmes où ce don est, un certain discernement pour trouver et remarquer si bien les vertus que Dieu demande d’elles en leur état que cela est tout particulier, car les âmes, quoique saintes, qui n’ont [306] pas ce don, se multiplient sans comparaison davantage, ne pouvant se contenter de l’état de providence où elles sont, voltigeant toujours en pratiques et en désirs tout autres, et étant souvent fort imparfaites en ce qu’elles doivent faire. Cependant il est impossible de rajuster165 telles âmes comme l’on fait les autres, pour découvrir la beauté de l’état où la Providence les a mises et pour se contenter du moment et de la perfection de ce qui leur arrive. Les croix non seulement intérieures, mais aussi extérieures de leur vocation les accablent, et elles n’ont pour l’ordinaire de la dévotion qu’autant qu’elles en sont libres et qu’elles en délivrent leur esprit.

Les premiers, c’est-à-dire ceux qui ont le don de simplicité, comme ils ont, par leur vocation intérieure, l’inclination pour mourir incessamment en eux-mêmes et à eux-mêmes, aussi ont-ils pour l’extérieur une certaine facilité et grâce pour se perfectionner et trouver leur totale perfection dans leur état et dans les rencontres de providence de leur condition et de leur vocation. Ceci va incessamment s’augmentant à mesure que leur don et leur intérieur s’accroît, s’établissant de plus en plus jusques à ce que leur âme trouve Dieu pour s’y perdre, dans lequel ils découvrent infiniment mieux ces divines vérités, voyant que les divines et secrètes lumières qui les ont conduits peu à peu par ce sentier secret, leur ont fait trouver la vérité ; si bien que tout le changement qu’ils remarquent est qu’étant en Dieu, ils trouvent en repos permanent la fidélité à leur vocation, et que dans la voie pour aller à Dieu, ils ont marché obscurément par cette même fidélité ; en l’un, ils [307] en jouissent jouissant de Dieu, et en l’autre ils marchent vers Dieu par les croix et providences du même état.

Je dis ceci pour faire discerner les âmes qui ont cette vocation intérieure d’avec celles qui ne l’ont pas : ceci étant infaillible et la voie pour trouver infailliblement Dieu Lui-même.

18. Les âmes qui n’ont pas cette vocation de simplicité ou ce principe de vie sont toujours alertes et en quête de nouveaux moyens pour aller à Dieu et pour Le contenter, n’en trouvant jamais qui le fasse assez. Au contraire les âmes simples, par ce secret principe, ne sauraient tant se multiplier, trouvant toujours toutes choses en ce qu’elles ont, supposé leur fidélité. De plus ces sortes d’âmes marchent à petit bruit, ne faisant pas fort parler d’elle, d’autant qu’elles sont peu portées au-dehors, même à faire des charités éclatantes, trouvant en soi et dans leur condition, bien que petites et obscures, de quoi infiniment rassasier leurs cœurs, quoiqu’animés d’un instinct divin pour n’ambitionner pas moins que de trouver Dieu et se perdre à la suite en Lui sans plus se retrouver.

19. Mais, me direz-vous, telles âmes sont-elles impeccables ou bien tombent-elles très peu souvent dans des défauts ? Elles ne sont pas impeccables, et même, à moins que d’être déjà beaucoup avancées, elles font souvent des fautes, mais elles en sont, par leur secret intérieur, très humiliées avec paix et repos, leurs fautes mêmes leur servant comme d’un fumier pour les faire pourrir, mourir et fructifier.

Les autres, au contraire, sont pour l’ordinaire chagrines de leurs défauts : elles en font quelquefois au-dehors et en apparence moins que les [308] premières, mais dans la vérité leur cœur est plus infidèle. Et comme ces âmes n’ont pas tant d’application intérieure que les premières, qui ne soient de conséquence, Dieu les occupe presque toutes et toujours de leurs défauts, soit par des scrupules et épines intérieures ou par l’occupation du sacrement de pénitence, car ces âmes voudraient toujours être pendues à l’oreille de leur confesseurs soit pour leur parler et les remplir, soit pour se confesser, aimant ardemment la multitude et la multiplication des confessions. Les premières s’en servent humblement selon leur besoin, mais la mort d’elles-mêmes incessamment pratiquée leur est une manière de savon pour les blanchir, que les autres ignorent toujours jusqu’à la fin de leur vie.

Mais quoi enfin ? Les âmes non appelées à ce don ne peuvent-elles pas acquérir une grande sainteté ? Oui assurément, mais non telle et à la même manière que les autres, supposé la fidélité de chacune.

Doivent-elles être pleinement contentes chacune dans sa vocation ? Oui, car c’est à Dieu à marquer Son ordre et à l’âme à s’en contenter, et c’est assez.

§.

20-35. De la lumière de Foi, qui est le propre caractère de ces âmes ; avec la Réponse à plusieurs doutes.

20. Quoique j’aie déjà parlé de l’oraison de simplicité et de ses degrés, et même de la lumière de foi dont Dieu Se sert pour [309] la communiquer aux âmes, cependant comme cette divine lumière est le seul moyen par lequel ces âmes marchent et s’avancent vers Dieu, et aussi qu’elle fait la distinction et la différence de ces âmes d’avec les autres qui ne marchent pas par la simplicité, il est à propos ici de dire quelque chose de cette foi, répondant à quelques doutes que l’on peut avoir là-dessus. Ce qui pourra aussi servir pour faire la distinction assurée de ces âmes d’avec celles qui marchent saintement par les lumières, ferveurs et saintes pratiques, celles-ci ayant souvent les mêmes expressions, et des idées quelquefois surnaturelles des mêmes démarches que font les âmes par la lumière de foi : (1) en se simplifiant ; (2) en se dénuant ; et (3) en se perdant en Dieu ; si bien que quand on n’a pas suffisamment de la lumière pour voir en Dieu l’état de ces âmes, les jugeant seulement par leurs expressions, vous les prendriez pour telles et jugeriez assurément qu’elles marchent le sentier de la foi, et de cette manière vous leur donneriez les mêmes avis.

21. Ce qui serait les perdre sans ressource et les étrangler sans remède, d’autant que n’ayant pas ce principe qui opère l’oraison de simplicité qui est la foi, vous leur conseilleriez les règles et les maximes de l’état de foi, qui sont de se simplifier, de se dénuer et de se perdre ; et, n’ayant pas le remplissement de ce qu’ils quitteraient, à la fin au lieu de les acheminer pour les perdre véritablement en Dieu, comme fait la foi par ces démarches, vous les dénueriez et les perdriez non en Dieu, mais en elles-mêmes par un malheur qui ne se peut comprendre que par l’expérience. Parce que les âmes qui ont le don de la foi marchent, s’avancent et subsistent [310] d’autant plus en Dieu qu’elles se simplifient et dénuent, à cause que la foi qui est le principe de telles démarches, insinue et communique insensiblement et imperceptiblement Dieu, qui devient le remplissement de telles simplicité, nudité et perte ; et au contraire, les âmes qui n’ont pas ce don de foi, n’avancent, ne se remplissent et n’approchent de Dieu qu’en se remplissant de ferveurs et de lumières saintes et en augmentant les pratiques multipliées. Si bien que les unes nient et les autres affirment ; les unes se dépouillent pour se revêtir ; et les autres, pour être pleines de Dieu, se remplissent et deviennent fécondes de saintes choses par lesquelles ce Dieu de miséricorde Se communique à elles et sans lesquelles elles seraient toujours vides en tout point et en toute manière. Jugez quelles perte et tromperie ! Cependant les unes et les autres sont souvent si semblables qu’à moins de beaucoup de discernement vous donneriez facilement le prix à celles qui sont le plus éloignées, d’autant que les hommes, pour l’ordinaire, ne jugent que par ce qu’ils voient par les sens, ou, au plus, par le discernement de leur entendement : et comme telles lumières, soit des sens ou des puissances, ne peuvent découvrir que ce qui est sensible ou palpable, aussi donnent-ils souvent l’assurance selon qu’ils voient plus de plénitude et qu’ils remarquent une âme plus fleurie de saintes choses. Ce n’est nullement cela qui peut faire assurément le discernement des âmes qui sont appelées à la simplicité, ou de celles qui ne le sont pas : la seule lumière de foi qui cause ce principe de vie susdit en fait la distinction, et l’on ne peut les discerner assurément que par là.

22. [311] Cette lumière de foi donc est une certaine intuition de grâce, laquelle ayant touché l’âme, la fait marcher et courir à Dieu par une lumière secrète et obscure qui lui suffit et lui sert de tout. Si bien que cette divine foi ayant touché l’âme lui donne un certain instinct d’un je ne sais quoi dans son fond, qu’elle va toujours cherchant, non par les lumières palpables et manifestes, d’autant qu’elles ne lui découvrent pas assez à son goût et selon que l’instinct qu’elle sent gravé en elle le demande ; mais elle désire une lumière par laquelle elle regarde et pénètre plus avant, qui n’est proprement que cette lumière secrète de la foi, laquelle, quoique obscure et ténébreuse lui donne un je ne sais quoi pour voir et goûter Dieu, les Mystères et le reste selon son degré. Cette lumière étant donnée touche le plus profond de l’âme pour lui faire goûter Dieu et ainsi pour le porter incessamment vers Lui : et à mesure qu’elle croît, cet instinct et cette touche augmentent.

23. Ce qui est cause que, dans les vérités que l’âme considère au commencement de la voie, sa foi dont elle les envisage et les pénètre ne peut se contenter de voir l’écorce comme les autres lumières surnaturelles, mais il faut qu’elle pénètre le fond. Et ainsi l’âme est comme impatiente pour le pénétrer par sa foi obscure : et, comme elle ne le peut de la manière qu’elle voudrait, elle sent une impatience qui est cause que jamais elle n’est satisfaite, mais qu’elle désire toujours de plus en plus goûter et jouir de ce que la lumière de foi lui fait secrètement et inconnuement trouver dans les vérités. Et comme chaque vérité a une profondeur infinie [312] cela fait que l’âme, touchée et éclairée de la foi ne peut être satisfaite, ne pouvant pénétrer jusques où son fond voudrait pénétrer ; mais elle est instruite qu’il suffise que, marchant en foi et regardant et pénétrant les vérités en cette obscurité, un jour elle sera satisfaite, mais que présentement, et durant que la foi est encore dans les vérités et en voie, elle la fait courir et désirer, et quand elle aura fait trouver, elle donnera le repos. Enfin cette foi est une lumière divine obscure et ténébreuse par laquelle nous voyons et possédons les choses en vérité et réalité, telles qu’elles sont.

24. Ceci suffit à des âmes déjà beaucoup pénétrées et éclairées de la foi. Mais pour celles qui commencent à y entrer, cela ne laisse en elles que certains instincts pour la foi, dont elles ne peuvent jouir à cause de son obscurité et de son infinie pureté, étant une véritable participation de la divine Majesté, ainsi quand elles en trouvent quelque chose de déduit et d’éclairci, cela leur fait un plaisir infini. Mais de vouloir parler de la foi pour la faire voir palpablement aux hommes, ce serait folie : elle est trop pure et au-dessus de la compréhension grossière de nos pauvres sens et entendement pour y pouvoir arriver. Tout ce que les âmes les plus éclairées en ont dit n’est proprement que pour l’admirer et en exprimer quelques effets. C’est une lumière admirable, dit un Apôtre166 et saint Paul, la définissant, l’appelle la substance des choses que nous espérons167 : c’est-à-dire qu’elle est si admirable, si incompréhensible et par conséquent tellement sans expression qui puisse [313] véritablement nous découvrir sa beauté telle qu’elle est que, comme nous ne voyons jamais les substances que par les accidents qui les couvrent et qui voilent leurs Mystères, de même tout ce que les créatures disent de cette divine lumière de foi n’en sont que les accidents et le sens mystérieux en est réservé à l’expérience. Goûtez et vous verrez 168: travaillez fidèlement, supposé le don, et vous verrez que cette divine inconnue, voilée des ténèbres et des obscurités, est cependant en soi infiniment lumineuse et que ses nuages, ses obscurités et ses privations ne sont qu’à notre égard, et non en elle : puisqu’en elle-même, elle est la lumière de Dieu, et que voir les choses en lumière de foi, c’est les voir telles qu’elles sont et comme Dieu les voit, quoique, à l’égard des sens et des puissances, on n’y découvre qu’obscurités, ténèbres et pauvretés.

25. Mais, me direz-vous, supposé la vérité de tout cela, qu’il me semble que je goûte dans le centre de mon âme, pourquoi, étant une lumière si vraie, si efficace et si infinie, étant la lumière de Dieu, at-elle tant de ténèbres et est-elle si obscure à notre esprit que, même pour se communiquer encore et avec plus d’avantage et d’abondance, elle obscurcit et rend ténébreux les entendements les plus féconds et lumineux ? Il semble donc qu’elle n’ait et qu’elle ne nous communique ses beautés que pour nous les cacher.

Je réponds 1. Que la foi étant infiniment au-dessus de la capacité de notre entendement, il ne peut ni la voir ni la comprendre, et [314] qu’ainsi, si elle donnait quelque notion d’elle dans la capacité de l’âme, ce ne serait pas elle, mais quelque chose d’elle ; et ainsi au lieu que cela fût avantageux, cela serait désavantageux. C’est donc par sa grandeur et à cause de la faiblesse et de l’incapacité de notre âme que l’on ne peut voir la foi qu’en nuage et en obscur.

26. La seconde raison est que, comme c’est la lumière de la vie présente, et que Dieu n’a pas de plus grand désir et de plus grand dessein que de la communiquer abondamment, il faut par nécessité qu’elle fasse toujours des nuages, des obscurités et des pauvretés, car par là seulement elle se communique et rend notre âme capable d’elle. Ce n’est donc point en voyant que l’on voit par la foi, c’est en nous obscurcissant et en nous privant de notre propre lumière, qui ne voit et qui ne juge des choses que par la capacité naturelle, et ainsi il faut par nécessité, que la foi étant purement et entièrement surnaturelle, elle aille toujours obscurcissant l’âme et la privant de sa lumière et capacité naturelle de voir pour rendre l’âme capable de voir par elle en manière divine et surnaturelle. De sorte que ce n’est pas par le défaut de la foi qu’elle est obscure, pauvre et ténébreuse, mais à cause de notre misère et incapacité qu’elle veut et peut relever de telle manière qu’on voie en manière divine et par une lumière toute divine.

27. Tout ceci me fait naître un autre doute, savoir si cette foi, dans son commencement et dès qu’elle touche l’âme pour la faire courir après Dieu, est aussi surnaturelle que dès lors qu’elle est [315] fort avancée et en un degré très parfait.

Cette foi divine, et qui est l’origine et la lumière du don de simplicité et de ceux qui la suivent, est surnaturelle dès son commencement, et elle ne devient pas plus surnaturelle, quoiqu’elle s’accroisse et s’augmente. C’est là sa différence de la lumière de gloire que celle-ci se donne toute et totalement et en un clin d’œil ; mais la lumière de foi étant de cette vie où nous sommes dans le temps et non dans l’éternité, elle a son accroissement à notre égard, lequel se fait et s’augmente à mesure que l’âme est fidèle à mourir et à sortir de sa propre lumière et de soi-même : si bien que le Soleil éternel demeurant toujours dans le centre de notre âme et commençant de se manifester et d’éclairer l’âme par la foi est toujours prêt de l’éclairer entièrement et de se précipiter en l’âme si la disposition à cette lumière y était.

N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil éclaire une chambre obscure et dont les fenêtres sont fermées ? Vous ne faites qu’ouvrir la fenêtre et vous remarquez qu’à mesure que l’ouverture se fait, la lumière se donne, et qu’elle s’augmente selon que vous faites une grande ouverture et que la fenêtre étant entièrement ouverte, la lumière se donne entièrement : ce n’est donc pas de la part de la lumière et faute de la lumière qu’elle y est moins, mais bien faute de ce que l’on n’ouvre pas suffisamment la fenêtre. Ainsi en est-il des âmes où ce don de foi se donne : c’est la même au commencement et en la fin, en l’un moindre, et à [316] la fin plus grande ; mais ce plus et ce moins vien [nen] t du plus et du moins de notre part, parce que nous avons tant de peine de quitter nos propres lumières et notre nous-même que c’est nous faire marcher dans des précipices que de nous en tirer ; cela fait que, ne nous quittant et ne mourant à nous que très peu à peu, aussi cette divine foi ne prend la place de notre nous-mêmes et de nos lumières que très peu à peu. Mais qui serait assez heureux que de se perdre et de se précipiter à corps perdu dans l’heureux abîme de la foi, s’y trouverait, après sa perte, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, tout renouvelé et vivant en Dieu, comme le commun des créatures vit en soi-même. Le juste vit de la foi169, dit une âme qui avait expérimenté ces divines vérités.

Mais quoi ! Est-il possible que ces obscurités, ces nuages de la foi, quoiqu’elles nous tirent de nos propres lumières et conceptions soient aussi surnaturelles et divines que tant de visions saintes et de communications très relevées qui se sont faites et qui se font à de saintes âmes ?

Pour répondre à ce doute, je vous dirais volontiers que vous attendiez l’expérience, et que vous éprouverez qu’il n’y a non plus de comparaison entre l’obscurité divine de la foi et les visions et communications surnaturelles qu’il y a entre une goutte d’eau de la mer et la mer même ; car, quelque vision que vous me pourriez donner et quelques communications [317] que vous pourriez avoir, si elles ne sont de celles que je viens de dire, elles sont toujours dans la capacité et conformément à la capacité de la créature, laquelle étant toujours très petite quoique relevée à l’égard du commun des hommes, ne peut jamais être plus relevée que la capacité humaine ornée de la grâce. Mais pour la foi, c’est toute autre chose : elle n’agit jamais en nous que hors de nous et nous tirant de notre propre capacité et de notre être limité ; et ainsi ces obscurités nous tirant hors de nous-mêmes, selon le degré que nous y participons, nous font être au-dessus de la capacité et du moyen humain[s], plus sans comparaison que toute vision et communication surnaturelle dans la capacité et selon la capacité de la créature.

29. Je vois que vous poursuivez et me demandez sur cela s’il y a d’autres communications surnaturelles que les visions par lesquelles Jésus-Christ, la sainte Vierge ou quelques saints, ou enfin d’autres choses, sont manifestées surnaturellement ?

Je réponds que oui ; et pour éclaircir cela, il faut savoir que dans cette vie, Dieu Se communique en deux manières.

(1) Par la manière conforme à la capacité de notre âme, modifiant les choses et les faisant voir en la manière de la créature, et de cela tant de personnes ont écrit. Car c’est la plus commune façon dont Dieu Se sert, je crois, très souvent, d’autant qu’il faut beaucoup mourir à soi et se perdre pour être capable de l’autre manière, infiniment plus relevée, mais qui demande un état fort avancé et perdu à soi-même ; ce que ne demande pas celle-ci, car une âme du commun peut avoir [318] telles visions de la première manière dès son commencement sans que cela l’établisse dans un état surnaturel ; mais pour les autres, il faut être dans l’état surnaturel même, telles vues et telles communications étant cet état même.

(2) Il y a d’autres visions et communications qui se font en la foi même et par une foi fort pure et relevée, de telle manière que les âmes qui sont assez heureuses de les avoir à cause de leur foi si pure, voient par ce moyen les choses en Dieu. Ce sont comme des vues substantielles et des touches divines, lesquelles en un moment, et sans expression ni temps, parlent infiniment à l’âme et font entendre tant de choses et si diverses qu’il faut les avoir vues et les avoir éprouvées pour les comprendre. Or, telles visions, étant l’état même de la foi, ne se donnent que par un avancement merveilleux de l’âme, et au lieu de retarder et embarrasser comme font souvent les autres, elles avancent et font faire en un moment ce qu’on ne ferait par la grâce ordinaire de la foi en vingt et trente années, et tout cela en rien qui soit en la manière de la créature.

Vous verrez tantôt, quand je répondrai à votre troisième demande, l’usage qu’il faut faire des premières visions et communications, d’autant que parfois les âmes de ce degré de foi en ont, non pas celles qui sont fort avancées en ce degré, si ce n’est pour quelque raison du public et de charité ; mais celles qui ne sont pas beaucoup avancées en la foi et qui ne sont pas encore en état d’entendre les choses par la manière de la foi.

30. Vous savez que j’ai déjà tant écrit de la foi et de ses degrés et démarches en l’âme [319] qu’il vous suffit ; vous n’avez qu’à y avoir recours pour votre consolation ; autrement la foi étant une lumière infinie, l’on ne tarirait jamais d’en parler et l’on ne finirait aussi jamais. Allez à l’expérience, et il suffit que vous ayez ces faibles crayons170 pour vous solliciter de perdre vos yeux et à la fin tout vous-même dans ce Soleil éternel. Et pour lors vous me direz qu’en vérité je n’ai fait que bégayer pour donner de l’appétit d’une chose que l’œil de l’homme n’a point vue et qui n’est jamais montée dans aucun cœur171, tout ce que l’on en peut dire n’étant point ni ce qu’elle est ni ce qu’elle communique. Aussi ne prétends-je pas que vous vous ressouveniez toujours de ces choses : elles vous serviront durant que votre âme va à tâtons au fait de la foi [sic] ; mais quand elle aura paru de manière que votre âme soit heureusement perdue en Dieu par son moyen, quittez ces faibles lumières pour voir par la lumière même. Vous le ferez bien malgré vous, car en vérité ce n’est rien dire, quoi que l’on dise, et bien que Dieu prenne plaisir d’exprimer par Sa pauvre créature quelque chose de Son admirable lumière.

31. Après tout ce que vous dites de la foi, que je goûte admirablement, une chose me surprend, et je n’en puis jamais revenir, étant la seule que je puisse expérimenter ; car pour celles que vous venez de dire, je les goûte par instinct sans y être, n’étant qu’au commencement de la foi, où je ne puis encore goûter ni expérimenter que pauvreté, vide, et une petitesse que je ne pourrais jamais regarder [320] comme lumière de foi et comme son effet en moi, si je ne me soumettais. Je sens une telle petitesse et un tel appauvrissement de moi et de toutes choses que je ne puis accommoder cela par mon esprit avec la grandeur de la foi et son opération toute merveilleuse172.

Je vous entends et vois bien que vous ne savez pas encore le secret divin de la foi, car comme elle est très admirable et féconde dans sa fin, et quand elle a rendu l’âme capable d’être en Dieu et de jouir des choses en Dieu, aussi est-elle très divine en son commencement par sa petitesse, étant cachée et inconnue. C’est ce que Jésus-Christ nous a exprimé par cette semence et ce grain de sénevé, qui dans son commencement est très petit, imperceptible et très inconnu, mais qui dans sa fin, croît et devient un arbre très grand, ainsi que marque le saint Évangile173. Cette semence est la foi, comme chacun sait.

32. La raison pourquoi, c’est comme le dessein de Dieu par la foi, en son commencement, tend uniquement à faire sortir l’âme de soi-même, Il ne peut prendre un meilleur moyen, car, par cette petitesse, elle appauvrit et avilit tellement l’âme fidèle qu’elle vient à se mépriser d’une telle manière qu’elle ne fait nul état de soi ni de sa grâce. L’âme est si corrompue que si la foi faisait voir sa beauté dès le commencement, ce qui n’est pas même possible par les raisons susdites, elle s’y attacherait et s’y arrêterait et, même étant si ennoblie et relevée, elle s’en estimerait beaucoup ; si bien [321] qu’elle ne sortirait jamais de soi-même, au contraire elle serait toujours autour de soi-même. Ce que n’a garde de faire une pauvre âme où la foi est, devenant si vile à ses yeux, et quelquefois même aux yeux des spirituels non éclairés de cette divine lumière, que c’est tout ce qu’elle peut faire que de se souffrir soi-même et d’avoir patience avec soi-même, sa pauvre nature crevant très souvent sous le poids extrême de sa misère. Et ce qui est admirable, sans que l’âme le sache, cette divine foi, cachée sous sa petitesse, marche et avance toujours, insinuant à l’insu de l’âme, mais non des personnes qui ont des yeux pour le découvrir, les divines vertus, non par le dehors, comme font les autres lumières inférieures à la foi, mais par le dedans et par le fond et le secret de l’âme, si bien que par un miracle de la divine grâce, la lumière de la foi étant, comme dit Jésus-Christ, une semence, elle fait secrètement les mêmes effets.

33. Prenez garde que la semence, en pourrissant, prend vie. Aussi la foi, étant cachée et petite en l’âme, prend et communique à l’âme un principe de vie qui est, comme en la semence, l’origine de tout le reste. Cette vie en la semence est cachée en la terre, et les hommes n’en voient rien, aussi en la foi, ce principe est dans le fond de l’âme où Dieu seul le voit, et les hommes, par sa divine lumière. Cette semence, vivant par la pourriture, répand ses racines çà et là par lesquelles elle tire sa nourriture de la terre, aussi cette foi inconnue, petite et pauvrette, vivant par la pourriture de l’âme, répand ses racines dans la même âme, car, comme la semence vit de la terre où elle est, la foi vit et s’étend [322] par les vertus prises et puisées dans l’âme. C’est pourquoi vous ne voyez durant tous ces premiers temps que pauvretés et misères, et par là, la foi jette çà et là ses racines, qui sont la patience, l’humilité et le reste. Y a-t-il temps et moyen de pratiquer une plus grande patience, une plus grande et surnaturelle longanimité, une plus profonde humilité, une plus admirable vie inconnue et abjecte que par ce moyen ? Si bien que l’âme ne faisant que se laisser mener à l’aveugle par la foi, sa chère maîtresse, sans qu’elle le sache, elle la met en état de pratiquer en mourant toutes ces vertus et une infinité d’autres qui s’y trouvent admirablement, en sorte que si la foi est admirable en faisant jouir de Dieu, quand l’âme L’a trouvé par son moyen, la même foi ne l’est pas assurément moins en son commencement, étant si petite et paraissant si petite pour communiquer et donner moyen à l’âme d’avoir toutes les divines vertus, comme étant les racines par lesquelles la vie cachée de la foi s’augmente et s’accroît admirablement jusqu’à ce qu’elle soit selon le dessein de Dieu.

34. Je vous prie de vous arrêter sérieusement sur ce Mystère admirable de la foi, et comment Jésus-Christ trompe amoureusement l’âme par son moyen pour lui communiquer une infinité de vertus, comme vous pourrez remarquer dans le détail. Et ainsi ce n’est pas sans un grand amour de la part de Dieu, ni sans un grand Mystère du côté de la foi, que la foi paraisse si petite et l’âme si pauvrette. Ne m’avouerez-vous pas que peu d’âmes voient ce Mystère, toutes leurs plaintes étant de ce qu’elles ont de plus grand, de plus fécond et de plus avantageux ? Ne m’en croyez pas tout à fait ; [323] expérimentez-le et vous verrez la chose encore plus vraie que je ne vous l’exprime ; et vous connaîtrez que voilà la cause pourquoi plusieurs âmes étant si heureuses que de recevoir le don de foi en font cependant peu de fruit, cette divine semence ne prenant pas vie en elles, ni ne s’y étendant pas, parce qu’elles lui ôtent le moyen de prendre et d’étendre ses racines.

35. Pour vous aider à ceci, corrigez-vous d’un abus fâcheux qui consiste en ce que les âmes, et même les directeurs, à moins d’une profonde lumière, croient toujours que la vie et l’augmentation de la vie des âmes plus divines consiste au dehors. Non, cela n’est pas : c’est dans l’âme, dans une vie inconnue, abjecte et petite ; il faut que Dieu fasse un miracle pour les tirer de là, mais pour l’effet de la foi il s’étend toujours de soi, de ce côté-là. Ceux qui n’auront pas le goût de la foi auront de la peine à comprendre ceci, mais je m’assure que toute âme clairvoyante en soi souscrira à cette vérité. Et cependant, dans cette petitesse, pauvreté et vie inconnue, telles âmes font plus, même pour le bien des autres, que les âmes qui paraissent et se manifestent tant.

Prenez garde que les arbres et semences qui n’ont pas de profondes racines, mais qui se nourrissent à fleur de terre, se dessèchent facilement et portent très peu de fruit ; les autres au contraire sont à l’abri et à l’épreuve des orages, des chaleurs, du froid et du reste qui peut les intéresser en leur vie ou en leurs productions : ainsi en est-il de ces âmes pauvrettes dont les racines sont profondes, selon que j’ai dit. [324)

§.

36-39. Quand l’âme peut cesser l’opération de ses puissances. Et du don de la contemplation. 40-43. Comment se disposer pour la lumière divine de la Foi. 44-47. Que cette lumière s’attache à découvrir les défauts.

36. Avant que de finir l’éclaircissement de ces deux difficultés, il faut encore vous avertir d’une chose de grande conséquence dont j’ai déjà beaucoup parlé en d’autres lieux, mais il me semble que l’on ne saurait trop le répéter à cause de sa conséquence, à savoir que cette lumière de foi, qui fait cette oraison de simplicité dont nous avons parlé, est une grâce spéciale, et non un don commun à tous les chrétiens, comme il paraît que plusieurs jugent. Car dès que l’on parle de lumière de foi, comme les termes sont communs avec la foi dont nous pouvons faire usage quand nous voulons dans le Christianisme, l’ayant reçue au baptême, l’on ne fait pas une grande distinction et l’on ne met pas une grande différence entre cette foi commune et générale pour tout le monde, et celle qui constitue ce don d’oraison.

Cependant il y en a une infinie, l’une étant donnée de Dieu pour ennoblir et élever notre âme à une opération sainte et vertueuse afin de vivre saintement et chrétiennement, mais l’autre est un don spécial et particulier à quelques personnes non pour que l’âme en fasse usage dans sa capacité et pour ennoblir ses puissances, mais pour la faire sortir d’elle-même et de sa capacité propre, afin de trouver le centre de l’âme où elle se perd heureusement pour ne plus se trouver elle-même. La première suppose toujours l’opération de l’âme par ses puissances en quelque degré d’élévation qu’elle soit, l’autre fait peu à peu perdre l’opération des puissances de l’âme jusqu’à ce qu’insensiblement et imperceptiblement l’âme soit réduite en son centre et en unité parfaite, c’est-à-dire qu’elle soit vraiment perdue en Dieu.

37. Et ainsi il faut remarquer deux choses. La première, qu’aucune âme ne peut jamais cesser utilement et véritablement l’opération de ses puissances si elle n’est assurée et certifiée qu’elle ait le don de la foi extraordinaire, et que de cette manière, comme ce don ne dépend pas d’elle, il n’est pas libre de se simplifier et de se dénuer quand l’âme le veut, mais qu’il faut que l’âme attende la semence de Dieu qui lui dise : Amice, ascende superius174. Ce qui est cause que je ne comprends pas plusieurs serviteurs de Dieu qui assurent qu’il y a une contemplation active en foi, c’est-à-dire dans laquelle l’âme se peut mettre de soi-même, sans être certifiée qu’elle ait ce don de la foi par lequel, seul, je crois que l’on peut être simplifié et dépouillé de son opération, cette foi étant substituée en sa place. S’ils entendent que, dans la foi commune et par la foi commune, on peut cesser les actes et se retrancher l’étendue de l’opération des puissances, soit de l’entendement, de la mémoire ou de la volonté, ou que des trois puissances ensemble, j’avoue que je ne l’entends pas, d’autant que, quelque degré de grâce qui soit renfermé dans [326] la foi commune, fût-ce même la grâce de lumière passive, jamais elle n’est donnée à l’âme pour ôter l’opération de l’âme, mais pour l’élever et la perfectionner en la manière qui lui est propre, et ainsi non en cessant, mais en voyant davantage et en aimant plus excellemment ; et de cette façon, ce n’est pas en cessant son opération, mais en la perfectionnant et en l’élevant.

38. Et pour mieux entendre ceci, il faut remarquer que la foi générale a plusieurs degrés par lesquels la capacité de l’âme est employée à connaître et à aimer Dieu. Les premiers sont tous communs, comme les bonnes méditations et réflexions par l’emploi des trois puissances de l’âme, dont chaque âme est capable, voulant s’occuper de Dieu par un bon et saint raisonnement sur les Mystères et les vérités de la sainte Écriture.

Dans ce degré de méditation, il y a plusieurs degrés subalternes selon la capacité naturelle de chacun, sa fidélité et l’abondance du concours de Dieu. Les uns ont un entendement plus fécond, les autres moins, mais ils sont plus affectifs ; et ainsi ils font différemment leur méditation : les uns la faisant plus raisonnée et plus lumineuse, et les autres moins lumineuse et moins étendue, mais plus affective. D’autres encore n’ont ni l’un ni l’autre, comme souvent vous en trouvez parmi les femmes et les filles, et cela pour plusieurs raisons, soit à cause de l’activité et la précipitation de leur esprit, et de la grandeur et l’étendue de leur imagination qui absorbe ces deux puissances par son babil, ou bien faute d’avoir été exercées au [327] raisonnement et à l’usage de leur esprit comme les hommes. Enfin, quoique ce puisse être qui cause cela, il y en a même aussi parmi les hommes qui ne peuvent être ni beaucoup affectifs ni beaucoup raisonnant, mais qui semblent pénétrer tous leurs sujets tout d’un coup ; et il faut bien remarquer que ce n’est pas par abondance ni anticipation de lumière, mais manque de capacité. Or ces âmes sont malheureuses quand elles rencontrent des demi-éclairés, soit par les lectures ou autrement, qui les mettent dans une certaine contemplation active, disent-ils, n’ayant pour tout qu’un simple regard de la présence de Dieu, d’une manière active où tout se passe dans l’esprit. Car, si on le remarque bien, après quinze ou vingt ans de telle oraison, on est aussi avancé en lumière divine et en vertu que le premier jour. Et pourquoi cela ? Faute de nourriture que l’on a ôtée à ces âmes. Car, comme elles n’étaient pas capables d’un grand et long raisonnement, ni de ferventes affections, il ne leur fallait pas donner de grands sujets, mais bien des sujets proportionnés à leur capacité simple, et ainsi les nourrir doucement, soutenant leur activité et l’emploi de leur âme vers Dieu.

39. Quand les âmes, selon l’emploi de leur capacité et l’usage de la grâce, sont fidèles, souvent plusieurs reçoivent des lumières et des touches amoureuses, et cela toujours pour élever la capacité des puissances. Il y en a, encore dans ce degré, quantité de plus avancées en lumière et en amour. Enfin, Dieu donne dans l’emploi de la même âme, et en élevant sa capacité, la contemplation, qui consiste en une lumière amoureuse, fort simple et informant [328] conjointement l’entendement et la volonté, lesquels, étant unis en simplicité fort grande, sont aussi fort capables de recevoir une lumière plus forte et plus profonde, mais toujours supposant l’opération de ces deux puissances élevées surnaturellement par une lumière surnaturelle.

Tout cela me fait conclure et remarquer la seconde chose, à savoir qu’il n’y a pas de contemplation active ; mais dès qu’il y a contemplation, c’est-à-dire, regard simple amoureux et fécond, qui soit à la continue, il faut une lumière surnaturelle qui informe conjointement l’entendement et la volonté.

Mais je crois que ce que ces bonnes personnes entendent par la contemplation active, est cette méditation simple dont nous avons parlé et qui peut par la fidélité et patience de ces âmes arriver, aussi bien que les fécondes en lumières et affections, à la contemplation surnaturelle, qui a plusieurs degrés, toujours dans la capacité de l’âme jusqu’à ce qu’elle arrive à l’union amoureuse et divine.

Je ne dis qu’un mot de tous ces degrés, afin de faire voir la différence de cette foi et grâce, même surnaturelle dans la capacité de l’âme, d’avec la foi surnaturelle extraordinaire et divine qui conduit à la simplicité au dénuement et à l’anéantissement de soi en Dieu même, mais tout cela hors de l’âme, et dans la perte et par la perte d’elle-même.

40. Quoique je nomme cette foi qui opère la simplicité, extraordinaire, je ne prétends pas la réserver à peu de personnes. Car ma pensée est que Jésus-Christ qui nous l’a méritée par Son sang précieux, est disposé de la donner à quantité de personnes si l’on faisait ce qu’il faut, [329] et que l’on y apportât, avec la grâce et la foi commune, les dispositions nécessaires, lesquelles ne consistent pas, comme plusieurs croient, à contrefaire une simplicité et nudité, n’ayant que la grâce commune, mais à faire usage de cette même grâce par la purification de leurs passions et appétits mal réglés, par la mort de leurs inclinations, et par la pratique des vertus que cette grâce leur découvre, et leur donne moyen de pratiquer. Et, de cette manière, faisant un saint usage de leurs puissances en la méditation ou autres degrés d’oraison, comme nous venons de dire, puisant des lumières et de saintes affections sur les vérités divines, et en la présence de Dieu pour se connaître, et, en se connaissant, se mépriser, se purifier et peu à peu mourir à soi, de cette manière, dis-je, l’âme imperceptiblement en s’approchant de Dieu se disposerait et se rendrait capable d’une lumière plus pure.

41. Les âmes qui n’ont pas facilité, mais qui, comme nous avons dit, faute de capacité, sont peu éclairées et peu capables de lumières et d’amour se disposeront à la même grâce si elles poursuivent fidèlement et humblement leurs petits exercices, au lieu de se simplifier encore davantage et se réduire à une nudité qui leur est très souvent fort pénible et toujours infructueuse, comme elles peuvent fort bien remarquer par leur peu d’avancement, demeurant très ordinairement des vingt et trente ans, sans rien avoir, comme dans un cachot les pieds et les mains liés. Tout au contraire les âmes qui marchent par le vrai don de la foi et de l’obscurité, ainsi que nous avons dit, sont remplies secrètement et après du temps, elles sont et deviennent obscurément lumineuses ; elles sont [330] sèches, mais divinement amoureuses et le reste, comme nous dirons en son lieu.

Il ne faut donc pas encore dénuer ces âmes sèches et arides d’elles-mêmes, mais leur aider à avoir patience, dans leur simple et petite occupation, vers un sujet ou quelque vérité dont elles tirent leur nourriture. Et par là elles trouveront que par là, comme les autres âmes lumineuses et affectives, ou amoureuses, puisent les vertus par les lumières divines sur les vérités, celles-ci puisent les vertus en pâtissant et en souffrant leur pauvreté et disette ; et ainsi les unes et les autres, par une pratique sainte et constante sont disposées afin qu’on leur dise : Ami, montez plus haut, c’est-à-dire : recevez la foi divine qui vous va enseigner une autre route. Et, comme celle que l’âme a pratiquée avec fidélité a été de parcourir l’étendue de ses puissances, les ennoblissant de saintes vertus et de grâces selon leur capacité et étendue, la foi maintenant, vous prenant par la main, vous va conduire en vous perdant et dépouillant même de ces premiers et saints vêtements, par le pays et la route du néant. Et pour lors les avis de simplicité et de dénuement sont de saison, les premiers avis étant tout contraires à ce qu’il faut ici, donnant même la mort, comme présentement ceux de dépouillement et de néant donnent la vie.

42. Il se trouve des âmes privilégiées auxquelles Dieu donne dès le commencement des semences de la foi divine, mais cela est rare. On les connaît bien par la fidélité à ce principe de vie qui est en elles quoique commençantes. Comme Dieu est maître de Ses dons, Il fait comme Il le trouve bon. Il y en a même à qui [331] Dieu les donne pour certaines raisons, Dieu les destinant à des emplois pour lesquels Il les fait hâter afin de les y approprier. Et ainsi il en est d’un million d’autres rencontres que les directeurs éclairés connaissent par la miséricorde de Dieu. Et quand les âmes sont humbles et liées à Dieu par leur voie et non à leur voie par amour de leur propre excellence, jamais Dieu ne manque de donner le discernement qui est nécessaire.

43. De plus, c’est assez que nous soyons dans le dessein éternel de Dieu, et dans la voie qu’Il nous a choisie pour être très bien et pour pouvoir très saintement Le glorifier et faire usage de tout ce que nous pouvons et que nous sommes pour Sa gloire. Tout au contraire quand nous ne sommes pas tels, quoique nous nous mettions, ou soyons mis dans un état plus excellent et plus relevé en soi que celui que Dieu nous a destiné, nous ferons toujours et à jamais très mal, car nous ne serons et n’arriverons jamais dans notre centre. Mettez-moi un ver de terre sur la soie, ou sur l’or ou parmi les perles et pierres précieuses : il n’est pas dans son élément ni en sa place ; laissez-le en terre, il y trouvera sa vie et son plaisir. Ainsi en est-il de chaque âme dans la voie que Dieu lui a choisie et qui est pour elle une production amoureuse du cœur divin. Il faut donc vivre gai, content et satisfait dans l’intérieur et dans l’état où la divine Providence nous a mis, et nous porterons des fruits de bénédiction, car ils auront leur vie en Dieu par le dessein éternel de Sa divine Majesté, différemment à la vérité selon la différence du dessein éternel ; mais [332] il n’importe, Dieu étant content et satisfait. Mais souvent le malheur est que nous cherchons et dans notre intérieur et dans notre état extérieur, non le contentement divin, mais le nôtre, qui ne peut jamais se rencontrer, d’autant que la nature est insatiable à moins qu’elle soit repue de Dieu et de Son ordre, car, cela étant, tout se trouve tellement bien réglé et ordonné que l’on expérimente la vérité de ces divines paroles : Bene omnia fecit175, Dieu a fait et ordonné toutes choses admirablement.

44. Après toutes les marques que j’ai données dans cette première réponse pour faire le discernement de la simplicité en foi, celle-ci me vient encore en l’esprit qui est très particulière.

On peut donc encore connaître la lumière de la foi, et si elle est dans une âme, y opérant la simplicité par un effet qui lui est très particulier, savoir que comme elle est fort efficacement opérante, dès qu’elle est dans une âme, elle s’attache à voir les défauts qui y sont dans toutes ses parties, recherchant jusqu’aux coins les plus secrets. Et comme Dieu est très intime, pénétrant toute l’âme, aussi la foi est présente et agit en toute l’âme, faisant voir, mais obscurément et d’une manière secrète, les défauts, et cela avec gêne. Ce qui ne diminue point, mais au contraire augmente, plus l’âme y correspond en se défaisant de ces défauts. Cette opération dure longtemps et tant qu’il se trouve de défauts plus particuliers, la foi allant deçà delà en l’âme, épluchant et recherchant des choses infinies où l’on n’aurait jamais pensé ; et cette gêne même croît à mesure de la [333] fidélité de l’âme et de l’augmentation de la foi.

45. Ce degré de foi, faisant voir les défauts et purifiant secrètement l’âme, commence spécialement quand l’âme commence à se simplifier par son moyen. Car, comme pour lors les autres lumières des sens et des puissances commencent à diminuer et qu’elle demeure plus seule, aussi opère-t-elle plus vivement et plus fortement. Cette foi a une activité étrange, non seulement pour faire voir, mais encore pour purifier les défauts et impuretés des sens, des puissances et généralement tout ce qui est d’impur, afin de séparer l’âme de soi et de la faire mourir à elle-même. C’est comme une eau-forte qui pénètre jusqu’où va son activité. Et comme l’activité de la foi est comme infinie, on ne saurait exprimer combien elle est forte et étendue en une âme.

46. Il n’en est pas de même des autres lumières qui ne sont pas cette foi. Elles font voir les défauts, mais non pas avec cette pénétration et cette gêne ; elles découvrent seulement les extérieurs et les plus superficiels, c’est pourquoi elles ne causent pas tant de peine ni de gêne ; et de plus comme elles éclairent en les découvrant, il y a aussi quelque consolation. Mais la foi se cache en les faisant voir, et cache aussi la main qui purifie impitoyablement et fait sortir le pus et les défauts qui sont en l’âme, s’attachant toujours aux plus délicats et à ceux où il y a plus d’amour-propre. Cette foi est encore comme un feu secret et sans lumière qui ôte la rouille de l’âme de la même manière que le feu matériel le fait du fer, ce qui est fort pénible et gênant jusqu’à ce que l’amour propre plus délicat soit purifié. Et à mesure que tel [334] amour-propre et impur se purifie par le ministère de la foi et par la fidélité de l’âme, cette foi devient suave et amoureuse, ce qui ne se fait jamais qu’à mesure que l’impureté est ôtée par son moyen. Et cela dure parfois longtemps dans les âmes, faute de fidélité, ou bien quand le sujet est faible, qui s’inquiète ou qui s’entortille dans ces gênes et ces vues sourdes, quoique pénétrantes, de ses défauts. Il y en a même où ce premier degré de purification dure toujours faute de fidélité ; ou bien faute de force dans le sujet, cela se termine en scrupules et en retours sur eux-mêmes. Mais quand l’âme est fidèle, la foi l’est aussi et ne cesse point qu’elle n’ait purifié toutes les parties de l’âme et qu’elle ne l’ait simplifiée et dénuée.

47. Voilà la première démarche de la foi, et par quoi même vous découvrez s’il y en a ou non : car toutes les obscurités ne sont pas foi ni ainsi propres à simplifier ; mais bien les obscurités qui causent cette vue des défauts avec des découvertes très secrètes et intimes qui durent du temps, mais aussi qui fortifient. Car il y a certaines âmes timorées qui voient trop leurs défauts, mais non avec la force pour les corriger et pour fortifier l’âme, ce que fait la foi.

Voilà donc encore une marque pour découvrir s’il y a de la foi ou non, et par conséquent si la simplicité est vraie ou non, d’autant que la simplicité qui n’est pas foi, et ainsi qui a de l’obscurité naturelle sans lumière de Dieu n’a pas cette application efficace pour se poursuivre et pour opérer la simplification intérieure et extérieure. Que si les âmes qui ont quelque commencement de simplicité, ont application avec quelque fidélité à leurs défauts et qu’ainsi elles fassent [335] douter si ce n’est pas lumière de foi qui cause cela, et par conséquent si telle simplicité est vraie ou fausse, remarquez que souvent la grâce commence, et que même, par quelque tendresse de conscience, on fait application aux défauts, mais non en s’appliquant toujours aux plus délicats et à ce qui est le plus dans l’inclination de la créature, ce que fait la foi. Car elle va recherchant, malgré l’âme, les défauts les plus cachés et qui sont plus délicatement dans l’amour-propre, pour les mettre toujours devant les yeux de l’âme, ce qu’elle ne peut empêcher jusqu’à ce qu’elle se soit défaite. Au contraire, quand ce n’est pas la foi, l’âme a scrupule de certaines choses et non d’autres, mais toujours de ce qui n’est pas si délicat. Il ne faut pas s’imaginer que l’âme, pour être obscure, soit moins clairvoyante, ou, pour être sèche, soit moins vigoureuse, ou, pour être pauvre soit moins féconde : c’est tout le contraire quand telles choses sont en foi, mais bien cela est vrai quand l’âme est telle sans lumière de foi. [336]



Troisième demande

Expliquez-moi de plus le recoulement en Dieu pour les âmes qui ont des paroles intérieures, des ligatures des puissances, des visions et des révélations, et l’usage qu’elles doivent en faire.


RÉPONSE

1. De l’usage qu’il faut faire des grâces extraordinaires dans le degré de la Méditation et des affections. 8-12. Dans celui de la Contemplation. 13-16. Des goûts intérieurs, ligatures des puissances, etc. 17-23. De degré de la Foi, et de ses divers états et comment l’âme y est élevée. 24-30. Si dans ce degré l’âme a des grâces extraordinaires.

1. Il est de très grande conséquence dans les choses que l’on appelle extraordinaires de s’y bien conduire et de savoir la manière avec laquelle on doit les recevoir. Car faute de cela, on fait une infinité de fautes et souvent on se met en état de perdre la voie d’oraison, non seulement par les communications mauvaises et contrefaites, mais même par les bonnes et qui viennent de Dieu, en n’en faisant pas usage selon le dessein de Dieu.

2. Il faut donc remarquer que l’on doit considérer la voie d’oraison en deux manières. Premièrement vous remarquerez que je vous ai déjà dit dans les précédents éclaircissements que Dieu a diverses manières de conduite sur les âmes. Les unes sont conduites de Dieu par la voie des méditations, ou des contemplations, dans la capacité de l’âme, afin d’en faire un saint usage dont la fin est l’union à Dieu en Le connaissant, en L’honorant, se sacrifiant à Lui et L’aimant comme sa dernière fin.

3. Dans le premier degré, savoir de méditation, Dieu donne quelquefois des choses extraordinaires pour instruire l’âme elle-même ou, d’autres fois Il les donne en vue du prochain, soit pour le reprendre ou pour l’instruire, ce qui est rare et très souvent très suspect en ces âmes qui sont encore dans le degré de méditation, quelque avancé qu’il soit. Pour les autres visions ou paroles intérieures, comme il est certain que Dieu ne les donne que pour [337] l’instruction de l’âme même, et qu’ainsi la fin de telles choses surnaturelles est autre chose que la vision ou les paroles, il est d’infinie conséquence pour ces âmes de ne pas faire la fin de ce qui n’est qu’un moyen.

Et voilà pourquoi il est très certain qu’à plusieurs âmes dans ce degré et même dans le suivant, comme je vais dire, ces choses surnaturelles causent par accident la perte totale, ou du moins un fort grand retardement. Je dis par accident d’autant que dans le dessein de Dieu, cela n’est pas tel ; mais faute d’en faire usage comme il faut, on s’en sert mal. Et c’est ce qui fait que telles choses extraordinaires servent souvent à l’orgueil, à la vanité, à la complaisance et à un amusement infini, au lieu de voir la vérité de ces choses, et ce à quoi elles portent et pourquoi elles sont données, et de faire l’usage de la grâce qu’elles contiennent, les oubliant aussitôt, c’est-à-dire, quittant le moyen pour prendre et passer à la fin qu’elles signifient et marquent. Faute de cet usage, j’ai vu des âmes, qui avaient de beaux commencements de grâce dans ces commencements d’oraison, déchoir malheureusement par les dons mêmes de Dieu, tombant en orgueil, en suffisance et en amusement autour d’elles-mêmes, autant que la grâce était grande176. À quoi contribuent beaucoup certains Pères spirituels, qui, ne connaissant quelquefois tout au plus qu’une sainteté apparente et voyant quelque chose de Dieu, l’admirent et contribuent à un amusement extrême, donnant occasion, ou plutôt, étant souvent la cause que ces âmes en demeurent là, croyant que c’est la fin de la perfection, et cependant ce n’est qu’un bien petit [338] commencement, et des messages d’une vertu ou perfection à acquérir et non acquise.

4. Pour faire donc ce que Dieu veut en ce degré à l’égard de ces dons :

(1) Il faut, comme je dis, ne pas beaucoup estimer ces choses, mais s’aider d’elles pour passer dans la fin pour laquelle elles vous sont données et ainsi en les oubliant, il faut les laisser écouler et seulement vous en ressouvenir par pratique.

Il ne faut point passer de temps à discerner si elles sont de Dieu ou non. Faites ce qu’elles vous marquent de vertu et ne vous mettez pas en peine si elles sont bonnes ou mauvaises. Par ce moyen, elles ne vous feront jamais que du bien, et s’il y en a qui soient de votre imagination ou du diable, elles ne vous feront aucun mal, car la fin en sera toujours sainte.

Toute communication qui n’a pas pour fin votre sanctification et qui, en un mot, ne signifie rien, comme tant d’apparitions, de paroles, et le reste, ne doit être nullement regardée. Dieu étant une Majesté infinie ne S’amuse pas à des bagatelles ; tout ce qui est de Lui est avec poids et mesure, et quand, par Sa bonté, Il Se familiarise avec quelques âmes, c’est toujours en marquant quelque fin de conséquence, de manière que tout [ce qui est] extraordinaire dont la fin n’est pas de conséquence, doit être mis à quartier en l’oubliant sans s’amuser à l’examiner.

5. Quand ces communications sont trop fréquente en ce premier degré d’oraison, elles doivent être suspectes du premier aspect, et ainsi il ne faut point mettre de temps à les examiner, ni en faire cas pour en faire [339] usage, d’autant que tel procédé des choses extraordinaires fréquentes vous fera perdre la voie et le sentier et vous mettra insensiblement dans l’amusement. Si ces choses fréquentes marquent des fins de conséquence pour la perfection, faites ce que vous pourrez pour vous en divertir, nonobstant leur bonne fin, à cause que la fréquence est forte à craindre et suspecte, tâchant pour en faire usage de doubler le pas en humilité, en renoncement de vous-même et en fidélité à vous cacher sans en parler, et tâchant toujours de vous en divertir, d’autant que Dieu a tenu ce procédé sur plusieurs saintes personnes pour tenter et exercer leur fidélité à les oublier, afin de pratiquer hautement et souverainement les vertus qui consistent plus à tendre courageusement à la fin que de s’arrêter un moment aux moyens.

On doit tenir pour très suspectes, en tout le premier degré d’oraison, les choses extraordinaires qui ne marquent pas une fin de conséquence pour la propre perfection de la personne à laquelle elles sont données, d’autant que, pour l’ordinaire, ce n’est pas le procédé de Dieu de faire avertir par des personnes qui Lui sont encore si peu acquises. Et de cette manière il faut les négliger et les rejeter autant que l’on peut, rebutant les âmes qui vous disent et content leurs visions et révélations pour autrui. Car pour l’ordinaire il y a quelque chose de caché sous cette communication et elle n’est pas de Dieu.

6. Ceux qui ont à aider les âmes qui ont de ces choses extraordinaires doivent faire en sorte qu’il ne paraisse jamais à telles âmes qu’ils [340] estiment tel procédé et qu’ils croient que c’est quelque chose qui marque une grande sainteté. Ils doivent au contraire entrer eux-mêmes dans le dessein de Dieu sans perdre beaucoup de temps à examiner telles choses, sinon sur ces marques susdites, s’ils les jugent bonnes, et pour faire pratiquer avec fidélité ce qu’elles marquent.

Pour le discernement de ces choses extraordinaires, il est fort à remarquer si elles ne sont point selon les inclinations propres, comme quand la personne a inclination à aimer l’austérité, si elle reçoit des communications qui lui marquent quelque excès en austérité, que le directeur y prenne garde. Car quand l’imagination est affectée de quelques désirs ou inclinations, on ne saurait croire, sinon par l’expérience, combien finement elle se parle à soi-même, et combien délicatement elle voit aussi des choses conformes à ses inclinations, sans qu’elle s’en aperçoive et sans que l’âme veuille se tromper aucunement, l’âme étant souvent trompée elle-même sans le savoir. Ce qui n’est pas de conséquence quand elle est bien aidée à se conduire, comme je viens de dire ; mais quand cela n’est pas, il en arrive de grands maux, ces choses se terminant pour l’ordinaire à quelque chose de funeste.

7. Il faut généralement avoir pour fort suspectes les choses extraordinaires qui arrivent dans le commencement de l’oraison, c’est-à-dire durant le temps de la méditation et des affections, que je mets encore de ce premier temps. Ce qui doit y faire prendre garde de fort près afin d’en faire l’usage qu’il faut : [341] autrement l’âme elle-même, ni le directeur n’en auront pas le contentement qu’ils pourraient désirer.

Et quand on a bien observé ce qu’il faut pour faire bien recouler ces moyens divins dans leur fin, après l’examen exact pour lors il faut être en repos et ne pas tourmenter une âme humble qui tend tout de bon à sa fin, qui est d’être à Dieu, de se corriger de ses défauts et de ne prétendre que la gloire de Dieu et la destruction de soi-même.

8. Je compte pour le second degré d’oraison lorsque la grâce devient plus surnaturelle, soit en lumière ou en amour et en degré contemplatif. Pour lors les âmes ayant plus de grâces, quelquefois aussi ont-elles des communications plus ordinairement ; mais pour cela il ne faut pas moins en faire usage selon leur fin. Et, comme j’ai dit que la fin du premier degré d’oraison que j’ai fait consister durant l’activité soit en méditation ou affection, est la pratique des vertus et la correction de ses propres défauts, aussi la fin des communications comme celles-ci du degré surnaturel de lumière, d’amour et de contemplation, est l’union avec Dieu en lumière et en amour. On doit donc discerner par ces fins la vérité des choses extraordinaires qui y arrivent, observant tout ce que j’ai dit dans tous les articles et notes précédentes ; si bien que quand on ne voit pas la fin de l’union en quelque chose extraordinaire, elle doit être fort suspecte. Comme l’état de l’âme est plus sublime en ce degré que dans le premier, aussi telles choses doivent être des choses de plus de conséquences, étant pour lors une [342] très mauvaise marque s’il s’y rencontre quelque chose d’indifférent.

9. Pour ce qui est de ce qui touche le prochain en ce degré, il n’est pas si suspect que dans le premier : cependant il faut être fort exact à en faire usage. Car le diable embarrasse souvent quantité d’excellentes âmes par cela, et le meilleur est de les laisser généralement écouler en l’union de Dieu, comme je vais dire ; mais quand la chose est vraisemblablement de Dieu, et qu’elle a été réitérée quelques fois, pour lors je crois qu’il en faut faire usage fort discrètement et avec grande charité. Généralement après les observations susdites du premier état d’oraison, le moyen pour faire usage des choses extraordinaires dans le degré surnaturel d’oraison est de s’en servir comme de moyens sans s’en occuper quelque excellentes et grandes qu’elles soient, n’étant que des moyens et non la fin, et par conséquent qu’il faut oublier pour tendre à la fin, comme nous passons en passant par une hôtellerie, n’y demeurant que le temps nécessaire pour poursuivre notre chemin et d’arriver à son terme. Et, comme le terme de tous les dons de Dieu, quelque excellents et relevés qu’ils soient, est l’union à Dieu, aussi faut-il que les moyens disparaissent afin que la jouissance de la fin arrive. De plus, que toutes les communications surnaturelles, quelles qu’elles soient, ne sont que moyen et non la fin, cela est évident, d’autant que tels dons, soit visions, paroles ou révélations, etc., sont formés et ont des espèces, en quelque partie de l’âme qu’ils soient, car ils sont reçus dans les puissances. Or telles [343] formes et images, quelques excellentes et relevées qu’elles puissent être, et tels dons, quelque grands qu’ils soient, ne peuvent être ni les uns ni les autres que quelque chose de Dieu et non pas Dieu même. Et ainsi ce serait s’arrêter à quelque chose moindre que Dieu, ce serait préférer un atome et une petite partie au Tout, que de s’arrêter à ces dons sans les écouler par l’oubli et en les outrepassant pour arriver à l’union avec Dieu qui est plus que tout et au-dessus de tout.

10. Cette raison bien considérée est d’un poids infini et doit obliger les âmes à ne pas croire qu’une idée ou une expérience qu’elles ont dans leurs puissances, quelque relevée qu’elle puisse être, soit égale à Dieu. Et ainsi étant assurément moindre que Dieu et un moyen pour y arriver, il faut s’en servir en l’écoulant dans l’union, la perdant heureusement pour Dieu, et de cette manière c’est la faire fructifier au centuple, tous les dons n’ayant vie que dans la fin pour laquelle ils sont donnés, et ainsi valant infiniment plus, plus on les oublie et les perd pour s’unir au Souverain Bien qui est leur source et leur origine.

11. Faute de cela, vous trouvez tant d’âmes qui non seulement perdent leurs dons surnaturels, mais encore qui, par tels dons, quoiqu’excellents, se perdent elles-mêmes en perdant l’union à Dieu pour laquelle ils ont été donnés, et cela par des complaisances fâcheuses et par des inutilités criminelles à telles âmes. Mais, quand ce désastre n’arriverait pas, et que l’on ne décherrait pas en semblables inconvénients, le malheur de demeurer dans le moyen est un malheur [344] très commun. Car vous voyez peu de personnes à qui Dieu donne tels dons sans en avoir de déchet dans leur union, et cela par accident à la vérité : car de la part de Dieu, c’est contre Son intention, qui ne donne ces dons que pour être d’excellents moyens à une grande union. Et cependant, souvent par la corruption de l’âme, ces dons étant plus proches de l’âme même à cause qu’elle les a, qu’elle les voit et qu’elle les goûte, et que l’union divine est au-dessus de sa vue et de son savoir et de son goûter, elle s’attache à ce qu’elle a, et oublie l’union qui lui est inconnue. Et voilà pourquoi le diable, sachant le faible des âmes (même si élevées comme celles dont nous parlons) à l’égard des vrais dons de Dieu, tente d’en causer autant par des dons supposés, afin qu’il puisse arrêter ces âmes et les empêcher d’arriver à l’union, et, s’il ne peut les arrêter, ayant trop de grâce, pour les amuser du moins au discernement de ces choses. Ce qui doit obliger les âmes où il y a de la grâce d’oraison et de contemplation encore plus que les premières, de se convaincre fortement que ces dons ne sont que moyens, et qu’ainsi, sans s’arrêter au discernement, c’est toujours le mieux de les perdre dans leur fin, les oubliant pour s’unir passivement à Dieu.

12. Mais, me direz-vous, s’ils sont fort véritables et contiennent quelque chose de fort grand, ce n’est pas sans raison que Dieu les a donnés, et ainsi c’est les perdre que de les oublier et de les négliger. Je réponds que Dieu n’a jamais donné le don pour le don même, mais pour une fin qui est l’union, et ainsi ce n’est pas le perdre que de l’oublier et de le [345] perdre en Dieu : au contraire il n’a véritablement de vie que dans sa fin qui est l’union.

Peut-être que vous poursuivrez en me disant que ce don est union. Je vous réponds que non et qu’il ne le peut être. C’est le degré de contemplation des puissances, comme je vais faire voir dans la suite. Et ainsi telle lumière, tel goût, telle onction ou tel effet qu’il cause, tout cela n’étant que moyen, c’est l’avoir et le trouver plus heureusement et plus excellemment que de le perdre et l’oublier pour avoir la fin qui est l’union, car c’est sacrifier le particulier pour le total.

13. Pour ce qui est de certains goûts intérieurs, certaines vues et ligatures des puissances, toutes ces choses étant infiniment moins que ce que je viens de dire, on en doit plus facilement faire cet usage. Et il faut remarquer que telles choses arrivant dans tout le premier degré d’oraison, doivent absolument être méprisées, étant souvent une faiblesse d’imagination par quelque impression de lecture ou autre chose basse. Et pour ce qui est du second degré, il faut y remédier par l’obéissance ; et au cas que le commandement d’un supérieur ou du directeur ne puisse rien sur ces ligatures et absorbements savoureux qui souvent font perdre bien du temps, on doit croire qu’ils ne sont pas de Dieu. Car, étant de Dieu, aussitôt l’esprit obéit au commandement que l’on reçoit de négliger telles choses, qui souvent ne font qu’amuser, comme j’ai remarqué en plusieurs âmes lesquelles se croient être quelque chose pour telles bagatelles. Et, ce qui est plus déplorable, même les directeurs aident à juger telles choses être quelque chose de grand, et par là ils font beaucoup de mal aux âmes, [346] contribuant à les enfler d’orgueil et à un amusement surprenant. Car, comme ces choses sont très ordinairement naturelles, quand il ne s’y rencontre pas de volonté du côté des âmes qui sont simples, cela pour l’ordinaire vient de quelque incommodité naturelle, tant aux filles qu’aux hommes ; et quand telles choses deviennent excessives, il faut faire quelque remède pour les rafraîchir et cela servira, remarquant bien que, faute d’y remédier de bonne heure, comme ces choses sont dans la nature et qu’elle est excessive en toutes ses productions, ainsi vont-elles s’augmentant.

14. Il en arrive autant à certaines âmes qui ont des anxiétés de pureté intérieure, ayant et voyant incessamment des choses à remédier qui souvent ne sont pas de conséquence, mais pour celles qui le sont [de conséquence] elles n’en voient rien. Il faut divertir cela, car l’excès de la nature s’y rencontre aussi souvent, et par là on tombe peu à peu dans le trouble, on s’échauffe des soins en se poursuivant avec excès de nature, ce qui ne peut que mal réussir. C’est pourquoi il faut savoir pour un principe général que jamais Dieu n’est précipité en Son opération ni en ce qu’Il désire des âmes ; mais Il marche avec ordre et suavité et avec une raison admirablement réglée, et s’il y a de l’excès, il est toujours causé par la nature.

Il faut encore remarquer qu’il se trouve plusieurs âmes dans le premier degré d’oraison, lesquelles, étant affectives, sont excitées avec excès à aimer et à désirer Dieu dès les premières touches qui pénètrent un peu leur volonté, et souvent, faute d’y faire une application sérieuse comme il faut, on juge ces âmes être [347] divinement amoureuses. Si bien qu’on les pousse, et elles se poussent aussi de leur part et, de cette manière, elles vont à l’excès comme si cet amour était surnaturel, de telle façon que sans y prendre suffisamment garde, on épuise peu à peu l’affection de telles âmes. Car tout ce qu’elles produisent n’étant pas par un principe surnaturel, mais par quelque simple touche dans une nature fort affective, elles consument facilement leur vaillant [vaillance] et s’épuisent peu à peu, et viennent dans une sécheresse et un vide qui n’est que naturel, qu’elles qualifient dans la suite un vide surnaturel. Et c’est un miracle si l’on remédie à cela, d’autant qu’elles ont cru que cette affection était une inflammation d’amour divin.

15. Le moyen pour y remédier, c’est de ne pas laisser aller ces âmes selon l’impétuosité de leur affection, mais de les soutenir et de faire en sorte qu’elles s’en servent doucement et humblement pour l’acquisition des vertus et la mort à soi-même, et non à se tenir unies continuellement à Dieu par un effort de nue volonté. Et quoique même cela arrivât à des âmes non du premier degré, mais de l’autre, c’est-à-dire déjà passivement contemplatives, il faut encore beaucoup aider telles âmes. Car, à moins que de soutenir extrêmement l’affection et de ne la pas laisser aller à bride abattue, l’âme consumera, par sa précipitation excessive, tout ce qu’elle recevra d’amour et d’infusion, se contentant d’un abreuvement amoureux qui la tiendra presque toujours hors d’elle, sans consumer de la bonne manière son sujet, c’est-à-dire sans purifier ni consumer les impuretés et imperfections comme il faut. [348]

Mais, me dites-vous, ces âmes amoureuses de Dieu ne peuvent rien mieux que d’être attachées à Dieu. Cela est vrai quand le sujet s’y consume aussi, c’est-à-dire quand les défauts diminuent et défaillent au même temps que l’affection s’exhale.

16. Ne vous étonnez pas si je précautionne tant ceux qui aident les âmes qui sont dans ces deux premiers degrés de vie intérieure. La cause est qu’en ces degrés les âmes se possèdent toujours elles-mêmes : soit activement ou passivement, elles sont toujours elles-mêmes, ces degrés n’allant qu’à ennoblir leurs puissances et à les élever pour connaître et aimer Dieu, et par conséquent il y a toujours de la créature, Dieu ne devenant jamais pleinement le maître d’elles en ces deux degrés, l’actif et le contemplatif, et ainsi la nature y peut toujours leur jouer des siennes. C’est pourquoi toutes les précautions que j’ai marquées et que je pourrais marquer seront de saison jusqu’à la fin de la vie pour les âmes que Dieu destine à ces états susdits.

17. Et afin de donner une plus grande netteté et pour voir les choses plus clairement j’ai voulu faire distinction des degrés de méditation et de contemplation dans les puissances, du degré de foi dont je vais aussi faire une division, savoir du degré de foi qui conduit et achemine les âmes à Dieu, et de celui que les âmes ont, y étant arrivées et en jouissant. Car quoique ce soit la même lumière de foi, elle fait sur les puissances, les faisant recouler dans le centre, des effets tout différents de ceux qu’elle fait sur le même centre, toutes les puissances étant heureusement recoulées en leur origine.

18. [349] Il faut donc savoir que Dieu distribue différemment la grâce de l’oraison selon Ses différents desseins et aussi selon la différente correspondance à Ses dons, ayant, de plus, égard à la capacité naturelle de chaque sujet. Quand Il ne désire plus d’une âme et qu’Il ne la trouve capable que de la communication extérieure dans ses puissances afin de les élever à Sa connaissance et à Son amour, Il lui donne le don de la méditation, lequel est capable d’orner ces mêmes puissances de vertus très grandes. L’âme ayant été fidèle à la méditation, pour l’ordinaire, si elle poursuit courageusement, reçoit des lumières et un amour qui, peu à peu, élèvent les puissances à une opération plus parfaite jusqu’à ce que cette lumière divine soit si forte et son amour si puissant qu’insensiblement l’opération des puissances est surmontée, et d’active qu’elle était devient passive ; mais toujours dans la capacité des puissances, lesquelles sont élevées à une opération bien plus parfaite en connaissance et en amour dans ce degré passif que celle qu’elles ont jamais pu acquérir dans l’actif des degrés premiers de méditation et d’affection. Dieu donne aussi à plusieurs ce degré passif afin de les appliquer encore plus spécialement à Lui selon ce don plus excellent. Dans ce même don de contemplation passive, comme il y a quantité de degrés plus élevés les uns que les autres, Il les distribue différemment aux âmes comme Il le désire et selon leur correspondance.

19. Mais quand Il Se choisit quelques âmes pour être le siège véritable de Sa Majesté et le trône de Sa grandeur, Il leur donne le don de la foi qui a des degrés infinis, les uns plus hauts [350] et plus purs que les autres, par laquelle foi les âmes sont rendues capables non de glorifier Dieu par elles-mêmes en ornant leurs puissances, comme je l’ai fait voir dans tous les degrés susdits, mais en les faisant sortir d’elles-mêmes, Dieu prenant leur place. Et, afin qu’avec ce que j’en ai déjà dit, on en ait quelque lumière pour savoir faire usage de ce qui arrive d’extraordinaire durant la voie de foi, je vais faire voir en peu comment Dieu communique le don de foi.

20. Il est donc à remarquer que quand Dieu a dessein de Se communiquer Lui-même et non pas Ses dons seulement, Il touche le centre et le fond de l’âme en lui donnant la foi dont je parle, et les puissances, sentant cet attrait inconnu, sont excitées et animées de chercher Dieu dans leur plus intime. Toutes les lumières qu’elles reçoivent et tout l’amour qui leur est donné par cette même foi dont le fond de leur âme est touché, leur cause une agitation et un désir, non de s’ennoblir seulement, comme aux autres degrés d’oraison, mais bien de mourir à soi, afin que, cessant peu à peu d’être ce qu’elles sont, elles recoulent en leur centre où est tout leur bonheur ; et ainsi cette divine foi, les éclairant et animant, ne les excite jamais que pour les faire sortir de soi. Durant plusieurs années que les puissances sont en agitation pour chercher et trouver Dieu dans le fond et le centre, il se passe des degrés infinis de grâce, les puissances faisant toujours le même office et n’ayant jamais ce qu’elles désirent, ne pouvant l’avoir que par la perte totale d’elles-mêmes dans leur centre. Je n’en dis pas le particulier, en ayant beaucoup parlé dans différents endroits et cela [351] n’étant pas nécessaire présentement, mais seulement de faire voir en raccourci comment la foi opère en l’âme.

21. Il est donc certain que la foi, touchant les puissances comme je viens de dire, ne fait jamais en elles qu’une agitation perpétuelle, quoiqu’en repos, pour trouver leur Bien-Aimé, lequel est secrètement dans le centre d’elles-mêmes. Elles ont par cette foi une présence de Dieu non de jouissance, mais en désir, qui les fait perpétuellement chercher, désirer et recouler, ne pouvant être contentes qu’elles n’aient trouvé Dieu, ce qui ne se fera jamais que par la perte d’elles-mêmes dans leur fond et leur centre.

Quand la foi a longtemps excité, agité et fait courir une âme par ses puissances avec le secours des grâces infinies qu’elle distribue secrètement aux puissances pour cet effet, et que les puissances sont recoulées en leur centre, cette même foi ne touchant plus les puissances, d’autant qu’elle ne les trouve plus, mais bien le centre, comme ce centre est le lieu où Sa divine Majesté réside et que les puissances y sont recoulées, pour lors la même foi qui faisait agitation et course dans les puissances pour aller se perdre en ce divin lieu, fait dans ce centre et y cause une paix et un repos que la seule expérience peut exprimer. Il semble aux âmes qui n’ont pas joui de Dieu en Dieu, que tout est fait quand leurs puissances sont perdues dans leur centre et qu’ainsi épuisées par une connaissance et un amour que la seule foi leur va communicant, elles ne trouvent plus rien qu’un plein et très pur repos. Il n’en va pas de même, car en vérité ce n’est que le [352] commencement, et c’est là proprement où les âmes expérimentent qu’en Dieu seul est la vraie vie et que le péché qui nous l’a fait perdre est un étrange malheur. Jusque là, la foi éclairant et excitant les puissances à chercher et se recouler dans le centre, où vraiment Dieu est pour l’âme, va réparer proprement tout le dégât que le péché a fait ; mais ce n’est que dans ce commencement de vrai repos et jouissance de Dieu en Dieu que commence la vie, de telle manière que l’âme qui est assez heureuse pour avoir été honorée du don de foi, commence là à goûter un peu du fruit de vie.

22. Si la foi a fait des miracles et des merveilles en éclairant et agitant les puissances durant plusieurs années et que, pendant ce temps, il se soit passé une infinité d’opérations par cette divine foi qui aient étonné l’âme, c’est bien autre chose quand, l’âme étant dans son centre, y vivant et y habitant par la jouissance de cette même foi, expérimente les opérations de cette divine foi pour lui donner la jouissance de Dieu. Comme cette foi animant les puissances ne faisait et ne pouvait faire en elle qu’une course pour trouver Dieu, maintenant que ces puissances sont réduites dans cet heureux centre, tout ce que l’âme reçoit de foi ne cause que jouissance, repos et heureuse perte. Elle jouit de tout et ne cherche plus rien, et, étant ici, il lui serait impossible de chercher quelques grâces et quelques miséricordes que l’âme reçoive en ce degré qu’il ne lui ait été impossible de ne le pas faire étant dans les puissances. Si l’âme éclairée de la foi a eu beaucoup de choses et de grandes miséricordes dans ses puissances, faisant leur recoulement177, ce qui [353] lui arrive depuis qu’elle est dans le centre, et le pays qu’elle parcourt là en repos et en jouissance n’est non plus comparable aux premières grâces, qu’une goutte d’eau l’est à toute la mer ; d’autant qu’il n’y a rien de comparable à Dieu, Lequel est véritablement trouvé, et qui Se communique dans le centre par le don de foi178.

23. Il faudrait un traité tout entier pour expliquer et déduire grossièrement comment l’âme par la foi jouit de Dieu dans le centre et de quelle manière elle y est, et comment elle y fait sa résidence et fait toutes choses en ce même centre, mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler. Il suffit d’avoir ébauché ce que j’en ai dit afin de faire voir comment les âmes doivent se comporter recevant des grâces que l’on appelle extraordinaires, soit qu’elles soient dans le temps du recoulement, ou bien qu’elles soient arrivées dans le centre.

Mais avant que de faire cela, il me vient une comparaison pour exprimer le dernier état dont je viens de parler dont je suis bien aise de vous dire, car elle vous fera entendre une chose qui de soi est fort difficile à comprendre sans expérience : savoir comment les puissances perdues dans le centre y sont en repos et cependant dans une opération infinie, non pour chercher, mais pour jouir.

Prenez donc garde qu’une goutte d’eau étant tombée dans la mer, de petite qu’elle était, elle devient la même mer, par la capacité qu’elle a d’être mêlée et perdue dans la mer, sans perdre cependant son être, et ensuite elle a les qualités de la mer, sa grandeur, sa force, son goût : elle porte des navires, elle a le flux et reflux, elle est remplie de poissons, elle est leur [354] élément et est tout le reste que la mer est, d’autant qu’elle est perdue en elle et est devenue la mer. Ainsi une âme, laquelle est assez heureuse de s’être quittée soi-même par l’opération de la foi devient infiniment plus heureuse lorsqu’elle se perd en Dieu par son même moyen, jouissant là de Lui et de tout ce qu’Il est, mais cela par une manière si admirable et si facile qu’il est incompréhensible à moins de l’expérience.

24. Comme la grâce et le don de foi généralement est une manière de participer à Dieu plus éminente et plus pure qu’aucun autre don de grâce, aussi doit-on dire généralement que Dieu ne Se sert pas d’autre moyen pour Se communiquer aux âmes auxquelles Il le donne. C’est pourquoi vous ne voyez presque aucune âme à qui Dieu fasse cette grâce par état, vers laquelle Il Se serve d’autres moyens pour Se communiquer. Je dis par état, car il faut remarquer que lorsque Dieu donne le don de foi à une âme, Il ne le donne pas toujours par état continuel, mais quelquefois passagèrement. Et, pour lors, si son degré de foi est déjà avancé, Il peut lui donner (et même souvent cela arrive) des communications, soit des visions ou des paroles intérieures ou Se servir d’autres moyens subalternes à la foi. Quelquefois aussi Il le donne par état et, de cette manière, tout ce qu’il lui communique et tout le commerce que Sa divine Majesté a avec cette âme est toujours en foi et par le moyen de la foi, soit que l’âme marche encore pour arriver à son centre, ou qu’elle y soit arrivée.

25. Tout cela supposé, je réponds que les âmes qui ont le don de la foi par habitude et par état n’ont jamais de visions ni de (355) révélations que dans la même foi. Quand elles sont encore dans les puissances et par conséquent que la foi les fait marcher pour arriver à Dieu dans leur centre, les dons et les communications extraordinaires qui leur arrivent sont par la foi telles qu’elles sont, et ainsi ce sont certaines touches et vues de foi non manifestes, mais obscures, par lesquelles elles entendent ce que Dieu leur déclare, lesquelles touches et instincts font partie de leur foi, car c’est par la même lumière de foi qui fait recouler leurs puissances dans leurs sens que Dieu leur donne le particulier quand Il veut. Pour ce qui est des âmes qui sont arrivées dans leur centre par le moyen de la foi, Dieu ne Se sert pas d’autres moyens pour leur manifester les choses particulières que de la même foi, les faisant voir par son moyen en Dieu, car, comme l’âme est et vit en Lui, la chose est plus facile et naturelle, plus certaine et efficace.

26. Et ainsi quand il arrive des visions et autres communications à une personne, il faut examiner l’état où elle est. Si l’on est assuré que son âme soit en foi et que son état soit permanent et par habitude, il faut remarquer si cette âme va encore en Dieu ou si elle y est arrivée. Car, si elle y est arrivée, et que vous voyez que ce ne soient pas de communications conformes à son état et que ce ne soit pas en Dieu qu’elle ait et reçoive cela, mais dans ses puissances, pour lors il faut les laisser recouler en les oubliant pour demeurer stablement dans son centre, sans s’amuser à voir ni à discuter ces choses comme quelque chose de Dieu ou utile, l’âme ne pouvant avoir rien de mieux qu’en jouissant vraiment de Dieu dans son fond. [356] Et je crois que si l’âme est telle, c’est-à-dire qu’elle soit en Dieu assurément, il ne lui arrive point de telles communications, étant éveillé, et en état de voir et de jouir de Dieu dans son fond.

Si l’âme n’est que dans la voie et qu’elle ne soit pas encore passée en Dieu, et qu’il lui arrive de telles choses, qu’elle soit fort fidèle à les outrepasser pour courir encore plus légèrement en Dieu, d’autant que la moindre espèce et la plus légère particularité, où elle s’arrêterait et dont elle ferait état pour y demeurer, serait une grande perte pour cette âme. C’est pourquoi il faut que l’âme soit fort exacte de ne point s’embarrasser de telles choses, passant fidèlement dans l’oubli de tout et perdant avec plaisir tout, même les choses les plus saintes et divines pour chercher le Tout qui est Dieu, tout ce qu’elle pourrait avoir d’extraordinaire soit en allant à Dieu, ou aussi étant en Dieu, étant infiniment moindre que ce qu’elle a par la foi, quoiqu’obscure, ténébreuse et vide, d’autant que, comme j’ai dit, la foi en quelque degré qu’elle soit est un moyen de communication plus relevé qu’aucun autre en cette vie.

Pour ce qui est des ligatures des puissances, des touches amoureuses et des autres communications de cette nature, elles doivent être outrepassées sans examen par une liberté courageuse et une fidélité constante à sortir des sens ou des puissances où telles choses peuvent être, et à les oublier. De plus vous ne trouverez personne qui ait le don de foi et qui ait ces choses. La lumière de la foi est une lumière trop supérieure à ces petites affaires pour ne les pas découvrir telles qu’elles sont : Aquila non capit [357] muscas, un aigle ne s’amuse pas à ces petites choses, qui sont estimées fort grandes par les âmes peu éclairées et qui sont encore dans les sens.

27. Une âme doit généralement savoir que l’abîme de la foi étant si infini, comme en vérité il est, on doit quitter et outrepasser facilement tout le particulier, même sans examen, pour pouvoir jouir du tout. Et ainsi c’est assez qu’une âme soit certifiée que Dieu lui a fait la grâce de lui communiquer le don de foi pour non seulement ne pas être amoureuse de telles communications extraordinaires, mais encore pour du moins les laisser telles qu’elles sont sans les regarder, afin de tendre ou d’être incessamment en Dieu, qu’elles peuvent avoir très facilement et avantageusement par la foi sans autre moyen.

Quantité d’âmes, faute de suivre de tels avis, se sont quelquefois si embarrassées qu’elles ont perdu leur oraison et sont tombées dans un million de périls, même de leur salut. C’est pourquoi l’on ne peut jamais rien perdre à les suivre, mais plutôt, incessamment, l’on y gagne.

28. Mais le malheur général est que l’on a une telle inclination à être quelque chose et à avoir quelque chose que plus les âmes ont de Dieu même par la foi, si elles ne prennent garde à soi et ne soient beaucoup plus précautionnées, plus elles conservent toujours quelque penchant pour le particulier, spécialement pour l’extraordinaire : car par là elles sont quelque chose à leurs yeux et aussi aux yeux des autres peu divinement éclairés. Et par la foi dont l’office est de les faire courir vers Dieu pour se perdre en Lui, ou y étant arrivées [358], de les y perdre encore davantage, elles ne sont et ne deviennent rien à leurs yeux et aussi aux yeux des autres, (à moins que d’être très profondément éclairées) et elles n’ont rien, d’autant que la foi ne s’amuse pas à leur départir rien qui les remplisse, mais à les faire courir vides et pauvres de tout. Car c’est un principe général pour les âmes honorées du don de foi, qu’en quelque degré qu’elle soit, elle ne fait jamais que vide, séparation et mort, si bien que dans la plus haute jouissance même de Dieu en cette vie, jouir est vider et appauvrir une âme. Il faut l’avoir expérimenté pour le croire et être convaincu que jouir de Dieu en Dieu même par le moyen de la foi est un vide et une séparation, non seulement des créatures qui ne se trouvent pas en Dieu, mais de Dieu même. Ce qui fait conclure à une âme heureusement perdue en Dieu qu’Il est un abîme sans fond qui ne peut être pénétré ni possédé en cette vie que par un autre abîme qui est la foi ; et ainsi l’âme, en tout et partout, tombe de précipice en précipice, sans jamais être arrêtée, si elle n’est arrêtée par quelque chose de particulier.

29. Ô divine foi, si vous étiez connue des hommes ! Vous êtes si charmante que toutes les créatures qui seraient assez heureuses de vous découvrir, pour peu que ce fût, en seraient charmées pour jamais, et elles vous poursuivraient incessamment jusqu’à ce que vous les eussiez heureusement perdues dans ce cher abîme dont vous seule avez la clef ! Ils trouveraient tant de charmes, tant de facilité et un accueil si favorable à votre conversation qu’encore qu’ils ne vous eussent pas cherchée dès le commencement [359] de leur vie, ils quitteraient volontiers tout pour ne voir plus rien que par vos lumières, bien qu’obscures, et n’avoir plus rien que par votre moyen quoique vous paraissiez sèche et avare, et enfin pour n’être rien que ce que vous les feriez être, d’autant qu’en vérité elles expérimenteraient que le rien et l’infini rien de la foi est infiniment plus fécond que l’abondance de toutes autres grâces, quoique les sens et les puissances y réclament.

30. Ne vous étonnez pas des termes qui vous paraîtront exagérants quand je parle de la foi. Je suis un enfant qui ne fait encore que bégayer. Un autre qui aurait vu ce que je n’ai pas vu en dirait infiniment plus que moi, tout ce que j’ai dit étant encore peu à l’égard de ce qui en est en vérité. Toute ma douleur est qu’elle soit si peu connue, et que les sens et les puissances, au plus, aient tant d’avantage au-dessus de cette excellente princesse, et de plus que l’on rencontre souvent des âmes qui, après avoir reçu et goûté de ses faveurs et caresses, l’abandonnent, négligeant et oubliant leur don d’oraison pour aimer les chétives créatures. [359]

Quatrième demande

Je vous prie aussi de m’expliquer la conduite de Dieu le Père sur Son Fils en Son incarnation, Sa vie et Sa mort, où Il ne Le fait paraître que comme un homme du commun, ne faisant quasi rien en Lui qui parût que comme en un autre homme. Ce point-là me touche extrêmement. Il me semble que j’aime Jésus-Christ en Son état intérieur et extérieur, et je désire Sa gloire. Je [360] n’ai point de plus grand contentement que de savoir que Dieu est, et que je ne suis rien et aussi bien que le reste des créatures, et j’ai plaisir de savoir que je ne puis rien du tout sans Lui.


RÉPONSE

1-4. Merveilles que la Foi découvre en l’Incarnation et la vie cachée de Jésus-Christ. 5-13. Comment la Foi devient à l’âme Sagesse divine qui donne et révèle Jésus-Christ et ses mystères.

1. La connaissance de Jésus-Christ179 est spécialement réservée aux âmes intérieures et destinées particulièrement pour vivre de la foi. Car comme cette divine lumière a pour effet spécial de communiquer Jésus-Christ et de faire jouir de Sa divine personne et de Ses saints états, aussi découvre-t-elle plus spécialement tous les Mystères de Sa divine vie. C’est ce qui est cause qu’une âme divinement éclairée découvre des merveilles en tout ce qui s’est passé en l’Incarnation. Et quand bien même elle n’aurait pas d’autre motif pour la convaincre de la Sagesse infinie du Père éternel en l’Incarnation de Son Fils et dans tout ce qui s’est ensuite passé dans tout le cours de Sa vie, jusqu’à la moindre particularité de la manière dont Dieu le Père S’en est servi, elle est ravie en admiration, envisageant cette admirable sagesse du Père à l’égard de Son Fils, sagesse si suave et si douce qu’il n’y a rien de plus naturel et de plus commun, et elle conclut que (361) véritablement c’est un Dieu qui a opéré ce divin Mystère et cela pour deux raisons.

2. La première, que Dieu le Père, voulant donner Son Fils par une manière appropriée à tout le monde et qui fût la plus commune et la plus facile, Il ne l’a pu qu’en Le faisant pauvre, souffrant et abject, d’autant qu’il n’y a rien de plus commun ni de plus facile à rencontrer dans la terre. S’Il L’avait donné dans Sa grandeur et Majesté, Il n’aurait été que pour quelques-uns, mais L’ayant donné tel, tout le monde Le peut avoir et être divinisé par Son moyen, se faisant pauvre, petit, humble et souffrant. Ô quand une âme envisage ce miracle avec la foi, elle en est ravie, voyant l’invention d’un Dieu, amoureux de la créature, pour Se communiquer à elle !

La seconde est que Dieu, voulant Se donner abondamment et par un moyen, non seulement très commun, mais encore qui exclut les créatures, ne voulant pas de partage dans le cœur de la créature, la divine Sagesse a trouvé ce moyen-là admirablement. Car, divinisant en Sa personne tous les états, ils font exclusion des créatures, l’âme n’ayant besoin de rien de créé pour se diviniser et devenir Dieu par participation. Quand une âme éclairée voit que les pauvretés, les abjections, les souffrances et tout le reste que Jésus-Christ a pris et a uni à Soi, sont les moyens de se diviniser, elle est ravie de ce qu’elle n’a besoin d’aucune créature pour acquérir et posséder ce bonheur, et que tout au contraire elles empêcheraient plutôt sa béatitude. Cela lui fait oublier facilement tout le créé pour se laisser doucement et comme naturellement pénétrer des pauvretés, des abjections et [362] des souffrances qui lui arrivent, puisque c’est là la véritable et réelle participation de Jésus-Christ dont elle est redevable à Lui seul.

3. Ces deux vues bientôt déduites ont une étendue infinie quand la lumière de foi pénètre profondément une âme, car elle découvre des abîmes de Mystères dans le procédé de Jésus-Christ en Son incarnation pour ces deux raisons mystérieuses. Ce qui oblige l’âme éclairée divinement et charmée de l’éminence infinie de la divine Sagesse en l’Incarnation, d’aller parcourant, comme une abeille mystique, par toutes les circonstances de la vie en Jésus-Christ, d’autant qu’il n’y a rien qui ne lui paraisse un Mystère infini, lequel est un trésor aussi infini de lumière pour lui découvrir des merveilles. Ce qui lui fait remarquer et admirer non seulement Sa pauvreté, Sa souffrance et Son humilité, mais encore la manière que cela Lui est arrivé, d’autant que cela paraît tout commun et naturel. Ce qui nous dit un grand secret, savoir que la pauvreté et tout le reste qui a la qualité de diviniser en Jésus-Christ, est ce qui nous vient du commun et comme du naturel de notre état, et non les grandes choses choisies et recherchées. Enfin, une âme éclairée qui va épluchant et regardant chaque chose, trouve continuellement où s’arrêter et en est suspendue en admiration. C’est ce qui fait que plus les âmes deviennent divinement éclairées de la foi, plus aussi voient-elles et trouvent-elles de mystères et de merveilles, spécialement en la vie voyagère de Jésus-Christ pauvre et inconnu.

4. Les âmes qui ne sont pas si éclairées et dont les sens sont touchés de quelque lumière et amour voient facilement des merveilles [363] dans les autres mystères, d’autant que leurs sens en étant touchés, elles jugent de la grandeur du mystère par la touche et par le sensible que cause par exemple le Mystère de la Passion. Mais pour les âmes divinement éclairées de la foi, elles trouvent une sagesse si profonde dans le Mystère de l’Enfance180 et d’une vie inconnue que tout ce qui s’y rencontre les charme. Et en vérité il leur paraît que c’est proprement le Mystère de la divine Sagesse, dont leur foi est un écoulement. Et la raison pourquoi leur goût est si délicatement touché en ce Mystère est que la Sagesse infinie y a été sans Sagesse, ce qui est une plénitude infinie de sagesse ; et que, de plus, la foi, dans toute son opération durant tout le cours de la vie intérieure, ne paraît rien faire en l’âme que ce que le Père Éternel a fait en Jésus-Christ par Sa sagesse infinie. Et c’est ce qui charme encore plus l’âme éclairée de la foi, remarquant que tout ce que la foi va opérant en elle, dès le moment qu’elle s’est insinuée dans son fond, est de communiquer et de donner Jésus-Christ de la même manière qu’Il a été dans Son enfance et vie inconnue. Si bien que cette divine et sage foi, par le moindre coup de pinceau qu’elle donne en l’âme, exprime des merveilles de Jésus-Christ, qui charment autant l’âme qu’elle remarque que la Majesté divine a gravé dans elle, par le Mystère de la foi, ce que le Père Éternel a fait dans Son Verbe en Son incarnation. Ce qui est cause que chaque circonstance lui est un Mystère infini dont elle ne peut se rassasier de l’admirer, goûter et envisager, dans le détail de la vie de Jésus-Christ.

5. Et afin de savoir la cause pourquoi telle âme trouve tant de lumière dans les Mystères de la vie cachée et inconnue de Jésus-Christ, c’est que l’âme étant éclairée de la foi, et les voyant en foi, elle les pénètre dans la vérité, et trouve qu’ils sont la vraie nourriture de sa foi, de son amour et de ses regards : si bien qu’elle ne peut s’en rassasier, et qu’ils lui sont toujours nouveaux, y trouvant jamais de fond ; mais au contraire, plus la foi s’accroît et s’augmente, plus Jésus-Christ lui est découvert.

Et comme la foi peu à peu par la mort de l’âme, et en se nourrissant de Jésus-Christ, sa véritable nourriture, devient imperceptiblement plus sagement amoureuse, cela est cause que sans que l’âme puisse pénétrer le comment sa foi devient Sagesse divine ; laquelle étant sapida scientia, c’est-à-dire une science savoureuse, le découvre de plus en plus, où pour mieux dire, Jésus-Christ qui est la même Sagesse, lui est développé de plus en plus. Ce qui est cause qu’elle ne trouve jamais de fin dans le désir de jouir de Jésus-Christ, ni aussi de manque de lumière pour envisager incessamment Jésus-Christ : de telle manière que dans la suite toutes ces trois choses qui aux autres âmes paraissent distinguées, lui deviennent un, savoir la foi, la Sagesse et Jésus-Christ ; et ainsi sa foi devient une sagesse amoureuse, et cette divine sagesse en foi devient Jésus-Christ, de sorte que l’une et l’autre en distinction disparaissant, Jésus-Christ lui devient foi et sagesse. C’est ce qui fait qu’elle pénètre incessamment les Mystères de Jésus-Christ et qu’elle ne peut jamais se rassasier de les pénétrer et de les goûter, admirant toujours que ce qu’elle voit comme au-dehors dans les Mystères de Jésus-Christ, elle l’a au-dedans par cette même sagesse de Jésus-Christ.

6. Ceci est très certain. Et toute âme qui est assez heureuse d’avoir en semence la foi, si elle est fidèle et qu’elle s’aille accroissant par les démarches que nous avons exprimées, elle verra à la suite que cette divine foi devient dans l’âme un beau jour, qui quoique ténébreux et obscur aux sens et aux puissances, devient ensuite si grand et si lumineux qu’il devient un jour de Sagesse éternelle. Ce qui me fait conclure que la foi don de Dieu, est un commencement de divine Sagesse, laquelle s’ajuste si admirablement avec la Sagesse divine le don de Dieu, que la même foi subsistant devient vivifiée et éclairée admirablement en Sagesse divine, pour pénétrer, goûter et voir les Mystères ; et que l’une et l’autre sont Jésus-Christ et deviennent Jésus-Christ en l’âme, ou pour mieux et sagement l’exprimer, que Jésus-Christ se donne par cette foi lumineuse et amoureuse en Sagesse divine. C’est une source féconde qui ne peut jamais tarir ; et plus on le voit et plus on le goûte, plus on le veut, sans pouvoir dire ce que c’est et comment cela se fait. C’est pour lors que l’on voit à découvert quoiqu’obscurément le grand Mystère de Jésus-Christ, et comment par la foi il va s’exprimant dans le centre de l’âme, se communiquant peu à peu en foi sagement amoureuse, de la même manière qu’il a été donné par le Père éternel ; si bien que les commencements de cette divine communication correspondent tellement aux siens que ce n’est qu’une suite d’expressions de tout ce que Jésus-Christ a été, non par une manière de vision, mais de véritable communication en foi et sagesse amoureuse.

7. Vous me pourrez dire que la foi ayant conduit une âme dans ce pays de Jésus-Christ, il faut par nécessité qu’elle en demeure là. Non ; car en vérité il n’y a jamais de fin quand l’âme fait usage de la foi en mourant à soi. Car pourvu qu’elle soit assez heureuse de ne se jamais rien pardonner, en s’aveuglant et mourant à soi, jamais la divine foi ne cessera, que par amour aussi déguisé que la foi, elle n’ait faite heureusement rencontre de la sagesse divine, dont il se fait une union si admirable que la seule expérience le peut savoir et l’exprimer à soi-même.

8. Je ne puis assez vous dire qu’il n’y a que la vie propre, que le voir et le goûter propre, qui puisse donner des bornes à la foi. Et pourvu que l’âme sache courageusement toujours mourir, s’aveugler et se perdre, jamais la foi ne la quitte ; mais elle va incessamment s’avançant jusqu’à ce qu’elle devienne sagesse. Et pour lors l’aveuglement, l’obscurité, la perte et la mort, loin de cesser, augmentent ; d’autant que la Sagesse n’a pas fait éclipser la foi, au contraire elle l’a augmentée et perfectionnée : et de cette manière elle va encore plus aveuglant, faisant mourir et perdant l’âme éclairée par cette sage foi. C’est pour lors que l’âme goûte et pénètre admirablement tout ce que le saint Esprit nous a exprimé de la divine Sagesse dans la sainte, voyant en sa manière ses admirables démarches, et découvrant un paradis dans le don de Jésus-Christ en la terre, et dans le don de la foi pour jouir du même Jésus-Christ.

9. Au commencement et un long temps la foi appauvrissant l’âme, paraît aussi à l’âme fort petite et fort peu de chose : mais dans la suite sans quitter son obscurité et ses nuages, c’est-à-dire à l’égard des sens et des puissances, elle devient féconde en sagesse ; mais cependant d’une manière que sa fécondité et sa grandeur est toujours hors de nous, c’est-à-dire en perte et mort, et cela jusqu’à la fin de la vie. Et faute de cœur assez généreux pour soutenir toujours cette perte et cette mort, peu d’âmes ont la foi entièrement par état. Mais quand cela se rencontre, il est vrai que la divine Sagesse prend un plaisir admirable d’être dans telles âmes, y faisant des ouvrages qu’il faut faire. Jusqu’ici, cet état de foi en Sagesse divine par état ne m’a encore guère paru dans les âmes ; et c’est ce qui a fait ma peine : mais présentement que j’en vois la cause, je me console. Tel état est un principe sans fond : la vie propre ne peut s’y trouver ; mors et perditio audiverunt famam ejus181. Et voilà pourquoi Jésus-Christ Sagesse éternelle se révèle si peu de la manière dont nous parlons.

10. Car il faut être ici pour devenir capable de cette divine révélation dont saint Paul parle182 : per revelationem Jesu Christi in me. Et pour lors tous les autres moyens et communications sont entièrement ôtés, l’âme ayant toutes choses en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Ici l’on ne parle plus d’autre révélation que de celle de Jésus-Christ : ici tout est communiqué, Jésus-Christ Sagesse éternelle se communiquant.

Et voilà la raison pourquoi les âmes qui ne marchent pas par la foi, et qui ne sont pas appelées à son don, ne voient Jésus-Christ que par parcelle avec peine et bassement ; d’autant que comme j’ai dit, il y a que la seule foi qui met en l’âme des dispositions pour la divine Sagesse, et que jamais Jésus-Christ Sagesse éternelle ne se révélera pleinement, suavement et facilement, qu’à une âme de foi, et par la foi, éclairée par la sagesse. La foi est donc la seule lumière qui a le droit de pénétrer les divins Mystères, et qui peut entrer dans leur abîme. Faute de cette divine foi l’on est toujours au-dehors, et l’on goûte seulement l’écorce et non l’intime et l’essentiel du Mystère. Et c’est aussi la raison pourquoi sans cette même foi les âmes ne peuvent jamais se perdre heureusement dans l’abîme de la divinité. Car comme Jésus-Christ est la porte, et que sans passer par lui on ne peut trouver les pâturages la divinité ; il est certain que la seule foi a la vertu et l’efficace de pénétrer Jésus-Christ, et que n’ayant la révélation du premier, on ne peut arriver au second qui est la Divinité.

11. De plus il est encore aussi certain, que jamais la divine Sagesse n’informe une âme qu’auparavant elle ne soit purifiée, dénuée et déjà beaucoup éclairée de la foi : de telle manière que cet foi devienne amoureusement sage par la divine Sagesse qui l’étend et la fait pénétrer les abîmes et merveilles de la Divinité. La divine Sagesse donc ne fait pas éclipser et retirer la foi quand elle est donnée à une âme : au contraire elle la soutient, la purifie, et la perfectionne de telle manière que c’est comme sa base et son fondement. C’est bien par la foi que l’âme s’approche de Dieu et entre en Dieu ; mais c’est par la sagesse qu’elle pénètre etiam profunda Dei183, jusque dans le plus profond des abîmes divins. Ceci est de grande conséquence à savoir, pour les âmes qui désirent être fidèles en faisant usage du don de foi qu’elles ont reçue se nourrissant des divins Mystères de Jésus-Christ. Car elles verront par expérience que la foi les introduisant dans ses Mystères divins, et qu’y participant par mort et perte d’elle-même, la divine Sagesse viendra amoureusement au secours de la foi, pour révéler à telles âmes le plus profond de l’abîme divin dans tels Mystères ; ce qui s’opère par la Sagesse divine du même Mystère, en y participant réellement. Et afin que l’on entende mieux ceci j’en mettrai un exemple qui servira généralement pour tous les Mystères, et pour toutes les circonstances mystérieuses des Mystères.

12. L’âme éclairée de la foi, découvrira les Mystères admirables dans la simplicité de l’enfant Jésus. La foi à la vérité mène l’âme jusque-là, à la porte du Mystère, la rendant saintement amoureuse de cette divine simplicité, dont elle est ravie par une beauté ravissante et un million d’autres raretés qu’elle y découvre obscurément et en cachette : mais l’âme voulant pénétrer plus avant, (car cette seule beauté et ce seul goût que la foi lui donne réveille son appétit, mais ne la contente pas,) elle se perd aussitôt dans le Mystère par la réelle expérience de cette divine simplicité de l’enfant Jésus selon le moment de providence que Dieu ne manque pas de fournir à une telle âme amoureuse de lui : et ainsi l’expérience réelle de la Sagesse divine en la divine simplicité de l’enfant Jésus, lui fait écouler un rayon de Sagesse divine, par lequel la foi qui était comme à la porte de ce divin Mystère, en pénètre le plus profond. Et voilà la raison pour quoi le saint Esprit ne donne pas la capacité de voir à l’entendement, mais bien au goût ; Gustate et videte184 goûtez et vous verrez la profondeur immense de mes divins Mystères, qui n’est autre que de trouver la Divinité en l’humanité, goûtant l’amertume en l’homme, mais voyant et découvrant des abîmes infinis en la Divinité qui ravit l’âme dans le goût tout divin d’un Homme-Dieu.

13. Hélas ! Qui le croirait (si l’expérience ne rendait savant en cette science si inconnue) qu’une chose si petite en son commencement, si pauvrette, et si abjecte, comme est la foi, peut dans la suite tant croître et devenir si sagement lumineuse (quoiqu’obscure), qu’elle peut découvrir et faire trouver des Mystères et des merveilles si infinies en un homme si pauvre et abject comme Jésus-Christ, Homme-Dieu ; ce qui cause à la suite un si respectueux sentiment pour Jésus-Christ, que l’âme ne sait comment faire ni en quelle posture se mettre pour tâcher de remercier le Père éternel avoir donné Jésus-Christ à la terre, et de l’avoir aussi donné de la manière qu’il l’a donné et par le moyen dont il s’est

§.

14,15. Communication de cette Foi, par degrés. 16, 17. Que la foi est permanente en l’âme nonobstant ses faiblesses. 18-21. Ses progrès et ses découvertes admirables.

14. Ici je commencerai à effleurer une grande vérité, afin de de vous donner quelque pressentiment des choses futures, que vous ne pouvez encore découvrir, vous disant les degrés comment Dieu communique la foi, laquelle comme plus proche de nous va peu à peu purifiant et dénuant la nature : et la foi ayant infiniment purifié et dépouillé l’âme d’elle-même et de sa propre opération, elle devient sagement amoureuse, comme j’ai dit, de telle manière que pénétrant par ce moyen plus avant, et plus profondément les choses divines, elle perd et dénue encore l’âme davantage ; si bien que peu à peu la foi devient sagesse, subsistant toujours comme j’ai dit. Cette divine Sagesse s’accroît incessamment en faisant mourir l’âme à elle-même, comme la foi la simplifie et dénue ; de telle façon que la divine sagesse s’accroissant incessamment par le goût et l’envisagement des merveilles et Mystères divins que l’âme pénètre savoureusement, mais toujours comme quelque chose distincte d’elle, et qu’elle envisage non tout à fait hors d’elle, d’autant que la foi-sagesse, qui lui est encore plus intime que n’était la foi seule, lui fait beaucoup pénétrer les divins Mystères. Mais peu à peu cette divine foi et sagesse se nourrissent tant et si profondément des divins Mystères, qu’elle semble s’éclipser et se perdre, la divine sagesse Jésus-Christ prenant leur place. Et pour lors l’âme voit clairement que la divine Sagesse don de Dieu, ne lui a été donné que comme disposition à la divine Sagesse Jésus-Christ : et c’est pour lors que l’âme goûte beaucoup ces belles paroles185 : Lumen aeternum mundo effudit Jesum Christum Dominum nostrum.

15. L’âme voit pour lors quand elle commence d’être habituée à l’usage de la Sagesse divine Jésus-Christ, la différence de l’opération de ses trois divines lumières qui se donnent par degrés l’une après l’autre ; je dis, la différence de leur opération, quoique dans la suite elle ne devienne merveilleusement qu’un. La foi voit et goûte les Mystères fort proches de l’âme est comme par quelque chose de propre à l’âme. La Sagesse-don de Dieu les voit par un moyen plus hors de l’âme et plus intimement. Mais quand l’âme voit par la Sagesse divine Jésus-Christ, elle les voit très intimement et comme devenus elle-même, ce qui charme l’âme dans la différence de ces trois lumières devenues un, ce qu’elle possède comme une chose très propre. Il est vrai qu’à moins d’expérience ceci ne se peut voir comme il est : mais je m’assure que toute âme qui l’aura expérimenté, me dira que je dis vrai, et que la chose est telle : laquelle va incessamment s’accroissant pourvu que l’âme subsiste et soit fidèle aux trois différents effets qui ne font qu’un dans sa vue et expérience ; savoir simplicité et nudité pour la foi, mort pour la sagesse-don de Dieu, et anéantissement pour Jésus-Christ, Sagesse éternelle.

16. De vous dire les différentes merveilles qui se découvrent et s’opèrent en chaque homme moment par cette divine lumière, je ne le ferai pas, mon dessin n’étant que l’effleurer ici ceci comme j’ai dit, pour vous prévenir.

Seulement je vous dirai pour votre consolation, que cette divine lumière quoique permanente est toujours subsistante, travaillant sur un sujet si faible et plein de pauvreté comme nous sommes, ne peut qu’elle ne reçoive quelquefois du déchet par la conversation des créatures, et à cause et faiblesse que nous expérimentons chaque jour : si bien que l’âme se mettant en oraison, ou pour mieux dire continuant sa solitude et son oraison, n’expérimente pas toujours son œil être ouvert en Sagesse-don de Dieu, ni par conséquent en Sagesse-Jésus-Christ. Mais le don de foi étant par habitude en elle, elle a à observer qu’elle subsiste fortement et courageusement en cette lumière : et elle verra que la foi purifiant ce qu’il y a à purifier, cette foi devient dans la suite Sagesse, et très souvent Jésus-Christ, Sagesse éternelle. Voilà le moyen d’y rentrer, ou d’y continuer quand la sagesse ne paraît pas, subsistant en soi ; et assurément ils se communiqueront.

Quand une âme expérimente ce que je dis, elle trouve une satisfaction dans la foi qui ne peut s’exprimer, non seulement par tout ce qu’elle fait voir, et par tout ce dont elle est l’origine ; mais encore parce qu’elle est le fondement, la base et le commencement de tout son retour, et du moyen de subsister en Sagesse divine : et cela, d’autant que la foi lui paraît si propre tellement à elle, que c’est un don dont il a elle a reçu l’habitude ; et donc elle peut faire et fait usage si facilement qu’il ne se peut exprimer, mais bien expérimenter.

17. Les choses divines sont d’une nature que l’âme les expérimentant, elle se met en toutes postures pour les pouvoir exprimer ; et comme cela ne se peut d’autant que cela n’est pas de cette vie, il faut par nécessité avoir recours aux comparaisons, étant davantage selon la manière de concevoir qui nous est propre. Il me vient une comparaison en esprit pour vous exprimer grossièrement ce que je veux vous dire de cette lumière divine, et comment elle a son commencement et qu’elle subsiste en l’âme. Elle commence donc par la foi, comme le jour commence par son aurore ; elle s’accroît par la Sagesse-don de Dieu, comme cette aurore se lève incessamment et devient plus étendue, se faisant plus voir, jusqu’à ce qu’elle devienne plein jour, non de l’éternité, mais du temps ; c’est là comme Jésus-Christ a paru en cette terre. Or comme il ne fait pas toujours jour, ni qu’il n’est pas toujours plein midi, mais qu’il reste cependant dans le monde une certaine lueur en plein été, les nuits étant fort sereines, et éclairées d’un reste de jour ; de la même manière l’âme étant honorée de ce don, reste par habitude et par état en pouvoir de faire usage de la foi, comme l’on marche à l’aide du reste du jour qui est après le soleil couché, et qui est jour véritable, mais non au point qu’il l’est quand le soleil est levé.

Retenez toujours bien toute cette expression, non pas pour faire entendre qu’il fasse un jour qui ôte l’obscurité et ténèbres de la foi pour les sens et les puissances. Non ; tout le jour est pour le centre et pour les puissances réduites en un dans le centre ; et ainsi ce n’est rien de sensible et lumineux selon nous, mais hors de nous en la manière de la foi. Ce qui est cependant infiniment plus réel et effectif que toutes nos sensibilités et lumières propres dont les puissances sont capables dans leur opération même passive, comme je vous ai dit au commencement.

18. J’ai cru vous devoir expliquer tout ceci, afin de ne pas le répéter, en parlant à la suite des divins Mystères. Par là vous verrez le moyen par lequel les Mystères sont ouverts à l’âme pour en découvrir les beautés, et en manger le fruit qui donne vraiment la vie. C’est par là que l’on voit des merveilles dans le divin sacrement de l’autel et que les âmes découvrent les merveilles qu’il renferme, étant le raccourci de toutes les merveilles de Jésus-Christ ; si bien qu’autant que Jésus-Christ Sagesse éternelle se communique en la manière susdite, autant aussi ce divin Mystère de Jésus-Christ au saint-Sacrement est ouvert et découvert : ce qui est un bien inestimable à l’âme, qui y trouve la plénitude de tout bien en réalité et vérité. C’est par cette même lumière et en cette même lumière que les merveilles et les Mystères de la sainte Vierge sont ouverts et découverts : ce qui charme aussi l’âme, lui donnant un amour inconcevable pour la très sainte Vierge. C’est aussi là et par cette même lumière, et en cette même lumière que l’âme voit les saints et découvrent leurs beautés, leurs grâces, et tout le reste qui les concerne.

19. Enfin c’est par ce moyen et par cette divine et sage foi que l’on découvre Jésus-Christ Homme-Dieu, par un même regard, ou pour mieux dire sans regard, mais d’une vue qui voit les beautés de l’Homme-Dieu en unité sans que l’humanité empêche la vue de la Divinité : au contraire cette vue est tellement élevée par cette divine Sagesse en foi, que l’on ne découvre qu’un très pur et très simple Mystère Jésus-Christ Homme-Dieu. Sans cette divine lumière qui élève et purifie l’âme, réduisant les puissances dans le centre, et la rend capable de voir par le centre, il est impossible qu’elle voit ce Mystère Jésus-Christ Homme-Dieu sans diversité ni multiplicité ; ne pouvant spiritualiser les formes que causent les images de l’Humanité. Mais quand cette divine lumière est devenue telle en l’âme, telles images sont et deviennent infiniment pures, ou si vous voulez, sans images ; l’âme les voyant aussi spirituellement que la Divinité, sans cependant ne jamais faire cette distinction : d’autant que cette divine lumière peut par sa pureté voir le Mystère de l’union hypostatique voyant que par elle l’homme est Dieu et Dieu est l’homme. Ici toutes les difficultés de ces images et distinctions sont évanouies, ou pour mieux dire absorbées par la lumière sans lumière en notre manière. Ici aussi l’âme a la facilité non seulement de voir l’union de ce divin Mystère Homme-Dieu ; mais encore de découvrir les personnes divines dans l’unité divine : ce qui est une grande affaire, et où il y aurait infiniment à dire. Car souvent les âmes croient que tout est fait, quand la foi les a conduits en Dieu. Ce n’est à la vérité encore que commencer ; d’autant que c’est pour lors que l’on commence de voir, comme j’ai dit, tout en unité. Je m’arrête là : car ce que j’ai dit suffit, n’étant que pour vous encourager et aider. Et si le bon Dieu vous fait la grâce d’être fidèle pour expérimenter ces choses, vous n’en demeurerez pas là, passant à la suite que je tais par raison, car elle ne vous servirait pas présentement.

20. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis présentement est bien fort. Je réponds que cela est vrai, mais qu’il est très facile à qui a la lumière ; et que Jésus-Christ s’étant incarné et étant mort pour nous acquérir cette grâce, nous l’aurions facilement en un degré même plus avancé que tout ceci, si nous étions fidèles à faire usage du sang précieux de Jésus-Christ. Mais qu’il est vrai aussi, que le cœur des hommes est si lâche et si peu généreux que l’on s’arrête facilement, ne voulant pas mourir et souffrir dans les choses petites et basses ; et qu’étant souvent destinés pour être enfant de Dieu, (ce qui n’est proprement et véritablement que ceci même en souverain degré,) il nous faut contenter au grand regret et dégoût de Dieu, d’être valets, et ainsi de vivre et d’avoir la solde des valets : et c’est encore beaucoup. Mais si nous faisons une bonne fois réflexion sur les instincts de notre âme, nous y verrions et découvririons assurément des traces de notre noblesse ; et que vraiment plusieurs âmes sont destinées pour être enfants, et ainsi pour être animées et vivifiées de l’esprit de Dieu, qui cependant par leurs propres fautes et par une bassesse de courage se contentent d’aller mendier leur vie de porte en porte : ce qui se fait comme j’ai dit par la capacité propre et l’usage que l’âme en fait selon ses facultés. Ce n’est pas que je croie que tout le monde soit destiné pour cette grâce : nenni ; vous le savez, et combien je précautionne contre cette pensée. Mais je parle aux âmes qui en ont la semence, et qui par une lâcheté vraiment criminelle s’écartent, comme l’enfant prodigue, de la maison de leur Père, et se contentent de vivre dans une région éloignée avec les pourceaux, pouvant vivre des mêmes mets et à la même table que leur Père.

21. Que tout ceci est mystérieux dans le saint Évangile ! Lequel dit tout ce que l’on n’en peut dire et que les âmes éclairées pourraient voir, sans tant de paroles comme nous autres pauvres créatures sommes contraints de faire dans les expressions des choses si cachées. Et remarquez bien que quoique l’on soit obligé pour se faire entendre de dire tant de choses, si la vérité de tout cela n’était dans le saint Évangile et dans les Écritures, ces lumières ne seraient pas vraies, et jamais le saint Esprit n’opérerait cela dans une âme, étant une invention humaine.

Passons aux autres doutes afin que conformément à ceci nous en parlions et déclarions ce qu’il y aura à dire.

Cinquième demande

Je vous prie encore de m’expliquer ce mot : Et erat subditus illis186, comme vous me l’avez dit pour moi et comme je dois expliquer aux autres.

Je vous demande aussi un petit discours pour détruire la sagesse humaine, la raisonnable, et pour faire voir comment se conduire selon celle qui paraît plus surnaturelle en ce qui regarde le bien temporel ou spirituel d’une famille ou Communauté.


RÉPONSE

1-5. Mistère de la Vie cachée et soumise de Jésus-Christ, et instructions qu’il renferme. 6. Fécondité de ce mistère, dans les âmes de foi. 7-9. Vérités et conclusions qui en suivent.

1. Plusieurs personnes non profondément éclairées des Mystères de Jésus-Christ s’étonnent qu’un Dieu dont les moments de la vie sont infiniment précieux, ait passé une très grande partie de la sienne dans l’exécution de ces paroles sacrées : Et il leur était soumis. Ils désireraient infiniment savoir quelles étaient les applications de ce Verbe fait homme durant trente années, n’y ayant eu moment où Son âme n’ait été dans une élévation admirable. Elles jugent bien que ce divin Jésus étant le Sauveur du monde et la Parole Éternelle, une seule parole sortie de Sa bouche sacrée était capable d’éclairer tout le monde et d’embraser d’amour toutes les créatures, et cependant durant tout ce temps tout est consommé dans ces mystérieuses paroles : Et il leur était soumis, de telle manière que cette grandeur, cette Sagesse, cette Parole éternelle pour toutes choses n’est que dans le néant et la dépendance : Et il leur était soumis. Plus les hommes pénètrent ce Mystère, plus ils sont dans l’étonnement. Jésus-Christ vient sauver tout le monde et Il passe trente années de Sa vie sans [380] y rien faire à ce qu’il paraît. Il est la Sagesse Éternelle qui fait tout, étant la véritable lumière de toutes les créatures, et Il apprend d’un pauvre homme, et Il n’a de lumière que ce qu’Il reçoit par le ministère de la sainte Vierge et de saint Joseph.

2. Toutes ces choses sont surprenantes à l’esprit humain, mais quand une âme est éclairée de la foi et que la Sagesse divine manifeste le secret de Jésus-Christ, on voit des merveilles en ce divin Mystère, nous disant infiniment plus que toutes les expressions. Entendons donc ce langage muet de la Parole éternelle, et apprenons qu’encore qu’il soit exprimé en très peu de paroles, elles sont infiniment fécondes en Mystères, que les seules âmes destinées à l’intérieur et éclairées comme nous avons dit peuvent pénétrer, sans jamais se pouvoir rassasier, ayant épuisé leur grâce et leur lumière.

Que disent-elles donc ? Elles nous apprennent que la fécondité de l’Esprit de Dieu dans la terre n’est pas dans le beaucoup-parler, mais dans ce profond silence, Ses grands ouvrages se faisant dans le fond de l’âme où tout est silence et dans le repos, l’action même étant son repos, comme son repos est son action. Quand le Verbe divin humanisé a exécuté l’ordre de Son Père, en prêchant et cherchant les âmes, Il S’est multiplié et S’est ajusté aux créatures, mais, étant dans la retraite et la solitude de Sa vie cachée, Il n’avait pour toute parole qu’un profond silence au-dehors, mais dans l’intérieur le parler divin ; il n’avait que la dépendance au-dehors, mais la pleine liberté au-dedans, pour jouir des merveilles divines. Ce qui apprend aux créatures qu’il faut être avant que d’opérer, ce [381] que n’observent pas les âmes qui bâtissent elles-mêmes leur intérieur. Car, avant qu’elles aient l’intérieur suffisant pour être le principe de leur action, elles s’écoulent toutes en action sans le principe intérieur, croyant que la seule sainte intention suffit, ce qui est cause que quantité de personnes faisant de cette manière ne subsistent pas et n’établissent rien de solide ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur.

3. Les âmes vraiment éclairées du Verbe Éternel n’agissent pas de cette manière. Car, comme par leur lumière, elles découvrent qu’il faut être véritablement avant que d’opérer, et que l’être ne peut leur être acquis ni communiqué que par une longue solitude et un silence très profond, cela fait que, sur l’exemple de Jésus-Christ, elles

15. Phi., 2, 7 : Il s’est anéanti Lui-même.

aiment la vie inconnue et silencieuse, comprenant très bien que vingt ni trente années ne sont pas trop pour former leur fond et jouir de ce même fond en silence et humilité. Quand on n’a pas la lumière et que ce divin Mystère n’est pas manifesté, on ne sait que faire ni que font les âmes si perdues en elles-mêmes dans le centre de leur âme ; mais quand la lumière est donnée, on est bien détrompé et l’on voit clairement que ce n’a pas été en ce temps que Jésus-Christ a moins parlé et moins fait, mais que au contraire ç’a été là qu’Il a plus fait et dit, non au-dehors, mais au-dedans. Ce qu’ont fort bien connu et entendu tant de profonds solitaires qui, par amour et par union à Jésus-Christ caché, se sont retirés, non trente années, mais cinquante et soixante sans dire un seul mot et sans qu’il nous en paraisse rien, tout leur parler et opérer ayant été intérieur et en Dieu.

4. [382] Voilà selon ma pensée et ma petite lumière la première vérité de la Vie Éternelle qu’entendent et comprennent fort bien dans leur fond les âmes où Dieu travaille. Car la première opération de la main divine est de graver dans leur intérieur la même inclination que Jésus-Christ a eue au commencement de Sa vie, ces âmes ne pouvant se rassasier, non plus que Lui, de n’être rien et de ne rien dire afin que le Verbe divin soit toutes choses et qu’uniquement Il parle en elles. La Passion de Jésus-Christ est la source dont est écoulé tant de martyrs et tant d’âmes souffrantes, passionnées de souffrir par l’inclination que ce divin Mystère leur a imprimée. Sa vie cachée, silencieuse et inconnue, est la source féconde de tant de beaux ouvrages intérieurs, lesquels le monde n’est pas capable de découvrir : cela est réservé pour l’éternité où l’on verra ces merveilles unies à leur source ; et pour lors ce qui est caché sera découvert, ce qui paraît présentement très peu sera très fécond, et ce qui ne dit mot aura un langage qui charmera tous les saints. Cela n’est pas inconnu à leurs semblables dès cette vie quand Dieu l’agrée, plusieurs voyant ces merveilles par la même lumière qui les en rend capables eux-mêmes.

5. De cette première lumière du Verbe caché et silencieux, nous tirons plusieurs instructions. La première est pour juger quand un intérieur est vrai et que la lumière de Dieu l’opère : car autant que cette lumière divine le porte à la vie cachée au commencement et qu’il y grave cette inclination, autant il y a de vérité et de surnaturel pour l’élévation de l’intérieur, la première élévation intérieure commençant [383] toujours par le fond intime et inconnu de l’âme.

La seconde instruction est qu’il n’y a proprement que là que l’on trouve les pierres fondamentales de l’intérieur et non dans le dehors. Ces pierres fondamentales sont l’abjection, la souffrance, la petitesse et le reste, qu’une vie inconnue comme celle de Jésus-Christ a pour partage ; or, il est certain que c’est seulement là où l’on trouve telles pierres angulaires et non dans la conversation et le commerce des créatures où l’estime, la suffisance et l’éclat sont en règne : autrement on ne serait pas propre au commerce avec les créatures.

Nous apprenons encore que c’est un Mystère admirable et infiniment fécond et profond, qui nous est découvert par ces admirables paroles, Et il leur était soumis, toutes choses étant renfermées en elles et par elles en Dieu. Le Verbe divin humanisé a comme anéanti et fait éclipser Sa Sagesse, exinanivit semetipsum187, toute Sa conduite, toutes Ses productions, pour n’être, ne pouvoir et ne faire rien dans Son état caché que par obéissance. O Mystère de l’obéissance, que tu portes lumière pour tout pouvoir et pour tout agir quand tu es découverte à une âme et qu’elle est assez heureuse que, par lumière et sagesse divine, elle voie ce divin Verbe humanisé obéissant !

6. C’est ce divin Mystère qui, par sa fécondité, fait tant de merveilles dans l’âme des personnes destinées à la foi et à la Sagesse, comme nous avons dit ; et cela est si vrai que pour discerner telles âmes, il faut seulement les éprouver par (384) l’efficace de ce Mystère. Car il est certain qu’autant que leur fond sera véritable, autant seront-elles lumineuses en obéissance, n’ayant et ne pouvant jamais avoir rien que par une simple, totale et très aveugle obéissance, et qu’au cas que cela ne soit pas, tout est faux et contrefait, et il n’y a de vérité que selon que cette obéissance est vraie et à l’épreuve. Car il est impossible que telles âmes, comme nous le disons, n’aient jamais des lumières que par cette aveugle obéissance tant à l’égard de Dieu que des créatures auxquelles elles doivent obéir, sachant par leur expérience que la Sagesse la plus divine et la plus lumineuse reçoit entièrement et absolument toute sa clarté et sa conduite de l’obéissance, et que, même au cas que les personnes auxquelles on doit obéir leur fussent infiniment dissemblables, cela n’empêcherait nullement leur supériorité et leur lumière au-dessus de la sagesse la plus profonde. Ce qui est, comme j’ai dit, infaillible pour les âmes de cette grâce ; et c’est la cause pourquoi elles sont tant éclairées et si respectueuses pour ce Mystère, l’adorant incessamment et recevant de lui une influence spéciale. Et cela fait qu’elles se contentent de cet unique Mystère pour toutes choses dans leur état, recevant tout par lui, soit repos et certitude en leur état, soit accroissement de leur état même : ce qui se trouve ainsi généralement pour toutes les âmes de cette grâce et qui sont assez heureuses de jouir de la foi, comme nous l’avons dit.

Les autres âmes qui sont encore en elles-mêmes et qui ne sont pas appelées de Dieu pour en sortir, ne l’ont pas de cette manière [385], mais d’une manière plus modérée et accommodée à leur état comme plus raisonnable et humain. C’est pourquoi l’obéissance qui les conduit et gouverne soit de la part de Dieu, soit des créatures, leurs supérieurs, est avec règles, poids et mesure ; mais pour les autres où le surnaturel de Jésus-Christ est, il est sans poids et mesure selon le degré où ils en sont.

7. De là nous apprenons plusieurs vérités :

    Que l’obéissance sur telles âmes opère non par la lumière des personnes qui ordonnent, mais par le fond de celui qui obéit, d’autant que ce divin Mystère de Jésus-Christ est une source de grâce toujours opérante et efficace sur telles âmes. Ce qui est cause que jamais elles ne s’arrêtent à discerner le commandement ni les personnes qui commandent : c’est assez que le pouvoir y soit.

Que telle obéissance est toujours infiniment au-delà de la plus profonde lumière divine, de telle sorte que plus une âme est lumineuse, plus devient-elle obéissante, souple et aveugle, voyant toujours infiniment plus clair par cette totale soumission que par tout ce qu’elle a intérieurement.

Que Dieu même Se soumet en elles à cette obéissance, c’est-à-dire que telles âmes reçoivent plus de vérités et de lumières par l’obéissance extérieure que par tout ce que Dieu leur donne par l’intérieur. Ce qui se trouve vrai autant que leur intérieur est véritable. Car comme Jésus-Christ, Verbe divin et Sagesse éternelle, a été instruit et conduit par une pauvre créature, autant que le Verbe divin, Homme-Dieu, se trouve en une telle âme, autant elle est soumise et autant a-t-elle pour toutes choses cette unique lumière de la nue et aveugle obéissance [386] étant à cette créature autant toute chose qu’elle l’a été à Jésus-Christ à Nazareth. Et c’est ce qui charme l’âme en voyant et remarquant cette admirable économie de l’intérieur et cette correspondance avec ce divin Mystère, la lumière, la vérité et le fond de sa vie cachée et inconnue, remarquant la même chose en son intérieur et la correspondance qu’elle a avec ce divin Mystère.

Que comme Jésus-Christ recevait toute sa conduite de l’obéissance, aussi recevait-Il toute Sa vie de l’ordre divin, la divine volonté L’animant uniquement, et cela pour toutes pratiques.

8. Les âmes, où la foi et la Sagesse divine ne règnent pas, ont diverses pratiques et reçoivent grâce par quantité des choses saintes. Mais les âmes qui sont telles comme nous venons de dire, réunissent par leur intérieur tout dans la volonté divine, telle volonté leur étant et leur découvrant toutes choses, selon le degré où elles en sont. Si bien que comme leur intérieur et leur extérieur reçoivent conduite par la seule obéissance, aussi l’un et l’autre reçoivent opération de l’unique bon plaisir divin, rien ne pouvant être reçu en telles âmes, qu’autant qu’il est de l’ordre divin. C’est ce qui fait que chaque moment la volonté divine est leur plénitude, laquelle, quoiqu’elle paraisse fort petite aux âmes peu éclairées, cependant est d’une très grande étendue par la plénitude du bon plaisir divin pour ces âmesci, qui ne jugent jamais des choses par le dehors et selon que les hommes les voient, mais par le dedans et par l’ordre divin qui les agrée et qui y donne le poids.

9. Vous voyez par là deux choses :

(1) Que telles âmes n’ayant qu’à être dans l’ordre divin [387] pour être pleinement contentes, elles le sont, et le peuvent être à tout moment, n’y ayant rien de plus facile que de trouver et d’avoir ce divin ordre, pourvu que l’on reçoive tout et que l’on soit en chaque moment comme la Providence nous fait être dans l’état et la condition où nous sommes.

(2) Que comme un très petit état a fait la plénitude de l’intérieur de Jésus-Christ, aussi une âme qui sait être anéantie et vivifiée par Jésus-Christ, sait se contenter de très peu sans rien forcer, mais demeurant suavement dans l’état où elle est, pourvu qu’elle soit selon que tel état et telle condition l’exigent. C’est par ces lumières que l’on juge les âmes et que l’on discerne la vérité et le degré de leur intérieur. C’est ce qu’il faut apprendre aux âmes, leur inculquant bien que ces divines paroles : « Et Il leur était soumis », quoique courtes, sont infiniment fécondes et qu’ayant fait l’emploi de la vie humainement divine d’un Dieu trente ans [sic], elles feraient la purification, la mort et l’anéantissement de la nôtre, si l’on il y était fidèle.

§.

10-17. Principes solides de la bonne conduite d’une maison

10. Pour ce qui est de la conduite qu’une âme doit avoir pour bien ménager le temporel et le spirituel d’une Maison, il me semble que nous en avons déjà parlé autrefois, savoir que Jésus-Christ doit toujours avoir le principal en cette conduite, et par conséquent que sa sagesse doit être la lumière qui la doit éclairer. Cette divine sagesse de Jésus-Christ évite les extrémités pour n’être ni trop humainement prudente, ni aussi trop hautement sage.

11. Je dis ni trop humainement prudente, donnant tout ou presque tout pour contenter les sens, et pour ne jamais choquer le raisonnable et humain. Il se rencontre tant de personnes, même spirituelles, qui conduisent des maisons, qui n’ont pour principe que les sens, et tout au plus le raisonnable purement humain. Ces personnes sont remplies d’un million de précautions et toujours en alarme, ne tenant jamais assez en leurs mains les choses ; et ainsi n’abandonnant jamais rien à la conduite sage et prévoyante de Dieu. Elles ne savent ce que c’est que ce discours, et posent toujours pour fondement de tout ce qu’elles font, que les sens soient contents, et que la règle de tout faire et de tout entreprendre soit la raison humaine, qui est leur appui et leur fin non pourtant la dernière ; : car elles ont intention de plaire à Dieu, mais en vérité si peu, qu’il y a proprement que l’humain qui paraît en ce raisonnable.

Le travail de ces sortes de gens se termine à peu de choses. Ils font grand bruit, ils se donnent beaucoup de peine, leurs âmes sont remplies de beaucoup de pensées : et enfin c’est une multiplicité forte incommode aux âmes de grâce ; mais qui accommodent ces esprits humains. Ils semblent toujours avoir toutes les affaires du monde sur les épaules, quoiqu’ils fassent peu de choses. Cette sorte de conduite encore qu’amassant parfois bien des pierres, c’est-à-dire pourvoyant beaucoup au temporel et à un certain spirituel, n’ayant pas la vie divine qu’il faut, devient à rien fondant et s’évanouissant imperceptiblement. Les ouvrages ces personnes n’ont pas la bénédiction qu’il faut pour porter un fruit de grâce et qui soit de durée.

12. Je dis en second lieu, ni trop hautement sage, d’autant qu’il y a des âmes éclairées d’une profonde sagesse par laquelle elles sont capables d’un grand intérieur et peuvent ainsi jouir hautement de Dieu et se passer beaucoup des créatures : mais ces âmes souvent non pas le discernement qu’une si grande lumière est pour elles en particulier et non pour un commun, et que peu de personnes, spécialement dans les Communautés, peuvent vivre dans cette élévation, et cette mort au créé dont leur âme et capable ; cependant faute de ce discernement, elles se servent des lumières qu’elles ont, pour conduire et pour principes de conduite. Ces personnes quoique divinement intentionnées, étant très éclairées, peuvent aussi faillir très lourdement, donnant une charge que plusieurs ne peuvent porter pour faute d’avoir les épaules assez fortes, et prenant des principes trop élevés pour l’établissement de leur conduite temporelle.

13. Comme les premiers ne donnent rien à la conduite et à la providence de Dieu : ceux-ci y donnent tout ; et de cette manière insensiblement Dieu n’y concourant pas selon leur espérance, les choses dépérissent et ne prennent pas un bon fondement et établissement. Les premiers mettent tout leur soin final à contenter et à mettre la paix dans les sens et dans la raison de leurs sujets : et pourvu qu’ils n’éclatent en mécontentement, mais qu’au contraire on les loue d’être doux, accorts et accommodants, cela leur suffit, soit qu’ils se perfectionnent ou non. Ceux-ci prennent l’autre extrémité, leur mort et leur peine est de donner le moindre contentement qui satisfasse les sens et l’esprit : comme ils prennent tel principe pour eux, aussi s’en servait-il pour les autres ; ce qui pousse insensiblement à bout les âmes non divinement éclairées de Dieu. C’est un humain trop bas, disent-ils, de tant prévoir et d’avoir tant de soin du temporel, et de ce qu’il faut pour établir raisonnablement les choses. Vous voyez des contraintes perpétuelles en tout ce qui concerne le temporel en n’y mettant et n’y mêlant pas le raisonnable et les principes prudents que les serviteurs de Dieu donnent et ont donnés en tels emplois. Si bien que les choses sont toujours dans un état violent et en l’air pour le spirituel et le temporel.

14. Ce n’est pas là la conduite de Dieu pour un corps général. Il veut une conduite douce, suave et solide, mélangée de sagesse et de raison ; non toute humaine ni toute sage ; mais sagement humaine et humainement sage : qui sache par conséquent se servir avec sagesse de Jésus-Christ de la bonne conduite raisonnable, soit pour l’intérieur soit pour l’extérieur.

Pour l’intérieur faisant le discernement de la capacité humaine et divine de chaque sujet. Je dis humaine : car comme l’humain est aussi bien donné de Dieu que la grâce, il est donné avec règle et avec dessein de Dieu ; et ainsi il faut avoir autant d’égard à la capacité du corps et de l’esprit, que vous en avez à ce que vous y discernez de grâce, ajustant les avis et la conduite raisonnablement sage sur ce fondement. Quand vous donnez tout à ce que vous voyez de grâce sans faire état et sans avoir considération du peu ou du beaucoup de capacité naturelle, vous gâtez tout, et vous trouvez dans la suite que vous vous êtes trompé. De même quand vous ne jugez que de la capacité naturelle sans avoir assez de considération pour ce qu’il y a de grâce, vous vous trompez aussi : d’autant que l’humain étant le maître, vous vous donnez bien de la peine, croyant rendre telles âmes spirituelles ; et le poids naturel les emporte. C’est pourquoi il faut une très prudente sagesse pour cette conduite et pour ne pas engager les âmes à plus qu’elles n’ont ; ou peuvent avoir ; penchant toujours un peu plus du côté de la grâce que de la capacité humaine.

15. Pour l’extérieur, il faut toujours mettre et établir Jésus-Christ le principal, c’est-à-dire la fin et le principe de toute bonne conduite pour le temporel. 1. La fin ; faisant en sorte que ce soit pour lui et vers lui que tout soit dirigé. 2. Le principe ; si bien que l’on établisse la conduite sur la providence divine, se servant des moyens humains, mais par rapport à Dieu, et abandonnant l’effet à sa conduite, et à sa sagesse après avoir agi de notre mieux.

On doit donc prendre les avis des personnes sages, et faire tout ce que ces personnes sages conseillent et feraient en telles affaires ; mais avec abandon à la conduite divine : et assurément tel procédé ne contrariera jamais la plus sublime sagesse divine. Au contraire si vous voyez une âme très hautement perdue en Jésus-Christ, et qui par conséquent prend pour soi les principes conformes à son intérieur ; pour l’extérieur vous la verrez agir et établir prudemment et raisonnablement ce qu’elle aurait à faire ; mais cela dans un grand repos, paix et abandon pour l’effet et le succès. Et pour ce qui est des affaires ou la prudence raisonnable, conduite et éclairée de la sagesse chrétienne, ne trouve ni voie ni issue, soit pour y entrer ou pour en sortir, après avoir fait ce que bonnement on n’y croit à faire, on abandonne le tout à Dieu.

16. Et c’est là où l’on voit la différence des hommes sagement et hautement illuminés, d’avec ceux qui ne suivent que l’humain. Car les premiers font avec paix et sans inquiétude ce qu’ils croient devoir faire, demeurant ensuite en repos : parce qu’ils ont toujours ce qu’il désirent, qui est l’accomplissement de l’adorable volonté divine qui n’est pas contrariée par l’agir et la prévoyance raisonnable. Mais pour les autres, tout le monde ne leur peut fournir assez de moyens pour les précautionner, ou les tirer d’embarras, ou pour faire réussir une chose qu’ils entreprennent. Et quand ils ont fait non seulement le raisonnable, mais l’impossible même, pour ainsi dire ; vous les voyez inquiets, remplissant le monde de trouble et de plaintes de ce qu’ils feront et de ce qui leur arrivera, et d’un million de choses fâcheuses. D’autant que telles personnes purement humaines, quoique bonnes, ne trouvent à la fin de leurs moyens que des précipices : car elles trouvent à la fin de leur raison rien ; et de cette manière elles n’espèrent plus d’issue. Au lieu que les premières étant sagement raisonnables, les moyens raisonnables leur manquant, trouvent l’appui de la Sagesse divine, qui fait soutenir en se perdant, donner la vie en mourant, qui sait ne rien faire beaucoup, et de la perte et de la ruine d’une affaire et d’une Maison, en tirer et en faire réussir l’établissement. C’est ce qui est cause qu’elles sont toujours très contentes et consolées, non toujours dans les sens, qui ne voient goutte en cette sagesse ; mais dans l’esprit éclairé et informé par elle, et qui ainsi voit clair dans l’obscurité, et est en assurance dans le précipice.

17. Concluons que c’est une chose très avantageuse pour une Communauté ou pour une famille, quand elle est conduite par une personne raisonnablement sage, et qui sait ajuster la Sagesse divine qu’elle obtient et reçoit en l’oraison, à la raison et à la prudence qu’elle a naturellement, et qu’elle reçoit par le secours du conseil. Car par ce moyen on fait une maison de grâce : et si le temporel n’y est pas tant, Dieu par sa providence y supplée assurément par des moyens infinis et inconnus ; et toujours le spirituel y est fécond et avantageux, et très souvent aussi le temporel s’y trouve. Car où est une bonne conduite telle que celle-ci, assurément Dieu la bénit même temporellement : et quand telle conduite ne se rencontre pas, et que le temporel dépérit, très ordinairement le spirituel se perd aussi ; étant fort difficile qu’une Communauté, où il se trouve quantité d’âmes communes, se soutient régulièrement et intérieurement, le temporel dépérissant. Dieu ne laisse pas souvent de faire des miracles ; mais c’est, comme j’ai dit, quand la conduite a été telle que nous la venons de décrire, et que nonobstant cela la pauvreté arrive : alors Dieu y supplée assurément ; car cette conduite ayant été de grâce, où l’humain manque le divin y supplée.



Sixième demande

Je vous demande encore de m’expliquer quand une âme ne doit plus faire de distinction entre Jésus-Christ et ce qu’elle fait par Son ordre ou par celui des supérieurs. Dites-moi aussi bien nettement ce que c’est que de marcher dans la voie que Dieu veut de nous et d’être toujours comme Il veut ; et ce que c’est que la vraie paix et le vrai repos du cœur, parce qu’il y a des naturels fort paisibles, qui pourraient prendre le naturel pour la grâce.


RÉPONSE.

1. Cette demande est déjà très éclaircie par les autres réponses, comme je m’assure vous voyez fort bien. Car il faut distinguer trois choses. 1. Une chose est communément Jésus-Christ à une âme quand elle est de grâce : et ainsi généralement tout ce qui est selon sa règle ou l’ordre des supérieurs doit être envisagé, respecté et exécuté comme une participation de Jésus-Christ ; ce qui est à l’égard de l’âme plus relevé que le degré de grâce où elle en est, et la ferveur et le reste qui sont son acte et sa pratique. 2. Une chose d’obéissance ou de volonté de Dieu doit être prise et estimée comme Jésus-Christ, lors que l’âme non seulement la pratique, envisageant et s’unissant à Jésus-Christ, mais encore par une lumière plus surnaturelle, fait telle chose ordonnée, de quelque manière que ce soit, comme si c’était Jésus-Christ même qui l’ordonnât. 3. Lors que l’âme étant simplifiée et morte à soi par la foi et la Sagesse divine, don de Dieu, et enfin tombant dans le néant par la Sagesse divine Jésus-Christ qui la possède d’une manière admirable, tout ce qu’elle fait et généralement tout l’extérieur et l’intérieur lui devient Jésus-Christ de telle sorte que la moindre chose lui est Jésus-Christ ; mais très spécialement celles qui sont plus conformes à ses Mystères, comme sont l’obéissance et tout le reste qui concerne l’état et la condition ou la providence nous a attachés.

§.

2. Pour ce qui est de marcher dans la voie que Dieu veut de nous et de la discerner ; il faut faire distinction de l’intérieur et de l’extérieur. Pour l’intérieur, ayez recours à ce que j’en ai dit. Pour l’extérieur il ne faut nullement vous donner de peine ; car l’état où nous sommes ou ce que nous avons à faire, et à souffrir de moment en moment, est notre état. Il ne faut pas beaucoup philosopher ni s’amuser en cette recherche : faisons ce que nous devons faire dans l’état où nous sommes ; c’est marcher dans la voie que Dieu veut de nous. Mais le malheur est que l’on désire toujours, et que l’on recherche incessamment toute autre chose que ce que l’on a, et d’être et de faire ce que l’on doit faire ; et c’est tromperie. Il faut faire bonnement et simplement ce à quoi nous sommes attachés par providence, sans s’amuser en désirs et pensées creuses d’autre chose ; croyant que la condition et l’état où nous sommes, et tous ceux qui s’y rencontrent à faire ou à souffrir, est l’ordre de Dieu sur nous et notre véritable état, par lequel nous pouvons être sanctifiés hautement par exclusion de toute autre. Il ne faut jamais laisser en son âme de désir ou propension pour un autre état ni pour quoi que ce soit que notre état propre ne renferme, et ne contient. Et si l’état que nous avons, et aussi les providences qui s’y rencontrent, ne nous élève pas en nous vivifiant, ils le feront en nous faisant mourir, y étant fidèle ; s’ils ne produisent grâce en consolant, ils le feront en nous faisant mourir, y étant fidèle ; s’ils ne produisent grâce en consolant, ils le feront en crucifiant et détruisant. C’est pourquoi il suffit que nous y soyons liés par quelque providence, de quelque manière qu’elle soit arrivée. Peu d’âmes sont constamment fidèles à ceci ; c’est pourquoi peu d’âmes sont véritablement et à l’épreuve dans leur foi à Dieu.

§

3. Pour ce qui est de la vraie paix, elle est très facile à discerner : d’autant que la vraie paix étant une participation de Dieu qui soutient l’âme, et lui fait goûter de son centre, quand on ne remarque pas que la paix, qui est en une personne est par cette participation, il faut juger qu’elle est naturelle. Or pour discerner si elle est une participation de Dieu ou non, il faut remarquer, 1. Si telle personne est en paix et garde la paix dans les abjections et confusion qui lui arrivent. Si cela est, c’est une excellente marque : si cela n’est pas, mais qu’au contraire vous remarquez l’âme être inquiète pour se justifier, souffrant avec une peine comme intolérable de confusion et mépris qui lui arrivent, et que l’on fait d’elle ; dès là jugez qu’il y a peu de Dieu en cette âme, et que si auparavant il y paraissait beaucoup de paix, cela était humain soit d’un naturel tranquille ou par raison. 2. Si dans les pertes les souffrances qui lui arrivent, telle âme garde aussi la paix et tranquillité : car cela étant, assurément elle est vraie ; si cela n’est pas, il peut bien y avoir quelques grâces, mais elle n’est pas paix divine.

Voilà deux pierres de touche pour discerner la vraie paix d’avec l’humaine, et pour remarquer par ce moyen même les degrés de l’une ou de l’autre.

4. J’ai dit que la paix est une participation de Dieu ; cela est vrai, car la participation de Dieu approche du centre, ou met l’âme en son centre. Approcher du centre ou mettre l’âme en son centre est uniquement ce qui donne la paix divine et de grâce ; et par conséquent la paix étant bonne, ce doit être une participation de Dieu. Remarquez une pierre : autant qu’elle est éloignée de son centre, autant elle est en agitation et en action ; et au contraire autant qu’elle est en son centre, autant elle se repose, et est en paix. Ainsi en est-il du cœur humain. Faites ce que vous voudrez, ayez les meilleures inclinations naturelles qu’aucune créature ait eues : si l’âme n’a Dieu, elle ne sera jamais en paix, car elle ne sera pas dans son centre. C’est pourquoi les souffrances, les pertes, les abjections sont spécialement la pierre de touche pour discerner la vraie paix d’une âme.

Elles le sont pour deux raisons. La première, d’autant que Dieu étant très spécialement [398] en la souffrance et en l’abjection, si Dieu est en telle âme pacifique, elle Le doit trouver en telles souffrances et abjections, et par conséquent garder sa paix au même degré que Dieu y est, car Dieu n’est pas contraire à Dieu. La seconde, que la souffrance, la perte, et l’abjection étant une chose fort contraire à la nature, telles choses touchant une âme naturelle, elles lui causent assurément du trouble et de l’inquiétude ; et il y a que Dieu seul en elle qui le puisse empêcher. Et ainsi je conclus que c’est la vraie pierre de touche pour discerner si Dieu est là, ou non, et par conséquent si c’est une vraie paix.

5. Vous me pourriez encore demander : comment entendez-vous que l’approche des souffrances, des abjections et des pertes, ne doivent pas causer du trouble en l’âme vraiment pacifique, car l’on a vu des saints trembler et être véritablement effrayés à l’aspect des souffrances, telles peines faisant une bonne partie de leur martyre ?

Je réponds que cette paix doit être dans le fond de l’âme et dans la cime de la volonté, recevant l’effet de la touche de Dieu. Mais dans les sens, on n’a pour l’ordinaire qu’une paix en résignation, à moins d’un secours extraordinaire de Dieu, ce qui ne dit pas un trouble inquiétant, mais bien vertueux et résigné ; et pour marque de cela, tels saints se résignaient et souffraient cette peine comme partie de leur martyre, ce qui marque une paix résignée. [399°

Septième demande

Je vous demande de plus ce que c’est que le fond de l’âme et comment il faut y habiter ; et quel est le moyen d’entrer dans la liberté d’esprit.


RÉPONSE.

1- 7. Du centre de l’âme et comment l’âme y est introduite par la foi. 8,9. Excellence de cet état.

1. Il faudrait un très grand discours pour parler dignement du fond et du centre de l’âme, et même pour dire seulement une partie de ce que l’on en peut exprimer ; d’autant que c’est un océan sans fond et un abîme sans fin : et après en avoir beaucoup parlé, l’on trouve dans l’expérience que l’on n’en a rien dit. J’en désire seulement dire quelque chose pour vous en donner une idée.

Chaque personne qui en a jusqu’ici parlé (autant que mon discernement est capable d’en juger,) n’a expliqué que le sien ou son expérience, sans nous avoir encore dire à fond et pleinement ce que c’est ; ni même n’en ont-ils encore donné qu’une notion bien générale. Il est vrai que cela fait voir fort clairement que ce fond et ce centre de l’âme est une chose comme infinie, et que chacun ne le peut décrire, que comme il l’a vu et qu’il en a joui. Et comme il peut être joui à l’infini, c’est-à-dire plus excellemment des uns que des autres, cela est cause que l’on voit une si grande diversité, dans les expressions des personnes vraiment lumineuses en divines lumières qui en ont parlé. Je dis en divines lumières : car il y a plusieurs personnes, qui nous ont parlé du fond et du centre de l’âme ; mais cela est seulement scientifique et raisonnablement lumineux : c’est pourquoi il n’en ont rien dit, ou très peu, l’ayant pris sur l’expression de quelques autres. Il faut y être et y habiter pleinement pour en parler. Car à moins de cela l’on ne pourra qu’exprimer ce que l’on aura vu, et la manière particulière et limitée dont on aura expérience.

2. Ce fond et le centre de l’âme est donc généralement une capacité obédientielle sans fin ni borne, par laquelle l’âme est capable de jouir de Dieu même, non dans une partie seulement, mais dans toute elle-même, et cependant hors d’elle-même, en manière d’éternité, sans image, sans limite, et sans action de l’âme par elle-même.

3. L’âme tirée de Dieu pour être conduite dans ce fond et ce centre, est éclairée d’une lumière divine de foi, laquelle fait peu à peu recouler par son activité et par sa clarté incompréhensible quoique obscure, les sens et les puissances, et ainsi les perd peu à peu ; jusqu’à ce que l’âme ne soit plus capable de rien de particulier dans les sens, et ensuite dans les puissances, qui sont par cette même lumière de foi, à eux incompréhensible, réduits en unité, dans laquelle ils retrouvent dans la suite leur vie et leur activité infiniment mieux qu’en eux-mêmes et que lors qu’ils étaient hors de cette unité.

Cette même foi s’augmentant encore de plus en plus en sagesse, surpasse peu à peu l’opération des sens et des puissances réduites, comme j’ai dit, en unité ; laquelle opération étant en manière d’unité n’est pas active comme était celle qu’ils avaient lorsqu’ils étaient en eux-mêmes, étant cependant très véritable et très réelle dans cette unité de l’esprit, quoiqu’en repos : la foi éclairée de sagesse, dis-je, se communiquant incessamment à cette âme en une unité, le fait tant qu’elle la surpasse, et perd insensiblement l’opération de l’âme en son unité, et donne l’opération divine en l’unité de Dieu, de la même manière que la même foi en surpassant les sens et les puissances, les a perdus en l’unité de l’esprit.

4. De vous dire tous les détails qui se passent quand la foi faire recouler les sens et les puissances vivantes en elles-mêmes dans l’unité de l’esprit, et la surpassant peu à peu, la perd dans l’unité divine, cela ne se peut : car il faudrait des volumes. C’est assez d’en dire quelque chose, seulement pour faire voir que cela est possible, et que notre âme est capable de choses infinies, par le don de la foi, que Jésus-Christ nous a méritée et donnée par sa venue en terre.

Tout ce grand ouvrage est opéré par la foi aidée en suite comme j’ai dit de la divine Sagesse, laquelle dans le temps nécessaire se fait accompagner d’autres dons du saint Esprit. Je ne parle ordinairement que de la foi en m’expliquant sur cela : car dans tout ce grand ouvrage de la réparation de la créature, pour être digne et capable de Dieu, c’est la foi qui est la principale, et qui est accompagnée et opérante par les autres dons.

5. [402] J’ai dit au commencement de cette réponse que diverses personnes ont parlé du fond selon qu’ils y ont été. C’est pourquoi il faut savoir que comme ce fond et ce centre de l’âme ne peut être découvert, et qu’une âme n’y peut être jamais que par un don spécial, et que ces dons sont fort différents, aussi les âmes qui sont, y sont fort différemment. J’en remarque deux manières en particulier qui ont encore différentes façons, contenues sous ces deux générales.

La première est que Dieu a donné ce centre et ce fond à plusieurs personnes passagèrement et de fois à autres ; ces personnes y étant conduites et introduites par quelque chose de particulier, comme par quelque vision intellectuelle de Jésus-Christ ou de quelque Mystère qui les a si fort surpris, que cela les a mis pour un temps hors d’eux-mêmes, non en extase des sens, mais en ravissement d’esprit ; et comme cette communication était en manière particulière et limitée, cela ne pouvait être pour toujours et par état. Plusieurs personnes ont joui du centre en cette manière fort différemment, et ils en ont écrit selon leurs communications différentes, laquelle tenant toujours du particulier, qui est peu propre à l’âme, ne peut être continué d’autant que l’âme y serait forcée et violentée ; mais après quelque temps ils reviennent à leur grâce ordinaire, soit de contemplation ou autre.

6. La seconde manière est par un moyen général, savoir par la lumière de la foi, laquelle commençant et se communiquant par le centre et l’unité de l’âme, s’augmente peu à peu et imperceptiblement, et sans violenter ni les sens [403] ni les puissances pour faire extase, les perd heureusement par le moyen de cette foi en ce centre ou unité. Or comme cela s’opère par un moyen très général, très propre et très approprié à l’âme, elle ne souffre aucune violence d’extase ni aucune vicissitude aperçue ; mais étant peu à peu surmontée par la lumière et l’opération de la foi, elle se perd et sort de soi : tout de même comme nous voyons que la lumière du soleil, sans faire de violence aux étoiles et sans les ôter de leur naturel, mais plutôt en quelque façon le perfectionnant, leur ôte peu à peu leur lumière et les perd insensiblement dans sa lumière, où elles se trouvent heureusement perdues, et plus éclatantes sans comparaison, non par leurs lumières propres, mais bien en la lumière et par la lumière du soleil. Ainsi en est-il des âmes que Dieu destine à posséder le centre par état. Car la foi qui est une divine lumière, laquelle est une émanation de Dieu, un éclat de Son visage, et enfin Son admirable lumière, leur étant donnée, par leur unité s’accroît peu à peu tellement et les fait sortir si insensiblement de leur opération propre et d’elle-même, qu’elles perdent leur distinction des sens et des puissances dans l’unité, et cette foi qui s’augmente encore de plus en plus, n’ayant jamais de cesse, continue à perdre véritablement cette unité de l’esprit en Dieu.

7. Mais, me direz-vous, l’âme n’a-t-elle plus d’opération et n’est-elle plus vivante, étant si heureusement perdue en Dieu par le ministère heureux de la foi ? Elle est plus opérante et plus vivante qu’elle n’était, non en elle, mais en Dieu.

Mais cette âme ainsi opérante, et vivante par [404] état en Dieu, n’est-elle point dans quelque état violent, comme nous voyons et lisons même de plusieurs qui ont goûté de ce centre, mais avec quelque extase et aliénation ? Non. Comme il est certain que Dieu est notre lieu très naturel, aussi l’âme, y étant introduite, et y habitant par le moyen de la foi, est vraiment dans son pays véritable et dans sa situation naturelle, plus elle jouit de ce centre par la foi. C’est ce qui fait que quand ce bonheur est beaucoup communiqué, l’âme est aussi dans une grande aise et facilité. Comme dans le passage l’âme a souffert quelque peine dans les sens et dans les puissances, à cause que la foi pour lors étant très contraire à leur opération, à leurs impuretés, et à leur manière naturelle d’agir, les tourmentait en les purifiant, ainsi quand l’âme est par le recoulement de ses sens et de ses puissances dans le centre, pour lors tout devient si naturel qu’il semble qu’elle n’a pas vécu jusqu’ici, et qu’elle commence à vivre et à respirer un air qui lui donne la vie, non seulement en Dieu, comme j’ai dit, mais encore pour le dehors. Car ses sens et ses puissances ainsi perdues recouvrent une certaine vie, non seulement pour vivre en Dieu et de Dieu, mais encore pour être propre dans le monde, selon que Dieu appelle telle âme ; et cela est inconcevable à qui ne l’a pas expérimenté. Et c’est la cause pourquoi dans la suite une telle âme goûte et expérimente que, par la foi, la vie lui est vraiment donnée par état, comme la foi lui est donnée par état, d’autant que comme telle vie dans le centre n’est opérée que par la foi, selon le degré de foi est aussi le degré de centre et de vie. C’est ce qui fait aussi que ce degré du [405] centre par état en foi est infiniment différent dans les âmes selon qu’elles en ont et qu’elles participent de la foi, et des autres dons par lesquels elle opère.

8. Je vous avoue que cette découverte que l’âme fait, remarquant comment la foi va opérant ce bonheur en l’âme, la charme ; et qu’elle ne peut assez admirer le don de Dieu et l’invention admirable de la Sagesse incarnée, qui a trouvé ce moyen pour se communiquer à Sa pauvre créature. Pour lors elle dit de bon cœur que tous les autres moyens cessent, celui-ci ayant été donné qui est moyen et fin tout ensemble, et dans lequel il n’y a point de terme, ni de bornes, toutes choses y étant toujours et à chaque moment nouvelles.

Si la découverte de ce don du centre est si avantageuse, comme en vérité elle l’est, le progrès est tout autre chose, découvrant que ce que l’on a cru jusque-là n’est pas vrai. On croyait qu’ayant trouvé Dieu centralement, c’est-à-dire par le centre, c’était tout et assez ; et L’ayant trouvé, l’on remarque que ce n’est proprement que commencer à marcher : car les démarches que l’âme a faites jusque-là par les sens et les puissances pour chercher Dieu, et ensuite celle que les mêmes sens et puissances ont faites par la lumière de la foi pour se perdre et devenir centrales, ne sont que de pauvres petits pas d’enfants ; mais présentement que l’âme est vraiment perdue dans le centre et que ses puissances réduites en unités sont capables de grandes actions, elle commence vraiment à marcher, marchant par les pas de Dieu même.

9. Il est impossible de comprendre comment [406] l’âme vit et opère dans le centre à moins que de l’expérimenter ; et il est vrai que cette manière d’opérer charme et ravit l’âme, et lui découvre cette capacité obédientielle en l’âme, qu’elle n’aurait jamais comprise telle qu’elle est.

Les personnes non profondément expérimentées en lumière divine ne peuvent comprendre comment une âme peut être sans opérer, tombant par telle lumière dans le rien de son opération propre ; mais si elles étaient une fois seulement entrées dans le secret de ce centre, elles verraient qu’en vérité, la non-coopération des sens et des puissances est une opération véritable, l’autre n’étant nullement opération en comparaison. Une goutte d’eau, comme j’ai déjà dit, a son opération propre, étant goutte d’eau : laissez-la tomber dans la mer, par la capacité qu’elle a de s’unir et devenir la mer, en perdant son opération particulière, mais non son être, elle acquiert l’opération de la mer et généralement toutes les qualités de la mer. Toutes ces comparaisons sont grossières pour exprimer l’opération de l’âme réduite dans son unité, et ensuite se perdant, et perdue en Dieu. Il en faut cependant demeurer là. Ce serait ici proprement qu’il faudrait commencer un traité pour faire voir cette âme perdue, et simplement une en Dieu et vivant en Lui, et pour décrire sa vie cachée et inconnue aux créatures ; mais comme présentement cela ne serait pas utile, il faut couper court. [407]

§

10-24. Plusieurs questions pour l’Éclaircissement du sujet.

10.  I 188« Comme cette lumière du centre est une lumière fort pure et très relevée, elle me paraît difficile à comprendre ; c’est pourquoi je vous prie de me permettre de vous faire quelques questions, afin de m’éclaircir certains doutes que j’ai.

Toutes les âmes qui arrivent à l’union, arrivent-elles au centre et par conséquent jouissent-elles de cette divine lumière du centre ? »

Il y a plusieurs sortes d’unions qui ne sont nullement ce centre ; mais c’est tout autre chose. Vous avez vu quelquefois de cela par mes premières réponses, où vous avez pu remarquer qu’il y a des unions dans les puissances et même dans les sens : dans les puissances, étant ramassées en repos amoureux, où elles jouissent de Dieu par écoulement d’amour tranquille ; dans les sens par certaines touches perceptibles d’amour, qui les unissent et les ramassent pour s’y rendre et jouir de ces touches, où ils trouvent sans comparaison plus que par leurs divers efforts.

Sous ces deux unions générales, il s’en trouve une infinité d’autres qui participent plus ou moins de ces deux, mais enfin qui sont unions particulières et par lesquelles Dieu Lui-même n’est pas communiqué, mais bien quelque chose de Dieu par un moyen particulier d’amour, soit selon les sens ou selon les puissances. [408]

Mais pour ce qui est du centre, c’est un moyen sans moyen, et général, le Dieu S’y communiquant Lui-même, et non par une manière particulière, d’autant qu’Il Se communique en comprenant et perdant l’âme, et non en S’ajustant à sa portée et capacité. Dans les autres unions, c’est quelque chose de Dieu qu’Il communique à l’âme ; mais le centre, c’est Dieu même dont l’âme jouit, en n’étant plus, par la perte de soi-même.

11. II . « Cette lumière de foi que vous dites faire et opérer ce divin centre, ou pour me servir de vos termes, cette lumière divine qui conduit suavement l’âme en la perdant, ne me paraît pas lumière : car il me semble que durant tout le temps que les sens et les puissances se simplifient et se perdent je ne sais où, en suivant ces ténèbres et en étant fidèle à ces obscurités, sécheresses et pauvretés, ce que l’âme expérimente n’est pas une lumière, mais un défaut de lumière, lequel affame et fait mourir insensiblement ses sens et ses puissances ; et qu’en vérité, ce n’est point un excès et une abondance de lumière comme vous me le dites parlant du fonds. »

Il est vrai que tout ce que vous me dites paraît ainsi. Mais durant tout le temps que les sens et les puissances recoulent et se perdent dans le fond, il ne faut pas croire ce qu’en croient ces pauvres gens, et ces pauvres puissances. Car il ne leur paraît et ils n’expérimentent qu’un défaut de lumière, qu’une vraie disette et un manque de tout ; et ainsi ils sont contraints malgré eux de cesser et de mourir à leur opération. Il ne faut pas (comme je vous dis) les croire, mais marcher sur la foi des âmes éclairées qui possèdent et certifient ; d’autant [409] que les sens et les puissances se trompent et se tromperont toujours jusqu’à ce qu’ils soient entièrement sortis d’eux-mêmes, et qu’ainsi étant recoulés dans le centre, ils ne voient et ne discernent pas par eux et par leurs capacités, mais bien par le centre en lumière divine. Et pour lors ils vous diront qu’ils se sont toujours trompés, et qu’assurément qu’il leur était impossible de voir par leurs capacités ce divin Mystère du recoulement, ni même de discerner la foi ni la voir opérante, mais qu’étant dans le centre, ils le voient avec satisfaction et discernent admirablement bien qu’il est impossible que l’âme cesse pour peu que ce soit de son opération, soit des sens ou des puissances, que cette divine lumière de foi ne soit communiquée et donnée ; et que c’est proprement par son augmentation et par cette clarté obscure, et son incompréhensibilité que la capacité des sens et des puissances étant surpassée, ils deviennent obscurs, secs et pauvres, et enfin qu’ils défaillent heureusement, sans à la fin jamais plus se retrouver en leur manière propre, mais bien en la manière de Dieu et en Dieu, dont ils sont capables par l’excès de la lumière de la foi qui les fait disparaître.

12. III. « Durant le temps de la perte et du recoulement des sens et des puissances dans l’unité ou dans le centre, il arrive à l’âme tant de pauvretés et elle est si obscure et si pauvre que souvent les sens et les puissances s’ennuyant, vont insensiblement se courber vers les créatures et mendient quelques petits plaisirs afin de se refaire. De plus ces longues obscurités et pauvretés étant surchargées de plusieurs défauts assez fréquents, il en arrive des doutes [410] qui embarrassent très souvent l’âme.

Tout cela n’empêche-t-il point la course de la foi ? »

Non, quand l’âme est humiliée et non inquiétée de ses défauts. Car ils sont plus par faiblesse que par volonté délibérée, et de cette manière ils sont un excellent fumier pour les sens et les puissances, afin de les faire plutôt pourrir et mourir. Mais quand le sujet est faible et facile à s’inquiéter, ces défauts, au lieu de faire l’effet qu’il faut, font tout le contraire, car au lieu de contribuer à faire sortir l’âme de soi-même, elle y rentre encore davantage en s’amusant à se regarder et en s’entortillant dans soi par réflexion.

13. Quant aux doutes et autres faiblesses qui arrivent, ils servent encore beaucoup ; et même, par un secret de la divine Providence, ils font partie de la lumière de la foi, ou pour mieux m’expliquer, la foi s’en sert, quoique ce soit des faiblesses de l’âme, pour perdre encore plus vitement et plus fortement la même âme quand elle est fidèle, nonobstant tous ses doutes et peines à aller tête baissée, perçant ces obscurités, ces nuages et ces doutes, sans craindre ni l’enfer, ni les précipices, ni rien qui se présente à elle, se perdant et se renonçant sans appréhender ce qui en peut arriver. Car très souvent il s’élève ici des monstres et des abîmes qui semblent devoir engloutir cette pauvre âme, la raison venant au-devant pour l’avertir qu’elle peut être trompée, qu’il faut marcher par une fois sûre, que la voie des saints sont les bonnes lumières, et les amours fervents, que l’âme n’y voit que des défauts et une stupidité d’esprit ; et un million d’autres ressouvenir qui donnent d’étranges secousses, et réduisent [411] l’âme comme dans une mer orageuse, sans appui, ni secours, ce qui augmente extrêmement les doutes et met l’âme en suspens.

14. Toutes ces forces de doute fortifiées par ces tempêtes raisonnables font des merveilles quand l’âme a le cœur assez fort pour ne craindre ni appréhender des précipices, mais qu’au contraire plus il en paraît et de plus proches, plus l’âme se précipite et se perd dans le précipice de la foi, car la foi en tel degré est vraiment un précipice où l’âme heureusement se perdant, heureusement se retrouve perdue et abîmée en Dieu.

Mais quand le cœur manque par l’envisagement et l’expérience de ces écueils, l’âme revient chez soi, reprend ses opérations, et ainsi elle revit à elle-même au lieu de se perdre, ce qui est un mal qui ne se peut exprimer et lequel, quoiqu’il paraisse à l’âme une assurance et un désir de plaire à Dieu, est une perte inestimable.

15. IV. « Quand la lumière de la foi s’est tellement accrue qu’elle a perdu les sens et les puissances, les réduisant en unité par la perte aperçue de leur opération en distinction, ont-ils alors leur opération en cette même lumière ? »

Ils l’ont infiniment plus efficacement et plus divinement qu’ils ne l’avaient étant en eux-mêmes et chacun a son opérer différent et selon sa capacité propre.

16. « Comment donc cela se fait-il ; car il me semble que très longtemps, les sens et les puissances étant fort simplifiés et perdues en leur opération, on n’aperçoit qu’une simplicité [412] obscure et très sèche, qui ne marque aucune opération ? »

Il est vrai que les sens et les puissances étant simplifiées, et même dans le temps que la lumière obscure de la foi les simplifie, on n’aperçoit aucune action. Je dis plus, un temps considérable même se passe quand les sens et les puissances sont déjà fort perdus, sans que l’on aperçoive et voie aucune opération des sens ni des puissances. Il faut, avant que leur opération soit redonnée dans le centre en Dieu, que la foi s’y soit accrue et les ait perdus de telle manière qu’on ne puisse aucunement apercevoir. Mais quand la foi est accrue selon le dessein de Dieu, et au point que l’âme est capable de porter l’unité, pour lors la foi s’accroissant encore par les dons de sagesse et autres, qui ont le pouvoir de perdre cette unité du fond en Dieu et en l’unité divine, perd et abîme de telle manière l’unité de l’âme (c’est-à-dire toute l’âme sans distinction) qu’alors, ne pouvant plus se trouver elle-même, elle se retrouve vivante et mue de Dieu et en Dieu, chaque partie selon sa capacité et sans distinction. Car comme étant hors de Dieu, et étant désunies de leur premier principe, en agissant elles le faisaient sans union perceptible, les sens ayant leur sentiment à part, les passions, les appétits, la mémoire, l’entendement et aussi la volonté, ayant leur action propre ; quand par la perte d’elles-mêmes, elles sont heureusement réunies à leur premier principe, alors elles retrouvent leur opération, mais dans une union admirable. C’est une harmonie que la seule expérience peut faire connaître et pour lors, la voyant et la goûtant, on expérimente [413] très bien et très clairement, quoiqu’en obscurité, que ces choses réunies en leur premier principe y trouvent leur être et leur vie, et que c’est proprement là qu’elles vivent. L’âme charmée de cela est ravie de voir l’harmonie de ses sens, de ses passions et de ses puissances, chaque chose portant son fruit et étant en l’action que sa capacité requiert ; les sens, les passions, les appétits et tout le reste qui est capable des vertus et des merveilles de Dieu, les trouvant et étant en action des vertus selon leur capacité ; les puissances dans la suite, mais après un très long temps, revivant et renaissant, l’entendement dans le Verbe, la volonté dans l’amour, le Saint-Esprit, et la mémoire toute perdue, dans une vaste et pleine fécondité. Mais comme ceci demande un traité entier, d’autant que cette vie de l’âme dans son centre est un pays tout nouveau, c’est assez que je vous aie assuré que cela est et que cela se trouve très vrai et très réel.

17. « Mais, au nom de Dieu, dites-moi si une pensée que j’ai n’est point vraie, savoir comme la foi simplifiant et appauvrissant les sens, les passions et le reste de l’âme qui est capable des vertus, l’âme a souffert une extrême disette et pauvreté des mêmes vertus, et en quelque façon en été privé durant tout ce temps-là, si Dieu n’a point fait cela tout exprès afin de faire dans la suite revivre ces mêmes sens et passions en vertus, par le fond et le centre ? »

Oui, cela est vrai, comme vous le dites : et même autant que la disette a été grande, autant retrouvent-ils de vie véritable. Il en arrive autant aux puissances : car autant qu’elles ont [414] agonisé cruellement, et que la lumière de la foi les a étranglées sans miséricorde, autant Dieu leur redonne la vie, vie inestimable et qui paie en un moment les vingt et trente années de douleurs et d’angoisse.

18. V. « Je vous prie de me dire encore s’il arrive des extases et des visions à telle âme ? »

Pour ce qui est des extases, elles n’en sont pas capables, car cette grande et générale extase de tout elles-mêmes les élèvent au-dessus de la faiblesse des extases particulières. Pour ce qui est des visions, elles n’en ont presque jamais (et si elles en ont, ce sera la nuit, leurs âmes n’étant pas en état de voir en Dieu et de jouir du centre), par la raison comme j’ai dit que cette lumière est comme infiniment supérieure à toutes celles des visions, quelque sublimes qu’elles puissent être.

19. VI. « Dites-moi encore si la perte et le recoulement des sens et des puissances est long, et si cela se fait l’un après l’autre, c’est-à-dire si les sens recoulent les premiers et ensuite les puissances ? »

Comme je crois que c’est dans le recoulement qu’est et consiste toute la difficulté, supposé le don et la lumière par lequel seul il s’opère, je prends aussi plaisir de vous particulariser chaque chose autant que Dieu me les remet en mémoire.

Il est donc certain que pour l’ordinaire (à moins d’un privilège par une plus grande abondante communication de foi), ce recoulement est long, pénible et ennuyeux pour toutes les raisons que vous trouverez en plusieurs endroits où je parle de la foi. De plus il s’opère successivement [415] quoiqu’il paraisse que cela se fasse en unité, c’est-à-dire tout ensemble. L’entendement commence le premier avec quelque diminution de mémoire et de volonté, ensuite la volonté suit, et en dernier lieu la mémoire.

20. La foi, au lieu d’occuper et de remplir l’entendement, le met en vide et dans une vaste et très pure lumière qui ne peut occuper ni être occupée de rien.

La volonté suit ensuite par une secrète foi amoureuse, laquelle, sans expression cependant d’amour, dessèche l’amour de la volonté, la privant peu à peu de tout, et l’élevant dans une vastitude bien plus ample de vue et d’étendue que l’entendement, cette foi dénuant et perdant la volonté, la faisant sans amour, sans désir, sans inclination à quoi que ce soit, d’autant que cette fois l’élevant, elle la prive de tout objet, si bien que peu à peu cette foi, s’écoulant dans la volonté, lui fait trouver un pays sans pays, et une fécondité sans rien avoir. Et comme il est certain que la capacité de la volonté est bien plus grande et plus étendue que celle de l’entendement, aussi la lumière de la foi perd en comparaison plus la volonté que l’entendement, la faisant sans amour, sans désir, sans inclination, et enfin sans rien qui soit son objet, élevée peu à peu qu’elle est par la foi, où elle a un amour sans amours, des désirs sans désirs et le reste ; mais cela dans un pays et une vastitude si grande, que tout ce que l’âme découvre secrètement en la perte de l’entendement, n’est rien de tel. Elle se trouve insensiblement tellement débarrassée que rien ne l’occupe ; elle est dans un pays tout nouveau. Mais combien de croix et de morts faut-il que l’âme [416] souffre, afin que la foi opère cette mort ! Combien de craintes, voyant que les autres aiment et qu’elle est sans amour ! Combien de terreur en ne pouvant plus désirer ni Dieu, ni la vertu, ni quoi que ce soit !

21. La perte de l’entendement paraît et s’opère par une obscurité qui peu à peu le prive de voir et de connaître rien ; et à mesure qu’il est fait sans connaissance par cette obscurité, il est élevé en une certaine connaissance vaste et ample sans objet, de telle manière qu’à mesure que cette obscurité s’augmente et ainsi le prive de connaissance et d’action, à ce qu’il paraît, au même degré il est élevé en liberté sans images, en une connaissance sans connaissance qui lui soit propre, et dans une liberté et vastitude sans fin, sans succession, et en quelque façon sans temps. Et lorsque l’entendement est fort habitué à se laisser perdre par ce brouillard et cette obscurité de la foi, pour lors cette connaissance sans connaissance, cette lumière sans lumière, ne causant plus de peine à l’entendement qui s’y laisse perdre avec facilité, il commence d’y habiter et d’y voir sans voir, d’y être sans y être, voyant toujours et y habitant toujours sans en sortir. Car il y est, non par quelque chose de particulier, mais par la lumière de la foi dont l’habitude lui est donnée dans le centre de l’âme ; et ainsi en y participant en plénitude et vastitude, c’est une lumière sans fin et incompréhensible, qui fait voir toutes choses sans les voir et qui les fait posséder sans les avoir.

Et par conséquent [la volonté que la même foi perd ensuite, se sentant dénuée de tout, comme je viens de dire,] pense quelquefois se [417] et réunir en se voyant désunie, mais sans effet, car la volonté n’a pas de pieds pour marcher, ni d’ailes pour voler : elle fait parfois quelques efforts, mais inutilement, d’autant qu’une secrète et inconnue opération la dénue et l’accable, et elle est un très long temps sans voir celle qui fait ce merveilleux, mais horrible ouvrage ; je dis horrible au sembler de l’âme, mais merveilleux dans la vérité. Cette volonté mourant peu à peu par l’opération de la foi, et rendant les armes par nécessité, entre dans une vastitude ensuite qui la charme ; et s’unissant à l’entendement se contente d’être de compagnie dans ce brouillard divin, sans fin, sans bornes et sans objet. Ce qui met l’âme dans une admirable liberté, et peu à peu hors de crainte, des soucis et de peine concernant son amour et le reste, étant fait amour sans amour, rempli de toutes choses et n’ayant rien, possédant tout dans son vide infini. Et si quelque chose lui fait de la peine, et à l’entendement, c’est que la mémoire n’est pas encore de la compagnie.

22. Quand l’entendement et la volonté sont déjà beaucoup perdus, comme je l’ai dit, pour lors la mémoire commence à s’inquiéter comme un oiseau auquel on ôterait tous les moyens de se brancher. Elle voltige allant çà et là, fort embarrassée ; elle fait tout ce qu’elle peut pour fournir des objets à l’entendement afin qu’il envoie des objets à la volonté pour aimer ; mais ni l’un ni l’autre n’y prennent plaisir : cela la dégoûte. Elle commence de ressentir une pesanteur, tombant dans des oublis qui causent de la peine à l’âme ; ses ressouvenir même [418] l’incommodent ; et ainsi voltigeant, comme un papillon, ce qui ne sert de rien à cause la perte de la volonté et de l’entendement, elle est tout embarrassée ; et cela incommode fort l’âme.

Après bien des peines et que la foi s’est beaucoup augmentée par la perte de l’entendement et de la volonté, si bien que l’un ni l’autre ne remue plus pour s’aider, mais que l’un et l’autre se laissent suavement écouler en cette perte et vaste solitude et dans le rien de la foi ; cela cause une si grande augmentation de la foi en pureté et nue lumière qu’elle abîme et perd aussi la mémoire ; mais cela est une grande peine, la mémoire résistant et conservant sa vie autant qu’elle peut, ne pouvant comprendre comment on peut vivre dans la terre parmi les créatures sans se ressouvenir des affaires et des nécessités, non plus que sans idée sainte du côté de Dieu. Elle se défend, elle combat. Mais enfin après bien du temps, des redoublements de perte, d’unité et de foi la dénuent tellement qu’elle perd le ressouvenir de tout ; et insensiblement elle est mise comme dans une région sereine où tout lui est donné sans vue, sans ressouvenir et sans soin. Aussi c’est un grand repos et une grande tranquillité ; c’est une unité sans particularité, c’est une possession sans recherche, et enfin c’est une sérénité en lumière pure, où elle possède tout sans rien posséder, et où elle a tout sans rien avoir. Ce qui cause une unité vraiment tranquille.

Voilà grossièrement la perte et le recoulement des puissances pour un peu soulager l’expérience des âmes, qui sera tout autre, d’autant [419] qu’en vérité ce n’est rien de ce que l’on a ; mais toujours cela sert pour assurer dans un pays si inconnu.

23. Les sens et les passions et le reste commencent cette perte. Car avant que tout ce que je viens de dire commence à s’expérimenter, les sens sont déjà bien maltraités et ont déjà beaucoup donné la main à leur recoulement et à leur perte, qui ne s’opère pas par une foi si pure et si continue comme celle qui fait recouler les puissances. C’est une foi passagère laquelle cause des sécheresses, des scrupules et des peines qui ôtent peu à peu la sensibilité et désarçonnent l’harmonie et la facilité de goûter les bonnes choses ; mais cela successivement : car tantôt ils sont privés, d’autre fois aussi ils ont des goûts ; mais peu à peu la foi par succession leur ôte leur nourriture. Il se passe une infinité de peines durant tout ce temps, et l’on a bien besoin de secours : les sens commençant d’être estropiés, et ne pouvant aller à Dieu comme il faudrait (si l’âme est fidèle à en faire usage par la foi), pour lors commencent des peines, tantôt d’une sorte, tantôt d’une autre, soit selon le bon plaisir de Dieu, qui est différent selon les différents sujets, soit aussi selon la capacité de l’âme. Car comme les passions et les appétits sont fort différents dans les âmes, les unes en ayant de telles qui prédominent, les autres d’autres, aussi faut-il de différentes peines. Ces sortes de peines que Dieu donne, étant bien ménagées en foi, peu à peu estropient et travaillent fort les passions déjà bien affaiblies par le mal précédent des sens ; et ainsi les peines, les tentations et les autres différents assauts [420] des passions, inclinations et appétits les tourmentent tant que — pourvu que l’âme se soutienne seulement en foi — insensiblement ils se purifient, et peu à peu rendent les armes et meurent ; et par la mort des sens et des passions commence la foi plus pure qui travaille sur les puissances comme j’ai dit. Quand je dis que les sens et les passions sont morts, je n’entends pas à la vérité encore dans ce temps-là par telle mort qu’un étourdissement ; d’autant que leur mort véritable pour retrouver leur vie en Dieu par pure foi, ne s’effectue que quand les puissances sont perdues et mortes comme je l’ai dit. Car pour lors la foi se communiquant très amplement et sans restriction par le sujet, les puissances n’y répugnant plus, cette foi, qui est très abondante, purifie et perd absolument les sens et les passions en unité ; et c’est en ce temps où est leur vraie mort.

24. « Mais me direz-vous, quand ils sont en ce degré, sont-ils si bien morts qu’ils ne peuvent revivre ? »

Durant que l’homme est homme, c’est-à-dire durant cette vie, quelque état qu’il ait, ils peuvent revivre ; mais cela sera au grand malheur de l’âme et il s’en faut bien donner de garde par la continuation de la demeure en Dieu par la foi.

« Mais enfin y a-t-il un temps en cette vie ou l’âme soit si perdue et si vivante en Dieu qu’il n’y ait plus rien des puissances, des sens et les passions à perdre ? »

Non ; d’autant qu’ils sont d’une capacité infinie, non en eux-mêmes, mais pour sortir hors de soi et pour se perdre en Dieu ; ce qui est cette [421] capacité obédientielle189, qui est une avec le centre, car toute l’âme n’est qu’une, et un esprit.




Huitième demande.

Comment on doit prendre du soulagement dans la jeunesse ; et surtout dans la vieillesse.

Réponse.

1 – 6. Précaution pour la jeunesse. 7 — 11. Pour les personnes âgées.

1. On ne peut croire sinon par expérience combien il est de conséquence d’avoir une conduite fort prudente et raisonnable dans les commencements de la voie de l’intérieur, et aussi dans la suite, et enfin dans la vieillesse, et sur la fin de la voie : c’est pourquoi l’on ne saurait assez précautionner les âmes et les éclairer pour cet effet.

Il faut se donner de garde dans la jeunesse de deux choses ou de deux écueils assez ordinaires aux âmes touchées de Dieu et éclairées d’un commencement de foi. Le premier est la ferveur, laquelle est excitée par un certain secret goût de Dieu que la foi cause au commencement. Et comme les âmes voient cela comme inusité, et qu’elles y comprennent et goûtent quelque chose d’inconnu qui leur cause une grande estime de Dieu ; elles croient qu’il faut aller aussi vite que leur esprit : ce qui est cause de deux maux. Le premier est pour le corps, l’épuisant insensiblement et le mettant à bout à force de s’exciter : et par là elles s’échauffent et se causent mille incommodités, lesquelles parfois mettre fin à leur intérieur. Le second est du côté de l’esprit qu’elles dessèchent trop tôt, l’âme ne pouvant suivre l’agilité des désirs et de la ferveur : et ainsi elles sont souvent en l’air sans appui solide ; ce qui les remplit de chimères et de peu de solidité.

2. Le remède à cela est de se servir prudemment de la ferveur qu’elles ont, la modérant doucement, et ne jugeant nullement de la grandeur de leur intérieur par telle ferveur ; car dans la vérité leur intérieur n’est pas tel qu’il paraît par cette ferveur. Et afin de lui donner un poids et un solide qui le soutienne, il faut faire adroitement ce que l’on fait pour conserver le feu en la terre. On l’attache à un sujet combustible et ainsi il ne s’exhale pas en flammes, en se perdant en l’air ; mais plutôt en demeurant dans la terre enchaîné, il se nourrit et s’accroît selon l’augmentation du sujet auquel il est attaché, et sur lequel il agit. Le sujet naturel et propre pour y attacher la ferveur et la tenir dans un état naturel pour travailler de la bonne manière en s’augmentant, sont les vertus pratiquées avec ferveur ; (1.) En se corrigeant et en détruisant tout ce qui est contraire à l’amour divin en notre propre âme. (2.) En pratiquant et en s’ajustant avec fidélité à ce que Dieu demande de l’âme dans l’état et la condition à laquelle la divine Providence l’a attachée dans la terre. Par ces deux moyens cette ferveur devient un feu surnaturel qui fait des merveilles, sans diminution de sa part ; tout au contraire en s’accroissant. Mais quand cela n’est pas, et que cette ferveur conçue par les bons sentiments n’est pas attachée de cette manière à un sujet, elle s’exhale et se perd en l’air, et devient à rien ; tout de même comme nous remarquons que le feu le fait n’étant attaché à un sujet propre pour le conserver. Faute de cela vous trouvez des âmes dont toute la vie s’exhale en ferveurs, en discours, en projets et en merveilles, que les non-expérimentés admirent : mais dans la vérité tout cela ne se termine à rien et tout est emporté par le vent ; cependant cela est fort fâcheux. Car telles âmes pour l’ordinaire jugeant de la grandeur de leur intérieur par tels désirs excessifs, prennent les projets pour des effets, et la bonne volonté pour un état effectif et consommé ; ce qui les remplit d’un vent d’orgueil et de suffisance qui les entraîne bien loin dans des espaces imaginaires.

3. La seconde chose dont il faut se précautionner est l’austérité indiscrète : d’autant que, comme au commencement de la voie intérieure l’âme n’a pas encore la discrétion requise, et que cependant elle est touchée de Dieu, elle ne sait à quoi se prendre. C’est pourquoi pour l’ordinaire elle se tourne du côté de l’austérité, comme la chose où elle remarque une sainteté plus apparente et plus solide, se convainquant qu’il ne peut y avoir de tromperie en maltraitant son corps. Et de plus comme en ce commencement les inclinations naturelles sont fort vigoureuses, et que celle de la propre excellence l’est spécialement, les âmes donnent plus volontiers du côté de l’austérité, la voyant estimée des créatures, et que même elles mettent pour l’ordinaire toute la sainteté en telles choses la mesurant selon cette règle.

4. Cela est cause que plus les âmes reçoivent de grâces, plus elles se tournent du côté de l’austérité, se tourmentant souvent indiscrètement et se posant des incommodités notables ; lesquelles sont quelquefois cause d’incapacité pour l’intérieur. Et le diable secondant l’inclination de la créature, pousse et excite ces âmes encore davantage à ces indiscrétions, afin de les ruiner et les rendre tout à fait incapables de l’intérieur : et s’il ne peut en venir à bout absolument, du moins il tâche de l’affaiblir par la faiblesse de l’esprit, qui suit celle du corps ; ou enfin en occupant et attachant une âme contre l’ordre de Dieu à un emploi, qui ne regarde que la vertu de la souffrance comme vertu. Ce qui est une grande perte : car terminant une âme qui est capable de Dieu à une simple vertu, c’est la faire demeurer dans le moyen étant capable de la fin.

5. Il faut donc pour se garder de cet écueil, agir avec beaucoup de prudence, dirigée par une personne forte éclairée qui fasse voir qu’il y a deux sortes d’austérités. Une qui est moyen, l’autre qui est fin, ou donnée quand on est arrivé en sa fin.

La première qui est moyen doit être fort raisonnable, étant réglée selon les forces de l’esprit et du corps, et par l’intention, qui en ce commencement doit être (1.) Pour corriger les dérèglements ; et de cette manière la prudence doit aviser à ce qui est nécessaire : (2.) pour la pratique des vertus ; et alors les pratiques extérieures, en se faisant souffrir, ne doivent pas excéder les pratiques intérieures ; et ainsi la mortification intérieure se doit au contraire beaucoup excéder l’extérieure, l’esprit étant plus excellent que le corps. Et de plus telles austérités étant un moyen pour aller, elles ne se doivent pas arrêter à elles-mêmes ; autrement elles ne seraient pas un moyen : mais elles doivent rendre l’âme allègre pour marcher plus vitement à une fin que l’âme juge plus excellente.

Il faut donc beaucoup considérer les forces du corps et de l’esprit, et celles de la grâce pour régler tels moyens ; qui doivent être fort modérés pour les âmes dans lesquels on juge qu’il y a de la semence pour l’intérieur, et pour aller au centre : d’autant que comme ce chemin doit être fort long et fort pénible, le corps et l’esprit doive être assez minés et accablés par ses peines, ennuis et obscurités, sans les surcharger encore d’autres peines d’un plus bas aloi. Et je crois même que parfois le diable, qui craint infiniment la foi et son opération, excite et porte les âmes à s’assurer ou s’arrêter par telles pratiques.

6. La seconde austérité que j’appelle fin, est lorsque l’âme n’est plus en voie de recoulement, mais qu’elle est arrivée en unité dans le centre. Pour lors telles âmes sont revêtus de Jésus-Christ. Et ainsi quelques-unes l’ont, crucifié : ce qui est la cause que non seulement il leur arrive des croix, des peines, etc. qui sont en leurs personnes Jésus-Christ crucifié ; mais encore que Jésus-Christ étant le principe de leurs mouvements, les portes à désirer et à rechercher les croix et les souffrances. Alors, telle austérité étant dans la fin ou l’âme à l’œil et le goût délicat, certainement elle ne se trompe pas facilement en prenant plus que Dieu ne veut ; et au cas que cela arrivât il ne dure pas long temps l’âme découvrant bientôt ce qu’il y a de trop : et ainsi il ne faut pas craindre que telles austérités fassent de mauvais effets. Mais comme elles ne sont pas pour les commencements dont nous parlons, cela suffit.

7. Pour ce qui touche la vieillesse, il faut faire une distinction pareille à la première ; d’autant qu’il se trouve des âmes qui commencent tard et souvent même sur le déclin de leurs jours. Car Dieu n’ayant acception de personne, il reçoit les personnes selon l’état ou elles sont ; et même par une miséricorde spéciale de la part de Dieu, il en touche plusieurs dans l’âge déjà avancé. Il est le maître de ses dons, il en peut disposer comme bon lui semble. Il faut donc distinguer parmi les personnes avancées en âge, trois sortes de degrés, celui des commençants, des avançant dans le chemin, et de ceux qui sont arrivés dans le centre.

Je dis donc (1.) Que quand Dieu fait la miséricorde à une âme déjà avancée en âge, de la toucher et de lui donner la semence de foi, il faut avoir une grande prudence pour lui conseiller les austérités : d’autant que comme le corps est déjà faible, et que l’usage et la pratique de la foi demande des forces, si vous lui en conseillez, ou que vous la laissiez facilement aller de ce côté-là, elle ruinera son corps et l’esprit s’affaiblira beaucoup. Il faut donc en conseiller avec prudence, selon l’état où les âmes sont, et selon leur profession. De plus, la pratique de la foi les ruinant insensiblement, si vous laissez facilement aller les âmes du côté des austérités avec le travail intérieur, dans la suite s’en sera trop. Il faut donc leur en conseiller seulement qui aident à la foi, à déraciner les mauvaises habitudes, et qui contribuent aussi aux vertus, à l’acquisition desquelles la foi travaille en telles âmes.

8. Pour ce qui est (2) des âmes qui avancent, dont les puissances commencent de recouler et se perdre par le moyen de la foi, comme cet état est encore plus pénible que le premier, il faut être sans comparaison plus précautionné pour conseiller les austérités ; ayant beaucoup égard à la trempe de l’esprit, qui parfois en ces vieilles personnes prudentes et sages se lie à telles pratiques, et ainsi arrêtent l’effet de la foi par telles saintes attaches. De plus il faut aussi fort considérer la force du corps. Et tout généralement bien considéré, tant de la part du corps que l’esprit, il faut plutôt en cet état pencher du côté du soulagement que de la dureté ; d’autant que la foi, comme j’ai déjà dit, est fort pénible, spécialement en cet état de recoulement. Et pour ce qui est des choses d’obligation, il les faut faire, avec bon conseil cependant, soit par l’avis du médecin, ou d’autres personnes expérimentées ; afin de ne pas imprudemment nuire à une grâce qui est suréminente à telles choses quand elles ne sont pas ordre de Dieu spécial, ce qui est découvert par le conseil sage et prudent.

9. Pour ce qui est (3.) des âmes arrivées dans le centre, comme elles ont beaucoup besoin de force, ne commençant que d’être en état de travailler, car il y a plus à faire, à souffrir et à jouir dans le centre qu’elles n’ont encore fait jusqu’ici, tout le premier travail n’étant à la vérité qu’une disposition, et le centre étant l’entrée à un abîme qu’il faut parcourir ; il faut donc par nécessité qu’elles ne se surchargent d’austérités qui les affaiblissent. De plus comme en ces âmes arrivées dans le centre ce n’est plus elles qui agissent, mais Jésus-Christ lequel en a pris possession et qui fait en elle toutes choses ; si elles gardent, sous quelque prétexte que ce soit, aucune inclination, et qu’ainsi elles mêlent leur opération avec l’opération divine, elles feront un mélange qui leur fera perdre tout ce qu’elles peuvent avoir de plus cher et précieux. C’est pourquoi comme elles ne doivent rien retenir, et que Jésus-Christ doit être seul vivant en elles, il le doit être aussi bien pour les austérités que pour toute autre pratique, soit pour fuir le mal, ou pour pratiquer la vertu. Car en tel état Jésus-Christ devient le principe général de tout, tant pour l’extérieur que pour l’intérieur. Et de cette manière ayant des mouvements d’austérité, il faut consulter, afin que l’on puisse discerner quelle en est le principe : si c’est Jésus-Christ, il faut les accepter ; si autre chose, les laisser : je dis autre chose, car ici les saintes intentions et les bons désirs sont perdus et réunis en Jésus-Christ écoulé dans le centre de telle âme par sa perte.

10. Enfin comme j’ai déjà dit, ces âmes par la perte d’elles-mêmes sont arrivées dans leur fond, ou dans la suite elles deviennent Jésus-Christ : et comme Jésus-Christ a été austère et crucifié, souvent aussi arrive-t-il à ces âmes des désirs et des inclinations d’austérité de croix, d’abjections et de mépris ; ce qui leur est fort cher et délicieux. Mais comme tels désirs ne sont purement que de Jésus-Christ, ils sont réglés par son bon plaisir, selon qu’il est en telles âmes. Car il est crucifié en quelques-unes dans d’autres il est solitaire, en d’autres prêchant, en d’autres enfants, dans les autres conversant avec les hommes ; et ainsi selon qu’il est en chaque âme. Et comme les inclinations de chaque état sont différentes ; chaque âme selon l’état qu’elle porte, porte aussi des inclinations différentes : à quoi doivent fort s’appliquer ceux qui conduisent et qui aident les âmes. Car quoiqu’il faille une prudence forte éclairée pour approuver les désirs de telles personnes ; cependant on est fort assuré du principal de leur état, et il n’y a pas tant à craindre : d’autant que si l’état est vrai et qu’elles n’y mêlent point de leurs propres opérations ou de leurs inventions, ce qu’elles feront par tel état, ne les peut jamais ruiner ni de corps ni d’esprit, mais plutôt sera très précieux ; tel extérieur étant toujours plein d’intérieur. Car c’est pour lors que l’intérieur et l’extérieur vont de pas égal : ce qui ne se peut jamais que par la communication de Jésus-Christ dans le centre et par le centre. Mais cela étant, l’âme expérimente que comme Jésus-Christ souffre ou travaille en elle, et que son extérieur en est rempli par une manière admirable, l’intérieur est appliqué par le même Jésus-Christ non distinctement de l’extérieur, mais en unité. Comme cet état du centre est une très grande grâce, peu y arrivent en leur jeunesse : c’est la vieillesse pour l’ordinaire qui a besoin de ces avis. Ce n’est pas que Dieu ne le puisse et qu’ainsi cela n’arrive : mais telle chose est bien plus extraordinaire.

11. Sans y penser, je me suis vu engagé de vous répondre à vos demandes, et de pénétrer ainsi des Mystères profonds, qui demanderaient des volumes entiers pour en parler dignement sur chaque demande. Cela est cause que nous ne faisant par nécessité que les effleurer, vous devez suppléer au reste par votre expérience et par le conseil selon les passages ; ce que je vous ai dit n’étant que des règles générales qui peuvent empêcher l’égarement : mais pour le particulier, le conseil et la pratique y suppléeront, comme je dis.

Je vous dis le conseil : car il est d’infinie conséquence dans cette route, et étant même arrivé dans le centre, d’en avoir par une personne expérimentée ; d’autant que dans l’un et l’autre état on trouve des choses si inconnues à la science et à la prudence humaine que cela surprend : et un homme fort expérimenté y sert beaucoup.

Je dis encore expérimenté ; d’autant que tout autre vous éclairera dans la voie, et encore plus étant arrivé au centre. Et quand un directeur s’aperçoit de n’être pas expérimenté en telle chose, il devrait humblement faire en sorte, que l’âme en prenne un autre, ou lui en trouver lui-même. Mais cela est très rare de trouver telles personnes humbles jusque-là ; ce qui est cause que très souvent ces âmes s’égarent encore plus qu’au commencement.

Neuvième demande.

Comment il faut garder ses sens, et tout l’intérieur et l’extérieur pour vivre en pureté.

Réponse.

1 – 7. De la purification des sens et des puissances par la destruction des passions. 8 — 15. Qu’elle est différente selon les trois états de la foi.

1. Il est de très grande importance de faire tout ce que l’on peut pour garder la pureté intérieure en tout état, mais spécialement pour les âmes qui ont quelque commencement de la grâce de foi ; d’autant que selon la pureté intérieure, la lumière se donne et s’augmente : et au contraire quand elle manque et qu’il y a de la négligence, outre qu’elle diminue très assurément la grâce, elle cause des brouillards et des nuages qui embarrassent et causent insensiblement un certain égarement, mettant un secret trouble dans l’âme. Ce qui est fort contraire à la foi, dont l’effet général, de son commencement jusqu’à la fin, est d’établir et mettre l’âme en repos, en paix et en quiétude en ôtant les créatures de l’âme, qui ne font jamais autre effet que de l’inquiéter, et de troubler sa paix, qu’elle ne retrouve et ne peut retrouver que par la foi en Dieu : ce qui est toujours empêché par les impuretés, soit des sens, soit des puissances ; soit généralement du commerce des créatures.

2. Cela doit donc obliger une âme d’avoir une grande précaution pour le gouvernement de ses sens et de ses passions, afin de les tenir peu à peu dans une grande justesse, gardant la récollection extérieure et intérieure autant que son état le permet ; de plus s’observant autant qu’elle le peut, pour ne se pardonner rien au fait de la liberté impure de ses sens ou de l’emportement d’aucune passion. Je ne parle pas ici pour les âmes qui commencent la piété et la réformation de leur sens et de leurs passions dans la vie purement active ; tous les livres sont pleins d’instructions pour cet effet. Mais je parle pour les âmes qui commencent à marcher plus à l’étroit pour être plus purement à Dieu ; et je leur dis que jamais Dieu ne s’ajuste avec le commerce des sens ni des passions. Il ne vit dans l’âme que par leur règlement, leur rectitude et leur pureté ; et ainsi il est impossible que la pureté des passions et des sens subsiste avec l’usage de la foi. Il faut par nécessité qu’elle en vienne à bout, ou qu’ils la fassent peu à peu périr. Et comme la vie présente est le règne des sens et des passions, cela est cause pourquoi l’on ne saurait assez se précautionner et leur livrer une guerre irréconciliable. Car comme vous allez voir, jamais ils ne pourront être ajustés avec la foi en quelque état qu’elle soit, que par leur réformation, leur pureté et enfin par leur mort et leur néant. De cette manière il ne faut jamais concevoir de trêve ; mais les combattre incessamment, mais différemment selon le degré de foi où l’âme en est.

3. Pour le détail de la mortification des sens, on peut voir les livres qui en parlent ; et cela sera utile. Pour les passions, outre qu’il faut être fort convaincu que jamais il ne faut en souffrir la moindre ; il faut encore avoir une grande vigilance pour les déraciner jusque dans le plus intime et le plus secret, n’en souffrant aucune sous quelque prétexte de raison, de nécessité ou autre, quel qu’il soit. Car durant qu’il y en aura, quoique leur production ne fasse de mal, c’est assez que les sens et les puissances en soient secrètement agités, pour leur causer des nuages et des impuretés grandes. C’est la cause pourquoi il ne faut pas s’arrêter en ce combat à vaincre seulement leur production : mais il faut encore, par la foi et l’usage de cette divine lumière, les poursuivre jusque dans leur cache la plus secrète, observant les sens et les puissances s’ils ne sont point émus et agités par quelque secrète passion ; et quand cela se découvre, il faut impitoyablement y remédier quoiqu’il en arrive.

4. À cela sert infiniment l’aide de la lumière des personnes qui conversent avec nous, spécialement s’ils sont divinement éclairés ; prenant beaucoup garde qu’encore que l’amour-propre nous cache souvent ce qu’on nous dit de nos défauts selon nos sens et nos passions, nous devons nonobstant cela nous persécuter selon leur lumière contre notre lumière même : d’autant qu’il faut observer que plus il y a de lumière de Dieu au commencement et même durant un long temps du recoulement, et plus les sens et les puissances sont délicatement touchés et émus par quelque passion, moins on le peut voir à cause de l’amour-propre ; et il n’y a que la lumière des autres qui le puissent découvrir. Si bien que très souvent une âme peut être si finement menée dans ses sens par plusieurs passions, et l’amour-propre déguisera si bien cet ouvrage que l’âme ne le découvrira jamais : il n’y a seulement que les providences qui en se feront douter, et la grâce qui ne demande qu’à secourir l’âme généreuse : mais sur le moindre doute il faut aussitôt prendre les armes. Et ainsi combattant, on commence à remarquer que ce que l’on ne voyait avant le combat que comme quelque chose nécessaire et raisonnable, est alors remarqué par l’âme comme une vraie passion, à cause de l’attache que les sens et les puissances y auront, et qu’ainsi l’amour-propre est cantonné dans ce fait.

Je dis la même chose quand nos amis ou nos supérieurs, ou directeurs nous avertissent de quelque chose, et que nous remarquons que notre âme se cantonne et en est un peu choquée, et que nous ne voulons humblement voir et découvrir ce que l’on nous dit. Aussitôt, jugeons que l’amour-propre a quelque trésor secret qu’il craint de perdre, et qu’assurément il y a une fine et délicate passion qui occupe nos sens et nos puissances, pour nous empêcher de voir et de remarquer ce dont on nous avertit, et que nous ne voyons pas.

5. Mais au contraire quand étant avertis, ou éclairés par autrui, quoique que l’on ne voie rien, nous remarquons que dans notre âme les avertissements soient reçus agréablement, et qu’à leur aide nous travaillons à nous mettre comme l’on dit, et cela avec une paix humble et reconnaissante ; nous verrons que cette lumière en pure soumission nous découvrira des choses à quoi n’eussions jamais pensé : d’autant qu’il est très certain que plus nos sens et nos passions se recherchent amoureusement et délicatement, plus ils nous sont par amour-propre inconnus et imperceptibles, et qu’ils ne peuvent jamais être rendus perceptibles pour les combattre que par la lumière d’autrui ; jusqu’à ce que le fond soit divinement éclairé par la foi. Mais durant le temps que l’âme est encore beaucoup vivante en elle-même, comme elle est dans le commencement de la foi, et même un long temps que les puissances recoulent, l’âme ne peut découvrir les fins mouvements des sens et des puissances par les passions, à cause de l’amour-propre.

6. Et afin d’avoir plus de lumière sur cette matière infiniment de conséquence, il faut remarquer que ce travail de la pureté intérieure, comme nous en parlons, s’étend non seulement au sens, mais encore aux puissances. C’est pourquoi quand l’âme a tâché de se corriger et de s’observer dans les sens extérieurs et intérieurs, et qu’elle a découvert le mélange des passions qui les agitent, soit vers les créatures ou vers Dieu, pour en remarquer les impuretés et pour travailler ainsi à leur correction, et à les mettre dans un ordre juste et accommodé à la foi qui demande, comme j’ai dit, un grand ajustement, et une pureté bien accomplie, par la garde des sens, et un règlement bien chrétien et bien fait selon le degré où l’âme en est. Quand, dis-je, cela est en quelque façon ajusté, il faut aussi faire la visite dans les puissances et remarquer si elles ne sont souvent agitées, émues et conduites par quelque secrète passion, ou par quelque appétit déréglé de curiosité, d’empressement, de précipitation, de propre excellence, de vanité sublime, etc.

7. Car comme les sens deviennent impurs, et ainsi fouillent l’âme par leur inclination vers les créatures, si courbant par passion et appétit mal réglé ; aussi les puissances s’occupant vers Dieu se souillent par les mêmes passions, étant agitées par elles, selon les divers appétits et inclinations. Ce qui n’est presque jamais découvert, à moins d’une sérieuse réflexion, ou d’une lumière extraordinaire de Dieu, ou de quelque charitable avertissement, spécialement de quelque personne fort éclairée de Dieu. Et quand cela n’est pas, vous voyez de pauvres âmes passer toute leur vie dans un masque de dévotion, d’oraison et de belles expressions ; et cependant elles sont toujours et incessamment agitées, mues et conduites par de secrets mouvements de passion, soit dans les sens vers les créatures, et spécialement les bonnes créatures, et aussi vers Dieu, soit dans les puissances que les passions agitent plus fortement et passionnément selon les divers appétits et inclinations naturelles prédominantes : ce qui passe souvent cependant pour une piété éminente, et de bon aloi. Mais faites-en l’épreuve et vous verrez la vérité. Prenez le biais de choquer la secrète et fine passion, soit dans leur sens, soit aussi dans leurs puissances ; et vous verrez l’émotion et le renversement que cela causera : et par là vous découvrirez clairement que cette occupation des sens et des puissances n’est pas par le mouvement de l’esprit de Dieu en foi, mais bien par une secrète et forte passion qui agite les sens, et qui conduit et excite les puissances. Car si c’était l’esprit de Dieu en foi, dès que l’on retrancherait l’occupation des sens et que l’on marquerait à ces âmes qu’il faut qu’elles quittent ce commerce, ces personnes, ou cela, quel qu’il soit ; les sens ne diraient mot et trouveraient cela fort bon et s’y ajusteraient. J’en dis autant des puissances : dès que l’on découvre que leur emploi et défectueux, au lieu d’être troublé et agité encore bien plus que les sens (car leur amour-propre est sans comparaison plus fin et plus violent ;) aussitôt elles se calmeraient et consentiraient doucement à tels avertissements pour s’ajuster à d’autres lumières. Mais comme telles lumières étant de Dieu, vont toujours les faire mourir, et qu’au contraire les appétits susdits les font excellemment vivre selon leurs vues et leur goût ; cela est cause que la passion s’excite merveilleusement, et se produit en excuses, en justification et en une infinité de productions, lesquelles découvrent manifestement la passion, non à l’âme même, qui ne le verra que par une grande grâce, mais à la personne qui aura la lumière pour le discerner.

Tout ceci est d’une très grande étendue, et l’on ne saurait croire sinon par expérience jusqu’où la pureté des sens et des puissances va, et en quel degré il faut être pour se pouvoir un peu sauver de leur impureté.

8. Et afin de voir cela par ordre, il faut distinguer les trois états de la foi comme nous l’avons déjà fait, et remarquer de cette manière les différents combats qu’il faut leur donner pour se préserver de leur impureté.

La foi a son commencement, elle a son milieu et aussi sa fin. Son commencement donne des lumières actives et passives ; au commencement active, dans la suite passive ; pour faire voir à l’âme ce qu’elle doit faire pour se purifier et perfectionner, selon le bon désir de Dieu. Et de cette manière toute la correspondance de l’âme est dans la fidélité à faire usage de telles lumières ; et si vous prenez bien garde, cette fidélité consiste à faire usage de ce que l’âme découvre. Et ainsi l’âme voit, pénètre et regarde ce qu’elle a à voir à l’aide de telle lumière, et se sert d’elle pour découvrir son impureté et pour s’en défaire. La lumière a autant son effet, en ce premier degré actif, que l’âme est fidèle à s’en servir, pour voir, découvrir ses impuretés, et ensuite s’en défaire ; tout de même comme je porte un flambeau pour m’éclairer et me faire voir les précipices et les faux pas qu’il me faut éviter, et cela activement : la foi en ce degré actif n’étant donné qu’autant que l’âme est fidèlement active pour en faire usage.

9. Quand l’âme par telle fidélité a beaucoup fait accroître la foi, Jésus-Christ qui ne manque jamais par sa bonté de donner le centuple, augmente la lumière, qui par cette augmentation surpasse l’activité de l’âme ; si bien qu’elle ne la reçoit plus en manière active, mais peu à peu en manière passive. La façon de recevoir la lumière change en l’âme, mais l’usage ne change pas ; si vous n’entendez par ce changement une plus grande fidélité et application à se purifier. Car il est certain que l’âme par la lumière passive reçoit une capacité plus étendue et plus profonde pour découvrir ses défauts et ses impuretés ; et ainsi l’on peut dire qu’elle change ; car c’est par un moyen passif qu’elle les découvre. Mais aussi l’on peut dire qu’elle ne change pas, d’autant qu’il faut que l’âme ait encore plus d’attention, de vigilance et de fidélité, pour correspondre à la lumière passive, qu’elle n’en avait étant dans l’activité ; et que si elle ne redoublait son soin, et sa fidélité pour se servir encore davantage de cette lumière passive, elle la diminuerait, et à la suite de passive elle déchoierait dans l’active.

10. Tout cela supposé, il faut remarquer que la lumière active, et par conséquent la fidélité qui lui correspond, s’attache et travaille spécialement sur les sens, et les passions, pour les régler selon les maximes chrétiennes et les principes de l’état ou Dieu appelle l’âme, soit religieux ou séculier. L’âme trouve là un champ d’une étendue comme infinie, où l’activité trouve des merveilles à faire et à pratiquer, conformément aux belles lumières qu’en ont données tant de personnes qui ont appris à rectifier les sens et les passions, en détruisant l’amour-propre qui leur est particulier.

Quand cet ouvrage est déjà beaucoup avancé, la lumière passive vient au secours de l’active ; et comme l’active n’a travaillé que sur l’extérieur, la passive découvre le voile et le Mystère, faisant plus clairement voir les impuretés des sens et des passions, et aussi commençant à découvrir les impuretés des puissances : ce qui fait voir bien un autre travail, et bien d’une autre étendue. Et quoique la lumière passive paraisse ne travailler spécialement que sur les puissances, et occuper les puissances, les mettant en acte ; cependant elle travaille encore radicalement à purifier et éclairer l’âme pour y travailler dans les sens et passions, aussi bien que dans les puissances. Durant tout ce temps-là, ces deux différents degrés de foi vont découvrant tout ce que je viens de dire, et une infinité de belles choses que l’expérience fera voir, remarquant que l’un et l’autre s’augmentent, et est autant féconds qu’il trouve de correspondance en l’âme.

Ces deux degrés de foi ne finissent jamais, qu’ils n’aient épuisé absolument (mais selon le dessein particulier de Dieu sur chaque âme,) toute la capacité, active et passive de l’âme pour travailler à sa rectification et pureté ; si bien que l’âme sent par son défaut et en défaillant qu’elle ne trouve plus où travailler : comme une personne marchant tant qu’elle se trouve sur le bord de la mer, il faut en demeurer là par nécessité ; ainsi elle sent un certain défaut en elle pour pouvoir plus travailler ni activement ni passivement.

11. Pour lors commence le second état de la foi, qui est son récoulement par lequel l’âme travaille d’une autre manière à sa pureté, soit dans les sens et les passions, ou dans les puissances. Dans le premier, comme je viens de dire, les sens, les passions et les puissances sont le sujet sur lequel l’âme travaille, éclairée et aidée de la foi en degré actif ou passif, mais toujours comme sur un sujet qu’elle voit, qu’elle examine, qu’elle ajuste et le reste qui se fait le durant cet état. Mais dans le second, c’est tout d’une autre manière : la foi y travaille, ou plutôt l’âme y travaille, non comme sur un sujet, mais en perdant ; et ainsi à mesure que l’âme est fidèle à mourir et à se séparer de ses sens, de ses passions et de ses puissances, pour les perdre, et laisser perdre dans la foi qui les inonde, et les surpasse, aussi de cette manière elle travaille à sa pureté. Un forgeron met un fer encore beaucoup crasseux et plein de rouille dans le feu, et par son ardeur et sa flamme, il le purifie et le dérouille infiniment mieux et plus profondément qu’avec toutes les limes et les autres manières possibles.

Cette foi surabondante qui cause et opère ce second état, à mesure qu’il croît, est secrètement lumineuse pour découvrir sans comparaison tout d’une autre façon et plus profondément et hautement les impuretés de telles parties de l’âme ; si bien que causant comme quelque désespoir de jamais se purifier de ses impuretés, et de l’amour-propre qui en vit, elle est excitée à se perdre et se laisser perdre en la foi qui l’inonde : et de cette manière à mesure que la pureté s’opère, la lumière s’accroît, et par cet accroissement la perte s’augmente, et cela successivement jusqu’à ce qu’enfin les sens, les passions et les puissances suffisamment purifiées par leur perte, se trouve en unité, en la foi, et par la foi.

Vous voyez donc la manière différente de travailler à sa pureté et à la rectitude des parties de l’âme, selon la différence des degrés de la foi.

12. L’âme ainsi arrivée en unité par la foi se perd par un très grand surcroît de la même foi, laquelle se défaisant de toutes images qui correspondent aux sens, aux passions, et aux puissances qu’elle vient de faire recouler, devient enfin peu à peu toute pure et toute nue ; ce qui correspond admirablement à cette unité, où elle a conduit l’âme. Et de cette manière cette foi nue s’augmentant, et devenant toujours de plus en plus, plus nue, et plus pure, en sorte que cette âme si simplifiée n’en peut jouir, elle se perd ; et par cette pureté et nudité de la foi qui s’augmente incessamment à mesure que l’âme est courageuse pour se perdre, elle perd cette unité de l’âme en Dieu, peu à peu elle demeure perdue sans se retrouver pour elle.

Et ainsi vous remarquerez que l’augmentation de la foi encore revêtue de quelques images, quoique pures, fait et cause la perte des sens, des passions et des puissances en unité de son fond ; et que sa nudité toute pure s’augmentant de plus en plus, et se purifiant encore davantage, de manière que ce fond n’y voit et n’y peut plus rien apercevoir, l’âme se perd peu à peu dans l’unité de Dieu même. C’est donc cette pureté et nudité de foi qui perd heureusement cette âme en son Dieu, et qui peu à peu par cette même nudité et pureté en s’augmentant incessamment communiquera à cette âme perdue, la vie dans le même Dieu.

13. Voilà un crayon de la pureté de l’âme, et comment elle doit incessamment travailler (quoique différemment, selon les degrés différents où elle se trouve,) afin que cela vous encourage à travailler à cette pureté : et aussi pour vous convaincre d’une vérité, savoir qu’il n’y a aucun état en la vie, dans lequel on ne travaille à sa pureté ; et que c’est une tromperie et sans expérience de croire que les âmes les plus passives, soit en lumière en Dieu même, soit fainéantes et qu’elles oublient à se purifier et à travailler à leur perfection. Tout au contraire, un degré de plus grande élévation est aussi un degré de plus grande purification. Et comme il est certain qu’en cette vie il ne se peut donner de degré de perfection si consommé que l’âme ne puisse encore se perfectionner davantage, Dieu étant en lui-même un abîme dont jamais aucune créature ne peut trouver le fond ; aussi il ne se peut jamais trouver d’âme qui n’ait encore de quoi se perfectionner et se purifier, et même plus les degrés sont élevés, plus telles âmes travaillent, et ont de quoi se purifier en tel degré. Les âmes d’expérience et où cette divine lumière de foi est telle que je la viens d’expliquer grossièrement, voit très clairement que le soleil n’est pas plus manifeste que ces vérités leur sont découvertes.

14. Et de cette manière si vous voyez des âmes qui se disent en ce degré éminent de foi, et que telle pureté n’y corresponde ; cela n’est pas vrai, et leur degré de lumière est suspect. Ce n’est pas que telle pureté et éminence doive paraître aux hommes qui conversent avec telles personnes ; car souvent et pour l’ordinaire, ces personnes sont fort inconnues aux autres, à moins que l’on ne les regarde de fort près, et qu’elles ne se déclarent, d’autant que leur sainteté n’est pas extérieure comme dans les autres dont nous avons parlé dans le degré contemplatif, et qui n’est pas en foi : mais toujours vous y voyez une sincérité, une droiture, un éloignement du monde, une application à Dieu qui n’est pas ordinaire, mais non selon les sens.

15. Et pour ce qui est de la pureté qui correspond aux premiers degrés actifs et passifs susmentionnés, elle est très remarquable par la forte application que fait la foi en sollicitant et contraignant en quelque manière ces âmes d’y travailler. C’est pourquoi vous y remarquez une récollection grande, une gêne pour ne se rien souffrir, une découverte continuelle de leurs défauts, une pénétration de la moindre chose, et une application extraordinaire à se perfectionner en foi il selon l’état ou Dieu les a attachées, en s’y contentant admirablement, et y trouvant et y découvrant toujours des sujets de se purifier, et perfectionner sans fin.



Dixième demande.

Comment il faut converser avec les créatures.

Réponse.

1 – 3. Maximes générales. 4 — 10. Règles spéciales pour les âmes de chaque degré de la foi.

1. Il est très certain que notre âme tire beaucoup d’impureté de la conversation des créatures, et que généralement il est non seulement à propos, mais très nécessaire de se retirer de leur commerce et de leur conversation, pour vaquer à l’intérieur et afin d’avoir aussi son âme plus pure et plus capable des rayons purs du soleil éternel.

Les âmes qui désirent tout de bon vaquer à l’intérieur trouveront par leur expérience que ce principe est général, et qu’à moins que d’être fort fidèle pour se soustraire non seulement aux conversations inutiles, mais encore à celles qui ne sont pas absolument nécessaires, il est impossible de posséder son âme en pureté requise pour travailler comme il faut à sa perfection, et à faire usage de la grâce de foi, en quelque degré qu’elle soit.

D’où vient que généralement vous pouvez porter jugement qu’une âme n’a pas la participation de la foi, en aucun degré, comme nous avons parlé, si vous la remarquez babillarde, désireuse de la conversation et affectionnée au commerce des créatures ; d’autant que la foi donnant la communication de Dieu, donne aussi en quelque degré qu’elle soit, une secrète occupation, avec une inclination au silence, à l’éloignement des créatures, et au repos, qui est absolument troublé par les créatures à cause de l’impureté que l’âme contracte avec elles. Que si une âme devenant telle, a eu la foi, ou l’a encore, vous pouvez conclure qu’elle la diminuera notablement, et que peut-être à la suite si elle n’y donne ordre, elle la perdra insensiblement, tel procédé ne pouvant s’ajuster avec la foi.

2. Mais comme l’on ne peut empêcher et tellement être retiré que l’on n’ait à converser avec les créatures, à moins que d’être absolument solitaire, il faut garder ces maximes générales. On doit (1.) Éviter toute conversation inutile ; (2.) Se précautionner, quand il y a nécessité d’y être, afin que ce ne soit ni par attache, ni par inclination naturelle, mais par ordre de Dieu qui le demande de nous, ou par les règles de notre état, ou par quelque providence particulière que l’on ne peut ni doit éviter honnêtement et civilement. (3.) Il faut que la conversation soit humble, charitable, condescendante, agréable ; afin que telles vertus empêchent la corruption qui exhale incessamment des créatures mondaines, et qui sont conforme à nos passions et à nos inclinations. (4.) Et quand les conversations sont telles en pratique des vertus, elles sont utiles : d’autant que par la société et l’union de la conversation, spécialement avec des personnes de piété, il se communique une grâce ; comme nous voyons qu’entrant dans un lieu, me touchant quelque chose de parfumé, l’on en sent facilement l’odeur. (5.) Le commerce des créatures pour l’ordinaire rabaisse en l’esprit vers les créatures qu’il ne suffit pas de pratiquer les vertus susdites ; mais il faut encore y avoir l’esprit un peu uni et élevé à Dieu, selon le degré où l’on est, et conformément à ce que je vais dire.

3. La pratique fidèle de ces maximes supposées, assurément la conversation nécessaire ne nuira pas : mais au contraire elle sera utile, quand la Providence y engagera ; d’autant que par telle conversation les âmes sortiront au-dehors pour elles-mêmes, afin de remarquer leur degré de vertu. Quand elles sont en solitude et seulement appliquées à leur intérieur, elles ne peuvent se voir : mais par cette sortie au-dehors elles voient leur humilité, leur douceur, leur condescendance et un million de belles pratiques, selon la faiblesse, la pauvreté et l’imperfection des personnes avec qui elles conversent. De plus elles sont éclairées par les ténèbres, et les défauts des autres en les voyant. Car étant avec les mondains, elles voient le rien de leurs entretiens, combien ils sont vides de Dieu, combien les passions y règnent ; et qu’ainsi il n’y a vraiment que les âmes qui demeurent auprès de Dieu, et qui lui sont fidèles, qui aient du solide. Enfin tout ce qui se passe en telles conversations est lumineux aux personnes fidèles et appliquées à Dieu ; comme au contraire aux autres qui ne sont pas fidèles ni appliquées à lui, tout est ténèbres, pièges et sources d’imperfections.

4. Et afin de marcher avec plus d’ordre dans les conversations, et le commerce avec les créatures, il faut distinguer les états et degrés de la foi, afin de dire distinctement comme l’on y doit être.

Une âme dans le premier degré a pour l’ordinaire un très grand éloignement de la conversation ; d’autant que la foi l’occupant péniblement, pour travailler à sa purification et à l’acquisition des vertus nécessaires à sa rectitude, la moindre imperfection lui est une grande croix, qu’elle ne peut comme éviter, quelque diligence qu’elle apporte dans les conversations : ce qui l’oblige à retrancher tout ce qu’elle peut, et dans les autres d’obligation de son état, à y être autant fidèle qu’elle le peut, selon les maximes susdites. Mais quoi qu’elle fasse, pour l’ordinaire telles conversations, en ce premier degré, sont toujours fort pénibles ; d’autant que l’esprit est fort entrepris par la foi, et que l’âme a tant d’affaires chez soi qu’elle ne peut les quitter qu’avec violence. Car comme en ce degré elle n’est pas encore capable de s’occuper de Dieu et de penser aussi à autre chose, même de vertu ; cela est cause que les conversations et le commerce lui sont ennuyeux, et qu’elle n’y va que par mortification et soumission à Dieu qui l’ordonne. Telle personne à cause de ses peines ne doit pas facilement se dispenser des bonnes conversations si elle est en Communauté ; mais y souffrir, car elle a besoin de relâche, à cause que la foi en son occupation est pénible. Mais si elle est dans le monde, elle doit faire ce qu’elle peut pour s’en dispenser prudemment et charitablement, ayant en tel degré besoin de retraite et de temps pour travailler à sa perfection.

5. Les âmes de ce premier degré, commençant d’expérimenter quelque désir de Dieu, de son amour, et de lui plaire, ont pour l’ordinaire des ferveurs dans les sens, ce qui les fait exhaler en paroles dans les conversations, et chercher insensiblement les créatures, en intention de leur faire du bien : ce qui peut arriver à cause de la ferveur par laquelle ces âmes leur disent de bonnes choses et bien touchantes ; mais ce n’est jamais sans leur perte propre : parce qu’au lieu de tourner cette ferveur au-dedans, et pour s’acheminer vers leur intérieur, elles sortent au-dehors et s’égarent ainsi du dessein de Dieu en ce degré, se remplissant de plus d’un million de défauts : car comme leur sens et leurs passions en ce degré ne sont nullement purifiés, elles commettent par telles ferveur et recherche des créatures, quoiqu’avec bonne intention, un million de fautes selon la pureté que leur sens, leur passion, et leurs puissances ont. C’est pourquoi vous voyez ces personnes fourmiller en recherches propres, en suffisance, en orgueil, en superfluité de paroles, en imprudences continuelles et en un million d’autres choses, dont leur sens, et leur passion sont pleins ; pervertissant l’usage de cette ferveur, laquelle selon le dessein de Dieu est donnée pour purifier l’essence et les passions par le silence, la solitude, la vie cachée, et l’oraison, selon que j’ai déjà dit.

6. Le second degré de la foi commence, les sens, les passions et les puissances étant déjà beaucoup purifiés ; car la foi s’augmentant, elle les perd peu à peu et les faire récouler.

Durant ce temps la conversation n’est pas si dangereuse, à cause que les sens et les puissances étant fort oppressés, elle trouve quelque soulagement en parlant de Dieu. Et comme ce degré retire fort l’âme de l’inclination des créatures, elle n’est pas si sujette dans la conversation au défaut marqué du premier degré. Cependant comme telles âmes ne sont pas tout à fait exemptes des impuretés des sens et des puissances, il ne faut pas laisser de s’observer étant avec les créatures ; d’autant que les défauts que l’on y commet sont fort sensibles et fort pénibles. Et comme l’âme a encore là les yeux plus ouverts pour les découvrir, cela augmente encore davantage sa peine ; ce qui fait un embarras qui cause bien du mal à l’âme dans telle conversation. C’est pourquoi comme dans le premier degré (à moins des précautions nécessaires et que j’ai marquées) les conversations et le commerce des créatures font beaucoup de tort, par les impuretés que les sens, les passions et les puissances y contractent, ce qui diminue la foi et l’oraison : aussi dans ce second degré, quoique les sens, les passions et les puissances y soient plus fortes et plus purifiées, il ne laisse d’y commettre (à moins d’une grande précaution) plusieurs défauts qui à cause que l’âme est plus élevée et purifiée, sont plus pénibles, plus pénétrants et plus embarrassants sans comparaison que dans le premier degré ; ce qui cause un trouble notable à l’âme, qui lui fait insensiblement perdre sa voie, étant plus imperceptible et inconnue que dans le premier degré. Et ainsi si l’âme ne se retire des créatures autant qu’elle le peut, et ne le pouvant, si elle n’a les précautions qu’il faut, elle sera très souvent égarée en son esprit, cherchant son repos, sa quiétude et son lieu, comme un oiseau qui ne sait où brancher ; d’autant qu’elle n’entend la voix secrète de Dieu que dans le profond silence, et ne voit la trace de sa voie pour marcher que dans une certaine possession de foi en perte qui s’éclipse avec les créatures.

7. Telle âme nonobstant cette peine ne doit pas laisser de converser quand Dieu le veut, soit par sa condition ou par les providences qu’elle voit nécessaires ; et pour lors ayant apporté les précautions requises, les défauts et les peines qui suivront lui seront utiles ; car elles aideront à mourir et à se perdre, d’autant que Dieu se sert de tout moyen pour cet effet.

Les âmes commencent en ce degré à faire quelque bien en conversant, mais en passant et non par état : d’autant que comme ces âmes approchent plus de Dieu par la perte qu’elles expérimentent et que leur sens et leur puissance sont aussi moins en état de se salir à cause de la perte et de la pauvreté qu’elle sentent ; elles laissent aller des paroles qui portent grâce et font du fruit sans se salir. C’est pourquoi quand cela est, il faut se laisser aller doucement à l’ordre de Dieu, mais non pas en faire un état, c’est-à-dire rechercher telle chose, mais les laisser venir et réussir comme Dieu le voudra : au contraire elles doivent plutôt de leur part faire avec prudence ce qu’elles pourront afin que cela ne soit pas ; car la solitude et la vie cachée leur est de très grand fruit, leur âme y étant capable d’une plus grande grâce.

8. Le troisième degré de foi ayant réduit l’âme dans son fond et son centre, comme peu à peu elle y trouve son lieu, et sa résidence naturelle, aussi peu à peu y trouve-t-elle sa vie ; ses sens, ses passions et ses puissances commençant à revivre, et à devenir capables de ce que Dieu veut d’elle. Et comme c’est par sa perte, qu’elle se revêt de Jésus-Christ ; aussi le même Jésus-Christ fait revivre en lui chaque partie de l’âme, chacune selon sa capacité : et de cette manière, la vie est redonnée à l’âme conformément à ce que Jésus-Christ veut être en certaine âme et par cette âme.

Par ce moyen elle a plus de capacité de converser avec les créatures : mais comme ce n’est plus elle, mais Jésus-Christ, aussi cela ne peut s’exécuter par elle ni de son vouloir, mais par Jésus-Christ : et ainsi elle porte un état de perte en conversation pour faire et pour être comme Jésus-Christ y veut être. Et demeurant fidèle à cet état, Jésus-Christ ne manque pas d’y être et d’y faire ce qu’il désire ; et s’il arrive quelque faute, le même Jésus-Christ l’a bientôt consumé par le même état, l’âme se laissant perdue en toute manière.

9. Comme j’ai dit ailleurs que ce troisième degré ne se faisait que très peu à peu ; aussi Jésus-Christ conversant selon l’état propre de l’âme, ne vient et ne se perfectionne que très peu à peu. Mais aussi à mesure qu’il se perfectionne, aussi revêt-il l’âme des mêmes inclinations qu’il avait conversant avec les créatures. Ceci paraît très extraordinaire ; mais il est très véritable et réel, et n’est pas plus difficile à porter que le premier degré de foi.

Il y aurait infiniment à dire de la foi en ce troisième degré ; comme il y aurait aussi infiniment à dire parlant de la vie du centre : mais il faut remettre cela à la providence. Ce n’est proprement qu’en ce lieu où il faudrait commencer d’écrire ; d’autant que c’est là que commence l’ouverture de l’abîme infini de la Divinité, où il y a des merveilles infinies à découvrir et à communiquer à l’âme fidèle.

10. J’en dis autant de la conversation avec les créatures dans ce troisième degré de foi : ce n’est proprement qu’en ce troisième degré de communication de Jésus-Christ qu’il faudrait commencer d’écrire ; d’autant que c’est là l’ouverture et l’entrée de l’abîme mystérieux et amoureux de la communication de Jésus-Christ, laquelle (si l’on en écrivait profondément) ne paraîtrait extraordinaire et surprenante aux créatures qu’à cause de la petitesse de leur cœur rétréci par le peu d’expérience qu’elles font de l’amour infini de Jésus-Christ en son incarnation, qui ne se plaît et ne se rassasie que dans la communication de soi-même avec profusion.

Mais les pauvres créatures qui ont le cœur rétréci et les yeux aveuglés ne le peuvent voir, faute d’avoir expérimenté et goûté Jésus-Christ ; croyant pour l’ordinaire que toute la fin de l’Incarnation est le salut et que le reste dont les âmes éclairées de Jésus-Christ parlent est chimères, imagination et des idées. Qu’elles en croient ce qu’elles voudront. Il est vrai que le salut est le premier degré des desseins éternels de Dieu dans l’Incarnation : mais la véritable jouissance de Jésus-Christ, comme notre vie, en fait le progrès, et la fin en cette vie présente ; ce que l’expérience fait voir être aussi réel que la grâce du salut l’est, et que l’opération de la foi pour former Jésus-Christ en nous, est pareillement aussi réelle et véritable que celle par laquelle nous opérons notre salut. [Fin du premier volume de l’éd. 1726]



LE DIRECTEUR MISTIQUE VOLUME II LETTRES 2.01 à 2,70


LE DIRECTEUR MISTIQUE OU LES ŒUVRES SPIRITUELLES DE MONSR. BERTOT Ami intime de feu M. de BERNIÈRES, et Directeur de Made GUION & c.

SECOND VOLUME,

Contenant ses LETTRES SPIRITUELLES sur plusieurs sujets qui regardent La Vie intérieure et l’Oraison de Foi.

À COLOGNE Chez JEAN DE LA PIERRE 1726

[saut de page]

TABLE DES LETTRES [omise et suivie d’un] ERRATA

LE DIRECTEUR MISTIQUE… [reprise du titre]



2.01 Don du repos intérieur190

LETTRE I. Comment Dieu donne peu à peu à l’âme le Repos Intérieur, et enfin sa Paix Divine. Excellence de ce don, qui s’augmente et fructifie de plus en plus par toutes les croix et contrariétés de la Vie.

1. Quand Dieu, après plusieurs grâces et miséricordes, dispose une âme pour Sa sainte présence et Sa communication amoureuse, Il lui communique toujours la paix, et ensuite l’établit peu à peu dans un repos solide qui est comme le siège et la demeure de Dieu : c’est pourquoi une personne intelligente [2]191, et qui sait les démarches de Dieu, aussitôt qu’elle voit et s’aperçoit que Dieu calme son âme, tâche d’y correspondre et s’ajuste peu à peu à Ses démarches.

2. Ce repos et cette paix viennent à l’âme très peu à peu. Au commencement l’âme sent et s’aperçoit seulement d’une inclination à la paix et au repos, de manière qu’elle n’en peut jouir que par intervalles, quoiqu’elle y ait une grande inclination : c’est pourquoi ce lui est une grande fête quand elle en reçoit la grâce de Notre Seigneur. Et pour lors elle doit être fort fidèle à la conserver, faisant seulement avec fidélité ce que Dieu demande de l’âme, soit pour l’extérieur de son emploi et condition, soit aussi pour l’intérieur en continuant sa manière d’oraison, mais avec plus de repos et de quiétude. Et même quand ce repos augmente passagèrement, comme cela n’est au commencement que par intervalles, il est bon de se tenir plus en repos de toutes opérations, autant qu’on le peut en bonne prudence, afin que l’âme se nourrisse de cette manne céleste ; et quand il cesse, ou qu’il diminue, ce qui arrive bientôt, alors il faut humblement le laisser aller, s’occupant, et sans empressement, à ce que Dieu veut, mais cela en conservant l’inclination à la paix et au repos dont on a joui.

3. Il faut remarquer que jamais Dieu ne donne ce repos et cette paix dont je parle, que par imprimer à l’âme une inclination fort secrète, mais intime pour la paix et le repos. Et comme cette grâce et ce don de paix et de repos divin a son siège et sa demeure dans la volonté comme dans la reine des puissances, afin que par son moyen les autres puissances, et généralement [3] tout ce qui est sous son domaine, puissent peu à peu participer à ce don divin dont Dieu l’honore, aussi ce repos dans les commencements n’étant que passager et non par état, il ne demeure dans l’âme par état qu’après avoir reçu plusieurs fois ce présent du ciel et après avoir mis plusieurs fois en pratique l’inclination secrète du fond de la volonté pour cette paix et ce repos, dont l’âme par fidélité se sert en l’absence de ce repos comme don passager plus spécial. Et ainsi le bon ménagement que l’âme fidèle fait de cette inclination de sa volonté pour la paix, soit dans ses actions ou dans son oraison, lui attire de plus fréquentes visites de Dieu, pour lui réitérer de fois à autres et peu à peu ce repos. Ce qui va augmentant de plus en plus cette divine inclination de la volonté, jusqu’à ce que peu à peu l’inclination de la volonté étant bien ménagée dans les actions extérieures et dans l’oraison, l’âme trouve en elle insensiblement et comme sans savoir le moyen, un repos plus fréquent et une paix comme par état pour faire tout en elle et par elle.

4. Cette inclination pour la paix et le repos est une impression dans la volonté, qui en tout ce que l’âme a à souffrir et à faire, incline l’âme à mettre sa volonté autant qu’elle le peut dans le repos, ou du moins à vouloir et à désirer vraiment le repos et la paix. Et ainsi comme la volonté a un domaine grand sur l’âme, et sur tout ce qui est en elle, savoir ses puissances, passions, actions et inclinations naturelles, insensiblement l’âme par cette inclination libre et vigoureuse, va peu à peu arrangeant tout cela et mettant le holà à ce petit monde, afin que la volonté comme maîtresse se mette [4] et se trouve dans la possession de son inclination et de son penchant. Et comme Dieu ne désire rien tant que de Se donner à l’âme, voyant le travail doux, humble et fidèle de la volonté pour venir à bout de sa chère et aimable inclination pour le repos et la paix, et aussi la prudente conduite dont elle se sert admirablement pour faire soumettre tout ce qui est en l’âme et ce que l’âme peut faire à cette inclination, Il la secourt et lui aide, et ainsi Il réitère de fois à autre plus fréquemment son repos. Ce qui augmente aussi son inclination, et la met de cette manière en un travail plus vigoureux, mais suave, pour suivre ce repos goûté et pour faire ce qui est en elle afin qu’elle le trouve plus fréquemment.

5. Où il faut remarquer que, comme ce divin repos fait rentrer l’âme en elle-même, et dans son intérieur où Dieu est, cette inclination qui est l’effet du repos, met toujours l’âme en quête pour y pénétrer, et pour travailler doucement de plus en plus à entrer et à être en son intérieur, où l’âme sait fort bien qu’elle trouvera ce repos comme une source d’eau qui a son principe dans le plus intime d’elle-même. Car ce repos n’est pas comme celui du monde, qui est seulement en la jouissance de quelque créature, et ainsi qui n’est qu’un faux repos et une tromperie ; mais ce repos divin dont on parle, est dans la jouissance de Dieu en nous-mêmes, et dans le plus intime de notre intérieur. C’est pourquoi la jouissance de ce repos donne un parfait contentement, n’étant pas établi sur aucune créature, mais sur Dieu au-dedans de notre être, si bien qu’il faudrait qu’une âme qui est assez heureuse d’en pouvoir jouir, [5] tombât dans le non-être pour perdre son repos, car ne pouvant perdre Dieu si elle ne le veut, elle ne saurait le perdre. Et c’est ce qui fait que l’inclination de la volonté touchée de ce divin aiman192, travaille toujours pour chercher Dieu en son intérieur, afin qu’étant et devenant en repos, elle L’y puisse trouver.

6. Le bonheur donc d’une telle âme est d’être fort fidèle à bien user de sa volonté, afin que de se mettre et conserver dans la paix en le voulant ; et ainsi ordonnant par là toutes choses en elle, peu à peu elle se trouve en son travail surprise du repos qui fait son bonheur et sa joie, et dans lequel vraiment elle trouve tout, parce que Dieu ne manque jamais d’y venir et de s’y trouver. Ce qui fait le bonheur accompli de l’âme, car où Dieu est, toutes choses y sont et y sont en abondance ; et vraiment Dieu ne manque jamais de donner selon le degré de la paix et du repos, la jouissance de Sa Majesté.

7. Que les créatures sont malheureuses de chercher le repos dans le créé, quelque grand et avantageux qu’il leur paraisse ! Elles n’auront jamais que la faim qui les dévorera sans jamais trouver de repos. Au contraire l’homme qui est assez heureux pour être touché du divin repos dans sa volonté, a l’inclination et l’appétit de jouir du repos, non en aucune créature, mais en Dieu. Et cette inclination ou cet appétit n’a jamais pour suite (comme celui du repos mondain,) une faim inquiète et turbulente ; mais bien un désir paisible : lequel quoiqu’il ne soit satisfait que dans la jouissance de Dieu en repos et en paix, l’âme ne laisse pas d’être humblement contente de ce que Dieu lui donne, encore qu’elle attend avec patience la réitération fréquente de son bonheur par le repos qui lui vient ; et comme sa volonté est en son domaine, cela est cause qu’elle se contente, n’ayant pas le repos humblement et tranquillement désiré.

8. Et là en cette disposition l’âme fait ses exercices d’oraison et autres, comme elle les doit faire en son degré et en son état, attendant doucement ce bienheureux repos et sa jouissance, quand et au temps qui lui sera accordé. Et comme il y a rien plus à nous que la volonté et la liberté ; aussi l’âme est fort en repos, quoiqu’elle ne voit et n’expérimente pas encore la paix et le repos comme elle le désire, se contentant de ce qu’elle a en sa jouissance, savoir la pointe de sa volonté touchée du désir et de l’inclination pour le repos, où elle se met en se tournant vers Dieu avec fidélité autant qu’elle le peut.

9. L’âme de cet état se trouve successivement en ces deux degrés de repos et selon qu’elle est, il faut qu’elle y ajuste sa fidélité. Quand donc en l’oraison elle s’occupe doucement de ces vérités et qu’elle n’y a que l’inclination au repos et à la paix ; il faut qu’elle s’applique doucement pour goûter et voir ces vérités, et pour en tirer du fruit, et cela selon son inclination tranquille, c’est-à-dire en y conservant sa tranquillité et son repos autant qu’elle le pourra. Où il faut remarquer que toutes les vérités en ce degré portent dans l’âme une certaine impression de paix, et peu à peu en la nourrissant, y vont augmentant sa paix et son repos.

Et même quand l’âme ne peut entrer en ces [7] vérités, et qu’il lui semble qu’elle en est chassée, et qu’elle se sent dans le trouble, et comme inquiète pour trouver quelque nourriture en ces vérités ; que l’âme pour lors se soutienne. Car si elle y fait application, elle trouvera que bien que ses sens soient dans l’inquiétude et que même ils aient quelque trouble à cause de leur sécheresse et de leur aveuglement, cependant le plus profond de la volonté sera comme en repos et jouira de quelque calme. Et pourvu que l’âme veuille se contenter de vouloir sa paix dans le plus intime, et quelquefois même dans la plus pure cime et pointe de la volonté, elle ne laissera pas de tirer du fruit des vérités, quoique selon les sens elle se croie toute distraite et vagabonde sans rien voir ni rien avoir dans les vérités qu’elle a prises.

10. Hors l’oraison même l’âme se trouvera quelquefois toute distraite par les objets différents de son état, vers lesquels les passions et les inclinations naturelles se portent avec empressement, chacune selon son appétit différent ; si bien que si l’âme ne s’aide de son fond de volonté pour fendre la presse et tâcher par son désir de repos de s’arrêter auprès de Dieu, elle perdra beaucoup de temps en ses emplois, sans aucune présence de Dieu.

Où il faut remarquer qu’au milieu du grand bruit de nos passions et de nos inclinations, quand elles sont touchées de quelque appétit, de désir ou le crainte, de douleur ou de joie, il n’est presque pas possible en ce degré d’avoir d’autre présence de Dieu que ce retour de la volonté par inclination de paix ; et que ce retour fidèle est vraiment présence de Dieu. [8]

11. Et cela est si vrai que l’âme étant fidèle à s’y conserver peu à peu et en pâtissant la peine de ses misères avec longanimité, cette inclination et cette volonté de paix et de repos, se change insensiblement en expérience de repos ; et Dieu par sa bonté met cette sainte abeille qui était par la volonté doucement en quête de la manne céleste, dans la ruche, pour se reposer là et se nourrir de son travail : car Dieu la met en repos d’une manière qu’elle ne sait pas ; si bien qu’elle jouit d’un calme qui lui est tout, et qui lui devient toutes choses. Car pour lors l’âme étant tranquillisée, tant que cela dure, quelquefois elle y a l’esprit ouvert pour se nourrir et trouver une douce pâture dans les vérités qu’elle a prises pour son oraison ; si bien que deux choses se trouvant en elle en même temps, savoir l’ouverture suave des vérités, et la jouissance d’un repos qui la nourrit beaucoup. Quelquefois aussi et spécialement quand le repos est plus grand et plus intime, l’âme ne peut s’appliquer qu’à la jouissance de son repos, comme ayant tout, sans qu’elle soit en quête de rien sur ces vérités. Elle n’a qu’à y demeurer, d’autant qu’assurément ce repos communique au fond de la volonté toutes les lumières, ou pour mieux dire, cette manne céleste dont l’âme se repaît intimement, a tous les goûts et toutes les lumières ; et il suffit de s’y laisser sans s’embarrasser d’aucune enquête ni de chercher rien sur ces vérités : elle n’a qu’à se nourrir, ou pour mieux dire, elle n’a qu’à être et demeurer en repos, et Jésus-Christ sera sa nourriture. Car en vérité cette manne céleste est si pure et contient si bien toute vérité et tout [9] bien, et même, elle est si ajustée au palais de notre volonté, que l’âme n’a pas besoin durant ce temps de faire aucune action qui lui marque de manger de cette manne. Elle n’a que faire de mâcher : d’autant que cela s’ajuste si bien en l’âme par ce souverain Maître qui est en elle, et qui lui donne ce repos céleste, que non seulement il contient tout bien pour elle, mais encore qu’il est toute manière pour en faire usage ; n’étant nécessaire là, et tant que cela dure, que de le recevoir humblement.

12. Ce repos, comme je l’ai déjà dit, est passager, et se donne successivement avec l’inclination de la volonté qui lui succède. Ou plutôt ce repos s’en allant, il laisse à la volonté une inclination, amoureuse du repos, laquelle étant bien ménagé attire insensiblement le repos ; et ce repos étant bien conservé aussi comme je dis, revient peu à peu plus souvent, et cause ainsi en l’âme tant de bien qu’enfin il la rend fertile et formée à tout bien. De manière que Dieu en est charmé et épris d’amour et par là lui communique plus souvent ce sacré repos, afin que de jour en jour les biens de l’âme croissant tellement, et sa beauté devenant si charmante pour le cœur de Dieu, elle mérite d’être et de devenir sa demeure continuelle ; factus est in pace locus ejus193. Et pour lors l’âme n’a pas seulement le repos et la paix continuelle, féconde en tout bien, mais le Dieu de la paix : ainsi elle jouit d’une paix admirable ou elle trouve la perfection de son âme d’une manière éminente.

13. Car il faut remarquer que Jésus-Christ nous promettant la paix nous avertit qu’il y en a deux manières. Il dit194, Je vous laisse la paix ; et c’est cette paix dont je parle, qui dispose à l’autre, qu’il exprime par ces paroles195, Je vous donne ma paix. Or la paix de Dieu n’est pas seulement un don, mais lui-même. Ainsi la paix et le repos qui est le premier don surnaturel, est une grande grâce qu’il nous fait vaincre le monde, le Démon et toutes les difficultés, et qui nous remplit de tout bien comme d’une manne céleste. Celle qui suit et qui est la récompense de ce divin don fait encore bien d’autres merveilles ; et il faudrait des volumes entiers pour exprimer, même légèrement, les effets de cette autre paix et de cet autre repos. Il faut l’expérience pour pouvoir comprendre ce que l’on pourrait dire de ce que Dieu donne par ce don divin : c’est pourquoi il faut remettre la déduction de ses miséricordes à un autre temps ; puisqu’il ne s’agit ici que de décrire un peu comment est une âme à laquelle Dieu veut donner le repos et la paix, et l’élever par là peu à peu et par degrés comme un enfant fort chéri. Car en vérité ceci n’est pas ordinaire, mais un don de Dieu qu’il destine pour certaines âmes qu’il veut élever à la grâce des enfants de Dieu, auxquels seuls il donne la paix, et ensuite sa paix comme un héritage commun aux saints hommes de la terre.

14. La personne pour laquelle ce papier est fait, doit tenir pour tout assuré que sa grâce spéciale, et ce à quoi Dieu l’appelle plus particulièrement est le sacré repos et la paix divine, en laquelle et par laquelle elle aura tout. Il faut donc qu’elle soit fort fidèle à parcourir les degrés de cette paix et de ce repos, afin qu’elle puisse monter de paix en paix, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse être digne et capable de recevoir la paix divine qui n’est pas moins que Dieu.

15. Qu’elle ne s’étonne pas des contrariétés et des embarras de son état : d’autant qu’elle trouvera par leur moyen la mort à soi-même, sans quoi ce divin repos ne peut ni augmenter ni fructifier, ne prenant racine et vie qu’autant que l’âme meurt à elle-même en tout. Et ensuite étant beaucoup accru par la mort de soi-même, les croix et les pertes de soi que causeront les providences de son état, feront non seulement l’accroissement de sa grâce, mais feront encore la beauté et l’éclat de sa même grâce en devenant les effets, si bien que les croix et providences de notre état sont la mère qui produit et nourrit cette grâce de repos et de paix divine, et encore les fruits qui l’ornent, l’élèvent et l’enrichissent.

Les Juifs criaient à Jésus-Christ196 qu’il descendit de la croix, et qu’il croirait en lui : il n’avait garde de le faire, son cœur et son esprit pleinement dans le repos et la jouissance de son Père, voulait mourir et finir sur la croix, et en la croix comme toute sa vie s’y était passée.

16. Il n’y a que Dieu seul qui dans le repos et par le repos, puisse faire porter les croix et toutes les peines d’un état en la manière divine sans succomber au chagrin et à l’ennui de la vie présente, et qui puisse enfin rendre l’homme [12] pleinement capable de deux contraires, savoir de la joie et de la peine en un même temps. Et quand l’âme est fidèle et constante à conserver la paix dans tous les accidents de la vie par l’abandon, pour lors elle peut faire oraison partout et en tout temps, étant toujours disposée pour cet effet ; et quand cela n’est pas, il y a autant de changement qu’il y a de moments en la vie, chaque moment étant traversé par les diverses peines que nous causent les choses présentes ; mais la paix intérieure et ce repos divin approchant l’âme de Dieu, et même dans la suite la mettant en Dieu, la fixent par l’immobilité divine. Elle a ses agitations des affaires et souffre les mouvements de ses passions, mais en repos ; et par là elle les tient au-dessous de soi : ainsi elle ne laisse pas d’être à Dieu et en Sa possession, quoiqu’elle ressente les peines qui la tentent pour se tourner vers elles en quittant sa paix.

17. Quand l’âme a appris, par les divers accidents de la vie, quel mal lui fait le retour et penchant qu’elle a vers elle-même, en se peinant de ses croix et des accidents de son état, pour lors elle fait ce qu’elle peut pour n’être émue de rien, mais au contraire toutes choses la renvoient vers Dieu en son repos. Et ainsi, non seulement elle a le repos et jouit du repos dans le temps de l’oraison, mais encore [elle les conserve] au milieu de ses soins et de ses inquiétudes et des croix qui lui arrivent, tout cela la sollicitant au repos et pour se mettre en sa paix, où l’âme sait très bien qu’elle trouvera le remède à tout et même tout bien, et plus infiniment que l’on ne peut exprimer. Il faut de l’expérience pour [13] apprendre et savoir la plénitude de lumière et de grâce qui se trouve autant que l’âme est en ce repos, et combien en ayant quelque peu joui, elle en devient saintement amoureuse jusqu’à ce qu’elle en puisse jouir à son gré et selon son désir, et que dans la suite elle en puisse même être pleinement possédée.

18. Cela est étrange que toutes choses tendent au repos comme à leur bonheur et à leur dernière fin, spécialement l’homme ; et que cependant il n’y arrive jamais, le cherchant où il n’est pas. Il le cherche dans les créatures, dans les biens, dans les honneurs, et en ce qui est dans la vie présente, par le délectable que les créatures ont, où jamais aucun ne l’a pu trouver. Le repos que chaque créature cherche n’est qu’en Dieu et jamais personne ne le pourra trouver que par les croix et la fidélité à mourir à soi-même. Par là, se quittant soi-même, on trouvera assurément son repos, étant ainsi en état d’en jouir en tout et partout, autant que l’on est fidèle à son oraison et à ce que Dieu demande de nous dans notre condition.

2.02 Vie solitaire et d’oraison

LETTRE II. Avantages de la vie solitaire et d’Oraison par-dessus les saintes occupations

1. Vous m’attristez par vos lettres, m’apprenant que vous êtes plus mal ; et il n’y a que la seule soumission à l’ordre de Dieu qui puisse calmer sur cela quand on a une véritable union comme est la nôtre. C’est donc dans cet abandon que je désire me perdre et trouver la paix, aussi bien pour tout ce que l’on peut faire [14] de bien en ce bout du monde, qu’en tout autre chose ; et vous me consolez me marquant votre même dessein : c’est là le rendez-vous de tous les bons cœurs.

2. Ce que vous me dites touchant la résolution que vous avez prise de vous défaire de tout soin pour vaquer uniquement à votre perfection, est assurément ce que vous pouvez faire de mieux. Car sans doute une infinité de personnes sont trompées au choix des moyens de la vraie piété. Souvent ils sont très contents d’eux-mêmes pourvu qu’ils entassent une infinité de desseins, de désirs et d’actions de piété, ne regardant pas que cela est peu en comparaison de ce que l’on peut faire par le vrai anéantissement de soi-même, lequel très souvent n’est en l’âme que par la mort de toutes choses. C’est donc ce vrai néant de soi-même qu’il faut chercher, qui met l’âme dans le calme et par conséquent dans la possession de Dieu. Faisons tout ce que nous voudrons : si ce calme n’y est, la possession de Dieu ne s’y rencontrera pas et tout sera très petit.

3. Voilà la raison pourquoi ces âmes qui ne travaillent pas à jouir de Dieu par le calme et l’oraison ne sont jamais satisfaites, mais au contraire sont toujours affamées et désireuses d’une chose qu’elles ne rencontrent jamais, parce qu’elles ne la cherchent pas comme il faut, savoir par l’anéantissement de soi-même aux dépens d’une infinité de choses, ni où il faut, c’est-à-dire dans le calme et la paix, qui ne se trouvent que dans la véritable petitesse, non seulement quant aux choses du monde, mais encore en ce qui regarde Dieu.

4. Au nom de Dieu, faites donc violence [15] pour rompre vos liens, lesquels, comme ils sont dorés, sont aussi plus difficiles à dissoudre : je veux dire que comme c’est la charité qui vous attache à un million de choses bonnes et saintes, il est plus rude de les abandonner pour vaquer à l’inconnu, à la mort de vous-même et à la sainte oraison. C’est là notre cher bonheur, et où nous trouverons notre félicité ; mais ne croyez pas que les seuls saints desseins vous y fassent arriver, mettez la main à l’œuvre, et l’exécutez au nom de Dieu.

5. Je vous puis dire des nouvelles de ceci fort certaines, d’autant que je viens du pays des affaires de charité. Vous savez mes embarras depuis huit à neuf ans pour une pauvre orpheline. Dieu par Sa bonté m’en a délivré ; et de cette sorte que je suis dans ma très chère solitude, où je goûte par la miséricorde de Dieu infiniment plus que toutes les saintes actions, ni tous les hauts desseins de la gloire de Dieu ne m’ont jamais fait trouver. C’est pourquoi je sais, grâce au bon Dieu, l’une et l’autre terre, et ce que l’une et l’autre peuvent donner à ses habitants.

6. Attendez-vous à des tentations fréquentes, supposé que vous exécutiez ce dessein de la retraite, pour deux causes.

La première, d’autant qu’assurément le démon perd une âme quand elle exécute courageusement le dessein de l’oraison et de la retraite, à cause de l’amour divin qui se communique là, où il ne peut entrer, et où il ne voit point de sentier pour causer facilement du mal.

La seconde, parce que l’âme en cet état porte des fruits véritables, et non seulement imaginaires, car outre qu’elle se remplit de Dieu qui est le fruit par excellence, elle est ennoblie [16] de grâces pour faire du fruit admirablement aux autres, quoiqu’avec peu de paroles, une conversation modérée et un empressement fort réglé par l’ordre de Dieu.

7. Pardonnez-moi donc si je vous dis que pour en venir là, il faut régler ses jours, ses semaines et ses mois. Je m’explique, en vous disant qu’il faut tâcher de savoir ce que vous devez faire, pour n’avoir nul scrupule d’abandonner une infinité de choses saintes afin d’être solitaire ; et pour toutes celles dont vous ne pouvez vous dispenser, d’en faire une très grande partie par autrui, vous sacrifiant par la confiance que vous aurez qu’ils feront mieux que vous. Excusez-moi si je vous parle si franchement ; mais je sais la fourberie de ma propre nature au fait de se donner à la sainte oraison en solitude par le retranchement des actions de piété, qui non seulement sont de perfection, mais qui souvent viennent à attacher sous l’apparence de justice.

8. Courage ! Vous savez combien Sa bonté vous a donné de saints desseins d’oraison, et comme vous en avez entendu de si bonnes nouvelles à Caen. N’est-ce pas une marque suffisante pour en assurer la vocation et par conséquent, la grâce par les mérites du sang de Jésus-Christ qui, j’espère, ne vous manquera nullement ?

2.03 Du dessein de tout quitter.

L. III. Que le dessein de tout quitter ne doit s’exécuter qu’avec ordre et dépendance de Dieu.

1. Je crois que l’avis de N.197 a été juste et bon, vous empêchant de quitter votre emploi [17] pour venir ici, et pour vous sacrifier à Dieu dans l’abandon total en pauvreté et mépris de tout. Ce dessein est très saint, mais il doit être exécuté avec beaucoup d’ordre et de dépendance de Dieu ; à moins de quoi il se mélange dans la précipitation de l’esprit humain, qui ayant quelque goût veut faire trop promptement toutes choses. Ma pensée donc, que je soumets aux Serviteurs de Dieu, est qu’il vous faut former intérieurement ; car vous savez qu’il faut être avant que d’opérer, et qu’il faut un être égal à l’opération. Et ainsi je ne crois pas que les désirs que vous marquez en la vôtre198, partent encore d’un fond intérieur, qui comme un grand feu éclate par une vive flamme de pauvreté, d’abjection et de séparation de toutes choses.

2. Ce que vous avez donc, ce sont de saints désirs que vous devez saintement cultiver, tâchant de former et d’ajuster votre intérieur par leur moyen199, en mourant vraiment à vous-même par les occasions et les providences de l’état temporel où la providence vous a mis et vous mettra dans la suite.

3. Donnez-vous donc bien de garde de quitter votre emploi ; mais tâchez d’y vivre saintement, et de vous régler et former selon la sainteté des désirs que vous avez. Pour cet effet200 je crois qu’il est à propos que vous tâchiez de faire Oraison et d’y avancer par les saintes pratiques d’humilité, de mort à vous-même et de fidélité à tout ce que Nvous marquera. La fidèle pratique de ces choses peu à peu vous formera intérieurement, et ainsi à la suite l’on pourra mieux discerner où doivent aboutir ces désirs exprimés en votre lettre. [18]

2.04 Conformité à la volonté de Dieu.

L. IV. Conserver la conformité à la volonté de Dieu, nonobstant ses fautes et les dissipations de notre état. Utilité des croix.

1. J’ai beaucoup de joie toutes les fois que je reçois de vos chères nouvelles, mon âme se sentant extrêmement unie à la vôtre. Il est certain comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, que le solide fondement pour conduire et établir sa vie est l’ajustement fidèle à la volonté divine, marquée par ses providences. Ce principe est le calme et l’assurance, qui doit mettre la joie dans notre cœur en toute rencontre. Et quoique nous en déchoyions [par faiblesse, cela ne nous doit pas étonner : nous devons aussitôt revenir, et nous remettre en notre place ; et de cette manière nous le faisons tant et tant de fois, que notre cœur trouve enfin sa véritable et tranquille situation, tout ce qui n’est pas volonté de Dieu ne pouvant subsister en notre âme et y mettre la paix.

2. Toute la difficulté est de se souffrir soi-même dans le zèle que l’âme sent pour arriver à cette conformité de volonté. Car comme, étant très impure, elle fait une infinité de fautes presque sans s’en apercevoir, elle pense à remédier à une par une plus lourde, s’empressant et s’embrouillant : au lieu qu’après une faute il faut doucement s’humilier ou être humilié, et ainsi retrouver sa place partout en la volonté divine. De cette manière l’âme envisage et regarde toutes les providences de son état comme un stable fondement, qui au milieu de tous les orages les plus cruels fixe et arrête [19] tous les mouvements, mettant l’âme à l’abri de tout ce qui lui peut arriver, et par conséquent établissant une paix et une joie inébranlables, qui hors de là ne peuvent jamais être telles.

3. Ne vous étonnez pas des diverses vicissitudes que vous causent les mouvements différents et fort dissipants [sic] de votre charge. Cela peut bien causer de la dissipation dans l’imagination ; mais non pas en la pointe de la volonté où réside véritablement la présence de Dieu. Et quand vous vous voyez si agité de diversités incommodes, soutenez-vous dans la volonté d’être en la présence de Dieu ; et toutes ces choses ne feront que bourdonner autour de vous comme des mouches, qui cependant ne peuvent faire nul effet fâcheux.

4. Tout ce que vous me dites de votre disposition dans les croix qui vous sont arrivées me console beaucoup ; et vous ne sauriez croire présentement l’effet de grâce qu’elles produisent en l’âme en telle disposition. Une âme sans mort à soi-même est comme un corps pourri, qui ne peut jamais donner que des vapeurs malignes ; et une âme sans croix ne peut jamais mourir à soi. Jugez donc si les croix sont nécessaires et utiles. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a voulu mourir tous les moments de sa vie, et même mourir d’une mort si cruelle et si extraordinaire, renfermant en elle toutes les croix et les morts qui nous peuvent faire mourir. Il est bon en ce temps des plus vives croix, de rechercher toutes les plus vives lumières que l’on vous a données, pour les lire et en embaumer votre âme.

5. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses [20] ni de vos distractions en l’Oraison : elles sont nécessaires à l’âme pour la purifier en ses saints exercices ; et ce que vous me dites pour en faire usage est très bien.

Au nom de Dieu, retenez bien tout ce que je vous ai dit touchant l’expérience de vos misères et de vos faiblesses. Pour y remédier, patientez humblement en repos sur votre fumier comme un pauvre Job ; désirant humblement votre changement, et y tendant doucement de votre mieux, sans perdre courage : de cette manière Jésus-Christ naîtra en votre âme par votre Oraison et vos exercices qu’il faut continuer comme nous les avons réglés.

2.05 Comment juger de l’intérieur

L. V. Qu’il faut juger de la vérité de l’Intérieur par la fidélité à la pratique des vertus et à mourir à soi par toutes les croix de providence.

1. Pour répondre à vos difficultés, je vous dirai que le néant dont vous me parlez est fort bon, et c’est une suite de la grâce que vous avez eue il y a longtemps, selon ce que je vous ai dit et écrit. Mais remarquez que l’on n’arrive pas uniquement à ce néant201 par le vide absolu [21], mais encore par le vide en pratique. Et comme chaque vertu fait vide en nous de notre propre inclination qu’elle contrarie, aussi ne doit-on faire qu’un même, du néant pratiqué par les vertus et les providences qui se présentent, et du néant qui est le penchant de notre cœur et de notre esprit.

Cette observation est nécessaire un long temps, d’autant que la vertu et la mort est pénible en réalité et en expérience en toute âme ; et ainsi insensiblement, si l’on n’y prend garde, elles tirent l’âme de la pratique pour demeurer dans le rien et le vide que l’on a par le penchant de son intérieur. À la suite que ce rien et ce néant devient plus divin et qu’ainsi l’on trouve davantage Dieu par les pratiques de mort à soi-même et des vertus, on n’a pas besoin de ces observations, puisque la vertu en pratique par les occasions et le néant en notre cœur deviennent tellement la même chose que l’inclination de l’âme est toutes vertus selon qu’elles se présentent, ne pouvant trouver Dieu avec plus de goût qu’en elles, ce qui fait que l’âme devient autant avide des vertus, de la mort à soi-même et généralement de tout ce qui peut lui causer de la peine, qu’autrefois elle l’aurait fui par adresse naturelle pour se repaître avec plus d’avidité de son néant et de son rien.

2. L’âme doit prendre garde que la raison pourquoi elle se trompe au commencement au fait des vertus, est que, comme Dieu n’est pas beaucoup grand en elle, et qu’ainsi elle ne Le peut pas encore beaucoup trouver dans les vertus et dans la mort à soi-même, elle les regarde comme des activités hors d’œuvre et qui lui nuisent. Elle se trompe faute d’assez [22] de lumière. Car elle n’a qu’à doucement et humblement y réfléchir et y travailler en suivant son penchant pour le vide et le néant, et elle trouvera que plus elle y travaillera et plus les autres travailleront à l’exercer, plus son néant sera fécond, et elle expérimentera que ce qu’elle a cru une activité qui n’était pas nécessaire, mais plutôt dommageable, lui est fort utile ; d’où vient que Dieu venant en elle beaucoup par son néant, vient aussi à lui faire trouver les mêmes vertus qu’elle a poursuivies, et par là Sa présence en elle s’augmente beaucoup. Où il faut remarquer que la pratique des vertus, la fidélité à mourir à nous au long et au large n’est point dit activité, quand elle n’est point recherchée, mais qu’elle découle comme naturellement de notre état et condition. C’est être passif à la Providence qui ordonne et règle les occasions sur nous, auxquelles il faut être extrêmement fidèle. Car toutes ces vertus et ces occasions de mourir sont comme des semences dans notre néant intérieur, lesquelles à la suite par l’augmentation de ce même néant devenant davantage Dieu, deviennent en fleurs, comme nous voyons qu’au printemps les parterres sont parsemés de fleurs qui durant l’hiver étaient cachées dans la terre ; si bien que qui n’aurait pas semé ces fleurs durant cette saison, n’aurait pas les fleurs dans le printemps et lorsque le soleil est plus avancé. Et voilà ce que font les âmes qui ont un commencement de foi, de néant et de simplicité, lesquelles pour se laisser trop en vide par un secret amour propre, oublient la pratique de mort dans les occasions de leur état : elles manquent à semer les fleurs, et quand le Soleil éternel est [23] plus avancé, il ne fait rien en elles, et passe inutilement sa course à la suite ; comme nous voyons que le soleil donnant sur un jardin non cultivé, n’y fait pas des fleurs, mais même par un accident funeste il y fait venir des mauvaises herbes.

3. C’est pourquoi il vous est de grande conséquence, en marchant doucement et humblement dans votre voie de nudité et simplicité, de faire en sorte que les vertus et les providences de mort aillent de pas égal en pratique, parce qu’y faisant de votre mieux, vous trouverez que tout cela sera si bien ajusté, que selon que votre âme aura de pureté par ces choses, la lumière divine s’augmentera, et à la suite deviendra plus féconde par sa chaleur pour faire multiplier au centuple les mêmes choses que vous avez semées avec peine. Et si je vous pouvais exprimer ce que sont et deviennent les vertus et les occasions de mourir à vous-même y étant fidèle, quand la lumière devient plus grande, et que Dieu s’approche davantage, je ne vous parlerais que par exagération ; d’autant que les moindres pratiques de vertu et de mort à soi deviennent si belles et si merveilleuses en Dieu que cela est inconcevable, et fait bien concevoir à l’âme le peu de lumière qu’on a au commencement de regarder les occasions de mourir à soi, d’être humilié, de pratiquer les petites vertus, comme quelque chose de bas et de moindre que sa nudité et simplicité. Il faut tâcher de se retirer de cette tromperie puisqu’en vérité la nudité et la simplicité en foi sont en nous comme la lumière du soleil est dans le monde ; elle ne fait, dans son commencement [24] et à la suite, et elle ne travaille que sur ce qu’on lui donne ; et vous ne pouvez remarquer ses beaux effets que par l’ouvrage que vous lui présentez. Si vous ne semez du blé dans son temps, le soleil n’en fera jamais venir. Et n’est-ce pas par ce travail que vous remarquez la beauté de l’opération du soleil par la beauté des fleurs dans le printemps ? Si donc vous vous contentiez d’envisager nuement la pureté de sa lumière, vous ne recevriez nul effet de sa fécondité.

4. Ne craignez donc pas, mais plutôt soyez fidèles à poursuivre votre simplicité en votre rien, étant généreux à mourir et à souffrir les diverses morts que vous vous donnerez, et qu’on vous donnera ; et par là la lumière deviendra féconde autant qu’elle deviendra claire à la suite en se simplifiant et se dénuant. Il est certain que supposé que vous soyez fidèles à prendre votre rien et votre néant de cette manière, qu’il sera en votre unité beaucoup fécond, puisqu’il est véritable que la lumière divine est autant féconde qu’elle est lumineuse, et qu’ainsi une âme qui meurt également à soi en sa lumière, trouve toutes choses en son unité ; mais si (comme je viens de dire) elle ne meure pas, il est certain qu’elle n’y trouvera rien et à la suite peut s’égarer dans cette grande nudité et ce rien si étendu. Mais supposé sa mort, elle n’a que faire de craindre, car plus elle mourra et qu’on la fera mourir, plus elle y trouvera de fécondité ; et son unité et simplicité sera abondante en toutes choses. Et c’est proprement ce qui rend les âmes divinement éclairées si affamées des morts, des humiliations, [25] et du reste qu’elles trouvent et rencontrent dans le fond de leur simplicité et nudité en fécondité merveilleuse.

5. Je suis fort aise de vous voir éclairé de votre néant, c’est-à-dire que vous découvrez davantage le fond de votre corruption. Cela me donne de la joie, d’autant que cela me marque que la lumière divine s’accroît et qu’elle devient plus féconde. Car en vérité un esprit et un cœur qui ne devient pas éclairé de sa misère par le soleil éternel de plus en plus, ne donne pas des marques que sa lumière soit vraie, mais quelque imagination qui n’aura pas de suite. Au contraire quand la simplicité de la lumière divine tire du fond de notre âme les connaissances véritables et expérimentales de notre propre néant, et de notre propre corruption, elles labourent notre terre ; et comme nous voyons que de la boue, du fumier et de la terre toute sillonnée, il en revient du beau blé par la lumière du soleil, aussi de notre âme vraiment humiliée et apetissée par nos misères, nos péchés et nos faiblesses, la vertu et la perfection en la jouissance de Dieu naît et paraît pour notre consolation et sanctification. Et quand les choses ne viennent de cette manière, elles ne sont jamais réelles et véritables ; et plus elles sont telles, plus elles deviennent réelles, et la véritable vertu qui est une participation de Dieu, devient une plus grande nourriture à l’âme. Ceci est d’une extrême conséquence et, autant qu’on l’expérimente, autant peut-on juger de la vérité de son intérieur. [26]

2.06 Chemin pour trouver Dieu.

L. VI. Qu’on n’avance vers Dieu que par les sécheresses et la perte de tout. Chemin raccourci pour trouver Dieu par les providences de notre état. Plusieurs avis.

1. Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre-Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume. Tout zèle, et toute affection pour aider aux autres m’est ôté ; il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de celui qui l’anime202. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de choses. Ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des Serviteurs de Dieu pour aider aux autres, afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas si je suis si longtemps à répondre à vos lettres.

2. Pour commencer de le faire je vous dirai, que le bon Dieu vous ayant donné le désir d’être tout à lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés, et la perte de toutes choses. Cela est bientôt dit, mais non pas sitôt exécuté. Cependant il faut mettre la main à l’œuvre, et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment ; et vous verrez par ex [27] périence qu’il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les ; car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions de vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers lui.

3. Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’il vous aime et que vous l’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré : et si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux ; car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que sa bonté désire de vous, soit pour votre Oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour, et la pratique des vertus dans l’état où il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières, ou goûts ; et de cette manière un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par les lumières et les goûts que l’on se procure adroitement.

4. J’ai bien de la consolation de ce vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour Monsr. votre Mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur, et l’on ne fait pas usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus, que la divine providence vous ayant liée à un ména [28] ge et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions ; car agir de cette manière c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et en vérité quand les providences de notre état quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci, et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun : il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le Mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu, Sauveur des hommes, est et devient un pauvre enfant, ensuit un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis ; le faisant naître Fils de la sainte Vierge et de S. Joseph en apparence. Ô, qu’il y a de profondeur dans cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et [ni] à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition. Ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait, comme une eau qui coule d’un rocher.

5. L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher, peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion ; puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animée de ferveur et de zèle : [e] t tout au contraire la mort, causée et opérée par le Mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine, que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle ; Dieu par sa bonté suspendant toujours la lumière, afin que la mort et la croix cruelle fassent mieux ce que Dieu désire.

6. Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières : mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous y soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre.

Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi, et qu’il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne ; car à moins de cette fidélité et de courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.

7. Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre

(1.)203 vous devez observer que si le bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les Mystères du temps, vous pouvez vous y appliquer par simple vue, et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.

(2.) Continuez votre Oraison, quoique obscure, et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières, et ne peut tomber sous nos sens.

(3.) Conservez doucement ce je-ne-sais-quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer204, que vous expérimentez dans le fond de votre âme : c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

(4.) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

(5.) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. Souffrez tout ce que la divine providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger, vous avez assez de prudence ; et ne vous mortifiez pas trop en vous privant, car vous en avez besoin.

(6.) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire, est de les quitter ; mais au lieu de cela, ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autres pénitences est encore bien loin.

(7.) Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage ; ce qui est un devoir indispensable.

(8.) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez ; mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

(9.) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire cela vous y servira. Perdez autant que vous pouvez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.

(10.) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliqué ci-dessus, ne mettez point en peine si vous les oubliez ; et au contraire, oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. Je suis tout à vous en Notre-Seigneur. [31]

2.07 Mourir à soi.

L. VII. Travailler à mourir à soi selon la lumière présente.

1. J’ai toujours grande joie d’apprendre que vous travaillez fortement, pour le faire à la suite efficacement, à mourir à vous-même, c’est là le seul moyen pour trouver la vie. Mais il est vrai qu’il faut se donner tant de coups, et si incessamment, qu’à moins d’un courage vraiment à l’épreuve, on quitte tout, ou du moins on ne travaille pas avec une poursuite assez courageuse.

2. Il est très vrai que la solitude et l’Oraison sont absolument nécessaires ; et à moins de ce secours ou d’un miracle de grâce extraordinaire, on peut peu avancer. C’est donc une grande grâce qu’il vous faut cultiver autant que vous pourrez ; et assurément de cette manière vous recevrez diverses lumières pour découvrir vos défauts actuels. Mais pour le fond d’où ils [32] sortent, il faut que la lumière croisse encore beaucoup, avant que vous puissiez découvrir jusqu’où il peut aller. C’est pourquoi il faut s’attendre à bien des faux pas, à moins que Dieu ne vous fasse la grâce de vous faire une avance de lumière ; ce qui ne se fait régulièrement que par une lumière plus avancée que la vôtre. Les défauts journaliers avec la lumière présente du fond font bien découvrir une certaine circonférence : mais il y a le fond délicat, d’où il sort une impureté continuelle, que l’on ne peut découvrir à moins d’une grâce pareille, ou bien que Dieu fasse déborder une grande lumière de vérité sur l’âme.

3. Continuez donc au nom de Dieu, et marchez chaque jour selon tout ce que Dieu vous donnera et que la providence vous fournira : ne vous épargnez-en rien.

Heureuse l’âme dont Dieu prend possession ! Il en coûte assurément : car Jésus-Christ étant lumière de vérité, s’attachant à une âme il ne donne aucun quartier, supposé que l’âme ne s’en donne pas. Car présentement tout dépend de vous, c’est-à-dire, que la lumière commençant, elle s’accroît autant que la fidélité augmente.

4. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous remplisse de grandes grâces en votre pèlerinage. Je me recommande aussi à vos prières, afin que je sois à Jésus-Christ en la manière qu’il le désire. Cela étant il me suffira ; tout le reste n’est rien. Je suis sans réserve tout vôtre.

2.08 Patience en travaillant à sa perfection

L. VIII. Qu’il faut avoir grande patience avec soi-même en travaillant à sa perfection.

1. Il ne faut pas croire que le progrès d’une âme, qui marche dans la vérité et qui veut tout de bon aller à Dieu, soit momentané. Je vois souvent des âmes dont la perfection et l’oraison vont aussi vite que leur volonté, au moins à ce qu’elles se persuadent, quoique vraiment cela ne soit que dans leur imagination et fabriqué par une ferveur précipitée bien qu’avec une bonne et sainte intention. Il n’en va pas de même d’un travail efficace et véritable, car il est rude et difficile, et on ne vient à bout de la vraie perfection que très peu à peu. La raison de cela est que le travail efficace de ces âmes est occupé sur elle-même pour rectifier tout de bon leurs inclinations et leurs penchants soit au péché et à l’amour-propre, soit aux créatures. Or comme cela s’est infiniment enraciné dans notre être, on y ressent une peine que la seule expérience peut dire ; et c’est ce qui fait que plus le travail y est efficace et véritable, moins on en est satisfait, car en ce genre de travail la pratique est lumineuse, et ainsi plus on se détruit soi-même, plus on découvre de quoi se combattre.

2. Il n’en va pas de même dans les premières ferveurs, ou souvent l’âme ne se met pas tout de bon à se combattre, n’y faisant pas consister la première démarche de sa perfection, et ne s’exerçant que sur des choses faciles, ou du moins qui sont agréables à la propre volonté ; [34] et ces sortes de choses sont les pâtures des ferveurs volontaires. On fait des merveilles, à ce que l’on croit, car ne se combattant pas soi-même, on se voit si saint que très souvent on s’admire secrètement. Mais quand, par la Providence, ces feux de ferveurs viennent à se diminuer, et que Dieu permet que l’on découvre que l’on combat contre un ennemi imaginaire, et qu’il y en a un autre qui est nous-mêmes, qu’il faut détruire, on demeure très étonné parce que l’on voit que ce nouveau travail est fort ingrat, se croyant plus imparfait plus on se combat ; et qu’en vérité c’est vouloir miner un rocher que d’entreprendre un tel ouvrage qui paraît très infructueux et de peu de conséquence. Cependant c’est l’unique travail, quoique je voie peu d’âmes de celles que l’on appelle dévotes, l’entreprendre.

3. On s’adonne facilement à l’autre, d’autant que la propre suffisance et la propre volonté s’y trouvent satisfaites ; mais en celui-ci il n’y a que de l’humiliation, de la petitesse et de la difficulté, ayant pour but de se détruire véritablement et de se conformer à l’ordre de Dieu selon l’état et la condition où Il nous met. Ce qui dit bien des choses et taille bien de l’ouvrage à une âme qui veut aller de la bonne manière à Dieu. Il vaudrait mieux de travailler qu’un mois efficacement en ce genre de travail et puis mourir, que de vivre cinquante années entières dans la ferveur dont nous avons parlé. Car en vérité quand vous examinez de près ces âmes qui passent pour saintes aux yeux des hommes, vous n’y trouverez que défauts et plénitudes d’elles-mêmes et un ouvrage que l’on a bâti à fantaisie. [35]

4. Ne vous étonnez donc pas de trouver de la difficulté à rectifier vos inclinations. Travaillez avec courage ; et quand vous apercevrez vous être recherchée vous-même, humiliez-vous en devant Dieu, tâchant d’y remédier doucement et en repos, mais avec grande fidélité. Et pour ce qui est de la communion, à moins de quelque faute notable ne vous en exemptez pas.

5. Tâchez de vous encourager pour poursuivre sans relâche ; mais toujours avec beaucoup de repos et d’abandon : car il faut prendre garde que le travail de la perfection demande une grande patience avec soi-même ; et quand on n’en a pas, souvent un travail trop poursuivi et non réglé échauffe le sang et fait grand tort, et remplit aussi de beaucoup de suffisance, particulièrement les femmes. C’est pourquoi il est bon de demander conseil à ceux qui sont expérimentés. Ne vous inquiétez donc pas de vos défauts : travaillez humblement et paisiblement à vous en défaire. Pour la confession vous devez vous confesser seulement des fautes plus notables et sans inquiétude, et remédier doucement aux autres : et par là Dieu vous les pardonnera comme ceux qui sont confessés. Priez pour moi, qui suis tout à vous en notre Seigneur.

2.09 Faire en paix ce que Dieu demande.

L. IX. Fidélité à faire en paix ce que Dieu demande, sans s’embarrasser de ses fautes et tentations.

1. Ne vous mettez pas en peine de ces embarras de défauts et de tentations qui [36] vous surviennent au milieu de vos actions et du repos dans lequel vous êtes. C’est l’exécution de l’ordre de Dieu sur vous. Ce n’est pas le procédé de Dieu de faire passer tout d’un coup d’un état à l’autre sans expérimenter plusieurs vicissitudes qui nous font voir et découvrir nos misères et nos faiblesses, et qui par là nous mettent en dépendance de Dieu. Ces faiblesses et ces faux pas considérés en eux font de la peine ; mais quand on les envisage comme je vous dis, c’est-à-dire, comme choses qui sont nécessaires pour établir l’état où on prétend, on les souffre plus patiemment et on en est humilié et apetissé et ainsi disposé à y arriver.

2. Soyez donc courageux et suivez doucement Dieu en repos et en paix, faisant, autant que vous pourrez, avec perfection ce que vous avez à faire : et quand vous faites quelques fautes en marchant et en allant de cette manière, remédiez-y par le repos et par le retour amoureux vers Dieu ; et non en quittant la chose d’ordre de Dieu ni en la faisant autrement que vous voyez que vous la devez faire.

3. Le Démon craint et hait tellement les âmes courageuses qui sortent de son pouvoir par la vraie liberté en repos et en retour vers Dieu, en faisant avec courage et au-dessus d’elles-mêmes ce que Dieu demande d’elles, que très souvent afin de les intimider et de les rendre pusillanimes en rabaissant leur courage et leurs prétentions, il les remplit de crainte ; et que même souvent il les fait tomber, pour les convaincre par là qu’elles ne sont propres à rien, ou du moins qu’elles ne doivent pas prendre le vol si haut, et qu’ainsi elles se doivent retirer et se cacher. Mais quand ces âmes sont suffisam [37] ment éclairées de la finesse du Démon et de son dessein, elles le méprisent, et n’en font point de cas, se servant même des chutes, et des faiblesses qu’elles ont, en exécutant l’ordre de Dieu : ainsi ces faiblesses mêmes leur aident pour monter plus haut et exécuter avec plus de perfection ce même ordre, étant plus encouragées et animées, plus elles ont de telles faiblesses.

4. S. Bernard prêchant un jour et faisant grand fruit par ses prédications, le Démon voyant cela et ne pouvant l’en détourner, commença à l’inquiéter des tentations de vanité, lui faisant voir que s’il était en solitude, il ne serait pas exposé à cette misère, et que peut-être c’était par lui-même qu’il faisait les prédications et non pas par l’ordre de Dieu. Ce grand saint beaucoup éclairé de sa divine Majesté, et discernant fort bien ce que Dieu désirait de lui, passa outre et méprisa toute sa vanité, disant au Démon, qu’il n’avait pas commencé pour lui, et que, quoi qu’il lui arrivât, il ne finirait pas pour lui ; et de cette manière il outrepassa tout pour exécuter avec fidélité et perfection tout ce que Dieu demanda de lui205.

5. Prenez donc courage et servez-vous de la même manière des choses contraires qui vous arrivent en exécutant cet ordre divin. Ce que vous pouvez faire de fois à autres, est de vous retirer un peu intérieurement et vous remettre, sans qu’on s’en aperçoive, dans votre repos. De cette manière vous apprendrez peu à peu à faire chaque chose en perfection, demeurant dans votre repos et dans votre tranquillité. Ce que vous expérimenterez merveilleusement bien au [38] temps de l’Oraison, vous trouvant plus affectionné et disposé pour la faire, plus vous serez fidèle à ce divin procédé ; expérimentant que bien que vos sens soient troublés de fois à autres, cependant le profond de vous-même ne le sera pas.

6. Ainsi, ajustez-vous doucement à ces vicissitudes, y gardant une continuelle disposition de repos quoique vos sens vous paraissent inquiétés et que parfois ils veuillent même être inquiétés. Si vous y êtes bien fidèle vous trouverez que vos Oraisons imperceptiblement vous conduiront et vous ajusteront à l’unité, vous simplifiant peu à peu. Car outre que tout ce qui est de Dieu en l’Oraison conduit à la simplicité, cela est encore bien plus vrai en l’état où vous êtes ; étant très certain que mourant avec fidélité et faisant avec courage, tout ce que Dieu demande de vous dans votre état, vous trouverez une grâce forte et vigoureuse, pour vous simplifier, et vous attirer beaucoup en unité vers Dieu en l’Oraison.

7. Et surtout, ne vous amusez point à toutes ces réflexions, soit que vous ayez fait des fautes, ou que seulement vous ayez eu des tentations. Quand vous vous voyez brouillé ou incommodé par des images de tentations, ou autre chose, remettez-vous doucement en paix et en repos vers Dieu, et rectifiez par là toutes choses, sans vous arrêter à les examiner, ni vous en étonner. [39]

2.10 Sécheresses et simplicité.

L. X. Sécheresses et simplicité en l’Oraison.

1. Il est très vrai qu’un peu de repos et de solitude sont le bonheur de l’âme. On prend un air là qui redonne la vie et remet l’âme dans son centre. Je ne doute pas que la solitude et le repos ne fassent toujours en vous ce même effet ; c’est pourquoi il faut la prendre [la solitude ?] autant et aussi souvent que la divine providence vous en fournira de moyens.

2. Ce que vous me mandez de votre Oraison est très bien et arrive selon l’ordre. Ne vous étonnez donc pas, si votre âme devient si sèche, et qu’il demeure si peu dans votre mémoire des sujets, que vous avez lus et relus. Il ne faut pas laisser de206 faire de cette manière : car c’est faire l’ordre de Dieu ; et l’âme s’occupant après en simplicité, de ce qui lui demeurera, reçoit une substance, qui la nourrit et la fortifie. Je dis bien plus. Plus ce qui l’occupera deviendra simple, et presque non aperçu ; plus il nourrira le pur fond de l’esprit, quoique les sens soient peinés d’incertitudes, et que même ils meurent peu à peu par cette diète, laquelle est l’opération de Dieu en ce temps. Car c’est le dessein de sa divine Majesté, de faire mourir peu à peu l’âme, en soustrayant sa nourriture, qu’elle prenait par sa facile opération, ou par ses conceptions et lumières passées.

3. Soyez donc fidèle à vous occuper simplement de vos sujets en l’Oraison et hors de l’Oraison ; et si l’un et l’autre vous manquent, occupez-vous simplement et doucement de Sa simple pré [40] sence, laquelle vous sera même souvent fort obscure et sèche : mais il vous suffit d’être fidèle en la manière que je vous ai dite beaucoup de fois, et que j’ai mise dans le papier de la simplicité.

2.11 Édifier avant que de dénuer.

L. XI. Qu’il faut édifier et purifier les âmes par de bonnes lumières et pratique, avant que de les dénuer et de les acheminer à l’oraison de foi.

1. Ayez, je vous prie, grande application à l’usage que vous faites des écrits, n’en prêtant pas facilement, car ils pourraient faire du mal, à moins que la vocation surnaturelle soit fort discernée. Ils ne sont pas encore propres ou très peu pour N… ni pour M… Il faut les aider à purifier leurs âmes et à faire un saint usage de leur vocation avant qu’elles se dénuent. Ainsi elles ont besoin de bonnes et saintes vérités pour lectures, et de bonnes, saintes et simples pratiques pour emploi ; autrement on les ruinerait sans ressource. Il faut édifier et purifier leurs âmes avant que de les dénuer207.

2. On édifie par les saintes maximes de pureté, d’abjection, de fidélité aux providences de l’état et par une infinité de choses dont elles doivent être éclairées selon le degré où elles en seront. Ensuite elles doivent être éclairées de leurs défauts, non seulement par Dieu comme en la nudité, mais par les créatures et par les réflexions simples qu’elles doivent faire pour s’ajuster à l’ordre de Dieu sur elles. Et ainsi elles ont besoin d’être éclairées et non obscurcies [41], elles ont besoin d’être doucement et suavement remplies et non vidées, elles doivent travailler efficacement sur elles en embellissant leurs âmes de saintes vertus, et non [pas] être conduites et précipitées dans le vide et le rien. Et de cette manière vous voyez qu’il faut prendre un chemin tout contraire à celui de ces écrits, afin d’y arriver un jour, Dieu aidant.

3. Ce que je dis pour ces personnes-là, je le dis aussi pour toutes les autres âmes, qui ne sont pas encore arrivées à bout de lumière. Car la lumière obscure de foi qui fait la course et la consommation de cette grâce dont je vous ai tant parlé et écrit ne vient en une âme pour l’ordinaire que par la lumière, et cette lumière venant par la pratique en excès ; la foi succède, et ainsi les ténèbres ne sont causées que par la lumière et ce vide ne vient en l’âme que par la plénitude. Ce qui oblige l’âme qui veut fidèlement et sûrement marcher en la voie de l’oraison de se servir de bonnes lumières, et de saintes pratiques selon son degré pour éclairer et purifier ses sens et ses puissances ; et ainsi les sens et des puissances étant éclairées et purifiées selon le dessein de Dieu, elle devient capable de la lumière de foi, comme j’ai dit.

4. Et pour se convaincre de ce procédé dans l’ordre de la conduite de Dieu, il faut savoir que l’âme étant une émanation de Dieu, elle est en soi-même capable de lumière et d’amour, et d’une grande pureté ; et ainsi l’âme en soi est lumière et amour, si vous la considérez comme sortant des mains de Dieu. Elle s’est salie par le péché originel et par les actuels [42] qu’elle a commis. Le travail donc de l’âme est de se procurer, par les bonnes lumières et par l’amour puisé dans les saintes pratiques, la lumière et l’amour dont elle est en soi capable ; et ainsi toutes les bonnes lumières éclairent son entendement, toutes les ferveurs dans les pratiques échauffent sa volonté ; et peu à peu selon son degré, c’est-à-dire moins simplement au commencement, plus simplement à la suite, et encore plus simplement plus elle avance, de telle manière que, se purifiant, elle est éclairée, et autant éclairée qu’elle en est capable dans sa capacité même.

5. Mais comme nous avons deux capacités, une active et propre et l’autre passive, la première est perfectionnée selon le dessein de Dieu par le moyen susdit, et comme disent tous les bons livres qui parlent des vérités chrétiennes et des saintes pratiques perfectives. L’autre est perfectionnée par la lumière de la foi, non en soi, mais hors de soi : car l’effet de la foi est de tirer toujours l’âme hors de soi, comme les bonnes lumières ont pour effet de perfectionner, purifier et éclairer l’âme en sa capacité propre.

6. Vous voyez par là combien il importe de prendre bien le procédé de Dieu en conseillant et en aidant aux âmes et que, s’y trompant, on les perd sans remède. Car si vous conseillez une âme et la conduisez dans les voies de la foi en simplicité et nudité, et qu’elle n’ait encore suffisamment marché dans la première fois perfective, pour être éclairés et purifiés en foi, vous la perdez : car il lui faut des lumières, et vous lui donnez des ténèbres ; il lui faut les pratiques, et vous lui conseillez le vide ; et [43] ainsi du reste que vous pouvez remarquer dans les avis de ces deux voies.

7. Si au contraire elle a assez travaillé à se purifier et à s’éclairer et qu’ainsi le travail de sa propre capacité soit consommé, et qu’elle ne trouve plus sur quoi travailler et que, nonobstant cela, vous lui conseilliez encore des vérités, des lumières et des pratiques, vous la mettriez dans un grand trouble. Car au lieu qu’elle trouve des lumières par les vérités, elle rencontre des ténèbres épaisses ; au lieu de posséder quelques saintes pratiques, tout s’échappe d’elle ; et de cette sorte plus elle pense faire, plus elle se brouille, s’inquiète, et perd son repos.

8. Où il faut remarquer que notre âme en foi est capable de lumière jusqu’à un certain point et non plus, qu’elle peut se remplir jusqu’à une certaine mesure et non plus ; et qu’ainsi notre entendement peut être éclairé jusqu’à la fin de sa capacité propre ; mais après cela il en faut demeurer là. C’est comme une chandelle qui éclaire tant qu’elle dure, mais venant à finir, sa clarté cesse et s’éteint. De même en est-il de la capacité de la volonté qui se remplit autant qu’elle peut ; mais étant rempli, si l’on veut lui donner encore, ce surplus se perd.

9. Et c’est pour lors que le sage directeur discerne qu’il faut commencer à se servir d’une autre lumière, dont le propre n’est pas d’éclairer la capacité propre, mais plutôt au-dessus de la capacité propre ; et cette lumière est la foi, qui aussi ne remplit pas plus on en reçoit, mais plutôt vide.

Les avis changent pour lors ; et au lieu de [44] conseiller les usages des lumières qui éclairent la capacité propre, il conseille la foi et ajuste ses avis au procédé et à l’accroissement de cette divine lumière.

10. Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres, dont on se peut servir très fructueusement. Pour la voie de foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien intérieur et une infinité d’autres que l’on trouve facilement. Et supposé la précaution susdite, on peut faire des progrès à l’infini dans l’une et l’autre voie, l’une préparant et disposant pour l’autre, et l’autre perfectionnant la première et mettant l’âme dans ce pour quoi elle est créée.

Vous pouvez sur cela aider toutes vos bonnes filles et aussi plusieurs du dehors selon ce procédé ; et de cette sorte, votre travail sera fructueux et utile. Je salue votre chère communauté et vous suis tout acquis pour Dieu208.

2.12 Fidélité à sa voie

Fidélité à la voie que Dieu choisit pour nous. Bonheur de le connaître. Avantages de celle qui conduit par les pauvretés et misères. Remédier à ses défauts selon sa voie et par sa voie même.

J’ai lu votre lettre. J’y répondrai de mon mieux par articles, conformément à ce que je vous ai écrit et que je crois, selon ma pauvre lumière, être votre grâce. [45]

1. Je ne crois pas que vous ayez eu une petite grâce ; elle a été assurément forte dans son commencement et d’une grande source ; mais l’ayant mal prise, elle n’a pas donné ses eaux comme elle l’aurait fait. Vous l’avez prise par élévation et tendance à grandeur de grâce et elle portait à l’anéantissement et à la destruction de vous-même. Si bien qu’encore que la grâce y ait été, et ait été le principe mouvant de ce que vous avez fait, n’ayant pas été absolument selon le biais de votre grâce, vous n’avez pas fait les démarches que vous auriez faites. Et même je vous puis dire présentement que j’ai plus de lumière de votre grâce et de ce qui s’est passé en vous, que c’est comme un miracle que cette élévation, qui était comme se fourvoyer dans votre voie, ne vous ait portée bien loin plus qu’elle n’a fait, toutes les choses qui se sont passées et que vous savez ne m’étonnant nullement.

2. À présent que vous voyez votre voie et que Dieu par Sa miséricorde vous éclaire, si vous prenez le biais de la voie, vous pouvez réparer tout le passé dans peu, ce qui ne se fera qu’en entrant dans votre rien par vos pauvretés en paix et en abandon, conduisant tout là et vous servant de tout pour arriver là. C’est là et par là que vous trouverez la source, laquelle réparera tout ; et j’ai pitié de vous qui ne pouvez comprendre une chose si facile, car il me semble que le bon Dieu me la donne fort claire pour vous.

Vous croyez toujours que vous être rabaissée et que votre grâce est petite, car vous voyez cette petitesse du côté de ce que vous savez, sans la regarder du bon côté comme étant le [46] moyen et votre voie pour mourir, pour creuser et trouver la lumière éternelle, qui ne viendra jamais que par la petitesse de vous-même, si bien que, si vous compreniez bien une bonne fois cette voie sur vous, vous auriez trouvé le trésor209.

3. Sachez que jamais Dieu, et par conséquent la paix solide, ne viendra selon vos désirs que par ce biais ; tout le reste vous égarera. Et si vous ne preniez ce biais, vous seriez égarée toute votre vie, quand bien vous travailleriez jour et nuit, quand vous vous déchireriez de coups de disciplines, quand vous feriez des miracles. Mourir sur votre fumier et par votre fumier en cette manière est marcher plus en un moment que dix ans d’oraison en élévation.

Je vous le dis encore, vous êtes heureuse que Sa Majesté vous montre le chemin, car chaque moment peut être heureux pour vous, en y courant sans marcher selon votre pensée, et ne faisant rien selon vos desseins, mais en pourrissant et en mourant par toutes les pauvretés et toutes les rencontres journalières, comme je vous ai dit dans mes lettres précédentes. C’est là l’eau de source pour vous, qui sera féconde en vertu et en mort de vous-même autant qu’elle coulera par ce biais. C’est par là que l’oraison viendra et non autrement ; et enfin tout bien viendra par elle ; je n’en doute nullement et je le sais, comme je sais le biais pour N. si elle est fidèle.

4. Le malheur est que toute autre chose vous serait à goût, car c’est là que la nature trouve sa mort ; ce qui est la marque infaillible que ce que je vous dis est la vérité pour vous. Il n’y en a pas d’autre et il y en aura jamais d’autre. [47] C’est cette pourriture et pauvreté tant passée que présente et future qui porterait les fleurs des vertus, l’eau de source coulant par elle ; et l’âme assez heureuse de comprendre son biais et sa voie (je parle de celles qui sont assez heureuses d’avoir le don et la semence), s’apercevrait dans la suite avec surprise que la même terre a son eau qui la fait fleurir et fructifier.

5. Il y a des jardins qui n’ont pas leurs eaux en eux et qui dépendent de la pluie, ce qui est fort incertain ; les autres sont arrosés des eaux de source, qui les arrosent incessamment, et ainsi ils peuvent toujours fructifier. Il en est de même de l’âme qui est dans sa voie : au commencement sa pauvreté, ses misères et le reste, lui font trouver la source, à la suite tout cela la fait couler abondamment autant que l’âme meurt et cesse par là ; mais à la fin elle trouve et expérimente que cette même misère et pauvreté qui lui paraissait si stérile, si misérable et si infructueuse est toute féconde non par autrui, mais par elle-même, à cause de cette eau divine qui vient par le dedans et qui est cela même qui la fait et qui la rend féconde.

6. Ce qu’il y a d’admirable dans les voies de Dieu est que, comme Dieu est un, aussi sont-elles uniques, quoique multipliées en autant d’âmes qui ont le don. Ainsi les mêmes choses écrites en Sa lumière se peuvent appliquer à toutes, en connaissant cependant la diversité de leurs voies par où elles arrivent à ce don et par où ce don s’augmente et s’accroît. Ainsi connaissant votre voie, servez-vous de ceci. N., connaissant la sienne, s’en peut aussi servir ; c’est-à-dire assurez-vous que, cela étant votre voie, l’eau de source viendra par cette voie et portera [48] infailliblement les fruits d’oraison et de pureté. Je dis infailliblement, car Dieu ayant donné le don, pourvu que l’âme soit fidèle en sa voie et marche par sa voie, tout bien lui vient par là.

7. Il faudrait l’avoir expérimenté, pour savoir combien ce que je vous dis est véritable et combien il est certain que, quelque travail que l’âme fasse, si elle n’est dans sa voie, jamais cette eau de source ne vient ni ne peut venir ; et qu’ainsi l’âme ne peut avoir jamais en elle les effets de cette divine eau, quelque vocation qu’elle ait. C’est pourquoi vous voyez quelquefois des âmes qui aussitôt qu’elles commencent, deviennent fécondes, non en eau seulement, mais dans les effets de cette divine eau. Vous me demanderiez peut-être volontiers que je vous dise quels sont ces effets ? Ils se donnent assez à connaître et cela serait trop long ; il n’est pas nécessaire même. Car pourrissez et mourez comme il est dit, et vous verrez l’eau divine tirer de cela même des effets qui vous surprendront.

8. Je ne finirais jamais pour exprimer combien mon âme est pleine et combien je vois clairement cette vérité en vous, présentement que je vous écris. Si bien que je vous dis que vous avez un trésor en vous, et vous cherchez et vous vous tuez à chercher sans rien trouver. Arrêtez-vous pour bien comprendre ce que je vous dis et ai dit, et vous trouverez que vous avez ce que vous cherchez et qu’il n’est besoin que de le mettre en œuvre. Quant à ce que je dis, que le trésor est en vous, ce n’est pas que je dis que vous soyez parfaitement arrivée là, mais qu’ayant le don de faire usage de vos pauvretés [49] en devenant petite et en pourrissant, par cela même, la source coulera et deviendra féconde en oraison et en vertus.

9. C’est de cette eau dont parle sainte Thérèse, mais en vision et extase ; et ceci est en foi, car cette eau divine, quoique très une et simple, se donne en une infinité de manières. Et je vous avoue que jusqu’à ce que j’aie beaucoup connu ceci, l’eau de sainte Thérèse incommodait, bien que je la goûtasse210 ; mais à la suite l’unité de ces eaux m’étant montrée, je vois qu’il est indifférent aux âmes qui en ont le don, quelle eau elles aient. Ainsi si vous saviez quel bonheur vous avez d’avoir le don, et que votre voie et l’eau qui vous doit arroser vous soit découverte, vous en auriez une infinie reconnaissance vers Notre Seigneur, car vous pouvez aller à pas de géant, quoique ces démarches ne soient rien.

10. Je dis la même chose des autres âmes qui ont le don et qui connaissent leur voie ; mais il faut que je vous avoue que celles qui l’ont et qui vont par le rien de leurs pauvretés et misères sont les royales, pourrissant et mourant bien plutôt. Il est vrai que cela est très pénible, je l’avoue, car c’est être tout vivant dans son cercueil pour y mourir et pourrir, où l’on meurt et pourrit par sa propre puanteur et où enfin on se consume par les vers qui sortent de soi-même ; mais tout cela ne s’opère en lumière divine et en eau de source que par le biais de petitesse, d’abandon et de repos dans son fumier, comme j’ai dit211. Enfin je finis, car je ne finirais jamais et je voudrais ne finir jamais, ceci étant la source de tout bonheur et de toute béatitude. [50]

10. Je porte compassion aux hommes qui ne connaissent et n’expérimentent pas cette vérité, et qui mettent toute la grandeur et la voie de toute grandeur dans la communication de Dieu en lumière et amour, terminé en beaux effets en l’âme. Ô, que ceci est petit à l’égard de ce que je veux dire et que j’exprime peut-être mal ! Je prie Notre Seigneur de vous le faire connaître. Priez pour moi.

D’abord que j’ai commencé à vous écrire, je ne croyais pas dire tant de choses ; c’est pourquoi vous voyez votre lettre en tant de divers morceaux de papier, les ayant pris comme je les ai rencontrés selon que la lumière continuait.

12. Il est fort à remarquer que les âmes qui ont le don quand elles sont instruites et déjà éclairées de leurs voies, combattent leurs défauts, s’en défont et y remédient dans leur voie et par leur voie même, le don, qui est cette source dans le fond de leur âme ayant en soi lumière et amour pour les détruire quand les âmes sont assez fidèles pour s’en servir comme il faut dans les rencontres actuelles de leurs défauts. Car on doit remarquer que ce don et cette source d’eau divine pour nous parlons, étant un don de Dieu, est dirigé par la Sagesse divine selon le penchant plus essentiel et actuel de la nature corrompue en chaque âme. Ce penchant de défaut est autre en vous qu’en N... : Et ainsi le don divin est approprié de Dieu selon le défaut ou les défauts de la personne qui est le sujet du don, tellement que ce don ou cette source divine va toujours combattant secrètement les défauts de l’âme, pourvu qu’elle ouvre la veille de212 sa fidélité pour en faire usage.

13. Or cet usage n’est pas de la manière de [51] ces autres âmes qui n’ont pas ce don, car il faut par nécessité que, par leurs diverses pratiques, intentions, et ferveurs prises et puisées dans diverses lumières qui leur viennent par le dehors, elles combattent défaut par défaut, et ébranchent ainsi peu à peu ce gros arbre de la propre corruption, sans pouvoir jamais tarir les rejetons ; d’autant que le fond où est leur vie en reproduit toujours de nouveaux, et cela par la Providence divine même, pour être le sujet sur lequel ces âmes emploient leurs ferveurs et leur fidélité, telles âmes ne montant presque jamais plus haut que l’exercice vers leur propre corruption ou comme on l’appelle, la vie purgative. Je dis presque, d’autant qu’il s’en trouve quelquefois qui ont une telle fidélité à ébrancher leurs défauts qu’elles méritent du bon Dieu une goutte de cette eau divine ; et pour lors elles changent d’exercices et viennent dans la manière des autres, qui est telle qu’au lieu de s’attacher directement aux branches, elles vont par le don intérieur à la racine de tout. Ce que ferait une personne habile qui voudrait se défaire d’un arbre qui l’incommoderait, ce ne serait pas de couper les branches, mais bien d’aller au tronc ; et de cette manière par un coup elle se déferait de toutes les branches, d’autant que le tronc est et contient la vie de toutes les branches, si bien que véritablement il les couperait toutes et les tuerait toutes en s’attaquant au tronc. Voilà comme se comportent les âmes où Dieu met Son don.

14. Et ainsi pour être plus clair dans la pratique, supposé que je ne le fusse pas assez dans mon discours précédent, sachez que Dieu vous donnant le don et mettant en vous un peu [52] de cette eau divine dans votre fonds, elle est appropriée par la main de Dieu à vos défauts, à la corruption de votre esprit et de tout ce qu’il y a en vous de corrompu, ce don et le don de petitesse et d’humilité coulant et se communiquant par l’intérieur selon la paix, l’abandon, et le repos. Si donc vous êtes fidèle à marcher votre voie qui est celle-ci, vous verrez que par là ce don sapera insensiblement la suffisance, l’élévation, l’orgueil, l’exaltation et un million de défauts qui, au lieu de vous faire courir pour rentrer dans votre fonds et centre, vous trompent sous prétexte de grandeur et de piété. Car prenez garde qu’ils vous font toujours sortir au lieu de rentrer, qu’ils vous font toujours être au lieu de défaillir à vous-même, et qu’ils vous font toujours vous remplir au lieu de vous vider. Cependant tel don cherche toujours à vous remplir en sa manière, c’est-à-dire en petitesse, repos et abandon, se servant adroitement de votre propre corruption, comme je vous ai dit que la corruption qui est dans les corps sert à les faire défaillir pour acquérir un être nouveau. Il n’y a que le don de Dieu qui puisse se servir de ce biais.

15. Un autre aura un don différent. Par exemple le don de N... est l’enfance et la petitesse d’enfant. Qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra, jamais elle ne retranchera ses défauts, au contraire elle les multipliera secrètement, ne se servant pas de ce don et de cette eau de source [qui] lui [est] destinée de Dieu selon son besoin. Ainsi la petitesse, la docilité d’un enfant coulant par l’intime de son âme sapera ses défauts, en faisant mourir son esprit et en le réduisant à la mort par le tronc [53] et par le fond de sa corruption. Je dis cela en passant, pour vous faire voir comme chaque don en chaque âme est et doit être sa perfection, sa pureté et son exercice ; mais cela demande une fidélité exacte.

16. Heureuse l’âme qui connaît ceci ! Car en vérité l’on voit une infinité d’âmes avoir beaucoup de grâce ; et faute de voir clair dans un secret qu’elles ont en elles, qui n’est autre que ceci, elles ne trouvent jamais leur voie et se donnent ainsi bien de la peine sans presque jamais avancer. Si elles avancent, ce n’est pas dans leur voie, mais bien en quelques pratiques qui leur servent pour leur salut. Mais quand par bonheur elles rencontrent quelqu’un qui leur découvre leur voie, leur pauvre cœur se met au large et sent par expérience que voilà leur place, qu’elles perdent autant de fois qu’elles se retirent de leur sentier. Si bien que c’est se retirer de sa voie et par conséquent ne pas marcher que de quitter son petit sentier. Quelle perte ! Puisque c’est uniquement par là que chaque âme trouve Dieu, son repos, sa perfection, et sa pureté. Enfin il faut finir et mettre ceci en exécution, car l’on ne finirait jamais. [53]

2.13 Expérience de ses misères

L. XIII. Que Dieu ne s’approche de l’âme qu’en l’anéantissant par l’expérience de ses misères afin de la purifier. Comment y correspondre en paix et abandon total.

1. C’est avec bien de la joie que je vous écris ; et je voudrais de tout mon cœur que cela vous fût fort utile, vous établissant dans [54] la voie et le droit chemin pour aller à la perfection.

2. Je vois tant d’âmes se travailler beaucoup, souvent sans avancer que fort peu ; et cela faute de prendre le droit chemin : de telle manière qu’après bien de la peine, et une bonne partie de la vie consumée, il faut recommencer ; et souvent elles n’arrivent jamais à bien entendre la voie, d’où vient que même quelquefois elles ne peuvent bien [re ?] commencer ; ce qui est l’extrême malheur, non pour la damnation, mais pour la perfection. Je dis non pour la damnation : car travaillant pour aller à Dieu quoiqu’elles ne prennent la voie droite de la perfection, cependant elles se sauvent, évitant par ce moyen les péchés mortels. Mais il n’en faut pas demeurer là. Et puisque la providence a permis que nous ayons déjà tant parlé du procédé divin sur les âmes pour leur faire commencer le chemin de la perfection et pour leur faire poursuivre ce même chemin ; c’est de tout mon cœur que je vous dis encore une fois, que jamais Dieu ne s’approche d’une âme qu’en l’anéantissant, et que l’anéantir et l’humilier est s’en approcher.

3. Cet anéantissement s’opère pour l’ordinaire par ce qui est en l’âme même, Dieu par sa bonté élevant sa misère à ce degré de grâce. Si bien que ce n’est pas sans providence que l’âme se voit un si long temps dans la petitesse de ses voies toujours changeante et sans rien de stable, tantôt d’une sorte et un peu après d’une autre, sans rien établir qui lui puisse donner assurance de sa voie, et que Dieu y soit pour la purifier et l’élever à la perfection. Elle ne voit rien en elle que renversement ; et courant à la perfection et à la pureté, elle ne voit en sa lumière [55] et en son expérience journalière qu’impureté ; pensant se remplir de quelque chose de Dieu comme de sa présence ou de quelque jouissance, soit en lumière ou en amour, tout s’efface et se perd, et les distractions et évagations213 l’accablent : si bien qu’après bien du travail et un effort assez long temps continué, si elle n’est fort intelligente dans le secret divin, elle commence à perdre courage, les passions se réveillant, et les inclinations mauvaises non mortifiées en elle, faisant des échappées. Elle pense les détruire par élévation et par force ; et ne concourant pas humblement et suavement au dessein divin pour sa perte, sa mort, et son humiliation, elle ne fait rien : travaillant directement à y remédier, elle se souille : jusqu’à ce qu’en essayant de toutes choses, elle expérimente finalement que la divine providence se sert admirablement de sa pauvreté, corruption et misère pour la purifier ; et que trouvant heureusement sa mort intérieure par sa misère même, elle devient comme un phénix qui retrouve une nouvelle vie et un être tout nouveau dans sa mort même ; voyant que ce qu’elle croit être sa perte, est son gain ; et que ce qu’elle croit être sa ruine, est sa vie, sa pureté, et sa perfection214.

4. Mais comme ceci est très long, et que la purification ne s’opère pas tout d’un coup ; cela est cause que l’âme a tant de peine à apprendre ce secret et que même elle ne vient presque jamais à l’apprendre que quand les choses sont très avancées. Car quand on le sait parfaitement, et que l’âme demeure parfaitement tranquille en sa pauvreté et misère, opérant là sa perfection, sa pureté, et sa mort ; pour lors elle commence [56] d’être heureuse, étant dans le changement au-dessus du changement, dans l’impureté en la pureté, et dans la faiblesse au-dessus de la faiblesse, faisant heureusement usage de tout cela en paix et en abandon total.

5. J’ai lu toute votre lettre : et je remarque qu’elle ne contient qu’une expression que la nature fait de ce qu’elle souffre, et qu’elle souffrira jusqu’à ce que vous voyiez et sentiez ce secret dans ce procédé divin de votre humiliation et mort, par où vous trouveriez215 la paix, la pureté, et la mort de vous-même. Si vous aviez été assez heureuse dès le commencement de vos voies et dès que vous avez commencé à travailler, d’être aidée et d’avoir été éclairée de ce secret, vous auriez fait quelque chose, et votre travail aurait été utile : mais faute de cela il sert à peu de chose ; d’autant que vous avez travaillé en vous élevant, et vous avez vécu au lieu de mourir. Vous avez donné la vie à vos inclinations, au lieu de les détruire : et c’est ce qui vous a trompée, et en trompe bien d’autres, qui croient que pourvu que l’objet soit saint, ils travaillent utilement ; ce qui n’est pas : car les passions et les inclinations peuvent aussi bien se nourrir et vivre vers un objet saint que vers un [objet] mauvais et indifférent. Et comme vous avez naturellement l’esprit élevé, suffisant, et précipité ; cela fait que ce n’est pas l’objet qui vous purifie, mais bien la manière avec laquelle vous en usez : si bien que vous auriez travaillé, et vous travailleriez cent ans sans avancer d’un pas ; et cependant vous tendriez de tout votre cœur à la perfection, et vous feriez de votre mieux pour vous purifier : et tout au contraire vous [57] ne sauriez travailler un jour seulement par cette manière suave sans que le travail soit fort efficace.

6. Le tout est d’apprendre bien ce secret et de vous rendre fort fidèle au moment pour vous servir de vos pauvretés, et des providences journalières.

Faites votre Oraison de votre mieux selon que nous sommes convenus [sic], et aussi vos lectures ; car elles vous nourriront : et ne point y avancer, c’est avancer pour vous : car pourvu que vous y soyez humiliée à fond, c’est le dessein de l’opération de Dieu ; et il suffit.

Il faut de plus que vous vous serviez de toutes les rencontres journalières et des imperfections qui vous y arrivent ; et par là incessamment et insensiblement vous tomberez dans la mort par ce fond même de corruption que vous expérimentez en vous. Il y a tant à mourir et votre fond est si violent et si vivant qu’à moins de ce procédé divin, pris dans le fond de vous-même, jamais vous n’en viendriez à bout.

7. Quand vous ne sauriez jamais autre chose que ce secret, et que la divine lumière ne vous éclairerait que de cela, assurez-vous que vous seriez heureuse ; et faute de cela vous ne feriez jamais rien. Chaque âme a sa voie et son point de perfection par où de toute éternité Dieu a destiné de la conduire : cela manquant, elle errera toujours. N… a le sien; faute de quoi, qu’elle travaille et qu’elle fasse ce qu’elle voudra, quand elle vivrait cinq cents ans toujours travaillant et désirant la perfection, elle commencera toujours : c’est un oiseau lié, qui voltige et se tourmente, et qui se donne bien de la peine sans sortir de sa place. [58]

8. Commencez donc une bonne fois. Ce que je vous ai dit dans ma dernière [lettre] et dans celle-ci est commun à toutes les âmes, sur lesquelles Dieu a dessein de vivre en elles ; et selon le degré de ce dessein, est aussi la lumière de ce secret. Mais cela ne se fait et ne s’exécute pas dans toutes les âmes dans toutes les âmes de la même manière ; qui toutes diffèrent en défauts, en naturel, et en inclinations.

Vous n’avez donc qu’à vous encourager, pour être fidèle en la manière susdite, et assurément Jésus-Christ ne sera jamais un moment sans effet, quoique souvent vous ne le voyiez pas. Priez pour moi, et me croyez tout à vous.

2.14 Trouver Dieu dans les croix de notre état.

L. XIV. Que la foi fait trouver Dieu en toutes les croix et contrariétés de notre état. Porter les peines de ses dissipations et tentations, et le sentiment de ses misères sans s’en ébranler.

1. Je vous dirai que c’est une grâce si grande de trouver en son état et en son chemin des choses contrariantes et des providences qui crucifient, qu’il est certain que pour peu que l’âme soit fidèle à y trouver Dieu et à s’y conserver humblement en repos, elle y trouve admirablement sa place. C’est pourquoi l’on peut dire véritablement de telle âme qu’elle a commencé à trouver le point de son bonheur dès cette vie, et que ce qui fait et cause la peine et le tourment des autres en tel emploi lui peut et doit faire son bonheur et sa joie. Quelle félicité donc a une personne de pouvoir trouver [59] autant Dieu et aussi présent à son âme qu’elle rencontre de croix, de contrariétés et de choses pénibles en son état et condition ! Oui je vous le dis en vérité, et un jour j’espère que vous le verrez vous-même, que la pointe des difficultés, des embarras, et des croix portées en un intérieur paisible, humble et tranquille n’est pas moins que Dieu et devient vraiment Dieu à telle âme ; si bien que voir et sentir ces choses est vraiment voir et expérimenter Dieu. Ce qui s’effectuera autant que peu à peu l’âme mourra à son savoir, à son vouloir [et] à ses sens, pour se servir de la foi qui élevant vraiment l’âme au-dessus de soi-même lui fait trouver véritablement Dieu en ces choses, ou pour m’exprimer mieux, lui fait trouver dans la suite ces mêmes choses lui être Dieu réellement.

2. Quand Jésus-Christ, Homme-Dieu, était conversant avec les hommes, ceux qui n’étaient pas beaucoup éclairés de la foi, ne pénétraient en lui que l’extérieur pauvre et abject ; ce qui leur faisait dire : Nonne filius fabri? 216 Quoi ! Cet homme, n’est-ce pas le Fils d’un charpentier ? Et ainsi rabaissés par cette raison, et non éclairés divinement, ils s’éloignaient de lui par la petitesse, et par l’abjection de son pauvre état. Ceux au contraire qui étaient honorés du don de foi, et qui par son moyen pénétraient plus avant, y découvrait la divinité217. Et ainsi plus ils voyaient cet Homme-Dieu pauvre, petit, abject, crucifié ; plus ils y remarquaient des beautés admirables qui les charmaient, et qui causaient en eux l’admiration, l’étonnement, et l’amour. Si bien que la foi [60] qui leur faisait voir la Divinité218 dans l’intérieur de cet Homme-Dieu, leur découvrait pareillement la même Divinité en tout ce qu’il était et ce qu’il faisait.

3. La foi fait encore à présent la même chose. Car non seulement elle découvre la Divinité et ses beautés, mais encore elle manifeste les merveilles de l’Humanité sacrée, qui nous est communiquée par toutes les occasions crucifiantes de nos états. Et comme il est certain qu’une personne avec la foi n’avait pas besoin d’aller chercher la Divinité dans le plus caché de Jésus-Christ ; mais qu’il219 la trouvait en tout ce qui paraissait en lui : ainsi à la suite qu’une âme meurt beaucoup à soi pour faire régner la foi, elle n’a point tant besoin de pénétrer ; mais elle peut par son moyen trouver Dieu par la pointe de tous les crucifiements qui lui arrivent.

4. Vous pouvez voir par tout ceci comment la foi peut faire le même miracle qu’elle faisait Jésus-Christ étant vivant et conversant avec les hommes, et même encore plus facilement ; puisqu’il est vrai que l’Humanité sacrée220 par sa conversation avec les hommes étant si éloignée de la raison humaine, il était plus difficile qu’il ne nous est présentement, à cause de la continuité et de la longueur de la foi, de trouver Dieu dans ces crucifiements221.

5. Ne vous étonnez pas si à cause du grand embarras vous vous trouvez quelquefois si dissipé que vous vous sentez [?] ; et revenez bonnement aussitôt et comme vous pourrez : car la peine de ce retardement ne vous sera pas inutile, faisant de votre part ce que vous pourrez [61] sans y réussir. Quand diverses pensées et tentations vous surviennent en l’Oraison ou hors l’Oraison, ne vous embarrassez pas de cela : portez-en la peine avec fidélité ; et vous trouverez que la pointe de telles choses fera un bon effet dans votre âme, et qu’au lieu de vous salir elles vous purifieront, étant des croix pour une âme qui aime Dieu. Il vous doit suffire, comme je vous ai déjà dit, de retourner doucement et de vous remettre en la main de Dieu pour vous y conserver.

6. Et lorsque vous vous sentez plus misérable et plus capable de péché que jamais, que ce sentiment ne vous ébranle pas ; mais qu’au contraire il vous aide à vous remettre tout de nouveau entre les mains de Dieu, où vous pouvez seulement trouver de la force, et où vous serez toujours très bien. Nos misères, nos faiblesses et le fond infini de corruption qui est en nous, ne nous font de mal qu’autant que nous demeurons en nous-mêmes, où nous sommes capables de tout mal : mais tâchant de nous remettre et de nous tenir entre les mains de Dieu, ce fond se purifie, et nous recevons grâce pour le combattre peu à peu et le détruire, usant avec courage du secours divin que nous y recevons.

7. Prenez donc courage au nom de Dieu ; et servez-vous peu à peu de toutes ces lumières pour ajuster insensiblement votre âme au don de Dieu, afin de faire usage de toutes les misères que sa divine bonté vous présente, et ne vous étonnez pas de toutes les petites difficultés que vous trouverez pour vous perfectionner peu à peu en ces dispositions. [62] 222.

2.15 Pensées involontaires de vanité.

L.15 Aller bonnement avec Dieu en négligeant les pensées involontaires de vanité.

1. Je vous dirai que vous ne devez jamais vous étonner ni vous laisser abattre, pour peu que ce soit, des pensées de vanité et des autres inclinations qui se réveillent involontairement dans l’exécution de vos emplois. Vous savez ce que je vous ai mandé sur cela. J’y ajoute que telles pensées et telles peines ne peuvent que purifier ce que vous faites, votre cœur retournant doucement et en repos à Dieu par inclination amoureuse ; ce que vous ne devez que réitérer doucement de fois à autres, afin que par là l’habitude soit mise en œuvre.

2. Durant l’hiver que l’on a besoin de feu, on le souffle de fois à autres, et cette action passagère animant sa flamme, on le laisse agir de soi-même jusqu’à223 ce qu’enfin on voie qu’il soit trop assoupi. L’âme intelligente à s’aider de la grâce en l’esprit d’Oraison fait la même chose en ses emplois. Et si elle trouve qu’elle soit dans un doux repos et comme dans une inclination habituelle vers Dieu, qu’elle s’y tienne doucement ; car son action en sera plus pure et plus divine, la faisant retourner à Dieu. Vous devez spécialement éviter le défaut de quelques personnes trop violemment actives, qui ne croient pas retourner à Dieu en ce qu’elles font pour Dieu, si elles ne s’aperçoivent sensiblement et en leurs actes qu’elles le font ; et par là elles se distraient insensiblement de la pureté de ce qu’elles font, qui consiste à faire chaque [63] chose en perfection selon toute l’étendue que Dieu le demande, et avec une droiture véritable de la volonté.

3. Or cette droiture de volonté devient facilement habituelle et par état dans les âmes qui cherchent vraiment Dieu pour lui plaire : et ainsi toutes ces réflexions souvent inquiétantes, pour voir si l’on se plaît à soi-même en ces choses, arrêtent plutôt la droiture de la volonté qu’elles ne la perfectionnent. Je dis de se plaire [mot de lecture difficile dans le ms.] à soi-même : car tout ce qui inquiète vous doit être suspect de vous y rechercher vous-même. Et ainsi allez bonnement avec Dieu, le cherchant d’un cœur droit ; et sûrement224 vous le trouverez par cette manière.

4. C’est pour vous convaincre de cette vérité que Dieu vous a fait expérimenter qu’après ces diverses pensées inquiétantes vous avez trouvé le repos, et votre âme est tombée dans la facilité de faire ce que vous devez, et comme vous le devez, en votre emploi et en votre charge ; ce qui a fait évanouir insensiblement toutes ces pensées de vanité, en vous mettant en rectitude sans tant réfléchir pour voir dans le détail et dans les effets l’ordre de Dieu.

5. La vue simple de Jésus abject et en ses états petits et rabaissés, est une grande grâce pour votre âme. C’est pourquoi tant qu’elle dure, nourrissez-vous-en comme d’un précieux aliment ; et quand vous ne l’aurez plus, laissez votre âme humblement en inclination pour la retrouver. Car il faut savoir une grande vérité que tout étant pour Jésus-Christ et pour nous faire jouir de lui, Dieu ne nous donne ses grâces et ses miséricordes dans nos emplois et par nos emplois, et généralement par tout ce [64] que nous faisons et souffrons pour lui, qu’afin que cela peu à peu nous dispose et nous approprie pour Jésus-Christ. C’est pourquoi étant fidèle vous verrez souvent revenir ces vicissitudes de l’une et de l’autre de ces dispositions, jusqu’à ce qu’enfin votre cœur étant pleinement ragoûté de ce divin mets, et le palais de votre âme étant bien purifié pour discerner son goût selon sa dignité, il vous sera donné bien plus continuellement et davantage par état.

6. Je vous viens de dire que vous aurez beaucoup de vicissitudes de haut et bas : c’est pourquoi quand vous aurez goûté avec suavité quelque chose de Jésus-Christ ou de ses états, et que vous vous voyez rabaissé en vous-même par les sécheresses et par les distractions, souffrez humblement cette prison et cette mauvaise situation, qui n’est que pour vous purifier davantage et vous disposer bien plus amplement au retour de ce que vous avez goûté et de ce que vous devez goûter étant fidèle. Faites donc en votre prison humblement et doucement ce que vous pourrez en vous souffrant vous-même et vos faiblesses, soit qu’elles viennent par vos défauts ou même par les lassitudes du corps.

7. Faites la même chose quand vous vous trouverez en captivité intérieure en l’Oraison, et que votre esprit paraisse n’y rien goûter. Ménagez bien ce sacré temps en mourant à vous ; car pour lors la foi y étant plus pure, elle y opère davantage, et cela par toutes les choses que l’on croit ordinairement ruiner tout. Car la foi en ce temps opère admirablement par la divagation de l’imagination, par la peine du corps, par l’incertitude de ne [65] rien faire, et par un million d’autres choses qui accompagnent la sécheresse et la foi cachée en cette Oraison obscure. De manière que si vous ne savez pas ce secret, voulant remédier à ces choses comme à des effets qui vous éloignent de Dieu, vous vous mettriez en œuvre pour empêcher Dieu de faire beaucoup en votre âme : et l’entendant au contraire, vous faites humblement ce que vous pouvez et vous souffrez courageusement ce que Dieu fait. Et quand vous avez fait de cette manière je suis sûr que sans savoir le moyen comment cela se fait, vous trouverez cependant que votre âme à la fin de telle Oraison devient tranquille et fortement nourrie.

2.16 Vraie sainteté des choses bonnes

Vraie sainteté des choses bonnes. Se laisser conduire en tout à la providence et à l’ordre de Dieu, agréant même la privation des moyens extérieurs dans ce même ordre et se plaisant uniquement dans le bon plaisir divin.

1. Il est de grande conséquence pour tendre à Dieu avec pureté, d’observer qu’il ne faut pas toujours s’arrêter à juger de Son bon plaisir par la sainteté propre que chaque chose contient, ce qui est le procédé des âmes qui sont entièrement commençantes : autrement l’on réserve toujours du propre en un million d’occasions, selon sa propre inclination. Il est donc à propos quand l’âme commence à n’y goûter un peu la divine volonté et l’ordre de Dieu, de ne pas s’arrêter à juger de chaque chose seulement par l’éclat de sainteté qu’elle a et par sa [66] grandeur propre, mais de passer outre pour y trouver une sainteté plus pure, plus éminente et plus selon le cœur de Dieu, savoir en y remarquant ce qui est plus selon Son agrément, ce qui sera toujours tout ce qui se rencontrera être plus selon Sa providence et Sa conduite sur l’état et sur la disposition où nous en sommes. Car comme Dieu est une bonté infinie qui nous aime vraiment d’un amour de Père, Il a toujours soin de nous à chaque moment selon ce qui nous est le plus nécessaire, et aussi selon ce que nous pourrons plus justement suivant nos forces corporelles et spirituelles.

2. Or l’âme, ayant fait quelque progrès au choix des moyens de tendre à Dieu par leur sainteté propre, doit à la suite ne pas toujours se servir de ce moyen, mais doit peu à peu s’ajuster autant qu’elle peut, au dépens de son amour-propre, de sa propre excellence, et de ses desseins propres, à ce qu’elle --225 soit par le conseil ou par les instincts de son cœur -- peut voir raisonnablement qu’il faut faire dans les occurrences, ayant égard à ce que Dieu lui donne et aussi à ce qu’elle peut selon les forces de son corps et les nécessités de son état ; et ainsi elle doit avoir beaucoup d’égard à n’envisager la sainteté de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle omet, et de tout ce qu’elle souffre qu’en vue du pur agrément de Dieu et de Son unique bon plaisir. Car il faut remarquer que toute la sainteté de cette vie, et par conséquent toute la communication de Dieu, ne consiste que dans le pur ajustement de l’âme au divin bon plaisir ; que ce n’est pas dans la sainteté des choses en soi, mais dans le règne de ce bon plaisir, qui fait vraiment disparaître toutes nos intentions, [67] tous nos désirs et toutes nos prétentions pour faire régner Dieu véritablement en nous et disposer de nous selon Son unique bon plaisir.

3. Ce principe supposé, il faut en voir la pratique dans un exemple. La communion, l’austérité de la vie, la pauvreté, la souffrance et le reste, ont une sainteté particulière en elles, comme des moyens divins que Jésus-Christ a sanctifiés par Sa vie et par Sa mort ; et ainsi l’âme fait très bien quand il y a rien qui lui marque autre chose, de tendre à l’exercice de ces moyens pour en faire usage, d’autant que leur sainteté propre sanctifie notre âme. Mais comme cette sainteté n’est pas toujours selon le plus grand agrément de Dieu, en pratique pour nous il ne faut pas demeurer opiniâtrement comme font plusieurs personnes à ne vouloir jamais en démordre ni lever les yeux plus haut que cette sainteté particulière et appropriée par sa conduite.

Quand donc la Providence, soit par le conseil, soit par des occurrences de notre état, soit enfin par quelque faiblesse de notre corps et par des infirmités, nous prive de la sainteté propre et particulière de ces moyens, il faut tâcher de ne pas se laisser abattre, ni croire que pour cela l’on perde quelque chose, supposé que l’âme soit fidèle à entrer et à s’unir aux desseins de Dieu en cette privation. Car étant fidèle à s’unir à ce dessein divin avec plus de dégagement même de sainteté, pour agréer et s’ajuster plus véritablement et purement au bon plaisir divin, et y trouver uniquement tout son bonheur et toute sa sainteté, pour lors non seulement dans cette nudité de toutes choses vous trouvez la sainteté [68] propre des moyens dont vous êtes privée, mais vous y trouvez encore une sainteté inconnue, et tellement selon le cœur et l’agrément de Dieu qu’elle donne très souvent plus infiniment que ce dont vous êtes privée ; et cela même autant que vous y trouvez la mort de vos desseins, quoique saints, de votre propre excellence, quoique divine en intention, et ainsi d’un million d’autres secrètes intentions qui se rencontrent souvent dans la propre volonté et dans le choix des moyens divins.

4. Et afin que l’âme puisse plus justement reconnaître l’agrément et le bon plaisir divin plus pur en toutes choses, qu’elle sache que, comme Dieu est la sainteté et la grandeur même, il suffit qu’Il veuille agréer une chose pour lui donner toute la sainteté et toute la grandeur. Ainsi il ne faut donc pas s’arrêter toujours à juger de chaque chose de notre vie par ce que nous jugeons le meilleur et de plus grand, mais bien par ce que la Providence de Dieu ordonne suavement et sagement en chaque moment ; et par conséquent l’on doit se servir pour cet effet, non seulement des affaires temporelles, des nécessités de son état et de ce que raisonnablement on doit faire ou de ce qui arrive en sa condition, mais encore de nos faiblesses corporelles et de la nécessité de nos corps. Car Dieu étant vraiment un bon Père, Sa divine Providence s’ajuste si bien à nos besoins qu’elle nous marque vraiment Son ordre en toutes choses et par toutes choses.

5. C’est pourquoi il est de grande conséquence, et même à la suite d’unique conséquence, de se laisser suavement conduire à la Providence divine par toutes ces rencontres ; autrement [69] on mélange toujours, et pour l’ordinaire on ne se lie jamais purement à l’ordre et à l’opération de Dieu, laquelle étant toujours ajustée non seulement selon nos besoins, mais même selon ce que nous pouvons et devons, ne le regardant point par cet envisagement 226 mais selon ce que nous y voyons de grandeur, très souvent nous opérons d’une manière et Dieu d’une autre. Et comme il est certain que tout l’accroissement intérieur consiste à faire en sorte que notre opération propre se perde dans l’opération de Dieu et en quelque façon n’en fasse qu’une avec elle, n’arrivant pas ou que de très loin à s’unir, comme je dis, à l’opération de Dieu, l’on fait toujours un million de mélanges. Je dis plus, qu’il y a quantité d’âmes qui, avec bon zèle et désir de leur perfection, n’arriveront jamais où Dieu les désire, non pas à cause des péchés de leur vie, mais bien faute de s’être assez ajustées à tout ce que Dieu faisait en elles et hors d’elles, et ainsi pour avoir toujours réservé un million d’opérations de desseins propres et d’autres choses qui les ont empêchées de faire ce que Dieu prétendait opérer.

6. Où il faut remarquer que jamais notre opération propre n’arrive à un grand effet de grâce en nous, et que cela ne se fait qu’autant que peu à peu elle est subordonnée à la conduite de la divine opération, et qu’ainsi peu à peu elle cesse en quelque manière, quoique sans cesser, pour faire régner celle de Dieu comme la maîtresse et l’unique. Et quand cela n’est pas, comme Dieu poursuit toujours Son dessein et qu’Il va toujours agissant sans changer Son opération, il se trouve que, suivant notre pensée et nos desseins, nous faisons une chose, et Dieu [70] travaille toujours et en fait une autre ; et notre opération n’étant de rien ou presque de rien, et l’opération divine n’étant efficace et effective en nous qu’autant que nous y correspondons, Il n’y fait rien, et ainsi en tout il n’y a rien de fait. Et cependant nous nous donnons infiniment de la peine et nous en donnons beaucoup à Dieu : nous nous en donnons beaucoup, d’autant que comme nous avons une bonne intention, nous poursuivons fortement nos desseins et nos pensées ; nous en donnons beaucoup à Dieu, car ne trouvant pas que nous nous lions à Son dessein comme il faut, Son opération n’a pas de suite, n’ayant pas d’effet. Et de cette sorte nous contristons incessamment le cœur de Dieu, quoique nous nous donnions beaucoup de peine et de fatigue en la vie dévote et sainte.

7. Et voilà pourquoi quantité d’âmes, comme je dis, font beaucoup et reçoivent beaucoup de Dieu, et cependant avancent très peu et presque pas, s’amusant à cueillir de la paille. Car en vérité tout ce qui n’est point par le bon plaisir et dans le bon plaisir divin en cette vie, quoiqu’il soit rempli d’un million de pratiques et de choses qui paraissent saintes et excellentes aux yeux des hommes, n’est plus que cueillir de la paille, étant comparé à la grandeur d’une âme (bien que très petite à ses yeux et aux yeux des autres) quand elle est fidèle de mourir vraiment à toutes choses pour s’ajuster incessamment à l’agrément et au bon plaisir divin par tout ce qui est en elle et hors d’elle. Et ceci est si vrai que l’âme, étant assez heureuse de beaucoup s’ajuster à cet ordre divin, non seulement trouve qu’il n’y a point de moment en sa journée où Dieu n’opère incessamment [71] en elle par tout ce qui est en elle et hors d’elle, mais encore qu’Il le fait avec tant de bonté et avec une volonté si bienfaisante qu’Il Se sert de tout, mêlant Son opération si agréablement et si admirablement avec toutes ces dispositions et tout ce qui la touche, qu’il est impossible qu’une telle âme fidèle puisse remarquer un moment, ni un clin d’œil de sa vie qui ne soit plein de l’opération divine, non seulement pour la sanctifier, mais même pour la consoler comme un enfant très cher à son Père.

8. Mais les âmes qui ne savent pas, en mourant à soi, s’ajuster avec tant de fidélité ni d’agrément à l’ordre de Dieu en toutes choses, non seulement sont toujours comme égarées, mais encore dans une grande disette. Car quoiqu’elles aient quantité de choses, en étant le principe avec la grâce ordinaire, cela ne les peut rassasier, mais plutôt les rend faméliques ; et ainsi elles n’ont de tout ce que Dieu fait en elles qu’une certaine faim sans se rassasier des bonnes choses et de Dieu même, dont elles goûtent les traces sans Le pouvoir joindre, ce qu’elles ne feront jamais que par l’ajustement parfait (autant qu’on le peut) à cet ordre divin. Et l’âme trouve cette vérité si parfaitement à la suite en commençant à s’unir avec complaisance à la volonté divine, qu’elle découvre que c’est vraiment par ce bon plaisir divin uniquement que l’on entre en Dieu ; et que jamais personne en cette vie ne pourra y être introduit qu’autant qu’il sera appetissé et anéanti pour s’unir et mettre toutes ses complaisances dans l’agrément de ce que Dieu veut. Par là on trouve si facilement Dieu qu’à la suite une âme voit [72] que le soleil n’est pas plus visible ni plus facile à trouver que Dieu l’est par Son bon plaisir. Mais il est vrai qu’il faut que ce bon plaisir et cette volonté divine peu à peu nous rectifie [nt] en nous faisant mourir par tous les moyens par lesquels il [s] se communique [nt], qui sont tout ce que nous avons et ce qui nous arrive dans nos états.

9. De tout cela, nous voyons que non seulement il faut être fidèle à nous servir des moyens divins quand la Providence nous les donne, mais aussi qu’il faut nous laisser suavement et humblement conduire à la même Providence, se mettant à la place de ces mêmes moyens, afin de nous ajuster suavement à sa conduite et de trouver par ce moyen le bon plaisir et le goût de Dieu dans Sa volonté en la privation de ces mêmes choses. Et quand l’âme sait s’aider de ce moyen, elle trouve que la vérité de ces belles paroles227 s’effectue, savoir que Dieu atteint d’une fin à l’autre fortement et avec suavité, disposant toutes choses admirablement pour y faire trouver Son divin ordre et toute notre perfection selon Son228 dessein éternel

10. L’envisagement de ceci apparaît d’abord fort doux et fort facile. Mais cependant il est difficile aux âmes propriétaires, et qui ne se disposent pas à aimer Dieu selon Son agrément et selon Son dessein, gardant toujours un million de recherches propres en tout ce qu’elles font, ne se laissant jamais assez dévorer par le bon plaisir de Dieu dans leur état et par les peines et les croix qui leur arrivent dans leur condition, ne trouvant du plaisir qu’en ce qu’elles [73] veulent, en ce qu’elles font, et en ce qu’elles poursuivent selon leur inclination. Et quoiqu’elles le qualifient de sainteté, l’on peut facilement découvrir que cela n’est pas ; d’autant qu’elles sont toujours troublées intérieurement et renversées toutes fois et quantes229 que les choses ne réussissent pas comme elles prétendent et le désirent.

Mais au contraire les autres qui subsistent par l’agrément et le bon plaisir divin, sont toujours en paix et en repos quoi qu’il arrive. Car jamais rien ne leur peut arriver qui ne soit pas volonté divine, sinon lorsqu’elles le veulent. De là il leur vient aussi une grande paix et une joie assez continuelle, car ayant toujours ce que l’on veut et en la manière la plus agréable, qui est le bon plaisir divin le plus nu, qu’aurait-on qui pourrait donner de la peine ?

11. Il n’y a donc qu’à faire usage des moyens divins comme Il nous les donne, et à nous ajuster ensuite à tout ce qui nous arrive, et à trouver par là peu à peu le bon plaisir divin en tout et partout, et s’y ajuster en mourant à soi. Et par ce moyen, entrant insensiblement par complaisance et agrément dans l’inclination de tout ce que Dieu veut de nous et sur nous, nous trouvons Dieu en toutes choses, non seulement pour notre consolation, mais aussi pour notre perfection. Et pour arriver à ce bonheur, il faut tâcher de s’habituer peu à peu à envisager ce divin ordre comme son principal en toutes choses, et rectifier par là beaucoup de défauts et ainsi se purifier ensuite. Ce même divin ordre sera aussi la source de quantité de pratiques de vertu et suppléera à tout ce que nous ne pouvons avoir ou faire dans les rencontres [74]. Car il est certain que qui fait ménager l’ordre de Dieu, fait trouver et supplée à tout ce qui manque, soit pour son oraison ou pour le reste durant le jour, ce qui est d’une grande consolation, pouvant jouer à des choses quoiqu’on ne les sait pas et ainsi faire oraison quoiqu’occupé au dehors et à des choses contrariante. Le livre de la volonté de Dieu [Règle de perfection] de Benoît de Canfeld230 peut beaucoup servir pour le détail de tout ceci, spécialement la première et la seconde partie. [74]

2.17 Croix et fatigues. Usage des défauts.

L. XVII. S’assurer solidement dans sa voie. Comment régler et porter le sensible qui est d’ordre de Dieu, comme aussi les fatigues de notre état. Faire usage de ses défauts pour s’apetisser. Présence de Dieu au milieu des embarras.

1. Il faut agir sans cérémonie, et s’écrire selon le besoin : c’est pourquoi, Monsieur, il ne faut point faire de réflexion pour me remercier. Il suffit que Notre-Seigneur me fasse la grâce de me donner les lumières qui vous soient utiles ; et je vous assure que j’ai grande consolation de ce que vous me mandez231. Je crois qu’il est de grande conséquence pour votre perfection et même pour votre consolation de lire et relire de fois à autres cette dernière lettre, comme un fondement solide pour vous soutenir dans la voie au milieu de vos embarras ; et l’on ne saurait croire combien il est de conséquence de s’établir solidement sur un vérita [75] ble principe pour y assurer ses démarches : autrement on est toujours flottant, et l’on passe une bonne partie de sa vie à faire et défaire. Ainsi je supposerai ce fondement stable sans vous le répéter toutes les fois que je vous écrirai.

2. L’assurance dans ses démarches vers Dieu est d’infinie conséquence, pour ne pas s’amuser aux réflexions. C’est pourquoi je vous dis que non seulement ce sensible pour la maladie de Made232. ne désagrée pas à Dieu, mais qu’il lui agrée233 ; étant une justice que puisque Dieu vous a unis ensemble par un Sacrement si saint, elle vous soit chère au point qu’elle vous l’est. Tout ce qu’il y a à observer, c’est de subordonner cette amitié et ce sensible au divin ordre de Dieu ; et pour cet effet de calmer doucement votre esprit pour agréer ce que Dieu désire dans les rencontres : et quand vous ne pouvez pas être maître de ce sensible, il vous doit suffire que la pointe de la volonté soit calme par l’abandon, et l’agrément de ce que Dieu veut. Ce qui souvent s’effectue par la volonté ; et afin que la volonté soit efficace, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle efface le sensible des sens qui importunent ; pouvant subsister avec la pointe de leur incommodité. Ainsi quand quelque chose vous incommode, soit sur cela ou sur autre chose qui est d’ordre de Dieu, il vous suffit que votre volonté en agréant ce que Dieu fait, se calme ou se veuille calmer sans vouloir apaiser entièrement par effort le sensible des sens. Il suffit au cas que cette volonté ne le règle pas et qu’ils234 demeurent dans leur inquiétude, d’accepter humblement cette peine qu’ils vous causent : car venant par une cause qui est [76] ordre de Dieu, la peine qu’ils nous font étant portée avec esprit intérieur et abandon, est fort méritoire, et fort agréable à sa divine Majesté. Je dis plus ; que par ce procédé insensiblement la volonté se mettant en ordre, peu à peu comme maîtresse et reine de toutes nos passions et de nos sens, les règle à la juste raison, et au degré de l’ordre de Dieu sur notre état. Et quand on n’entend pas assez ce procédé, on se tourmente beaucoup inutilement pour étouffer le sensible des sens en toutes rencontres par un effort trop précipité. Et par là au lieu de régler l’intérieur souvent on le détraque ; parce que par ce procédé on vient rarement à bout de mettre les sens dans l’ordre qu’on veut : mais au contraire par l’autre [procédé] insensiblement on les attire comme des enfants à qui on présente quelque chose d’agréable ; et par là on les met à la raison.

Il est vrai que le grand tracas et la lassitude de votre corps et de votre esprit par la fatigue du chemin et de ce que vous avez à faire tous les jours, mettent beaucoup les sens en vigueur sur ce qui les touche ; car plus le corps et l’esprit s’affaiblissent par le travail, plus les sens deviennent vigoureux dans leur peine : et ainsi vous ne devez pas vous étonner en ces rencontres. Si ce qui vous afflige vous peine davantage, divertissez en votre esprit avec douceur, en souffrant humblement la peine qu’ils235 vous causent ; et cette peine ainsi portée sera agréable à Notre-Seigneur comme serait un mal de tête ou quelque autre douleur.

3. Il est de grande conséquence afin d’aller comme il faut en l’Oraison, de savoir que d’ici à longues années, la fatigue et la lassitude [77] diminueront non seulement l’application à l’intérieur, mais même la capacité pour recevoir les lumières que Dieu donne en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas s’étonner si étant lassé vous ne trouvez point de suc ni de nourriture dans vos sujets. Vous devez recevoir ce procédé de Dieu, et vous contenter de ce qu’il vous y donne quoique vous ne le voyiez236 ni ne le discerniez237 pas. Dieu veut pour lors que vous mourriez ; et il vous suffit en le faisant : d’autant que ce qui vous cause cet effet est ordre de Dieu ; par conséquent ce qui le suit est une suite de ce même ordre de Dieu, qui ne laissera pas de faire en vous tout ce qu’il faut par ces mêmes sujets, quoique vous n’y remarquiez rien de sensible ni de distinct. Nous serions bien malheureux dans cette vie si nous n’avions rien de réel de Dieu en nous dans nos Oraisons, et dans la suite de la journée que nous sommes appliqués à Dieu, qu’autant que nous y remarquerions de distinct238. Non ; détrompons-nous de cela, faisant en l’Oraison et hors l’Oraison ce que nous devons selon ce divin ordre qui nous est marqué par les conseils. Soyons certains que Dieu opère toujours en notre Oraison et en tous les temps que nous nous occupons à lui, selon notre besoin, quoique nous n’en discernions rien, et quoique souvent nous voyions tout le contraire : car les sens qui ne se peuvent arrêter à rien que par le distinct, ne se peuvent contenter de cette opération intime et inconnue ; et par conséquent ils donnent toujours de la peine par leurs inquiétudes et par un million d’extravagances. Les personnes qui seront dans leur liberté feront mal de s’exposer aux lassitudes et aux fatigues trop grandes, par [78] la raison que je viens de dire, qu’ils239 diminueraient leur application intérieure : mais pour vous, à qui l’ordre de Dieu est marqué par votre emploi, allez hardiment, et soyez assuré que les sécheresses et le reste qui survient par là et qui vous incommodent, ne causeront pas de débris en vous ; mais y feront bien du bien, vous tenant et vous conservant en cette disposition susdite.

4. Il est encore de grande conséquence de savoir bien, comment on doit se comporter en ses défauts et l’usage qu’on en doit faire. Il est donc très-certain que nos défauts bien ménagés avec esprit d’humilité sont fort utiles pour nous apetisser en toutes manières. C’est pourquoi il faut tâcher d’y conserver beaucoup la paix, non seulement en se souffrant humblement imparfait, et en portant en patience toutes les vues qui nous viennent par nos fautes ; comme que nous ne nous corrigerons jamais, que cela nous empêchera d’arriver à notre perfection, que nous usons inutilement des grâces de Dieu, et un million d’autres vues pénibles qui nous surviennent par la pointe de nos défauts ; mais encore en ménageant doucement le travail pour s’en corriger. Car pour l’ordinaire une âme animée de Dieu devient zélée contre ses défauts ; et par conséquent elle s’anime avec quelque impatience contre soi-même lorsqu’elle en commet. Ce qui fait qu’elle veut avec précipitation déraciner les mêmes défauts : et par là elle se cause un million de troubles et d’inquiétudes, qui bien souvent la jettent dans un plus grand péril que ses défauts mêmes. Ce qu’il faut donc, dans le degré où vous êtes, c’est de travailler avec un humble [79] courage pour vous défaire de vos défauts, mais l’accompagnant d’une patience vraiment à l’épreuve, tâchant de gagner peu à peu et chaque jour quelque chose ; et souvent ne gagnant rien selon ce qu’on croit, le souffrant patiemment, on y travaille plus efficacement : d’autant que l’âme dépendant davantage de Dieu par la connaissance qu’elle a de son faible se laisse plus volontiers comme un instrument dans la main de Dieu, afin qu’il détruise lui-même les défauts qui sont en nous. Et de cette manière Dieu permet très-souvent que travaillant à la destruction de nos défauts, nous n’y réussissions pas selon notre idée ; et qu’ainsi nous soyons humiliés : et par là Dieu inconnûment et sans que nous le sachions, sape et détruit peu à peu nos défauts. Ainsi vous voyez que la paix humble et tranquille soutenue de l’abandon en la main de Dieu, peut faire et fait des merveilles de toutes choses, même des plus contraires.

5. Pour ce qui est de la présence de Dieu et de votre application à elle durant le jour, outre ce que je vous en ai dit, remarquez bien comme chose de grande importance, afin de ne demander pas à votre âme l’impossible (auquel Dieu ne correspondrait pas), que sa divine Majesté qui est une bonté infinie, aimant infiniment sa créature, s’ajuste très suavement à son état, et à la disposition où elle est. C’est pourquoi étant dans les fatigues de la guerre et de votre emploi, faites bonnement ce que vous pouvez. Votre application à la présence de Dieu et votre récollection240 intérieure est [sont] merveilleusement bien [bonnes], en vous contentant du repos intérieur dans le fond et dans la pointe de votre [80] volonté, ne vous étonnant pas de l’agitation de vos sens et de vos pensées. Votre esprit en ce temps doit se laisser doucement à la conduite de la providence comme un vaisseau au gré des vents, lequel quoiqu’agité de diverses tempêtes, ne laisse pas de flotter sur l’eau et de tendre peu à peu et aller où l’on a dessein de le mener. Se trop violenter pour avoir une récollection, ou une présence de Dieu non tout à fait selon l’ordre de la divine providence en cet état, est violenter la conduite de Dieu sans beaucoup de fruit, mais plutôt se lassant le corps et l’esprit inutilement, et même souvent avec dommage de l’intérieur quoiqu’avec bonne intention : car l’accroissement de l’intérieur dépend tellement de la subordination suave et humble à ce que Dieu veut de nous de moment en moment, que pour peu que nous le forcions nous y apportons du dommage. Il n’en va pas de même dans les commencements, où du premier abord, il faut comme par force arracher les sens de leurs attaches et les obliger comme des enfants sans raison à se captiver à certaines règles. Mais quand l’âme commence un peu à se simplifier par grâce et par vocation (comme votre âme le fait,) tout ce procédé est d’infinie conséquence ; et vous ne sauriez assez vous appliquer afin d’en recevoir l’esprit pour vous y ajuster.

6. Je vous prie de ne pas perdre courage si promptement pour cette affaire ; il faut la poursuivre, et y faire de votre mieux. Les affaires du monde ont leurs difficultés : et souvent, il ne faut pas s’en étonner ; autrement on ne ferait jamais rien. [81]

2.18 Oraison dans les grands embarras

Avis de conduite pour une personne intérieure engagée par nécessité en de grands embarras.

Quand cet état la souplesse paisible sous la main de Dieu supplée à l’oraison actuelle, et fait trouver Jésus-Christ en toutes choses, en mourant à soi par toutes les providences journalières.

1. Dans les commencements de l’intérieur et de la voie, les certitudes et les avis que l’on donne ne paraissent pas ce qu’ils sont. On ne peut juger de leur grandeur et de ce qu’ils contiennent que conformément à la lumière présente : mais à la suite que cette lumière augmente on est tout étonné que l’on comprend tout autre chose de ses avis. Je vous dis ceci Monsieur afin que vous vous ressouveniez souvent de ce que l’on vous a certifié du don d’oraison, et qu’assurément Dieu avait dessein de vous conduire peu à peu en lui par ce moyen. C’est vous dire infiniment, non seulement pour consoler votre âme, mais encore pour vous assurer de l’actuelle protection de Dieu qui vous tient par la main pour vous aider peu à peu dans les diverses rencontres fâcheuses, de quelque nature qu’elles soient.

2. C’est pourquoi il vous est de grande importance de ne pas laisser accabler votre esprit par la surcharge que lui donnent vos embarras présents. Ainsi étant en marche, ou beaucoup occupé par votre charge, au lieu de tirailler contre ces embarras qui lassent, fatiguent et occupent votre esprit, et vous ôtent le moyen et la facilité [82] de faire votre oraison, tâchez de vous posséder chaque moment en repos dans votre rien, vous tenant dans les mains de Dieu souple et humble comme un enfant, qui se contente du haut et du bas comme son Père le met ; et cette disposition humble et paisible suppléera très abondamment à votre oraison actuelle et réglée. Et comme ces choses distrayantes par l’ordre de Dieu, puisqu’elles sont de votre état, peuvent bien occuper et embarrasser votre esprit, mais non pas votre volonté, elles peuvent bien mettre des images dans votre imagination, mais non des objets dans votre cœur ; ainsi au milieu de toutes ces choses qui vous paraissent si contraires, vous pourrez amoureusement dérober votre volonté pour vous laisser de fois à autre (si elle ne le peut assez continuellement) désirer secrètement Dieu, ou L’aimer, ce qui est le mieux.

3. Où vous devez remarquer qu’aimer Dieu par la volonté de cette manière n’est pas sentir ou expérimenter une chaleur d’amour ou quelque chose qui vous marque l’amour, mais bien une tranquillité de la volonté pour se soumettre avec complaisance à ce que Dieu veut, qui est proprement ce qui nous arrive et ce que Dieu ordonne de nous de moment en moment. Remarquez aussi que cette complaisance, que je dis amour, n’est pas toujours quelque chose d’agréable et de perceptible pour être véritable et solide, mais un consentement nu et volontaire de la pointe de la volonté.

4. Quand donc vous vous trouvez occupé et embarrassé par les affaires de votre état, ou que vous êtes las, de manière que raisonnablement il faut vous soulager, vous devez prendre toutes ces choses, c’est-à-dire les peines ou le repos [83] que vous devez donner à votre corps, comme ordre de Dieu ; et ainsi ne vous point forcer à outrepasser ces choses, mais vous ajuster humblement à la conduite petite, humble et paisible de Dieu sur vous.

Par là insensiblement vous découvrirez que la main de Dieu vous conduira toujours. Que s’il fallait que vous ne la puissiez voir que dans l’actuel don d’oraison et dans les moments que vous la ferez, vous méconnaîtriez Dieu une bonne partie de votre vie ; et de plus cette petite tromperie vous serait entièrement nuisible puisque ne connaissant pas Jésus-Christ revêtu de toutes ces petites providences, quelque fâcheuses et contraires qu’elles vous paraissent, vous perdriez beaucoup de lumières et beaucoup de grâces qui ne feraient pas leur effet.

5. Si les pauvres pèlerins d’Emmaüs eussent été assez heureux de connaître leur chère compagnie durant tout le voyage, ils auraient reçu beaucoup plus de grâces qu’ils ne firent ; leurs cœurs furent seulement touchés, ils reçurent quelque petite repréhension [sic] par un inconnu, mais Il ne se manifesta pas à eux qu’à la fin du jour et entrant dans le repos. sainte Madeleine fut du temps avec Jésus-Christ travesti ; et il paraît dans l’Évangile qu’Il a pris plaisir en diverses rencontres de Se cacher comme cela, afin que l’amour Le pût découvrir.

Tenez-vous seulement comme ces pèlerins en repos et en paix ; et vous verrez que chaque chose vous sera un effet de grâce qui vous marquera Sa présence ; et même vous verrez que cette présence de Jésus-Christ, qui Se montre par toutes les rencontres de votre état, tantôt [84] vous causant une peine, tantôt renversant vos desseins, vous sera si avantageuse à la suite dans votre oraison, qu’insensiblement elle vous mènera dans le plus secret de vous-même, où vous trouverez Dieu selon que vous y êtes appelé par la foi et le don d’oraison que Dieu vous destine.

6. Sachez, mon très cher Monsieur, que le secret c’est la mort à soi-même, et que jamais on ne peut trouver Dieu qu’en mourant. Ainsi l’adresse de la divine Sagesse est de trouver admirablement le moyen par lequel chaque âme doit mourir. Et comme toutes ces choses de votre état se succèdent l’une à l’autre, insensiblement vous verrez qu’elles vous causeront une mort qui vous sera pénible fort longtemps ; mais qui cependant à la suite vous fera trouver la vraie douceur et la vraie joie : et pour lors vous découvrirez le secret de Dieu, et pourquoi il permet toutes les petites difficultés que l’on a chaque jour.

7. J’ai été long sur cet article, d’autant qu’il est d’une conséquence infinie pour votre âme afin qu’elle puisse se calmer insensiblement et s’ajuster passivement à la conduite de Dieu : car par ce moyen vous pouvez plus faire en peu de temps que vous ne feriez par vos efforts en un temps plus considérable. Tâchez de prendre si bien l’esprit de cette conduite, que vous marchiez simplement comme un enfant, qui prend la peine et le repos selon qu’on le lui marque. Or Dieu vous le marque par la raison et par la nécessité : et s’efforcer241 au contraire par scrupule, par désir de plus grande perfection ou par crainte d’imperfection, c’est se fourvoyer en ce degré. Allez donc simplement et bonnement, et vous verrez à la suite que la subordination simple à Dieu, souvent en ne faisant rien par raison, donne plus Dieu sans comparaison que de faire beaucoup avec effort, et par soi-même, tout consistant en cet ajustement agréable et paisible au Père qui conduit son enfant.

8. Je vous assure que si on comprenait bien cette vérité, on arriverait plutôt à l’union divine en un an ou deux, que l’on n’y arrive souvent en vingt ou trente années par ses efforts. Et cela n’est nullement difficile à croire aux gens un peu clairvoyants, qui remarquent toujours qu’il y a beaucoup de suffisance et de présomption, et infiniment de son propre opération mélangée avec une opération de Dieu fort petite ; et qu’au contraire dans la soumission et la petitesse d’esprit qui se laisse conduire à Dieu à la manière qu’il le veut par ses providences, il y a beaucoup d’humilité et par conséquent une grande opération de Dieu. C’est pourquoi la Très sainte Vierge admirant, toute en extase, la grandeur et les merveilles de l’opération divine dans l’Incarnation, ne peut autrement y répondre que par ses admirables et profondes paroles ; Quia respexit humilitatem ancillae suae 242: Dieu a fait en moi toutes ces merveilles parce qu’il a eu pour agréable l’humilité de sa servante.

9. Quand vous vous trouvez en abattement intérieur et en sécheresse, et que cela ne peut pas s’ajuster par votre repos intérieur et par votre oraison selon ce que vous le marquez ; souffrez humblement cet état, portez en la peine. Et si vous voyez que cet abattement continue un peu trop ; reposez votre esprit humblement et votre corps s’il se peut, prenant un petit divertissement. Ces manières qui nous font voir que nous sommes de pauvres hommes qui avons besoin de soulagement dans l’ordre de Dieu, nous apprennent que nous sommes de faibles créatures et nous tiennent insensiblement dans un procédé humble et rabaissé.

10. Tout ce que vous me mandez dans le reste de votre lettre, soit de vos sujets d’oraison ou de la paix que votre âme goûte au milieu des croix, est tout à fait ce que Dieu veut de vous. Continuez s’il vous plaît et ne vous étonnez pas des petites difficultés que vous avez à votre oraison : tout cela y donne l’esprit de Dieu pourvu que la fidélité continue ; ce que j’espère beaucoup de sa divine Majesté. Car en vérité vous ne sauriez croire combien je vois que Dieu a de bonté pour vous, et comme j’espère qu’elle fera fructifier votre intérieur, le rendant à la suite très fécond, et autant que votre mort sera entière par toutes les diverses providences que Dieu permettra vous arriver. Chaque moment de votre vie vous doit être par conséquent infiniment précieux le considérant par ce don de Dieu. [87]

2.19 Abandon dans les contrariétés.

L. XIX. Se mettre en repos par abandon à Dieu, afin de le trouver dans toutes les contrariétés de providence.

1. Je vous avoue M. que j’ai une joie très grande d’apprendre par vous-même de vos nouvelles, spécialement de votre intérieur ; et cette joie me vient de ce que je suis fort confirmé par tout ce que vous me dites en vos deux lettres, que vraiment Dieu est en vous, et y veut être de plus en plus par la mort de vous-même et de vos inclinations quoique saintes et bonnes, causée par tout ce que la personne dont vous me parlez vous fait et vous dit. Prenez donc courage au nom de Dieu, et n’envisagez en toutes ces paroles et en tout le reste que les moyens que Dieu vous fournit par sa providence de vous défaire d’un million de choses dont vous ne viendriez jamais à bout sans cette rude providence.

2. Je sais bien qu’il est très difficile de trouver Dieu et son divin ordre dans tout ce qui est fait contre Dieu : cependant il est très certain que qui se sert de la foi pour trouver la divine providence en ces choses y trouve vraiment Dieu à son grand avantage ; et l’on ne saurait croire combien ces choses contrariantes et contraires font trouver la mort de son propre jugement, de sa propre conduite et de sa propre suffisance, qui infectent très ordinairement notre pauvre âme. Et quoique très souvent l’on croie par son expérience que ces choses brouillantes243 et inquiétantes renversent le repos de notre âme, et nous [88] dérobent aussi les moyens de faire Oraison ; cela n’est proprement que pour les âmes qui ne se tranquillisent pas en abandon entre les mains de Dieu. Mais supposé qu’on le fasse, on trouvera que ces rencontres fâcheuses purifiant l’âme la font plus faire d’Oraison et mieux en un quart d’heure, qu’elle n’aurait fait sans ces choses en plusieurs heures : et même que quand la providence divine croît si avant par ces contrariétés que de nous dérober tous les moyens de faire Oraison, nous ne devons pas nous troubler pour cela, mais plutôt calmer notre âme en abandon ; et nous trouverons qu’étant en repos en mourant à nous, ces choses nous seront une bonne Oraison.

3. Prenez donc courage M... Continuez doucement vos petits exercices quand vous le pourrez : mais quand vous ne le pourrez pas, étant occupée244 par service et par le reste des providences de votre état, ne vous en embarrassez pas ; mais plutôt laissez-vous façonner doucement et suavement par ces choses bizarres et éloignées [,] à ce qu’il vous paraît, de votre dessein : et vous trouverez à la suite qu’encore qu’elles vous paraissent vous éloigner, elles vous approchent et font merveilleusement bien et adroitement tout ce qu’il faut dans votre âme selon le dessein de Dieu. C’est là vraiment le moyen que Jésus-Christ a apporté dans la terre, ayant fait et opéré tout, non seulement par les croix, mais par toutes les choses contraires à son dessein selon l’opinion des créatures les plus prudentes.

4. Le monde et les choses du monde s’augmentent et s’accroissent en paraissant et en éclatant de plus en plus : et Dieu et les choses de [89] Dieu croissent tout au contraire en l’âme en s’apetissant et devenant rien jusqu’à être la servante et comme la balieuse [balayeuse]245 des autres. Ce principe qui est infiniment vrai dans l’exécution des desseins de Dieu, vous doit consoler autant que vous voyez augmenter chez vous des moyens de vous contrarier et apetisser, et de n’être rien. Les gens du monde qui ne voient goutte246 en ce procédé, remplissent tout le monde de plaintes, l’une de ce qu’elle a un mauvais mari, l’autre de mauvaises affaires : ainsi de tout ce que le monde a dans son sein ; qui n’est propre à rien sinon à former Jésus-Christ dans les âmes qui sont assez heureuses d’avoir la semence de l’intérieur, et quelque commencement de foi pour faire [un] usage divin des providences crucifiantes de son état.

5. Tenez-vous donc heureuse d’être un peu détrompée de ces fausses lumières, et de trouver votre bonheur où tous les autres trouvent leurs croix et leurs peines : et je m’assure que votre intérieur, prenant peu à peu augmentation par là, vous donnera plus de fruit solide et plus de joie que jamais vous n’en sauriez souhaiter agissant naturellement, par toutes les choses qui pourraient réussir selon vos inclinations.

2.20 Outrepasser les hésitations de la nature.

L. XX. Faire ce qu’on peut pour contenter Dieu, en outrepassant les difficultés et hésitations de la nature.

1. Je vous remercie de tout mon cœur de la peine que vous vous êtes donnée de m’écrire, pour soulager M. Et pour répondre à la [90] vôtre, je vous dirai premièrement que vous ne devez nullement vous étonner de ces productions de la nature qui surviennent sans votre volonté. Vous devez tendre à la perfection non seulement pour contenter Dieu ; mais pour faire encore avec perfection ce que Dieu veut de vous. Et si en le faisant il vous vient des mouvements de vanité ou autres, laissez crier la nature sans la regarder, ni l’écouter, ne le méritant pas ; et faites ce que vous devez : et vous verrez par votre expérience que cette agilité à contenter Dieu vous élèvera plus à lui que toutes ces observations pointilleuses qui sont plus de la nature que de la grâce.

2. Vous voudriez être volontiers comme ces Dames qui ne veulent pas sortir de leurs chambres de peur de la poussière, et qui ainsi mènent une vie fainéante. Il faut être plus courageux et magnanime : et je suis sûr que passant au travers de toutes ces petites difficultés, vous trouverez en votre âme une pureté tout autre247 en un jour, que vous ne feriez par toutes ces observations en dix années. Outre que cette manière d’observation tient l’âme toujours collée en soi-même, et ainsi la rétrécit tellement qu’elle ne devient jamais capable des grands dons de Dieu. Soyez donc forte en cette rencontre, et allez droit cherchant Dieu de tout votre cœur ; et vous verrez par votre expérience qu’allant à lui de cette manière, il purifiera admirablement les défauts que vous contracterez en chemin.

3. Vous faites très bien dans les choses qui sont de conséquence de suivre l’avis de votre ami. Outre que Dieu donne bénédiction à ce procédé, il délivre encore l’âme d’un million d’empêchements où elle demeurerait incertaine [91] et par conséquent réfléchissante, et ainsi s’arrêterait. Mais quand vous êtes suffisamment certaine, allez bonnement et ne vous accoutumez pas à tant hésiter ; car comme votre naturel est fort timide, il est fort proche de la réflexion : mais par ce procédé vous pourrez beaucoup vous servir de ce même naturel pour vous perdre beaucoup en confiance en Dieu.

4. Pour ce qui est de vos emplois à la Cour, et de la manière avec laquelle vous y devez être et y trouver Dieu par l’ordre divin, à cause de votre charge, je ne le répéterai pas ici. Je vous l’ai écrit et dit tant de fois. Comme Dieu vous veut dans votre emploi et qu’il est d’ordre de Dieu sur vous, regardez ce même emploi comme Dieu et comme ordre de Dieu, et par conséquent tâchez de vous y perfectionner, et vous verrez sûrement, que vous trouverez Dieu en tout, et que votre Oraison y augmentera très particulièrement, conjointement avec les vertus, que Dieu désire de vous. Et si vous ne compreniez pas ceci, et que vous ne le missiez248 en pratique, vous trouveriez toujours votre âme affaiblie et courbée sous le fardeau de votre charge, sans en tirer aucun fruit pour votre âme ; et par conséquent, au lieu de vous servir, elle [votre charge ?] vous nuirait beaucoup : mais prenant ce procédé, vous trouverez dans la suite que Dieu s’augmentant en vous, il vous nourrira des fruits de son ordre en votre état et en votre charge. [92]

Lettre à l’auteur. Fidélité à l’ordre de Dieu.

État d’une personne engagée à la Cour par fidélité à l’ordre de Dieu, et qui y trouve la paix, l’esprit d’oraison, le remède à ses défauts et le soutien parmi les dangers.

1. « J’ai eu très peu de temps à moi depuis que je vous ai vu. Ainsi je n’ai pu vous écrire plutôt. Et cependant j’en avais une très forte envie, quoiqu’il n’y ait pas assez longtemps que nous ne nous sommes vus, pour qu’il y ait quelque différence de mon intérieur à ce qu’il était, quand je suis parti pour venir ici.

2. “La vie que je mène présentement est si différente de celle que je menais, que c’est quasi un changement d’état : ainsi je crois qu’il est nécessaire que je vous dise celui où je me trouve à présent, qui est un très grand calme et un très grand repos. Je me sens même de la joie et assez sensible ; quoique je voie très clairement que sans l’ordre exprès de Dieu qui me met ici, rien n’est plus contraire à la vie que Dieu me fait la grâce de vouloir mener que tout ceci ; et que je dise très souvent en moi-même : Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus dum recordaremur Sion249 : Mais pourtant avec un entier abandon entre les mains de Dieu.

3. “Je fais mon oraison à l’ordinaire avec [93] de grandes interruptions. Je me sens avec la grâce de Dieu bien plus libre et bien plus dégagé que l’année passée : et je me trouvais tout autre à répétition de l’opéra que je ne m’y étais trouvé les autres années, me sentant alors des oppositions très grandes pour toutes ces vanités et ses folies et y renonçant très souvent par actes ; mais cette fois-ci je ne me suis pas senti ainsi. Je m’y suis trouvé tout à fait en calme et en repos, et y faisant mon oraison avec assez de facilité ; trouvant Dieu dans ces choses là, puisqu’elles sont son ordre sur moi. Je connais très clairement qu’il n’y a pas un bonheur pareil à celui d’envisager toujours l’ordre de Dieu sur soi ; puisqu’on ne peut trouver Dieu que par là, comme vous nous l’avez tant dit. Je n’ai jamais eu de plus forte envie d’être à Dieu de tout mon cœur ; et il me fait la miséricorde de vouloir tout faire pour cela.

4. ‘Il est bien impossible, étant aussi rempli de défaut que je suis et en sentant une aussi grande et trop féconde source en moi, que je ne tombe. Je tâche aussitôt de me relever en me retournant à Dieu. Peut-être n’y fais-je pas assez de réflexion, ni devant ni après ; car peut-être cela m’empêcherait quelquefois de tomber : mais ce ne pourrait être sans être plus rêveur et plus en soi, qui est pourtant une très vilaine demeure.

5. “Je suis dans de fâcheuses occasions et toujours en péril. J’ai bien besoin de la grâce et de la miséricorde de notre Seigneur pour me soutenir dans les dangers. Je tâche, autant que je le puis, de me retourner vers Dieu et de me mettre un peu en oraison [94]. Je regarde tous les emplois de ma charge comme mon oraison, et encore plus ; puisque je n’en puis avoir qu’en remplissant les devoirs de mon état. Je continuerai mes communions comme vous me l’avez ordonné. Je me sens assez sec dans mon oraison : mais j’y demeure portant avec un grand repos : étant convaincu que Dieu opère plus sur moi par le vide et par les sécheresses que par les lumières des sens. Voilà, je crois, tout ce que je vous puis dire de mon intérieur.” [94]

2.21 Fidélité dans les choses de notre état (Réponse)

L. XXI. Réponse à la précédente. /Se posséder en repos dans toutes les choses de notre état, comme étant ordre de Dieu sur nous, pour y trouver Dieu véritablement, quoique ces choses y semblent contraires selon les sens. Comment faire usage des sécheresses et des défauts même, pour avancer vers Dieu.

1. Je ne sais comment vous exprimer ma joie apprenant de vos chères nouvelles, et spécialement de celles qui touchent votre intérieur ; d’autant que c’est par là que la divine Bonté dispose votre âme pour la faire arriver où il la désire. J’ai lu votre lettre avec plaisir, et remarquant vraiment les démarches de Dieu, et y voyant clairement la confirmation de tout ce que Dieu m’a fait voir touchant votre perfection et ce qu’il veut de vous. Je vous avoue que j’ai été consolé et le suis encore dans les lumières qui me viennent touchant votre état : mais je le suis bien plus en voyant la pratique et en remarquant en vous les effets de cette divine lumière.

2. Prenez donc courage au nom de Dieu, et tâchez de vous bien confirmer dans le procédé divin que Dieu vous a fait tant expérimenter en vous parlant, et dont il vous donne quelque jouissance vous mettant en état de pratique au lieu où vous êtes. Soyez donc bien certain que votre état étant généralement ordre de Dieu, parce qu’il vous y appelle, tout vous y doit être de Dieu. Et ainsi vous l’y devez trouver incessamment aussi véritablement que vous le trouverez dans votre oraison. Je vous dis bien plus, plus les choses sont contraires à Dieu selon les sens, et plus ils y auront difficulté de l’y trouver ; plus votre esprit en foi sera en capacité de l’y trouver vraiment. Car ce contraire renversant le jugement et la raison chrétienne, et qui se trouve presque en tous les emplois de la Cour, en écrasant vos sens, et en faisant mourir votre esprit, peut lui faire trouver Dieu hautement dans son repos et dans son calme. C’est là vraiment où les choses très contraires produisent leur contraire selon les termes de la Vérité éternelle ; que la séparation produit l’union, que la perte fait trouver ; et que vraiment la mort des sens et de tout soi-même fait jouir de la vie.

3. Ne regardez donc jamais toutes ces choses si contraires, dans lesquelles par le devoir de votre charge vous êtes journellement, comme des choses contraires à votre perfection, mais bien comme des choses qui véritablement renferment Dieu par son divin ordre sur vous. Ce qu’il y a donc à faire est, ce que vous me dites et ce que vous faites, savoir d’être vraiment en calme et au repos pour y trouver Dieu. Ne vous laissez pas captiver par leurs contrariétés qui terrassent les sens, ni abattre par leur diversité si contrariante. Relevez souvent votre esprit au-dessus tout cela, en le remettant en repos et en sa place, le calmant par le divin ordre. Et je vous assure que si les choses mêmes de votre état sont ainsi prises quoiqu’étant éloigné extérieurement de Jésus-Christ, comme l’opéra et le reste des divertissements de la Cour, elle semble par une certaine corruption qu’elles ont, vous jeter hors de votre oraison et de la présence de Dieu, vous ne laisserez pas cependant d’y pouvoir trouver autant Dieu qu’en votre oraison, et ainsi y trouver le supplément de votre oraison, ces choses vous la dérobant par nécessité.

4. Car c’est une vérité incontestable que l’ordre divin, en quoi qu’il soit et en quelque lieu qu’il se trouve, supplée à tout, et renferme tout pour les âmes selon le degré où elles en sont. Je dis bien plus, qu’il est même Dieu pour celles qui sont assez heureuses d’être arrivées en lui par éminence de grâce. Jugez donc, s’il vous plaît, que cela étant tel pour telles âmes si avancées, il sera encore bien plus vrai que celles qui cherchent leur pureté et leur perfection dans les saintes œuvres et dans l’oraison pourront y trouver tout ce qu’elles cherchent, Dieu par sa providence les liant à tel ordre qui les en retire.

5. Je suis donc bien aise que vous expérimentiez cette vérité comme vous me le marquez, et qu’ayant par la bonté divine goûté par nos conférences la douceur de ces vérités, vous vous repaissiez du fruit par la pratique de tout ce que vous avez en l’état où vous êtes. Et il est certain que plus vous y serez fidèle, plus vous expérimenterez votre âme se dilater et être en repos dans les rencontres de votre état. C’est pourquoi dès que quelque chose vous ébranle et vous tire de votre repos et de votre paix, remettez vous y à l’heure même, afin que votre âme soit en situation pour recevoir les miséricordes de Dieu. Si vous remarquez que votre âme sent quelque contrariété et quelque embarras, remettez-vous au large par abandon ; et je suis sûr que vous y remédierez au même temps.

6. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des aridités dans votre oraison. Soutenez les avec courage comme des caresses de Dieu, et des moyens très effectifs non seulement pour purifier votre âme, mais pour disposer votre cœur à la paix et à l’ouverture pour trouver Dieu et le calme dans tout ce que vous aurez à souffrir dans votre état : vous ressouvenant généralement que plus votre âme sera fidèle à mourir généreusement à elle-même, elle entrera plus purement au large dans les dispositions qu’elle expérimente, plus aussi aura-t-elle des expériences certaines que Dieu se communique davantage à elle, et que de son côté elle est plus fidèle à Dieu ; toutes ces dispositions allant toujours s’augmentant selon que vous approcherez de plus en plus de sa divine Majesté.

7. Il est de grande importance que vos défauts ne vous étonnent pas, ni ne vous embarrassent pas, vous faisant trop réfléchir sur vous-même pour vous en délivrer. Ce moyen n’est pas celui que Dieu désire de vous, étant [98] vraiment touché de Dieu pour aller à Lui en repos et par retour amoureux, qui purifieront sans comparaison plus votre âme après vos chutes et même vous en précautionneront davantage. Le moyen de se garantir du froid est de se tenir paisible près du feu, et le retour que l’on fait vers le feu en s’en approchant remédie au froid qui nous pénètre. Il en est de même pour les âmes dans lesquelles Dieu veut faire Sa demeure : ayant un cœur vide, paisible et incliné vers Dieu, Il ne manque pas de Se communiquer et de rectifier ce qu’il y a d’impur. Et comme l’esprit de telles personnes est fort délicat sur les moindres fautes, aussi les fautes qu’elles commettent leur servent-elles de réveil pour se mettre en repos et en retour vers Dieu et rectifier par là ce qu’il y a de désordonné et d’impur.

8. Ce procédé pour les défauts étant mis en pratique de la bonne manière, fait qu’ils ne nuisent point à l’âme ou très peu, et que même très souvent ils servent de beaucoup, étant comme un réveil-matin qui sollicite l’âme incessamment pour se réunir à son Principe et apprendre par là que le bonheur consiste vraiment en l’union véritable à ce premier Principe. Car comme telles âmes apprennent si fréquemment par la continuité de leurs défauts à goûter la douceur de l’écoulement de la bonté divine pour remédier à leurs misères, elles viennent en tel état qu’il leur serait impossible de se passer de Dieu quand bien elles auraient toutes les douceurs de la terre.

9. Et quand les âmes ne prennent pas ce procédé, en tendant à l’union et au repos, elles sont infiniment multipliées et divisées par [99] tous les défauts qu’elles commettent. Et ce qui est encore bien plus pitoyable, c’est qu’une faute est très souvent l’origine de quantité d’autres par le trouble, l’étonnement et l’orgueil secret qui se rencontrent dans les réflexions pleines d’anxiété sur leurs défauts ; et véritablement la chose est telle que pour l’ordinaire elles ne s’en défont presque jamais, mais plutôt elles vont multipliant. C’est pourquoi si on prend garde de près aux âmes vertueuses et timorées, on remarquera que tout leur travail durant toute la vie n’est que pour se défaire de leurs péchés et de leurs défauts sans prétention à autre chose, ce qui est un emploi qui seul ne peut remplir la capacité de la créature créée de Dieu pour jouir de Lui dès cette vie. D’où vient que vous voyez ces pauvres âmes toujours rétrécies et recourbées sur elles-mêmes par crainte, n’ayant pour l’ordinaire que des sentiments de rigueur sur elles, parce qu’elles sentent toujours le poids de leur corruption et n’expérimentent presque jamais rien de ce grand don de l’adoption des enfants de Dieu, que Dieu fait avec tant d’amour à Ses créatures, par lequel elles ont droit à une liberté victorieuse pour se défaire de leurs défauts en retournant amoureusement à Dieu leur Père.

10. Continuez votre oraison à l’ordinaire, ne vous étonnant nullement des sécheresses : puisqu’il est certain, que l’obscurité et la sécheresse sont plus avantageuses à un cœur droit et désireux de Dieu, que tous les goûts et que tout ce qu’on pourrait avoir d’aperçu ; étant très certain qu’une telle foi opère sans comparaison plus, et donne beaucoup plus de Dieu, que toutes ces choses aperçues. Le secret est, de porter avec courage la peine que cause cette obscurité, en se tenant autant uni et en repos que l’on peut.

2.22 Tendre à Dieu en repos.

L. XXII. Les âmes d’un fond fort actif, doivent tendre à Dieu par de bons désirs avec ferveur, mais en repos, mourant à soi par toutes les providences. Avis sur l’Oraison, les sécheresses et les tentations.

Mon très cher Père.

1. Je vous assure que si Notre-Seigneur a la bonté de me graver dans votre cœur, et de vous donner de l’amitié, de l’inclination et de la charité pour moi, j’en ai autant pour le moins pour vous ; et depuis le moment que j’ai eu la consolation de vous voir, j’ai fort pensé à vous, espérant beaucoup de votre intérieur et de la grâce que Dieu vous destine. Car à vous parler franchement et avec ouverture de cœur, j’espère de sa bonté qu’elle vous donnera beaucoup d’Oraison, si vous êtes fidèle à mourir à vous-même, et à laisser peu à peu écouler en repos et en abandon bien des impétuosités intérieures, que Dieu ne vous donne que pour consumer insensiblement en bons désirs bien de la nature et bien des faibles250 qui sont en vous.

2. Où il faut remarquer comme une chose de grande importance pour votre intérieur, et même pour toute votre conduite jusqu’à la fin de votre vie, que Dieu veut très assurément vous communiquer beaucoup d’union avec lui, [101] et qu’il vous destine spécialement à l’intérieur pour vous y communiquer son Esprit. Mais comme cette vocation est dans un fond beaucoup actif de lui-même, et par conséquent sujet à beaucoup d’impétuosités naturelles, sa bonté veut consumer peu à peu ce naturel, et en suite toutes les imperfections qui l’accompagnent par une manière qui lui soit conforme. C’est pourquoi vous verrez que d’ici à long temps Dieu vous donnera des désirs et des occupations intérieures, pour faire exhaler vers lui la capacité de vos puissances, et vous vider ainsi peu à peu de vous-même en vous consumant devers251 Dieu. Et pourvu que par l’Oraison et par vos petits exercices pendant le jour, votre âme tende toujours à Dieu en repos, mais cependant en ferveur, vous verrez toujours de l’augmentation.

3. Je vous dis donc deux choses, savoir premièrement, que votre âme doit tendre vers Dieu en ferveur par l’amour, par les désirs, et par toutes les bonnes pensées que sa Majesté vous fournira en votre Oraison, et pendant le jour : car sans cette ferveur et sans cette fidélité à vous en aider, vous ne feriez pas usage de votre grâce ; et même vous ne consumeriez pas tout ce qu’il y a en vous de propre et qui peut être consumé pour Dieu. Secondement, que cette consommation devant Dieu se doit faire dans le repos et dans le calme, c’est-à-dire, que vraiment vous fassiez tout ce qui vous sera possible pour vous posséder en repos, en agissant, en souffrant et en faisant généralement tout ce que Dieu demande de vous.

Où vous avez à remarquer, qu’ayant fait l’un sans faire ce second comme vous le devez, je [102] veux dire, qu’ayant été actif en désirs, mais avec un peu trop d’impétuosité qui vous a retiré de votre repos intérieur, vous vous êtes toujours jeté dans l’inquiétude pour vous et pour les autres. Tâchez donc de vous bien posséder intérieurement et dans le plus de repos que vous pourrez ; soit au milieu de vos défauts, ou en tout le reste qui vous incommodera ; soit aussi à l’égard des autres en souffrant avec patience ce qu’ils vous font et même leurs défauts, sans vouloir les déraciner tout d’un coup, mais plutôt travaillant à en venir à bout peu à peu avec charité ; prenant aussi le même procédé à l’égard de vos défauts et de leur correction.

4. Vous savez que je vous ai dit que la grâce étant dans votre fond, et y ayant beaucoup de vocation pour l’Oraison et pour vous corriger en beaucoup de choses, vous n’en viendrez pas à bout comme plusieurs âmes que Dieu appelle aussi à l’Oraison, qui par la facilité de l’Oraison, de la récollection, et ainsi de quantité d’exercices intérieurs qui peu à peu mettent en œuvre leurs puissances et leurs sens, par là insensiblement les consument, et les réduisent à l’unité. Or Dieu ne prendra pas ce procédé en vous, votre fond est trop impétueux et turbulent : ce serait le moyen de vous jeter dans des inquiétudes étranges, ne pouvant réussir à un calme d’Oraison comme ces autres âmes. Dieu veut donc consumer votre vous-même peu à peu, tout de même comme on fait exhaler un parfum sur du feu : cet élément le consume insensiblement par sa chaleur. Ainsi l’amour divin aidé en repos et en calme des bonnes vérités en votre Oraison, et en vos autres exercices, fera exhaler, à la gloire de Dieu [103] tout ce qui est en vous-même, et qui est de vous-même ; et par là peu à peu Dieu viendra en la place de ce que vous perdrez : et si vous êtes assez heureux de tout perdre en vous exhalant, c’est-à-dire en vous consumant pour Dieu, il y viendra magnifiquement : et selon ma pensée c’est son dessein.

5. C’est pourquoi ne vous donnez point de relâche, et tenez-vous heureux, plus vous aurez d’occasions et de providences de vous faire mourir à vous-même. Ce que vous remarquerez s’effectuer, autant que dans l’Oraison, dans les croix extérieures que les autres vous causeront, dans la peine que vous souffrirez par vos défauts, et enfin dans la patience et dans la longanimité que vous aurez à attendre Dieu et à vous ajuster à sa manière d’agir, vous recevrez tout cela avec un plus grand repos et un plus grand calme ; et qu’ainsi votre âme devenant plus féconde vers Dieu, elle se défera d’elle-même et de son procédé trop naturel avec plus de facilité et de liberté.

6. Où vous devez remarquer comme une chose de grande importance que selon que Dieu est, et que Dieu veut être dans le fond d’une âme, il est également pour elle en tout ce qui lui arrive par sa providence ; n’y ayant pas la moindre chose qui ne soit conduite et ordonnée par lui. Cette vérité très certaine supposée, vous devez vous servir pour votre intérieur et pour arriver aux desseins de Dieu, de tout ce que vous remarquez qui vous arrive de jour en jour dans votre état non seulement intérieur, mais même extérieur. C’est pourquoi vous devez beaucoup vous laisser en abandon pour tout ce qui vous peut arriver par le chan [104] gement et le désordre de votre congrégation, que je crois, qui mettra le désordre dans quantité de sujets : d’autant que Dieu étant peu en eux, ils ne seront pas capables de le porter et de faire usage de ce désordre en tâchant de se posséder et de faire252 fruits de ces croix ; mais qu’au contraire trouvant la porte au relâche, par là ils se perdront.

7. Pour ce qui est de votre Oraison, vous savez ce que je vous en ai dit, et comme il est vous est nécessaire de vous aider et de vous remplir de quelques vérités de Jésus-Christ pour exciter l’amour divin en votre âme et aussi pour la nourrir, et la fortifier par là, afin que, comme je vous viens de dire, l’amour croissant, et s’augmentant il consume et fasse exhaler ce qu’il y a d’imparfait dans votre âme. Or toutes les vérités de Jésus-Christ goûtées et pénétrées avec paix et repos vous feront assurément un grand effet ; et vous verrez par expérience, si vous êtes bien fidèle, comme je l’espère, que votre cœur se dilatera et s’ouvrira à la vue de ces vérités, et que votre fond intérieur s’en nourrira, comme nous voyons au printemps le Soleil [majuscule dans le ms.] faire ouvrir les fleurs et leur donner la vie. Et nonobstant vos sécheresses et la difficulté que vous aurez quelquefois en votre Oraison et pendant le jour, de vous nourrir des vérités, ne laissez pas de le faire ; d’autant qu’ayant de la foi, comme Dieu vous en donne, cette lumière vivante et vivifiante ne laissera pas d’en tirer une vie et une nourriture pour votre âme quoiqu’il vous paraisse qu’elle n’y fasse ni n’y goûte rien.

8. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des tentations qui pourront venir. Il est impossible [105] de vous purifier, et d’être fidèle à Dieu selon votre don, sans en avoir beaucoup. Tout cela vous sera fort utile et même nécessaire, afin d’éprouver votre fidélité, et de vous aider à vous ajuster à la volonté de Dieu selon son plaisir. C’est pourquoi tâchez d’être égal autant que vous pourrez et de faire aussi ce qui vous sera possible, afin que Dieu vous plaise autant par ces états que par ceux où vous êtes consolé : et vous verrez que Dieu vous y sera pour le moins autant fécond, et aussi proche de vous que dans le temps de facilité.

9. Servez-vous donc au nom de Dieu de tout ce que Dieu vous met entre les mains par les grâces qu’il vous a données en notre entrevue253, et j’espère de sa bonté qu’il vous les continuera, et qu’à la suite par la fidélité vous expérimenterez que vraiment on vous dit la vérité touchant votre vocation pour l’Oraison et pour mourir véritablement à vous-même en paix et en repos.

2.23 Outrepasser les dons extraordinaires.

L. XXIII. Qu’il faut outrepasser les dons extraordinaires en mourant à soi, et tendre à la pure vertu en avançant vers Dieu par tout ce qu’il donne.

Mon très cher Père,

1. Soyez assuré je vous prie, que c’est de tout mon cœur que je vous rends le petit service dont je suis capable, et que vous ne devez point me faire des compliments sur cela. Je vous répondrai donc simplement selon ma petite [106] lumière, vous conjurant d’y faire application ; d’autant que vous êtes dans un pas glissant qui pourrait vous donner de l’embarras à la suite, et que vous pourrez facilement éviter et outrepasser sans qu’il vous cause de dommage, mais plutôt il vous pourra aider en y recueillant la grâce qui y sera.

2. Je ne m’arrêterai point à examiner si toutes les vues surnaturelles que vous avez eues sont véritables ou non ; cela est de nulle importance dans la grâce que vous poursuivez : car supposant votre vocation pour arriver à Dieu, il est plus utile d’outrepasser toutes ces vues surnaturelles que de vous y arrêter pour peu que ce soit. Et afin de vous confirmer dans cette vérité plus solidement, il faut que vous sachiez que telles vues ou visions surnaturelles peuvent arriver en deux degrés, ou (1.) l’âme étant déjà en Dieu et dans son centre, et par conséquent telles choses étant des écoulements de ce centre dans les sens ; ou bien (2.) l’âme allant en Dieu, et ainsi ces vues étant des secours pour élever les sens à Dieu. De quelque manière que vous les preniez, il est généralement plus utile de les outrepasser pour se retirer en Dieu que de s’y arrêter pour peu que ce soit : d’autant que cet arrêt étant vers une chose qui est conforme à l’inclination naturelle des sens, insensiblement elle causera de mauvais effets, comme amour-propre [ms., sans tiret], propre suffisance, éloignement de la petitesse intérieure, et un million d’autres défauts que ces visions quoique bonnes peuvent causer par accident ; mais les outrepassant, et s’en servant seulement pour aller plus vite vers Dieu par la mort de soi-même, [107] elles vous seront très utiles ; d’autant que tout ce qui est de Jésus-Christ aide toujours à mourir à soi et à s’outrepasser.

Ainsi il est donc meilleur et plus utile dans toutes ces vues de Jésus-Christ, de s’en servir pour l’effet qu’elles sont données (qui est proprement pour nous faire mourir et nous apetisser, ce que je vous défie que vous puissiez faire pour peu d’inclination et d’estime que vous conserviez pour ces choses) que de s’y arrêter pour peu que ce soit.

3. Sur cela on peut avoir un doute qui est aisé à résoudre, savoir supposé que ces visions et ces vues soient surnaturelles, et par conséquent que Dieu les donne ; comment pourront-elles faire du mal, et causer de l’accident à l’intérieur ? Je réponds que l’âme est si corrompue par le péché, que généralement tout ce à quoi elle peut mettre la main, elle le corrompt et s’y corrompt, à moins qu’on ne le dérobe et arrache de son pouvoir au plus tôt254. Or tout ce qui vient dans les sens et dans les puissances qui cause image [singulier] en quelque manière que ce soit, quelque surnaturel qu’il puisse être, vient sous son pouvoir dès aussitôt qu’il est imaginé ; et ainsi à moins que de promptement et avec humble vigilance se retourner et se récouler en Dieu par ces choses mêmes, en les outrepassant, l’âme s’y trouve toujours prise, et sans qu’elle s’en aperçoive, insensiblement elle perd son vol, et peu à peu elle devient rampante en elle-même et dans ses inclinations.

4. D’où vient que vous voyez très ordinairement que les âmes qui croient avoir telles choses surnaturelles, y sont attachées et en ont quelque estime ; et si on vient peu à peu à mésestimer [108] ces choses, elles sont touchées au vif, et insensiblement l’amertume du cœur leur vient : ce qui est une marque évidente qu’elles sont attachées au créé, et aux images de grandeur que telles choses ont imprimées255 dans leurs sens. Car si cela n’était pas, elles sentiraient de la joie lorsqu’on leur ôte ce sensible : parce qu’elles auraient toujours l’insensible en Dieu qu’elles ne peuvent perdre. De plus vous remarquez toujours que telles âmes qui conservent secrètement une estime et une liaison pour ces sortes de communications extraordinaires, si elles ne les outrepassent vigoureusement comme je dis, ont toujours par elles un accroissement et une augmentation de vie naturelle, à laquelle elles ne touchent presque jamais, comme est d’être estimées des autres, de fuir secrètement l’abjection et le mépris, d’être extrêmement promptes, et de prendre feu facilement quand on les choque ; et ainsi un million de choses qui marquent la propre vie de la nature qui est nourrie secrètement, sans qu’elle s’en aperçoive, par le créé imaginaire qui est en telle chose surnaturelle. De manière qu’au lieu que telles communications surnaturelles doivent vraiment et incessamment faire mourir et porter le glaive de division dans le plus délicat d’elles-mêmes, elles font tout le contraire en nourrissant et en appâtant la nature dans son plus précieux.

Or agissant de cette manière, comme je viens de dire, et, en prenant ce procédé, vous vous servez efficacement des vues surnaturelles que vous avez, pour vous aider et vous secourir afin de vous perdre davantage, et de mourir plus profondément à votre amour propre et à votre vie propre, et par là l’âme porte l’effet [109] véritable de ce qu’il y a de Jésus-Christ.

5. Il ne faut pas que vous vous trompiez, votre âme n’est pas dans le centre : elle est bien désireuse et touchée intérieurement pour y tendre ; mais elle n’y est pas encore. Il faut bien une autre mort et une autre nudité, que vous n’aurez que par la fidélité à mourir à vous-même, et par la continuation de votre Oraison, et de vos exercices intérieurs. De cela j’en suis très certain [ms., tiret], et j’en ai des raisons infinies. Ainsi je suis pleinement convaincu que toutes les vues que vous avez eues, que vous avez, et que vous pouvez avoir, ne sont pas un écoulement de votre centre ; mais bien des vues données dans vos sens pour animer votre âme à l’agilité, et au retour vers Dieu, sans quoi vous auriez de la peine à porter le sensible de vos sens en solitude, et à les réduire peu à peu à la simplicité.

6. Il faut prendre garde que votre naturel étant fort sensible et affectif, et par une suite nécessaire incliné à l’imaginatif, ces sortes de naturels ont l’imagination fort vive et tirent des images presque de rien, sans qu’ils s’en aperçoivent.

C’est pourquoi il est de grande conséquence que vous sachiez et vous vous certifiiez beaucoup que le solide où tend toujours le dessein de Dieu par tout ce qu’il donne et qu’il communique, est de donner une tendance et d’exciter et animer la pointe de la volonté à la nue et pure vertu. C’est pourquoi l’âme observant bien tout ce que je viens de dire et se précautionnant, a une certaine inclination cachée pour la nue et pure vertu à laquelle elle doit tendre à travers et par-dessus toutes ces choses. [110]

C’est pour cet effet que Jésus-Christ Homme-Dieu256, quoiqu’uni substantiellement à la Divinité, et par conséquent jouissant de la plénitude de Dieu, a été toujours dans la pure et nue mort de soi-même, par la pointe de toutes les vertus qui l’ont fait un homme de douleur et de peine, tel que nous le pouvons envisager par un regard général de tout ce qu’il a été en sa vie. Et voilà l’essentiel et où tends la pointe de tout ce que Dieu donne.

7. Je ne me suis pas arrêté, comme je vous ai dit, à examiner chaque vue, savoir si elle est surnaturelle ou non ; car par ce procédé que je tiens il n’en est pas nécessaire. Car agissant de cette manière et comme j’ai dit, on peut cueillir les fruits de toutes choses, et elles tendront, ou plutôt elles nous conduiront toujours à leur fin, qui est en Dieu ; pourvu que nous les outrepassions comme j’ai dit. Et de cette manière on se tire d’un grand embarras d’incertitudes et d’un long examen [à savoir] si les choses sont vraies ou fausses, et même quel degré de vérité elles possèdent : ce qui amuserait beaucoup, et laisserait toujours des nuages dans l’âme.

Allons et courons notre chemin, et comme de bons voyageurs tâchons de ne nous charger d’équipages que le moins qu’il nous sera possible, afin d’aller plus promptement et plus légèrement à Dieu, qui n’est de tout ce que nous pouvons posséder et dont nous pouvons jouir en cette vie, et qui ne se laisse jamais approcher des âmes qu’autant qu’elles sont dénuées257 et mortes à elles-mêmes.

8. Tout le détail que vous avez vu, marque d’assez bonnes vérités, dont vous pouvez faire usage en la manière que je vous l’ai dit : et cela [111] supposé, toutes ces vérités de quelque façon qu’elles vous viennent, vous aideront peu à peu pour avancer chemin258, et pour arriver par elles insensiblement où Dieu vous désire. Si cependant sa bonté prenait la voie des mêmes vérités plus en foi, supposé259 votre fidélité, y ayant moins de sensible, plus elles vous feraient avancer et assurément elles vous feraient doubler le pas. Il faut pourtant s’abandonner à Dieu, et prendre la conduite, dont il se sert à notre égard, comme la meilleure pour nous, et comme celle dont il prévoit que nous avons besoin.

9. Vous avez très bien fait de communiquer ces choses aux personnes que vous me marquez. Elles ne peuvent pas vous nuire, et même elles pourraient vous servir en telles occasions. Car une bonne prudence, éclairée de quelque lumière d’expérience, soit par elle ou par autrui, peut beaucoup en telles rencontres ; n’y ayant rien de plus facile pour s’égarer que telles opérations sensibles, vu principalement qu’elles ne découlent pas encore du fond.

10. Prenez donc courage, mon cher Père, et tâchez d’aller à grands pas, cherchant Dieu par tout ce que Dieu vous donne, et par votre chère solitude, non seulement pour mourir aux créatures, mais encore pour sortir de vous-même, c’est-à-dire de votre volonté, de votre sentiment, et de vos inclinations, afin que peu à peu mourant à vous, vous puissiez trouver Dieu, vous assurant comme une vérité infaillible, que vous ne le trouverez et ne le rencontrerez jamais, que par la véritable et réelle mort. De cette manière tout vous pourra aider à faire cette heureuse rencontre : non seulement l’intérieur et l’Oraison y contribueront [112], mais encore toutes les occasions extérieures de votre état et de votre emploi, et ainsi peu à peu vous tomberez bien plus au large, pour avoir le moyen de plaire à Dieu et de l’aimer. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez tout à Vous. Ce 25. Mai 1676.

2.24 Bonheur des grandes croix. 

L. XXIV. Bonheur des grandes croix, et manière de les bien porter. Source de grâces qui s’y trouve quand on y est fidèle. Avoir soin de sa santé. Se calmer dans les troubles en s’abandonnant à Dieu.

1. C’est tout de bon, Madame, que je vous réponds avec joie, vous voyant beaucoup en croix ; je l’ai fait autrefois par condescendance, vous voyant moyennement crucifiée ; mais présentement que je vous vois de toutes parts attachée à la croix, je me satisfais beaucoup en vous présentant quelque consolation. Vous n’avez jamais été plus heureuse que vous commencez de l’être : et j’espère que ce bonheur ne finira que par le bonheur éternel, supposé que vous soyez fidèle (comme je l’espère) à vous laisser en croix. Vous n’avez donc qu’à vous laisser simplement en la disposition de la divine Sagesse qui fait et qui saura toujours bien vous faire et vous bâtir des croix où toute la raison humaine et tout le sens commun ne pourront jamais y rien comprendre. C’est pourquoi ne vous amusez pas à raisonner sur vos croix, ni à les vouloir ajuster à votre juste grandeur et capacité. Souffrez-les et vous y abandonnez260 sans réserve ; et vous verrez qu’autant que vous [113] diminuerez de vous-même en mourant peu à peu à vous, vous y trouverez votre place, ou plutôt vous trouverez qu’elles [ces croix] sont si bien ajustées pour ce qu’il vous faut, que vous ne voudriez pour rien y ajouter ni en diminuer, si vous aviez la lumière comme peu à peu vous l’aurez par leur moyen.  

2. Le moyen donc de vous accommoder à vos croix, et d’accommoder parfaitement vos croix à ce qu’il vous faut, est d’y mourir un million de fois en expirant incessamment par toutes les pointes cruelles qu’elles vous donneront ; faisant en sorte qu’aucune ne s’échappe par quantité de tours et de détours que la nature fine261 à chercher son propre, et à diminuer par là insensiblement les croix ou à s’en tirer, nous fait continuellement262. Je vous assure que si vous aviez la lumière assez perçante pour voir et découvrir la main de Dieu dans tout le procédé de M. votre Mari et de Me. votre mère et de tout le reste que vous me marquez, vous trouveriez vraiment que Dieu y est pour votre bien, et que c’est là véritablement ce qu’il vous faut263.

3. Ne vous arrêtez donc pas à chercher dans votre esprit, ni dans des conseils, je ne vous dis pas le moyen de vous en défaire [des croix] ; mais même le moyen de les faire beaucoup fructifier. Il vous suffit de les porter humblement, animant souvent votre cœur en vue de ce bonheur : et même selon qu’il augmente, et comme il est et sera toujours sans raison, il vous suffit de vous y ajuster comme vous pourrez sans beaucoup vous peiner ni vous embarrasser à voir si vous en êtes la cause ou non. Il vous suffit d’être la plus humble que vous pourrez dans ces rencontres et de prendre vraiment le procédé que vous me marquez. [114]

4. Adoucissez votre esprit autant qu’il vous sera possible par la vue de l’ordre de Dieu. Car il est très-difficile que telles croix ne choquent souvent l’esprit, et ne lui causent certains mouvements de tristesse, de chagrin, et d’ennui ; auxquels il faut remédier en renouvelant souvent la vue de la divine Sagesse qui vous impose cette heureuse nécessité de souffrir, et qui assurément s’y trouve et s’y trouvera<i> heureusement pour vous au cas que vous soyez fidèle, pour faire par là et par ce moyen non seulement votre purification, mais votre perfection.

5. Où il faut remarquer une chose fort considérable qu’il y a dans l’Église présentement des âmes qui tirent tout leur bonheur et leur grâce des croix, comme il y en a eu dans la primitive Église en ce temps-là quantité de personnes éclairées de la foi, qui étaient par une conduite admirable de la Sagesse divine, exposées au martyre, et qui recevaient de cette source de foi la grâce de la présence de Dieu, de l’Oraison, et de la communication avec Dieu, et généralement tout ce à quoi Dieu les destinait. Il en arrive de même dans ces temps-ci ; Dieu touchant certaines âmes, et leur donnant le désir d’Oraison, et d’arriver vraiment à lui, les attachant à la croix, les unes d’une sorte, les autres d’une autre, cela étant aussi différent que nos états sont divers. Et par là elles reçoivent la lumière et la grâce pour se purifier, pour augmenter beaucoup en l’Oraison ; et généralement elles trouvent en ce moyen toute plénitude de grâce selon le dessein de Dieu, pour accomplir en elles tout ce que sa Majesté désire d’y consommer en cette vie. Si bien que ces âmes cherchant la pureté de leur intérieur et [115] l’Oraison par un autre moyen qu’autant qu’elles demeurent attachées à leurs croix, ne la trouvent jamais : trouvant au contraire que plus elles prennent de moyens dans leurs inventions saintes pour se purifier et pour s’aider à s’éclairer en leur Oraison et au commerce avec Dieu, plus elles se brouillent et s’entortillent en leurs bonnes volontés par leurs inventions humaines quoiqu’avec sainte intention ; et que mourant humblement et simplement par leurs croix, et recevant ensuite [source : en suite] ce que Dieu leur donne, sans en quelque façon y penser, elles trouvent que par ce moyen à mesure qu’elles meurent à soi, toutes choses se trouvent faites chez elles.

6. Et cela à la vérité avec beaucoup de raison quoique sans leur raison humaine : d’autant que leur croix leur étant une très grande source de grâces, s’en servant simplement il en découle suffisamment pour tout leur bien, et même surabondamment à la suite que l’âme est plus fidèle à caresser, à aimer, et à chérir uniquement ses croix. Telles âmes assez heureuses d’avoir tel moyen divin, pour fournir généralement à tous leurs besoins, deviennent bientôt riches, étant fort pauvres, petites et humbles par l’attachement à telles croix. Et au contraire quand elles s’en détournent et n’y sont pas fidèles, elles remarquent en peu de temps (si elles sont assez heureuses d’avoir suffisamment de la lumière,) que plus elles s’éloignent de la croix ou que plutôt la croix s’éloigne d’elles, insensiblement elles se multiplient, tombant peu à peu dans leur procédé plus humain ; et qu’ainsi un million de défauts et d’impuretés viennent à la foule accabler la pauvre créature.

7. La croix porte avec soi l’abjection et une [116] vie pénible, et empêche ainsi un million de petites vanités, de complaisances vers les créatures et sur soi-même, un amusement à un million de petits contentements humains dans la vie, et ainsi de quantité d’autres choses qui font sans s’en apercevoir une vie fort humaine. La vie crucifiée est à l’abri de ces dégâts et est au contraire une source très féconde [source [s.] : avec tiret] de grâce pour remplir incessamment l’âme de tout ce qui est contraire à ces défauts.

Vous voyez donc combien vous êtes heureuse par tout cela, étant malheureuse selon le monde264. Et afin que cette grâce subsiste plus fortement en vous, tâchez de fois à autres au lieu de vous en prendre à vos larmes auprès de Dieu, d’envisager Jésus-Christ qui dans toute sa vie a été attaché à la croix, et y a fini cette même vie qui est la source de tout notre bonheur. Renouvelez souvent votre foi en envisageant Jésus-Christ de cette manière ; et elle vous sera féconde en rendant votre croix par ce moyen féconde.

8. Vous savez tout ce que je vous ai dit de vos exercices. Vous ne devez pas vous multiplier en autres choses ; mais seulement vous rendre fidèle : car l’Oraison, la présence de Dieu et la récollection durant le jour en votre emploi disposeront vos yeux intérieurs pour être vraiment éclairés et recevoir la divine lumière par vos croix.

9. Il est de grande importance que vous ayez soin de votre santé : car votre âme n’est pas encore si avancée, ni si pleine de la divine lumière pour être attachée à cette croix et pour la porter de manière qu’elle ne cause pas du débris dans votre corps. Il est nécessaire pour votre inté [117] rieur que vous tâchiez de soulager votre corps dans les rencontres, afin que vous ne tombiez pas malade. Car si vous tombiez malade n’ayant pas le moyen de faire Oraison, et de vous tenir facilement auprès de Dieu, vous n’auriez peut-être pas la lumière qui vous est nécessaire pour porter votre croix, et pour faire votre Oraison et le reste de vos petits exercices intérieurs comme choses très-nécessaires dans l’état où vous êtes. Pour ce qui est du manger, prenez garde d’excéder sur la mortification : il faut grande prudence sur cela pour la conservation de votre santé. Ne vous retranchez donc pas le manger qu’autant que vous vous apercevez de trop de sensualité, et que vous voyez que vous vous y recherchez trop.

10. Tâchez au nom de Dieu, que quand vous vous rencontrerez en embarras et en confusion intérieure, soit à cause du trouble que vous causent vos croix en général, soit aussi par la raison de vos obscurités et de l’égarement dans lequel votre esprit prompt et précipité vous jette souvent au fait de votre Oraison, et de vos défauts journaliers ; quand vous vous surprenez battant le pays265, et commençant à vous inquiéter pour donner ordre à votre disposition intérieure ; tâchez, dis-je, toujours à vous calmer avant tout en vous abandonnant à Dieu : et quand vous voyez le calme remis en votre esprit, pour lors voyez ce qu’il y a à faire selon les avis que vous en avez eus autrefois ; mais avant que vous le puissiez voir, il faut quelquefois du temps pour se calmer et même souvent une et deux journées. Et quand vous vous serez servie de ce procédé, vous verrez par expérience que [118] vous ne prendrez pas tant de diverses voies pour vous aider, ni que vous ne serez pas si souvent en suspens sur ce que vous devez faire et comment vous le devez faire. Car comme toutes les âmes qui sont en croix doivent être assurées que Dieu est avec elles, et que même il y est autant magnifiquement que la croix est pesante en toutes manières ; Cum ipso sum in tribulatione266 ; elles doivent être certaines sans hésiter que là est la lumière pour les éclairer, et qu’ainsi elles n’ont qu’à ouvrir les yeux pour la recevoir ; ce qu’elles font en se calmant et s’abandonnant en simplicité à Dieu.

11. Je m’assure que si vous prenez ce procédé, et que vous vous teniez [(sic) imparfait] ferme en tous ces petits avis, vous ne serez plus vacillante comme vous avez été, votre cœur et votre esprit s’affermiront ; et vous trouverez par expérience la vérité de ces belles paroles de Notre-Seigneur à S. Pierre qui enfonçait dans les eaux à la vue de Jésus-Christ, qui lui dit ; Modicæ fidei quare dubitasti267. Ce n’a été en vérité que manque de fermeté, que vous vous êtes exposée à tant de changements et que votre âme a passé tant de temps tantôt à tenter un chemin, et tantôt un autre ; et tout cela sans avancer, mais plutôt en enfonçant incessamment dans le bourbier de vous-même.

12. Allez donc hardiment et courageusement, passant au milieu de toutes vos croix, portant votre croix ; et vous trouverez que dans tous vos aveuglements, et toutes vos incertitudes [119] elle vous conduira sûrement et fera fidèlement en vous tout ce que le dessein éternel de Dieu veut de votre perfection. Je me recommande à vos saintes prières.

2,25 Obscurités. Vraie dévotion.

L. XXV. Fidélité dans les obscurités. Vraie dévotion; mourir à soi par les providences de son état. Comment combattre ses passions.

1. Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience ; et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher, que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas, et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.

2. La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine providence comme un morceau de bois en celle [s] d’un sculpteur pour être taillé et formé selon son bon plaisir268. Et il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation. Les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont M. votre Mari, votre mère, vos enfants, votre ménage269 ; et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.

3. Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre ; et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou [sic] la lumière divine : mais pour celles qui l’ont, elles [ces lumières] s’appliquent à leur état, et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’augmentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore fort petite, est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle270 s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis, et vous estimerez le bonheur que vous possédez ; puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.

4. Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret, et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez pas si vous n’y êtes pas sitôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir : mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi, qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’Oraison. [121]

Ne laissez pas de prendre votre temps d’Oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes soit à l’Oraison ou hors l’Oraison ; et quoi que vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.

5. Vos passions ni vos inclinations ne sont pas [sic] mortes ; il s’en faut bien : c’est pourquoi vous aurez bien de [s] combats, et souvent vous tomberez et retomberez ; mais par là vous apprendrez à vous connaître, et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner, si vous y avez offensé Dieu ou non ; si la chose vous est claire faites-la ; si vous en êtes incertaine, ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu, et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu, afin de devenir généreuse et résolue.

6. Ayez soin de vos enfants et domestiques, et quand ils ont failli, corrigez-les, quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion : ne vous en mettez pas en peine. Faites-le toujours avec charité et douceur ; mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à M. votre Mari, lui faisant voir, que vous avez plus de joie d’être avec lui, et de lui obéir, que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez, que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter, quand il y aura nécessité. [122]

2.26 Fidélité à se corriger dès le commencement.

(De la fidélité à se soutenir dans les sécheresses et à combattre sa corruption. Qu’il est de conséquence, de faire usage de la lumière en son commencement pour se corriger. Présence de Dieu durant qu’on y travaille. Veiller contre l’amour-propre dans les choses mêmes de Dieu.)

1. Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à M. votre Mari, j’entends suavement, humblement : et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les purement humains sont déraisonnables ; et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur, à moins que de prendre par grâce toutes figures271 : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.

Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même ; et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boutefeux272, que s’amuser à contredire ; cela les humilie pour l’ordinaire davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre Mari désire cela.

2. Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois, que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela, savoir des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire, et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel, dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément273 ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout : que tout cela dis-je étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire, en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir, sans se mettre en peine que Dieu l’agrée et le regarde, ou qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux, et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts, et par conséquent arriver à Dieu plus en un mois, que par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu en plusieurs [mois]. Cependant cela est très peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit, et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps : car c’est pour lors que Dieu laboure en votre terre pour y recueillir à la suite les fruits des vertus, et autant devez-vous274 être fidèle pour travailler à les avoir quoique sans effet, à ce qu’il paraît.

Pour ce qui est de la Confession en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair ; et le reste d’inconnu et brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin Sacrement : deux ou trois cho — [124] ses principales c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié [part. accordé au masc. dans la source].

Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état ; tels ressouvenir sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit : mais quand par un vrai oubli l’on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter, mais en être humilié [accordé au masc.].

3. Ne vous étonnez pas, que plus vous voulez vous donner à Dieu et plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente, qui vous découvre ce qui y était déjà et que vous ne voyiez pas : ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi, c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère [colérique], ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez, et vous vous y laissiez emporter sans le voir ni le discerner ; mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage ; et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera, et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et [cette] découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera [ne cesseront] de s’augmenter, si vous êtes fidèle, autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du Soleil qui donne dans une œil [sic] malade, lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière, mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tout temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure, tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté, et ainsi guérit ce mal et cette peine, en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.

4. Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts ; car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu, et de mettre les mains à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité, et non avec précipitation, comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève ; et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode, et des défauts qu’elle découvre. Et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit, et à la suite l’on voit le mauvais effet des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire ce qui est de Dieu et de [la] grâce, est patient et longanime, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen, les sentiments d’humiliation et d’humilité, pour avoir patience dans sa pauvreté et [sa] misère et pour travailler ainsi peu à peu, mais avec courage et sans relâche, à ruiner le rocher de notre propre corruption.

5. Ce que vous me dites de votre humeur contrariante, est une chose très-vraie en vous, à laquelle vous devez beaucoup travailler, afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable ; ce qui sera fort difficile : car il faut saper275 la nature dans son fondement, et par grâce devenir autre que l’on n’est (sic). Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts, et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grande. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous êtes heureuse de découvrir ce défaut : et vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent ; qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges ; d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.

6. De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre, qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme, et encore plus dangereusement, moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel ; lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement, se mêle malheureusement, et demeure avec la même lumière ; et de cela se fait un mélange, qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très-malignes et très-opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner, et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais ne l’ayant pas fait dans son temps, et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière, outre qu’il en diminue beaucoup, à la suite il a sa production et se découvre : et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief276, il demeure avec la grâce et la lumière ; et ainsi se fait un mélange que sans un miracle l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée, et que la lumière est beaucoup crue277 ; par la raison qu’en ce temps, on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et [on] les qualifie ordinairement ainsi.

7. Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé, est, que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu, et qui n’a pas combattu son naturel et ses [128] défauts au commencement qu’il était temps, une personne d’une lumière beaucoup plus avancée qui lui découvre les défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce ; sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison de l’inclination qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée278 encore plus subtilement ; si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison, que d’une autre [âme] non éclairée. Et ainsi vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet, rencontre à la suite.

Pour moi j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière, puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement, et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui : car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce non combattues et détruites dans le commencement.

8. Quelqu’un me pourrait dire que s’il y a beaucoup de lumière et d’Oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre, est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici, a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler, et faire usage de la lumière en son commencement découvrant et éclairant l’âme pour se connaître, et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.

9. Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie, et plus l’âme lui est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; ce qui doit encourager : car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière, insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font à ce qui leur paraît ; et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites pas de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et découvrez imparfaite : portez en l’abjection (sic), et aimez que les autres voient votre misère ; et convainquez-vous bien que plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de son éloignement vous fasse peine, son éloignement est son approche ; pourvu qu’avec patience [130] et humilité vous travailliez pour vous purifier.

10. Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y corresponde de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelque amoureux retour qui marque à Notre-Seigneur ses désirs ; car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et [sa] condition, lui est dans l’ordre de Dieu sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer : et elle279 trouvera à la suite que la pureté intérieure ayant élevé l’âme la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant son ordre, et qu’elle280 lui sera facile dans le même ordre, ce qui n’était pas au commencement ; l’ordre de Dieu pour lors étant sa présence.

11. Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat ; jusque-là même que beaucoup prennent pour des instincts du Diable, ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée malcontente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire, c’est d’avoir patience et de la combattre [la nature] avec générosité ; toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est, et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite, que quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps, et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme, et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.

12. Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès, et sa fin ; et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement ; et qui voudrait y mélanger les deux autres degrés perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut : et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière et avec ordre, les autres degrés suivront : et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre, mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.

13. Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations ; d’autant qu’il y a en la créature un amour-propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même, qu’il est inconcevable à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert [protégé]. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille, et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspect toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est toute entièrement dans les sens, et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde, et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour-propre pour se haïr et ne se rien pardonner ; cet amour-propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde : et ainsi n’y prenant suffisamment garde, secrètement il [l’amour-propre] s’accroît, se dilate, et s’augmente ; avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime : ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi, qui quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant, et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert dans le sensible on avait peur de lui : car il était habillé en loup dévorant ; mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est quoique déguisé.

14. Je vous dis tout ceci afin de ne vous jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois, qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières, que la providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine, et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes ces [133] vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles, et vous servir de la consolation, et de l’aide de la bonne Mère [majuscule], que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne Mère vous servira beaucoup pour vous consoler.

2.27 Dieu opérant par les croix.

L. XXVII. Que les croix sont l’instrument par lequel Dieu opère plus magnifiquement en l’âme, qui se laissant en la main de la foi et de la providence, y doit être bien fidèle, de quelque part qu’elles [ces croix] lui viennent.

2,27

1. Je ne puis vous écrire aussi souvent que je le voudrais, pour bien des raisons, dont je vous ai déjà touché quelques-unes : je le fais volontiers présentement, la divine providence m’en fournissant le moyen. Prenez courage notre chère sœur, et soyez beaucoup convaincue que lorsque les croix viennent en foule, c’est pour lors que la divine opération commence en magnificence. Toutes les choses précédentes qui ont paru, amour, lumière, succès, sont pour l’ordinaire tant mélangées du naturel, que souvent même le naturel les absorbe ; ce qui fait qu’il y a très peu de pureté et que l’âme y marche très lentement. Mais quand les croix commencent à [se] succéder, peu à peu, supprimant la nature et ce qu’il y a du naturel, elles donnent lieu au surnaturel ; et insensiblement à mesure qu’elles croissent en manière qu’elles accablent, elles deviennent l’instrument [134] magnifique de l’opération divine, Dieu étant en elles [dans ces croix] comme dans son trône, où sa toute-puissance divine fait des miracles, inconnus à la vérité à l’amour-propre et aux autres qui voient telles personnes crucifiées.

2. La Très sainte Vierge voyant Jésus-Christ en lumière divine dit ces belles paroles de lui ; Fecit potentiam in brachio suo281 ; que le Père Eternel a déployé vraiment sa puissance en Jésus-Christ souffrant : et un Prophète dit, parlant du même Jésus-Christ souffrant ; Et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? 282 D’autant qu’il est très certain que l’opération infinie de Dieu y est dans une grandeur, dans une magnificence, dans un pouvoir et dans une sagesse qui ne se peut [qui ne se peuvent] exprimer ; parce que Jésus-Christ souffrant a déifié les souffrances, non seulement les siennes, mais toutes celles que ses membres doivent souffrir.

3. C’est pourquoi quand une âme est assez heureuse que la grêle283 des croix tombe sur son dos, qu’elle soit fidèle à réveiller sa foi, d’autant que ce qu’il y a à souffrir d’extérieur et les vertus de patience et d’humilité que l’on y peut pratiquer, ne sont que comme les vêtements extérieurs qui voilent et qui cachent la magnificence et le reste de l’opération divine qui se trouve (comme je viens de dire) en telles souffrances. Ce qui est caché aux âmes qui ne peuvent pas encore entrer dans le sanctuaire de l’intérieur : elles peuvent bien, étant à la porte, pratiquer les vertus de patience, d’humilité, et ainsi du reste ; mais il faut que la foi commence à être révélée pour passer outre et trouver cette divine opération, qui devient grande et magnifique à [135] mesure que les croix deviennent pesantes, humiliantes, accablantes : plus elles brouillent et semblent accabler absolument l’âme ; plus aussi cette divine opération se purifie et devient encore plus grande. De manière qu’il faut être extrêmement sur ses gardes au fait des croix, pour ne les pas diminuer par des excuses, justifications, plaintes, et par un million d’autres choses dont la nature et l’amour-propre se servent pour fuir adroitement l’instrument par lequel ils meurent : mais plutôt il faut se laisser en la main de la foi et de la divine providence, pour nous conduire dans le secret de leur divine opération, souffrant leur pointe avec joie, non pas sensible, mais spirituelle, et se contentant de ce qu’elles ont quoique pénible[s].

4. Je dis en la main de la foi, laquelle seule comme une Reine magnifique a le pouvoir de conduire et d’introduire dans l’esprit et dans l’intérieur des croix. Je dis encore de la providence pour marquer qu’elle seule peut être libérale des croix, pour deux raisons.

La première, pour faire voir que généralement les croix, de quelque manière et de quelque part qu’elles viennent, n’étant point procurées de propos délibéré, sont toutes de la main libérale de la divine providence : et qu’ainsi l’âme n’y doit rien éplucher ; mais les recevoir toutes de cette divine main sans s’arrêter à discerner si ces peines sont extraordinaires ou non, si elles viennent de Dieu ou de la créature, si elles sont raisonnables ou déraisonnables, si elles sont contraires à nos desseins ou non : il n’importe ; pourvu que la main toute libérale de la divine providence nous les donne.

La seconde raison est, qu’il est d’une conséquence [136] infinie de ne pas ajouter aux croix ni rechercher les croix ; car elles ne seraient pas de cette nature, étant d’un principe bien inférieur, et qui souvent trouble les âmes que Dieu commence d’honorer des croix.

5. Il faut donc ici faire trêve de ferveurs, et se contenter de faire la cour à la divine providence pour recevoir d’elle humblement et amoureusement toutes les croix qui arrivent : mais aussi il faut la suivre de pas égal, et ouvrir son cœur aussi largement pour les recevoir, que la divine providence ouvre sa main libérale pour les donner ; remarquant bien que toutes les croix qui viennent purement de la divine providence, purifient et ruinent extrêmement notre amour-propre  ; et qu’au contraire, celles où il y a de notre mélange, quelque [s] saintes intentions que nous ayons, si elles ne le fomentent et ne le nourrissent, sont du moins très peu efficaces pour sa destruction, la lumière de notre esprit étant trop bornée pour pénétrer dans les plis et les replis des recherches de notre amour-propre, de notre propre suffisance et d’un million d’autres impuretés qui font la vie secrète de notre propre esprit. Il n’y a donc que la seule lumière et la main de Dieu qui soit [soient] et clairvoyante [s] et efficace [s] pour travailler sur ce sujet et pour venir à bout de la bonne manière de notre nous-mêmes.

Ainsi je dis vrai quand je dis que la foi et la providence seules peuvent ménager284 ces croix aux âmes qui sont en état d’en faire usage.

6. Croyez-vous donc heureuse au nom de Dieu de ce que les croix tombent sur vous en foule comme elles font ; honorez-les et continuez d’honorer les instruments dont la divine [137] providence se sert. Ne vous mettez pas en peine qu’elles finissent ; au contraire, laissez aveuglément et suavement tout conduire à la divine providence, qui fera merveilleusement bien tout, et qui se servira admirablement de toutes choses pour bâtir des croix qui vous seront tout à fait propres tout le temps que la Sagesse divine le trouvera bon.

7. Vous ne sauriez croire combien vous êtes redevable à Dieu de cette conduite de croix, sans que vous y ayez pensé. Si vous le saviez comme il est, vous ne pourriez supporter cet amour divin sans mourir ; d’autant que non seulement telles croix purifient votre âme et la peuvent purifier dans la suite, mais qu’encore elles l’ornent et l’embellissent admirablement.

Car il faut remarquer que l’état de croix choisi de Dieu comme nous avons dit, fait deux effets admirables aux âmes selon le degré où elles en sont. Le premier est de purification, les purifiant d’un million de souillures qui ternissent la beauté de l’ouvrage et de l’image de Dieu en nous : ce qui a effet autant de temps qu’il y a quelque chose à purifier. Et aussitôt que la pureté est en degré, et en état de recevoir l’émail et la beauté des merveilles de Dieu, les mêmes croix sans changer bien souvent, font et parfont285 en l’âme l’admirable ouvrage des beautés divines.

8. Et la raison de tout cela est, que les croix étant généralement déifiées en Jésus-Christ, elles contiennent en soi tous les effets, comme la manne contenait tous les goûts, qu’elles ne distribuent et ne communiquent que conformément au degré et à l’exigence de la disposition [138] intérieure de l’âme, où elles sont reçues. Si bien que si une âme honorée de la grâce et de la providence des croix, faute d’usage, ou par un autre secret caché en Dieu, demeure dans le besoin de purification, les croix ne feront et n’effectueront que cet état ; si l’âme passe outre, les mêmes croix travailleront plus éminemment et feront l’ouvrage conformément à la disposition de l’âme.

9. Où il faut remarquer que les croix, quoiqu’horribles, laides, défigurées et défigurant les âmes où elles sont attachées, ont en elles non seulement une beauté infinie qui renferme toute beauté, mais que de plus elles ont tout pouvoir. C’est pour cet effet que Jésus-Christ les a eues uniquement durant toute sa vie et qu’elles ont caché et obscurci en lui toutes les beautés divines, d’autant que leur éclat par le secret divin était suréminent : In laborius à juventute mea286, dit Jésus-Christ ; j’ai été dans les croix dès ma tendre jeunesse. Et prenez bien garde que plus la vie de Jésus-Christ s’est avancée, plus les croix se sont multipliées, jusques à ce qu’enfin elles ont consommé la vie divinement humaine d’un Dieu-Homme.

10. Je dis qu’elles [ces croix] ont tout pouvoir : car il est certain que conformément à ces paroles de Jésus-Christ287 ; Data est mihi omnis potestas, etc. : toute puissance m’est donnée au Ciel et en la terre ; aussi les souffrances, dont Jésus-Christ a été rassasié, ont tout pouvoir et toute sorte de pouvoir ; et que de cette manière Dieu ne fait rien dans la terre, quelque grand et quelque magnifique qu’il soit, que par les souffrances [139] ; tout de même que Jésus-Christ n’a rien fait ni consommé pour le salut des hommes que par l’opération de ses croix : ce qui est cause que Jésus-Christ étant le chef-d’œuvre du Père Éternel, il n’a parlé en son endroit que des croix, il ne l’a chargé que de croix, et enfin il l’a rassasié de croix

Tous les saints chacun selon son degré ont eu pour partage la croix et l’opération de croix et en croix pour accomplir les desseins de Dieu en eux : mais Jésus-Christ qui est la plénitude des saints, la consommation de toutes leurs grâces, et la source de tout leur mérite, a eu par conséquent et a porté plus de croix et de plus grandes sans comparaison qu’eux.

11. Car il faut que vous sachiez que les croix contiennent deux choses, l’une intérieure qui a rapport à Dieu et l’autre extérieure. Pour l’extérieur, il est certain qu’il y a plusieurs saints qui en ont souffert manifestement de plus grandes que Jésus-Christ : mais pour l’extérieur et l’intérieur, il est sans exemple, et je dis plus, qu’un moment de ce que Jésus-Christ a souffert aurait consommé dix mille mondes. Et pour savoir ceci à fond, il faut remarquer que ce qui fait la différence de l’intérieur et de l’extérieur tout ensemble des souffrances de Jésus-Christ ou de ses membres vient de l’application de la main de Dieu. Ainsi plus Dieu applique sa main, plus la souffrance est intime : ce qui fait qu’il ne faut pas remarquer dans les souffrances des Serviteurs de Dieu, ce qu’il y a seulement d’extérieur, mais l’application de la main de Dieu qui s’insinue également en l’intérieur et en l’extérieur. Ce qui est cause que Jésus-Christ étant d’un [140] pouvoir infini et ayant un pouvoir infini, c’est le bras de Dieu qui s’y applique et non le doigt de Dieu ni sa main comme dans les saints ; auxquels pour l’ordinaire Dieu n’applique que son doigt, et cependant ce sont de grandes croix qui s’augmentent à mesure que ce doigt s’appesantit. Mais quand sa main s’en approche seulement ce sont des souffrances extrêmes.

12. N’avez-vous jamais lu le livre de Job ? Ce saint homme passe une partie de sa vie à vouloir exprimer ses douleurs sans en venir à bout ; car il n’y a rien qui paraisse de si surprenant que les douleurs que ce saint homme souffrait : il se sert de toutes sortes de figures ; et après bien des expressions, et avoir bien déchargé son pauvre cœur qui n’est nullement content de tout ce qu’il dit, n’y ayant rien qui ne soit moindre infiniment que ce qu’il sent, du moins, dit-il, mes amis ayez pitié de moi : Manus Domini tetigit me288. Il ne dit pas que la main de Dieu se soit appliquée sur lui ; mais seulement qu’elle l’a touché, et que par ce simple toucher, elle a brisé ses os, et l’a réduit en poudre. Or en Jésus-Christ ce n’est pas de même ; car la toute-puissance [minuscules] s’y est appliquée par son bras, Fecit potentiam, etc. [Cf. Luc 1 h 51]

13. De tout cela vous pouvez voir que Dieu se sert des souffrances pour faire des merveilles, parce qu’il s’en est servi en Jésus-Christ ; et que les souffrances opèrent autant que le doigt de Dieu y est. Ce qui est cause que dans toutes les souffrances qui nous arrivent il y a un je-ne-sais-quoi de caché que l’on ne peut comprendre : c’est souvent ce qui brouille, et fait qu’on [141] brouille les choses plutôt que de les ajuster.

14. Soyez donc au nom de Dieu fidèle en sa main pour porter toutes les croix, et tout le temps qu’elles dureront, comme la providence vous les donnera : elles changeront, elles augmenteront, ou elles diminueront, et enfin elles finiront par la conduite de Dieu. C’est pourquoi vous n’avez qu’à vous laisser doucement en la main de la providence, et d’exécuter tout ce que l’on vous a dit au fait de vos croix particulières, conformément même à tout ce que vous me mandez que vous pratiquez.

Ne vous lassez pas, et ne vous amusez pas à regarder les autres dans leurs voies : marchez par celle que la providence vous a choisie, et que la même providence vous gardera autant que vous serez fidèle : faites tout dépendre de cette grâce, et qu’il n’y ait rien que vous ne sacrifiiez pour y être fidèle. Il faut que la captivité où vous met votre Mari, que le peu de conduites et la bizarrerie des autres de votre famille soit et devienne [soient et deviennent] votre sage conduite ; et croyez que vous avez tout gagné quand vous avez tout sacrifié pour être fidèle à cette grâce.

15. Ceci est bientôt dit ; mais il est difficilement exécuté : car quand Dieu se mêle de nous bâtir des croix, il est un ouvrier si prompt et si adroit qu’elles nous viennent sans que nous y pensions, et que lorsque nous pensons nous en délivrer, d’une nous tombons en quatre289 ; car sans y penser toutes choses se changent en croix. Si nous désirons une chose, c’est assez pour en avoir le contraire ; et il semble véritablement que Dieu prenne plaisir à semer notre voie de [142] croix, non seulement pour l’extérieur, mais encore pour l’intérieur. L’Oraison devient croix ; l’amour de Dieu et généralement toute l’application intérieure ce n’est que croix : et ainsi quand nous pensons nous consoler au milieu des croix par ces saints exercices, ces mêmes choses deviennent en nos mains des croix.

16. Et sur ceci il y a un grand secret divin à observer : que comme Dieu est toutes choses, et qu’en Dieu toutes choses sont Dieu même, par exemple sa divine providence, sa divine volonté sont tout ce que Dieu est ; ainsi Dieu donnant et appliquant sa divine providence ou sa divine volonté à une âme quoique distinctement, il ne donne que des croix, il se donne pourtant tout lui-même. Il n’en va pas de même lorsque l’âme s’applique par elle-même (même avec grâce), à ses attributs divins : l’application en est particulière, et ne dit rien des autres. Ainsi si vous vous appliquez à la volonté divine, vous ne pensez pas à la providence, et ainsi du reste ; par la raison que l’application suit le principe par lequel elle est faite. Or comme le principe humain quoiqu’avec grâce, est particulier, et non général, aussi ne peut-il être appliqué qu’aux choses particulières. Mais comme Dieu est un principe général qui contient tout en soi, aussi son application particulière d’un attribut, ou de quelque autre chose, a en soi implicitement toutes choses. C’est ce qui fait que quantité de saints se sont appliqués à plusieurs choses particulières, qui cependant renferment toutes choses en elles : et les personnes qui ne sont pas éclairées suffisamment pour bien comprendre tout ceci, croient qu’imitant tels saints par quelques pratiques conformes, elles ont et [143] peuvent obtenir telles choses. Il n’en va pas de même, par la raison que je viens de dire : mais lorsque Dieu les y applique par lui pour lors elles ont implicitement tout en cette application.

Comme, par exemple, lorsque Dieu choisit pour trait plus particulier et comme général de la conduite d’une âme, les souffrances : pour lors qu’elle ne se mette pas en peine si son Oraison, si ses applications intérieures et le reste ne réussissent pas comme elle le voudrait, et selon son plaisir ; y faisant bonnement et avec conseil ce qu’elle y peut : tout est dans sa fidélité aux croix, et par là son Oraison et le reste réussiront. J’en dis autant des autres applications particulières que Dieu fait aux âmes : ce qui assurément doit être de grande consolation, et doit beaucoup animer une âme pour être fidèle au trait de Dieu ; ne s’amusant pas à se tant multiplier par elle-même, mais plutôt se recueillant en son trait divin, car elle y trouvera tout.

17. Ce que j’ai dit de l’application des attributs divins, je le dis aussi des croix et des autres choses divines en Jésus-Christ, dont Dieu fait l’application comme de moyens divins : Jésus-Christ les ayant tous consommés en sa personne et en l’unité divine, il les a remplis de toute bénédiction et de toute grâce. Ainsi quand Dieu, par exemple, applique à une âme pour son moyen les souffrances et l’humiliation ; (et ainsi de plusieurs autres moyens puisés en Jésus-Christ), comme cela a été en quelques saints ; quoiqu’il ne paraisse que cette application particulière de ce moyen, tous les autres [moyens] sont implicitement, mais véritablement compris en lui, et l’âme y étant fidèle y trouve admirablement [144] tout ; et autant que ce moyen augmente, autant aussi toutes choses augmentent par sa communication.

On ne finirait pas sur ceci étant une chose de grande conséquence, et qui doit consoler les âmes infiniment. Mais une lettre ne doit pas être un traité : je la fais longue à la vérité pour satisfaire à la pluralité des lettres que je devrais vous écrire, et dont je ne puis trouver le temps.

18. Faites un peu de réflexion sur deux choses importantes qui touchent cette dernière vérité que je vous viens de dire. La première, combien il est important à une âme où Dieu commence d’opérer par quelque moyen que ce soit, d’y être fort fidèle, d’autant que, quoiqu’il ne paraisse en l’âme qu’une chose fort petite, cependant comme c’est la main de Dieu qui le donne, il a en soi et renferme toutes choses.

La seconde, que quelque moyen que Dieu choisisse, il est toujours infiniment et uniquement avantageux à l’âme ; et ainsi elle s’y doit donner totalement, quoiqu’il [ce moyen] aille toujours écrasant la pauvre nature et qu’elle n’y trouve jamais sa consolation : comme toute vérité et tout bien sont en ce moyen, il suffit. C’est ce qui a été la cause du bonheur et de la consolation solide de quantité de saints. Quelques-uns ont été le jouet du monde, et la providence divine a su si bien les faire passer pour fols ou innocents, et même leur a fait si bien jouer ces personnages malgré leur pauvre nature, qu’ils ont trouvé une sainteté admirable quoiqu’il n’y parût ni Oraison ni autre chose de sainteté. Ainsi en est-il de quantité d’autres saints sancti [145] fiés par différents moyens comme leurs histoires nous le marquent.

De tout ceci vous voyez combien il vous faut être fidèle au moyen que Dieu vous choisit en votre état, et tâcher de suivre Dieu selon l’étendue de son trait et des providences qu’il vous fournira.

19. Et quoique je sois long pour une lettre, cependant je ne puis m’empêcher que je ne vous dise, que Dieu vous favorise plus sans comparaison en vous donnant des croix et [en] vous y tenant attachée, que s’il vous mettait dans les choses les plus admirables de la vie spirituelle dont quantité de personnes font grand cas. Pour moi je crois qu’il faut les honorer dans les autres, mais les laisser telles qu’elles sont. Le solide est la mort à soi-même, que nous n’aurons jamais véritablement que comme Jésus-Christ, par la croix et dans la croix. Toutes les morts qui ne sont point par ce biais ni par ce moyen sont des morts en image et non en vérité : et par conséquent comme infailliblement et nécessairement la vie suit la mort, il ne suivra point de vie d’une mort en image ; ou s’il paraît y en avoir quelque espèce, elle ne sera qu’en image et en figure, et par conséquent elle n’aura rien de solide.

20. Les croix viennent à l’âme de toute [s] manière [s], soit de Dieu, des créatures, ou de soi-même : de Dieu, qui nous applique sa main ; des créatures, qui par un million de manières nous font de la peine et nous persécutent ; de nous-mêmes, soit par nos défauts naturels ou spirituels, par la peine que nous causent nos péchés, nous sentant souvent embourbés en nous-mêmes sans nous en pouvoir délivrer, ce [146] qui est le plus grand tourment qu’une âme éclairée de Dieu puisse souffrir.

De quelque part que viennent les croix, il faut également les souffrir ; d’autant qu’elles sont égales et autant efficaces à une âme où Dieu opère et où la foi est. Je dis plus, que même souvent l’opération divine est beaucoup plus efficace par nos misères et dans nos misères pour nous faire vraiment mourir, qu’en toute autre manière ; pour des raisons infinies que je serais trop long à expliquer : je vous dis seulement que tout est égal en la main de Dieu, où toutes choses nous deviennent divines.

21. Ne vous étonnez pas aussi si dans l’Oraison les croix continuent et que Dieu n’y change pas de procédé : cela vous est plus utile ; et vous n’avez qu’à porter les petites peines qui vous y arriveront en esprit d’abandon, la continuant quoique sans fruit à ce qui vous semble. J’en dis autant de la présence de Dieu, de vos lectures et de tout le reste qui remplit vos journées ; faites le tout avec fidélité, mais laissez-en la conduite à Dieu pour vous y donner ce qu’il lui plaira : moins il paraîtra vous y donner ; plus il vous y donnera.

Toutes les autres choses du jour et de la vie se changeant en croix, c’est un bonheur ; d’autant que c’est le véritable fruit que la grâce doit porter dans votre âme. Je sais bien que l’amour-propre ne fait pas ce jugement ; mais patientez et vous trouverez dans la suite que c’est la vérité.

22. Ne vous étonnez pas si le cloaque infecté de vous-même vous donne tant de peines par des pensées et des réflexions sur votre corps, et par un million d’autres faiblesses que [147] la nature produit : ces choses étant bien portées en esprit d’humilité sont fécondes en grâce et font merveilleusement mourir l’esprit, qui se voit enchaîné dans une si horrible et sordide prison, sans pouvoir s’en délivrer, ni même ajuster ce lieu. C’est un ordre de Dieu, d’y demeurer avec paix et en mourant ; c’est comme je vous ai déjà dit le bûcher sur lequel la nature et notre nous-même [sans s] consomme mieux son sacrifice qu’en aucun autre lieu, quelque saint qu’il soit, pourvu que l’âme meure incessamment par la pointe de telles croix.

Ceci est un secret divin que vous n’apprendrez de long temps, mais heureuse l’âme qui y est savante ! d’autant que c’est un bain salutaire pour se défaire de toute souillure.

23. Ne croyez jamais que le Démon se trouve dans tel procédé, supposé la pratique humble comme je la dis. Il craint comme un foudre290 divin l’humiliation divine qui découle de telle pratique ; car il fuit étrangement la pointe de l’humilité qui nous vient par nos pauvretés, nos faiblesses et nos misères. Il se trouvera volontiers dans les belles dévotions, dans les extases et le reste : mais d’approcher d’une âme petite et humiliée dans ses faiblesses, misères et pauvretés, il ne le fera jamais ; au contraire il la fuira comme tout épouvanté. Il s’approche des autres fort facilement ; d’autant qu’il y peut insinuer la propre excellence, la vanité et la superbe : mais comme telles choses ne peuvent approcher d’une âme embourbée en soi-même et accablée de ses misères, dans lesquelles elle est en esprit de néant, qu’y ferait-il ?

24. Vous voyez donc par toute cette lettre [148] combien vous devez calmer votre âme et vous bien garder de changer de conduite ; mais seulement être fort fidèle à la conduite intérieure en toutes choses comme je vous le marque. Donnez-moi part291 en vos saintes prières, et me croyez [c.-à-d., croyez-moi] tout à vous.

Lettre à l’Auteur : fidélité à l’ordre de Dieu.

Fidélité à suivre l’ordre de Dieu dans les croix de notre état.

1. Je ne puis vous dire à quel point s’augmente ma joie et ma satisfaction d’être au bon Dieu, et comme je suis résolue de ne me point épargner. Je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle, que cela m’encourage à mieux faire, et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse pas parmi tous ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions ; mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.

2. « Je goûte fort l’ordre de Dieu, et j’ai un plaisir d’être auprès de N., quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie ; de vouloir m’en retirer pour aller faire Oraison, croyant aller faire merveille ; et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinait [peinaient] beaucoup ; et je ne pouvais pas être là en repos, voyant bien que ce n’était pas l’ordre de Dieu. Je me trouve un grand penchant à le suivre quand il me sera connu.

3. “Pour mon Oraison j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point. Je ne fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soient de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle, attendant qu’il veuille m’éclairer ; d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères : et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’il me regarde, et que cela me doit suffire. La Communion, ce me semble, me met dans le calme : car quelquefois avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble ; et dans le moment292 la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie.”

2.28 Réponse à la [lettre] précédente : joie solide dans l’ordre de Dieu.

L. XXVIII. Que la seule expérience peut faire goûter la joie solide qu’on trouve dans l’ordre de Dieu, en mourant à soi avec fidélité.

1. J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres ; que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer : car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos [150] états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.

2,28

2. Quoi ! le croiriez-vous, que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent, communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer au sens, mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent, et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit, et tout ce que l’on en peut dire n’est rien, étant comparés à l’expérience ; et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien, étant comparé à l’expérience. Gustate & videte293, goûtez et voyez ; c’est-à-dire, expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme au nom de Dieu au peu que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : courage, mourez et vous goûterez.

3. Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes, et même quantités [de fautes]. Observez-vous ; et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites, que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles : je dis plus ; vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment toute autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin, et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition, soit [soient] à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire : cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution, qu’à faire Oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices ; car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.

4. Vous me pouvez demander, pourquoi cela ? Je vous réponds que c’est, d’autant que ce qui est ordre divin sur nous en notre état ; quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu ; et ainsi il en est le principe : et par conséquent cela nous est Dieu : mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe ; et ainsi tout au plus la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint294.

5. C’est pour cet effet que votre âme, étant occupée au service ou à la récréation de N. par ordre divin, expérimente en ce temps tant de récollection. Voulant donc pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire Oraison et quitter votre emploi, vous trouvez du vide en votre Oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai, et vous l’expérimenterez toujours et même [152] de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre : car vous trouverez qu’il mettra la récollection et le repos dans le fond de votre âme, et qu’au partir de là295 votre esprit sera très disposé pour l’Oraison.

6. Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences, comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur ; car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu vous en pourrez boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et (ni) de plus proche de nous que ce divin ordre.

Tout ce que vous me mandez de votre Oraison et de la manière de vous y comporter, et de rejeter les tentations et les distractions, est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la Ste [sainte] Communion est aussi fort bien ; continuez au nom de Dieu, et ayez humblement patience.

7. En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la Bonté divine, sans qu’elle vous [l’] ait enfin ouvert. Vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie, qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois, et vous humiliez [c.-à-d., et humiliez-vous], et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez296 ? Voyez au nom de Dieu, le secours de sa Majesté, et comme il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à lui ; et que son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir, mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la bon [153] té pour moi, je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer.

Lettre à l’Auteur : paix dans les croix, etc.

Paix et joie dans les providences crucifiantes de notre état.

1. “Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire ; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.

À l’auteur

2. “Depuis dix ou douze jours, M. N. a eu la goutte297. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec un[e] telle paix et satisfaction que je n’en ai jamais expérimenté de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables je ne puis désirer autre chose, et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu ; et je suis en récollection durant le jour quoique [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.

3. ‘Je suis à mon Oraison assez en paix ; peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent ; et quoique j’y veuille toujours revenir doucement comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’aperçoive : mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures298, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en [en] sentant toujours le désir dans mon âme.

La bonne Mère299 m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères : tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur, et j’ai fort envie d’en profiter.’

2,29 Réponse à la [lettre] précédente : marque sûre de la vraie lumière.

L. XXIX. Que la fidélité à se contenter de l’ordre de Dieu dans les providences humiliantes de notre état est la marque sûre de la vraie lumière, et ouvre la porte pour trouver Dieu. Se simplifier à l’Oraison.

2,29

1. Vous avez très bien fait de m’écrire, et vous pouvez être sûre M. [Madame] que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à M. [Monsieur] Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses, et auriez été chagrine en ce bas emploi : mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos, et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens, et souvent votre raison, n’y trouvent rien que petitesse et bassesse; ce qui humilie beaucoup l’âme, et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.

2. C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour M. vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi : et de plus voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre, mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme ; comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre : et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres, qui lui arrivent. Au lieu que quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut : tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse ; ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait. Ce qui met toujours en elle un certain mécontentement qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent, mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours toutes les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit, mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel sans grâce : au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état, trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.

3. Courage donc ; et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin. Soyez donc fidèle, au nom de Dieu à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera, de quelque manière que tout vienne ; et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres, que la providence divine diversifiera admirablement pour votre bien ; voyez-y et y goûtez [goûtez-y] Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix : [e] t sachez que si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse300 de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.

4. Je ne vous puis exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive, et que comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable, vous est présentement délicieux ; et que non seulement vous y trouvez la vie, mais encore une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin, que vous rencontrez en cette captivité petite et humble à servir et à obéir à M. N…, ne pouvant pas voir si manifestement ni si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir ou pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.

5. Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence : ce qui non seulement purifiera votre âme, mais aussi vous simplifiera, en vous retirant du multiplié et vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter, comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant, mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces douces et humbles diligences, pour lors soutenez-vous simplement : et alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je-ne-sais-quoi301, c’est-à-dire [s. : sans tirets], une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe ; qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.

6. Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’Oraison que vous faites : mais quand la providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronnesse302, qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’Oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage : car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut pas en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur ni mieux dit ce qui s’y passe ; soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci, afin que gardant l’une et l’autre, elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.

7. L’Esprit de Dieu est dans nos âmes, et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins. Elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoiqu’il y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et quoiqu’il nous paraisse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même, qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais ; car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez au nom de Dieu bien petite et bien humble ; car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage, et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut [s. : Très-haut] a planté. [160]

2.30 On n’arrive à Dieu que par la mort.

L. XXX. Qu’on ne peut aller à Dieu que par la mort, qui même va toujours en augmentant par différents degrés. Raison de cette conduite de la sagesse divine. Comment y correspondre selon l’état où l’on est de simplicité ou de passivité.

2,30

1. Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de foi, et qui par fidélité doit consommer cette grande miséricorde, ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour ; et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin l’amour ne cessant point, la mort sera toujours, et ira toujours croissant. C’est pourquoi comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais, c’est assez ; aussi la mort ne cesse jamais, mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même, et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et en changeant son sujet.

2. Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles : dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de choses [161] soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement quoiqu’avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir : mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement elles font perdre les lumières qui aident à se conduire ; et l’esprit et la raison perdant fond dans les morts et par les morts, n’ont plus d’autre conduite et (ni) d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là, que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire [s. : sans tirets], tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.

3. Au commencement de ce degré Dieu ne commence que par quelque occasion particulière, comme celle que vous me marquez ; mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage des morts, tout devient occasion de mort ; et l’âme s’en voit tellement assiégée, que si Dieu ne la soutenait fortement, comme il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesse. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle, qu’elle n’a aucune [162] consolation ni aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme ; cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu à dessein non seulement de purifier les sens, mais même l’esprit, il faut qu’il détruise la propre conduite de l’âme ; et pour cet effet il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous ; comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.

4. Dieu donc pour détruire tout cela, et ainsi pour nous perdre plus profondément en lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses, et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster à en faire usage qu’en mourant et nous perdant : de même aussi de toutes les choses extérieures. Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner, et ajuster raisonnablement notre conduite : les occasions de mort seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent de notre état auxquelles nous sommes de nécessité obligés de vaquer. Ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous : et comme le feu du purgatoire lequel est invisible, et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous, aussi Dieu par sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte [clair] pour se conduire, et où par conséquent elle ne trouve que mort.

5. De dire tout le détail ; cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort ; et que la foi augmentant, la mort augmente ; et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond303 dans ces croix et dans ces morts, elle doit se ternir ferme à mourir sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité, ou que même paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même, et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui ; car qui dit mourir, ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend, sans apprendre perceptiblement, que la mort est le tout ; et que mourir est le bien et le tout qui fait [font] trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer, mais qu’en vérité l’âme goûte.

6. Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ et par conséquent sur les âmes qu’il destine pour lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort, est, que comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre, et que même il est infiniment au-dessus, Dieu voulant se donner à une âme, il faut qu’il s’y donne et qu’insensiblement il s’y écoule par le moyen de la mort ; autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, conservant [164] toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort, se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison ; autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu, qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes, et qui jamais ne prend plaisir d’étaler ses miséricordes et ses grâces que dans une âme où il peut régner pleinement et à son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans son inclination ou dans ce qu’il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme ; d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir, et assurer l’âme.

7. C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache son règne entier, et la confirmation de sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme, afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de lui, afin de faire subsister ses dons très magnifiques en son âme et même sa pleine autorité sur toutes les créatures.

Il y a dans l’Écriture sainte quantité d’exemples [165] semblables, pour nous faire comprendre cette vérité : et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arrivons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu ; ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.

8. Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie : et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts304 et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifie [certifient] votre âme ; d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est, pour se laisser aller au long et au large par les morts, sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là : autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune [la moindre] démarche dans notre cœur, qu’autant que la mort le prépare ; aussi il est impossible que l’on vienne jamais à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir : et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire, ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en lui en cette vie.

9. La science donc de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire ; puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien, et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer [se conformer ?] pour porter avec fidélité les morts ; mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts.

Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix, autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue, qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donnera pour vous faire demeurer en croix et en mort : mais quand Dieu vous les ôte et qu’il vous laisse en nudité pure, laissez-vous-y autant qu’il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix ; il suffit seulement que vous mouriez, et qu’elles [ces croix] vous fassent mourir, c’est-à-dire, qu’elles vous crucifient ; et vous verrez dans la suite, que leur effet sera plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.

10. C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait, d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement, de sa correspondance selon son degré d’Oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts ; quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité les morts sont difficiles à porter, à cause que l’âme y demeure en simplicité ; dans les degrés de passivité, c’est encore toute autre chose : d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort, pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement, souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’Oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut : et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement305 que toutes ces choses contiennent (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir : et la foi très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez, même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer vraiment foi et lumière divine, qui [sujet ?] se sert de toutes ces misères, pour nous faire encore pénétrer plus avant dans nous-mêmes, et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.

11. Où il faut remarquer, que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir : mais c’est encore toute autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés en la main de cette divine lumière, allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie, notre propre excellence et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions, reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.

C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir, en se soutenant en foi, sans foi même [= même sans foi] ; d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens, s’évanouit, et l’âme déchéant306 de cette manière de tout soutien, devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu : comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids sans cesse dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver <le> de fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité, peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire, est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire, qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière ni enfin (par) rien qui la puisse appuyer.

12. Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles ; cependant cela sera : d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meure. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée : ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même que la vue du défaut des vertus vous y aide ; et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.307

13. Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique, est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles ; et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien, et de la manière qu’il faut, pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.

14. Il est de grande conséquence dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts ; et par là et en voulant trop mourir à soi selon son degré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu ; et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause ; laissez-les doucement [s’] évanouir en les remettant en foi. [170]

2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a.

L. XXXI . faire usage de ce qu’on a de moment en moment pour aller à Dieu, qui ne manque de se communiquer par la à l’âme selon son besoin, et de la faire mourir à soi, afin qu’elle devienne une créature nouvelle.

1. Je vous ai dit infinies fois et je vous le dis encore qu’il est de grande conséquence de faire attention à l’état présent que l’âme porte, supposé la bonne volonté, et d’aller par lui à Dieu sans en chercher d’autre ; faute de quoi l’on perd une infinité de temps à chercher ce que l’on ne trouvera jamais. Ce n’est proprement que cela que Dieu fait par Sa bonté en toutes Ses créatures aussi bien dans les pécheurs que dans les saints : dans les uns pour les convertir, dans les autres pour leur augmenter la sainteté. Il faut donc savoir que ce que nous avons de moment en moment, est ce qu’il nous faut pour nous rendre à Dieu selon tout ce qu’Il désire et selon tout l’usage saint que nous pouvons faire de tout nous-mêmes. Et les âmes qui ne sont pas encore parvenues à se calmer par l’usage présent de l’état qu’elles portent, et qui sont toujours en désir d’autres choses, sont bien loin de jamais trouver Dieu : au contraire elles ne peuvent trouver qu’elles-mêmes ou au plus qu’un bon usage de leurs actes propres et efforts de nature bien intentionnés.

Il faudrait pour approfondir ce grand et général principe, des volumes qui découvrissent comment Dieu tout bon ne manque jamais de Se communiquer à Sa créature selon le moment [171] de son besoin, et selon qu’elle a de capacité présente ; et, de plus, que c’est cela seul qui est la porte pour trouver Dieu par chaque moment, quelque disposition que l’âme ait, soit de pauvreté ou d’abondance, de faiblesse ou de courage, de perte ou de bien, de lumières ou des ténèbres, etc.

Ce qu’il y a donc à faire, dans ce que vous me mandez, est de faire usage de l’état présent, vous laissant peu à peu pourrir et mourir et par là tomber dans la vraie paix et l’abandon de vous-même. Dieu étant le tout de Sa créature n’agit pas comme les hommes, qui ne peuvent aller plus loin que le dehors et l’extérieur : Il va jusque dans le fond de l’être et opère en la substance comme sur l’extérieur ; Il Se sert de tout pour Ses ouvrages, et Il peut aussi bien opérer par une chose comme par l’autre, toutes choses étant en Sa main.

La pauvre créature qui ne sait presque jamais cette vérité à fond, ne peut vouloir être action de Dieu que ce qui va à la relever ou à l’annoblir ; mais ce qui est pour la renouveler par le fond et l’essence de son être, elle n’y connaît rien, à moins d’une révélation. Il faut donc savoir que Dieu opère Ses plus beaux ouvrages par la créature même, non en agissant, mais en défaillant ; et c’est opérer vraiment en Dieu. Comme nous voyons que chaque créature a un principe en soi pour la corruption par lequel elle défaut et périt pour changer en une autre ; de même Dieu S’écoule et S’insinue dans la pauvreté intérieure de Sa créature, afin que mourant par là à soi, elle se change en une autre.

Et voilà la cause pourquoi l’âme, quoiqu’elle [172] soit toujours en haleine pour expérimenter quelque chose de Dieu, pour l’ordinaire n’expérimente que sa corruption, qui se va toujours augmentant contre son gré ; et l’âme, ne comprenant et ne pouvant jamais comprendre ce procédé, va toujours se tourmentant et se peinant. Cependant supposé la fidélité, c’est l’opération de Dieu la plus sublime, Lequel caché dans l’être de Sa créature désireuse de Lui, concourt à sa corruption, à sa perte et à sa mort pour la faire vraiment mourir à soi, à son opération, à sa vie et à ses desseins, n’y comprenant rien à ses yeux et à ceux de Dieu selon son sentiment.

Je ne sais si vous me comprendrez. Je le voudrais, car qui peut comprendre par expérience ce point, a commencé à trouver Dieu, qui n’agira jamais d’une autre manière ; et s’Il agit autrement, c’est par Sa créature, et par conséquent opération créée et non de Dieu ; car agissant en Dieu, Il agira toujours par la pauvreté, la faiblesse et le rien de Sa créature.

Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l’opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose, de la même manière que les créatures viennent de la corruption des autres. C’est ce qui étonne quelquefois plusieurs âmes, qui se considérant dans les commencements en elles-mêmes, elles étaient toujours fleuries, pleines et fécondes ; et à la suite tout leur est ôté, perdant tout.

Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien ; et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites [173] usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon308. Les âmes qui sont toujours désireuses, remuantes et vivantes, ne peuvent jamais arriver là, quoiqu’elles soient saintes et bonnes : il n’y a que les pauvres, misérables et inutiles pour Dieu et en elles-mêmes, qui y arrivent.

Tâchez donc doucement et humblement de vous contenter de l’état présent où vous vous trouverez à chaque moment, demeurant dans votre état pauvre, et faisant petitement et pauvrement ce que vous pouvez pour le présent. Continuez vos petits sujets sans fruit et portez l’état du moment quel qu’il soit, laissant opérer [à] ce moment son effet, qui sera toujours de vous humilier et rabaisser.

Faute de savoir son mieux et la voie pour y arriver, on se tourmente sans fruit : on veut avoir une constitution d’état quand il n’est pas temps. Ce serait vous, chère sœur, qui la feriez et non pas Dieu ; et s’il en paraît quelquefois, ce sont comme des couleurs au ciel qui disparaissent au moment ; il faut avoir passé l’état de corruption et de mort avant que Dieu la donne et la fasse. Quand vous plantez une fleur, ne pourrit-elle pas avant que de devenir fleur ? Il ne faut pas désirer d’être avant que l’on ait perdu tout son être ; et l’on ne peut opérer que la perte n’ait précédé ; et pour vous parler plus clairement, d’ici à longues années vous ne verrez de constitution à votre intérieur : ce serait perte pour vous.

Allez doucement, pourrissant à la manière que Dieu le veut et le voudra ; jamais la [174] pourriture et le temps de la pourriture n’a d’état et de constitution. C’est celui qui suit par lequel Dieu donne lettres. Et quand une âme a et porte un état de stabilité, quelque petite qu’elle soit, c’est elle qui le fait ; ou il faut par nécessité que son état de pourriture et de mort soit passé. D’où vient que très souvent ce que l’on croit grand dans les âmes, est fort petit, étant de bonnes pensées et de bons actes qu’elles font.

J’ai été long ; mais plût à Dieu que vous apprissiez bien cette leçon. Vous seriez heureuse et vous trouveriez la stabilité, non comme vous le désirez et pensez, mais une véritable, dans le dessein et l’opération divine qui va insensiblement faisant mourir l’âme par elle-même et en elle-même. Priez pour moi.

2.32 Mourir au sensible

L.XXXII. mourir au sensible, pour se conduire par la pure foi.

Je commence celle-ci avec grande joie de me voir en état de me consoler avec vous, car mon cœur est très tendre pour vous et rien ne l’en peut séparer. Dieu y est, je n’en doute pas. Je vous parle toujours selon la lumière actuelle et présente que je crois être vraie. Je ne désire rien pour moi en vous. Et ainsi pourvu que vous soyez bien et que vous évitiez tout ce qui empêche la source de couler et de l’expérimenter couler en vous, cela me suffit. Je puis vous dire qu’à votre égard et à l’égard de N., elle a été d’expérience et a coulé, mais à pleine eau, en vous écrivant. Vous pouvez [175] encore dans toutes ces lettres goûter et expérimenter si cela est vrai.

2. Je vous avoue encore qu’une chose qui m’a poussé dans la lumière susdite de vous parler si simplement et si fortement est, qu’à moins d’un miracle continuel qui fasse incessamment couler l’eau nouvelle, et en abondance, toutes ces choses dites nous tiennent incessamment dans les sens et ainsi sujets au changement. On est presque jamais une heure de même, et l’on retombe toujours, de telle manière que l’on a toujours quelque chose qui rabaisse ; et par conséquent il faut toujours quelque nouvelle grâce qui ragoûte et qui récrée. Mais on serait heureux si on pouvait une fois passée des sens et de leur mutabilité sensible en l’esprit, qui se conduit en foi et par foi, non en goût : car le seul énoncé simple des vérités serait et ferait votre vie, et serait perpétuelle sans changement et sans différence quand bien l’on serait tous les jours ensemble.

3. C’est aussi le mal de N... mais d’une autre manière. Le sien est et vient par incertitude et inquiétude qui est par les sens : elle ne s’et défera jamais qu’en outrepassant ses sens pour subsister en esprit, et en perte. N....309 a le sien par ces incertitudes et troubles, qui me sont infiniment visibles. Je ne sais si vous me comprendrez bien : mais cela est bien de conséquence ; et à moins que de bien mourir à vos sens par la simple créance de foi divine à l’égard de Dieu, et humaine pour les personnes que Dieu vous donne et vous donnera, jamais vous ne quitterez le goût des sens et ainsi le sensible.

4. Que j’aurais de grandes choses à vous dire [176] sur la Fête de demain touchant cela, et comment Dieu fait passer tout d’un coup saint Paul du péché et des sens éclairés dans le pur spirituel en nue foi ! Je vous dirai seulement ces deux mots : il le terrasse par un éclat qui le convertit ; il lui parle, ce qui l’éclaire et le console, en lui faisant entendre qu’il était Jésus-Christ, que c’était lui-même. Quelle consolation pour lui en ce moment par la lumière divine éclairant son âme ! Il semble que cela devait suffire ; et que cette divine présence l’éclairant, lui devait apprendre toutes choses. Tout au contraire elle s’évanouit, lui donnant l’ordre d’aller à Ananias, ministre de la foi, laquelle lui ouvre les yeux ; au lieu que la divine lumière brillant par la présence de Jésus-Christ les lui avait crevés en l’aveuglant.

Voilà en peu [sic] le Mystère de Jésus-Christ, et comment la foi fait des miracles sur les âmes capables de sa nudité, obscurité et simplicité. Il faudrait un gros volume pour expliquer le Mystère de la conversion de saint Paul : et ce n’est pas sans une grande providence et sagesse divine que la sainte Église conduite par cette divine lumière en a fait une fête solennelle : ce que l’on considère peu souvent, ne remarquant ordinairement en ce jour, que le saint Apôtre, qui de persécuteur de l’Église est devenu prédicateur de Jésus-Christ.

5. Le bon Dieu soit béni de tout : il faut être comme il le désire ; je le veux de tout mon cœur. C’est la béatitude que vous trouverez assurément si vous êtes fidèle à entrer de la bonne manière dans votre grâce, en remplissant ses desseins sur vous dont il vous a tant donné de lumière, et dont vous me dites avoir des [177] avant-goûts et des instincts assez continuels ; ce qui vous marque suffisamment l’amour de notre Seigneur sur vous. Prenez courage au nom de Dieu ; et vous confiez en sa bonté, que tâchant de vous quitter comme je vous ai dit au commencement de cette lettre, vous le trouverez par la perte de vous-même en foi, ce qui fait plus faire de chemin en un jour qu’en dix ans avec ses forces.

6. Je faisais aujourd’hui réflexion sur ces belles paroles du S [aint] Évangile, dites en manière de reproche à ces gens sans foi qui jugeaient du cœur de Dieu comme du leur, qu’il donne moins à qui sait moins : Votre œil est-il mauvais parce que je suis bon310. Et par ce beau mot, les cœurs petits sont soulagés, sachant que la bonté divine est sans mesure vers les âmes qui sont fidèles à leur vocation, quoique petite et tardive. Oui, chère Dame311, le cœur de Dieu est bon à une âme simple, et qui va simplement avec lui se contentant de sa grâce, de sa voie et de ce qu’il lui donne, l’aimant infiniment mieux parce que c’est un don de Dieu, que tout ce qu’elle pourrait désirer, fût-ce même d’être le premier Séraphim. Mais le malheur est que l’on ne suit pas sa grâce et son appel, et ainsi la bonté divine est arrêtée.

2.33 Fidélité à la foi purifiante.

L. XXXIII. Fidélité à la lumière purifiante de la foi au milieu des misères qu’elle découvre dans l’âme.

1. On trouve des croix par tout : il n’y a qu’en Jésus-Christ où la croix est béatitude [178] et la pauvreté plénitude. Heureuse l’âme qui le trouve ! Ceci commence lorsqu’il éclaire l’âme pour lui découvrir ses misères ; ce qui est une grâce sans laquelle il est impossible que le fond de l’âme se réveille pour chercher Dieu. Ces vues et ces connaissances de ses misères insensiblement ressuscitent l’âme quand elle est fidèle à en faire usage par pratique ; et cette résurrection commence toujours par des instincts qui portent à Dieu et qui le font désirer, l’âme se donnant à lui en proie pour être peu à peu purifiée des misères qu’elle découvre. Et à mesure que ces misères se découvrent et qu’elle y donne ordre fidèlement, ces instincts qui la portent vers Dieu se réveillent encore davantage ; si bien que la vue de ses misères fait croître les instincts, et les instincts font courir l’âme. Mais le mal est, que l’âme n’est pas assez fidèle : car il faut que ces lumières et ces instincts remuent et renversent tout ce qui est dans l’âme ; et c’est où est la douleur, à cause du long chemin et des renversements qu’il faut faire : sans cela on n’arrivera jamais à Jésus-Christ, à quoi tendent toutes ces dispositions.

2. Je puis vous dire plus véritablement que jamais ; heureuse l’âme où Jésus-Christ se manifeste et se communique, puisqu’il est la source et la plénitude de tout bien ! On dit ordinairement cela ; mais heureuse l’âme qui en jouit !

Heureuse l’âme où la lumière éternelle désire se lever et se communiquer ! C’est assurément une voie rude et difficile à cause des morts, des croix, et des obscurités dont elle est remplie ; mais il est vrai qu’elle aboutit à tant de bien et communique tant de bien, que l’on peut dire : heureuse la mort qui donne la vie. [179]

3. Vous me donnez une grande consolation, m’exprimant ce qui se passe en vous, qui me montre assez bien ce que Dieu doit faire en vous, savoir de vous découvrir vos misères ; ce qu’il continuera si vous êtes fidèle. Car avant que la lumière sans lumière vous ait fait découvrir tout ce que vous êtes, il y a bien du temps et bien des croix, la nature étant puissamment crucifiée dans la vue de ce qu’elle est. Ce qu’il faut cependant poursuivre par fidélité de pratique, quoique l’on tombe et retombe un million de fois : et la lumière en cet état se donne autant et même plus par les chutes poursuivies et remédié fidèlement, que par le goût suave, qui accompagne peu cette lumière de vérité si ce n’est qu’elle soit déjà beaucoup avancée.

4. D’où vient qu’il faut beaucoup remarquer que la foi en cette voie a plutôt un instinct que lumière, soit de tendre à Dieu, soit de mourir à soi : car dans le commencement et bien long temps les instincts opérés de Dieu en cette voie font tout ; c’est-à-dire, que l’âme fait tout par eux et [est] excitée par leur vertu. C’est pourquoi durant tout ce temps quoique l’âme fasse tout par cette grâce, comme ce n’est que par les instincts qu’elle communique, l’âme semble faire tout [par] elle seule, et que Dieu laisse tout faire à sa fidélité et à son courage ; ce qui cause une grande peine, d’autant que ces instincts se vont toujours réveillant de plus en plus comme dévorant l’âme, plus elle pense être fidèle : c’est ce qui fait qu’à moins d’un très grand courage et [d’] une cruauté sur soi-même, la lumière (se ?) réveille peu, sinon par ces instincts. [180]

5. Prenez donc courage sans courage. Prenez garde d’avoir pitié de vous : Il faut que tout se réveille et que l’impureté cachée dans les inclinations, les passions et le reste se réveille, afin qu’on la voie en la sentant, et que par les instincts cruels et impitoyables l’on travaille à la suite fortement. Car remarquez que la grâce ne s’occupera d’ici à un long temps312 quand bien même on serait très-fidèle, qu’à purifier les inclinaisons, les passions, les appétits, et le reste de la partie inférieure : c’est pourquoi pendant tout ce temps la lumière ne sera qu’en instinct, et elle ne se donnera comme lumière que quand la partie inférieure sera purifiée et que vous serez au-dessus d’elle par la générosité et par un courage infini.

6. Remarquez bien que quand Dieu a commencé à donner cette lumière et que l’âme est déterminée à la suivre par la mort de soi, on est longtemps comme enfoui sans lumière, sans mouvements, ni pour Dieu ni pour rien. En suite par des providences que l’on n’entend pas et que l’on ne peut comprendre, Dieu réveille l’âme ; ce qui est un grand bonheur : et pour lors commencent les instincts qui sont réveillés par toutes choses, par les lectures, les Oraisons, les discours, et par une infinité d’autres providences ; à quoi il faut être fort fidèle. Car si l’âme se poursuit sans relâche par la mort à soi, ils [ces instincts] se réveillent incessamment ; et alors il faut agir intérieurement conformément à l’instinct, tantôt se donnant, ou désirant la mort de soi-même, tantôt se sacrifiant et selon un million d’autres mouvements auxquels il faut être fort fidèle. Parce qu’à moins d’une grande suite de fidélité à observer et à mourir, on [181] souffre puissamment ; et plus la lumière croît et plus les instincts deviennent forts, plus la douleur est cuisante en suite des défauts : ce qu’il faut souffrir par humilité sans trop se remuer, et prendre sur tout313 garde d’être toujours en état d’abandon.

Les âmes qui se sont mises dans quantité de choses par elles-mêmes qui sont contre l’ordre de Dieu, ont infiniment à souffrir, jusqu’à ce que tout soit purifié et qu’elles soient revenues dans l’ordre de Dieu : elles sentent long temps cette inclination d’haïr l’imperfection et le péché, et cependant elles en font continuellement, ce qui est un tourment qu’il faut porter humblement et avec repos.

7. Vous dites fort bien que lorsque Dieu par sa miséricorde appelle une âme et lui donne la vocation pour cette grâce, son salut y est attaché ; et si elle s’en fourvoyait il y aurait beaucoup à craindre pour une infinité de raisons, mais spécialement d’autant qu’elle serait toujours sans jamais rien trouver qui pût contenter son cœur : et ainsi cela serait cause qu’elle abandonnerait tout, et se remplirait comme par nécessité des choses du monde sans y trouver sa satisfaction, mais plutôt sa perte et son malheur.

8. Prenez sur tout garde d’être fort fidèle, et de ne vous rien réserver que vous n’abandonniez avec courage. Si vous êtes courageuse, la lumière sera toujours présente, mais aux dépens de l’âme ; car ce sera toujours pour la faire mourir. Je prie Notre-Seigneur, qu’il vous fasse sans esprit, sans jugement, sans volonté, et sans retour sur vous-même ; j’en ai aussi besoin pour vous aider ; d’autant que ma lumière croissant beaucoup j’ai peine de m’arrêter et de voir toutes les choses dont vous avez besoin, et dont je vous [182] ai parlé depuis très longtemps. Si j’étais fidèle, la lumière immense se lève dans mon âme, et Jésus-Christ commence à s’y lever ; et je vois plus claire que jamais la vérité de la voie. Peut-être que je me trompe ; mais il semble que c’est la Vérité même : Jésus-Christ qui se communique et qui réduit mon âme peu à peu à l’unité en lui où je vois et où j’ai vu ce que je vous ai dit.

9. Aimez, je vous prie, Jésus-Christ de tout votre cœur ; car cette voie n’est à la fin autre chose que lui. Et qui le pourrait comprendre, à moins que sa bonté le donne ! Savoir que cette mort, cette obscurité, ces croix et ce petit commencement de foi sont la semence de Jésus-Christ, qui à la fin devient le bonheur de l’âme314.

2.34 Fidélité à la foi purifiante

L. XXXIV. Sur le même sujet.

1. Prenez courage ; travaillez sans vous rien pardonner et soyez cruelle sur vous-même. Si vous saviez le bonheur à quoi cette semence de foi prépare, vous n’épargneriez rien, mais plutôt vous vous exposeriez à tout. Travaillez au nom de Dieu à être fidèle à votre intérieur, mourant incessamment à tout ce que vous découvrez être impétuosité de nature, et à vous séparer de tout ce que vous pouvez soupçonner être la pâture de vos inclinations. Il y en a encore tant, quoique vous voyiez que les instincts se réveillent, que ce serait bien autre chose, si bien des choses étaient ôtées.

Votre âme voudrait se lever, marcher et [183] opérer selon le principe de vie qu’elle sent ; mais cela ne se fera qu’à mesure qu’elle se déchargera peu à peu de ce fardeau, dont elle sentira une certaine liberté, soulagement et vigueur. Mais ô Dieu ! Que la nature est forte et que ces inclinations sont fâcheuses par un million de faibles ! Mais courage ; ayez recours à la foi ; et pourvu que cette divine lumière prenne possession de votre âme, elle la purifiera peu à peu à vos dépens et la réveillera, lui insinuant un principe et un instinct de vie.

2. Continuez donc, pour vous répondre en deux mots, à faire votre oraison et à travailler en esprit d’oraison autant que vous pourrez ; exposant doucement et humblement votre âme à Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi315. C’est Lui qui est le principe de cette divine lumière, et c’est cette divine lumière qui découvre Jésus-Christ et qui à la suite se communique. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui par cette semence goûte ces vérités, car en vérité il s’y fait des merveilles !

Je vous dis ce que je vous ai déjà dit bien des fois, que qui saurait le bonheur d’une âme qui a la semence de la foi, l’estimerait heureuse non seulement pour le bonheur qui l’attend dans l’éternité, mais même dès cette vie. Jésus-Christ approche d’elle ou plutôt cette foi fait naître Jésus-Christ en elle, qui y devient une source infiniment féconde de tout bien. Qui saurait ce que c’est que Jésus-Christ, donneraient mille vies, s’il pouvait, pour pouvoir jouir de ce bonheur. Mais il faut que la foi fasse mourir, et mourir un million de fois, avant que Jésus-Christ vienne [184] ainsi en l’âme ; mais sans doute cela se fait, et l’âme doit vivre d’espérance en mourant de moment en moment par toutes les petites providences.

Soyez donc en repos, mourant à vous-même ; et à la suite, vous trouverez par votre oraison et par les diverses petites morts de vos désirs, de vos inclinations, habitudes, passions, de votre jugement et de votre volonté, que la foi augmentera et que votre mort deviendra plus profonde, pénétrant insensiblement le plus intime de vous-même.

3. Plus mon âme va en avant, plus je remarque dans la lumière de vérité qu’il faut qu’elle humilie l’âme qu’elle veut éclairer et cette humiliation devant être véritable, il faut qu’elle s’opère par la vue certaine de ses misères et de sa corruption ; ce qui doit aller toujours en augmentant, plus la lumière croit, jusqu’à ce que l’âme ait connu son néant et sa misère, non tellement quellement316, mais en vérité ; et cette vérité est selon le degré de lumière. Car comme cette lumière se donne fort différemment, aussi les âmes qui la reçoivent n’approfondissent pas leur néant et leur corruption en même degré et d’une même manière.

4. Ce procédé est infaillible ; et jamais la foi n’est communiquée que par ce moyen, ce qui est une grande grâce aux âmes qui en font grand usage. Car il faut remarquer qu’en ce degré de connaissance de soi et de destruction de soi-même, tout est remis à la fidélité de l’âme. C’est à elle à s’immoler et se sacrifier à Dieu, qui lui envoie des messagers pour lui marquer Son désir de venir en elle, ce qu’Il n’exécutera [185] que sa maison ne soit vide ; et c’est par la vue de ses misères, de son indignité, et de ses péchés que cela s’exécute, quand l’âme, étant en repos et se possédant en foi et en abandon, se vide de tout ce qui est de soi-même pour être remplie de l’invisible et de l’inconnu.

5. Il faut donc prendre courage et travailler infatigablement, sans se rien réserver, ce qui ne s’exécutera jamais qu’en mourant, et jamais la mort ne viendra que par toutes les occasions qui se découvrent tous les jours. Ne vous épargnez donc nullement, si vous voulez que la foi croisse incessamment. Je le vois, grâce à Notre Seigneur, plus que jamais. Mais vous trouvez si peu d’âmes qui veulent travailler tout de bon, qu’il faut par nécessité que la lumière nous soit cachée par tant d’atomes de notre propre corruption que cela est surprenant ; mais qui est assez heureux de voir, découvre incessamment Dieu comme un soleil d’infinie lumière de vérité se précipiter en elle pour y faire des merveilles, et cela à mesure de sa mort et de sa véritable destruction. Courage donc, car il y a infiniment à mourir et à purifier dans nos pensées, intentions, actions et dans tout le reste ; mais supposé ce courage, Dieu ne manque pas à venir.

2.35 Purification de l’âme par la foi

L.XXXV. De la purification des sens, des puissances et du fond de l’âme par la lumière de la foi ; et que l’on n’y doit être constamment fidèle pour arriver à l’illumination et à l’union.

1. Quand Dieu fait la miséricorde à une âme de la disposer pour Le chercher par [186] l’oraison commune et par les pratiques ordinaires de vertu et de fidélité, pour le plus souvent, si elle est constante à poursuivre Notre Seigneur, à désirer efficacement de Lui plaire et d’arriver à Son union par le moyen le plus prompt et le plus efficace, Dieu, tout plein de bonté, qui ne peut souffrir que les désirs d’une âme qu’Il chérit tant soient inutiles et sans effet, lui donne secrètement le don de foi par lequel elle peut arriver promptement et sûrement à l’union tant désirée.

Ce don est si grand et d’une miséricorde si infinie que cela ne se peut exprimer que par l’expérience des âmes qui en feront un fidèle usage, puisqu’il contient en soi et en son efficacité toute la voie de l’union et de la consommation de l’âme en Dieu par la venue véritable ou pour mieux dire, par la naissance de Jésus-Christ en toute elle-même. D’où vient que les âmes qui reçoivent ce don de foi et n’y sont pas fidèles, perdent tout et sont redevables à Dieu de tout ce qu’Il devait opérer en elle. Ceci est de grande conséquence et il le faut bien peser. Mais supposé qu’une âme soit fidèle à ce don, Il la conduit peu à peu par la main de degré en degré sans qu’elle doive avoir de peine et de crainte de se perdre, Le suivant avec fidélité et mourant à soi-même selon qu’Il le marque de temps en temps, d’état en état.

C’est donc ce don de foi, par laquelle une âme si heureuse doit faire son oraison, pratiquer les vertus et être fidèle à toutes choses. Et comme la foi est aussi infaillible que Dieu même, il faut avoir une confiance sans fin et à l’épreuve de tout, ne se mettant pas en peine, mais plutôt faisant usage avec fidélité de l’obscurité, [187] des croix et des renversements que l’âme trouve en le suivant.

2. Tout cela, que je dis brièvement, supposé, il faut savoir que la foi tenant l’âme fidèle par la main, la voyant courageuse pour ne s’effrayer ni d’elle ni de sa conduite, la fait passer par la purification, d’autant que, comme le principal et l’effet final de la foi est de conduire l’âme à l’union avec Jésus-Christ, il faut qu’elle la purifie pour lui donner sa ressemblance puisque l’union n’est fondée que dans la ressemblance. Et pour cet effet, elle commence à purifier les sens, ensuite les puissances, après et finalement le fond et le plus intime de l’âme. Elle prend cet ordre afin de mettre tout en ordre, rectifiant le désordre que le péché a mis dans nos sens et nos puissances, et au plus intime de l’âme.

Durant toute cette cure, l’âme reçoit beaucoup de peines, tant du côté de la foi, à cause de son obscurité, que des effets qu’elle produit, qui se terminent à ôter le péché de toutes ses parties ; et comme elle fait cela fort à l’obscur et aux dépens de l’âme, cela est cause qu’il faut nécessairement agoniser et souffrir, ne se voyant en assurance de rien ni possédant rien qui soit stable.

3. La foi commence par les sens tant extérieurs qu’intérieurs, les purifiant par un amour qu’elle donne à l’âme de les faire ressembler à Jésus-Christ en pauvreté, en délaissement, en séparation des créatures et en humilité, lui imprimant une tendance secrètement amoureuse à être fidèle, par résignation et abandon à ce qui lui arrive de moment en moment dans la condition et l’état où la divine Providence [188] a mis l’âme, laquelle découvre qu’elle n’a pas besoin d’aller chercher d’autres abjections, souffrances, pauvretés, etc., que celles qui lui viennent dans son état, et qu’elle peut trouver et pratiquer ordinairement dans sa condition.

Les sens sont purifiés quand la résignation et l’abandon y sont en perfection raisonnable, ce que l’âme aperçoit peu à peu, mais non si parfaitement que dans les autres états et degrés.

4. Après que la résignation et l’abandon sont dans les sens en degré suffisamment avancé, et qu’ainsi ils sont purifiés, la lumière de la foi devient plus grande et plus spirituelle. Car il faut remarquer que durant tout le temps qu’elle opère et purifie les sens, elle n’est là que comme un instinct amoureux pour les porter à se conformer à Jésus-Christ.

Ensuite donc la lumière de la foi prenant possession des puissances et les conduisant par les degrés de purification, elle le fait en se manifestant comme lumière qui découvre peu à peu la beauté des merveilles des Mystères de Jésus-Christ, ce qui donne à ces puissances une inclination pour s’y conformer, laquelle croît à mesure que la lumière augmente. Cette lumière aussi se fortifie et devient plus grande et par conséquent plus pure, plus l’âme travaille à s’y conformer. Ce qui met insensiblement en l’âme une inclination de complaisance et de joie pour Jésus-Christ dans Ses états, souffrant, humilié et abject. Et comme la foi par la purification des sens y a mis la résignation et l’abandon aux souffrances et au reste des providences qui arrivent, la purification des puissances par la foi y met une complaisance et une joie à [189] cause de la participation des états de Jésus-Christ. Si bien que par la fidélité que l’âme a à suivre la foi dans la pratique par joie et amour, et par complaisance à ce qui lui arrive de moment en moment par conformité à Jésus-Christ, et aussi à s’appliquer aux Mystères pour y pénétrer, à l’aide de la foi, ses merveilles selon le désir de son cœur, les puissances de cette manière trouvent peu à peu leur pureté par l’ornement que Jésus-Christ leur communique.

5. Quand les puissances expérimentent que les lumières sur les Mystères de Jésus-Christ peu à peu se diminuent et qu’elles sont amoureusement affamées de la ressemblance et de la conformité à ce Dieu-Homme, humilié, pauvre et abject, (ce qui dit une grande pureté qui ne peut pourtant encore rassasier son cœur et l’intime de son âme), pour lors commence la course du fond, et la foi, prenant l’âme par la main d’une manière encore plus serrée et plus intime, lui fait entendre secrètement qu’encore qu’elle lui ait paru obscure, cruelle et pénible en la conduisant par la mortification des sens et des puissances, il faut qu’elle s’attende à bien davantage ; d’autant qu’elle lui a toujours fait voir un objet aimable et adorable, mais que présentement elle va tout effacer317 et la va mettre sans lumière, sans goût et sans assurance ni complaisance pour ce Dieu-Homme, et qu’elle lui va faire expérimenter deux contraires infiniment dissemblables en elle, savoir une secrète inclination du cœur et au même temps une horreur infinie, qui s’augmenteront pareillement si elle est fidèle. Cette inclination est pour Jésus-Christ dans Ses états, et cette répugnance est pour l’écrasement des providences qui lui arriveront [190] : car Jésus-Christ par une providence tout adorable conduit si justement toutes choses qu’elles lui sont une croix infiniment présente.

6. Elle est donc réduite dans son fond et y est comme une personne à qui l’on a coupé les pieds, les mains et la langue, à laquelle l’on fait du mal très cruellement, si bien qu’elle ne peut se secourir ni se plaindre. De même cette âme réduite en cet état est purifiée par la foi de son soi-même par les croix, les humiliations et les providences qui lui arrivent de moment en moment et qui ont le pouvoir non seulement de faire effet en ses sens et ses puissances, mais d’écraser et pulvériser son fond, c’est-à-dire de la faire mourir et de lui ôter peu à peu tout son propre, sans qu’elle se puisse soulager ni, à la suite, qu’elle le veuille.

Jusque-là la foi a fait souffrir les sens et les puissances et a fait quelque purification, mais très légère. C’est ici que se donnent les coups qui font du mal et qui causent la mort, mais si cruellement qu’il la faut comparer à la mort véritable du corps lorsqu’on lui arrache la vie par force et par la violence des douleurs.

D’exprimer comment les providences crucifiantes effectuent ce troisième degré, cela ne se peut : c’est assez d’exprimer qu’elles le font et que la foi, à l’aide de la Providence et de la conduite toute amoureuse de Dieu, l’opère quand l’âme est fidèle.

7. Tout le temps de la purification des sens et des puissances, l’âme ressent une instabilité étrange et peut facilement tout quitter là, et abandonner la foi, son aimable guide, ce qui doit beaucoup exciter à la confiance et au courage. [191] Car souvent les âmes qui ne se proposent que des douceurs dans la foi de Dieu, ou au plus quelque souffrance, en voyant tant et un si long temps, abandonnent tout, ou du moins se rendent paresseuses et veulent ajuster la grâce et la nature ; mais cela ne se fera jamais, il en faut être bien convaincu.

Quand la foi commence à purifier le fond, c’est pour lors que l’âme a un peu plus de stabilité ; d’autant qu’elle approche plus de Dieu et a une inclination plus intime pour l’union. Mais comme les croix et les providences humiliantes et crucifiantes, et les lumières intimes et secrètes sont plus fortes, inclinant l’âme à mourir pour vivre en Jésus-Christ, cela fait que si l’âme ne redouble comme infiniment son travail, sa fidélité et sa confiance, non à chercher, à penser et à faire, mais à être fidèle à mourir par l’aide de ce qui lui arrive, elle abandonnera tout peu à peu, ou du moins elle mourra de langueur sans mourir, c’est-à-dire sans arriver à la fin de son désir, qui est la mort véritable pour Jésus-Christ et en Jésus-Christ par la réelle conformité à Jésus-Christ.

8. Durant tout ce troisième degré, la foi prend plaisir de découvrir à l’âme (afin de l’animer secrètement), les beautés des croix de Jésus-Christ et le profond Mystère de la Sagesse infinie dans le don du même Jésus-Christ au monde.

Ces lumières ne sont pas dans les sens ni dans les puissances, mais ce sont des lumières très pures qui sortent de l’approche de Dieu ; et elles se renouvellent et se multiplient autant que l’âme est fidèle à mourir. Quand je dis « se multiplient », ce n’est pas que l’âme ait multiplicité [192], mais unité par sa mort, n’étant point obligée ni à se ressouvenir ni par conséquent à en faire magasin, puisque l’âme ne les a qu’en mourant et par sa mort même, si bien qu’elle n’a besoin que d’être fidèle à mourir à tout, sa mort lui étant tout, ce qui, sans un miracle, ne s’effectue que par un très long temps.

9 . À moins d’une très profonde expérience, on croit, en lisant ces écrits, que ce que je dis ici est la fin et la consommation des ouvrages de la foi, et cependant ce n’en n’est qu’un petit commencement ; je dis le même de la consommation de tout ce troisième degré de purification que j’ai décrit, puisqu’il en suit encore deux autres bien plus longs, plus féconds et plus amples, qui sont l’illumination et l’union en foi.

10. On me dira peut-être que ces trois premiers degrés les contiennent : cela est vrai pour plusieurs peu courageux et qui craignent de donner le tout pour le Tout. Mais pour les âmes qui veulent vivre des croix et mourir par la pointe cruelle de la croix, il n’est pas vrai, d’autant que le degré d’illumination ne commence véritablement qu’à la fin de la purification susdite du fond ; d’où découle pour lors, quand elle est effectuée, une lumière admirable, qui parcourt les sens, les puissances, et le même fond en les éclairant et y opérant des merveilles. Et quand cette divine lumière a orné ces demeures et parties selon le degré et selon le dessein de Dieu, alors l’âme vraiment amoureuse non des dons, des caresses et des magnificences de la souveraine Majesté, mais de Dieu même, lui crie du plus intime de son cœur, que ce n’est point tout ce qu’elle a vu par [193] ce degré d’illumination qui la satisfait, mais qu’elle meurt du désir de L’aimer par un pur amour vraiment essentiel et véritable, et qui rassasie pleinement sa capacité, autant que la vie voyagère le peut souffrir.

11. Dans ces désirs, insensiblement toutes les belles lumières du degré d’illumination cessent, et un amour secret prend leur place ; et pour lors le degré d’union commence à consommer les sens, les puissances et le centre de l’âme, lui communiquant Jésus-Christ, Dieu et homme, véritablement et d’une manière qu’il faut expérimenter, par laquelle communication les sens, les puissances, et le fond de l’âme sont perdus en Jésus-Christ et ornés de Ses sens et puissances ; et enfin tout le soi-même de l’âme se trouve vraiment en Jésus-Christ qui devient sa vie, son mouvement et toute sa plénitude.

12. Ceci n’est qu’un faible crayon318 des merveilles qu’opère la foi dans les âmes qui sont assez heureuses d’en avoir reçu le don, et qui sont constantes pour tout perdre, tout souffrir, et tout faire afin de Lui être fidèle. À moins de cela, il ne faut s’attendre à rien, sinon à beaucoup souffrir et fort inutilement quand on a déjà un peu goûté du don de foi, à cause que, pour peu qu’on en ait, il donne une subsistance si solide à l’âme que l’on demeure fort peiné quand on retourne dans ses sens et dans son amour propre, n’y trouvant que du vide et de la misère. Cependant ils s’en trouvent qui, faute d’avoir été fidèles, passent misérablement leur vie, tombant et se relevant et ne faisant jamais rien qui subsiste.

Pour les âmes qui sont fidèles et qui veulent [194] efficacement travailler aux dépens de quoi que ce soit, je les assure que tout ce qui est ici décrit, est véritable, et n’est presque rien cependant à l’égard des merveilles de la foi et de son pouvoir pour effectuer ce que Jésus-Christ nous a promis dans Son Évangile. Mais elle ne sera jamais révélée, ni elle ne révélera jamais Jésus-Christ à une âme si elle n’est vraiment petite : Revelasti ea parvulis319.

13. Il est impossible de pouvoir décrire en détail ce qui se passe dans les différentes opérations de la foi dans la vie purgative et encore moins dans les autres voies et états. J’écris seulement ceci en abrégé pour en avoir quelque teinture, afin qu’on tâche d’être fidèle pour correspondre à la suite et à la longueur de l’opération de Dieu quand Il commence à donner le don de la foi, par la patience constante, courageuse, et vraiment longanime à se combattre ; autrement peu à peu elle diminue, et l’âme tombe dans l’embarras et la confusion ; et souvent après avoir combattu quelque temps, plusieurs quittent et retournent aux créatures ; ou si cela n’arrive entièrement, la confusion y demeure d’une telle manière qu’ils ne sont ni dedans ni dehors, et qu’ils ne peuvent faire usage ni de la foi, ni d’autres lumières intérieures, demeurant seulement soutenus de quelque fond de bonne volonté sans aucun ordre, ce qui est une perte infinie et déplorable.

14. Il faut remarquer que cette lumière de foi a pour un effet très spécial et qui lui est uniquement propre, de rectifier et rajuster le naturel [195] et d’y remettre l’ordre premier que le péché a détruit, le rectifiant selon qu’il a été créé de Dieu dans une droiture et simplicité admirable, et ne purifiant pas seulement le péché et les effets plus communs et plus connus du péché, mais pénétrant encore dans l’intime de l’être pour le remettre dans la pureté de sa création et selon qu’il est sorti des mains de Dieu, de telle manière que, par sa vertu pénétrante tant pour purifier que pour rétablir, elle va jusqu’au plus intime de tout l’être tant du corps que de l’esprit. Et c’est ce qui fait qu’aux âmes qui sont fidèles, elle est cruelle, rien ne pouvant échapper [à] sa vue pénétrante et l’efficacité de son opération, ce qui ne se peut effectuer que selon le degré de la fidélité de chaque âme. C’est un miracle d’en trouver qui soit pleinement fidèle pour se laisser soi-même et se confier entièrement à Dieu, d’autant que, plus cette lumière avance, plus elle fait perdre, peine et écrase. Ce qui est souvent cause que plusieurs âmes la voyant un peu, les unes en sont effrayées et ainsi l’abandonnent, les autres reçoivent un peu davantage, mais la peine qu’elle leur cause les étonne aussi ; et ainsi peu à peu elles en entendent, les unes plus, les autres moins, quelque nouvelle par la miséricorde du bon Dieu ; mais quand il faut être un peu touché de Sa main, on crie les hauts cris, croyant que tout est perdu, ne sachant pas et ne pouvant jamais apprendre, sinon par expérience, qu’elle ne fait du bien qu’en appauvrissant, qu’elle ne purifie qu’en salissant, qu’elle ne donne la vie qu’en tuant, et enfin qu’elle ne remet la créature, sa bien-aimée, dans la rectitude de la justice [196] originelle selon cette vie qu’en perdant sans ressource. C’est pourquoi le saint homme Job, plein de cette divine lumière, et admirablement fidèle à son opération, a dit d’elle ces admirables paroles : Mors et perditio audiverunt famam ejus320 : la mort et la perte totale de soi-même en ont entendu des nouvelles certaines.

15.  Il est très vrai que c’est un plaisir admirable de voir cette divine lumière opérant dans ce saint homme, comment elle pénètre dans toutes les parties de son corps, de son âme et enfin de tout ce qu’il était, afin d’être une image et un exemple à la postérité. Elle le dépouille de toutes les créatures et de tous ses biens, et le fait misérablement pauvre. Mais de quelle manière ? C’est assurément avec une cruauté surprenante. De plus, ayant réduit cet homme dans la nudité totale, elle passe plus avant, pénétrant tout son corps et le chargeant d’un ulcère et d’une pourriture épouvantable ; ce qui l’approfondit encore beaucoup plus dans la pauvreté et dans l’abandon des créatures. Combien d’agonies et combien de désespoirs sa pauvre âme souffre-t-elle dans cette rude opération, n’ayant là pour soutien que sa résignation et sa conformité à l’ordre de Dieu ? Ce n’est là encore rien. Quand la foi trouve un cœur généreux et qui ne dit pas « c’est assez », mais qui s’abandonne totalement ; elle saisit ensuite son esprit de tant de peines qu’il faut lire les expressions admirables que cette divine lumière faisait produire à son esprit et à son cœur, qui, étant sur le pressoir de la divine puissance, sortaient au-dehors par ces expressions vraiment divines et [197] jugées telles par toute âme qui sait par expérience son langage quand elle possède un esprit.

16. Il faut lire avec beaucoup de respect ces admirables expressions que l’on n’entendra et ne comprendra que selon le degré de la communication de cette même foi et sagesse, car il est très certain que chaque parole est un admirable Mystère de cette divine sagesse et de l’adresse merveilleuse qu’elle a pour mettre au pressoir un esprit, afin de faire sortir tout l’impur et de lui insinuer la participation véritable de Dieu. Elle trouve si adroitement et si justement tous les moyens où l’esprit se peut accrocher et empêcher ainsi sa cure, qu’il ne se peut rien de semblable, comme on le voit dans la séparation des amis de Job, de sa femme et de tout ce qu’il pouvait avoir dans la terre qui lui pouvait donner quelque appui.

Les âmes qui sont avancées dans cette divine lumière trouveront grand goût et beaucoup de consolation, d’instruction et de soutien dans la lecture du livre de Job, leurs lumières s’unissant à cette admirable lumière de ce saint homme, pénétrant par là le sens vraiment mystique de ce livre.

17. Comme cette divine lumière de foi et de sagesse est si longtemps petite dans les âmes auxquelles elle est donnée, et que très peu y sont fidèles et ont la patience et la fidélité pour mourir, cela est cause que, venant à parler de ses effets plus avancés, quoiqu’ordinaires, on est épouvanté et qu’on croit cela impossible et que ce sont exagérations mystiques. Cela n’est nullement ; et toute personne qui y sera fidèle expérimentera infiniment plus que je n’ai dit, tout cela n’étant encore qu’un commencement. [198]

2.36 Foi opérant dans les sécheresses.

L. XXXVI. Que la foi divine opère incessamment dans l’âme qui y est fidèle, pour la purifier, nonobstant ses sécheresses et obscurités.

1. Une des choses les plus importantes et qui soulage davantage les âmes qui ont le don de foi, est de les certifier que supposé la certitude entière de ce don, elles ne se doivent pas mettre en peine pour s’assurer de n’être pas inutiles dans l’Oraison et l’action journalière ; pourvu qu’elles soient fidèles à s’observer touchant les inutilités du dehors, les attaches à elles-mêmes, et la fidélité pour se convertir vers Dieu selon le degré où elles sont. Les obscurités fort fréquentes, les insipidités, et les défauts où elles tombent de fois à autre non volontairement, leur sont des tentations continuelles de croire <de> ne rien faire ; d’autant qu’elles ne voient et n’aperçoivent ce qu’elles font : ce qui est cause que plusieurs âmes qui ont le don de foi, et qui feraient merveilles par son moyen, hésitent incessamment ; et au lieu d’en faire usage la brouillent toujours en ajoutant et en faisant ce qu’elle peuvent pour s’assurer par quantité de choses qui les éloignent de la foi.

2. C’est pourquoi je dis que c’est une des grandes grâces qu’une âme puisse avoir ayant le don de foi, d’être bien certifiée de l’usage que l’on en peut faire ; et par conséquent que supposé la certitude, il faut se garder infiniment des craintes de la nature, qui fait toujours hésiter et qui craint de se précipiter dans une voie si in [199] connue, particulièrement y ayant quantité de personnes qui faute d’expérience ne connaissent d’autre foi que la foi ordinaire du Christianisme, et ainsi ne savent vivre ni conduire les autres que par réflexion. Mais ceux qui savent par expérience, que Dieu donne à de [sic] certaines âmes un don de foi, savent aussi qu’elle [cette foi] opère dans ces âmes d’une admirable manière, et qu’insensiblement, et sans réflexion de la créature, elle les conduit peu à peu par la main jusque dans le sein de Dieu ; de telle manière que les âmes voient sans réflexion, elles goûtent sans goût, elles jouissent sans toucher : ce qui exclut ainsi toute réflexion, qui ne peut être qu’en lumière, goût, expérience.

3. Il est vrai que ce don est rare et qu’il faut être certifié par des personnes qui en aient l’expérience ; car si on se trompait en cette certitude on ferait des faux pas très notables. Car toutes obscurités, toutes sécheresses et tout non-goût, ne sont pas foi : et ainsi qui se conduirait dans des sécheresses et obscurités qui ne seraient pas foi comme dans celles qui sont foi, perdrait tout ; d’autant que les moyens de s’aider dans les unes et dans les autres sont entièrement contraires.

4. Mais supposé la certitude et l’assurance qu’une âme a du don de foi, elle n’a qu’à être fidèle au degré où elle en est, et à observer ce que je viens de dire au commencement : et assurément qu’elle ne se mette pas en peine de ces obscurités, sécheresses, et dégoûts ; car par là elle va autant et plus que si elle avait beaucoup d’amour aperçu et sensible.

J’ai dit qu’elle observe le degré où elle en est, d’autant que la foi a des degrés infinis, les [200] uns plus simples que les autres ; de telle manière que ce n’est pas assez que l’âme soit certifiée du don de foi, mais il faut encore qu’elle soit certifiée du degré conformément à ce que l’on a mis dans le traité de la Simplicité321.

5. Il est à remarquer que comme durant le chemin on commet bien des défauts, on arrête l’opération de la foi plus ou moins que les défauts sont volontaires ; et parfois on peut si bien la brouiller [la foi] que n’étant pas par providence secourue de personne, on pourrait perdre la route, ou du moins diminuer beaucoup la grâce de foi.

Comme cette grâce et ce don est [sont] très pur[s], il s’attache [ils s’attachent] incessamment à purifier l’âme et à la faire mourir aux créatures : ce qui fait qu’elle ne souffre point de volonté propre, d’arrêt d’esprit322, d’intérêt dans la dévotion ; et un million d’autres choses qui vont incessamment à la ruine de son soi-même ; et cela est cause qu’il n’y a rien de plus pénible que cette voie ni de plus facile à s’y fourvoyer à cause de l’amour infini que nous avons pour nous-mêmes et pour nos intérêts.

Pour ce qui est des défauts non volontaires, il faut tâcher, après en être humilié [sic], de se remettre dans sa petite voie ; car tels défauts ne sont pas préjudiciables quand l’âme fait usage du don de foi avec ferveur et fidélité.

6. Afin donc que l’âme soit bien convaincue qu’elle ne peut pas si facilement être oisive, comme nous avons dit, il faut savoir que le don de foi dont il est question, est une lumière surnaturelle d’une pureté qui ne se peut exprimer et d’une activité comme infinie, ce que S. Pierre ne pouvant exprimer se sert du mot de [201] lumière admirable, Il nous a transportés des ténèbres dans son admirable lumière323. Et dans un autre passage S. Paul appelle cette foi la substance des choses que nous espérons324. C’est donc proprement une lumière qui sort de Dieu, et qui est sa véritable ressemblance ; de telle manière que comme Dieu est toujours en acte et en action tant en lui-même que vers les créatures, aussi dès qu’elle [cette lumière] est donnée et qu’elle est en degré suffisant, elle agit incessamment, tant pour nous appliquer à Dieu, que pour nous approprier pour les emplois où la divine providence nous destine.

7. Et afin de comprendre encore mieux l’activité de ce don de foi dans l’âme, on peut dire qu’il est comme un Soleil qui se levant peu à peu produit dans la terre les merveilleux effets que nous y voyons. Il [ce don] est encore comme un feu qui de sa nature est toujours agissant, si bien que pour manquer d’agir il faut qu’il cesse d’être. Mettez donc du feu sur un sujet disposé, et aussitôt il agira et produira son effet. Ainsi la foi attachée à notre âme et donnée pour nous élever et transporter en Dieu, agit incessamment selon la disposition du sujet et selon la fidélité de l’âme dans le degré où elle est.

Je me suis servi de toutes ces comparaisons afin d’exprimer plus naïvement et simplement l’activité du don de foi en l’âme, non seulement pour sa perpétuité supposée la fidélité dans le degré où l’âme en est, mais encore pour faire voir que cette foi divine, ayant beaucoup purifié l’âme où elle est, fait de merveilleux effets en l’embellissant des vertus et d’autres dons qui [202] émanent de la Majesté divine par son moyen. C’est pourquoi il est de conséquence que l’on fasse attention à ces comparaisons afin d’en bien pénétrer la lumière ; car il est très certain [s. : avec tiret] que la foi agit de cette manière en l’âme.

8. Mais comme son action est un très long temps cachée et obscure, l’âme ne ressentant que sa pauvreté, nudité et misère ; cela est cause que presque jamais (à moins d’avoir l’esprit naturel fort capable de se perdre à ses vues et à ses intérêts,) on ne se défait de ses propres craintes : ce qui fait recourir sans cesse à des assurances, en se soutenant par des activités perpétuelles et par quantité d’autres choses que l’âme fait pour s’assurer. Mais quand l’âme est assez heureuse d’être d’un bon naturel, c’est-à-dire constant, doux, peu imaginatif, non craintif, mais plutôt enclin à se perdre, et que de plus Dieu accompagne son don de foi en tel naturel d’une conduite expérimentée ; il est certain que par là l’âme fait des démarches infinies, quoiqu’elle ne se sente pas aller ni qu’elle ne remarque pas [sic] ses accroissements. Qu’elle se soumette seulement et s’aveugle ; car faisant de cette manière elle ne sera retardée par rien, sinon par la longanimité, qui est inséparable de la fidélité à ce don : mais ce retardement sera heureux d’autant que c’est se retarder pour courir, ou plutôt c’est courir incessamment, en croyant [ne] rien faire.

9. Il est vrai qu’il y a un malheur, que quantité d’âmes imaginatives pour avoir lu des livres qui parlent de cette foi, ou pour en avoir entendu parler quelques personnes, se jettent dans l’obscurité et la sécheresse sans s’aider ; et sans [203] être véritablement certifiées que ce soit foi : ce qui joint à une infinité de défauts, et de passions dans telles âmes, fait qu’elles sont sans aucun moyen de remède à cause de leur suffisance. Les autres personnes voyant telle chose, crient contre les obscurités et l’Oraison de foi, mettant indifféremment les bonnes et les mauvaises (âmes ?) ensemble.

Lettre à l’auteur.

Pour lui rendre compte d’une retraite ; et de quelques difficultés touchant l’oraison de simple foi.

« Je sortis lundi au soir de retraite, et j’espérais de pouvoir vous en aller rendre compte les jours suivants ; mais mon esclavage ne me l’a pas permis.

1. “L’état où je me trouve ordinairement dans l’oraison lorsque je suis fidèle à m’y tenir attentif n’est autre chose qu’une application simple de mon esprit à Dieu vu très confusément ; et cette vue n’est, ce me semble ni profonde ni pénétrante, mais assez superficielle et aisée à trouver par les moindres distractions. La crainte que j’ai qu’elle ne soit troublée me tient dans une posture de corps respectueuses et immobiles. Si on me demandait alors à quoi je pense, je répondrai : que je ne suis pas distrait, mais que je ne pense à rien ; car il me parait, que ce qui termine ma vue n’est qu’un pur vide, et cependant ce vide m’attire. Il y a quelque chose dans ce nuage que je voudrais bien connaître moins confusément. Ce désir me presse, mais il ne me trouble pas. Je reviens aisément à la même disposition, lorsque les distractions et les extravagances l’imagination me l’ont fait perdre.

2. “Je sens quelquefois des envies de parler, non pas de faire de grands discours, mais de dire quelques paroles amoureuses comme Mon Dieu et mon tout, etc. C’est un soulagement pour moi, auquel je doute pourtant si je me dois laisser-aller.

Je n’ai pas le même doute à l’égard des réflexions qui me viennent sur la disposition où je me trouve, et je les chasse sans délibérer.

3. “L’oraison et la lecture du papier que vous m’avez fait la grâce de m’envoyer ont presque fait mon unique occupation dans ma solitude ; et j’ai trouvé dans ce livre une lumière et une consolation que je ne puis vous exprimer. Dès que j’avais cessé quelque temps ma lecture, je sentais une impatience d’y retourner dont je n’étais presque pas maître. Mais il faut vous dire que parmi une infinité d’éclaircissements qu’elle m’a donnés, elle m’a fait naître quelques doutes sur ce qui regarde la manière dont je me suis conduit depuis que je suis entré dans l’oraison de foi.

(1). Il me semble que j’ai trop tôt cessé d’agir, et que je n’ai jamais connu ce tempérament de ne faire cesser l’homme qu’à proportion que Dieu opère. On m’a mis dans la simplicité sans ordre et sans mesure, et on m’appliquait uniquement à l’Être divin.

(2). La lecture que j’ai faite depuis peu n’est point conforme à cette conduite ; et je n’ai observé nul ordre, m’étant simplifié tout d’un coup et sans degrés.

(3). J’ai observé ce que vous m’avez dit ; j’ai presque toujours lu quelque chose de la Retraite du Chrétien intérieur sur la personne de Jésus-Christ, (tome I chapitre 7 du IV Livre du Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières) avant que de commencer mon oraison. Je me mettais ensuite dans la présence de Dieu de la manière que j’ai déjà dite. Mais voici un petit embarras qui me venait assez souvent. Lorsque l’application à la présence de Dieu en moi cessait par les distractions, je ne savais si je devais retourner à mon sujet, ou me remettre simplement dans l’état où j’étais avant que d’être distrait. C’est ce que j’ai presque toujours fait sans savoir si je faisais bien ou mal ; et je puis vous assurer que mes sujets m’ont fort peu occupé.

(4). ‘Je ne sais s’il suffit pour continuer mon application intérieure à Dieu présent en moi, que j’aie une vue sombre, sèche, insensible et confuse, comme un homme qui regarderait dans un abîme obscur et profond, ou qui envisagerait un nuage fort épais ; ou si je dois me faire une image d’un objet plus marqué comme de l’Humanité de Jésus-Christ, ou de quelque action de sa vie. Je sens plus d’attrait au premier qu’au second : mais comme je ne sais si cela ne vient point de premières impressions qu’on m’a données, je suis bien aise de savoir votre sentiment là-dessus ; et je suis résolu de le suivre avec une docilité la plus grande du monde. Je vous assure que Dieu me donne pour vous un respect et une soumission de Fils. Conservez-moi toujours, je vous en conjure, la bonté que vous m’avez témoigné ; et que mes faiblesses et mes misères ne vous rebutent point.

2.37 Nudité dans l’Oraison de foi.

L. XXXVII. Réponse à la précédente sur la simplicité et nudité dans l’Oraison de foi; sur le désir d’y produire quelques paroles; sur les doutes de son état; sur les lectures et conversations; sur la conséquence à ne pas prévenir l’opération de Dieu; sur les sujets d’Oraison.

Afin de vous répondre utilement et d’une manière qui vous serve longtemps, je vous dirai mes pensées sur chaque article de votre lettre.

1. Je commence donc par votre Oraison, et vous dis généralement que toute votre expérience selon que vous l’expliquez est très bien ; que vous devez être fidèle en cette manière. Vous aurez beaucoup de peine à poursuivre cette simplicité et nudité, votre esprit, votre raison et vos sens vous causant souvent de l’ennui dans leur peu de stabilité, et dans le vide intérieur que vous expérimenterez. Mais il n’importe que les sens en cette rencontre souffrent, et que la raison ne comprennent pas comment ce procédé conduit à Dieu, et fait trouver Dieu en simplifiant l’âme et purifiant l’inclination amoureuse de sa [207] volonté, afin qu’elle fasse plus purement et à l’insu son ouvrage en cherchant Dieu où il est. Cette vue simple que vous me dites qui vous occupe en l’Oraison et qui ne découvre Dieu que confusément, est très bien et très bonne. Ne vous violentez pas à la rendre plus aperçue en pénétrant ni Dieu ni quelque vérité plus fortement. Car un long temps elle doit être dans cette confusion générale pour réunir doucement et tranquillement les diverses opérations de votre âme.

Ce que vous me dites de cette simple vue, est aussi fort bien, savoir qu’elle n’est ni profonde ni pénétrante. Remarquez bien que cela doit être un assez long temps. Où plusieurs personnes marchant en cette voie de repos en simplicité se trompent, voulant trop tôt que leur vue confuse qui les tranquillise devienne trop pénétrante et trop profonde : qui leur cache un je-ne-sais-quoi325 qu’elles veulent approfondir : au lieu de se nourrir par ce regard silencieux, tranquille et taciturne qui souvent même à la suite perd la nature de regard, pour demeurer confusément appliqué par une inclination amoureuse qui ne sait nullement le moyen par où elle est liée et (ni) par où elle se nourrit.

Que l’âme ne se mette donc pas en peine un fort long temps, que cet ouvrage lui paraît fort superficiel : l’opération est au-dedans inconnue ; et il faut qu’il ne se passe bien du temps avant qu’il se manifeste rien [quelque chose] aux sens ni à la raison qui donne des assurances de cette Oraison. Cette disposition rend l’âme fort aisée à être distraite, n’y voyant rien ou très peu de sensible qui l’occupe et qui arrête ses divagations : c’est pourquoi elle conçoit toujours le terme de ses dé [208] sirs et de sa vue, comme un vide qui la nourrit et qui l’occupe sans application.

Qu’elle ne s’embarrasse pas de ses distractions et [ni] de la facilité qu’elle a de perdre son occupation, qu’elle revienne doucement en se remettant en sa place par son retour simple vers Dieu, et de cette manière autant de fois qu’elle en est retirée, qu’elle y revienne sans s’inquiéter : car ces allées et venues peu à peu en l’humiliant et en l’apetissant l’ajusteront doucement et suavement à ce regarde simple et amoureux de Dieu.

Et quoi que l’âme ait beaucoup de désirs de tendre à pénétrer plus avant où ce vide vous attire ; désirez-le humblement sans vous efforcer de courir après, mais seulement en l’attendant en patience : et votre âme verra dans la suite que ce nuage et cette obscurité qui vous cache [cachent] quelque chose que vous voudriez posséder, vous le conserve [conservent] utilement, en le faisant fructifier par la mort de vous-même ; pour vous le donner amplement après selon que votre âme sera fidèle à son simple, amoureux et nu regard de Dieu ou de quelque vérité qui incline l’âme à cet état.

2. Vous me dites que vous avez un grand désir, et même qui vous presse, d’avancer en ce nu regard où votre âme trouve quelque chose d’avantageux quoiqu’elle ne le voie pas. Voilà la vraie marque du mouvement de la grâce en ce degré : elle agit tranquillement et fait désirer suavement, bien que souvent en sécheresse et en pressure de cœur ; mais sans inquiétude. En ce temps il faut tâcher d’aller doucement ; et quoiqu’il ne paraisse pas que vous avanciez par ce procédé, cependant vous le faites beaucoup [209] : car plus vous souffrez tranquillement en votre nudité intérieure et que vous la poursuivez, quoique vous n’aperceviez rien, plus vous avancez.

Ne vous étonnez pas si vous vous voyez si facile à perdre votre disposition : revenez encore aussi facilement ; et vous verrez que ces allées et ces venues insensiblement ajusteront votre âme à ce procédé, faisant peu de compte de ce que l’imagination vous objecte. Et quoique souvent il vous paraisse quelques souillures par infidélité, consumez-les par le retour amoureux à votre grâce, en vous simplifiant ; sans vouloir vous ajuster à avoir nulle amertume dans votre cœur : et vous verrez qu’insensiblement les souillures et les petits éloignements que causeront les distractions et les défauts, vous aideront même par le peine qu’ils vous causeront en vous soutenant dans votre disposition.

3. Quand en cet état de vue simple et nue il vous vient au fond de l’âme certains désirs tranquilles et amoureux de produire quelques paroles amoureuses vers Dieu, pour lors laissez-vous-y aller doucement et suavement, d’autant que ce moyen ne multiplie pas, le principe étant simple, car ce n’est point par empressement d’activité, mais par soumission et dépendance au mouvement de Dieu. Faites-en autant lorsqu’il vous vient des petites lumières sur les vérités divines, ou sur le bonheur de la présence de Dieu. Il faut suavement et avec grande liberté laisser agir ce premier principe en nous ; et par ce moyen non seulement il nous simplifie, mais il nous nourrit et nous fortifie. Et quand Dieu se tait et paraît ne nous plus entendre, tenons-nous dans notre simple vue et [210] inclination amoureusement simple ; et nous serons fort bien postés326 pour avoir et faire ce que Dieu veut.

4. Vous faites très bien de ne point vous arrêter aux réflexions qui vous porteraient aux doutes de votre état, ou à douter de ce que vous y faites. Marchez en soumission, et vous avancerez toujours. Et il est certain qu’en ce degré vouloir voir et sentir ce que l’on fait, est s’arrêter, et arrêter le cours des miséricordes de Dieu qui se débordent sur votre âme non seulement simple en regard divin et amoureux, mais simple en croyant et en mourant à soi.

Vous pouvez être fort convaincu de ce principe par la lecture du Père Balthazar Alvarez327. Où vous remarquerez que Dieu l’a fait extraordinairement avancer en quelques années, où Dieu l’a traité rudement en l’appauvrissant et en lui supprimant le moyen de toutes ces réflexions pour gagner entièrement son cœur, non seulement par la perte de toutes choses, mais de lui-même. Et il compare admirablement son degré d’Oraison à un pauvre à qui toutes choses manquent : de manière qu’il était, dit-il, comme un pauvre à la porte d’un Grand, ne vivant que de misères et d’attentes, auquel on jetait de fois à autre un pauvre petit morceau de pain pour lui faire subsister la vie douloureusement. Cet état si pauvre, si dénué, si vide et si extraordinairement simple devient si fécond à la suite, qu’il est vraiment la conviction de la vérité de cette grâce.

5. Il faut que vous remarquiez comme une chose de conséquence, pour vous rétablir dans votre état d’Oraison selon votre première vocation que la lecture et la conversation où il se [211] trouve de l’onction et des lumières conformes à votre état et au dessein de Dieu sur vous, vous seront toujours d’une grande nourriture et très nécessaires ; d’autant qu’ils vous rétablissent admirablement, et même en quelque façon davantage que ne fera l’Oraison actuelle en votre situation présente. Je dis même plus, que si les lumières qui sont déduites en ces lectures sont plus avancées que n’était votre grâce en l’état où vous l’avez plus expérimentée ; et qu’ainsi présentement vous ne puissiez pas vous en servir actuellement : elles ne laisseront pas cependant de vous réveiller l’appétit intérieur, et de redonner une nourriture à votre âme par son fond intérieur qui vous sera d’une grande utilité, non seulement pour dissiper les nuages qui sont survenus à votre âme par les entre-deux que vous ont causés les dissipations et le peu de fidélité que vous avez eu [e] à faire usage de votre Oraison ; mais encore pour vous réveiller et vous remettre en état de votre première vocation. L’Oraison seule sans ces secours vous serait un moyen très pénible et peut-être bien-infructueux pour vous causer cet effet ; par la raison que votre âme étant présentement beaucoup éloignée de cette première grâce de vocation, elle ne peut que très peu attirer de l’onction et de la grâce par ce moyen d’Oraison, à cause des sécheresses et obscurités et entre-deux que l’Oraison actuelle est en nécessité de pénétrer : mais la lecture et la conversation de cette grâce prévenant plus ou davantage l’âme qu’elle n’est par son degré actuel, lui fait [font] trouver un certain goût et une nourriture qui insensiblement la repaît [repaissent] et la réveille [réveillent]. [212]

6. Où il est nécessaire de savoir plusieurs conséquences de cette vérité. La première ; que l’âme qui goûte ces lectures et se nourrit par elles, reçoit bien le goût en passant et en lisant, mais ne le peut pas conserver comme s’il lui était donné en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas travailler à vouloir toujours retenir cette nourriture ou ce goût que vous recevez en telles lectures, qui vous est donné et qui vous vient à peu près comme celui que nous avons en nous nourrissant. Car durant le temps que je mange et que se manger est encore en bouche, je le goûte, mais aussitôt qu’il est avalé, il passe en ma nourriture sans goût : ainsi ce serait une chose impertinente que de vouloir toujours conserver ce goût, et cela empêcherait la nourriture. Tout ce que l’on peut faire est selon que cette nourriture fait du bien de réitérer de fois à autre [s. : sans s] cette lecture et conversation ; et par ce moyen l’âme est peu à peu réveillée en sa première grâce.

La seconde chose très à remarquer est, que l’âme en la situation où vous êtes, ne trouve pas cette nourriture ni ce goût dans l’Oraison actuelle ; cela ne se peut par bien des raisons : les sens au contraire y sont en pressure et très souvent en sécheresses intérieures. Cela n’empêche pas cependant que l’âme secrètement ne s’y nourrisse beaucoup ; mais non pas tant selon l’aperçu de l’âme. Et ainsi il faut qu’elle soit fidèle, nonobstant cela, à faire son Oraison dans les temps réglés. Et quand elle aperçoit que son appétit intérieur se réveille, et qu’il se fait en elle une certaine faim, qu’elle lise et qu’elle relise souvent les choses qu’elle verra lui [213] être de nourriture ; et elle trouvera par tout ce procédé qu’insensiblement son âme328 s’avancera et se remettra en sa place.

7. Tout ce que vous avez remarqué dans ce papier et que vous remarquerez encore à la suite dans toutes les lectures que vous ferez de ces vérités qui marquent la grande conséquence de ne pas prévenir l’opération de Dieu, mais de la suivre peu à peu, est d’une grande importance, et doit être fort considéré ; à moins que l’on ne veuille se causer beaucoup de dommage, et diminuer aussi l’effet de cette divine opération en nous, qui travaille plus en un jour, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas, qu’en plusieurs années en s’avançant trop, même par bonne volonté. Mais comme il est très difficile de rencontrer des personnes qui soient fort éclairées en cette Oraison et à qui Dieu donne le don d’expérience pour discerner et pour prévenir les âmes qu’elles aident et ainsi les faire marcher sûrement et exactement ; [o] n doit en cette occasion adorer la providence et le secret divin nous y abandonnant sans le vouloir pénétrer. De manière qu’il est certain, qu’il a été nuisible, non seulement à vous, mais à bien d’autres, de n’en avoir pas été précautionnés. Et tout ce qu’il y a présentement à faire, c’est de le rajuster du mieux que vous pouvez selon la lumière présente en [en] voyant la conséquence ; mais de s’en embarrasser il ne le faut pas. C’est encore beaucoup que l’on trouve quelques Serviteurs de Dieu, qui au milieu de mille nuages et incertitudes nous disent le principal, et nous assurent en quelque manière de notre vocation sans nous dire et (ni) nous éclairer de toutes choses parfaitement. Je ne doute pas que si cela [214] avait été [le cas], que votre âme n’ait marché à plus grands pas ; et que même ayant un moyen plus facile d’attirer les dons de Dieu et de les goûter en plus grande abondance, cela vous aurait soutenu davantage. Car dans la vérité, n’être que simplement certifié de sa grâce en général, sans être éclairci [éclairé] du particulier et du moyen d’y arriver, est toujours deviner sa grâce et à quoi l’on tend ; mais être éclairci du vrai moyen d’y arriver et du particulier de la voie, c’est toujours avoir sa grâce en possession : d’autant que très assurément l’âme de cette manière est toujours en quelque façon sûre et certaine ; mais quand cela n’est pas [le cas], elle est presque incessamment remplie de doutes et de perplexités qui l’arrêtent et qui lui cachent beaucoup le dessein éternel. Il y aurait ici à dire beaucoup de vérités pour éclaircir [éclairer] tout à fait ce principe ; mais cela serait trop long pour une lettre : vous en remarquerez plusieurs éclaircissements dans divers papiers dont je vous ferai part329.

8. Touchant la difficulté que vous avez expérimentée en votre Oraison pour prendre et reprendre les petits sujets que vous avez lus durant votre retraite afin de vous aider ; vous devez remarquer qu’au degré où vous êtes, il est de conséquence que vous lisiez toujours quelque petite vérité pour réveiller un peu le fond de votre volonté. Et lorsque vous êtes en actuelle Oraison, si cette vérité ne fait d’impression et n’incline pas amoureusement votre âme vers Dieu, et que plutôt en effaçant cette vérité, elle ait une tendance simple vers sa présence, tenez-vous-y doucement tout le temps que votre âme y expérimente liaison et ouverture. Mais quand vous voyez que les distractions [215] vous en ont retiré et qu’il y a du vide en votre âme, ayez un simple souvenir de cette même vérité pour la réveiller ; mais si le souvenir de cette vérité ne fait pas cet effet, et qu’y travaillant, le souvenir de cette simple présence le cause, demeurez-y simplement. Il est cependant de conséquence en l’état où vous êtes, que votre âme soit réveillée et remise en œuvre par ces vérités en cette manière, observant ce que je vous dis. Et une preuve qui vous doit convaincre de ceci est la nourriture que vous trouvez en la lecture : ce qui fait voir que l’âme n’est pas encore en degré d’être toute réveillée immédiatement, et qu’elle le doit être encore en diverses rencontres par les lectures et les vérités. Et comme je vous viens de dire en l’article précédent, qu’il est de la dernière conséquence de s’ajuster à l’opération de Dieu pour ne pas se simplifier que par ordre et en suite de cette opération ; aussi est-il de la même conséquence de s’ajuster au degré de la grâce en l’Oraison pour se servir des vérités et pour diminuer et augmenter leur secours selon que Dieu avance ou retarde davantage son opération immédiate par sa présence.

9. Il est de grande conséquence pour votre âme que vous ne vous formiez pas par vous-même un objet ni une idée de sa présence. Il suffit en votre degré que vous ayez une vue de Dieu en général, confuse, et en quelque façon dans les ténèbres où votre âme tend, car ce sera là toujours son penchant, les pénétrant peu à peu et doucement jusqu’à ce qu’elle trouve son centre. Et quand la vue et l’inclination amoureuse vers Jésus-Christ figuré vous viendra [viendront] [216], il vous sera [seront] de grande nourriture, mais en son [leur] temps. C’est pourquoi contentez-vous de vos nuages et de vos obscurités, où vous trouverez votre paix et votre repos, et où insensiblement et imperceptiblement votre âme tendra toujours pour pouvoir trouver et goûter cet inconnu en votre âme.

10. Ce que je vous dis ici est bien différent de ce que je vous ai dit des vérités : car cette présence est la fin de ce que vous prétendez330 et de ce que vous poursuivez ; et ces vérités dont vous vous devez aider avec ordre en votre état, sont des moyens : ce qui distingue notre état et notre degré en lumière immédiate ou médiate. Car vous savez bien que quand l’âme est en état de subsister dans la sainte présence et par son opération, elle y subsiste par une lumière immédiate qui découle de là et qui lui fait voir et goûter les choses. Quand elle n’est pas encore là et qu’elle est médiate et dans l’état médiat, c’est-à-dire qu’elle reçoit les lumières par les vérités, elle doit humblement s’y ajuster d’autant que par là, la simple présence lui est donnée et la nourriture intérieure découle par ces mêmes vérités à proportion de son degré, c’est-à-dire en se ménageant doucement ; car à mesure que la simple présence s’augmente, et que la simple présence devient plus forte, le moyen des vérités diminue. Et afin de bien réussir en tout ceci, il faut y aller bonnement avec toutes ces précautions : car de vouloir être trop pointilleux, par une exactitude trop particulière ; ce serait tomber dans la réflexion qui causerait une autre incommodité et un autre dommage.

Je vous renvoie votre lettre, afin que vous [217] la gardiez, et que vous voyiez de quelle manière vous devez agir dans les rencontres. Croyez que je suis à vous sans réserve.

2.38 Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Etc.

L. XXXVIII. Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Avis sur le dégoût des conversations, sur la Confession, la Communion, les souffrances et les défauts.

1. Pour vous répondre en peu de paroles, je vous dirai premièrement, que comme c’est dans le silence que Dieu parle au cœur, il est extrêmement nécessaire que l’âme fasse ce qu’elle pourra pour avoir du temps et l’occasion de se mettre en silence et en solitude, quand bien ce ne pourrait être que par moments.

Où il faut remarquer que comme l’union avec Dieu est le principe général de tout notre bien et de toutes nos lumières en cette vie, et que cette union demande la vie retirée et silencieuse, il est certain que l’on doit préférer le silence à toutes choses ; que l’on doit se laisser conduire par la providence aux affaires, mais qu’il est permis et même qu’il est d’ordre de Dieu de choisir les occasions de silence et de solitude. Dans ce silence on se remplit, et dans le travail on se vide. Et ainsi jusqu’à ce que l’âme soit dans un grand degré d’union avec Dieu, non seulement ce silence est utile, mais même on le peut dire nécessaire absolument ; sans quoi insensiblement l’âme déchoirait quoiqu’elle eût toutes les bonnes intentions et que même elle ne travaillât qu’au nécessaire des choses qui lui sont commises331 de Dieu.

2. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence [218] que l’âme se nourrisse de cette inclination de silence et de solitude ; mais pour la pratique qu’elle la règle selon qu’elle pourra : ne pouvant en prendre beaucoup, qu’elle en prenne peu, et qu’elle réitère plutôt de fois à autres par moments ce silence et cette récollection. Et si même il arrive qu’elle ne puisse prendre ces moments, que l’âme tâche d’être fidèle au silence et à la récollection intérieure, qui consiste en une certaine inclination silencieuse et solitaire que l’âme nourrit en elle au milieu de ses embarras. Par ce moyen elle se conserve en état pour profiter aux autres selon son état ; et quand cela n’est pas, insensiblement elle tarit et les petites passions et inclinations naturelles prennent le dessus. C’est ce qui a fait dire à S. Bernard ces belles paroles ; que la vie solitaire doit être élue, mais que l’emploi actif pour le bien des autres, doit être souffert avec patience : et dans un autre lieu parlant à ses frères qui l’entretenaient des discours intérieurs, il leur dit ; que le soin qu’il avait des autres même le retardait332. Ce qui me semble convaincre suffisamment, que l’inclination principale de l’âme doit être le commerce intérieur avec l’abandon pour se rendre ensuite à ce que Dieu veut.

3. Et ainsi Madame, je crois que vous faites très bien de conserver cette inclination solitaire selon votre grâce ; mais aussi que vous devez doucement et humblement vous laisser aller aux besoins, observant que le nécessaire charitable s’y trouve, mais non pas l’inutile ; et qu’ainsi dans les conversations que vous avez avec les séculiers où vous parlez de Dieu, vous tâchiez d’y faire ce que vous voyez être d’ordre de Dieu. Mais quand vous remarquez votre âme commencer [219] un peu à se dégoûter, et que l’inclination solitaire et silencieuse vous prend ; il est assez nécessaire d’y correspondre : et peu à peu vous apprendrez par la pratique successive de l’un et de l’autre à connaître le parler de Dieu qui vous marquera quand il demandera le silence ou la charité.

4. Dans ce silence et cette solitude dont nous parlons, il est assez à propos d’y demeurer en paix comme attendant respectueusement que Dieu nous parle, ou bien demeurant avec le même respect auprès de Dieu. Et pour lors le silence et le respect sont le parler de l’âme, et sont aussi tout ce qu’elle peut et doit faire, à moins que Dieu ne lui marque autre chose ; ces sortes de petites retraites silencieuses durant le jour n’étant proprement que pour calmer son cœur et se mettre en repos proche de Dieu : ce qui n’empêche pas que dans l’Oraison l’âme ne quitte ce procédé silencieux pour s’occuper conformément à son degré.

5. Ne jugez jamais de l’avancement ni de l’utilité de votre Oraison par ce que vous y faites, et que vous y recevez, ou y sentez ; ce serait un mauvais moyen : mais bien par la fidélité que vous avez à faire ce que Dieu veut ce que vous y fassiez, si Dieu veut que vous y soyez pauvre et dénuée, soyez-la [soyez-le] ; et faites avec vos puissances, comme vous pourrez, ce que l’on vous conseille en votre degré : et vous trouverez par expérience que vous ferez toujours bien votre Oraison et très utilement pour votre perfection, si vous tâchez en mourant à vous de vous y ajuster selon qu’il le désirera de vous.

6. Quantité de personnes tirent peu de fruit [220] de l’Oraison, d’autant qu’elles croient qu’elle consiste à la faire et à la bien faire : cela est vrai, étant bien entendu [étant bien compris]. Mais se faire et ce bien faire consiste [consistent] à être là et à faire là ce que Dieu veut ; et ainsi la plus grande complaisance et la plus grande conformité à ce procédé est [sont] la plus pure et la meilleure Oraison. D’où vient que très souvent on tire plus de profit d’une Oraison bien sèche, et où on pâtit davantage, parce que l’amour-propre et la propre suffisance y est [y sont] à la gêne, que dans celle l’où on a le vent en poupe et où très souvent la nature a le gouvernail. Car pour lors sans que l’on y pense, l’on suit ses petites inclinations et l’on adresse333 son vaisseau en l’Oraison où la propre volonté tend : et ainsi croyant avoir fait beaucoup parce qu’on a été à son aise et que la propre volonté a été un peu au large, on trouve cependant qu’on n’a pas fait un pas pour sortir de soi-même, qui est proprement le pur ouvrage de la vraie Oraison. Et au contraire ayant été bien sèche, bien pauvre, et bien contrariée en l’Oraison, consultant la raison, les sens, et l’amour-propre, on juge n’avoir rien fait ; et cependant l’âme ayant été fidèle à marcher pour lors contre soi-même selon l’ordre qu’elle doit tenir en son degré, elle trouve que chaque moment de telle Oraison n’est pas seulement une course, mais un vol léger très fort, par lequel durant tout ce temps elle s’écarte et s’éloigne de soi-même. C’est pourquoi il ne faut jamais prendre pour conseiller (savoir si l’on a fait une bonne Oraison) l’esprit propre et la nature, mais bien un conseil expérimenté de quelque Serviteur de Dieu ; et ainsi s’y réglant par là et par les maximes que [221] l’on sait être de l’Esprit de Dieu, il faut s’y tenir fortement en mourant à soi.

7. Il est certain qu’au commencement que l’on travaille à l’Oraison, comme Dieu nous prend tout dans nous-mêmes, il est une bonté si infinie et si accommodante qu’il se sert durant un très long temps de ce même nous-mêmes, par ses petites activités soit de pensées, d’affections, ou de paroles pour peu à peu nous attirer à lui et nous faire sortir de nous. Cela ayant déjà beaucoup réussi, et l’âme s’étant approchée de Dieu par la pureté plus grande, peu à peu le calme commence à se faire, et le bruit de ces opérations commence à cesser un peu en se simplifiant ; c’est pourquoi l’inclination du repos intérieur et de la simplicité survient. Et il est de très grande conséquence à l’âme de suivre Dieu pas à pas en s’ajustant suavement à ses démarches ; et ainsi il faut être active quand il nous veut actifs ; et présentement qu’il veut un peu faire reposer et simplifier l’âme, il faut contribuer doucement à cette opération.

8. Ce désir de Dieu que vous avez est très bon, sa bonté l’imprimant dans nos cœurs afin de nous dégoûter des créatures et de tout le créé ; et quand il l’a imprimé un peu fortement, il le cache [ce désir] de fois à autres, afin que l’âme devienne inquiète et qu’ainsi son amour par cette privation simulée s’excite. C’est pourquoi ce dégoût des conversations et de toutes choses est un secret désir de Dieu, sans que vous vous en aperceviez, et ainsi vous devez laisser votre âme occupée de ce dégoût, qui insensiblement vous fait fuir de toutes choses sans cependant distinctement savoir où vous allez, et qui excite [222] ainsi peu à peu vos démarches vers Dieu.

9. Pour ce qui est de la Confession, ne vous embarrassez pas de rendre votre contrition sensible. Il suffit qu’elle soit raisonnable, c’est-à-dire dans le fond et l’inclination de la volonté qui est marrie334 de son péché : et il est certain que l’âme dans l’état où vous en êtes porte continuellement comme une contrition des fautes qu’elle commet. Et ainsi il suffit allant à confesse de vous remettre plus silencieusement auprès de Dieu ; et aussitôt vous verrez que votre âme voyant ses fautes sera inclinée derechef335 au désaveu de ces mêmes fautes sans que vous en fassiez d’actes sensibles, sinon de fois à autre que votre âme y est inclinée, mais en faisant cependant de plus véritables et de plus forts [actes] que si vous les faisiez par activité propre et par vous-même. Et quand vous ne ressentez en vous que toute corruption, sans vous apercevoir d’autre contrition que d’un fond d’humiliation, qui vous rabaisse devant Dieu sans avoir rien de sensible qui vous marque le regret, vous devez ne vous pas mettre en peine ; car cela suffit : d’autant que si l’on vous demandait pour lors si vous êtes marri de vos péchés, vous répondriez, assurément que oui.

10. Ce que vous me dites de la Communion est très bon et selon l’état présent de votre âme. Car comme le degré intérieur où vous êtes commence à goûter Dieu, aussi commence-t-il à vous donner la Communion, et le fruit de ce divin Sacrement ; non par raison comme autrefois, mais bien par expérience de lumière de foi : et c’est là que la Communion fréquente commence d’être utile et de profiter beaucoup [223]. Elle sert beaucoup dans le commencement à la vérité ; mais c’est par un moyen raisonnable, qui est si bas qu’il peut donner peu en comparaison de ce moyen présent : mais lorsque l’on commence à goûter Dieu, tout devient grand, et chaque Communion devient une source de grâce très féconde. Or pour ce goûter remarquez, que je ne dis pas, que ce soit toujours un goûter sensible, mais un goûter en foi.

11. Pour ce désir que vous avez de demeurer en repos en Oraison, au lieu de l’exercice du soir, je crois qu’il est fort bon, et que la raison que vous m’apportez pour craindre la paresse en ce repos ne vous doit point donner de peine : d’autant qu’il y quantité de raisons (que je vous pourrais dire) qui me convainquent que présentement vous le pouvez faire.

Comme votre âme se recueillit [se recueille] et se tient assez silencieusement durant le jour, il n’est pas besoin de renouveler si souvent votre intention durant le jour. Et il suffit que vous le fassiez selon l’inclination intérieure que votre âme en a : et même quand vous n’avez pas d’inclination particulière, continuez à demeurer silencieusement auprès de Dieu ; ou bien occupée de quelque petite disposition que Dieu vous donne, qui contient toutes [les] intentions sans les multiplier en les renouvelant.

12. Dans les souffrances, il vous suffit de demeurer paisible, et de laisser votre âme en liberté, afin que selon les inclinations que Dieu lui donnera elle soit agissante, ou souffrante selon l’inclination de Dieu. Et dans les occasions où vous craignez d’offenser Dieu, il n’est pas nécessaire que vous vous éleviez en acte de [224] résignation vers Dieu, mais seulement que vous tâchiez de vous tenir auprès de lui, comme en vous y approfondissant de plus en plus ; comme l’on voit qu’un enfant qui se tenant à la main de sa mère est surpris de quelque peur, s’attache à elle, et paraît en se retournant vers elle, de se mettre comme en sauvegarde de toutes choses. Ainsi en fait l’âme qui commence d’être simplifiée et en repos dans l’inclination qu’elle porte de plus se tranquilliser que d’agir.

13. Ce que vous me dites de votre Oraison présente est très bon, et une marque que votre âme se simplifie. Car quand Dieu simplifie la diversité des lumières pour approcher l’âme davantage de lui, il commence toujours de toucher la volonté, et cela par un désir qui lui est toutes choses. Tout ce que vous m’en dites est fort bon et vous ferez bien de le continuer.

14. Vous pouvez de fois à autre336, pour soulager votre âme, faire vos affaires dans le temps des récréations : mais aussi il faut prendre garde qu’avec bonne conduite vous tâchiez d’observer quand il sera nécessaire que vous soyez aux récréations, afin de soutenir votre Communauté et lui faire un million de biens que l’expérience vous fera connaître.

15. Il est certain que pour le très ordinaire337, Dieu ne nous défait de nos défauts et de nos péchés que quand il nous a réduits dans l’aveu humble et sincère que nous ne sommes que toute corruption, et qu’après avoir fait tout ce que nous avons pu, nous nous voyons comme dans l’impossibilité de nous purifier. En cet état il naît en l’âme une confiance en Dieu ; et pour lors il prend plaisir d’étaler sa miséricorde [225] sur le fumier de notre propre corruption en nous facilitant la victoire de quantité de péchés et des [de] défauts, dont nous n’avons jamais pu nous défaire.

2.39 Purification. état de simplicité

L. XXXIX. Se laisser purifier à Dieu par l’expérience de ses misères. Comment remédier à ses défauts en l’état de simplicité. Secret pour aller promptement à Dieu.

1. C’est toujours avec beaucoup de joie, Madame, que je me donne bonheur de répondre aux difficultés, sachant qu’en vérité tout ce qu’on vous dit portrait fait de grâce et fructifie.

Il faut donc remarquer qu’en l’état où votre âme est, toutes les grâces et les opérations de Dieu se terminent toujours et se doivent terminer non seulement à la vue de vos défauts, de vos imperfections, et du fonds corrompu qui est en vous ; mais encore dans l’expérience de ces mêmes misères, afin de vous solliciter davantage d’y travailler efficacement, et d’employer comme il faut toutes les grâces et toutes les lumières de votre état présent.

2. Où il faut remarquer que durant le temps de la purification et jusqu’à ce qu’elle soit fort avancée, Dieu ne travaille spécialement notre âme que pour la faire : le reste qu’il opère et toutes les autres lumières qu’il nous donne, ne sont que comme en passant, et pour nous fortifier dans le travail si nécessaire de notre purification. C’est pourquoi l’on ne voit ordinairement que défauts, et l’on n’a d’expérience que de sa misère ; de manière qu’il paraît qu’au lieu d’avancer on recule, et au lieu de se purifier on se salit soi-même par des chutes sur chutes : ce qui jetterait souvent dans la découragement, tant par la vue de tant de misères que par le peu d’usage que l’on fait des miséricordes de Dieu, que l’on croit recevoir à tout moment.

3. Je dis que l’on croit ; d’autant que l’expérience de ses misères dans tout ce temps de purification n’est pas vue sûrement comme grâce spéciale et continuelle de Dieu : mais au milieu de ces ténèbres et de ces pauvretés on ne peut cependant qu’on ne le croie par un je-ne-sais-quoi qui gagne le cœur, et qui fait qu’au milieu des misères expérimentées, et du peu de fruit que l’on fait pour se corriger, on a incessamment un certain désir de Dieu, et de lui être fidèle, qui ne quitte presque pas l’âme. Il est vrai qu’il n’est pas consolant, mais affligeant ; à cause que l’âme est en cure, c’est-à-dire en état et en attente d’être guérie de ses misères, portant ainsi la peine de ses médecines : ce qui fait que ce désir au lieu de consoler inquiète, sollicitant toujours l’âme à aller et à voir toute autre chose qu’elle n’a, et à n’être nullement contente d’elle-même. Ce n’est pas le dessein de la grâce en ce degré : au contraire plus Dieu qui fait des miséricordes et plus l’âme y est fidèle, plus aussi paraît-il que l’âme est horrible, infidèle et peu constante à faire fruit des miséricordes de Dieu, et à les mettre en exécution. Tout le procédé de la grâce en ce degré est, pour faire en sorte d’éloigner l’âme d’elle-même, afin qu’elle se haïsse et qu’elle entende vraiment qu’elle n’est que misère, éloignement de Dieu et impureté qui doit être détruite pour y placer la pureté intérieure.

4. Ainsi vous ne devez pas vous étonner de ce que la grâce ne vous donne pas d’inclination pour vous-mêmes ni qu’elle ne vous fasse voir quelque pureté en vous : plus elle poursuivra cet effet est plus vous serait courageuse à travailler conformément et sur ses lumières ; plus sans vous en apercevoir d’ici à très longtemps, vous avancerez. Car avancer en ce degré est se détruire soi-même en ses inclinations propres, en son amour en l’estime de soi-même et en une infinité de dissemblances que la lumière divine prend plaisir de faire voir et faire toucher au doigt à l’âme, durant tout ce degré que vous passez et que vous avez à passer.

5. Pour la fidélité en ce degré, il est à remarquer que vous ne devez pas observer vos défauts ni y remédier par une manière plus selon les sens ni plus multipliée que vos autres degrés simples où vous êtes. Ce serait ne rien faire, et plutôt vous jeter dans la confusion de vos inventions que de remédier à vos misères. C’est pourquoi il vous suffit, en suivant doucement et humblement la lumière qui vous découvre vos défauts et vous fait voir votre corruption, d’en être humiliée tranquillement, et de vous en confesser dans les rencontres selon le besoin plutôt que de retourner aux grands examens et aux confessions extraordinaires.

6. Car il faut remarquer comme un principe de conséquence que l’âme commençant à être simplifiée par la lumière de Dieu, doit remédier aux vues générales de sa corruption et de sa misère plus par le retour humble et tranquille vers Dieu en sa simplicité que par la multiplication, quoiqu’avec bonne intention, des pratiques de confessions ou d’autres divers actes, qui sont fort efficaces dans le temps que l’âme est dans la multitude de son activité par les méditations ou autres exercices semblables ; car par ce procédé elle va se défaisant davantage de ses impuretés près de Dieu qu’elle ne ferait par tous ses efforts.

7. Ne craignez pas que ce procédé soit une fainéantise de votre amour-propre qui aimerait le repos ; cela serait vrai si vous n’étiez pas au degré où vous êtes : mais assurément plus une âme en ce degré se tranquillise humblement et plus elle répare ses défauts en retournant simplement à Dieu, plus elle y remédie. Tout ce qu’elle a à observer est de porter courageusement la peine que la nature a pour lors de ses misères et de ses défauts, sans se soulager par la voie multipliée des exercices qui ont autrefois y remédié et ainsi le retour à Dieu joint avec la peine de sa faute, est un excellent remède pour réparer sa corruption, et pour se disposer même à la confession dans le besoin actuel, quand il est nécessaire.

8. Il ne faut pas s’amuser dans le degré dont nous parlons, à se donner soi-même les pensées d’humiliation et d’être humiliée en vue du fond le corruption. Il vaut mieux être tranquille sur son fumier en la vue humble et douce de sa misère que de penser à tant de choses, et laisser à la providence de faire penser et dire de nous ce qu’il lui plaira. Il vaut mieux sans comparaison, n’étant rien et moins que rien, nous laisser comme nous sommes, indifférents à tout ce qu’on pense de nous, que de nous remplir par nous-mêmes de bien des choses quoiqu’elles nous paraissent belles, qui sont la propriété de ce que nous voyons ne valoir rien ; et Dieu en fera comme bon lui semblera. Et je m’assure que notre rien crèvera plutôt par ce procédé que par tous les autres que nous pourrions prendre pour remédier à cette apostume qui nous incommode tant. Ainsi laissez dire et penser de vous ce qu’on voudra, vous n’êtes et ne serez en vérité que ce que vous êtes devant Dieu.

9. Et il est très certain que toutes ces belles vues que nous avons souvent de notre misère et de vouloir paraître devant les autres tels que nous sommes, n’est très souvent qu’en idée. D’où vient qu’après de beaux désirs nous retombons tout aussitôt, et nous donnons du nez en terre : ce qui fait bien voir qu’il faut seulement recevoir avec humilité les bons désirs que l’on a, sans s’y appuyer et sans y rien croire ; de manière que quand on vient à retomber, tombant de fort bas on se fait peu de mal.

10. Car de bonne foi, Madame, d’ici à long temps vous n’aurez de vraie consolation qu’autant que vous en prendrez et en voudrez prendre dans la vue et expérience de vos misères : car jusqu’à ce que la purification soit beaucoup avancée, la lumière divine fait peu de chose qui ait permanence en l’âme et où elle ait à s’assurer, et s’appuyer comme sur un état. Ainsi le meilleur est de demeurer humblement sur son fumier, attendant de Dieu la miséricorde de son changement avec paix et tranquillité en faisant ces petits exercices selon son degré.

11. Vous ne sauriez croire combien il vous est d’importance pour consommer avec fidélité l’état de purifications vous êtes, de porter autant que vous pourrez un cœur vraiment détaché et une volonté libre du créé. C’est vraiment dans cette volonté que se font les grandes opérations de Dieu et les grandes démarches vers sa divine Majesté. L’entendement est bien le flambeau qui l’éclaire ; mais la volonté est celle qui marche et qui étant la reine commande et tire après soi le reste du peuple. Une volonté donc vraiment dégagée et libre de tout, et animée seulement de l’inclination de Dieu, est en état nom de marcher, mais de voler vers Dieu se rendant à son bon plaisir.

Il y aurait ici des choses infinies à dire ; d’autant que c’est en vérité dans l’enceinte, la grandeur et la liberté de la volonté que se font les merveilleuses opérations de Dieu depuis le commencement jusqu’à la consommation de la perfection. Ainsi qui fait sincèrement porter une volonté dénuée de tout le créé, peut tout espérer de la bonté et de la puissance de Dieu.

12. Où il faut remarquer que quantité d’âmes reçoivent beaucoup de grâces de Sa miséricorde et cependant ne portent aucun fruit, faute du vide de la volonté. Ils sont comme des oiseaux qui ont des ailes et le pouvoir de voler et de se guider en l’air avec plaisir, et qui cependant sont liés et arrêtés : ils font des efforts et voltigent incessamment, mais sans autre effet que de se bien lasser ; ils sont liés, ces pauvres oiseaux. Il en va de même d’une volonté pleine quelque chose, la plus grande et la plus belle qu’elle puisse être. Elle est attachée à ce morceau de terre souvent par quelque filet d’or, c’est-à-dire par quelque belle intention : l’âme se tuera à voltiger par un million de bons désirs, de [231] desseins merveilleux et de résolutions admirables ; et cependant après tout, elle demeurera là sans arriver à rien de ce qu’elle prétend, d’autant que la volonté est liée et n’est point en liberté de posséder ce que Dieu lui présente et d’en jouir. Et si cette pauvre âme venait à découvrir qu’il n’y a qu’à vider sa volonté et à aller à Dieu avec une volonté vraiment vide du créé, elle serait heureuse, d’autant qu’elle se peut également remplir que son vide est grand.

13. Ainsi, Madame, le secret pour aller vitement et hautement à Dieu n’est pas si grand qu’on se l’imagine : il n’y a qu’à vider sa volonté et Dieu la remplira. Mais le malheur est que personne ne le veut faire. Je vois presque toutes les personnes de piété en soin d’avoir des révélations et des lumières pour savoir où elles en sont. Elles n’ont qu’à se mesurer à cette aune et je m’assure qu’elles seront certifiées très assurément. Ainsi elles n’ont qu’à voir si elles n’aiment point leur volonté, leur propre jugement, l’estime d’elle-même, l’inclination pour quelque chose moindre que Dieu ; et elles verront bientôt où elles en sont. Au nom de Dieu, Madame, laissez votre volonté autant qu’il vous sera possible, vide de tout, et permettez à Dieu de grand cœur qu’Il la vide incessamment ; et vous trouverez que, sans vous apercevoir, vous deviendrez heureuse.

14. Pour ce qui est de votre oraison, elle ne changera pas de longtemps, ayant toujours des vicissitudes, tantôt de lumières, tantôt de ténèbres ; une fois de facilité, et aussitôt de peines et d’inquiétude. Tout cela n’est pas l’essentiel de votre oraison. Vous le devez recevoir humblement en vous tenant simplement occupée ; comme on vous l’a dit. Et quand vous ne pouvez avoir cette petite occupation qui vous lie à Dieu, et qu’au lieu de cela vous avez un simple désir d’être à lui selon que vous me l’exprimez, laissez-le doucement occuper votre âme et la mettre en agilité vers sa divine Majesté par ce moyen ; et quand il vient à manquer et que votre âme tombe en défaut, ce que vous expérimentez facilement par son vide, retournez doucement à votre petite occupation ou vue sur quelque vérité qui mette votre âme en inclination vers Dieu.

15. Je vous prie de prendre courage, et que vos misères ni la peine que vous rencontrerez par la voie, ne vous étonnent pas. Plus même vous en trouverez, plus vous serez heureuse ; d’autant qu’elles creusent dans notre âme, et qu’ainsi en nous et nous humiliant, elles sont capables de nous faire trouver peu à peu la source d’eau vivante dans notre âme. Et je puis assurer votre âme, que si elle savait combien toutes choses, non seulement les crucifiantes, mais les plus éloignées, selon la raison, de notre perfection, peuvent contribuer à nous faire trouver Dieu, elle en serait charmée, et elle louerait incessamment sa divine Majesté d’avoir trouvé le moyen de pouvoir changer tout en fin or. Courage donc Madame, et en allant de toutes vos forces au bon Dieu, animez vos filles à travailler tout de bon à leur perfection ; et vous trouverez à la suite (Dieu aidant) que votre travail, soit pour vous-mêmes ou pour elles, ne sera pas inutile, mais plutôt très fructueux, et qu’enfin avant que de mourir vous mangerez des fruits de la terre que vous labourez.

16. Pour ce qui est de votre santé et ce qui regarde votre corps, assurez-vous que non seulement vous êtes en assurance de votre conscience de suivre l’avis de votre médecin ; mais qu’en vérité ce procédé humble et petit de soumission et de dépendance sans tous ces raisonnements trompeurs d’austérités, est sans comparaison plus propre à la grâce, nous cachant plus aux autres et à nous-mêmes.

2.40 Mourir à soi en toutes choses

L. XL. Fidélité à poursuivre la mort de soi-même en toutes choses.

J’espère de la divine bonté, qu’autant que vous serez fidèle à poursuivre infatigablement la mort de vous-même en toute chose, tâchant d’étouffer toutes les raisons trop humaines de votre esprit, et ne suivant jamais les mouvements de votre propre volonté, vous arriverez au dessein de Dieu sur votre âme, lequel ne s’achèvera jamais que par la vraie humiliation et le terrassement ; de telle manière que ce serait vous donner du poison que de vous donner l’amour de Dieu et Ses autres miséricordes dans un autre vase que dans le vrai néant de vous-même ; et autant que vous y boirez, vous serez désaltérée des créatures et de vos propres désirs, et au contraire altérée de Dieu et de la vie éternelle. Mourez et mourez en petitesse véritable devant vos yeux et devant ceux des [234] autres. Car hélas ! on ne fait que corrompre la grâce ; et mon âme ne peut expérimenter de vérité pour vous qu’en vous insinuant cette vraie humiliation dans laquelle seule est l’unique vérité pour votre âme.

Soyez cruelle à vous-même, et j’espère de la bonté divine que jamais nous ne nous verrons sans un renouvellement spécial tant en vous qu’en N., car ne terminant pas ce torrent impétueux des grâces divines que je vois venir sur vous autres, elles porteront grand effet pourvu que vos cœurs soient des vallées. Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme338 très unie à Sa divine Majesté, savoir que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles. Heureuses et mille fois heureuses les âmes quand elles ont rencontré le trésor infini de la vérité, car elles sont en voie pour trouver les trésors des grâces infinies de Sa divine Majesté. Aimez donc en cette manière et ne cessez pas d’aimer, car jamais Dieu ne cessera de correspondre. Servez-vous de ce que votre chère âme expérimente pour voir la vérité de ce que je vous dis.

Rendez-vous fidèle de moment en moment à porter ce qu’il y aura d’humiliant, de rabaissant, et faisant mourir et vos sens et votre esprit ; et sans y ajouter, vous remarquerez que la divine Providence vous conduira bien loin dans le désert de votre amour propre ; je veux dire au-delà de ce que voudriez. Parlez quand vous ne voulez pas et qu’on le demande. Faites ce qu’il y a à faire, quoique [235] contre votre inclination, et vous formez selon l’inclination des autres, réprimant la vôtre ; et je m’assure que cela vous taillera de la besogne pour un long temps. Soyez donc fidèle à Dieu qui vous a aimée, vous aime et vous aimera, et autant que vous Lui donnerez lieu de vivre en vous. Et quand cela sera autant qu’Il persistera, je crois que Sa bonté nous tiendra unis par le lien de Son infinie charité.

2.41 Patience à se corriger

L.XLI. Travailler avec une patience humble à se corriger. Vœu d’obéissance. Être fidèle aux instincts du pur amour dans l’expérience de ses misères. Que la vraie perfection consiste dans le bon plaisir divin.

1. Pour ce qui touche votre intérieur, vous devez apprendre et beaucoup retenir un principe de grande conséquence, que Dieu ne fait pas tout ce qu’il y a à faire en nous tout d’un coup et subitement, mais peu à peu ; et que l’adresse de l’âme est de souffrir et de patienter doucement, en déracinant peu à peu ses mauvaises habitudes et tout ce qu’il y a en nous de contrariant les desseins de Dieu. On voudrait par impétuosité de nature tout faire tout d’un coup, et l’on ne s’aperçoit pas seulement que ce n’est rien faire ; d’autant qu’on ne s’ajuste pas à la grâce et à l’opération de Dieu qui concourt en sa manière pour la rectification de nos défauts. Ainsi lorsque par bonne intention et par désir même de glorifier Dieu l’on quitte cette subordination, on ne fait rien sinon se brouiller ; et au contraire quand on tâche en patientant de miner peu à peu ce dur rocher de nos péchés et de nos imperfections, on travaille efficacement, et ainsi on en vient à bout, et l’on y remédie sûrement.

2. Il est vrai qu’il faut se posséder beaucoup, et même que la qualité de l’esprit soit un peu forte pour prendre cet ajustement à la grâce : mais quand cela se rencontre, l’on ne saurait croire combien Dieu vient tôt à bout de nos extrêmes misères, et même de nos gros péchés. Quand cela n’est pas, quelque bonne intention et quelque saint désir de sainteté que l’on ait, ne se servant pas par subordination de l’opération de Dieu, l’on croit faire merveille ; et cependant pensant remédier à une chose, quatre autres rebourgeonnent de nouveau. C’est pourquoi vous voyez si peu l’avancement en quantité d’âmes qui désirent impétueusement en certain temps de se défaire de leurs péchés et de leurs mauvaises habitudes, mais qui tout aussitôt se lassent. Une personne qui entreprendrait un voyage de longue durée et qui rencontrant dès la première journée quelque haute montagne, voudrait la monter en courant avec violence, se lasserait bientôt ; et les personnes habiles à voyager jugeraient que ce ne serait pas le moyen de soutenir son travail. Il faut donc vaincre ses misères peu à peu, et quoique qu’elles nous humilient et que très souvent elles nous fassent paraître devant Dieu indigne de sa suite et de ses grâces, il est nécessaire d’en porter l’humiliation sans nous embarrasser, mais plutôt en nous animant à y travailler avec patience et générosité. Le sentiment de saint François de Sales sur cet article me paraît tout à fait beau et d’expérience, qui disait à sa fille Madame de Chantal : accueillons avec humilité les petites violettes au pied de la croix, et regardons avec un sentiment humble et respectueux les grandes âmes s’attacher aux cèdres du Liban. C’est là vraiment le moyen non seulement de sarcler son jardin, mais encore de le parsemer des plus belles fleurs du christianisme, qui n’ont de beauté, de relief, et d’éclat qu’autant que le fond en est en véritable patience, petitesse, perte, et mort de soi-même.

3. Appliquez ce divin principe à tout ce que vous devez faire pour surmonter vos défauts et pour arriver peu à peu à la perfection des vertus que votre cœur désire ; et vous verrez par expérience que les fleurs des vertus croîtront, et que les mauvaises herbes de vos défauts s’arracheront admirablement sans que vous vous en aperceviez en quelque manière. Il est donc de conséquence, selon ce principe, que vous vous supportiez beaucoup en surmontant peu à peu les défauts que vous voyez en vous ; et pour ce qui est des défauts d’autrui, en les supportant beaucoup par cette même patience : car comme je viens de dire que jamais vous ne viendrez à bout de vos défauts propres que par une humble patience en les déracinant ; aussi ne gagnerez-vous jamais les autres et ne leur aiderez point à se défaire de leurs imperfections et de leurs péchés que par une très longue et humble patience, qui non seulement leur aidera beaucoup, mais aussi vous fera beaucoup mourir.

4. Votre vue de soumission et dépendance est très bonne, et la pratique que vous en ferez produira effet de grâces ; mais il faut une grande prudence pour l’exécuter, afin de ne pas nuire à la personne dont vous vous servirez. Pour ce qui est du vœu d’obéissance, outre que vous ne le pouvez pas faire de droit, vous ne devez pas le faire, ces sortes de pratiques étant pour l’ordinaire fort nuisibles, et des sources scrupules et d’embarras non seulement pour la vie religieuse, mais encore pour tous les vœux que je remarque que plusieurs personnes de piété font à leur confesseur, qui ne les devraient jamais recevoir s’ils avaient une expérience assez profonde pour en voir la conséquence.

5. Ces inclinations qui se sont renouvelées en vous et ces désirs du pur amour, que ce feu divin consume des imperfections de votre âme, conformément aux vues que vous en avez et que vous me marquez, sont très excellentes et une marque non seulement des grâces que Dieu vous a données jusqu’à présent, mais encore de celles qu’il désire vous donner. Où il faut remarquer qu’un très longtemps Dieu fait naître dans les âmes certains instincts de lumière pour leur aider peu à peu à se défaire des imperfections plus grossières, et des penchants plus manifestes vers elles-mêmes et vers les créatures. Les âmes ayant travaillé de leur mieux sur ses premières démarches de l’esprit de Dieu, il réveille volonté par des inclinations amoureuses et des désirs forts que cette pureté s’augmente et qu’elle soit plus efficace pour détruire plus profondément ces défauts. Ensuite l’âme étant fidèle et goûtant et expérimentant sa faiblesse et son peu d’efficacité pour détruire ses défauts, en voyant davantage et même lui paraissant qu’elle en trouve encore bien plus qu’elle ne pensait ; pour lors il naît en l’âme des désirs et un instinct fort que ce divin feu de l’amour divin qui doit tout opérer et qui le peut, vienne consumer tous les défauts les plus cachés de l’âme. Pour cet effet plus ses désirs s’augmentent, plus aussi lui survient-il une certaine vue expérimentale d’une plus grande faiblesse et d’un amas de défauts qui la surprend. Et il faut remarquer qu’à mesure que l’âme est fidèle à désirer ce divin feu et qu’elle se répand et se met toute en désirs, aussi lui survient une expérience plus grande de ses misères et de ses pauvretés : ce qui souvent donne de la peine faute d’expérience, jugeant par là que plus on a de désir de Dieu, plus on se voit et se sent misérable. Mais quand cette expérience est arrivée, et que l’on voit que ce sentiment de sa misère est un effet de grâce, produit par le désir de l’amour divin que l’on a, l’on tâche de se souffrir patiemment et humblement en désirant de plus en plus ce feu divin, afin qu’il consume non seulement tout ce que l’on voit et tout ce que l’on sent de misères, mais encore ce que l’on ne voit pas, et que l’âme par un certain je-ne-sais-quoi prévoit fort bien qui est caché dans son fond. Ainsi il est très vrai que ces deux choses se suivent l’une l’autre, la connaissance et l’expérience de ses misères et les désirs du feu divin pour les détruire ; et plus on voit et plus on expérimente ceci, plus aussi on doit être fidèle, espérant beaucoup de son intérieur qui se réveille par ces mouvements divins.

6. Je vous remercie de prier Dieu pour moi, afin que Sa bonté me donne lumière pour voir et découvrir Son ordre divin sur vous : mais je vous puis assurer que Sa bonté n’y manque pas et que, conformément à cela, je ne voudrais pour [240] rien du monde vous épargner, ni vous celer rien qui pût contribuer à vous arrêter dans la voie de votre perfection. Je crois donc que vous devez en simplicité suivre les avis du médecin, sans de tant réfléchir sur le peu mortification et sur d’autres vues qui vous surviennent. Que vous importe comment vous soyez, pourvu que vous soyez au gré de Dieu ? C’est là où doivent se terminer toutes nos inclinations et nos prétentions ; et c’est vraiment se tromper que d’avoir d’autres idées de perfection. Faute de cette vue véritable et de cette mort de nous-mêmes que ce degré suppose, plusieurs personnes se tourmentent beaucoup pour travailler à leur perfection et cependant elles font très peu de choses ; d’autant que chacune travaille sur sa propriété, ce qui se termine à très peu, et l’on peut dire même à rien du tout.

7. La vraie perfection n’est pas de se perfectionner en ceci et en cela, mais bien de se perfectionner en ce qui nous doit mettre selon les inclinations et le bon plaisir divin ; et ainsi la volonté divine et Son bon plaisir sont plutôt notre perfection que non pas toute autre chose que nous pouvons avoir en vue et en désir. Et quand on ne prend pas ce procédé, ou faute de lumière, ou parce que l’âme n’est pas encore assez morte à ses intérêts, on se donne de la peine infiniment sur ses propres frais ; et tout cela en vérité est peu de chose devant Dieu, ce qui à la suite même trouvera peu sa place dans l’éternité. Car comme en ce pays-là rien ne pourra subsister que l’unique bon plaisir de Dieu, et que la vie présente dans la grâce est un commencement de l’éternité, si ce temps-ci n’est pas conforme à ce qui se sera en celui-là, [241] nous serons donc bien petits, croyant être quelque chose dans l’idée de notre perfection.

8. J’ai fait tant de réflexion sur ces belles paroles : Intra in gaudium Domini tui339; entrez dans la joie du Seigneur. On ne dit pas : entrez dans votre joie, mais dans celle de Dieu, pour nous montrer qu’il est certain que les bienheureux dans l’éternité seront heureux et pleins de gloire par le bonheur et par la félicité de Dieu. Ainsi en cette vie nous pouvons avoir la perfection uniquement autant que nous arrivons à nous conformer à l’ordre de Dieu et à entrer dans le bon plaisir divin et que, pour y être plus purement, nous quittons tout le nôtre.

Ce principe doit s’étendre non seulement sur ce qui est et ce qui fait notre intérieur, mais généralement sur tout où nous sommes obligés de nous employer ; et l’exécution de cela supposé, nous trouvons en tout ce que nous souffrons et en tout ce que nous faisons, soit pour nous ou pour les autres, une joie continuelle, nous contentant de l’ordre de Dieu et de Son bon plaisir selon que Sa Providence nous la fait rencontrer. Heureuse l’âme qui ne tend que là et qui n’a d’autre plaisir dans la vie que de se remplir de ce plaisir véritable !

9. Pour ce qui est de N. je vous avoue que cela est fâcheux : car à moins qu’elle ne se connaisse elle-même conformément à toutes les lumières qu’on lui en donne, elle ne pourra jamais avancer ; et c’est une faute grande de son naturel qui la trompe. Il y a bien de ces sortes de personnes dans le monde qui ont bien des grâces et une sainte intention, et qui cependant sont toujours fautives dans le jugement qu’elles portent d’elles-mêmes. C’est proprement parce qu’elles ont une inclination étrange pour tout ce qu’elles font, et pour tout ce qu’elles sont. Leur âme est à leur égard comme ces glaces trompeuses qui font voir les objets tout d’une autre manière qu’ils ne sont en vérité : et ce qui est étrange il y a même des personnes au monde qui volontairement et par choix ont de ces sortes de glaces, afin d’avoir la joie de se satisfaire en se regardant et en se voyant. Il faut avoir beaucoup de compassion pour ces pauvres âmes, où il y a assurément quelque grain de folie, et de manque d’esprit, tâchant de leur aider doucement et avec patience, afin que la charité que l’on exerce en leur endroit, leur attire quelque grâce et quelque lumière de vérité. Je suis à vous sans réserve.

2.42 Trouver la vie par la voie de la mort.

L.XLII. L’âme fidèle à l’ordre divin trouve en tout ce qu’elle a et ce qui lui arrive, sa vie et sa béatitude par la voie assurée de la mort.

Tout le bonheur d’une âme étant de marcher dans sa vocation et de la remplir ; aussi tout son malheur est quand elle n’est pas fidèle de moment en moment pour faire ce que Dieu veut : car quoi qu’elle fasse et quelque grand qu’il soit, ce n’est rien ; puisqu’on ne marche qu’autant que l’on exécute ceci. Une infinité d’âmes passent et consument leur vie en choses saintes, sans pourtant avancer d’un pas, faute [243] de remplir les desseins de Dieu sur elles, ne laissant pas d’être souvent beaucoup contentes : mais à la suite la chose change bien, quand par quelque miséricorde de Dieu elles découvrent leur erreur et leurs défauts. Elles sont semblables à ces personnes qui sont enfermées dans un labyrinthe, qui marchent toujours sans avancer et n’ont pour fruit de leur travail que la fatigue de se sentir fort lassées par bonne intention. Il y en a plusieurs qui ne sont pas assez heureuses de découvrir leur défaut en la vie présente, mais seulement à la mort ; et comme elles ont eu bonne intention, elle leur a suffi pour être sauvées, ayant été assez fortes pour les empêcher du péché mortel : mais celles qui sont assez heureuses de découvrir leur défaut sont les bienheureuses de la vie. Pour lors elles ne jugent pas de leur intérieur par la grandeur et l’éminence de ce qu’elles font ni de ce qu’elles désirent ; mais seulement par l’ajustement de leur volonté à l’ordre divin, pour n’être dans le temps et dans l’éternité que ce que Dieu les fait être et ce que Dieu désire d’elles.

2. Ceci met un grand calme en l’âme, réglant beaucoup leurs [ses]340 désirs et leurs prétentions, leur faisant trouver leur bonheur et leur béatitude en ce qu’elles ont de présent par la divine providence ; tous leurs désirs et leurs inquiétudes se terminant à faire usage de l’état où elles sont, des croix et des renonciations et de tout le reste qui leur arrive, sans se laisser amuser à d’autres prétentions. Et elles ne trouvent pas peu de travail en cela, la nature ayant à mourir infiniment avant qu’elle soit purifiée, et beaucoup ajustée à l’ordre divin, qui est tout leur désir et leur juste prétention. C’est ce qui fait [244] qu’insensiblement l’âme341 est excitée d’être fort fidèle pour se laisser conduire et s’ajuster au procédé divin, lequel n’est pas toujours d’une même manière à cause de notre faiblesse et impureté.

3. Car quand nous serons purifiés et que Dieu seul sera purement en nous, ces vicissitudes et ces changements se perdront, n’y ayant plus qu’uniformité, ou pour mieux dire qu’une même chose en très pure simplicité. Mais comme notre impureté est si grande, il faut par nécessité que ce Dieu de bonté qui ne change jamais et qui est toujours le même s’ajuste à notre faiblesse et soit à notre égard dans la vicissitude, faisant tantôt une chose et après l’autre. Ce qu’il y a à faire en cela, est qu’avec grande patience et longanimité nous suivions doucement son opération et que nous nous y ajustions. Quand il nous console, il faut recevoir humblement cette consolation, et par là être fidèle à mourir. Quand l’âme est en sécheresse et nudité, il faut être également fidèle, Dieu faisant aussi bien ce qu’il faut par là que par la consolation, et ainsi aller à la mort.

4. Car il faut savoir que comme la fin de toute l’opération de Dieu en nous, est, de nous donner la vie, et de nous faire vivre ; aussi il n’est jamais un moment sans opérer la mort. Ce que l’âme doit bien remarquer afin de ne pas s’amuser à rechercher ce que Dieu veut d’elle. Elle n’a qu’à regarder comme elle est, et à mourir par là : car soit qu’elle ait la consolation ou la sécheresse, enfin quelle qu’elle soit et en quelque état qu’elle soit, la mort doit être toujours sa pratique et à la suite l’effet de ce qu’elle aura. Il n’est donc pas tant nécessaire de réfléchir [245] particulièrement sur toutes les dispositions que l’on expérimente ; mais de s’en servir généralement pour mourir, sans savoir particulièrement comment cela se fait. De cette manière l’on trouve insensiblement la vie. Car la voie pour la vie, c’est la mort ; et plus tôt on l’embrasse et court à la mort, plus tôt aussi on trouve et on rencontre la vie.

5. Le malheur des âmes est qu’elles négligent incessamment cela, s’amusant à toute autre chose. Car le Diable qui est fin et rusé, conjecturant d’une âme qu’elle a quelque semence et quelque commencement de cette grâce, apporte tous ses soins pour l’embarrasser et lui fournir quelque emploi qui l’occupe, afin de lui ôter insensiblement cette occupation admirable et si utile. Car comme il sait bien que supposé qu’elle travaille à n’avoir que cette occupation de mourir par ce qu’elle a de Dieu de moment en moment, elle fera de si grandes démarches qu’insensiblement elle lui échappera et ira dans un pays où il ne peut aller ; il fait tout son possible pour lui donner quelque occupation de bas aloi342 : Occupationem pessimam dedit filiis hominum343. Il lui donne des soins, des liaisons, des affaires, etc. ; et ainsi il l’occupe, et de cette manière il l’embarrasse.

6. D’abord cela n’est pas souvent de grande conséquence ; mais à la suite il met le trouble, la confusion, et l’embarras, et fait ainsi perdre la piste et la voie de Dieu. Quand cela est une fois fait, l’âme est exposée à tout mal : car outre qu’elle perd l’Oraison, elle tombe toute [246] en soi, et ainsi marche dans ses voies non dans les voies de Dieu ; si bien que la fin est le labyrinthe : au lieu que marchant dans l’ordre de Dieu, et par l’ordre de Dieu, quoiqu’il semble à l’âme être dans un labyrinthe, cependant il se termine à la vie ; car il cause la mort de soi-même. Au contraire notre voie quand elle est nôtre et causée par le Démon et la nature, quoiqu’au commencement elle semble facile, se termine en confusion et perte de soi, non dans Dieu, mais dans soi-même et dans sa voie propre.

7. Toute cette vérité bien supposée, il n’y a qu’à travailler fortement à mourir par ce que la providence nous donne, sans nous amuser à une infinité de particularités qu’il faut outrepasser en mourant ; car la mort est l’abrégé ou pour mieux m’expliquer, le centre pour trouver la vie. Au commencement il faut bien plus particulariser afin d’instruire d’une infinité de choses ; mais à la suite il faut réduire les âmes dans le court et assuré sentier de la mort, que j’appelle le centre : d’autant que comme le centre contient toutes les lignes ; ainsi la mort resserre et contient toutes les voies, rectifiant et rajustant chaque chose pour la vie comme la fin de notre être. Cependant il y a peu d’âmes propres à ceci et qui veulent s’y ajuster. Que cela est digne de compassion ! C’est ce qui est cause qu’une bonne partie demeurent (sic) dans le péché. Les autres qui passent plus outre sont au plus occupées saintement, mais bassement : mais très peu portent avec efficace344 et dignement le fruit du sang précieux de Jésus-Christ qui ne se communique que par la mort. [247]

8. Je ne m’arrête pas à plusieurs dispositions particulières que votre écrit marque ; car ce particulier ne conduirait qu’au particulier. Il vaut mieux donner un principe général qui étant appliqué à toute disposition particulière y fait recourir incessamment l’âme par elle, et ainsi elle en fait usage ; ce qui est plus nécessaire et plus utile supposé[e] la fidélité de l’âme. Car les âmes qui ne peuvent goûter de ce remède général, à cause de leur peu de courage et de vigueur, se plaisent au particulier ; et ainsi s’amusent et font de cette manière vivre leur nature. Mais les autres qui éclairées de la grâce meurent incessamment, trouvent tout en quittant tout, et trouvent la vie dans la mort ; vie qui les fait vivre une vie, non de joie sensible, mais en esprit solide, pour être vraiment conforme[s] à Jésus-Christ, où enfin se termine la véritable vie par la mort de nous-mêmes. C’est là et par là que finissent les embarras des créatures, et où le Démon ne peut nuire. Mais ô Dieu, qu’il faut de générosité, de constance et de fidélité !

2.43 Dépendance du bon plaisir divin

L.XLIII. Que l’âme de foi trouve tout ce qu’il lui faut et Dieu même par la fidélité à la dépendance du bon plaisir divin en tout ce qui lui arrive à l’exemple de Jésus-Christ.

1. Notre Seigneur se communique aux âmes en deux manières différentes selon ses desseins. La première est générale et ordinaire, étant en la manière de la créature, par laquelle il sanctifie plusieurs âmes très éminemment ; c’est en éclairant leurs puissances et les élevant selon ses desseins plus ou moins, afin de louer et de glorifier Dieu par leurs pratiques de vertu, selon les lumières et l’amour qu’elles ont. Elles sont fécondes en bons desseins, en ferveurs, en saintes inventions et pratiques qu’elles puisent à l’oraison, dans les lectures et dans les entretiens familiers qu’elles ont avec Dieu ; et souvent quand elles sont bien fidèles et qu’il les a bien purifiées, elles reçoivent des lumières passives de Dieu par ces pratiques.

2. Les secondes sont conduites d’une autre manière. Comme Dieu les veut approcher de lui, il les dispose à vivre de la foi et leur donne ensuite cette foi, qui est une lumière obscure dont l’effet est d’approcher l’âme de Dieu même en l’obscurcissant, la desséchant et la dénuant de tout ce qui peut être un milieu entre Dieu et l’âme, afin que la foi soit plus pure et qu’elle l’approche de plus en plus de Dieu, en lui donnant l’inclination de se former sur Jésus-Christ. Ce qui fait que l’âme a une inclination secrète dans le cœur et dans son plus intime centre de lui ressembler (sans que de très longtemps on entende ce secret) ; et qu’elle porte secrètement une impression des inclinations de Jésus-Christ. Celle donc qui a prédominé en Jésus-Christ, a été une dépendance totale du bon plaisir divin, pour être et pour faire de moment en moment ce que la divine Sagesse avait ordonné sur lui.

3. C’était ce principe qui était à l’origine de tous ses Mystères, lesquels sont dans leur source et origine si naturels et si peu extraordinaires que c’est ce qui est digne d’admiration et comme le Mystère du Mystère ; ainsi qu’on le peut voir dans tous les Mystères de Jésus-Christ. La divine Sagesse a ordonné qu’il fût enfant, pauvre, abandonné de tout secours. Cela est arrivé comme naturellement ; d’autant qu’étant né une pauvre fille de la maison de David, elle est obligée, afin d’obéir à l’Empereur, d’aller à Bethléem. Le temps d’accoucher étant venu, il n’y a pas de logis à cause du grand monde et de sa pauvreté ; par conséquent il faut qu’elle accouche en une étable, et que tout le reste du divin Mystère de son enfance s’exécute en cette pauvre étable. La même Sagesse permet que ce divin Enfant soit persécuté, qu’Hérode entre en jalousie et qu’ensuite il massacre les Innocents. Cette même Sagesse désire une vie inconnue et laborieuse de Jésus-Christ : sa sainte mère ayant une maison à Nazareth, il s’y retire ; et saint Joseph étant pauvre et de son métier charpentier, Jésus-Christ aussi est du même métier et demeure dans la soumission et le travail. Poursuivez ces autres Mystères ; et vous y trouverez une suite de providences comme tout à fait naturelles ; j’entends où il ne paraît rien d’extraordinaire, mais tout se réduit à l’ordre commun de l’ordonnance divine : ce qui est le Mystère de Jésus-Christ le plus grand. Dans ses miracles il a paru de l’extraordinaire comme en cachette et à la dérobée.

4. Tout ce procédé est tellement exécuté pour les âmes à qui Dieu se communique de cette féconde manière, qu’elles n’ont d’amour que pour ce qu’elles ont à faire et à souffrir de moment en moment ; chaque moment étant rempli de toute la bénédiction qui leur est nécessaire, soit pour la pratique des vertus et la correction de leurs défauts, soit aussi pour remplir le dessein éternel de Dieu sur elle. Ceci leur donne une inclination secrète, et presque continuelle d’envisager Jésus-Christ dans ses divins Mystères, ne conservant nulle inclination pour ce qui est extraordinaire ; mais seulement celle de mourir de moment en moment par tout ce qui leur arrive incessamment : et elles trouvent que par cette fidélité elles pratiquent toutes les vertus qui sont propres pour l’édifice de leur perfection selon que Dieu la désire d’elles. Si bien que quand elles n’y sont pas fidèles, le trouble se met dans leur cœur et elles ne savent où elles en sont ; et quand elles le font, elles ont une grande foi et confiance que tout ce qu’il leur faut pour la vertu, pour leur correction et pour leur perfection leur est donné comme par une providence naturelle et très suave de moment en moment par toutes les choses qui leur arrivent, quoiqu’elles leur paraissent souvent très contraires éloignées de ce qu’il leur faut.

5. Ce qui les porte à s’aveugler et à mourir à elles-mêmes pour faire usage de chaque moment et tenir pour très précieux ce qui leur arrive, ne s’amusant jamais à regarder d’où il vient. Car par un Mystère admirable et par la conformité à Jésus-Christ tout est égal à une âme de cette grâce, quoiqu’il vienne par les créatures défectueuses et passionnées, ou aussi du diable et même de nos péchés et imperfections. La foi et la fidélité au moment présent dans l’état où nous sommes, fait faire un usage très admirable de tout et fait trouver la mort et la perte de soi-même, qui met l’âme en Dieu d’une manière que la seule expérience peut savoir. Il n’y a donc rien et il ne peut rien arriver qui ne soit et ne puisse être à une telle âme la voie et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu à l’âme fidèle à mourir à elle-même par tout ce qui lui arrive et par tout ce qu’elle a de moment en moment.

6. Heureuse l’âme éclairée de ce secret ! Mais que peu y sont fidèles ! Car cette fidélité cause une croix et une mort continuelle. Ce qui fait que plusieurs ne pouvant souffrir ce qui les mortifie et crucifie sans relâche, quittent cette voie qui leur paraît trop étroite, pour se remettre dans quelques pratiques et inventions d’elles-mêmes ; ce qui leur fait un tort irréparable : puisque c’est à la mort et au crucifiement de ces âmes que Dieu est réservé ; et elles le trouveraient à la suite aussi facilement que naturellement et avantageusement autant qu’elles ont bu l’amertume des croix, des pertes et des mortifications de chaque moment de providence.

7. Ces âmes n’ont point ou très peu de pratiques : cette fidélité leur sert de toutes pratiques. Elles sont fort calmes : l’abandon et la perte en chaque moment présent leur sert d’ancre assurée. Elles ont peu de différentes lumières en leur oraison ; l’oraison et le moment ne devenant qu’un. Mais surtout elles savent que la seule lumière qui les fait heureusement subsister dans une fidélité à chaque moment que la providence leur envoie, est la foi en Dieu et l’oraison continuelle par le repos et la perte d’elles-mêmes qui insensiblement ne leur fait trouver que Dieu seul lequel leur est tout en tout.

8. Les âmes qui ont ce don et cette lumière doivent savoir qu’il faut qu’elles laissent évanouir et effacer toute idée des créatures ; car assurément il y a un soin et une application de Dieu toute spéciale sur elle. Et plus elles se perdront de vue et de ressouvenir pour songer à elles soit pour le spirituel ou pour le corporel et le temporel, plus le soin divin et la sacrée providence s’y appliquera par une manière admirable. Un cheveu de votre tête ne tombera pas sans mon Père dit notre Seigneur345 à l’âme. Ceci est général en l’oraison et en tout événement, quel qu’il soit. Ô qu’heureuse est une telle âme puisqu’elle devient l’objet du soin amoureux de Dieu ! C’est lui qui est son séjour ordinaire et l’air qui la fait subsister. Nostra conversatio est in coelis346.

2.44 Présence de Jésus-Christ en l’âme.

L.XLIV. Effets de la présence de Jésus-Christ dans l’âme.

1. C’est aujourd’hui la fête de la Nativité de S [aint] Jean [le Baptiste], qui assurément est un très grand et précieux jour pour la terre, étant le jour où Dieu nous a marqués son amour vers sa créature. La terre ne produisait que des ronces et des épines ; mais aussitôt que Jésus-Christ a paru et s’est approché de cet Enfant aussitôt il le vivifie (sic) [vivifia] comme un Soleil qui lui a communiqué sa vie.

2. C’est pourquoi l’on remarque en cette sainte naissance un Enfant solitaire pour s’appliquer uniquement et sans réserve à son Dieu comme l’objet de son amour : un Enfant dans l’austérité de la vie pour ne prendre plaisir qu’en Dieu, dans lequel était sa seule satisfaction ; et par là son cœur vraiment aimant retrancha [253] tout plaisir et satisfaction à soi-même. On voit enfin un Enfant qui dès le commencement est dans la perfection : car il sait jouir de Jésus-Christ au-dessus de ses sens et de soi-même par une lumière que le même Jésus-Christ lui communiqua indépendamment de ses sens, et dont il faisait aussi usage indépendamment de ces mêmes sens ; et c’était la cause pourquoi il ne s’en est pas servi pour le voir ni pour lui parler. Il [le Baptiste] avait une manière plus relevée dont il a commencé à faire usage dans le ventre de sa mère347, Jésus-Christ étant aussi dans le ventre de sa sacrée mère.

3. Voilà les effets admirables que la présence de Jésus-Christ opère en une âme dont il s’approche par sa bonté et par une sagesse et providence si secrète que l’on en sait, et en comprend peu le moyen. C’est donc cette divine approche qui rend un cœur vraiment solitaire, comme il [Dieu] le fit en S [aint] Jean, qui le sèvre de toutes les créatures et les plaisirs de la vie pour les faire trouver en lui, ce qui est comme une manne cachée à bien du monde ; et enfin qui fait trouver le Paradis dans la terre, faisant rencontrer sa divine Majesté par un moyen qui établit l’âme dans un Paradis la désembarrassant de soi-même, pouvant sans son soi-même rencontrer et à tout moment trouver Dieu et en jouir.

Tout ce qui s’est passé dans cette sainte naissance et dans la suite de la vie de ce grand saint, est une lumière et une voix qui dit [disent] des merveilles de Jésus-Christ. Mais bienheureux qui entend ce discours ! C’est pourquoi il se nomme soi-même une voix qui crie dans le désert348.

2.45 Voie à la liberté divine

L.XLV. La lumière de foi en aveuglant et apetissant l’âme, la conduit à la liberté et à l’immensité divine. Fidélité de se contenter de l’ordre divin de moment en moment, quelque détruisant qu’il paraisse.

1. Comme tout le bonheur de la vie consiste à être dans l’ordre de Dieu (car de cette manière l’on possède son cœur et assurément l’âme doit en être pleinement satisfaite) cela est cause que je m’appliquerai seulement à vous parler de votre intérieur afin de vous aider, si j’en suis capable, à entrer dans le divin ordre de Dieu.

2. Je vous parlais l’année passée de la lumière de vérité, qui assurément seule a le pouvoir d’éclairer l’âme et de la conduire par la main dans la foi de vérité, c’est-à-dire en Jésus-Christ ; où elle peut trouver et trouver assurément toute sa nourriture et sa béatitude pourvu que l’âme s’aveugle de telle manière qu’elle se laisse seulement est absolument conduire par elle. Je dis se laisse aveugler : car faute de cela on se conduit sans le savoir et on se fourvoie souvent sans s’en apercevoir ; à cause que l’aveuglement que la foi demande de l’âme est si général et retire tellement l’âme de ses lumières et de sa conduite, qu’elle croit toujours tout perdre en s’aveuglant par la conduite de la foi. Au contraire quand on se conduit soi-même, comme l’on va par ses bons désirs et ses bonnes prétentions, on croit faire merveilles ; et ainsi on se retire facilement et très facilement de la conduite de la foi et de la vérité, si ce n’est qu’à la suite sa propre lumière conduisant l’âme par les bonnes choses (mais propre) par ses désirs et lumières, insensiblement la mène par là dans des embarras et dans un labyrinthe sans lumière.

3. Je ne puis mieux exprimer ceci dans la vérité que par l’expression de la vérité même Jésus-Christ, qui dit que le sentier qui conduit au bonheur et à la béatitude est si étroit, et se sert de ces paroles 349 : Quam augusta porta, et arcta via ! Lesquelles paroles expriment quelque admiration à cause de la difficulté et du chemin rétréci, par où la vérité mène une âme, dont le but et la fin est la liberté divine et la béatitude du cœur dès cette vie. Tout au contraire la voie de sa propre conduite est large, facile et spacieuse : si bien qu’elle semble vraiment une béatitude dans son commencement, l’âme volant et voguant dans l’amplitude de ses bons désirs, et ses bonnes conceptions et inventions : mais à la fin elle se rétrécit ; d’autant qu’elle est terminée par un labyrinthe de confusion dans lequel l’esprit et la propre volonté étant abîmés vont et marchent sans ordre dans la confusion de leur esprit et de leur conduite propre sans fin ni bornes.

4. Une raison qui me convainc qu’il est fort facile de tomber en ce désarroi (à moins de se tenir fermement à la conduite de la foi, et d’être conduit par la vérité en aveuglement de son esprit propre et de son propre sembler,) est, que la foi et la lumière de la vérité quand elle prend une âme pour la conduire, agréablement, et avec grand amour l’amène par des choses si petites et si pauvrettes, et par des voies si humiliantes non seulement à l’égard des créatures, mais encore de l’âme même, que la foi se rend même méconnaissable, en paraissant s’amuser à faire de si petites choses et ainsi long temps : si bien que l’âme réfléchissant sur ce qu’elle est, et sur ce qu’elle a intérieurement, elle dit : assurément je perds tout à me laisser conduire de cette manière-là ; car je n’ai rien et Dieu ne me donne rien : et ainsi l’on travaille par soi-même, oubliant et méprisant sa conduite.

5. Cependant c’est le véritable procédé de la foi, lumière de vérité, de conduire l’âme, sa chère fidèle, par les petites choses, comme si véritablement elle ne faisait rien en elle et que Dieu n’eût nullement dessein sur elle. Car elle va toujours creusant, humiliant et l’apetissant peu à peu, jusqu’à ce que l’âme soit réellement petite à Ses yeux et perdue à Ses desseins et à Ses volontés, qu’elle soit petite comme un atome non seulement devant les créatures et soi-même, mais encore dans les desseins éternels. Et à moins que la foi ne soit en liberté de conduire l’âme là comme elle le désire, insensiblement elle se retire et laisse l’âme dans ses saintes intentions, ses bons desseins et ses saintes lumières, qui, comme je viens de dire, semblent au commencement admirables et causer un fruit surprenant, mais à la suite s’évanouissent et deviennent à rien. Au contraire cet divine lumière de foi ayant apetissé, humilié et anéanti véritablement une âme par le rétrécissement, l’aveuglement et la petitesse de son opération [257] et de ce qu’elle faisait en l’âme, la conduit par là dans le large de l’abîme divin, où elle ne trouve de rétrécissement et bornes qu’autant qu’elle se réserve quelque chose dans la voie précédente de petitesse, en voulant avoir soit lumière ou quelque autre chose, et enfin en voulant et désirant être quelque chose soit dans la perfection ou dans les desseins de Dieu. Si enfin elle se laisse conduire absolument, se crevant sans réserve les yeux et s’arrachant tous les désirs et desseins, elle rencontre l’immensité même sans bornes ni mesure.

6. O cher frère, heureuse l’âme éclairée et conduite par cette divine lumière de vérité, laquelle étant si petite et si rien, se laissent conduire de cette manière ! Une langue mortelle ne fait que bégayer en voulant exprimer ce qui en est ; et je vous assure que je vous dis la vérité. Courage donc, cher frère ; marchez en ne marchant pas ; désirez, mais d’être dans le point de l’ordre de Dieu qu’elle qu’il soit, et vous complaisez de tout votre cœur dans le dessein éternel de Dieu sur vous.

7. Je ne sais si je me trompe : mais il me semble que ma complaisance serait aussi parfaite pour le bon plaisir divin, en sachant qu’il m’aurait destiné pour être un moucheron que pour être un séraphin ; et que mon cœur l’aimerait autant, aimant son plaisir, et non le mien dans l’excellence de ce que je serais. Je crois qu’à moins qu’une âme ne se rende pliable à cette voie, elle ne peut jamais s’ajuster à la lumière de vérité, qui n’en fait pas d’autres et qui n’a jamais conduit aucune âme que par ce chemin. C’est pourquoi les âmes, ses chères fidèles sont toujours pleinement consolées, et abondamment en repos et paisibles, et enfin infiniment contentes, quand elles sont un peu avancées dans ses routes petites et secrètes. Car secrètement elle goûte que bien que cette vérité soit si petite, si humiliante, terrassante, elle n’est pas moins que la vérité divine ; et qu’ainsi jamais Dieu ne se communique à demi ; mais qu’au contraire c’est toujours avec profusion infinie, emplissant largement toute la capacité de la créature quoiqu’elle ne le voie, ne le sente, et n’en puisse rien juger.

8. Si vous me demandez de quelle manière est une âme laquelle marche plus fortement et avec plus de fidélité, et à laquelle la divine lumière de foi s’applique par conséquent le plus et avec plus grande magnificence ; je vous répondrai que c’est celle qui désire, sans désir, n’être rien et qui se laisse au gré du bon plaisir divin pour n’être rien : si bien que la lumière de foi en doublant encore l’apetisse de plus en plus, en lui soustrayant tout ce qui la pourrait faire être quelque chose soit à sa vue ou en la vue de Dieu ; la conduisant par une voie si petite, si commune et si basse, qu’elle a beaucoup de honte de soi-même et qu’elle se croit en vérité non seulement être tout du commun, mais encore être bien loin du commun des hommes un peu dévots. Car la sagesse et la vérité divine voyant une âme être fidèle, permet souvent (par des secrets qu’il faut adorer et non vouloir comprendre) lui arriver des défauts et autres choses si pauvres et quelquefois si surprenantes qu’elle se voit en vérité être et plus faible et plus misérable que le commun des hommes. Mais pour l’ordinaire la Sagesse divine ne donne et ne laisse arriver ce dernier que lorsque Dieu veut conduire fortement et avancer beaucoup en peu de temps une âme très petite à ses yeux.

9. Que les hommes souvent sont trompés dans leurs desseins de piété et d’oraison ! Pour moi en voyant et approfondissant cette vérité, je ne m’étonne nullement que si peu trouvent le biais et la voie de l’oraison et de la perfection, si peu marchant par cette route. Tout le monde désire être toujours quelque chose, soit pour les créatures, soit pour Dieu ; et la lumière de Dieu conduit à tout le contraire et désire toute autre chose : et faute de s’ajuster à cela, toute la vie se passe en contrariétés à s’opposer et à ne jamais trouver. Qui non colligit mecum, dispergit350.

10. Comme tout ce que vous me dites en la vôtre me marque lumière et désir pour cela ; je vous assure que j’en ai grande consolation. Marchez donc au nom de Dieu, cher Frère, et vous conduisez par ces principes qui sont infaillibles et de la vérité même ; et vous trouverez tout ce qu’il vous faut par ce moyen. Ne vous mettez pas en peine de ce que les créatures disent et pensent : il suffit que vous fassiez et que vous soyez de moment en moment comme Dieu le veut, sans que cela vous paraisse quelque chose, l’ordre de Dieu y étant et le moment quel qu’il soit étant l’ordre de Dieu.

11. Ce moment qui est ordre de Dieu, est ce qui est au moment le plus naturellement, c’est-à-dire, qui nous vient ou à cause de notre état, ou par les créatures agissant comme elles voudront, ou de la providence quelle qu’elle soit. Tout ce qui est donc en nous, hors de nous et sur nous, est le moment de l’ordre divin ; et cet heureux moment, qui au commencement vide, apetisse, et anéantit l’âme, et qui à la suite la remplit non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu. Car comme il agit en anéantissant, il ôte ce qui la limite et l’étrécit ; et ainsi la rend capable de l’infini ; comme une goutte d’eau est capable et devient participante de l’amplitude de l’océan, non en recevant la mer en elle, mais en se perdant dans la mer.

12. Pardonnez-moi si je vais jusque-là, mais il est difficile de parler du rien et de la misère et petitesse où la foi et la vérité conduisent une âme, sans dire un mot en passant du terme où elles vont et de la manière qu’elles tiennent. Les autres grâces qui sont admirées des âmes qui les ont, et des créatures qui les remarquent, rendent bien les âmes qui les ont, capables de Dieu, comme un vase est capable d’une liqueur, laquelle est limitée par la capacité du vase ; et c’est pour cet effet que les dons grands et admirables sont donnés à ces âmes, comme la présence de Dieu, les vertus et le reste qui accompagne le don d’oraison et d’union. Ce qui fait qu’elles sont admirées en terre et portent grand fruit par leur exemple. Mais les âmes que Dieu veut conduire par la foi, si elles sont fidèles, en les apetissant et humiliant, Il les fait sortir d’elles et par conséquent de leur capacité limitée ; mais aussi pour l’ordinaire, elles ne sont en cette vie pour le goût ni selon le goût d’aucune créature : c’est le repas de Dieu seul.

13. Courage donc, cher Frère, laissez-vous conduire et ensevelir dans la pourriture et le rien de vous-même ; les morts éternelles n’étant propres à rien. Faites de votre mieux pour accomplir l’ordre de Dieu, tant l’extérieur dans votre condition, que l’intérieur par votre application en l’oraison et hors l’oraison : mais ensuite laissez tout à Dieu, vous contentant de l’ordre divin, sans vous amuser à le discerner, mais le prenant de moment en moment. Quand vous avez besoin, voyez le bon Père N., car cela est merveilleusement dans l’ordre de Dieu, la conduite et la soumission aux créatures s’ajustant admirablement avec l’ordre divin.

2.46 Chemin pour trouver Dieu

L.XLVII. Voir en lumière divine. Mourir à soi est le seul chemin pour trouver Dieu et toutes ses merveilles.

1. C’est une chose digne de remarque pour l’intérieur, que quoique les personnes auxquels nous nous communiquons, voient dans leurs lumières nos besoins et nos nécessités, et qu’ils nous répondent et nous assistent par cette lumière de vérité ; il ne faut pas laisser de dire en simplicité ses peines, ses dispositions, et ce qui, comme l’on pense, se passe en son intérieur. Car autre chose est de voir en lumière divine sans objet qu’on lui propose ; autre chose est quand on lui propose un objet, d’en voir dans cette lumière et par cette lumière la vérité, et tout ce qu’il faut faire pour y être fidèle, et aussi tout ce que Dieu prétend par là d’une âme.

Le premier, qui est de voir les intérieurs sans objet, c’est-à-dire sans que les âmes en disant rien, est prophétie, et est de fois à autre donné en Dieu, lumière de vérité ; mais Dieu n’agrée pas, que l’on se serve de ce moyen ; au contraire il faut de soi faire ce que l’on peut pour ne le pas faire, mais plutôt si cela arrive le céler et le cacher.

2. L’autre manière est lorsque l’on parle à une personne que l’on croit avoir trouvé Dieu, et ainsi qui voit en lumière de vérité. Cette lumière de vérité fait à une telle personne en Dieu et par Dieu ce que la lumière du soleil fait à nos yeux. Elle ne nous donne pas des yeux, elle fait voir les yeux : de plus quoiqu’une personne eût de bons yeux, et que la lumière du soleil fût fort claire et en un beau jour, il est très certain que nous ne verrions rien si nous n’exposions à nos yeux éclairés de la lumière du soleil quelque objet ; et de cette manière à l’aide de la lumière du soleil, nos yeux voient la beauté de l’objet qu’on leur propose. Si vous voyez une maison, vous en voyez la beauté et le reste. Si bien que vous voyez par là qu’autre chose est de voir les choses quand on les propose, autre chose est de les voir sans les proposer. Car quoique qu’en l’un et l’autre soit la même lumière, il faut que l’âme soit dans un état très éminent de voir les intérieurs sans objet.

3. Ce que je vous dis pour ce qui est de l’intérieur des autres est très fréquent pour soi-même. Pour l’ordinaire une âme qui est en lumière divine, c’est-à-dire qui est assez heureuse d’avoir trouvé Dieu dans son fond où Il demeure sans jamais S’en séparer, jouit de Sa [263] lumière autant qu’elle est fidèle d’y demeurer et d’en jouir, mais non pas en sorte qu’elle puisse voir des objets en cette divine lumière et en jouir (ce qui est de nulle importance), sinon lorsque cette divine lumière est assez levée et que Dieu, soleil éternel, y est d’une manière qu’Il ne peut être sans objet, ce qui est beaucoup relevé. Car un très long temps, Dieu Se communique et Se lève en l’âme comme un soleil, et ce soleil est le Verbe divin que le Père Éternel va incessamment communiquant tout, de même comme incessamment Il l’engendre dans l’éternité. Or quand ce Verbe divin Dieu-homme est beaucoup communiqué, l’on voit en Lui, et c’est pour lors que les yeux sont ouverts et s’ouvrent incessamment de plus en plus. Car les âmes doivent savoir que Dieu, demeurant et résidant en elles, est une source infinie et aussi infiniment féconde, que le Père éternel dans la génération de Son Verbe est infini, car il est très vrai, et l’âme l’expérimente, que ce qui se fait en elle, est ce qui se fait en Dieu quand l’âme est devenu par Sa pure miséricorde capable de Dieu même ; car pour lors Dieu en l’âme ne sort de Lui-même, sans sortir cependant, que par Son Verbe et par le saint Esprit.

4. Et ce qui me ravit, si je m’entends, est que jamais on ne trouve cette source que par la mort de soi, par l’humiliation, par la pauvreté et par un million de providences semblables ; et qu’autant que Dieu veut Se faire trouver, autant Il abîme une âme dans l’humiliation et la mort. Il n’y a pas d’autre chemin et il n’y en aura jamais. Je le vois clairement et, par la miséricorde de Dieu, je le vois tous les jours de plus en plus. Si Dieu ne favorise pas tant l’âme que de la [264] crucifier, humilier et la tourmenter véritablement, c’est un signe que Sa bonté se contentera de lui donner de bonnes lumières et quelques touches d’amour, supposé sa fidélité à ce que Dieu lui donne. Mais quand l’heureux moyen de l’humiliation et de la mort lui est distribué, pour lors elle trouve la porte du conclave351.

5. Et en vérité, si je ne parlais à des personnes que je connais et que je ne me laisse aller à la divine Providence, j’aurais grande honte de moi-même. Mais je vois très clairement que le plus pauvre ignorant villageois ou la plus rustique femmelette peut trouver, par sa mort et en étant humilié, véritablement et réellement la sainte Trinité, autant que l’homme le plus docte et le plus saint. Tout est de la divine bonté qui fait mourir et humilie. Et ayant trouvé Dieu, elle peut jouir du Verbe Jésus-Christ aussi éminemment qu’il lui sera communiqué avec les effets du même Verbe. Tout cela n’est nullement extraordinaire, supposé le don et que la mort ait fait trouver la source de nos vies, qui rassasient suffisamment l’âme et qui en peut donner à d’autres.

6. Je vous avoue que je commence à voir le bonheur des âmes qui travaillent peu à peu tout de bon à ne se rien pardonner, et qui de cette manière mourant incessamment à elles-mêmes, deviennent saintement et tranquillement avides de toutes les petites et fréquentes occasions d’humiliations et de mourir ; ce qui est aussi ordinaire qu’il y a des moments au jour et suppose une grande fidélité pour tout

7. Vous voyez par ce long discours comment une âme doit toujours se renouveler et se servir [265] de tout, des croix, des contradictions, des défauts, des providences tant intérieures qu’extérieures : car il est vrai qu’à moins de l’expérience, on ne saurait croire combien Dieu veut que l’on soit exact et que l’on travaille à mourir et à se purifier en tout. Ne vous donnez donc aucun relâche, faites fruit de tout ce que vous Dieu vous donne, et de tout ce que Dieu vous a fait dire.

J’ai vu une âme beaucoup désireuse d’aller à Dieu et dont l’intérieur était dans une sainte impatience d’y arriver. Mais ô le malheur ! mais le malheur ! passant par des broussailles et des épines, elle y a accroché sa robe de telle manière que, toute impatiente, elle a été contrainte de demeurer pour défaire peu à peu sa robe. Je porte grande compassion à cette âme, car pensant se défaire d’un côté, des broussailles la raccrochent tout de nouveau, et comme elle ne veut déchirer sa robe, elle la détache d’un côté et d’un autre, mais sans effet, ce qui la retarde tout à fait. Je lui aurais dit volontiers : déchirez plutôt votre robe et suivez votre chemin par l’impétuosité de votre désir. Mais il faudrait tout déchirer et le monde verrait ce désastre ! Et depuis elle est attachée à sa robe, ce qui est peut-être sans remède.

2.47 Moyens de devenir heureux.

L.XLVII. Que la pauvreté, la souffrance et l’abjection rendent véritablement heureux.

1. Que les âmes qui mettent tout leur bonheur et toute leur consolation à jouir de Jésus-Christ sont heureuses ! Je dis plus : ce sont [266] les uniquement heureuses ; puisqu’elles sont hors du changement de la terre qui n’est que vicissitudes perpétuelles. Il n’y a proprement que Jésus-Christ qui soit la pierre ferme, et ce que Jésus-Christ a choisi qui puisse affermir. Ôtez-moi la pauvreté, la souffrance, l’abjection et la petitesse d’une personne, vous me la mettez comme une girouette au gré de tous les vents, non seulement des choses extérieures, mais d’elle-même. Car en vérité la condition qui éloigne par soi-même du procédé de Jésus-Christ, comme est celle des Grands du monde, les rend les malheureux du monde, les faisant le jouet de la fortune, et je ne sais par quel malheur elle les fait, par leur nature, s’ils ne la corrigent puissamment, très sujets au changement ; ce qui n’est pas une petite croix à une personne qui veut être tout de bon à Dieu, et qui fait une véritable et sérieuse réflexion sur soi-même.

2. Je vous avoue que cette lumière me sert pour tourner plus fortement mon cœur vers le pauvre et abject Jésus-Christ, et pour me convaincre fortement de son infinie Sagesse. Quand la foi ne m’apprendrait pas que Jésus-Christ est Dieu, le procédé qu’il a choisi pour venir vers les hommes afin de les rendre heureux, m’en convaincrait absolument, étant le seul et l’unique [procédé] que son infinie Sagesse pouvait trouver pour communiquer la béatitude aux hommes.

3. Mettez-moi un homme marqué au vrai de Jésus-Christ dans l’extérieur par la pauvreté, le mépris et l’humilité, dans l’intérieur par la souffrance, par la mortification de ses passions et inclinations, vous me mettrez un homme roi de tout le monde et heureux en toute manière. Ha ! qui peut incommoder une [267] telle personne ? par où pourraient venir les peines ? si on lui ôte son bien, son honneur et si on le fait souffrir, il est pleinement content. De plus ses passions étant réglées qui le peut incommoder ? Au contraire ayant tous les royaumes du monde sans cela, il sera incommodé de toutes choses, et s’il ne l’est par le dehors, par le dedans il sera cruellement dévoré par autant de tigres impitoyables qu’il aura de passions, qui ne s’adoucissent à son égard qu’en les écrasant, et les réduisant sous le joug suave de Jésus-Christ, suave dans ce qu’il met la vraie joie par la mort totale. Vous serez vraiment libre quand Jésus-Christ vous aura délivrée.

4. Je me réjouis infiniment vous voyant goûter cette vérité, et remarquant que vous tâchez d’en nourrir votre âme. Fi de la grandeur, quand une âme commence de goûter Jésus-Christ. Courage, courez incessamment, vous convainquant de ce divin Mystère, et tâchant de ne vous donner aucune relâche pour avancer dans cette sainte et heureuse béatitude. Que tout ce qui vous arrive, ce que vous voyez et ce que vous avez chaque jour qui vous peut renouveler dans ce sentiment par quelque expérience, vous soit une béatitude ; ce que j’espère du bon Dieu si vous tâchez de ne vous donner aucune relâche, et que vous ne vous arrêtiez aucunement à regarder derrière vous.

5. Laissez tout cela aux pauvres aveugles du monde, qui comme des enfants sans lumière courent après une plume qui voltige en l’air. Allons au solide que tous les hommes ne nous sauraient ôter, et qu’au contraire ils nous donnent incessamment, ayant intention de nous le ravir. Ils font ce que les bourreaux faisaient [268] aux martyrs : en pensant leur ôter la vie, ils la leur donnaient ; en les déshonorant, ils les accablaient d’honneur ; et en les réduisant dans la dernière pauvreté et misère, ils les mettaient rois de tout le monde.

6. Ô heureuse l’âme éclairée de cette divine lumière ! C’est un autre monde dans le monde, peu connu, ou plutôt tout ignoré : ce qui fait l’enfer et le malheur de tant d’âmes qui faute de cette divine lumière sont et deviennent malheureuses, parce que les Souverains et les Grands les appauvrissent, et elles sont vraiment la boue du monde d’autant qu’on les rend abjectes et méprisées. Ainsi la même chose les rend malheureuses, et fait des reines des âmes éclairées. Cette divine lumière est le véritable secret de la pierre philosophale. Travaillez-y au nom de Dieu, et le priez [et priez-le] pour moi afin que j’y travaille.

2.48 Voie du néant et de la perte

L.XLVIII. Que la voie de l’anéantissement et de la perte totale est préférable à celle des lumières.

1. [268] J’ai352 bien de la joie d’apprendre de vos nouvelles. Mais elle serait entière si vous pouviez bien comprendre la vérité du don de foi et comment il opère plus efficacement par l’obscurité, la perte et l’abandon, que par toutes les belles lumières et les sentiments élevés. C’est marcher en poule que d’être conduite de cette manière et c’est voler en aigle que d’aller par l’autre voie, pourvu que l’on soit forte à la supporter et à en faire usage. Cela suppose le don, car cela étant, l’obscurité est lumière [269] et les pauvretés intérieures, les dénuements et les précipices où il semble que l’on aille se perdre, ce sont des moyens de faire de grandes démarches sans s’en apercevoir, non plus que des personnes qui sont embarquées sur la mer, se voient aller, ayant le vent en poupe. Tout le mal est que l’on veut toujours tout voir et posséder toutes choses, et cependant pour voir Dieu et pour jouir de Lui, il ne faut rien avoir. Il est certain qu’il est fort rude à la nature de ne rien avoir, à cause qu’elle expérimente ensuite son vide et ses faiblesses causées par le principe de corruption qu’elle porte en elle.

2. L’âme court continuellement après quelque chose, quoiqu’on lui ait dit qu’aller ainsi sans rien avoir et expérimentant sa misère, qui nous aide beaucoup à nous enfoncer et à tomber dans le rien, est tout son bonheur, d’autant que cela lui découvre davantage sa pauvreté, sa misère et sa corruption, ce qui l’humilie et lui ôte une certaine suffisance et excellence propre, qui est le principe d’une infinité de corruption qui la fait demeurer dans sa misère en s’enfonçant en elle-même, au lieu que par l’autre voie devenant humiliée, elle se hait et s’abhorre, et ainsi se perd peu à peu à ses yeux, et insensiblement tombant dans le néant, elle s’écoule sans le savoir en Dieu. Ce n’est qu’à la suite qu’elle expérimente qu’après avoir tout perdu sans le savoir, Dieu dans Sa grandeur vit et subsiste dans son pauvre néant.

3. Je ne doute nullement de votre grâce et de votre vocation. Mais la difficulté est de se perdre et de suivre cette voie, laquelle est très assurément épineuse à la nature, qui n’aime et ne goûte que les belles choses qui éclatent et [270] sont saintes et grandes ; mais pour ce petit sentier, elle l’a en horreur comme sa perte spirituelle. C’est un miracle quand une âme vient à découvrir cette vérité par expérience. Cependant c’est le bonheur de l’âme, et autrement c’est se nourrir des miettes, quand bien ce seraient les plus beaux sentiments et les lumières les plus élevées que Dieu ait donnés à ses plus grands serviteurs.

4. Je Le prie de vous éclairer de cette vérité afin que votre esprit la voyant telle qu’elle est, se laisse tomber doucement dans le néant. Je vois que vous manquez encore un peu de lumière nécessaire pour cela, sans quoi vous verriez ce qui a empêché si longtemps votre avancement dans la perte de vous-même. C’est que vous avez été à gauche, au lieu d’aller droit : vous vous remplissiez par force et ainsi vous aidiez la nature à se nourrir et fortifier dans sa propre suffisance et excellence ; au lieu que, marchant ce sentier, vous fussiez peu à peu devenue petite et humiliée, et qu’ainsi vous fussiez tombée dans le repos et le rien. Mais ne laissez pas d’avoir courage : puisque la lumière a paru à vos yeux, quoique tard, c’est une marque que Dieu vous la veut donner. [270]

5. Il ne faut pas objecter que vous avez soixante ans : car cette divine lumière travaillant peu, pourvu que l’âme soit fidèle, et qu’elle soit cruelle et sans miséricorde afin de terrasser la nature et lui ôter tous les moyens de se nourrir. Car supposé que Dieu fasse miséricorde à cette misérable nature, elle tournera toute sa nourriture en venin de suffisance, d’orgueil et de grandeur ; ce qui trompe l’âme sous prétexte que tout cela est sain.

6. Et voilà pourquoi Dieu paraît ainsi longtemps cruel et impitoyable à plusieurs âmes, même jusque-là que quand le sujet est fidèle et fort pour porter le feu de la tribulation, il semble que Dieu ne veuille jamais entendre parler de cette âme, qu’il lui souffre de gros défauts, la prive d’oraison et lui ôte le divin et l’humain, afin qu’étant humiliée devant Dieu, les créatures et soi-même, elle devienne à rien, mais un rien sans consolation. Ne croyez-vous pas que Dieu ne prenne plaisir qu’à enfoncer réellement et véritablement l’âme dans un cloaque de misères, qui la perde réellement à tout sans espoir de grâce ni rien de Dieu ? Mais ce dernier est le coup d’ami, et est donné à peu ; car peu en sont capables. Pour les autres, Dieu se contente de les humilier et de leur donner quelque sécheresse et quelquefois de les laisser tomber dans leur bourbier ; ce qui est encore beaucoup. Et de cela même, peu le supportent, quoique cependant ce soit peu de chose. Mais quand il s’en trouve de plus fidèles, il passe outre selon ce que je viens de vous dire.

7. Voilà bien du discours : un éclair de lumière en fait bien voir d’autres. Mais, ô, Dieu, que peu marchent par là ! Et que c’est une grande grâce quand Dieu y conduit, et que l’âme ne craint pas de s’y crotter et de marcher dans les épines et les précipices ! C’est là le grand secret de l’Incarnation, pourquoi Dieu a voulu prendre un corps et un esprit sujet à tant de misères, se les rendant propres par l’union hypostatique pour en faire un usage divin, dont nous recevons la grâce par la foi. Il faut remarquer qu’ensuite de ce Mystère un Dieu-homme quoiqu’infiniment sage, étant la Sagesse éternelle, unie hypostatiquement à l’homme, a été dans la dépendance d’un pauvre homme : ce qui a été un Mystère divin dont les âmes reçoivent des grâces infiniment dans le don de la foi. Ce qui est cause qu’à moins d’un miracle Dieu ne fait écouler la lumière et la grâce que par cette dépendance dans les âmes qu’il appelle à la foi, et par conséquent aux démarches dont j’ai parlé ci-dessus, et à l’anéantissement ; ces âmes n’ayant jamais de lumière que par dépendance, par la même raison qui est afin que cette misérable nature n’est rien en soi, et qu’ainsi elle meure de faim, ayant cependant tout dans sa dépendance, sa perte et son néant. Priez Dieu pour moi ; et je lui demanderai de tout mon cœur qu’il vous donne lumière sur cette voie, afin que vous marchiez courageusement et qu’ainsi vous remplissiez ses desseins éternels.

2.49 Paix intérieure. Oraison de foi

L.XLIX. le moyen d’établir la paix intérieure. Que l’expérience de nos misères sert pour faire croître l’oraison de foi.

1. Pour établir solidement la paix d’une âme, il faut qu’elle bute incessamment à se former sur l’ordre de Dieu et qu’elle mette uniquement en cela sa perfection pour trois raisons :

La première, parce qu’il n’y a rien de plus grand ni de plus sanctifiant que l’ordre de Dieu, quelque petit qu’il nous paraisse.

La seconde, d’autant qu’il n’y a rien qui fasse [273] plus mourir l’âme et la mortifie davantage que la dépendance et la soumission humble et douce à cet ordre.

La troisième, parce qu’il y a rien de plus aimable de plus facile, cet ordre nous étant à tout moment présent et en notre disposition.

2. Cet ordre divin, quoique toujours un et le même, est cependant divers, car il nous est marqué par les commandements, par les providences et par les rencontres dans lesquelles nous tombons à tous moments, si bien qu’il n’y a rien, en aucun moment de notre vie, dans lequel nous ne rencontrions cet ordre. Et ainsi mettant sa perfection à s’y soumettre agréablement, on calmera tous ses désirs et on sera paisible dans tous les événements, et de plus on pourra jouir par là incessamment de la présence de Dieu, cet ordre ainsi humblement exécuté étant véritablement une présence de Dieu en l’âme.

3. Une âme parlant de l’état qu’elle porte à l’oraison et de ce qu’elle expérimente de ses faibles, qu’elle connaît très grands, fit voir la privation où elle se trouve de toutes les vertus et les convictions qu’elle a non par lumière, mais par état de tous les maux, dans lesquels elle tombe continuellement, ce qui la rend confuse et abjecte aux yeux de Dieu où elle se voit très misérable, et aux yeux des créatures qui la voient toujours dans de grandes fautes, et à ses propres yeux, expérimentant sa corruption continuellement.

On lui a répondu que tout cela était du fumier qui faisait engraisser et croître le pépin [274] qui n’est autre chose que la vocation à l’oraison de foi et de simplicité. Que la différence de celle-ci à l’oraison ordinaire était que cette oraison ordinaire est en bonnes pensées, en bonnes lumières et en bonne volonté, mais qui souvent ne produisent que des connaissances spéculatives de ce que l’on est et ne donnent pas le commencement réel d’une abyssale humilité et abjection : ce qui se rencontre dans l’oraison de foi, où l’âme ne voit ou plutôt n’expérimente que faiblesse. Elle commence, par cet état, à entrer dans cette voie aimable de l’oraison par la petitesse et humiliation qu’elle porte de ses chutes et de ses faiblesses, ce qui attire de plus en plus Dieu dans son âme et en fait jouir.

4. On lui a fait voir comme le commencement de cette petitesse réelle que donnent les chutes, nous découvre la grandeur de Dieu et Sa bonté qui se plaît à se donner à ces âmes qui commencent leur voie par cette petitesse et cette humilité. C’est pour cela que la sainte Vierge se voyant mère de Dieu, s’écrie que le Très-Haut avait regardé (Luc, 5,42) l’humilité de Sa servante, non pas en vue de ses faiblesses puisqu’elle n’en avait pas, mais bien parce qu’elle était pleine de grâce qui lui découvrait le néant de toutes choses.

5. Ainsi une âme convaincue de sa misère et de ses passions en est humiliée en paix et en abandon et dans une grande confiance en Dieu, et non pas en sa force ni en son industrie, ne pouvant plus rien faire ni par acte et par effort ; mais par dépouillement de toutes ces mêmes choses. Ce qui peut lui nuire dans cet état, c’est lors qu’il y a eu des occasions de se renoncer et d’anéantir sa raison, et qu’elle ne le fait pas, écoutant ce que les passions ou les sens voudraient dire pour se plaindre : au lieu de supporter par amour pour Dieu qui est dans son fond, avec grande patience et humilité ce qu’elle sent de contraires ; et quand elle y a commis quelque faute de retourner doucement, sans retour pourtant, de sa volonté vers Dieu qui est dans son fond, de s’en humilier et de s’abandonner, avec confiance en sa miséricorde.

6. Ceci ne se doit pas faire par des actes distincts, mais bien par son état simple du fond de la volonté qui est à Dieu qui en jouit. Plus cette âme sera fidèle à la mort selon les providences pour les sens et les facultés ; plus elle attirera Dieu en elle. Il fait plus de cas de la petitesse et de la conviction de son abjection, que de toutes les grandes choses qu’elle pourrait pratiquer. Cette âme est en obligation de veiller sur soi, de peur que sa nature, ses sens et ses facultés qui dans la suite seront plus pauvres, plus sèches, et par conséquent plus dépouillées de vie dans leur manière d’agir, ne prennent le change, en s’occupant avec inquiétude de la vue qu’elle a de ses faiblesses, et de son fond corrompu ; ce qui l’éloignerait de la foi et de son état simple.

7. Mais ce qui lui fera discerner l’esprit de Dieu et de vérité, dans la vue qu’elle aura de ses faiblesses ses défauts, ce sera lorsqu’elle sera en paix, en humilité, en abandon et confiance en Dieu qui lui fera voir, si elle veut se servir de sa grâce, la possibilité de se corriger par son courage à faire usage des providences, qui nous donnent les moyens de faire mourir la malignité et la corruption de l’esprit, les passions et les faibles qui lui ont été marqués par sa conduite et par la lumière des expériences journalières.

8. Si Judas lorsqu’il fut convaincu qu’il avait livré le sang du Juste, s’était retourné vers Dieu avec confiance et humilité, il aurait obtenu miséricorde. Mais la nature et le démon ne manquent jamais, quand la connaissance que l’on a de ses fautes vient de l’une ou de l’autre, de jeter dans l’inquiétude et le découragement l’âme trouvant de l’impossibilité à se corriger. Il se faut défier de cette disposition et demeurer paisible dans la confiance en la bonté de Dieu, et espérer tout de sa bonté divine, ayant une douce et paisible douleur de son péché.

9. Il ne faut pas croire pour être appelé à l’oraison que l’on ne doit plus voir de chutes du de faiblesse. L’humilité, la contrition douce et l’abjection attireront plus de grâces que toute autre disposition. Saint Pierre qui était destiné à être le chef de l’Église n’a pas laissé de faillir. Son humilité et sa contrition font voir l’usage que l’on doit faire de ses chutes et de ses faiblesses. Et ainsi lorsqu’une âme se voit toute remplie de misères, de péché et de faiblesse, que son délaissement lui fait voir que l’on n’a pas de vertu ni d’oraison, que l’on est un pauvre misérable ; qu’elle se perde en paix, en confiance et en soumission, afin que Dieu fasse en elle et d’elle ce qu’il lui plaira : c’est ce qui attirera à cette âme beaucoup de miséricorde de Dieu. [277]

2.50 Retour en Dieu par la foi

L. L. du retour de l’âme en son fond est en Dieu, par la lumière de la foi.

On ne peut jamais exprimer le bonheur d’une âme à laquelle Dieu donne la semence de la foi et de l’anéantissement. C’est un trésor infini, qui produira en son temps de quoi rassasier et soutenir l’âme, quoiqu’elle ne puisse comprendre dans la voie, jusqu’à ce qu’elle soit beaucoup avancée et qu’elle commence à jouir de ce trésor. Car durant qu’elle marche pour arriver à cette possession, c’est avec tant de pauvreté et tant de misère soit par son fond propre, soit aussi par la difficulté de la lumière qui est si obscure et si sèche, qu’elle ne peut presque jamais se persuader, sinon pour quelque moment, que telle voie le puisse jamais rien produire. Il faut porter telle misère et tous les ennuis qui arrivent, autrement il est impossible que la semence de la lumière de la foi puisse avoir son effet.

Et afin de bien comprendre cette importante vérité, il faut savoir que cette semence de lumière de foi est donnée de Dieu dans le fond de l’âme ; et c’est pour cet effet qu’elle est appelée par plusieurs « lumières du fond », d’autant que, comme je dis, elle est reçue dans le fond, et que du même fond elle se communique très secrètement à l’âme pour la faire peu à peu revenir en foi, cherchant son fond, qu’elle ne trouve que par la manière que je vais dire.

Cette lumière de foi étant reçue dans le fond de l’âme, réveille le fond et le centre de [278] l’âme qui était enfouie dans le péché et par le péché353, exilés dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu, quoiqu’il n’y eût pas de péché mortel ni véniel volontaire. Ce réveil se fait, la foi découvrant à l’âme le bonheur de se pouvoir posséder et ainsi de posséder son fond où Dieu Se trouve. Plusieurs lumières secrètes et obscures sont données à l’âme qui lui font désirer que Dieu vienne dans son fond comme étant son bonheur. Et Dieu prend plaisir à augmenter secrètement la foi pour faire croître ce désir.

Et comme il ne paraît pas à l’âme que Dieu entend son désir et qu’il l’exauce ; cela accroît son désir, soit en l’oraison, soit durant le jour : si bien que par la fidélité de l’âme cette fois croît, et par cette foi ses désirs s’augmentent ; et ainsi successivement. Cela se fait sans que l’âme puisse avoir la consolation que rien [ne] se fasse ; car elle a l’amour de la foi sans consolation qu’elle l’a<it>. Elle désire que Dieu habite en son âme et possède son fond, sans aucune certitude que cela soit : au contraire plus l’un et l’autre augmente [nt], plus elle croit en être éloignée ; ce qui accroît beaucoup ses désirs. Dans la suite et à mesure de tels désirs Dieu vient, quoiqu’elle ne le sache ni ne le puisse savoir.

4. Dieu étant plus proche du fond de l’âme, il envoie un rayon de foi plus fort et plus pénétrant, qui commence à découvrir peu à peu à l’âme ses misères, à quoi elle n’avait pas encore bien pensé, afin que travaillant efficacement à les détruire selon quelles sont découvertes dans les diverses parties de l’âme, cette lumière rapproche peu à peu par ce moyen l’âme du fond où réside son bonheur. Et il faut savoir quand on dit que l’âme doit retourner à Dieu, que ses pas sont des degrés de similitude ; d’autant que le péché nous a éloignés dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu : si bien que cette foi qui sort du fond de l’âme a la propriété de faire voir les péchés et les dissimilitudes, afin que l’âme travaillant à les détruire s’approche à mesure de sa pureté. C’est comme qui serait dans un lieu secret d’où l’on appellerait des personnes pour venir se rendre dans ce lieu. Aussi cette foi par la vue des péchés et de la corruption propre fait retourner l’âme vers son centre autant qu’elle les fait voir, et que l’âme est fidèle à détruire et à corriger ce qu’elle découvre.

5. [279] Cette foi ayant fait voir la corruption et la dissimilitude de l’âme autant qu’il est besoin selon le dessein de Dieu et l’âme y ayant correspondu au point qu’il faut, elle découvre les vertus comme une plus grande approche de Dieu, et de cette manière l’âme approche de son fond beaucoup plus, poursuivant la pratique des vertus, comme elle a poursuivi la destruction de ses défauts : si bien que peu à peu à mesure qu’elle fait l’un et l’autre, elle s’aperçoit qu’elle commence à se posséder, car se posséder est posséder son fond. Et pour lors elle voit qu’elle a capacité de faire ou de parler ce qu’il faut faire ou parler, et tout le reste tant pour se garantir de ses défauts que pour pratiquer les vertus par la possession de soi-même, c’est-à-dire de son fond qui pour lors devient fort fécond avec facilité de se garantir des uns et de pratiquer les autres. Et voilà comment la foi peu à peu réveille l’âme pour se [280] retirer en soi et pour venir posséder Dieu dans le fond de soi-même.

6. Mais avant que cela soit fait, la foi est très longtemps à purifier les sens et les appétits, les passions et les puissances en la manière susdite. Ce qui est cause qu’il faut avoir une très grande patience et souffrir un million de croix : car la foi qui est la lumière qui effectue toutes ces merveilles, est très pénible à l’âme, et fait faire ce retour fort sèchement et avec une grande nudité ; et plus elle est grande, l’âme étant fidèle, plus elle fait marcher promptement jusqu’à ce que l’âme possède son fond.

7. Il faut remarquer qu’il y a bien de la différence entre avoir le fond et posséder son fond. Avoir son fond est jouir de la lumière du fond, qui fait faire tout le voyage de nous-mêmes en Dieu, nous allant chercher fort loin dans la région de dissimilitude. Posséder son fond, c’est lorsque le retour est fait ou presque fait, et que l’âme est en Dieu et jouit de Lui. Pour lors, posséder Dieu, c’est se posséder et être en capacité de faire tout avec poids et mesure sans précipitation, mais plutôt avec paix et comme il faut, c’est-à-dire selon la perfection de chaque chose. Et (si l’on est obligé de parler) de dire les choses quand et comment il faut et dans sa perfection : et ainsi de chaque chose ; car Dieu est lac perfection de toutes choses. Et voilà ce que l’âme apète354 et désire, et ce que l’on a et ce que l’on doit avoir par pratique, qui se perfectionne peu à peu selon son degré de retour à Dieu par la foi ; mais on ne le peut jamais posséder selon son désir que l’on ne se possède en Dieu ; c’est pourquoi le désir de se posséder, s’augmente incessamment plus on approche de Dieu. [281]

2.51 Foi passive et son progrès.

L.LI. De la foi passive et de son progrès en l’âme.

1. Quand la foi est venue et qu’elle commence à se lever en l’âme, le procédé commence à changer, y ayant plus de repos, plus d’abandon et d’inclination à la perte : ce sont les nourritures de la foi. Longtemps la foi est fort cachée et l’âme agit et travaille par l’instinct qu’elle sent, qui l’excite à chercher à mourir et à se détruire ; à quoi il faut être fidèle quelque renversement que l’on expérimente. Mais quand cela [n’] est aucunement355 bien fait, la foi s’augmentant donne un calme à l’âme ; et elle commence d’être plus manifeste : ce qui oblige l’âme de se reposer davantage, c’est-à-dire, d’agir en plus grand repos, voyant que selon qu’elle est fidèle à mourir et à se laisser soi-même, la foi opère en elle.

2. Car il est certain que dès que la foi commence d’avoir le dessus sur l’opération des puissances, elle opère toujours sans manquer, non seulement l’âme étant en actuelle Oraison ou en récollection durant le jour ; mais encore par tout ce que la personne fait, et qui lui arrive de moment en moment : il n’y a rien qui lui échappe et où elle ne se trouve ; d’autant que c’est une véritable émanation de Dieu dont tout ce que l’on peut dire n’est rien en vérité de ce que c’est, étant un trésor infini.

3. L’âme donc qui commence à l’expérimenter et qui en est certifiée n’a qu’à mourir et à se rendre de plus en plus continuellement présente à son opération et à sa vertu ; et elle [282] trouvera que mourant et se quittant par ce moyen, il se fera en elle un œuvre356 que Dieu seul peut opérer. De vouloir le comprendre c’est se tromper ; car cela ne se fera jamais ni dans son progrès ni dans sa perfection. On en peut dire quelque chose par la divine illumination, mais, que ce soit ce que l’on veut dire, cela ne se fera jamais.

4. Au commencement c’est une lumière que S. Pierre appelle admirable357 ; en son progrès c’est [un] amour opérant et agissant pour perdre et consumer l’âme comme le feu fait [avec] le bois358 ; et en sa perfection ce n’est ni l’un ni l’autre ; mais c’est Dieu véritablement, ayant en soi originairement et la lumière et l’amour. Et l’âme qui est arrivée à ce troisième degré, voit que bien qu’au premier [degré] les choses paraissent comme lumière, au progrès comme amour, ce sont vraiment [des] influences de Dieu, comme les rayons du Soleil [avec majuscule] sont le Soleil par communication, qui opère par là les merveilles du monde.

5. Une âme donc qui est certifiée d’avoir un commencement de cette divine foi et qui a les effets de ce que dessus359, doit être fidèle à mourir et à se séparer de soi autant que la foi l’y incline et le demande d’elle : car jamais cette foi ne croîtra qu’en augmentant ses démarches en la mort, la pureté et la séparation. Mais cela supposé, elle n’est jamais un moment également comme l’autre, non plus que le Soleil ne s’arrête jamais sur notre hémisphère. Ô le malheur des âmes qui l’arrêtent par leur défaut de mourir et d’être fidèles !

2.52 Avantages de la foi passive

L.LII. Que la foi passive qui paraît si petite et si obscure en son commencement, et même en son progrès, avance admirablement les hommes fidèles à la suivre en mourant à soi.

1. La seule expérience fait le bonheur qu’une âme peut espérer, laquelle a la semence du don de la foi passive. Cette semence est fort longtemps cachée en l’âme et n’a pour effet que la mort, causée par un million de diversités, tantôt de troubles et d’inquiétudes, tantôt de défauts assez fréquents, quoique l’âme fasse de son mieux pour s’en défaire ; mais comme cette semence est fort obscure et cachée, elle console fort peu, ne donnant qu’un certain instinct de chercher Dieu par un goût secret des vérités.

Quand l’âme est certifiée de cette semence de foi, elle doit tout faire et tout souffrir afin de la conserver en soi, pourrissant à la vérité et faisant pourrir l’âme par les diverses morts. Il arrive en cela ce qui arrive à la semence que l’on met en terre : elle prend vie et fructifie en pourrissant.

2. Pour dire tout le détail de ce qui se passe durant cet état qui est long, il faudrait des volumes. Ce à quoi l’âme doit prendre garde est spécialement de ne pas s’effrayer des morts et des combats, des sécheresses et des obscurités continuelles, voyant par les yeux d’autrui et se soutenant par la force de la personne qui lui est donnée, et pratiquant ce que l’on nous [284] marque, quoique nous n’y voyions goutte et que nous n’ayons que des défauts et de la corruption. Dieu, pour l’ordinaire, ne manque jamais en ce degré de donner quelqu’un qui aide. Car à moins de cela, c’est un miracle si l’on subsiste ou que l’on avance, parce que l’âme est là dans un labyrinthe où l’on ne peut aller sans guide, et l’on ne peut pratiquer sans se surpasser par une soumission aveugle ; et autant que cela est, autant on marche vite et on pratique fortement, quoique sans lumière, sans goût et sans vertu prise en soi.

3. Ce degré germe et produit une foi un peu plus forte et l’âme commence d’être plus vivante, mais non pas beaucoup plus lumineuse. C’est pour lors que la foi, quoiqu’obscure, sèche et insipide, tire de l’huile de la pierre 360 par la fidélité paisible et tranquille de l’âme. Car encore que l’âme soit fort sèche en l’oraison, cependant cette foi exercée tire de la nourriture des vérités et une sorte de conviction que l’expérience seule peut savoir. L’âme commence d’être plus tranquille en tout et s’appliquant par foi à l’oraison, elle en tire et reçoit vie. Quand elle fait des lectures, c’est la même chose ; et pourvu qu’elle s’applique à l’un et à l’autre par une disposition tranquille et abandonnée, elle pénètre sans pénétration, elle voit sans lumière et elle goûte sans goût des vérités qu’elle prend pour sujet de son oraison ou pour faire sa lecture.

4. Je compare une âme en ce degré de foi à un enfant au ventre de sa mère, qui vit et qui se nourrit, mais de l’aliment que lui donne sa [285] mère : en cet état il vit et c’est tout ; il ne voit ni ne marche. Ainsi l’âme par ce second degré de foi reçoit un pouvoir secret de tirer vie des vérités, mais d’une manière fort secrète et inconnue.

Il faut prendre des vérités pour sujet d’oraison et de bonnes lectures ; autrement l’âme mourrait et la foi ne se nourrirait pas, de la même manière qu’un enfant, si sa mère ne se nourrissait, mourrait indubitablement.

5. Durant tout ce degré, Dieu ne manque jamais de donner quelqu’un qui fasse l’office de mère ; et à moins qu’une âme ne soit extrêmement soumise et ne s’aveugle extrêmement pour croire ce qu’on lui dit et pour pratiquer ce qu’on lui ordonne, elle demeure sans prendre nourriture et à la fin elle meurt. Dieu durant tout ce degré ne laisse pas au discernement de l’âme sa conduite ; tout ce qu’elle peut avoir de pratiques, tant pour se défaire de ses défauts que pour la pratique des vertus, est dans l’obéissance aveugle. Et à moins d’être véritablement et profondément éclairées sur ceci, plusieurs âmes perdent leur grâce ; et souvent même faute d’avoir quelque guide expérimenté, plusieurs n’y réussissent pas, en quoi il faut adorer les jugements de Dieu.

6. Comme Jésus-Christ a passé trente ans de Sa vie divinement humaine pour parfaire et consommer le divin et très adorable Mystère de Son obéissance à une pauvre fille et à un pauvre charpentier, aussi veut-Il qu’Il soit la source féconde et intarissable des grâces infinies que les âmes doivent recevoir par la soumission et la dépendance. D’où vient qu’il faut avoir un spécial [286] respect pour ce divin Mystère, s’y liant davantage, plus on se voit faible pour recevoir force par lui dans la soumission que l’on pratique, et aussi lumière, afin de marcher par où l’on nous marque, quoique l’on ne l’entende ni le voie aucunement.

7. Cette voie de foi dans son commencement et son progrès est un don si grand, que qui le saurait comme le savent les âmes qui y sont fort avancées donnerait volontiers mille vies pour reconnaître la bonté de Notre Seigneur de qui on l’a reçu ; et l’on aurait aussi une crainte extrême de perdre ou d’empêcher qu’il ne se perfectionne, s’exposant plutôt à un million de croix, d’ennuis, et d’extrémités que de lui causer le moindre détourbier volontaire. Cependant on en cause tant d’involontaires, faute de s’aveugler et d’être fidèle aux vertus, que cela fait gémir bien les âmes qui en savent la conséquence, à cause que (supposer la fidélité) l’âme trouve que Jésus-Christ a dit admirablement vrai quand Il a exprimé ce don de foi par la parabole d’un grain de sénevé.

8. Car son commencement est très petit et le plus petit comme dit Notre Seigneur361. Et cependant peu à peu il croît tellement qu’il devient un grand arbre, jusque-là même que les oiseaux du ciel y peut faire leurs nids. C’est-à-dire que le don de foi est en son commencement une semence si petite que l’on ne s’en aperçoit pas à moins que l’on n’en parle à quelques personnes expérimentées ; mais dans la suite peu à peu, selon que l’âme meurt à elle-même et que cette foi prend ces accroissements suivants [287] ses divers degrés, par la nourriture propre à chaque degré, elle devient un grand arbre. Ce qui étonne, d’autant que le propre de la foi est d’être toujours petite, cachée, obscure, et anéantie ; et cependant elle devient un grand arbre, ce qui est très vrai dans l’expérience. Car quoique l’âme ait été et soit encore si petite à ses yeux et aux yeux des autres, cependant elle devient un grand arbre verdoyant et vivant jusque-là que les contemplatifs, qui sont signifiés par les oiseaux du ciel, viennent faire leur nid dans ses branches, c’est-à-dire tirent lumière, certitude et force d’une telle âme vivante en foi.

9. Selon le jugement humain, les contemplatifs, étant toujours fleuris en belles lumières et en amour extatique, sont d’un degré admirable, et les âmes élevées et conduites par la foi ne sont rien auprès : au contraire elles sont infiniment humiliées et contemptibles. Cependant à la vérité ce rien du monde devient leur soutien et cette flammèche de feu cachée sous un million d’ombres devient un embrasement surprenant, de telle manière qu’ayant été humiliées en elles-mêmes par le jugement qu’elles ont porté de soi, se voyant auprès des autres qui sont éclairées et élevées comme oiseaux du ciel, et aussi par le jugement des autres qui en ont eu pitié à cause de la pauvreté et misère de leur état, elles deviennent à la suite les proues de la magnificence et puissance divine, où Dieu Se manifeste d’une manière qu’il faut admirer.

10. Et voilà pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles362 ; Si credideris videbis gloriam Dei ; Si vous êtes assez heureuse de croire, vous verrez la gloire de Dieu. Car en vérité par la foi Dieu lui-même est révélé en l’âme d’une manière dont il faut garder le secret ; par ce que c’est véritablement la gloire de Dieu qui lui est secrètement révélé, non en lumière de gloire, mais en communication de foi que jamais on ne comprendra que par la même lumière. C’est pourquoi Isaïe dit363 ; Si non crediteritis, non intelligetis : si vous n’avez la foi, jamais vous n’aurez l’intelligence, c’est-à-dire jamais Dieu ne vous sera révélé par le don d’intelligence dans lequel on comprend quelque chose de la gloire que Dieu donne à une âme qui est fidèle à passer les degrés d’accroissement du don de foi qui lui est donné.

11. Si l’âme doit mourir à sa lumière propre pour voir et jouir de la lumière de foi ; elle doit pour le moins autant se défaire de sa propre vertu et suffisance pour entrer par la foi dans la puissance divine et devenir forte par Dieu même. Par ce moyen mourant ainsi à elle-même en pratiquant ce que Dieu lui ordonne de moment en moment, ou en souffrant ce qui lui arrive, elle jouit d’une force divine qui la fait tout faire et tout entreprendre conformément à ces paroles364 : Omnia possibilia sunt credenti : tout est possible à l’âme qui a la foi et qui s’en sert. Car par là elle entre dans la jouissance du pouvoir divin : si bien que n’étant rien, elle est tout ; comme en ne voyant rien par ses propres lumières, elle découvre tout dans cet abîme infini de Dieu même.

12. Mais toute la difficulté est que jamais ni l’un ni l’autre n’est donné qu’à mesure de la séparation et de la mort, et que pour y arriver il faut que la foi conduise une âme peu à peu dans le véritable néant de sa lumière propre et de sa vertu et son propre pouvoir ; si bien que si on la recherchait on ne trouverait rien, le néant étant sa demeure non en lumière, mais en vérité. Une telle âme peut transporter les montagnes, c’est-à-dire outrepasser les difficultés comme si ce n’était rien.

2.53 La foi conduisant par les sécheresses

L.LIII. Que la foi en conduisant l’âme par les sécheresses et l’obscurité la fait heureusement arriver à Dieu.

1. Pour la crainte que l’on peut avoir d’être inutile par les sécheresses et l’abandon où se trouvent les sens et les puissances dans le degré de la foi passive, il faut savoir que l’âme qui est certifiée du don de la foi passive, doit croire que la foi sort du visage de Dieu, qui est un Être actif et toujours produisant incessamment avec une activité infinie. Aussi la foi passive dans une âme est comme les rayons qui sortent du corps du soleil ; et elle y fait ce que le feu fait, qui est de brûler ce qui lui est propre, et qui peut l’approcher et recevoir l’influence du feu, comme le bois, la toile et le drap, qui se brûlent par l’approche du feu qui les consume : et si cela ne se faisait, le feu s’éteindrait aussitôt. De même la foi dont nous parlons est toujours active dans l’âme.

2. Ce qui pourrait empêcher son activité est

(1) si l’âme doutait du don après en avoir été certifiée par des personnes éclairées dans cette voie.

(2) si l’âme s’attachait ou s’occupait volontairement aux choses extérieures qui ne seraient pas d’obligation.

(3) si l’âme demeurait attachée à ses propres pensées et à ses sentiments dans les choses qui nous contrarient et qui sont contre nos inclinations ; nous en occupons volontairement : c’est être inutile ; et pour lors la foi n’opère pas.

(4) si l’âme négligeait dans son degré d’envisager simplement et doucement sa vérité.

3. Quoique la foi paraisse perdue, ce n’est qu’au sens et aux puissances : car la foi est dans le fond et dans le centre, où elle agit incessamment par lumière, connaissance et amour. Elle fait dans le fond ce que d’autres fois les sens et les puissances ont fait en actes, comme des actes d’amour, d’adoration, de bonnes résolutions, et ainsi de toutes les autres choses qui ont accoutumé de suivre cet état, qui s’accomplit par cette activité de la foi opérant dans le fond de l’âme. Et plus l’âme se trouve sèche et pauvre, et porte avec mort et patience cet état ; plus la foi s’augmente dans son fond et plus elle est active. Tous les biens viennent de ce fond qui découvre, à mesure que l’âme avance les Mystères, tout d’une autre manière que dans les autres sortes de grâces ; la foi rendant les choses absentes et passées comme si elles étaient présentes et réelles.

4. Mais cette voie est longue : il y faut une grande fidélité pour la petitesse, l’humilité, la séparation, et enfin la mort en tout et partout. Comme, dis-je, cette voie est fort longue, épineuse, pleine de souffrances et de ténèbres ; la pauvre âme n’a rien pour se conduire que la soumission et l’obéissance à celui qui la certifie de son état. Elle doit pour s’animer dans la persévérance, voir que Jésus-Christ qui était la vérité et la lumière éternelle, ne s’est point servi de sa puissance, de sa connaissance ni de sa sagesse pour se conduire depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il ait travaillé à la conversion des hommes. Il a été soumis à la sainte Vierge et à saint Joseph, et s’est laissé conduire en tout comme s’il n’avait eu nulle connaissance. C’est ce que l’âme doit faire particulièrement, tant que la foi opère dans le fond jusqu’à ce que Dieu même prenne la place ; ce qui sera lorsque l’âme est très avancée : jusque-là elle doit être obéissante, simple et aveugle.

5. Les sécheresses et le vide sont donnés de Dieu pour deux effets, ou pour purifier ou pour illuminer. Pour purifier un million de fautes que nous commettons (soit que nous les connaissions ou bien que nous ne les connaissions pas), faute d’exactitude à nous observer et à observer les lumières divines. Par les sécheresses ces fautes sont purifiées ; d’autant que l’âme y est humiliée, et si elle les porte comme il faut, elle est rendue plus exacte et s’observe davantage. Ils sont aussi donné pour éclairer ; car il est certain qu’une âme qui a la foi est plus en lumière, plus elle est obscure et plus elle est vide, Dieu retirant insensiblement l’âme des créatures et de soi-même par ce procédé qui est pénible, mais qui élève admirablement l’âme : car par là la foi croît beaucoup, la confiance augmente, et le plaisir que l’on trouvait en soi et aux créatures diminue. La foi croît ; car l’âme marche fidèlement nonobstant qu’elle ne voit goutte, parce qu’il n’y a que la foi qui la puisse guider. La confiance augmente ; d’autant que ne voyant rien qui l’assure, il faut que l’âme s’élève et se perde en confiance pure. Pour ce qui est de la séparation de soi et du créé, cela est très certain ; d’autant que l’âme étant aveugle en tout, et tout lui étant aussi insipide, elle ne se peut appuyer en ce qu’elle n’a pas et en ce qu’elle ne voit pas.

6. Il faut conclure que, supposé la vocation à la foi passive et la fidélité à ce que Dieu demande de l’âme, plus elle est conduite par la sécheresse et le vide, plus Dieu la traite bien. Mais il faut avouer qu’avant que l’âme s’en sache contenter, y voir et goûter Dieu, il se passe bien du temps. C’est pourquoi tout ce que l’âme peut faire jusqu’à ce que cela soit, est d’en faire un usage par résignation et abandon, se rendant la plus fidèle qu’elle pourra à mourir à soi et à tout le reste, car l’âme n’entrera dans cette résignation et cet abandon qu’autant qu’elle exécutera le second ; mais cette fidélité supposée, la résignation et l’abandon insensiblement conduiront l’âme à la découverte d’une lumière infinie, qui ne survient pas en l’âme, car elle y était, mais l’âme n’avait point d’yeux pour la voir. La lumière du soleil ne laisse pas d’être présente à un aveugle quoiqu’il ne voit pas. Donne-lui des yeux, il voit et jouis admirablement de cette belle et très féconde lumière. [293] J’en dis autant des obscurités. À la suite, quand l’abandon et la résignation ont purifié les yeux de l’âme, ce qu’elle croyait être privation de lumière et absence de Dieu, ce qu’elle jugeait vide, lui est une lumière ; et elle voit ces sécheresses et ces ténèbres comme une lumière très brillante, mais dans les mêmes ténèbres. Alors elle comprend bien ces belles paroles : Et nox illuminatio mea in deliciis meis365 : la nuit est ma vraie clarté et dans mes plus grandes délices ; l’âme étant plus dans les trésors infinis de Dieu, plus elle est obscure, vide, séparée et se sentant séparée de Dieu et proche de soi-même. Tout ceci est très véritable et la vérité même, qui cependant ne peut être connue et encore moins trouvé que par la pure lumière de vérité.

7. Mais comme plusieurs personnes tâchent de la rencontrer et de jouir de cette lumière en ténèbres et dans le vide sans la bien chercher, ils ne la trouvent jamais. Ils la cherchent par l’obscurité et par le vide, se contentant d’être en obscurité et sans rien avoir en leur intérieur, au lieu de la chercher par la pureté intérieure et par la fidélité à mourir à soi-même par ce qu’ils ont et doivent avoir dans l’état où ils sont. Faisant de cette manière, elle se présentera à leur âme, et alors ils n’ont qu’à porter les obscurités et à être fidèles aux obscurités et aux ténèbres qui leur arriveront, mais non pas à les chercher directement en se mettant dans le rien et se contentant dans les ténèbres qu’ils ont, sans se soucier de leur pureté et fidélité.

8. Cette divine lumière vient, sans que l’on y pense, surprendre les âmes. Lorsqu’elles sont en travail et en soin pour se rendre conformes au divin bon plaisir, elle est masquée et cachée les accompagnant sans qu’elles le sachent : et quand elle se découvre, elle charme de joie ces pauvres âmes qui lui disent de bon cœur qu’elle est une agréable trompeuse. Elles la croyaient infiniment éloignée et elles la trouvent si proche : que dire ? Je me trompe ; car elle est plus en elles-mêmes qu’elles-mêmes.

Qui saurait l’adresse du bon Dieu pour s’y insinuer et se donner en serait charmés : et bien plus, à moins d’une lumière extraordinaire, ou d’une grande soumission, on ne pourrait jamais croire ni concevoir comment Dieu trompe les âmes pour s’insinuer et se donner. Elles croient un long temps être en ténèbres et vides de tout et en privation, elles se résignent et font pratiques de vertu de cela ; et elles ne voient pas que c’est Dieu déguisé qui furtivement veut se rendre le maître d’elle. Mais quand leur vue est plus forte et qu’elles ont des yeux capables de voir, elles découvrent la tromperie agréable et charmante d’un Dieu immense et infini, qui s’accommodait à la bassesse de sa chétive créature.

9. Par là on passe du fini à l’infini et du créé à l’incréé par un moyen que nous devons appeler un Mystère dont la source est dans la privation et l’obscurité que Jésus-Christ a portée dans les sens et les puissances. Une âme qui a goûté et vu ce divin passage et comment Dieu l’a trompé par les pauvretés, les sécheresses et le vide, et charmés de l’amour infini et du soin de Dieu pour se donner sans toutes ses extases, changements, ravissements, visions et le reste, qui ne sont que des communications très passagères, au lieu que celle-ci est l’infini du même Dieu dans son infinité même, dont l’obscurité et ce vide sont le moyen de communication et autant qu’ils ont été et qu’ils sont grands, cet infini se communique.

10. Je crois que ce cher trompeur a voulu en diverses rencontres donner une petite figure de ce divin et intérieur Mystère dans les diverses apparitions qui se sont fait<es> à quantité de saints, comme un saint Grégoire et à plusieurs autres, Jésus-Christ prenant plaisir de se travestir en la figure d’un pauvre, d’un lépreux, etc. pour se donner lui-même dans le secret de leur intérieur par le moyen charitable que Dieu leur avait choisi.

11. Ceci est relevé ; mais je l’ai dit pour faire voir en quoi les sécheresses de la foi se peuvent terminer quand l’âme est fidèle à en faire usage comme je le dis : mais je vous dirai que peu d’âmes arrivent jusqu’à l’expérience de ce Mystère (qui n’est encore que la porte du palais,) faute de fidélité et peut-être de beaucoup d’autres choses qu’il faut laisser dans le secret de la divine Sagesse.

2.54 Foi dans les sécheresses des sens

L.LIV. De la fidélité à faire usage de la foi, au milieu des sécheresses des sens.

1. Dieu a donné le don de la foi habituellement aux âmes en cette vie, afin que les âmes qui sont assez heureuses pour être éclairées [296] de ce don, en puissent faire usage toutes les fois qu’elles le désirent. Où il est à remarquer que ce don de foi habituelle est donné et qu’il réside dans le fond de notre âme comme un beau soleil qui y luit incessamment, mais qui n’éclaire les puissances et les sens que selon que l’âme en fait usage par une fidélité libre366. Et ainsi l’esprit s’ajustant peu a peu à la clarté obscure de la foi, peut très souvent en faire usage, quoique les sens en soient souvent très éloignés par leurs sécheresses et distractions et par autre chose semblable. Je dis plus, comme cette lumière de foi est dans le fond de l’âme et qu’elle éclaire ainsi les puissances, et que dans ces puissances on peut distinguer deux parties, l’une plus spirituelle, qui approche de plus près du fond et qui est plus semblable au fond de l’âme à cause de sa spiritualité, l’autre qui regarde davantage les sens, et qui par conséquent s’y proportionne plus particulièrement à cause des espèces plus sensibles qu’elle en reçoit ; que les puissances selon ce plus spirituel peuvent assez ordinairement et même autant qu’elles le veulent, faire usage de la lumière de la foi habituelle dans le fond de l’âme pour croire, quoique les mêmes puissances au même temps aient en quelque façon le contraire, à cause de l’insensibilité et de l’obscurité des sens qui disent tout le contraire de ce que la foi dit insensiblement et imperceptiblement dans l’âme. Si bien que pour faire usage de ce don habituel de la foi éclairant toujours l’âme, si elle est fidèle, il ne faut point qu’elle fasse état de ce que les sens lui disent et lui représentent par leurs sécheresses, obscurités et insensibilités, ni même de ce que les puissances [297] expérimentent par le commerce des sens (comme je viens de dire) ; mais seulement s’assurer et s’arrêter solidement à ce que la foi dit, en croyant dans le fond de la volonté uni imperceptiblement à l’entendement, qui croit et qui fait usage de sa lumière au-dessus de ses ténèbres et de ses insensibilités, pour croire stablement367 et habituellement par le don de foi qui lui est donné.

2. Et ainsi il est très certain qu’une âme qui est un peu en expérience de ceci, avec un conseil d’une personne expérimentée, peut très stablement faire usage de la foi en tout temps pour avoir par son moyen l’accès très habituel vers Dieu, et pour demeurer auprès de Dieu et converser avec Lui en foi et par la foi, nonobstant toutes les choses contraires que son esprit et ses sens lui peuvent faire expérimenter. De manière que cette âme voit bien que Dieu par la foi est un soleil toujours présent et toujours éclairant l’âme, dont elle peut faire incessamment usage, autant qu’elle est fidèle à outrepasser et à surpasser toutes choses pour, par sa fidélité, faire usage, en croyant, de cette lumière divine comme soleil éternel.

Et afin de faire entendre ceci plus clairement, posons cette vérité que Dieu en cette vie est dans le fond de notre âme, l’éclairant toujours par la foi, comme le soleil matériel est en ce monde attaché au firmament éclairant les parties de la terre ; et comme il est libre aux hommes de se servir du soleil quand ils le désirent et comme ils le désirent, sans avoir besoin de s’amuser à savoir s’il y est ou s’il sera, n’ayant besoin que d’ouvrir les yeux et de faire ce qu’il faut pour voir, qu’ainsi en cette situation [298] spirituelle comme je la viens de dire, l’âme doit seulement par fidélité ouvrir les yeux à la foi pour croire au-dessus de ce sens et de tout ce qu’elle expérimente de contraire, et ainsi croire ; et par ce moyen elle pourra être sûre de pouvoir toujours voir et de pouvoir toujours et incessamment être en état de faire usage de sa foi.

4. Mais pour éclaircir davantage cette comparaison de la foi avec le soleil matériel, il est à remarquer que le soleil matériel ne peut pas éclairer facilement toutes les parties de la terre tout à la fois, à cause qu’il en est empêché par quelques-unes qui cachent les autres. Mais il n’en va pas de même de Dieu comme Soleil éternel par la foi : car étant situé au fond de notre âme comme premier principe de tout, il l’éclaire par cette divine lumière si éminemment qu’il y a rien qui lui puisse faire ombre, si l’âme s’élève par fidélité au-dessus de soi-même en croyant. Et ainsi son usage dépend (supposé le don de la foi) de la fidélité constante de la volonté pour vouloir croire et y demeurer stable en croyant : ce qui se facilite extrêmement à la suite, les puissances et même les sens s’ajustant peu à peu en s’outrepassant ; de manière que la foi s’étendant beaucoup en l’âme (comme nous voyons que le soleil matériel fait dans le monde,) elle éclaire peu à peu non seulement totalement, mais très facilement. Ainsi le tout consiste à être bien fidèle en toute rencontre de bien faire usage de la foi, et de supposer toujours (sans en demander des nouvelles à nos sens) sa lumière levée et éclairant notre âme pour trouver toujours par son moyen Dieu veillant sur nous et disposé de nous éclairer par les brillants obscurs de la foi pour nous conduire et pour nous éclairer selon nos besoins, soit pour faire oraison actuelle, soit pour subsister et nous tenir recueillis en sa présence, soit enfin pour nous fournir toutes les lumières et tous les secours qui nous sont nécessaires dans nos besoins ; Dieu étant en nous non seulement pour nous être toutes choses, mais encore pour nous être un secours pour toutes choses, bien plus que le soleil matériel n’est dans le monde, pour en être le principe, pour nous en faire voir la beauté et pour nous faire voir toutes choses.

5. Enfin il est à remarquer pour la consolation des âmes qui ne font que commencer d’entrer dans cette lumière de foi, que peu à peu elles peuvent arriver à sa possession et approcher de ce grand et admirable Soleil éternel dans le fond de leurs âmes par les actes qu’elles en font fréquemment, et par l’usage fidèle de cette lumière de foi qui leur est donnée au saint baptême, par les oraisons et par les pratiques de vertus, qui établissent la foi peu à peu, et qui insensiblement la développent et la dégagent du bourbier de nous-mêmes, causé par le péché et l’engagement de nos inclinations et de nos passions.

6. C’est ce qu’a voulu dire très doctement et avec une grande expérience la grande sainte Thérèse, dans son Château de l’âme, où elle dit que Dieu est comme un beau diamant dans le fond de notre âme, tout embourbé et tout caché dans nos péchés et dans nos inclinations corrompues : et que l’âme découvrant ce secret et étant assez heureuse d’avoir l’inclination de trouver ce trésor caché, elle leur rencontre par la fidélité qu’elle a à ôter cette boue qui cache ce beau diamant ; et peu à peu en ôtant la boue et en essuyant ce précieux diamant, elle donne lieu à son éclat et à son brillant : et ainsi il répond admirablement cette grande et cette merveilleuse clarté dans toute l’âme, qui peu à peu lui va faire trouver en vérité le bonheur de cette vie, lui faisant posséder par la lumière de la foi ce dont la lumière de gloire donne la jouissance aux bienheureux dans l’éternité.

7. Cette sainte ayant commencé ce livre admirable de ces demeures intérieures par cette comparaison, a fait subsister toutes les démarches de l’âme sur ce fondement pour faire voir que la foi, étant trouvé par la fidélité de l’âme dans son commencement, va s’augmentant comme un beau soleil qui par ses rayons éclaire toutes les parties de l’âme autant qu’elle est fidèle à faire reluire la foi par la mort de soi-même, par les pratiques des vertus, et par sa confiance généreuse à trouver Dieu au-dedans de soi et à faire usage de sa divine présence dans les actions de sa vie : ce que l’on peut espérer par tous les petits actes de vertus et les autres fidélités de la vie chrétienne, étant fidèle à les exercer et à les poursuivre. [300]

2.55 Enfance spirituelle. Participation de J. C. crucifié.

L.LV. Vocation à la S [ain] te Enfance de Notre-Seigneur. Participation de Jésus-Christ crucifié.

1. Vous ferez très bien de vous retirer autant que vous pourrez durant ce saint temps de l’Avent. C’est un temps de grande bénédiction [301] spécialement pour vous, à cause du fond de votre grâce, dont je ne doute nullement, goûtant et expérimentant assez souvent le fond du dessein de Dieu et la grâce qu’il a mise en vous, qui vous serait [seraient] une source de grâce très agréable et très féconde si vous étiez bien fidèle. Cette grâce, comme je dis, serait très féconde en un million de choses, dont je vous pourrais faire un grand volume si je vous disais tout le détail que je vois par le fond de votre vocation ; car par un clin d’œil découvrant ce fond en vérité, le reste est aussi découvert à proportion de la grâce de la sainte Enfance et des effets que ce divin Mystère a opérés en Jésus-Christ.

2. Et sur cela il faut en passant remarquer une chose très vraie et infiniment considérable, savoir que chaque Mystère est opéré en Jésus-Christ pour être la source et le fonds368 des diverses grâces des âmes ; et que comme ces Mystères sont le fonds et la source de chaque grâce, aussi sont-ils les sources des effets à proportion des effets de chaque Mystère.

3. Si je vous disais tout ce que mon cœur goûte sur cela caché sous un million de choses, je vous surprendrais ; et je crois avec l’aide de Dieu ne me tromper pas [ne pas me tromper]. J’en ai le goût ; et il me semble qu’au travers de vos oppositions, qui sont réelles et véritables, je pénètre par une secrète lumière ce fond de vocation que vous avez suspendu par tout ce que vous me mandez.

4. Votre âme ne goûtera les fruits de ce divin Mystère qu’autant qu’il viendra et sourdra369 par votre intérieur. Vous en aurez pendant ce saint temps quelques petites lumières qui ne [302] feront que réveiller votre appétit intérieur, et vous faire un peu prégoûter ce que je vous en ai dit et ce que je vous en dis. Ôtez toutes ces naturalités, qui sont comme de grosses pierres qui bouchent la source ; et l’eau rejaillira de la caverne de Bethléem : et si cela était une fois, vous seriez si surprise de ce que je prégoûte pour votre consolation et instruction, qu’il ne serait pas possible que jamais vous vous dégoûtiez de cela, et que les divers effets d’une si grande grâce fussent étouffés.

5. Voilà pourquoi nous nous sommes connus ; voilà le premier goût que j’ai eu en vous voyant ; et voilà la goutte d’eau que j’ai goûtée et qui m’a fait vous poursuivre, et ne jamais quitter. Cependant cette goutte d’eau est dans les pierres : je la vois et je ne l’ai pas. Je la vois dans votre âme et dans votre naturel tel qu’il est dans sa source et entre les mains de Dieu. Je ne l’ai pas ; car ce même naturel approprié par les mains de Dieu au dessein premier de sa grâce et de notre régénération est accablé par les effets de ce même naturel perverti.

6. Ne vous en prenez pas au naturel ; il est très bon sur le dessein de Dieu ; mais vous le gâtez. Ce n’est pas que, grâces à Dieu ! il n’y ait un grand changement, mais non encore parfaitement : mais vous devez avoir consolation. Car il est vrai que remédiant le remède se goûte, et a effet au fond de votre grâce ; et si vous remédi [i] ez à tout il aurait effet total, et la source deviendrait grosse et abondante.

7. Il faut que je vous dise une chose qui est arrivée depuis peu, et dont j’ai une connaissance certaine ; sachant le fond de la grâce de [303] la personne dont il s’agit, et ayant traité avec elle pour le moins dix ou douze ans avec une ouverture entière de sa part, cette âme étant [d’] un excellent naturel pour la grâce. Sa grâce était la participation de Jésus-Christ crucifié370 : et elle a porté une croix très pesante en toute manière, soit intérieure soit extérieure, durant plus de quarante ans. Son naturel était timide pour être ajusté à sa grâce ; et ainsi elle a été outrepercée371 de croix furieuses, de scrupules et d’autres accidents dans un admirable amour de Dieu, qui accompagnait cette grâce de croix, qui était véritablement un amour crucifié, avec une pureté vraiment languissante dans une fidélité sans aucune consolation : car quoique très fidèle, elle se voyait toujours impure, de telle manière que par un secret admirable elle était crucifiée sans consolation et mourait continuellement de douleur sans douceur.

8. J’ai su la fin de cet ouvrage vraiment caché à toute créature, par sa propre sœur aussi Religieuse372. Elle m’a assuré qu’elle est morte comme elle avait vécu sans consolation et toujours crucifiée : si bien que par un secret de Dieu ses douleurs et son mal se sont redoublés dans la semaine sainte dernière ; et elles ont crû avec les jours de cette sainte semaine de telle manière qu’à l’heure et au moment que le prêtre qui chantait le Vendredi saint la sainte Passion, dit373 Et inclinato capite tradidit spiritum, aussi cet esprit vraiment crucifié avec Jésus-Christ fit la même action et expira. Comme j’ai su le secret de sa vie, j’ai eu grande joie d’apprendre aussi la fin de sa vie. [304]

9. Je vous dis ceci pour vous exprimer ma petite lumière sur votre âme, qui si vous étiez fidèle tirerait grâce de ce divin Mystère de l’Enfance, comme cette grande Servante de Dieu a fait de cette grâce de Jésus-Christ souffrant. Ce qui me confirme fort dans la lumière que je vous ai exprimée en cette lettre, savoir que les divins Mystères étant la source de notre grâce, produisent aussi les effets conformes quand les âmes sont fidèles. Et si on savait la grâce que Dieu fait à une âme, quand elle est assez heureuse d’être appliquée par vocation à la fécondité d’un Mystère, elle ne pourrait jamais avoir assez de jours pour reconnaître cette grâce.

2.56. Enfance spirituelle.

L.LVI. Usage des maladies. État d’enfance spirituelle.

1. Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël.

Je vous prie de dire à N. que le mal a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce, mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi.

2. Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été, car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N. que j’en suis étonné.

3. Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations, etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.

4. Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité.

Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce, mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.

5. Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.

6. Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent, car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis honestas per manus illius374.

2.57. Usage des maladies.

L.LVII. Dessein de Dieu dans les maladies envoyées aux personnes d’oraison, et comment y correspondre.

1. Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.

2. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.

3. Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité, car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices, mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.

4. N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer375. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.

5. Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins Mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins Mystères avec bien de la grâce.

6. Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement, mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.

7. Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.

8. Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.

2.58. Solitude et dégagement. [1674?] 

L.LVIII. Avantages de la solitude et dégagement entier des créatures.

1. Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé376 et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières, mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.

2. Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.

3. En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu.

4. Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.

5. Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »

6. Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses Mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque Mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.

2.59. Se souffrir.

L.LIX. Se corriger et se souffrir soi-même en paix et en abandon.

1. J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force, mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse, car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.

2. La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant, mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.

3. Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.

4. Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.

5. Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière, car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.

6. Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.

2.60 Abandon. Tristesse. Lecture.

L.LX. S’abandonner nuement à tout ce qui nous arrive, quelque détruisant qu’il soit. Comment outrepasser la tristesse. Quand il est temps de quitter ou de ne pas quitter la lecture.

1. On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu : et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe ; pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité : mais quand il [ce principe] est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le [la] purifier davantage efface toutes ces vérités et soutient en nudité l’âme par ce principe même.

2. De vous pouvoir exprimer ce qu’il [ce principe ? Dieu ?] produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout, et à tout intérêt tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre et par l’ordre divin, sans en découvrir aucune excellence, ni où il conduit ni ce qu’il prétend, cela ne se peut [être exprimé] : car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses, subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par sa pure opération ne peut faire que lui-même ; aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même, et recevant seulement ce que Dieu lui donne, ou ce qu’elle a soit intérieur soit extérieur, a la seule opération de Dieu : et ainsi quoiqu’elle voie souvent qu’elle ne fasse pas grand-chose, et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition ; au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement, et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite Dieu en elle quand il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner véritablement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être ; et même quelque détruisant [destructeur] et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous, que ce qui nous arrive.

3. C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus, que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes, vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra [pourront] arriver et qui vous arrive [arrivent] ; mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans son dessein conformément à son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu, et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas, mais que vous êtes laissé [masculin] en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne ; souffrez-la comme opération divine : mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.

4. Où il faut que vous remarquiez ceci, comme de conséquence pour votre âme, que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser : par la raison377, que cette mélancolie, cette tristesse, et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle, vous devez toujours [320] de votre part tâcher de vous en défaire afin de la [de les ?] surnaturaliser378. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert, comme il se sert de toute autre chose, pour exécuter ce qu’il prétend en vous ; et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qui sera en vous, quelque souffrant et détruisant [destructeur] qu’il soit, vous mènera beaucoup au large, n’y ayant que notre nous-mêmes379 qui nous rétrécisse et nous captive.

5. Ne vous mettez pas fort en peine de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas, demeurant en la main de Dieu : car si sa divine bonté demandait quelque œuvre de vous, ou il vous en donnerait l’inclination, ou il vous y engagerait par quelque providence qui vous marquerait son ordre. C’est pourquoi laissez-vous mourir et laissez les hommes juger selon leurs pensées.

6. Il n’est pas temps de quitter les lectures : et autant que vous remarquerez qu’elles seront nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez ; car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin ; mais plutôt par surabondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous, de les continuer : et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser ; car qui a suffisamment, n’a pas besoin de chercher. Et quand vous vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture, mais qu’il y a trop d’enjouement naturel, [321] vous arrivant ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir, mais prennent de la nourriture par excès ; pour lors cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi quand vous lisez, digérez le tout doucement et posément, à mesure que vous lisez ; et quand vous vous apercevrez de l’excès, demeurez380 un peu : car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière, vous verrez que les lectures vous seront très utiles, et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre µ aura reçu ou cherché en l’Oraison : et ainsi par ce moyen votre âme non seulement sera au large, mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu, rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.

2.61 Soumission et abandon, etc.

L.LXI. Que la pure soumission et l’abandon total à la divine Providence faisant sortir l’âme de soi, la fait [font] courir à Dieu sûrement, et l’acheminant au pur dénuement devient [deviennent] pour elle une source de lumière continuelle et féconde en tout.

1. L’âme dont il est question, doit être certifiée de plusieurs choses, qui lui importent infiniment pour sa conduite, et pour la paix imperturbable de son âme. Savoir, elle doit être assurée, que sa vocation à l’Oraison n’est pas depuis son renouvellement, mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu : et faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée [éloignée] de sa vocation, et a pris un chemin pour l’autre, par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission, et une perte en la providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin, et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme, et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidement d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipités, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui étaient saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage, ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.

2. Quand donc le temps est arrivé que la divine providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle [cette âme] n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a long temps [s.], quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faites jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts, et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentait [s’augmentaient] la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée, et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable, et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance, et joui en nue et très obscure providence ; prenant de moment en moment ce que cette divine providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien, et ne cherchant autre chose ni assurance que [ou : que ce que] la nue obéissance et perte de soi lui communiquerai [en] t véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.

3. Pour la pratique donc de tout ceci, et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant sur tout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle ait et dont son âme381 soit en possession ; mais bien sûr l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours sans rien avoir en soi ce dont elle aura besoin, la divine providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant elle demeure en la main de la divine providence. Et ainsi peu à peu elle verra qu’en n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini ; et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur, il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.

4. Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance, il faut qu’elle demeure nuement et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine providence : et par là se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine providence [minuscule], n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout ; d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va, ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle [la providence] marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos ; et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter, et enfin lui fera trouver Dieu dans lequel elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.

5. Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garrotté382 les pieds et les mains ; au lieu de trouver Dieu vous vous êtes enfuie de lui ; [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation, et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit ; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue, sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission, et par la perte et par la divine providence sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts, elles vous traiteraient trop mal, et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre [ces divines princesses] et vous aurez tout en vous perdant par elles.

6. Arrêtez-vous, et vous fixez [fixez-vous] donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera [feront] être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’Oraison et hors l’Oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance, et par conséquent la mort de vous-même en soumission, vous sera [seront] une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire, à vos inclinations, passions, et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme, elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête ; et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.

7. Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme383. Ôtez votre vous-même384, vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur, le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Ôtez enfin la créature et vous trouvez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui avec le don de Dieu entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, et plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples, et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et [non] manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles [ces âmes] marchent incessamment en lumière, selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue385 ; elle ne verrait rien, et cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme la [327] quelle se laisse peu à peu dénuer pour n’être, ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine providence en dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque, ni qu’elle fasse réserve ni magasin386 de quoi que ce soit : et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue, et sans rien manifester ni communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle, ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque, et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.

8. Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu il va et court toujours dès qu’il a donné le don ; et ainsi il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse : mais c’est l’âme qui s’arrête ; et c’est son grand malheur, qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité, et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations.

Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique, et que tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois387, outre ce que j’en dis en cet écrit. [328]

2.62 Source de lumière divine en l’âme.

L.LXIII.Bonheur de l’âme qui découvre en soi la source de lumière divine qui fait trouver Dieu et Jésus-Christ, lorsqu’on y est fidèle par la séparation de tout le créé.

1. Mandez-moi en simplicité ce que mes trois dernières lettres auront fait sur votre esprit, et si ce que je vous ai mandé est conforme à l’instinct secret et inconnu de votre cœur. Je dis secret et inconnu ; car assurément l’eau de source ne passe que goutte à goutte et comme par force, ainsi que nous voyons arriver à une source d’eau encombrée de pierres. Elles sont humides ; et quelquefois par la force de la vive source il en rejaillit quelque goutte laquelle fait douter qu’il n’y ait une source : je dis douter ; d’autant que par cet encombrement de pierres qui empêchent son cours, les gouttes d’eaux [sic] sont toutes bourbeuses.

2. Plus je vois d’âmes, plus je goûte la grande grâce que Dieu vous a faite de vous donner cette vocation ; car vous êtes en pouvoir d’arriver un jour : et les autres où il n’y a pas de vocation ni de semence, ne le peuvent. Elles ont beau se tourmenter en entendant parler de cette grâce, et en lisant des livres qui expriment les beautés de la lumière du fond, ou de la lumière éternelle du centre : tous leurs travaux ne se termineront qu’en essais et efforts d’activités qui leur figurent quelque chose selon qu’elles ont ouï ou lu ; mais pour venir à goûter ou expérimenter la vérité, jamais cela ne sera : non plus qu’un homme [329] quelque travail qu’il prenne pour fouir388 et chercher une source d’eau dans un lieu, si elle n’y est naturellement, ne l’y trouvera jamais ; et si enfin il y en fait venir, ce sera par artifice à grands frais et avec bien de la peine. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui a cette source divine dans son champ.

3. Cette source divine donne ses eaux en différentes manières selon la différente vocation des personnes ; et elle est cependant très-une dans son infinie multiplicité. C’est cette eau dont parle Notre-Seigneur dans le St. Évangile389. Fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam. Et tout de même qu’il y a certaines sources cachées, il y en a aussi de très manifestes, comme sont certains grands saints et saintes dont leur eau de source est manifeste et paraît sans aucun travail ; ainsi que font ces sources dans ces lieux qui naturellement donnent abondance d’eaux sans leur aider : aussi il y en a d’autres qui ne se découvrent que peu à peu ; comme nous voyons qu’en certains lieux des fontainiers habiles découvrent par certaines marques d’expérience qu’il y a une source là, et cherchant peu à peu ils la trouvent.

4. Ne vous arrêtez au nom de Dieu à rien qui vous puisse empêcher ce bonheur. La nature sera contristée : mais ô Dieu ! la joie et la satisfaction qui suit [suivent] infailliblement ce travail, récompense [récompensent] en un moment toutes les peines passées. Cette source est le goût et la lumière, par laquelle on peut goûter et voir les divins Mystères ; c’est elle qui fait trouver Dieu, et [330] qui donne l’expérience d’une infinité de choses absolument cachées sans son secours. C’est ce qui fait que certaines âmes qui ont cette source cachée et cette semence en leur fond expérimentent une inquiétude secrète et une faim pénible. Elles ont faim des Mystères et de la sainte Communion ; et toutes choses leur causent un goût caché et inconnu qui les tourmente, ne pouvant avoir ce qu’elles voudraient selon leur désir [le] plus intime : et à moins de très grandes infidélités tous les Mystères, toutes les fêtes et solennités390 [solennités] leur causent de secrets renouvellements dont elles ne peuvent jouir à leur aise, à moins que de se mettre au large, et de donner une ouverture facile à ce qu’elles ont dans le plus secret d’elles-mêmes.

5. Car ce n’est pas par le seul dehors, c’est-à-dire, par la considération ou application extérieure qu’elles [ces âmes] se peuvent contenter : il faut que l’intérieur soit de la partie, dont elles ne se peuvent aider, si ce n’est que par la fidélité continuée elles se mettent au large, se séparant de tout et leur pauvre cœur étant pleinement en liberté. Mais quand cela arrive, elles trouvent que les Mystères sont la même source de grâce ; et l’extérieur des Mystères et des fêtes, les Communions et ce que la sainte Église notre mère leur donne est la même eau. Ce n’est pas qu’il arrive du changement aux Mystères, et aux autres choses ; mais bien que l’eau de source qui rejaillit par le fond et le plus intime de leur âme s’unissant à ces divins Mystères, ils deviennent une même eau de source.

6. C’est pour lors que les Mystères des temps leur deviennent féconds, soit aux temps [liturgiques] de la [331] Nativité, de la Passion, ou aux autres, et autant féconds que leur source intérieure est grande, et qu’elles [ces âmes] l’ont dégagée [cette source] et ouverte. Car il y a des âmes qui ont en leur fond une très grande source, laquelle cependant faute de grande ouverture qui corresponde à la source, ne donne des eaux qu’à mesure de cette ouverture. Or cette ouverture comme vous pouvez voir par ce que je viens de dire, ne s’opère et ne se fait que par la séparation. Ce qui est admirablement vérifié par les divins Mystères de Jésus-Christ qui ne sont que séparation, mort, croix ; et jamais cette source ne donne que Jésus-Christ.

7. D’où vient que je m’étonne souvent de certaines âmes qui croient avoir des merveilles en elles ayant des visions ou des prophéties. Je laisse ce qu’il y a de vrai ou de faux en cela, pour dire que ces choses quand elles seraient vraies, sont très petites, comparées à cette divine eau de source, qui n’est en vérité et ne sera jamais en aucune âme qui sera assez heureuse d’en jouir, que le petit et le pauvre Jésus-Christ diversement goûté et expérimenté dans ses Mystères, et autres merveilles.

8. Sans y penser je m’étends bien loin : mais en vérité je ne puis m’en empêcher ; le peu de séparation que vous avez fait, ayant fait rejaillir quelque goute d’eau que j’ai goûté[e] et qui me cause la faim et le désir, que vous jouissiez d’un trésor infini qui est dans votre champ. Je vous avoue après tout ce que je vois et entends tous les jours que c’est une très grande grâce quand on a un fidèle ami qui nous dit les choses, et que l’on soit à Dieu seul sans le commerce [332] des créatures. Il faut y être autant que Dieu veut pour purifier son âme ; car la vie active est destinée pour cet effet : mais au moindre signal de sa Majesté qui nous marque son agrément391 pour la quitter, une âme serait bien malheureuse le pouvant de ne le pas faire.

9. Je me réjouis de tout ce que vous me mandez dans votre dernière [lettre] ; et voyant votre sainte disposition, je prie Notre-Seigneur qu’il la confirme et qu’il vous fasse la grâce d’entrer parfaitement dans son dessein. Priez-le, je vous prie, que je le fasse aussi : car sa bonté me fait bien des miséricordes pour cet effet. Dieu seul est, et il suffit.

2.63 Fidélité au divin néant en foi

L.LXIII. Comment l’âme appelée au divin néant en foi nue y doit demeurer fidèle, et faire en Dieu son oraison et toutes ses actions et pratiques. Accroissement et fécondité de cet état, qui fait germer Jésus-Christ. Piège que le diable tend à ces âmes.

1. J’ai lu avec application l’écrit qui m’a été envoyé, lequel marque très assurément que Dieu vous appelle à la sainte oraison en foi nue. C’est une grâce que vous devez beaucoup estimer et conserver, non en agissant, mais en mourant. Vous devez donc savoir que Dieu vous appelle à l’anéantissement véritable par les puissances de Dieu et de Sa divine opération. Jusqu’ici vous avez fait un long circuit, faute de secours, mélangeant toujours votre propre opération avec celle de Dieu, laquelle, supposé [333] le don, n’est pas moins en la sécheresse que dans les goûts et les lumières. Cependant vous n’avez défailli et ne vous êtes laissé anéantir que la voyant et la goûtant ; et c’est en cela où vous avez plus besoin de secours pour vous bien certifier que Dieu vous appelle à ce divin néant opéré par la foi, laquelle est une lumière sans vicissitude, et qui ainsi doit être également suivie, soit qu’on l’expérimente ou non, soit qu’elle cause quelques effets, ou que l’âme ne voit que son néant et sa misère. Et à moins que de suivre fortement et sans vicissitude cette divine lumière, l’âme mélange toujours, faisant et défaisant, laissant souvent opérer Dieu et ensuite que l’on est dans la tentation de la sécheresse, reprenant son opération ; et de cette manière on fait un mauvais mélange, ce qui cause un mal que la seule expérience peut faire voir et découvrir.

2. Car comme par ce divin néant opéré par la foi nue, Dieu ne donne pas moins que Lui-même, aussi quand on manque à se simplifier et à se dénuer peu à peu de son opération et de sa vie propre, on quitte Dieu et Il ne prend pas possession de l’âme, de sorte qu’il arrive deux grands maux, qui sont que l’âme vit toujours en elle-même, empêchant Dieu d’y être par son opération, parce qu’il est certain que telles âmes, supposé leur vocation, ne peuvent jamais trouver Dieu ni L’avoir que par ce néant opéré en foi ; ainsi manquant à cette conduite par leurs opérations elles ne Le rencontrent point, mais plutôt sont toujours sourdement inquiètes sans savoir où est leur place. De plus ces âmes, appelées de Dieu pour Le posséder de cette [334] manière, ne peuvent jamais avoir les vertus que par ce biais, c’est-à-dire dans le seul néant et partant par la venue de Dieu en elles, de telle sorte que, manquant à l’un, elles manquent à l’autre sans savoir pourquoi elles ne peuvent acquérir ce qu’elles désirent tant. C’est ce que la Sagesse nous exprime fort bien en disant392 : « Tout bien nous est venu avec elle ».

3. Les personnes qui ne sont pas profondément éclairées dans cette conduite divine, ont beaucoup de peine à comprendre comment l’âme, ne faisant que mourir à soi et par conséquent à toute opération propre, puissent donner lieu à Dieu de venir en elles pour y vivre et opérer non seulement Soi-même, mais encore les divines vertus en Lui-même ; cependant cela est très véritable. Quand l’âme est assez heureuse d’être attirée ici, elle n’a qu’à mourir et à se simplifier peu à peu ; et elle remédiera par ce moyen à ses défauts non seulement volontaires, mais naturels. Cette voie diffère de l’autre qui est seulement lumière pour honorer Dieu, L’aimer et Le servir, en faisant un saint usage de son soi-même ; et elle ne va jamais à la destruction véritable et effective des défauts, mais seulement à remédier tellement quellement aux volontaires. Mais celle-ci dont le propre est de donner Dieu par le néant total de soi-même en foi nue, va non seulement ôtant les péchés et les défauts et mettant les vertus qui les détruisent à leur place, mais encore règle si bien les passions et les mouvements de l’âme qu’elle réduit peu à peu l’âme qui est fidèle à une sainte et inviolable paix, tant en elle-même qu’aussi à l’extérieur envers le prochain. [335]

4. C’est pourquoi vous voyez par là qu’une âme de cette vocation a beaucoup à travailler, quoique ce soit sans rien faire d’elle-même, mais en laissant agir la divine opération qui est toujours présente, non seulement pour l’exciter, mais pour lui faire pratiquer toutes les vertus conformément à chaque moment présent, sans qu’elle ait besoin des précautions des autres, supposé toujours sa fidélité à se simplifier pour tomber peu à peu dans le néant non seulement à l’oraison, mais encore dans toutes les actions et rencontres du jour ; car elle ne doit pas faire de différence entre le temps de l’oraison et celui de l’action, comme jusqu’ici elle en a fait par sa faute, y ayant trop mélangé son activité. La seule différence qu’il y a, c’est qu’en l’oraison l’âme est plus solitaire et plus calme. Et même dans la suite du temps, si elle est fidèle à n’y point mélanger son activité, elle expérimentera dans les occupations ce même calme et cette même tranquillité ; et ainsi tout doit devenir uniforme. Mais le mal est que l’on veut toujours voir et sentir ; et c’est ce qui gâte tout, où tout au moins qui retarde de beaucoup les desseins de Dieu.

5. Voilà à quoi Dieu vous appelle si vous êtes fidèle à tomber peu à peu dans le néant dans lequel vous honorerez et servirez mille fois mieux Dieu que par toutes les pratiques les plus saintes et relevées qui se puissent faire de soi-même. Toutes ces pratiques doivent aussi bien tomber dans le néant pour vous, que vous le faites vous-même. Car l’être moral de la créature devant y tomber en la manière que les âmes de cette grâce expérimentent, il faut de nécessité que tout ce qui est de son opération y [336] tombe aussi, par la raison que l’être défaillant, la vie et l’opération propre doivent le suivre par nécessité. C’est pourquoi les âmes à qui Dieu donne cette grâce, expérimentent non seulement une inclination continuelle à défaillir et à tomber dans le néant d’elles-mêmes, mais encore de tout ce qu’elles peuvent faire par elles-mêmes, comme de leurs intentions, pratiques, prières et autres choses de cette nature, qui faisaient leur première occupation et qui font la sainteté des âmes qui ne sont pas appelées à cette grâce.

6. Ce n’est pas assez de vous assurer de votre vocation pour le néant en foi et de vous donner lumière pour mourir à vous-même, mais il vous faut apprendre la manière que vous le devez tenir pour y réussir. Quand vous vous levez le matin, comme vous êtes certifiée de la présence de Dieu par la foi habituelle, dont vous avez le don non seulement comme tout le monde chrétien, mais d’une manière spéciale, non par actes, car vous les avez déjà dus outrepasser, mais par une habitude de constitution, l’âme, par un certain calme intérieur et une récollection de la volonté, se met, sans se mettre, en Dieu, c’est-à-dire proprement que laissant écouler toute distraction et production naturelle de l’âme par une certaine foi habituelle, elle est unie en récollection à Dieu intimement présent qui n’est jamais sans opérer ; et ainsi la récollection est son opération puisqu’en cette manière elle fait tout ce que les autres font par les actes d’adoration, de considération et autres.

L’âme demeure quelque temps de cette manière à genoux, sans que son intérieur change [337] de constitution, afin de ne rien brouiller par son activité propre en produisant quelque acte, mais laissant cependant à Dieu une entière liberté d’incliner l’âme et d’imprimer en elle ce qu’Il désirera ; et pour lors si elle sent le désir de faire un acte d’adoration, d’offrande ou autre, elle le peut ; mais à moins que Dieu ne le marque, elle doit demeurer dans sa constitution abandonnée et passive pour laisser Dieu faire tout en elle et pour faire tout en Lui. L’âme doit continuer ce calme et cette récollection par manière d’habitude intérieure sans changer pour le changement des actions, soit allant au chœur, à l’oraison ou aux autres actions qui remplissent le jour.

7. Il arrive assez ordinairement que l’âme ressent que plus elle tombe dans la simplicité et le calme, plus une certaine expérience de Dieu se manifeste ; tout de même que nous voyons qu’ayant laissé tomber quelque chose dans l’eau, on la laissera rasseoir et se calmer pour voir la chose plus facilement. Il en est ainsi de l’âme : elle voit qu’en toutes ces actions, oraisons et conversations, elle n’a qu’à se laisser calmer, et cette divine foi par son fonds d’habitude s’éclaircit et manifeste ainsi ce qu’il faut pour faire chaque action saintement et dans le point de sa grâce. Ceci est d’expérience ; et les âmes qui ne l’ont pas ne peuvent comprendre cette conduite, qui est au-dessus de la capacité humaine et même de la grâce ordinaire, qui ne peut découvrir que ce que l’âme fait par elle-même, aidée de la grâce. Je dis plus, que les âmes mêmes qui ont ce don, mais qui n’est pas encore assez avancé, sont assez en peine à le comprendre quoiqu’il soit toute l’inclination [338] de leur cœur. Mais qu’elles aient courage et qu’elles meurent à elles-mêmes par toutes les peines, les ennuis et les incertitudes qu’elles expérimentent ; et ainsi peu à peu Dieu les laissera mourir et dénuer d’elles, et par là elles verront clair au milieu de leurs ténèbres.

8. En l’oraison vous ne devez pas prendre de sujet, ni vous mettre en la présence de Dieu par acte, mais par état et habitude, ainsi que j’ai déjà dit, et mourir par toutes les peines que vous ignorez, et recevoir en passiveté tout ce que Dieu vous donnera sans en faire de registre le gardant, et le laissant écouler aussi comme il plaira à Dieu, car Il doit être le maître et doit Se connaître et S’aimer en l’âme.

Que l’âme ne s’étonne pas des vicissitudes qu’elle expérimentera en l’oraison ; elle seront continuelles jusqu’à ce que l’âme soit arrivée à une grande mort d’elle-même et de son opération. Mais quand par ce moyen Dieu sera beaucoup écoulé en elle, pour lors elle expérimentera une certaine stabilité qui sera Dieu même ; mais jusque-là cette vicissitude est une partie de la mort, aussi bien que les sécheresses, les obscurités, les incertitudes et l’expérience de ses propres faiblesses et misères.

9. Quand il faut aller à confesse, demeurez en la présence de Dieu en la manière dont j’ai déjà parlé ci-dessus, pour être éclairé de vos fautes ; et recevez la lumière qui vous sera donnée et le regret de ses fautes, sans vous multiplier : car tout cela s’opère assurément étant dans cet état et degré, par l’intime et secrète opération de l’amour divin. Et au cas que Dieu ne vous fasse voir ni sentir aucun défaut, demeurez en repos dans votre néant sans vous forcer pour trouver des péchés : confessez simplement ce que vous connaîtrez selon la lumière que Dieu vous donnera. Pour la sainte communion, votre âme doit observer le même procédé, sans changer de pratique, mais seulement continuant son calme et son union en nue et simple foi, sans diversité ni différence si Dieu ne la donne ; et cela pour l’action de grâces comme en la préparation. Il faut continuer de même allant à la conversation et aux affaires.

10. Ce qui nous trompe le plus souvent et nous fait retourner en nous-mêmes et dans notre activité, est que lorsque l’on fait quelque défaut, on tâche insensiblement et même par un fonds de scrupule d’y remédier par activité, en faisant des actes de renoncement, de regret et autres, et l’on a point de cesse que l’on ne sente que les défauts soient purifiés non en Dieu, mais par sa propre opération : ce qui est une très grande faute en une âme de cette grâce. Car quand elle a fait une faute quelle qu’elle soit, il est nécessaire non qu’elle se remette en Dieu, mais qu’elle y demeure par la simple foi, souffrant en Dieu sans expérimenter Dieu sa purification ; et secrètement par sa mort elle a essentiellement le regret et le retour, et le remède à son défaut mille fois mieux que de l’autre manière de quelque nature qu’il soit : autrement c’est se salir encore plus dangereusement. Et de cette sorte nos péchés et défauts étant sincèrement remédié de cette façon, sont comme une paille mise dans un grand brasier laquelle est dévorée en moins d’un instant.

11. Pour les prières vocales et d’obligation, les prières pour autrui, l’intercession des saints, gagner des les indulgences, et autres saintes pratiques, exécutez-les de cette manière, disant seulement extérieurement ce qui est d’obligation, mais pour l’intérieur il faut le garder inviolablement de la manière que je viens de dire ; l’âme de cette grâce et de ce degré ayant le pouvoir et étant en état de faire tout en Dieu par simple foi sans aucun acte, mais par état et habitude et par une nue et perdue constitution de soi en Dieu.

12. Il faut remarquer que l’âme appelée à demeurer toujours en Dieu par la foi qui opère son néant, est en état d’espérer un accroissement à l’infini, ceci n’étant pas encore un degré parfait, y ayant encore un nombre infini de démarches de néant, de nudité et de perte, qui la feront être et vivre en Dieu bien plus purement, nuement et parfaitement que je ne l’ai exprimé, étant fidèle. Tout ceci est un degré pour y monter, car comme il y en a eu plusieurs degrés pour arriver à celui-ci, aussi l’âme doit passer quantité de degrés pour arriver à la perfection et consommation du néant et de la perte en Dieu. Prenez donc courage et envisagez souvent en Dieu ce à quoi Il vous appelle, afin de vous fortifier et de vous convaincre, comme j’ai dit, que vous devez trouver tout en Dieu selon la perte et le néant que vous aurez. Souvent Dieu nous laisse plusieurs défauts pour nous aider à nous perdre encore davantage ; d’autant qu’en ce degré ils opèrent cet effet, supposé la fidélité de l’âme à ne vouloir que Dieu et à perdre tout ce qu’il y a de grand, de saint et d’avantageux, que Dieu ne lui fait pas trouver dans sa perte, son dénuement et son néant. Si bien que par [341] cette entière nudité et perte, Dieu devient toute attention, toute perfection et tout objet de l’âme, non objectivement, mais en perte totale ; et plus l’âme peut être généreuse pour cela, plus promptement elle y arrive.

13. Quand ces âmes voient les autres âmes appliquées aux divins Mystères activement et même en lumière passive, elles en ont souvent une grande peine faisant insensiblement en sorte de se proportionner aux autres. Mais c’est inutilement, ne comprenant pas assez que cette application active et même passive en lumière divine n’est pas de leur degré : puisqu’elles ont essentiellement les divins Mystères, plus elles se perdent et se dénuent, quoi qu’elles n’en sachent rien et qu’elles les perdent de vue et de sentiment ; car c’est véritablement les avoir en ce degré de foi que de ne les pas avoir ni sentir en la manière des autres. Cependant il faut remarquer que comme il y a plusieurs degrés en cette simplicité et perte de soi-même, ainsi que j’ai déjà dit, aussi ce dénuement des Mystères s’opère peu à peu ; et qu’il faut les recevoir comme Dieu les donne. Mais à la suite de ce degré et plus on avance, on les a en ne les ayant pas, et on trouve tout dans sa perte : car trouvant Dieu on trouve tout et toute chose en lui, non en la manière humaine, mais divine et en la manière de Dieu ; ce qui est beaucoup dire à une âme qui en a l’expérience.

Prenez garde du mélange de lectures qui ne sont pas dans cette grâce ; car il s’en trouve tant en lumière seulement, que cela donne quelquefois le change, et fait que l’âme se multiplie infiniment sous bons et saints prétextes.

14. [342] Quand une âme est assurée de sa vocation pour marcher dans cette grâce de dénuement et de néant, c’est beaucoup dire. Car autrement si cela n’est pas, il est impossible d’y avancer un pas. On en peut contrefaire quelques traits, comme l’on peint un Mystère, mais pour en mettre la vérité et la réalité dans l’âme, il n’y a que le seul doigt de Dieu qui le puisse faire : si bien que l’âme qui s’y met sans vocation, contrefaisant cette grâce et se formant sur ces principes, se met en danger de se perdre par une oisiveté et un vide sec et inutile.

15. Plusieurs personnes saintes charmées de l’expression ou de quelques lumières de cet état, en disent beaucoup de choses, mais à moins d’une expérience réelle, il est autant impossible d’en dire un mot qui soit dans la vérité et la réalité qu’il est impossible de marcher sur l’eau sans secours qui affermisse cet élément, ou de découvrir ce qui est en Dieu sans la participation de Sa divine lumière.

Ce que je dis de ceux qui en parlent et en écrivent, se peut dire aussi de ceux qui veulent s’y introduire par quelque goût et subtilité d’esprit qu’ils se sont procurés par quelque livre ou entretien. Ils ne le peuvent nullement ; et telle pratique leur est toujours pratique. Comme au contraire les âmes y appelées [sic], et qui jouissent de la divine lumière de foi, qui opère leur néant, sont dans ces choses sans qu’elles leur soient pratiques. Car elles y sont parce que Dieu les y a mises, et toutes les aides qu’elles reçoivent ne sont que des facilités ou des secours afin que la nature trop empressée et active d’elle-même n’y mette pas d’empêchement à l’opération divine, qui veut seule faire [343] son ouvrage en la créature, quoique avec la créature, mais par une manière que la seule expérience peut exprimer à ceux qui le ressentent, sans pouvoir bien dire aux autres comme les choses se passent.

16. Comme ces âmes sont par une grâce spéciale destinées à une jouissance très particulière de Dieu par le néant d’elles-mêmes, aussi sont-elles appelées à porter l’expression de Jésus-Christ en elles et au-dehors d’elles par un écoulement particulier de Sa divine Majesté. De telle manière qu’à la suite de cette grâce dans les degrés qui y conduisent, Jésus-Christ est l’écoulement qui remplit peu à peu l’âme dans son intérieur et extérieur, Dieu ne S’y trouvant pas toujours nuement, mais Jésus-Christ Homme-Dieu sans distinction ni division, si bien que cette lumière divine, quoique très nue, très perdue et très simple, n’est pas une lumière sèche et sans fruit puisqu’elle porte et fait germer le fruit de vie, Jésus-Christ. Il n’en va pas de même quand cette lumière est forgée et imaginaire : elle se maintient toujours dans une nudité qui est ténébreuse et sans fruit, et dans une sécheresse sans abondance, ne pouvant trouver en quelque degré qu’elle soit, la simplicité dans la multiplicité et l’unité dans la diversité.

17. Mais quand cet état est véritable, et qu’à la suite ce divin néant est avancé et que Dieu par conséquent est beaucoup en l’âme, pour lors elle est multipliée sans multiplicité, elle est extérieure sans extraversion et elle est infiniment féconde en son néant. Car Jésus-Christ la remplit intérieurement et extérieurement de telle manière que si au commencement et même un très long temps, elle a été toute nue et simple, à la suite sans quitter cette nudité et simplicité et même la nudité s’augmentant, elle devient infiniment féconde ; Dieu lui donnant toutes choses par sa simplicité même. Ceci ne vaut-il pas bien la peine non seulement que l’âme meure et meure un million de fois en son néant, mais encore qu’elle soit exercée de Dieu et des créatures. Ce qui contribuera merveilleusement et d’une manière très incompréhensible à l’usage de sa destruction et de son anéantissement, pourvu qu’elle soit fidèle à se laisser dépouiller et maltraiter de Dieu et des créatures.

18. Très souvent les âmes reçoivent ce don et sont en état d’en faire beaucoup de fruit ; mais elles en sont empêchées par des pièges que le diable leur tend finement et qu’elles ne peuvent découvrir sans une lumière et une application particulière.

Ces empêchements se peuvent réduire à trois que je vais marquer, afin que l’on y prenne garde. Le premier est le trop d’activités fondées sur un naturel violent qui ne peut et ne veut se perdre au point qu’il faut pour suivre cette grâce ; et ainsi la précipitation empêche les âmes et les multiplie. De plus (2.) le naturel timide, qui veut toujours être assuré et qui ainsi ne donne rien ou très peu de chose à la confiance ou à l’espérance en Dieu, les tient très souvent enchaînées d’une telle manière, que cette timidité les fait incessamment produire et être en mouvement pour s’assurer ; et par là on se trompe finement sous prétexte de Dieu et de l’assurance de la conscience. Cependant dans la vérité c’est un fin et subtil amour-propre, qui empêche de jamais se pouvoir perdre au moment de vue ; et par là elles fuient ce précipice divin où se doivent heureusement perdre les âmes qui ont cette grâce. Il faut avoir un grand cœur pour ne pas blêmir souvent à la vue horrible des vagues et des creux profonds des abîmes divins, où les âmes en se perdant sans se multiplier, apprennent admirablement la science du pur amour qui consiste en la confiance et l’espérance en Dieu au-dessus et contre toute espérance et confiance. Enfin (3.) Le Diable est quelquefois si subtil dans ses pièges qu’il arrête même ces âmes en les multipliant dans les choses grossières du monde, par lesquelles il les remplit, et extérieurement d’actions, et intérieurement de soins ; et de cette manière étant pleines, il n’importe de quoi, il les vide de Dieu et les égare dans leur voie, et tout cela par les plus beaux prétextes de Dieu, qui se puisse rencontrer393.

2.64 Divine Justice, partage du pur amour…

Mystères de la croix de Jésus-Christ révélé aux âmes humbles et abandonnées sans réserve. Que la divine justice est le partage du pur amour.

1. On ne peut jamais finir parlant des croix, étant un Mystère admirable et aussi profond que Jésus-Christ même. Cela est cause que lors que Dieu honore tant une personne que de lui faire part de ses croix, il marque par là son amour et son dessein sur elle. Ne vous épouvantez donc pas au nom de Dieu, et croyez fermement et au-dessus de tous vos sentiments que les bourreaux et les persécuteurs au commencement de l’Église, au lieu de la détruire la fondaient admirablement. C’est le Mystère de Jésus-Christ caché, mais très caché aux humains sages et suffisants, et révélé seulement aux petits et aux humbles qui savent pour tout s’abandonner sans réserve.

2. Ne vous étonnez donc pas de ce que vous voyez votre intérieur si pauvre, et de ce qu’il vous paraît que notre Seigneur semble ne vous pas écouter, mais au contraire vous abandonner, et même que votre nature délaissée à elle-même se ronge par cette peine et ses ennuis secrets ; vous trouvant souvent même accablée de vos défauts : car l’âme en cet état est fort sujette aux diverses passions et faiblesses ; ce qui cause un grand ennui. De plus quand la divine sagesse par un ordre incompréhensible permet que les choses extérieures se mettent de la partie, et surtout quand Dieu veut que nous y donnions ordre, assurément cela est très amer et très rude. Mais que faire ? Il n’y a qu’à dire à son âme généralement : « mort et abandon », pour se laisser dévorer toute vivante à la divine Justice.

3. C’est ici un Mystère que le Père Éternel seul peut nous révéler, car très assurément la créature de foi ne le comprendra jamais ; d’autant qu’outre qu’Il est infini, il faut par nécessité, selon l’ordre de Dieu, qu’Il nous comprenne en nous dévorant et nous consumant sans que jamais nous Le puissions concevoir. Car comme le Père Éternel, aimant infiniment Son Fils, L’a exposé à toutes les rigueurs infinies de Sa divine Justice sans aucune miséricorde, aussi l’âme aimée du Père Éternel est exposée à [347] la rigueur amoureuse sans miséricorde quand elle est capable de le supporter, même animant toutes choses par cet esprit de justice à notre égard.

4. Et pour pénétrer plus aisément ce divin Mystère de Jésus-Christ, il faut savoir que la divine Miséricorde qui est chargée de présents et de témoignages d’amour, de caresses et de tout bien pour enrichir les âmes, est préparée pour les pécheurs et les âmes faibles, qui sont encore peu fortes pour aimer. La Justice divine au contraire est sévère, renfrognée, avare, cruelle, sans société, marchant toute nue, pauvre et vide de tout bien ; et en cet équipage elle prend et se saisit cruellement des âmes destinées à l’amour, exerçant des rigueurs extrêmes plus ou moins, selon que les âmes sont fortes et destinées à un plus pur amour. Je dis même, et je ne crois pas me tromper, que la Justice divine ne se saisit jamais d’une âme qui n’est pas appelée au pur amour ; mais tout au contraire la douceur et la miséricorde l’accompagnent toujours afin de l’ennoblir de plus en plus des dons de la grâce. Mais ce n’est pas le fait ni l’exercice de la Justice de s’amuser aux dons, à cause qu’elle ne peut donner rien moins que Dieu : c’est pourquoi elle ne se donne qu’à celles qui sont appelées à jouir de Dieu. Mais comme en Dieu il y a plusieurs degrés de jouissance, la Miséricorde ne les quitte pas tout d’un coup, elle les suit jusqu’à ce que l’âme soit assez forte et qu’elle puisse porter la Justice fortement : pour lors elle suit en sa manière, qui est cependant encore différente selon la vocation et la portée des personnes. Car une âme qui est assez heureuse [348] pour boire dans le calice pur de la divine Justice, boit avec Jésus-Christ et entre en société et union avec ce divin Verbe humanisé. O quel bonheur ! ô, quelle félicité ! ô heureuse cruauté ! Ô, rigoureuse inhumanité, cruelle à la vérité, tout fiel, tout vinaigre et toute absinthe, qui cependant ne donne pas moins que Dieu même ! Enfin, ma chère sœur, la divine Justice et le partage de Jésus-Christ. Une âme n’est-elle pas bien partagée quand elle y a quelque part ? Il n’y a pas d’autres moyens d’en jouir en cette vie que par l’union à la divine Justice ; autrement on a part qu’aux dons et aux richesses de Dieu, mais non pas à Dieu même. Et voilà en quoi l’on se trompe infiniment, prenant pour l’ordinaire les dons pour l’Auteur des dons. Jésus-Christ a bu le calice de la Justice divine toute pure et a donné aux créatures la miséricorde pour les remplir de dons et de grâces.

5. Vous me direz peut-être : Mais quoi donc ! Les pécheurs ont la miséricorde, et les âmes pleines de Dieu la Justice ? On nous dit pourtant tout le contraire ; puisque l’on fait peur aux pécheurs de la Justice divine, et que l’on anime les âmes qui aiment Dieu par la miséricorde. Cela est vrai, et l’autre est encore plus vrai ; d’autant que Jésus-Christ ayant consommé toute l’ire de Dieu dans sa divine justice, les pécheurs qui ne veulent pas aimer et servir Dieu, attirent sur eux la plénitude de la colère de Dieu et du sang de Jésus-Christ ; et ainsi cette Justice opère sur eux ire et châtiment de Dieu : au contraire aux âmes qui sont capables du pur amour, elle leur communique Dieu même dans le plus intime de leur âme, autant qu’elle s’y donne à goûter en une vie pure et nue, et que l’âme par un amour secret et inconnu correspond à la Justice divine. N’est-il pas vrai que le même soleil endurcit la boue et fond et dissout la cire ? Il en est ainsi de la divine Justice : toute pleine du feu de l’amour divin, elle consume et dissout une âme capable et en état d’aimer, et endurcit une âme de boue et de péché. Voilà la raison qui fait que plus on veut aimer, plus aussi pour l’ordinaire Dieu paraît se retirer et s’éloigner, se rendant inaccessible et permettant par une providence adorable que tout ce que l’on fait et désire soit renversé.

6. Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne 394 qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’Amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler. Oh, qu’heureuse l’âme qui attend et peut porter l’opération divine de la justice en Jésus-Christ ! Elle est et elle n’est pas : elle est en Dieu ; et elle n’est pas, d’autant qu’elle n’ait connu ni d’elle le ni des autres.

Vous êtes infiniment aimable, chère justice ! Qui vous connaît vous aime. Heureuse donc l’âme qui fait c’est qui vous êtes ! Vous êtes la trésorière des grâces autant que vous êtes amère et cruelle ! Vous êtes la plénitude des vertus, autant que vous avez été avare et sévère ! Vous êtes la jouissance sans fin et l’éternité même dès cette vie en plénitude, plus vous êtes impitoyable pour séparer de la douceur des dons et des correspondances tant de Dieu à l’âme que des créatures pour l’âme ! Enfin par vous l’âme entre en jouissance de la plénitude de Jésus-Christ, du Mystère de son sang précieux, et généralement de tout ce qui est opéré dans l’intérieur et l’extérieur de Jésus-Christ, soit à l’égard de son Père éternel soit aussi pour ces pauvres créatures dans son Église ! C’est donc dans cette plénitude de la divine Justice que Jésus-Christ a prononcé en finissant sa vie : (a Jean XIX verset 30) Tout est consommé. Ne nous trompons pas : rien n’a le droit et la vertu de consommer soit nos péchés ou nos passions, nos mauvaises habitudes et enfin tout votre être propre que la divine Justice.

2.65 Lumière du fond et de ses effets

De la lumière du fond, de son commencement et de ses progrès. Que la lumière de foi y conduit peu à peu l’âme fidèle à mourir. Règles de conduite pour ce qui commence de l’avoir. Ses effets admirables dont l’âme jouit en abondon avec indifférence et liberté divine.

1. J’ai beaucoup de consolation, mon très cher frère, dans la lecture de la vôtre, y remarquant l’avancement de votre âme. J’ai toujours remarqué en vous, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître, une grande vocation pour la lumière du fond ; et je ne doute nullement qu’étant fidèle à sa mode, elle n’augmente de jour en jour. J’ai dit à sa mode : car souvent on prend la fidélité pour un amas de pratiques ou d’austérités ; ce qui n’est pas sinon selon que Dieu le demande. Car la lumière de la foi et la lumière du fond (ce qui est la même chose n’y ayant que du plus ou du moins,) se nourrit uniquement de l’ordre de Dieu ; et ainsi tout ce qui n’est pas ordre de Dieu, quelque saint ou mortifiant qu’il soit, est impureté à sa divine pureté. Cette divine lumière donc, comme j’espère, s’augmentera pourvu que vous y correspondiez et comme il faut. Et vous devez vous assurer qu’en s’augmentant tout croîtra de pas égal, et qu’elle vous fera trouver toutes choses : car comme elle fait trouver Dieu, et est même Dieu à la suite ; aussi donne-t-elle les vertus, il est fait finalement trouver en Dieu, comme dans leur origine et leur source.

2. Toute la difficulté consiste en deux choses : la première à l’avoir ; car c’est assurément un don surnaturel et que l’on ne peut avoir sans une vocation spéciale. La seconde consiste en la manière de s’y conduire pour y correspondre et la faire croître : car je crois que plusieurs personnes en ont la semence, et que le don leur est fait ; mais faute de s’accommoder à elle et de s’ajuster à sa mode, ils l’accablent la ruinent comme le bon grain parmi des épines.

3. Pour la première, cette lumière du fond, étant la même que la lumière de la foi, est comme un grand jour et à la suite comme un grand soleil qui se lève dans le centre et par le centre de l’âme, dans les parties plus éloignées, savoir les puissances et les sens. Cette divine lumière du fond remplit du premier abord le centre de l’âme ; et voilà pourquoi on l’appelle lumière du fond ; mais ce fond et ce centre étant plein et éclairé, elle sort et éclaire les puissances et finalement les sens. Cette lumière paraît toute autre dans le fond, que lorsqu’elle éclairera les puissances et que finalement elle éclairera les sens ; ce sera la même lumière qui par surabondance du fond éclairera, remplira et rendra fécondes ces trois parties ; et cependant elle paraîtra toute différente. Car dans le fond ce sera un jour serein sans nuage et distinction, ôtant et perdant toute particularité, pour perdre ce fond et centre dans l’essence divine. Cette même lumière se communiquant et débordant sur les puissances, les éclairera en leur manière et les rendra fécondes [353] selon leur capacité, en lumières divines ; mais cela rarement, c’est-à-dire qu’il est donné à peu, les rendant fécondes du Verbe divin et de l’amour divin, et c’est là qu’est redonnée la liberté pour prier, pour s’élever à Dieu, et enfin pour exhaler en louanges et en amour divin, dont Dieu Lui-même est le principe et la source. Enfin cette même lumière du fond s’écoule sur les sens, ou sur les fruits des vertus et d’un million de merveilles dont ils sont rendus capables par cette divine et féconde lumière.

4. Je commence donc à voir, comme je vous dis, que le commencement de cette divine lumière est la lumière de la foi, laquelle contenant en semence tout ce que je viens de dire, en donne des instincts et dispose peu à peu l’âme pour tout cela, quand l’âme est fidèle à la suivre en son obscurité, qui conduit à un million de morts et de séparations de soi-même. Il vous paraîtra par tout ce que je viens de dire que cela est trop sublime : mais je vous assure que qui est assez heureux d’avoir le don de foi et d’en jouir, doit humblement espérer tout cela ; pourvu qu’il soit fidèle en faisant usage de la foi par la mort, qui ne manque jamais de nous être donnée de moment en moment, si nous nous y rendons attentifs en prenant les occasions de toutes les occurrences journalières, soit intérieures ou extérieures, dans lesquelles cette foi se communique sans cesse. Mais comme cette foi et si obscure, et qu’elle ne fait que de la peine et rien de grand, mais plutôt nous va toujours apetissant, humiliant et anéantissant par une manière si petite, et qui semble si naturelle, on ne croit rien avoir, et que tout cela n’est rien ; ce qui fait négliger sa voie et sa lumière : mais assurément la chose doit aller cette manière. Car l’office de la foi doit être de faire mourir, et si nous ne mourions et nous séparions de nous-mêmes par ce moyen, nous en viendrions jamais à bout ; à cause que la nature est si ancrée en la créature qu’elle s’attache encore plus aux dons de Dieu qu’à lui-même. Quand on croit avoir les dons de Dieu, souvent au lieu de ses dons nous tire de nous, nous y enfonçons par leur moyen : c’est pourquoi cette divine foi nous donne en nous ôtant, et nous rend dignes de Dieu et capables de mériter ses regards et la jouissance de lui-même, en nous en nous enlaidissant et nous appauvrissant.

5. Il est vrai que si j’avais su dans le temps passé ce que je sais, à ce qu’il me semble, j’aurais non marché, mais volé, la foi m’appauvrissant et me dénuant comme elle faisait. Peut-être que je me trompe et que je n’aurais pas été plus vite pour cela ; cependant à présent que je vois plus clair ce qu’elle est et ses divins effets, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne serait passé un moment sans que mon âme n’eût été dans une course grande vers Dieu. Car il est vrai que je vois que lorsque cette foi se donne, elle ne cesse jamais d’opérer et d’éclairer obscurément en angoisse et peines de sa misère et pauvreté, et en impatience de ne rien avoir et de n’être pas à Dieu comme on le désirerait, ce qui est toute lumière de foi. Mais que fait-on, sinon se remplir plus on se voit vide, se presser d’aller à Dieu plus on se voit reculer, s’ajuster plus on se sent misérable ?

Plus vous vous voyez pauvre, laissez-vous [355] dans cette pauvreté pour tout perdre ; plus vous avez de faim et vous vous sentez éloigné de Dieu, laissez-vous là, car vous en approchez plus, et les efforts que vous feriez pour cet effet vous en éloigneraient.

6. Qu’y a-t-il donc à faire sinon de vivre en paix et en abandon dans la foi avec certitude, quoiqu’incertain que la foi fera tout ce qu’il faut ; et ainsi remplissant chaque moment et donnant tout ce que la foi demande de vous, insensiblement elle vous conduira, ou plutôt par une manière que Dieu fait, elle tombera dans le repos et le fond deviendra éclairé.

La foi mène jusqu’au fond et au centre de l’âme en l’agitant, l’appauvrissant, et la rendant famélique ; et la même foi devenant calme, éclaire le fond et devient lumière du fond, c’est-à-dire l’âme jouit dans le fond de ce qu’elle a désiré, et a ce dont elle a été si famélique et si pauvre, ce qui n’est encore qu’un commencement.

7. Ce que vous me dites que vous expérimentez dans votre intérieur me marque que cette divine lumière qui est assurément. C’est pourquoi soyez fort fidèle

(1.) à faire autant d’oraisons et à être autant recueilli que vous pourrez sans intéresser vos emplois ordinaires et votre santé. Je dis vos emplois ordinaires : d’autant que je vois clairement que cette foi s’ajuste admirablement avec l’ordre de Dieu ; et qu’il est vrai ce que vous me dites, que vous auriez du remords de conscience et de la sécheresse, si pour être solitaire extérieurement vous quittiez quelque emploi. Tâchez seulement de n’y être pas empressé, mais de les recevoir comme passivement de la providence, soit par ordre des autres, ou par l’ordre commun de l’état où vous êtes. Je dis de plus sans intéresser votre santé : car prenez garde à la mélancolie ou à vous surcharger de travail qui vous ruine. N’ajoutez rien à l’ordre de Dieu, et tâchez dans l’état où vous êtes d’être toujours maître de ce que vous faites, afin que les affaires ne vous accablent pas. Quand votre intérieur sera au point qu’il faut pour souffrir et supporter l’accablement, pour lors il faudra vivre en pur abandon, et sans discrétion plutôt au-dessus de la discrétion. Mais durant qu’il y a encore du nous-mêmes dans la foi, et que l’eau de source n’est pas encore une pique par-dessus notre tête, il faut se conduire et être conduit avec discrétion lumineuse.

8. (2.) Pour vos lectures, n’en faites qu’autant qu’elles vous éclairent, et font effet en votre âme ; car hors cela, la foi n’opère pas par elle et elles sont sans fruit. Autant que vous serez fidèle à vous laisser conduire intérieurement et extérieurement, autant vous ne manquerez pas de lumière secrète pour vous faire discerner ce qui sera bon. Enfin, pour la lecture n’en faites et faites-en, selon que vous verrez que cela correspondra à votre intérieur et qu’il vous sera nourriture. Lisez les livres qui feront de cette lumière ; car autant qu’elle croîtra en vous, autant les autres lumières et les expressions différentes vous seront inutiles et infructueuses.

9. (3.) Ne craignez pas de ne point faire de grandes mortifications. Peut-être même que si vous étiez assez courageux et que la conduite de votre directeur s’y accordât et l’agréât, elle vous serait ôtée par la raison qu’un [357] des principaux effets de la foi est de nous tirer de nous-mêmes, en nous ôtant tout ce dont nous sommes le principe et sur quoi nous pouvons appuyer ; et de cette manière nous ôtant peu à peu tout, et nous laissant dans une simple capacité de notre véritable rien, à la suite la foi et la lumière étant suffisantes pour nous remplir de Dieu, tout nous est redonné ; comme je vous viens de dire au commencement, que cette lumière du fond, ou Dieu par le fond, se donne par surabondance, étant le principe de ces mêmes choses. Cependant il faut que vous fassiez par soumission ce que le révérend Père Lalleman395 vous dira. Mais ne vous étonnez pas de n’y avoir nul goût ni aucune correspondance. Plus la lumière de la foi viendra et croîtra et plus elle vous approchera de Dieu, plus ces choses vous seront ôtées, jusqu’à ce que Dieu Lui-même soit venu en la manière susdite. Comme les lumières sont ôtées, aussi toutes les pratiques, tout l’amour, et tout le distinct sont aussi ôtés ; et enfin cette divine lumière met l’âme dans une simple capacité pour jouir de Dieu, l’âme se contentant, sans contentement, de son rien.

10. On n’arrive ici qu’après bien des années, car la lumière de la foi, comme une divine maîtresse et une sûre guide, conduit et tient toujours l’âme par la main ; et pourvu qu’elle se laisse crever les yeux pour se laisser bien conduire, elle arrivera assurément au port. C’est ce que je vois de plus en plus, car dès que le don de la foi est fait, il y a que du plus ou du moins et selon le degré où l’on en est, la correspondance est différente. Si vous êtes [358] dans le degré de foi, vous courez en vous reposant et vous jouissez en ayant rien et en vous reposant sans repos ; et cela, en tâchant comme vous pouvez de faire oraison et vos actions en récollection. Si ensuite la même lumière est devenue lumière du fond, on en jouit en repos et dans le vide de tout et étant perdu sans perte, etc.

11. Vous me demanderez peut-être si la foi n’est pas aussi appelée lumière du fond, comme je lui donne ce nom indifféremment. Je vous dis que oui, mais lumière du fond pour chercher le fond et pour y arriver ; et ensuite elle s’appelle lumière du fond parce qu’elle le constitue et l’éclaire et en fait jouir ; et c’est à cause de ces deux différents effets que la première est appelée lumière de foi et la seconde lumière du fond. De plus, même quand, par surabondance du fond, elle abîme et remplit les puissances et finalement les sens, on l’appelle du fond. Mais peu arrivent selon ma pensée à cette troisième : c’est un grand don, pour lequel nous sommes créés et qui souvent nous est réservé pour l’éternité.

12. Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que mon âme commence de goûter de la seconde eau, et que la lumière du fond commence de m’éclairer, ce qui assurément me fait un grand bien. Premièrement d’autant que je vois clairement tout le procédé de la lumière de foi qui a précédé, ce qui m’aide beaucoup. Et comme, par cette lumière, mon âme a trouvé le repos et qu’elle commence à jouir du centre, les créatures et généralement tout me tombe des mains, me pouvant contenter de Dieu seul (peut-être que je me trompe). [359] De plus comme cette lumière du fond est immense et toujours présente, — autrement elle n’y est pas, mais seulement c’est la foi —, cela fait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire oraison, l’âme veillant à demeurer en ce repos dans une capacité de Dieu sans rien de distinct, ayant une intime et secrète capacité de s’écouler en Dieu, comme une goutte d’eau en a, étant mise en mer, de se perdre dans cet océan.

13. Là tout sert admirablement : car les croix, les emplois et tout le reste qui est ordre de Dieu, c’est-à-dire qui est naturellement dans mon état, tout cela causant mort et séparation, soit de moi ou de mon intérieur, me cause plus de perte et de cette manière me sert ; mais durant que cela se fait, je ne puis porter ce jugement et tout ne cause que perte : je ne vois cela qu’après que la personne est faite par l’opération secrète de Dieu en Dieu. Et il faut remarquer qu’il n’y a nulle opération en toute cette opération : car comme ce fond est Dieu et que l’opération de Dieu est son repos, il y a et il ne s’y trouve rien de distinct, ni en ce qu’il est ni en ce que Dieu y opère. Dieu est Son opération, comme Il est aussi toutes choses peu à peu. À mesure que ce fond devient plus ample et que Dieu S’y communique davantage, l’âme expérimente aussi davantage ce qu’Il est par Sa divine essence, un Dieu, la simplicité même, la source de tout et la fin centrale de toutes créatures, et un million de merveilles que l’on voit et dont on jouit sans distinction et sans opérer, c’est-à-dire sans qu’il se fasse de changement. Et je commence à voir que supposé [360] qu’un pauvre villageois eût cette divine lumière du fond, il découvrirait et verrait par une lumière infiniment profonde tout ce que Dieu est et tout ce que les docteurs en disent.

14. Tout cela se donne sans que l’âme en fasse aucun compte. Car elle a cela sans en jouir ; et elle en jouit sans crainte de le perdre ni désir de plus ample jouissance ; tout cela se perd et se fond dans une sérénité ou jouissance qu’il faut avoir pour la savoir. C’est une jouissance sans jouissance, jouissance qui ne dit nulle altération ni multiplicité. L’âme a les yeux ouverts : il est jour sans lumière et l’âme possède sans rien avoir. Tout devient en un non-opérer et en une jouissance sans rien avoir, et en une perte qui incessamment se renouvelle par toutes choses sans perte qui se tienne du côté de l’âme. C’est cette divine lumière qui fait tout cela sans action ni mouvement. Ce fond n’a pas de fond, car il n’y a ni ne peut y avoir de fond ni de terme, parce qu’étant Dieu, il est sans fond ni fin et est fondement de tout le reste qui suit, comme la divine Essence dans son repos et son unité est le fond des divines Personnes en unité d’un Dieu seul. Dans mon degré du fond en unité, je découvre le passé et commence à prégoûter un peu ce qui doit suivre, c’est-à-dire comment, dans le repos de la divine Essence, les trois Personnes divines y sont agissantes, le Père éternel y engendre Son Verbe, le Père et le Fils spirent le saint Esprit. Quand cette divine lumière surabonde le fond, il est infiniment facile et encore plus facile que le fond [361] précédent, d’être en action des divines Personnes.

15. Vous avez désiré que je vous dise simplement quelque chose de ce qui peut être en mon âme. Je vous prie de prier notre Seigneur que cela soit en vérité ; car je vous assure que je ne désire que son bon plaisir. La paix et le repos, comme je vous l’ai dit, étant dans mon âme, tout m’est indifférent ; et il me semble que mon âme serait aussi contente de n’avoir rien de tout cela par ordre de Dieu que de l’avoir. Je l’ai sans contentement en cela, quoiqu’avec grande joie, non sensible, mais centrale ; et avec tout cela j’aurais autant de joie que Dieu me le prît s’il en était contant, comme de l’avoir. Une paix sans paix s’est saisie de mon âme et de mon fond tellement, que tout m’est indifférent sans indifférence : tout m’est un dans le divin plaisir. Je ne sais si je ne me trompe : mais la liberté commence ; et je vois que vraiment Dieu est le souverain pays de la parfaite liberté pour n’être que ce que Dieu veut, et pour n’être rien dans le temps et l’éternité si Dieu le désire : et l’on est content. Priez pour moi et me croyez tout à vous de cœur.

Pour la solitude, comme je vous ai dit, mon âme en a instinct et la désire sans désir ; mais je me laisse au bon plaisir pour ce lieu selon la providence : car par les affaires je ne puis rien voir de clair. Il faut que ce soit la main de Dieu qui fasse tout et qui me plante où elle voudra.

2.66 La lumière divine se levant en l’âme

L. LXVI. état d’une âme la lumière divine commence à se lever par le centre. Sûreté de la voie de foi qui mène la par le vide, la certitude et la perte de tout. Différence des âmes conduites par la foi lumineuse d’avec les autres qui vont par la foi obscure. Que celles-ci font les délices de Dieu nonobstant leur faiblesse.

Ma chère sœur.

1. Je vous avoue que mon cœur se défait et que mon âme tombe dans un tel oubli que les choses me sont ôtées des mains, car à mesure que Dieu Se manifeste et S’écoule, le reste disparaît. Ce n’est pas que mon âme n’ait en Dieu la même cordialité et sincérité qu’auparavant, mais elle est en Dieu et non dans les sens, ce qui est cause que j’ai peine de me mettre à écrire et que je l’oublie facilement. Je trouve une grande joie de n’avoir rien à faire et de laisser mon âme dans la paix et le repos être ce que Dieu la fait être et faire ce qu’Il fait. Ce procédé, quoiqu’il paraisse oubli des autres et non-zèle de leur perfection, est vraiment ressouvenir et zèle véritable, mais en la manière de Dieu, non de la créature.

2. Car je vous avoue que je ne suis qu’à charge à moi-même, et qu’autant que je puis m’oublier et ne rien faire, autant mon âme se sépare, s’écoule et se perd, parce que Dieu la perd en Lui, comme le soleil, se levant et éclairant, perd et fait disparaître les étoiles en [363] perdant leur lumière propre en la sienne, qui est comme immense à leur égard et qui, étant plus lumineuse et plus forte, peu à peu en vient à bout. Elles ne perdent rien pour cela, car leur lumière et leur opération particulière est et subsiste plus avantageusement, étant disparue dans cette vive clarté, que lorsqu’elles éclairaient par leurs lumières propres. Il me semble qu’il en arrive autant ici, et que l’âme qui est de cette manière ne perd rien pour oublier toutes choses, et pour n’être plus propre à rien ; et que même aussi les choses et les créatures n’y perdent rien, d’autant que le soin et le travail que l’âme avait à leur égard ne sont pas moindres quoiqu’il soit une autre manière. Après tout c’est peut-être paresse et fainéantise ; mais je vous avoue que je ne m’amuse pas à ce discernement : je laisse les choses ce qu’elles sont sans soin, sans désir ni prétention.

3. Peut-être me direz-vous que je n’ai pas grande peine, cela étant fort agréable. Je vous dirais que plus cela est rien, sec, insensible, perdu et sans expérience que ce soit quelque chose, plus c’est Dieu, et plus Il perd et consomme de cette manière susdite ; et plus mon âme va, ou pour mieux dire, plus Dieu vient, plus Il est nu et insensible. Et je découvre en cette véritable lumière de Lui-même que tout ce que l’on croit très souvent être Dieu, est quelque chose de Dieu et non Dieu. Car en vérité tout ce que l’on peut goûter, voir et sentir, quelque relevé, quelque grand et quelque lumineux qu’il soit, est parfois quelque chose de Dieu, ou comme des miettes qui tombent de Sa table, mais non Dieu. C’est [304] ce qui fait que l’âme ne sortant jamais de ce voir, de ce goûter et expérimenter, ne vient jamais à se perdre ni à disparaître ; et par conséquent ces créatures et son soi-même l’occupent toujours peu ou beaucoup à mesure qu’elle s’en approche. Si le soleil ne se levait jamais, les étoiles auraient toujours leur éclat et splendeur particulière, fort bornée et peu efficace. Mais le soleil éternel, Dieu même, ne se lève jamais, ni ne paraît par le centre de notre âme pour nous perdre et nous faire heureusement disparaître, que se manifestant tel qu’Il est, c’est-à-dire sans goût, sans connaissance et sans sentiment. Et comme l’âme n’ose entrer dans cette nuée et dans ce brouillard divin, ne le pouvant faire qu’en se perdant, aussi demeure-t-elle toujours à la porte, mendiant et se repaissant des miettes, sentant cependant la profonde peine de sa capacité, comme un estomac qui aurait extrêmement faim, auquel on ne donnerait que du vent pour se repaître. Car l’âme créée pour Dieu ne peut se nourrir et se rassasier de moins que de Lui-même.

4. Vous serez étonnée de cette lecture, et pourquoi je vous tiens ce langage. Je le fais pour deux raisons : la première, afin que vous ne vous étonniez pas que je suis un peu paresseux de vous écrire. La seconde, afin que vous appreniez une bonne fois que vous vous plaignez souvent de votre bonheur, et que vous prenez ordinairement en mauvaise part les caresses que Sa divine Majesté fait à votre âme. Car en vérité, supposé le don de la foi, Dieu ne fait et ne peut faire de plus intimes et de plus cordiales caresses qu’en Se cachant, [365] qu’en Se rendant insensible, et en Se perdant à la vue et à la connaissance de Sa créature. Cependant faute de savoir ce divin secret, l’âme ne correspond pas et désire toujours, cherche toujours, et se plaint toujours de ce qu’elle ne peut trouver ni posséder ce qu’elle a et ce qui se donne plus infiniment qu’elle ne peut et n’a jamais pu désirer ; et faute de le connaître, elle le méconnaît, et quelquefois la personne meurt sans l’avoir jamais connu. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui sait ce secret essentiel ! Et quoique l’âme ne vienne peut-être jamais à en faire l’usage que Dieu désire, Il ne change jamais Son procédé, par bonté infinie.

5. Quelquefois aussi Il Se déguise à cause de la grande faiblesse de la créature, et lui donne quelque lumière et quelque goût, Se retirant Lui-même ; et cette pauvre ignorante croit avoir trouvé merveille et être beaucoup remplis de Dieu, exhalant en louanges de la bonté et de la miséricorde divine pour son ample communication. Elle ne voit pas que ce qu’elle a, Dieu le lui donne contre Son cœur, et que d’autant qu’elle ne se contente pas du plus, il faut qu’Il lui donne le moindre, à cause de l’inquiétude où est l’âme. Dieu la traitant fort en enfant, Il agit souvent à son égard comme l’on fait avec les enfants : on leur ôte une pomme pour leur donner un diamant de prix ; ils trépignent et font du bruit jusqu’à ce qu’on leur ait redonné leur pomme et leur ragoût, quoiqu’il y ait bien de la différence ; et il y a que l’enfance qui les excuse. Aussi certainement il n’y a que le peu de discernement de plusieurs âmes qui les excusent [366] devant Dieu, en préférant le goût et la lumière au goût sans goût de la foi et à l’obscurité et au vide de la foi.

6. Leur excuse est, à ce qu’elles disent, qu’elles veulent aimer Dieu et Le connaître, et que s’ils étaient assurés que cela fût, elles se perdraient. Mais assurément, si cela était, elles ne se perdraient pas : car la certitude retient presque toutes les âmes de ce degré de foi ; au lieu que la perte totale et en toute manière, ce qui dit des choses infinies, fait trouver Dieu et jouir de Dieu sans borne ni mesure. Cependant on veut toujours se perdre et on ne se perd jamais ; on désire de n’avoir rien, et on est toujours occupé de quelque chose et autour de quelque chose, soit de lumière, d’amour ou de sentiment.

7. Mais ô merveille d’une âme qui sait vivre de la perte et se sait perdre par tout moyen et en tout moyen sans s’appuyer ni se certifier de quoi que ce soit ! Il est vrai que c’est un pays perdu et pour se perdre quand on s’y engage et veut se conduire par ces maximes et qu’on n’a pas le don de la foi. Mais quand on l’a, c’est se perdre misérablement et s’enchaîner que de ne pas se perdre continuellement dans l’obscurité, le vide et l’incertitude. Supposé qu’une âme ait ce don, et qu’elle marche fidèlement, plus elle avance et plus Dieu Se montre en son endroit gracieux et libéral ; plus Il lui donne des sécheresses, plus Il les augmente, plus Il la vide et l’abandonne à l’incertitude, la fortifiant secrètement pour y subsister. Je dis secrètement, d’autant que s’Il envoie des maladies, des croix et des peines, soit intérieurement ou extérieurement [367] plus Sa miséricorde est grande vers l’âme, plus Il la laisse vide pour souffrir seule et sans secours, comme s’il y avait en elle rien de Dieu, et bien plus, comme si tout y était humain, ni restant qu’un peu de bonne volonté pour souffrir. Ce dessèchement de l’âme en toute manière est la communication de la force divine, si bien que plus l’âme redouble ses fidélités, plus Dieu la dessèche jusqu’à ce qu’enfin Dieu ait consumé tout son goûter, son voir, son souffrir, son assurance, sa force et son appui, pour n’en avoir aucun qu’en Dieu même par la très nue foi, non expérimentée, mais vraiment résidente dans le très pur centre de l’âme ou dans la très suprême cime de l’esprit.

8. Quand Dieu donne ce don de la foi aux âmes, elles ne sont et ne vont pas toutes de la même manière. Entre une infinité de manières, il y en a deux spéciales et qui peuvent presque faire toute cette différence, les autres n’étant que quelque suite de ces deux principales. Les unes reçoivent cette lumière de foi et en font usage par quelque don contemplatif, ayant quelque facilité à l’apercevoir et à découvrir ses effets et sa résidence en l’âme, par quoi elles subsistent et agissent et trouvent quelque consolation par l’usage de la foi avec lumière et repos. Ces âmes-là ne vont que lentement quoiqu’elles paraissent faire de grands pas, et qu’il leur semble à elles-mêmes avoir et apercevoir beaucoup de Dieu. Elles vont à pas de tortue, quoiqu’il semble qu’elles courent et qu’elles volent, à cause qu’elles sont appesanties par la contemplation, les lumières et le sensible de Dieu et de Ses dons ; [368] et plus Dieu les en remplit, plus Il les charge, et par conséquent les appesantit, à moins qu’elles ne soient secrètement éclairées de côtoyer ces mêmes dons et d’outrepasser leur contemplation en contemplant, c’est-à-dire d’aller toujours très légèrement et au-dessus de tout ce qu’elles voient, goûtent et expérimentent pour trouver l’invisible, l’inaccessible et l’infini, le centre de leurs cœurs et de leur désir. Cependant ces âmes se doivent contenter de leur état, quoique petit à l’égard de celui des autres âmes que je vais décrire. Elles sont admirables, comparées aux âmes que Dieu conduit par les sens et les dons des puissances ; mais quand on les regarde auprès des autres âmes, leurs compagnes en foi, ce sont des atomes et les autres des géants ; ce sont des étincelles de feu et les autres des incendies ; ce sont des bougies et les autres des soleils. Et cependant elles et tout le monde en jugent tout autrement ; d’autant que l’on ne discerne la foi que par ce qu’il y a de moindre et non par ce qu’elle a de véritable.

9. Ces autres âmes, donc, ont dans leur centre un certain secret don que l’on peut appeler un je ne sais quoi, étant un anonyme divin, d’autant qu’il ne se peut proprement nommer ni qualifier, qui les porte et les agite secrètement à désirer Dieu et à L’aimer ; et cependant elles ne sont jamais contentes, et ne le seront aussi jamais qu’elles n’aient rempli le vide qu’elles sentent. Plus elles désirent Dieu et Le cherchent, plus Il s’éloigne d’elles ; plus elles se pensent remplir de Lui, plus elles s’en trouvent vides ; et plus elles prétendent Lui plaire, plus elles s’en sentent éloignées et rebutées [369], comme si Dieu secrètement leur disait : « Je ne vous connais pas ni ne vous veux nullement. » Pendant tout cela, tout ce qui leur peut arriver de fâcheux, soit selon Dieu ou selon les créatures, ne les rebute pas, c’est-à-dire n’éteint ni n’amortit cette secrète recherche, et ce pressant désir qu’elles sentent très intime sans consolation, et qui plutôt est leur croix et leur peine. Ce qui est surprenant en ces âmes est que, ne désirant que Dieu et Lui plaire, elles trouvent toujours le contraire. Il semble que Dieu, qui ne désire autre chose que d’être aimé et trouvé de Sa créature, et qui ne recherche rien tant que de Se donner et d’être en la créature, semble ne vouloir d’elles et prendre plaisir à les laisser désirer et s’impatienter en recherchant, et à ne jamais leur rien accorder. Il est vrai que qui voit et entend telles âmes sans savoir le secret divin, juge qu’elles sont malheureuses et dans des croix extrêmes ; mais quand elles sont envisagées par des yeux clairvoyants et perçants dans l’abîme divin, on en juge comme des créatures très aimées et très aimables, et qui charment le cœur divin, sans en rien savoir ni expérimenter qu’elles sont les délices de Dieu, et qu’elles peuvent tout dans leur extrême oppression.

10. Tout ceci semble une belle exagération ; cependant c’est une belle vérité, et qui l’est encore davantage, plus les âmes deviennent pauvres et réduites au seul instinct, à la suite à la seule perte et finalement à n’avoir ni l’un ni l’autre, vivant sans rien avoir.

Mais afin que l’on sache encore mieux qui sont ces sortes de personnes, et qu’on les connaisse [370] plus facilement, il faut bien comprendre que ce sont des âmes que Dieu agite secrètement sans qu’elles le sachent, qui souffrent toujours sans assurance que Dieu y soit, et qui sont toujours de plus en plus vides et dépouillées, sans que Dieu agrée leur donner rien, sinon autant que leur faiblesse succombe. Car leur faiblesse est la mesure des dons, comme dans les autres grâces qui ne sont pas le don de foi, les dons sont la mesure des miséricordes multipliées de Dieu.

11. Vous me demanderiez peut-être volontiers si ces âmes ont la paix. Elles en ont assurément, mais non à suffisance, et qui les console pour leur donner quelque rassasiement, sinon sur la fin de leur course à cause que secrètement elles commencent à apercevoir le centre. Ce n’est pas qu’il n’y en ait toujours durant la voie, car elles ont secrètement une inclination de s’abandonner, qui ne les quitte jamais. Elles font des fautes, n’étant pas impeccables, et même très souvent, à cause que la nature ne trouve pas de consolation qui l’appuie et la soutient. Mais ces sortes de défauts les humilient et leur servent infiniment à se quitter elles-mêmes, à se perdre de vue et s’écouler en Dieu. Car se perdre de vue par quoi que ce soit qui nous sépare de l’appui en nous-mêmes et sur ce qui est en nous, est se perdre dans l’inconnu qui est Dieu : Occulta et incerta Sapientiae tuae manifestasti mihi396 : Vous m’avez communiqué, dit le prophète, Votre divine sagesse qui me perd dans Votre inconnu et dans l’abîme incertain de Vous-même. [371]

12. Je crois que Dieu, tout bon et la bonté même, après une vie si humiliée et une mort si extrême, et par conséquent un amour qui ne peut se penser ni s’exprimer comme est celui qu’Il nous a mérité par cette mort qu’Il a souffert étant en terre, l’a fait pour chercher l’homme et pour le rendre capable de jouir de Lui et pour se préparer dans le monde quantité d’âmes qui fussent capables de ce que dessus. Mais souvent, faute de savoir et de connaître ce que Dieu désire d’elles, elles le négligent, travaillant à former un autre état, et à se mettre dans une autre voie inventée par leur lumière, et cherchée parmi les créatures. De cette manière elles travaillent beaucoup et ne trouvent rien, et souvent consument leur vie à vouloir se remplir, et elles se vident ; à vouloir aimer, et elles se sèchent ; à vouloir être certaines, et elles sont plus douteuses ; si bien que le secret est de se donner et abandonner à Dieu, se contentant de ce que l’on a, vivant et mourant par l’état que Dieu nous a choisi.

13 Tout cela supposé, ne vous mettez pas en peine si votre obscurité, votre pauvreté, et votre vide viennent par vous ou par les créatures. Dieu est en tout et agit partout. Il faut perdre ces sortes de vues qui font distinction, et marcher par ce que vous avez, et qui vous arrive de moment en moment. Car l’infinie sagesse de Dieu voit et connaît le moyen par lequel Il Se communique ; et c’est assez. Il le fait aussi bien par un moyen que par l’autre. Ô le secret divin ! Dieu est infini et sait Se communiquer par tout et en tout. C’est pourquoi il ne faut jamais hésiter ni douter un [372] moment que Dieu ne Se donne par tout ce qui vous arrive, et par tout ce que vous êtes, quelque manière que vous soyez397.

2.67 Liberté divine/Perte en Dieu.

L. LXVII. Liberté divine d’une âme perdue en Dieu, et manière de la conserver dans les occupations extérieures.

1. Je me réjouis de la continuation de votre grâce. Cette liberté tant pour l’intérieur que pour l’extérieur avec ses effets est fort bonne. Tout ce qu’il y a à observer, est qu’il faut prendre garde, qu’étant si libre pour les bonnes œuvres, et même si capable, on ne s’y laisse trop aller, sans y penser. Il faut en cette sainte liberté, garder suavement la justice entre Marthe et Marie, pour donner à l’une et à l’autre ce qu’il leur faut : et de cette manière Dieu sera purement en l’âme, opérant par elle comme il faut. Cette divine liberté dont vous me parlez, est donnée à l’âme pour la dégager des sens et d’elle-même ; et ainsi mise en liberté par Jésus-Christ, qui est le vrai esprit de notre intérieur, elle est en capacité de jouir et d’agir comme il faut. Quand cette liberté n’est pas communiquée, l’âme est toujours enchaînée par les objets des sens et de l’esprit, sans pouvoir trouver purement le divin objet, qui est Dieu même, dans lequel elle se perd, et étant perdue, elle agit au-dehors sans en sortir ; car par cette divine liberté tout lui devient Dieu étant perdue en Dieu. Mais quand l’âme (faute d’une profonde expérience que l’on n’acquiert que dans la suite) ne [373] se donne pas de garde en cet état de se laisser aller outre mesure aux choses saintes, y trouvant par cette liberté Dieu, insensiblement le créé qui est toujours dans ces bonnes choses rabaisse et diminue peu à peu l’intérieur.

2. C’est pourquoi il est de grande conséquence de savoir que quoique l’âme voie, et expérimente qu’elle trouve Dieu si facilement en tout ce qu’elle fait, elle ne doit pas laisser de demeurer en Dieu dans certains temps afin que Marthe et Marie aient justement ce qu’il leur faut. Ainsi il ne suffit pas à une âme divinement libre d’agir pour Dieu et en Dieu : il faut encore qu’elle jouisse de Dieu, et cela même par intervalles purement ; autrement la créature sans s’en apercevoir l’attirerait à soi. Mais aussi cela supposé, cette divine liberté est un grand don puisque vraiment elle nous fait jouir de Dieu en Dieu, et de Dieu dans les créatures, nous dégageant d’un million d’atomes qui nous affaiblissaient le regard et la jouissance du Souverain Bien. Prenez garde à ceci, afin que votre lumière devienne très pure, et que vous vous sauviez d’un faux pas que vous ne découvririez qu’après un dommage grand.

3. Ne quittez pas vos emplois et vos affaires, mais soutenez votre âme en Dieu ; et vous y découvrirez un million d’atomes que les créatures quoique saintes vous donnent, et qui diminuent ainsi votre lumière. Mais votre Oraison, et votre demeure en Dieu étant fortifiées et soutenues vous verrez que cela vous aidera beaucoup ; étant certain que comme Dieu est l’objet essentiel de sa béatitude à soi-même, aussi son opération vers les créatures est son plaisir, et que l’un découle de l’autre [374] comme de sa source : ainsi en est-il en cette occasion. L’âme doit jouir de Dieu, et de cette jouissance doit découler son opération pour le bien des autres, et pour l’éternel contentement de cette Majesté infinie qui se donne si amoureusement. Ainsi l’un est le principal ; l’autre la suite qui doit en découler comme de son principe.

4. J’ai beaucoup de joie de tout ce que vous me mandez de votre cher Séminaire. En vérité cela me donne une grande consolation. Je remercie Dieu de ce que Monseigneur398 est avec vous pour vous aider à soutenir les croix et à travailler. Je prie Dieu que la providence divine se mêle de votre bâtiment. Tout ce que l’on voit en ce pays s’y oppose bien par sa pauvreté. Je suis tout à vous.

2.68 Génération du Verbe en l’âme.

L. LXVIII. D’une âme qui ayant trouvé Dieu, devient féconde en lui par la Génération du Verbe en elle.

1. Je ne manque pas de demander à Notre-Seigneur toutes les grâces qui vous sont nécessaires ; et je vous assure que je vous ai dit vrai, quand je vous ai parlé de cette sorte. Je n’en ai pas même dit encore assez : car qui saurait le don de Dieu quand il donne cette foi passive, serait incessamment en étonnement ; et qu’il n’y a que la seule foi au sang précieux de Jésus-Christ qui puisse arrêter son étonnement de voir que Dieu ait tant de bonté pour une pauvre âme si misérable et si chétive. Enfin tout cela n’est rien dire ; car qui dit le don de [375] foi en une âme, dit la semence d’une grâce qui ne se peut dire ni penser à moins de l’expérience. Cette foi se nourrit de mort et de renoncement à soi-même et vit en la mort. Prenez courage, et assurez-vous que Dieu ne se lassera jamais de vous donner pourvu que vous creusiez toujours par la petitesse.

2. Je vous avoue que j’ai eu un ragoût399 d’importance en la vue de deux personnes d’Oraison qui me sont venu voir deux fois. Ce sont deux veuves lesquelles s’y donnent de toute leur âme et qui y sont déjà très avancées. J’ai eu un grand plaisir d’entendre le récit de leur intérieur : ce qui m’a fait voir de grandes vérités dont je vous veux faire part.

3. (1.) Que Dieu n’a acception de lieux : car ce sont des fleurs champêtres, mais labourées et plantées de la seule main de Dieu ; arrosées seulement de quelque personne en passant. Je n’ai rien trouvé à Paris de plus beau. Le bruit et l’éclat de Paris ternit [ternissent] et fane [fanent] plutôt ; mais l’abandon de ces pauvres campagnes donne un admirable coloris et une odeur qui n’est pas artificielle.

4. (2.) J’ai découvert par le récit simple et naïf de l’intérieur d’une de ces veuves, qui est un des bons esprits que je connaisse ; comment Dieu vient prendre possession du fond de l’âme, et comment il s’y écoule par le repos et l’abandon. Que cela est certain ! Car toutes ces âmes ont et, l’ayant, disent et expriment la même chose. C’est par ce repos, abandon, et séparation de tout qu’il [Dieu] devient tout en une âme. Je le savais déjà par mon expérience : mais j’ai eu de la consolation de l’apprendre par le récit naïf que m’a fait cette [376] âme, qui dans sa simplicité de grâce, et non de nature, m’a bien exprimé, comment elle ne se peut contenter que de Dieu ; mais de Dieu dans son âme et non à l’Église et en d’autres moyens, dont elle se sert selon l’ordre de Dieu ; mais quand elle en est privée, elle s’en contente, ayant Dieu en elle, en solitude ou dans les affaires et l’ordre de Dieu sur elle. Son âme par cette présence de Dieu en général, est inclinée à la solitude quand elle en a le moyen : mais quand cela n’est pas, elle trouve l’ordre de Dieu dans le tracas, demeurant en Dieu et tendant à lui par son repos d’une manière générale et qui n’a rien de particulier ; mais plutôt faisant peu à peu perdre tout le particulier dans ce général de la présence de Dieu qui fait et cause paix et repos, et une certaine joie d’être proche de Dieu.

5. (3.) Durant tout ce temps qu’elle me parlait, je voyais clairement, comment l’âme par cette présence générale et par le repos s’écoule peu à peu, sans écoulement, et se perd en Dieu : et aussi comment l’âme commence à recouler de là par la génération du Verbe ; ce qui lui donne inclination au particulier. D’où vient qu’elle est recueillie par les vues de Jésus-Christ. Et comme auparavant le vide et le repos faisaient son inclination, le particulier de Jésus-Christ fait présentement ses délices. Elle ne recoule donc plus d’elle en Dieu ; mais plutôt le Père Éternel engendre par le centre de l’âme son Verbe : car les vues et les ressouvenir de Jésus-Christ sont en elle autant d’écoulements du même Jésus-Christ. Et comme le Père Éternel engendre incessamment son [377] Verbe ; aussi il n’y a moment en l’âme où cela ne s’effectue autant que l’âme est fidèle de porter l’effet véritable de Jésus-Christ en ses inclinations. Cette Parole du Père, ou ce Verbe divin Jésus-Christ, Homme-Dieu, est un doux fruit qui s’étend par le centre de l’âme qui incline l’âme vers Jésus-Christ ; ce qui s’augmente de moment en moment, pourvu que l’âme ne l’empêche par quelque chose de contraire à Jésus-Christ. Heureuse mort qui produit le repos, et heureux repos qui donne Dieu et qui perd en lui par écoulement de toute l’âme et de toutes créatures ! Mais ensuite heureuse et plus heureuse l’âme qui étant perdue en Dieu par un vaste repos et une solitude silencieuse commence à se retrouver par la Génération du Verbe. Ce que c’est que cette génération du Verbe, nul ne le peut savoir qui ne l’a expérimenté, non plus que ce que c’est que ce repos et ce vide qui donne [donnent] Dieu en général et non par quelque manière qui arrête l’âme, et qui lui donne quelque chose de spécifique et de particulier ; si bien que l’âme y étant beaucoup avancée, n’en peut rien dire, sinon qu’elle a Dieu, que toute son inclination est de tendre à Dieu sans rien marquer de particulier.

6. (4.) Quand une âme arrive purement à Dieu en général, et qu’elle ne peut plus rien distinguer, pour lors, si c’est le bon plaisir de Dieu, n’étant plus empêchée de rien il se fait un écoulement de Dieu qui commence à lui redonner quelque particulier qui se découvre être le Verbe, mais si peu à peu que cela est incroyable à qui ne l’a pas expérimenté. Insensiblement [378] il [cet écoulement] s’augmente et paraît formé par quelque inclination de regarder et aimer Jésus-Christ : si bien que comme l’essence divine qui est un général et un repos éternel est la source des Personnes divines ; de même de Dieu en général qui remplit l’âme, découle Jésus-Christ : et voilà le commencement de la génération du Verbe. D’où vient qu’à la suite l’âme comprend admirablement, comment le Père qui est la source de toute communication étant dans le centre de l’âme, engendre incessamment son Verbe, et comment toutes choses étant faites par le Verbe, le Père Éternel recrée de nouveau toutes choses par ce même Verbe, et que conformément à ces paroles400 Cor mundum crea in me Deus, engendrant peu à peu et insensiblement son Verbe Jésus-Christ en l’âme et l’y écoulant, comme d’une source vive il recrée l’âme de nouveau401, jusqu’à ce qu’elle devienne la même génération du Verbe par les véritables inclinations de Jésus-Christ et n’ayant que Jésus-Christ. Que cette source est féconde ! et l’âme commence à comprendre que le Père étant une source infinie engendre incessamment son Verbe, aussi l’âme ayant trouvé cette source dans soi elle coule incessamment par elle sans aucune peine ni travail.

Je vois donc qu’autant que l’âme est tombée en Dieu en général, autant elle a trouvé le sein du Père Éternel, d’où découle cette source vivante Jésus-Christ, Dieu et homme.

Ceci paraît élevé : mais sans doute il ne l’est qu’aux âmes élevées en elles-mêmes ; mais pour [379] les âmes petites et humbles cet énoncé paraît bas et commun. Revelasti ea parvulis402.

Lettre à l’Auteur. Activité, etc.

Lettre à l’Auteur. État d’une âme peinée sur ce qu’elle se trouve très active quoiqu’en repos et en unité, et sur son impuissance à remédier à ses défauts.

1. « Il y a déjà plusieurs jours que je suis pressée de vous écrire la disposition où je me trouve. Je vous prie d’avoir la bonté d’y répondre un peu au long, puisque de là dépend toute la certitude de ma vocation.

« Mon âme tend continuellement au repos, à la solitude et au silence ; et en même temps je suis dans une activité continuelle, mon esprit me fournissant toujours de nouvelles lumières sur ce que j’ai à faire dans ma famille403 et ici : ce qui entretient mes sens dans une vivacité perpétuelle plus grande que je ne puis dire. Il est vrai que ce qui fait que je n’y résiste pas et même que je trouve un goût que je ne puis expliquer à tout ce que je fais, c’est l’assurance que m’avez donnée que tout cela est l’ordre de Dieu : je le crois même connaître en ce que cette activité ne laisse pas d’être en unité et pour l’ordinaire sans aucun trouble.

2. “Cependant je ne laisse pas d’en avoir de l’inquiétude ; parce que j’expérimente deux choses si contraires, savoir un état de repos et une activité sans bornes. Je vous prie donc [380] de me dire si cela doit être comme cela. Car quoique je voie bien que ces lumières et ce repos viennent de Dieu, je ne laisse pas en même temps de craindre beaucoup : parce qu’il distribue ses dons bien différemment, et que j’ai tout lieu de croire que son dessein n’est pas de me faire aller bien loin ; puisqu’il me donne un tempérament si vif et si actif, qu’à peine puis-je gagner sur moi de demeurer une heure dans mon cabinet en Oraison actuelle, tant mon imagination me fournit de choses à faire.

3. ‘J’avoue à ma confusion que j’ai une peine incroyable à m’assujettir en ce seul point, non plus qu’à aucune prière vocale. Je ne voudrais faire d’Oraison que quand le mouvement m’en vient et quitter quand il passe, sans regarder au temps ; au reste, travailler en silence quand je le puis, et me retirer en mon cabinet, dans tous les petits moments où j’en ai la liberté.

4. “Cette humeur libertine me fait croire ou que je me trompe, ou que je recule. Il m’a passé aussi très souvent dans l’esprit que vous êtes convaincu que je n’irai pas loin ; puisque vous me dites en partant que si je faisais autant d’Oraison que les autres je me perdrais. Vous ajoutâtes encore, que si un jour mes affaires et mes croix diminuaient, il me faudrait régler quelque pratique de visites ou d’assemblée pour les pauvres, afin d’occuper mes sens.

5. “Après toutes ces réflexions, il m’en vient encore une à ajouter : c’est que je ne me corrige presque point, et que j’ai tant de défauts que je ne me puis quelquefois [381] supporter moi-même. Je voudrais bien me faire quelque punition, ou me prescrire quelque aumône chaque fois que je tombe dans mon défaut principal, afin de voir si je ne m’en déferais pas plus tôt. Mandez-moi votre avis404 sans me flatter ; et si je dois tout de bon prétendre où mon cœur aspire plus que jamais, c’est-à-dire, à la véritable destruction de moi-même, et trouver véritablement Dieu par le néant.

6. ‘Voilà tout ce que j’ai lumière de vous dire à présent. J’ajoute à ce que j’ai écrit que je vois bien que j’aurai encore grand besoin d’être aidée, et que si l’on me laissait, je reculerais bientôt ; quoique j’aie plus d’envie dans le fond de bien faire que jamais. Je m’aperçois bien que je ne suis encore guères avant en pleine mer et que la terre n’est pas loin, pour me servir de ces comparaisons. J’ai cru quelquefois en être loin ; mais j’y retournerais présentement sans m’en apercevoir d’abord, si Dieu n’avait pitié de moi. Je ne me perds pas assez selon toute l’étendue que Dieu demande de moi : insensiblement je veux être quelque chose, tout au moins à mes yeux. À l’Oraison je ne puis m’empêcher de vouloir dire quelque mot pour témoigner mon amour à Dieu, le désir que j’aie d’être fidèle, de le vouloir prier qu’il ne me laisse pas reculer ; enfin plusieurs petits mouvements de la volonté, qui quoique délicats ne laissent pas, ce me semble, de venir de mon activité propre et marquer que je veux toujours tenir à quelque chose, quand ce ne serait qu’à un filet : et cependant je ne souhaite que le néant, et il semblait par [382] mes lettres passées que j’en approchais davantage les autres années. Vous voyez que je suis encore beaucoup en moi-même ; et je n’y voudrais plus être. Je sais que ce n’est pas l’ouvrage d’un jour, et je ne m’ennuie pas : mais ce que je souhaite, est de ne me pas égarer.

7. « Étant aujourd’hui à nos Bénédictines405 en Oraison, ce que je viens d’écrire m’est venu si fortement dans l’esprit, qu’ayant vu sur la table une écritoire je l’ai écrit tout à genoux. J’espère que si je demeure dans la suite en solitude comme je suis en comparaison des autres années, je me remettrai dans le bon chemin et j’aurai d’autres lumières. Je suis si peinée que je ne puis dire autre chose. »

2,69 Réponse à la précédente : Se laisser à Dieu. Vrai néant de l’âme.

L. LXIX. Se laisser en tout à la conduite de Dieu. Remédier à ses défauts avec humilité et patience. Néant véritable où l’âme doit tendre soit en l’Oraison, soit en l’action.

1. Ne vous étonnez pas de cette inclination que vous appelez libertine pour faire Oraison seulement quand vous en avez l’instinct et pour vous laisser ensuite aller selon la nécessité des affaires pour y donner ordre. Cela en vous n’est pas sans conduite de Dieu. C’est pourquoi vous ne devez pas absolument la forcer, mais vous y ajuster doucement, afin que l’Esprit de Dieu soit le principe aussi de [383] votre temps d’Oraison comme de votre action : et lorsque vous voyez que l’un ou l’autre prédomine trop, rajustez-le doucement jusqu’à ce qu’enfin ce que je vous viens de dire soit en pratique en vous. Et quoique je vous aie dit autrefois que vous aviez besoin de soins et d’affaires pour occuper vos sens, ce n’est pas une marque que vous ne soyez appelée à une grande Oraison. C’est tout le contraire comme vous le pouvez voir par tout ce que je vous ai dit. Mais comme vos sens sont forts agiles et actifs, vous devez être assurée que demeurant fort fidèle en la main de Dieu, il ne manquera jamais de les occuper.

2. Pour ce qui est des défauts en l’état où est votre âme présentement, vous devez être fort exacte pour vous en défaire ; mais avec beaucoup d’humilité et de patience, pour ne pas vous étonner de vos rechutes, mais plutôt vous animer à un combat tout nouveau. La peine et la vue que vous en avez est fort bonne, et une suite de l’intérieur : mais comme ce rocher ne se mine que par la patience, toutes les pratiques que vous pourriez vous donner par vous-même, ne vous seraient pas utiles. S’observer en vrai esprit d’humiliation est plus nécessaire que tout le reste ; et assurément quand l’âme s’observe et est exacte, insensiblement elle en vient à bout et par ce moyen elle acquiert un grand fond de patience et d’humilité.

3. Selon ma pensée vous devez prétendre incessamment non seulement où votre cœur aspire selon l’intérieur et l’Oraison, mais encore au degré de pureté et de perfection qu’il voudrait bien obtenir. Ce sont des instincts [384] inséparables de l’Esprit de Dieu, qui au lieu de diminuer vont toujours en augmentant, jusqu’à ce que l’on trouve enfin la jouissance de ces désirs ; ce que la sécheresse, la pauvreté, l’insensibilité ne peuvent jamais effacer dans le plus intime de l’âme. Car quoique souvent on ne s’en aperçoive pas par les sens, à cause de ses sécheresses ; cependant si l’on y prend bien garde, cela y est si bien gravé par l’Esprit de Dieu qui pénètre l’âme, que plus elle travaille et plus elle est fidèle incessamment, plus cela s’augmente et se doit augmenter.

4. Comme tout dépend de la subordination et de la dépendance à Dieu, et que ce n’est point dans ce qui est et dans ce qui paraît de plus grand à nos yeux et aux yeux des autres, que consiste la perfection et la pureté de l’Oraison ; il est de grande conséquence de prendre les choses selon la vérité. Car le néant n’est pas de n’avoir rien ou de ne tendre à rien ; mais de n’être rien, et de ne tendre à rien que par le mouvement et selon que l’Esprit de Dieu nous conduit et nous l’ordonne. C’est pourquoi un très long temps que nous faisons un peu notre néant nous-mêmes, nous aidons à notre esprit et à nos sens à n’être rien et à n’avoir rien : mais à la suite que Dieu devient davantage le maître et notre premier principe, le vrai néant est d’avoir purement ce que Dieu nous fait avoir. Quand donc à l’Oraison notre âme a l’inclination de laisser aller quelques paroles amoureuses vers Dieu, ou qu’elle est inclinée à quelque vue, sentant bien que ce n’est pas par soi-même ou par inquiétude à cause de la douce inclination ; il faut la laisser aller doucement et se laisser conduire par l’Esprit [385] de Dieu. Quand au contraire l’instinct intérieur est de n’être rien et de n’avoir rien, il faut doucement patienter quoique les sens pétillent pour prendre quelque chose et pour se soulager.

5. Où il faut remarquer qu’avant que l’âme ait cette liberté de pouvoir s’ajuster justement à l’Esprit de Dieu pour prendre le véritable et l’essentiel néant, un très long temps elle tend par ordre de Dieu au néant, c’est-à-dire, à n’avoir rien et à ne faire même rien par choix. Quand je dis qu’elle tend à n’avoir rien et à n’être rien, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait rien et qu’elle ne fasse rien ; car elle serait inutile : mais bien de se contenter de la pauvreté et du rien que Dieu veut qu’elle ait, qui lui cache sous ce rien bien des richesses, qu’elle ne connaît pas ; et par ce moyen elle arrange un million de choses dans son esprit multiplié en désirs inutiles. Et voilà le premier degré du néant qui a une étendue presque infinie, quoiqu’un peu dans le choix de l’âme ; à cause que [locution vieillie] Dieu n’est pas pleinement le maître et le premier principe, jusqu’à ce que ce premier degré de néant soit parfait.

6. Mais à la suite que l’âme est devenue en quelque façon une table rase et bien polie entre les mains de Dieu, ou bien si vous voulez une autre comparaison, une boule parfaitement ronde qui n’a nulle inclination d’un côté plus que de l’autre ; pour lors l’Esprit de Dieu commence à devenir le principe de tout en l’âme : et ainsi le néant commence à n’être pas seulement ce qui n’est rien, mais à être tout ce dont Dieu est le principe. Ce qui a été cause que les âmes les plus actives comme un St. [386] François Xavier et autres personnes vraiment Apostoliques, quoiqu’infiniment multipliées non seulement dans les productions de leur esprit, mais encore dans la diversité des opérations de leurs sens pour tout ce qu’ils avaient à faire, soit pour eux soit pour la conversion des autres, étaient et opéraient tout dans le néant, Dieu en étant vraiment le principe : c’est pourquoi non seulement ils faisaient infiniment des affaires et des ouvrages sublimes en la conversion des âmes et en tout ce qu’ils avaient à faire ; mais encore ces mêmes choses étaient très relevées devant Dieu.

7. De ceci vous pouvez tirer une instruction et juger comment vous devez tendre au néant, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Car il est certain que la Sagesse divine ne nous conduit pas toujours d’une même sorte ; et que pour consommer en nous son dessein éternel, s’ajustant à notre faiblesse, elle agit un temps d’une manière, un autre d’une autre ; et ainsi l’âme par conduite de Dieu tend tantôt au néant premier, quelquefois aussi elle est mise dans l’opération du second, et de cette façon peu à peu par diverses allées et venues ce divin néant, où Dieu fait tous ses beaux ouvrages, se perfectionne en l’âme.

8. Et il faut remarquer qu’afin que Dieu la fasse courir à plus grands pas, il lui donne des occasions pour tout perdre intérieurement, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et par là elle a des occasions de se perdre, de s’abandonner et de se délaisser entre les mains de Dieu, qui sont les moyens pour tomber peu à peu dans le néant. Car qui ne sait se passer de tout et se pouvoir appuyer sur Dieu seul, ne [387] peut tendre au néant comme il faut. Et voilà pourquoi Dieu par une providence toute particulière donne en toute manière, soit intérieurement, soit extérieurement, des moyens et des occasions de s’abandonner et de se perdre ; ce qui doit être beaucoup précieux, le néant en dépendant.

2,70 [Partie I] : Vie divine des sens.

L. LXX. Éclaircissements de quelques difficultés proposées à l’Auteur au sujet de la lettre précédente.406

I.

Les sens peuvent-ils être féconds en manières divines avant que d’être morts et anéantis entièrement? Les miens ne le sont pas assurément, puis que [s.] leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont, ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants? [388]

RÉPONSE.

De la vie divine des sens par la communication sensible des états de Jésus-Christ, qui est le comble des miséricordes de Dieu en cette vie; et des moyens pour y arriver.

[1.] Les sens ne sont vivifiés que fort tard, et il faut par nécessité que le centre et les puissances le soient premièrement ; par la raison que la vie du centre et des puissances est la source d’où émane leur vie.

2. Cette vie des sens consiste en une plénitude de jouissance des états de Jésus-Christ. Et comme ce divin Sauveur a paru visible, corporel et sensible à nos sens ; aussi les sens qui ne sont capables que des images, reçoivent-ils en cette vie qui les vivifie, capacité d’être remplis de ces images divines, qui sont un don et une grâce très spéciale à l’âme. Car comme Jésus-Christ est la plénitude des miséricordes du Père Éternel sur nous, ainsi la jouissance de Jésus-Christ dans les sens et par les sens est le comble de ses communications en cette vie.

3. Cette sorte de communication sensible en images divines de Jésus-Christ est très différente des images premières que nos sens prennent et reçoivent pour considérer Jésus-Christ et s’entretenir de Jésus-Christ, soit dans la Méditation, ou bien dans les autres degrés d’Oraison, même dans celui de Contemplation.

4. Peu d’âmes arrivent ici en cette vie ; ceci étant un don très relevé, et un effet d’union à Dieu très sublime dont Dieu honore les âmes [389] qui ont été fort fidèles à parcourir les degrés d’Oraison en mourant véritablement à elles-mêmes pour vivre de Jésus-Christ. Car pour parler avec grande sincérité, quoique l’on puisse dire que Jésus-Christ vit dans les âmes où la vie divine commence à être dans le centre d’elles-mêmes, et aussi dans leurs puissances ; cependant cela n’est point encore ce que l’on doit appeler véritablement la vie de Jésus-Christ : parce que c’est en ce seul degré où les sens sont vivifiés en images divines de Jésus-Christ, que l’âme est assez heureuse de recevoir la conformité divine de Jésus-Christ. Et la raison est d’autant que ce divin Sauveur non seulement a été Dieu, mais Dieu-Homme : et par conséquent afin de jouir de sa conformité, il faut arriver au degré qui nous donne le moyen de l’avoir sensiblement et d’être capables des lumières sensibles de son Humanité sacrée.

5. Il faut remarquer ici une chose de grande conséquence, que ces images divines que les sens reçoivent pour leur donner la conformité de Jésus-Christ, ne sont en nulle manière visions ni choses qui paraissent extraordinaires. C’est une élévation de la capacité des sens par principe de grâce, par laquelle les sens voient comme ordinairement et naturellement tout ce qui touche les Mystères de Jésus-Christ : et ainsi cela paraît fort ordinaire, quoiqu’il soit très extraordinaire, tant en son principe qu’en la profondité des lumières que l’âme a pour découvrir les merveilles de Jésus-Christ, et pour y voir tant de raison, tant de Sagesse et tant de plénitude d’amour pour les créatures qu’il paraît à l’âme qui en est honorée, que [390] tous les degrés de grâce qui ont précédé, ne sont point dans la plénitude d’amour que celle-ci407 communique.

6. C’est vraiment là où l’on commence à découvrir le grand don du Père Éternel fait à la terre, en lui donnant Jésus-Christ. C’est là où l’âme a un si facile accès à jouir de Dieu, que comme nous voyons qu’il n’y a rien de si facile à découvrir et dont nous pouvons jouir plus à l’aise que ce que nos sens peuvent apercevoir, ainsi cette faculté de jouir de Jésus-Christ par les sens est si facile et si aisée que l’âme en est plus surprise que d’aucun autre don qui a précédé : et toute cette merveille vient à l’âme par le grand et infini don que Dieu a fait à la terre en lui donnant un Jésus-Christ. Ce qui fait remarquer à l’âme la grande différence qu’il y a entre le don de Dieu dans la Justice originelle et dans l’Ancien Testament, d’avec celui de la grâce chrétienne dans le Nouveau. Comme le premier était le don de Dieu, ce second est le don de Jésus-Christ Dieu-Homme en surabondance merveilleuse : Veni ut vitam habeant, & abuntantius habeant408. C’est vraiment dans ce degré des sens revivifiés que l’on commence à comprendre cette abondance par le don de l’Humanité sacrée409.

On pourrait ici dire beaucoup de choses sur cela : mais il n’est pas temps. J’ai voulu seulement en dire ce peu afin de faire voir un échantillon de l’emploi de la vie des sens.

7. Or pour arriver à cette vie, il est impossible que cela se fasse ni [ne] s’opère que par la [391] mort. Et comme cette grâce de la vie des sens est un si grand don, il est certain aussi que la mort qui doit précéder est très longue, et commence même dès les premiers degrés d’Oraison. Je viens de dire que peu d’âmes arrivent à cette vie des sens. Je dis aussi que peu d’âmes y sont disposées par les morts qui sont préalables et nécessaires pour cette vie. Et comme il est certain que cette vie des sens est un dessein spécial de Dieu sur les âmes ; aussi Dieu dispose-t-il et donne-t-il des sens qui soient propres à porter cette vie, c’est-à-dire, qui soient vifs, actifs, forts, et soutenus d’un bon esprit naturel, mais spécialement fort judicieux. Et comme ces sortes de sens sont vifs et actifs, ils ont des croix pour mourir fort violents et pénétrants ; de manière qu’il faut bien de la force pour soutenir leur opération en les faisant mourir. Nous avons parlé en beaucoup d’endroits de ces sortes de morts : et il faut remarquer que l’amplitude et la profondeur de cette mort des sens est [sont] autant étendue que la vie divine le doit être. C’est pourquoi, s’il était nécessaire d’en parler, il faudrait pour le moins un temps aussi long et une lumière divine presque aussi profonde que pour parler de la vie divine des sens revivifiés.

8. Il ne faut donc pas s’étonner si au degré où vous êtes, vous ne sentez que la vivacité de vos sens qui vous peinent, que la sécheresse et un million d’autres petites croix qui vous pénètrent de toutes parts : c’est ce qu’il vous faut présentement, et c’est le moyen divin par lequel Dieu se communique en votre degré. Car comme, si vous étiez assez heureuse à la suite d’arriver à la vie divine des sens [392] cette vie [vous] communiquerait [sa] grâce et serait le canal par lequel les lumières et la participation de Jésus-Christ vous seraient données ; la mort et les croix de vos sens qui la causent doivent être présentement le canal et le moyen des dons de Dieu et de ses miséricordes.

9. Ainsi il est certain que l’âme étant fidèle, il n’y a point de moment que la moindre contrariété, la moindre peine et le reste que le naturel et la vivacité des sens vous peut [peuvent] causer ne puisse être un moyen de grâce, l’étant de mort410. Toute la difficulté est que l’on veut toujours vivre avant que de mourir, et que l’on ne peut comprendre que la mort soit une vie ; (quand je dis la mort, c’est-à-dire la peine que l’on a à mourir et tout ce qui nous cause la mort ;) cependant il est certain que ces moments sont infiniment précieux, et qu’ils renferment le don de Dieu non seulement pour le donner au moment, mais pour le conserver pour les états futurs, si l’âme est fidèle.

10. N’est-il pas vrai que qui aurait considéré les pensées et l’agitation du cœur des saints Apôtres au temps de la mort de Jésus-Christ et tout ce qui s’opérait en l’Église ou en la personne de ce divin Sauveur, aurait vu des gens non seulement tout écrasés et en perplexité à l’égard de ce qui devait arriver ; mais bien plus tout doutant [s] et hésitants sur la vérité de ce que Jésus-Christ était et de ses promesses ? Cependant c’était pour lors le temps de la source du bonheur qui devait suivre. Mais si vous tournez de face la médaille et que vous voyez leurs esprits et leurs cœurs dans la première apparition de Jésus-Christ, vous les trouverez dans un transport de joie et dans des sentiments tout [393] pleins411 de reconnaissance et de fidélité, étant vraiment humiliés de ce qui était arrivé auparavant.

11. Si nos yeux étaient dessillés pour découvrir la vérité telle qu’elle est, nous serions surpris de la situation de notre cœur et de notre esprit dans le temps des morts, des peines et des humiliations de ce même esprit et de nos sens ; et nous verrions que nous n’avons qu’une incrédulité continuelle et un affaiblissement de cœur toujours semblable à celui de ces saints Apôtres. Nous ne parvenons presque jamais à la lumière et à la fidélité constante, pour estimer les morts et pour en faire usage. Je sais bien que très souvent cette faute vient de ce que l’on croit que ce sont des choses naturelles et qui viennent par nos défauts ; mais il n’importe : il en faut être humilié [humiliés] et en faire usage comme de choses divines, d’autant que tout doit et peut servir à la mort.

[Partie II] : Lumières des âmes imparfaites.

II.

Puisque l’on ne peut rectifier les puissances, ni les sens, à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent, sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable? [394]

RÉPONSE.

Que Dieu ne manque pas de donner grâce et lumière aux personnes encore imparfaites.

1. Il ne faut pas attendre que les puissances et les sens soient entièrement morts et rectifiés pour pouvoir espérer d’avoir des lumières et des grâces en ces parties de notre âme. Il est vrai qu’elles ne sont pas si pures ; mais il est toujours constant qu’il y en a et d’aussi pures que leur mort est avancée : ainsi à mesure qu’elles se rectifient, les grâces s’augmentent et deviennent plus pures. Au commencement de la mort, les désirs de mourir commencent à faire naître ces miséricordes ; et à mesure que ces désirs se changent en effets, ces lumières augmentent : et de cette manière successivement chaque chose se perfectionne.

2. Les personnes qui ne sont pas suffisamment expérimentées en l’Oraison et au discernement de la conduite de Dieu, jugent toujours que la grâce et la lumière ne peuvent demeurer avec les défauts et les imperfections. Cela ne se trouve pas tel. Car quoiqu’il y ait encore bien des défauts de mort en nous, les lumières ne laissent pas d’y être, et la divine Bonté ne manque pas à nous les communiquer afin de nous encourager de plus en plus et nous animer à mourir fidèlement.

3. Ce n’est pas donc une raison pour dire qu’il n’y a point de grâce, ni d’Oraison en une âme, quand on y remarque encore bien des défauts ; et l’on ne doit pas juger par là que ce que l’on voit de lumière en cette âme [395] soit faux. Mais quand on voit que ces lumières ne portent pas à mourir peu à peu à soi, et n’en donnent pas les instincts, c’est bien pour lors que l’on doit soupçonner quelque chose de mal, et travailler peu à peu pour s’animer afin de faire usage de la grâce et de la lumière.

[Partie III] : Mort de la mémoire.

III.

De même ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde?

Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire, et dans tout ce que je vois qui ne regarde point mon état présent. Car même pour le passé je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues, que si confusément que je n’en pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations, et attire de l’humiliation. Enfin elle est très vide de toute idée excepté [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et par une [raison] toute contraire, d’où vient que la vôtre, qui est morte il y a longtemps & qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire? Pardonnez-moi si j’approfondis trop; mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public.

RÉPONSE.

Que la mort de la mémoire pendant que l’âme se simplifie, est bien différente de la perte de cette puissance en Dieu. Que les puissances perdues en Dieu ne se retrouvent en lui que selon son bon plaisir

1. Pour ce qui est de la mort de la mémoire de l’entendement et de la volonté, c’est une sorte de mort bien différente de celle dont nous parlons et dont nous avons parlé jusqu’à présent. Car la mort des sens et des puissances, dont nous parlons, est une mort pour les rectifier en vertu et en pureté des pratiques chrétiennes. Mais la mort de ces puissances dont vous me parlez en cette demande [397] se fait par un écoulement de ces puissances en Dieu, qui en devient le principe et qui supplée à l’office qu’elles nous rendraient [rendaient ?] : et ainsi cette mort est toute autre chose et une suite dont il n’est pas temps de parler présentement.

2. La mort de la mémoire, dont vous voulez parler, est une rectification en pureté, par laquelle l’âme est purifiée d’un million de ressouvenir [s] et d’usages de son pouvoir et de sa capacité par elle-même. Et comme Dieu veut toujours attirer l’âme de plus en plus à soi pour la simplifier et pour l’unir ; aussi par providence lui retranche-t-il les ressouvenir et les soins de diverses choses non absolument nécessaires : et à mesure que l’âme se laisse conduire à Dieu ; et qu’elle est fidèle à cette simplicité et à son union, Dieu ne manque pas à lui fournir les choses selon le besoin. Ce n’est pas que Dieu ne permette très souvent par providence qu’elle les oublie ; mais c’est pour lui donner lieu de mourir, et selon son degré de mort ces oublis ne laissent pas de lui servir, Dieu s’en servant pour son bien.

3. Il est donc très vrai que cette simplicité et cette union s’avançant la volonté devenant plus amoureuse et inclinée vers Dieu, la mémoire comme un papillon peu à peu se brûle et perd ses ailes et sa capacité d’entendre et de se ressouvenir, par ce même amour, c’est-à-dire, par son approche plus grande de Dieu. Les degrés de cette perte de mémoire sont très grands et très longs correspondants [s ?] à la grâce qui nous fait trouver Dieu. Cette perte ne nous doit pas brouiller ni inquiéter : mais aussi nous ne devons pas l’avancer ni la pro [398] curer ; d’autant que nous pourrions nuire aux affaires et à ce qui serait ordre de Dieu sur nous. Il faut en ces rencontres se comporter comme nous avons dit à l’égard de la simplicité.

4. Mais de juger promptement que ces oublis et ces étourdissements de mémoire sont des morts de la mémoire, et par conséquent des pertes de cette puissance en Dieu, où elle se trouve non seulement comme en son origine, mais encore plus comme dans sa source très féconde, il ne faut pas le croire facilement. L’entendement et la volonté sont perdus un très long temps bien plutôt [plus tôt] que la mémoire, et la perte de cette puissance est le dernier point que Dieu nous fait trouver en cette vie. Ainsi il est certain que ces manques de mémoire qui viennent même par grâce, ne sont pas de vraies pertes, mais bien des dispositions et des approches de Dieu qui peu à peu fait [font] éclipser et diminue [diminuent] un peu l’éclat de cette puissance. Les étoiles ne se perdent pas au lever du Soleil, mais se cachent un peu : ainsi en est-il de la mémoire dans l’approche de la lumière divine. Il faut ménager doucement les choses en cette rencontre et les abandonner beaucoup à la providence. Car comme vous me parlez, vous devez faire ce que vous pourrez pour vous souvenir des choses ; et si cependant après ce soin vous les oubliez, laissez-les à la divine conduite.

5. Je dis bien plus : les âmes même plus avancées, où cette perte commence à se trouver et dans lesquelles la mémoire recoule en Dieu, ne laissent pas d’avoir ces oublis tout de même. Car en cette vie, quelque perdue [399] que puisse être une puissance, Dieu ne la donne jamais au gré et à la volonté propre de l’âme, mais bien à la sienne : et ainsi ces âmes mêmes plus avancées en perte de leur mémoire ou de leur [s] autres puissances, ne les ayant que par dépendance de Dieu en ont souvent des éclipses. Tout ce qu’elles ont de plus que le commun, outre le bonheur de leur perte, est qu’étant davantage en Dieu par cette même perte, elles ont leurs puissances plus vives qu’elles ne les avaient naturellement ; et cette vivacité augmente selon la perte plus grande de la puissance. Ce ne serait pas même un bonheur à l’âme en cette perte de jouir de la mémoire ou de quelque autre puissance à son gré, sans qu’elles [les âmes412 demeurassent en la conduite de la providence, ce qui leur est un très grand bien par les diverses rencontres de morts que cette même providence leur cause par les oublis inopinés et par les surprises des autres puissances. Ainsi généralement quand on parle de mort de l’âme et de ses puissances, et de les retrouver, cela ne s’entend jamais et [ni] ne doit jamais s’entendre que par disposition amoureuse de la divine providence et de la conduite divine qui en devient le principe.

6. Et je ne puis ici me passer de dire un mot de certaines âmes qui se croient si élevées en lumière de Dieu et en Dieu qu’elles ont à leur gré et selon leur volonté ses communications 413; de manière qu’il n’y a qu’à leur dire une chose pour avoir, aussitôt qu’elles le veulent, lumière et réponse divine. Ces choses ne sont point telles dans la vérité profonde. Dieu est un miroir volontaire qui fait voir comme il lui plaît les choses ; et ainsi notre âme approchant [400] de lui et se perdant par ses puissances en lui, ne fait pas usage d’elles et de toutes choses comme elle le veut, mais bien comme Dieu veut : si bien qu’il est très véritable que c’est contrarier l’ordre divin en toutes ces voies d’Oraison, de ne pas se soutenir, autant que l’on peut, dans l’ordinaire et ensuite s’abandonner à la conduite de Dieu.

[Partie IV] : Découverte des défauts.

IV.

Pour cet instinct de pureté intérieure je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles, où je ne vois point de fond et dont sans un miracle je ne crois pas pouvoir sortir; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé414.

RÉPONSE.

Que la véritable lumière découvre à l’âme de plus en plus ses défauts.

Il est très vrai que plus la lumière divine s’augmente dans une âme, et plus elle perd [401] le moyen distinct devenant plus lumineux ; plus aussi découvre-t-elle ce que l’on est en vérité. Les instincts que Dieu met en nous pour la pureté et pour les vertus, nous découvrent bien quelque beauté des vertus ; et ainsi nous animent à nous purifier pour les avoir : mais quand ces instincts deviennent lumière et sont lumineux, ils nous découvrent vraiment ce que nous sommes selon leur degré de lumière ; et à mesure que leur lumière augmente, la découverte de notre nous-mêmes415 et de notre impureté foncière se manifeste. C’est même par ce moyen que l’on discerne la pureté véritable et la vérité de telles lumières ; ce qui souvent humilie beaucoup et nous fait voir bien des sottises que nous faisions auparavant sans les connaître. Un enfant dont le discernement n’est pas encore assez avancé, fait bien des faiblesses [expression : faire des faiblesses (?)] et a quantité de manques de jugement sans qu’il les voie et qu’il en soit humilié ; mais à la suite que la raison s’avance, elle lui fait voir les bassesses de sa jeunesse.

[Partie V] : Instinct pour recouler en Dieu.

V.

Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct, quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses a toujours augmenté.

C’est un certain principe de vie tantôt comme [402] un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre; ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais, comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu; mais cela n’est pas, à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins; selon les degrés cela est plus ou moins simple.

RÉPONSE.

De l’instinct donné à l’âme pour recouler en Dieu.

1. Cet instinct et ce penchant de votre âme vers Dieu sont un don que Dieu communique à l’âme qu’il veut approcher de lui par l’oraison et par les communications de ses plus particulières grâces. Ce don est plus ou moins fort selon le dessein éternel d’une plus grande ou moindre approche. Ce don qui est proprement un instinct, une pente, un poids, une tendance, une inclination, vient par une véritable touche de Dieu dans le centre et dans les parties de notre âme, pour les faire vraiment recouler vers Dieu. Cette touche est un mouvement de notre âme vers son centre. Et [403] tout de même que nous voyions que chaque chose tend à son centre par son inclination : une pierre tend en bas et a toujours son poids qui l’y incline ; le feu tend en haut ; et ainsi du reste : il en est de même de l’âme touchée de Dieu. Et ce mouvement, ce penchant et cette inclination est [sont] lumière, est [sont] amour, est [sont] tout ; par conséquent est [sont] présence de Dieu, est [sont] Oraison416, est [sont] toute chose qui se réveille différemment selon la diversité des grâces et des exercices dont l’âme est réveillée.

2. Cette touche est générale et commune à toutes les âmes appelées spécialement pour recouler vers Dieu leur origine, mais elle est différente en chacune selon le degré du dessein de Dieu. Toutes les âmes ne l’ont pas. Les unes ne sont touchées que pour éviter le péché mortel ; les autres de plus pour les vertus ; les autres encore un peu plus davantage, pour quelques pratiques plus avancées. Mais pour ce qui est de cette touche qui donne le penchant et l’inclination à toute l’âme secrètement et inconnument pour recouler vers Dieu comme son centre, c’est par une touche de Dieu même qu’elle [sujet ?] se réveille en l’âme. Et il y a des âmes où ce réveil et cette touche sont si forts qu’on la peut comparer [ou : qu’on les peut comparer] à un torrent qui va incessamment se précipitant jusqu’à ce qu’enfin il arrive dans son centre qui est la mer417. Ainsi cette touche est très différente en toutes les âmes qui sont touchées de Dieu ; mais il est toujours vrai qu’il faut par nécessité qu’elle survienne, avant que l’âme ait le penchant continuel pour y arriver.

3. Comme c’est une grande grâce, il faut tâcher de la ménager et faire tout ce que l’on [404] peut pour la mettre peu à peu en liberté : et par ce moyen elle entraîne insensiblement l’âme en son origine. Une pierre retenue a bien son poids et sa pesanteur pour tendre à son centre ; mais elle n’a pas le mouvement : dégagez-là, et lui ôtez [ôtez-lui (impératif)] les empêchements qui l’arrêtent ; et vous verrez que selon son poids elle se précipitera sans arrêt jusqu’au lieu où est son véritable repos.

[Partie VI] : Ménager le repos intérieur.

VI.

Pour le repos dont j’ai parlé, ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie.

Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur, toute ma joie et mon contentement est [sont ?] de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres; et hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine. Je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente, comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [de le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi; car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques, qui font en moi des effets très mauvais, qui seraient trop longs à dire.

RÉPONSE.

Qu’il faut bien ménager le repos intérieur pour prévenir la mélancolie.

Il faut beaucoup estimer le repos intérieur, comme la fin où Dieu tend en ses opérations, et même comme le moyen de ses grâces plus particulières. Cependant comme par une sagesse admirable de sa divine Majesté ses dons sont en cette vie mélangée de nos faiblesses, et que peu d’âmes arrivent à les recevoir purement sans mélange, il est d’importance de les ménager en y conservant la nature ; autrement les plus grands et les plus purs dons pourraient l’affaiblir à la suite et lui causer du mal. L’Oraison, qui est le véritable commerce avec Dieu, est le plus grand [don] que nous puissions recevoir actuellement. Cependant étant reçu sans conduite il peut lasser, et ainsi non seulement affaiblir la nature, mais encore l’Oraison même, le sujet se gâtant. J’en dis autant du repos intérieur. Il faut y être fidèle pour soutenir et élever l’âme ; mais il est bon de le ménager afin qu’elle ne se laisse pas insensiblement accabler à la fainéantise d’esprit qui peu à peu attire après soi la mélancolie. De quoi il faut extrêmement se donner de garde, comme d’un venin non seulement très pernicieux, mais très présent. C’est pourquoi faites ce que vous pourrez pour vous en sauver. Je vous ai [406] dit autrefois que je ne la craignais pas tant pour vous, parce que vous êtes plus en état de discerner le mal qu’elle vous peut causer : mais en la vérité, si vous n’y prenez garde, ayant tant d’occasions qui vous y peuvent faire tomber, insensiblement vous vous en trouveriez accablée. C’est pourquoi il est de conséquence de la prévenir [c.-à-d., la mélancolie] et même de la soupçonner en bien des occasions où la nature ne voudrait pas la qualifier de mélancolie, afin que la découvrant vous tâchiez de la combattre en toutes manières, tant en l’outrepassant, qu’en vous retournant amoureusement vers Dieu pour en faire par ce moyen [un] usage divin d’abandon en son divin ordre. Un cheveu ni une feuille ne tombent pas sans mon Père dit Notre-Seigneur418. Ainsi tout est ordre divin et effet de sa divine Sagesse pour notre bonheur et pour notre conduite. Qu’y a-t-il de plus consolant pour une âme désireuse de lui plaire419.

§

[Débute, page 407, de Marie-des-Vallées le texte magnifique retranscrit en tome III, Amis]




LE DIRECTEUR MISTIQUE VOLUME III LETTRES 3.01 à 3.70

_________________________

 LE DIRECTEUR 

MISTIQUE,

Ou

LES ŒUVRES SPIRITUELLES

DE

MONSR. BERTOT,

Ami intime de feu Mr. De BERNIÈRES, &

Directeur de Made. GUION &c.


TROISIÈME VOLUME,

Contenant

LA SUITE DE SES

LETTRES SPIRITUELLES

Sur plusieurs sujets qui regardent

la Vie Intérieure & l’Oraison de Foi


À COLOGNE

Chez Jean de la PIERRE. 1726.3.1 Abandon à l’ordre de Dieu. 

[« TABLE DES LETTRES Contenues dans ce III. VOLUME » suivie d’un « ERRATA DU VOLUME III  420» et d’une nouvelle page de titre légèrement allégé, sont omis]




3.01 Abandon à l’ordre de Dieu

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire421.

1. Je crois que vous avez reçu présentement la lettre que j’ai écrite à N., par laquelle je marquais comme j’étais touché de votre [2] maladie : et en vérité je le suis encore de la continuation. Ma consolation est que j’espère que ce ne sera rien, et qu’au contraire cela pourra servir à vos incommodités ordinaires.  

2. Votre disposition de paix et d’abandon à l’ordre de Dieu, prenant de moment en moment chaque chose comme elle est donnée de sa bonté, est vraiment une disposition, qui non seulement sanctifie l’âme, mais encore lui donne la paix et la joie en toutes choses. C’est une tromperie des gens du siècle, et presque de tout le monde, de croire pouvoir trouver du repos et du plaisir en quelque chose hors de cet ordre de Dieu : cela ne se peut jamais ; d’autant qu’il faut par nécessité, que tout plaisir véritable ait son origine et sa source en notre centre et de notre centre. Et il est certain qu’il n’y a que ce seul ordre divin, qui nous puisse faire participer au plaisir et à la correspondance de ce divin centre ; toutes les créatures et généralement toutes les choses, ne pouvant donner de plaisir, que parce qu’elles sont émané de Dieu. Cependant n’en faisant pas usage par ce divin ordre, le plaisir que nous y trouvons est si superficiel, que dans la vérité si on y réfléchit bien, il est plutôt un mécontentement qu’un plaisir ; d’autant qu’il ne peut contenter, et qu’il ne contente solidement, qu’autant qu’il y a d’union à Dieu par cela même, et par conséquent par l’ordre divin, qui nous y attache et nous y lie.

C’est ce qui cause cette inquiétude et cette vicissitude perpétuelle des gens du monde, qui plus ils ont, plus ils sont mécontents et inquiets ; et faute d’y réfléchir solidement, ils ne voient pas qu’ils n’ont de plaisir des choses [3] qu’autant qu’ils les désirent et non en leur possession.

3. Cette vérité constante et infaillible console fort et calme beaucoup une âme dans tout ce qui lui arrive même de plus pénible ; d’autant que ce divin ordre y fait trouver une consolation et un contentement qui surpasse [surpassent422] en vérité la croix et la peine que nous donne la même chose. Car de dire qu’une maladie et une affliction ne soit pas pénible, ce serait être ridicule ; mais de la souffrir [de les souffrir] et de l’agréer [de les agréer] comme ordre divin, en se contentant de ce que Dieu ordonne, cela surpasse beaucoup cette peine.

Je vous aime beaucoup dans cette disposition et dans son exercice continuel, qui vous rendra incessamment heureuse, et qui arrangera même toutes choses dans l’état où Dieu vous appelle ; étant très certain que les personnes qui n’usent pas de ce divin ordre par abandon à sa conduite, non seulement sont malheureuses, parce qu’elles ne trouvent aucun contentement en la vie ; mais encore renversent toutes choses incessamment en leurs emplois et en leurs états : d’autant qu’étant dérangées elles-mêmes par leur peu de dépendance et de subordination à l’ordre de Dieu, elles dérangent aussi toutes choses qui ne peuvent avoir leur ajustement, leur conduite et leur beauté que par l’ajustement que leur donnent les personnes qui en ont la conduite, en s’ajustant à l’ordre divin en toutes choses qu’elles ont à faire et à souffrir.

4. Si les Rois, les Princes, les ministres, et généralement toutes les personnes qui par ordre de Dieu ont la conduite des affaires, des [4] familles et des autres choses du monde, pouvaient apprendre ce secret de l’ordre divin, non seulement ils rendraient heureux en se rendant et en s’ajustant à Dieu ; mais encore de plus ils feraient des merveilles pour l’économie et l’arrangement de toutes choses : ce qui ferait que non seulement tout le monde serait content, mais que toutes choses seraient solidement établies, et hors d’une vicissitude perpétuelle, comme on le remarque en tout et en toutes sortes d’états.

5. C’est ici la cause pourquoi les Monarques, les familles et enfin tous les états ne subsistent pas, et que l’on voit incessamment des hauts et des bas, faire et défaire ; en voulant ajuster toutes choses à la raison humaine, et pensant trouver là un solide établissement. Cela ne sera jamais ; et il faut aussi bien que cette raison s’ajuste à l’ordre divin que les choses mêmes. Mais quand en tout on tâche de s’y soumettre et de s’y ajuster, insensiblement tout trouve sa place si admirablement bien, que l’on remarque qu’une main et qu’une sagesse divine cachée[s] sous cet ordre et cette conduite de Dieu a eu [ont eu] le pouvoir et l’adresse d’arranger bien toutes choses : et quand au contraire cela n’est pas, on est contraint dans la suite d’avouer, que tout homme est menteur, c’est-à-dire, qu’il est fautif en sa conduite, et que tout ne subsiste que par un hasard et un secret qui est [qui sont] conduit[s] par une main amoureuse du bon Dieu qui a pitié de ses créatures aveugles pour le soulagement des autres.

6. Et certainement cette vérité fait souvent admirer les personnes un peu éclairées, comment [5] toutes choses subsistent dans le monde ; remarquant que la conduite presque de toutes les personnes n’est qu’une conduite d’enfants emportés par leurs passions aveugles, et qu’il n’y a proprement que les personnes qui sont assez heureuses de se conduire par la sagesse de l’ordre divin, qui soient vraiment raisonnables et qui soient heureuses dans la vie.

7. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez de rien ; subsistez seulement en votre disposition, et vous trouverez que toutes choses se feront et s’ajusteront admirablement bien, aussi bien pour vos maladies que pour tout le reste. Tâchez d’être fort fidèle à voir toutes choses et à les remarquer dans ce divin ordre, car il n’y a rien qui n’y soit compris et qui ne s’y trouve, aussi bien les croix, les répugnances, que tout le reste que ce divin ordre permet [de] nous arriver par la conduite des autres, dont nous devons faire partout l’usage que nous venons de marquer. Par là nous nous ajusterons, et nous ajusterons toutes choses à notre premier principe. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678423.

3.02 Détruire son fonds de corruption. 

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple. 

1. Marchez en ne voyant pas ; aimez sans goût et sans le savoir ; honorez Dieu sans y penser ; demeurez unie à Dieu sans expérience ; demeurez assurée sans aucune certitude ni volonté délibérée d’en chercher ; et [6] vous trouverez Dieu, et aurez le moyen présent et très efficace pour travailler de la bonne manière, et pour détruire tout ce qui est de vous, soit pour le temps ou pour l’éternité.

2. Il y a deux degrés à monter, ou deux démarches à faire, l’une dans le pur actif, l’autre lorsque la passivité approche, et que l’on y est. 

Dans le premier degré, savoir l’actif, il faut que l’âme travaille infatigablement à se détruire soi-même sans aucune pitié424, envisageant Jésus-Christ, son original, pour combattre et détruire, autant qu’elle pourra, les passions, les propres recherches et inclinations, et une infinité de choses qui composent notre nous-même corrompu. Je vous dis encore qu’il n’est pas croyable, combien la corruption de ce soi-même, qui n’est pas combattue, fait de mal.

3. Cela étant en quelque manière fait, Dieu simplifie son travail ; et l’âme ne quitte pas le soin de se mortifier et de se détruire soi-même, quoiqu’elle le fasse par un moyen plus simple : au contraire, elle est plus ennemie de soi ; et c’est comme par le désespoir de soi, et par la haine qu’elle se porte, que courant après Dieu, elle n’a pas de cesse de se mortifier, de mourir à soi-même, et d’imiter Jésus-Christ, en se perdant dans cet inconnu425, par la pratique de ces maximes susdites. Et voilà le deuxième degré, qui n’est parfaitement achevé que lorsque Dieu a tellement détruit et consumé notre nous-mêmes en lui, que la pauvreté, l’abjection, le mépris, la contradiction, et le reste de Jésus-Christ, Homme-Dieu, est en l’âme comme en son centre, c’est-à-dire, est reçu de l’âme avec une joie pleine426. [7]

4. Jugez quel mal vous vous causez, quand vous ne mettez pas en pratique fidèle, et constante au degré où vous êtes, ces quatre ou cinq maximes, qui sont comme une corde pour étrangler l’amour-propre, et le soi-même parfaitement. 1669427.

3.03 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu.

L. III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action.

1. Ne vous étonnez pas si après vos lectures, et même dans le temps de votre Oraison, il ne vous reste rien, ni de vos idées qui vous ont plu, ni du goût que vous aviez en lisant428. C’est une marque manifeste que Dieu désire pour lors que vous vous serviez de la foi, laquelle travaille sur un je-ne-sais-quoi429 qui reste dans le pur de l’esprit, de ce que vous avez lu. C’est pourquoi il ne faut pas tout aussitôt terminer toute votre opération en actes d’amour, d’anéantissement et autres, en rentrant nuement dans votre fond et en oubliant tout à fait votre sujet. Cela doit bien vous solliciter à vous simplifier en foi nue, qui travaille sur ce qui vous en demeure dans la pointe de votre esprit : mais afin que cela se fasse encore mieux, il faut par simple envisagement retourner de fois à autre sur votre sujet ; et quand vous ne pouvez rien retenir, et qu’enfin tout s’efface, pour lors il faut en venir aux simples actes que vous me marquez, et par ce moyen demeurer en anéantissement près de Dieu, où assurément vous trouverez de la nourriture [8] quoique vous ne puissiez voir le moyen par lequel elle vous est donnée430.

2. Ne vous amusez pas tant à vous détourner de vos distractions, et des pensées pénibles qui vous accablent, en les combattant ; mais plutôt et bien mieux en vous divertissant par un simple retour vers Dieu que vous désirez, et que vous recherchez en votre Oraison et en vos exercices. Et par là, quoique par un simple acte, vous ferez toutes choses bien mieux que si vous faisiez tout cela distinctement ; comme quand vous vous voyez trop embarrassée. Si vous avez fait mal, si vous ne vous êtes point trop occupée à ces faiblesses : quittez promptement toutes ces perplexités en vous retournant vers Dieu et [en] vous tenant calme en abandon en sa miséricorde.

3. Tâchez le plus que vous pourrez de vous remettre en la présence de Dieu en agissant. Car par là vous aurez beaucoup de lumière ; et votre âme étant calmée, elle se trouvera bien plus en état d’agir pour Dieu et en Dieu. Retournez donc humblement aussitôt que vous vous apercevez hors de cette divine présence ; et par là l’habitude s’acquerra. Votre disposition d’agir avec Dieu en enfant, et par dépendance de sa divine Majesté, est très bonne : tâchez d’y être fidèle ; car elle est un grand principe de grâce en l’âme. Présentement il vous suffit, quand vous avez fait des fautes, de les rectifier et de les consumer par retour vers Dieu : et quand la providence permettra qu’on se voie, on vous en donnera des lumières.

4. Ne vous embarrassez pas, quand vous vous trouvez dans les insensibilités que vous me marquez : souffrez-vous avec patience, et [9] tâchez de réveiller votre cœur par de simples [sic] désirs en Dieu ; et ensuite, demeurez humiliée proche de votre fumier. Prenez courage ; et j’espère que sa bonté vous secourra. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.04 état de simplicité.

L. IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts.

1. Il faut observer soit dans les prières vocales ou les intercessions des saints, que de fois à autre selon quelques besoins particuliers, Dieu donne des mouvements de s’y adresser et de prier, et pour lors le faisant par ordre et mouvement divin, ce n’est point activité, ni se multiplier ; car tout ce qui se fait par le mouvement de la lumière divine, qui est la simplicité même, est tout simple. D’où vient que dans la suite, quand une âme a été beaucoup fidèle à se laisser dénuer et simplifier, et qu’ainsi Dieu la possède, quoiqu’elle devienne active comme ces grands Prédicateurs, par exemple un saint François Xavier ou autres, en s’appliquant à la multiplicité des œuvres de charité, elle est cependant très simple, n’y ayant que Dieu qui est le principe de cette activité et multiplicité. Quand on est obligé de prier Dieu pour les autres, soit pour les besoins de famille, ou que l’on se recommande à vos prières, il n’est pas besoin de se multiplier et [de se] former une idée, mais seulement de s’unir à Dieu pour cet effet, demeurant dans son état de simplicité431 ; et au moment il ne manque point de [10] faire de l’âme et par l’âme, la même chose, mais bien plus avantageusement, qu’elle n’aurait fait par son activité.

2. Il est aussi fort nécessaire d’être uniforme dans toute sa conduite, et de prendre la même manière dans les tentations de quelque nature qu’elles soient. Car si autrefois l’âme y résistait et y remédiait seulement et utilement par des actes contraires, et par des renonciations conformes à la tentation ; ici il ne faut que ce simple moyen sans moyen, demeurant simplement, et sans expérience de son union ni de l’opération de Dieu, unie et abandonnée au même Dieu qui la soutient, et la veut soutenir en cet état : tout ceci s’opérant en simplicité dans le fond de la volonté, qui n’y contribue que par une simple union et [par un] retour vers Dieu au fond de son âme ; ce qui dit toute chose à Dieu en secret sans que l’âme les spécifie.

3. La même chose doit être observée dans ses défauts et ses chutes qu’elle commet chaque jour : elle y doit remédier en retournant, sans retourner, et s’approchant en simplicité de Dieu, [qui est] la source de tous biens et de toute vertu ; et là elle trouvera non seulement la fin et le regret de sa faute, mais encore le remède et la purification ; remarquant assurément que ce procédé par fidélité à son état fera plus sans comparaison pour remédier à ses défauts, et pratiquer les vertus, que les actes formés des mêmes vertus n’opéraient dans les degrés passés.

4. Tout ce procédé432 est d’infinie conséquence à une âme qui a le don de la divine lumière, pour en faire usage et le faire croître. Et comme si dans le temps qu’une âme [11] est encore dans son activité, elle se servait de cette conduite, soit par quelque lecture, ou par quelque avis mal donné, elle se ruinerait sans ressource ; de la même manière le don et la lumière étant venue [ou : étant venus], si elle retournait à son activité ou qu’elle en garda, quoi que par bon prétexte, ne s’ajustant pas fidèlement au degré et au moment de cette divine opération, elle arrêterait infailliblement sa course, et n’avancerait point en sa voie ; et même dans la suite peu à peu elle se brouillerait dans ses exercices, et prenant une route pour une autre, et se ferait un tort irréparable, faute de rencontrer quelqu’un qui la remettrait en son chemin ; ne pouvant bien s’ajuster, ni se servir d’une voie ni d’autres, et demeurant comme suspendue, sans rien avoir de solide et de certain qui l’occupât. 1671.

3.05 Connaissance de soi. Voie du rien.

L. V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires.

1. Il me semble que je dois croire raisonnablement, que ce que N. vous dit dans sa Lettre, est très vrai ; mais je ne puis croire absolument que Dieu agrée cette sortie dans les circonstances présentes. Je vous avoue que cet intérieur-là ne m’est jamais revenu. Il y a quelque chose dans son procédé de visions, et d’extraordinaire, qui n’a pas, selon mon goût, un certain goût de vérité : cela n’est pas [12] marqué de Jésus-Christ. Quand ce sceau y est, il y a de la connaissance véritable de soi, et par conséquent une horreur formée, et une mésestime de tout ce qui sort de soi, en quelque état que l’on soit. Car même plus l’âme entre en Dieu, et se perd, plus elle s’abhorre, car plus elle se connaît : ce qui ne cause pas réflexion, mais plutôt éloignement de soi par perte amoureuse.

2. Et voilà la raison pour quoi Jésus-Christ étant Dieu, était en une vérité de son néant comme homme ; qui était infinie : ego [autem] sum vermis et non homo433, etc., et qui était aussi la source de son insatiabilité, et de son altération pour le mépris. Il est donc très vrai qu’une âme qui a un petit point de cette véritable lumière qui lui découvre Dieu, découvre en même temps son soi-même ; et ainsi altérée, de son néant, elle détruit de ce qui sort de soi, et l’a en horreur : et je ne vois pas cela en la personne que vous savez.

Quand Dieu fait la miséricorde de ne pas conduire par l’extraordinaire, mais plutôt par le rien et le néant, c’est mettre l’âme dans la vérité, et la retirer d’un million de pièges que je remarque dans les autres âmes conduites par les voies de visions ou de grâces positives, et qui mettent l’admirable en l’âme.

3. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes choses en cette personne : mais il faut tant de soins et de peines pour démêler le bon d’avec le vil, que cela est fâcheux. Et si elle était fidèle à suivre le néant, ce serait bientôt fait : mais il faut tant mourir, que c’est une pitié. Peu d’âmes [13] sortent des pièges de l’amour-propre434 ; car peu quittent et veulent bonnement quitter la voie des sens, quoique selon leurs paroles elles le veuillent. Mais quel moyen de se quitter ? L’amour infini que l’on a pour soi crie si haut quand on veut un peu en essayer que l’on revient aussitôt autour de soi, si l’on s’est un peu perdu de vue, dans la sécheresse, la nudité et la pauvreté.

4. Mais de voir des âmes qui se perdent parfaitement de vue, sans plus penser à soi, ni se rechercher, étant perdues dans Dieu même ; ô que cela est miraculeux ! Car on ne saurait jamais croire ce qu’est Dieu à ces âmes qui s’oublient parfaitement et entièrement. Si je vous disais que c’est un vide entier, un non-savoir, un non-vouloir, et un non-goûter, cela vous surprendrait. Cependant cela est vrai : et cela est le gibet où la nature, c’est-à-dire les sens, et les puissances, et le fond de l’âme expirent cruellement et impitoyablement, souffrant un million de croix ; mais aussi c’est [là] où l’âme au-dessus de soi vit heureusement pour la gloire de Dieu, mais [où elle vit] malheureusement pour le goût et l’amour-propre. Ceci soit dit en passant pour vous faire comprendre que la petitesse, l’humiliation, et le reste sont ce qu’il faut, et ce qui conduit à la lumière de vérité ; et non ce qu’il y a de grand, ce qui agrandit, et ce qu’il y a d’assuré ; mais plutôt l’incertain en bonne manière, c’est-à-dire [ce] qui fait perdre l’âme et la fait s’abandonner à Dieu.

5. Voilà chère sœur ce que les créatures ne nous sauraient donner, et ce qu’elles ne nous sauraient ôter ; pourvu que l’âme ne se tourne pas vers elles par amour et complaisance. C’est [14] pourquoi ne vous étonnez pas s’il vous vient des croix, des misères et des abandons. Il est vrai que leurs seules caresses, et leurs approches (je dis des créatures) sont une peste. D’où vient qu’il faut chérir leurs persécutions et leur haine, et craindre leur[s] approche[s], et leurs caresses : ce qui ne se fait presque jamais (à moins d’un miracle) sans perte très notable ; si bien qu’il faut avec prudence les écarter [c.-à-d., ces caresses et approches des créatures] autant que l’on peut. On sera pauvre ; mais il n’importe. 1669.

3.06 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action.

L. VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse.

1. Selon que vous me mandez, vous vous dénuez trop tout d’un coup, et vous vous précipitez selon votre naturel, sans observer les démarches de Dieu dans votre âme. Vous me dites que vous n’avez plus d’objet ; c’est trop, vous devez en avoir un simple pour arrêter et occuper doucement votre âme afin que là le Soleil Éternel soit comme déterminé à opérer en elle et à y faire les merveilles qu’il prétend.

2. Je sais bien que c’est par une ferveur nouvelle que vous vous jetez à corps perdu dans cette grande nudité, comme y trouvant davantage l’amour de Dieu et votre repos, et y voulant trouver davantage votre perfection. Cependant dans la suite vous n’y trouveriez que le dégoût et un labyrinthe d’esprit qui vous embarrasserait [embarrasseraient] : car assurément vous n’êtes pas encore là ; vous êtes encore trop en vous-même [15] (comme toutes vos lettres me marquent manifestement,) pour être dans un état si dénué et où Dieu doit être par conséquent si pleinement le maître de vous. Vous me direz peut-être en passant que je vous dise en quoi je remarque dans vos lettres que vous êtes tellement en vous-même ? c’est par vos ferveurs et par un bouillonnement précipité que je vois en tout ce que vous faites et entreprenez par une bonne intention et non par un ordre réglé de Dieu, que je m’en vais vous marquer en particulier.

3. Ainsi vous devez donc vous arrêter à quelque simple vérité, comme je vous l’ai dit quantité de fois, et recevoir humblement ensuite ce que Dieu vous donnera. S’il semble ne vouloir vous rien dire ; tenez-vous humblement en repos vous contentant de ce que Dieu veut, et de fois à autre remettez doucement votre âme en vue amoureuse de votre vérité comme sollicitant sa bonté de vous regarder par sa miséricorde. Dieu aime beaucoup ces regards amoureux d’une âme humiliée en l’Oraison : car c’est là humblement frapper à la porte de sa miséricorde divine pour le solliciter de départir ses grâces à l’âme désireuse de lui. Et quand l’âme a fait plusieurs fois ces essais amoureux, ou Dieu lui donne quelque chose, ou non : si Dieu lui donne quelques éclaircissement ou lumière, elle s’en occupe doucement et humblement ; si Dieu ne lui donne rien, elle demeure humiliée et contente : car ayant fait d’elle-même ce qu’elle a dû, Dieu ne manque jamais de faire à son insu plus qu’elle ne peut prétendre et qu’elle ne peut voir ; ce qu’assurément l’âme découvrira ensuite par la paix [16] et le solide qu’elle trouvera étant hors l’Oraison pour exécuter l’ordre de Dieu dans l’action.

Quelquefois aussi l’âme demeure si sèche et si obscure qu’elle ne se connaît ni ne connaît rien en son Oraison. Pour lors qu’elle ne laisse435 pas dans cette langueur et dans la peine qu’elle y souffre de frapper amoureusement, comme j’ai dit : car les regards très simples, quoique très obscurs, ne laissent pas d’être vraiment amoureux, quoiqu’en sécheresse, et par conséquent efficaces pour attirer l’opération de Dieu en l’âme qui sait s’abandonner et se délaisser pour être formée, ajustée et accommodée selon l’ordre de Dieu, qui sera [fera ?] toujours sa beauté et qui fera toujours en telle âme humblement constante une vraie et solide Oraison.

4. Ne vous conduisez donc point par des ferveurs, qui n’ont nulle voie solide : et vous verrez que par là la foi s’augmentera, laquelle dénuera peu à peu votre âme, et ainsi vous arriverez où vous voulez ; mais par un moyen tout autre que vous ne sauriez vous imaginer. Faute de faire l’application nécessaire à tout ceci, vous passerez beaucoup de temps sans avancer aucunement, mais plutôt vous rôderez autour de vous-même et dans vous-même sans trouver de voie d’en sortir ; notre nous-même ne nous étant qu’un labyrinthe où les ferveurs humaines et les précipitations non soumises à l’ordre divin nous font courir et faire bien du chemin sans quitter notre place.

5. Tâchez d’être bien fidèle à vous posséder dans l’action et dans la conversation, vous renouvelant de fois à autre en la présence de [17] Dieu, et faisant cela de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir. Cela vous servira pour établir le solide en votre action et pour régler votre naturel trop vif : et vous verrez qu’en faisant de cette manière, l’action ne vous brouillera pas, mais vous disposera pour l’Oraison, vous donnant une certaine faim d’y retourner pour y être plus à l’aise. Prenez garde en ce temps de conversation et d’action aux trop grandes recherches de vous-même, en vous établissant dans l’esprit des autres par un million de productions d’esprit, qui vous viennent à la foule par la vivacité de votre imagination. Modérez gravement, mais agréablement ces choses, afin de n’être pas ennuyeuse par un trop grand retirement en vous-même, comprenant bien que notre sortie vers le prochain, par un ordre réglé et en bonne manière, n’est pas sortir de Dieu, mais plutôt que c’est une demeure de notre âme en lui ; car comme il est infini, il est aussi bien en la conversation et en l’action qu’en l’Oraison, pourvu que nous tâchions d’être également hors de nous en ces choses, c’est-à-dire que nous faisions de notre mieux, selon le degré où nous en sommes, pour y trouver Dieu, qui veut que nous conversions et agissions, comme il veut que nous priions.

6. Les sentiments que vous me marquez pour l’Enfance de Jésus-Christ sont très bons, et les véritables fondements qu’une âme doit prendre, pour s’établir solidement dans la piété et dans l’intérieur : car autant qu’une âme est petite aux yeux des hommes et de Dieu même, autant est-elle en état de recevoir des dons infinis. [18]

Prenez garde sur cela de vous mettre sans ordre dans beaucoup de pratique de petitesse. L’âme voulant établir l’ordre divin en elle doit recevoir avec beaucoup de respect et d’amour, les occasions de s’apetisser et de s’humilier qui lui arrivent, et être aussi bien suavement humiliée quand elle n’y est pas fidèle : mais elle ne doit pas (quoiqu’avec ferveur et bonne intention) se jeter en confusion dans ces occasions ; c’est une chose trop précieuse : elle les doit regarder avec respect, mais non pas y mettre la main sans que Dieu le lui marque ; autrement elle mettra en son âme une confusion, qui paraît belle aux yeux du monde, mais qui n’est pas telle dans l’ordre de Dieu.

Ce que je vous dis ici, je vous le dis de toutes les autres pratiques dans lesquelles on se jette par bonne intention : vous les devez voir et regarder avec beaucoup de respect, mais vous tenir en votre place, jusqu’à ce que Dieu vous le marque par quelque occasion de providence.

3.07 Petites croix. Oraison simple

L. VII. Que Dieu se donne à l’âme en cette vie par toutes les petites croix qui nous donnent la mort. Joie et paix par l’ordre de Dieu. Fidélité à l’oraison simple de la foi obscure.

1. Les âmes sont souvent très trompées croyant que Dieu ne vient en l’âme que par de grandes choses, et par les rencontres extraordinaires, et ainsi elles sont toujours en l’attente de ce qui ne vient jamais. Et de cette manière elles n’ont jamais rien de présent, d’effectif ou de réel ; ce qui ne se donne et ne se fait que par les petites croix et les petites rencontres du moment de nos états et conditions, par quoi Dieu se donne en magnificence, autant que telles choses nous donnent actuellement la mort et détruise en nous un million de petits sentiments qui nous font vivre en nous-mêmes, et par conséquent hors de Dieu.

Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnantes pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre que Dieu n’est rien pour ainsi dire en cette vie, ou plutôt que le rien est Dieu ; mais le rien causé par les contradictions, humiliations et pauvretés de notre état, et généralement de tout ce qui nous humilie, abaisse et détruit ce que nous voulons être dans le monde, non seulement selon le monde, mais encore selon Dieu. Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement, mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.

§2. Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement, d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière, elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est-ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.

Je vous dis tout cela à l’occasion de N. et afin que vous voyiez de plus en plus que votre bonheur est entre vos mains, sans aller le chercher autre part que chez vous et en vous-même.

3. Vous faites très bien d’être gaie par l’ordre de Dieu, et vous verrez par l’expérience que cela vaut mieux que toutes ces méthodes forcées où l’on ne s’ajuste pas à ce que Dieu veut chaque moment. On n’est proprement dans le divertissement, et l’on ne donne de la joie aux autres qu’en vue de Dieu ; et de cette manière tout cela est Dieu à votre âme en l’état où elle est.

4. Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est ; et souvent elle est aperçue pour un peu refaire et consoler les sens ; souvent aussi elle n’est nullement aperçue et il ne faut pas laisser d’y demeurer, car la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition ; mais cette paix et cet arrêt les font demeurer en repos, quoiqu’ils paraissent n’y demeurer pas. Si bien que pour bien exprimer cette paix, il me paraît que l’âme est semblable à une personne qui est arrivée à un lieu où elle prétendait aller : cette personne a le repos, parce qu’elle ne tend plus par désir et inquiétude vers ce lieu, cependant elle ne laisse pas au même temps d’avoir le soin, l’inquiétude et le reste que l’état présent demande d’elle. Vous voyez que la paix et le soin subsistent ensemble. Quelquefois aussi tout est en repos et ainsi la fête est entière : mais cela est de peu de conséquences pourvu que le principal y soit, et qu’en cette disposition l’on sache ménager son âme dans la paix que requiert chaque chose de l’état présent et des rencontres de chaque moment.

5. Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n’en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu’il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. Il n’y a qu’à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c’est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l’âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté. [22]

6. La semence de chaque chose n’a nulle figure de ce qu’elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l’on met en terre pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l’oraison, que l’on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c’est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, pour découvrir les défauts de la créature ; et par là peu à peu l’âme vient à avoir les yeux si perçants, quoique crevés à ce qu’il paraît, que la moindre faute ne lui peut être cachée ; elle pénètre par ce moyen le plus secret d’elle-même et il semble qu’elle pénètre les abîmes divins, quoiqu’elle ne voie rien. Cette sorte de pénétration et de lumière est de la même nature que sa source ; et comme c’est un je ne sais quoi436, aussi fait-elle voir un je ne sais quoi dans l’impureté de son âme qui ne la contente pas.

7. Tout cela ne s’accroît qu’autant que ce je-ne-sais-quoi augmente, et ainsi elle est en grandes lumière et ténèbres, et a toujours ces contraires, comme j’ai déjà dit, jusqu’à ce que cette lumière non seulement se soit assez accrue, mais encore qu’elle ait mis une suffisante pureté en l’âme qui ait détruit l’impureté de son fond, et par conséquent qui ait remédié à l’opposition qu’elle sent à l’égard de Dieu : et pour lors ses yeux commencent à s’ouvrir et à découvrir qu’elle est sa chère hôtesse qui a fait et qui fait tant de merveilles.

On arrête le cours de cette divine lumière, quand on n’est pas fidèle à se purifier selon le degré de son oraison, et des grâces que Dieu y communique.

8. Ce je ne sais quoi, dont j’ai déjà tant parlé autrefois, est la lumière de foi et de sagesse, et assurément quand elle est grande et beaucoup avancée, c’est-à-dire quand, de foi, elle est devenue sagesse, ce qui ne s’opère que par la mort et la perte qu’elle cause, pour lors elle commence à faire voir les beautés divines et ce qui était en elle, et ce qu’elle faisait d’inconnu commence à se manifester : durant qu’elle n’est que foi, tout y est caché en foi ; mais devenant sagesse, elle devient beauté divine et merveille de Dieu ; et tout cela selon que la divine Sagesse l’opère en l’âme qui est assez heureuse de mourir et d’expirer en foi.

3.08 Fidélité aux croix

L. VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures.

1. Ne vous étonnez pas des croix extérieures et des peines : c’est une chose nécessaire et dont Dieu Se sert pour la purification. Il faut y être fort fidèle, et vous ne sauriez croire combien ces choses sont essentiellement nécessaires, non seulement pour purifier, mais encore pour lier et unir à Dieu, d’autant que l’applaudissement, les affaires qui réussissent, même pour la gloire de Dieu, l’honneur et le bien temporel, sont un poison dont on ne se sauve presque jamais. Et Dieu qui veut S’attacher quelques âmes par union spéciale permet que tout se renverse au lieu de réussir, que tout se brouille au lieu de fructifier : et souvent toutes choses se réduisent à tel point ; que cette personne n’a où mettre son pied pour se reposer ; heureuse en Dieu, et malheureuses selon le monde et dans son sentiment.

C’est cette vérité qui nous est marquée en l’Évangile de la drachme perdue. Il faut tout renverser pour la trouver, et l’humiliation et la perte que cela cause en l’intérieur, est bien plus grande souvent qu’elle n’est à l’extérieur.

2. Il faut bien prendre garde à la nature, qu’elle ne se lie au monde ou aux consolations humaines, qui servent en cette rencontre comme des planches à un homme qui se noie ; et quand on n’a pas tel attachement, on s’en prend à soi-même, craignant et se convainquant que Dieu nous délaisse : et de cette sorte nous délaissons Dieu, laissant la mort qui s’opère par la pointe de ces choses.

3. Qu’une âme est heureuse quand Dieu allume le feu à l’extérieur et à l’intérieur pour la purifier ! Le feu extérieur sont les croix du dehors, quelles qu’elles soient. L’intérieur est le rebut et l’éloignement de Dieu, et le brûlement que nous en sentons ; ce qui est une grande grâce, que pour l’ordinaire Dieu ne donne à l’âme qu’après qu’elle est bien purifiée et fortifiée par le feu extérieur, lequel en quelque degré qu’il soit, ne fait qu’échauffer, comparé au feu intérieur qui brûle et consume sans soulagement. Car on en peut prendre dans les croix et peines extérieures quelles qu’elles soient. Mais au feu intérieur il ne s’en trouve pas ; il n’y a point d’eau en terre pour se soulager : il faut qu’il fasse ce qu’il doit ; Dieu seul y peut remédier. Et pour le faire mieux entendre, il me semble qu’il faut comparer cela à l’opération du feu matériel qui ne fait qu’échauffer les objets distants de lui, selon leur éloignement, mais ceux qui sont en lui il les brûle et consume.

4. À moins que Dieu ne fasse la grâce de révéler cette grande et admirable vérité, il est impossible de la comprendre. Car comment croire que les croix, les pauvretés et le reste, de l’intérieur et de l’extérieur, soient une grâce et un feu purifiant : cela cependant est très vrai ; et jamais Dieu ne s’approche et ne se communique que selon le degré de cette purification. Heureuse l’âme à qui ce Mystère est révélé, et qui y est fidèle, non un jour, mais tous les jours de sa vie.

5. Il faut donc être misérable pour être heureuse, être salie pour être ornée, et être rebutée de Dieu et des créatures pour avoir la plénitude de l’amour.

Mais il est à remarquer que la fidélité n’est donnée que peu à peu, et après l’avoir bien désirée : et le malheur est qu’il y a peu de confiance dans l’esprit, et que l’on s’amuse à un million de badineries qui ne le méritent pas. Il faut tâcher de ne perdre pas du temps à l’extérieur ; au moins si on le peut, ou qu’il ne soit pas de conséquence ; car pour une infinité de menues choses, il faut tâcher de les négliger, ou y faire donner ordre par autrui ; et quand on ne le peut, se sacrifier et mourir à soi-même.

3.09 À qui parler, etc.

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés.

1. Je me suis bien aperçu que vous parlez à N. et que sans y penser vous lui insinuez votre lumière, qui n’est nullement son affaire. Dieu ne le désire pas dans cette lumière du centre et du moment ; mais bien dans la mort de lui-même, qui causera en lui une grande pureté par la mort et la rectitude de ses désirs en les calmant pour être et faire ce que Dieu veut qu’il soit et fasse, en esprit d’humilité et de vraie simplicité chrétienne, mais non mystique437. Cependant comme vous êtes plein de cette lumière mystique, sans que vous vous en aperceviez, vous laissez écouler ces discours : car je sais bien que vous n’êtes pas en état de faire encore autrement ; et [que] vous ne pouvez discerner encore le caractère et la différence de la lumière centrale et mystique que vous avez, et celui de la lumière chrétienne humble et petite, etc. Car ce sont presque tous les mêmes termes : cependant il y a une distance telle que vous pourriez le faire arrêter là sans rien avancer.

2. Je vous dis ceci en secret, afin que vous preniez garde comment vous lui parlez, et que vous preniez garde aussi qu’il ne sache que je vous aie [sic] écrit de cela. Il se figure tout sur ce que vous dites, et il lui est impossible de faire autrement ; d’autant que sa grâce est objective438 : ainsi il se forme sur ce qu’il rencontre de plus parfait, et que son âme goûte davantage. [27]

3.10 Moyen de trouver Dieu.

À la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente.

L. X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu.

1. Mon très cher Frère. Je reçois beaucoup de consolation de vous savoir en bonne santé, et que vous continuez avec ferveur la voie de mort à vous-même. C’est là le moyen non seulement d’arriver au comble de vos désirs, mais encore de remplir véritablement et efficacement les desseins de Dieu sur votre âme.

Autant qu’une âme se vide d’elle [— même] et qu’elle se sépare de tous ses désirs et ses desseins, pour être petite en toute manière, autant Dieu la remplit avec joie ; car il ne s’écoule avec inclination que dans les vallées et les lieux bas.

2. Et voilà la raison pourquoi tant d’âmes de bonne volonté travaillent souvent beaucoup et n’avancent nullement, mais semblent au contraire reculer. Elles croient secrètement pouvoir avoir les choses à force de désirer et d’effort : et plus elles se donnent de peine pour heurter à la porte de cette manière ; plus elles se la ferment et plus Dieu devient sourd pour elles. Il apparaît à ceux qui n’y pensent pas et qui ne le cherchent pas439. Que veulent dire ces paroles, sinon d’exprimer qu’ils apparaissent seulement aux personnes qui ne pensent et ne soignent [28] que de s’humilier et s’éloigner de Dieu ? Leur pauvreté est trop avant dans leurs yeux pour les pouvoir ouvrir afin d’envisager un si grand et admirable objet ; et cependant dans cet humble éloignement de Dieu, il les cherche et les regarde, autant qu’ils [ceux qui n’y pensent pas] s’enfuient et s’éloignent de sa grandeur, se cachant et se perdant en toute manière en leur petitesse et en leur néant. Ici par ce moyen se trouve le vrai calme : par là on a tout en n’ayant rien ; et jamais Dieu ne peut se laisser vaincre [qu’] en cette manière.

3. J’ai bien de la consolation que vous désiriez marcher par cette route à grand[s] pas. Je prie notre Seigneur de vous y aider ; et j’espère de sa bonté que par ce moyen vous le trouverez, et que même vous trouverez toutes choses amplement et abondamment. Je vous assure que vous m’êtes très cher, et aussi tout votre Séminaire440. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.11 La croix donne la vérité.

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie.

1. Ayez patience : Dieu veut que tout soit semé de croix, afin que par toutes manières nos âmes soient sacrifiées. Heureuse l’âme laquelle peut se crever les yeux, et s’ôter le sentiment pour la joie et la consolation, embrassant et caressant la croix de quelque part qu’elle vienne ! C’est assez que l’on soit en croix. Heureuse l’âme qui y expire sans réfléchir sur soi, et sans s’amuser à examiner rien ! Et heureuse la croix qui la tient attachée, et tout notre [29] homme tant intérieur qu’extérieur ! Cela est bientôt dit, et non sitôt fait : tant mieux, la croix en est plus excellente. 2. C’est aujourd’hui la fête de St.Pierre Célestin441, qui prouve ces vérités admirablement : car en vérité sa croix a été très pesante, mais aussi heureuse. C’était un saint doué d’une grâce admirable, tant pour la solitude, que pour la force et le courage d’expirer en croix : sans quoi je ne crois pas qu’il y ait grande vérité dans une âme ; n’y ayant que la profondeur de la croix qui met [qui mette] en vérité [c.-à-d., qui puisse établir l’âme dans la vérité].

3. Cette vérité n’est presque jamais connue ; et cependant il n’en sera jamais autrement. Heureuse l’âme à qui ceci est révélé dans le centre d’elle-même, dans les puissances et dans les sens ; puisque cela supposé, toute vérité est en elle, sans quoi l’on vit toujours affamé. Car les joies intérieures, les consolations, et toutes les plénitudes ne font qu’affamer ; mais la croix rassasie et donne la plénitude en toute [s] manière [s] dans cette vie. C’est l’arbre de vie qui a toujours feuilles et fruits, et qui est toujours arrosé ; et à moins que d’expérimenter ceci, l’on est toujours petit en la voie de Dieu, toujours désireux et cherchant quelque chose.

4. Bienheureuse donc l’âme laquelle en se perdant en Jésus-Christ est attachée à la croix tant intérieure qu’extérieure, ne pouvant s’y remuer non plus que lui, mais expirant seulement par l’humble consentement ! Et inclinato capit [e] tradidit spiritum442. Jésus-Christ pour [30] donner cette dernière grâce à une âme, lui donne peu à peu par les croix qui y disposent, l’horreur de soi-même et de toutes créatures : et de cette manière la croix devient en joie [sic] à cette âme ; parce qu’elle fait mourir, et fait justice d’un misérable, et fait la séparation de ce que l’âme aime : car qui dit croix, [et] abjection, dit rebut, séparation, pauvreté, et le reste qui était en Jésus-Christ. Mais à dire justement les choses, cette grande grâce ne se donne que très peu à peu ; elle est trop exquise.

3.12 La croix fait trouver Dieu.

L. XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix.

1. Je ne vous dis rien de la peine que vous m’exprimez ; ce mécontentement de vous-même et de ce que vous faites est une opération de Dieu, par laquelle il nous part à sa croix et nous fait sortir des créatures : car il est certain que comme Jésus-Christ a tout sanctifié par sa croix, aussi sème-t-il sa croix sur toutes choses selon qu’il désire que l’âme y trouve Dieu ; étant très vrai que l’on ne peut jamais trouver Dieu en cette vie que par la pointe de la croix, et même autant que cette pointe est rude et cruelle. Dans l’autre vie Dieu s’y fera trouver et l’on en jouira en joie et par la consolation ; mais en cette vie la croix est la jouissance, c’est par la croix que l’on jouit. Ne nous y trompons pas ; et faisons en sorte que l’âme soit fortement convaincue de cette grande et unique vérité. [31]

2. Ne vous étonnez pas de ce que l’âme ne l’apprend jamais, qu’elle [cette vérité ? la croix ?] lui est toujours nouvelle, et que l’âme est toujours apprentive [sic] en cette foi et [en cette] sagesse : ce n’est pas sans Mystère ; car on ne serait plus en croix, et la croix cesserait d’opérer son effet si elle n’était toujours crucifiante et accablante. Tâchons de nous aider à le croire, et quand nous déchoirons de cette certitude, réveillons doucement notre âme afin de l’encourager, non seulement à porter les croix, mais encore à porter et à souffrir nos faibles et nos défaillances pour les croix.

3. Heureuse et mille fois heureuse l’âme accommodée et ajustée à la croix et pour la croix ! Il n’y a que la seule foi et la Sagesse divine qui puissent opérer ce divin Mystère et ce merveilleux ouvrage en l’âme. C’est pourquoi je vois et revois tous les jours le don de Dieu nous découvrir quoique de très loin cette grâce. Mais heureuses les âmes qui non seulement la voient [cette grâce], mais encore qui se consomment en elle par tous les moments de providence qui leur arrivent quels qu’ils soient ! La même vérité qui est à Paris et le même Soleil éternel qui luit à Paris est [sont] le[s] même[s] ici et en tous lieux. Les lieux changent, mais le procédé de Jésus-Christ est toujours le même, et l’on en voit la pratique et l’exécution de la même manière ; et jamais Jésus-Christ ne donnera rien à une âme que par ce moyen.

4. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses et de vos misères ; pourvu que vous soyez à Dieu, et que vous fassiez de votre mieux pour lui être fidèle. Toute cette disposition portera fruit par la raison de ce que je vous viens de [32] dire de la croix : mais ce qui augmente cette disposition443 est la vie de vos sens qui ne sont pas assez morts dans les rencontres de joie ou d’anxiété extraordinaire. Tâchez doucement de les laisser mourir et tout se réglera.

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix.

L. XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde; et quand on est accablé de croix et de tristesse.

1. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que la Providence vous liant à une personne, qui demande de vous que vous voyiez beaucoup de monde ; cela ne vous sera pas dommageable, supposé que vous tâchiez de le faire avec des dispositions intérieures qui sont nécessaires pour soutenir l’âme en ces rencontres, et pour empêcher qu’elle ne se dissipe pas trop. L’ordre de Dieu est un moyen de nous soutenir au milieu des plus grands dangers, où nous sommes exposés, pourvu que de sa part on tâche de s’y lier, et de s’en servir afin de ne pas se laisser trop courber et trop affaiblir par ses propres faiblesses et inclinations naturelles.

Pour cet effet donc il faut envisager Dieu en ces rencontres, et de fois à autres [sic] se recueillir selon son degré et la capacité que l’âme en a.

Pour ce qui est de vos exercices d’Oraison, de prières vocales, et de vos Communions, je crois que tout y est fort réglé, et que vous devez continuer de cette manière : l’application intérieure s’augmentant et ayant [33] de l’accroissement vous obligera à la suite d’y changer quelque chose.

2. Vos dispositions intérieures dans les croix et dans les tristesses, que vous me décrivez, sont très bonnes ; et je vous prie de les continuer. Car il est certain que ces temps sont précieux pour mériter beaucoup auprès de Dieu, quoique l’âme ne s’en aperçoive pas, et quoiqu’au contraire elle soit fort surchargée des peines et des ennuis que la nature lui fait souffrir par ses faiblesses et par ses défauts. Tout ce que vous me dites en cette rencontre est très bien : tâchez seulement de réveiller un peu votre âme afin de les porter [les faiblesses, etc. ?] en vue de Jésus-Christ, et en le suivant par union à ses dispositions ; et lorsque vous vous voyez plus accablée de tristesse et que votre esprit est plus rempli de pensées inquiétantes qui vous accablent, faites charitablement ce que vous pourrez pour vous en divertir un peu. La raison de ceci est que comme cette disposition en votre esprit n’est pas par pure opération divine, elle n’est pas entièrement surnaturelle, mais bien causée par une tristesse et par une mélancolie naturelle[s], qui vous produit [produisent] beaucoup de mauvais effets ; et de cette manière l’exercice purement spirituel, qui pourrait être le remède si cette disposition était par la seule opération divine, serait un sujet d’accablement total. C’est pourquoi vous soulageant un peu et trouvant quelque petit moyen naturel de vous aider et de vous consoler avec le secours de quelque disposition intérieure d’abandon à l’ordre de Dieu, et d’inclination amoureuse vers lui, cela pourra vous être utile en ces rencontres.

3. Où il faut remarquer un grand principe [34] pour l’aide spirituelle dans les dispositions pénibles de la vie, savoir que lorsque le principe de telles dispositions est purement surnaturel, il faut y contribuer par des moyens purement spirituels et divins, et ainsi prendre des dispositions intérieures qui tendent toujours à en faire usage surnaturellement.

Mais quand le principe n’en est pas tout à fait surnaturel ; et qu’elles [les dispositions ?] nous surviennent par des tristesses naturelles qui sont causées, ou par le penchant que nous avons à la mélancolie, ou bien par des maladies et accablements d’affaires contrariantes ; pour lors il faut ménager les dispositions intérieures, afin qu’elles ne soient pas purement naturelles, aidant un peu à notre faiblesse pour nous soulager et pour nous soutenir, et ajoutant au même temps [sic] de petites dispositions intérieures pour rendre ces dispositions naturelles, surnaturelles et agréables à Dieu, tâchant encore de plus de ménager en ces temps et en cet état l’occupation intérieure conformément à son état.

4. C’est pourquoi il est de conséquence pour vous d’être fort fidèle à Dieu dans toutes ces peines que vous m’exprimez. Cette fidélité consiste en plusieurs choses. La première est de faire un usage de vertu de toutes peines et de tous les affaiblissements qu’elles causent à votre esprit et à vos sens, cela étant une source de très grandes vertus et de très grandes grâces ; et cependant quand on n’y est pas fidèle elles accablent insensiblement au lieu de servir. Cette fidélité donc consiste au rapport de ces petites croix vers Dieu, et quand l’âme n’est pas en état de s’aider de ce moyen [35] étant trop accablée, à y suppléer par un réveil d’abandon entre les mains de Dieu.

La seconde est de soutenir un peu son âme quand on remarque que les croix font trop d’effets sur elle et qu’ainsi elle se dissipe par la multitude des petits chagrins qui s’élèvent en elle, ce qui la retire de l’occupation vers Dieu et de sa fidélité aux retours amoureux vers sa divine Majesté, qui doit toujours être par l’aide des moyens que cette Bonté nous distribue dans les moments de notre vie en nos états. Et quand l’âme n’est pas bien fidèle en ceci, il se fait insensiblement et imperceptiblement un état de chagrin et de suffisance en l’âme, qui éloigne la suavité de l’Esprit de Dieu, au lieu que les croix, quelles qu’elles soient, l’y doivent attirer incessamment. Car il est certain que les âmes crucifiées et fidèles à l’Esprit de Dieu, et à sa conduite en ces états, sont [font ?] les délices de Dieu quand son Esprit est en liberté d’en faire l’usage qu’il prétend. Mais quand cela ne se rencontre pas, telles croix gênent beaucoup et dessèchent extrêmement l’âme, lui arrivant ce qui est ordinaire dans les jardins ; où le même Soleil qui y donne, la terre étant cultivée et bien ensemencée, produit de beaux et utiles effets, et au contraire ne l’étant pas il y fait venir de très mauvaises herbes en abondance.

5. Je ne puis que je ne vous dise ici [sic] un mot de conséquence dans l’expérience que j’ai eue jusqu’à présent de certaines personnes, qui faute de donner la liberté à l’Esprit de Dieu pour les conduire, se sont liées à des sentiments qui n’étaient pas de son Esprit : quoiqu’elles eussent toutes les bonnes volontés du [36] monde d’être vraiment à Dieu, et de faire usage de toutes choses selon son Esprit ; cependant elles se trouvaient semées de toutes sortes d’épines et de peines qui desséchaient leurs âmes crucifiées au lieu de leur donner de l’onction, la paix et la joie. Tout au contraire j’ai toujours remarqué que les âmes qui sont beaucoup droites dans leurs intentions, et dans ce que Dieu désire d’elles, portent toujours un cœur dégagé, paisible et tranquille444, plus elles sont crucifiées, et qu’encore que la croix du premier abord donne de l’amertume, c’est pour adoucir et pour vivifier. Je crois que toute personne qui aura un peu de goût de l’Esprit de Dieu demeurera d’accord de [sic] cette grande vérité par son expérience. Ainsi M. je vous conseille de vous laisser beaucoup aux mains et à la conduite de ce divin Esprit, afin d’en goûter vraiment les effets dans l’expérience de vos croix et dans la situation ordinaire de votre esprit.

6. Vous ferez toujours très bien de vous aider et de vous soutenir en ces temps de lectures comme d’une nourriture grande et efficace pour vous soutenir. Et quoique vous ne les goûtiez pas tant en ces temps [— là], ni même votre raison ; ne laissez pas d’y être fidèle : car l’esprit de foi y opère aussi véritablement en nos âmes, et même souvent plus, que dans les temps de facilité et d’onction. Je me recommande à vos saintes prières et suis tout à vous. 1678. [37]

3.14 Chagrin et sécheresses.

L. XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en meilleure santé. Prenez bien garde une autre fois à n’être pas si précipitée par ferveur et par dessein de perfection. Souvent le zèle, quoique bien intentionné, ne laisse pas de nous précipiter dans la nature : ainsi il faut beaucoup s’en précautionner, afin de faire usage des faiblesses non seulement corporelles, mais même spirituelles que nos infirmités nous causent. Ne vous étonnez donc pas, si la nature, étant oppressée des maladies et des accidents que les infirmités causent, a ses petits chagrins, ses mélancolies et ses sécheresses : ces choses portées avec humilité et avec mort de soi-même font très souvent plus mourir que les vertus les plus éclatantes. Tout ce qu’on doit faire est de ne pas s’y laisser aller par nature, mais plutôt de souffrir et mourir par ces choses ; et cette mort quoiqu’elle nous fasse paraître un éloignement des vertus, nous les donne cependant autant que l’âme est vraiment humiliée.

2. Je crois qu’il est à propos, pour peu que vous trouviez d’ouverture, de parler. Ce n’est pas toujours l’ordre de Dieu de tout souffrir, mais bien de souffrir avec raison et avec conduite ; et agissant ainsi cela nous donne la paix et maintien l’union.

3. Au nom de Dieu prenez bien garde de ne point suivre les mouvements impétueux de votre esprit, ni pour les vertus, ni pour l’Oraison [38] ni pour les sentiments d’être à Dieu. Tenez-vous beaucoup en ses mains en abandon, et vous servez de ce qu’il ordonne sur vous sans le goûter, vous en contentant et l’offrant à lui ; et il suffit. Souvent plus nous croyons tout renversé, plus les choses s’établissent quand nous sommes humbles et tranquilles. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.15 Expérience de ses misères

L. XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état.

1. Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut ; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupie un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n’êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu’il y a encore bien d’autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l’ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.

2. Ayez courage en votre misère et en votre [39] pauvreté, gémissant doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous cherche, quoiqu’il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu’en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le Très-fort : car ce Dieu d’amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite par un cœur humblement amoureux et accablé par tout ce que vous me dites.

3. Réveillez votre amour et quoique votre cœur ne soit pas ardent et affectif, je m’assure qu’il est touché d’amour au milieu de vos glaces, pour vous solliciter d’aimer au-dessus de tout le Tout-aimable. C’est pourquoi plus vous vous voyez pauvre, liée et garrottée dans vos péchés, vos insensibilités et vos misères, plus vous devez vous élever (quoi qu’il vous paraisse sans fruit) afin d’aimer.

Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un Roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer [sic] et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable. Pardonnez-moi donc si je vous dis tant que votre cœur se doit élever au-dessus de vos glaces pour vous repaître de l’Amour ou plutôt pour vous y exciter encore davantage par la vue de vos misères, vous assurant que Dieu veut que vous L’aimiez, puisqu’Il vous le fait dire.

4. Soyez fidèle à porter les petites abjections et ce qui vous rabaisse, sans vous étonner de vous voir si éloignée de la perfection du mépris de soi. Cette divine vertu est si précieuse, quoique infiniment amère, que l’on ne le saurait exprimer. Tâchez donc de vous y renouveler souvent dans les petites occasions qui vous en arrivent.

5. Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire445. J’espère que Sa bonté vous le continuera, et comme c’est Lui qui fait cette œuvre, qu’Il fera tout ce qu’il faut pour le continuer ; et je n’en doute nullement, car cette paix et ce découlement de grâce sont une conviction infaillible de l’actuelle grâce qu’il y a pour vous. Et quand telle grâce disparaît par éloignement, tâchez de remédier au chagrin et à l’ennui par le ressouvenir de ce que l’on vous a dit ; car l’un manquant, je me confie en Dieu que l’autre y suppléera abondamment.

6. Je suis bien aise que votre voyage de B. soit changé. Souffrez tous ces remèdes en esprit de mort, mais en paix ; et quand vous vous verrez trop abattue, ne vous embarrassez pas pour vous vouloir forcer : souffrez-vous et patientez humblement, faisant ce que vous pourrez. Je suis à vous de tout mon cœur.

7. Je viens de recevoir votre seconde lettre dont je vous suis très obligé. Prenez courage en supportant paisiblement et humblement vos misères, vous soutenant par toute la nourriture que Dieu vous donne. Il faut beaucoup prendre garde en cette voie d’oraison et de foi où l’esprit de Dieu se communique en abondance de ne pas marcher avec tant d’empressement pour avancer, mais d’aller bellement et doucement en supportant et soutenant Dieu, qui selon notre sens ne va pas si vite que nous le voudrions. Dans la suite que l’âme est plus capable de voir les choses telles qu’elles sont, elle remarque bien ce que ce procédé est un aller très vite, pourvu que l’âme meure à soi et à ses inclinations.

8. Continuez au nom de Dieu vos oraisons du matin et vos retours dans le reste du jour comme vous me le mandez ; et vous verrez dans la suite que tout cela aura son effet. Car le grand édifice de l’intérieur ne se fait pas tout d’un coup ni sans bien de la peine et bien des hauts et bas. Et il est de grande conséquence de remarquer cela, passant toujours courageusement au travers de ses sécheresses, des distractions et des embarras, pour trouver et posséder en cherchant, votre cher repos, où vous trouverez vraiment Dieu, regardant toujours vos emplois et leur suite non seulement comme ordre de Dieu, mais comme moyen choisi de sa bonté pour vous élever en l’intérieur.

9. Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s’avançant peu à peu, ne change jamais, mais s’accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l’âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit, mais votre cœur. Cela supposé, une personne est plus riche et plus honorée que tous les rois du monde, et je vous tiens heureuse de ce que la Providence vous caresse comme elle fait. J’en ai ma part par les embarras des affaires où je suis, mais en vérité je n’y suis pas fidèle comme je devrais et selon la lumière que Dieu m’en donne. Je suis tout à vous sans réserve. Notre Seigneur a tellement lié mon âme à la vôtre, que ce qui vous touche me fait un contrecoup fort sensible446.

3.16 L’expérience de ses misères.

L. XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères.

1. J’ai lu votre billet. Je puis vous assurer qu’il est très vrai qu’il y a bien de la différence de voir les choses avec la foi en général, ou bien de les voir avec cette même lumière de foi mélangée de notre expérience. La première les fait voir belles et plaisantes, et la seconde nous les fait expérimenter amè [43] res et difformes : cependant l’une conduit à l’autre, et l’une n’est purifiée et éclairée que par l’autre.

2. On voudrait toujours se voir admirable et pure, et l’on ne l’est pas : ainsi la lumière de foi qui luit dans les ténèbres de la nature et découvre ce que nous sommes, nous déplaît ; non parce qu’elle n’est pas vraie, mais bien parce qu’elle n’est pas selon l’inclination de la nature.

Il est très vrai qu’au lieu de trouver mauvais que nous nous voyions tels que nous sommes, nous devrions en avoir une plus grande consolation : et il est très certain que les âmes qui savent goûter cette divine foi en leur expérience, vont toujours plus se certifiant de leurs misères, et cependant sont toujours plus gaies et joyeuses.

Voyez donc autant que vous pourrez (et vous le pouvez autant que vous voudrez,) et sentez vos misères : et vous expérimenterez que mourant par ces vues peu à peu, la paix et le repos prendront place en votre âme ; car par là se purifiant insensiblement elle tombera dans la vérité.

3. Il ne faut pas s’étonner de ce que l’on voit qu’on a infiniment à mourir et même plus que l’on ne l’a cru : cela vient de ce que la foi n’était pas si grande. Mourez et soyez fidèle ; et vous verrez que par là la foi augmentera, et en augmentant vous fera encore plus profondément expérimenter ce que vous êtes, et que dans la suite elle ne vous trompera pas, supposé que vous travaillez à mourir ; car par là le cœur est fortifié : mais si cela n’était [44] pas, vous seriez incessamment étonnée, et même dans la suite terrassé.

Il en arrive tout au contraire, quand ensuite de ces vues de foi en ces expériences de ses misères on meurt, que plus on meurt, plus on expérimente un soutien qui empêche de s’éblouir dans l’expérience de ses misères infinies.

4. Courage donc, et mourez avec une paix humble et humiliée ; et vous trouverez la vie dans la mort, et la lumière dans les ténèbres. Mais heureux qui devient ennemi de la nature et de soi-même, pour pouvoir jouir de l’agrément de cette divine lumière !

3,17 Faire usage de ses défauts.

L. XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat.

1. Je suis convaincu, Me. [Madame], que la Bonté Divine vous ayant fait la miséricorde de vous faire concevoir le dessein d’être vraiment petite en toute manière, et de recevoir très agréablement dans le fond de votre cœur toutes les occasions qui y contribueront, elle [cette Bonté] vous continuera cette miséricorde, et même vous l’augmentera beaucoup, y étant fidèle. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais plutôt servez-vous-en pour vous aider à creuser ce misérable soi-même, qui quoique très abject, étant vraiment humilié, et réduit au rien, doit être le trône de Sa Majesté. C’est tout le contraire des grandeurs du monde : elles n’étalent leur Majesté et leur pouvoir que dans les cœurs [45] suffisants et grands ; et Dieu ne donne son infinité et le comble de son amour que dans le rien, et dans la petitesse, qui font éclater la grandeur de Dieu en l’âme. On ne finirait jamais sur cet article, tant il est agréable et consolant ; mais il faut passer aux autres articles de votre lettre. Prenez donc garde, que jamais les défauts non volontaires, et nos faiblesses portées avec petitesse et humiliation, n’effacent pas [sic] les traces de Dieu et les dons de Sa Majesté ; au contraire insensiblement, et sans que l’âme s’en aperçoive, elles les font augmenter en nous diminuant.

2. Vous me dites qu’après avoir reçu de si bonnes nouvelles de la part de Dieu touchant sa bonne volonté pour vous, vous devez être dans la suite toute sans défauts. Ne vous imaginez pas cela ; car sa divine Majesté ne prendra jamais ce procédé : il ne fait fructifier ses dons, ne les augmente et ne les multiplie en nous que par les peines, les souffrances et les petits ennuis que nous avons à nous supporter nous-mêmes, et à détruire nos défauts. C’est pourquoi ces mêmes défauts et ces vues de vos pauvretés, au lieu de rabaisser votre cœur, et de lui donner comme quelque incertitude des dons de Dieu sur votre âme, vous doivent plutôt animer et encourager, afin d’arriver au dessein de Dieu sur vous : car prenant cette route et ce procédé assurément ils ne vous nuiront pas ; mais plutôt ils contribueront à faire fructifier ces dons.

3. Cette sécheresse et ce petit chagrin que vous avez dans les occasions, doit [singulier] être retranché avec grande fidélité : car quoiqu’en plusieurs [46] rencontres il ne paraisse pas de conséquence, il l’est cependant en son principe, par la raison qu’il nourrit beaucoup la nature et la fait vivre en soi-même, spécialement ayant un naturel bâti comme le vôtre, qui est infiniment caché dans sa plénitude et qui se cache entièrement à soi-même par sa lenteur naturelle. Car quoique devant les autres il ne paraisse pas que votre naturel soit beaucoup suffisant, paraissant raisonnable ; cependant il l’est extrêmement, et vous ne sauriez croire la peine que vous aurez à faire décamper votre naturel de chez soi par une solide humiliation et petitesse de soi-même. C’est pourquoi vous sentirez toujours une grande difficulté à vous soumettre aux sentiments des autres, et à vous assujettir à leurs naturels contrariants ; non pas que vous fassiez des éclats qui fassent grand bruit, car l’orgueil d’un naturel caché l’empêcherait : mais pour les petits feux sourds et sans bruit, vous les aurez fréquents ; et ce ne sera que par la très suave et très continuelle fidélité à vous vraiment rapetisser par union à Jésus-Christ que vous en viendrez à bout peu à peu.

4. Et sur toutes choses prenez garde qu’il vous est d’infinie conséquence de ne rien approuver en ces rencontres, mais plutôt de vous donner le tort ; d’autant que par ce moyen et par la Providence, qui vous en fournira continuellement, vous viendrez bien plutôt à bout de rectifier ces vies secrètes de votre naturel. Vous verrez par votre expérience, étant bien fidèle, qu’il n’y aura jamais que les moments de contradictions, d’humiliations et de combats qui auront le pouvoir de vraiment réveiller [47] votre âme et de la remettre en voie pour marcher efficacement vers Dieu. Tous les efforts de vertus ne vous seront point si surnaturel que vous seront ces moments, y étant fidèle ; et je suis très aise que vous expérimentiez cette vérité sur la diversité de vos naturels. Car comme Dieu vous a unis ensemble par son ordre, il est certain que Dieu élèvera ce moyen de contrariété447, (et ainsi tout le reste qui vous arrivera de cette part,) pour vous être un moyen divin de votre perfection, et pour entrer vraiment dans l’accomplissement des desseins de Dieu sur vous : c’est pourquoi soyez-y extrêmement fidèle. N’envisagez ces moments de providence que comme des coups de pinceau dont Dieu se sert et se veut servir pour former vraiment Jésus-Christ dans le fond de votre âme : mais sachez et retenez toujours que jamais cela ne se fera ni [ne] s’exécutera qu’en faisant sortir de votre même âme le pus qui est contenu et renfermé dans vos mêmes plaies.

5. Et c’est ce qui trompe les personnes : car elles voudraient toujours que Dieu allât imprimant les vertus et les grâces dans leurs âmes, sans en faire sortir la malignité ; ce qui ne se fait jamais. Et c’est pour cet effet que l’on remarque que Dieu ne donne jamais une vertu et un don que par la pointe que son contraire nous donne. Si Dieu nous veut, donner la petitesse, ce sera toujours en nous faisant combattre notre orgueil ; et cela par un million de petites occasions qui nous le font expérimenter, et ainsi nous oblige à le combattre et à y travailler : ce que je dis de cette occasion, je le dis de toutes les autres. C’est pourquoi les âmes [48] travaillant à leur perfection avec courage doivent être de plus en plus animées de posséder les vertus contraires, plus elles voient de misères, et expérimentent de pauvretés. Et je n’ai jamais vu d’âmes arriver à la vérité et à la jouissance de Dieu qui n’aient vraiment passé par ce procédé : c’est pourquoi quand je trouve des personnes, auxquelles leurs pauvretés et misères ne font point de peine, je conclus facilement qu’il y a peu ou point de lumière en elles.

6. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous servez [servez-vous] du don de Dieu, qui assurément se servira non seulement de toutes vos misères, mais de tout ce que vous avez en votre état, pour vous faire arriver au dessein éternel de Dieu.

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu.

L. XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu.

1. Vous m’avez donné beaucoup de joie en m’apprenant de vos chères nouvelles dans ce désert où l’on ne parle que d’affaires, et où il faut que tout mon esprit soit partagé par un million de petits soins, que je tâche de prendre en ordre de Dieu, sa volonté m’ayant placé en ce lieu. La lumière de l’ordre divin est très belle à qui la fait goûter : mais en vérité c’est tout autre chose à qui s’en nourrit par l’expérience pénible de tout ce que nous [49] avons à faire et à souffrir dans l’état, et dans la posture où Dieu nous met.

2. La lumière de ce divin Ordre est bien agréable à l’esprit qui la goûte, et qui en est éclairé : mais l’expérience pénétrant plus profondément communique cette joie, autant qu’elle écrase véritablement, non seulement notre esprit par un million de choses contraires qui l’embarrassent et le brouillent, mais encore toutes nos passions et nos inclinations ; si bien qu’il semble que Dieu prenne plaisir dans les rencontres de choquer et de combattre tout ce qui est en nous par tout ce qui nous peut contrarier. Et il est vrai qu’un long temps par ce combat nous nous voyons tantôt forts, tantôt faibles ; souffrant ainsi un million de vicissitudes qui sont amères à la vérité, non seulement par la peine contrariante qu’elles nous causent, mais encore par les diverses choses qui nous arrivent. Cependant tout cela étant porté avec fidélité, sans qu’on y puisse découvrir la main de Dieu, ce qui consolerait beaucoup, on trouve peu à peu que par ce moyen inconnu l’âme s’arrange et se met dans sa place, et qu’ainsi elle expérimente autant de joie solide en toute [s.] elle-même, qu’elle est peinée de douleurs en se soumettant et s’ajustant aux providences qui lui arrivent en son état.

3. Je vous parle de moi en la situation où je suis ; car je vois que vous avez la même peine en votre état. Mais prenez courage, et assurez-vous que par la fidélité que vous aurez, vous trouverez que la foi s’élevant peu à peu dans votre âme par l’aide des diverses croix et peines, vous sera une lumière qui vous découvrira toute cette beauté. Il ne faut pas se tromper [50] : elle n’éclaire et elle ne s’augmente que par la pointe des croix, et sa douceur ne pénètre notre âme que par l’amertume des renversements qu’elle nous cause. C’est pourquoi peu de personnes sont capables d’en jouir et de la goûter : mais quand on est assez heureux de pouvoir un peu savoir sa manière et son adresse, on doit tout faire et tout souffrir pour se rendre heureux par son moyen.

4. Vous voyez par tout ce que je vous viens de dire, que non seulement la pointe de la croix causée par les suites de nos états, nous donne un bien infini, l’ordre divin s’en servant ; mais qu’encore Dieu se sert industrieusement et par amour de nos faiblesses mêmes, et de nos contrariétés à nous laisser ajuster à cet ordre : et que par tout cela la lumière peu à peu se lève, autant que nous nous en servons en nous rectifiant peu à peu.

C’est pourquoi comme votre naturel est beaucoup abattu et que par une suite il est chagrin, s’ennuyant de beaucoup de choses que l’expérience vous découvre et vous fera découvrir, vous devez incessamment vous réveiller, non par acte ; mais par disposition intérieure de foi, qui vous doit certifier que Dieu est toujours présent et prêt de vous secourir et de vous donner la main autant que vous expérimentez votre pauvreté et votre contrariété : et ainsi tâchant de voir toujours Dieu en état de vous aider et de vous recevoir, il faut faire votre possible afin que votre cœur soit dilaté.

5. Vous me dites que vous croyez n’être pas assez occupée de Dieu durant le jour à cause des divers devoirs et des grandes occupations qui [51] consument votre journée, et qui ainsi peu à peu vous dérobent Dieu.

Il faut donc savoir une bonne fois que sa bonté nous est présente en deux manières aussi véritables et aussi réelles, qui se succèdent et se soutiennent l’une l’autre, et qui à la suite ne deviennent qu’une. La première est l’ordre divin, qui nous doit être et qui nous est présence de Dieu, autant que nous nous y lions par dépendance.

La seconde est une lumière secrète de la présence de Dieu que l’on tâche de suivre et de goûter, et qui étant suivie mène l’âme loin. Mais il faut savoir qu’elle n’est pour l’ordinaire que le fruit de la première, et que Dieu la donne autant que l’âme est fidèle en suivant et poursuivant sa présence en son divin ordre.

6. C’est pourquoi il vous est de conséquence de faire de fois à autre et du mieux qu’il vous sera possible, ce que vous pourrez pour avoir Dieu présent par la foi. Mais Dieu se dérobant de vous par vos fautes mêmes, ne vous en embarrassez pas : trouvez le présent en son ordre et en ce que vous avez à faire ou à souffrir dans le moment ; et vous trouverez que cette présence vous sera nourriture, et un moyen pour vous attirer insensiblement l’autre présence, qui ne se donnera à vous peu à peu, qu’autant que votre cœur et vos inclinations s’ajusteront à ce que Dieu désire de vous.

Je suis bien aise que votre âme sente cette peine de la présence de Dieu et son éloignement par ces contrariétés ; car c’est une marque qu’étant fidèle à suivre Dieu comme je vous le dis, vous le trouverez assurément. Et [52] pour cet effet laissez-vous-en la main de Dieu et en son soin, et vous verrez que tout se fera à merveille ; et qu’en cette disposition tout vous doit être égal, et que tout vous sera utile.

7. Ce que je vous ai dit et écrit en diverses occasions, est très véritable ; savoir que la foi donne Dieu et les vertus en donnant une certaine capacité non seulement pour les acquérir, mais encore pour les trouver dans les diverses rencontres de nos vies. Vous avez de la peine sur cela, ne remarquant pas en votre âme une inclination toujours égale pour toutes les vertus, et à présent pour l’exercice de la charité. Ne vous étonnez pas de cela : souffrez cette peine, et ne laissez pas cependant de faire dans les rencontres, quoique sans inclination, ce que la charité et la bonne prudence vous marqueront ; et vous verrez qu’étant fidèle comme vous le pourrez, la foi ne laissera pas de vous donner par divers contraires les vertus conjointement avec la présence de Dieu. Soyez donc assurée en ce point. 1678.

3.19 Solitude. Découverte des défauts.

L. XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts.

1. Cette paix et ce vide des créatures que vous expérimentez, vous est de grandes conséquences ; et plus votre inclination est pétillante448 et a de penchant pour se produire aux créatures, plus vous devez être fidèle à soutenir cette paix et ce vide. Cette sorte d’inclination naturelle va toujours au remplissement [53] et par conséquent à inquiéter et brouiller l’âme [syntaxe] : ce qui vous doit obliger à faire tout votre possible pour nourrir cette paix et ce dégagement des créatures et de vos inclinations : cela même vous portera au silence et à la solitude comme disposition extrêmement nécessaire pour la paix intérieure et pour l’Oraison.

2. Il n’est pas possible qu’une âme qui suit son penchant pour l’activité et l’inclination vers les créatures, n’expérimente toujours un empressement pour parler ou pour se retirer facilement de sa solitude intérieure aussi bien que de l’extérieure. Où plusieurs se trompent qui croient pouvoir ajuster l’intérieur avec la dissipation et l’inclination trop emportée pour les créatures : cela ne se fera jamais, et leur vie se passera toujours en combats et en haut et bas ; étant très certain que dès que notre cœur a le penchant pour l’Oraison, il doit être ami de la solitude, du silence et de la retraite des créatures ; et qu’autant que l’Oraison augmente, ces dispositions aussi s’établissent davantage : ce qui est si vrai que l’âme doit être extrêmement fidèle à soutenir cette disposition aussi bien dans les sécheresses que dans le facilité de sa paix ; aussi bien lorsque tout manque selon son désir, que lorsque tout réussit à souhait.

3. Tout ce que vous méditez de votre Oraison est très bien : continuez-la de cette manière, en y observant toutes choses comme vous me les marquez ; et assurément cette Oraison ainsi prise fera un très bon effet en vous à la suite.

4. J’ai bien de la consolation de vous voir [54] éclairée sur vos défauts : il faut beaucoup ménager ces lumières comme étant de grande conséquence, et des suites des dons de Dieu et de ses miséricordes.

5. Où il faut remarquer deux choses ; la première que selon que l’âme travaille plus efficacement pour détruire et pour observer ses défauts, plus aussi la lumière des défauts plus cachés et plus inconnus se découvrent ; et au contraire moins on travaille moins on les voit, et aussi ils nous sont moins sensibles et ne nous incommodent pas.

La seconde chose est qu’il est certain que le travail vers nos défauts étant bien efficace, la grâce s’attache toujours à ce qui est de plus particulier et davantage dans notre inclination naturelle : c’est pour cet effet que vous expérimentez davantage la sensibilité, soit pour ce qui touche votre corps ou votre esprit. Car comme ce défaut est extrêmement naturel en vous, pour peu que vous soyez fidèle à la grâce, elle y ira toujours remuant ce fumier, qui vous donnera de la peine, jusqu’à ce qu’enfin aidée de la grâce vous l’ayez beaucoup combattu [c.-à-d. ce fumier] et que vous vous soyez laissé puissamment abandonnée en la main de Dieu, en lui laissant vos intérêts et tout ce qui vous touche. Et vous devez être fort fidèle en ce point, afin que la grâce ne travaille point en vain en vous : car comme il est très certain qu’elle opère par un choix de sagesse divine sur tout ce qui nous est et plus naturel et plus dommageable ; ainsi s’appliquera-t-elle toujours à cette inclination, et ne correspondant pas à ce trait de la grâce, vous ne feriez rien et elle serait inutile. [55]

3.20 Courir vers Dieu, etc.

L. XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout.

1. J’attendais toujours à vous écrire en particulier, l’ayant toujours fait en commun à N., car comme c’est une même lumière, ce qui est utile à l’une est propre à l’autre. J’ai lu votre lettre avec attention et pour y répondre exactement, je vous dirai que votre âme est bien dans la simple et nue recherche en mourant à soi incessamment, sans assurance que d’être certifiée par le moyen que Dieu vous a choisi. Votre âme cherche toujours à avoir quelque chose de positif qui la puisse certifier, et par la Bonté divine vous ne l’aurez pas. Car si Dieu, par compassion, vous le donnait, vous seriez arrêtée en votre course et par conséquent votre grâce serait moindre. Je vois bien par votre lettre que votre inclination naturelle voudrait être certifiée d’être arrivée, et ce serait votre mal. Dieu ne le veut pas de vous et Il veut que vous alliez toujours sans vous reposer ; car ce qui vous a égaré autrefois a été l’extraordinaire, qui était quelque chose, lequel s’interposant en votre âme, l’arrêtait ; et par conséquent elle n’allait pas en course paisible vers Dieu en mourant à soi.

2 . Demeurez au nom de Dieu certifiée, non par quelque chose que vous ayez en vous, mais par la certitude que Dieu vous donne, laquelle n’étant rien qui vous puisse arrêter, vous fera courir incessamment et vous fera toujours aller à Dieu d’un pas égal. Ainsi aller de cette [56] manière est être arrivée, d’autant que cet aller vous est et vous sera toujours Dieu, et cependant ne mettra rien en vous qui vous puisse arrêter.

3. Ce que vous avez à observer est de ne vous pas forcer, vous voyant si nue, si simple et toujours en course ; car n’ayant rien où la nature se puis accrocher, elle se tourne toujours de côté et d’autre pour avoir quelque chose, et ne le trouvant pas, elle se ronge soi-même, au lieu qu’en s’abandonnant nuement et avec joie sans se regarder, l’âme irait toujours et jouirait toujours, quoiqu’elle n’eût rien. Ressouvenez-vous bien de ce que je vous ai dit tant de fois, que vous n’aviez qu’à mourir ; et que l’affaire de Dieu était de soigner à vous [sic] et qu’assurément Il y soignait, quoique vous n’en eussiez aucune connaissance. Ainsi, ne vous embarrassez pas de ne rien voir, ni de ne rien avoir et de n’être assuré de rien ; il vous doit suffire que Dieu le sache et que vous sachiez seulement ce que Dieu veut pour mourir à vous.

4. Le jardinier cultivant sa terre laisse au soleil de faire croître toutes choses. Tâchez donc dans cette nudité de vous récréer et de vous contenter d’être au gré de Dieu, quoique vous ne soyez pas au vôtre ; autrement un fond de mélancolie vous surprendrait, ce qui serait fâcheux et vous arrêterait. Enfin, ne voyez point où vous mettez vos pas, et allez toujours ; ne vous apercevez pas du lieu de votre repos et vous reposez toujours ; et il vous suffit que Dieu vous fasse certifier pour avoir sûrement l’un et l’autre. Il est d’importance pour votre intérieur de vous élever au-dessus de votre crucifiement pour jouir de Dieu en [57] nudité et en amour nu, vous abandonnant et vous laissant en paix et confiance.

3.21 Se complaire en Dieu

L. XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu.

Je viens de recevoir la vôtre. Je vous prie de ne vous embarrasser jamais de ce que vous ne voyez pas ; il suffit que vous alliez par où l’on vous dit ; et de cette manière la lumière ne vous manquera jamais. Si vous alliez au-dessus de tout sans rien prétendre que de contenter Dieu, vous ne remarqueriez pas autant vos pertes, vos dénuements et tout le reste qui insensiblement vous donne quelque ennui.

Faites bonnement ce que Dieu veut que vous fassiez de jour à jour et vous trouverez que vous aurez toujours tout ce qu’il vous faut. Quoique vos sens trouvent peu d’appui pour se repaître, laissez-les comme des enfants qui ne savent ce qu’il leur faut et allez au-dessus de tout, et vous trouverez de cette manière sûrement le Tout. Mais cherchant toujours quelque chose, vous ne trouverez rien, et votre cœur et vos mains seront toujours vides. Tout au contraire, le cœur passant au-dessus de tout pour se contenter de l’ordre divin, il est toujours plein, car il est en repos, et les mains sont toujours agissantes dans l’emploi où Dieu nous appelle. Étant tel, le cœur est toujours content quoique souvent en croix, car l’on rectifie leurs piqûres seulement par la joie que l’on a de se remettre et de se soutenir [58] en ce divin ordre selon le plaisir divin. Mais le malheur est que l’on se plaît plutôt en ce qui nous plaît qu’en ce qui plaît à Dieu. Agréons davantage à Dieu sans nous plaire ni en nous-mêmes ni à nous-mêmes, et nous serons incessamment dans la joie.

3. Il est vrai et je le confesse, que cela aide le solide, mais très difficile à cause de l’amour infini que nous avons pour nous complaire : que si nous pouvions être assez généreux pour ne vouloir jamais nous plaire, nous verrions infiniment à l’amour infini, et nous serions par conséquent infiniment agréable non seulement à Dieu, mais encore aux créatures pour Dieu. Prenez donc courage pour travailler peu à peu sur ce plan ; ôtez chaque jour quelques morceaux de cette dissimilitude qui vous donnent tant de peine, non pas tant en faisant quand vous ajustant à ce que Dieu veut de vous. [58]

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge.

L. XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles.

1. Je reçois toujours de la consolation en apprenant de vos chères nouvelles ; et c’est avec joie que je réponds à vos difficultés. Je le ferai avec ordre, afin que cela vous soit plus utile ; et que comme l’expérience de ce que nous devons faire dans toutes les actions les plus ordinaires, est très lumineuse à une âme [59] ainsi vous y conduisant de la bonne manière, la lumière soit continuelle.

2. Car il faut observer que cette divine lumière ne vient pas en nos âmes si abondamment par les rencontres fort extraordinaires quoique très particulièrement de Dieu ; mais bien plus par tout ce que nous avons à faire et à souffrir dans le commun de notre état et de notre condition : et qui fait avec lumière et avec expérience divines se ménager et ménager aussi le don de Dieu en ces rencontres, est en état de jouir d’une lumière perpétuelle, quoique souvent sans lumière selon que les sens nous rapportent. Cependant par ce procédé il naît dans le profond de nous-mêmes une lumière qui non seulement donne le beau jour de l’éternité, mais encore y arrange admirablement bien et avec grande raison et conduite tout ce que nous devons faire, non seulement pour nous faire être bien selon l’ordre de Dieu ; mais encore pour nous bien arranger et pour nous bien ajuster pour les autres et pour nos emplois. C’est pourquoi il est de très grande conséquence de se connaître par expérience, et aussi de savoir expérimentalement comment on doit agir dans toutes les rencontres.

3. Pour répondre donc actuellement au premier article de votre lettre, je vous dirai qu’il ne faut pas vous étonner des peines qui naissent en votre esprit de l’embarras que vous prévoyez dans certaines affaires. Cela vous est naturel ; et il faut tâcher d’adoucir peu à peu cette inclination naturelle en la familiarisant et en l’ajustant aux affaires selon l’ordre de Dieu sur vous. [60]

Où il faut remarquer qu’il est de grande conséquence de se savoir bien connaître, afin de pouvoir se ménager et gagner doucement ses inclinations naturelles, en les ajustant et en les rectifiant selon l’ordre de Dieu, qui nous est marqué par nos emplois. Et ainsi quand vous vous trouvez embarrassé des affaires temporelles pour y donner ordre, tâchez de faire comme vous avez fait, et de ne pas écouter votre peine, ni votre trouble, passant fidèlement outre pour faire régner avec courage l’ordre divin à vos dépens ; et vous verrez toujours qu’encore que vous ayez eu de la peine, et même, si vous voulez, quelque petit trouble, ce procédé et cette victoire de vous-même sera toujours suivie [seront toujours suivis] de lumière et de paix en vous marquant l’ordre de Dieu.

4. Ce que vous me dites que vous avez fait en négligeant la petite joie naturelle que vous avez reçue étant déchargé de ces embarras, a été très bien : car votre esprit, comme je vous viens de dire, et tout vous-même ayant une antipathie naturelle pour les affaires et les embarras, l’esprit s’en voyant libre, insensiblement se sent au large et à l’aise ; et ainsi il vit naturellement. Il est bon pour lors du moins de n’accepter pas naturellement cette joie, mais seulement de la recevoir de la main de Dieu, qui nous met davantage en solitude par cette expédition ou décharge : mais si l’âme a inclination de passer outre en faisant le sacrifice de cette joie pour faire régner nuement l’ordre de Dieu, il est très bon ; mais il faut se laisser aller doucement et suavement à l’inclination de l’Esprit de Dieu pour en faire le choix.

5. Quand Dieu vous met dans le calme tel [61] que vous me l’exprimez, demeurez-y en abandon comme un enfant entre les bras de sa mère ; mais toujours en attente amoureuse des changements que la divine providence y voudra mettre, sans cependant changer, à cause de l’abandon du véritable fond de votre volonté : et en cette disposition recevez, comme vous avez fait, tous les changements qui vous arriveront, remarquant bien ce que je vous viens de dire de votre naturel qui reçoit facilement les grandes impressions de peines et de crainte, afin que vous vous possédiez davantage, étant suffisant en ces rencontres de troubles et d’inquiétudes qui vous arrivent en votre repos, de vous posséder seulement en vous laissant en abandon.

6. Où il faut remarquer qu’il faut bien se donner de garde de juger mal des choses et de les prendre autrement qu’elles ne sont dans l’ordre divin : autrement on se donnerait infiniment de la peine pour penser, s’arranger et s’ajuster, et ainsi pour accommoder ce que l’on aurait à faire à telle vue et à telle connaissance ; et comme elle [vue et connaissance] ne serait pas d’ordre de Dieu, l’on n’en pourrait jamais venir à bout. Il est donc certain qu’il est d’ordre de Dieu, étant de votre condition ; que vous tâchiez de faire avec perfection tout ce qu’il y a à faire, jusqu’aux bagatelles ; et qu’ainsi les retours et les soins que vous avez pris pour remarquer si tout était bien et comme il fallait, n’étaient pas hors de l’ordre de Dieu. Et quoique la nature s’y puisse trouver, et s’y trouve en plusieurs choses, il n’y a qu’à ne la pas suivre, mais seulement l’ordre de Dieu qui y est : et ainsi tels retours ne seront point une souillure, mais une rectitude, qu’il faut souffrir [62] à cause de la peine que telles choses donnent à l’esprit, sans vouloir s’en défaire en les retranchant ; et ayant fait ce que l’on a pu, il faut tâcher de porter la peine et la pointe de l’humiliation qui nous peut [peuvent] arriver par les rencontres comme vous avez fait, ce qui a été fort bien exécuté.

7. Il est vrai que l’emportement des mondains pour la bagatelle est infiniment plein de lumière aux âmes qui sont assez heureuses de tendre vraiment à Dieu de leur mieux. Ne voyez-vous pas ces pauvres gens courir toujours éperdument après un moucheron ? Car en vérité tous leurs plaisirs, tous leurs spectacles, et tout ce qui fait l’emploi de leur vie n’est rien de plus solide, ni de plus de conséquences ; ce qui consume malheureusement leurs années. Mais ce rien qui est la perte de tant de gens, est la lumière très grande des âmes qui ont les yeux assez ouverts pour jouir de la lumière de Dieu qui leur découvre cette bagatelle, et qui leur fait voir au même temps le bonheur, dont ils sont capables en faisant usage du don de Dieu, qui leur fait voir bien d’autres choses, leur donnant le moyen de trouver Dieu dès cette vie, et de le pouvoir rencontrer en toutes choses, mêmes dans ces bagatelles qui sont la perte et la ruine des autres.

8. C’est pourquoi au nom de Dieu tenez votre âme en repos en tous ces spectacles, souffrant en abandon tous les effets pénibles qu’ils vous causeront ; et vous trouverez qu’ils vous seront vie par l’ordre de Dieu, et source de grâce pour vous arranger en son ordre, y trouvant un million de petites rencon [63] tres qui par leurs croix pénibles iront incessamment vous ajustant à tout ce que Dieu veut de vous : et dans la suite vous trouverez que ce qui vous a paru vous éloigner, vous approche insensiblement et imperceptiblement autant que votre âme a été fidèle à suivre avec courage Dieu dans les sentiers inconnus où il vous a fait courir, et vous êtes assuré que bien que par l’ordre de Dieu vous soyez occupé en toutes ces choses, Dieu cependant vous y occupera, et empêchera que vous n’y preniez plaisir, mais plutôt il fera que par un secret de sa divine bonté vous l’y trouverez, sans pouvoir savoir le moyen comment cela est. Il suffit seulement que le fond de votre volonté se pointe de fois à autres vers le secret de Dieu en votre âme, laissant suavement vos sens s’occuper de ce qu’ils doivent selon votre état, afin que vous ne paraissiez ni trop recueilli, ni trop éloigné de remarquer ce que vous devez voir en telles rencontres ; étant là non seulement par l’ordre de Dieu, mais étant obligé d’en prendre soin.

9. Pour ce que vous me dites de l’ordre du [et non : de] N. pour de nouveaux embarras, laissez-vous-en la main de Dieu pour tout ce qu’il voudra ; et vous trouverez que toutes les vues qui peuvent être fort véritables, touchant les croix qui vous sont préparées, vous seront utiles. Il n’importe comme nous soyons [sic], ni ce qu’on nous fait, et même ce que nous faisons ; pourvu que nous demeurions entre les bras de notre tout aimable Père, qui fait et qui peut arranger toutes choses selon son bon plaisir. Il faut recevoir également tout ce que la divine providence ordonnera : et si elle permet que [64] vous ne soyez pas approuvé, souffrez-le humblement et laissez entièrement tout votre soulagement entre les mains de Dieu.

10. Quand vous êtes beaucoup dans les embarras en vos emplois, et que vous vous sentez même distrait, ne vous ramassez pas avec force et violence, mais tout doucement. Il n’est pas le temps présentement que vous preniez beaucoup de vérités pour le faire. La simple présence de Dieu en repos et en inclination amoureuse vous sera souvent plus utile que toute autre chose ; souvent aussi une simple pensée ou vérité qui touchera amoureusement votre âme, vous suffira : et ainsi le tout est d’observer suavement et sans effort l’inclination de Dieu à vous secourir par le moyen qu’il vous présentera, sans que vous le fassiez en vous multipliant trop.

11. Je suis bien aise que vous connaissiez votre naturel qui s’arrêterait à la bagatelle et à un certain arrangement trop actif et trop exact. Dieu veut que vous ayez soin des moindres choses, mais avec une manière libre et abandonnée qui vous tienne en repos et en calme non seulement dans tout ce que vous avez à faire et à souffrir, mais encore à l’égard de vous-même. Car souvent un petit défaut que vous avez commis, brouillera votre arrangement intérieur ; ou quelque chose qui concernera votre maison et vos affaires, vous brouillera et vous incommodera beaucoup. Il est certain que cette disposition vient du fond de votre naturel ; et ainsi il faut être fort fidèle à ne vous pas embarrasser de telles choses, les faisant avec liberté et en portant aussi avec abandon les petites croix et les suites : ce qui [65] fera que votre âme se soutiendra bien mieux dans les accidents quels qu’ils soient.

12. Ne vous étonnez pas si au milieu de votre Oraison et du temps plus recueilli, votre imagination se promène et travaille sur tout ce que vous avez à faire. C’est une croix qu’il faut porter avec patience et humilité, et ne pas laisser de faire ce que l’âme doit en Oraison ; car nonobstant cette disposition elle trouvera qu’en négligeant cette imagination (car il est difficile d’y remédier) le pur de votre âme ne laissera pas de pouvoir s’occuper en l’Oraison, non pas si tranquillement selon les sens qu’on le voudrait, mais avec fruit par le fond de la volonté, étant fidèle à se soutenir en l’Oraison.

13. Prenez au nom de Dieu courage ; et j’espère que sa bonté vous fera trouver la paix et la joie en lui par toutes ces vicissitudes d’expériences, qui sont une allée perpétuelle vers sa divine Majesté autant que votre âme sera fidèle à outrepasser tout, en vous servant de toutes choses, pour vraiment trouver celui qui se fait chercher si amoureusement et se laisse trouver si avantageusement. Je suis à vous de tout mon cœur. 1677. [66]

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras.

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts.

1. Afin de vous répondre dans le même ordre que vous m’écrivez, je vous dirai que vous faites très bien d’être très exact à votre Oraison du matin : elle sera toujours le soutien et la nourriture de votre âme, étant proprement le temps où l’âme puise la lumière et l’amour qui anime [animent] tout le reste du jour. C’est pourquoi ne vous arrêtez pas beaucoup à vous mettre en peine de remarquer si elle est lumineuse ou non : il suffit que vous y soyez exact, et que vous y demeuriez selon le bon plaisir de Dieu, pour qu’elle vous soit une vraie source de grâce.

2. Soyez autant fidèle que vous le pourrez aussi à votre Oraison d’après-midi, vous ajustant à l’ordre de Dieu, qui vous désire en cet embarras par la raison de votre charge ; et assurez-vous que les distractions, les divagations, et tout le reste qui vous y trouble, au lieu de vous faire du tort, font la pureté de votre Oraison. Pour lors votre âme tendant au repos, ou le désirant, et par là, ne pouvant en ces divers embarras d’esprit, avoir facilement d’occupation fixe en votre Oraison, la simple présence en ressouvenir de foi en fera l’occupation en ce même repos ; et cela, comme je vous dis, avec autant de fruit, que les distractions [67] et divagations vous causeront de peine et que votre fidélité sera victorieuse pour outrepasser tout sans effort, afin de trouver votre repos en simple présence ou simple vérité.

Remarquez ceci et chaque parole, comme chose qui vous est de grande importance, non seulement pour faire usage de votre état, mais encore pour en tirer le fruit d’Oraison et d’occupation intérieure que vous y pouvez trouver avec abondance de grâce.

3. Et remarquez bien encore qu’il est d’ordre de Dieu sur vous de ménager avec grande discrétion et humble suavité toutes les petites rencontres qui vous occupent, ou qui vous distraient durant ce temps, sans en faire usage avec chagrin, ni vous brouiller par un million de remises449, causées par les discours que l’on vous fait ou autres divertissements que l’on vous procure ; n’y ayant autre chose à faire, sinon de revenir doucement après ces distractions.

C’est pourquoi étant en compagnie, soit à cheval, ou en carrosse à la suite du Roi, vous n’avez qu’à faire doucement votre Oraison, et vous laisser aller comme la providence vous conduira. Tantôt une personne vous distraira et vous parlera d’une affaire, et cette affaire remplira votre imagination, tantôt une autre en fera de même450 ; et ainsi d’un million d’occurrences, par lesquelles il faut traverser en faisant votre Oraison, et tendre ainsi doucement à votre repos intérieur.

Votre présence de Dieu simple et sans beaucoup d’effort est très bonne : et ne croyez pas que pour en être souvent distrait, elle soit moindre ; au contraire cela y sert, en réveillant [68] la fidélité à y revenir après la distraction, et même la purifie par la peine qu’elle cause.

4. J’ai bien de la joie que vous soyez au milieu des divertissements de votre état, comme vous me le marquez : au lieu de vous salir, ils vous purifieront, étant ordre de Dieu sur vous. Et ne vous étonnez pas, si souvent vous n’y avez pas la présence de Dieu bien sensible : il vous suffit pour l’ordinaire que la pointe de votre volonté soit tournée vers Dieu, et c’est une présence efficace. Vous ne devez point avoir de peine d’être obligé d’assister en ces rencontres ; mais au contraire le repos en abandon tout nu, vous y sera fécond.

5. Vous devez remarquer que quand vous faites Oraison le matin, et qu’ainsi vous êtes dans un plus grand repos, vous devez avoir plus d’application à vos vérités simples, ne vous laissant pas trop tomber dans la nudité, sinon après plusieurs petits retours en votre même vérité ; et pour lors il n’y a point de danger de vous y laisser doucement et humblement. Mais quand vous faites Oraison l’après-midi dans l’embarras, laissez votre âme tendre à la nudité intérieure ; autrement vous n’y pourriez pas faire Oraison.

6. Il est vrai que votre état étant si dissipant, il cause insensiblement l’abattement par les lassitudes continuelles, et par le grand suspens d’esprit que telles affaires extérieures causent. De plus cet état est encore l’origine de quantité de défauts dont vous ne vous sauverez que par la longue et continuelle mort à vous-même. Tout cela cause assurément de l’abattement [69] pour l’ordinaire, à moins que de se soutenir et se relever incessamment.

Mais quand vous vous surprenez dans cet abattement, soit de corps ou en vue de vos défauts, tâchez de vous relever aussitôt. Car il est certain que les défauts bien ménagés, c’est-à-dire qui nous humilient, sans nous faire perdre notre repos, au lieu de nuire, servent beaucoup : et quand on se laisse abattre pour peu que ce soit, l’on se nuit extrêmement en retombant en soi-même ; et ainsi l’on s’expose à diverses tentations qui resserrent le cœur, au lieu de le dilater. Il en arrive autant de l’abattement du corps que de l’esprit : c’est pourquoi il est de grande conséquence de se traiter soi-même charitablement, et de se soulager lorsqu’on se voit dans cet état ; autrement on se cause des inquiétudes qui ne sont bonnes à rien, quelque bonne intention qu’on ait.

7. C’est un très bon signe de voir plus clairement et de sentir même davantage ses défauts en l’état où vous êtes : n’en ayez pas de scrupule ; mais au contraire il faut que cette lumière vous anime, afin que vous soyez plus fidèle, et que vous approchiez encore avec plus d’amour, s’il se peut, du très saint Sacrement. Car comme cette vue plus grande de vos défauts, vient d’une lumière plus pure qui vous découvre davantage ce que vous êtes ; elle vous doit animer aussi de plus en plus de vous approcher de la pureté même qui vous peut purifier, et cela en Oraison et en la fréquente Communion. Ainsi au lieu que le sentiment plus grand de vos misères vous éloigne de Dieu, il vous en doit approcher par la nécessité que vous avez de lui : et Dieu aime extrêmement ce procédé [70] étant humble et véritable ; humble parce qu’il fait rabaisser l’âme et [accroître] l’humilité ; et véritable, mettant la créature dans la dépendance de Dieu et en son rien. C’est pourquoi je vous prie, ne vous éloignez jamais des Sacrements par la vue de vos défauts, mais plutôt faites exactement ce dont je vous prie.

8. Mettez toujours pour capital de votre conduite, le repos intérieur, du moins de volonté, étant embarrassé dans votre emploi ; et vous verrez que ce repos, non seulement purifiera toujours vos défauts, mais encore vous fera trouver un million de secours aux besoins présents. Et pour vous faciliter ce divin repos, tâchez de vous renouveler souvent en la présence de Dieu, spécialement dans le temps où vous vous voyez plus exposé aux distractions ; et par là votre âme se soutiendra mieux en son état.

9. Vous faites fort bien de continuer le plus que vous pourrez, vos sujets d’Oraison, et même de les simplifier autant qu’il vous sera possible : car comme vous n’y devez chercher que la nourriture, vous y appliquant humblement en foi et en simplicité, cela suffira.

Les sujets plus pleins de confiance et d’amour, vous seront plus utiles et fructueux que tous les autres. Ne vous embarrassez pas d’une suite de sujets ; mais cherchez-y plutôt l’onction et l’inclination de votre âme. C’est pourquoi prenez-les, comme vous verrez qu’ils vous serviront davantage ; et pourvu que vous les envisagiez doucement en foi, réveillant de fois à autre vos puissances par cet envisagement, il suffit, sans tant raisonner par effort. Car ce simple et humble envisagement excitera [71] et réveillera assez l’amour de la volonté, par où l’âme se nourrit.

10. Nourrissez autant que vous pourrez cette douce confiance en Dieu : c’est par ce moyen que Dieu élèvera votre âme, et la nourrira sur son sein, comme un enfant très cher ; et c’est là aussi et par ce moyen que vous remédierez à un million de défauts, et où vous trouverez un secours très prompt dans toutes vos nécessités.

3.24 Réponses à des questions :

L. XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur.

I.

D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ?

Réponse

Plus la lumière croît dans l’âme ; plus voit-elle ses défauts.

1. Pour répondre à vos doutes, je vous dirai premièrement, que la raison pourquoi vous ressentez davantage vos défauts, et que même il vous paraît que vous y tombez plus que du passé ; c’est que la lumière divine est [72] plus grande, et ainsi vous découvre davantage vos défauts.

Car il est certain, que dès que cette divine lumière s’augmente beaucoup, l’objet premier qu’elle manifeste et découvre sont nos défauts et ce qu’il y a de contraire à Dieu et à Son divin ordre en nous, et à mesure que cette divine lumière augmente, ces vues aussi le font et deviennent plus manifestes, de manière que, croissant beaucoup par la dilatation et par la pureté plus grande et plus étendue de cette divine lumière, il paraît à l’âme qu’elle fait plus de fautes qu’elle ne faisait autrefois, quoique dans la vérité cela ne soit pas. Quand la lumière divine, et par conséquent Dieu, est éloignée de nous, nous le sommes aussi beaucoup au fait de nous connaître, sinon en nous estimant et en nous préférant à toutes choses, à cause de l’infini fond d’orgueil, de suffisance et d’amour-propre qui est en nous. Et c’est pourquoi en cet état d’éloignement de la lumière divine, on voit très peu ses défauts et l’on se sent très peu fautif.

2. Mais quand cette lumière divine en s’approchant devient plus pure, plus étendue et plus générale, et par conséquent plus vérité divine, aussi fait-elle voir plus véritablement ce que la créature est et fait juger plus justement et contre les intérêts de la créature ce qu’elle est en vérité. C’est pourquoi cela vient en tel état en beaucoup d’âmes très éclairées de cette divine et générale lumière de vérité, qu’en se connaissant telles qu’elles sont, elles se voient et se sentent si misérables que, si Dieu ne Se donnait à elles également à cette connaissance, elles ne pourraient [73] pas se supporter, tant elles voient et sentent la moindre faute qu’elles commettent. Et comme elles ne peuvent être sans un million de fautes, il est certain qu’elles sont toujours comme abîmées dans cette connaissance de leur néant, allant toujours de plus en plus s’y approfondissant par la pointe de cette divine lumière, ce qui vraiment les oblige d’être perpétuellement dans une dépendance de Dieu admirable, afin d’être soutenues dans ce néant infini où la main de Dieu les met ; et là elles voient peu à peu naître un désir du fond de leur cœur pour détruire ces défauts, mais avec dépendance et subordination à leur premier principe, qui les soutient dans leur néant.

II.

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes.

Réponse

Différence des défauts des commençants d’avec ceux des âmes plus avancées.

[74] 1. La différence des défauts et des péchés des âmes qui commencent, et de celles où la lumière divine est bien avancée, et qui leur découvre, comme je viens de dire, tant de misère et de défauts actuels, est très grande. Et pour concevoir cette différence, il faut savoir que la lumière divine et de vérité s’emparant d’une âme, commence toujours par le fonds de la volonté, de manière qu’elle la détourne de tout péché volontaire, et que plus cette divine lumière augmente, plus elle prend possession de la volonté : de sorte que quoiqu’elle manifeste et fasse davantage découvrir les défauts tels qu’ils sont dans l’âme, et que même ils paraissent à telle âme, comme tels défauts sont si grands et si propres d’elle, qu’il lui semble qu’ils lui sont plus volontaires qu’autrefois, cependant cela n’est pas vrai ; d’autant que la lumière divine ayant pris beaucoup possession de la volonté, elle la retire aussi de beaucoup de tels défauts. Mais il n’est pas possible que l’âme puisse découvrir ce secret jusqu’à ce qu’à l’aide de cette divine lumière, elle ait beaucoup travaillé à la destruction de tels défauts ; et pour lors elle voit et découvre fort bien que quoiqu’elle ne se voit de plus en plus misérable à cause de la clarté plus grande de cette lumière, cependant dans la vérité ils sont plus éloignés du fond de sa volonté. Et ce que l’âme doit faire un long temps, pour avoir ce discernement, est de croire une personne expérimentée en cette divine lumière, laquelle juge du peu ou du beaucoup de volonté en tels défauts ; et cela jusqu’à ce que telle divine lumière soit si avancée et si pure, et que l’âme par fidélité à la suivre en mourant à soi [75] combattant tels défauts, ait acquis cette élévation et autorité de volonté au-dessus d’elle-même, qu’elle puisse discerner par elle, que bien qu’elle se voit à la vérité infiniment enfoncée dans la corruption et dans le néant, cependant sa volonté en est extrêmement éloignée, et qu’ainsi elle regarde ce néant et cette corruption au-dessous d’elle ; mais avec un esprit non de suffisance, mais d’humiliation, se voyant si pleine de corruption.

Au contraire comme les commençants, et même les âmes n’ont pas encore cette divine lumière en degré suffisant pour découvrir leurs défauts en vérité, ont toute leur volonté dans ces mêmes défauts, aussi sont-ils tout d’une autre nature, étant bien plus volontaires ; et par conséquent ces âmes coupables de tels défauts, ne le voyant pas tant, ni les sentent pas avec tant de peines ; mais elles les commettent plus volontairement.

2. On peut encore ajouter à cette raison essentielle qu’il est très certain que comme les âmes éclairées de la lumière divine voient et jouissent de Dieu proportionnément à la vue et au sentiment de leur néant et de leur petitesse ; aussi sentent-elles davantage le moindre défaut : de manière qu’un atome leur paraît devant Dieu et devant sa divine Majesté un monstre infini ; ce qui les pénètre également selon leur lumière.

Mais les âmes qui n’ont pas encore cette divine lumière, comme elles ont peu de connaissance de la grandeur et de la Majesté de Dieu ; aussi sentent-elles et découvrent-elles peu la multitude et la grandeur de leur faute. Ainsi il ne faut pas s’étonner si telles âmes [76] ne se croient pas si fautives, et même ne le paraissent pas tant à leurs yeux que les autres.

Je dis à leurs yeux, d’autant qu’aux yeux des autres qui ont la lumière divine, cela paraît beaucoup ; car il leur est facile de faire le discernement de la nature des défauts des commençants et des autres qui sont en lumière divine.

3. Et sur ceci il est à remarquer comme chose de conséquence, que quand les âmes ne sont pas beaucoup en lumière divine, ne voyant pas et ne sentent pas la pointe de leurs défauts, elles jugent facilement qu’elles n’en ont pas ou bien peu : non pas qu’elles n’en aient pas ; mais bien parce qu’elles ne les voient pas bien ; et cela même doit faire juger de leur peu de lumière par les raisons que je viens de dire. Car assurément une âme en lumière, se voyant, se juge toujours infiniment fautive ; mais cela avec beaucoup de confiance : car comme ces vues approchent plus de Dieu, quoiqu’elle paraisse s’en éloigner, aussi imprime-t-elle plus, bien que secrètement et à leur insu en ces âmes dans lesquels elles sont, une véritable confiance en Dieu, dont elles approchent d’autant plus qu’elles sont plus anéanties et plus apetissées par la vue et par le véritable sentiment de leur misère.

4. Et ceci pourrait encore donner une différence des défauts des commençants et des autres. Mais pour ne pas être trop long, je ne dirai que ce mot, savoir que quoique ceux qui sont en lumière divine voient et sentent plus leur misère et leur pauvreté que les commençants, cependant comme cette lumière [77] dans laquelle ils se voient est un écoulement de Dieu ; ainsi sentent-ils au milieu de leur pauvreté un certain soutien de Dieu, une certaine confiance qui les appuie, et qui les soutient invisiblement : non pas pour les empêcher de tomber dans leur néant ; mais bien seulement pour les encourager de plus en plus, afin de s’y laisser couler, et de s’y laisser perdre avec plus grande joie et inclination pour ce même néant, qui rend un souverain hommage à Dieu.

Au contraire les défauts des autres les entortillent toujours et les embarrassent dans le labyrinthe d’elles-mêmes, où elles ne voient et ne sentent que faiblesse et inclination à tomber de défaut en défaut. Ceci se pourrait étendre beaucoup ; mais je le laisse.

III.

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ?

Réponse

Diversité de purification.

1. Cela vient de l’ordre divin, qui veut vous purifier par ces choses : et comme votre esprit naturellement n’est pas si passionné comme d’autres, aussi vous donne-t-il et vous donnera-t-il un exercice qui sera conforme à la qualité de cet esprit naturel : les autres au [78] contraire qui sont passionnées et entortillées en elles-mêmes, pour l’ordinaire n’ont pas tant d’exercices extérieurs en ayant assez chez elles. Car comme Dieu est une Sagesse infinie, il règle de toute chose avec poids et mesure, et ne nous surcharge jamais ; et l’adresse de l’âme en connaissant la conduite de Dieu sur elle, est de s’y ajuster, sans s’amuser à la conduite des autres. Et ainsi toutes choses demeurant bien réglées, chacun demeurera en son exercice, portant sa croix selon que la Sagesse divine nous l’a ajusté et approprié ; et à mesure qu’on porte généreusement cette croix, on trouve et on expérimente que non seulement elle est bâtie par une main très sage, mais encore très sagement ajustée à notre portée et à tout ce qu’il nous faut.

Lettre à l’auteur.

État d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse.

1. « Je ne sais comment m’y prendre pour vous rendre compte de ce qui me regarde : car sans les espérances que vous m’avez données et sans la confiance que j’ai aux mérites de notre Seigneur, je ne verrais aucun lieu d’attendre rien de bon à cause de mes infidélités continuelles.

2. “Je vous ai instruit des diverses dispositions où je me suis trouvé jusqu’au départ de N. ; et cela été compris à ce qu’il me semble dans la lettre que je vous ai fait voir. Depuis ce temps j’ai éprouvé des changements très fréquents ; tantôt la grâce plus sensible me donnant la force de résister à des mouvements naturels, et tantôt aussi les mouvements naturels reprenant tout à fait le dessus. Vers le 22 juillet j’ai été environ huit ou dix jours dans la plus grande facilité du monde de posséder mon âme en paix et même (ce qui ne m’était pas encore arrivé) dans les actions les plus turbulentes et où le corps peinait et l’esprit était agité : lorsque je m’apercevais que ma paix se troublait, je tâchais de tourner la pointe de ma volonté vers Dieu par un désir de repos, ce qui apaisait petit à petit tout le trouble et me rétablissait dans le repos sensible que j’avais goûté et qui avait été interrompu. Je n’imaginais qu’au moins serai-je toujours le maître de désirer ce repos quand je serai dans le trouble : mais des infidélités nouvelles et mon trop peu d’envie de contrarier la nature et de résister à mon naturel, me rejetèrent bientôt dans mon ancien état ; et j’éprouvais alors dans de petites occasions mon horreur pour l’abjection et mon fond ordinaire d’opposition pour être conforme aux inclinations de Jésus-Christ.

3. ‘Vers le 12 d’août j’ai été environ huit jours dans un calme très grand ; et alors ce même calme était la force qui me donnait la possession de mon âme, et le pouvoir de contredire jusqu’aux plus petits de mes mouvements naturels, qu’il me semble que je découvrais clairement. Il me paraît que durant ce temps je fus toujours en haleine pour veiller à tout ce qui pouvait être agréable à Dieu : mais depuis j’ai tant éprouvé de misères que je croirai toutes perdues. J’ai commis une infinité de fautes, et beaucoup avec connaissance et volontairement. Je me suis laissé entraîner à tous mes mouvements naturels ; et il semblait que je remis à un autre temps de les combattre et de faire effort pour me corriger : tant j’apercevais de faiblesses et peu de moyens de le faire alors. Le tracas et l’embarras m’ayant jeté dans l’agitation, il me semble que cet état de trouble était la source de tous mes maux, comme celui de repos de tous mes biens ; et que je voyais aussi que le secours de Dieu plus présent était ma richesse, comme d’être un peu moins aidé de lui, me réduisaient dans cette extrême pauvreté. Si j’avais examiné les choses à la rigueur, je me serais cru perdu sans ressource à cause de ces fautes volontaires, qui ce me semble, n’étaient pas de malice, mais de fragilité et défaut de vertu. Tout ce que j’ai tâché de faire a été de mettre ma confiance, malgré tout cela, en l’extrême et infinie miséricorde de Dieu et aux mérites du sang de Jésus-Christ ; connaissant, sans en pouvoir douter, qu’il n’y avait en moi nulle ressource sur quoi je puisse compter, et n’apercevant la moindre apparence de vertu qu’au temps que dans les occasions j’en reçois de Dieu par une espèce d’écoulement : lequel étant suspendu, il ne me reste que misère et corruption, non seulement en fond, mais en actes selon les diverses rencontres qui se présentent et auxquelles je succombe d’abord.

4. “Je pris hier pour sujet d’oraison ces paroles451 : « Comme nous voyons qu’un Père à pitié de ses enfants, de même le Seigneur a compassion de nous parce qu’il connaît notre pauvreté et indigence ». Je ne m’arrêtais qu’aux premières : ce qui me donnait de la confiance et me calmait dans le temps de mes plus grandes misères. Je ne laissais pas de tirer beaucoup de nourriture de l’oraison. Et même pendant que j’y étais tous mes mouvements corrompus étaient suspendus, et je me trouvais dans le calme ; quoi que je sentisse en même temps que le mouvement était prêt à s’échapper de nouveau, aussitôt que ce secours serait moins actuel. Ce qui arrivait ainsi après l’oraison, l’agitation se succédant au calme : ce qui me faisait toucher au doigt et à l’œil combien le secours continuel de Dieu m’est nécessaire.

5. ‘Il me semble que je ne vois que croix en la vie, et qu’elle est extrêmement ennuyeuse. Je suis très convaincu que les gens qui s’éloignent de Dieu en ont infiniment : aussi ne me persuaderai-je pas que ce serait l’abondance des richesses et des honneurs qui pourraient me rendre heureux ; puisqu’au contraire c’est le peu que j’en ai, qui en multipliant mes soins, multiplie les croix. Car à présent ce qui m’est croix, et surtout les choses qui me multipliaient les occasions où étant obligé d’agir par mon état, je vois que par ma misère je me trouble et ne fais rien qui vaille. Cependant je ne balance pas à croire que Dieu demande de moi la fidélité à m’y appliquer ; et lorsque j’envisage avec plaisir une vie plus tranquille, je vois bien que ce n’est qu’une recherche de ma nature qui fuit la mort et ce qui l’incommode. Souvent je suis dans le dégoût de tous côtés, accablé de misères de celui de Dieu, et ne voyant rien de celui du monde que je puisse désirer. Dans ces états tout m’ennuie et sans l’espérance d’une autre vie celle-ci me paraîtrait un terrible exil. Voilà à peu près une partie de mes dispositions. J’avoue que si je m’y laissais aller, je serais bien jaloux du nouveau venu qui est si fidèle et va si bien pendant que je ne fais rien qui vaille. Mais en même temps je sais que ce n’est pas la faute de Dieu, et que c’est seulement la mienne. J’aurais bien de la joie de vous revoir et de recevoir de vous les secours qui me sont si nécessaires.

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison.

Réponse à la Lettre précédente. :

L. XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ.

Je vous assure que je reçois une grande consolation en recevant de vos chères nouvelles.

1. Vous savez que je vous ai dit quantité de fois, que vos pauvretés et vos défauts ne vous doivent jamais étonner, pourvu que vous [83] expériment [i] ez un certain penchant et désir pour tendre à Dieu au milieu et au travers de toutes vos misères ; car insensiblement elles humilient et fortifient votre âme par la patience vigoureuse à les supporter et les outrepasser, en vous en défaisant de votre mieux. Ce procédé est beaucoup efficace pour faire régner la foi dans votre cœur, laquelle en son temps portera ses fruits ; où vous aurez de la consolation de voir en pratique ce que je vous dis et à nos chers amis, et combien il est bon de mourir par quelque moyen que la providence nous puisse choisir.

2. Ce que vous me dites en cet article est très bien ; et ces vicissitudes sont de l’ordre de Dieu. Il n’y a qu’à se laisser aller doucement et humblement, au gré de la providence qui va instruisant l’âme expérimentalement. C’est pourquoi quand vous vous possédez en force et en facilité pour jouir du repos, ou quand vous l’avez égaré, pour le retrouver par le désir du repos, pour lors aidez-vous-en : et quand au contraire vous retombez en vous-même, et qu’ainsi vous êtes embourbé en votre misère, ne vous étonnez pas. Souffrez-vous et tâchez non d’expérimenter le repos, ni même la volonté du repos : c’est assez que vous le vouliez sans que vous vous arrêtiez à vouloir le sentir. Et pour lors, arrêtez-vous, c’est-à-dire, possédez-vous en humiliation, allant et venant tantôt d’une sorte tantôt d’une autre. Toutes ces vicissitudes sont utiles et efficaces pour mourir vraiment à son procédé, et ainsi pour apprendre à s’ajuster à celui de Dieu qui est caché dans toutes ces diverses allées et venues. Tout ce que vous me dites en cet article est très bien, et vous n’avez qu’à continuer de cet [84] te manière, comprenant bien ce que vous expérimentez de votre corruption, et que dès que nous y sommes nous n’avons que des inclinations pour l’honneur et pour toutes les choses contraires à Jésus-Christ ; et qu’au contraire y mourant, les inclinations de Jésus-Christ naissent en nous, comme de la pourriture de la semence naît [naissent] l’herbe et le grain.

3. Tout cet article est très bien décrit et vous doit être d’une grande lumière et d’une forte expérience ; car vous expérimenterez très souvent ces vicissitudes. Possédez-vous, sans vous étonner des précipices : ne vous assurez pas par ce que vous savez ou expérimenterez, mais bien par les certitudes que Dieu vous fait donner ; et ainsi laissez-vous humblement porter comme dans le paradis par le repos et la possession d’une force qui vous rend maître de vos mouvements, et qui vous fait expérimenter des grâces très grandes. Mais aussi laissez-vous humblement choir jusqu’au plus profond de vos misères, de vos faiblesses et de l’enfer même par vos expériences ; et sachez que demeurant humble, c’est-à-dire, humilié et voulant l’être, et vous laisser en repos, la même main qui vous élève au-dessus de vous, vous conduit et vous précipite en vous ; et que le tout est de se bien tenir également en cette main et de la reconnaître aussi véritablement en un mouvement qu’en l’autre : Si ascendero in cœlum tu illic es, si descendero in infernum ades. & c. & illic tenebit me dextera tua452, et le reste [85] du passage des Psaumes. Faites donc bien réflexion sur tout ce que vous dites en cet article, et sur ce que je vous réponds, afin que cela vous serve à l’avenir.

4. Il n’est nullement croyable sinon par l’expérience combien l’Oraison et l’actuelle Oraison est [sont] nécessaire [s], non seulement pour nous mettre auprès de Dieu durant ce précieux temps, mais encore pour nous attirer des grâces à l’infini. C’est pourquoi il ne faut jamais s’embarrasser de tout ce qui nous arrive hors l’Oraison, étant dans les brouilleries et les convulsions de nos passions, ni nous amuser pour lors à porter jugement de nous et de notre état : mais ayant recours à l’Oraison, tâchons de nous y mette ; et nous verrons que ce saint et sacré exercice calmant notre esprit nous le rendra lumineux pour le discernement de ce que nous sommes, et que très souvent nous porterons tout un autre jugement en l’Oraison et après l’Oraison qu’auparavant étant dans le trouble et l’agitation. Je suis bien aise de votre expérience en cet article : ayez-y recours dans la nécessité.

5. Il est très constant que la vie présente en quelque manière qu’elle soit, est une croix perpétuelle, et ne sera jamais autre chose. Que l’on se trouve comme on voudra, l’on trouvera toujours des croix ; et il n’y a pas moyen d’y remédier, sinon en se rendant capable et digne de les porter par union à Jésus-Christ. C’est le secret de l’Incarnation de pouvoir par un [sic] Jésus-Christ rendre tout le monde heureux, non pas en nous exemptant de souffrir, mais bien en nous faisant dignement et saintement porter nos croix. Si nous sommes dans un état [86] médiocre, nous y trouverons les croix et les peines de cet état ; si au contraire nous sommes dans un état et une condition éminente, nous y rencontrerons les croix et les peines proportionnées à cet état : et ainsi de tous les états de la vie. De manière qu’il est certain que selon que les états sont plus grands et plus éloignés de l’état de Jésus-Christ, les croix sont plus grandes et plus pesantes, et même qu’il y a moins de grâce ; comme nous voyons que plus un pays s’éloigne du Soleil, plus il y fait froid et moins il est fertile.

Le tout donc est de s’abandonner à Dieu pour recevoir de sa main paternelle nos états et nos conditions, et de porter humblement les croix en paix et en abandon ; sans nous laisser foisonner en désirs qui ne font que nous faire sortir de nos états et nous tirent insensiblement de la protection de Dieu : de manière que quand nous changeons d’état sans que la main de Dieu nous y ait mis, souvent nous sommes écrasés par les croix que nous y rencontrons.

Demeurons donc fidèles en nos états, et marchons courageusement chargés de nos croix, et nous trouverons que quelles qu’elles soient elles nous conduiront à Jésus-Christ. C’est pourquoi ne vous embarrassez pas des vôtres quoiqu’elles vous multiplient : gardez les maximes que Notre-Seigneur vous donne par sa providence ; et vous trouverez que c’est ce qu’il [ce qu’il] vous faut. Portez avec patience les ennuis de la nature toujours contrariée par tout ce qui se rencontre dans nos états : car comme elle est infiniment inconstante à cause de la corruption du péché, elle voudrait toujours [87] changer et n’avoir jamais ce qu’elle a ; au contraire elle a toujours et par corruption, de soi-même désir et inclination d’avoir ce qu’elle n’a pas, se lassant de tout. Corrigez ce défaut commun et général aux hommes, par la constance solide à vous contenter de moment en moment de tout ce que Dieu veut, qui est proprement ce que nous avons, en faisant ainsi mourir tous ces désirs par un vrai repos dans l’ordre de la divine providence sur nous ; et de cette manière votre âme se purifiera admirablement.

Le nouveau venu fait merveille, et j’en suis très consolé. Je le suis beaucoup de vous, et de tous nos chers amis, qui vont Dieu merci à grands pas. Tâchez au nom de Dieu de les suivre, en vous reposant et en vous calmant. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires.

L. XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout.

1. J’ai bien de la satisfaction d’apprendre de vos chères nouvelles par la Lettre que vous m’avez écrite, voyant non seulement que vous continuez à chercher Notre-Seigneur de tout votre cœur ; mais encore que sa bonté vous fournit ce qu’il vous faut, pour vous humilier, et vous faire mourir à vous-même ; par où seulement vous trouverez la véritable lumière pourvu que vous soyez fidèle à vous posséder en humiliation et petitesse dans les chutes [88] et les renversements qui vous arrivent. Vous croirez que vous aurez un million de fois tout perdu, et que la lumière divine, qui vous paraît fort petite en son commencement, sera disparue, et même éteinte : quoique dans la vérité ni l’un ni l’autre ne soit vrai ; pourvu que vous vous possédiez un peu, en supposant par un petit retour votre lumière, et que vous remédiiez à vos faiblesses en vous tranquillisant et revenant peu à peu comme un enfant qui s’est égaré.

2. Ces diverses chutes sont causées tant par vos faiblesses que par vos mauvaises habitudes dans la diversité des affaires, tant en ne vous y possédant pas avec assez de paix, qu’en vous en chargeant et vous y précipitant trop ; et cela fait la multiplication de vos défauts. Mais comme tout cela ne peut pas être remédié tout d’un coup, et que même la Sagesse divine infiniment amoureuse de sa créature s’en sert pour allumer davantage sa lumière, et pour la réduire peu à peu à une plus grande petitesse par toutes ses misères et pauvretés ; insensiblement elle trouve que pourvu que le cœur revienne en paix et en humiliation, la lumière revient vraiment par les ténèbres.

3. Ce que vous avez donc à faire incessamment est de donner, en vous possédant, le meilleur ordre que vous pourrez à l’accablement de vos affaires ; mais cet ordre prudent étant suffisamment donné, laissez-vous en paix à la divine providence pour être vraiment éclairée par vos pauvretés et misères. Et vous verrez par expérience que du milieu de votre tombeau sortira vraiment la lumière, pour vous aider à discerner un million de choses qui vous occupent [89] et qui ne le valent pas ; votre âme étant non seulement capable de Dieu, mais aussi appelée de sa divine Majesté pour jouir autant que vous saurez mettre le calme dans votre âme, et la tranquilliser peu à peu parmi les diverses vicissitudes. Et par là vous trouverez et la correction de vos fautes et la capacité pour une plus grande lumière en l’Oraison et en vos exercices.

4. D’ici à un très long temps vous serez toujours étonnée, croyant tout perdre dans les diverses rencontres de vos affaires, et de vos faiblesses, votre vous-même ayant trop pris le dessus ; ce qui vous trouble facilement. Mais mourez peu à peu par toutes les petites occasions, mourez à votre suffisance, apprenez à ne point vous faire des affaires, mais seulement à prendre celles que Dieu vous donnera par sa providence : et vous trouverez que par le même lieu et les mêmes choses où vous trouvez la mort de votre Oraison, des vertus et de la lumière en votre âme, vous y rencontrerez toutes ces mêmes choses autant que vous serez humblement paisible et que votre cœur tendra droitement à Dieu.

5. Voilà selon ma pensée à quoi vous devez vous appliquer davantage, afin que votre Oraison, vos Communions et vos autres petits exercices de piété vous donnent autant de grâce qu’ils le doivent selon la vocation et le don que sa divine Majesté vous a fait en ce renouvellement. Ne vous amusez pas tant à vous regarder après vos chutes, vous arrêtant ; au lieu de vous servir de ces mêmes misères pour avancer votre course et vous remettre par une foi nouvelle dans le repos et le calme auprès [90] de Dieu et de réparer là bien mieux votre faute et vous remettre en votre place précédente, ce que vous ferez mieux par là que par tous les autres moyens qui ne feraient que vous brouiller.

6. Il ne s’agit présentement en l’état où vous êtes, supposé la grâce que Dieu vous présente, que de vous tirer le plus promptement que vous pourrez du bourbier de vous-même, de vos précipitations, et de l’avidité étrange des affaires, pour vous mettre peu à peu en terre ferme, où, comme sans vous en apercevoir, vous trouverez non seulement Dieu, mais encore l’ordre merveilleux à vos affaires et à tout ce que Dieu demandera de vous ; et tout cela dans le seul calme de vous-même et de vos embarras.

7. Patience donc : allez pas à pas comme un homme embourbé qui ne respire qu’après le repos de la terre ferme ; où il trouvera tout son bien, quoiqu’un très long temps il ne puisse comprendre comment cela lui peut venir par de si faibles exercices et par une manière si petite et si humiliante. Cependant à la suite l’on verra que c’est le vrai procédé, et que par ce moyen, mourant à soi, l’on trouve tout, et que même l’on devient bien plus capable de toutes les choses où Dieu nous destine, soit pour le temporel ou pour le spirituel ; et que sans cela l’on ne fait que faire et défaire sans jamais rien faire de solide et de parfait.

8. Ménagez donc au nom de Dieu votre grâce avec fidélité, et faites ce que vous pourrez pour être fidèle à vos petits exercices : et par là ne vous embarrassant que de ce que Dieu [91] vous commettra, vous trouverez assurément le repos et le calme qui vous diront, sans vous tromper, des nouvelles assurées de tout ce que je ne vous dis pas présentement.

3.27 Se connaître et se combattre.

L. XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme.

1. Je vous avoue que Notre-Seigneur renouvelle beaucoup mon âme pour vous, et que je ne puis jamais avoir plus d’union et plus de tendresse que j’ai pour vous : car en vérité mon cœur ne tarit pas parlant de notre union, et comme Dieu a mis tout ce que j’ai eu autrefois avec M. de Bernières avec vous autres453.

2. Ce que vous me mandez de votre intérieur me réjouit bien. Car vous connaissant bien, et Dieu vous donnant lumière pour cela, l’affaire est presque faite ; d’autant que le bonheur est de voir son mal et de le sentir tel. Suivez donc au nom de Dieu cette lumière, ne vous pardonnez rien : car vous êtes un peu traîtresse à vous-même ; et il y a bien des choses que vous ne voulez pas voir selon votre inclination. C’est pourquoi voyant tout ce que vous découvrez, ne vous pardonnez rien ; et vous verrez que le secours de Dieu y sera pour vous aider. Tout le mal est que nous ne suivons pas assez à nos dépens les lumières que l’on nous donne ; et par ce moyen la nature se cantonne en soi, sans en vouloir sortir : que si au contraire on les suivait peu à peu pour se corriger, insensiblement on [92] rectifierait les choses et l’on y remédierait tout autrement que l’on ne fait. Soyez fidèle à vous poursuivre ; et vous verrez que quoique vos Oraisons soient sèches et pauvres, cependant elles seront lumineuses pour vous découvrir vos attaches et tout ce que [tout ce qui] vous empêche de marcher.

3. Je suis bien aise de vous voir dans cette confusion d’esprit pour le dehors. Ce n’est pas que cela soit plus mal; mais Dieu fait cela afin que nous n’ayons pas de la complaisance en nous-mêmes, et en nos actions; ce qui perd presque tout le monde, et ce qui amuse la créature autour de soi et de tout ce qu’elle fait pour s’adorer elle-même. Mourez au nom de Dieu, et portez les abjections qui vous arrivent; et tout cela vous sera utile, et vous donnera de la joie et de l’ouverture auprès de Dieu.

4. Je suis charmé de N., car elle fait merveille. Ô, que Dieu fait de merveilles quand il entre amplement dans un cœur; car il y règle admirablement les passions et les inclinations! Si vous saviez le changement de cette chère N. depuis quelque temps! Il me semble que Dieu est dans son âme comme un magnifique vainqueur, qui régit et gouverne doucement ce peuple de passions et inclinations qui étaient turbulentes et en émeute pour tout où son inclination se portait; et je vois avec joie que Jésus-Christ commence à la régir. [93]

3.28 Dieu Se donnant à l’âme.

L. XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions.

1. La disposition intérieure dont vous me parlez me plaît infiniment, car autant que vous tâcherez d’être petite et abandonnée et en confiance, autant vous entrerez dans la puissance divine. Et c’est pourquoi vous trouverez que la mort à soi donne le repos, car autant que nous mourions, autant Dieu S’approche et ainsi nous soutient et fait en nous ce qu’il faut. Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit, car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.

2. Laissez aller toutes choses, selon qu’elles vous tombent des mains et du cœur ; et cela par un je ne sais quoi, c’est-à-dire par une inclination fort intérieure qui penche l’âme vers Dieu, et qui est plus aperçue plus les sens sont occupés à des choses contraires. Ce n’est pas que cela soit plus en ces choses que dans l’oraison et la communion : mais cela vient de ce que les sens étant plus divertis, ils sentent davantage leur désunion ; et au contraire en l’oraison et en la communion l’âme y étant plus unie, elle sent moins son union. Vous ne sentez l’union de votre corps que lorsqu’il y a quelque chose qui cause de la désunion : car le bras étant bien sain, c’est une habitude naturelle à laquelle l’on ne pense pas et l’on ne la sent pas, mais quelque entre-deux y entrevenant, aussitôt l’on sent son union ou désunion.

3. Il n’est pas nécessaire de retour de volonté en l’oraison et en la communion qu’au cas que vous vous sentez absolument et entièrement distraite. Et cette réunion de volonté se fait en se remettant par inclination vers Dieu, sans acte qui vous fasse grand mouvement : ainsi ce retour ne vous peut embarrasser étant bien pris comme je le dis ; car c’est se remettre en repos n’y étant pas par la distraction.

4. Les affaires sont un poison pour moi454 et une mort continuelle qui ne fait nulle bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté. J’attends cependant en patience mon repos et ma solitude selon l’inclination de mon cœur : quand Dieu le voudra, je l’espère de sa bonté. [95]

3.29 Faire régner Dieu

L. XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité.

1. Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.

2. Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessée lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu, car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.

3. C’est pourquoi les âmes qui ne sont pas assez aguerries pour se supporter également avec patience et avec une charité tranquille dans l’expérience de leurs plus grandes misères, ne sont jamais guéries d’une secrète estime d’elles-mêmes, qu’elles expérimentent très bien quand, par providence, elles viennent à ressentir les mauvais goûts de leur nature, ou à tomber dans quelque faiblesse dont elles ne se jugeaient pas capables. Vous voyez ces âmes, plus élevées par certaines médiocres vertus et par beaucoup d’estime d’elles que par une véritable mort et une véritable connaissance d’elles-mêmes et de ce qu’elles sont en vérité, si écrasées et si terrassées de se voir faibles et pécheresses, que vous remarquerez qu’en un moment elles font un pays infini en leur esprit pour se brouiller et pour s’entortiller par orgueil et par propre subsistance, de manière qu’autant que l’expérience de leurs misères dure, elles sont tout étonnées et épouvantées de ce qu’elles voient et de ce qu’elles expérimentent, ne faisant aucune démarche vers Dieu, mais s’enfonçant au contraire beaucoup en elles-mêmes. [97]

4. Tout le contraire de ceci arrive aux âmes vraiment éclairées de Dieu et par l’expérience d’elles-mêmes. Elles travaillent aussi bien de la main gauche que de la main droite. Et comme elles font régner Dieu sur elles-mêmes par l’oraison, par la bonace et par la vertu selon les occurrences de providence, aussi Le font-elles régner par leurs défauts et par l’expérience de leurs misères en travaillant à leur destruction. Et quoiqu’en ces rencontres455 elles soient humblement humiliées de ce qu’elles sentent et de ce qu’elles sont, elles ne laissent pas, sous le poids de cette expérience tranquillement et humblement soufferte, d’avoir de la joie dans la pointe de l’esprit de se voir ainsi humiliées sous le pouvoir divin, afin de n’être rien devant lui, et de laisser ainsi peu à peu détruire ce fond inépuisable de propre estime en croyant toujours d’être et de pouvoir quelque chose.

5. Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour Le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes.

6. Le démon fort expérimenté au moyen de nous nuire, se servit de ce même stratagème pour renverser Adam et Eve de l’état de la Justice originelle. Vous serez comme des dieux, leur dit-il ; et aussitôt qu’Eve entendit vous serez quelque chose de grand, elle succomba. Ce n’est donc proprement que par la vraie humiliation dans nos misères, que ce fond d’orgueil est détruit, et qu’ainsi nous apprenons à faire régner Dieu en souverain.

7. Soyez donc fidèles en vos exercices et à tendre incessamment à la paix et à la pureté intérieure. Mais quand la divine providence, dont la main se cache sous des moyens infinis que nous ne voyons pas, permet que vos faiblesses, vos pauvretés, et vos misères vous prennent au collet, possédez-vous en paix sans vous troubler : voyez-vous humilier sans vous embarrasser ; et en marchant doucement comme le bon Dieu permettra en ces rencontres, tâchez de vous tirer de la mêlée, portant cependant le poids de vos misères en vraie connaissance de votre néant ; et lors qu’au milieu de l’expérience de ce fumier, non seulement tout vous est ôté, mais qu’encore vous êtes affaibli dans le plus fort de votre volonté, soyez fidèle à demeurer là tout nud de tout ornement qui vous console, et tout pauvre, en la simple présence de Dieu présent, et en la simple attente que Dieu ait la bonté de voir votre misère et de vous consoler de nouveau. Vous possédant de cette manière et faisant cet usage de vos misères vous apprendrez insensiblement à vous aider par ces fâcheuses rencontres, et [99] vous remarquez et que par ce moyen votre âme ira toujours également, soit qu’elle soit haute ou basse, c’est-à-dire élevée ou humiliée, soutenue ou terrassée.

8. J’aurais beaucoup de consolation si vous me comprenez bien ; car ceci est de la dernière conséquence pour toutes les personnes qui désirent tendre à Dieu de tout leur cœur et qui sont déjà un peu à l’écart de leurs plus grossières misères. Entendant bien ce procédé il n’y a pas de moment en la vie, où elles ne puissent avancer beaucoup, et où elles ne se fondent dans une paix imperturbable et inaltérable. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez incessamment sur ce modèle, afin que vous griffonniez tant et tant en vous copiant sur ce principe, qu’à la fin vous vous établissiez fortement dans ce procédé ; et je m’assure que si cela est, vous vous verrez en peu de temps tout une autre personne, non seulement pour l’oraison, mais encore pour l’usage général de tout ce qui est dans votre état.

9. Afin de faire beaucoup fructifier tout ce que je viens de dire, allez à grands pas en tout ce qui est ordre de Dieu en votre état et en votre condition ; ne vous laissant pas aller à la timidité par la raison de la vanité ou d’autres inclinations qui naissent par les occasions que votre état vous donne. Souffrez donc ces distractions et soyez assuré que quand Dieu le trouvera bon et qu’il vous sera nécessaire, il vous donnera le temps de retraite et de solitude. Je vous remarque un peu plus généreux qu’à l’ordinaire et moins étonné dans vos misères, ce qui me donne de la consolation et beaucoup [100] d’espérance, que tout votre édifice intérieur réussira et qu’assurément Dieu accomplira par sa bonté son dessein éternel sur vous ; ce qui vous doit donner beaucoup de consolation et animer votre cœur pour poursuivre fortement, sans vous arrêter à un million de petits retours que votre naturel et vos inclinations vous pourraient inspirer.

10. Les gens du monde mettent la grandeur de courage qu’à défaire leurs ennemis, et a remporter des victoires et des places : leurs yeux sont trop chassieux pour découvrir les belles victoires. La non-pareille et la plus admirable de toutes est vraiment celle par laquelle nous nous vainquons nous-mêmes et nous outrepassons pour faire régner Dieu sur nous, à nos propres dépens. La paix qui la suit est inaltérable, et donne une joie en cette vie, qui ne se peut jamais estimer telle qu’elle est. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez avec fidélité à faire usage de tout ce que Dieu désire de vous. Croyez, je vous prie, que je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.30 Oraison véritable. Foi divine

L. XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état.

1. J’ai beaucoup de consolation d’apprendre de vos chères nouvelles, spécialement des intérieures comme des plus nécessaires ; les autres n’étant que passagères et accidentelles.

Il est de grande importance qu’une âme qui veut tout de bon être à Dieu, et marcher sans relâche, sache la manière dont Dieu traite avec les âmes, pour les faire beaucoup avancer. Pour l’ordinaire, nous ne comprenons pas les choses nous être avantageuses, pour nous faire beaucoup courir vers Dieu, si elles n’ont apparence de sainteté, et qu’elle ne porte le caractère d’amour, de ferveur, de lumière divine et d’un million d’autres saintes dispositions, qui sont la recherche et la poursuite de presque tous ceux qui tendent à la piété et à la sainteté. Il faut prendre d’autres idées (sans idée cependant) de la sainteté et de la piété, lorsque Dieu prétend disposer une âme pour être sa demeure, ou bien, lors qu’il commence déjà à y être par résidence : car pour lors il ne bâtit pas, mais il détruit ; il ne remplit pas, mais il vide ; il n’embellit pas, mais il défigure : et il fait tout cela, afin de jeter l’âme peu à peu dans le néant, et de lui ôter tout le moyen de s’arrêter à quoique ce soit, et même d’en avoir aucune idée.

2. Les premières âmes faisant consister leur perfection dans les saintes actions, et Dieu les destinant à cette sainteté, Il prend plaisir de les éclairer et échauffer et de produire en elle mille beaux effets, pour en l’ornement et l’occupation de ces âmes ; et c’est ce que le commun prend pour l’unique sainteté de la vie présente. Les autres, dont Dieu seul est la perfection et la sainteté, vont autrement ; d’autant que Dieu prenant plaisir à les faire toujours avancer va toujours démolissant, détruisant et effaçant toutes [102] ces sortes de sainteté, qui serait des images et des empêchements ; et par là l’âme se perdant soi-même et toutes choses, et enfin ne trouvant rien, trouve le tout qui est hors de toutes choses quoiqu’il soit en toutes choses.

3. Ce procédé dans la seule pratique est toujours sans expérience et sans qu’on puisse jamais le bien apprendre, parce qu’il est toujours nouveau à l’âme ; et à moins qu’elle ne se perde incessamment, et qu’elle n’en suive toujours l’attrait par toutes les choses qui lui arrivent, sans s’arrêter ni s’amuser à ce qu’elles ont d’apparence, mais bien en pénétrant dans leur principe, jamais une âme ne peut aller incessamment à grands pas et être toujours pleinement contente.

Tantôt notre esprit est d’une façon tantôt d’une autre : une fois nous avons de la ferveur, tout subitement la lâcheté et la sécheresse s’emparent de notre cœur ; enfin tous les moments de la vie sont différents et pour l’ordinaire de pis en pis ; ainsi si les âmes ne savent juger par l’immuable et le solide, et qu’elles ne soient pas encore arrivées à ce degré, elles changeront et auront des vicissitudes, non seulement aussi souvent que les heures et les quarts d’heure changent, mais à tous les moments de la vie qui sont différents. Le moyen donc de juger solidement est d’en juger par le principe qui gouverne tout ; et par conséquent comme il est certain que Dieu préside à tout et règle chaque moment de la vie, il ne faut pas s’arrêter à ce qui paraît, mais à ce que l’on a quel qu’il soit, car étant ordonné et réglé de Dieu, il a sa véritable sainteté et grandeur, quoiqu’il [103] n’en porte aucune figure ni caractère extérieur ; et supposé que l’on en use de cette manière, son effet sera toujours de nous faire sortir de nous-mêmes pour entrer dans l’inconnu de Dieu, étant conduit par cette divine opération qui se rencontre en toutes choses et qui est toutes choses.

4. Voilà pourquoi quand Dieu a une fois gagné le cœur et qu’Il commence d’y régner, il n’agit pas dans une âme selon ses idées de sainteté, comme autrefois Il le faisait lorsqu’elle était amorcée [sic] par les actions saintes de la vertu. Il n’a en cette âme que les mêmes intentions qu’Il a de toute éternité en Lui-même ; et comme Il est Sa fin et Son unique béatitude, aussi opérant en cette âme et par elle, Il n’a d’autre dessein que Lui-même, allant toujours démolissant et détruisant tout le reste ; et par ce procédé Il se trouve Lui-même.

5. Ne vous étonnez donc pas de ce qu’étant secrètement si désireuse et affamée de l’oraison, vous ne la pouvez trouver et qu’au contraire vous y êtes dans l’impatience, dans la sécheresse et dans le vide de Dieu et de toutes les bonnes choses. Au lieu de vous en inquiéter, souffrez patiemment et vous laissez vider de ce divin moyen qui, par sa perte, vous fait trouver la fin ; ce que vous avez à faire, à moins que votre corps ne souffre trop, c’est de ne pas quitter le temps que vous avez réglé pour l’oraison, mais bien de laisser volontiers perdre votre oraison en Dieu. Que dis-je en Dieu ? Puisque votre âme n’y a rien, et même que ce qu’elle a est plutôt mauvais que bon ; je dis bien, nonobstant cela, car cela même est Dieu à votre âme, étant soumise et anéantie [104] sous l’opération divine, laquelle quoiqu’elle ne fasse et ne soit rien pour lors à l’âme, est néanmoins tout et Dieu même, n’étant rien de tout ce que nous pouvons avoir et connaître.

6. Laissez-vous donc doucement au gré du bon plaisir divin qui va et vient, qui est tantôt d’une sorte et tantôt d’une autre, qui agit quelquefois et qui quelquefois ne fait rien ; et de cette manière vous trouverez dans la suite que tous vos moments d’oraison seront pleins et qu’il n’y aura proprement de vide que ce que vous aurez voulu avoir de rempli, soit en ferveur ou lumière ou intention, Dieu faisant éclipser toute lumière pour allumer et donner une naissance à la grande et infinie lumière. Je sais que ceci est surprenant à qui n’a pas l’expérience, et qu’assurément ce procédé est bien difficile, puisqu’il donne un million d’incertitudes, de peines et d’autres accidents, qui convainquent fort facilement que l’on n’a pas d’oraison ; mais lorsqu’une âme commence d’être un peu éclairée de la lumière éternelle qui est Dieu, pour lors elle entend ce procédé et elle sait que la lumière luit dans les ténèbres, que tout est dans le rien, et que la sainteté est dans la privation de tout le créé et très souvent de toutes les choses qui nous paraissent les plus saintes.

7. C’est ce qui oblige Dieu de traiter l’âme comme s’Il s’enfuyait d’elle, ce qui fait que le sens et même l’esprit sont toujours en suspens en l’oraison, sans pouvoir trouver où s’asseoir. Cette disposition cause beaucoup de peine ; mais elle est sans remède, jusqu’à ce que l’âme ait [105] trouvé Dieu véritablement, c’est-à-dire non dans Ses dons, mais en Lui. Jusque-là, les sens sont en inquiétude et sans vouloir ni pouvoir s’appliquer ; au contraire ce temps ne fait qu’ennuyer, et ensuite on est convaincu qu’on est mieux en tout autre lieu à cause qu’on expérimente extrêmement sa dissipation et son inapplication, plus on est en oraison et en récollection ; et au contraire quand on est avec les créatures, ou dans des occupations de votre état, non seulement vous êtes en repos et vous jouissez facilement de Dieu ; mais encore on est tout autrement propre pour être touché de Dieu et pour se recueillir. Ce qui est cause que plusieurs personnes qui n’ont pas suffisamment d’expérience, jugeant par ce profit et par ce mieux apparent de l’utilité de l’action, et du peu de fruits de l’oraison, se laissant volontiers aller au premier, négligent le second et ainsi s’égarent insensiblement, pensant marcher par le solide.

8. Prenez donc courage et ne vous étonnez pas de la grande et continuelle dissipation de vos sens et de votre esprit ; souffrez ces impatiences et inquiétudes et soyez persuadée que par ce procédé, continuant tout doucement votre oraison, vous trouverez sans rien avoir Celui qui fait Sa demeure au-dessus des lumières, des goûts et des expériences.

Mais combien de peines, ennuis et de douleurs vous faudrait-il porter ! Cela ne se peut dire ; il n’y a que les seules âmes qui prennent à tâche de se perdre vraiment en tout et partout, qui en puissent entendre des nouvelles et en dire quelque chose. Si les personnes qui sont ainsi traitées de Dieu à l’oraison, consultent [106] quelqu’un qui ne soit pas expérimenté, il jugera assurément par le libertinage des sens et la divagation de l’esprit, que sans doute il n’y a rien ; et qu’ainsi il ne faut pas faire perdre inutilement le temps à cet exercice ; qu’il vaut mieux, en attendant que Dieu revienne, Se faisant sentir par quelques facilité ou suavité, se donner à quelque chose d’utile. Et ainsi il détournera une âme de son bien et du plus excellent de tous les biens qui lui peuvent arriver, faute d’apercevoir que cette personne ne fait plus oraison par les sens, ni par les puissances sur lesquels elle a pouvoir ; mais par un je ne sais quoi qui est proche du centre ou le centre même, dans lequel et par lequel Dieu opère quelque chose qui est caché à l’âme par toutes ces divagations. Si bien qu’il lui fait un tort infini de ne pas l’aider à patienter humblement en tel état ; et si Dieu même venait à changer cette conduite en donnant le repos, le calme et l’aperçu, ce serait un grand miracle si l’âme ne quittait ce premier inconnu par lequel elle court à l’infini en Dieu, pour s’arrêter et pour jouir de ces dispositions, quoique avec une sainte intention, ce qui la retarderait tout le temps qu’elle s’y occuperait.

9. Combien voit-on d’âmes qui s’arrêtent sans faire un pas vers Dieu, à cause de ces dispositions de repos, de suavité et de sentiments d’amour dont ces pauvres âmes sont toutes abreuvées et dont leur nature se repaît, et qui ainsi sont arrêtées par là, comme serait un chien de chasse qui s’arrêterait à un os ou morceau de viande et serait par là détourné de son gibier, lequel il ne peut attraper qu’en courant incessamment et en quittant [107] tout. Vous en voyez de pâmées d’amour, pleines de lumière, toutes en feu de ferveur, lesquelles, nonobstant ces belles merveilles, ne volent pas néanmoins plus haut que l’appétit de leurs propres goûts et de leurs inclinations amorcées de quelques bons désirs.

C’est un miracle quand une âme au milieu de ces fécondités quitte tout et oublie tout, pour ne chercher que Dieu. Mais Dieu par Son infinie bonté fait Lui-même l’ouvrage en Se cachant et Se déguisant si bien qu’il est impossible que l’âme Le connaisse. C’est pourquoi il faut qu’elle aille toujours sans aller néanmoins, et qu’elle ne s’attende à rien trouver que lorsqu’elle sera au lieu de repos.

10. Les pèlerins d’Emmaüs avaient Jésus-Christ qui parlait à eux, et il ne le connaissait pas ; ils s’aperçurent seulement de quelque ferveur : mais ils ne le connurent qu’en ce lieu ce lieu de repos et pour un moment ; car il s’évanouit aussitôt de leurs yeux, emportant avec lui leur cœur et le plus véritable d’eux-mêmes. Plus vous irez en avançant et plus vous serez fidèles ; plus votre oraison deviendra nue et moins vos sens et vos puissances y pourront trouver de quoi agir, et où se reposer. Il faut humblement les voir et les souffrir en peine, voyant souvent que c’est par votre faute sans néanmoins vous en troubler ni inquiéter. Demeurez abandonnée sans voir l’ouvrage qui se fait en vous, ni rien où tend votre âme, sinon un certain fond de mort où sa secrète inclination la porte.

Ce que vous avez à observer sur vos sens et sur vos puissances, c’est que lorsque vous vous voyez trop fatiguée et lassée en cette pénible oraison, vous vous soulagiez doucement, en la faisant par plusieurs reprises, afin de ne pas accabler votre corps. Ce n’est pas de vous comme des religieuses, qui sont obligées à l’heure réglée de la faire une heure, ou une demi-heure ; et le reste de leur journée est employée en bonnes et saintes actions. Pour vous, vous devez être en une oraison perpétuelle par état, et ainsi vous n’y devez rien mesurer sinon pour donner quelque règle à votre âme : il faut que vous destiniez quelque temps particulier dans la journée pour cela, sans en exclure tout le reste du jour dans les emplois de votre condition.

11. Pour ce qui est de vos tentations contre la foi, vous en devez faire le même jugement que de l’oraison. Dieu qui veut communiquer à une âme une grande et pure foi, souffre qu’elle soit agitée de grandes tentations, afin que tous les appuis et tout ce qui peut y avoir de sensible, et même de spirituel, se perde et s’éclipse pour communiquer à l’insu et à l’inconnu de l’âme, cette belle et admirable lumière que l’on peut vraiment nommer incompréhensible ; d’autant qu’elle ne tombe jamais sous les sens ni sous l’appréhension et compréhension humaine, mais qu’en l’outrepassant et la perdant elle paraît alors merveilleusement. Il me semble que Dieu au milieu de ces tentations, et de cet état déplorable agit comme ferait un roi qui serait chassé de son royaume, qui viendrait déguisé comme un de ses ennemis pour y entrer, et ainsi sans combat ni contestation entrerait sans peine dans le cœur de son royaume.

12. Quand donc une âme est assez adroite pour souffrir comme il faut les peines contre la foi, sans s’amuser à les combattre, cette divine foi s’empare aussi purement et fortement du fond intérieur de cette âme, que les peines contre la foi sont grandes, et qu’ils font perdre terre, c’est-à-dire généralement tout appui à l’âme. Dieu se sert de toutes ces peines contre la foi et souvent dans les choses les plus apparentes, afin que nous ayons moins d’appui, et qu’elles nous tourmentent et nous assiègent plus dans leur fort. Il nous paraît souvent que nous y donnions lieu ; et qu’en vérité ce ne soit point des tentations, mais des doutes véritables, qui convainquent notre entendement et emporte notre esprit : il n’importe ; il n’y a qu’à souffrir et à mourir, sans se mettre en peine de tout cela : car par cette mort nous verrons qu’adroitement la foi s’emparera de notre cœur, et s’y établira comme dans sa place et dans son siège.

13. Vous voyez bien que Dieu par cette manière tient le même procédé qu’en l’oraison pour donner l’oraison : il l’ôte, et l’âme croit la perdre, mais d’une façon que dans la suite du temps il ne lui en paraît plus du tout, mais plutôt toutes choses contraires et opposées à l’oraison. Dieu donne ainsi la foi par le manque, et l’augmente très avantageusement par les combats et les peines contre la foi ; par ce que cette conduite efface tous les appuis humains et toutes les idées impures, qui terniraient pour peu que ce soit la foi qui doit être sans image et en pure nudité.

Laissez-vous donc au nom de Dieu dans sa main, et souffrez toutes ces peines sans vous en inquiéter : tenez-vous seulement comme la providence vous mettra de moment en moment ; et quand il sera temps toutes ces contre-images disparaîtront et la vérité subsistera nonobstant tous ces combats.

14. Il y a des âmes à qui Dieu donne cette foi éminemment, sans passer par ces tentations contraires à la foi ; Dieu se servant de beaucoup de peines et d’obscurités qui peu à peu précipitent l’esprit humain dans cet océan sans fond. Dieu se sert indifféremment de tout ; tantôt c’est du naturel, sujet aux peines contre la foi ; tantôt pour d’autres d’un grand cœur et d’un esprit étendu, il se sert des obscurités et des ténèbres effroyables ; quelquefois de l’un et l’autre ; souvent aussi sans consulter rien du naturel dans la créature, il agit selon son plaisir, et se sert de toute chose comme je viens de dire pour produire ces divers effets surnaturellement. C’est pourquoi vous ne devez pas vous arrêter à examiner d’où viennent vos peines, ce qui cause tels effets ; il suffit que chaque chose soit en la main de Dieu pour s’en servir comme il lui plaît. Il y a donc à s’y soumettre et laisser opérer Dieu par le moyen qu’il choisit, jusqu’à ce qu’enfin vous soyez capables de l’opération de Dieu en lui-même, qui pour lors ne reçoit nulle distinction ni différence par le naturel ni le surnaturel dont il se sert, demeurant toujours en lui-même très pur quoi que mélangé en la créature, c’est-à-dire dans les choses par lesquelles il agit.

15. Il faut remarquer qu’il est de grande conséquence afin que Dieu prenne possession d’une âme, qu’elle cesse ses opérations propres, et ainsi qu’elle ne se porte pas par simple intention aux actions de vertu, de charité et de sainteté ; mais bien qu’elle y soit appliquée par la main de Dieu. Cet état d’anéantissement est bien long ; et Dieu prend plaisir durant tout ce temps de priver et d’ôter à l’âme tout ce à quoi elle pourrait s’appliquer, soit naturellement ou surnaturellement : il lui ôte ses œuvres de charité pour la mettre en solitude ; et lui dérobe les pratiques de vertu pour les lui donner plus substantiellement, et ainsi généralement tout le reste. Mais quand il semble bon à Dieu, il le lui rend l’une après l’autre, et l’y appliquent tout de nouveau : et comme Dieu en privant et en ôtant ses actions, devenait le principe des mouvements de l’âme ; aussi en redemandant et en donnant les mêmes actions il continue à en être le principe.

16. C’est pourquoi il faut vous tenir également en la main de Dieu, pour être comme il veut, et pour faire ce qu’il désire. Puisque donc votre âme depuis bien des années n’avait plus nul penchant, ni inclination pour des actions de charité envers le prochain, et que maintenant ce penchant et cette inclination reviennent, laissez-vous y aller doucement et suavement, comme un enfant conduit par la main de sa mère : laissez-vous à la providence divine qui vous présente ses actions de charité, et vous y tenez autant que la même providence vous marquera le vouloir de vous, n’y ajoutez ni n’y diminuez pas : mais seulement faite de jour en jour, et de moment en moment ce qui se présente, et quand la même providence ne vous présentera plus les occasions de pratiquer la charité, cesser de le vouloir et de vous y appliquer.

Ne craignez pas que ces actions faites de cette manière vous dissipent et vous éloignent de l’esprit intérieur ; tant s’en faut, que vous expérimenterez qu’étant faites par le mouvement divin, et par le moment de la providence qui vous y applique, elles ôteront et elles effaceront beaucoup d’images de repos, d’oraison, de récollection et autres choses, qui sont un certain milieu et entre-deux, qui gâte et ternit encore la foi nue ; et ces actions faites de la manière que je viens de dire, précipitent immédiatement dans la foi nue. Et voilà pourquoi quantités de saints qui nous paraissent fort actifs, comme saint François Xavier et quantité d’autres ont été d’un centre très éminent et d’une foi très pure, et très vive.

17. Mais le tout est de se tenir et se laisser très librement en la main de Dieu, pour aller et venir comme il Lui plaît, pour être tantôt d’une manière et tantôt de l’autre, tantôt en solitude et tantôt en action, quelquefois en repos et le plus souvent dans les croix ; et par toutes ces vicissitudes qui sont parfois momentanées, Dieu nous dérobe amoureusement et d’une manière inconnue notre propre opération, pour mettre la Sienne en sa place, et par là Il est et vit en nous comme Il désire.

18. D’où vient que le grand secret en cette vie n’est pas d’avoir ceci ou cela, quelque saint et éminent qu’il soit, mais bien que nous l’ayons et que nous opérions par l’opération de Dieu, sans nous arrêter à ce qu’Il fait ou à ce qu’Il ne fait pas, toutes ces choses n’étant que passagères ; mais pour l’autre, c’est ce qu’il peut y avoir de permanent et d’immobile dans la vie. D’où vient que les âmes [113] qui ne sont pas suffisamment éclairées de la lumière divine pour faire cette distinction, s’arrêtent plus facilement et naturellement aux images de ce qu’elles ont ou de ce qu’elles n’ont pas, qu’à l’opération divine, et ainsi elles sont aussi mobiles que les moments sont vides et changeants, mais lorsqu’elles viennent à découvrir que l’opération divine est le solide et qu’il n’y a aucun moment qu’elle ne travaille dans notre âme, quoiqu’il nous arrive, elles s’y tiennent, bien que sans lumière et sans goût. Et ainsi elles établissent leur vie sur le solide et la pierre ferme : elles vont, elles viennent, elles travaillent, elles se reposent, elles font beaucoup, elles ne font rien ; et généralement elles font tout selon que la Providence le demande d’elles.

Et voilà comme il faut être en solitude ou en action, et faire de cette manière toutes choses, et toujours avancer sans jamais en désister un moment ; car Dieu ne cesse jamais d’opérer et de vouloir opérer dans notre âme.

Laissez-vous donc aller doucement aux actions qui se présentent dans votre état, tout le temps et en la manière que la providence de Dieu le marquera.

19. Pour vos défauts, il ne faut pas vous imaginer que votre âme doive être impeccable, pour être dans l’esprit d’oraison et de foi. Dieu s’en sert très souvent pour faire mourir l’âme, et pour lui dérober une opération délicate qui est en elle : car comme il n’y a rien de plus doux à la créature que l’amour-propre, et que sa propre excellence ; quand il lui a arrivé quelque défaut, au même temps toute la nature se met en trouble pour y remédier, et aussi fortement que la perfection ou le péché est grand ; la nature qui soigne toujours à son bien-être, se revêt de toutes sortes d’inventions, et il n’y a rien dont secrètement elle ne fasse usage pour le réparer, et ainsi d’un million d’autres mouvements qui s’élèvent dans l’âme, et qui la portent à agir pour remédier à sa faute.

20. Autrefois cette manière était utile et sainte à votre âme, et la purifiait, parce que c’était des retours des puissances et des sens dont l’âme devait faire usage pour sa purification ; mais depuis que l’âme approche de Dieu immédiatement, elle ne doit plus opérer par ses puissances de cette manière, mais bien en repos et en perte et en vive foi ; et par là vous y remédierez et mille fois mieux que par les moyens passés et consommés. Je dis plus, que votre âme ne ferait plus rien par ses mouvements et ses actes, qui dans la vérité ne lui sont plus fructueux : votre âme ne peut plus opérer utilement qu’en unité, repos et perte. C’est pourquoi les âmes qui sont arrivées à cette foi vive et à ce centre, et qui cependant veulent remédier à leurs défauts par des actes de leurs puissances, n’y réussissent en aucune façon, mais plutôt se salissent davantage et s’embrouillent, se dérobant de l’unité et de la perte où elles sont.

Ce n’est donc qu’en se perdant doucement en nudité, et de cette manière dont j’ai parlé bien à fond dans les autres lettres que je vous ai écrites, que l’on fait tout sans s’en apercevoir, et ainsi les défauts servent à ces âmes infiniment pour étouffer plus promptement [115] l’amour-propre et ce délicat que nous avons sur nous-mêmes, les jetant ainsi dans l’océan infini de Dieu, où la foi peu à peu nous conduit.

Appliquez-vous à ceci ; car toutes ces choses sont de grande conséquence, afin de vous établir solidement dans la voie où vous êtes, et de vous ôter d’une hésitation, qui fait douter du chemin et qui insensiblement arrête. 1673.

3.31 Lumière de foi

L. XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lorsqu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie.

1. Il est très vrai qu’il faut qu’une âme ait un commencement de lumière divine pour découvrir Dieu dans ses providences en notre état et notre condition : mais aussi quand une âme est assez heureuse d’être enrichie de ce sacré trésor, elle voit et remarque Dieu et sa divine conduite en toutes choses ; non seulement aux grandes, mais même aux petites : ce qui commence de calmer beaucoup un cœur, et de l’incliner à se contenter de tout ce que Dieu ordonne d’elle, et de tout ce qui lui arrive de moment en moment ; car tous ces moments dans la suite, ne sont pas moins que Dieu à telle âme.

2. Où il faut savoir qu’avant que de pouvoir découvrir Dieu en ses providences en notre état, il faut que la lumière de foi soit déjà grande et même beaucoup avancée : car quand elle ne fait que commencer, son inclination est de solliciter l’âme à la pureté intérieure sur les commandements et sur les conseils.

L’âme ayant fait progrès par son moyen en cette pureté, insensiblement et comme sans savoir le comment, la foi et la lumière divine, qui n’est que la même chose, insinuent en l’âme une inclination pour la divine présence, laquelle l’âme va cherchant en elle et en son intérieur, par le moyen de la foi, qui donne à l’âme un million d’inventions, pour chercher Dieu, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.

L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable et de perceptible ; et comme la foi lui faisait chercher et trouver la présence de Dieu en son intérieur comme en oubliant et en outrepassant tout dans un certain calme et oubli de toutes créatures, l’âme ayant été longtemps en cet exercice et y ayant beaucoup profité, pour lors la lumière divine substitue au lieu de Sa présence, Sa providence. Et ainsi quoique la [117] Providence soit Sa présence, cependant cette présence en lumière de foi Le faisait chercher intérieurement pour L’y trouver ; et cette foi donnant Sa providence, non seulement fait trouver Dieu intérieurement et dans son plus profond fond, mais dans tout son extérieur : car tout ce qui est providence sur elle et en son état, est présence de Dieu véritable. Ainsi par ce degré de foi qui est bien plus avancé et plus grand, non seulement l’âme peut et doit trouver Dieu en son intérieur et en son fond, mais elle Le trouve en son extérieur et généralement en tout ce qui est ordre de Dieu sur elle, de manière que, dans le degré de présence, elle ne pouvait par sa lumière trouver Dieu qu’en se recueillant intérieurement ; mais quand la foi est assez accrue pour lui donner et pour lui communiquer Sa providence, elle trouve Dieu et Le goûte, non seulement en son intérieur, mais encore en son extérieur et généralement en tout ce qui lui arrive en son état.

4. Si le pays de la présence de Dieu en lumière de foi est ample et de grande étendue, celui-ci de providence et d’ordre de Dieu, est bien plus grand, et demande une lumière divine et de foi bien plus grande.

Cette lumière de foi en degré de providence et d’ordre de Dieu étant supérieure à la présence de Dieu, renferme toujours et contiens sûrement tous les degrés inférieurs et ainsi elle a la grâce et la lumière du degré de présence ; c’est pourquoi plus la lumière de foi croît en ce degré, plus la présence divine augmente.

5. Ou il faut remarquer comme une chose de grande importance que la lumière divine de foi a des degrés infinis, et qu’en ce degré de foi de providence divine elle commence toujours par les plus grands objets, c’est-à-dire qu’elle commence toujours à découvrir les providences plus manifestes et plus de conséquences ; et ainsi peu à peu à mesure que la foi augmente, elle découvre de plus en plus les objets qui sont moindres, jusqu’à ce qu’enfin cette foi devienne si grande qu’elle fasse voir jusqu’aux atomes : et pour lors la foi est très grande, faisant remarquer des merveilles en tous les moments de la vie, et en toutes les moindres rencontres qui nous arrivent. Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête sans la volonté de mon Père, dit notre Seigneur456.

Tout au contraire la même foi en degré de divine présence, et même de pureté, comme j’ai dit, commence toujours par peu, et va toujours grossissant son objet ; car au commencement elle découvre peu la divine présence, et l’âme étant fidèle dans son exercice de pureté, peu à peu trouve la présence de Dieu plus grand et plus manifeste, jusqu’à ce qu’enfin cette divine présence lui soit très découverte et hautement manifestée.

Mais en ce degré de foi de providence divine, les choses vont tout autrement : elle montent du grand au moindre, et ainsi de degrés en degré, jusqu’à ce que l’âme tombe dans le néant, c’est-à-dire qu’elle trouve que le rien soit le tout, et que vraiment le tout soit le rien de tout ce qui lui arrive, et que l’âme a de moment en moment.

6. Vous me demandez peut-être pour quoi ce changement de route si contraire en la lumière divine ? Je réponds que cela vient de l’extraordinaire démarche du Verbe Incarné, qui s’est caché dans le néant et dans le fumier de la nature humaine : si bien que le moyen pour trouver Jésus-Christ dans son magnifique état, et son sublime Mystère, c’est de le chercher et de le trouver dans le rien de chaque moment de la vie par sa providence. Tout ceci demanderait un très gros volume pour crayonner seulement un peu les démarches du Soleil éternel dans l’intérieur d’une âme qu’il destine pour soi : mais comme cela serait trop long, je me contente de vous dire ceci en passant afin que cela vous fasse voir quelque chose qui vous console et vous aide pour suivre les démarches de la lumière divine avec plus de facilité. J’en dis peu ; car sur chaque passage il faudrait un très long écrit : mais étant ensemble, la vive voix y suppléera ; et de plus nous avons déjà tant et tant parlé de ses divines démarches, et j’en ai déjà tant et tant écrit, que ceci n’est que pour vous en renouveler un peu la mémoire, et pour vous consoler dans les peines que vous trouvez par ce chemin.

7. Ce n’est pas que Jésus-Christ ayant porté le poids du jour n’ait porté le principal des peines que nous y devrions rencontrer : mais comme les épines de sa croix en sont le plus divin et brillant éclat, il est impossible que l’on ne les sente. Ce qui fait que dans le degré de providence en lumière divine on trouve de si fâcheuses rencontres, qui nous paraissent être comme naturelles dans nos états, mais qui cependant sont très divines dans le secret de la très sage providence. C’est pourquoi elles en accablent les saints et vivifient les autres ; elles accablent ceux et celles qui ne sont pas disposés divinement pour y trouver la divine providence ; mais elle vivifie ceux qui par ces exercices successifs de pureté, de présence et enfin de providence, sont capables de la lumière divine, pour trouver et faire usage de cette divine providence dans tout ce que nous rencontrons dans nos états.

Il faudrait ici un long discours sur le bonheur des saints et le malheur des autres : car les mêmes croix qui sanctifient les uns damnent les autres, ce que nous voyons arriver dans tous les hommes, si nous remarquons leurs états et leurs conditions.

8. De là tirez des lumières pour être fort fidèle à la grâce que Dieu vous donne, afin que vous alliez de degré en degré. De plus voyez aussi par là, que plus la lumière augmente en votre âme, plus elle vous doit manifester clairement les moindres rencontres de votre état, et de votre vie, afin de trouver vraiment Dieu, qui y est pour vous et pour votre sanctification.

Ne voyez-vous pas par votre expérience journalière comment le soleil se levant et faisant son aurore, découvre premièrement les plus gros et manifestes objets, et que peu à peu s’avançant dans sa course, il devient plus clair et plus élevé, et découvre ainsi chaque chose plus manifestement, jusqu’à ce que le plein jour soit en son plein midi, et alors non seulement il n’y a coin ni recoin qu’il n’éclaire, mais encore il découvre et l’on voit par son moyen les moindres atomes. Voilà proprement les démarches de la lumière divine et du soleil éternel en foi pour manifester les objets divins de sa divine providence.

Or pour pouvoir expliquer la beauté que l’âme découvre en la moindre chose, et en la moindre rencontre, il faut aller à l’expérience. Car celui qui l’a vu, le sait ; et nul ne le peut comprendre sans expérience. Et pour avoir cette expérience, il faut être fort fidèle aux démarches de cette divine lumière selon ce que je viens de dire.

9. Mais comme votre âme par une grâce spéciale commence à goûter la foi et la lumière divine dans les providences de votre état, soyez fidèles aux démarches de cette divine providence par laquelle la foi opérera en vous ; ne perdez pas un moment de ses démarches sans vous amuser à les comprendre ni à les goûter. Quand donc ces divines providences vous sont plus manifestes, comme celles que vous me marquez, laissez-vous en la main de Dieu et vous calmez pour y faire tout ce que Dieu vous demandera, mourant et expirant par là autant que vous verrez que Dieu le désirera par cette providence.

Quand il n’y a rien de si manifeste et qu’il y a seulement une rencontre de mille choses très différentes qui se rencontrent confusément, pour lors possédez davantage votre âme en présence et en calme divin, afin que vous demeuriez plus purement en la main de Dieu. Et comme ces communes et petites rencontres, semblent davantage vous détourner de Dieu et vous aveugler, soyez pour lors plus fidèle que dans les autres où l’ordre de Dieu vous est plus manifeste ; et vous trouverez dans

la suite, que tout cela vous est autant ordre de Dieu, que les autres, et même encore plus, y ayant moins de l’humain et du sensible de vos sens. C’est pourquoi toutes ces menues choses des providences de votre état font plus mourir sans comparaison que les autres, et aussi font plutôt tomber dans le naturel et dans les faiblesses que les grandes rencontres.

10. Mais il est très vrai que quand l’âme est assez fidèle pour porter le poids de toutes ces menues rencontres de providence, et qu’elle est assez clairvoyante pour y découvrir beaucoup l’ordre divin, pour lors tout cela donne Dieu très hautement et très continûment ; ce que l’on remarque singulièrement par la pureté intérieure que telle petite rencontre cause. Tant il est vrai qu’elles vont toujours combattant directement et sans y manquer, tous nos faibles et tout ce qu’il y a à mourir en nous : c’est pourquoi elles sont plus fortes et nous sommes plus faibles à leur égard, qu’à l’égard des grandes, qui pour l’ordinaire ne sont dirigées de Dieu que pour la pratique de quelque vertu ; mais ces rencontres menues et ordinaires vont toujours et incessamment à notre mort, et mort très cruelle et très pénible.

11. Ceci ne paraîtrait pas vrai à une personne qui n’aurait pas la lumière divine au point dont nous parlons, mais plutôt paraîtrait être une chanson ; par la raison que les hommes du commun et même d’une lumière bien avancée, négligent ces rencontres ordinaires, les estimant comme inutiles dont il ne faut pas faire état, et qui même pourrait amuser en s’y arrêtant, n’y ayant à ce qu’ils pensent, rien de considérable dans nos états et conditions, que ce qui est considérable par sa conséquence objective, c’est-à-dire manifeste et sensible, sans regarder tout cela dans son principe divin, qui est la conduite et la providence de Dieu sur chaque âme en son état.

Oui, mais me direz-vous, l’observation de toutes ces choses peut mettre de la confusion et de la multiplicité dans les âmes. Cela est vrai pour qui voudrait prendre ceci comme une pratique, n’ayant pas la lumière divine et la foi qui fait voir tout cela sans se multiplier, et qui fait découvrir tout ce procédé en moment éternel, c’est-à-dire en chaque moment de la vie de chaque créature ; et ainsi cette divine providence au lieu de multiplier dénue, ôtant tout à une âme pour la mettre toute nue en abondon dans les bras, et dans le cœur de Dieu, où cette divine providence conduit par tous les divers chemins et détours journaliers. Et vous voyez par là que non seulement toutes rencontres de notre état sont de Dieu, mais qu’elles sont Dieu ; et de plus que les grandes providences ne sont pas plus Dieu que les petites, et les communes ; mais que même souvent les plus communes sont plus Dieu, nous faisant davantage mourir.

12. Cette lumière que vous m’exprimez touchant les providences divines, est assurément de Dieu ; comme aussi cette paix et cette joie : c’est une augmentation de votre lumière, qui me marque qu’elle travaille et qu’elle est vraiment en votre âme ; ce qui vous doit consoler et certifier dans les temps des brouillards et des ténèbres intérieures. Et il faut remarquer que cette foi est dans le fond de l’âme et non dans les sens ; car elle est trop générale pour leur capacité. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil, et de nous ouvrir par là les yeux de notre fond plus intime et profond. Et par là on commence à goûter avec joie cette divine Providence écrasante et on admire le bonheur que Dieu donne à une âme par tous les moments de sa vie.

13. Cette lumière de foi, comme je vous le viens de décrire obscurément, cause une inclination perpétuelle à la pureté intérieure, découvrant incessamment nos pauvretés, car il y en a en tout et par tout, tout étant corrompu ; et il est impossible que cette pureté s’opère que par cette divine lumière, laquelle va toujours découvrant ce qu’il y a d’impur non seulement à chaque moment, mais en tout et par tout, et par là l’âme est sollicitée à se rectifier. C’est pourquoi selon ces instincts lumineux, possédez-vous en une paix humble dans la présence de Dieu et tâchez doucement comme en vous détournant de ces impuretés découvertes, de vous tourner vers Dieu intimement en vous, car par ce détour de volonté qui est plutôt fait qu’il ne se dit, l’âme désavoue sa misère et se purifie dans la pureté même. Il ne faut pas s’amuser de faire et refaire incessamment cela : car quoiqu’il paraisse à l’âme qu’elle n’avance en rien, elle avance infiniment ; et ce n’est que dans la suite qu’elle découvre l’avancement de la pureté de son fond corrompu, qui est comme un rocher qu’il faut peu à peu diminuer.

14. Tout ce que vous me dites en cet article de la vue de votre corruption et de vos misères est très vrai, comme vous me l’exprimez. Travaillez-y doucement en cette manière ; et il est bon que vous vous en ressouveniez selon cette expression, afin de peu à peu les rectifier. Ayez donc bon courage et ne vous étonnez jamais des difficultés : continuez au nom de Dieu selon tout ce que vous me marquez, vous laissant exercer par la volonté des autres, et que vous servant de tout pour mourir en tout. Ceci est très cruel et très rude, mais ensuite l’on en voit un effet souverain et admirable, et que les créatures remarquent très bien quoiqu’aveugles en tout.

15. Il est très vrai que la croix, et les peines qu’elle cause, donne une vie qui vivifie. C’est pourquoi vous avez très bien remarqué que votre croix en cette rencontre, et les sacrifices que vous avez faits, ont donné une agilité à votre âme : cela sera toujours en toute rencontre. Et cette agilité n’est pas seulement dans vos sens ; elle est encore plus dans votre fond, ayant été pénétré d’une vive douleur et d’une juste douleur ; comme étant pour une personne que Dieu vous a choisie et donnée : Dieu veut que vous l’aimiez de toute l’étendue de votre âme ; et Dieu veut que dans les rencontres vous lui fassiez un million de sacrifices de cet aimable objet que Dieu vous a donné.

16. Assurez-vous que l’un et l’autre sont de l’esprit de Dieu en votre âme, et la sensibilité que vous avez avec justice pour une personne si chère, et aussi la croix que vous avez ressentie jusque dans le plus intime de vous. Dieu l’a permis et l’a voulu sur vous, afin de vous sacrifier à sa bonté ; et Dieu le voudra dans toutes les rencontres de providence, où telles croix vous arriveront. Mais remarquez bien que comme tout cela est de Dieu, la paix succède au sacrifice cruel que votre âme en fait.

17. Si vous êtes fidèle à continuer votre travail, et à mourir à vous-même en paix et en esprit d’humilité, vous verrez les effets de l’esprit de Dieu en vous. Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre cœur pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même.

3.32. Se voir en Dieu.

L. XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser.

1. Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.

Assurez-vous donc, Madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.

2. C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.

3. Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi.

C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile.

Ce n’est pas [le cas lors] qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas, mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.

4. Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse, car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.

5. Ce n’est donc pas [sic] pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.

6. [C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.

7. Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.

8. Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.

9. Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.

Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.

10. Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le puissent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.

11. Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.

12. Par là, Madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, Madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert, mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoiqu’en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage. Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes, ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.

13. Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des Mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.

14. Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant, et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.

3.33. La mort à soi.

L. XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avancent vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu.

1. J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.

2. Votre solitude et l’état libre 457 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.

Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.

3. Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire, mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.

4. Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et for intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.

5. Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup, soit aux bonnes œuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelques hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.

6. Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien, mais encore [qu’] elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu, mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.

7. Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.

8. Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir, mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus, ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.

9. Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen, mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.

10. Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison, on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau sont le meilleurs ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.

Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 1678 458. [143]

3.34 Vie nouvelle.

L. XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie.

1. Me voilà à la veille de faire un voyage en Normandie ; je ne sais combien il durera. Il faut être dans la main de Dieu en la manière qu’il voudra : il ne faut pas vouloir les choses autrement que Dieu les donne ; car c’est toujours de la meilleure manière, quoique nous ne le croyions pas. Heureuse l’âme qui est si bien morte à soi-même, que Dieu soit en une pleine liberté en elle ; car par là il y vit et règne entièrement, et sans aucun moment de vide ! Ô si nous avions les yeux ouverts, pour voir ce divin Mystère ! Mais il est [144] vrai que toute la difficulté est dans la lumière, qui ne naît en l’âme que par sa mort : et à mesure que ses yeux se ferment par la mort, ils s’ouvrent pour voir et vivre comme je dis, au même temps que la défaillance de la mort, et le reste qui arrive à l’âme par la mort spirituelle, semblable à la mort corporelle, la privent du mouvement. C’est pour lui en donne un autre.

2. Ce qui trompe presque tout le monde, à moins d’une très véritable lumière et d’une expérience un peu profonde, est que l’on prend toujours cette vie et cette lumière pour quelque chose de ravissant, comme les extases, les visions, et les autres dons que l’on admire : et ce n’est nullement cela. C’est une vision à la vérité, mais de la vérité même, qui ne paraît ni à l’âme ni aux autres : et cependant, c’est voir admirablement, non quelque chose de particulier, mais comme Dieu gouverne et conduit toutes choses ; et de cette manière ce qui est tout commun vient à lui être découvert, ce qui lui est une source admirable de grâce. Elle voit comme la divine Providence est en toutes choses, et qu’il n’y a rien dans la terre qui ne soit conduite par une sagesse paternelle : elle a par cette lumière tout, et elle n’a rien de différent des autres ; car elle a ce que les autres ont, à la réserve que ses yeux sont ouverts pour voir la divine conduite, et comment ce qui est créé ne peut même subsister sans la providence de Dieu : ce qui lui fait trouver la vie.

3. Quand une âme par la foi peu à peu en est venue là, se soumettant amoureusement et par la mort de soi-même, faisant régner Dieu [145] par sa providence, sa conduite, et sa sagesse, agréant de tout son cœur tout ce qui lui arrive, tant intérieurement qu’extérieurement ; pour lors insensiblement et peu à peu sans extase, ni ravissement, sans visions, ni rien de particulier, elle trouve Dieu en tout, ou plutôt elle ne trouve que Dieu : car dans la vérité il n’y a que lui, toutes les choses de la terre n’étant rien. Et ainsi elle a tant cru à ses dépens que ces accidents crucifiant, ces renversements tant intérieurs qu’extérieurs, et généralement tout ce qui arrive de moment en moment, que tout cela, dis-je, est conduit de la divine Providence et Sagesse ; qu’à la fin elle ne voit que Dieu là-dedans, ou plutôt elle voit tout cela être Dieu.

4. N’est-ce pas une chose digne de compassion, de voir tant d’âmes misérables, faute de lumière de foi et de la pratique pour mourir à soi, lesquelles ont les mêmes choses : car elles ne peuvent être sans la conduite de Dieu sur elles ; et cependant faute de la grâce et de la poursuivre par lumière et pratique, elles en sont malheureusement opprimées. Au lieu que les autres y trouvent Dieu, ou plutôt, et pour mieux dire, que tout cela leur est Dieu ; mais d’une manière admirable : il faut l’avoir goûté pour le savoir. Et ainsi il est aussi difficile d’ôter Dieu à une telle âme qui l’a trouvé de cette manière, qu’il est difficile que Dieu ne soit pas Dieu. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui a été si longtemps malheureuse par les providences crucifiantes, qu’enfin Dieu s’est dévoilé non en lui ôtant sa foi, mais en lui donnant une foi si vive et si forte qui lui ôte toute hésitation, qu’il n’y a que Dieu dans le mon [146] de, et par conséquent que sa divine Providence, conduite, et Sagesse font le mouvement et le tout de ce qui paraît à nos yeux ! Combien de jours a-t-elle passés dans l’amertume, dans la douleur, et dans l’abandon, vivant à tâtons ? Mais il n’importe ; c’est par là que la foi croît, et que peu à peu faisant mourir l’âme, elle devient sa lumière qui lui fait découvrir ce beau Mystère. Je crois que c’était dans cette lumière qu’un pauvre Solitaire courait les bois jour et nuit et pour toute oraison criait à haute voix : Deum à me tollere nemo potest, personne ne me peut ôter Dieu, car il l’avait trouvé en vérité. 1669.

3.35 Vie nouvelle.

L. XXXV Sur le même sujet.

1. Je trouve que la constitution ténébreuse que vous décrivez, et où vous êtes présentement, me plaît. Ne vous mettez pas en peine d’être sans lumière et sans multiplicité : il suffit que vous ayez un certain abandon pour n’être et ne désirer que ce que Dieu veut. Soyez contente de ce que vous êtes, et de ce que Dieu permet : car ce que vous êtes à chaque moment, et ce que Dieu permet vous arriver par les croix, les peines, et le reste, c’est ce qu’il vous faut, et rien plus. Il vous suffit de vous abandonner à Dieu et d’en avoir quelquefois quelque ressouvenir sèchement amoureux ; car de cette manière l’âme trouve Dieu en tout temps, et en toutes choses. Mais vous n’arriverez jamais là, que par l’abandon total, non seulement selon les sens, mais encore selon le [147] raisonnable ; ce qui est très difficile : et quoique l’on n’y puisse arriver que très difficilement et fort tard, il faut faire ce que vous pourrez pour cela.

2. Il y aurait beaucoup à dire sur cela : mais pour le présent il suffit que vous tâchiez de mourir à votre volonté entre les mains de celle qui vous aide. Et pour cet effet quittez toutes vos vues et vos raisons, afin de faire et d’être comme l’on voudra, quoiqu’il vous paraisse quelquefois le moins parfait. Le secret de tout est d’estimer davantage à dépendre sans relâche, à mourir à soi, et non à se perfectionner, soit par la pratique de la pauvreté, de l’humilité, ou par d’autres vertus. Mais ensuite Dieu jette l’âme dans une certaine confusion, où il la dissout, l’âme ne pouvant trouver en soi ni ordre ni mesure ; cependant dans la suite il y a bien de l’ordre. Tout cause mort ; et la mort produit tout : c’est la terre d’où germent les fleurs et les fruits qui y sont produits. Enfin mourir à soi et à tout tant humain que divin, est la source de toutes choses. Ne cherchez donc pas l’ordre où il n’en faut pas. Et ce manque d’ordre n’est pas un désordre, mais plutôt la source de tout ordre : ce qui ne laisse pas de donner bien de la peine jusqu’à ce que l’âme ait trouvé le moyen de se servir de toutes choses qui arrivent, et dans lesquelles on est par son état et par sa condition. Dieu seul peut faire cela, et il ne le fera jamais que par la mort ; et la mort seule nous fera trouver la vie en toutes choses de notre état et condition.

3. Et voilà pourquoi tant d’âmes sont accablées par les croix de leur état, désirant secrètement [148] toutes choses qu’elles n’ont pas : mais quand par telles croix elles arrivent à la mort, pour lors telle mort leur fait trouver la vie, vie qui est divine, et où chaque chose qui vous arrive est vie de Dieu même. Voyez donc par là combien il faut s’abandonner à mourir par le couteau que nous avons entre les mains ; vous par ce que vous avez, moi par ce que j’ai, un autre par ce qu’il a ; et ainsi de toutes créatures. Heureuse l’âme qui par expérience sait ce secret ! Elle trouve le Paradis [P maj.]459 en terre : et par là l’éternité est proche, chaque journée étant une démarche infinie. Priez Dieu pour moi.

3.36 Divine volonté

L. XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout.

1. Me voici de retour à Paris : je prie notre Seigneur qu’il fasse en moi sa sainte volonté. Il n’est pas possible de subsister un moment sans cette adorable volonté : c’est être malheureux que de n’y être pas, et de subsister par autre moyen que par elle. Quand on est plus éloigné de Dieu, cette volonté aide à fuir le péché ; et à mesure que l’on approche de lui on fuit le moindre péché : enfin arrivant à Dieu, c’est cette adorable volonté qui renferme tout, et par laquelle tout subsiste ; c’est pour lors être sans subsistance, que d’êtres sans elle : c’est pourquoi plus on approche de Dieu, plus cette divine volonté se découvre en tout. Or pour que cela soit en pratique, il faut par nécessité que l’âme se tourne et accepte la mort. Car la divine volonté n’opère que morte ; et il n’y a que la mort qui fasse régner la divine volonté : c’est ce qui fait qu’à moins qu’une âme soit assez heureuse de tendre incessamment à la mort de soi-même, il est impossible qu’elle reçoive l’effet de la divine volonté. On peut bien avoir dépensé de la divine volonté ; mais de subsister par elle, et de l’avoir pour vie, cela est impossible sans mort. Et c’est ce qui cause souvent l’enfer de quelques âmes, lesquelles ayant travaillé de leur mieux pour s’approcher de Dieu, et ayant réussi véritablement par la fuite des gros péchés, des plus petits, et d’un million d’imperfections, et se sentant par la grâce de Dieu proche de lui ; leur cœur à quelque joie, mais passagère ; d’autant qu’elle subsiste dans leur bonne volonté bien intentionnée et cherchant Dieu.

2. Mais Dieu désirant quelque chose de plus en se communiquant à l’âme, c’est pour lors que viennent les croix. Car en tout ce précédent degré que l’âme va à Dieu, c’est par sa bonne volonté qui le cherche : mais Dieu voulant à son tour travailler, chercher, et se donner, c’est en communiquant sa volonté ; si bien qu’il faut mourir à mesure que cette divine volonté se donne, jusqu’à ce qu’elle fasse trouver Dieu partout et en tout. Ce qui dit une mort continuelle dont l’âme est fort crucifiée : car on veut Dieu, et on ne peut désirer autre chose ; et d’une autre part, on ne veut pas tant mourir. Si bien que l’on veut, et ne veut pas ; et jusqu’à ce que la volonté propre ait cédé, on est malheureux, et souvent on ne passe pas outre le premier degré. On ne peut comprendre la mort que Dieu opère ; au contraire on croit tout perdu, ne pouvant jamais se persuader que Dieu soit là : cependant c’est un faire le faut, et il ne fera jamais autrement. Jamais Dieu ne viendra en l’âme par possession véritable qu’en lui communiquant Sa divine volonté, et jamais la divine volonté n’y sera qu’en mourant à soi : ainsi sans la mort, jamais rien ne se fera et l’on demeurera toujours à la porte.

3. Mourez et vous vivrez, mourez et vous jouirez, mourez et vous trouverez pleinement Dieu et comprendrez qu’il n’y a rien plus proche de l’âme que Dieu, qu’Il est plus nous que nous-mêmes et que n’étant pas morts, nous Le croyons si loin et Se donnant si peu, mais que mourant à nous-mêmes, tout nous devient Dieu et moment de la volonté divine, qui est véritablement Dieu, mais pour une âme mourante ou morte, ce qui surprend infiniment, n’ayant plus besoin de Le chercher, de Le désirer ni d’être en souci de Lui. Heureuse mort qui fait régner la volonté divine ! Aimable divine volonté qui fait jouir de Dieu aussi réellement et continuellement, qu’en l’éternité, non en lumière de gloire, mais en vérité de foi.

4. Je vous dis ceci est en abrégé, pour vous faire voir que la volonté divine ne peut subsister sans mort ; que l’on ne peut jouir de Dieu, sans que ce soit par le moyen de la communication de sa divine volonté ; et qu’ainsi il est infaillible qu’une âme qui ne veut pas mourir et continuellement mourir, se ferme la porte, ou pour mieux dire la ferme à Dieu, qui désire incessamment à se communiquer : et l’âme ne voulant ce qu’il faut, c’est un cruel combat de Dieu et de la créature. Jugez si la partie est égale. Cependant bien des âmes en viennent là, après qu’elles ont cherché Dieu (comme j’ai dit) de leur mieux. Mais quand il vient à se vouloir donner, c’est la douleur à ces pauvres âmes : il ne fallait plus que faire un pas, et faute de ce pas elles seront malheureuses toute leur vie. Si ces âmes expérimentent en leur impuissance à avancer, au lieu de se forcer en vivant à elles, mouraient et s’abandonnaient à Dieu, cette impuissance, mourant à soi, deviendrait puissance divine.

5. La raison et l’esprit propre font tout ce qu’ils peuvent pour se soutenir. Mourez : en devenant saintement déraisonnable et sans esprit, vous devenez fort raisonnable et vous avez l’esprit de Dieu. Mais comment ? Est-ce en faisant des folies ? Non, mais en vous abandonnant à la Providence et en rejetant ce que dira-t-on ?, et un million d’autres choses où l’esprit et la raison ne trouvent du fond que dans la volonté de Dieu par les providences. L’âme sera souvent sans lumière, mais savez-vous bien que cet aveuglement est lumière ; et plus on est aveuglé, mourant, c’est Dieu, et ainsi devient lumière infinie. La lumière dont votre esprit est capable n’est qu’une petite bougie à l’égard du soleil et de la lumière que la mort cause ; car l’aveuglement et la sécheresse deviennent un soleil par la mort, non en voyant, mais en jouissant.

6. Il est très vrai que jamais une âme ne peut faire un pas en ce chemin sans abandon. C’est pourquoi c’est tout perdre, quelque prétexte que vous ayez, de ne vous pas abandonner ; vous demeurez toujours en votre domaine. Mourez à toutes ces vues de ce que l’on dira pour vous manger et vos autres petites nécessités. Sachez que ce manque d’abandon rétrécit le cœur, qui y est comme un oiseau lié par le pied, qui fait des essais, mais ne prend jamais l’effort. Il y a bien d’autres choses en quoi se perdre et bien plus périlleuses en apparence ; sans s’amuser à si peu.

Quand Dieu vous donne quelque chose de distinct, prenez-le ; mais ne courez pas après : mourez et laissez aller votre volonté dans un certain général. Si vous saviez vous perdre, ô que vous seriez heureuse.

7. N. a beaucoup de grâces, mais ne pouvant avoir la retraite, ni l’abjection, ni la pauvreté, elle n’a pas la nourriture abondamment comme vous. Je compare ces pauvres gens du monde (quoique fort touchés de Dieu) à ces pauvres qui vivent des miettes qu’ils quêtent comme ils peuvent, pendant que les pauvres, soit Religieux ou Religieuses, étant pauvres d’esprit et amoureux de Dieu, se remplissent par la perte en Dieu dans la solitude, l’abjection, et la mort véritable à soi-même, opérée en eux par l’obscurité et nudité de tout. Mais ô, que ce langage est dur, et qu’il est rare de le croire tel qu’il est ! Dieu me fasse la grâce d’être fidèle en cela. Priez pour moi, et me croyez tout à vous. 1669.

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison.

L. XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour.

1. Je vous écris volontiers en cette occasion, pour vous marquer combien je suis à vous, et combien je désire vous être utile pour votre perfection ; spécialement remarquant que les grâces de Dieu s’augmentent en vous et que votre âme travaille tout de bon pour être fidèle à sa divine Majesté.

C’est beaucoup que de recevoir le don et les grâces qui sont nécessaires pour être d’Oraison, et pour devenir selon le cœur de Dieu ; mais c’est encore toute autre chose quand l’âme est assez heureuse pour faire usage de ces divines grâces, entendant de la bonne manière la voix de Dieu qui parle au cœur. On voit quantité d’âmes recevoir beaucoup de lumières et de grâces de la Bonté divine, qui cependant faute d’intelligence et de fidélité pour les mettre en usage en mourant vraiment à soi, portent très peu de fruit quoiqu’elles reçoivent beaucoup. Ce n’est pas donc le tout d’être bien honoré des miséricordes de Dieu, si le même Dieu ne fait la grâce de donner une certaine intelligence pour entendre cette divine voix et la fidélité pour vraiment se surmonter soi-même, afin qu’à l’aide de ce divin secours l’âme puisse faire régner vraiment Dieu sur elle aux dépens [154] de son amour-propre et de ses inclinations.

2. Tout ceci supposé, il faut remarquer (pour répondre à la vôtre,) que Dieu ne donne des goûts et des lumières aperçues par les sens que pour soutenir un peu l’âme, et la disposer par là peu à peu à entendre son langage plus spirituel, plus insensible et plus inconnu. Car comme notre âme est capable de lui, ainsi la dispose-t-il peu à peu pour le pouvoir recevoir ; ce qui ne peut être que par l’insensible, et par l’incertain selon les sens, et ainsi par la foi : c’est pourquoi plus l’âme avance et est fidèle, plus aussi a-t-elle fréquemment des obscurités, des sécheresses et des incertitudes. Quand l’âme ne comprend pas encore ce procédé, elle croit reculer à l’égard de ce qu’elle avait dans ses commencements ; et ainsi au lieu d’entendre la voix de Dieu, et de tâcher de s’y ajuster, elle fait ce qu’elle peut pour avoir quelques grâces et quelques sensibilités tirées par force. De cette manière elle se dessèche plutôt que de se consoler ; et pensant mettre l’ordre où elle voit le désordre, elle se brouille plus qu’elle ne s’ajuste, y mettant insensiblement la confusion.

3. Mais quand l’âme est fidèle à faire usage des sécheresses et des obscurités où la voix de Dieu et son opération sont bien plus pures, pour lors Dieu les donne fréquemment ; spécialement dans les temps où l’on se voit plus renouvelée pour l’Oraison et pour la perfection. Car comme ce renouvellement dispose beaucoup l’âme pour la divine lumière, aussi Dieu la donne plus pure et non mélangée du sensible. Et l’âme doit doucement et humblement se laisser davantage en la main de Dieu ; [155] se contentant de ce qu’elle ne goûte ni n’entend pas, tâchant seulement de s’occuper doucement dans les vérités conformément à son degré : et si même tout moyen de s’aider lui est ôté, qu’elle pâtisse pour lors et souffre. Car alors la foi ne laissera pas dans son obscurité et [sa] sécheresse de faire plus qu’elle ne pourrait faire selon son aperçu. Je dis bien plus : quand une âme est fidèle à entendre la voix de Dieu dans la sécheresse, dans l’insensibilité et dans l’abattement de la nature, alors Dieu prisant extrêmement une telle disposition, multiplie ses grâces pour lui donner une foi encore plus obscure ; et tout cela afin de tirer peu à peu l’âme à l’écart de soi-même et hors de ses inclinations, afin qu’étant là seule avec Dieu seul, elle soit capable d’une plus forte grâce et d’une communication plus secrète avec sa divine Majesté.

4. Où il faut remarquer que la sécheresse, et ainsi la foi, étant un don beaucoup relevé et magnifique selon Dieu, il faut que l’âme y corresponde par une plus grande perte de soi-même ; autrement elle s’égarera et ne pourra suivre Dieu selon son dessein. C’est la cause pourquoi [sic] plusieurs âmes recevant ce don de foi et d’obscurité, sans se perdre assez soi-même et mourir ainsi assez à leurs inclinations naturelles, s’égarent facilement. Car demeurant en elles-mêmes, où cette divine lumière de foi ne peut subsister, elles la cherchent incessamment à tâtons, comme ferait une personne dans un lieu obscur, cherchant quelque chose l’ayant perdue [participe accordé] : elle ne pourrait la trouver, et ainsi perdrait son temps avec ennui et tristesse. Mais quand l’âme est assez heureuse [156] de suivre, en se quittant soi-même, avec générosité, cette obscurité et cette foi qui conduit [qui conduisent] l’âme tant à l’écart ; pour lors elle n’a que faire de craindre de s’égarer : elle a une sûre guide [sic] qui sans faute la mènera où vraiment Dieu la désire, et ainsi lui donnera un contentement solide en soutenant l’âme, quoique sans saveur et sans s’apercevoir de ce qui la soutient ; cette divine foi étant une manne qui a tous goûts et qui vraiment soutient, sans savoir comment elle s’est donnée : tout ce dont on peut et dont on doit s’apercevoir, est ce plus grand éloignement de soi-même sans se mettre en peine de connaître et de goûter ni où l’on va, ni ce que l’on a.

5. Il faut remarquer ici un peu en passant la différence des âmes qui ont des sécheresses et des obscurités, et qui cependant ne sont pas en foi, d’avec celles qui les ont en foi. C’est que les premières n’ont point ce désir de perfection que j’ai dit : plus les obscurités augmentent, plus vous y voyez un aveuglement égal à leurs obscurités pour juger de leurs défauts et imperfections, et pour s’en tirer avec promptitude et agilité. Les autres tout au contraire, plus elles sont obscures, plus elles désirent Dieu ; et moins elles goûtent et voient ce qu’elles ont et ce qu’elles sont, plus elles sont clairvoyantes, sans savoir le comment, pour découvrir leurs défauts et agréer qu’on les leur découvre : ce qu’elles n’ont point de difficulté à comprendre, et même ce qu’elles font mieux, plus elles sont obscures et en ténèbres, d’autant que la lumière est vraiment chez elles ; qui par son brillant sans éclat leur découvre en vérité tout ce qu’elles sont. Car comme cette foi est une [157] lumière de vérité, plus elle est et devient elle-même pure, plus elle met la vérité en ces âmes qui la possèdent. Cependant comme elle fait voir la vérité, elle imprime en l’âme un tel dégoût de soi-même, qu’il semble que l’âme ne saurait assez se mépriser et se juger coupable et fautive. Ce qui est tout le contraire des premières, qui plus elles ont d’obscurités, moins elles se voient ; s’aimant et se flattant davantage pour demeurer avec amour-propre dans leurs défauts : et si par providence on leur en découvre qu’elles ne sauraient nier, étant trop manifestes ; il n’y a rien qu’elles ne fassent pour les diminuer ou pour les excuser, manifestant en cela qu’en vérité leurs ténèbres ne sont pas lumineuses. Mais il suffit de cette petite digression pour faire voir un peu la nature de cette divine lumière en l’âme obscure : poursuivons de faire voir l’adresse de Dieu pour l’augmenter en une âme qui lui fait accueil et la reçoit bien dans les occasions.

6. Comme il est certain que les fêtes principales et les temps des divins Mystères et solennités sont des temps de grâces et de faveurs ; aussi pour le très ordinaire Dieu prend-il plaisir d’augmenter en ces jours la foi en une âme qui court et avance beaucoup dans le désir de sa perfection et de le [objet ?] trouver par tous les moyens divins que Dieu lui fournit. Au lieu donc de lui donner des goûts et des douceurs sur les Mystères, il les lui retire très souvent, non pour lui ôter la grâce ni la participation du Mystère ; mais plutôt pour la retirer plus en secret et en cachette, afin de la lui [objet ? (la grâce ?] communiquer plus abondamment en foi. Et lorsqu’en ce temps l’âme s’aperçoit de ce divin secret, elle [158] doit humblement prêter l’oreille pour entendre ce discours de foi, et ainsi se contenter de son obscurité et de sa pauvreté selon ces temps : et poursuivant, autant que sa foi se rendra obscure, elle trouvera qu’encore qu’elle ne lui donne rien selon ses sens, elle ne laissera cependant de lui donner une substance460 qui vraiment la nourrira en ce Mystère et en cette fête ; où elle trouvera infiniment plus qu’elle ne pourrait avoir par tout l’aperçu que son âme pourrait désirer. Et quand l’âme n’entend pas encore ce secret, elle se fait du tort et en mélangeant plusieurs choses où elle s’applique en se forçant, elle perd peu à peu la conduite de cette foi qui la mène par la main, pour lui faire jouir du Mystère, quoique vraiment elle ne sache le comment. Et il suffit que l’âme se soumettant humblement à la disposition que Dieu lui donne, fasse et agisse conformément au degré où elle est, et ensuite s’abandonne à la conduite de la foi. Et cela est si vrai, que quand l’âme est fort fidèle à cette divine conduite, elle voit et remarque que plus les fêtes et les solennités sont grandes, plus son obscurité s’accroît ; Dieu faisant en ces temps ce qu’un voyageur adroit et judicieux fait quand il entreprend un fort long voyage. Il s’habille à la légère et prend fort peu d’équipage, afin de marcher promptement et d’avancer en hâte. Ainsi Dieu par amour, impatient de nous donner la plénitude des Mystères et de nous y faire trouver leur substance comme un aliment digne de Dieu, nous met en course par la foi de ces mêmes Mystères, afin de ne nous arrêter en rien de ce que nos sens et nos puissances y pourraient trouver.

7. Cela est si vrai dans l’expérience que l’âme [159] fidèle à la foi et à son procédé divin en ces saints temps, étant en emploi et en nécessité d’en parler quoiqu’elle sente et expérimente son vide, causé par la foi, ne laisse pas cependant de trouver chez elle (sans savoir comment cela y a [sic] entré) une infinité de choses auxquelles elle n’a nullement pensé, et qui cependant lui sont extrêmement savoureuses par le débit461 qu’elle en fait et aussitôt que sa bouche se ferme pour n’en plus parler par nécessité, son cœur devient sec et l’obscurité reprend sa place. Ce qui va et vient un long temps, y ayant des vicissitudes tantôt d’une manière et tantôt de l’autre : jusqu’à ce que l’âme étant assez forte et courageuse pour porter une sécheresse longue et pénible, elle soit capable de soutenir sa durée. Et pour lors les obscurités sont longues, et Dieu ne s’en ennuie point, quoique souvent l’âme les porte avec grande peine ; car les sens ni l’esprit humain n’apprennent presque jamais ce procédé, étant leur mort et leur perte.

8. Quand la foi ne tient pas l’âme tant en presse par son obscurité et par ses ténèbres, comme son dessein, pour l’ordinaire, est de conduire l’âme à l’unité, elle lui donne facilité pour la simple présence de Dieu, qu’elle doit priser, et faire suavement et simplement ce qu’elle pourra pour la cultiver non seulement dans l’Oraison, mais hors de l’Oraison ; afin qu’étant embaumée de cette manne elle soit fort fidèle à s’ôter tous les empêchements qui lui dérobent cette présence ; et pour lors elle lui sera autant lumineuse, que son cœur sera dépris de tout objet volontaire.

9. La foi prenant plaisir de donner cette divine [160] présence, l’accompagne assurément (si l’âme est fidèle) des vertus que vous me marquez pour lesquelles votre âme a inclination et disposition. Où il faut remarquer que lorsqu’on ne voit point d’opération du Soleil dans un lieu, l’on juge facilement qu’il n’y est point et qu’il n’y donne pas : car il n’est jamais oisif au lieu où il communique ses rayons ; faisant un million d’effets et de merveilles qui marquent son pouvoir et son opération. Par là on peut juger quand l’opération de Dieu est dans une âme, n’y pouvant jamais être sans effet véritable et efficace. Mais souvent comme on veut que ces effets soient sensibles et aperçus, on se trompe en leur discernement quant-à-soi : car pour la lumière des autres, elle ne peut jamais être si fautive que la nôtre pour voir les vertus ou les défauts qui sont en nous. Et pour ce qui est de l’ordre des effets de la lumière de foi dans les âmes, il faut remarquer que d’abord, et même un long temps, elle n’y met que les désirs des vertus et de la pureté intérieure, et indirectement les vertus mêmes, mais en petit degré. L’âme étant fidèle à ceci, le désir croissant, les vertus augmentent aussi : et de cette manière la foi va insensiblement opérant les vertus dans les âmes. Ce qui se rencontre quelquefois de pénible en l’âme, est qu’elle est souvent crucifiée par les désirs de pureté et de vertu sans discerner en soi ni pureté ni vertu : mais les personnes qui approchent cette âme, et qui voient bien plus clair au travers des nuages obscurs de la foi, que ne fait la pauvre âme qui en est éblouie, discernent fort bien que les vertus y sont, et que ce n’est qu’une peine que la foi cause, afin d’animer [161] cette âme encore davantage à la pureté des vertus.

10. Et quand vous trouvez des âmes qui croient avoir la foi, même en éminent degré, sans expérimenter tels effets que je viens de marquer, pour lors jugez, ou qu’il n’y a point de foi en don divin, ou que l’âme y est assurément infidèle ; spécialement quand vous voyez que ces âmes ont de la peine à consentir et à s’humilier aux vues que les autres ont de leurs défauts ; car quand la foi est dans un cœur et que l’âme y est fidèle, il peut bien être et se trouver que telles âmes paraîtront fautives, et que même (par opération de cette même foi) elles le verront beaucoup sans pouvoir s’en défaire, et que d’autres fois cette vue s’évanouira et qu’elles ne verront pas leurs défauts ; mais aussitôt qu’on les leur découvre, aidant à la lumière de la foi qui est en elles, non seulement elles y consentent agréablement, mais elles le croient si véritablement par la lumière qu’on leur donne, qu’on ne saurait leur faire un plus grand plaisir que de découvrir tels objets agréables à leur lumière. C’est pourquoi quand les âmes qui ont le don de foi, se voient ou peinées de ce qu’on leur dit d’elles, ou point inclinées à le croire facilement, c’est un signe ou que leur lumière de foi est encore fort petite et par conséquent encore bien extérieure, ou que par leurs imperfections elles y ont donné beaucoup d’atteintes, et ont comme enfoui le plus fort de leur lumière dans le fond de leur âme.

11. Tout ce que vous me mandez pour votre Oraison est très bien ; et ne vous étonnez pas si elle n’est pas toujours comme vous la [162] voudriez ; mais plutôt soyez fort fidèle à vous laisser aller suavement et bonnement au gré de Dieu. La bonté de l’Oraison ne consiste pas à la bien faire, et à y recevoir beaucoup selon nos inclinations ; mais bien à y être selon que Dieu veut que nous y soyons : et ainsi le bon plaisir divin fait le principal et le bien de l’Oraison. De cette manière, l’âme étant fidèle, elle peut toujours être pleinement contente de son Oraison, s’ajustant parfaitement au bon plaisir divin : et l’âme doit être contente et sûre qu’elle s’y ajuste quand elle fait bonnement ce qu’elle peut de sa part, disposant également son âme pour la pratique des vertus en tout ce qui lui arrive par les rencontres de providence.

12. Où il faut remarquer que très souvent et presque toujours la lumière de l’Oraison dépend de la droiture de l’âme en la fidélité durant le jour. Car s’étant sali par des défauts, il faut par nécessité que la foi en l’Oraison s’occupe à purifier tels défauts, et qu’ainsi elle quitte son ouvrage pour en faire un autre ; et si au contraire l’âme est fidèle à conserver sa pureté, sa paix et son union durant le jour, la foi continue d’Oraison en Oraison, de produire et de faire ce qu’il faut pour établir vraiment Dieu en l’âme. Et voilà en quoi consiste le plus grand mal des âmes qui font et défont, d’autant qu’elles ne souffrent presque jamais que la foi travaille en elles en unité, et ainsi par leur multiplicité d’interruption [s] elles sont cause que malgré Dieu la foi est interrompue dans elles en son opération. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence pour aider à la continuation de l’opération de la foi [163] que l’âme observe avec fidélité l’instinct que cette même foi lui donne pour les vertus et pour la pureté intérieure : car elle [cette foi] ne manque jamais d’accompagner ce qu’elle fait en l’âme des inclinations de pureté et de destruction des défauts qui lui sont plus contraires ; et c’est ce que je remarque dans votre lettre.

13. C’est pourquoi vous devez être fort fidèle, en faisant usage de la grâce que Dieu vous donne, à travailler à détruire l’estime de vous-même dans toutes les occasions, et aussi à contribuer aux autres qui y travaillent, trouvant bon qu’on parle mal de vous, et que l’on ne vous estime pas : et comme il est certain que votre faible a toujours été de porter péniblement les défauts d’autrui, portez avec grandes longanimité et patience les sottises et les faiblesses que vous voyez dans les autres, et faites beaucoup crever votre raison et votre naturel sur cet article. Ce n’est pas que vous ne devez [s., devez : mode indicatif, et non subj. : deviez] observer qu’il faut être raisonnable sur cette même pratique, afin que les filles n’en abusent pas ; mais la bonne prudence, éclairée de la foi, vous précautionnera en cette fidélité.

3.38 Immobilité dans les croix et pertes.

L. XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine.

1. Toutes les âmes qui sont assez heureuses d’être appelées à l’Oraison de foi doivent se résoudre à un million de croix, tant [164] intérieures qu’extérieures. Car il est très certain que c’est la marque la plus grande de l’accroissement de l’amour divin sur une âme, lorsque Dieu la traite plus rigoureusement et plus rudement, tant par soi en l’Oraison et durant le jour, que par les créatures et par les providences journalières ; lesquelles un très long temps nous semble venir uniquement des créatures : mais dans la suite, à mesure que la lumière s’augmente, on découvre la main de Dieu, cachée en la créature. Ce qui est consolant, et fait conclure à la fidélité générale, pour l’usage de toutes choses, et pour redoubler et renouveler son amour, plus il est cruel, crucifiant, impitoyable et méprisant nos petits services462 et ce que nous pouvons faire pour le contenter, ou pour exécuter ses ordres ; la continuation de ces choses, et même l’augmentation, étant des marques infaillibles de son amour intime, et ensuite de son amour essentiel ; ce qui met dans le fond, et le plus immobile de l’âme, une certaine paix et abandon, et dans la suite un repos entier : mais pour l’extérieur et les puissances [de l’âme], tout ce que je vous viens de dire est leur partage.

2. Cela supposé, contentez-vous d’être paix, et abandonnée en repos, souffrant tout ce qui vous y arrivera, et tout ce qui se présentera. Car le diable, la nature, et souvent les créatures, font, comme vous dites, des huées et des cris étranges, qui brouillent tout, quand l’âme s’en étonne et s’en remue. Il faut tâcher de demeurer immobile comme un rocher, et laisser tout perdre, son Oraison, sa perfection, son salut, et enfin son âme, comme dit Notre-Seigneur. Ô que ce pas est rude [165] et qu’on l’essaie longtemps avant que de le faire une bonne fois ! Et quoique l’on ne le fasse parfaitement, on court très vitement, pourvu que l’on fasse ce que je vous dis.

Ne vous mettez pas en peine de savoir où vous allez : car moins vous le savez, plus vous courez vite, mourant encore davantage par l’intime désir d’être à Dieu sans y pouvoir arriver.

3. Méprisez fortement le Démon, qui vous représente que vous ne dites pas vrai en exprimant votre intérieur. Tout son soin est d’effacer de votre esprit ce qu’il y a d’intérieur, en vous rabaissant le courage, et en vous mettant dans les sens des convictions de votre indignité, que tout n’est que chimères, qu’il n’y a rien de solide, que ce ne sont que des défauts, et un million d’autres choses, que vous devez absolument mépriser pour vous convaincre fortement et constamment que votre intérieur est vrai nonobstant tout cela. On ne saurait croire combien cet ennemi par ce procédé fait de mal et de ravage, jusqu’à ce que l’on soit passé absolument son pays [syntaxe], et ses prises. Ce qui ne sera de long temps en vous, si vous ne vous dépêchez de le négliger et mépriser, courant à grands pas, quoi que vous voyiez en vous de pauvre et de répugnant à cette grâce selon votre sens. Il ne faut pas seulement, s’il se peut, s’amuser à réfléchir un moment en passant sur ces choses ; car c’est s’arrêter plus que l’on ne peut croire. Il faut que Dieu en donne l’expérience pour le savoir ; et je crois que c’est cette vérité qui fut découverte à St.[saint] Antoine.

4. La nature nous est encore un très grand [166] empêchement, par ses faiblesses, son peu de cœur à porter des croix, et son peu de courage pour une haute prétention ; à cause qu’elle ploie continuellement faute de foi et de confiance, et faute de s’élever au-dessus d’elle-même, de ses vues et de sa compréhension. Le monde nous achève par ses affaires, par ses respects, et par un million d’autres choses auxquelles il faut mourir.

5. Prenez courage au nom de Dieu, et vous ressouvenez [et ressouvenez-vous] souvent de ce beau mot, lux in tenebris lucet463, dans l’Épître d’aujourd’hui. Moïse dit qu’il vit Dieu in caligine464. C’est là qu’on le trouve en vérité. Et il faut que le ménage et la maison d’une âme soient toute renversés, que tout y soit perdu sans espérance, et enfin qu’elle soit sans Dieu, pour tout avoir, pour avoir la paix et pour jouir de Dieu. Et ne croyez jamais ajuster si bien et arranger si solidement les choses en votre âme, que vous viendrez à mettre en pratique chaque chose selon votre désir. Il faut le faire sans qu’on le croie faire et il faut en être contente sans assurance ni fondement en vous qui certifie. 1669.

3.39 Croix portées avec paix.

L. XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion.

1. Je suis de votre avis qu’il est fort nécessaire et même fort doux d’être proche de [167] son Directeur, afin d’être éclairé de lui sur les besoins actuels ; des Lettres ne pouvant répondre si exactement à toutes choses.

Je vous porte compassion dans les peines que vous souffrez : cependant comme elles sont d’ordre de Dieu, il faut les porter avec fidélité ; et elles auront leur effet en leur temps. Vous ne devez pas attendre d’avoir présentement l’esprit calme et clair sur ces diverses peines : il suffit que le fond de votre volonté soit droit pour vouloir Dieu aux dépens de toutes choses, et par les voies que la providence vous marque. D’ici à longtemps vous aurez à souffrir avec confusion, sans y voir de remède, ni même y pouvoir mettre d’ordre. Ce qu’il faut faire est de vous calmer autant qu’il sera possible, souffrant les croix qui vous arriveront, et faisant avec paix ce que votre Directeur, ou quelque autre personne en laquelle vous aurez confiance, vous dira.

2. Pour ce qui est de la manière que [(sic) et non : dont] vous devez porter vos croix, vous devez savoir qu’elles sont de saison, et qu’ainsi il faut vous y abandonner, tâchant de vous calmer dans tous les évènements qui vous arrivent, faisant seulement ce que vous verrez à faire pour les empêcher, ou pour vous ajuster à l’esprit des personnes par lesquelles ces croix viennent. Ne prétendez pas que cette paix soit un ajustement de vos croix, ou de votre esprit pour ne pas être peiné en elles ; mais bien une certaine tranquillité pour vous y abandonner en les souffrant : car Dieu veut autant nous perdre à nous-mêmes dans les croix, que de nous faire souffrir en nous y purifiant ; et si nous étions en paix selon notre volonté, nous ne nous y per [168] drions pas. Ainsi il suffit de nous abandonner dans une certaine tranquillité pour avoir cette paix.

3. De plus nous ne devons pas tant nous mettre en peine de mille petites choses qui nous font peine. Nous devons tâcher de devenir de grands cœurs qui soient capables de digérer et de dévorer un million de croix de toutes façons : autrement nous serons embourbés à tous moments. Car comme Jésus-Christ a tout fait en la croix et par la croix, jamais son opération en nous ne sera autre. Il faut sur cela une grandeur [une] latitude et [une] générosité de cœur, pour nous ajuster à toutes manières de croix, comme nous nous ajustons à l’air, dont nous vivons : autrement notre cœur ne sera pas propre à aimer, et nous aurons le même reproche que les pèlerins d’Emmaüs ; Ô cœurs insensés, qui êtes si tardifs à croire, n’a-t-il pas fallu que j’aie souffert !465 Ils avaient Jésus-Christ, et ils ne s’en apercevaient pas ; d’autant qu’ils ne le connaissaient pas : et aussitôt qu’ils le connurent, il s’évanouit de leurs yeux. Si en cette vie nous ne le connaissons en croix et par la croix, nous ne l’aurons jamais ; et si nous en avons quelque autre connaissance, elle sera momentanée.

4. Vous vous plaignez de votre bonheur sans le connaître. Connaissez-le donc en réveillant votre foi ; laquelle sous ces ombres défigurantes découvre Jésus-Christ, même en la croix quelle qu’elle soit. Mais ô le malheur continuel ! connaissant le bonheur des croix, on veut être en croix sans être crucifié ! Jé [169] sus-Christ a-t-il été de cette manière ! Tout au contraire, il a porté la croix dans toute son étendue, aussi bien intérieurement qu’extérieurement, Mon Dieu pourquoi m’avez-vous délaissé ?466

5. Soyez donc fidèle aux croix de quelle [sic] manière qu’elles soient ; et vous trouvez tout en elles selon les besoins de votre âme, et selon les degrés où vous en serez. Au commencement elles purifient, ensuite elles deviennent présence de Jésus-Christ, et enfin toutes choses se trouvent en elles. Que si les âmes savaient le Mystère de la Croix, elles seraient heureuses : elles trouveraient la béatitude dès cette vie, non en douceur, mais en croix ; et elles découvriraient cet admirable Mystère de Jésus-Christ toujours crucifié en tout et par tout. Était-il moins Dieu crucifié que glorifié ? C’était le même. Ainsi la croix est égale en cette vie à la lumière de gloire. Mais vous me direz que cela est bon pour les grandes et saintes croix des grandes âmes : et je vous réponds que, pourvu que l’âme en fasse usage, toute croix porte cet effet, l’âme s’élevant en foi et en amour pour trouver l’inconnu caché en elle. Soyez donc fidèle à demeurer en croix ; et n’en descendez pas : nourrissez votre esprit de votre mieux des lumières que l’on vous donne ; et de cette manière elles feront en vous tout ce qu’il faut. Priez pour moi. [170]

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance.

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection.

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts.

Mon cher Frère,

1. J’ai eu une très grande joie en la lecture de la vôtre, voyant votre disposition intérieure pour la perte de toutes les choses saintes, et pour l’indifférence, dans laquelle votre âme est paisiblement et humblement en la main de Dieu pour recevoir tout de lui. Son plaisir éternel doit être le vôtre ; et vous devez tellement travailler à poursuivre la destruction de toute inclination, qui ne se trouve point véritablement dans la complaisance de tout ce que Dieu veut et choisit pour vous, que vous ne devez vous donner aucune relâche jusqu’à ce que vous soyez arrivé à cette humble et tranquille paix.

Votre joie donc ne doit pas être d’avoir quelque chose de Dieu ni de faire quoi que ce soit pour sa gloire ; mais bien d’avoir une complaisance vraiment humble et amoureuse pour ses desseins éternels sur vous, et pour ce qu’il vous donne à chaque moment, qui est proprement ce que vous avez. Car il est certain que votre cœur désirant Dieu, et aussi de le servir, Dieu ne manque jamais à vous fournir [171] à chaque moment ce qu’il vous faut et ce qui vous est le plus propre, pour l’aimer et vous perfectionner en son amour.

Ayez donc au nom de Dieu, autant que vous pourrez, une humble joie, satisfaction et complaisance pour recevoir et pour vous voir traiter de Dieu en la manière que vous l’êtes en chaque moment sans vous mettre en peine de le concevoir, sinon d’être comme vous le pouvez être et de faire ce qui se présente raisonnablement à faire à chaque moment.

2. Ce que je vous dis pour les dispositions de votre âme soit à l’Oraison ou hors de l’Oraison, je vous le dis aussi pour vos défauts. Souffrez-les humblement et avec paix, Dieu vous agréant de cette manière ; et quand vous sentez certaines peines ou abattements intérieurs de vous voir si petit et pauvret en perfection relevez votre cœur par la complaisance divine, en ne vous regardant pas par vos yeux d’amour-propre, mais par les yeux de Dieu, qui vous veut de cette manière. Ressouvenez-vous de ce que St. François de Sales dit très saintement et lumineusement dans son Théotime467 de cette statue, laquelle quoique manquant de tout, ne voulait pas être autrement par complaisance à son ouvrier ; et par là elle avait toute sa perfection ; non en elle, mais dans l’inclination et le plaisir de son sculpteur.

3. Hélas que nous nous trompons au fait de la perfection ! Nous jugeons notre perfection être grande, parce qu’elle nous plaît ; [172] cependant dans la vérité souvent elle est très petite dans l’agrément de Dieu, ce qui seul donne le degré de grandeur ou de petitesse. Le moyen donc, cher Frère, de charmer le cœur de Dieu est d’entrer sans mesure et sans bornes dans ses complaisances pour être dans ses inclinations, et de tâcher peu à peu paisiblement et amoureusement que votre cœur soit en la main de Dieu et non en la vôtre.

Faites donc en sorte en toute rencontre que votre âme entre dans cette paisible disposition ; et assurément elle ne peut jamais être mieux selon l’ordre de Dieu. Faites là tout ce que vous avez à faire, et vivez vraiment une vie de joie dans cette complaisance, laquelle aura et contiendra tout ce qu’il vous faut.

Ne vous arrêtez plus au passé, n’y pensez plus volontairement. Donnez-vous à cette disposition ; et vous trouverez à la suite une miséricorde de Dieu admirable, qui vous charmera et vous découvrira le secret de Dieu pour vous conduire par où vous ne saviez pas.

4. C’est un grand malheur que les hommes veulent toujours voir, savoir, et être les conducteurs de leur perfection. Ainsi c’est tout perdre. Et s’ils savaient faire ce que je vous viens de dire, en se laissant à la main de Dieu, sans savoir où ils iraient, sans savoir ce qu’ils auraient, et sans voir où les choses se devraient terminer, Dieu ferait toutes choses admirablement. Car il n’y a aucun moment de la vie où Dieu ne se communique surabondamment aux hommes pour sa gloire ; mais non toujours selon leur inclination et leur volonté [173]. Je vous prie de prier Dieu pour moi, et de me croire tout à vous.

3.41 Mystères du Néant.

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu.

1. Priez Notre-Seigneur, que je sois vraiment un ver de terre, afin que n’étant rien, je sois selon le cœur de Dieu.

Ce matin me recueillant pour être en Dieu, j’ai envisagé à mes pieds un ver, qui m’a été une grande lumière,468 Ego [autem] sum vermis et non homo, etc. Ô que les lumières de Dieu sont différentes des lumières du monde ! Pour être grand et puissant, il faut avoir beaucoup, et beaucoup éclater [sic] ; et pour être et devenir tout, il ne faut être rien. Remarquez N. [sic] que JÉSUS-CHRIST le dit en sa personne, qu’il est un ver et non un homme ; et ainsi ce n’est pas seulement pour être grand qu’il faut devenir rien, mais pour être la grandeur même.

2. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui vraiment n’est que pour être oubliée de tout le monde, pour n’être rien, étant la dernière et la plus vile chose du monde, pour être vraiment foulée aux pieds, pour ne vivre que de ce qu’il y a de plus vil, et enfin pour n’être propre à rien.

Ô que ces beaux mots sont admirables ! mais qu’il est encore bien plus beau de porter en son âme cette belle vérité : Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes, et le [174] mépris du peuple ! Si les âmes savaient la profondité de ces merveilles, ô qu’elles comprendraient facilement les desseins de Dieu en tout ce qu’il a fait ! Car n’y ayant rien de grand devant lui, et dans la vérité, que ce néant, il ne fait pour l’ordinaire et selon son cœur que cela. Et voilà la raison pourquoi il paraît si souvent ne rien faire dans les âmes, et pourquoi il est si réservé à donner ses grandeurs ; car en ne donnant rien, et en ne faisant rien, il fait des Mystères admirables dans les cœurs, qui ne sont rien, et qui sont des vers de terre.

Si je vous pouvais exprimer tout ce que je vois de ces merveilles, et que toute la terre le peut [le pût ?] goûter, je m’assure qu’il n’y a ni Rois ni Princes, qui ne voulussent donner un million de Royaumes et de Principautés pour être traités de Dieu et des hommes selon ce divin Mystère.

3. Une âme éclairée de cette lumière, voit et découvre l’opération infinie de Dieu en ses créatures, pour les traiter incessamment et sans aucune relâche d’une manière infiniment amoureuse : mais quand elle n’est éclairée que selon les sens et la raison, elle voit Dieu si éloigné ; car elle se voit toujours si pauvre, si petite et si faible, et ainsi du reste que la raison humaine nous découvre en nous, et en ce qui se passe en notre intérieur.

Je finis en disant à votre cher cœur ces belles paroles : Je suis un ver de terre, et non un homme, l’opprobre des hommes et le mépris du peuple. Plus de grandeurs, plus de merveilles, plus de profondités que cela ! Et heureu [175] se, et mille fois heureuse l’âme qui est traitée de Dieu de cette manière, et qui est en sa main et en son opération, comme un ver ! Mais ô chose digne de compassion ! L’âme se reprend toujours pour être quelque chose ; et Dieu ne le fait jamais. Il le permet, et il le souffre : mais le rien et le néant, il le fait, et c’est son opération amoureuse en sa créature.

4. Je ne sais si je me fais entendre. Les richesses, les honneurs, et ce qui est quelque chose dans le monde en quelque manière qu’il soit, tombe de Dieu par sa providence dans les créatures comme par dédain et sans y penser, parce qu’elles le veulent et le désirent : mais pour le néant et le rien, c’est l’œuvre de Dieu magnifique et l’effet du conseil, c’est l’épanchement du cœur paternel, et où il applique toute son attention ; et enfin c’est l’opération de toute la sainte et adorable Trinité sur les cœurs de ses très chères créatures, pour devenir ce que Jésus-Christ est : Je suis un ver et non un homme.

Je vous le dis encore, que si je vous pouvais exprimer quelque chose de ce que je vois de l’opération divine sur les créatures, non seulement vous seriez épouvantée et charmée ; mais toutes les personnes qui le pourraient entendre, le seraient, voyant son amour infini incessamment appliqué sur chaque créature. Mais la propre suffisance et la lumière humaine cache [cachent] cela, et l’opération divine n’est pas connue ; et je ne puis le dire que par des paroles trop grossières. [176]

LETTRE à l’Auteur.

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions.

1. « Puisque la divine providence me prive de l’honneur de vous voir, vous voulez bien me permettre de vous écrire pour suivre vos saints conseils et avis, que je vous prie d’avoir la bonté de me continuer, ayant un grand désir d’être plus fidèle à les suivre que je n’ai encore fait. Voilà ce me semble les vrais sentiments dans lesquels je me trouve dans le fond de mon cœur. Mais comme assez souvent les œuvres ne suivent pas, particulièrement lorsque je suis en sécheresse, cela m’inquiète ; me voyant si remplie d’imperfections, comme est le soin de ma santé et de mes commodités, de l’estime et [de la] réputation des créatures qui occupe [occupent] insensiblement mon imagination, aussi bien qu’un trop grand soin des choses extérieures de la maison et de l’avancement des Sœurs, quelquefois même des bagatelles dont j’ai confusion de voir que cela m’ait occupée et privée de la présence de Dieu, et même dans l’Oraison, la sainte Messe, et de [sic] la sainte Communion : en ce temps j’en approche (ce me semble) sans foi et sans esprit.

2. “Que ma faiblesse est grande lorsque Dieu se retire un peu de moi et me laisse à moi-même ! alors je sens mes passions se ré [177] veiller comme dans ma jeunesse, et les moindres occasions me font tomber dans un abîme de misère, d’incertitude et de crainte de tromper et d’être trompée [par ?] manque d’esprit et de me pouvoir expliquer ; et mille autres peines qui me viennent sur toutes mes autres fautes passées et mes ingratitudes envers sa divine Bonté. Voilà en général et en partie ce qui me peine et qui me semble ne mériter que l’enfer.

3. « Il y a toutefois quelque petite chose que je ne puis expliquer, qui m’empêche de tomber dans le désespoir et de me laisser aller à la tristesse et au découragement. Je me suis trouvée quelquefois un mois dans cette disposition : et puis je me trouve auprès de Dieu et en sa divine présence dans toutes mes actions, comme un enfant qui est conduit de moment en moment par son Père ; ou je trouve Dieu comme un Roi qui se fait obéir et calme toutes mes passions, et mes sens : alors il me semble que je ne manquerai plus de foi et d’abandon à Dieu, et lorsque les choses les plus pénibles se présentent, j’ai de la joie de les avoir pour les offrir à Dieu. Voilà l’inconstance de mon esprit qui est si petit et si faible qu’il a besoin de vos saintes prières, etc. » [178]

3.42 Sécheresses et insensibilités.

RÉPONSE à la précédente.

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures.

La diversité des embarras, etc. m’a empêché de vous répondre.

1. Il est de grande conséquence de ménager beaucoup les sécheresses et les insensibilités qui nous arrivent en l’Oraison et hors l’Oraison, comme des temps infiniment précieux pour négocier auprès de Dieu. C’est en ce temps où il se communique plus purement et où son opération est mieux appropriée pour nous faire sortir de nous-mêmes et de nos inclinations ; et cependant faute de ménager soi-même et de s’y ajuster, on compte tout ce temps comme perdu et comme tout à fait impropre pour l’Oraison et pour le commerce avec Dieu. Ce qui est cause que selon la ferveur en laquelle on est, on met tous ses sens en actes pour remplir ce que l’on croit qui manque de la part de Dieu. Et ainsi au lieu de se remplir de lui selon le vide que cette sécheresse et [cette] insensibilité met [mettent] en l’âme, on se remplit de ses inventions et de ses désirs selon l’inclination que l’on a ; ne comprenant pas que la perte et la mort de soi-même est [sont] le principal en tout ce que Dieu fait en nous ; mais plutôt gardant toujours une conviction que l’on doit avoir quelque [179] chose qui soit lumineuse, aperçue et sensible : et ainsi ne l’ayant pas de la part de Dieu, l’on tâche de se le former ou de se l’attirer adroitement, et de s’occuper et se remplir par là au lieu de se vider.

2. Cette grande vérité supposée, vous devez en l’état où est votre âme, faire tout ce que vous pourrez pour être fort fidèle aux sécheresses, afin d’y entendre la voix de Dieu, qui vous dit au cœur : je veux que tu meures à toi-même, et que tu te simplifies, en n’amassant pas production sur production, mais plutôt en en t’ajustant peu à peu, quoique très insensiblement, à ce que Dieu veut, ou fait en toi sans t’en apercevoir ni le voir.

Et pour lors ne vous mettez pas peine que votre esprit et vos sens aient la peur ou de ne rien faire, ou d’être inutiles dangereusement pour votre perfection. Il vous suffit alors que votre âme expérimente dans le plus secret d’elle-même un certain retour du fond de la volonté, avec un acquiescement humble, silencieux et paisible à ce que vous êtes et à ce que vous faites : et vous verrez pour lors et dans la suite que jamais les sécheresses ni les insensibilités ne seront dans votre âme qu’avec un très grand fruit ; Dieu y étant et opérant plus purement sans comparaison que par tout le sensible et tout l’aperçu. Ce que vous remarquerez spécialement par la grande découverte de vos défauts. Car quoiqu’il ne paraisse rien de l’opération de Dieu ni de sa lumière dans les sécheresses, cependant y ayant beaucoup, comme je viens de vous le dire ; cette lumière et cette opération se terminent à la plus grande découverte des défauts. C’est pourquoi plus [180] cette opération et cette lumière divine [s] deviennent imperceptibles et cachées à nos sens par la sécheresse, plus elles découvrent profondément en l’esprit comme dans leur source les défauts à milliers. Et l’âme qui n’entend pas ce procédé, ne voyant ni n’apercevant point la lumière qui les découvre, sent fort péniblement la découverte de ces défauts : et ainsi au lieu d’en recevoir du soulagement comme elle devrait, elle est fort peinée, jusqu’à ce qu’elle entende le secret, qui consiste à savoir par expérience, que plus l’âme est fidèle à porter l’opération de la lumière si sèche et si détruisante, plus elle lui découvre ses défauts et lui fait pénétrer ses misères ; et ainsi elle doit s’animer de plus en plus pour travailler à la destruction de tels défauts par l’aide de cette lumière.

3. Et quand les sécheresses et les insensibilités ne sont pas de Dieu ni du degré des âmes, il est certain qu’elles aveuglent ; et au lieu de découvrir les défauts en leur source et même les plus grossiers et extérieurs, elles les cachent. C’est pourquoi les âmes mal avisées, qui de soi-même se simplifient trop, et ainsi ne tâchent pas de se retirer de leurs sécheresses et insensibilités par l’application fidèle aux vérités et par l’occupation intérieure conformément à leur degré, au lieu de se vider d’elles-mêmes par ces sécheresses, se remplissent infiniment : d’autant que la suffisance, l’orgueil et la présomption, les animant en cet aveuglement, et en cette privation de lumière, leur cachent tous leurs défauts, et les mettent en une telle estime et plénitude d’elles-mêmes, que non seulement elles ne voient pas leurs [181] défauts, quoiqu’elles en fourmillent ; mais que de plus en étant averties et reprises, elles crèvent d’orgueil et de suffisance par un million d’adresses à se cacher. Tant la plénitude d’elles-mêmes s’accroît par ces sécheresses non éclairées des vérités selon le pouvoir actuel de l’âme.

4. Vous voyez par là la différence qui se trouve entre une âme en sécheresse par l’ordre de Dieu, et une autre qui y est faute de s’aider et s’éclaircir. La première est toujours toute prête à croire toutes choses d’elle-même, et avec un esprit doux et humble, sans tous ces retours de réflexion que la nature a ; elle se persuade facilement [de] tout, et s’ajuste ainsi à tout ce que l’on veut d’elle. Ce que je vous dis étant très vrai, vous pouvez vous l’appliquer pour votre consolation et vous tranquilliser dans vos sécheresses, voyant encore tels défauts, auxquels vous devez humblement vous ajuster : et comme Dieu vous a préposée sur une Communauté, vous pouvez même vous servir de cela pour faire le discernement des sécheresses dans lesquelles plusieurs âmes tombent en un degré différent du vôtre.

5. Vous devez remédier à tous ces défauts que vous me marquez en la manière que je vous dis, tâchant de vous posséder sans inquiétude et de les rectifier peu à peu. Et ne pouvant y donner ordre selon votre désir, portez-en la peine : et par là vous verrez que vous y remédierez sans comparaison mieux [sic] ; d’autant que Dieu demande extrêmement la dépendance et l’aveu fidèle de nos misères : et par ce procédé, il vient avec amour aider notre faiblesse et notre peu de courage pour dé [182] truire tels défauts. Mais jusqu’à ce que l’âme soit fort éclairée sur ces défauts, il est de conséquence de suivre la lumière des serviteurs ou servantes de Dieu touchant le combat de plusieurs choses auxquelles nous ne pouvons pas donner ordre.

6. Comme vous êtes d’une santé faible, et qu’il y a quantité de choses à observer sur cela, prenez garde de vous faire un ennemi imaginaire à combattre en telles rencontres qui vous arrivent journellement dans votre Communauté ou dans le reste de votre vie, afin qu’étant une fois déterminée sur ce que vous pouvez ou devez faire ou que vous ne devez pas faire, vous ne vous arrêtiez pas à vous donner un million de peines inutiles, qui cependant faute d’y réussir comme vous voudriez, ne laisseraient pas de vous donner de l’inquiétude et ainsi de vous brouiller beaucoup et d’embarrasser l’opération de Dieu en vous ; comme font quantité de personnes, qui sous bon prétexte d’être fidèles, mélangeant toujours en leur intérieur, n’arrivent jamais à avoir et à posséder la volonté de Dieu en elles purement, mais toujours avec un million de mélanges qui font extrêmement tort et rabaissent beaucoup tout ce que Dieu voudrait faire de grand en ces âmes. Ce qui cause un million de défauts, dont il n’est pas possible qu’une telle âme puisse se sauver ; et cela pour vouloir trop faire à sa mode et selon son inclination, quoiqu’avec bon prétexte.

7. Vous me dites que de fois à autre vous vous trouvez toute remplie d’expériences et de vues de vos misères, et que cela vous inclinerait à l’incertitude et au désespoir de ne ja [183], mais faire de bien. Tout cela vient de la nature oppressée secrètement de l’opération de Dieu469 ; et pour lors il n’y a rien autre chose à faire, que ce que je vous dis de sa part, qui est de vous posséder en paix en vous laissant et vous perdant sans savoir où vous allez, ni qui vous tient. Et je suis sûr que quand Dieu aura fait ce qu’il aura voulu par cette disposition, vous retomberez promptement dans la paix et la subordination paisible à Dieu, comme un enfant qui aime chèrement son Père : et pour lors cette disposition mettra et fera naître un million de choses conformément à ce que vous m’en dites, qu’il faut garder humblement en soi autant qu’elles y subsistent, sans les vouloir garder par force quand elles sont ôtées pour faire retomber dans l’autre disposition.

8. Toutes ces diversités, ces hauts et bas, ne sont pas des bizarreries, mais un ordre de Dieu, qui s’ajuste à notre faiblesse ; et quand l’âme ne s’y ajuste pas aussi, en se laissant aller doucement et humblement, elle se fait bien du tort, interrompant cette divine opération. Si vous mangiez toujours du même mets le plus délicieux qui soit sur la terre, non seulement vous vous en ennuieriez, mais encore ce serait une chose capable à [sic] vous faire perdre l’appétit, et à vous faire malade.

C’est ce qui est cause que Dieu par une bonté infinie a pourvu l’homme d’une si grande diversité d’aliments, afin que non seulement il fût nourri, mais encore recréé. Il en est de même pour l’intérieur : la situation ne demeure pas toujours la même ; il y a des hauts et des bas ; et tout le secret est [184] de se laisser aller à l’ordre divin, qui nous ajuste selon son bon plaisir ; et qui ainsi nous humilie et nous exalte, nous fait mourir et nous fait vivre, et agissant peu à peu de cette manière, déracine nos défauts et nos misères, pour nous rétablir selon son dessein éternel.

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse.

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse.

1. Je suis très persuadé que ce n’est point par oubli, mais bien par nécessité, que vous avez été quelque temps sans écrire, afin d’éviter les compliments. Je ne l’ai pas fait non plus, attendant qu’il y eût quelque chose de conséquence pour votre intérieur. Je le fais donc présentement avec grand cœur, me réjouissant avec vous, de ce que vous comprenez mieux, quel bonheur une âme possède, quand Dieu la dispose peu à peu pour le don de foi. Il lui paraît dans les commencements et même bien du temps qu’il n’a dessein que de l’écraser et de l’aveugler, et de détruire même en elle tout ce qu’il y aurait de bon, conformément au désir que l’âme a d’aimer et de glorifier Dieu ; et plus l’âme augmente en ses désirs, plus cependant elle est aveuglée et desséchée. Cette pauvre âme dans ces presses de la foi, ne comprenant pas ce qu’elle fait, à la suite se tourmente et souvent s’embarrasse : mais comme cette foi n’est que pour vivifier et établir, quand elle a fait beaucoup mourir, insensiblement elle fait naître le repos, et par là donne lieu à la Sagesse divine. [185]

2. D’où vient qu’il est de grande importance pour les âmes de beaucoup se laisser conduire sans raison, s’il faut ainsi parler, durant tout le temps de la foi, qui ne s’augmente comme je vous viens de dire, qu’en détruisant ; sans qu’il paraisse, ou qu’il puisse paraître en l’âme où cela s’opère, rien de la Sagesse divine. Cependant c’est toute sagesse, comme on le remarque bien ensuite : et lorsque l’âme a été assez patiente et souffrante pour se laisser détruire et démolir par cette sagesse inconnue, insensiblement la Sagesse divine, qui a sa racine en elle, se manifeste et paraît par un saint repos, prenant peu à peu la place des inquiétudes de cette âme en foi ; de manière qu’après s’être bien tourmentée et l’avoir été beaucoup durant tout le temps de la foi, ne sachant où donner de la tête, elle cède les armes et se rend, se reposant comme en se perdant ; et ainsi comme la foi peu à peu renverse et obscurcit, de la même manière insensiblement ce repos en abandon et en perte de soi s’insinue en l’âme : et voilà proprement par où la foi devient Sagesse divine. Car qu’y a-t-il de plus sage que de ne point s’appuyer sur ce qui n’est rien, et la faiblesse même que nous sommes ; et au contraire se laisser et s’abandonner à la conduite de Dieu, qui est toutes choses, toute puissance et toute sagesse. Et par ce procédé peu à peu l’âme passe en la Sagesse divine.

3. Et c’est pour lors que l’âme commence à découvrir un petit jour du bonheur qu’elle a rencontré, en trouvant par providence cette chère et aimable foi, laquelle quoiqu’amoureusement cruel, lui a découvert le commencement [186] de son bonheur. Car elle voit qu’à mesure qu’elle se laisse, qu’elle s’abandonne, et qu’elle se perd en repos, comme je viens de dire, elle trouve tout si bien fait, et tout si bien ordonné, soit intérieurement, soit extérieurement, qu’elle remarque très bien qu’une autre main que la Sagesse divine n’a pas pu faire ces choses. Et c’est ce qui commence à lui donner une inclination si amoureuse pour cette divine et toute aimable Sagesse ; et autant que sa douleur a été profonde et cruelle dans les ténèbres de la foi ; autant ici expérimente-t-elle profondément sa joie pour l’ordre divin, que met cette divine Sagesse en tout. Et quand même il y arrive souvent des fautes, ne se laissant pas assez en la main de cette divine Princesse, pour faire toutes choses selon son inclination ; ces mêmes fautes servent beaucoup à l’âme pour lui faire voir que tout cela n’est arrivé que faute de s’être assez tenue et laissée en sa main, pour ne voir et ne rien faire que par sa conduite et selon son inclination.

4. Si je pouvais vous exprimer comment la foi dans une âme est la source, l’origine et la semence de la Sagesse divine, et comment cette divine foi par ses inclinations d’obscurité, de perte et de sécheresse, travaille pour faire naître la Sagesse divine qui naît de cette foi, et en cette foi, et l’ordre fécond et admirable de toutes choses en l’intérieur, et en l’extérieur de telle âme ; je m’assure que cela vous charmerait. J’en ai écrit en plusieurs endroits que vous pouvez voir : mais après tout, ces choses ici déduites, peuvent bien récréer et un peu aider ; mais l’expérience fait toute autre [187] chose, étant un goût divin qui nous fait jouir de toutes choses, et qui nous fait trouver si à point nommé toutes ces mêmes choses en sa providence, qu’il semble à une âme, où cette divine Sagesse commence, que Dieu n’ait des yeux, une providence, et une conduite que pour elle, trouvant toutes choses tellement ajustées pour ce qu’il lui faut, qu’elle remarque que cette divine Sagesse est un beau Soleil, qui non seulement l’éclaire incessamment en tout, soit intérieurement, soit extérieurement ; mais encore la rend féconde en sa manière pour porter vraiment les fruits d’une divine Sagesse.

5. C’est là où l’on voit que les Sages du monde, qui n’ont point été aveuglés par la foi, et qui ainsi ne sont point conduits par cette divine Sagesse, sont vraiment des aveugles, donnant de la tête à toutes rencontres, sans conduite en tout ce qu’ils font, et ainsi renversant souvent plutôt les choses, que de les établir.

Quelle joie donc, je vous prie, à une âme pauvrette, se voyant assez heureuse de commencer un peu à goûter des fruits de ce divin arbre de vie, lequel est planté au milieu de nous-mêmes, et qui ne refuse point de prendre nourriture de tout ce qui est en nous et hors de nous, pourvu que l’âme se laisse en repos, pour y découvrir l’ordre de la divine conduite en divine Sagesse !

6. Vous voyez donc par ceci, en abrégé, les démarches de Dieu, pour élever une âme en sagesse. Il l’aveugle d’abord, en lui donnant la foi ; cette foi travaille l’âme et la dispose par ses pressures470 pour y faire naître et trouver [188] la sagesse  ; et le repos intérieur peu à peu s’y rencontre en calmant et en y abandonnant l’âme : et quand une fois elle s’est aperçue de son hôtesse et des richesses qu’elle renferme, pour lors il est de grande importance de beaucoup la laisser maîtresse dans le logis, afin que vraiment et avec magnificence, elle ordonne et règle toutes choses ; ce qui ne manquera jamais à une telle âme, pourvu qu’elle soit véritablement petite et humble ; d’autant que c’est à ces personnes qu’elle étale avec libéralité ses trésors.

7. Tout ce qui vous est arrivé, et que vous me décrivez dans la vôtre, est une expérience de ce que je vous viens de dire ; c’est pourquoi il vous est d’infinie conséquence de vous posséder en repos dans toutes les rencontres, quelque fâcheuses et turbulentes qu’elles puissent être. Pour cet effet, quand vous voyez venir quantité d’embarras qui vous pourraient brouiller, ou qui du moins pourraient agiter le fond de votre âme, possédez-vous en paix, et ne laissez point voltiger vos puissances [de l’âme] avec inquiétude, sous prétexte de remédier, ou d’ordonner quelque chose : calmez-vous, et aussitôt voyez raisonnablement ce qu’il faut faire, ou ce qui se peut faire, et le faites [et faites-le] ; et pour lors abandonnez-vous à toutes les suites. Toutes les vues que vous avez eues, et que vous me marquez en la vôtre, sont des choses qui vous arriveront en un million de rencontres ; car Dieu qui veut établir sa conduite en nous, ne le fait qu’en semant un million de petites rencontres crucifiantes, afin que par là nous mourions à notre raison, à nos vues et à nos appuis, et qu’elle ainsi [sic] s’établisse [189] en nous. C’est pourquoi soyez fidèle ; et vous verrez que de plus en plus votre âme se tranquillisera, et que votre imagination par conséquent ne se brouillera pas tant dans les rencontres, mais plutôt se calmera en paix, en se soumettant amoureusement. On vous garde votre lettre, afin qu’elle vous fasse ressouvenir de la situation, où votre âme a été dans cette rencontre : car il vous est nécessaire d’être fort fidèle à suivre continuellement ce même procédé ; et vous trouverez qu’étant fidèle, toutes choses s’ajusteront merveilleusement bien selon vos nécessités : car comme tout est admirablement bien dans la main de Dieu, il les [pluriel] distribue amoureusement de moment en moment aux âmes capables des traits471, et de l’opération de sa divine Sagesse.

8. Prenez donc courage et mourez : car jamais la divine Sagesse n’augmente dans une âme, et n’y répand avec plaisir ses richesses, qu’autant que la foi, qui l’accompagne toujours inséparablement, travaille et dispose l’âme pour ses grandeurs, et vous trouverez que proprement la Sagesse divine est une foi éclairée en goût et en amour divin [s].

3.44 S’abandonner sans réflexion.

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles.

1. Vous savez qu’il ne faut pas se mettre dans une vocation sans grâce, non plus que s’embarquer sur une mer sans biscuit472. Ainsi [190] faut-il prendre garde si l’âme en a, avant que de se donner à une vocation, comme à la pauvreté séculière, et à l’abandon à la divine Providence en cet état : ce qui ne dit pas de petites choses, et peut-être dans la suite ferait s’exposer à une furieuse tentation, devenant malade et vieux, sans bien ni secours. Peut-être suis-je trop humain et prudent. Mais on m’a tant instruit de ne devancer pas la grâce, mais de la suivre pas à pas, qu’il m’est impossible de faire autrement : sachant fort bien que tous les meilleurs desseins et toutes les plus hautes idées de perfection qui n’ont pas leur source et leur origine dans l’ordre de Dieu, manquent à la suite et ne portent pas de fruit ; et qu’au contraire la moindre chose et la plus petite grâce dans l’ordre divin, a un effet merveilleux. C’est ce qui est cause que je me tiens volontiers à ma plus petite et pauvre grâce, regardant et admirant les grandes grâces, sans m’y vouloir ingérer. Et voilà pourquoi je donne ordre de mon mieux à mon temporel, croyant et étant convaincu que c’est l’ordre de Dieu. Peut-être finira-t-il [un tiret ajouté] mes jours par le tracas et l’embarras : mais il ne m’importe ; Dieu en soit béni, cela m’est indifférent comment je meurs et quoi que je fasse, pourvu que j’accomplisse l’ordre de Dieu. Ce n’est pas que si ce même ordre divin m’appelait à l’abandon total de la pauvreté entière et sans souci, que je ne serais heureux : et je baiserais amiablement la main divine qui me ferait ce présent ; car en vérité c’est un embarras fâcheux que d’avoir des affaires.

2. Je n’ai pas pu vous répondre, ni même lire votre dernière [lettre] jusqu’aujourd’hui. Je vous [191] dirai donc que si la chose est encore en état, que vous ferez très bien d’aider ces deux bonnes âmes. C’est un sacrifice qui est réservé aux personnes auxquelles Dieu donne l’Oraison, et l’amour de l’intérieur comme il vous a fait. Vous pouvez et êtes en état de secourir ces personnes, et d’autres que la providence vous enverra. Et je vous avoue que je vois si clairement, qu’à moins d’âmes vraiment désireuses de la perfection, et qui travaillent de tout leur cœur à l’Oraison, rien ne se fait de bien, mais tout est humain ; et c’est ce qui me va, Dieu aidant, retirer du travail que je fais pour plusieurs maisons Religieuses, auxquelles il faut travailler humainement, quoiqu’avec sainte intention, faute de trouver des Supérieures qui aient vraiment l’amour de l’Oraison et de la perfection, sans quoi vous n’y sauriez travailler divinement, je veux dire y former la grâce et l’esprit intérieur. Il faut suivre l’ordre de Dieu, et se contenter de l’ouverture qu’il donne. Et de cette manière j’espère être plus solitaire et sans soin que jamais. Mon âme y est portée, et je m’y laisse aller de tout mon cœur. Peut-être cela me donnera-t-il lieu à la suite de vous aller voir plus librement.

3. Continuez de vous laisser à l’abandon, et sans réflexion : il vous suffit que vous vous laissiez telle que vous êtes entre les mains de Dieu, sans cependant vous laisser ; car ce serait agir. Vous n’avez qu’à être de jour en jour et de moment en moment telle que vous êtes, par un simple retour, sans retour, en Dieu, qui est le centre de votre cœur, qui vous voit, et qui fait tout ce qu’il faut, afin que [192] vous soyez à lui selon qu’il le désire.

4. On ne peut savoir où conduit la simplicité quand elle est vocation de Dieu sur une âme : ce que l’on en pourrait dire ne pourrait jamais être entendu sans expérience. Mais qui en dirait ce qui en est, quand l’expérience est venue ! C’est qu’en vérité une âme, sans être en quelque manière, est véritablement, et subsiste en Dieu ; et ne faisant rien selon ce qu’elle croit, Dieu fait ce qu’il faut pour sa gloire et la sanctification de cette âme : et tout cela par un moyen si caché, que l’âme croit plus se perdre que se trouver ; et dans la suite que les choses sont bien avancées, elle croit plus être absolument perdue, qu’en grâce. Mais, comment donc (me direz-vous) aller là ? Je vous réponds qu’à moins d’un miracle cela ne se peut sans un guide qui ait fait le chemin et y soit arrivé, qui par ordre divin y conduise une âme, laquelle est emportée, sans savoir où, par une soumission aveugle, sans route ni voie aperçue. Il n’y a donc pour les âmes auxquelles Dieu donne cette vocation, et à qui il donne au même temps la conduite, qu’à se laisser conduire, et croire, sans savoir comment, ni où elles vont : et plus l’âme est telle, plus aussi va-t-elle vite, et plus tôt arrive-t-elle.

5. Quand une telle âme est dans la suite destinée à aider beaucoup à d’autres, pour l’ordinaire Dieu lui donne la lumière en son cachot : mais si cela n’est pas, et qu’il veuille conduire loin telle âme, l’obscurité continue, et la soumission croît jusqu’à ce que toute la lumière, le pouvoir et le vouloir de se conduire, se perde [se perdent] dans une entière et aveugle soumission [193] ; si bien que pour toutes choses, il ne lui reste que soumission sans consolation. C’est une statue que l’on met dans une niche, laquelle pour tout vit à la suite de la seule complaisance d’être comme et ce qu’on la fait être, sans se réserver aucune complaisance pour elle, ni moyen d’en avoir ; n’ayant et ne voyant rien qui la satisfasse : d’autant qu’elle n’est ni ne vit que par soumission, sans plaisir même de cette soumission ; car ce serait encore trop être que de subsister là : il suffit qu’elle soit soumise sans soumission ; et de cette manière elle est tout ce que Dieu veut qu’elle soit.

6. Pour arriver là, chère Sœur473, combien d’agonies, et combien de morts ! Cependant c’est un faire le faut474 qui est bien doux aux âmes auxquelles Dieu donne un Moïse pour leur faire passer la mer Rouge. Mais ô, quelle [s] mort et agonie, ou plutôt quelle mort cruelle sans douceur à ces âmes que Dieu conduit par lui-même ! Ne disons rien de celles-là ; car il n’est pas temps ni nécessaire : cela ne vous touche pas. Laissons-le aux âmes pour lesquelles Dieu a choisi un gibet d’amour, sans douceur, et dont la douceur est amère comme la mort ; fortis ut mors dilectio475. Les voies des premières, quoique étranges étant sans voie, sont très douces en comparaison des voies de ces dernières, que le saint Esprit compare au sentier que les grands navires font dans la Mer, qui disparaît aussitôt qu’il paraît : c’est dans les Proverbes476. Ceci est seulement pour vous [194] dire, quoi que vous croyiez que votre voie soit fort obscure, cependant elle est fort lumineuse en comparaison de celle-ci ; et quoiqu’elle vous semble dure, que cependant elle est très douce et très agréable : [n] on loquatur nobis Deus, ne forte moriamur, sed nobis loquatur Moyses477.

7. Pour N., c’est une bonne et très vertueuse fille ; mais vous ne devez pas la porter à la perfection : c’est grande pitié que le naturel qui se corrompt à moins que d’être beaucoup aidé. Cette personne est d’un naturel vif et sanguin, dont les vapeurs sont subtiles : faites en sorte de tempérer doucement ce naturel, en la divertissant à des œuvres extérieures sans qu’elle s’en aperçoive ; car ses peines sont naturelles et non divines. C’est un esprit de feu qu’il faut porter modérément à la perfection ; autrement les vapeurs subtiles de son sang la perdront : et si elle est conduite modérément, et sans qu’elle se donne impression de grande perfection par une pureté grande, elle peut faire quelque chose.

Ô que c’est une chose difficile, et extrêmement difficile de conduire des filles ! Je vous avoue que j’apprends toujours, et que je suis toujours novice : je ne sais comment si grande quantité de personnes se fourrent478 à leur conduite.

Il faut doucement divertir telles filles quand elles se fourrent et se précipitent dans ces peines ; d’autant que sans être beaucoup aidées on les perd, et on ne tire aucun bien d’elles : et cependant on peut les aider à beaucoup glorifier Dieu, en soutenant ce naturel faible, et qui insensiblement vient dans des peines extrê [195] mes, que plusieurs personnes sans grande expérience, qualifient de peines divines ; et ainsi ils perdent ces pauvres âmes, et souvent même y font venir le Démon. Il faut une très grande lumière de Notre-Seigneur pour discerner ces sortes de peines, et pour prendre justement la voie de Dieu dans toutes ces faiblesses et embarras naturels, et pour leur aider ainsi à s’en tirer, sans les décourager. Souvent ce qui est de plus mal, c’est que l’on estime, comme j’ai dit, ce qui est naturel être divin : et on les perd en augmentant leur mal ; ou bien on les décourage. Il faut par lumière divine prendre le milieu, et leur aider à glorifier Dieu en crucifiant cette pauvreté du naturel. Voilà ma pensée simplement : usez-en bien, non pour celle-là [cette fille-là] seulement, mais encore pour plusieurs autres, à cause du désir d’Oraison, et de perfection qui est dans votre maison. 1661.479.

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond.

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme.

1. Il est de grande importance pour la vie spirituelle de bien comprendre que la soumission, la dépendance et la petitesse d’esprit, est véritablement le moyen d’attirer Jésus-Christ en nous. Les autres vertus, soit de pauvreté ou de souffrance, ornent saintement notre âme, pour la rendre conforme à Jésus-Christ ; mais la soumission l’engendre véritablement en nous. C’est pour cette raison que [196] la très sainte Vierge, recevant les nouvelles de son élection pour être mère de Dieu, n’y apporta point d’autre disposition, que celle de l’esprit de soumission, et qu’en prononçant ces paroles480, voilà la servante du Seigneur, véritablement le Verbe divin s’humanisa en elle. Ce qui confirme fortement ce principe qu’à moins d’une très grande soumission, non seulement à tout ce que Dieu veut de nous, mais encore à tout ce qu’il nous fait déclarer vouloir par les personnes qui ont ordre de Dieu pour notre conduite, il est impossible que jamais nous n’arrivions à avoir véritablement Jésus-Christ en nous.

Cette soumission et cette dépendance ne doivent avoir nulle mesure, devant être entières ; afin que l’esprit se soumettant véritablement, il meure [subj.] à ses inclinations, et que par là il arrive où vraiment la foi le veut. Et au contraire pour peu que l’esprit veuille se conduire et raisonner sur les ordres de Dieu, et sur ce qui nous est marqué être sa conduite ; il s’égare dans ses lumières et dans ses propres volontés : et ainsi tombant de labyrinthe en labyrinthe, quoiqu’il fasse bien du chemin, il ne sort jamais de lui-même, de ses inclinations et de ses propres prétentions ; et par conséquent il n’arrive jamais à trouver Dieu, qui ne se laisse jamais rencontrer qu’autant que l’on sort véritablement de soi.

2. Ce principe est très vrai pour toute la vie ; mais encore spécialement, comme je dis, pour le commencement que l’on est en désir de trouver sa divine Majesté dans le fond de soi-même : car en ce temps à moins que de l’y [197] chercher par la lumière d’autrui, spécialement quand Dieu donne quelqu’un éclairé [sic] de sa divine Majesté, on marche toujours en très épaisses ténèbres. Car l’âme n’étant pas encore en état d’avoir les lumières divines pour cet effet, elle est toujours aveugle et incertaine, s’égarant en un million de manières qui très souvent lui empêchent de trouver le Bien-Aimé : mais quand elle sait se soumettre vraiment à l’aveugle, elle se conduit sûrement par les lumières d’autrui ; et en ne voyant pas, mais en croyant, elle voit tout ce qu’il faut pour mourir vraiment à soi, et par conséquent pour trouver vraiment Jésus-Christ dans le fond d’elle-même.

3. Remarquez conformément à ce grand principe que la sainte Église voulant engendrer les enfants en Jésus-Christ par le saint Baptême se contente de la foi de leurs parrains et marraines, ces enfants n’étant pas en état de croire eux-mêmes. Il en doit arriver autant aux âmes désireuses de Jésus-Christ. Elles doivent croire non par la capacité et les lumières qui sont en elles ; mais par la foi et la lumière de leurs amis : et ainsi s’apetissant pour vraiment croire de cette manière, sans savoir le comment [sic] Jésus-Christ s’écoule en ces âmes autant véritablement qu’elles deviennent humbles et petites, par cette véritable soumission, dépendance et vraie docilité ; et je suis sûr qu’à moins de l’expérience véritable de cette vérité, jamais une âme ne sera assez heureuse de goûter vraiment Jésus-Christ. Elle pourra goûter quelque chose qui Le touche ; mais d’avoir ce sublime goût de Sa divine Personne, cela ne sera jamais : car il est réser [198] vé aux véritablement petits et humbles, et à ceux qui savent n’être rien en eux-mêmes ; revelasti ea parvulis481. Ceci est fort aisé à exprimer, mais fort difficile à expérimenter, à cause de l’infinie suffisance que la créature a de vouloir toujours être quelque chose de grand, de vouloir toujours voir où elle va, et ce qu’elle a, et de vouloir toujours posséder et comprendre ce qu’on lui dit : mais qui dit cette petitesse et [cette] souplesse, exprime un moyen continuel pour sortir de tout cela et de soi-même, et par conséquent de mourir à tous moments [pluriel] à ce qu’on est.

4. Si l’on veut prendre cette route et faire fruit en cette petitesse et [cette] soumission, il faut tâcher de faire un usage continuel de tous les moments de notre vie : car une âme doit être certaine qu’étant bien déterminée de tendre à Jésus-Christ, et de se servir pour cet effet de ce divin moyen, qu’il ne manquera jamais de faire trouver les occasions et les rencontres pour exercer cette soumission et cette docilité ; et par conséquent pour nous faire trouver heureusement Jésus-Christ. Si au contraire l’âme est infidèle, elle trouvera qu’autant qu’elle sera éloignée de la soumission et de la docilité, quoiqu’en très petites choses, elle se trouvera en défaut et égarée, et ne reviendra jamais par d’autre moyen [singulier] en sa place, que par sa docilité et par sa soumission.

3.47 Oraison de repos et d’abandon

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut.

1. Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures, mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes, afin d’établir ce repos par une disposition générale, votre âme ne sentant durant tout le temps de cette oraison [202] qu’une inclination au général et non une application au particulier et au spécifique, qui fasse spécialement l’occupation de votre âme. Ce n’est pas que vous n’en puissiez avoir de fois à autre, mais je suis assuré que ce ne sera qu’en passant, toute la tendance votre âme étant particulièrement pour le repos et l’abandon. C’est ce qui fait que tous les sujets et vérités générales sont plus selon votre goût que les particulières ; et universellement tout ce qui incline votre âme au repos et à l’abandon et à un certain amour général, dont l’effet particulier est de détacher insensiblement l’âme d’elle-même et des créatures, comme je viens de dire.

2. Cet amour croît insensiblement et imperceptiblement par le repos et abandon ; et plus l’âme fait oraison en cette disposition, et plus elle y passe la journée en travaillant et faisant ce qu’elle a à faire, plus aussi cet amour s’augmente, lequel ne paraît à l’âme que comme un désir secret de Dieu, qui insensiblement l’attire et la sépare de tout le créé, et ainsi la met encore plus en capacité et en inclination de repos. Et l’abandon va toujours croissant, car faisant augmenter l’amour, l’amour sollicite l’âme aussi à un plus grand repos et un plus grand abandon, en sorte que l’oraison et l’action, et généralement tout ce que l’on a à faire et à souffrir, s’exécutant dans cette disposition et par cet esprit de paix, est fort fécond.

3. Il ne faut pas que vous vous mettiez en peine des sécheresses qui sont très continuelles, non plus que des peines qui vous viendront, d’être fainéant et de n’aimer que le repos, la généralité et l’abandon. Mourez à toutes ces [203] peines, vous abandonnant sans vouloir y donner de remède ; au milieu de cela, vous ne laisserez pas de voir de fois à autre un certain instinct et désir secret de mourir et d’être fidèle à tout ce que la Providence vous fournira de moment en moment, ce qui vous soutiendra un peu. Car il est très vrai qu’aussitôt que cette oraison de repos et de quiétude commence en une âme, comme c’est un don surnaturel et un commencement d’amour divin, il met en l’âme un soin et une vigilance qui va toujours croissant pour la pratique et pour l’effet, mais cela en repos et abandon. Et comme cette grâce est très grande et le commencement de très grandes miséricordes de Dieu, aussi ne la donne-t-Il que pour purifier et dépouiller et faire mourir l’âme à tout, pour insensiblement et peu à peu S’insinuer et Se glisser dans son cœur afin d’être le Principe de sa vie.

4. Il est vrai qu’à moins que la Providence ne fournisse quelqu’un qui soutienne de temps en temps et qui assure l’âme par l’ordre de Dieu, cette oraison est très pénible, à cause qu’elle est très éloignée de la manière ordinaire, qui ne va que par le particulier et le spécifique et qui voit toujours son travail entre ses mains ; mais ici l’âme n’ayant que son repos et son abandon en tout et partout, cet amour secret que nous avons dit, va remédier aux défauts particuliers par la racine et sans que l’âme s’en aperçoive distinctement, comme ferait un jardinier, lequel voulant se défaire de quelques mauvais arbres, ne se mettrait pas en travail pour l’ébrancher branche la branche, mais arracherait la racine dont elles tirent leur vie.

[204] Ceux qui sont dans la méditation font autrement, car ils s’appliquent et le doivent à chaque imperfection en particulier et jusqu’à ce que Dieu leur dit, par une bonté infinie, voyant leur travail et leur confiance : « Ami, montez plus haut482», c’est-à-dire qu’Il leur donne de cet amour qui commence le degré de repos et de quiétude.

5. Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en œuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. Ainsi Dieu ayant, par les pratiques et les degrés où l’âme a commencé de se donner à Dieu, disposé toutes choses, Il lui donne l’oraison de repos, de paix et de quiétude, laquelle augmentant peu à peu, fait naître en l’âme un amour qui insensiblement aussi s’augmente peu à peu, et qui avec beaucoup de patience fond et dissout toutes les passions, les inclinations et les attaches, les desseins, les prétentions, et généralement la met dans une sainte indifférence à tout, pour être haut et bas, d’une manière ou d’une autre, belle ou laide, petite ou grande, et enfin sans inclination [205] à quoi que ce soit, sinon au bon plaisir de l’ouvrier : car jusqu’à ce que l’âme en soit là, aussi bien que de métal fondu et sans figure particulière, elle n’est pas propre à être formée de Dieu pour ce dessein.

6. D’où vient qu’il est de grande conséquence d’être fidèle en ce degré de repos et de quiétude ; autrement, l’âme y demeurerait incessamment sans passer outre, ce qui arrive à quantité de personnes, lesquelles sont fort sensibles sur elles-mêmes, et ainsi craignent de se perdre, de se faire mal, et de se laisser exercer à Dieu et aux créatures.

N’est-il pas vrai que plus un ouvrier met de feu et plus le feu est ardent, plus tôt aussi son métal est fondu et plus tôt est-il prêt à être mis en œuvre magnifiquement ? Il en arrive autant à l’âme. Plus Dieu dans ce degré de repos l’exerce par les sécheresses, insensibilités, peines et abandon, y ajoutant les persécutions et les humiliations, qui sont comme un feu dévorant et très puissant, plus tôt aussi l’âme, par la paix et le repos qu’elle garde fidèlement, meurt à elle-même et devient capable d’une nouvelle vie.

7. Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.

8. Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement ; et si la faute a été de quelque conséquence, de suite et de durée, il faut tâcher de se remettre doucement et humblement dans son train ordinaire d’oraison et de pratiques, attendant là humblement la purification de sa faute et d’être remise dans les bonnes grâces de Dieu, prenant garde de ne se pas multiplier en actes par inquiétude et empressement, se voyant déchue et salie, mais plutôt de se retourner par une disposition humblement humiliée vers Dieu son principe, portant dans son cœur un amour filial et de confiance, comme vers son [207] Père, qui entend la disposition intérieure du cœur criant à Lui dans le silence amoureux, quoique desséché et terrassé par le ressouvenir inquiet de sa faute. Et au cas que les fautes que l’on a commises aient éloigné l’âme d’une telle manière qu’il semble que Dieu ne l’entende pas et qu’Il se soit retiré bien loin, ce qui arrive quand les fautes sont un peu fortes et de durée, il faut s’armer de patience dans son retour amoureux en silence sec et aride, attendant, nonobstant tout ce qui s’élève dans le cœur, que Dieu revienne ; et quelquefois il sera long temps, ce qui humilie et terrasse beaucoup l’âme. Mais il n’importe, car toutes ses fautes que l’on commet servent pour beaucoup pourvu que l’on y remédie de la manière que je viens de dire.

9. Et ceci est une des choses les plus à remarquer qui se rencontre dans la voie d’oraison, et en quoi l’on tombe plus ordinairement, parce que nous portons ce fond de corruption dont j’ai parlé et qu’il peut faire de méchantes productions jusqu’à la fin de la vie. Le tout est de bien savoir de quelle manière il s’en faut garder et y remédier selon le degré d’oraison où l’on est, faute de quoi les âmes peuvent extrêmement perdre, soit en abandonnant leur oraison soit aussi en n’entrant pas dans les desseins de Dieu, qui permet ces chutes pour servir de bain à l’âme et pour la purifier de son orgueil et de sa suffisance, lui découvrant, à mesure que la grâce de son oraison s’augmente, le fond infini de corruption qui est en elle et qui la rend capable de tous péchés ; ce qui fait que ceux qui n’ont pas d’expérience de ces grâces et de ces dons d’oraison [208] se trompent fort, en faisant peur et épouvantant les simples, disant que de marcher par ces voies, c’est se mettre en péril d’orgueil et de vanité. Ils disent vrai quand on s’y met de soi-même et sans vocation ; mais quand elle est véritable, tant s’en faut que c’est le vrai et unique moyen de découvrir par la lumière de l’amour un sujet infini d’humiliation en se voyant tel que l’on est.

10. Il faut remarquer que, quoique l’âme fasse des chutes en ce degré, elles sont bien moins fréquentes de volonté que dans les degrés passés ; et de plus, comme il y a plus de lumière et d’amour, l’âme se relève bien plus facilement, voyant ces chutes et sentant très sensiblement quand il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : c’est un os démis de sa place qui ne cessera de faire mal jusqu’à ce qu’il soit remis en sa place.

11. Il est de grande conséquence d’être fort fidèle à la lumière qui vient par l’expérience de ses défauts, spécialement en ce degré, car on ne saurait croire, si on ne l’expérimente, combien l’amour, la lumière et le repos s’augmentent quand on sait faire usage comme il faut de ses défauts, et s’en corriger avec fidélité dans la même disposition. C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement, mais vivement pour combattre ses défauts et se [209] persécuter soi-même, usant pour cet effet de l’avantage qu’elle a en son degré d’oraison, dans laquelle, comme j’ai dit, il lui est donné un instinct continuel de se reformer et de se conformer aux véritables inclinations de Dieu dans son état et sa condition, selon le mouvement qu’elle en porte dans son cœur, autant qu’elle est fidèle à l’oraison et à cultiver la grâce qui lui est donnée.

12. Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique483 ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son cœur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce cœur ne contente le cœur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.

3.48 Croix portées en abandon.

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse.

1. On m’avait déjà parlé de vos croix, qui ne m’étonnent pas beaucoup ; d’autant que ce doit être votre principale nourriture en l’état où est votre âme : et la divine providence [210], qui soigne484 toujours à notre avantage, et à notre perfection, n’a garde de vous laisser longtemps sans vous en redonner, à moins que votre intérieur ne déchoie, de manière qu’il ne soit plus en état d’aller où Dieu le désire ; quand l’intérieur diminue, Dieu diminue aussi le nombre et la pesanteur des croix, afin qu’en se proportionnant doucement à la faiblesse de la créature, il la relève insensiblement. Mais quand elles [sujet pluriel : les croix] marchent de pas égal, Dieu va toujours continuant, et souvent augmentant les croix ; de manière que l’une ne finit pas plutôt [sic], qu’une autre succède : ainsi il se fait une suite de croix, lesquelles étant portées en abandon et en perte, font et causent la pureté de l’intérieur.

Je dis abandon et perte, pour marquer que qui veut faire tout l’usage des croix que Dieu demande, ne doit pas seulement se contenter de les porter en patience, mais encore passer par elles à la perte de l’âme propre, ce qui s’effectue par toute sorte de croix, par le renversement des sens, et même encore par les défauts que causent telles croix ; de plus par l’incertitude où tout cela met les âmes, qui va très souvent jusqu’à effacer les idées saintes qui restent en elles de repos et d’Oraison, et, qui plus est, les traces de Dieu.

2. Ne soyez donc pas comme plusieurs âmes qui croient tout gâté et perdu quand les croix [se] succèdent les unes aux autres, à cause qu’elles perdent un certain repos intérieur, et se trouvent comme égarées et perdues dans la seule providence de Dieu, sans pouvoir se recouvrer, ni être secourues des créatures. Ce qui est leur bien en cette rencontre leur paraît [211] un malheur ; et elles se trompent. Elles n’ont qu’à se laisser conduire à Dieu quoique ce soit par une manière qui leur soit inconnue : il fait par une adresse incroyable faire élever des tempêtes, et faire perdre toutes voies et tout [tous ?] secours, afin d’ôter à l’âme toute aide et tout appui humain ; et de cette sorte lui insinuer le divin, autant qu’elle sait se laisser perdre sans vue, sans assurance et sans appui ; et c’est par là que l’on a toute assurance et tout appui, non en soi, mais en Dieu, qui ne laisse jamais pour un moment seulement les âmes véritablement désireuses de leur perfection.

3. Je dis plus : elles ne peuvent avoir de plus sensible marque de la jouissance actuelle de la divine présence, et de l’opération amoureuse de Dieu sur elles, que de se voir dans les croix et par les croix bouleversées, et en état de se perdre soi-même ; pourvu qu’elles s’abandonnent et se laissent aller dans le plus fort des croix, et dans la succession des croix, comme l’on verrait une personne dans une eau rapide, qui ne prétendrait autre bonheur que de se noyer et d’être perdue : elle n’aurait qu’à se laisser aller sans se tenir à rien pour arriver promptement à la fin de ses désirs485.

4. Croyez-vous que Dieu vous ait donné l’Oraison de simplicité et de repos pour en jouir en vous-même ; ou plutôt pour jouir par son moyen de vous-même et des créatures ? Non certainement : tout ce que Dieu vous a donné jusqu’ici, n’a été que pour vous disposer à vous perdre, et à perdre toutes choses, les spirituelles aussi bien que les temporelles ; et cela par la suite des croix que la main industrieuse de Dieu vous fournira avec une sagesse admirable. [212]

5. Laissez-vous donc au nom de Dieu en la main de sa divine providence, pour recevoir de moment en moment toutes les croix qu’elle vous enverra, quelles qu’elles soient et de quelque part qu’elles viennent, soit de Dieu ou des créatures ou de vous-même. Tout est égal en sa main, et tout vient de Dieu même en l’état où vous êtes ; supposé [sic (adv.)] que votre âme demeure en abandon sans réflexion non seulement pour les croix, mais encore pour la suite des croix.

J’entends fort bien tout ce que vous me voulez dire touchant vos croix et celle qui vous est survenue qui vous peut causer grande incommodité. Je vous le dis encore, laissez-vous, et vous abandonnez [et abandonnez-vous] ; car la sagesse divine sait, voit, et fait tout ce qu’il faut.

6. Et pour vous convaincre de cette divine vérité, faites réflexion sur les belles paroles de l’Évangile par lesquelles Notre-Seigneur en instruit profondément une âme, où il dit486 un cheveu ne tombera pas de votre tête sans mon ordre, ni une feuille d’un arbre. Il dit un cheveu de la tête, comme étant la moindre chose, et la plus petite de nous-mêmes : il dit une feuille d’arbre comme étant la moindre de ce qui est au-dehors de nous : pour nous montrer qu’il n’y a rien, quelque petit qu’il soit au-dedans ou au-dehors de nous, qui arrive sans une actuelle application de sa Sagesse divine pour le régler à une fin éminente de notre perfection et de notre bonheur.

7. Par toutes ces vérités vous devez comprendre qu’il faut être fort fidèle à vous laisser traiter par la divine Sagesse comme elle voudra, demeurant dans les croix, en la manière [213] qui lui sera la plus agréable, qui sera toujours celle que vous ne choisiriez pas, et par conséquent qui vous sera plus utile, et plus propre à vous faire mourir.

Ne vous étonnez pas des défauts que vous commettez dans ces croix ; ils en font partie : et ainsi le renversement, l’incertitude, la divagation sont des effets des croix, qui produisent l’effet général que je vous ai dit, supposé que vous les portiez en perte et d’abandon ; même les craintes de perdre votre Oraison, votre perfection et même votre salut, et enfin tout ce que vous avez autrefois désiré et recherché.

8. Car remarquez bien que je vous parle à présent des croix qui viennent quand l’âme commence d’être en Dieu, et tout le temps qu’elle y avance. Où il faut remarquer qu’il y a diverses croix selon les divers états où l’âme est. Quand elle n’a pas encore trouvé Dieu, elle fait usage des croix qui lui arrivent par des pratiques ou dispositions de patience, en purifiant son intention, et ornant son âme de mille dispositions intérieures selon le mouvement de la grâce et l’abondance de sa ferveur. Mais quand l’âme a commencé à trouver Dieu, pour lors l’usage des croix change ; et comme Dieu par sa présence dénue du créé pour se communiquer plus amplement, aussi prétend-il dénuer par les croix et les donne pour cela pour perdre peu à peu l’âme, et l’état avançant, les croix doivent perdre l’âme de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse soutenir Dieu tout nu. Alors elle devient capable de demeurer attachée à la croix quelle qu’elle soit, n’y prétendant que de se perdre purement. [214]

Vous n’avez donc qu’à continuer doucement votre simple état et faire pour ainsi dire au jour la journée ce que Dieu vous présentera, en continuant votre solitude et votre Oraison selon que vous serez [sic], et faisant vos Communions et le reste de vos exercices en cet état et en nu abandon.

9. Vous ne devez jamais oublier, mais plutôt vous devez incessamment avoir en votre esprit une vérité, laquelle est si générale que jamais il ne se peut trouver un moment en la vie qu’elle ne se doive mettre en exécution. C’est que Dieu tout lui-même s’applique à chaque âme selon toute sa bonté et sa sagesse divine, pour s’y donner et s’y communiquer, non seulement selon tout son besoin, mais encore selon toute la perfection de son idée éternelle sur chaque âme. Ce qui est cause qu’il n’y a point de moment en la vie, qu’une âme où Dieu commence de se communiquer lui-même, ne doive infiniment priser et recevoir avec respect, quelque crucifiant qu’il soit, sans vouloir ni oser en changer rien du tout ; d’autant que tout ce que Dieu fait en chaque moment, toutes les croix qui arrivent, toutes les peines, toutes les rencontres fâcheuses intérieures ou extérieures, toutes choses enfin portent un caractère divin de la Sagesse éternelle si beau, que qui le verrait en serait ravi et charmé : d’autant que l’on y découvrirait les beautés du dessein éternel sur l’âme conjointement avec la merveilleuse exécution de la main de Dieu par toutes ces choses actuelles ; ce que personne presque ne peut ou ne veut soutenir, voulant toujours y mêler leurs mains grossières, pour ajuster ou pour changer quelque cho [215] se à ce qui nous arrive. Cependant c’est salir ses traces de la main de Dieu.

10. C’est pourquoi quand une âme devient une bonne fois éclairée de ce divin Mystère, elle traite avec tant de respect tout ce qui lui arrive généralement, qu’elle ne voit rien de mieux que cela même, pour la rendre plus belle et agréable à sa divine Majesté : de sorte qu’elle se tient exposée pour recevoir par les croix et par le reste qui lui arrive, les coups de pinceau qui travaillent à sa beauté et à sa perfection ; de la même manière qu’un tableau qui serait exposé à la main d’un habile peintre qui lui applique les diverses couleurs jusqu’à ce qu’enfin il ait fini et perfectionné son ouvrage.

11. Sachez donc que c’est véritablement salir les traits de Dieu, et diminuer les beautés de l’opération de sa divine Sagesse, que de mêler pour peu que ce soit notre propre opération, pour changer ou pour diminuer les croix, et généralement tout ce qui nous arrive, soit au-dedans, soit au-dehors, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Je dis sous quelque prétexte que ce soit, parce que souvent les âmes n’étouffant pas toutes leurs lumières naturelles, trouvent que ce qui leur arrive, soit intérieurement ou extérieurement, les défigure tellement à leurs yeux, qu’elles sont incessamment en action pour y remédier par une bonne intention. Ainsi la Sagesse divine travaille toujours de son côté, et la nature avec ses lumières propres tâche incessamment de s’y opposer ; et ainsi elles [c.-à-d. les âmes] consument leur vie à ne rien faire de parfait, mais à toujours mélanger : puisqu’il est véritable et un principe très assuré que la pureté et la beauté divine se rencontre [se rencontrent] autant [216] en une âme que l’opération de Dieu y demeure seule pour y travailler à son aise, et y achever magnifiquement l’ouvrage d’un Dieu, non pas par les choses que nous nous imaginons devoir être extraordinaires, mais par toutes les croix, les contradictions, les peines, les renversements, et généralement par tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit au-dedans soit au-dehors, cela seul étant l’opération magnifique d’un Dieu.

12. D’où il faut remarquer que l’on ne vient bien en état de faire un plein usage de tout ceci que lorsque l’âme commence de s’approcher de Dieu : car pour lors elle devient capable de son opération et ainsi de trouver par la pratique ces vérités. Les âmes qui commencent d’être à Dieu bonnement, en peuvent faire usage en saintes intentions, comme j’ai dit ; mais il est vrai qu’elles ne trouvent pas que leurs forces soient suffisantes ni leurs cœurs assez grands pour digérer les croix et le reste de la manière susdite. Mais pour les âmes qui ont commencé de trouver Dieu, tout leur bonheur ou tout leur malheur est en ceci : car il est vrai que demeurant dans son repos, son abandon et sa perte, sans faire beaucoup comme l’on voudrait ordinairement, mais se laissant seulement aller et manier au gré de la Sagesse divine selon son bon plaisir, l’on fait plus en une année, que souvent en vingt ans, quoi qu’il ne paraisse pas à l’âme qu’elle avance, mais plutôt qu’elle recule.

Quoique que je vous laisse de grand cœur en la main de Dieu, pour être comme il veut et où il veut, je ne laisse pas en sa volonté de désirer que vous fussiez [sic (fassiez ? fissiez ?)] ceci, d’autant qu’on se [217] parle plus utilement de vive voix que par écrit. Il faut cependant se contenter de ce que Dieu désire. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez [et croyez-moi] tout à vous. 1673.

3.49 Faim de Dieu et ses effets.

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix.

1. Je suis bien aise de vous dire mes petites lumières sur votre état présent, qui me semble dans la vérité, et comme vous devez être selon la suite des opérations de Dieu dans votre âme. Quand l’âme approche du néant, son mouvement est toujours une faim, laquelle doit toujours s’augmenter, plus l’âme avance dans le néant. Cette faim est une véritable touche de Dieu dans le centre de notre âme, laquelle la touche toujours par amour, sans que l’âme y puisse apercevoir de connaissance et de lumière qui lui explique [expliquent] ce que c’est que cette touche.

C’est ce qui a donné tant de peines aux personnes éclairées sur l’intérieur, et même ce qui a causé de l’embarras à ceux qui sont non seulement éclairés, mais encore savants, les uns voulant que cette touche d’amour et cette faim dans le fond de l’âme, fussent entièrement sans lumière, et qu’ainsi Dieu en cette opération agit seulement par amour, et meut ainsi l’âme sans connaissance préalable : [218] les autres au contraire ne pouvant comprendre que l’amour fût le guide de l’âme sans connaissance (appuyés sur cette maxime, qu’on ne peut aimer sans connaître,) soutiennent qu’assurément il y a de la connaissance qui prévient l’amour : de manière que cela a fait de la peine jusqu’à présent, sans que ce différend se soit absolument ajusté487 ce qui est cependant fort facile, quand on a un degré suffisant d’expérience.

2. Et jusqu’à ce que l’on ait acquis cette expérience, on est convaincu facilement qu’il n’y a que de l’amour ; d’autant qu’on ne sent et qu’on n’expérimente cet amour que comme une certaine faim générale sans distinction, qui touchant le plus vif du fond de l’âme, l’affame et la met en désir de Dieu, que l’âme ne saurait aborder qu’en défaillant et se laissant anéantir ; de manière que cette faim n’étant rien qu’elle puisse apercevoir, il lui paraît de n’avoir point [sic] de connaissance, mais seulement d’être affamée et désireuse d’un je-ne-sais-quoi, pour lequel posséder elle fait tout ce qu’elle peut afin de s’anéantir : mais dans la suite, à mesure que cette faim s’augmente, et que ce désir devient plus fort, il devient plus amoureux, et prend plus sa qualité d’amour ; et ainsi l’âme y discerne davantage la connaissance. Ce n’est pas qu’à la vérité, il n’y en ait dès le commencement de cette touche ; mais elle est si imperceptible un long temps, que l’on ne sent pas sa faim, sans connaître ce qu’on désire, et à quoi l’on tend : mais à mesure qu’elle augmente, comme je viens de dire, et qu’elle devient plus en qualité d’amour, la connaissance aussi se manifeste davantage. [219]

3. Les personnes qui ne sont pas encore suffisamment avancées en cette touche divine soutiennent, selon leur expérience, qu’il n’y a point de lumière, et que c’est l’amour seul qui prévient et conduit, et qui est le principe de la lumière. Ils [ou : elles, c.-à-d. : les personnes] soutiennent leur opinion et ont raison, parce qu’ils [ou : elles] ne voient pas davantage. Mais quand cette faim amoureuse est devenue en état de faire paraître et manifester la lumière, ils [ou : elles] voient bien qu’il faut changer d’opinion, et qu’assurément la lumière y était, quoiqu’ils [ou : quoiqu’elles] ne la vissent pas ; et ainsi ils [ou : elles] sont convaincus que cette faim et cette touche divine est [sic (sont ?)] vraiment lumière et amour, ou pour mieux exprimer, une lumière amoureusement divine.

4. Et de cette manière tout ce différend se calme et s’ajuste. Car les savants sans expérience ont raison de ne pas comprendre que l’amour opère sans lumière : et les autres aussi ont raison de dire qu’il le fait, parce qu’ils n’en ont pas et n’en peuvent pas encore avoir l’expérience ; mais dans la suite quand elle leur est donnée, ils découvrent clairement qu’il n’y a point d’amour qui ne soit lumineux, ni de lumière divine qui ne soit amoureuse, mais non pas en la manière que savent et en discourent les savants sans amour divin.

Presque sans y penser nous parlons d’une profonde Théologie ; mais qui n’est pas inutile : puisqu’il est certain que c’est ce qui donne de la peine, quand Dieu par amour commence à opérer en une âme, ne se pouvant comprendre facilement, que son opération soit vraie et efficace, n’étant pas fort lumineuse un très long temps.

5. Mais il faut remarquer que la lumière de [220] cet amour est le néant, et la tendance au néant ; et qu’ainsi dès que cette faim et cette touche commencent en l’âme, ce désir de néant et de n’être rien commence à paraître ; et aussi ce néant va de pas égal avec la faim intérieure, étant aussi inconnu que l’est cette faim. Car il faut remarquer qu’un très long temps cette faim est seulement expérimentée sans aucune distinction, prenant et agitant l’âme tantôt d’une sorte tantôt d’une autre, pour lui faire désirer Dieu avec quelque anxiété, à cause de la rouille de ses imperfections et de ses mauvaises habitudes : mais dans la suite quand cette faim a beaucoup excité l’âme, et que par son moyen elle a fait un accroissement suffisant en mourant à soi-même, elle se calme et s’ajuste davantage à l’ordre divin ; et ainsi elle tombe plus facilement dans son néant, qui est toujours le terme de tous les mouvements de l’âme par sa faim.

6. Il faut donc que vous remarquiez les mouvements successifs de ces deux dispositions qui sont toujours enchaînées l’une avec l’autre, afin que vous vous laissiez en liberté dans l’une ou dans l’autre, et ensuite souvent dans toutes deux en un même temps, afin de ne vous pas embarrasser.

La faim donc de Dieu est vraiment la touche intérieure de sa divine Majesté, qui agitant incessamment l’âme, l’incline peu à peu au néant : et il n’y a qu’à se laisser pénétrer doucement et humblement de cette faim et de ce désir de Dieu. Mais comme au commencement, et un très long temps, cette faim rencontre quantité d’imperfections, elle jette l’âme dans plusieurs incertitudes et peines, et ainsi [221] elle cause grande agitation : comme nous voyons que du bois vert jeté dans le feu pétille et fait grand bruit ; mais ensuite quand le feu est devenu le maître, il se tranquillise. De la même manière en est-il en l’âme du désir et de la faim de Dieu : elle est pénible au commencement ; mais peu à peu l’âme s’abandonnant et se perdant insensiblement, elle se tranquillise, et par là fait naître l’inclination du néant : lequel aussi en son commencement est turbulent ; mais à la suite se tranquillise de la même manière.

Et ainsi quand votre âme se trouve en la faim de Dieu, et dans le désir amoureux de sa divine Majesté, laissez-la doucement se repaître de cette faim le temps que cela dure : quand au contraire cette faim s’évanouit, et que l’inclination et la pente au néant en prend [en prennent] la place, laissez-vous-y aller aussi fidèlement.

7. Mais remarquez que quand votre âme est dans le désir et la faim de Dieu, elle est portée à la solitude et au repos intérieur : et quand au contraire le néant prend sa place, elle devient comme multipliée, à cause de l’inclination à mourir à toutes les choses qui l’anéantissent par la providence de son état. Mais en toutes ces diversités, il faut tâcher qu’il n’y en ait point dans la paix et l’abandon, se laissant humblement et doucement agiter par l’un et l’autre de ces états, qui se tiennent la main, et qui sont le principe l’un de l’autre ; et dans la suite plus le néant continue, quoiqu’il ne soit pas si plein de goût et d’assurance, il ne faut pas laisser de s’y laisser entièrement selon l’ordre de Dieu ; d’autant qu’il augmente extrêmement la faim et le désir, et qu’à la suite [222] même ils n’ont leur perfection que par le néant. C’est pourquoi plus ce néant est dénué, incertain, et perdu en soi, plus l’âme y devient affamée et désireuse de Dieu, et ensuite amoureuse de sa divine Majesté : ainsi quand l’âme est fort fidèle de soutenir le néant, et de le suivre en tous les précipices, où il la mène, il lui apprend insensiblement une science d’amour qui surprend admirablement l’âme. Car se croyant toute perdue, et se perdant dans le néant et par le néant, en vide et en perte de tout, aussi bien de Dieu que de soi-même, elle souffre des peines et des incertitudes extrêmes qui l’agitent d’un million de crainte de sa perte, et de sa ruine pour Dieu : et cependant plus cela est, plus le bonheur est grand dans la vérité : parce que plus ces choses sont, et sont fortes, plus l’âme tombe dans le vrai rien et le vrai néant, et ainsi elle y est purifiée et d’un plus pur amour ; amour qui n’en manifeste les qualités qu’à ceux qui savent ce que c’est que d’aimer dans le néant et par le néant d’eux-mêmes : car pour les autres qui ne connaissent d’amour que celui qui est en ferveur et en mouvement sensiblement amoureux, elles sont fort embarrassées, n’y voyant rien que perte, qui les dégoûte extrêmement, et qui les jette dans de grandes perplexités et incertitudes. Mais pour celles qui savent le prix de l’amour qui se trouve dans la perte et le néant de soi ; elles s’estiment heureuses, plus elles ont d’occasions, et souffrent de peines qui les anéantissent, et qui leur font porter les convulsions et les peines du néant. C’est pourquoi elles reçoivent avec reconnaissance les mouvements amoureux et les désirs que Dieu leur fait expérimenter [223] dans leur faim de Dieu ; mais pour l’expérience du néant et de ses suites, c’est leur demeure solide et le moyen véritable, dont elles sont certaines, pour jouir de Dieu et remplir ses desseins éternels : si bien que plus il y a de néants [pluriel], quels qu’ils soient, plus elles s’estiment heureuses, et y demeurent volontiers, sans appéter ni désirer autre chose qui les assure.

C’est pourquoi vous ferez très bien de vous y laisser avec fidélité ; et vous verrez par expérience que non seulement tout ce qui sera intérieur, mais même l’extérieur travaillera de la bonne manière pour mettre en vous ce que Dieu y désire mettre, et pour y opérer le néant, pourvu que vous soyez fidèle à y demeurer en disposition de néant, et en abandon.

8. Pour ce qui est des défauts, il n’y a point de creuset plus propre pour purifier une âme, et la défaire peu à peu de ses défauts en la manière de Dieu, que celui du néant, comme je vous le viens d’exprimer. Car quoique l’âme n’ait pas toujours les images et les idées de ses défauts pour les combattre ; cependant sa demeure constante en ce néant la purifie peu à peu, comme l’or dans la fournaise, allant fureter partout, et découvrant des défauts en toutes choses, où elle n’en aurait jamais pensé ; dans ses paroles, dans ses actions, dans sa manière d’agir, dans son état, dans ses habits, et en toutes choses généralement, ayant en ce néant des yeux de lynx, pour chercher et pour voir un million de choses que les autres personnes ne peuvent pas voir, à moins que [ce soit] par la même lumière.

Il n’y a rien qui délivre le cœur des tristesses [224] comme le néant ; par la raison que ce néant rendant le cœur indifférent à toutes choses, il ne peut s’attrister de rien ; et de plus qu’étant véritablement le siège de Dieu, il donne secrètement une certaine joie à l’âme qui lui fait bien ressentir son plaisir en toutes choses qui sont selon son ordre. C’est pourquoi tout ce que vous me dites sur cet article est vraiment de l’ordre de Dieu, et comme il faut que cela soit.

9. Il est constant que la grâce du néant, et par conséquent de la demeure de Dieu dans l’âme, la rend si délicate au fait du goût des choses, qu’à moins qu’elle n’y trouve Dieu, elle n’y peut pas trouver de plaisir : mais encore sa mémoire ne peut pas s’en ressouvenir ; c’est pourquoi dans la suite ce défaut de mémoire dans les affaires embarrasse, jusqu’à ce que l’âme soit beaucoup purifiée, et qu’elle [cette mémoire] lui soit redonnée.

10. Cet éloignement que votre âme expérimente des Mystères, et spécialement de la Communion, est bon et de Dieu au degré où vous êtes : car le néant et la faim de Dieu doivent présentement vider votre âme, et non pas la remplir ; autrement son remplissement serait peu de choses. C’est pourquoi ce vide en la Communion et dans l’application aux Mystères, cette incapacité, à ce qui vous paraît, de les pénétrer, ce non-goût que vous y trouviez [tout cela] est y trouver beaucoup en voie et en manière du néant ; et ainsi au lieu que cela vous détourne, cela doit animer votre course pour y tendre, et pour vous en occuper. Est-ce un signe qu’un voyageur, qui marche toujours en pays nouveau sans voir ni apercevoir [225] encore le lieu où il tend, n’avance pas, et qu’il ne chemine pas ? Non ; c’est bien un signe qu’il n’y est pas arrivé ; mais aussi c’est une marque qu’il marche toujours, et qu’il arrivera. Par là vous voyez que vous ne devez pas cesser votre inclination aux Mystères, et spécialement à celui de la Communion, quoique vous vous y voyiez pauvre et dénuée ; ceci étant tout ce qu’il vous faut.

11. Il est très véritable que le fond et le terme du néant sont Jésus-Christ, non seulement pour la gloire, mais encore pour cette vie présente ; et qu’une âme qui peu à peu est fidèle à cette divine grâce, non seulement reçoit grâce pour tendre à Jésus-Christ, mais pour le trouver en tout, agissant en agissant, souffrant en souffrant, conversant en conversant ; et ainsi de tout le reste de nos états qui en sont le principe par diverses providences. Je ne doute pas assurément qu’étant fidèle à poursuivre cet heureux néant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, vous ne manquerez point, s’il plaît à Dieu, de trouver Jésus-Christ, qui étant ainsi trouvé surprend tellement l’âme, qu’elle n’aurait jamais cru que les choses où il est, et par lesquelles il se trouve, eussent été telles ; toutes choses contribuant à cela, aussi bien nos défauts que tout le reste des autres rencontres de la vie. Car depuis l’Incarnation, Jésus-Christ a été tellement mêlé parmi toutes les créatures et les providences, qu’il naît d’elles et par elles d’une façon que la seule expérience peut dire. C’est pourquoi je vous y renvoie, afin d’être bien constante à l’y voir par la foi ; et vous verrez qu’y mourant avec fidélité, Jésus-Christ paraîtra dans la [226] suite comme vous voyez que les fleurs paraissent dans les parterres, où auparavant il ne paraissait rien. Mais de vous dire le Quomodo, (le comment) [parenthèse de Bertot], hors le néant qui infailliblement en est la source et le principe, cela ne se peut ; non plus que de vous pouvoir exprimer comment le Verbe divin s’est uni, et a divinisé l’Humanité [H maj.] sacrée, et toutes ses actions. Ce sont des choses dont la beauté est admirable dans l’expérience, et dont l’expérience est infiniment lumineuse ; mais qui cependant par une bonté cache tous ses éclats et ses brillants dans la mort et dans le néant qui en sont la source. Et c’est là proprement l’explication de ces belles paroles toutes prophétiques de Job [italiques], parlant de la divine Sagesse, et en disant des merveilles ; par comparaison, qu’on ne la peut pas comparer à l’or et aux pierres précieuses, et au reste que le passage dit : où après s’être efforcé en sa lumière d’exprimer ce qu’elle n’est pas, il l’exprime cependant par ces paroles ; la mort488 et la perte de soi-même ont entendu des nouvelles de sa renommée. Ce qui explique admirablement bien que dans la vérité on ne peut exprimer les beautés et la manière admirable avec laquelle la Sagesse divine se communique en cette vie.

12. Il est certain que le procédé de Dieu, pour conduire à Jésus-Christ, et à le trouver de la manière que [sic] nous venons de parler, est de réveiller beaucoup la foi vers sa Divinité, la faisant trouver fort présente à tous les besoins de la vie ; de manière que chaque besoin selon l’état est une ouverture pour l’écoulement de Dieu afin de remplir ce besoin. Et [227] c’est ce que voient très clairement les âmes où Dieu veut habiter spécialement ; c’est pourquoi elles sont plus assurées du secours de Dieu selon leur abandon, que de toutes les espérances temporelles qu’elles pourraient avoir. Et c’est par ce moyen que vraiment Dieu se communique lui-même en la créature, et par lequel aussi l’âme découvre que la créature n’est vraiment qu’un même écoulement de ce Dieu de bonté ; ce qui met un calme merveilleux en l’âme, avec une joie telle que tous les hommes de la terre, à moins qu’ils ne participent à cette foi et à ce don, ne peuvent jamais acquérir par toutes les richesses, et par toutes les assurances temporelles qu’ils se peuvent procurer. Cette foi qui leur communique et qui leur fait trouver Dieu si à point nommé dans tous leurs besoins, trouve un plaisir merveilleux dans ces belles paroles de Jésus-Christ489, un cheveu de votre tête, ni une feuille d’arbre ne tombera pas sans votre Père, d’autant qu’il a incessamment soin de vous. Et quand les âmes par cette fidèle pratique en foi, se sont beaucoup remplies de Dieu, elles se trouvent si ajustées et si pleines de bonté, que vraiment tous leurs besoins tels qu’ils soient [(sic ?) : quels qu’ils soient (?)], depuis le moindre jusqu’aux plus grands, leur deviennent des marques du secours, et de l’écoulement de Dieu pour les remplir et les secourir ; et par là non seulement elles acquièrent une vue continuelle de Dieu ; mais encore elles le trouvent si intimement présent, qu’il est vrai que dans la suite elles le trouvent leur soi-même : tant Dieu devient le remplissement de toutes choses pour elles. [228]

13. Remarquez que les besoins et le reste de nos conditions et de nos états, sont les moyens par lesquels Dieu fait découler ses divines perfections en nous, comme sa puissance par notre impuissance, sa providence par nos besoins, sa sagesse par le manque de conduite, et le besoin que nous avons d’être éclairés ; et ainsi de toutes ses perfections, selon l’exigence de ce qui nous manque. Cela dans la pratique et dans l’expérience est une merveilleuse grâce, et un secret admirable de la communication de Dieu pour se donner à ses pauvres créatures ; mais quand l’âme y est beaucoup avancée, elle commence à découvrir que c’est vraiment le naturel et ce qui nous est tout à fait propre. Cela ravit l’âme : car elle voit que l’âme étant un écoulement de Dieu, et étant aussi créée pour lui, les créatures comme créatures quelles qu’elles soient, ne peuvent point être son remplissement naturel ; mais bien Dieu dans ces créatures mêmes490. C’est pourquoi l’âme sent une joie merveilleuse, et une situation qui lui semble si agréable, se trouvant remplie de Dieu par ses besoins, qu’elle trouve que toutes les richesses et tous les appuis humains ne la pourraient jamais délivrer d’un certain fonds mélancolique et empressé, que les créatures donnent, comme elle s’en trouve délivrée par l’abandon qu’elle a en Dieu, et par tout ce que Dieu lui fournit en cet abandon pour la remplir de tout ce dont elle a besoin, selon l’état ou la condition où Dieu l’a mis. Car il est certain que Dieu ayant placé une personne dans une condition relevée (supposé qu’elle soit telle comme nous en parlons,) Dieu ne fournit [229] pas seulement à ses besoins pour le purement nécessaire ; mais selon la totale exigence de son état : si c’est une personne pauvre de sa naissance, Dieu y fournira aussi selon son état : et ainsi généralement l’âme doit par l’état et par la condition, où elle est appelée, travailler à faire écouler Dieu en elle par cela même.

14. Comme je viens de dire que les besoins et tout le reste que demandent nos états et nos conditions sont les moyens par lesquels Dieu en ses divines perfections s’écoule en nos âmes et s’y manifeste magnifiquement selon leur fidélité ; aussi Jésus-Christ Homme-Dieu [italiques pour J.-C.], dans la suite se donne, et s’écoule dans les âmes extrêmement fidèles, par la pauvreté, par l’abjection, par les croix, et le reste que ce Dieu-homme [homme : h min.] a voulu prendre en son Incarnation : ce qui est un degré bien plus haut, mais qui en découle comme de la source qui l’a donné [accord masc. (J.-C.)] à la terre.

Il y aurait ici infiniment à dire ; mais cela suffit pour le présent. C’est assez que vous voyiez l’économie de la conduite de Dieu pour se donner ; et que par là vous sachiez [subj. respecté] que ce n’est point présomption, ni des pensées creuses, que de prétendre et d’espérer que se servant de la foi pour attirer le secours de Dieu selon nos besoins, nous nous assurions que jamais il ne manquera, et qu’il fera toujours à point nommé autant que nos besoins seront grands, et que nous nous abandonnerons entièrement à sa sage disposition et conduite, faisant tout ce que la bonne prudence et le conseil nous donneront le moyen de faire en tels besoins.

15. Et il faut remarquer que plusieurs âmes [230] lisant ces vérités, ou en [en] entendant parler, et qui cependant n’y sont pas encore par aucune pratique ni don de foi, croient qu’il ne faut proprement que s’abandonner et ne rien faire. Cela n’est nullement vrai, comme savent fort bien les personnes d’expérience. D’autant que Dieu fait et communique toujours toutes choses pour nous ou pour les autres. C’est pourquoi dès que nous nous abandonnons et que nous nous laissons en la main de Dieu, nous devons faire tout ce que raisonnablement nous voyions être à faire, ou, (supposé que nous ne le voy [i] ons [230] pas,) [parenthèse de Bertot] que le conseil et la bonne conduite nous peut [peuvent] faire voir : car quand ensuite nous avons fait ce que nous avons pu, et que les choses ne réussissent pas comme nous pensons, Dieu cependant ne manquera jamais de les faire réussir en sa manière. Et remarquez bien qu’à telles âmes Dieu n’agit jamais par voie extraordinaire, et qu’on appelle miraculeuse ; faisant tout réussir si naturellement que supposé que leurs cœurs soient vraiment droits, elles goûtent infailliblement que Dieu ne manque point de remplir tout selon leur besoin, et aussi selon la fidélité qu’elles ont apportée pour travailler en bonne raison, et en bon conseil, conformément aux affaires et aux embarras qui leur surviennent ; si bien que ce qui paraîtrait et serait aux autres une prudence purement naturelle, et qui n’aurait qu’un effet naturel, est en telles âmes un écoulement de Dieu par leur moyen.

16. Voyez par ce que je vous viens de dire de la communication de Dieu en notre âme, combien il faut être fidèle aux choses qui touchent nos états ; parce que par là Dieu se [231] communique ; et c’est par ce moyen que s’entretient le commerce de Dieu à notre âme, et de notre âme à Dieu : de manière que qui voudrait sans ordre bien réglé, renverser cette conduite par intention de pauvreté, d’abjection, et du reste, par le désir d’une plus grande perfection, même de conformité à Jésus-Christ, se tromperait ; et au lieu d’y trouver Jésus-Christ, n’y trouverait que des croix terrassantes ; par la raison que ce serait l’amour-propre (quoiqu’avec bonne intention) qui serait le principe de ces croix, et de ces abjections. Mais quand Dieu a beaucoup nourri et élevé l’âme par tel commerce de flux et reflux de Dieu à la créature et de la créature à Dieu, par les providences de nos états mélangés souvent de croix, d’abjections et de peines, et que Dieu est suffisamment en telles créatures ; il ne manque jamais pour lors d’être le principe de Jésus-Christ par les providences de croix, d’humiliations, et du reste d’où il naît en telles âmes.

17. Où il faut remarquer qu’il faut s’abandonner aux croix et aux humiliations qui nous arrivent dans nos états, sans les chercher et procurer ; et même avec bonnes prudence et conduite par ordre réglé de nos états, nous pouvons faire ce qui nous est possible pour y remédier : mais quand nous avons agi de cette manière, pour lors nous devons les souffrir en abandon ; parce qu’ils font partie de l’ordre divin dans notre état. Mais à la suite qu’une âme est assez heureuse d’être digne de Jésus-Christ, quoiqu’elle agisse avec telle prudence et même conformément à un degré de grâce qui est encore plus grand que les précédents ; [232] elle a beau faire : plus elle pense remédier aux croix, aux abjections, aux pertes, et aux autres choses par lesquelles Jésus-Christ [sans italiques] se communique, plus ces choses se multiplient, et naissent comme miraculeusement de toutes rencontres. Mais comment [sic] il est certain que Jésus-Christ est l’œuvre toute pure du saint-Esprit, aussi sa communication, et sa naissance dans notre âme par les croix, doit [doivent] être par son seul principe sans que nous y puissions mettre la main : c’est pourquoi cette œuvre est vraiment extraordinaire, et dans peu d’âmes ; d’autant qu’il faut qu’il [sujet ?] précède une mort, dont Dieu seul en peut être le principe. [232]

Lettre à l’Auteur

Écrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : où l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse.

« Au nom du saint Enfant Jésus, et dans la lumière de sa divine simplicité que j’invoque sur mon âme.

1. “Ses premières miséricordes sur elle, ont été de me donner dans les premiers usages de ma raison, le désir de me faire instruire des vérités de la foi, appliquant mon esprit à les retenir par-dessus toutes choses, et prenant un singulier plaisir à les apprendre à d’autres ; quoiqu’étant un peu avancée en âge je me rendis la raillerie de mes compagnes, d’être toujours assidue au Catéchisme public, et à le répéter ou expliquer à ceux qui ne l’avaient pas bien compris et retenu, établissant cependant ma gloire dans leur mépris.

2. “La seconde a été d’avoir dès la première réflexion sur moi-même à l’âge de six à sept ans une grande estime, et un grand amour et respect pour les confesseurs, choisissant les plus exacts et les plus zélés à me reprendre de mes défauts et à m’humilier, leur donnant la matière dans la sincérité de mes confessions, qui étaient par-dessus tout, des choses qui me donnaient plus de confusion, et cela dans la vue de Dieu. Le reste de mon âge dans le monde s’est passé dans le mensonge, l’orgueil, la colère, la liberté et peu de modestie, l’impiété vers Dieu, la justice, prochain, et la recherche de mes appétits.

3. “Dans la religion : je n’y suis sentie vraiment appelée de Dieu par une providence particulière. La seule crainte de Dieu en a été le motif qui m’a toujours pressée à cela, me faisant remarquer dans le monde le goût et la suavité intérieure que je sentais quand je formais avec la grâce ce dessein, et que je m’appliquais aux actions de piété ; et au contraire le chagrin et l’amertume que j’éprouvais dans les divertissements et plaisirs du siècle, où je ne pouvais rencontrer le repos de mon cœur ni la paix de ma conscience.

4. “D’abord que j’ai été en religion j’ai été pressée d’un désir de faire toutes les mortifications humiliantes et pénibles, afin de me surmonter, et que rien ne me fit de la peine dans la suite ; ne connaissant pas d’autre vertu que cet extérieur.

« Je ne sentis rien d’intérieur dans ce commencement qu’un scandale que les maîtresses des novices nous voulaient apprendre à faire l’oraison, ne croyant pas que les créatures en fussent jamais capables, puisque c’était, ce me semble, à Dieu de toucher le cœur : quand je ne l’ai pas senti touché, j’ai toujours cru qu’il n’y avait pas d’oraison ; ce qui n’était que de fois à autres, je veux dire qu’il sentait cet attrait intérieur : hors de là je n’ai pas fait d’autre exercice mental que de répéter par mémoire ce que je savais.

5. ‘Après que j’ai eu l’habit, j’ai senti de certaines touches sur l’anéantissement du Verbe en la chair, qui me sont restées longtemps, et m’ont inspiré un attrait plus grand pour l’oraison où je n’ai répété l’espace de quelques mois que ces paroles, qui portaient lumière et leur efficace à mon âme ; Dieu anéanti, Dieu humilié, Dieu enfant ! Sans savoir comment, parce que je ne m’apercevais pas que j’eusse rien ajouter du mien à cette impression, qui me dégageait de tout l’extérieur, et me montrait la beauté intérieure des vertus, desquelles je devins fort amoureuse, ne pouvant rien goûter et estimer que leur pratique. J’éprouvais aussitôt la direction d’un maître intérieur qui me montrait ce que je devais faire ou éviter, et qui me reprenait de moindres fautes. Quand j’étais fidèle à lui obéir, il ne me quittait pas, et m’éclairait et purifiait de moment en moment : mais quand je marchandais de le suivre sous des prétextes d’amour-propre ou de respects humains, il s’éloignait, et j’avais assez de peine à le retrouver. Et il me semble que je n’ai pas éprouvé de depuis cette grâce comme elle était dans le commencement pour la sensibilité.

« Cette grâce m’a presque duré tout le temps de probation ou deux années. Elle a diminué un peu dans les occupations extérieures ou j’ai été occupé, ayant trop d’inclination à plaire aux créatures dans des petites condescendances d’amitié sous prétexte de charité ; dont néanmoins j’étais repris intérieurement. Les rebuts et les mépris que j’ai portés en ce temps m’ont beaucoup servi à la faire revenir et à entrer dans le meilleur état où je m’étais trouvé depuis ma conversion à Dieu. Je fis ma profession dans un grand désir d’être entièrement à Dieu, et rien au monde, auquel j’ai dit un adieu véritable, renonçant à l’affection des plus proches, et toute désireuse de mourir à moi-même.

6. ‘Je me trouvai quelques années tout animée et fortifiée de cette grâce, qui s’est ralentie peu à peu et s’est presque toute dissipée trois ans après la profession ; où étant engagée dans les affections particulières qui me faisaient observer et railler les actions de mes compagnes, contre le reproche de ma propre conscience ; cela fit que notre Seigneur m’abandonna à moi-même. Je me relâchai de la poursuite de la vertu, ne faisant plus que le nécessaire, ou l’extérieur de la règle, négligeant les pénitences de dévotion, devenant sensible dans les humiliations qui jusqu’à ce temps avaient fait ma joie, vaine dans mes pensées et paroles, amie de la chair recherchant ses aises, et dans les intérêts des parents.

7. “Cet état a duré presque trois années couvert du voile des infirmités, qui étaient plus imaginaires que réelles. Et je ne sais avoir rien fait de bon et d’intérieur dans ce temps que la lecture de l’Écriture sainte ; où je donnai presque tout mon loisir, par curiosité au commencement, et puis pour l’utilité que j’y trouvais, sentant que cette lecture convainquait fort mon esprit et le rappelait peu à peu de ses égarements. Les fins dernières firent une forte impression en mon âme, et me donnèrent un grand désir de me convertir à Dieu tout de bon. J’en remettais le moment de jour en jour, et m’attendais un plus grand secours pour la commencer. Il me fut donné d’une manière cachée et fort efficace sur la fin de l’année 1652 dans une retraite de 8 jours. Où je sentis tout d’un coup mes liens brisés, et un front d’airain pour m’opposer à tout et pour soutenir toutes les difficultés sans rien craindre, assurée intérieurement du secours de notre Seigneur.

8. “Je dis tout de bon le dernier adieu à Dieu aux parents et à toutes les créatures ; j’entrepris à bons escient la persécution et la perte de mon honneur, de mes intérêts et de mes satisfactions ; je mortifiai mes sens en toutes les manières, et m’interdis tout commerce et toute liaison avec celles qui ne me diraient pas mes fautes, ou qui me parleraient d’autre chose que de Dieu. Mon changement édifiant d’un côté ne laissa pas de faire beaucoup de bruit ; surtout c’étaient des pénitences et mortifications extraordinaires auxquelles on devait avoir égard. Mon âme toute recueillie n’entendait rien, et poursuivait sa pointe quelques années ; jusqu’à ce que la supérieure s’y joignant me défendit toutes sortes de mortifications. Ce qui a été une des plus grandes peines que j’ai éprouvées, non pas à cause du commandement ; par ce que ma peine était de ne savoir obéir volontiers : le diable, comme je crois, me faisait appréhender tant de risques à les quitter, à cause des funestes expériences que j’avais fait du relâchement passé.

9. “Enfin Dieu me fit la grâce de renoncer à tous les intérêts de mon propre salut et de perdre mon âme dans l’obéissance ; qui me devint si chère et si précieuse dès ce moment, que tout mon état intérieur se trouva dans l’amour de l’obéissance aveugle, ne connaissant plus d’autres sentiments en moi que le désir d’obéir et la joie de ne plus faire ma volonté. J’attendais avec soumission l’ordre de Dieu pour les moindres choses, ne voyant plus rien de bon et utile que cela, et craignant beaucoup de tomber dans la propriété et l’aveuglement où j’avais été dans l’usage que j’en avais fait.

« Ce dépouillement me mit en état de suivre l’attrait intérieur qui me fut donné de travailler au dénuement de moi-même, demeurant devant Dieu et mes supérieures comme une bête, qui n’avait ni sens ni raison : je l’ai éprouvé si souvent que j’eusse pensé être ridicule de croire autre chose de moi. De sorte que depuis ce moment l’obéissance m’est devenue très facile et un Mystère que j’ai regardé avec respect sans le vouloir pénétrer. C’est toujours le fond de mon esprit, quoique la variété et la contrariété même des affaires m’aient fait quelquefois raisonner. Ce m’était une grande souffrance de me voir privée de la consolation d’obéir à mes supérieures dans la simplicité que je chérissais uniquement, les regardant comme Jésus-Christ visible ; et je trouve que les supérieures et les confesseurs donnés de Dieu auront toujours le pouvoir de m’humilier et anéantir, comme ils voudront. Je ne conçois rien de plus saint et de meilleur que l’obéissance.

10. ‘En ce temps, je me trouvais en un coup réduite à un à une totale impuissance d’agir en l’oraison. Où je ne trouvais aucun appui sensible ni raisonnable ; l’entendement étant devenu incapable de rien connaître et de rien penser par lui-même, étant suspendu et arrêté dans une attention et dans un silence de pensées et de paroles sans pouvoir dire comme cela était ; parce que je trouvais la volonté dans une ardeur et un désir si vif pour Dieu que cela me dévorait et m’inspirait un zèle ardent d’être à Dieu en la manière qu’il le voulait, c’est-à-dire sans moi-même. Dans la crainte de perdre mon temps en cet exercice, seul capable de me conduire à Dieu, notre Seigneur me consola de ces paroles qu’il me dit au cœur seulement (a psaume 45 versets 10 : Il brisera l’arc et mettra les armes en pièces, et il jettera les boucliers dans le feu) ; comprenant que la puissance de l’entendement quant à sa puissance de concevoir était rompue, que ses actes demeuraient brisés et sans m’en pouvoir aider, et que le bouclier ou l’écu avec lequel j’ai repoussé les traits de mes ennemis, serait abandonné et consumé par le feu de l’amour. Ce qui m’appris à ne plus regretter mes pertes, mais à les juger même nécessaires pour être toute à Dieu, et plus rien en moi-même. Ces paroles 491: il a établi sa demeure dans la paix, me firent concevoir que Dieu voulait établir sa demeure en mon âme dans la paix et la cessation des actes propres : mais ne comprenant pas de quelle manière il les fallait quitter, je me tenais attentive au moment qu’il m’était offert d’en produire quelques-unes conformes à ma disposition, afin de ne pas tomber dans les fausses oisivetés, dont j’avais ouï parler, ne doutant pas aussi qu’il y en pût avoir une bonne. C’est pourquoi je demeurai sans trouble de celle où je me trouvais, qui me mettait en foi et en abandon aveugles à notre Seigneur.

11. ‘Dans la disposition susdite, que j’ai portée près d’un an dans sa force et sa nudité, j’ai reçu des connaissances très claires du mauvais fonds qui était en moi ; me sentant un abîme de péché, capable de commettre tous les péchés du monde, me voyant pénétrée jusqu’à la moelle d’orgueil, d’impureté et d’amour-propre avec une totale impuissance de me changer et amender de moi-même. Il me semblait que c’eut été avec justice si on m’eût puni pour tous les péchés des hommes, me trouvant pleine d’aversion et de haine pour moi-même, et d’amour envers les pécheurs : en cette vue j’aurais souffert la mort avec joie.

12. « L’expérience continuelle que j’avais de mes misères et qui me désespérait et me mettait hors d’état d’en pouvoir jamais sortir, m’a fait jeter de ce profond abîme où j’étais tenu, un regard de foi, de respect et de confiance en notre Seigneur, si fort, si pénétrant et si efficace que je puis assurer qu’il me le donnait comme le seul en qui je pouvais être sauvé. J’éprouvais même ce véritable salut dans ma ruine et perte totale : et je la voulais et aimais comme la dernière disposition à trouver Jésus-Christ, ou plutôt à être trouvé de lui ; par ce que je voyais bien que le regard fixe qui était en moi vers lui était un rayon de ce divin Soleil.

« C’est ici où je me trouve toute éblouie et incapable de dire les choses qui se sont passées en mon âme en ce temps où Jésus-Christ mettait toutes choses dans cet unique et continuel regard.

13. ‘Il m’apprit une pratique qui fut le seul exercice de cet état, à savoir de lui dire en toutes mes actions et en tous les exercices spirituels ou naturels, où je me trouvais occupée par son ordre, de lui dire, dis-je, par la clameur secrète du cœur, dans la vue du mauvais fonds que je sentais en moi, et dans le regard fixe vers lui où sa grâce me tenait : je renonce à tout ce que je suis, et je me donne à tout ce que vous êtes. Cette renonciation me paraissait si entière, que je ne pouvais souffrir ni esprit, ni volonté propre, ni appétit, passion, corps, sens, action et mouvement propre. J’avais pour tout cela la même aversion que j’aurais eue pour le démon : et cette donation était si véritable, qu’elle me retirait de moi-même, pour me mettre absolument en la disposition de notre Seigneur, qui était plus maître de tout ce que j’étais et pouvais que moi-même.

14. « En effet en lui je faisais et je pouvais toute chose : hors de lui j’étais réduit à l’incapacité et stupidité des brutes, ne pouvant faire chose quelconque de moi-même ; mais j’étais si assurée de son secours où je m’apercevais de sa volonté et de sa conduite, que j’eusse pu l’impossible dans la dernière facilité ; non pas en ma force, mais en celle de notre Seigneur492. Je puis tout en celui qui me fortifie) ; toutefois avec ce discernement de ne rien vouloir entreprendre de moi-même, mais d’attendre l’ordre de Dieu qui me fournissait dans chaque action ce qu’il demandait de moi : et je m’en tenais si assurée, que j’aurais cru faire une grande faute de ne pas compter là-dessus disant : quand Dieu voudra je le pourrai. Dans cette assurance du secours de notre Seigneur pour accomplir ce qu’il demandait de moi, je ne prévoyais pas le bon succès apparent des choses, mais ordinairement le renversement total ; et en cela était ordinairement mon plus grand goût, les choses tournant à ma confusion, disant confidemment à notre Seigneur, Vous m’avez donné ma part : songez seul à votre gloire et au bien des âmes, puisque vous avez brisé le pauvre petit instrument qui s’offrit d’y contribuer ! Ô, que vous en viendrez bien mieux à bout vous seul ! Je n’en ai pas toujours vu le succès ; et j’ai été bien aise d’en laisser la connaissance à notre Seigneur, m’aveuglant à tout autre chose qu’au regard fixe et nu dont j’ai parlé, qui ne produisait jamais que l’effet de ces paroles : Je renonce à tout ce que je suis, et me donne à tout ce que vous êtes.

M’étonnant de la durée de cette pratique de laquelle je ne sortais pas, et y voulant réfléchir de moi-même, notre Seigneur me dit intérieurement 493: ce que je fais tu ne le fais et ne le vois pas à présent, mais tu le sauras ci-après. En effet je ne concevais pas la grâce cachée sous cette renonciation continuelle de moi-même et cette donation perpétuelle à notre Seigneur ; mais je l’ai comprise, voyant naître mon bonheur de cet exercice, qui n’a subsisté longtemps que par une foi nue et aveugle, et qui s’est confirmé par la lecture de quelques livres qui traitent de l’union à notre Seigneur.

15. ‘Croyant donc que c’était là mon fond j’ai pensé à m’y établir par quelque méthode pour me servir lorsque je sentirais un peu ralentir l’attrait intérieur, comme par quelques actes et considérations très propres à le conserver. Je m’en suis servie dans le besoin pour me soutenir, et ils ont produit cet effet : mais il n’y a rien de comparable à cette grâce cachée, qui le fait bien d’une autre force. Il m’apparut quelquefois que l’usage que je faisais de ces actes n’était qu’un amour-propre secret et un désir de voir et de connaître par l’entendement ce qui se passait dans le fond de mon âme. Je ne répondais pas à ce doute ou scrupule, continuant ces méthodes, à cause que c’était des directions et intentions pour toutes les actions ou exercices de la journée, et que des personnes très vertueuses et très élevées pratiquaient et conseillaient le semblable : mais je n’y pouvais rien goûter de propre ni que ces actes paraissaient miens qui ne répétaient que ce que je croyais être déjà fait et exécuté, n’étant plus à moi pour me donner.

16. « Je me trouvai remplie de quelques lumières sensibles qui me tenaient occupée sans aucun acte : mais étant devant Dieu, je me suis vu réduit en sa présence comme un peu de poussière sans regard, sans puissance et sans mérite pour le connaître, le nommer et l’invoquer ; demeurant ainsi exposée à sa clarté et à sa parole qui illumine et vivifie toutes choses. Dans cette lumière il m’était quelquefois donné de lui rendre mes devoirs : sinon je demeurais dans le néant où je me voyais réduite de toutes parts. D’autres fois cette disposition m’était continuée [244] dans la Croix, les clous, les liens, la colonne, le roseau, la lance et les épines de notre Seigneur, je voyais qu’il m’avait cachée et renfermée. S’il me le permettait ou s’il le voulait en m’éclairant, j’avais quelque rapport avec lui vers lui comme du néant au tout, et de l’ouvrage à l’ouvrier : sinon je demeurais anéantie en recevant ses regards vivifiants et des unions ineffables que je ne puis dire ; mais qui me faisait mourir au monde et à moi-même, me rendant aussi insensible que les créatures ou signes (la croix, les liens, etc.) sous lesquels je me trouvais cachée et seule capable de vivre et d’agir pour Jésus, vers lequel seul je me trouvais arrêté. Cet état a duré longtemps, et il n’a pas été en mon pouvoir de m’en séparer l’esprit ; quoiqu’il n’en fût pas fort content, voulant aller plus vite et ne point être ainsi arrêté dans ces vues imaginaires qui ne faisaient pas un effet si sensible que la première que je viens de dire. Mais il les a fallu souffrir tant que Notre-Seigneur ait produit ces assoupissements des mouvements intérieurs trop vifs, les mettant dans le repos et la cessation entière de tout acte, et dans l’unique attention à ce qui lui était montré de Jésus-Christ, le grand livre de vie éternelle.

En effet après ce que j’en ai appris et éprouvé par lumière surnaturelle, je suis la plus infidèle créature du monde d’être si peu à lui ; et je voudrais acheter cette grâce inestimable, que j’ai ce me semble comprise par quelques expériences, avec tous les tourments imaginables, que mon seul amour-propre redoute, me faisant une singulière joie des abaissements et des mépris.

17. ‘Ma première école a été la crèche de Bethléem, où le saint Enfant Jésus ; dont la divine pureté et simplicité m’a enlevé le cœur pour n’aimer et ne goûter que lui dans l’usage de ces divines vertus. Pureté qui l’appliquait uniquement dans le pur regard de son Père : simplicité en notre manière de concevoir, qui le retirait de l’application du passé et du futur, pour l’arrêter au moment de conduite de son Père sur lui, où il trouvait toutes choses pour nous les donner. Sa pauvreté, son silence, son humilité, sa douceur, soumission, indigence et son abandon, m’ont mille fois charmée par les impressions de grâce qu’ils ont fait en mon âme ; qui a été attirée par l’odeur de ses parfums à l’imitation de toutes ses vertus, dont la pratique a fait ma plus sensible consolation. Et je gémis d’être empêchée par des considérations humaines de ne pouvoir tout perdre pour les suivre : par ce que toutes ces vertus me paraissent Dieu même à présent ; et je le croyais pour lors, quoique je n’en fusse pas si convaincu.

« Je ne puis jamais dire les secours temporels et spirituels que j’ai reçus de ce Mystère, le Saint Enfant m’ayant presque toujours tenu dans le foin sur lequel il était couché ou dans les langes pendant les charges de Supérieure, de Dépositaire et autres ; où j’ai fait et souffert ce qui ne se voit pas ordinairement sans que j’y eusse pris aucune part, étant toute cachée et perdue en lui, et morte à tout, sans faire réflexion que sur sa [246] conduite, qui était mon refuge et mon appui, ma défense et ma protection. Il ne se peut faire que l’on n’en ait été fort scandalisé : je l’accorde et me soumets aux justes reproches qu’on m’eût pu faire sans m’en donner d’inquiétude, n’ayant d’autres instincts que de souffrir et de m’abandonner à ses regards, fermant les yeux. Ce que je pourrais faire de moi-même ne servira de rien ; mais dans cet abandon je ne manquerai jamais à ce qu’il faudra faire. Je ne découvre jamais rien que par cet abandon. Ô, que je dois mon salut à la grâce de ce divin Enfant, qui a empêché que la malignité du siècle ne soit entrée dans mon âme, et qui me montre et m’ouvre une voie pour aller à Dieu ; où je ne crains point de me perdre ! Je ne puis ni aller ni marcher que par son secours, n’étant entendue de personne : il me suffit s’il le veut. Amen.

18. ‘Sans sortir des dispositions de son enfance, qui a fait le fond de mon âme, j’ai senti beaucoup de goût et de lumières sur la dépendance de sa vie cachée à l’égard de la volonté de son Père qu’il voyait et suivait en tous ses emplois et occupations auxquels il s’appliquait par son ordre. Le silence qu’il a gardé tout ce temps, sa retraite des créatures, son travail manuel, son obéissance à saint Joseph et à la sainte Vierge, et le reste des vertus qu’il a pratiquées dans l’état de sa vie cachée et inconnue, m’ont servi de lumière et d’exemple dans la vie que je devais mener en religion : ou j’ai goûté et trouvé Jésus-Christ dans les moindres choses qui s’y pratiquent, qui éclaire et con [247] tente mon esprit avec autant de joie et de bonheur que si j’étais dans le Paradis ; et cela est une vérité qui se rend d’autant plus sensible que j’y éprouve des contrariétés, et quand elles sont si grandes que je les puisse ressentir, y ayant peu de choses capables de me toucher.

19. ‘La passion de Notre-Seigneur m’a paru après toutes ces lumières toute autre que je n’avais éprouvée jusqu’alors. Dieu s’est montré en elle avec tant de vérité, que je me trouvais toute pénétré de ses regards. Je n’ai point eu de liberté d’agir vers Notre-Seigneur que dans le néant ci-dessus dit, ou je me tenais toujours ; ne pouvant faire autre chose que de recevoir les impressions et les regards de Jésus souffrant : m’y laissant attirer et appliquer dans ce silence, il a fait parler hautement à mon cœur toutes ses vertus, qui sont mieux imprimées en mon idée que si on les y avait dépeintes. Je n’ai pas besoin d’images pour m’en faire ressouvenir : celle que j’ai imprimée en mon cœur le fait beaucoup mieux ; et pour peu que je l’envisage, elle produit toujours de bons effets en mon âme ; surtout ceux d’une confiance inébranlable en Notre-Seigneur, et d’une disposition intérieure vers ses états humbles et abjects qui me donnent estime et désir de les embrasser, n’y voyant plus que Jésus-Christ tout seul, en sorte que toutes les vertus ne me paraissent plus que comme Jésus-Christ même.

20. « Le tombeau de Jésus-Christ a été longtemps l’objet de ma plus tendre dévotion, y considérant la séparation, la mort [248] l’anéantissement et la seule vie de Dieu et à Dieu. Cette vue m’a fait désirer que toutes les actions, pensées, souffrances et tous les désirs de la créature pussent par un bon usage être rapportés à Dieu. Mais après avoir vu Jésus anéanti à soi-même et à toutes choses pour le corps et pour l’âme dans le tombeau, j’ai cru qu’il fallait tout faire mourir et demeurer ensevelie jusqu’à ce que Notre Seigneur nous appelât du tombeau. O, que ce lieu m’a semblé charmant et que le silence et le repos qui s’y rencontrent m’ont servi à me tenir comme morte et insensible à toutes choses, et à éteindre l’impression que les passions et les sens pourraient recevoir de la vue des objets, qui n’agissent point sur un mort ! Cette disposition m’a protégée et défendue à l’égard du monde, que je voyais sans voir, entendait sans entendre et sans en recevoir aucune impression ; et à l’égard de moi-même, étant comme un mort qui n’a point de retour et de réflexion sur soi, demeurant sans soin et sans intérêt pour soi-même, attendant de Dieu sa vie et sa résurrection.

21. ‘L’état de Jésus-Christ en sa résurrection m’a fait concevoir l’état de la vie nouvelle d’une âme qui vit de la foi pure, élevée au-dessus des sens et de toutes les choses créées, qu’elle ne voit plus que dans la lumière de Dieu et dans leur vérité ; devenant insensible aux choses du monde, insensible à cette très, et indépendante de ces secours, lui Dieu lui devenant toutes choses494. J’ai compris que c’était le dernier état où il fallait passer pour suivre Jésus-Christ dans le retour [249] qu’il a fait à son Père ; où il est consommé en lui par sa divine unité, étant fait Dieu en toutes choses. J’ai vu que c’était le lieu où il fallait l’adorer comme un même Dieu avec le Père et le Saint Esprit, et d’où il le faut voir envoyer son Esprit saint sur les membres pour les animer et vivifier de ses saintes dispositions. Ce que j’ai vu et éprouvé d’une manière ineffable, parce qu’elle est infinie et Dieu même : de sorte que j’en puis être bien pénétrée dans le fond de mon âme, portant et sentant cet effet en pure foi ; mais plus véritablement que toutes les choses qui se voient des yeux et de la raison humaine, et qui me paraissent une chimère au prix de la réalité dont je parle.

22. ‘Dans tous les Mystères de Jésus-Christ le seul trait qui me touche est de voir dans une simple vue Dieu descendre jusqu’à la boue de l’homme, pour faire que cette boue soit divinisée en lui ; que Dieu soit et demeure éternellement uni à toutes les misères, pauvretés, faiblesses et souffrances de l’homme, et que toutes ces choses nous donnent Dieu et soient Dieu, en nous et hors de nous. Je me perds dans cet abîme, dont je ne puis trouver le fond, quoique j’en puise incessamment lumière, vie éternelle, amour, force, mérite495 et toutes choses, étant fait riche en Notre-Seigneur, en sorte que rien ne me manque.

23. “La conduite de sa grâce sur mon âme pour me former sur le modèle de Notre-Seigneur, a été de me le montrer à imiter, et cela par une manière de considérations et de réflexions morales ; puis de me tenir [250] arrêtée par un regard fixe sur Notre-Seigneur, sans acte ni raisonnement, afin de recevoir ses impressions et ses regards sur mon âme ; après de m’appliquer à ses dispositions intérieures vers son Père ; puis j’ai vu496 toute la sainte âme de Jésus dans une perte et un anéantissement de tout elle-même pour recevoir et porter l’opération de la Divinité, qui y était et faisait tout en elle selon ces paroles497 Le Père est en moi qui fais tout l’œuvre, je ne fais et ne dis rien de moi-même ; ce qui me donna à connaître que cette âme sainte ne voulait ne voyait et ne recevait que Dieu en elle et en toutes les créatures.

J’ai senti en cette vue réveiller le premier attrait de ma vocation intérieure contenue en ces paroles498, Ego sum qui sum, ou en ces autres499, Videte quia ego sum solus ; qui produisaient toujours le même effet, me montrant Dieu en toutes choses uniquement présents, et le néant de tout l’être créé en sa présence500, Omnes gentes quasi non sunt.

24. ‘Cette seule lumière de la foi tient mon esprit élevé au-dessus des sens et de toutes les expériences que j’ai eu autrefois de ces vérités ci-dessus dites, qui n’étaient pas si universelles et continuelles comme celle-ci, qui me paraît aussi naturelle que la lumière du soleil que l’on voit en ouvrant les yeux. Et même je trouve plus davantage en celle [251] de la foi ; parce qu’elle ne souffre pas d’éclipse, faisant un jour perpétuel dans l’âme qui brille même dans ses obscurités : en sorte qu’elle reste persuadée que lorsqu’elle ne voit pas à cause de ses propres ténèbres, elle est éclairée de cette divine lumière, capable de les dissiper en un moment par un seul ressouvenir de Dieu. C’est le seul remède dont il semble que je me doive servir ; tout le reste ne semblant inutile et seulement propre à faire naître des obstacles ou nuage entre Dieu et l’âme, pour lui cacher sa face. C’est pourquoi l’âme se sent pressée de s’en séparer pour chercher le vider le néant ou il semble qu’elle doit toujours demeurer, afin que Dieu soit tout501.

25. ‘C’est la secrète passion de ce cœur qui devient si jaloux de Dieu seul, qu’il ne peut penser, parler et désirer autre chose, qui ne sont plus et qui ne peuvent jamais rien être sans un aveuglement épouvantable pour lui. Je ne sais point si j’ai un corps ou un esprit : il me serait ennuyeux de le savoir ; et à moins que de n’y voir que Dieu, je ne le voudrais point souffrir. Je n’ai point de joie plus sensible que d’éprouver mon néant en toutes choses intérieures et extérieures. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un sentiment d’humilité et de pénitence : j’aurais peine de m’en voir revêtue, de peur de me les approprier, n’en étant pas digne ; me sentant inspirée de les rendre à Dieu et de les remettre dans leur source et dans son sacré cœur502, afin de les conserver et offrir à Dieu en lui. Lorsque je me vois dépouillée de lumière et de grâces, je me console de cette [252] justice, que j’aime uniquement pour l’intérêt de Dieu ; n’ayant plus rien à m’imaginer pour moi, qui me tiens toute perdue en Notre Seigneur, ne me trouvant plus qu’en lui pour Dieu seul : hors de là je ne suis rien et ne veux rien être. Je sais que je suis un enfer de péché, et j’en porte la confusion et le reproche, lorsqu’il plaît à Notre-Seigneur ; sans trouble ni inquiétude pourtant, ne pouvant par mes vains efforts que m’y enfoncer encore plus avant. C’est pourquoi je me tiens en paix, attendant celui qui descend dans cet enfer pour me donner la liberté, et la lumière à ceux qui sont assis en [sic] l’ombre de la mort. Je demeure ainsi sans désir ni volonté de dire une parole pour en sortir ; mais demandant seulement le règne de Dieu et mon anéantissement total.

26. ‘Je ne songe nullement aux choses que j’ai à faire ; parce que ce serait m’indisposer à les bien faire : je vois que le seul abandon m’y prépare, et les fait mieux réussir que je ne saurais penser. Si j’ai à instruire, je me mets devant Dieu afin qu’il m’inspire ce qu’il veut que je dise ; ou bien je parle ce qui me vient en l’esprit, quand il le faut faire, sur le champ. Je travaille fort à l’extérieur dans l’Ordre ; rien ne me fatigue et n’embarrasse ; mais le repos accompagné de propre volonté me tourmente et inquiète. Je ne goûte de paix que dans la perte de moi-même et dans la confiance en Notre-Seigneur. J’ai peine à dire ce que j’en espère, ne désirant que sa sainte volonté : quand il m’aurait anéanti, j’aurais eu toujours confiance en lui, et même plus grande [253] par cette raison. C’est le fond de mon âme : il me semble que les châtiments et les épreuves augmenteraient ma confiance qui est telle que nonobstant mes péchés, l’on ne me le saurait ôter, qu’il est à moi et que je suis à lui ; mais comment ? Par sa seule miséricorde qui regarde ma grande misère, et qui lui a fait mettre et continuer l’état de mon âme dans une singulière confiance en lui.

27. ‘Ah, que ne m’est-il permis, et que ne suis-je capable de publier les miséricordes de ce cher Seigneur, dont je vois mon âme toute comblée ! Mais comment le reconnaître ? Je ne sais que me perdre en lui et le voir seul régner en toutes choses. C’est la seule passion de mon âme, le mouvement et l’attrait de grâce, qui par sa lumière détruit l’être des créatures pour me montrer cette vérité cachée si longtemps à mes yeux, Ego sum qui sum, et pour se donner en toutes choses et par toutes choses. Il y a près de vingt ans que cette parole a produit de grands effets pour anéantir toutes choses à mon esprit. Il semble que je ne voyais en elle que cette parole éternelle et subsistante qui soutient ces accidents qui s’évanouissaient en sa présence, n’étant plus. Toutes les passions, les désirs, pensées, peines et autres mouvements de mon âme ont été de même et ne m’ont pas donné grand exercice. Il faut que tout cesse au son de cette parole ; et je n’ai jamais fait d’autre combat contre eux : quelque rude, difficile et violent qu’en ait été leur attaque, je puis assurer qu’ils ont été vaincus du premier mot ; et quoique [254] le sentiment sensible en soi restait encore quelque temps, il ne pouvait empêcher la solide joie de ma défaite et de la victoire que Notre Seigneur remportait sur moi.

28. ‘Cette vue intérieure de Dieu seul a rappelé et consommé toutes choses dans son unité. Après avoir eu le goût et l’expérience des vertus dans le particulier de chacune d’elles, l’humilité, la pauvreté, l’obéissance, la charité, etc. qui ont fait l’attrait de mon cœur sans concevoir autre chose d’abord ; elles m’ont paru dans la suite toutes l’une dans l’autre, et une seule les contenait toutes. Je n’en ai plus connu de véritables qu’en Notre-Seigneur, les pratiquant dans les occasions mieux que je n’avais jamais fait, sans y penser jamais, parce que je ne les pouvais plus voir en moi. Ces vertus en Jésus-Christ ont été toutes divinisées, et Dieu même, et quand l’occasion se présente de les pratiquer, je n’y vois que Dieu auquel je m’abandonne et cesse d’être afin qu’il soit seul.

« Les perfections de Dieu chacune dans le particulier ont produit leur lumière et leur effet dans mon âme : je les ai goûtées avec délices. Mais mon plus intime plaisir a été après longtemps, de les voir l’une dans l’autre et une seule les contenir toutes ensemble, et n’être que cette adorable unité qui est mon Dieu et un océan de toutes grandeurs et perfections : en le croyant ou voyant seul je les vois toutes en lui d’un simple regard.

29. ‘Il me semble que toutes les saintes Écritures anciennes, le saint Évangile, les Épîtres de saint Paul, etc. et tout autre livre, il [255] me semble, dis-je, que tout se réduit à cette parole qui seule se fait entendre à mon cœur : Ego sum qui sum ; que tous les états et toutes les voies par lesquelles Notre Seigneur m’a fait passer, me conduisaient à ce terme, qui m’était toujours proposé en l’esprit ; et que le cœur blessé de ce trait ne pouvait tendre et se reposer qu’en lui seul. Je ne puis dire comment tous les Mystères de Notre Seigneur, avec la multitude de leurs circonstances que j’ai honorées longtemps, et le fais encore quelquefois, me paraissent tous compris et renfermés dans cette divine unité, étant faits Dieu en tout pour mon âme, qui trouve la vie éternelle dans le ressouvenir de la moindre circonstance, Dieu me faisant voir en elle tout ce qu’il est et tout ce qu’il m’a donné et qu’il me veut être par elle. O que ces vues sont infinies ! Il faut m’y perdre, n’en pouvant parler qu’avec langueur et avec effusion de cœur ; ce que je ne dois pas à présent, et que je ne pourrais jamais que quand Dieu voudra.

Je ne me sens pas toujours dans la même liberté : les obscurités, les sécheresses, les peines intérieures, et les souffrances extérieures sont envisagées comme les effets de ma corruption et me montre ce que je fais, me conduisant au néant de moi-même, elles me causent bien de la joie, et me tiennent en repos : ou si je ne les vois de ce côté, il ne m’y paraît plus rien que Dieu.

30. ‘Les grâces et la sainteté des saints ne me paraissent point aussi en eux-mêmes, mais seulement en Dieu, où je les vois [256] consommés par sa divine sainteté : et j’ai pour eux une estime et une vénération générale et particulière, recevant de Dieu en eux tous les secours et toute la protection que j’en éprouve assez souvent, me trouvant liée à leur grâce et dispositions intérieures, lorsqu’il plaît à Dieu, et si Dieu seul me suffit je n’y perds rien.

Il me semble pourtant que Dieu seul, Notre Seigneur, (permettez-moi ce mot, parce qu’il m’est Dieu en tout,) m’a donné à la sainte Vierge. Je l’honore et vois toute en Dieu, et même en quelque manière dans le corps de Jésus-Christ formé de son plus pur sang. Par son ordre, je lui rends mes hommages trois ou quatre fois le jour, perdant la puissance ou l’acte, où je me trouve en ce devoir, dans la volonté de Dieu qui le veut ainsi, où le fait en moi. J’en dis de même de l’invocation des saints ; et des devoirs journaliers que je rends en cette même disposition aux plaies sacrées de Notre Seigneur, à son sacré corps, à sa très sainte âme, à son cœur divin, à son sang précieux, au Père éternel, au Saint-Esprit et à mon Ange gardien et au Mystère qui se présente dans mon esprit.

31. ‘Je crains quelque routine en ces pratiques ; mais je vois aussi du danger à les quitter, sans que Dieu me le fasse connaître et me le fasse oublier lui-même. Il le fait assez souvent : ce qui ne me donne nulle inquiétude, continuant toujours dans le dessein de m’en acquitter quand je le pourrai ; prenant même pour cela des exercices et actions extérieures, ou quelque verset de l’Office, [257] ou l’Ave Maria du chapelet ou autres pratiques en actions de grâces des faveurs indicibles que Notre-Seigneur m’a fait par ces petits devoirs, qui me lient en toutes manières à lui. C’est pourquoi quand elles me viennent en l’esprit, sans plus renoncer à tout ce qui pourrait être de propre comme du passé, je les accomplis et les reçois comme la volonté de Dieu, et Dieu même ; ou bien je demeure dans un regard fixe de Dieu Notre-Seigneur. Tout se fait et se passe sans que j’y prenne aucune part que par un simple consentement aux choses que je ne saurais empêcher. Les dispositions de l’âme et du cœur de Jésus, la clameur de son sang et les membres de son corps, lancent sur mon âme des rayons de lumière et de feu, que je reçois passivement, m’anéantissant devant la Majesté suprême de Dieu que je reçois et éprouve en eux.

Il me semble que m’étant exercée un très long temps dans les pratiques ci-dessus dites pour honorer Notre-Seigneur, par pure reconnaissance que je lui devais, et sans autre goût que d’y satisfaire en m’en acquittant et perdant en Notre-Seigneur plusieurs actes et pratiques sans goût, et dans le renoncement dont j’ai parlé, il les a éclairées et échauffées de sa grâce et revêtues de lui-même, se donnant à moi par elles. Je ne vois pas qu’elles me sont nécessaires, puisque le néant me contente et que lui seul me suffit dans le vide de tout.

32. ‘Je vois, et je sens quelquefois en moi le fond de péché qui se produit par des mouvements [258] que je connais et observe quelquefois, et par d’autres que je ne vois qu’obscurément, et même que je suppose par les effets qui en ont suivi. Ces premiers me causent un grand reproche comme je manque de fidélité à les anéantir par le moyen que Dieu me met en main de sa vérité et du néant de ces choses. Mais les discours et les persuasions des personnes qui les émeuvent prévalent, et apportent quelque adoucissement à ces vérités de l’esprit ; si bien que je sens en moi une lâche condescendance et dissimulation pour ces faux amis, auxquels il semble que je me devrais opposer. Je les reçois par charité, et je finis leur conversation contre la charité. Pour les seconds, je n’y vois pas de malice, mais un pur effet de ma corruption, qui me convainc de ce que je suis ; je me trouve même obligée à eux de me l’apprendre à mes dépens, aimant mieux cette expérience que l’orgueil et l’hypocrisie que je crois cachée en moi, capable de tromper tout le monde.

Dans tous mes défauts de quelque nature qu’ils soient, je me sens portée à y satisfaire promptement me condamnant devant les créatures et devant Dieu, non pas pour en amoindrir la confusion, étant bien aise de la porter ; mais pour empêcher les réflexions inutiles que mon amour-propre y ferait.

33. ‘Mes confessions sont courtes et je les abrège tous les jours, ne disant que ce qui me vient, sans empressement pour le chercher ; fort indifférente pour les confesseurs. J’ai été fort attachée autrefois : c’est une erreur dont Notre-Seigneur m’a guérie, me [259] faisant éprouver la vérité de sa présence dans les différents ministres que j’ai approchés.

Je sens une faim et un besoin continuel de la sainte Communion : je m’en approche autant qu’il m’est permis, et j’en éprouve un grand secours pour la destruction et la perte de moi-même et pour la présence et la vie de Notre-Seigneur en moi. Il me semble que dans le temps de la Communion il fait ordinairement tout en moi : mais j’ai grand regret de n’avoir encore pû, comme il faut, continuer cette sainte présence et opération de Notre-Seigneur en toutes choses : elle se perd avec le temps, et je m’aperçois que c’est quelquefois en Dieu.

Les croix abjectes et humiliantes me sont fort utiles et même nécessaires pour m’anéantir à moi-même et pour trouver Dieu. Si je mérite d’en avoir, il me semble que Notre-Seigneur aura quelque bonté pour moi : mais je n’en suis pas digne, et Dieu me châtie du contraire.

34. ‘Je me laisse conduire et appeler de Dieu à l’oraison, n’osant y aller de moi-même. J’y porte depuis quelque temps la seule disposition où je me trouve, quelle qu’elle soit, sans la changer ; souffrant la purification que Notre-Seigneur semble faire de mon impureté pour être éclairée de la lumière de la pure foi. Cette lumière produit l’union avec lui dans un repos suave et délicieux ; où l’âme semble jouir et posséder Dieu dans un profond silence, qui la rend très propre et disposée à ce que Dieu demande d’elle, étant une unité d’esprit de volonté avec lui. Il me semble que cela est [260] en ces moments, qui durent autant qu’il plaira à Notre-Seigneur, l’âme n’y apportant rien de sa part que de souffrir ce qui se fait, et de recevoir ce qui lui est donné ; ne le pouvant retenir par ses efforts. Et c’est en ces rencontres qu’elle peut dire503 : Le Seigneur me l’avait donné, le Seigneur me l’a ôté ; sans pourtant perdre ce qui est essentiel et plus intime qu’elle-même. C’est en ces bienheureux moments que l’âme se sent vraiment nourrie et fortifiée d’un pain divin, pour soutenir les fatigues de son chemin, et pour monter à la montagne de Dieu, dont il est et paraît seul à l’âme le chemin et le terme. La fin de mon oraison est de voir Dieu en toutes choses qui disparaissent comme les nues au lever du soleil ; et cela autant en mon intérieur qu’en tout l’extérieur. Cette vue unique pacifie mon âme, dissipe ses ténèbres, guérit sa langueur, chasse ses tentations, sanctifie ses œuvres, corrige ses défauts, réforme ses pensées, lui faisant bien juger de toutes choses, en ne les jugeant et discernant que dans la lumière de Dieu ; l’âme se simplifiant de plus en plus, pour n’être fait qu’une avec la lumière. C’est ce qu’elle poursuit de tout son fond et de toute sa capacité élargie par la lumière de la foi qui lui est donnée.

35. ‘Quoique je sente un grand zèle pour corriger les défauts de celles dont j’ai la charge, il est fort tempéré selon la disposition et la grâce de chaque âme. À celles dont le fond est à Dieu dans la négation d’elles-mêmes [261], ce sont des rigueurs au-delà de ce qui se peut concevoir, les soutenant pourtant selon leur besoin ; aux autres il y paraît trop de modération et de patience aux yeux de mes sœurs : mais je ne puis me rendre à leurs sentiments ; la voulant avoir, c’est-à-dire, la patience, presque infinie pour attendre les moments de la grâce, tâchant de les disposer seulement à l’obtenir par les dispositions intérieures504.

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité.

RÉPONSE à la précédente. 

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce.

Ma très chère mère,

1. Quoique j’aie été longtemps sans pouvoir vous répondre, ce n’a pas été par un dégoût, ni par aucune raison qui m’ait empêché de goûter la lumière de Dieu en tout ce que vous m’avez écrit, et en tout ce que j’ai vu de vous ; mais bien par une diversité d’affaires qui m’en ont entièrement ôté le moyen. Je le fais présentement avec beaucoup de joie, remarquant l’Esprit de Dieu et par conséquent l’opération de sa grâce dans votre âme, dont je ne doute nullement.

2. J’aurais une infinité de choses à vous dire [262] pour vous répondre en détail sur tout ce que vous m’avez écrit ; mais il me semble qu’il suffit à votre chère âme de lui dire deux choses. La première, que selon ma pauvre lumière, votre lumière est vraie, et qu’ainsi votre âme doit marcher en assurance sans hésiter, courant et se perdant autant que la lumière précédera et agitera votre âme.

La seconde, que vous devez être passive et en repos en cette divine lumière, la recevant comme elle vous est donnée, et recevant en perte les opérations qu’elle fera en vous, tantôt aperçues et souvent aussi non aperçues et obscures ; lesquelles ne laisseront pas d’être aussi efficaces, d’autant qu’elles viennent de la foi qui vous éclaire et agit en votre âme.

3. Ici il faut remarquer que dans ce degré de lumière en votre âme le tout est de recevoir doucement et humblement cette lumière et vous en laisser remplir et pénétrer autant qu’en chaque moment Dieu vous la donne : et par cette nourriture divine et par les différents effets qu’elle produira, peu à peu votre âme tombera dans le repos et l’unité. Car le repos et l’unité que vous y trouvez et que vous y trouverez, attirent insensiblement une autre unité, pour y perdre non seulement toute cette divine lumière et ses divins effets ; mais encore tout ce que vous êtes. Et il est de très grande conséquence que vous vous laissiez conduire passivement et humblement à cette divine lumière par ces divins effets ; autrement vous ne trouveriez jamais sa source. Et au contraire le faisant comme vous me marquez, depuis le matin jusqu’au soir, en suivant ce ruisseau et vous désaltérant de ses eaux insensiblement [263] et peu à peu, non seulement elles causeront un effet divin en votre âme ; mais encore elles vous conduiront comme par la main à leur source d’où elles viennent toutes, disant à votre chère âme505 un jour : nous ne sommes pas de nous-mêmes, mais nous venons de cette source où il faut que nous nous perdions ; en vous y perdant vous-même.

4. Soyez donc fidèle autant que vous le pourrez, à vous laisser nourrir et fortifier par ces divines lumières, qui mettront toujours de plus en plus la paix, le repos et la nudité en vous ; et ne les étouffez pas sous quelque prétexte que ce soit, en voulant trouver une nudité plus grande : car en elles et par elles vous trouverez ce que votre cœur désire. Recevez donc tous les renouvellements de cette divine lumière, et selon le temps faites un bon accueil à Jésus-Christ : et vous verrez par expérience, que quand il aura beaucoup orné votre âme et rempli puissamment vos puissances, vous trouverez, si vous êtes fort fidèle, qu’en n’y pensant pas, vous vous oublierez et vous vous perdrez vous-même.

C’est l’adresse de Jésus-Christ de dérober toujours notre cœur et de ne le prendre point selon que nous voudrions, ou que nous connaissons ; mais de nous donner toujours ce que nous ne savons et ce que nous ne voulons. Laissez-vous conduire à lui en passivité, que j’appelle de lumière, d’autant que la lumière divine l’opère, et que nous y sommes fidèles en lumière divine ; et par là peu à peu ce Géant [G maj.] divin par des démarches, qui sont fort inconnues, nous conduit en un autre pays où en vérité tout est nouveau. [264]

5. Je vous assure que j’ai extrêmement de sa [sic] joie dans tout ce que j’ai lu de vous ; d’autant que vous y pouvez aller à grands pas [au singulier] suivant avec fidélité ces lumières divines, qui peu à peu comme sans vous en apercevoir, feront ce que le feu fait sur le bois506 : non seulement il éclaire, il échauffe ; mais peu à peu il change ce bois, et n’a de cesse qu’il ne l’ait réduit en sa propre nature. Ainsi en est-il des lumières divines. Elles brilleront et échaufferont votre âme ; et peu à peu cette diversité tombant comme en unité, elles feront un effet inconnu en vous, vous changeant, et vous faisant trouver non le dehors et l’éclat de ces divines lumières, mais leur substance et [leur] vérité en leur unité et en leur source.

6. Je ne remarque rien en toutes vos lettres (qui ne sont proprement qu’un éclat de ces divines lumières) que vous deviez changer ; et vous n’avez qu’à vous laisser agiter et conduire doucement et humblement en la manière que vous me marquez. Ce sera par cette voie que vous serez toujours conduite en votre source et en votre origine. Car étant Religieuse et par conséquent en nécessité d’instruire et de parler507, Dieu, qui est un Dieu d’ordre, nous choisissant toujours la voie la meilleure et la plus utile, vous a choisi celle-là, afin que recoulant en Dieu par elle, au même temps vous fassiez bien du bien à d’autres.

7. Ici il faut remarquer que l’âme doit toujours être beaucoup fidèle à sa grâce quoiqu’elle voie [subj.] la différence de celle des autres [âmes] avec lesquelles elle peut converser, sans s’en rien approprier ; mais se tenant dans la sienne, qui seule a droit et pouvoir de la conduire vé [265] ritablement et justement en Dieu. Ici l’on pourrait dire beaucoup de choses sur la fidélité qu’on doit à sa grâce par préférence à toutes les autres : mais comme j’en ai écrit en plusieurs Écrits [E maj.] que vous pouvez voir, je n’en dirai rien, pour vous dire seulement ce qu’il vous faut afin d’être fidèle à l’état présent où vous êtes et pour vous assurer de votre lumière présente. Peut-être que la providence de Dieu permettra, ou que l’on se voie [subj.], ou que vous m’écriviez selon les changements. Mais vous n’avez, en l’état où vous êtes, qu’à vous laisser conduire doucement et peu à peu en passivité par la lumière, comme je vous viens de dire : et vous verrez qu’insensiblement vos affaires se feront.

Vous pouvez avec fruit lire ce que les bonnes Dames que vous savez508, vous ont communiqué et vous communiqueront encore : car étant d’une même source et [d’une même] lumière cela vous aidera beaucoup, et vous mènera peu à peu où je m’assure que le plus secret de votre fond et de votre intérieur vous désire, quoique présentement vous ne le sachiez pas si distinctement. Je l’espère en vérité ; et j’aurai bien de la joie, si le bon Dieu nous fait la miséricorde de nous trouver en lui, où nous pourrons trouver toutes choses dans une source féconde qui rassasiera vraiment la plénitude de nos désirs. [266]

Lettre à l’auteur

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde.

1. ‘Si vous vous taisez pour un temps, fidèle ministre de ce Dieu caché et vivant en Jésus, je sais bien que vous répondrez un jour au mouvement qu’il me donne de vous ouvrir mon cœur. Il est trop fort, trop pur et trop constant pour n’être pas de lui. Ce qui est fondé en la chair n’a pas de durée. Celui de vous consulter pour trouver Jésus-Christ en la manière que vous l’avez fait, ne finira pas que vous ne m’ayez découvert ce trésor509 ou approuvé la voie qui n’est montrée pour y parvenir. Je ne l’ai aperçue que dans vos écrits, qui ont beaucoup soulagé ma langueur dans la crainte de poursuivre une chimère ; et cependant dans une totale incapacité de goûter et d’estimer autre chose que Jésus-Christ comme je m’en suis expliqué dans des lettres que je pensais vous écrire, et qui sont demeurées dans les mains de vos chers disciples, qui ont craint de vous fatiguer par cette lecture. Il en sera ce qu’il plaît à notre Seigneur. J’écris celle-ci dans la même simplicité. Comme Dieu m’entend, il semble que vous me [267] devez entendre, sans même que je vous parle. C’est pourquoi tout est abandonné et perdu en Jésus-Christ sans pouvoir désirer que lui, et le moyen de le trouver par vous. Le lieu où je pense qu’il habite est en mon cœur, et en toutes choses, dont il est la vérité et la substance, autrefois cachée, mais à présent découvert à mes yeux par la foi, qui n’en souffre pas de doute.

2. ‘Il faut, mon unique Père510, que je vous marque suivant la vue présente les routes que cette foi m’a fait tenir, si toutefois j’en suis capable, n’ayant jamais rien distingué selon l’ordre que je remarque dans vos admirables écrits, mais seulement ce qui m’a été donné quand notre Seigneur a commencé à éclairer et conduire mon âme.

« (1.) Premièrement cette foi, que j’ai toujours envisagée comme la lumière de Jésus-Christ luisant à ceux511 qui sont assis en ténèbres et dans l’ombre de la mort, m’a retirée de la lumière et de l’expérience de mes sens, les convainquant de faussetés et tromperies, les rendant comme insensibles et hébétés, les accoutumant à voir sans voir, à entendre sans entendre, à goûter son goûter et le reste, à moins de regarder et de recevoir tous les objets dans cette lumière. Mais mon Dieu, combien ai-je été infidèle à la suivre !

3. ‘(2.) Cette foi m’a même privée de mon esprit, ne pouvant rien connaître et juger par sa manière ordinaire, mais me réduisant à la seule simplicité de croire les choses de [268] la foi commune à ceux qui me tenaient la place de Dieu sans vouloir autre chose, ne faisant aucun fond sur les goûts et sentiments au moindre signe de l’obéissance. Mais dans cette disposition de tout perdre pour conserver l’obéissance, je les voyais croître et augmenter tous les jours, non pas avec le danger que la propriété traîne avec soi, mais avec une pureté de sacrifice et de perte qui ne me laissait plus voir que Dieu en eux, et qui faisait qu’ayant perdu et abandonné les choses distinctes, l’effet m’en demeurait toujours dans l’intérieur. En ce temps j’assurerais être sans esprit et sans jugement, n’en voulant pas avoir de propre, et trouvant un admirable secret de connaître tout dans l’ignorance des choses mêmes, que j’exposais à la lumière de Jésus-Christ, seul capable d’en bien juger : prenant ce parti avec lui, 512je ne juge personne ; il y a qui juge, Dieu et sa vérité, qui est une même chose.

4. ‘(3). Cette foi m’a fait considérer les inclinations et les mouvements de ma volonté et les passions de mon âme comme hors de moi-même, ne me souciant pas des rébellions intérieures, des tentations, des goûts, des affections et des autres désordres et dérèglements de la volonté : en sorte que portant dans mon fond un abîme de corruption et de péchés, je ne m’en inquiétais pas, distinguant en moi quelque autres puissance et volonté que la naturelle, par laquelle il me semblait être une même chose avec celle de Dieu, ne pouvant vouloir en effet que ce [269] que Dieu voulait, quoi que j’eusse senti en ma volonté inférieure et même raisonnable la rage et les grincements des damnés ; et même portant ce mauvais fond dans les actions les plus saintes avec joie pour me voir humilier devant Dieu et les anges, autant que je le méritais.

5. ‘L’expérience continuelle de mes misères augmentait de jour à autre ma confiance et mon abandon à Jésus-Christ, qui était inébranlables, et ma reconnaissance au-delà de tout ce qui se peut exprimer, de me voir suspendue comme par un filet au-dessus du dernier abîme, et empêchée d’y tomber par sa seule bonté et miséricorde : mais ce filet me semblait si fort que tout l’enfer n’était pas capable de le rompre, ni ma malice, que je considérais assujettie sous la puissance et l’autorité de Jésus-Christ. J’ai souvent surpris mes confesseurs par ma confiance, et j’ai sujet d’en être surprise moi-même, quoique je ne la comprenne pas. Il est certain qu’elle surmonte toutes les difficultés qui me sauraient arriver, qui ne servent qu’à l’accroître de plus en plus. Et je confesse qu’elle est venue à tel point que c’est le fond de mon âme, qui ne subsiste qu’en cette disposition, et n’a et ne peut avoir d’autre bien que cette ruine et perte totale de moi-même et cette unique confiance en Jésus-Christ et l’attente de son secours ou plutôt de son opération en mon âme.

6. “J’ai porté longtemps la pensée de me tenir devant lui comme la poussière et la terre que je foulais aux pieds, et d’attendre de ce lieu l’effet de ses regards et de sa [270] parole, qui sans rien prononcer de distinct, opérait de grands effets sur mon âme, quoiqu’elle n’en eût su bien parler. C’était, ce me semble, une lumière universelle qui la purifiait en lui montrant sa corruption, qui l’éclairaient en l’aveuglant, qui l’élevait en l’abaissant, la soutenait en l’opprimant, la mettait au large en la captivant, la remplissait en la vidant, et l’anéantissait en toute elle-même, et à toutes les créatures, en lui donnant Dieu en toutes choses, quelquefois en expérience, le plus souvent en pure foi, mais toujours en vérité et réalité de ce néant.

7. ‘Dieu souffrait quelquefois que dans sa lumière je le regardasse ; et il m’était montré en elle, comment le néant dans son silence regarde, adore, loue et aime Dieu, lui est soumis, attend ses ordres et invoque ses miséricordes. Je suivais ce qui m’était montré, et ne pouvait rien souffrir de propre ; parce qu’il était anéanti en un instant par cette admirable lumière qui m’en découvrait l’impureté et le trouble intérieur de mon âme qui se trouvait hors de son centre par la moindre propriété que je n’ai pas moins abhorrée que les plus grands péchés. Notre Seigneur m’a tenue plusieurs années dans cette disposition de néant et de lumière de vérité, me la continuant en toutes sortes d’exercices et considérations sur sa vie, sa passion et sa mort ; auquel j’ai rendu de continuels hommages, me les proposant sans cesse devant les yeux par les petits horloges [sic] et moyens perpétuels d’honorer et de trouver Jésus-Christ dans l’extérieur et dans l’intérieur [271] de mes actions, tâchant de le former et limiter en l’un et en l’autre par le secours de cette divine lumière, qui me découvrit sans cesse la vérité du Mystère513 caché en Dieu de tous les siècles, savoir selon saint Paul Jésus-Christ en nous, et nous en Jésus-Christ.

8. ‘Ces ressouvenances perpétuelles de Jésus-Christ le long du jour me conduisaient, comme je crois, à l’état passif où je me trouvais en l’oraison, qui se passait dans une paix profonde, un silence intérieur et un regard fixe et unique sur quelques circonstances des Mystères de Jésus-Christ, y découvrant des merveilles par cette lumière divine dont j’ai parlé. Et dans le néant de moi-même, où je me trouvais toute perdue sans pouvoir agir en aucune façon, les Mystères divins m’ont été expliqués et imprimés en des manières que je ne saurais dire, mais si véritables qu’ils ne s’effaceront jamais parce que tout est divin, et Dieu même. Mais ce qui a fait par-dessus tout toute mon occupation et ma vie a été l’intérieur de Jésus-Christ souffrant et portant l’opération du Verbe dans un total anéantissement de soi-même. Le Père514 est en moi celui qui fait les œuvres.

9. “Je comprenais en cette vue quel devait être mon état à l’égard de Jésus-Christ et comme il fallait souffrir et porter sa présence, et son opération dans mon âme. Elle est souvent renouvelée par impression ; et la foi obscure et toute nue me poursuit et me [272] presse vivement de m’y rendre par abandon à Jésus-Christ présent dans mon âme ; et cela dans une totale simplicité, telle qu’elle ne souffre pas que je réfléchisse ni sur le passé, ni sur le futur ; mais seulement que je suive la lumière de chaque moment qui me semble éclairer et comprendre tout ce qui est nécessaire pour accomplir sur les âmes et sur la mienne les desseins de Jésus-Christ et le laisser vivre et opérer seul en nous, en sorte qu’il n’y ait rien que lui.

10. ‘Je ressens de fois à autre l’ardeur de ce désir s’emparer de mon cœur et se mettre au-dessus de toutes choses, comme le seul sentiment de l’âme qui s’abandonne à ce désir, sans le vouloir modérer ; souhaitant même de mourir dans la véhémence de la langueur qui cause à l’âme, afin de se vider par ce moyen d’elle-même, et d’ouvrir la porte à Jésus-Christ afin qu’ils la remplissent toutes de lui-même. Je ne saurais pas bien exprimer la force de ce désir qui est plus fort que la mort, et plus dur et impitoyable que l’enfer, puisqu’il sépare l’âme de tout ce qui n’est pas Dieu, sans aucune miséricorde ; ne pouvant être fléchi ni gagné par aucune tendresse ni compassion, ni déçu par aucune subtilité. Il prévoit tout, quitte, perd et surmonte tout pour trouver ce qu’il aime, et ce qu’il désire. Il est si nu qu’il n’ait revêtu d’aucun moyen pour n’en souffrir d’autre que son objet ; toute autre lui devenant insupportable et à dégoût. Il est si pur et si unique, qu’il ne saurait être multiplié ou partagé, par ce qu’il ne veut que son seul objet infini, immuable, immense et éternel, et que tout autre désir l’affaiblirait et lui donnerait des bornes. Il ne se peut reposer qu’en la possession entière de la chose désirer, je veux dire de Jésus-Christ.

11. « Il me semble qu’encore que ce désir donne quelque altération au cœur et au sentiment et passions de l’âme sensible, il laisse la supérieure dans une paix divine, qui procède de l’unité de ses désirs, qui met, ce me semble, l’âme dans son centre en sa manière, ne lui faisant voir et désirer que Jésus-Christ son Dieu et son tout, duquel ce désir est une jouissance commencer. Il m’est mis en l’esprit que ce désir si grand est une chose extraordinaire de Jésus-Christ, et peut-être la disposition que le Père demande pour le révéler dans mon cœur, comme autrefois pour le donner au monde.

12. “J’ai lumière et ouverture particulière pour les prophètes qui ont exprimé la force et la langueur de leurs désirs imprimés de Dieu en leur âme pour les vider de même, et les remplir des effets de ce Dieu caché sous la figure de la loi, par lesquelles il commençait d’être la vie et la lumière de ceux qui croient en lui et désiraient son avènement. Je vois de plus que ce désir répond en quelque manière au désir que Jésus-Christ a de se donner à nous et de faire cette dernière Cène au centre de notre âme : Desiderio desideravi hoc manducare Pascha vobiscum515.

« En vérité il faut être entièrement disciple [274] de ce Verbe de vie pour entendre ces paroles et comprendre ce dernier souper de l’âme, après lequel on n’a plus besoin, ce me semble, d’autre repas, et où Jésus-Christ nous doit changer en lui, sed tu mutaberis in me516. C’est ce qui me fait entendre que ce désir n’est pas de moi, ni à moi, mais à Jésus-Christ, qui le doit réunir et consommé dans le sien.

13. ‘Je suis en cette attente en pur regard et abandon, souffrant ce qu’il fait en moi : et j’éprouve que par le bénéfice de la foi, je suis victorieuse du temps ; que cette lumière me rappelle le passé comme présent, et fait voir en un moment ce qui ne s’est accompli qu’en plusieurs années ; que Jésus-Christ est pour ce qui croit en lui au milieu du monde, jugeant, condamnant et consumant le monde par le feu de son sacrifice, quoique le monde ne le connaisse pas ; et le purifiant et consacrant pour ce bon usage et le service de ceux qui sont en lui, en sorte qu’ils le trouvent et reçoivent seul en toutes les choses de ce monde, auxquelles il les a fait mourir auparavant. De plus je m’aperçois que Jésus-Christ est venu par la foi dans son propre domaine, le secret et intime de l’âme, où l’âme même n’a pas d’entrée en quelque manière ; et par conséquent n’ayant pas de capacité propre pour recevoir Jésus-Christ, il faut que ce soit lui qui se reçoive lui-même.

14. « Je vois quelquefois, et je crois toujours que Jésus est en mon âme, en mon corps et [275] en toutes mes actions ; et cela sans m’écarter d’un seul point de la foi, parce que cette présence n’est qu’en Dieu : où je trouve l’esprit et la grâce de son humanité en unité avec le Verbe sans sortir des bornes que l’on donne ordinairement à Jésus-Christ que je tiens comme l’Église selon son sens et explication. Mais que ne puis-je déclarer l’infinité et l’immensité de ce Mystère, Dieu avec nous, Emmanuel ! Comme nous avons toutes choses en Jésus-Christ et comme Jésus-Christ nous est toutes choses, et comme il est pour ceux qui savent la vérité et la sainteté de son don, nunc per omnia Deus517.

Je vois bien que je n’aurai jamais des vertus et des grâces en propre : mais, si j’en avais, je sais fort bien qu’elles me deviendraient insupportables, connaissant comme j’en ai la vue, que le Père éternel ne veut voir, souffrir et approuver en nous que son Fils ; qu’il ne veut être connu que dans sa lumière, aimé que par son amour, ni loué, servi et adoré que par son esprit et dans sa vérité ; qu’il s’applique à le former en nous pour ce dessein, pendant qu’à la fin des siècles il nous doit ressusciter à l’âge parfait, et à la ressemblance entière de Jésus-Christ par le son de cette parole qui attirait des créatures du néant à l’être.

15. ‘Dans tous les traits de providence, il m’est montré le dessein du Père éternel pour former en moi Jésus-Christ. Je sens grand attrait à ne pas empêcher ce divin ouvrage par quelque opposition : mais j’y en apporte toujours ; et c’est ma sensible douleur : car [276] c’est anéantir l’être et la vie d’un Dieu et commettre le plus grand de tous les crimes, que je ne saurais assez pleurer, et pour lequel afin d’y satisfaire je voudrais tout souffrir et tout endurer ce me semble. Et cependant cela m’arrive tous les jours sans même m’en apercevoir ; puisque le plus petit péché produit en sa manière ce malheur, et l’impureté et les ténèbres dans mon intérieur qui me cache la vue et l’expérience de Jésus-Christ en moi.

Je reçois un grand secours de le pouvoir trouver et recevoir en toutes choses, en faisant (quand la lumière m’est donnée) une Communion en toutes choses, qui pour être en esprit ne laisse pas d’être utile afin de faire vivre et régner Jésus-Christ en moi. Dans ce moment je sens que l’union avec notre Seigneur par cette voie est pénétrante et intime : mais il faut une grande fidélité et mort pour la continuer longtemps. Je n’en suis pas là, et j’ai encore bien du chemin à faire.

16. ‘En vérité je brûle du désir de commencer à être à Dieu comme il faut, parce que la lumière est levée ; et que je crois qu’il en est le temps, et que j’ai trouvé en vous, fidèle serviteur de Jésus-Christ518, un dispensateur de ses Mystères cachés, qui les connaît et les donne à connaître aux âmes. Voyez si ce que la mienne éprouve est de lui, et si je le dois suivre, ne comprenant pas comment je m’en pourrais dispenser : toutefois je vous obéirai usque ad mortem (c’est-à-dire jusqu’à la mort) et je sens bien que Dieu a assujetti mon orgueil à vos pieds.’

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre.

RÉPONSE à la précédente.

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme.

1. Toute votre lettre m’a semblé assez bonne, et beaucoup dans la lumière de Dieu ; c’est pourquoi je vous y répondrai en peu de paroles, afin de vous assurer davantage dans vos démarches.

Il faut donc savoir qu’il y a une différence très grande entre la lumière de Dieu et la nôtre, éclairée même surnaturellement. La première fait voir les choses sans réflexion ; et quoiqu’elle donne des images en diverses rencontres, c’est comme si elle n’en donnait pas, pour découvrir la beauté véritable de chaque chose : de la même manière, elle donne ce qu’elle fait voir sans les réflexions, les diligences et le reste de la nature qui n’est point subordonné à cette divine lumière. La lumière naturelle au contraire, quoiqu’élevée au surnaturel par la grâce, ne fait jamais rien voir que par réflexion, et ne donne aussi jamais rien que par l’adresse de la nature, qui s’en sert, et qui traîne toujours avec soi beaucoup de bourbier de la source dont elle sort.

2. C’est ce qui fait l’étonnement d’une âme qui commence d’être éclairée divinement : elle commence à voir par une manière inusitée, et découvre une infinité de vérités quoiqu’il lui [278] paraisse souvent ne rien voir. Ce qu’il y a à faire est d’être fidèle à entrer dans ce procédé de lumière divine, recevant humblement de Dieu ce qu’il vous donnera de moment en moment, soit dans l’Oraison, soit hors l’Oraison, sans vous embarrasser de vos diligences ou pour augmenter la lumière, ou pour voir plus de choses qu’elle [cette divine lumière] ne vous fait voir. Tout le secret de cette lumière (quand elle est une fois donnée) gît à beaucoup mourir à soi et à ses inclinations, qu’assurément cette lumière va découvrant peu à peu ; et peu à peu les yeux de l’âme s’ouvrent pour voir en lumière divine ce qu’elle a vu autrefois en lumière bien mélangée. C’est pourquoi plus elle voit et s’applique à Dieu et à tout ce à quoi Dieu l’applique, plus elle va découvrant en sa lumière les empêchements de la lumière même, qu’elle n’aurait jamais découverts que dans cette même lumière. C’est pourquoi il est superflu de parler de la manière de voir en lumière divine, si on n’a pas la lumière divine : mais l’ayant, on commence à découvrir tant d’impuretés non seulement dans son procédé de voir les vérités, mais encore dans la manière d’en faire usage, que l’on est étonnée [sic fém.] que toute la lumière précédente, quoique de grâce, en nous faisant voir les choses divines et en nous y appliquant, nous cachait à nous-mêmes notre nous-même [s] corrompu, et ainsi nous dérobait plus de la moitié des beautés des merveilles que nous voyons ; joints que519 ne voyant pas où nous mettions nos pieds pour marcher, nous faisions un million de fautes sans nous en apercevoir. Mais comme cette divine lumière dégage beaucoup la créature de la créature et de [279] son procédé, elle ne l’empêche pas, et ainsi elle voit et fait, si elle est fidèle, un million de choses à la même heure.

3. Bienheureux donc les yeux d’une âme petite et humble qui voit et peut voir en cette lumière ! car non seulement elle a, comme je dis, la faculté de voir en la manière susdite, mais encore elle peut faire ; c’est-à-dire qu’elle remédie à ses défauts ; qu’elle pratique les choses que Dieu veut d’elle, en la manière de cette lumière, se servant bien des précautions raisonnables, mais non par elle, mais seulement par la vertu et l’efficace de l’opération de Dieu, qui lui est donnée conformément et en la manière de sa lumière : si bien que comme la lumière ne l’embarrasse à rien [sic] en voyant et en jouissant, de même l’opération divine se mêle si bien et si adroitement en son opération qu’elle élève l’âme et la met en état de travailler plus efficacement à la destruction de ses défauts qu’elle n’a jamais faits.

4. Et comme la lumière divine lui découvre un million de défauts en sa lumière qu’elle n’avait jamais découverts, aussi l’opération divine lui fait voir bien du pays qu’elle n’a pas parcouru, et que jamais elle n’aurait vu par tout son travail précédent ; d’autant que notre travail, soit pour la correction de nos défauts, ou pour l’acquisition des vertus, ne peut jamais aller jusqu’aux choses les plus grossières et plus connues ; mais l’opération divine, quoique douce, humble et passive, va furetant jusque dans les plus secrets coins et replis de nous-mêmes et de notre amour propre, pour nous y faire trouver des défauts, où nous n’aurions jamais vu ni trouvé que des choses très bonnes et des [280] pratiques saintes. C’est ce qui a fait et causé tant d’étonnement aux Serviteurs de Dieu éclairés divinement, se voyant si misérables, si imparfaits et si impurs, et cela par l’approche de la lumière et de l’opération divine [s] qui va [qui vont] en sa manière [en leur manière] tirant l’âme peu à peu de soi et de son opérer impur, pour la mettre en Dieu et en sa lumière.

5. Si vous êtes fidèle, il vous en doit coûter : d’autant qu’il y a bien des choses qui doivent passer par le feu et être épurée, afin de goûter vraiment cette manne divine, qui dans sa simplicité fait goûter un million de fois plus de choses que vous n’en avez goûté par vos diverses lumières. Toute cette belle expression de lumière divine et d’opération divine est dans l’expérience si peu de chose [sing.], comparée à la multitude et à la beauté des belles lumières de grâce dans l’esprit humain, que l’esprit qui en est honoré crève un million de fois dans sa petitesse, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez petit pour être et devenir un rien, où cette divine lumière est au large et vraiment en liberté, Je suis un ver de terre et non pas un homme, mais l’opprobre des hommes, dit Notre-Seigneur520 parlant de lui-même. Ainsi, ma Révérende Mère521, jugez à quoi vous pensez quand vous désirez être éclairée de la lumière divine qui ne sera jamais en la terre autre chose en un homme522 que Jésus-Christ.

6. Pour réduire tout cela en pratique, tâchez peu à peu de vous aider de la lumière qui vous est donnée chaque jour ; et soyez fidèle à mourrir [281] à tout ce qui vous sera marqué : et vous verrez que la providence soignera523 conformément à ce qui vous sera donné de lumière, de vous fournir les moyens de mourir à vous-même. Et comme cette lumière dont je viens de parler demande un cœur désapproprié pour faire ce qu’elle désire ; aussi faut-il se donner de garde de la propriété dans les choses que l’on pratique, comme austérités et autres pratiques du jour, pour ne rien faire dont Dieu ne soit pas le principe. Car ici il ne suffit pas que les choses soient bonnes et faites avec une sainte intention ; mais il faut encore que Dieu en soit le principe : autrement la créature y subsisterait ; et au lieu que ces choses servissent à l’âme, elles empêcheraient la plénitude de Dieu. C’est pourquoi il est bon qu’en cette lumière on visite les coins et recoins de soi-même, pour voir tout ce que l’on fait, et si vraiment tout porte le caractère de l’opération divine.

3.52 Perdre son âme.

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée.

1. Vous devriez bien apprendre que la manière d’aller à Dieu est en s’anéantissant ; et plus Dieu paraît nous tenir dans un état rabaissé, et petit, plus l’âme peut par là s’anéantir et se perdre. Je vois par votre dernière [lettre] que vous ne comprenez pas bien ce mot de perdre ; je vous prie une bonne fois de bien retenir que qui perd une chose en perd la vue et le domaine ; et généralement la chose est en [282] nulle estime, aussitôt qu’elle est véritablement perdue, c’est-à-dire qu’on est sans espérance de la retrouver. Si votre âme se perd ou qu’elle soit perdue, il vous sera indifférent ce qu’elle devienne [sic], qu’elle soit grande ou petite, que Dieu pense à elle ou non, et enfin qu’elle soit quelque chose ou non ; elle n’est plus à vous étant perdue, ainsi elle vous doit être indifférente.

2. Apprenez donc une bonne fois que vous ne trouverez jamais Dieu qu’ayant perdu votre âme, et par conséquent lorsque toutes choses vous deviendront de cette manière indifférentes, ayant autant de joie de n’être rien et de n’avoir rien, que si vous étiez la plus grande sainte du Paradis, et que si vous faisiez des miracles à tout bout de champ. Laissez-vous donc à chaque moment, et par toutes les providences qui vous arriveront, soit à l’Oraison, ou hors de l’Oraison, anéantie et pulvérisée, vous contentant agréablement de n’être rien ; et dans la suite ce rien pourra devenir quelque chose en la main de Dieu. Car c’est sa manière d’agir : il a fait le monde de rien ; ipse dixit et facta sunt524. Assurez-vous que jamais aucune âme ne sera capable des grandes opérations de Dieu qu’autant qu’elle sera rien.

3. Ayez grand plaisir de vous voir devant Dieu comme une âme du commun, et d’une basse Oraison ; portez avec une humble joie vos défauts et vos inutilités, sans empressement de vous en défaire ; et soyez avec paix ce que vous pourrez et comme vous serez à chaque moment [283] : et par là insensiblement et imperceptiblement Dieu fera de vous selon son bon plaisir.

Après avoir bien fait ce que vous pourrez pour cette âme, demeurez en repos et en souffrez [et souffrez-en] l’abjection.

Si vous pouviez une bonne fois être bien petite avec paix et joie, vous laissant agréablement pour n’être rien ; ô que vous seriez heureuse ! mais que cette leçon est rude et difficile !

4. Pour ce qui est de ma pensée touchant ces deux papiers que vous m’avez envoyés, le petit est fort bien ; et cette fille a une lumière qui lui est fort nécessaire selon son besoin : qu’elle soit fidèle, et mette en exécution ses résolutions.

La seconde [fille] s’embarrasse d’expressions non nécessaires525 : elle doit être généralement assurée que toutes ces sortes de souffrances qu’elle a tant de peine à exprimer ne sont pas surnaturelles. Elle n’a nul besoin de les tant discerner ni expliquer ; elle n’a qu’à les outrepasser généralement autant qu’elle pourra : et après avoir fait cela de son mieux, au lieu de s’embarrasser de réflexions et discernements secrets, elle n’a qu’à en porter la peine par retour à Dieu, oubliant autant qu’elle pourra telle peine. Si cette âme se pouvait perdre de vue et d’estime, elle ferait merveille : mais je ne sais si elle le fera jamais ; car si elle n’y prend garde, l’objet qui l’occupera toujours, sera son soi-même et non Dieu : tous ces plis et replis pour perfectionner, à ce qu’il lui semble, son âme, ne sont qu’une subtile occupation du soi, que l’on aime délicatement en plusieurs manières. [284] Qu’elle s’oublie, et elle fera tout autrement que ce qu’elle fait en toutes ses vues de perfection. J’appelle bagatelle [sing.] toutes ces choses qu’elle estime, et autour desquelles elle s’amuse : elle pourrait plus, si elle avait le cœur grand et courageux : mais il y a bien de la fille526.

5. Qu’elle soit généreuse à s’oublier et à se perdre, faisant humblement ce qu’elle a à faire, soit en l’Oraison ou hors l’Oraison. La moindre chose qui lui vient qu’elle croit de Dieu, lui est une grande plaque devant les yeux qui lui cache Dieu, qu’elle ne trouvera que dans la profonde humilité, la basse estime de soi, et le retour véritable vers Dieu, en s’oubliant en toutes manières. Faites-lui avaler et digérer ces choses peu à peu ; car faute de cette pratique, vous ne remédierez jamais à une infinité de défauts en sa conduite extérieure.

3.53 Porter ses misères en abandon.

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même.

1. J’ai bien de la consolation d’apprendre par la [lettre] vôtre que ma dernière vous a été utile. J’en bénis Dieu de tout mon cœur. Prenez courage ; et vous assurez [et assurez-vous] que vos défauts et vos pauvretés tant intérieures qu’extérieures vous seront non seulement utiles, mais infiniment profitables, si vous êtes fidèle à poursuivre d’un grand cœur et d’un courage hardi votre perte totale, votre mort, votre oubli de [285] vous-même en tout ce qui vous tient arrêtée [fém.] en vous, jusqu’à ce que vous ne pensiez plus à vous, et que vous ne vous mettiez en peine de vous non plus que d’un torchon, ou de la boue, qui n’êtes propres à rien : par cela même vous deviendrez propre à germer et à produire Jésus-Christ.

2. Ô que si les âmes savaient le grand bien qu’elles peuvent acquérir par leurs défauts, leurs misères et leurs pauvretés tant intérieures qu’extérieures, ayant en elles le germe de Jésus-Christ ; elles en feraient un usage admirable, non en s’en défaisant par actes positifs527, mais en pourrissant et se défaisant d’elles-mêmes par la pourriture qu’elles [misères et pauvretés] leur causeraient.

3. Ce secret est pour les âmes où le germe de Jésus-Christ est déjà : car pour celles qui tendent à Jésus-Christ, il faut qu’elles soient tranquillement fidèles en combattant leurs défauts afin de se purifier ; d’autant que comme nos âmes ne s’approchent de Dieu que par ressemblance, aussi l’on ne peut approcher de la pureté, que par la pureté. Mais quand il est temps, par la miséricorde de Dieu, d’être proche de lui ; étant un abîme, l’on n’y peut être qu’en se perdant. Or il est certain qu’il n’y a rien qui nous perde, et nous fasse tant perdre que nos pauvretés, nos défauts et nos misères ; et c’est pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles528 : si le grain de froment étant en terre ne meurt, il ne fructifie pas. Nos défauts et nos misères sont le fumier qui fait pourrir et germer ce grain de froment. Cependant on ne peut jamais apprendre cette leçon : car elle ne peut s’exécuter qu’en se perdant.

4. Ainsi plus une telle âme a de pauvretés [286] de défauts et de misères qui l’environnent jusque dans le plus intime d’elle-même, et plus elle en fait cet usage sans se tourner vers soi pour se plaindre et pour y remédier autrement qu’en se perdant, et à la suite en se laissant perdre ; plus elle est heureuse : d’autant que son bonheur n’a non plus de borne que sa misère est grande. Tout son fond par là et par ce procédé, passe en Dieu ; et elle vient à n’avoir plus de fond qu’en lui : car ses pauvretés lui sapent tout son fond propre. Elle devient comme ces abîmes où l’on se perd sans se pouvoir retrouver. Et ainsi ce qui est le malheur des âmes qui n’en font pas cet usage devient la source du bonheur des autres. Ne savoir où l’on est, et où l’on en est, et n’espérer rien, est tout bien en n’ayant rien au sens susdit.

5. Portez donc vos misères, vos défauts et tout le reste qui vous arrive intérieurement et extérieurement en véritable abandon et totale paix, sans vous mettre en peine de rien sinon de vous laisser perdre ; et encore, pour cela croyez que la pourriture qui vous arrivera par vos misères l’exécutera mieux que tous vos soins et vos industries. Ceci est un secret infini en Jésus-Christ, où les âmes n’y peuvent voir, ni n’y peuvent trouver rien qu’en se perdant : mais aussi Jésus-Christ les éclairant de ce divin Mystère, elles trouvent une source très féconde de lumières [pluriel], de paix et de toute plénitude ; et cela autant qu’elles pourrissent par leurs propres misères, et que par là elles défaillent à elles-mêmes.

6. Croyez-vous que la Sagesse Éternelle venant dans le monde s’approprier la créature pour le plaisir éternel de Dieu ait laissé ce fond [287] de corruption en nous sans un Mystère divin ? Non très assurément : il en veut faire des chefs-d’œuvre de sa main, et par là nous rendre capables de son abîme même, en nous perdant un million de fois et autant que ce fond nous fait expérimenter ses productions, jusqu’à ce qu’enfin nous soyons tant et tant perdus que nous le soyons vraiment. Et ainsi nous apprenons par expérience que comme un [au ?] commencement, et un fort long temps, nous sommes allés à Dieu en nous purifiant et en soignant avec courage de nous défaire de nos défauts en les retranchant, à la suite ces défauts servent à nous faire sortir de nous-mêmes et à nous perdre en vérité autant qu’ils aident à nous perdre à nous-mêmes.

7. Ceci n’est pas une petite affaire ni peu difficile. C’est une mort que personne ne peut porter, sinon celui où Jésus-Christ commence d’être. Car ce n’est pas une tolérance et [un] agrément de ses misères, comme sans expérience l’on pourrait penser ; mais bien une mort intérieure causée par l’expérience de tels défauts qui au même temps qu’ils exécutent notre perte, remédient aussi à ces mêmes défauts par une manière que l’on n’apprend jamais : mais qui est très réelle, très véritable et très efficace, et même infiniment plus efficace que n’était la manière première de remédier à cette méchante production de son fond propre ; d’autant que dans la première [manière] on y remédie par l’efficacité de ses petits actes qui ont et peuvent avoir peu de grâce ; mais en ce procédé, cessant et perdant ses actes, c’est y remédier par la plénitude même de Dieu aussi grande et étendue que la perte est grande en tels défauts. Ainsi autant [288] que nos misères et nos corruptions nous pourrissent en sortant par là de nous-mêmes, autant nous entrons dans la plénitude de Dieu, et remédions en cette plénitude et par cette plénitude à toutes ces misères qui nous accablent. Ce qui est cause que les âmes déjà avancées en ce procédé se laissent pourrir au long et au large par leurs misères, et par là n’ont pas de bornes en leur perte, et dans le remède de ces mêmes misères elles ne sont arrêtées par aucune réflexion ni par rien qui les touche et qui leur soit propre.

8. Brisons529 ici, car nous ne finirons pas. Seulement, soyez fidèle à ne pas vous amuser autour de vous : souffrez vos misères en paix, et en vous perdant. Et croyez que vous avez tout fait, quand vous êtes sans réflexion, perdue et égarée [fém.] dans la bonté et dans le soin de Dieu sans le vôtre, et sans vous mettre tant en souci de remédier à vos fautes, de ne pas pratiquer les vertus selon vos désirs, et enfin de ne pas posséder une certaine perfection dont vous conservez toujours l’idée. Ce qui se doit perdre dans le dessein inconnu de Dieu en vous possédant par la perte et par l’abandon à Dieu, qui assurément fera toutes choses comme il le faut, autant que vous vous perdrez. Et par là vous entrerez dans son sein, dans sa providence, et dans l’usage de ce qui est en vous, conformément à tout ce que nous venons de dire.

9. Les âmes qui sont assez heureuses d’avoir quitté le monde et qui désirent de leur mieux se quitter soi-même, se trouvent souvent embarrassées dans les moyens que la divine Providence leur choisit pour effectuer la sortie d’elles-mêmes. Ces moyens sont tous différents [289] selon les différentes personnes. Et ainsi tout le bien est de connaître le dessein de Dieu sur soi, et aussi le moyen dont Dieu veut se servir pour nous tirer de nous — [mêmes] afin de consommer ses desseins éternels.

10. À moins que d’être fort fidèle à se servir généreusement de tels moyens, l’âme demeure accrochée et embourbée en soi-même, comme une personne suspendue en l’air qui ne peut ni toucher la terre, ni aller au Ciel. Elle ne peut toucher la terre, en se servant facilement de sa raison et de son ordre naturel, pour disposer et arranger chaque chose selon son idée de perfection : car tels moyens tendent toujours à faire sortir l’âme d’elle-même, de ses inventions, et du reste qui empêche sa perte ; par quoi seulement elle peut arriver à Dieu, et au calme que son cœur désire, où elle trouve sa perfection et sa pureté non selon son idée, mais selon l’idée divine.

Je dis aussi qu’elle ne peut aller au Ciel, c’est-à-dire arriver à Dieu. Car en vérité il est impossible que jamais une âme n’arrive en Dieu qui est le véritable Paradis de la terre, comme il l’est du Ciel, par les industries humaines, par les inventions quoique saintes, et enfin par un million de choses qui font l’emploi et le soutien saint[s] d’une âme craintive, scrupuleuse et hésitante pour sa perte ; Dieu ne se pouvant trouver en cette vie que par la véritable foi qui met l’âme dans une perte générale de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle peut pour s’abandonner et se laisser en proie à Dieu.

11. Toutes ces choses saintes susdites sont [font ?] la perfection, la pureté et la vertu des âmes qui tendent à Dieu par les saintes pratiques ; mais non l’emploi de celles qui commencent d’être [290] un peu arrivées à Dieu. C’est un abîme où l’on ne peut marcher qu’en se perdant, et autant que l’on se perde autant l’on avance. C’est pourquoi la Sagesse divine nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus propre pour nous faire plus perdre en toute manière [sing.] : ce qui fait que nous le trouvons toujours le plus contraire, et contrariant ce qui est en nous, ne pouvant en user qu’en perte ; autrement nous tomberions dans le trouble, dans l’inquiétude et dans l’incertitude.

12. Faites réflexion sur le moyen que Dieu vous a choisi en particulier, qui est la perte de vous-même par vos pauvretés intérieures, et par vos souffrances extérieures, et y appliquez [et appliquez-y] tout ce que dessus530. Et vous verrez clairement que faute de vous perdre, et ainsi faute d’être tranquillement égarée [fém.] sans vertu et sans patience, etc., vous vous trouvez toujours vous-même, et vous vous voyez toujours vous-même péniblement désireuse et affamée des choses que nous n’aurez et ne trouverez jamais, et que vous auriez et trouveriez infailliblement, si intérieurement et extérieurement vous portiez bonnement et vous souffriez, selon que vous le pourriez, les choses qui vous arrivent de moment en moment ; ne vous amusant pas autour de vous [— même] pour vous toujours voir telle que vous voudriez et désiriez être, mais vous perdant en abandon, vous souffrant telle que vous êtes extérieurement, et pour l’intérieur le laissant en la main de Dieu sans vous en enquérir, ni vous en mettre en peine.

Faute de ce procédé vous vous êtes toujours voulu voir, et vous avez toujours voulu être assurée de ce que vous faisiez ou [de ce que] vous étiez ; [291] et ainsi d’un million d’autres choses qui vous ont toujours accrochée et retenue pour vous ajuster et parer à votre mode et non à la mode de Dieu qui n’est jamais qu’en se perdant dans le degré où vous en êtes.

13. Ce que je vous dis doit être dit à toutes les autres âmes qui en sont là, et qui ne font pas tels usages de leurs moyens de perte. Elles demeurent et demeureront toujours sans jamais entrer ni faire aucune démarche tant que leurs moyens ne les perdront pas ; et même autant que tels moyens sont grands et efficaces pour les perdre et en la manière et par la manière que tels moyens doivent effectuer.

14. Tous ces principes dont je vous ai parlé autrefois, et dont je vous parle encore dans cette lettre, sont généraux et comprennent en vous généralement tant vos pauvretés intérieures que vos souffrances causées tant par les croix extérieures des créatures, que de tout ce qui vous peut peiner dans votre Communauté. Il suffit que la providence vous veuille dans l’état où vous êtes ; et vous n’avez qu’à souffrir généralement tout ce qui vous arrive, sans vous mettre en peine des inconvénients : laissez-y aller votre âme dans la disposition susdite. Ne vous mettez non plus en peine de ce que deviendra votre Communauté. Laissez-la [laissez là (?)] à la conduite de Dieu après avoir fait bonnement et raisonnablement ce que l’on vous conseillera. [292]

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu.

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts.

1. Pour satisfaire à votre première demande, savoir, si vous pouvez répondre aux personnes qui s’adressent à vous pour leur Oraison, sans réfléchir si vous dites bien ou si vous dites mal ; et si vous n’êtes point plus propre à leur nuire et à les brouiller, qu’à les assurer et éclairer ?531

Je vous dirai que Dieu désire de vous que vous secouriez les personnes que la Providence [majuscule] vous adresse, et cela par écoulement de votre intérieur sans réflexion humaine ; mais bien en abandon à la conduite divine, qui, en l’état où vous êtes, vous donnera ce dont vous aurez besoin pour cet effet, sans vous mettre en peine de le chercher, ni de l’ajuster, afin qu’il fasse du fruit. Ne prévenez personne de propos délibéré ; mais quand la Providence vous en adresse, faites selon l’ouverture que Dieu vous donnera pour ces âmes.

2. Pour la seconde question, si vous ne devez point craindre de vous trop dénuer, surtout sur les prières vocales ; et s’il n’y doit point avoir des bornes en l’état où Dieu vous conduit ? Abandonnez-vous au dénuement, il ne sera jamais trop grand, n’étant pas par vous-même ; mais bien en suivant en abandon la [293] conduite de Dieu qui vous y précède. Cette voie de dénuement ne peut ni ne doit jamais être par adresse naturelle et humaine, quelques bonnes intentions que l’on ait ; mais bien par la conduite de Dieu, qui vous peut soutenir dans les plus grandes pertes et périls, quelque extrêmes qu’ils vous paraissent. C’est pourquoi pour règle générale, on ne doit jamais se dénuer par soi-même, mais bien par l’occasion divine ; et quand l’âme est certifiée de cette grâce, pour lors il n’y a qu’à observer fort fidèlement les démarches de Dieu, qui conduit incessamment l’âme dans la perte et le dénuement de tout, pour se perdre dans l’inaccessible. Or ses démarches se suivent avec grande justesse et prudence et avec ordre divin, Dieu n’allant jamais aux extrémités tout d’un coup, mais bien conduisant l’âme avec une sainte et divine modération, quoiqu’à chaque moment quand ce dénuement est bien avancé, il paraisse à l’âme qu’elle se précipite toujours et se perd en tout, à cause que Dieu lui faisant, pour ainsi dire, perdre terre, la perd et la conduit d’abîme en abîme ; et ainsi tout lui paraît abîme : ce procédé lui étant fort inusité, parce qu’il est fort dissemblable à celui où l’âme voyait, discernait, possédait, et se possédait en tout ce qu’elle faisait, et ainsi où elle pouvait remarquer avec assurance son état et ses démarches. Mais dans ce degré de dénuement où vous en êtes, cela n’est pas ; et vous n’avez qu’à hardiment perdre vos prières vocales, vos précautions et vos adresses ; autant que vous perdrez vous retrouverez sans le voir, en l’inaccessible qui est Dieu, ce que vous quittez.

3. Mais vous me direz que vous voyez [294] bien ce que vous quittez et perdez ; mais qu’il ne vous survient rien, à ce qu’il vous paraît. Il n’importe que vous le voyiez [subj.] : moins vous voyez où vous allez, et ce qui vous est donné en échange de ce que vous quittez ; plus il vous est donné ; car moins il y a et moins il y aura dans le dénuement où vous tendez, plus vous aurez de l’inaccessible qui contient tout d’une manière admirable. Et souvent les âmes appelées et même avancées demeurent en chemin, et souvent même reculent ; d’autant qu’elles s’amusent à vouloir voir par leur réflexion ce qui leur est donné dans cet inaccessible, ce que leurs sens ni leur esprit ne peuvent toucher ni apprendre : ainsi au lieu d’avancer toujours en se perdant et dénuant, se certifiant que moins elles sentent et voient, plus il leur est donné pour ce qu’elles quittent en se dénuant, elles retournent sur leurs pas et par crainte reprennent ce qu’elles croient bien solide à cause de leurs sens, comme actes, prières, et tout le reste dont l’âme était peu à peu dénuée par l’opération secrète et inconnue de Dieu.

4. Ne vous mettez donc pas en peine ; suivez Dieu qui vous donnera l’inclination du dénuement conformément à son ordre pour ce moment : et faisant de cette sorte, peu à peu vous marcherez en assurance d’abîme en abîme. Si S.Pierre n’avait pas succombé à la crainte humaine, et que sa foi fût [ou : fut] demeurée divine, ainsi qu’elle était, lorsque Jésus-Christ lui ordonna de marcher sur les eaux pour venir à lui, il aurait continué à marcher en aussi grande assurance comme dans ses premiers pas : mais dès qu’il fit une réflexion humaine [295] sur ses démarches, il commença à craindre, et ainsi il enfonça ; il aurait été précipité dans l’eau si Jésus-Christ ne l’était venu secourir. Voilà l’image d’une âme appelée au dénuement, où la foi fait son soutien, et la conduit vraiment en Dieu, non par un moyen humain, mais bien par un moyen divin, qui supplée et contient éminemment tout l’humain.

5. Remarquez sur cet article que comme vous ne devez pas donner des [ou : de] bornes à votre dénuement, selon que Dieu vous le demande, en vous en donnant l’inclination ; qu’aussi il ne vous en faut pas faire une pratique ; et que Dieu vous donnant l’inclination de reprendre les choses, il faut le faire avec souplesse et grande soumission ; le dénuement ne consistant pas à ne rien avoir, et à ne rien faire, mais bien à suivre l’ordre de Dieu, qui vous conduit à n’avoir rien, et tantôt à avoir ; et lorsque l’on a en abandon, l’âme est aussi dénuée pour le moins que lorsqu’on n’a pas en ce degré. Laissez-vous conduire doucement selon l’ordre divin, ayant ou n’ayant pas ; ou vous remarquerez que par là le vrai dénuement s’effectuera.

6. Quand Dieu voudra que vous ne fassiez pas des prières vocales ni aucune chose sainte, allez à la bonne heure532 jusqu’où Dieu le veut : et quand le même Dieu vous donnera l’inclination de les reprendre, servez-vous-en par dépendance, et vous verrez par la suite que l’opération divine étant le principe de tout, cela effectuera de degré en degré votre anéantissement et [votre] dénuement ; et au contraire quand vous n’êtes pas dans cette liberté divine, votre opération (et non pas celle de Dieu) [parenthèse de Bertot] s’y trouve [296], laquelle ne peut jamais que vous multiplier au lieu de vous dénuer. Où il faut remarquer que jamais nous ne pouvons être dénués ni conduits dans le néant que par l’opération divine ; et qu’au contraire l’opération humaine, quelque bien intentionnée qu’elle soit, qui dans une autre voie nous pourrait sanctifier, ne peut jamais que multiplier dans ce degré ; au lieu que l’opération divine ne peut tendre qu’à l’unité, comme nous voyons que les Personnes divines de toutes choses et en toutes choses, s’écoulent toujours en l’unité divine où Dieu jouit de son repos, et où il conduit et ramène toutes choses pour en jouir en unité et félicité divines.

7. III.533 Vous souhaiteriez de [sic] savoir si le centre de l’âme est sensible ?

Je vous dirai qu’il n’est jamais sensible ; et [qu’] on ne le peut toucher ni voir. C’est Dieu, qui est au-dessus de ce que vous pouvez voir, et en cela même est votre bonheur ; d’autant que si nous pouvions voir ou toucher ce centre en cette vie, et ainsi en jouir, et nous en contenter, nous serions bien malheureux ; car cette jouissance serait bien petite et faible. Le centre véritable est ce qui ne se voit pas, et ce qui ne se touche pas, et ce qui est inaccessible ; et cela est notre bonheur : c’est pourquoi Notre-Seigneur nous exprimant cette vérité dit534, si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] à tout ce qui peut tomber sous les sens ; et de cette manière il me trouve : car en perdant tout et soi-même il me trouve d’une manière qui ne se peut dire ni exprimer en cette vie. [297]

8. Ce n’est pas qu’il n’y ait un toucher, et une manière de voir dans le centre : mais se voir est au-dessus de toute vue, comme ce toucher est au-dessus et surpasse tout le sensible. C’est donc voir en la manière du centre que de ne pas voir ; d’autant que la vue est surpassée : c’est donc toucher et jouir véritablement que de n’avoir rien de tout ce que l’on peut discerner en cette vie ; car Dieu qui est le centre, n’est rien de ce que nous pouvons voir et toucher ; et lorsque tout cela se perd peu à peu dans le repos, la paix et le dénuement, on acquiert et l’on possède ce je-ne-sais-quoi que l’âme sait mieux qu’elle ne le peut dire, qui est le voir et le goûter du centre, par où elle fait son Oraison, et jouit du centre en son intérieur.

9. L’âme donc appelée au centre sent de loin une inclination de tendre à un je-ne-sais-quoi qu’elle n’a pas, et qu’elle désire avoir en trouvant Dieu : et cela arrive peu à peu en la suivant [c.-à-d., cette inclination], et se laissant ôter toutes choses ; étant bien convaincue qu’il n’y a rien de créé qui puisse lui donner ce que son cœur désire et cependant elle ne peut dire ce qu’elle désire. Elle peut bien s’exprimer à elle-même et aux autres, en disant qu’elle veut avoir quelque chose, et qu’elle court pour avoir quelque chose qui n’est rien de tout ce qu’elle peut dire ; et plus elle avance, il lui semble quelquefois qu’elle en a eu quelque peu ; mais elle voit aussitôt que ce n’est pas cela : et ainsi elle se contente mieux de la négation que de l’affirmation, c’est-à-dire qu’elle aime mieux ce qu’elle n’a pas, et après quoi son âme soupire, que ce qu’elle a. Et ainsi elle voit que ce centre est proprement ce qui la [298] fait perdre à elle-même, trouvant sa joie à n’avoir rien, et à perdre tout, et à tomber peu à peu dans le vide ; et dans la suite l’âme goûte, sans goût qui se puisse exprimer, que tout cela est Dieu à l’âme. Toutes ces expressions sont au commencement savoureuses à l’âme, n’ayant le centre que par là, et en cette manière ; mais dans la suite tout cela se perd, et se fond dans ce centre en un je-ne-sais-quoi encore plus inconnu ; car on tombe d’abîme en abîme où Dieu se trouve seulement.

10. IV. Pour la crainte que vous avez de devenir trop libre, je vous dirai que vous n’en devez point avoir. Comme le centre est notre lieu de repos, il est aussi le principe de notre vraie liberté ; et nous n’aurons jamais de liberté solide et véritable que par le moyen du centre, et autant que notre âme y arrivera. C’est vraiment notre lieu naturel ; d’où vient que l’on se trouve dans une gaieté et [une] facilité pour s’entretenir dans toutes rencontres. Tout au contraire les personnes qui n’y tendent pas, ou qui n’y sont encore en aucune manière arrivées, se sentent contraintes en toutes choses ; elles n’ont pas de vrai repos, étant toujours en agitation ; elles voient fort bien, pour peu de réflexion qu’elles fassent, qu’elles ne sont pas dans le pays de la liberté ni dans leur lieu naturel, désirant toujours quelque chose qu’elles n’ont pas. Et plus l’âme avance dans le centre ; plus tout lui devient naturel, c’est-à-dire facile, et plus elle jouit librement d’une vraie gaieté.

11. Il ne faut pas s’imaginer que les personnes qui sont dans le centre, c’est-à-dire en [299] Dieu, paraissent différentes à l’extérieur des autres qui sont dans le monde, et qui y mènent une vie moralement bien réglée : tout au contraire très souvent l’extérieur de ces personnes est plus commun ; car par l’inclination de leur centre, elles ne sont portées à rien d’extraordinaire ; mais plutôt elles reçoivent toujours un instinct continuel de faire bonnement, mais bien fidèlement tout ce que Dieu demande d’elles en leur état. Ce qui fait la sainteté des autres sont les choses extérieures qui les distinguent : ce n’est pas la leur, c’est proprement ce qu’il y a de plus inconnu dans l’intérieur ; et de cette sorte elles ne s’appliquent à l’extérieur que comme en passant, et seulement pour y faire ce que Dieu veut : de manière que leur inclination est plus de s’ajuster aux autres, et de faire tout ce qu’il y a de raisonnable dans leur condition, que de faire rien d’extraordinaire. Cette manière commune est ce qu’il faut pour perdre l’âme dans son centre ; car cela la retire d’une infinité de vues et de réflexions au-dehors pour s’oublier et se perdre dans son centre.

12. Ne vous étonnez donc pas de trouver votre âme si libre, si gaie, et contente de moment en moment, quoique vous ne vous voyiez [subj.] pas différente des autres, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] de ceux qui ne sont pas appelés à jouir de Dieu en se perdant en lui dans cette vie : cet extérieur leur peut être semblable, mais l’intérieur est bien différent. Je dis même que comme ces personnes moralement bonnes vivent toutes en réflexion, elles s’observent plus facilement à l’extérieur, qui est ce qu’elles estiment uniquement ; et au contraire, les autres, qui ne [300] tendent qu’à se perdre et à se laisser perdues en l’intérieur, souvent font bien des [sic] petites fautes, manquant de cette réflexion ; dont Dieu se sert souvent pour les perdre davantage, comme Dieu se sert dans les autres de la pureté acquise par réflexion, pour les sanctifier communément : mais dans la suite quand l’intérieur est beaucoup perdu dans le centre, il y perd et y consume aussi ces défauts ; mais cela ne se trouve que dans la suite.

13. Où il faut prendre garde que la perte et l’anéantissement dans le centre ne se font que très peu à peu : ainsi ce n’est pas contre l’ordre du centre de s’aider quelquefois un peu activement pour prendre garde raisonnablement à ses défauts qui sont comme infaillibles à l’extérieur manque d’une assez grande perte [faute d’une assez grande perte] ; cette observation qui semble active ne l’est pas étant dirigée par l’ordre de Dieu. Et ainsi il vous suffit de vivre bonnement dans la liberté de votre état avec un cœur vraiment gai, laissant penser aux autres moins éclairés ce qu’ils voudront, et de faire en cette manière ce que vous discernerez que vous devez faire. Quand vous y trouvez des défauts, ce qui arrive souvent ; (car si je parlais à des personnes qui n’en ont point, ou qui ne croient pas en avoir, je ne les croirais pas dans le centre) rectifiez-les doucement en vous perdant, et vous observant en la manière du centre, c’est-à-dire passivement : vous trouverez qu’à mesure que le centre croîtra, le reste se rectifiera ; mais vous trouverez par votre expérience que les choses naturelles, et les défauts qui sont d’inclination naturelle se consumeront bien plus tard et bien plus difficilement que les autres ; et [301] cela ne doit point vous étonner, ni vous faire juger que vous n’ayez [(sic) subj.] pas le centre et ne soyez en sa lumière.

14. Il est certain qu’il se rencontre quelquefois des personnes en la lumière du centre, et même qui y sont bien avancées, lesquelles faute de s’observer dans ce degré sur leurs défauts, peu à peu se négligent, et ainsi sont accablées et pleines d’impuretés continuelles, ce qui dans la suite peu à peu éteint cette divine lumière. Cette observation n’est pas comme dans les degrés commençants, où on se sert de la réflexion directe avec empressement et activité ; mais bien cela se fait en suivant en paix sa lumière, comme une personne suit son flambeau qui l’éclaire, et par là se préserve des faux pas, du moins de beaucoup. Cette observation en ce degré et aux suivants se sent mieux par expérience qu’elle ne se peut exprimer. Car il faut toujours remarquer que jusqu’à ce que l’âme soit consommée en la lumière du centre, comme elle est toujours quelque chose, aussi a-t-elle toujours quelque chose d’actif, c’est-à-dire où sa diligence est requise, et selon sa perte, aussi cette diligence se consomme : ce qui est très long ; jusqu’à ce que l’âme vienne à être toute en Dieu, trouvant tout en lui, aussi bien la pureté que tout le reste ; et c’est en cet ajustement au degré de l’opération de Dieu que tout consiste.

15. V. Sur la condescendance que vous devez avoir avec ceux qui vous viennent voir et avec qui la providence vous engage.

Ce qui peut être la mort des autres qui ne sont pas en lumière divine est et doit être votre vie : vous n’avez qu’à faire raisonnablement [302] ce que vous devez faire de moment en moment. Et quoique selon la raison humaine cela ne soit que bagatelle, et une pure perte de temps ; selon la raison éclairée divinement, cela doit être divin ; d’autant que la lumière du centre se sert plus volontiers de telle vie que de celle qui est en activité plus grande. Vous n’avez qu’à mourir par cela même qui n’est rien ; et vous trouverez que dans ce rien la lumière divine secrète vous y fera trouver Dieu. Laissez-vous donc aller à la providence toute telle que vous êtes, faisant pour les compagnies ce que vous verrez qu’il faut faire ; et demeurez en une lumière sans lumière.

16. Ne vous étonnez pas de ce que vous n’avez point d’inclination pour parler de la dévotion commune pour enflammer et exciter les autres ; et qu’au contraire vous aimez mieux que l’on parle de bagatelles et de choses indifférentes. La lumière divine, dans le degré où vous êtes, ne trouve de nourriture que dans le rien et la mort secrète, et non dans les expressions de dévotion, où votre âme ne trouverait ni lumière ni goût, et ainsi nulle nourriture. Toutes les âmes de votre degré sont telles, et aiment mieux sans comparaison demeurer comme inutiles en leurs discours et en tout, que de se remplir d’images affectives de dévotion : le rien et le vide sont la nourriture en cet état. Laissez-vous en cette lumière, inutile au-dehors, et mourez. Quand vous remarquez que cet état inutile est remarqué, il faut quelquefois dire quelque mot de piété, néanmoins autant que la raison éclairée le requiert afin de se cacher et d’édifier ; quoi [303] qu’en votre degré l’on ne recherche guère cela.

17. VI. Bien que votre corps souffre en ce degré de lumière par l’Oraison actuelle à cause de son vide, que les sens se rebutent et craignent étrangement, il ne faut pas laisser d’en faire autant que vous jugerez en pouvoir faire. Observez-y cependant la force du corps afin qu’elle ne soit intéressée, et ainsi l’on peut justement la régler : c’est vous qui en pouvez juger plus que personne. Ne vous étonnez pas si dans ce temps d’Oraison il y a tant de distractions et un vide si grand ; cela doit être, la lumière étant plus pure en ce temps que hors l’Oraison. Ne tenez pas votre esprit en suspens par l’incertitude. Allez bonnement et vous réglez [et réglez-vous] sur ceci ; car les incertitudes sont la source des réflexions, et par conséquent du retour en soi-même. Il ne faut pas vous étonner des sécheresses, tentations et inquiétudes qui vous arrivent en l’Oraison : il faut les laisser écouler comme elles viennent, et demeurer en silence intérieur et en abandon ; par là elles feront leur effet [à] savoir de vous faire mourir et sortir de vous. Sans ce procédé en l’Oraison jamais l’âme ne sortirait d’elle-même : et cependant on croit toujours être malheureuse [fém.] quand on a ces sortes de peines ; et néanmoins la mort est le bonheur de cette vie : et ainsi ces choses n’ayant d’autre effet que de nous peiner et faire mourir, elles nous causent ce bonheur véritable.

18. VII. Pour ce qui touche les défauts, comme c’est ce qui nous est le plus ordinaire, aussi nous est-il de grande conséquence de faire l’usage que nous devons de la peine qu’ils [304] nous causent, et ainsi de travailler à nous en corriger selon le degré où nous sommes.

Il faut donc savoir que nos défauts nous peuvent infiniment servir en nous humiliant, et en terrassant en nous une suffisance étrange dans laquelle nous vivons toujours avant que d’être humiliés ; et jamais la vraie humilité n’entrerait dans notre esprit pour y prendre sa place si nous n’étions pas profondément humiliés par nos défauts et nos sottises continuelles. De plus par nos défauts Dieu corrige une précipitation étrange en nous qui est le principe continuel d’une vie naturelle ; et par nos défauts si fréquents Dieu nous fait modérer le pas : car pensant par orgueil et plénitude de nous-mêmes avancer comme nous désirons, nous nous trouvons tout embourbés en beaucoup de défauts : et ainsi pour suivre l’Esprit de Dieu nous tirant hors de nous-mêmes, il faut que nous nous laissions tirer doucement et humblement, et sans faire comme un cheval embourbé dans un très mauvais chemin lequel pensant s’avancer se précipite et s’enfonce encore davantage. Si bien que par ce procédé Dieu nous fait aller avec sagesse et modération : et ainsi, comme sans y penser, il insinue en nous par nos impuretés mêmes un million de magnifiques vertus dont l’éclat est autant grand et admirable qu’il y a d’esprit d’humilité ; Il m’a fait de grandes choses parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante535, dit la sainte Vierge.

19. Où il faut remarquer que plus l’âme entre dans cette conduite de l’Esprit de Dieu, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; parce que ce procédé lui donne plus de lumière et de grâce [305], et ainsi lui aide davantage à découvrir son fond de corruption : ce qui doit de plus en plus encourager l’âme à continuer ce procédé de se servir de ses fautes mêmes pour sortir de soi en mourant à soi-même. Prenez bien garde de ne devenir pas plus active, plus vous voyez vos défauts ; mais soyez bien plus humblement fidèle pour les détruire en cette manière, laquelle comme sans y penser en vous humiliant et vous corrigeant, selon que vous pourrez, vous unit insensiblement à Jésus-Christ.

20. Et voilà la raison pourquoi cet acte de mort à vous-même, en allant rechercher cette personne, qui vous avait offensée [fém.], a touché son cœur. Ce procédé est très bon ; et par là vous faites régner Jésus-Christ sur cette âme. Il est plus selon Dieu de faire par là succomber la raison humaine ; cela peut toujours servir et jamais nuire. Continuez au nom de Dieu à faire régner la foi et elle vous fera régner assurément536.

3.55 S’outrepasser et s’oublier

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui.

1. Vous savez que dans notre dernière entrevue, je vous ai dit qu’il était d’infinie conséquence pour vous de vous outrepasser incessamment sans vous amuser au discernement [306] de ce que vous sentez et ne sentez pas, si vous êtes en paix ou non ; et enfin de ne pas vous amuser à remédier et à ajuster le trouble qui peut être en vous, soit par vos défauts ou bien par d’autres peines, de quelque nature qu’elles soient ; mais bien, oubliant tout par une agilité de votre volonté amoureuse, de retourner à Dieu, proche duquel et dans lequel on trouve remède à toutes choses, pourvu que les âmes aient la patience de porter la senteur de leur fumier, c’est-à-dire la peine de se voir imparfaites et de ce qu’elles ne s’avancent pas comme elles voudraient.

2. Remarquez bien que toute âme, qui ne tient pas ce procédé comme il faut, a toujours quelque orgueil secret, quelque amour propre, et quelque confiance en son travail. Et quoiqu’elle croit que ce soit pour Dieu et pour se purifier qu’elle fait ces réflexions gênantes et prend ce travail qui la trouble et l’inquiète, la mettant en confusion intérieure, qu’elle me croie et sache assurément que c’est une tromperie, et que le fin et le plus secret de cela est ce que je vous viens de dire. Ce qui est cause dans la vérité que ces sortes de troubles en confusion ne réussissent pas ; mais plutôt que l’on réussit en outrepassant un million de petites bagarres et embarras que la nature produit en certaines âmes, aussi bien au fait du spirituel que du temporel.

3. Si les âmes qui veulent se donner à Dieu, après avoir purifié leur conscience par le sacrement de pénitence, par quelques années de bonnes méditations, lectures spirituelles et autres telles pratiques, propres pour purifier et nous aider à la pratique des vertus, afin de [307] mettre les solides fondements de l’intérieur, tâchaient ensuite, s’appliquant davantage et plus purement à Dieu, de faire usage des lumières que Dieu leur donne et généralement de tous les moyens de retourner à Lui, en s’outrepassant soi-même et en se vidant ainsi soi-même par retour simple et fidèle, on ferait plus en un mois qu’on ne fait de plus souvent en toute sa vie : car quantité d’âmes, spécialement de votre sexe, ayant travaillé à leur purification de la première manière, en venant ensuite à s’approcher de Dieu avec plus de simplicité, pour l’ordinaire demeure là ; d’autant que, ne le surpassant et n’y s’outrepassant pas, elles demeurent finement embourbées, sous prétexte de bien, dans leur amour-propre, et à remédier à une chose qui est irrémédiable, sinon en s’approchant véritablement de Dieu de la manière susdite ; et il se trouve que ne faisant pas de cette sorte, plus elles pensent remédier à leur soi-même et plus elles s’inquiètent pour cet effet ; plus elles s’y enfoncent et souvent s’y embourbent de telle manière qu’elles n’en sortent jamais, mourant dans tous les désirs d’être à Dieu sans jamais Le trouver, de beaucoup se purifier sans pouvoir rencontrer la pureté ; et ainsi toute leur perfection consiste en un désir de Dieu, lequel est et sera toujours défectueux, et en nécessité du secours et de l’appui des créatures, ne pouvant jamais trouver la paix de leur âme ni la paix de Dieu où Il fait vraiment Son séjour : In pace locus ejus537. Vous voyez donc, si vous n’y prenez garde par sa bonté, que par désir de Dieu vous demeurerez toujours hors de Dieu et que par désir de pureté, vous demeurerez toujours dans l’impureté [308] et cela faute de Le bien désirer et exécuter ; ce qui ne se peut faire que par le moyen que je viens de dire, c’est-à-dire en vous outrepassant véritablement vous-même.

4. Cet outrepassement et oubli de soi-même et de ses intérêts, tant temporels qu’éternels, ne se fait pas tout d’un coup, mais peu à peu et par des pratiques réitérées ; comme quand vous avez quelque chose qui vous trouble, il ne faut pas vous amuser à le vouloir ajuster, mais en retournant vers Dieu, vous y tenir fermement au-dessus de vos scrupules. Quand vous avez des scrupules ou peines d’esprit, si vous avez le moyen et la commodité de demander l’avis de votre supérieure, faite-le à la lettre et sans vouloir l’ajuster à vos lumières et à la peine que vous sentez, suivez-le au-dessus de vous-même. Quand vous commettez des défauts, distinguez bien s’ils sont volontaires absolument ou non : s’ils ne sont pas volontaires, remédiez-y en paix en vous abandonnant à Dieu et retournant vers Lui humblement. Quand je vous dis, distinguer s’ils sont volontaires, je n’entends pas par une réflexion ; mais du premier abord sans rien éplucher, vous saurez bien s’ils sont absolument volontaires, car s’ils ne sont volontaires qu’en doute, vous devez en demeurer en repos comme des non volontaires, sans vous y arrêter. Pour ce qui est des volontaires, il faut les corriger avec courage, mais avec une grande patience et longanimité ; autrement, vous ne vous en déferez jamais.

5. Et il est bien à remarquer que faute d’avoir beaucoup de patience et de longanimité au fait de corriger ses défauts, et d’acquérir la vertu, l’on travaille infiniment et l’on fait [309] très peu ; et même bien souvent par un bon prétexte de Dieu et de perfection, on se pousse à bout, on ruine son corps et on affaiblit son esprit ; et ainsi l’on se remplit d’un secret orgueil, et croyant escalader le ciel et la perfection, on perd ses forces ; et cependant on ne fait que monter au plus haut de soi-même par orgueil ; d’où viennent les troubles secrets. Souvent même plusieurs personnes après un long travail, abandonnent tout, ou bien on le leur fait abandonner par raison, car elles deviendraient cruches ; et celles-là sont encore les meilleures ; car il y en a dont l’orgueil se confirme si bien, qu’étant habituées à se conduire par leurs propres lumières, elles ont une telle suffisance qu’elles roulent de précipice en précipice, sans qu’on puisse les en tirer, d’autant que tels précipices sont cachés sous prétexte de piété, ce qui ne peut être découvert que par la lumière divine de quelque personne fort éclairée.

6. C’est pourquoi, supposé l’état où je sais que vous êtes, demeurez en paix, soyez obéissante à l’aveugle, ne vous arrêtez et ne vous amusez pas à ce que vous sentez et à ce que vous avez intérieurement, ni à vos défauts que vous expérimentez ; mais vous outrepassant en foi, cherchez, aimez, et vous tenez fermement à Dieu, quoiqu’en ténèbres.

Toute cette conduite n’est pas seulement nécessaire pour dégager de soi une âme qui commence, et qui veut beaucoup avancer vers Dieu, mais encore pour celles qui, à force d’aller à Dieu en se quittant, arrivent en Dieu par le véritable néant d’elles-mêmes.

7. Si les premières ont besoin de s’outrepasser, et tout ce qui est en elles et d’elles, [310] pour marcher légèrement et vitement vers Dieu, celles-ci en ont encore besoin, à moins de demeurer arrêtés dès le premier pas. Comme Dieu n’est qu’un abîme perpétuel à l’esprit humain, il faut pour y avancer continuellement, se perdre sans cesse et aller toujours au-dessus de ce que l’on a, de ce que l’on sent, et de ce dont on jouit ; autrement non seulement vous demeurez arrêtés, mais encore vous êtes en hasard de vous égarer dès le premier pas et cela par un mauvais égarement. Car pour bien aller à Dieu, il faut toujours être égaré et perdu, sans voir, n’y ayant rien en Dieu que Dieu même ; et aller ainsi infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons voir, que nous pouvons goûter, et dont nous pouvons jouir. C’est pourquoi quand Dieu trouve une âme courageuse et non sensible sur soi et sur ses intérêts, Il ne la laisse jamais un moment sans qu’elle soit en nécessité de tout outrepasser, pour se précipiter et tout perdre, afin de Le trouver sans cesse, et sans qu’un moment de jouissance de Dieu puisse être égal et semblable. Et voilà le moyen d’aller en Dieu par Dieu même, qui n’est jamais autre, étant Dieu même et non quelque chose de Lui. C’est en quoi se trompent plusieurs âmes, qui prennent souvent quelque chose de Dieu pour Dieu, comme quelque souverain goût ou quelque union ou lumière divine ; mais au cas que ce soit Dieu même que l’âme ait trouvé, si elle est fidèle, jamais un moment de la vie n’est semblable ; car Dieu est un abîme où il n’y a et ne se trouve jamais de fond, l’âme y allant en se perdant ou se précipitant, et outrepassant tout ; ou plutôt Dieu, trouvé, lui fait faire, d’une [311] manière admirable, ces démarches.

8. C’est pourquoi telle âme voit la nécessité qu’il y a d’acheminer et d’instruire les âmes qui commencent et se perfectionnent, à cet outrepassement et à cet abandon de soi-même, afin qu’étant habituées peu à peu à tel procédé, elles sachent mieux s’en servir, quand elles auront tant cherché Dieu qu’enfin elles L’auront trouvé, ce qui n’est qu’un commencement de course. Car ayant trouvé Dieu, c’est pour lors que l’âme commence d’aller en Dieu, non en mouvement, mais en repos et jouissance. Mais comme Dieu est infini, Il ne peut jamais en cette vie être trouvé avec bornes et disant : c’est assez ; ce qui est cause que l’âme expérimente la nécessité qu’elle a d’outrepasser tout incessamment et de ne faire jamais réflexion sur ce qu’elle a ou qu’elle n’a pas, allant toujours de Dieu en Dieu par Dieu même, c’est-à-dire par ce qu’elle a de moment en moment, ou plutôt par ce qu’elle n’a pas, ne se mettant en peine de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas pour aller à Dieu en Dieu. Telle âme ne va jamais par ce qu’elle a, mais par Dieu au-dessus de tout ; et par là elle abîme non seulement soi-même, mais tous les défauts et tous les obstacles qu’elle a et qui se rencontrent, en Dieu non aperçu et non goûté, comme une paille est consumée en un moment dans un grand incendie. Elle est dans le temps et hors du temps ; d’autant qu’elle sait à tout moment outrepasser pour vivre et être en Dieu, dans lequel elle vit sans moi, en y trouvant tout sans y rien avoir.

9. Je dis ceci en passant, afin que par ce faible, mais véritable crayon, vous voyiez l’importance [312] qu’il y a d’aider les âmes où il y a de la capacité naturelle et de grâce, pour prendre cette manière d’outrepasser tout. Car certainement c’est travailler à leur aider pour un ouvrage d’infinie conséquence dans la suite ; d’autant qu’à moins d’être très courageux et fort à tout outrepasser et à se perdre de précipice en précipice en Dieu, les âmes n’y avancent pas et demeurent à la porte et même souvent reculent à cause de l’horreur et de la frayeur que tels précipices que Dieu a trouvés leur impriment et leur cause, devenant sans voie ni sentier avec des horreurs effroyables. Qui ne l’a expérimenté ne le croira jamais ; et cependant plus les précipices sont grands et les naufrages assurés et sans remède, plus Dieu est encore trouvé plus avantageusement, dans lequel l’âme a tout et trouve tout, non en ayant, mais en jouissant en cette manière de perte, ne souffrant et ne pouvant souffrir en elle rien qui lui fasse image et qui particularise ; et par ce moyen, jouissant d’une paix inaltérable au milieu de ces troubles, jouissant d’une pureté qui charme le cœur de Dieu au milieu de la pauvreté de la nature, et enfin jouissant de Dieu incessamment, sans L’avoir par rien de particulier, mais L’ayant très avantageusement en ne L’ayant pas, et jouissant de Lui sans en jouir, mais allant toujours par ce qu’elle n’a pas en Celui qui est sans fin ni fond : car qui a Dieu en cette vie, ne l’a pas en vérité, mais en image. Il faut ici cesser, car c’en est assez pour voir l’importance de cette outrepassement et de la fuite de soi-même.

3.56 Se voir en Dieu. Etc.

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort.

1. Quoique je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions538. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un cœur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.

2. Vous me direz peut-être que vous ne comprenez pas ce procédé, et que vous vous en tenez au premier, par lequel l’on se parle, et l’on reçoit beaucoup de bonnes et saintes choses qui donnent un grand soulagement, et une lumière qui soutient. Je crois que cela a été vrai en son temps, et que présentement il ne se trouverait pas également vrai, au moins de mon côté, l’autre étant plus véritable, réel et efficace que n’a été le premier. Il est vrai qu’il est difficile à comprendre, à moins que de l’avoir ; mais autant que les âmes qui résident [315] encore dans les sens, ont de difficulté à s’y rendre, ne le comprenant pas, autant ceux qui l’ont, trouvent-ils de joie, de bonheur et de plénitude en s’en servant uniquement pour toutes choses.

3. C’est donc là où je veux vous voir et d’où je vous écrirai, quoique je ne vous écrive pas. C’est par ce moyen, je ne dis pas que je vous irai voir, mais que je serai toujours avec vous ; car étant là, cent lieues et mille lieues ne sont que pour un moment de chemin. Là on ne va, ni on ne vient, parce qu’on est toujours où l’on veut être ; les créatures ni les affaires ne peuvent empêcher notre entretien ni notre conversation, car on est toujours seul. Et enfin étant en Dieu et se voyant et conversant par Lui, tout ce qui est la suite des sens qui fatigue en cette vie, est levé pour avoir la vraie liberté et en jouir en Dieu, où même on se voit, on converse, et on se sert sans se nuire, sans se fatiguer et sans se rabaisser.

Ceci est très vrai et Dieu le donnant, on y doit être très constamment fidèle. Et on trouve dans la suite que l’on ne fait perte que de l’impur, soit pour le prochain, soit aussi pour soi-même, ne s’aidant ni conversant qu’en Dieu, et ne laissant plus rien qu’en cette simple et perdue manière, qui se commence en allant à Dieu et se perfectionne en Dieu durant que l’on vit.

4. Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316], mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.

5. Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme, pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même539. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son cœur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]

6. Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.

7. De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut, car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêchent que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il ne déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistante en elle-même et pour elle-même.

8. La première obscurité est fort longue [319], mais celle-ci l’est encore davantage, et l’est autant que Dieu a dessein de Se donner Lui-même. Ceci est un Mystère dont le secret n’est manifesté à l’âme que lorsque telles obscurités et les ténèbres ont fait leur opération.

Durant tout ce temps, il n’y a rien de si pauvre à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, à moins que les personnes avec lesquelles elle est, ne pénètrent la nue. Mais comme il est très difficile de trouver des âmes qui se laissent au long et au large manier et traiter de Dieu, on se soutient toujours ; et ainsi on remarque toujours les actes propres, soit de lumière ou de vertu, qui font quelque édification ; mais quand telles âmes se laissent conduire sans vue ni de leur sainteté, ni de leur établissement, ni même de leur bonheur éternel, pour lors elles tombent à fond et se perdent sans ressource, perdant non seulement tout ce qui les élevait vers Dieu, mais encore ce qui les mettait en estime devant les créatures, et qui les assurait en leur état intérieur.

9. Quand l’âme pense et travaille pour être mieux à Dieu en certains temps ou fêtes, pour lors non seulement elle est plus pauvre, mais elle expérimente encore davantage sa misère et sa pauvreté. Et l’âme qui ne fait et qui ne peut jamais apprendre ce procédé, se tourmente secrètement et tâche finement de s’embellir et former ; mais tout cela n’est de nul effet ; cela n’est proprement qu’une chose ajoutée qui tombe aussitôt sans aucune vie ni efficace. Elle va donc toujours contre le fil de l’eau, autant qu’elle travaille à sa pureté, sa vertu et sa sainteté ; et elle voit qu’elle tombe si naturellement dans tout le contraire de ce qu’elle désirait [320] qu’elle perde tout désir de travailler, ne faisant que se perdre, ou plutôt se laisser perdre et emporter peu à peu à une mort inconnue, qui est mystérieusement renfermée en ses défauts et en l’obscurité, la sécheresse et la mort qu’ils lui causent.

10. Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.

Par là vous pouvez voir et remarquer où vous en êtes à l’égard de votre approche de Dieu et de votre perte en Lui. Car si vous ne vivez et ne vous perdez doucement en vous laissant dévorer aux ténèbres intérieures, c’est signe que vous possédez encore beaucoup vos lumières propres, et que vos voies sont peu celles de Dieu, où l’on ne peut jamais marcher qu’en se perdant, et dont on ne jouit qu’en étant égaré.

11. Vous pouvez de plus remarquer si vous avez commencé d’être en Dieu, ou même jusqu’où vous en êtes, par l’expérience de votre perte en vos défauts et en vos misères spirituelles. Car une âme qui a trouvé Dieu, jouis de la pureté intérieure, jouit des vertus, et de tout le reste que l’on appelle sainteté, en se perdant ; et si elle en aperçoit quelque chose en soi, par soi, et non par sa propre pourriture, elle doit croire assurément qu’elle est âme de bonne volonté, mais non encore [321] en Dieu, où sa pourriture lui peut faire trouver Dieu, et où autant qu’elle s’y trouve et qu’elle se perd, autant elle pourrit encore davantage.

C’est ici le Mystère du grain de froment dont Jésus-Christ parle dans le saint Évangile, qui vit autant qu’il meurt ; et les défauts, les pauvretés et les misères spirituelles sont le fumier qui fait, qui augmente et qui hâte cette pourriture, et qui par conséquent donne lieu à cette vie.

12. Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelque bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.

13. Mais, me direz-vous, quelle différence y a-t-il entre une âme sans lumière divine et, en ces commencements, toute imparfaite et sans vertu, et entre moi ? Toute différence que vous ne pouvez discerner par votre lumière ; car cette divine lumière qui constitue ce degré et dont Dieu vous a fait quelque part, ne se peut voir ni discerner que par deux manières, comme j’ai dit en plusieurs écrits, ou par la lumière d’autrui, cet autrui étant divinement éclairé ; ou bien en Dieu, conformément à ces divines paroles : In lumine tuo videbimus lumen540, en Votre lumière nous verrons la lumière divine que Vous nous communiquez.

14. Or il n’en va pas de même des autres lumières surnaturelles, quoique même passives. Comme elles causent toujours des espèces dans les âmes qu’elles éclairent, on les peut toujours voir par leurs effets, mais cette lumière divine étant en soi si pure, comme elle est, ne cause pas des espèces, supposé la pureté en une âme ; ainsi l’âme ne la peut jamais voir en soi, sinon en Dieu, de manière qu’il faut même qu’elle soit déjà dans un très grand degré, avant qu’on la puisse voir en Dieu. Ce qui est cause qu’il ne faut pas s’arrêter à ce discernement ; autrement à tout moment on serait égaré, et on la perdrait infailliblement. Il faut donc s’arrêter à la soumission, qui assurément et très certainement nous conduira à cette divine lumière et par cette divine lumière [323] en Dieu, où, étant suffisamment perdu pour ne plus se retrouver, on pourra facilement voir la lumière en la lumière, c’est-à-dire cette divine lumière en Dieu, et ainsi découvrir non en elle, mais en Dieu ces mystérieuses démarches, les comprendre par conséquent comme les obscurités, les sécheresses, les misères et le rien, sont la lumière qui éclaire, sont les richesses qui élèvent, et la plénitude où Dieu est trouvé.

15. Quand je dis que la lumière ne se peut voir en soi, je dis vrai : car cette divine lumière est si pure, qu’elle ne peut être aperçue, c’est plutôt un moyen par lequel on voit et on a une autre chose, que de pouvoir dire qu’on la voit et qu’on l’ait. Vous voyez par la lumière du soleil les objets, mais elle-même, étant fort pure, est invisible, et vous ne la pouvez discerner qu’étant rempli d’atomes, si bien que ce sont les objets qu’elle fait voir et ce n’est pas elle-même qui proprement est vue. J’ai parlé tant de fois de cette divine lumière que je ne vous en veux pas parler davantage ; vous pouvez avoir recours à ce que je vous en dis autre part.

16. Tout cela étant très vrai, comme les âmes d’expérience vous en peuvent certifier, il faut donc que vous vous contentiez de la soumission, et que sous cette voie vous marchiez à grands pas en vous perdant sans relâche, croyant que c’est vous trouver que de vous perdre, et que c’est vraiment posséder toutes choses que de n’avoir rien, ce divin Rien étant opéré par la miraculeuse et mystérieuse lumière divine ou lumière de foi.

Heureux Rien, que ta plénitude est grande [324] à la charge que jamais on ne te possédera, mais plutôt que tu posséderas l’âme, en la perdant en ton vaste sein et en ta plénitude infinie ! Bienheureux Rien ! Puisqu’après la lumière de gloire, une âme ne peut jouir de Dieu plus à l’aise, ni en plus grande plénitude et en liberté plus générale, que par ton moyen. Bienheureux ! Car en toi seul on peut trouver Dieu sans crainte de Le perdre et sans soin de Le retenir, et sans peine de Le posséder, puisqu’en vérité on Le trouve en toi sans fond ni rive, c’est-à-dire on Le trouve Lui-même. Bienheureux ! D’autant qu’en toi se trouve toute joie, non des sens ni de l’esprit (car il y aurait quelque chose et non ce rien parfait et entier). Mais en Dieu, donc par Sa miséricorde, nous sommes capables de jouir, non en nous, mais hors de nous. Ainsi qui dit jouir de Dieu hors du rien, c’est-à-dire en la chose même la plus relevée que l’on peut comprendre, ce n’est pas arriver à ce que Dieu nous a destiné, et ce à quoi Il nous appelle : c’est pour Lui seul qu’Il nous a créés, et ainsi Il nous a fait capables de Lui seul par le Rien et dans le Rien.

Heureux Rien donc, par lequel nous jouirons de Lui, et par le moyen duquel nous arrivons à cette merveilleuse et miraculeuse grâce ! Heureux Rien enfin, qui nous rend capable de jouir et de vivre en Dieu aussi bien en agissant qu’en contemplant ! C’est vraiment en toi et par toi seul que nous devons nous perdre et nous abîmer en Dieu, pour ne nous retrouver jamais, ni aucune chose créée, sinon lorsqu’elles nous serons devenues le tout, même par ton moyen ! Conformément à ce que j’en [325] ai dit dans un papier depuis peu écrit à N.

17. Ces expressions semblent exagérantes à qui n’a point l’expérience profonde, soit du Rien, ou de la vie trouvée en ce Rien ; cependant c’est la simple et sincère vérité, que l’on ne peut exprimer que par des paroles qui disent des choses grandes ; et ce rien est et paraît si pauvre, si petit et si vraiment rien, spécialement quand il est en toutes manières comme je le viens d’exprimer, que tout semble exagérant.

Car, me direz-vous, je veux vous croire ; mais de bonne foi je ne vois en moi que du naturel, où il y a une bonne volonté ; mais c’est le tout ; car pour l’expérience de mes bassesses et de mes défauts, elle est vraie et réelle, n’ayant que la pure nature qui veut de propos délibéré le mal. Je voudrais bien être bonne et je me contente un peu, étant en quelque repos ; mais de comprendre et de croire rien en moi de surnaturel, et qui soit un bon et surnaturel rien, comme vous me le dites, je ne puis le voir ; et c’est ce qui me rabaisse incessamment.

18. Tout cela est véritable, c’est comme vous devez être en ce Rien, comme je vous l’exprime ; autrement vous ne vous posséderiez jamais à pur et à plein en Dieu et en ce rien même. Tout le mal est que, suivant l’inclination de cette bonne volonté qui est et qui reste en vous, vous faites des retours sur vous, et que vos vues vous rabaissent incessamment en certains actes et en certains timidité et appuis en bonnes choses que vous tâchez secrètement de mettre en vous, et que vous êtes toujours en état de faire quelque chose ; et [326] qu’ainsi vous ne vous unissez pas au dessein de Dieu, qui est de renverser plutôt et de brouiller tout chez vous, et cependant vous faites incessamment ce que vous pouvez pour tout ajuster.

Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.

19. Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en elles-mêmes, ne prennent pas ce procédé, car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées : mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine Majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.

20. Je vous avoue que ce procédé est si petit et si naturel comme il semble, et si commun que je ne puis assez exprimer ces choses ; [327], car si l’on ne les comprend pas par une sorte d’expression, on le pourra peut-être par une autre. L’expression de ce procédé et de ce qui se passe en l’âme dans ce rien, paraît exagérant, comme je le viens de dire ; et cependant elle ne l’est nullement. Tout ce que j’en dis et en ai dit n’étant encore rien de ce qu’il est, et de ce que l’âme y trouve, quand cet heureux Rien l’aura perdue en Dieu ; car pour lors, elle découvrira la vérité de tout et comprendra que tout ce que l’on en dit, n’est encore que parler en enfant, et que c’est une chose dans la vérité si réelle et si véritable qu’elle est sans expression.

21. Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.

22. Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire, mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pour quoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est à dire en foi. [329]

23. Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. Or cette jouissance est si vraie et si réelle, que pour l’expliquer dans la sincère vérité, il faudrait exprimer ce qui est en Dieu, un en naissance et trine en personnes, dire comment ce Dieu possède toutes Ses divines perfections, et ce qu’elles sont, exprimer comment Dieu le Père est toujours engendrant Son Verbe et comment de l’un et de l’autre le Saint-Esprit procède. Je sais que la science et la foi nous enseignent ces choses ; mais je sais aussi que autant qu’une âme est morte à elle-même par son Rien, autant jouit-elle et a-t-elle la possession de ces merveilles, dont l’expression est infiniment savoureuse quoique l’on désire peu d’en parler, mais beaucoup en jouir, d’autant que tout ce bonheur consiste en sa jouissance qui fait voir et donne des merveilles.

24. Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux rien.

Je dis : « est et sera. » Premièrement, je dis « est », pour vous exprimer que votre âme doit être calme, abandonnée et perdue en ce que vous avez et pouvez à présent. Deuxièmement, je dis « sera », pour vous donner quelque préconnaissance de ce que vous trouverez après votre mort, parce qu’avec la miséricorde de Dieu, vous trouverez qu’autant que vous avez été dénuée, pauvre et perdue en votre rien, autant la jouissance de la plénitude de Dieu y correspondra dans la gloire.

25. Et il faut savoir que les âmes sont appelées différemment à cette grâce. Il y en a qui ne sont destinées que pour la perte, et qui ainsi vivent toujours en mourant à soi. Il y a même plusieurs degrés différents de cette perte, ce qui fait la différence des desseins de Dieu, toutes les âmes appelées à la perte étant appelées à un degré différent ; et ainsi elles ne jouissent proprement que dans la gloire selon le degré de leur perte.

Il y en a d’autres que Dieu appelle à davantage et ainsi elles sont destinées à la jouissance dès cette vie ; non, comme j’ai dit, en lumière de gloire, mais en foi éclairée. Et de cette sorte elles arrivent (au cas qu’elles remplissent le dessein de Dieu) non seulement à la jouissance inconnue de ce qui est caché dans leur rien, leur perte et leur unité, mais encore [331] elles arrivent à jouir de la plénitude de Dieu, où le degré de leur rien les a perdues en jouissance ; et ainsi cette jouissance de Dieu, un en essence et trine en Personnes, et toutes choses en Lui, est communiqué selon le degré du dessein de Dieu et de la correspondance fidèle de la créature appelée à cette grâce.

Et il ne nous importe, pourvu que nous remplissions le dessein éternel de Dieu ; il est vrai que plus il est grand sur une âme et plus elle y est fidèle, plus elle est heureuse et plus elle y doit être fidèle.

26. Retirez-vous donc, au nom de Dieu, de la croyance que vous n’avez rien qui vaille. Laissez votre âme se perdre dans le rien, selon le dessein éternel de Dieu sur vous. Mais croyez que si vous êtes fidèle jusqu’à la fin, Il sera votre plénitude, et que par Lui vous jouirez, Dieu aidant, de la plénitude de Dieu dans la gloire.

Prenez donc courage, au nom de Dieu, et faites ce que vous pourrez pour consoler votre âme, en faisant ce qu’Il désire de vous.

J’ai été un peu long ; mais la lumière étant présente, on ne peut finir, d’autant que non seulement la grandeur attire à en parler, mais encore la peine que l’on a, voyant des âmes, qui iraient à grands pas, s’arrêter, ne voulant aller par cette foi et se perdre en elle, sollicite à en dire tant de choses, pour leur aider un peu à franchir le pas, et se perdre plus courageusement en elle, sans tant s’arrêter et se regarder, et à avoir une mauvaise pitié sur soi, et sur les bagatelles que l’on perd, s’y laissant aller. J’appelle bagatelles toutes les choses qui sont au-dessous de Dieu, étant en [332] vérité moins que rien, comparées à Dieu, qui Se trouve en ce rien véritable541. Adieu en Dieu.

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en bonne santé, et d’apprendre que vous travaillez toujours de votre mieux pour elle selon le cœur de notre Seigneur. Ce doit être la toute votre consolation, le reste étant faible et peu capable de remplir un cœur et d’arrêter les désirs d’une âme qui a un peu de vraie lumière. Continuez donc au nom de Dieu, et vous trouverez assurément que sa bonté ne vous trompera pas étant votre guide invisible. Selon le monde, et dans le temps présent, il faut voir où l’on va : pour ce qui est de Dieu, il faut marcher à l’aveuglette et par un chemin que l’on ne connaît pas. Marcher de cette manière c’est marcher sûrement et à grands pas ; car c’est courir en foi qui a pour lumière Jésus-Christ et pour soutien sa toute-puissance et son infaillibilité divine. Jugez donc, si une âme qui va de cette sorte, doit être assurée dans son incertitude et clairvoyante dans son aveuglement, et forte dans son incroyable faiblesse.

Tout le malheur des âmes en cette rencontre vient de ce qu’elles ne peuvent quitter le terrien, s’appuyant toujours sur ce qu’elles sentent ou ne sentent pas, sur ce qu’elles ont ou n’ont pas ; et ainsi elles sont toujours pauvres et différentes par la pauvreté, la faiblesse et l’aveuglement de leur sens, n’apprenant jamais qu’elles ont en Jésus-Christ par la foi, d’autres yeux pour voir et un autre pouvoir pour se soutenir, etc. ; et que de cette manière c’est perdre infiniment que de ne pas faire toujours et en toute rencontre usage de cette foi, par laquelle toutes ces merveilles sont en actes véritables toutes les fois que l’âme le désire.

2. Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.

3. C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles, conduisant les âmes, ses chères et bien-aimées épouses, toujours du visible à l’invisible, de la possession à ce que l’on ne possède pas, afin que peu à peu Il les attire à Lui, qui est l’invisible. Ceci est d’une grande étendue et il y aurait de quoi faire un gros volume pour faire voir ce procédé de Sa divine Majesté. Ce qui embarrasse quantité d’âmes qui veulent toujours voir, goûter et se rendre assurées et qui, par là, se ruinent sans ressource, demeurant toujours en elles-mêmes et ne s’avançant jamais, ou bien très peu, dans les voies de Dieu. Ce que je dis est si vrai qu’il est sans aucune exception, supposé le dessein de Dieu de tirer une âme hors des sens, et par conséquent de la tirer à Lui.

Toutes les âmes ne sont pas conduites par là, car plusieurs demeurent dans les sens et par conséquent dans la lumière, la facilité et le repos : là elles peuvent opérer leur salut par quantité d’actes de vertu accompagnés de croix de diverses façons, conformément à leur état et constitution sensible. Mais supposé le dessein de Dieu de les aider non seulement pour les sauver, mais pour les perfectionner en Son union, il faut qu’Il les fasse passer absolument du sensible à l’insensible et de ce qu’elles possèdent à ce qu’elles ne possèdent pas, et ainsi qu’elles marchent par l’aveuglement, les sécheresses et les pauvretés.

4. Tout cela supposé comme très véritable [335] et d’expérience, ne vous étonnez pas si vous voyez et apercevez que plus vous désirez avancer et vous perfectionner en la sainte oraison, plus vous tombez dans la sécheresse, ce qui vous cause des distractions infinies et même l’incapacité pour n’en être pas toujours accablée et en toute rencontre, soit à l’oraison, soit aussi à la sainte communion et au reste de vos exercices. Plus même vous avancerez en mettant en pratique ce que je vais vous marquer, plus vous remarquerez que vous deviendrez sèche, pauvre, faible et accablée par les distractions, afin que peu à peu vous vous dépreniez de vos actes et de vos aides, pour pouvoir marcher à l’aveugle et en pauvreté. Car où notre propre lumière cesse et notre appui propre et soutien succombe, la foi prend la place et commence d’éclairer et de fortifier l’âme, de telle manière qu’à mesure que le premier succombe, l’autre se fortifie jusqu’à ce que la propre lumière et la propre opération est si absolument succombée, que Dieu soit vivant en foi dans l’âme : justus ex fide vivit542, le juste vit de la foi.

5. Comme jusqu’ici il était nécessaire de vous aider à purifier vos sens et vous faire marcher par leur aide ou Dieu vous veut, aussi l’on vous a ce soutenu dans les moyens propres pour cet effet, vous conseillant les bonnes pensées, les saints actes de volonté, lesquelles sont aidées, soutenues et augmentées par les bonnes vérités, prises pour sujet d’oraison et pour entretien, soit à la communion, durant le jour.

Vous souviendrez que l’on vous a [336] conseillé au commencement que vous vous êtes donné à la sainte oraison, de prendre de bons sujets d’oraison, pour éclairer votre raison et vous procurer de bonnes lumières, afin de soutenir votre volonté dans le désir de l’amour divin ; ensuite remarquant que cela s’effectuait, on vous a conseillé que puisque ces chose de trop de raisonnement vous devenaient à dégoût, à cause qu’elles n’opéraient plus en votre âme, de les simplifier et de vous contenter de quelque simple vérité, afin que vos sens se simplifiant, ils s’approchassent peu à peu de l’unique très simple et très féconde Vérité éternelle.

6. Ce procédé est nécessaire, car une âme dans la méditation qui avance vers Dieu, quoiqu’elle aperçoive que ses efforts et ses lumières diminuent, comme tout son marcher est de s’approcher de la vérité simple, aussi ne doit-elle pas quitter tout d’un coup ses vérités, mais peu à peu les simplifier, c’est-à-dire d’un grand raisonnement et de beaucoup de matières venir à un plus simple et de moins de matière, d’un sujet un peu plus simple à un autre encore plus simple, et ainsi de pas en pas des sujets encore plus simples à un très simple, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perd toute facilité de sujet, s’approchant de la simple vérité qui est Dieu.

Combien d’âmes faute de cette patience et de cette prudence sous la conduite de quelque personne expérimentée, se précipitent et perdant les aides des lumières, s’égarent et n’arrivant jamais à la vraie simplicité de leurs actes, ne trouvent jamais aussi la vraie et simple lumière qui est Dieu.

Mais au contraire quand une âme disposée [337] par la vocation divine et par la conduite, comme je viens de dire, trouve que tous ses efforts sont inutiles, et que plus elle prend lumière plus elle est véritablement sans lumière, plus elle s’aide plus elle devient sans appui, et plus elle pense se remplir plus elle devient vide, s’accablant par là de distractions à cause du vide que son opération cause ; pour lors, si on lui a conseillé au commencement de soutenir son âme par des vérités, et qu’on lui ait apprise peu à peu à se simplifier, afin de ne pas faire évanouir la vraie lumière ; ici on lui dit que cette sorte de simplicité n’est plus de saison sinon de fois à autres ; mais bien que comme Dieu lui marque par ces ténèbres, ce vide et ces distractions, qu’il la veut non dans la simplicité, mais dans la nudité, pour lors elle doit contribuer peu à peu à y correspondre comme elle a fait dans l’état de simplicité.

7. Je dis donc qu’elle doit correspondre peu à peu afin d’entrer dans l’état de nudité, pour avertir que Dieu ne conduit pas tout d’un coup, mais pas à pas, ne faisant pas comme la créature laquelle est toujours précipitée en ce qu’elle entreprend et désire : au contraire il agit avec poids et mesure de telle façon, que supposé que l’âme soit fidèle en cet état comme en l’autre, il la mènera peu à peu de degré en degré jusqu’au comble de son dessein. Au commencement il la mettra dans quelques nudité ou simple présence de Dieu en soi, mais pour peu de temps : car elle s’apercevra que n’ayant pas d’inclination à cette simple présence elle a ouverture à quelque simple vérité, et après elle reviendra de cette vérité à la [338] simple présence ; si bien que le commencement de cet état de nudité est une vicissitude, tantôt de vérité, après de nudité en simple présence : ainsi peu à peu Dieu se la retire de la simplicité première, pour l’établir dans la nudité ; et après l’y avoir établie, il fait encore quantité d’autres démarches pour l’y confirmer en l’aveuglant et la dénuant. De sorte que vous apercevrez au commencement de cette nudité, que l’âme prendra grand goût à être et à demeurer simplement auprès de Dieu en foi simple sans se peiner de prendre des vérités, et que le seul souvenir de sa liberté pour n’être plus contraint à en prendre, lui sera un grand goût et consolation : ce qui l’attirera à l’oraison et en la présence de Dieu durant le jour, lui étant facile de n’avoir que ce simple souvenir (sans ressouvenir) que Dieu est là ; de telle manière que cette simple présence lui donnera un simple goût de Dieu qui contiendra en soi, comme une manne céleste, tout ce qu’elle désire, sans cependant avoir rien de particulier, sinon une certaine joie, qui n’est pas sensible, mais qui contente l’âme sans la satisfaire : car elle sent toujours, dès qu’elle est introduite dans cet état de nudité, un désir inconnu et comme insatiable de devenir de plus en plus nue et sans actes pour goûter ce plaisir en simple présence, si bien que toute sa satisfaction dans la suite est de se défaire et se dépouiller de tout pour demeurer en repos et quiétude, dénuée de tout.

8. Remarquez ce que je viens de dire, que dans cet état de nudité en simple présence et par conséquent dans l’état de foi (car c’est ici que proprement elle commence,) il y a d’infinies démarches. La première donc est une vicissitude par laquelle l’âme a ouverture pour cette nudité ou simple présence, l’ayant parfois, et souvent ne l’ayant pas ; afin que par cette vicissitude l’âme apprenne à se disposer pour cette grande grâce, n’y allant pas par un appétit affamé et dévorant ; ce qui serait toujours accompagné de précipitation, et par conséquent de grande imperfection.

Quand l’âme par cette humble patience pour est introduite dans la présence de Dieu et aussi pour en être banni et exclu quand Dieu le désire, a acquis une humble démission d’esprit, ce qui est la véritable disposition pour cette simple présence, pour lors étant façonnée et ajustée au bon plaisir divin, Dieu lui donne un second degré.

9. Mais afin de vous faire mieux comprendre ceci, remarquez que lorsque quelqu’un est reçu pour être officier du roi et servir sa personne, il commence par se façonner et s’instruire, pour le servir avec le respect et la soumission que le roi demande de lui dans l’état où il l’a mis. Il en arrive autant à l’égard de Dieu : toute la différence est seulement que c’est Dieu lui-même qui prend soin d’ajuster ses grâces pour former cette âme à la manière d’agir humble et respectueuse qu’il veut, ne lui souffrant aucune propre volonté par laquelle elle se puisse approprier aucune facilité ni grâce de cet état. Avant que l’âme soit suffisamment polie et ajustée pour cet effet, elle remarquera toujours des vicissitudes, ayant et souvent n’ayant pas cette simple nudité de présence : mais quand une fois l’âme est suffisamment humiliée et désappropriée, pour lors Dieu déploie sa bonté et l’introduit dans le second degré, qui consiste en l’épreuve de sa patience pour la dénuer du sensible plus parfaitement, lui ôtant encore davantage les lumières et les goûts de la volonté.

L’âme s’ajustant à cela, Dieu poursuit, et l’accable de distractions sans secours de son côté, l’âme ne pouvant s’aider de bonnes pensées ni de saints désirs, de telle manière qu’elle devient comme une personne estropiée sans bras et sans pieds, ne pouvant ni s’aider, ni marcher, et pour toutes choses ne pouvant que souffrir, accablées de coups de toutes parts ; ce qui s’effectue par les distractions et autres peines causées par les mauvaises productions de la nature non secourue de l’influence de Dieu.

Toutes ces démarches ne sont que des préludes des degrés infinis de nudité par lesquels l’âme est appropriée de Dieu pour Sa simple présence et très nue opération. Je m’arrête là, car en voilà assez pour vous donner présentement quelque crayon de ce que Dieu fait en cet état de nudité, afin de vous aider à vous y accommoder.

10. Qu’avez-vous donc à faire conformément à ce commencement de théorie, pour en venir à la pratique dans ce changement d’état ?

Premièrement. C’est de vous assurer fortement que Dieu vous ayant conduite par la simplicité précédente, Il vous devra conduire par cette nudité en foi et par conséquent qu’il vous faut travailler conformément à Son dessein.

Deuxièmement. Ne vous embarrassez plus de sujets : tâchez de vous mettre en foi en Sa simple présence, vous y tenant en repos et abandon, votre [341] cœur s’y contentant d’un simple regard amoureux, tantôt aperçu et d’autres fois non aperçu, et là recevant ce que Dieu vous y donnera, soit lumière ou amour ; et si Sa bonté ne vous donne rien, croyez que ce rien est plus que l’aperçu, vous en contentant, supposé que votre âme demeure en repos et abandon. Et si votre âme ne le peut, c’est une marque que Dieu désire que vous preniez quelque aide et que vous descendiez de ce repos pour envisager simplement quelques vérités qui vous aident à demeurer là en paix et abandon. Ne vous aidez que de simples regards amoureux qui marquent à la Bonté votre intime désir ; et si cependant Dieu marque de n’approuver pas ce parler de désir, cessez-le pour demeurer en simple attention soutenue de votre simple regard vers votre vérité. Mais si ensuite il s’évanouit et qu’il vous devient à charge, pour lors perdez-vous et demeurez sans lumière et sans goût en cette simple présence, soutenue par une foi générale que Dieu est présent, que vous êtes en Lui et qu’Il est en vous. Que si même cela vous fait peine par l’inclination secrète de votre cœur qui vous désire toute nue, toute simple et reposée, sans voir ni sans goûter Celui que votre cœur aime, laissez-vous là telle que vous êtes : il suffit que votre cœur aime sans savoir comment ; et même cet amour est plus véritable, moins il y a d’expression d’amour, n’ayant qu’un simple et secret enfoncement par lequel l’âme s’approche, ou pour mieux m’exprimer, désire être sans entre-deux auprès de Dieu. [342]

Troisièmement. Tout ceci ne se fait que peu à peu et l’âme fait longtemps oraison en simple présence, souffrant les divers changements avant qu’elle soit formée de cette manière.

11. Quatrièmement. Quand donc vous vous mettez en oraison, que faut-il faire ? Faut-il prendre encore un sujet ? Non ; quoi donc ? Y aller par où l’on est, car comme Dieu est en tout lieu et que Son centre est partout, tout conduit à Dieu et tout chemin va à Lui, supposé que l’âme en ce degré de nudité vit en Sa présence soit dans la solitude ou dans l’action. Il faut donc aller à l’oraison par où l’on est, c’est-à-dire n’y porter que sa simple présence en abandon, souffrant l’état où l’on est, demeurant là humblement de cette manière ; et au cas que la nature se laissât accabler par le travail du chemin, par exemple qu’elle se laissât trop divaguer par les distractions, pour lors il faut par un simple ressouvenir ou regard amoureux en Dieu se réveiller et écarter de cette manière ses distractions, non directement les combattants de front, mais en les outrepassant, pour demeurer simplement et nuement en repos en Dieu.

12. (5.) Quand il faut aller à la sainte communion, ne faut-il pas changer d’exercice par le respect et la révérence du Dieu que l’on va recevoir ? Non ; il faut faire comme à l’oraison, ou pour mieux dire, il faut continuer son oraison pour préparation et action de grâces à la sainte communion.

(6.) Sixièmement. Mais quoi ? Cette préparation et l’action de grâce sont-elles suffisantes ? Ne serait-il point plus à propos, à cause de la dignité de l’action, de faire comme en l’état et degré de [343] simplicité, savoir de prendre quelque chose afin d’exciter l’âme ? Non : un Dieu ne peut jamais être mieux reçu que par un Dieu ; et comme, par l’état de nudité, Dieu peu à peu va dénuant l’âme d’elle-même et de son opération pour la joindre à Lui, c’est un Dieu recevoir un Dieu [sic] que d’agir de cette manière, quoique même ce soit encore imparfaitement, l’âme n’étant que dans le commencement de la nudité.

13. (7.) Mais enfin durant le jour où l’on est distrait par divers embarras, et dans les occasions de pratiquer quantité de vertus selon les occurrences journalières, cette simple présence, cet abandon et nu repos, peuvent-ils suffire pour donner les lumières pour les vertus, et la force pour les occasions dans les tentations et les diverses occurrences où il y a à mourir et à se combattre ? Oui ; et ce serait tout perdre que de changer de procédé, d’autant que, comme Dieu en cet état commence d’être la lumière et la force de l’âme, c’est reculer et boucher les yeux à la lumière que de se retirer de cette simple présence en repos. J’en dis autant du combat : c’est quitter la force que de ne pas combattre de cette manière, pour prendre l’idée et le soutien de ses actes par appui en soi.

14. (8.) Mais quoi ? Durant tout le jour, faut-il être toujours en cette simple présence, en repos et en abandon ? Comme je parle à une âme qui a cette vocation de Dieu, je lui dis qu’il le faut, et là elle trouvera plus de liberté d’esprit, plus de gaieté et sera sans comparaison plus infiniment plus sans embarras que si elle prenait quelque chose. Ce n’est pas de même des âmes qui se mettent et se tiennent [344] en la présence de Dieu par pratiques, ce qui est bon passagèrement, car si elles voulaient l’avoir continuellement comme celle pour qui je parle, elles se sécheraient la tête et peut-être intéresseraient fort leur santé. Mais pour les âmes de ce degré, elles n’ont qu’à s’ajuster à Sa divine Majesté afin d’aller peu à peu et selon les degrés par lesquels Il les conduira. Car Il les mènera insensiblement et sans s’en apercevoir jusqu’au degré le plus pur de cette nudité, leur faisant pour cet effet expérimenter toutes les sécheresses, distractions, abandons, croix et pertes d’elles-mêmes qui sont nécessaires pour peu à peu les dépouiller et les rendre nues et simples, afin de les perdre dans Sa divine lumière.

15. Il faudrait un gros volume, seulement pour vous crayonner grossièrement tous les divers passages ; ce qui serait d’une grande consolation. Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourra, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.543

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu.

1. Continuez à vous laisser en abandon à Dieu,544 car autant que vous y serez fidèle, autant Il prendra possession de vous : c’est Son ordre sur vous. Quand Dieu veut opérer par Lui-même, ou bien pour mieux parler, quand Il Se veut rendre présent par Lui-même en une âme, elle n’a qu’à donner place à cette adorable Présence ; et cela se fait en cessant d’être et d’opérer. Cessez d’être vous-même afin que Dieu soit ; cessez d’opérer afin qu’Il opère. Mais cette opération au commencement donne la mort ; et tous les petits entretiens que nous avons eus ensemble n’ont été que pour l’éclaircissement de cela.

2. Car il faut que vous remarquiez que, dans chaque état où l’on passe, il y a deux choses à considérer, et fort nécessaires, à savoir : la première, la certitude d’y être et sur cela, vous ne devez point vous en mettre en peine ; la seconde, l’éclaircissement de cet état et ce [346] que c’est, et nous en avons parlé. Car pour toutes les dispositions et les changements qui arrivent en cet état, il serait impossible de vous les dire ; il faut en cette rencontre pratiquer le conseil de M. de Sales : quand vous êtes embarqué dans un vaisseau, vous n’avez qu’à y vivre et à laisser faire les tempêtes et les orages qui y peuvent arriver. Étant éclairci du fond de l’état, il faut marcher ; et c’est providence, quand de fois à autre on a quelque éclaircissement, particulièrement en cet état de mort où il y a tant à souffrir. L’âme étant encore toute à soi-même, car c’est la cause de sa douleur, elle a tant à mourir et à tant de choses, qu’il est difficile d’en bien parler. Je désire cependant vous en dire quelque chose.

3. Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. Car comme nous remarquerons ensuite, ces oraisons-ci ne portent pas bien leur lumière au fond et à l’intérieur de l’âme ; leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme, quoique véritablement il semble [347] à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au-dedans, et que c’est tout ce qui se peut faire de bon, que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir aux gros péchés, aux affections grossières des créatures ; de faire désirer et aimer Dieu tellement quellement, beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet, d’autant qu’elle fait souvent des chutes.

Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu.

L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend : on devient généreuse à se combattre, on hait le monde ; et enfin quand une telle âme débite son intérieur, et que l’on voit la diversité de son beau meuble, la ferveur avec laquelle elle court, et veut Dieu et les choses saintes, la haine que l’âme a contre soi, le désir de la pure perfection, on jugerait que la voilà arrivée. Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas [348] encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au-dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir.

Jusqu’ici l’on n’a pas parlé de mort, sinon en lumière. On a bien parlé de se mortifier et de se purifier ; mais Notre Seigneur changera bien de leçon avec l’âme qui veut Le suivre et à qui Il veut faire monter le troisième degré.

5. Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes, et la vie propre maligne de son âme commence à lui paraître ; elle ne sait ce que sont devenues ses lumières, elle se trouve plus malicieuse que jamais. Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur, elle pense faire revenir ses lumières, mais en vain ; elle fait quantité d’actes d’amour, de résignation, de désaveu et autres, pensant s’en remplir et étouffer par là la malice prodigieuse de soi-même, qui ne paraissait pas auparavant ; et plus elle va, bien loin d’y remédier, plus elle paraît. Au commencement elle travaillait à se mortifier, et les lumières qu’elle avait l’y sollicitaient ; mais à présent elle voit bien qu’il faut changer de batterie, et qu’il faut se faire mourir.

6. Car vous remarquerez que c’est une divine lumière obscure et inconnue, qui est donnée [349] à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances, et fait voir ainsi leur vie et malignité. Mais l’âme qui ne connaît pas la qualité et les effets de cette divine lumière, en est tout étonnée, d’autant que comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors, ainsi que nous avons dit, celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. Et quand une âme peut trouver quelque serviteur de Dieu qui voit cette lumière et qui la puisse découvrir, c’est une miséricorde, car il l’instruit de ce qu’elle a à faire pour la bien recevoir et lui enseigne ses effets. Car tout de même comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération, qui n’est pas sans beaucoup de peine, à cause du vide, de la mort et de l’anéantissement qu’elle opère en l’âme en laquelle elle est.

7. Ici l’on ne parle que de mourir à tout, l’âme y étant continuellement sollicitée ; et elle ne sait comment ; et quand elle voudrait, elle ne saurait faire autrement. Elle n’a nulle lumière, ce lui semble ; et cependant elle ne se saurait passer de désirer Dieu ; elle voudrait continuellement aimer et ne comprend pas comment ; elle est sollicitée à une continuelle oraison et n’en saurait faire ; elle veut être toute pure, ne pouvant souffrir aucune ordure, et elle en est à ses yeux et en paraît toute pleine ; elle aime et désire infiniment la mort totale de soi-même, et cependant si elle faisait réflexion sur soi, elle la hait ; elle est [350] toute pleine de Dieu, et en est (ce lui semble) toute fidèle ; elle a de fois à autre quelques éclairs de Dieu en cet état, qui semblent un merveilleux goût pour elle ; mais c’est peu souvent.

8. Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.

Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge : car cette lumière ici est effective et fait ce qu’elle montre quand l’âme est passive pour elle. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse dire toutes les morts que Dieu fera dans une âme, car c’est Lui qui les fait. Mourez et mourez, mais passivement, sans savoir comment, car vous ne mourriez pas en cet état si vous le saviez. Il faut mourir à tout.

9. Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait, soit vers Son humanité ou vers la sainte Vierge et les saints ; tout cela est tari dans son esprit ; elle ne peut plus s’y appliquer comme elle avait accoutumé et même plus elle va, plus ceci lui est ôté. Mais ce qui est bien plus, elle avait parfois recours à quelques prières, à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés qu’elle voit que c’est tout à fait par elle-même, et que ce n’est pas Dieu qui en est le principe ; et cela elle le sent. Elle se tourmente pour avoir dévotion aux saints, car elle en a scrupule autrement ; et cependant elle est peinée si elle le fait. Toute la conduite ordinaire la condamne : elle craint. Elle a de plus désir de faire quelques prières, émue par son besoin et cependant elle ne saurait. Que fera cette pauvre âme en cet état ? Car si elle consulte quelqu’un, si ce n’est quelque personne expérimentée, elle sera encore plus peinée que si elle ne prend personne. Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout. Il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter ; mais avant qu’elle soit vide en fond et totalement de tout ce qu’elle a de propre, ô qu’il y a de temps à passer, qu’il y a de croix a porter !

10. Si la divine Providence permet qu’elle trouve quelqu’un qui ait la vue propre à voir [352] la divine lumière et qu’il la découvre en elle, il assure qu’elle est bien, qu’elle doit se laisser dépouiller et tout ôter et qu’elle n’a pas à se mettre en peine ; que plus Dieu la dénuera, plus elle sera heureuse. Au commencement elle ne comprend pas ce langage, quoique cela entre dans le cœur ; elle ne voit pas encore le Mystère, savoir comment ce dénuement et cette simplicité que la lumière divine fait en elle, contient les saints et toutes leurs dévotions, les prières et tous les actes. Mais peu à peu par la soumission et la fidélité à l’oraison, elle apprend par expérience ce qu’au commencement elle ne goûtait que par son instinct intérieur, et par la mort d’elle-même, ne désirant et ne pouvant sans violence faire davantage ; et sa plus grande et longue mort lui fait de plus en plus expérimenter la vérité de ce procédé.

11. Mais Dieu qui est un Dieu d’amour, et qui ne Se contente pas d’avoir une vie telle quelle en la créature, principalement quelques-unes (car je ne crois pas que tout le monde soit appelé ici, je crois au contraire que c’est un don et un grand don), départ encore une grande faveur à l’âme. Car si ce que j’ai dit doit être nommé une faveur, ce que je vais dire doit être appelé un miracle de faveur, savoir les tentations et les peines tant intérieures qu’extérieures. Car il faut savoir que l’âme dont je parle, étant tellement en agrément de Dieu, Il ne permet pas qu’il lui arrive de petites croix, sans que ce soit une grande miséricorde : car c’est un surcroît de faveurs, qu’elle lui est donnée pour la porter ; et plus elle est grande, plus [353] aussi est grande la faveur : comme l’or, plus il est mis dans le creuset, plus il est purifié ; et ce lui est en quelque façon multiplier Ses faveurs. Il en est de même de l’âme : plus elle est tourmentée et diversement même, plus les faveurs et miséricordes de Dieu vers elles sont grandes.

12. Il lui arrive donc souvent, au commencement, des doutes, si c’est sa grâce de marcher ainsi, si elle ne s’y est pas introduite, si on ne s’est pas trompé en lui conseillant ; et comme elle n’est pas impeccable, ses petites chutes lui sont une grande croix, aussi bien que la révolte de ses passions et la sensibilité où elle est, car elle se verra quelquefois plus vive qu’elle n’était au commencement. L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte ; toutes ces choses lui sont des croix et des morts étranges. Et ce qui pis est, elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout ; et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même ; et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle.

13. Mais ce n’est pas tout, le diable s’en mêle, mettant quelquefois dans l’esprit et les sens de cette pauvre âme tant de vilenies et de pauvretés que cela est incroyable. Quoi ! Ne [354] se pas remuer pour cela ! Ce serait une chose étrange, car il n’y va pas de moins que d’un péché mortel. Courage : mourez et ne vous remuez pour rien ; et vous verrez que ce n’est qu’une ombre ou une fumée qui paraît en vous, non plus que les autres tentations et vexations qu’il vous fera. Car il remplira quelquefois tout votre esprit de chagrin contre votre prochain, tout vous ennuiera, toutes les actions des autres vous déplairont, un million d’affaires extérieures vous accableront, avec un labyrinthe intérieur d’y donner ordre, et tout ensemble une nécessité d’y travailler sans délai et cependant une impossibilité de le faire ; tout cela, afin de mettre votre âme en soin, et ainsi de la désoccuper de cette manne sacrée qui l’occupe, dont il n’en peut avoir connaissance. Il fera parfois en quelques-uns des choses étranges à l’extérieur, des formes, des bruits, des tumultes et des peines ; et tout cela pour les multiplier afin de les faire déchoir de la simplicité et unité, dans laquelle il présume bien qu’ils sont.

14. En tout ceci, c’est une chose admirable si l’on en échappe et si l’on demeure ferme et constant dans sa mort et son anéantissement, mourant à tout, à salut, à perfection, à dévotion, à espérance, enfin à tout, pour vivre sans vie, voir sans voir, être tout n’étant rien, car ceci n’est point concevable, sinon à celui qui le goûte et qui en a expérience. Ainsi notre chère sœur, il ne faut pas montrer ceci, sinon à celui qui a la grâce pour cela et qui est appelé ici ; chacun a sa grâce ; et ces avis ruineraient une âme dont ce ne serait pas la grâce.

15. Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance ; Veni ut vitam habeant et abundantius habeant545. Comme cette mort est toute angoisse et peine, étant un état de purification et ainsi un état pénible, c’est le purgatoire de cette vie et principalement de celle qui va suivre après cette mort spirituelle. Car je crois que chaque état a le sien proportionné à son degré de perfection : c’est ce qu’expérimentait sainte Thérèse.

Mais comme ce n’est qu’une lettre, je finis ici ; cependant comme Notre Seigneur a uni nos âmes en Lui, où tout est commun. Quand Il vous aura fait la grâce de vous donner cette vie, je ne manquerai pas de vous dire mes petites lumières que Notre Seigneur me donnera. Adieu en Dieu. [355]

3.59 Trois degrés du don de la foi.

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes.

1. Quand une âme est appelée à la voie de la foi et qu’elle en a reçu la certitude, elle doit mourir infiniment et incessamment à son esprit, et à ses appuis ; autrement son esprit lui est une source de peines et bien souvent la cause de son total retardement. La simplicité d’esprit et de cœur est donc le fonds où cette semence croît, et se fortifie peu à peu et fructifie. Faute de se simplifier, on ne fait que faire et défaire ; et enfin l’esprit et la nature [356] sont des sangsues qui consument les grâces qui viennent immédiatement de Dieu, et aussi toutes les lumières et instructions que sa bonté nous fait [sic] donner : ce qui est cause que l’un ni l’autre ne s’en fortifient, mais qu’ils sont toujours de plus en plus affamés. La simplicité d’esprit et de cœur remédie peu à peu à ce malheur, et fait faire usage de cette grâce, faisant avaler et consumer un million de croix, d’incertitudes, et de peines, qui sont inséparables de cette voie de foi ; je ne dis pas seulement en son commencement, mais encore durant toute la voie, qui dure autant que l’âme est en la terre.

2. Et pour être plus clair, et me faire mieux comprendre, il faut savoir que le don de foi a trois degrés. Le premier est actif, par lequel il fait faire usage à l’âme de ce qu’elle est, en simplicité ; et ainsi la rendant simplement active, il la fait insensiblement courir après Dieu, lui donnant un certain désir de Dieu, et une faim de le contenter : ce qui ne cesse en l’âme jusqu’à ce que la foi ait épuisé activement et simplement toute son activité et sa vertu ; dont l’âme s’aperçoit lorsqu’enfin elle voit bien qu’il lui faut rendre les armes, comme si elle disait : j’ai beau chercher, désirer, faire Oraison : je ne saurais trouver. Cependant sans perdre courage, insensiblement elle tombe dans le désespoir d’elle-même, étant convaincue peu à peu qu’elle n’y peut rien ; et ainsi elle se laisse là comme une chose inutile en paix et en abandon, affamée cependant de faire toujours son Oraison, et d’être en son silence, et de se précautionner par la solitude et la garde de son âme ; mais tout cela comme si cela ne [357] valait rien, et comme inutilement.

3. Étant demeuré[e] désespérée de soi-même un long temps, Dieu insensiblement, et presque sans qu’elle s’en aperçoive, la réveille ; et ainsi le second degré de la foi commence, qui n’est pas plus lumineux que l’autre, mais qui a pour effet en l’âme un certain repos et une paix qui insensiblement croît. Il ne faut pas penser que l’âme soit sans incertitudes, sans des peines de toutes sortes durant ce degré : au contraire comme l’âme y a moins de son actif, par conséquent aussi a-t-elle plus de frayeur de se perdre, mais Dieu opérant en l’âme par la foi, est impitoyable. Ce qui est cause qu’il faut qu’elle vive de la mort continuelle, qu’elle voie [subj.] en se crevant les yeux, et qu’elle aime sans aucun goût. Cependant quand l’âme est fidèle, peu à peu la foi la conduit, et la mène où Dieu est ; In pace locus ejus546, la paix est sa demeure.

Mais, me direz-vous, ces âmes qui sont donc conduites par la foi dans ces deux degrés, sont-elles longtemps à marcher cette route [sic] ? Oui, elles y sont quelquefois quinze et vingt années, je dis, même les plus favorisées ; étant toujours cependant libre au bon Dieu d’accourcir et abréger ce temps, en augmentant les peines, et faisant par l’intensité ce que l’extension aurait fait.

4. Mais enfin quand par ces deux démarches la foi a heureusement mis l’âme en Dieu, elle lui en donne la jouissance (qui est le troisième degré). De vous dire le comment, cela n’est pas possible dans cette lettre ; il suffit de vous qu’elle le fait. Mais croyez-vous que ce soit plus lumineusement et plus sensible [358] ment que dans les deux degrés précédents ? Non ; tout au contraire, comme l’âme est pour lors forte, elle est capable de goûter de la foi nue et sans voile : ce qui est cause qu’elle [sujet ?] se donne à elle [objet ?], et la [l’âme ?] conduit dans cet abîme divin de Dieu lui-même, non par lumière et goût, mais par elle-même [la foi ?] ; et cela lui est une peine qui ne se peut exprimer. Elle a donc un paradis sans en jouir, et elle est possédant peu à peu toutes choses sans en avoir le domaine. Il faut par nécessité être en ce degré pour savoir l’état crucifiant où elle est.

5. Ceci paraît bien différent du sentiment de plusieurs Écrivains [E maj.] qui décrivent ce troisième état comme un Paradis regorgeant de consolations, de dons, et de merveilles. Tout cela est vrai en la manière de la foi, et non comme on le comprend souvent : ou bien ils ne parlent pas de ce don de foi pure et nue, et de ce degré de jouissance de Dieu ; mais d’une autre grâce, qui ennoblit l’âme, et la relève par des dons et des grâces. Mais celui-ci [ce degré, cet état] tire l’âme de son être et de soi-même pour la perdre en Dieu même ; si bien qu’il est très vrai ce que je vous ai voulu dire [sic], en vous parlant de ces trois degrés de la foi. Tant s’en faut qu’il faille moins se perdre : au contraire plus elle va, plus il faut redoubler sa perte, et l’anéantissement de soi-même, jusqu’à ce que la foi ait tellement perdu l’âme dans l’abîme divin, qu’elle ne se voie [subj.] jamais, ni qu’elle ne se puisse jamais retrouver, quoique ce soit non pour elle, mais pour Dieu même ; c’est-à-dire que Dieu est là, et [qu’] elle n’est plus. Il y a lumière, il y a amour, et enfin il y a jouissance, non de quelque chose, mais de Dieu même en tout lui-même, sans qu’elle s’y trouve [359] ; car si cela était, ce lui serait une peine extrême. La lumière ne lui est consolante, quoiqu’infiniment en quelque manière étendue, puisque Dieu même est sa lumière et son amour ; le sien [son amour] n’est pas là cependant. C’est l’amour divin même, par lequel Dieu s’aime et jouit de soi-même ; elle [l’âme] n’y a rien de propre. Enfin Dieu est lui-même tout en elle, autant que la grâce et la foi le sont dans les âmes de ce degré, mais sans aucune consolation ni jouissance qui soit propre à l’âme : au contraire c’est son bonheur qu’il n’y en ait pas ; sa joie étant qu’il se connaisse et s’aime uniquement : elle tend pleinement dans le néant.

6. Voilà vraiment un petit crayon de l’ouvrage de la foi dans ce troisième degré, et qui n’est rien de ce que l’on en peut dire, au milieu des ténèbres et obscurités de la foi jouissante de Dieu. Car comme je dis, tout cela n’est que pour vous convaincre qu’il ne faut jamais s’étonner des obscurités, ténèbres, incertitudes, et dégoûts ; puisque c’est le bonheur de cette grâce, supposé la vocation.

Vous me direz peut-être en passant. Toutes les âmes qui marchent dans les premiers degrés, peuvent-elles espérer d’arriver [sic] à ce troisième ? Elles le doivent assurément, mais avec résignation : car si elles n’y arrivent en cette vie, elles en jouiront dans l’autre en la manière dont je vous viens de parler. Car comme la grâce est la semence de la gloire, selon qu’a été la semence en cette vie, sera aussi la jouissance de la gloire.

Et remarquez qu’un grain de froment, ou quelque autre semence contient en soi un chalumeau547, et enfin un épi : ainsi quoiqu’une âme [360] en cette vie ne soit que dans le premier degré de la foi par don, y étant fidèle et mourant, elle jouira de la béatitude selon cette grâce, par la raison que je viens de dire. Une autre âme qui serait au second degré, et qui y mourrait, en jouirait davantage : et ainsi de toutes les âmes qui ont le bonheur d’avoir part à cette vocation, et qui y sont fidèles. Cela s’entend mieux par l’expérience que par les paroles : mais cette vérité peut servir à consoler et à encourager ; car elle est très certaine. Continuons la réponse à votre lettre.

7. L’obscurité qui est en votre esprit, et aussi le peu de courage que vous avez pour vous simplifier, et vous perdre avec ses ténèbres, sans savoir où vous allez, et [sans savoir] où vous vous perdez, est la source de vos tentations ; car la nature qui s’aime en toutes manières, craint la damnation et tout le reste qui lui peut causer peine. Ne vous étonnez pas de ces choses ; mais plutôt prenez de là occasion de vous perdre davantage dans l’obscurité, sans savoir, ni pouvoir savoir où vous allez, ni ce que vous deviendrez : ne travaillez nullement à apaiser ni à guérir la nature en cela ; car c’est tout gâter, et jamais vous n’auriez fait, y ayant toujours quelque chose de gâté.

Le Diable qui est celui qui perd le plus par cette voie de foi, d’autant qu’il n’y voit goutte, travaille incessamment en toutes manières, se servant de la nature et des faiblesses qu’il fait en elle : mais le remède à tout cela est de le négliger, et tout sacrifier ; eh bien, si vous êtes trompée [fém.] qu’importe ? Il ne faut laisser à la nature aucune porte de refuite, afin qu’elle se perde sans ressource [sing.] en la foi, et qu’elle suive [361] la foi, qui nous est donnée comme un don et un gage de l’amour infini de Jésus-Christ.

8. Pour ce qui est de la troisième peine touchant l’emploi de vos puissances sur la sainte Écriture, c’est un combat ordinaire, causé par la raison, et par les Pères spirituels, qui n’ont pas la lumière et l’expérience. Ils disent souvent que c’est se perdre que de marcher par cette voie de foi ; et que c’est au contraire marcher sûrement que de s’occuper solidement sur [sic] la sainte Écriture ; que l’on a Jésus-Christ et la sainte Église pour caution de la vérité de cette seconde voie. Cela est vrai, et les âmes qui n’ont pas consommé ce moyen, ou que Dieu n’a pas par grâce spéciale fait passer vitement par là, s’en doivent servir, et ils [sujet ?] font très saintement ; et ce serait se perdre que de faire autrement. Mais pour celles [les âmes] à qui Dieu a donné le don de la foi, et qui en sont certifiées548, elles y perdent tout. Car comme vous me dites, quand on est arrivé en un lieu, l’on n’en sort pas pour y rentrer, le chemin pour y venir est consommé, et ainsi il faut jouir du labeur et du travail. Enfin, il y a une infinité de raisons convaincantes pour faire voir que quand l’âme est arrivée au degré de foi où vous êtes, il faut s’en servir ; que cette foi contient admirablement la sainte Écriture ; et que l’âme qui en jouit a respect pour elle, et en tire fruit en sa manière ; et qu’elle est le fondement qui soutient sa foi : sans que l’âme s’applique distinctement à tout cela, sinon lorsque Dieu l’y applique par la foi.

9. Le tout consiste au don ; et une âme qui prétendrait marcher par la foi sans en avoir [362] le don, ferait tout de même que si elle marchait en pleine nuit, s’imaginant qu’il est jour et qu’elle voit la lumière du jour. Et c’est ce qui trompe bien des âmes, qui pour avoir lu quelques livres, ou avoir entendu quelqu’un parler du don de foi, croient l’avoir ; ne faisant différence entre ce don de foi qui fait l’Oraison, et la foi qui nous fait chrétiens. C’est la même, et ce n’est pas la même : c’est la même ; car assurément c’est elle dont nous avons reçu l’habitude au Baptême, mais réveillée par une grâce spéciale : et par là on voit la différence. D’où vient que les âmes qui sont assez heureuses d’être éclairées de ce divin don dans tous ses trois degrés, voient admirablement le grand don du Baptême, et que proprement l’âme étant faite chrétienne, y a reçu la semence de tout ce dont elle jouit par le troisième degré : si bien qu’elle reçoit grande consolation de voir dans la sainte Écriture, et dans les Pères, ce qu’ils disent du Baptême comment l’habitude de la foi, et les autres dons, et spécialement la communication de la sainte Trinité y est donnée à notre âme, étant incorporée en Jésus-Christ. Et l’on ne saurait croire, sinon par expérience, comment ce don de foi en ce degré, a en soi les dons du Saint Esprit, toutes les vertus, ou plutôt ou pour mieux dire, comment la foi fait trouver Jésus-Christ, la Ste. Trinité, et en Jésus-Christ tous les dons. Cela est inexplicable, mais très vrai, très réel, et moins difficile, à qui Dieu le donne, que n’est au commencement une considération sur quelque vérité de la vie de Jésus-Christ. Et c’est pour lors que l’on trouve que la science des Sts. Pères [363] est très agréable à ceux qui ont ce don et qui ont étudié. Ô que si les Docteurs qui se cassent la tête à force d’étudier, étaient assez humbles pour se donner à la sainte Oraison ! recevant ce don, ils auraient dans la suite une joie admirable en parcourant ce troisième degré, voyant à découvert ce que leur science ne fait que très grossièrement leur bégayer, faute d’avoir des yeux et des oreilles pour le voir et l’entendre ! Mais laissons cela là : le plaisir est d’en jouir sans se mettre en peine du reste, sinon de se perdre sans se trouver jamais si l’on peut.

10. Selon ma pensée que je soumets en toutes choses, vous devez toujours compter sur un fondement, qui est que Dieu désire et demande de vous que vous préfériez votre soulagement à bien des vues que vous auriez et croiriez raisonnables pour votre Communauté. Cela supposé, je ne crois pas que vous devez faire ce que vous me dites, d’autant que c’est un bien plus grand et général pour votre Communauté, de vous conserver en vie dans ce temps où nous sommes, que de vouloir contenter et satisfaire deux ou trois estropiés de cervelle qui ne savent ce qu’ils veulent ; il faut charitablement les supporter dans leurs pensées, car ce sont des enfants qui ne savent ce qu’il leur faut. 23. Févr. 1669. [364]

3.60 Avis pour l’état de la foi nue

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés.

1. J’ai beaucoup de joie d’apprendre que votre santé est meilleure ; j’en bénis Dieu de tout mon cœur et le prie qu’Il vous la continue et augmente, cela étant fort nécessaire pour faire fructifier l’oraison et la grâce que Sa bonté infinie vous a donnée.

Pour ce qui touche votre oraison, comme en cela consiste le principal de vos affaires et du bonheur que vous pouvez et devez espérer en la vie, aussi je veux m’y appliquer davantage pour répondre à toutes vos difficultés.

2. Servez-vous de la providence présente qui vous donne le moyen d’avoir plus d’oraison qu’à Paris. En ces rencontres il faut s’ajuster à la divine Providence laquelle nous conduit comme elle désire et comme elle voit que nous en avons besoin : quand elle nous donne le moyen de faire beaucoup d’oraison, il faut s’en servir ; et quand elle nous ôte le temps, il faut en être content et s’y rendre avec égale paix et soumission. Souvent l’âme demeurant également en paix et en abandon dans l’occupation comme dans la solitude, reçoit autant par l’une que par l’autre, car Dieu ne regarde que l’anéantissement du cœur pour Se communiquer. Il est vrai que quand l’âme n’est pas encore suffisamment simplifiée pour pouvoir être dans cette égalité [365] d’esprit, pour pouvoir être haut et bas, la solitude et le temps facile pour faire oraison lui est plus avantageux ; et ainsi elle doit être fort fidèle à en faire usage. Car par son moyen peu à peu elle se simplifie, se dénue, et meurt à soi, et ainsi est appropriée pour être et demeurer indifféremment en la main de Dieu, pour être et faire ce qu’Il veut ; et pour lors tout lui devient indifférent, car tout lui est égal, Dieu étant le principe de tout.

Les personnes qui ne savent pas le secret de la divine Sagesse, pèsent la grandeur et l’excellence des choses par ce qu’elles ont de grand en elle, qui est cependant le moindre ; et ainsi elles jugent la sainteté d’une action la voyant plus relevée et plus vertueuse extérieurement. C’est bien quelque chose assurément ; mais ce n’est pas le principal dans les âmes que Dieu dénue pour les anéantir, dont les actions sont plus ou moins saintes et relevées, plus ou moins elles les font en anéantissement, et par conséquent plus ou moins Dieu en est le principe. C’est donc là la grandeur cachée et inconnue de chaque chose.

Comme Dieu vous conduit et vous désire dans ce néant, laissez-vous conduire à Sa providence ; et ainsi prenez et jouissez de la solitude et de l’oraison autant qu’elle vous en donnera le moyen.

3. Par ce même principe, et en cette même conduite, vous devez être humblement abandonné entre les mains de Dieu pour recevoir les croix et telles croix que Sa bonté voudra vous donner, vous y laissant suavement tout le temps qu’Il désirera. Votre âme ne doit pas tant regarder la croix qui la peine que la main [366] qui la frappe, et ainsi se laisser travailler à Dieu comme il Lui plaît : Il prend parfois Son ouvrage, tantôt Il travaille à autre chose ; et ainsi il faut être dans une souplesse et dans un ajustement égal à celui d’un ouvrage que fait un lapidaire ou un orfèvre qui y travaille selon son idée. Il fait tantôt une chose et tantôt une autre ; même Il travaille un temps à un ouvrage et quelquefois Il le laisse et travaille sur un autre. Que fait cette pierre que l’ouvrier polit et travaille, sinon se laisser faire quand et comment et de quelle manière le maître le veut ? Ainsi doit être votre âme entre les mains de Dieu pour recevoir telles croix qu’Il voudra, ou n’en plus recevoir. Toute la différence de cette comparaison est que, quand l’ouvrier cesse de travailler sur la pierre ou à son ouvrage, il ne s’y fait rien ; mais en l’ouvrage de Dieu, son non-opérer (selon nous) est également Son opérer, quoique nous n’y remarquions rien. Il n’est jamais sans opération et sans opération parfaite qui n’a de plus ou du moins que selon nous, par le peu de fidélité ou le manque de disposition en nous. Et ainsi, soyons crucifiés autant qu’Il nous crucifie ; ne le soyons pas, Dieu agissant d’une autre façon. Et par cet ajustement à Sa divine main, nous trouverons à la fin qu’Il fait à merveille toutes choses, et qu’il n’y a point de moment qui n’ait sa pleine et entière perfection ; et que si cela n’est pas, c’est faute d’être justement et pleinement en Sa main pour toutes choses également.

4. Qui saurait parfaitement cette leçon trouverait le paradis en terre, et apprendrait un million de secrets qui ne nous sont cachés [367] que parce que la créature veut toujours faire elle-même et selon son idée ; et ainsi elle se crève les yeux, se jetant de la poussière aux yeux. Cette poussière n’est autre chose que le créé, dont la créature ne saurait se passer par une bonne et sainte intention, car je parle du degré où vous en êtes.

Laissez-vous donc être de moment en moment comme la providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi, contentez-vous de toutes choses.

5. Et comme on n’arrive là que peu à peu et que cet ajustement et cette souplesse ne sont pas l’ouvrage d’un jour, ajustez-vous peu à peu en mourant à vous par les providences. Si vous êtes fidèle, vous trouverez et expérimenterez que Dieu est un soleil infini, toujours opérant pour la perfection de l’âme ; et que si, au commencement et un long temps, l’âme ne le voyait et ne s’en apercevait pas, ce n’était pas faute que cela ne fût très vrai, mais à cause de sa disposition, et que peu à peu telle disposition s’ajustant et se perfectionnant par sa mort propre, elle découvre la vérité cachée.

N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.

6. Toutes ces fleurs et tous ces beaux effets qui paraissent par l’opération du soleil plus beau et plus lumineux dans le printemps que dans l’hiver, ne commençaient-ils pas de s’opérer par lui dans la terre ? Oui assurément ; et il est certain que ce n’est qu’une augmentation qui nous fait paraître ce qui y était commencé et caché, et qui par la plus abondante communication du soleil se perfectionne et se fait voir plus clairement et manifestement. Ainsi en est-il de Dieu en l’âme. Il y est toujours opérant surnaturellement (supposé le don de foi nue) : mais la disposition n’y étant pas encore, son ouvrage nous est caché. Et peu à peu à mesure que nous mourons à nous, et qu’ainsi nous cessons d’être propre qui nous cachait l’opération divine cessant, elle nous paraît : et nous découvrons des merveilles, lesquels ont eu leur commencement dans l’hiver de la vie spirituelle, où l’on meurt peu à peu par les obscurités, les incertitudes, et le reste dont je vous ai déjà parlé tant de fois.

7. Par tout ceci, vous voyez qu’il faut vous laisser en la main de Dieu, pour prendre tout ce qu’il vous donnera, quel qu’il soit ; toutes choses vous étant indifférentes, car elles sont égales en la main de Dieu : et qu’encore que vous n’y voyiez rien, toutes choses y sont cependant très réelles et très véritables qui vous seront un jour découvertes et manifestées ; n’y ayant présentement que le moment de la providence, qui vous départ ce que Dieu désire, pourvu que de votre part vous ne soyez le principe de rien, c’est-à-dire que la seule providence vous donne tout ce que vous aurez.

Mais peut-être me direz-vous, comment connaîtrai-je que c’est la providence et non moi qui me cause et qui me donne les choses ? Vous le connaîtrez en ce que les providences viennent comme sans y penser par un moyen tout naturel de notre état, et généralement par tout ce qui nous vient, où nous ne mettons pas nous-mêmes par nos précipitations naturelles ; et même quand cela serait arrivé, l’âme y peut remédier par son abandon. Ainsi tout ce qui vient de Dieu, des créatures, et de nous-mêmes peut être la main de la providence pour une âme au degré ou vous êtes.

8. L’âme dans ce degré de simplicité où vous êtes, dois remédier à ses défauts et à ses infidélités, non par réflexion, mais par perte simple et directe ; non par actes, mais par état, en son inconnu, qui lui est Dieu en simplicité et unité. Ainsi il ne faut nullement s’amuser à rechercher ses infidélités ni à les voir ; on les perd sans les voir distinctement et l’on y remédie sans les savoir par le détail. Dieu commence d’être un feu dévorant pour telles âmes, lequel consume toutes choses sans les discerner ni distinguer, l’âme cessant seulement [370] de les vouloir, non par acte, mais par une tacite et secrète complaisance.

C’est en quelque manière comme ferait une personne qui aurait plusieurs choses en sa main qui l’incommoderaient sans savoir bien ce que ce serait, et qui serait si proche d’un feu qu’elle n’aurait qu’à cesser de les retenir pour les faire tomber dans le feu. Elle n’aurait pas besoin de les jeter comme si elle en était éloignée, mais, étant si proche, elle n’aurait besoin d’autre action sinon de ne pas les retenir ; et aussitôt, étant tombées dans le feu, elles seraient consumées. Ainsi en est-il de tous les défauts d’une âme laquelle, par simplicité et par mort à elle-même, est si proche de Dieu qu’elle commence d’être en Lui. Dieu n’exige d’elle sinon qu’elle ne retienne pas volontairement ses défauts et infidélités ; et aussitôt ils tombent en Dieu. Ils y sont consumés un million de fois mieux qu’ils n’étaient autrefois (l’âme étant éloignée de Dieu) par les actes, les examens et les contritions formelles. Et plus l’âme mourant à elle-même se simplifie et enfin devient néant, plus aussi Dieu S’approche d’elle, jusqu’à ce qu’enfin L’ayant et Le possédant en son centre, elle ne soit plus. Pour lors et allant peu à peu là, la manière de remédier et consumer ses défauts et ses désunions, dissemblances et divisions, se simplifie et s’ajuste au degré d’approche et de jouissance de Dieu.

Je vous dis seulement ceci pour la consolation de votre âme en la foi, et durant que votre vous-même se rectifiera, simplifiera et s’anéantira. Car quand l’expérience sera une fois venue, vous verrez si clair ce procédé que [371] vous n’aurez plus besoin de ces expressions consolantes, qui sont dans la vérité, mais que l’on ne peut clairement découvrir qu’en approchant de Dieu et qu’autant que l’on en approche.

10. Remarquez que toutes les comparaisons clochent toujours en quelque chose, comme dit le commun proverbe. Mais il faut s’en servir pour éclaircir les choses en attendant la clarté et la lumière éternelle. Je me suis servi de la comparaison du feu dans lequel on laisse tomber quelque chose pour être consumé. Or comme une personne ne peut demeurer dans le feu, mais toujours se mettre proche ; aussi fait-elle quelque action pour jeter ce qu’elle veut dedans. Tout de même pendant que l’âme n’est pas encore assez simplifiée et nue pour commencer d’être en Dieu, quand elle se défait de ses défauts et infidélités et le reste, il faut par nécessité qu’elle fasse quelque acte pour s’en défaire, soit en la confession ou hors la confession : et cet acte se simplifie à mesure que de ce que son approche de Dieu s’augmente : et lors que l’âme entrante Dieu pour lors tout acte cesse et ce procédé susdit commence ; lequel se perfectionne autant que l’âme vient et avance plus en Dieu. Et comme il est dans le centre et le centre même de notre âme ; aussi sommes-nous en lui d’une manière si proche que l’expérience seule peut la savoir sans l’exprimer, sinon en terme connu et entendu par la seule expérience ; et comme jamais il ne peut y avoir de bord ni de fin en cette vie pour être en Dieu ; aussi la manière de se purifier et de remédier à ses défauts ne cesse jamais de se simplifier et de se purifier.

11. Plusieurs personnes qui n’ont pas l’expérience de ces choses les croient chimériques et impossibles ; ne pouvant comprendre ces manières d’agir, qui sont cependant en ces âmes infiniment plus réelles, solides et efficaces que les actes précédents, soit les actes formels distincts des plus éloignés de Dieu, soit aussi les actes simples de ceux qui approchent plus de Dieu. Car comme il est très vrai que l’âme peut être en Dieu et en son centre ; aussi a-t-elle une opération égale est conforme à cette constitution : et comme l’âme n’a pas de bornes en son accroissement en cette vie ; aussi l’autre n’en peut non plus avoir, allant toujours se simplifiant en devenant plus simple en l’unité divine ; laquelle se perfectionne incessamment, l’âme ne cessant de se perdre en unité, devenant toujours de plus en plus, plus simple, plus perdue et plus une.

Comme l’âme est là en unité ; aussi a-t-elle un opérer en l’unité, par lequel elle fait toutes soit l’oraison soit ses actions, remédie à ses défauts, s’applique aux Mystères et aux Fêtes, prie pour ses nécessités, ou pour les nécessités d’autrui, et fait généralement tout ce qu’elle doit faire par l’ordre de Dieu : ce qui va toujours s’augmentant, plus elle est simplifiée. Car plus elle l’est, plus elle tombe en Dieu son origine et sa fin ; et plus elle y est, plus elle est encore simplifiée : et ainsi son mouvement, sans mouvement, vers sa perfection est un cercle sans fin d’unité en unité.

12. Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même. Mais aussitôt qu’elles en ont goûté, et qu’elles ont expérimenté que l’âme, étant créée pour Dieu, est capable d’en jouir, elles comprennent que par conséquent, étant capables de jouir de Lui, elles sont aussi propres pour agir par Son opérer, l’opérer suivant l’être. Mais comme il est fort difficile, à moins d’expérience, de comprendre comment notre âme est capable en son centre de jouir de l’unité divine, aussi est-il très difficile de comprendre comment cette âme, jouissant de cette unité, opère par elle et en elle, non une chose, mais toutes choses. Comme l’un est très véritable, l’autre l’est également ; mais il est plus difficile à comprendre à cause de notre mauvaise habitude d’opérer pour nous et par nous-mêmes ; et c’est la raison pourquoi plusieurs âmes ayant quelque jouissance de Dieu en déchoient incessamment ; d’autant que leur opérer n’est pas égal à leur être, ce qui doit toujours être, car selon que nous avons et jouissons de Dieu, aussi devons-nous opérer également par Lui et en Lui.

13. Et comme il est très vrai que jamais une âme n’arrivant Dieu véritablement que par son unité, et qu’en tombant en unité ; aussi faut-il nécessairement que peu à peu s’approchant de Dieu elle soit simplifiée : ce qui est la cause que jamais une âme qui n’est pas encore arrivée en Dieu, ne peut être sans son opération propre, ne commençant à la perdre que lors qu’elle commence de tomber dans l’unité divine. Ce que l’on doit bien remarquer : car [374] selon le degré que vous êtes éloignés de Dieu, aussi est votre opération. Si une âme est dans la méditation, son opération est fort distincte ; si elle arrive dans le degré de l’affection, elle se simplifie ; si l’âme se simplifie de plus en plus, aussi son opération le fait également : l’âme ne cessant jamais d’en avoir, quelque simple que son opération soit ; jusqu’à ce qu’elle tombe en l’unité, c’est-à-dire qu’elle trouve Dieu. Ainsi, soit pour l’oraison soit pour la confession et les autres pratiques qui doivent être son emploi, il y a toujours de l’action distincte. Car étant toujours en soi, elle ne peut être que multipliée ; ceci étant le propre de la créature : et ainsi elle perd toujours avec distinction selon le degré ou elle en est. Il n’y a que Dieu qui soit et opère en unité, et qui est capable de mettre notre âme en unité et de la faire opérer en unité : car l’attirant hors d’elle par son unité, aussi la rend t-il capable de son opération en unité. Ce qui est une source infinie de mort et de séparation d’elle-même, par laquelle [elle] se perd sans cesse en Dieu, autant qu’elle a de moment pour opérer. C’est pour lors que chaque chose à une efficace merveilleuse, non seulement pour porter les croix ; mais encore pour se défaire de ses défauts, et de tout ce qui peut faire dissemblance, distinction et division en l’âme. C’est pour lors qu’elle se lasse peu étant soulagée de son opération et soutenue par l’opérer divin : lequel étant toujours en repos, en l’unité et sans différence de temps (car l’âme commence d’être hors le temps ;) aussi soulage-t-il merveilleusement l’âme, faisant plus en un moment sans bruit, sans éclat, ni sans s’en apercevoir [375] que l’âme n’ait en elle-même pu faire avec tous ses efforts, soulagé et fortifié même par la grâce.

14. Je brise ici court en parlant de cette divine opération de Dieu en unité ; car il faudrait des volumes pour dire même quelque chose. J’en dis peu, prétendant seulement de répondre à une lettre et de vous donner quelque jour afin que vous soyez plus fidèle à la vocation qui vous appelle à sortir de vous pour trouver cette unité ; et qu’ainsi expérimentant la grâce, vous n’ayez pas de peur d’y perdre peu à peu votre opération, en trouvant une autre qui vous pourrait être inconnue, sans en être avertie. Ce qui vous donnerait bien de la peine assez inutilement ; d’autant que ne correspondant pas à Dieu selon son appel, vous ne feriez rien ; quoique vous fissiez tout ce que vous pourriez selon la connaissance que vous en auriez. Car comme une âme laquelle est encore dans son opération, ne fais jamais rien qu’autant qu’elle opère pour Dieu ; Dieu ne lui donnant sa grâce que par ce moyen : aussi une âme qui commence à sortir hors de soi et de son opération, perd tout, quoiqu’elle fasse, si elle ne le fait en sa manière, c’est-à-dire opérant en unité selon son degré.

15. Mais comme ces âmes, quelques fidèles qu’elles soient à être et à opérer selon leur grâce en leur degré, sont entourées de tant de ténèbres, et qu’elles ont les puissances, et les sens tellement sans opération, n’ayant rien qui les console : au contraire autant qu’elles sont fidèles à mourir et à se perdre, et que Dieu leur correspond ; autant ces ténèbres, impuissances et pauvretés s’augmentent ; ce qui les [376] met fort en peine, à moins que d’être certifiées par une expérience beaucoup supérieure à la leur : aussi ont-elles besoin d’être beaucoup précautionnées. Et je vois que Dieu manque peu aux âmes qu’il appelle là ; selon que l’on peut voir dans les livres des personnes qui en ont écrit, comme d’une sainte Thérèse, d’un Tauler et de beaucoup d’autres. Et par ce moyen les âmes se laissent perdre plus promptement et généreusement.

16. Où il faut que vous remarquiez que les âmes que Dieu conduit par leur opération en lumière et en amour, plus elles sont fidèles à leur opération, plus elles reçoivent d’aides de Dieu en lumière et amour pour l’augmenter ; et plus aussi avancent-elles, se perfectionnant en leurs puissances par des lumières plus pures et un amour plus fervent.

Les autres âmes que Dieu réserve pour soi, afin de les perdre en son unité, sont conduites de Dieu d’une tout autre manière. Il les dénue, il les fait mourir, et leur ôte leur opération, en les perdant inconnuement en son unité. Et pour en venir mieux et plus fortement à bout, il leur ôte toute lumière, toute facilité et le reste, qui pourraient mettre en acte pour peu que ce soit leurs puissances ; afin que retranchant imperceptiblement toutes choses, elles meurent à toutes choses ; et qu’ainsi n’ayant sur quoi opérer, elles ne puissent opérer, et qu’elles tombent par là en unité, et qu’en cette unité elles apprennent peu à peu à opérer par elle et en elle.

§

Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu.

17. Mais vous me direz, la créature n’est-elle pas pour opérer, et sa perfection n’est-elle pas son opérer ? Tout cela est vrai, ; et c’est la cause pourquoi Dieu, qui veut ces âmes pour lui et qui les veut rendre capables de son opérer, leur retranche et leur ôte le leur grossier et bas, pour les rendre capables du sien même.

Les premières au contraire, sont perfectionnées dans leur opérer et par leur opérer ; de telle manière que les obscurités, les ténèbres et les sécheresses ne leur sont pas avantageuses, au contraire très désavantageuses. Ce qui les fait malgré elles rechercher la lumière et tant faire qu’elles méritent une nouvelle lumière, et un amour plus fervent. Vous en voyez qui dans les sécheresses et obscurités se mettent tant en peine, qu’elles ne cessent d’importuner Dieu, jusqu’à ce qu’elles aient son retour ; ne pouvant supporter son absence. Et dans la vérité elles ont raison : car n’ayant pas de lumière ni d’amour par une certaine présence de Dieu propre à leur état, elles n’ont rien ; et ainsi leurs puissances sont languissantes, vides, et dans un mauvais rien. [378]

18. Il n’en va pas de même des autres. Comme Dieu agi en elles et avec elles en foi, qui est une grâce et lumière de vérité ; à moins que de la perdre, ou de ne lui être pas fidèle, leurs ténèbres sont leur lumière, leurs sécheresses sont la possession de Dieu, son éloignement est son approche : d’autant que ces choses ruinant et faisant de plus en plus évanouir en elle le créé, elles trouvent l’incréé, qui ne peut jamais s’absenter, car il est toujours en elles. Il ne peut jamais se cacher : car où irait-il ? Il ne peut jamais changer ; car il est immuable. Et ainsi tout le changement est en l’âme laquelle par la foi sortant et mourant à soi, la vérité qui est Dieu même, se découvre.

Par là vous voyez qu’étant certifiée du don de la foi, il n’y a qu’à mourir peu à peu, et à être fidèle selon ce que Dieu donne ou ne donne pas ; puisqu’ici ne se pas donner est se donner. Tout est égal en la main et en l’opération de Dieu, pourvu que l’âme y demeure fidèle au moment et selon qu’il opère : car Dieu étant un acte pur, il est pour une âme en foi toujours opérant, selon sa capacité, et le moment de perfection qu’elle exige.

19. Il n’en va pas de même à l’égard des âmes contemplatives, ou qui sont conduites selon leurs puissances, quelque relevées qu’elles soient. Leur moyen étant toujours limité ; Dieu ne se communique que selon qu’elles peuvent recevoir : et il faut qu’il y ait bien des vicissitudes et des poses ; autrement la créature défaudrait. De plus il n’est pas possible que les puissances dans leurs actes de connaître et d’aimer puissent toujours travailler quand [379] bien même leur opération serait purement passive en lumière et amour.

Mais pour la foi, elle n’a ni borne, ni terme. Car comme elle donne Dieu sans limite, et par un moyen purement surnaturel, ce n’est pas par l’aide active, mais bien par l’aide passive de l’âme, qu’elle s’insinue, se servant si connaturellement de l’âme qu’elle ne la force jamais ni dans son opération, ni dans ses vues, ni dans ses sentiments ; d’autant qu’elle ne donne à telle âme qu’en sa manière, c’est-à-dire, elle fait connaître en ne connaissant pas, elle fait agir en se reposant, et elle fait jouir en n’ayant rien. L’âme ne reçoit de la lassitude et de la fatigue que lorsqu’elle veut faire autrement ; car quittant la foi elle descend de sa lumière dans une autre lumière qui la travaille et la fatigue. Mais pour ce qui est de la foi, elle est sans travail, quoique pénible à la nature : je dis pénible, d’autant que la mort est toujours une fatigue jusqu’à ce que l’âme goûte au long et au large la vie qui doit suivre ; et qu’ainsi elle apprenne la cause du procédé de Dieu, en la tenant et la conduisant tant à l’étroit, pour la faire mourir et la vider de son opération, et de tout ce qui lui paraît saint et de Dieu : ce qui est si éloigné de tant de saintes personnes qui édifient le monde et le remplissent d’une si bonne odeur de sainteté.

20. Pour l’âme dont je parle, elle n’a d’inclination qu’à être cachée, à ne rien faire et à demeurer perdue en un je-ne-sais-quoi, qui lui donne souvent assez de peine, et qui lui fait passer souvent de mauvaises heures, croyant d’être très inutile et de prendre un procédé faux et vide de Dieu et de grâces. Mais quand elle aura [380] appris, comme je viens de dire, la raison du procédé de Dieu ; pour lors elle ne pourra s’empêcher d’en avoir une joie extrême et une reconnaissance comme infinie : puisque Dieu la prive de peu, pour lui donner le tout de cette vie ; il la prive d’un faible rayon de lumière, pour la rendre capable de la plénitude de lumière ; il la prive enfin d’un rien pour lui donner dans la suite ce dont son cœur ne pourra jamais se rassasier.

21. Il faudrait encore ici un gros volume pour décrire comment, autant qu’elle aura eu de privation et de mort, et par conséquent autant qu’elle aura été réduite en l’unité selon toute elle-même, autant dans la suite, sans quitter cette unité, elle jouira distinctement en unité de la plénitude même. Car il faut en passant savoir que Dieu un en essence, trine en personne, nous ayant créé pour jouir de lui, a aussi rendu notre âme capable de cette même unité et trinité ; unité par laquelle nous sommes vraiment perdues en Dieu, trinité par laquelle, étant ainsi perdues en unité nous jouissons du même Dieu.

C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : signatum est super nos lumen vultus tui549 : Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de Votre visage. Et un pauvre paysan, quoique grossier et sans lettres, éclairé de cette divine lumière de vérité, vous dira des merveilles de l’unité de Dieu et de ces divines perfections en cette unité ; il vous parlera aussi comment se fait la génération éternelle, et comment, du Père et du Fils, le Saint-Esprit procède ; et tout cela non par une lumière [381] distincte, mais par la vérité même, qui est infiniment plus admirable que toutes les lumières qui s’en peuvent donner. Il voit dans son âme, comme dans une glace, cette unité divine, et dans l’opération de ses puissances revivifiées dans le Verbe et dans le Saint-Esprit, la distinction des personnes.

C’est ici où il faudrait commencer à écrire et où cependant il faut finir. Je vous dis ceci non seulement pour vous encourager, mais encore pour faire voir quelque chose de ce qui est renfermé et en semence dans cette obscurité, nudité et perte si longue, pour trouver Dieu de plus en plus afin de s’y perdre.

Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ; mais ce qui la charme présentement, est de découvrir la manière que ce Dieu de Majesté y est en elle, un en naissance et trine en Personnes, et qu’Il agit par elle. Car autant qu’elle a trouvé que son âme était capable de se perdre dans l’unité divine, autant elle trouve ses puissances ainsi perdues et retrouvées par les Personnes divines [382] aussi capables d’agir en connaissant et aimant. Si bien que si un très long temps, c’est-à-dire tout l’espace de sa perte, elle était sans objet, ici Dieu est son objet, car Dieu Se connaît et S’aime en elle sans fin ; mais le tout consiste en la manière dont je veux me taire présentement.

23. Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure550. Et de plus il n’y a rien à craindre, car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.

24. Tout ce que je viens de dire là de la sainte Trinité, n’est qu’un petit crayon ; et ce n’est rien à l’égard de ce qui en est : il faudrait un volume, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Si les savants savaient le moyen d’étudier dans ce livre, ils apprendraient bien d’une autre manière ce que c’est que Dieu, comment Dieu est un en naissance et trine en Personnes, avec une infinité de merveilles qui charment une âme éclairée divinement ; au lieu que ce qu’ils en disent dessèche les autres et [383] les précipite en infinies ténèbres, ne pouvant rien voir en ce qu’ils disent.

Mais cette divine lumière ne luit que dans les ténèbres de la lumière propre et par la mort, c’est-à-dire par le renoncement de ce qu’il y a de propriétaire en l’âme, et c’est la difficulté pour ceux qui ne veulent être ni petits ni humbles. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis551 : Je vous loue, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses admirables aux prudents et aux sages, et les avez révélées aux petits et aux humbles.

25. Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. Après le plaisir que Dieu a de toute éternité, et qu’Il aura incessamment en Lui-même et en Se contemplant, celui qui le suit est de Se communiquer à Sa créature et d’être pleinement libre pour faire en elle Ses merveilleux effets. Si, dans un beau printemps, le soleil ne trouvait en la terre le moyen d’y faire et produire les fleurs, les fruits et le reste dont il est capable selon les diverses saisons, il serait comme en violence, Dieu l’ayant créé pour cet effet. Aussi le dessein de Dieu par l’Incarnation étant de Se communiquer Soi-même, Il est violenté de [384] ne le pas faire selon Son plaisir et Son dessein infiniment amoureux : Deliciae meae, etc.552 : mes délices sont d’être avec les enfants des hommes, et le reste que la divine Sagesse exprime, nous marquant par là le plaisir divin en Son opération dans Sa créature.

Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret. Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.

27. Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.

Je dis absolument et inébranlablement pour marquer que bien que l’âme n’ait pas cette douce assurance que Dieu donne quelquefois de tel jugement, il faut subsister en nue foi au-dessus de toutes choses dans sa perte, guidée et soutenue, sans soutien, par telle assurance de jugement. Et à moins de cela, l’âme sera toujours accrochée à quelque chose en soi, y ayant une infinité de choses qui nous peuvent solliciter de mettre la main aux glaïeuls pour nous arrêter dans notre perte, comme ferait une personne laquelle roulerait dans un précipice, et par la peur s’agraferait et s’arrêterait à quelques branches ou glaïeuls pour s’assurer.

Cette assurance est donc le moyen ordinaire dont Dieu Se sert et qui, à moins d’un miracle, est absolument nécessaire ; autrement, il y aura toujours des vicissitudes dans l’âme. Car elle sera tantôt assurée, tantôt non, une fois très certaine et peu après très incertaine, et ainsi elle sera incessamment vacillante, et tout cela selon les dispositions différentes qu’elle expérimentera. Mais subsistant en soumission et par la soumission, comme tel jugement n’est pas en elle, l’assurance ne dépend pas d’elle, et ainsi elle est stable et permanente, au cas qu’il soit d’une personne beaucoup éclairé en cette oraison.

Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu553; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité.

29. Mais je vous assure que comme ce don est un ordre de la Sagesse divine, il n’est pas si ordinaire qu’on le croit, car vous voyez tant d’âmes, qui se croient dans l’obscurité divine, et destinées pour ce néant ; et de celle-là il y en a très peu dans la vérité. Ce qui me le fait plus fortement croire est qu’il y a peu de Directeurs divinement éclairés, selon ce que j’en puis connaître : cependant personne n’hésite à déterminer que les âmes ont telle vocation et à leur conseiller de cesser leur opération pour donner lieu à celle de Dieu. Où il y a un péril infini, soit de la part de l’âme qui reçoit tel conseil sans être d’une personne d’expérience ; (car quoique telle âme obéisse, cependant telle obéissance ne lui donne pas ce don ; et ainsi au plus elle la met en état que ce qu’elle fait ne lui est que méritoire, jusqu’à ce qu’elle ait un meilleur conseil ;) soit pour celui qui donne précipitamment un tel conseil, qui n’est pas moins en danger ; car il doit répondre de l’inutilité de telle âme, laquelle pourrait travailler à sa perfection par ses propres actes et pourrait de plus rendre beaucoup de gloire à Dieu par les saintes occupations de ses [387] puissances, par les saints désirs par les saintes dispositions intérieures, et le reste dont la créature est capable, y étant saintement occupée pour Dieu et vers Dieu.

30. Comme je vous dis, je tiens pour tout certain qu’au même temps que Dieu a arrêté de donner telle vocation à une âme, il a ordonné en sa même Sagesse et providence, la personne pour la certifier et lui aider. Ainsi il est d’égale conséquence de faire un usage très entier et fidèle des lumières et des certitudes que l’on reçoit, étant le canal par lesquelles Dieu fait couler la grâce qu’il faut pour faire fructifier et perfectionner telle semence. Et cela est si vrai que les certitudes qui ont été données de telle manière, subsistent jusqu’à la fin, et que les lumières qui viennent aussi de cette part, ont semence d’éternité pour telles personnes, où il se rencontre ordre de conduite de providence : si bien que si la providence ôtait du monde telle personne, ou que les lieux changeassent, qui ont été quelquefois des moyens de rencontre ; (car les rencontres de telles personnes sont pour l’ordinaire par providence inopinée et des rencontres fortuites ;) pour cela, les avis ne changent pas, mais subsistent permanemment pourvu que les âmes demeurent en la conduite divine. Vous voyez par là combien il faut faire usage de telle providence au cas que Dieu par sa bonté vous en ait gratifiée.

31. Mais me direz-vous comment connaître si les personnes sont de telle grâce pour s’assurer fixement sur leur avis ? Il y a une infinité d’observations à faire sur cela ; mais dans cette lettre je ne vous dirai qu’une, savoir si [388] les avis de telles personnes entrent jusque dans le centre de l’âme, ce que vous remarquerez en deux manières :

(1) Par la correspondance intime à ce qu’ils vous disent, par un repos et une nourriture qui est non seulement dans les sens, mais bien plus intimement,

(2) En une certaine permanence. Car parlant à une personne ou l’entendant parler, vous en pouvez avoir de la joie et de la satisfaction passagèrement et en quelque rencontre, mais il faut que cela ait été égal en plusieurs et que ce soit avec quelque permanence. C’est pourquoi quand au commencement on a besoin d’un homme, il ne faut pas y aller à la légère et dès le moindre goût ou ouverture d’esprit que l’on aura sur quelques paroles, ou sur un ouï-dire : il faut le goûter et le regoûter plusieurs fois, car, supposé l’ordre de la divine Providence, vous y rencontrerez ce que je vous dis.

32. La seconde chose que je voulais vous dire est que cette voie qui paraît si petite, pauvrette et abjecte, et qui rend son sujet si pauvre, petit et méprisable, étant telle que je viens de dire, est si grande devant Dieu, même dès son commencement, qu’en vérité cela est charmant et admirable à qui le sait quel qu’il est. Deux choses me convainquent de cette vérité, dont je vous vous veux faire part.

La première est l’expérience, qui n’est rien de ce que l’on peut exprimer, toutes les paroles les plus expressives étant trop grossières pour dire où cette foi conduit une âme et ce qu’elle fait trouver en l’âme, non seulement en sa perfection, mais même dès ses commencements et lorsqu’elle est plus obscure, car elle [389] communique tellement la vérité, que l’on peut dire qu’elle mène une âme peu à peu dans la plénitude de Dieu même.

La deuxième : les diverses personnes que j’ai connues par providence, lesquelles quoique seulement en le commencement et dans les premières démarches de telle grâce, sont mortes en ces premiers degrés et avec des marques extraordinaires non seulement de la protection de Dieu, mais d’une sainteté qui marquait une grâce très extraordinaire. Et comme je savais leur degré d’oraison par leurs rapports et l’ouverture qu’ils avaient avec moi, cela m’a fait conclure qu’il faut que ce don soit très éminent puisqu’il est tel en son commencement554. Si les détails que j’en fais de plusieurs personnes n’étaient pas trop long pour une lettre, je vous le mettrais ; mais je vous avoue qu’il me console.

33. Je viens de recevoir tout présentement une lettre (laquelle me console infiniment) d’une personne que je connais à fond étant mon intime qui m’ouvre son cœur, m’écrivant les sentiments et les dispositions du sien, au moment qu’il était tout près d’endurer le martyre. On voit là les vrais sentiments de l’esprit de Dieu animant ses saints : car il ne dit pas seulement l’extérieur ; mais comme il était intérieurement. Cela certifie infiniment et fait voir les beaux et admirables ouvrages de la grâce par ce don d’oraison : car c’est un serviteur de Dieu qui commence d’y marcher. Il n’a pas enduré le martyre, car les bourreaux quittèrent prise, et l’abandonnèrent : mais selon toute apparence sera pour un autre temps, où son cœur sera encore plus plein de Dieu. [390]

Je vous dis tout cela afin que vous voyiez combien vous êtes obligée à la divine bonté, Dieu vous ayant fait les grâces qu’il vous a faites, et combien vous êtes obligée à faire fructifier au centuple cette grâce dont vous rendrez compte au bon Dieu comme d’un trésor infini.

34. Je me suis beaucoup étendu pour une lettre555 : mais comme vous avez besoin de secours et que je ne puis vous le donner fréquemment, je l’ai fait volontiers. Je finis donc en vous assurant que vous n’avez qu’à continuer d’être comme la providence vous mettra, sans vous amuser à vous regarder ni à vous assurer. Votre assurance doit être de vous perdre ; et le mieux et le plutôt que vous le ferez, tant mieux : et ainsi votre personne (c’est-à-dire, de ne savoir comme vous êtes et comme vous faites) c’est le meilleur. Ne vous amusez pas démêler une fusée que vous devez jeter au feu, car ce feu est Dieu ; et plus vous voyez les autres prendre une autre route et plus assurée selon votre lumière, perdez-vous davantage par cela même.

Comme Dieu est bon infiniment, et qu’il sait notre faiblesse, il ne manque pas de nous donner souvent quelque petite certitude : mais quand cela manquerait, il n’importe. Heureuse l’âme assez forte pour se soutenir sans savoir où elle va, ni par où elle va !

Quand vous ne voyez pas vos fautes distinctement, ne vous amusez pas à les examiner secrètement ni à vouloir y remédier ; perdez-les en la manière susdite, et il suffit.

Je suis à vous sans réserve, et aurai grande joie de vous revoir quand la divine providence vous renverra. [391]

3.61 Germe de vie dans la pauvreté.

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection les plus extrêmes donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté.

1. Ô, chère Sœur, que ce n’est pas sans Mystère que la Sagesse éternelle a choisi une très pauvre fille pour être sa mère ! Il n’y a que les âmes très pauvres en toutes manières qui soient propres et capables de concevoir et d’avoir vraiment Jésus-Christ en elles : c’est en telles pauvrettes que le S. Esprit fait entendre ces admirables paroles : 556et Verbum caro factum est.

2. Laissons-nous donc, chère Sœur, pulvériser et pourrir par la pauvreté, la souffrance et l’abjection, non seulement à l’égard des créatures, devant lesquelles nous sommes humiliées [(attention) : fém.] ; mais encore devant Dieu et nous-mêmes par nos pauvretés, péchés et imperfections. Ce fumier est vraiment divin pour nous faire pourrir et nous rendre féconds en froment, c’est-à-dire en Jésus-Christ. Il n’y a que la seule expérience qui puisse certifier de cela. La première abjection et humilité est [(attention) sing.] à la vérité fort aimée et chérie de Dieu, mais connue de plusieurs ; la dernière est le cœur de Dieu, inconnue presque à tout le monde. De n’être rien, ne vouloir être rien ; c’est un miracle : mais de prendre plaisir d’être la pourriture et la puanteur par ses misères, et que par là notre nom et tout ce que nous sommes [392] soient toujours effacés ; ô quel miracle !

3. Les personnes qui ne savent par expérience ce Mystère croiraient en entendant ce discours, qu’il n’y a qu’à se laisser dans ses péchés. Ce n’est pas cela ; car telle âme y meurt un million de fois : enfin c’est un secret qui donne la liberté au cœur et la vie à l’âme, en lui donnant le germe de vie de Jésus-Christ.

Perdez-vous et vous y entrerez ; et autant que vous vous perdrez sans savoir comment ni où vous n’êtes, revenez et vous êtes bien. Ô que Dieu est aimable, il ne veut que notre liberté, notre joie ; et nous ne travaillons qu’à nous gêner et à nous lier, et ainsi à nous tirer hors de Dieu en nous-mêmes, même par de bons prétextes et de saintes intentions !

4. Aidez autant que vous pourrez la Sœur N. à se donner une liberté sainte par abandon à Dieu pour soulager sa tête. Supposé le don de foi dans une âme, elle ne doit point se mettre en peine par la crainte d’être oisive, soit à l’Oraison, ou durant le jour, quand elle est fidèle à ne pas volontairement laisser occuper son cœur de quelque inclination qui domine, soit vers les créatures, ouvrages, occupations ou vers d’autres choses créées ; ayant seulement l’inclination toute simple de la volonté tournée vers Dieu, sans même former aucun acte, mais comme par état, n’étant nécessaire pour cet effet que d’avoir une simple inclination sans ressentiment557, c’est-à-dire sans être ni sensible, ni spirituellement expérimentée, mais seulement nourrie et soutenue par un très simple repos souvent non aperçu, arrêtant seulement le mouvement de la volonté en Dieu, très souvent sans le voir ni le goûter, mais en [393] y demeurant telle que l’on est sans s’en mettre en peine. De manière que pour être oisive dans cette Oraison de foi, il faut que le cœur se remplisse de quelque affection qui le tourne et l’agite vers la créature, et par conséquent qui le détourne de la lumière divine : ce qui ferait voir que retombant de cette manière dans son opération, l’on perd l’opération divine et l’on devient oisive tout le temps que l’on y demeure.

5. Laissez-vous en nudité totale sans vous regarder, ni rien que vous ayez ou que vous n’ayez pas. Il vous suffit que vous soyez comme Dieu veut pour être dans son agrément : et de cette manière vous lui plairez, et aussi tout ce que vous ferez [ou serez ?]. Mourez seulement à tout ce qui vous donne de la peine, ou qui en peut donner aux autres ; et vous trouverez que faisant seulement cela, Dieu fera tout le reste.

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ.

L. LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes.

1. Je laisse ma plume entre les mains du bon Dieu pour vous écrire et pour m’en donner les moments. Je m’en trouve si bien. Car outre que je ne suis qu’une bête pour ne vous pouvoir écrire, ni à qui que ce soit, qu’autant que cette divine lumière est présente, je crois que sans cela ce serait tout perdre et mélanger l’humain avec le divin dans votre âme. Il ne faut pas s’amuser à vous dire de mes nouvelles [394], mais les Siennes, si bien qu’il faut donc que ce soit Lui qui me les marque. C’est ce qui m’assure tout ce que je vous écris, car il me semble que c’est dans Sa lumière et dans Son ordre, de telle manière que vous pouvez vous y arrêter sans crainte, c’est-à-dire avec assurance, quoique remplie de crainte558.

2. Voyez le procédé que Dieu tient comme je crois sur les personnes qu’il conduit en foi et qu’il achemine par cette divine foi. Il les aveugle peu à peu, les dessèche et leur ôte toute assurance et tout appui en elles ; ne souffrant en leur âme et en leur conduite que des précipices et abîmes, qui vont s’augmentant, plus elles augmentent en grâce et deviennent fortes. Et afin de soutenir cette conduite, pour l’ordinaire il leur donne quelque conduite extérieure qui ne les tire pas de cette voie : mais il les soutient par une main invisible comme il fit au Prophète qui fut porté par les cheveux où Dieu prétendait : d’où vient que cette adresse divine a son effet en l’âme quand elle est fidèle de suivre la conduite fortement et en se perdant sans ressource. Les démarches d’une telle âme doivent toujours être en perte ; et plus elle avance, plus cela se trouve vrai et augmente. Ainsi en est-il de la conduite du Directeur qui doit être entre les mains de Dieu, afin que ce soit lui qui conduise et qui parle par la perte ; de telle manière qu’il dit et exprime à l’âme conduite, l’ordre de Dieu : et en cela est l’assurance de sa conduite, à laquelle elle ne peut correspondre qu’en se perdant. Et de cette manière vous tenant à ce que l’on vous dit, vous pouvez beaucoup avancer, si vous vous perdez autant que l’on [395] vous le marque, ayant pour seule assurance la soumission aveugle et sans assurance.

3. Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. Car si je ne me trompe, je vous ai dit que la foi dans une âme devenant passive, c’est-à-dire plus en source, spiritualise tout ce qui est naturel en l’âme et hors d’elle, soit infirmités ou autres choses de providence qui arrivent ordinairement, et le rend divin et ordre de Dieu selon le degré de foi, et par conséquent de perte, de mort et d’abandon ; d’où vient même que dans la suite, la cime et la pointe de la volonté subsistant seul[s] en vigueur, le reste succombant par la vieillesse ou maladie, tout devient Dieu, ordre de Dieu et oraison.

4. Ceci ne se peut jamais effectuer que deux choses n’arrivent : (1) que la foi se ne soit donnée à l’âme. (2) qu’elle ne devienne passive par la mort et par le simple abandon ; car insensiblement par là l’âme défaillant sans s’en apercevoir, tombe dans le rien, et n’étant plus rien, il n’y a que Dieu en elle.

Mais que ce chemin est obscur ! Car supposé que Dieu veut conduire promptement et sûrement une âme, il lui ôte toute lumière, tout goût, toute assurance, et il ne lui donne rien [où] elle puisse assurer son pied, ni sa main pour s’empêcher de tomber dans l’abîme et dans le précipice qui lui est toujours présent ; ne voyant rien et n’ayant rien de Dieu, au [396] contraire tout lui étant nature et naturel. Souvent même quand l’âme se fortifie dans cette perte, sa nature ne produit que misère et pauvreté, et quelquefois les péchés paraissent en elle encore davantage ; ce qui la précipite étrangement dans l’abîme.

5. Ne croyez pas que l’amour divin change et diminue son procédé, plus elle avance ; c’est tout le contraire : car ce qui n’était au commencement que de petits précipices devient des abîmes et des précipices inévitables pour donner la mort et perdre sans ressource le corps et l’âme. Tout ceci semble exagérant ; mais non, c’est une vérité que l’on ne connaît que par l’expérience. Et je défie toute âme de trouver jamais Jésus-Christ que dans l’abîme en toute manière : et jusqu’à ce que le cœur et l’esprit soient faits à ce procédé, l’âme ne trouvera jamais son bien et sa joie. De plus si elle dit qu’elle l’a trouvé et le possède autrement que par un infini abandon et perte totale : je lui dirai que ce n’est pas Jésus-Christ, mais quelque chose de lui.

La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. Mais de dire ce que c’est que de marcher avec Jésus-Christ quand on l’a trouvé, ce sont des précipices et des abîmes dont il est impossible de parler ; l’expérience le doit et le peut savoir uniquement : il n’y a moment en la vie qui ne soit un abîme et une perte telle qu’il faut avoir la lumière divine pour la comprendre. C’est la cause pourquoi les âmes [397] que Dieu destine pour arriver à Jésus-Christ, infailliblement sont conduites par les obscurités, ténèbres, morts, etc., afin que peu à peu elles s’ajustent en cette voie pour porter celle de Jésus-Christ trouvé quand elles seront assez heureuses de l’avoir rencontré.

6. Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bon repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite.

Mais y en a-t-il beaucoup qu’il conduit de cette sorte ? Peu comme je crois : d’autant qu’il faut que sa bonté ait donné un naturel pour cela fort et courageux ; de plus qu’il leur ait donné le don de foi, qui au commencement est active, en la suite devient passive et enfin divine, selon les démarches que l’âme courageuse et forte fait courant, comme j’ai dit, en foi.

Toutes ces deux conditions sont-elles absolument nécessaires ? Je crois que oui, et que notre Seigneur ne donne cette vocation qu’à une âme à laquelle il donne ces deux conditions.

7. Je vous ai dit tout ceci, afin que vous voyiez pourquoi sa bonté vous laisse dans les [398] divers états dont vous me parlez en la vôtre, et afin que vous en fassiez usage sans vouloir en être délivré, mais plutôt en courantes paroles dans la voie du Seigneur. Tout cela supposé de bonne foi, je vous prie de lire et relire ceci souvent ; car jamais cette conduite ne cessera durant que vous serez au monde. Vous seriez bien malheureuse si cela était : car ce serait une marque que votre vocation diminuerait ; ce qui ne se pourrait faire que par infidélité et par le peu de courage pour marcher en obscurité et en perte, tantôt perdant une chose et puis l’autre, jusqu’à ce que vous perdiez tout et enfin vous-même. Et cela se fera admirablement, non seulement par la lumière qui vous est inconnue ; mais encore par les suites de votre état et infirmité. La foi soutenant votre esprit pour le diviniser, en vous perdant simplement par abandon vous recevrez la capacité pour aider les autres dans leur voie, sans sortir de la vôtre ; et cela selon qu’elles en auront besoin, quoiqu’elles n’aillent pas par la vôtre : car il faut peu à peu les aider selon que vous voyez que Dieu agit en elles et selon le degré où elles en sont.

8. Tout cela supposé, soyez de moment en moment comme vous êtes : voyez ce qu’on vous fait voir sans vous troubler ; mais demeurez ferme en votre abandon : donnez tout sans vous mettre en peine de rien, soit pour votre esprit, soit pour votre corps, soit pour le temps ou l’éternité. Il suffit de vous être laissé entre les mains de Dieu ; et même il n’est pas besoin de réitérer cet abandon : l’âme l’ayant fait tant de fois dans son obscurité, insensiblement et peu à peu elle l’a, et elle le porte [399] par état sans abandon actuel ; faisant en cette disposition ce qui se présente, et demeurant comme on se trouve, n’ayant que la pointe de la volonté tournée non seulement actuellement, mais par disposition ou état vers Dieu, souffrant de cette manière, sans rien d’actuel, ce qui se présente à souffrir.

9. Pour ce qui est de N. à laquelle je réponds, vous devez savoir que ce n’est pas assez qu’il y ait beaucoup de grâce et de ferveur dans une âme ; mais encore qu’il faut qu’elle soit très prudemment ménagée, ayant beaucoup égard à deux choses ;

Premièrement, à la nature de la grâce, si elle est sensible ou bien spirituelle. Je nomme grâce sensible les goûts ou faveurs ; et spirituelle, celle qui est plus en foi et en obscurité et sécheresse.

Supposé que vous ayez à conduire ou aider une âme qui ait de la grâce sensible, soutenez là toujours, et ne la laissez pas aller comme elle voudrait, marchant trop vite et consumant de cette manière sa grâce promptement. Il faut faire à son égard comme on fait à un homme qui a peu de bien : on lui fait ménager et compter ses jours, sur cent livres de rente, s’il n’en a que cent ; autrement il fera grande chère et grand repas un mois ou deux, et le reste il mourra de faim. Ainsi souvent en va-t-il des âmes ferventes et zélées dans leur commencement, qui veulent tout faire et entreprendre ; et après en avoir trop fait un temps, peu à peu elles diminuent et après quelque temps deviennent à rien. Il faut donc les soutenir et les faire mourir peu à peu à leurs empressements et à leur propre esprit et volonté [400] ajustant leur ferveur sur ce travail.

Si la grâce est en foi, il faut faire tout autrement, savoir relever leur courage et les porter à mourir en abandon sans crainte du trop ; pourvu que l’on ait égard au corps et aux exercices qui surpassent leur grâce présente dans le degré où elles en sont.

10. Deuxièmement il faut aussi prendre garde à la capacité du sujet. Souvent on croit que pourvu qu’on voie de la grâce et de la ferveur dans une âme, c’est assez ; et qu’il n’y a rien à craindre. Cela n’est nullement vrai ; car très souvent la faiblesse du sujet, soit d’esprit ou de corps, fait perdre et ruine une grâce même beaucoup déjà avancée.

C’est pourquoi au fait de cette personne, je ne doute nullement de sa grâce ; et qu’elle ne soit une sainte fille : mais vous devez avoir égard à la faiblesse du sujet, lequel se mettant trop en haleine et en désirs de la perfection, échauffe son sang, et l’imagination se brouille de vapeurs ; et peu à peu l’esprit diminuerait, et le corps se ruinerait par l’affaiblissement de l’esprit. Cela ne vient pas précisément de la grâce ; mais bien de la grâce non ajustée à la capacité du sujet.

11. Que faut-il donc faire ? Il faut tâcher adroitement, sans qu’elle s’en aperçoive, de modérer ses désirs et prétentions, soit pour l’oraison ou pour la pureté intérieure, lui aidant à se contenter de sa grâce, et détournant adroitement son imagination de la réflexion. Un des plus grands ouvrages de la terre, au fait du surnaturel, est selon ma pensée, la conduite des filles, y ayant une infinité de choses à observer dans ce procédé sur ces deux observations, faute de quoi l’on fait bien des pas de [401] clerc. Souvent faute de direction qui conduise solidement et qui s’applique fortement au solide d’une conduite pour y faire entrer une âme, elle demeure toujours sans avancer, quoiqu’elle marche toujours et travaille beaucoup ; et après bien des années souvent elle n’a pas encore remué le pied pour faire une bonne démarche. On croit souvent que tout consiste en ferveur et à avoir de beaux desseins ; et l’on s’en contente, travaillant en propre volonté et jugement par une immortification secrète.

3.63 état de pur abandon en nudité.

L. LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme.

1. Plus l’âme avance dans la lumière, plus elle découvre l’importance de s’abandonner véritablement à Dieu, et de s’y laisser entièrement, pour en disposer selon son bon plaisir. C’est vraiment en cela que consiste le vrai repos de l’âme en cette vie ; et c’est par là que l’âme entre de plus en plus en la jouissance de son bien éternel et véritable. Mais souvent on se trompe en cet abandon, ne le prenant pour l’ordinaire que pour ce qu’il y a d’extraordinaire et d’aperçu comme grâce découlante de Dieu ; et ainsi n’en expérimentant pas, on ne se laisse pas aussi en abandon pur, simple et sans réserve. Il faut passer outre, se convainquant beaucoup que tout ce qui nous arrive d’extérieur, soit par les mauvaises rencontres dans notre condition, soit [402] aussi par nos maladies et infirmités, est vraiment une opération générale de Dieu en nous, de manière que l’âme qui est assez heureuse de pouvoir vivre vraiment au large et en nu abandon en ce temps, y trouve véritablement Dieu lui-même, comme un océan de miséricordes ; et cela aussi profondément que la pointe de telles choses pénètre et renverse ce qui est en nous de naturel.

C’est par ce même moyen que Dieu s’est communiqué en l’Incarnation, faisant en quelque manière trêve de ses grandeurs, et les cachant, pour se donner par la pointe et par les peines de la croix, et des abandons d’un Dieu-homme : et il est certain que cette manière de communication en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ, a été bien plus grande, plus magnifique, et plus étendue, quoique plus cachée et plus obscure, qu’elle [n’] a été par l’éclat de ses grandeurs. Il y a un million de raisons que je pourrais apporter pour vérifier cette vérité : mais il suffit d’être convaincue [fém.] que la Sagesse éternelle l’a choisie, comme un moyen égal et proportionné à sa bonté toute amoureuse par laquelle il se voulait communiquer sans bornes.

2. Il est donc très véritable que dès qu’une âme est capable de la foi en nudité intérieure, les providences et les maladies donnent Dieu, et doivent être à telle âme sa communication actuelle. C’est pourquoi il suffit qu’elle se tienne en abandon en généralité, et que là en foi nue elle se contente de l’état où telle chose la met ; ce qui renferme pour elle tout son bien et tout ce qu’elle peut faire.

Telle personne n’a point à s’embarrasser d’autres [403] exercices, d’autres pratiques, et généralement de tout ce qui faisait l’emploi de son intérieur, avant que la lumière de la foi fût si nue et si étendue. Car ses croix et ses maladies occupant son âme et son corps par leurs pointes, et lui ravissant le moyen de faire autre chose, qu’elle se tienne en repos et en abandon ; et telles choses lui étant Dieu, et langage de Dieu, qui lui supprime tout le reste qu’elle pourrait faire, qu’elle se contente d’un paisible et silencieux abandon sans abandon, c’est-à-dire qu’elle se laisse en la croix comme on la met, sans s’amuser, ni à s’y accommoder, ni à ajuster son esprit pour en faire usage ; puisqu’il est certain que son âme en nudité de foi est en état d’être ajustée comme Dieu veut par telles choses.

3. Tout consiste donc dans le plus nu et silencieux abandon, afin que Dieu fasse comme il lui plaît, et qu’il se contente vraiment selon toute l’étendue de son bon plaisir ; ce qui sera marqué à telle âme par l’augmentation et la continuation de telles croix et maladies.

Qu’elle prenne bien garde à ne se point amuser à voir et à remarquer l’ouvrage qui se fait ; qu’elle le croie [subj.] sans le discerner : c’est un Mystère inconnu que Dieu se réserve et ne manifeste que de fois à autre ; et cela très souvent quand on y pense le moins. Il me semble que ceci est la vérité de ces belles paroles559, nigra sum sed formosa, je suis noire et cependant belle, et le Soleil m’a décolorée. Je suis noire, parce que véritablement les croix et le reste des providences qui arrivent, envisagées selon ce qui paraît à nos yeux, ne font [404] d’autre effet (à ce qui nous semble) que de nous défigurer et nous noircir : cependant à la vérité elles ont et impriment une beauté, qui dans la suite charme les âmes qui savent goûter la tranquillité qui se trouve dans un cœur nuement [ou : nûment] abandonné en foi au milieu de tout ce qui arrive : et ainsi il suffit de vivre au long et au large en paix, tout nous étant ôté par cette main divine. Il ne laisse pas souvent d’arriver des incertitudes en ce calme et cette généralité si grande : mais il n’importe, cela même faisant mourir donne encore plus profondément lieu au calme plus profond.

4. Et cette disposition supposée en votre âme, laissez-vous sans réserve, et ne faites que ce que l’on vous fait faire, c’est-à-dire que ce que vous pouvez au milieu de ces dispositions ; car il faut prendre garde qu’au degré où vous êtes, se forcer par bon prétexte est s’ajuster contre ce que Dieu signifie par les maladies.

Et afin de mieux pénétrer tout ceci, il faut savoir que les âmes qui ne sont pas encore arrivées en la nudité de foi, et par conséquent qui ont encore beaucoup de leurs activités propres, doivent trouver les vertus dans les maladies, dans les croix et ainsi du reste, afin de consommer ces activités ; mais quand peu à peu par ce procédé des vertus elles sont arrivées à la nudité de la foi, elles trouvent Dieu par ces croix et ces maladies, qui leur est tout, et qui leur dit tout par le langage même qu’il leur tient, qui n’est autre que ces mêmes croix et souffrances, comme aussi l’état où telles choses les mettent ; car telles infirmités et croix [405] leur ôtant le moyen de s’aider et de se soulager, ou de faire Oraison, Dieu leur dit vraiment au cœur qu’il ne le veut pas.

D’abord ce langage est bien obscur ; mais dans la suite, quand la foi devient plus pure et nue, et qu’ainsi elle défait l’âme beaucoup d’elle-même, on entend à merveille que toutes ces choses qui nous arrivent sont vraiment langage de Dieu, et parole éternelle à l’âme : et comme il suffit à une personne, qui entend parler quelqu’un dont il [elle ?] a grande estime, d’écouter respectueusement ce qu’on lui dit, et que par là non seulement il [elle ?] est instruit [e ?] de ses desseins, mais encore qu’il contente cette personne ; ainsi en est-il de telle âme.

5. Il faudrait, pour bien expliquer cela, être extrêmement long ; mais l’expérience apprendra mieux ce que c’est, et ce que fait ce divin langage, que toutes les paroles. Ceci suffit, pour le faire comme deviner et soupçonner, et par là donner lieu à l’âme de prêter l’oreille à un Dieu qui parle si amoureusement, et qui se plaît infiniment d’être écouté avec un humble et silencieux respect, et en cette disposition l’âme apprendra ce que c’est que cette parole divine, et ce qu’elle fait en l’âme.

Tranquillisez-vous, et vous laissez [et laissez-vous] en la main de Dieu ; et vous verrez ce que je veux dire, et apprendrez que c’est tout faire, que de vous laisser en sa main, et à son soin paternel. [406]

Lettre à l’Auteur.

Doutes ou questions sur l’anéantissement et la manière de trouver par là Dieu et Jésus-Christ.

« Vous me ferez un grand plaisir de me parler un peu de ce Néant, dans lequel l’âme doit tomber, pour trouver Dieu lui-même ; et de la différence de ce néant total, réel et véritable, à celui dont on parle dans les commencements de la simplicité et nudité.

2. “De la différence qu’il y a de ce rayon qui sort du visage de Dieu (ce que vous nous appelez ordinairement divin) à Dieu trouvé lui-même ; les effets de l’un et de l’autre dans l’âme ; et de quelle manière Dieu tout entier s’applique à toute notre âme.

3. ‘Je voudrais bien savoir aussi de quelle manière la très sainte Trinité se communique à notre âme dans cette voie, et avec quel ordre, c’est-à-dire comment, après que Dieu lui-même est trouvé il y engendre son Fils, et comment le Père et le Fils y produisent le saint Esprit, et de quelle manière l’âme connaît cela, et en quel temps.

4. « Si le saint Esprit ne produit pas la sainte Humanité, c’est-à-dire, les mêmes inclinations de Jésus-Christ Dieu-Homme ; car j’ai compris que tout cela se faisait successivement en l’âme : cependant dans vos premiers écrits, vous parlez de cela comme si l’on avait véritablement trouvé Jésus-Christ ; je ne comprends pas comment cela se fait, si ce n’est que l’âme prenne les désirs pour la réalité, cependant on n’en a plus quand on est tombé dans l’unité. »

3.64 Anéantissements et leurs effets

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ.

1. Quoiqu’il soit très vrai qu’il est meilleur d’expérimenter le néant que d’en parler, je ne laisserai pas de vous dire les lumières que la bonté divine me donnera sur ce bienheureux état. Je l’appelle bienheureux, d’autant qu’il fait jouir de Dieu même et que, sans son moyen, on boit toujours dans les ruisseaux bourbeux et fangeux et non dans la source d’eau vive.

C’est ce bienheureux Néant que Jésus-Christ est venu apporter en la terre : car S’étant anéanti Lui-même, Il l’a rempli de Lui-même, c’est-à-dire de la plus haute communication de Sa divinité. Avant l’arrivée de Jésus-Christ en terre, ce n’était pas par le néant que Dieu Se communiquait : c’était par les lumières et par les dons de Sa bonté et de Sa magnificence ; mais étant venu Lui-même, Il a mis tout dans le néant.

Le Néant est donc en deux ou trois manières, qui se succèdent l’une à l’autre.

Le premier Néant est un don de Dieu par lequel nous sommes appropriés pour les lumières de Dieu et pour les dons : une certaine humiliation [408], un appauvrissement, un apetissement de soi-même, sans quoi l’esprit humain n’est jamais capable du découlement de la grâce, car par l’orgueil et par la suffisance, le cœur humain est si rempli qu’il est impossible qu’il y entre rien autre chose. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a paru en tout si pauvre, si petit et si rien, qu’Il a été méconnaissable, à moins d’une lumière spéciale du Saint-Esprit. Il conversait avec le monde et l’on ne Le connaissait pas ; au contraire on était éloigné de Le connaître par Son maintien et par tout ce qui paraissait en Lui, qui n’avait rien que de très petit et humble. Et voilà le premier néant qui dispose l’âme aux divines lumières, sans lesquelles il est impossible que l’autre néant, où Dieu Lui-même habite, survienne en une âme ; tout au contraire ce premier n’y étant pas, même en un degré assez avancé, il est impossible que les premières lumières du second viennent.

3. C’est pourquoi Dieu ayant dessein de disposer un cœur à être Sa demeure par le Néant parfait, Il dispose ce cœur par un million de lumières divines et d’autres grâces pour s’anéantir et s’humilier sur l’exemple de Jésus-Christ, ne voyant rien de beau que Ses humiliations, Ses petitesses et Ses pauvretés, ce qui insensiblement lui cause une disposition intérieure de néant et d’onction pour le néant.

Par là l’âme étant très fidèle aux diverses lumières divines de Jésus-Christ, elle est peu à peu purifiée d’un million de souillures et d’ordures qui la rendaient incapable du repos et de la quiétude, que les dons divins mettent en l’âme. Car il faut savoir que si nous étions retournés [409] à notre rectitude première, nous nous trouverions dans un merveilleux repos, et cela par l’approche de notre centre ; et tout au contraire plus nous en sommes éloignés, plus nous sommes, par une nécessité malheureuse, dans le trouble, sans jamais nous pouvoir calmer ni nous pouvoir mettre en repos qu’en nous approchant de notre centre par notre rectitude.

C’est pourquoi l’âme commençant à sentir l’approche de Dieu par ce don surnaturel, commence à tomber dans ce premier Néant, qui est un commencement de repos, dont l’âme jouit peu à peu et par intervalles, par l’approche de cette divine lumière ; et c’est là où commence la passiveté de lumière qui ne peut jamais arriver à une âme que par le néant en lumière ; et ainsi à mesure que l’âme est apetissée par la succession de lumières, et qu’elle tombe dans le néant, elle arrive au repos et à la passiveté, laquelle en tout ce degré premier consiste en un repos calme et serein, recevant les lumières divines de Jésus-Christ, conformément à tout ce qu’Il a été durant Sa vie, soit à l’égard de Son Père, soit vers les hommes.

4. Ce repos donc calme et serein est une disposition intérieure de grâce qui tient l’âme paisible et soumise à Dieu ; et n’ayant d’autre inclination que de recevoir passivement ces divines lumières, et s’en voyant privée, (comme souvent cela arrive), l’âme demeure dans une situation intérieure d’attente, en conservant une onction dans elle ; comme nous voyons que lorsqu’il y a eu quelque liqueur précieuse dans un vase et qu’elle n’y est plus, [410] il en reste une certaine odeur qui marque un reste qui recrée, et qui fait ressouvenir de cette précieuse liqueur. Il en est de même d’une âme tendant par grâce à ce divin néant lumineux vers Jésus-Christ. Quand les lumières sont présentes, tout le soin de l’âme est de conserver sa quiétude pour conserver son âme en passiveté et en lumière ; quand elles se sont écoulées, il reste en l’âme une certaine inclination amoureuse pour cela même, par le reste de l’onction qui demeure, qui fait que l’âme se tient en paix et en passiveté, attendant le retour des lumières divines qui faisaient son bonheur, et ainsi elle demeure en passiveté d’attente, comme auparavant elle était en passiveté de jouissance ; et ainsi les lumières du néant de Jésus-Christ font et causent ce néant en repos.

Cet état est d’infini longueur et même plusieurs ne le passent jamais, ne voyant rien de meilleur ni de plus parfait, car nous ne pouvons rien voir de plus parfait que Dieu n’élève notre âme au-dessus de ce que nous avons ; et comme plusieurs n’ont ni n’auront jamais rien de plus parfait que ce Néant vers Jésus-Christ, cela est cause qu’ils ne voient ni ne découvrent jamais d’autre Néant. Là ils se perfectionnent et y font leur demeure, allant de lumière en lumière, de passiveté en passiveté, et ainsi se purifiant et se perfectionnant merveilleusement. Il faudrait un gros volume pour décrire seulement un peu la latitude et l’amplitude de ce divin pays du Néant en lumière divine.

5. Quelques-uns, mais peu, perdent ces lumières divines premières, et ainsi font aussi perte de ce premier Néant et et passiveté de lumière qui lui correspond, et cela par une lumière [411] plus pure qui sort du visage de Dieu. Cette lumière que je dis sortir du visage de Dieu, est un éclair de foi fort général et fort pur, lequel faisant goûter à l’âme quelque chose de supérieur à ce qu’elle a eu par ces divines lumières précédentes, les lui fait oublier pour aller après ; mais comme ce n’est rien que l’âme puisse appréhender (ou atteindre), insensiblement elle se perd, mais d’une perte correspondante à cette lumière, c’est-à-dire passagère. Car comme ce n’est qu’un éclair de Dieu passant par un lieu, ce Néant que cette lumière cause, n’est que passager et comme momentané, comme quand vous voyez qu’en un jour sombre le soleil par un effort fend la nue et paraît un moment : il fait paraître sa clarté sur la terre, mais tout aussitôt elle disparaît et les ténèbres prennent sa place. Il en va de même de ces éclairs de lumière de foi pure : ils ne sont que passagers, n’étant que des simples éclairs de la face de Dieu.

Mais ici les états se succèdent et pour lors l’âme perd ses lumières précédentes, goûtant un je ne sais quoi qui la met hors d’elle et qui lui fait goûter un général, qui lui donne un repos tout autre, qu’elle n’a jamais goûté, comme aussi un général de lumière que toutes les lumières précédentes ne donnent pas ; si bien qu’il reste à l’âme un goût de ce qu’elle a eu, et qu’elle n’a pas, qui l’attire infiniment vers Dieu et qui l’anéantit extrêmement, la calmant ; cependant quoiqu’elle ne l’ait plus et qu’elle ne le puisse avoir, elle revient humblement à son premier néant, se contentant de l’ordre de Dieu et de l’état où Il la met.

Ces éclairs de foi nue sortant, comme [412] je dis, du visage de Dieu, font en l’âme un néant délicieux par un million de sacrifices que l’âme fait, n’ayant pas ce qu’elle désirerait de tout son cœur et ne le pouvant avoir.

Je l’appelle lumière qui sort du visage de Dieu, pour exprimer que ce n’est pas une approche de Lui-même, comme dans l’autre Néant qui succède ; mais bien un éclat qui est une vraie ressemblance de Dieu, où l’âme goûte quelque chose de Dieu, qui lui donne un goût qu’elle ne peut exprimer et qu’elle ne peut comparer à quoi que ce soit : elle n’a rien et il lui semble qu’elle a tout en ce moment passager. Prenez garde à ce qui arrive lorsqu’une personne envisage un miroir : son visage paraît lui-même en cette glace, et cependant il n’y a rien et il n’y demeure rien, aussitôt que la personne se détourne. Il en est de même de ces lumières de foi nue : cette sorte de néant qu’elles causent agite en repos merveilleusement l’âme, et elle se voudrait défaire d’elle-même ; cependant elle n’en saurait venir à bout et elle a une inquiétude amoureuse, mais paisible, par laquelle elle se défait de soi-même, sans pourtant en venir à bout ; et elle retombe toujours par résignation en son premier néant. Si bien que la succession réitérée de ces sortes de lumières fait un néant successif en elle, qui lui donne un très grand bonheur, mais plus en désir qu’en effet, ne faisant voir Dieu et jouir de Dieu qu’en passant.

Le grand contentement de telle âme, c’est de parler souvent du Néant en lumière divine ; et elle ne peut se rassasier d’en parler et d’exprimer les traits de ce qu’elle a vu et qu’elle n’a pas. [413]

Ce Néant donne des inclinations pour Dieu très grandes et met l’âme dans une passiveté bien plus pure, plus nue, et plus perdue que le Néant précédent ; ce qui est cause que sa situation ordinaire est de se laisser en passiveté pour être dans ce Néant et, au défaut de ce Néant, elle reçoit en résignation l’autre.

Quantité d’âmes demeurent en celui-ci sans passer outre dans un Néant plus parfait, étant une idée très parfaite de Dieu non dans les sens, mais en foi nue dans l’esprit et qui approche passagèrement du centre.

Il faudrait encore un volume pour décrire ce Néant, et ce qui se passe dans les âmes qui en sont honorées, et les précautions qu’il faudrait avoir pour en faire usage ; aussi comment se précautionner contre plusieurs défauts de ce Néant, faute de le distinguer de celui qui succède : mais cela serait trop long, et il faut en revenir à la vive voix, ce qui même ne serait qu’un crayon grossier.

7. L’âme donc qui a cette lumière divine de foi, qui a ce Néant et qui désire être fidèle, doit se laisser en passiveté grande au gré de Dieu, n’étant et ne voulant être rien que ce que Dieu l’a fait être, se tenant en paix en son rien selon ce qu’elle a. Quand cette lumière nue paraît, que l’âme goûte ce Néant et jouit de ce repos qui lui est tout, qu’elle s’y tienne sans le vouloir prolonger : quand il disparaît, qu’elle ne le forge pas ; car l’imagination et notre réflexion qui en a goûté sont toujours en tâche et en haleine pour en former et en contrefaire quelque chose. Qu’elle ne s’embarrasse pas de scrupules quand il disparaît, de ce qu’elle ne l’a pas, et que peut-être elle y a [414] contribué : car pour l’anéantir conformément à ce degré, ce Néant disparaît toujours par quelque chose qui paraît sa faute. Qu’elle demeure passive en son fumier, attendant humblement sa mutation et se tenant en son néant de goût ou de lumière, c’est-à-dire en son repos et abandon.

8. Le troisième Néant est celui où Dieu même Se donne, car comme l’homme est uniquement créé pour Dieu, il est impossible d’arriver à la fin de Sa création que par ce Néant, par lequel l’on vient à jouir vraiment de Dieu.

Ce Néant ôte à l’âme la capacité de se repaître et de se pouvoir contenter de rien moindre que Dieu : c’est pourquoi les lumières, les goûts et le reste, par lesquels Dieu avait coutume de Se donner, s’effacent tellement peu à peu de l’âme, qu’il lui est impossible de les goûter et de s’y pouvoir arrêter pour peu que ce soit. Il faut toujours par nécessité et par un instinct de ce divin Néant, qu’elles fendent la presse de toutes choses, pour pouvoir trouver la situation de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi ce Néant ne donne pas comme les précédents, l’inclination à s’élever à quelque chose que l’âme n’a pas ; mais il met plutôt en l’âme une inclination à n’être rien et à défaillir, au lieu de s’élever, qui suppose un être. Car le vrai Néant auquel Dieu correspond par Lui-même, s’opère toujours par le non-être et peu à peu ce non-être se va augmentant ; c’est pourquoi les lumières, les goûts, etc., par lesquels l’âme se soutient en être, ne sont pas ôtés tout d’un coup, mais peu à peu ; et par cette privation successive, insensiblement Dieu dérobe à l’âme à l’âme son [415] propre être, devenant le principe de ce qu’elle est ; et à mesure que Dieu lui ôte la nourriture, Il lui ôte la vie propre et insensiblement Il devient le principe d’une nouvelle vie en l’âme, laquelle vie ne paraît que très longtemps après que l’âme a passé le néant privatif, car, afin de m’expliquer, je me servirai de ce terme de privatif et de communicatif.

9. Je nomme privatif le commencement de ce Néant, car comme par ce divin moyen Dieu veut ôter à l’âme son soi-même pour Se mettre en sa place, un très long temps l’âme ne sent et ne voit que ce qu’on lui ôte, sans voir rien que l’on remplace, de manière qu’en l’oraison et hors de l’oraison (car ici tout doit être égal), l’âme ne s’aperçoit de rien sinon que son rien s’augmente, c’est-à-dire qu’elle tombe toujours d’un rien dans un plus grand rien plus pénible que le premier, et ainsi de rien en rien, de peines en peines qui se succèdent, ce qui fait que l’âme n’a d’autre inclination que de demeurer là, sans se pouvoir aider, comme une personne bien malade qui ne saurait être secourue, dont la mort vient insensiblement.

Ce rien et ce Néant est peu à peu la perte de son soi-même, l’âme n’étant plus le principe de son être ni de son opérer pour quoi que ce soit ; et Dieu causant ce rien, par le centre et principe de la créature, S’y insinue sans qu’Il soit ni vu ni goûté. Tout ce que l’âme sent, c’est qu’on la prive de tout, non seulement du dehors, mais encore vraiment de soi-même, Dieu devenant le principe de son soi-même ; ainsi selon que le néant communicatif doit être grand à la suite, cette privation [416] est grande et ce néant privatif est grand.

Je nomme ce Néant privatif, non que Dieu prive l’âme effectivement, car dans cet état même Il donne ; mais l’âme ne voit et n’aperçoit nullement ce qu’on lui donne, et elle ne voit et ne sent que la privation qui est fort pénible, car elle se voit ôter tous les jours de plus en plus jusqu’à ce qu’enfin elle n’ait plus de soutien en aucune créature ni en elle-même, et par ce moyen elle tombe en Dieu.

10. De pouvoir dire à peu près le détail de cet anéantissement, cela est impossible ; car s’il faut un volume et même plusieurs pour décrire un peu le pays de chaque anéantissement précédent, il faudrait d’infinis volumes, pour parler un peu à fond de celui-ci : car Dieu lui-même qui est un être infini se donne ; et ainsi il faut un Néant égal à sa grandeur, pour le recevoir : il faudrait donc décrire ce que Dieu est, et ce qu’il donne, quand il se donne en ce degré de Néant.

Là l’âme par ce Néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau est dans la mer quand elle s’y perd, car ce Néant tirant l’âme de son propre que le péché lui avait communiqué tire l’âme d’elle-même et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.

Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant en Lui par ce Néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de soi.

11. Par ce peu que je vous dis, vous voyez la différence des Néants. (417)

Le premier est donné et ne peut donner qu’une rectitude de notre être en pureté, par rapport à Jésus-Christ notre cher original.

Le second Néant n’étant qu’une lumière fort pure qui sort du visage de Dieu, et n’étant que comme une similitude de sa grandeur très dénuée, donne passagèrement des idées du Néant véritable, sans cependant le communiquer : car Dieu n’a pas d’images, et l’âme voit bien par la jouissance de cette lumière de foi en Néant, que ce peut bien être quelque chose de Dieu et non pas Dieu même ; à cause qu’il met une agilité pour tendre à Dieu, et dans ce Néant, et ainsi elle ne possède le repos et la paix qu’en désir et non foncièrement et permanemment, quoique cette paix et repos qui correspond à ce degré de Néant soit très délicieux. De plus ce Néant en lumière divine a bien des beautés aperçues, quoique passagères.

Le troisième Néant met l’âme en grand repos et calme tout désir ; et quoiqu’il soit plus pauvre, plus dénué, et plus unité que les précédents, il est cependant plus plein et rempli par la raison du rien que l’âme a, ou pour mieux dire du Néant dont elle est possédée.

Ainsi pourvu qu’elle soit et subsiste à n’être rien, elle est contente et a tout ; là en n’étant rien, et ne faisant rien par elle-même, elle a tout et fait tout : car l’infinie Majesté s’appliquant à son rien, sans savoir le comment, elle a la providence, la sagesse, la force, et le reste des perfections divines pour faire ce qu’elle ne fait pas par elle-même, et ainsi en étant rien en l’oraison, et en ne faisant rien par elle-même en toute action, Dieu est, et [418] agit en elle et par elle.

12. C’est par ce Néant et en anéantissant l’âme que Dieu tout lui-même s’applique au total de nous-mêmes. Par ces autres Néants, Dieu ne s’y donne que par la grâce particulière, mais en ce Néant véritable, il se donne lui-même, et ainsi totalement. Et comme Dieu par sa grandeur infinie s’applique à chaque chose selon son besoin, comme s’il ne s’appliquait à rien autre chose ; ainsi l’âme trouvant Dieu lui-même par son Néant, le trouve totalement et toute appliqué à elle et pour elle : ce qui fait que tous les moments de telles âmes, et tout ce qui lui arrive intérieurement et extérieurement, lui doit être infiniment cher et précieux, sachant par son état que Dieu prend soin d’elle ; c’est ce qui lui cause une paix universelle et un contentement égal, non en elle, mais dans le plaisir de Dieu, où tout lui paraît admirablement bien fait, et où généralement tout ce qui lui arrive est ce qu’il lui faut parfaitement.

Si les Néants qui précèdent celui-ci ont d’infinis degrés, celui-ci en a sans fin et sans bornes.

13. Il est très certain en ce troisième Néant que Dieu S’y donne Lui-même. Quand Il a anéanti l’âme un très long temps par Sa communication générale, pour lors Il fait une communication particulière des Personnes divines, quoique toujours dans sa générale, car Dieu ne donne jamais ce Néant que par un abîme général et tout particulier ; et cet état est toujours cet abîme général sans fond. C’est pourquoi la communication des Personnes divines est toujours un abîme général ; et en cet abîme, le Néant que j’ai appelé communicatif [419] commence, qui est de trouver vraiment le sein du Père éternel comme le centre où l’âme tend comme à son centre. De dire ce que c’est et comment cela est, c’est un abîme ; il suffit que cela est et que l’âme s’y trouve par son Néant en un repos qui est et devient sa vie plus délicieuse que tout ce qui se peut jamais exprimer ; et cela par un repos et un commencement de rencontre qui fait son bonheur, ce qui anéantit encore infiniment l’âme.

Là le Néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre Néant. Et comme l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.

De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son Néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par lequel l’union commence.

14. Il faudrait là des discours à l’infini pour exprimer grossièrement ce que le Néant de la créature goûte à chaque moment très délicieusement ; et pour lors on commence à goûter les fruits des labeurs et des peines que l’âme a souffertes à s’anéantir, et à se laisser anéantir peu à peu par les degrés qu’elle a soufferts et qu’elle a portés.

Je sais qu’il y a quantité de très doctes et expérimentés docteurs qui ont amplement écrit [420] de ses degrés : c’est une chose très délicieuse de les voir ; mais ce n’est rien en comparaison de les expérimenter par le Néant véritable de soi-même, opéré par la miséricorde de Dieu en une âme.

C’est pourquoi il suffit de ce crayon pour aider et confirmer que la chose se peut, et il est vrai, et vraiment le partage des âmes anéanties, quoique pauvres et cachées dans le monde. Je ne puis pas même prolonger davantage cette déduction, à cause de la faiblesse de ma main.

15. Quand une âme a été assez fidèle pour se laisser anéantir, et qu’elle est parvenue à l’expérience de plusieurs de ces merveilles, elle croit pour l’ordinaire que s’en est fait ; mais en vérité elle ne fait que commencer à être en voie pour avancer infiniment. Car il faut savoir que le Néant déjà exprimé n’est donné de Dieu à l’âme que pour lui communiquer son esprit : or l’Esprit de Dieu communique deux effets en l’âme, qui font et effectuent un chemin infini.

Le premier effet est qu’étant amour et principe d’amour, il donne et dispose l’âme pour l’amour et pour l’union ; car l’amour a pour fin l’union, et d’unir l’âme à son bien-aimé. Cet effet en l’âme est de grande étendue, faisant expérimenter un million de dons et de grâces, qui pourtant en cet état ne font qu’un même en principe d’amour ; et tout cela se terminant à faire une plus grande et plus intime union, jusqu’à ce qu’enfin l’union et l’amour qui en émane soient tels, que l’unité s’effectue : ce qui fait propre à l’âme tout ce que Dieu a, et tout ce que Dieu est : et comme le plaisir et la béatitude de Dieu est de jouir de soi-même ; aussi tout le plaisir de l’âme en Dieu, et de Dieu en l’âme, est l’union, la communication, et l’unité, et ainsi la jouissance ; ce qui est cause qu’il n’y a nulle fin de communication et d’union que l’unité même ; c’est-à-dire que Dieu ne se peut contenter en telle âme qu’elle ne soit en unité de tout ce qu’il est.

16. Et pour lors l’amour divin aime tant l’âme, que ne se pouvant contenter, il produit ce dernier effet en elle, qui est de lui donner la communication, et la jouissance de l’amour de Jésus-Christ, De meo accipiet et annunciabit vobis560. Pour lors l’âme étant pleine par l’union, et la communication de l’amour, commence à sentir en soi un certain germe de Jésus-Christ, c’est-à-dire une inclination pour Jésus-Christ, non pas comme autrefois superficiellement et en lumière ; mais bien intimement et foncièrement : Donec formetur in vobis Christus: Christus habitat per fidem in cordibus vostris561.

C’est pour lors que l’âme commence d’être toute tournée vers Jésus-Christ, et que tout ce qui est dans la terre, et tout ce qui lui arrive, qu’elle fait et qu’elle souffre, lui devient Jésus-Christ.

Et si tout ce qui s’est passé dans les états précédents et comme infini en plénitude et en beauté ; ceci qui suit et qui est la fin des ouvrages [422] de Dieu en l’âme, ne l’est pas moins.

C’est pour lors que l’âme comprend bien que Jésus-Christ est l’alpha et l’oméga, la voie et le terme, c’est-à-dire que Jésus-Christ Homme-Dieu a commencé, et a été dans les voies de Dieu en l’âme, et qu’il est aussi la fin et la consommation finale jusqu’à la mort : car il est vrai que tout généralement se termine à la formation de Jésus-Christ en nous, afin que les miséricordes de ce Dieu-homme éclatent avec une bonté infinie.

17. Tout ceci (comme je vous dis) n’est qu’un crayon grossier, pour consoler les âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de foi, pour travailler peu à peu à leur anéantissement. Disons donc, heureux Néant, et mille fois heureux ! Puisqu’il est seul capable de remplir la créature du bonheur infini ! Et que ce Néant se communique par des moyens si bas et si petits, que l’on peut dire qu’il est révélé aux seuls petits, et caché aux suffisants, et aux âmes pleines d’elles-mêmes.

Il n’y a donc que les petits et très-petits qui puissent prétendre à ce bonheur, et ceux qui désirent de toute leur âme d’y arriver562.

Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur].

Commencement de vie nouvelle en Dieu.

« Mon âme depuis mon retour est tout autrement établie dans la joie. Autrefois cette joie n’y était que passagèrement et par des intervalles, et mélangée de la joie des sens : à présent c’est par état. Cette joie est étendue, pure et générale ; ce qui me fait croire qu’elle ne vient que du centre : car je trouve qu’elle me donne la vie et de la fécondité. Elle me tire hors de moi-même, et ne rend plus capable de tout au-dehors, et m’empêche de tomber si souvent en moi-même. De plus, je trouve que mes yeux s’ouvrent, et que je commence à voir et expérimenter les choses tout autrement que je n’ai fait, et à entrer dans une nouvelle région tout est nouveau563.

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente].

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement.

1. Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée564 : si bien que qui dit le centre dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement, une dilatation d’âmes, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, tout autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est qu’étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien à voir par conséquent [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de sa beauté ; mais passagèrement : car n’étant pas créé pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers.

2. Et c’est ce qui trompe toutes les créatures à l’égard des plaisirs fort passagers, pour lesquelles elles sont passionnées. Comme de fois à autre elles y trouvent quelque espèce de satisfaction, elles s’y arrêtent ; et comme elles ne peuvent s’en contenter, elles en font leur croix et leur malheur.

Voilà la raison essentielle pourquoi tous les gens du monde qui courent après le plaisir, les richesses et les honneurs, parce qu’ils y trouvent quelque espèce de joie et de satisfaction, sont toujours errants et vagabonds sans y trouver rien de solide. S’ils y faisaient réflexion sérieuse et comme il faut, ils trouveraient par leur propre expérience, que la raison pourquoi ils croient et espèrent trouver quelque plaisir, c’est parce que ces choses étant créées de Dieu, ont quelque rapport à leur âme ; à cause que Dieu y est en quelque manière ; et qu’ainsi n’y pouvant trouver la satisfaction de leur âme, ils devraient chercher Dieu au-dessus et loin de ses créatures ; et là ils trouveraient véritablement tout ce qu’il leur faut, pour les contenter et les satisfaire pleinement : car les ayant créés pour lui-même, il s’est fait le centre de tout ce qu’ils sont.

3. Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivant à lui par la mort, et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée, sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On sait seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.

4. De là naît une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue, et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvée dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.

Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre, et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel, et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, il est vraiment son lieu naturel, et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu ; comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation, et ce général [426] qui commence à l’arrivée (ou à l’approche) du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même, et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.

5. L’âme arrivée ici croit que c’est grand-chose, étant étonné de ce qu’elle est, et de ce qu’elle a ; mais c’est très peu en comparaison de ce qu’elle peut être, et de ce qu’elle peut avoir, par l’augmentation de ces choses en perte de soi-même. Je dis de ces choses, quoi qu’enfin dans la vérité tout cela ne soit qu’un ; car sa joie, sa dilatation et son général, et toutes ces choses, ne font qu’un, quoique de fois à autre, l’une paraisse plus que l’autre selon le dessein de Dieu et la nécessité de l’âme.

6. Tout ce que je viens de dire, qui est quelque expression du centre et de l’état de l’âme qui en a quelques approches, est certifié par la fécondité que l’âme expérimente : car plus elle sera et plus longtemps dans ce général, et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier, ni tant de mouvements, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois : et ce n’est proprement que par là que commence sa fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage, et le solide véritable ; ce qui est un commencement de voie tout autre tout contraire et tout différent de la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitère selon la nécessité. Il en est de même des créatures dans le distinct ; elles ne peuvent rien apercevoir ni avoir que par leurs petits actes qui les font jouir du particulier et du distinct : mais ici les âmes boivent plus à la source par leur général. Tout ce qu’il y a de peine est dans le commencement ; à cause que cela paraît si naturel, qu’il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans son centre.

7. Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et de l’égard et à l’égard de Dieu ; il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ses croix, dans ses emplois, et dans tout le reste qu’elle a aménagé, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté, et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité : et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait autrefois [428] qu’avec embarras : elle voit enfin, que n’ayant rien qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout. Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre et en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment Dieu approprie pour soi, et pour les autres en notre état, une âme qui commence un peu à goûter du centre, et comment peu à peu cela s’augmentant, toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien : ce qui fait dire à l’âme qui trouve Dieu par la sortie de soi-même ces belles paroles, Bene omnia fecit565 ; il fait tout bien.

8. Toute la difficulté et où il faut qu’une telle âme soit bien prévenue, est dans les commencements ; à cause que cela paraît si naturel et si éloigné de la manière ordinaire de traiter avec Dieu, selon qu’on le fait ordinairement par actes et par efforts. Cependant on retrouve à la suite qu’une âme qui est assez heureuse pour être appelée à cette grâce, fait infiniment davantage par ce moyen que par tous les autres, et que plus cette joie, cette dilatation, et ce général se répand avec plus d’étendue et plus de pureté en l’âme, plus aussi ce moyen devient plus efficace pour tout changer en elle, et lui donner moyen de ranger toutes choses sous le pouvoir divin. Cela devient même tel à la suite, qu’un esprit, qui paraissait médiocre dans le commerce et dans l’emploi des créatures, devient par la communication de ce moyen, capable de tout autre chose ; car une sagesse, une prudence et une force s’y répand, qui fait bien voir peu à peu qu’appropriant l’âme pour lui, il approprie aussi pour toute chose que Dieu demande d’elle, c’est pourquoi l’ordre divin devient la nourriture de telles âmes.

9. On me demandera peut-être pourquoi je dis qu’une telle âme commençant à trouver son centre, trouve son lieu naturel? Je réponds qu’il est très vrai à toute personne qui l’a expérimenté, et même qui est savant, qu’il n’y a rien de plus naturel à l’âme que Dieu, et qu’étant éparse parmi les créatures, elle est comme dans un lieu violent et contre son naturel, n’y pouvant demeurer que par quelques petites miettes de plaisir qu’elle y trouve ; par ce que les créatures ont toujours quelque chose de Dieu : mais que les âmes par leurs propres expériences, si elles sont bien raisonnables, et qu’elles y fassent réflexion, venant à sortir des créatures et d’elles-mêmes pour trouver Dieu, se trouvent à l’aise, et commencent à expérimenter leur lieu naturel : ce qui fait juger dès cette vie, que ce qui fera la cause véritable pourquoi les bienheureux ne s’ennuiront jamais dans l’éternité, est parce qu’ils seront en Dieu comme dans leur lieu naturel, avec toute perfection, ce qui mettra fin à leurs désirs. [430]

Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond.

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes.

1. « Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais ; autrement je ne ferai rien qui vaille.

2. “Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès, au moins en une chose, qui est, dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour : il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état, et dans toute ma famille, je suis inébranlable ; mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix. J’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière qui m’a touché sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes566. Nonobstant cela, je suis dans mon fond en une espèce d’Immutabilité, qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme il lui plaît, pour être dans la croix ou dans la consolation ; demeurant seulement passive à la croix présente, et au vu de celles de l’avenir, qui me paraissent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente, il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.

3. “Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté, et l’on agit en l’unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans son unité et son repos, car quoique l’âme n’ait aucune action, ni aucune vertu en vue, que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps ; mais après il en paraît quelquefois quelque chose : mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion, et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments, puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.

« Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins : mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques, dont j’ai peine à supporter les manières567. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelque envie que j’aie de m’en défaire : car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres ; que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui sert [432] fort merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit) nonobstant la peine que je sens de ces défauts, d’être en repos.

4. ‘Je fais le bien que la providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne mère N. me donna il y a quatre ou cinq mois, la vue de faire faire ici, où le désordre à grand, une mission ; et comme elle était toutes de feu pour cette œuvre, elle ne me donnait point de relâche ; et moi j’étais dans un état tout contraire : car quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir, sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu ; parce que sans cela rien ne réussit, et que tous les grands obstacles qui se rencontrent, ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours, où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.

5. “Je craignais fort que l’assiduité, que je suis obligée d’avoir aux sermons, ne me brouillât en me tirant de ma généralité, pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge : mais jusqu’à cette heure, ils me font un effet tout contraire ; car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts, sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamé et pressé d’outrepasser tout, que je cours, sans savoir où, par tout ce qui se rencontre.

6. « Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non ; vous en jugerez mieux que moi : j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle pas de mon oraison en particulier, car je n’en vois pas ; tout ce que je fais étant mon oraison. »

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente].

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu.

J’ai beaucoup de joie, M., d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur. Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai :

1. Que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur, pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses ; et Dieu nous en parlant par nos nécessités, ou par les instincts qu’il nous donne, il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant ses manières, de nous ouvrir, ou de nous communiquer.

2. Il est vrai que ce principe divin pour se conduire, et pour mourir à soi, est admirable, et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de notre [434] perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment, et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu, et qui nous marque son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement, et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses ; pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite, la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix, afin de la polir, et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où, et en quelles manières elles [ces croix] nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête, et accepter sans examen la divine conduite, et voir sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien ; car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu : cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique [croix humiliante] qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur, mais encore dans votre état et dans l’extérieur, qui seront selon votre besoin : car assurément vous avez besoin d’humiliations [pluriel], et aussi de moyens qui vous fassent perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne : il suffit, pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue : et quand cela n’est pas, ne vous troublez pas ; mais revenez doucement [435] et humblement, en vous remettant à votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond, car vous trouverez une stabilité admirable.

Où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient [à] savoir, par pensées et par lumières : ce ne sera jamais par là ; mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux ; car s’égarant et se perdant, insensiblement on se trouve en son fond : ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lors que l’on commence à trouver son fond, où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée [fém.] par la croix, et par les vues des croix, qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas, ni que même vous ne le pouvez pas ; pour lors, laissez-vous, et vous perdez [et perdez-vous] en la pointe de la volonté en passivité pure, comme vous le pouvez : et vous verrez qu’ensuite, sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.

3. Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous-y selon ce que Dieu demande, et nous verrons que tout s’ajustera, et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe [tombera] en unité, et fait [et fera] aussi [436] tomber l’âme en unité, où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble) : et par là l’âme comprend merveilleusement, comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’il fait, est cependant en son opération même, si un, et en unité, que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi, et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité ; où elle a tout, quoiqu’elle n’ait rien : et elle fait tout, quoiqu’elle fasse peu : et bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité : et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoi qu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité, encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles : et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement ; au même temps elle est dans la multiplicité, et par conséquent dans le trouble.

Cela demande une grande pureté intérieure, et une mort à soi-même extrême. Mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez, et aussi aux autres défauts ; et vous verrez que mourant, et vous dérouillant [dépouillant], vous tomberez, sans vous en apercevoir, en unité de repos. Et quand il vous parait que nonobstant votre travail, vous ne laissez d’être prévenue [fém.] de vos défauts, possédez-vous ; et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine ; et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.

4. Vous faites très bien de faire le bien extérieur, que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital ; mais vous y laissant aller selon la divine providence, qui vous marque l’ordre divin.

5. Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu, et d’observer ses démarches ; car sans sa conduite, toute sainte intention est peu de chose : et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu, et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie, pour vivifier l’âme : et c’est proprement ce que vous expérimentez. Car ayant entrepris cette Mission568 par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre cause unité ; et que cette unité est multiplicité, en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas, et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds, et vous doivent beaucoup éclairer, afin de vous instruire, et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté ; mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit [qui remplissent] en vidant.

Prenez courage au nom de Dieu ; car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde ; et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu, vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort, et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond, et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie ; et la foi est la source véritable de cette mort.

6. J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme, de me marquer en particulier votre [438] état d’Oraison ; là tout est Oraison et votre Oraison : c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer [inf.] son intérieur en ces diverses dispositions, comme vous m’avez marqué, est faire Oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps [sic], on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine ; mais il faut se laisser à Dieu, pour être conduite [fém.] en tout, en l’action ou en l’Oraison ; et par ce moyen tout se fait un : où cependant l’Esprit de Dieu qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet, et la mettant en Oraison pure et en nue solitude ; souvent aussi la tenant par un secret de sa providence en l’action, où telle action est Oraison.

3.67 Commencement de la vie en Dieu.

L. LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.

1. Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant [439] les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.

2. Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]

3. L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabonde3 et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes, mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu [440] assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.

4. Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au MOMENT des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte [441] communion, votre Action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.

5. Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment [442] de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.

6. Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.

7. Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce Mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes [433] qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.

[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.

8. Soyez donc fidèle, et que chaque moment [444] vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est doux et ma charge est légère569. [445]

9. Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoiqu’en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les ordonne, car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.

10. Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en [446] augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme, mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.

De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.

11. Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin Mystère (si caché aux sages du monde, quoiqu’éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle [447] elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez. Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.

12. Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir, car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.

13. C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour [448] être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens.

Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut [449] être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce Mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre5, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le Néant, la fait être en Dieu véritablement.

14. Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le Néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le [450] principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.

15. Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la vie des Pères, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté, dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour, qu’il allât dans une ville, qu’il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles lesquels étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché ; et étant très pénétré du désir [451] de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne : ce qui l’humilia et le réjouit au même temps ; l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu, et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjoui, d’autant que ne sachant rien de plus saint ni de plus relevé que ce qu’il avait pratiqué jusque-là, il apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque sa Majesté divine leur envoyait à l’école de se sainte fille. Il alla donc en grande hâte en cette ville : il demanda ou demeurer ces saintes filles : mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnuement, il eut bien de la peine à les découvrir : enfin il les chercha tant, qu’il les trouva. Les ayant trouvés, il s’informa d’elles qu’elles étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elle lui dire tout simplement et sans façon, que tout leur pour leurs exercices elle priait Dieu une fois le jour, et ainsi se laissait à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvre, elle avait de quoi vivre sinon en le gagnant : et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elles travaillassent pour vivre, elles filaient tout le jour afin de gagner à vivre ; et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait [452] et ne sachant pourquoi Dieu l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, savoir, que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si sa révélation était vraie, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait ; ç’a été vraiment et assurément notre Seigneur qui m’a parlé, comment comprendre ce Mystère ? Il les interroge encore de plus ; et elles, sans y entendre finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elles faisaient sans même qu’elles l’entendissent elles-mêmes, sinon que leur cœur était pleinement content, et dans le repos de leur centre ; d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix ; parce que cela ne leur est pas nécessaire, quand on n’est appelé à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois : car, comme j’ai dit, c’est un mystère que Dieu doit donner avant qu’on le puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir, que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles faisaient seulement ce que Dieu demande d’elles dans l’état où il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par l’ordre de Dieu, qui leur était marqué par la divine providence de leur condition.

Étant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leurs opérations était Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles, et non [453] autrement ; et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin ordre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme étant éclairé de ce divin secret fut fort étonné, et il découvrit qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses ; ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs, et qu’il n’avait pas plutôt fait une austérité ou une sainte pratique, qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre ; et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière ; et il remarqua (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celle de ces simples et pauvres fille était dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun (le regardant en soi-même,) ses yeux étant ouverts, il les voit si divins, qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie à admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine l’enivra et le charma tellement, qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elles en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. Hélas, disait-il, ma vie s’est passée parmi les saintes créatures ; et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu, et le secret de le trouver de plus en plus jusqu’à ce que sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le [454] moyen de le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur, et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude ; mais sans attache ni empressement. Je ne le ferai pas comme au principal ; mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici : car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. Ce saint homme charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple, et se simplifiant peu à peu, afin que sortant insensiblement de soi, il trouvât Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur qu’il allait et voguait admirablement dans l’Océan de la Divinité tout d’une autre manière qu’il ne faisait par l’effort de ses bras ; comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons, et puis sur ces grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise ; que les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail, et même sans y penser.

16. Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière ; l’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres : mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit [455] que le matériel, entendu diversement de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont, et qui approchent plus ou moins de telle grâce.

Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre, d’un Religieux qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles ; tout ce qui le touchait en faisait autant : ce qui mit fort en peine son Supérieur, (mais non lui, car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas,) d’autant que ce Supérieur remarquait bien que ce Religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation ; mais que pour le reste, il était dans un très grand repos, et sans rien d’extraordinaire ; de telle manière que ne paraissant que comme un homme du commun à ce Supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver ce Religieux, et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement qu’il n’en savait rien non plus que lui ; mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas ; que c’était à Dieu à faire ce qu’il voulait, et qu’il n’y prenait nulle part : que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté ; et que ce divin plaisir était tout son plaisir, et rien autre chose dans la terre : que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce Supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement [456], que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait, que consistait cette grâce de miracles continuels ; mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même, et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin ; et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui était la source de cette extraordinaire, et non un extraordinaire d’action et de souffrances : ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes : vous n’en savez rien ; il n’importe : et ne faites que ce qu’il vous fera faire : ce que vous reconnaîtrez par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cette inconnu habitant en vous, et opérant ce que vous faites, est seul le principe de tous ces miracles. C’est assez : vivez sans réflexion ; car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les faits d’en avoir soin. Ce bon Religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.

17. En d’autres Dieu y est, y vit et y opère ; mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent sa grandeur et sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état ; spécialement quand la providence ne donne pas des Directeurs assez éclairés par leurs propres expériences [457] dans le sublime de cet état : car quand elle en donne, les incertitudes sont moindres570 et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don, qui a la source de sa grâce dans le divin Mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis571.

18. Ces personnes vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses, et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnues. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples, et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande d’elles dans leur état, Dieu s’en réserve la connaissance et le plaisir, et comme elles sont le plaisir de Dieu, Dieu est aussi leur seul plaisir, et elles ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées, ni dans les plus saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus, ou le néant, afin que Dieu soit, vive, et ensuite agisse par elles, selon son éternel plaisir. Cela fait qu’elles sont très inconnues ; et à moins que Dieu ne s’en serve pour en certifier quelques autres, il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes qui sont dans les puissances, et dont la sainteté et éclatante. Elles font plusieurs choses saintes, et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération : car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Église, et qu’elles servent à l’y faire honorer par les autres : mais pour celles, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu se les réserve [458] pour lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière (cachée,) seront dans le temps présent dans un oubli absolu, et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.

19. De plus (comme je vous ai dit, et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité : car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu, et ainsi leur éternité. C’est pourquoi très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel, et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle ; au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique par l’ordre de leur vocation il paraisse qu’elles en font et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout, et qui fait tout trouver sans le chercher. Ainsi ces âmes sont plus de l’éternité que du temps, bien qu’elles y vivent, étant toutes semblables aux autres, c’est-à-dire affables, communes et condescendantes avec les personnes avec lesquelles elles se trouvent, n’ayant rien de particulier qui les distingue, à cause que leur moment n’est pas de ce temps.

20. Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mouriez comme vous pourrez à vous-même, que vous vous laissiez conduire à Dieu, souffrant tout ce qu’il lui plaira vous envoyer, en faisant fidèlement tout ce qui [459] sera attaché à la condition où il vous a mise ; et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme, et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer, et ensuite vouloir bien être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi : et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu.

21. Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette source lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors au dedans ; et l’exécution de cela doit être pour la même manière susdite, c’est-à-dire, en perte de votre propre, et non par effort de vous-même.

Voilà sans y penser un long discours, sur l’état où Dieu vous appelle, et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonheur ; et soyez forte et constante : car je crois que ce que je vous dis est très vrai, et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas ce entièrement. Ayiez patience : et peu à peu la lumière divine essentielle vous éclairera ; et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre. [460]

§§

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité.

22. Il me vient en pensée de vous avertir qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité, et spécialement de votre sexe, faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui ont en ont des commencements, et où ce don commence ; mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un S. Louis et une Ste Élisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection : mais aussi, le considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont à cette grâce.

23. Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire, sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et que c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge, et l’ont fomenté et augmenté incessamment ; toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté, et qui cependant est essentielle à cette grâce.

D’ailleurs vous remarquerez en elle une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature, que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plutôt à diminuer, qu’une autre recommence, sans qu’elles s’en aperçoivent : et cela selon ma pensée, par ce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements, et de telle manière que la raison en est même offusquée ; si bien que quand elles pensent être délivrées d’un piège (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en souler,) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède, car il prévient la raison ; et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre : à moins de quoi il subsiste jusqu’à la fin de la vie ; et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons, et jamais dans le commencement ni dans le progrès.

24. L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition, leur est encore un grand obstacle : car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile, et de l’inutile, insensiblement à une perte et profusion grande, à moins d’un grand courage, pour s’expédier avec raison éclairée, afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louées, et pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu, et par lequel l’âme en jouit ; ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur, et des yeux, et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.

25. J’ai pris garde avec plaisir que S. Louis et Ste Élisabeth, que j’ai étudiés avec plus d’application572, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leur vie : et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution, afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ce de Jésus-Christ, qui pénètre plus avant et avec vérité ; mais pour les nôtres c’est toujours, (à moins d’un miracle,) avec un amour secret pour soi-même.

26. Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire ; mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi, comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées, et arrive plutôt [plus tôt] à cette grâce ; à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts, et n’en portent de très grandes victoires sur soi ; ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.

Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups, et quand la grâce devient forte, elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ, à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé, et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer573.

Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas ; mais au contraire vous servira infiniment, et vous précautionnera contre des choses que vous ne vous remarqueriez peut-être que bien tard.

27. Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent, sans qu’elles le veuillent, ni y fassent réflexion. Elles font toujours quelque chose dans leurs idées ; et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité : si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu, et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs : et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi insensiblement suivent-elles la tromperie de leur sens ; au lieu de se servir de la foi qui est la lumière véritable, et qui juge au vrai des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres par leur grande ressemblance à Jésus-Christ (en qui est la complaisance du Père éternel,) sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches : ce qui fait qu’ils font plus tôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle : car de cette manière il est humble, et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec foi dans un vrai pauvre574.

28. De plus quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire, elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable, ni aucune modération par le conseil ; et vont ainsi tant que terre les portes : ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmilière de réflexion qui les embarrasse et leur entortille l’esprit. Si bien qu’elles sont raisonnables, sans raison, quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutiennent en repos vers Dieu : et elles sont déraisonnables, quand il faut qu’elles soient raisonnables : car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil, afin de modérer le feu, la vivacité, et la précipitation de l’esprit du sexe575.

Vous voyez comment je vous parle simplement : mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné, me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine ; sachant la difficulté que l’on a à se défaire de tous ces défauts, nonobstant tous les des précautions et lumière de conseil.

29. Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt aux lectures des livres sans les copier, je n’ai pu cependant, en finissant cette longue lettre, m’empêcher de vous faire faire de réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint Père S. François de Sales. C’est donc une âme forte éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu, qui écrit à un saint très éclairé et très expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages, mais encore du S. Esprit, la Ste Église l’ayant déclaré saint, et sa doctrine très sainte. [465]

Cet déclaration est telle :

« Mon très cher Père, je ne sens plus cet abandon ni cette douce confiance, et je ne puis plus faire aucun acte : cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité, quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas ; parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté, et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir, mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte Messe, de préparation à la Communion, et d’Action de grâces. »

30. Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots, tout ce que j’ai dit avec un plus long discours : c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini ; et de cette sorte, quoique l’âme soit arrivée, elle y va et quelquefois il court, sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement, mais jamais de fin ; elle se consomme seulement dans l’éternité en l’éternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd, et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même !

Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes, et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de la vie continuelle de telle âme. 1672.

Lettre à l’auteur.

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui.

1. « Ô que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement, mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime, et qui jouit de Dieu, dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi, lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts ; et toutefois si éloigné des sens, et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté, qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu ; où l’âme semble être comme perdue, et sans action propre dans un secret impénétrable, qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire, dans celui où il se donne et s’applique à l’âme en toutes les façons qu’il lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou œuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.

2. “Il me semble que je n’ai pas d’intérieur ni d’esprit ; et je n’en veux pas avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir de sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être, hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore, avec une félicitée incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrême, me trouvant dépouillée entièrement du passé et du futur, et même du présent, puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait [ou sait ?] que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veut expliquer : mais si je m’y veux perdre et abandonner ; c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui met toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.

3. ‘Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveille, et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu, toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et à ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrite, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout, que ses passions et ses désirs semblent morts, et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues, et encore plus loin : encore en voudrai-je avoir quelque pitié ; mais non pas de moi, qui ne suis plus à plaindre : parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout, le cœur et tout le fond s’ouvrent pour le recevoir, et celui qui en a la clef fait cette ouverture ; car je n’y vois rien.

Je suis toute à vous ; Dieu vous a assujetti et donné mon âme ; commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.

4. ‘Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir, il est tout rempli de lumière, de paix et de force ; je n’en sors que par quelques propriétés que je ne connais que lorsque Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté ; mes liens se rompent en un moment et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.

5. “Dans les Communions, je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ ; mais en pure foi sans aucune douceur, ni attrait sensibles, quoiqu’il y en ait une secrète et divine, qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison : seulement je demeure en foi en Dieu et devant Jésus-Christ anéanti et victime dans le Sacrement576. Ces opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrées ; et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi, parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.

6. “Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvées autrefois, sont effacés ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tout moment Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts ne sont lumière, douceur, jouissance, et possession [469] inséparable de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petit et simple, attaché seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans cet ordre goûte et embrasse tout, et devient toute naturelle de sans ce discernement qui me faisait autrefois toutes sindiquer et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est, Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose ; et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût, que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu : il me semble que la foi fait tout, pourvu que je ne me trompe point.

Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ, quoique je sois la plus indigne de vos filles.

3.68. Réponse : mourir à soi

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre.

1. Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui577 etc.

2. Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant apetisser. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit, et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.

Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme.

LETTRE à l’auteur.

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada.

État d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité.

Mon très cher frère578.

1. ‘J’ai lu la votre avec beaucoup de satisfaction, à raison de la correspondance que j’y ai trouvée avec mon intérieur pour mon état présent, qui est ce dont je vous puis parler, car j’aurais peine à rappeler le passé. Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

2. “La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.

3. ‘Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.

4. “Les imperfections et même les péchés [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.

5. ‘Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toutes choses concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. L’âme est beaucoup plus éclairée de toutes choses. Elle entend beaucoup mieux la sainte Écriture, la vie des saints, etc. ; non par lumière, mais par vérité réelle. Elle voit aussi naturellement les choses surnaturelles, comme l’on voit les naturelles avec le secours de la lumière du (474) soleil. En voilà, je crois, suffisamment pour vous faire connaître mon état présent sans m’arrêter à une infinité de petites choses qui ne sont pas essentielles.

6. « Le départ de N. m’augmente beaucoup mes emplois extérieurs ; et quoique j’aie eu grande répugnance dans le commencement, toutefois je sens que la lumière divine m’y va disposant peu à peu, et je suis convaincu que c’est Dieu qui en a ainsi disposé. Notre Séminaire de Canada, et nous, avons passé cette année en grande paix : je suis bien convaincu que c’est un œuvre de Dieu, qui va toujours croissant peu à peu, et qui croîtra jusqu’à son entière perfection. Je fais un grand fond sur le séminaire de nos enfants, où la grâce paraît clairement : ils vivent dans une grande innocence, éloignement du monde et désir de servir Dieu ; je n’en ai aucun qui n’ait ces dispositions. Priez bien notre Seigneur que je lui sois fidèle. » De Canada. 1673.

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse].

RÉPONSE à la précédente.

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout.

Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.

2. Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine [477], mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.

Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.

3. Remarquez aussi que je vous ai dit que la lumière des puissances était trompeuse : cela est vrai, et elle ne peut jamais faire autrement ; car elle montre toujours ce qu’elle n’a pas, et elle paraît incessamment ce qu’elle n’est pas. Car opérant en la manière de la créature, et ne donnant que les choses créées et en la manière créée, elles paraissent toujours beaucoup et font peu de choses : si bien que qui s’arrête à leur éclat, et qui juge par leur lumière, est toujours trompé ; d’autant qu’il croit toujours avoir plus qu’il n’a, jugeant par ce qu’il voit et [478] goûte. Ce qui ne donne pas peu de peine aux âmes qui ont quelque semence de l’autre lumière ; car elles croient incessamment avoir trouvé l’affaire et le secret, et cependant ensuite elles trouvent que ce n’est rien. Cela vient de ce que les puissances ne peuvent jamais recevoir que des choses créées et en la manière créée ; et comme les créatures ne sont rien en vérité, aussi tout le procédé créé est toujours à rien.

Il en va tout autrement de la lumière du centre. On n’y voit rien, et on y voit tout ; on y a tout, et on n’y possède rien ; on n’y remarque rien, et on y jouit de tout : ainsi elle n’a rien d’extérieur et d’apparence qui trompe ; et il faut toujours juger en foi, c’est-à-dire dans l’inconnu et dans le caché, ce que l’on fait en s’assurant de son seul repos.

Quand j’ai dit que la lumière des puissances est trompeuse ; j’entends par comparaison à la lumière du centre, qui ne dit rien de manifeste, et cependant qui a tout : car pour elle en foi, elle est véritable, donnant et faisant voir de saints moyens pour aller à Dieu, qui remplissent et excitent les sens et les puissances en la manière créée pour aller courir après un bien dont on leur fait voir la beauté.

4. Comme votre âme quitte la lumière des puissances et la perd par la venue de cette belle aurore selon que je remarque en votre lettre, je ne vous parlerai pas davantage de cette lumière des puissances. C’est une clarté qui se doit éclipser peu à peu : et ainsi il suffit que vous soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu : il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.

5. L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.

Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.

6. L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir Son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.

Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions : car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.

7. Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.

8. L’âme donc ici n’a point de pratique particulière ; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.

Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.

9. L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son Néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantielles de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre 579 dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le Néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du Néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]

10. D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur Néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. Et c’est pourquoi elle doit être appelée une lumière en quelque manière substantielle et une découverte comme substantielle de notre Néant. Et elle est conçue telle par l’âme en cette divine lumière, non seulement à cause qu’elle pénètre si profondément et véritablement comme j’ai dit ; mais encore d’autant que son effet est comme permanent, portant toujours avec soi une certaine vérité du Néant qui ne s’efface pas ; quoique ce fumier exhale ordinairement et très souvent de très mauvaises vapeurs, qui ne sont pas pour lors l’effet qu’elles faisaient dans la lumière des puissances. Car en ce temps-là elles salissaient et incommodaient l’âme peu ou beaucoup, selon l’attention et la fidélité que l’âme avait à résister ; mais ici elles font tout autrement. Car l’âme a une certaine force en cette divine lumière pour résister à ce mauvais air, non par actes, mais par état : si bien qu’elle ne cause que la connaissance plus ample de soi-même et une humiliation générale dans sa misère, qui porte l’âme, non à demeurer réfléchie sur ses sentiments ; mais à passer légèrement dans sa lumière et en Dieu, dans lequel elle voit par état, sans rien voir, et elle a sans rien avoir, [485] (à ce qu’il lui semble et à ce qui lui paraît,) ces vues habituelles et cet état comme substantiel de sa propre misère.

11. N’avez-vous jamais pris garde qu’il soit impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voie dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. Dans les miroirs l’on peut voir seulement les taches et les manquements ; mais en Dieu il en va tout autrement. D’autant qu’en Dieu est toute notre beauté originaire et primitive : car étant créés à son image, et de plus ayant reçu encore par l’Incarnation une beauté toute nouvelle ; (Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant ;)580 Il est certain que toute notre beauté divine est dans sa source et dans son origine en Dieu. Ainsi nous voyant en la lumière et par la lumière du centre, nous voyons non seulement nos défauts, nos misères et notre Néant comme des taches actuelles que nous avons contractés, de la même manière que l’on voit cette tache dans un miroir : mais encore de surplus, et ce qui est surprenant, voyant en Dieu toute notre beauté originaire, par là nous découvrons la laideur et la difformité dans laquelle nous sommes : ainsi nous ne voyons pas seulement les misères et les taches actuelles ; mais encore tout ce qui nous empêche d’être dans la beauté parfaitement selon la vue de notre original.

12. C’est donc là vraiment que l’on commence (486) de se connaître, et que l’esprit d’humilité commence à prendre des racines : c’est pourquoi je vous dirai seulement en passant, que telles âmes seules ont à la suite le bonheur de faire la découverte de Jésus-Christ par état. Les âmes des puissances, c’est-à-dire qui ont seulement la lumière dans les puissances, ont bien quelques lumières passagères de Jésus-Christ, de ses états et de ses Mystères ; mais elles n’ont pas le droit de l’avoir par état : d’autant qu’elles ne peuvent être assez fortes pour porter le bras de Dieu et pour soutenir les Mystères d’un Dieu-homme abject, pauvre, méprisé, crucifié ; ce qui ne se peut jamais faire qu’autant qu’elles entrent par la grâce du centre dans leur Néant, où la puissance de Dieu a droit d’opérer ces grandes merveilles : et comme nous venons de dire que les seules âmes de la lumière du centre ont droit d’entrer dans ce Néant ; aussi elles seules peuvent-elles devenir, et deviennent-elles capables de Jésus-Christ Dieu-homme en cette manière. Je brise là, pour ce qui est de Jésus-Christ, d’autant que vous en êtes encore très loin ; la lumière du fond ne faisant que commencer à vous établir en elle, en vous faisant sortir de vous, soit en l’oraison ou hors de l’oraison.

13. La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets toute d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux581, pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.

14. Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité. Où vous remarquez ce que je vous ai dit, que la mort et la sortie de soi-même faisaient la disposition en unité pour cette lumière de vérité ; et qu’ainsi peu à peu l’âme se réunissant, ou plutôt étant réunie dans son centre par la mort de soi-même, et à la suite n’étant plus, Dieu y correspond par même manière en moment éternel.

15. Tout ceci n’est encore qu’un petit commencement de ce que Dieu fait en une âme où il met la lumière de vérité ; et pourvu qu’elle soit fidèle, Dieu le fera toujours, et ne se laissera jamais vaincre d’une âme. Je ne vous fais pas toutes ces petites applications particulières, soit sur votre oraison, ou sur votre action : vous le verrez suffisamment, et votre directeur vous y aidera aussi.

Mais sachez une chose, que selon ma pensée l’humiliation que vous savez, a servie infiniment pour faire la continuation de la grâce que Dieu vous destine : car souvent nos péchés et nos défauts dans de telles lumières font de tels passages en l’âme quand elle en est humiliée, que dix, quinze et vingt années de continuation d’oraison sans telles chutes et humiliations ne feraient pas ce qu’elles opèrent ; car souvent tel Néant par ces chutes peut être si vrai qu’il peut faire perdre et disparaître la créature de telle manière qu’il avance infiniment la lumière du centre. Prenez donc courage au nom de Dieu, et soyez fidèle dans votre vocation tant intérieure qu’extérieure, vous abandonnant à la providence, et vous ressouvenant bien qu’il n’y a que le Néant et la petitesse qui soient la disposition véritable pour la lumière du centre. Volucres coeli latet : mors et perditio audiverunt famam ejus582.

16. Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. Quand je dis perdre, j’entends finir la grâce du centre qui est sans fin, mais non pas la perte du salut.

Vous trouverez par la suite de votre fidélité [490] à cette lumière du centre, qu’elle vous appropriera pour toutes choses ; et que, bien qu’elle vous paraisse nue, pauvre, et illis., cependant à vous ajustera pour toutes choses et que vous trouverez en elle les lumières et les moyens pour réussir en tout où Dieu vous appliquera.

§§.

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle.

17. Je voudrais finir, mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certains soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.

18. Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non opéré, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés mêmes, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.

On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.

19. Comme l’âme vit aussi beaucoup dans la pratique des sacrements, et que cette divine [492] lumière du centre veut tout avoir parce qu’elle donne tout ; aussi prend telle possession de tel opérer non seulement en desséchant l’âme et en la dégoûtant de leur pratique ; mais encore l’on se trouve sans y penser tout sans désir de la confession : et peu à peu l’âme voit qu’elle remédie mieux à un million de défauts en les perdant en sa lumière et en les oubliant en Dieu qu’en s’inquiétant pour les rechercher et en multipliant si souvent ses confessions.

Du premier abord ce procédé fait peur à l’âme étant habituée à ne se purifier qu’en la manière des puissances, c’est-à-dire par l’usage actuel de la confession. Mais peu à peu elle s’y habitue par l’expérience qu’elle a que plus elle perd ces défauts et ses misères en Dieu nuement et sèchement, plus et plutôt sont-ils consumés non seulement quant à la coulpe, mais encore selon les images qui en demeureraient dans les puissances nonobstant les confessions multipliées ; cette divine lumière du centre étant comme un incendie très grand en l’âme, où tous les défauts et péchés sont consumés comme ferait une paille dans un grand feu. La fidélité de l’âme en ceci lui retranche beaucoup de vie, et lui en fait trouver une toute nouvelle en sa lumière, non seulement pour consumer ses péchés et défauts, comme je viens de dire ; mais pour peu à peu lui faire trouver l’usage de ce divin sacrement, non comme elle avait auparavant par elle-même, mais en Dieu, qui étant un Dieu d’ordre ne manque jamais de marquer quand il est temps et nécessaire de le mettre en usage dans les fautes d’importance. De cette manière la [493] divine lumière prend possession de beaucoup de vie qui était en l’âme pour l’usage de ce divin sacrement, et y met beaucoup de paix et de nudité.

20. Elle en fait autant pour le sacrement de l’eucharistie, à la réserve que c’est tout d’une autre manière. Car comme c’est un sacrement de vie et pour donner la vie, son opération n’est pas d’en ôter l’usage, mais bien d’en purifier l’exercice. C’est pourquoi peu à peu l’âme se sent dessécher ; et il semble qu’elle ne trouve plus les pâturages, les amours et les fruits qu’elle y trouvait : insensiblement tout se dénue, et l’âme est réduite après une longue suite de fidélités à la simple et nue pointe de son esprit ; pour recevoir ce divin sacrement, sans y remarquer en quelque façon nul usage intérieur, sinon qu’à mesure que l’âme se laisse peu à peu dépouillée d’un million de choses qu’elle avait par les puissances vers ce divin sacrement, elle est insensiblement réduite non seulement à la foi qu’elle avait en la point de son esprit, où elle remarque encore beaucoup d’activité de sa part ; mais bien à la foi centrale au fond d’elle-même, où peu à peu elle n’a plus part, ce centre n’étant pas à nous, mais à Dieu. Et ainsi par la lumière du centre et de vérité tout ce qui n’est pas vérité, c’est-à-dire dont Dieu n’est pas le principe, par cette lumière dans l’usage de ce divin sacrement se perd ; et Dieu prend la place, pour en faire en l’âme et par l’âme un usage magnifique, comme à la suite l’âme le trouve par expérience en sa divine lumière.

Tout le reste de l’usage de ce sacrement dont l’âme est le principe, est encore purifié [494] en elle par cette lumière ; jusqu’à ce que tout ce qu’il y a de propre, pour les effets, et pour la manière de le recevoir, et généralement pour toutes les providences qui en peuvent priver, ou qui le peuvent donner plus souvent, soit rectifié, et que l’âme se trouve dans un calme, un abandon où généralement elle trouve tout cela en sa lumière : dans laquelle assurément à mesure qu’elle est dépouillée de son usage propre, elle le trouve tout autrement et d’une manière qui surpasse infiniment tout l’usage que nous pouvons faire par nous-mêmes. Il faut l’avoir expérimenté pour le savoir. Car de vous dire qu’il n’y a non plus de comparaison de recevoir le saint Sacrement de cette manière ou l’autre, qu’il y en a entre une goutte d’eau de la mer et toute la mer ; ce n’est rien dire : et cependant les âmes qui n’ont pas d’expérience de ceci, ne le pourront, je m’assure, jamais comprendre. Il n’y aura que l’usage de la lumière centrale, laquelle en dénuant et purifiant l’âme fera expérimenter telle chose.

21. La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.

22. Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.

Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]

Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.

23. Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]

Il faudrait ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.

La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.

24. Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien ; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.

25 Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas : car en cette unité l’âme a tout, et elle trouve tout, d’autant que tout y est. Toutes les lumières précédentes réveillent les instincts de l’âme, et c’est leur office ; et ainsi venant de Dieu, chacune fait son office pour réveiller chaque instinct et inclination de Dieu en l’âme, afin de les mettre en quête pour trouver Dieu en l’âme selon tels instincts, d’autant que chaque âme a en a de particuliers selon le dessein de Dieu ; comme nous voyons même que chaque créature déraisonnable en a de particulier ; un oiseau de proie celui de la chasse ; un autre celui de chanter ; et ainsi de divers instincts que Dieu leur a donné. Il en est de même pour la grâce. Dieu selon son dessein a donné divers dons qui se réveillent par les grâces que Dieu donne. Mais quand on est arrivé à la lumière éternelle ou du centre en ce degré, telle recherche empressée commence à cesser et à tomber dans le repos ; mais spécialement quand telle lumière est arrivée à point et au degré de donner l’unité divine et de perdre l’âme en cette unité. Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité. [500]

26. Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. Ô solitude divine, aimable demeure, où Dieu est et sera dans toute l’éternité ! Solitude qui est un moment, un maintenant éternel, où Dieu prend ses plaisirs en lui-même ! De dire ce que vous êtes, vous êtes l’aimable centre de la créature destinée pour ce bonheur. Mais d’exprimer ce que vous êtes en vous-même ; vous êtes Dieu et le centre de tous les plaisirs divins. Ô Unité, d’expliquer comment vous êtes toutes choses, et avez toutes choses ; c’est une pure révélation qui se fait sans le pouvoir dire. Aussi l’âme n’a-t-elle pas son plaisir à l’exprimer ni à le dire, mais à en jouir. Mais que dis-je jouir ? Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle, et ainsi étant perdu en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité, spécialement les âmes destinées pour cette grâce. Cette lumière centrale par cette unité fait faire oraison, fait agir, et généralement fait faire toutes choses en cette unité ; l’âme y trouvant toutes capacités, et hors de la ne trouvant rien. Si à parler, à écrire et le reste qu’elle peut faire, c’est en cette unité, ou elle trouve capacité pour tout ; cette unité étend son principe second pour faire toutes choses parfaitement, non en action, mais en repos et en nudité très grande selon le degré de sa jouissance.

C’est là où toutes les espèces créées se perdent, et où l’âme est élevée à contempler en [501] nudité parfaite : ce qui ne se peut pas appeler proprement contempler ; puisque la toute action se perd en un jouir, sans mouvements, mais en unité en la manière de Dieu. Là l’âme est élevée au-dessus du temps et des sens ; là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en l’unité, en un tout qui contient tout.

Enfin, c’est tout dire quand on dit qu’en vérité là Dieu révèle à telle âme son unité divine ; et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est, que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme son unité divine, il la fait passer et se perdre en cette même unité583.

De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai) que c’est Dieu qui jouit de soi en son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation584.

27. Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligences divines ; nullement : mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base et le soutien de tout, se fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le Mystère n’y correspond qu’en paix et silence [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.

28. Cette révélation de la Divine Essence, ou de l’unité divine dans l’âme, est très différente, ou toute différente, de celle qui se fait lors que cette Unité divine se sera écoulée selon son dessein en tel degré que les personnes divines sortiront de cette unité par la génération du Verbe en l’âme : pour lors l’âme en son unité entendant cette profonde parole, sortira (sans sortir) pour avoir le Verbe divin en elle. Ces deux révélations sont très différentes, selon que l’expérience fait voir : l’une est dans le silence et la perte ; l’autre est un parler admirable de Dieu en action vigoureuse par laquelle Dieu se connaît incessamment.

J’ai été un peu long, quoique très court pour cette divine lumière : mais voyant votre lettre si bonne et si pleine d’expérience, j’ai cru qu’il fallait vous répondre, et du moins vous récréér dans votre chère solitude. Je ne vous ai pas répondu mot à mot : je me contente de vous dire que toute votre lettre est dans l’expérience, et que vous n’avez qu’à poursuivre, et que faisant selon que vous faites, comme je crois, vous irez découvrant peu à peu les vérités que je vous écris. 1673.

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C.

Du même serviteur de Dieu.

État d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ.

1. « J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. Je ne puis vous parler du passé, car il s’efface de mon esprit ; comme je ne puis non plus prévenir l’avenir, n’ayant que le moment présent. Je vous dirai donc qu’il me semble expérimenter la lumière du fond avec plus d’abondance, et qu’elle va incessamment en croissant sans savoir comment : ce donc je suis très assuré est, que je n’y contribue rien de ma part. Elle anéantit en moi toute propre opération ; et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet, mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.

2. “De là vient que je ne puis faire de distinction de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle, et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. Je ne puis donner à connaître cette manière d’abstraction ou manque de réflexion au milieu des réflexions, sinon en disant que le divin rayon est toujours direct. [504] Ceci me semble bien expliqué en Ézéchiel dans la vision des quatre animaux : Non revertebantur cum incederent585. C’est ma manière de prêcher, de parler et d’écrire ; et c’est d’où vient que je ne puis rien prévoir. Je suis toujours plein, et toujours vide : je ne vois rien en moi que ténèbres, pauvretés, faiblesses, misères, et en un mot rien, et pire que rien, le principe de tout péché. Je trouve tout le contraire en Jésus-Christ qui m’est toutes choses.

3. ‘Le bon Père l’Alleman est mort cet hiver586 ; et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre Directeur pour mon intérieur. Et je serais bien empêché en quoi le consulter ; vu que ce n’est pas moi qui le fais : il n’est pas en ma disposition, ou, pour mieux dire, je n’ai point d’intérieur ; Dieu lui-même est mon intérieur.

« Pour les choses extérieures, on confère les uns avec les autres, et avec les bons Pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin. Je crois vous avoir suffisamment décrit mon état présent, d’où vous pouvez juger de tous les suites et effets particuliers.

4. ‘Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite ; et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent, et que je ressens en moi leurs dispositions587. Rien n’est capable ici de donner de la vanité ; et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même : il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. Rien ne peut altérer les passions de l’âme quelque accident qui puisse arriver, fût-ce la mort même ; et si l’on se sert de ses passions pour diverses rencontres, c’est sans aucune altération de l’âme, qui est toujours tranquille. Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre Séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre Séminaire de Canada.’ 1674.588

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse]

Réponse à la précédente.

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée.

1. J’ai reçu bien de la consolation à la lecture de la vôtre, j’aurais volontiers le désir de ne vous répondre rien, sinon de vous renvoyer votre lettre, et de vous dire que vous n’avez qu’à être fidèle à la continuation de tout ce que vous lui marquez. Car dans la vérité tout ce que vous m’y dites est bon, mais encore de très bonne expérience. Et je [506] ne puis que vous donner plus au long ce que vous m’y dites en peu de mots.

2. Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.

3. Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui, en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par de douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour Soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer ; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui il lui faut, mais en sorte que cette même opération sans se souiller dans la créature fait ce retour vers Dieu. De cette manière la créature n’ayant que ce moment, jouit de tous, et à tout ce qu’il lui faut, sans qu’elle ait besoin de rien : puisqu’il est très certain que Dieu ne se donne jamais à demi ; mais qu’il se donne pleinement à sa créature de moment en moment, pour lui-même. Jamais il ne regarde sa créature pour la créature, mais pour lui-même ; jamais il n’aime la créature pour elle, mais pour lui ; jamais il n’y soigne pour elle, mais pour lui : et ainsi étant appliqué à lui-même par un amour infini, il s’applique de cette même manière à sa créature. Et comme la créature ne le regarde que rarement de cette manière, aussi a t-elle peine à trouver cette opération divine si continuelle, si pleine et si surcomblée comme dans la vérité elle est.

4. Mourons à nous-mêmes, et quittons notre propre opération, qui ne peut jamais être que pour nous ; et nous trouvons que tout ce que Dieu est pour lui-même et par lui-même, il l’est pour nous et par nous. Ainsi comme il est incessamment appliqué à lui-même, aussi l’est-il à nous pour se connaître et s’aimer par de ce que nous sommes. Sa divine providence, son soin et sa sagesse, et généralement toutes ses perfections divines sont appliquées à la créature non seulement pour lui [508] donner tout ce qu’elle est de moment en moment dans une perfection admirable, mais encore afin que la créature qui est capable d’opérer, mourant à son opération propre, entre dans l’opération de tout ce que Dieu est, et s’approprie ainsi toutes les perfections divines : ce qui ne se peut jamais faire qu’en mourant à soi et en étant de moment en moment ce que Dieu l’a fait être pour lui et pour la gloire.

5. Car il faut remarquer que Dieu est se communiquant et se donnant de moment en moment à cette âme, ou pour mieux dire, que chaque moment est à telle âme DIEU589. Dieu se donnant à elle non seulement pour sa perfection et pour la remplir de lui selon sa capacité ; mais encore pour la rendre capable de toutes les choses pour lesquelles il l’approprie, faisant seulement de moment en moment ce que raisonnablement il faut pour ce qui se présente en ce moment. Ceci paraît extraordinaire et surprenant ; cependant il est très vrai et fort ordinaire à une âme qui sortant peu à peu de soi et de son opération, est entrée en l’opération divine. Et tout ceci n’est que bégayer de ce que sans peine une âme en sortant de soi et de son opération trouve ; rencontrant toute chose si à point en tout ce qui lui arrive soit de la part de Dieu ou des créatures, soi-même de soi. Car tout est un et devient un en ce moment divin, concentrant toute chose en son unité par chaque moment de telle créature. Pour lors les soins, l’amour et le reste de la créature y tombant des mains, elle a tout cela, car elle ne devient pas estropiée ; mais elle ne l’a plus par elle-même, mais bien par son principe divin. [509]

6. Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu, et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qu’il leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.

7. Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout : à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. Je vous avoue que j’ai vu un million de fois ceci arriver comme je vous l’ai dit. Il me paraissait au commencement que ces choses qui arrivaient étaient tout contraires à ce qu’il fallait : mais mes sens et ma raison commençant à mourir, je trouvais par la foi qui s’emparait de mon centre et qui prenait la place de moi-même, que tout était admirablement bien, et même ce qu’il fallait absolument.

8. Cela souvent ne se voit qu’après un long temps ; d’autant que Dieu qui voit, et qui fait tout en moment d’éternité a ses desseins forts éloignés de nos moments : et ainsi il faut souvent qu’il se passe bien du temps pour découvrir le lieu et la place où il faut poser cette pierre travaillée par la main de ce divin architecte.

N’avez-vous jamais pris garde à ces architectes experts ? Ils ont leur ouvrage dans leur idée, qui leur est particulière ; et ils le distribuent seulement aux artisans, qui s’appliquent à travailler chacun une chose selon le modèle qu’on leur en donne, sans savoir l’effet que telle chose [511] doit faire : mais lorsqu’on pose ses pièces particulières, où elles sont destinées, pour lors seulement on voit leur place et leur beauté en l’ouvrage selon l’idée du maître. Ainsi en est-il de Dieu quand il est le maître dans les âmes. Tant et tant de rencontres nous semblent hors d’œuvre et hors de ce qui nous serait à propos pour notre dessin intérieur et extérieur. Mais un peu de patience : mourez et mourez sans réserve et vous trouverez qu’il n’y a pas un moment qui ne soit un moment de la divine Sagesse et de la providence de Dieu, qui charme autant à la suite, que la mort a été rude quand ces choses se sont passées.

9. Durant le temps que l’âme est façonnée de Dieu pour ce moment éternel du dessein divin, elle souffre un million de combats et d’agonie qui font expirer toutes choses en elle : car non seulement les sens souffrent cette peine et cet étranglement, mais la raison, le bon sens et le salut même semble être en hasard ; et il faut que par un étrange combat tout tombe en l’homme sous ce marteau, afin qu’étant ciselé et ajusté au dessein éternel de Dieu, ils viennent dans la suite à trouver ce véritable repos dans la jouissance du dessein éternel sur lui. Pour lors il commence à goûter et à jouir d’une tranquillité qui ne peut être ébranlée ; d’autant qu’elle met en l’âme une si grande et si pure foi, que l’âme découvre par elle Dieu et son opération continuelle et qu’ainsi elle ne peut ensuite jamais tomber que dans le bon plaisir divin. Sa paix devient telle dans la suite qu’elle désirerait humblement toutes les créatures et Dieu même de la troubler : car ne [512] vivant et ne subsistant que par la volonté divine et par son bon plaisir, les créatures et Dieu même peuvent-t-il faire quelque chose qui ne soit pas la volonté divine en telle âme ? Non cela ne se peut jamais : ainsi tout étant pour cette âme volonté divine, tout est admirable, tout est son centre et le comble de sa paix. Je dis pour cette âme qui tâche de mourir incessamment à elle-même et à son opération. Car les créatures font souvent des choses qui ne sont pas volontés divines : mais ces choses qui ne sont pas volontés divines en ceux qui les font mal, deviennent volonté divine dans les autres qui les souffrent et s’y ajustent par mort au moment.

10. Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. Leur intérieur n’est figuré que de ce que Dieu veut, d’autant qu’elles se laissent emporter au moment ; et pour le dehors elles sont comme la providence les veut, pauvre ou riche, réussissant ou non, contentes ou non contentes. Toutes choses leur deviennent une même chose ; d’autant que par la mort elles sortent de toutes choses et ont ainsi toujours tout ce qu’il leur faut en chaque moment de leur vie. Un état et une disposition ne leur est pas plus chère et plus désirable que l’autre. Elles savent bien que les choses sont en elles-mêmes plus les unes que les autres ; ainsi la [513] Communion est plus en soi que faire une autre chose : mais toutes choses considérées hors d’elles-mêmes et en ce moment du bon plaisir divin sur l’âme sont la même chose, et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible, etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel ; et ce moment est seulement ce que nous avons, et ce qui nous arrive, quel qu’il soit, mourant ou étant mort en pur abandon sans abandon.

11. Cet état commence dès le matin et se continuent tout le jour, et non seulement cela, mais toute la vie, dès que l’âme sort du distinct ne faisant plus de distinction d’un temps ni de l’autre. Là l’âme trouve tous les Mystères, les vertus, l’oraison et généralement toutes choses. Là par ce moment elle est purifiée, étant emportée en Dieu par le moment de ce qu’elle souffre de ce qui lui arrive. Ainsi elle ne se purifie plus par plusieurs actes et pratiques, comme autrefois ; mais elle est purifiée par le moment, comme elle reçoit toutes les vertus, et tout ce dont elle a besoin par ce moment. En ce moment et par ce moment elle se purifie, et a les choses en manière d’éternité sans distinction ; c’est-à-dire que se laissant emporter à la simplicité et à la rapidité du moment, elle est purifiée de ses péchés et de ses rouilles, et vient à avoir les vertus comme si elle les avait toujours eues. La pureté donc qui arrive à l’âme par ce moment calme l’âme d’une autre manière que [514] ne faisaient tous les autres moyens passés de se purifier ; les vertus y sont aussi d’une autre manière sans les posséder.

12. Et la raison de ce changement et de ce procédé est, que ce n’est plus l’âme qui se purifie, mais Dieu, qui le fait par sa divine opération en moment éternel et par ce moment, pourvu que l’âme s’y laisse, et l’emporte en Dieu ; ce qu’il fait assurément à tout moment pourvu qu’elle demeure en abandon, contente pleinement de ce qui lui arrive. Ce repos, ce vide, ce calme sont tout son soin sans soin, et là l’âme perd toute prévoyance ; car Dieu soigne pour elle. Autrefois elle était souvent altérée et troublée, même avec justice, de bien des choses qui lui arrivaient, lesquelles contrariaient sa perfection, ses desseins et même l’ordre de Dieu : mais ici où tout devient un, tout se remédie, tout s’ajuste, et tout est bien, aussitôt que chaque moment arrive. Car ou il est bien en soi, ou bien ce même moment remédie à ce qui manque. Ainsi quoiqu’il arrive, jamais il n’y a de moment de suite qui soit vide ; si l’un est vide (car nous sommes toujours hommes et ainsi toujours fautifs,) le second y remédie en se perdant par cela même dans le moment ; et par là la chose même est remédié. D’où vient que saint François de Sales éclairé divinement disait : si malheureusement j’avais commis un péché fort grief, je ne voudrais ensuite qu’un moment pour me calmer, me perdant par ce moment même ; et ainsi sortant de moi et de ma misère je n’écouterai je n’écouterai en Dieu, et porterait la suite de mon péché en moment de purification. [515]

Tous les serviteurs de Dieu, comme un Taulère, un Henri Suso et quantité d’autres qui ont joui de Dieu, savent cela et parlent de ce procédé, et n’ont rien tant à cœur dans leurs écrits que de se laisser emporter en la jouissance de ce moment éternel. Il y a grand plaisir de les lire quand on est déjà beaucoup avancée en cette divine jouissance.

13. Les hommes qui ne savent pas ce que c’est que d’être agi divinement par le moment de Dieu croient les âmes qui expérimentent ceci inutiles et fainéantes. Ils se trompent : car il y a autant de comparaison entre l’activité et l’acte de telles âmes agit de Dieu (parce qu’elle n’agit plus par elle-même mourant à elle) et à l’activité qu’elles avaient auparavant par elle-même, (quoique très remuante et bouillante), qu’il y a entre l’opération d’une fourmi et l’opération d’un Dieu. C’est un Dieu qui agit par leur non opérer et qui est par leur non-être ; et cet agir est le moment de chaque moment : et ainsi jugez de la différence si vous le pouvez.

14. Mais enfin ces mêmes hommes n’étant pas plus que raisonnables disent : du moins ces âmes sont-elles violentées, étant au-dessus et hors de leur être et opérer naturel, qui n’est naturellement et suavement que dans le distinct et dans la propre action de la créature. Il se trompe encore aussi lourdement, conduits qu’ils sont par leur science purement raisonnable : car comme Dieu est le véritable centre de toute sa créature, il est aussi son lieu très naturel ; et ainsi la créature n’est dans son être vraiment naturel que lorsqu’elle la rend Dieu. Et comme l’opérer [516] suit l’être, il est infaillible que si Dieu est le véritable centre et le lieu très naturel de l’homme, l’opération divine est aussi sa très naturelle opération. C’est ce qui est cause que vraiment les hommes ne trouvent leur vrai repos que lors qu’ils ont fait perte de leur activité propre, pour se revêtir de l’opération divine et pour être agi par elle.

15 Cessons tout ce discours pour répondre à quelque détail de votre lettre.

Vous dites très bien que votre âme et sans prévoyance ; et cela doit être : d’autant que ce qui cause cet état présent de votre âme, est un état de moment éternel effectué par la lumière du fond. Ce rayon divin est le principe direct de tout en l’âme : c’est pourquoi il n’y a qu’à le suivre fidèlement sans s’arrêter, mais vivant seulement du moment comme je viens de dire.

Ne vous rengagez pas à un autre directeur : laissez votre intérieur dans sa situation, perdu dans ce moment et par ce moment ; et pour l’extérieur consultez comme vous me dites selon l’occurrence. Votre intérieur doit être à Dieu, et pour mieux exprimer Dieu : mais pour votre extérieur et ce qui le concerne dans vos emplois, il appartient au prochain ; ainsi c’est aux créatures de le conduire et de le former selon la raison dont les créatures sont les organes. Et de cette manière tout ira bien, et chaque chose sera dans son ordre et dans sa justesse.

Je vous assure que je fais et que je ferai toujours tout ce qu’il me fera possible pour vous et pour ce qui vous touche. Je me recommande à vos saintes prières et je suis à vous sans réserve. Ce 23 avril 1674.


ADDITION.

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse.

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix.

1. « Il me semble que depuis assez de temps rien ne me sert : je crois n’être fidèle à rien. Je me suis trouvée accablée du poids de mille bagatelles venant de mon mauvais fond ; mais fort augmenté par ma faute dans une petite maladie que j’ai eue. Il y avait longtemps que je ne m’étais trouvée si faible et disposée à me chagriner, à me plaindre de tout, et à me multiplier, non en actes, mais en raisonnements et pensées inutiles.

2. “En un autre temps où ma santé a été bonne, je me suis trouvé si facile que je ne résiste à rien de tout ce que l’on veut pour se divertir ou pour laisser divertir les autres ; et même souvent je m’amuse dans le moment comme les autres qui n’ont point reçu de Dieu ce que j’en ai reçu. Dans ces temps je suis si dénuée de Dieu, à ce qu’il me paraît, qu’il me semble que je n’ai plus ni foi ni religion ; mais un doute et une indifférence de tout. Ce dénuement ne vient point d’une marque d’avancement dans le Néant, mais du contraire. [518]

3. ‘Je me suis aussi souvent trouvée remplie de mille mauvaises pensées, susceptible d’imaginations ridicules, et assez faible pour tomber dans mille petites imperfections dont j’étais fort éloignée. Cela me convainc presque que tout ce que l’on m’a dit, et que j’ai cru expérimenter de Dieu, n’est que chimérique, ou bien comme une chose perdue par mes infidélités. Vous jugez bien qu’ensuite cela donne lieu à mille craintes du salut. À tout cela, soit que j’y aie bien fait des fautes ou non, je demeure passive comme je puis, et n’examine rien, allant toujours mon même train. Malgré toutes ces pensées, je me perds, en attendant que le repos, le calme et le goût affamé reviennent. Voilà comme je roule pitoyablement dans un cercle dont je ne sors point. De temps en temps il semble que Dieu me veuille mener dans quelques-uns de ces précipices dont vous parlez dans mes [sic] lettres : mais un moment après il m’en retire, ne me trouvant pas assez fidèle ni assez courageuse pour m’y laisser précipiter et tomber.

4. ‘C’est cela qui me fait le plus mourir : de voir mes infidélités et mon peu d’avancement. Je n’en suis néanmoins ni surprise ni inquiétée, connaissant de quoi je suis capable. Si je vous mandais en détail toutes les fautes que je fais, je ne finirais point. Je suis plus vive que jamais ; et je fais des bêtises continuelles, et des fautes de jugement. Avec toutes ces misères, j’espère que vous ne m’abandonnerez point. [519]

Lettre II. Patience dans la voie de la mort.

De la même personne.

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager.

1. ‘O, que je comprends tout autrement que je n’ai fait, qu’il faut une merveilleuse patience avec soi-même pour arriver à la perfection par la voie de la mort et de la foi ! et que je vois bien qu’elle ne va pas selon nos idées ; que plus nous nous efforçons d’avancer, plus nous nous retardons ; et que le tout est d’être fidèle et souple à suivre Dieu ; et à mourir par tout ce qui se rencontre ! Mais que cela est malaisé ! Et qu’il faut de force pour se soutenir, et marcher toujours dans un chemin où l’on est presque toujours dans l’incertitude, sans savoir si l’on est digne d’amour ou de haine ! Que de patience pour ne se point ennuyer de ses défauts, qui paraissent augmenter selon que les occasions augmentent ! Que de courage pour ne se point laisser abattre quand on est tombé et que l’on croit être reculé, et cependant continuer son chemin sans tourner la tête ni d’un côté ni d’un autre.

2. “Pour moi j’ai tant de nouvelles expériences de mes misères et suis si convaincue qu’il faut si peu de chose pour reculer, que sans le secours de la main de Dieu, qui me soutient et m’empêche de me perdre tout à fait, faite comme je suis, je ne sais ce que je deviendrais. Il me soutient, je crois, par la [520] défiance qu’il me donne de moi-même. Je vois des fautes dans toute ma conduite, et je ne fais pas un pas qu’il n’y en ait ; tantôt, faute de jugement, de précipitation, tantôt par humeur, tantôt par complaisance, tantôt par crainte, et tantôt par un autre motif. Enfin mon misérable moi est un labyrinthe dont je ne sors point.

3. ‘Je serais pourtant bien aise de n’être pas du naturel des femmes, que vous dites, qui ne sortent jamais d’un certain cercle. Quoique je sache, que pour en sortir, il me faudra passer par d’étranges précipices, je ne laisse pas de les souhaiter et de les craindre tout à la fois. Il me semble que Dieu m’en fait de temps en temps entrevoir de nouveaux, et qu’il me mène au bord : mais peu de temps après, il m’en retire, ne me trouvant pas digne d’y être jetée. Il est vrai que depuis assez de temps j’ai été bien bouleversée ; mais quoique que j’aie eu des pensées assez fâcheuses, rien ne m’a fait tant de peine que mes infidélités, et la sensibilité que j’ai, ce me semble, pour le mal ; et ce qui est de Dieu, et tout ce que j’en ai expérimenté, me paraît amusements et rêveries, ou comme choses passées pour moi. À tout cela, tout ce que je vous demande, c’est que vous ne m’abandonniez pas, et que vous ne me flattiez point. [521]

Lettre III. Désir de pureté d’amour.

D’une Supérieure.

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus.

1. ‘Vous voulez bien que je vous dise un mot de mes dispositions. Comme j’ai remarqué dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que vous estimez une grâce particulière ces désirs que Dieu me donne de participer à la pureté de son amour, et ceux que sa bonté me donne que cet amour consume en moi tout ce qu’il y a d’impur. Je crois qu’il serait assez à propos que je vous dise que c’est une des premières grâces que j’ai reçue de Dieu depuis qu’il m’a donné le désir d’être toute à lui : mais comme j’ai eu peu de lumière pour en faire usage, c’est ce qui a fait que j’ai si peu profité et que je suis tombée dans un si grand nombre de défauts et d’infidélités, étant tant de fois retournée du côté des créatures.

2. “Dans le temps de mes plus grandes infidélités, s’il arrivait que l’on parlât de pureté d’amour, mon cœur reprenait toujours un nouveau feu ; et il me semblait que l’on donnait une nouvelle vie à mon âme. Ce qui m’arrive encore toujours autant de fois que l’on en parle : quelque triste que je sois, soit par les afflictions qui me sont arrivées en assez grand nombre, soit que je sois malade, ou dans de grandes sécheresses ; du [522] moment que l’on parle de pureté d’amour, tout se dissipe, et dès que j’en parle, il y a un je-ne-sais-quoi en moi qui me transporte et qui fait que je ne me possède pas : et si je prends quelque sujet d’Oraison qui tende [subj.] là j’y trouve tout un autre attrait qu’aux autres.

3. ‘Je ne puis désirer le Ciel pour aucun autre avantage que d’y pouvoir aimer Dieu purement, et ne puis craindre l’enfer que parce que Dieu n’y est point aimé. Je ne puis quasi souffrir que l’on parle devant moi, que l’on fasse des choses parce qu’il y a plus de mérite et pour la récompense ; il faut que je me fasse une violence pour entrer là-dedans pour m’accommoder aux personnes qui en ont besoin.

4. “Je sens une inclination si forte pour les saints qui ont excellé en cette pureté d’amour, que quand je commence à en parler, il faut que je me fasse violence pour en quitter le discours. Et ce n’est point pour un saint  : je sens la même inclination pour chacun d’eux dès la première fois que j’en entends parler, ce qui augmente un peu encore depuis quelques jours.

« Vous aurez peine à croire ce que je vous dis voyant mes infidélités et ma lâcheté ; ce que je crois venir du peu de lumière que j’ai eu à demander les moyens de faire usage de cette grâce ; c’est ce que je vous demande présentement.

5. ‘Il y a bien un mois qu’étant à l’Oraison dans ces désirs de pureté d’amour, et m’en voyant si éloignée, il me vint en pensée que si je n’eusse point été un membre si [523] pourri et indigne d’être uni à Notre-Seigneur, qu’en qualité de membre je pourrais aimer la Sainte Trinité par le cœur très pur de Jésus-Christ ; et il me semblait que ceux qui étaient bien unis à lui avaient quelque droit d’aimer par ce divin cœur : mais comme je n’avais rien su de cela, quoique cette pensée me consolât un peu, je n’osais trop m’y arrêter. Depuis j’ai trouvé que quelques personnes de piété avaient eu ce même désir : il n’y a que mes infidélités qui me font trembler.

6. ‘Aujourd’hui à la sainte Communion ayant eu ce désir de pureté d’amour, il m’a semblé qu’ayant en moi Notre-Seigneur, qui s’y était donné, je pouvais aimer par son divin cœur son Père. Il m’est venu encore une pensée que je pouvais aimer de même le prochain pourvu que je susse m’y ajuster en la manière qu’il [Notre-Seigneur] l’avait fait, etc.’

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix.

D’une Religieuse.

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond.

1. ‘Je vous supplie très humblement de me donner les lumières et les avis qui me sont nécessaires dans la pauvre et petite disposition dans laquelle je suis, qui est telle que je me vois à présent si remplie de défauts et d’imperfections en tout ce que j’ai été et [524] suis et puis être, que cela est épouvantable ; découvrant toujours de nouveaux défauts et imperfections en moi qui suis toujours moi-même en mes promptitudes et en ma suffisance et hauteur d’esprit. Quoi que je fasse et veuille, j’avance peu en leur destruction, y tombant encore souvent, particulièrement dans mes saillies et premiers mouvements de promptitude, d’impatience et de brusquerie ; et comme je suis dans les occasions continuelles d’y tomber ou d’avoir Dieu par ces mêmes occasions, et que je suis souvent infidèle, cela me fait frémir, voyant les pertes que j’ai faites et que je fais, je ne sais où j’en suis quelquefois : ce qui me fait être laissée et abandonnée à Dieu plus que jamais pour le temps et pour l’éternité, et pour souffrir toutes les peines et humiliations et mépris que sa bonté permet qu’il m’arrive et qu’il m’arrivera. Car ces choses m’en fournissent de bonnes [sic (tel quel)] devant lui, les créatures et moi-même ; ce que je souffre par sa miséricorde avec plus de paix et de repos que j’aie jamais fait, car il me semble que j’en ai une continuelle dans le fond où il n’entre ni trouble ni inquiétude. Et cette lumière de vérité qui me fait voir ce que je suis, me fait voir aussi que les autres ont raison de me traiter de la sorte et de me dire ce qu’elles me disent, n’étant qu’une partie des défauts qui sont en moi ; n’y ayant rien qu’une fourmilière de corruption, de défauts et de péchés, et un vide général de tous [les] biens et de toutes les grâces que j’ai reçues de Dieu autrefois. Ce qui me met dans un vide et un Néant que je ne puis vous exprimer ; [525] et c’est mon lieu de refuge pour toutes choses, tâchant de me tenir désappropriée du mal que je fais et qui est en moi et du peu de bien que Dieu y fait, s’il y en a.

2. ‘Il me semble, et je ne sais comment, que j’expérimente au milieu de mes pauvretés et misères une certaine stabilité et permanence de Dieu dans mon fond, ou plutôt qui est mon fond ; ce qui fait que je suis plus contente, plus libre et plus dans la paix que jamais, quoique cette paix ne soit pas dans les sens, comme elle était par le passé.

[Paragraphe 3  inexistant]

4. ‘Depuis quelque temps de fois à autre je commence à découvrir la Sainte Vierge, et les saints pour qui j’ai eu autrefois dévotion. J’ai des mouvements de les prier, et cela sans sortir de mon fond : puisque je les y trouve, et vois à ce qu’il me semble, qu’ils sont et que toutes choses sont un en Dieu, et que Dieu est toutes choses et est en toutes choses ; et qu’ainsi en l’ayant je les ai toutes. Je ne sais comment cela se fait ni comment vous le dire, sinon que je vous écris ceci avec une extrême confusion, voyant les pertes et les infidélités dans lesquelles je tombe : ce qui me fait dire à Dieu quelquefois qu’il me retire ses grâces, et ensuite je m’en dédis590, connaissant bien que sans elles je serais la plus méchante créature qui soit sous le Ciel ; ce que je dis sans aucune exagération et avec une véritable expérience de ce que je suis.

« Ce que je vous viens de dire de la Sainte Vierge et des saints, il me semble que je vous le puis dire des Mystères : mais quand [526] j’ai quelque chose de plus particulier, c’est lorsque la Sainte Église en célèbre les fêtes ou que j’ai plus besoin d’eux.

Il me semble que Jésus-Christ se découvre avec plus d’étendue à moi, et d’une manière plus vivifiante dans les occasions de pratiquer ses vertus quand je suis fidèle, qu’il ne fait, si je l’ose dire dans le Saint Sacrement, et cela jusqu’à la plus petite : ce qui me fait bien connaître l’aveuglement et le peu de lumière que j’ai eus par le passé, et que j’ai encore quand je ne suis pas fidèle.’

FIN

DU TROISIÈME VOLUME.






TABLE GÉNÉRALE

Table des matières

AVANT-PROPOS 5

MONSIEUR BERTOT, DIRECTEUR MYSTIQUE. 9

De Caen… 11

à Montmartre 16

Une voie mystique. 22

Une influence oubliée 28

LE DIRECTEUR MISTIQUE OU LES ŒUVRES SPIRITUELLES DE MONSR. BERTOT, Ami intime de feu Mr de BERNIÈRES, & Directeur de Made GUION. Avec 31

Un recueil de LETTRES SPIRITUELLES tant de plusieurs AUTEURS Anonimes, que du R. P. MAUR de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, & de Madame GUION, qui n’avaient point encore vu le jour. 31

Divisé en QUATRE VOLUMES, A COLOGNE Chez JEAN DE LA PIERRE. 1726. 31

LE DIRECTEUR MISTIQUE  VOLUME I TRAITÉS 31

Avertissement [P. Poiret] 31

Poésies de Madame Guyon 34

Premières pages [édition Poiret] 34

Avertissement [DT] 34

I.     Conduite de Dieu sur les âmes. 35

I. De la conduite intérieure de Dieu sur les âmes, soit immédiate, soit médiate, pour les faire arriver à la perfection. 35

II.    De l’état du repos sacré. 45

II. De l’état intérieur d’une âme qui après avoir suivi fidèlement Dieu dans la voie active, est enfin élevée par lui au REPOS SACRE ; /Sous la similitude d’un enfant porté par sa mère sur son sein. 45

III.  Profondeur des saints Évangiles 51

III. De la profondeur des saints Évangiles, que les seules âmes de foi sont capables de découvrir. 51

IV.  États d’Oraison, représentés dans l’Évangile du Lazare 57

IV. Les divers états de la Vie intérieure et de l’Oraison, l’actif, le contemplatif, et celui de la mort du fond, suivi de la Vie divine ; représentés dans l’Évangile du Lazare. 57

V.  Degrés de l’Oraison ; comparés aux eaux qui arrosent un jardin. 63

V. Traité de la voie de l’Oraison et de ses divers degrés,/Sous l’emblème des différentes manières d’arroser un jardin. 63

Avant-Propos. 63

1. Nécessité de bien correspondre à Dieu. 2. Fin et effet de sa divine opération en l’âme. 3. Sujet de ce traité. 63

Premier degré 65

4-6. Voie active et de méditation, sa nécessité et sa fin. 65

Réflexion sur ce premier degré. 67

7-8. Qu’en ce degré il ne faut pas se simplifier, ou cesser d’agir. 67

Second degré 68

9. Oraison d’affection. 10-12. Ici l’âme ne doit pas cesser d’agir, mais coopérer fidèlement avec Dieu. 13. Ce degré ne peut être continuel. 68

Réflexion 71

14.15. Fidélité requise pour avancer. 16. Fin de ce degré et commencement du troisième. 71

Troisième degré 73

17. Perte de l’opération propre par l’abondance de l’opération divine. 18-21. Comment l’âme y coopère. 22, 23. Similitude. 24-27. Effets admirables de cette opération divine en l’âme. 28-30. Qui se perfectionnent de moment en moment, nonobstant les sécheresses et les tentations. 73

Réflexion 79

31-33. En quoi consiste la fidélité de l’âme en ce degré. 34, 35. Qu’il est de grande conséquence d’être fidèle à son don d’Oraison. 38, 39. Avis pour ceux qui ne sont pas capables de ces voies. 79

§. 82

40, 41. Que Dieu a gravé en nos cœurs les instincts de ces choses. 42-46. Bonheur de ceux qui y sont bien fidèles. 82

Quatrième degré 86

47, 48. état tout passif et de la pure opération divine. 49-54. Ses grands effets en l’âme. 55, 56. Qui n’y coopère que par un repos entier et divin. 57, 58. Preuve et assurance de cet état. 59. Révélation admirable de Dieu dans le néant de la créature. 86

§. 93

60-62. Passiveté divine, différente de la passiveté de lumière. 63-66. Nudité entière de l’âme pour trouver tout Dieu en elle. 67-69. Manifestation de Jésus-Christ et de ses états, bien postérieure à celles de Dieu. 93

Réflexion 98

70-72. Que tout ce divin ouvrage s’opère en foi. 73, 74. Croix qui l’accompagnent. Fidélité à son état et au moment présent. 75. Perte de tout désir en plein repos et abandon. 98

VI. Voie de la perfection sous l’emblème d’un Nautonnier 101

VI. Description de la conduite de Dieu sur l’âme pour la mener à la perfection et lui faire trouver la vérité, sous l’emblème d’un Nautonnier qui va faire un grand voyage. 101

AVERTISSEMENT [Madame GUYON] 101

1 – 4. Occasions et sujet de ce traité. 5. Similitude pour expliquer la voie de la perfection. 101

6-8. Du Premier degré, où après les premiers travaux de la conversion 9-11. L’âme s’abandonne à la conduite de Dieu. 12-18. Qui ne manque pas d’opérer en l’âme pour l’avancer vers lui. 104

§. 109

19-22. Purification de l’âme par le feu de l’attribulation et son grand effet. 23-26. Qu’il ne faut pas s’attendre à des épreuves extraordinaires. 27-31. Bonheur qu’on trouve par cette voie, qui fait jouir de Dieu même de plénitude en plénitude. 109

§. 115

32-35. Cause des peines qu’on souffre au commencement, et défauts fort nuisibles en cette voie. 36, 37. Pour y être fidèle il faut s’attacher à la pureté et aux devoirs de son état. 38-40. Exemple de la vie cachée de Jésus-Christ et des âmes intérieures. 115

33. Trois choses sont fort nuisibles en ce degré. 115

§. 119

41-44. Du second degré, ou de la Foi toute nue et simple, et comment l’âme y est élevée peu à peu. 45. Comment ses défauts y sont consumés. 46-48. Activité infinie de l’opération divine qui devient ici toute naturelle à l’âme en plein repos. 119

§. 122

49, 50. Merveilles qui s’opèrent ici, où l’âme retrouve tout ce qu’elle a perdu en son dénuement. 51-56. Description de ce dénuement, nécessaire pour conduire l’âme en son centre. 57, 58. Quelle est la vie et l’oraison de cette âme. 122

§. 127

59-62. De l’état du centre, où l’âme est revivifiée selon toute l’étendue de sa création. 63-68. Fidélité nécessaire afin d’arriver là. 69, 70. Abandon absolu, suivi d’une grande facilité à demeurer en Dieu. 71,72. Des défauts en cet état. 127

VII. De l’oraison de foi sous la figure d’un petit oiseau 135

VII. L’oiseau ou explication de l’oraison de foi Sous la figure d’un petit oiseau, lettre sur l’oraison de foi et ses trois degrés. 135

Déduction plus étendue du même sujet. 137

1-5. Premier degré de l’opération de la foi, le dénuement et la perte. 6, 7 ; Second degré le repos et le calme, quoiqu’en mort. 8-11. Figure de ces deux degrés, qui disposent l’âme pour la suite. 137

§. 141

12, 13. Troisième degré, la Vie nouvelle et sa figure. 14-16. Comment s’opère cet état par la foi peu à peu. 17-22. Description de cette vie nouvelle et ses progrès. 23-27. Moment éternel, où l’âme trouve et fait tout en vie de Dieu. 28-32. Activité divine donnée à l’âme. 33-36. Dégorgement en prières et bonnes œuvres. 141

§ 154

37. De l’oraison de chaque degré et comment y faire ses actions. 154

Premier degré 154

38, 39. Marques et commencement du Premier degré, et ses effets en l’âme. 40, 41. Oraison de ce degré. 42-47. Pratiques de piété et actions du jour. 154

Second degré 159

48-49. Second degré et ses effets. 50-53. De l’oraison des âmes de ce degré. 54-57. Leurs pratiques de piété et leurs actions journalières. 159

Troisième degré 164

58, 59. Du Troisième degré. 60-62. Oraison de l’âme en ce degré. 63-67 ; Ses actions et ses exercices. 164

§ 169

68. Revivification de l’âme en Dieu vers la fin de cet état. 69-71. Son oraison et ses pratiques. 72-74. Multiplicité et fécondité en unité divine. 75. Jouissance de Jésus-Christ par état. 76. Croix passagères et croix par état. 169

VIII.  Les croix inséparables du don de l’oraison 175

VIII. Que les morts et les croix sont inséparables du don de foi et d’oraison dans tous ses degrés ; et qu’il les faut porter selon son degré de passiveté et de jouissance de Dieu. 175

IX.  Opération de la Sainte Trinité dans les âmes 180

IX. Des opérations de la sainte Trinité dans les âmes, où elle produit ou ses divins effets dans leurs puissances, où soi-même dans leur fond. État et vue du centre. 180

X. Sur l’état du Centre 183

X. Réponse à quelques doutes ou difficultés sur l’état d’une âme qui commence d’arriver en son fond ou centre. 183

PREMIÈRE DEMANDE. 183

Si l’âme doit avoir actuellement Dieu en vue dans toutes les choses qu’elle fait afin que ces mêmes choses lui soient Dieu. 183

RÉPONSE 183

SECONDE DEMANDE 185

Quand est-ce que la lumière du fond éclaire l’âme et, si l’âme la connaît toujours, quand elle l’a et en jouit. 185

RÉPONSE 185

TROISIÈME DEMANDE. 186

Si tous les mouvements qui me viennent quand je demeure dans mon centre et dans la perte, sont de l’opération de Dieu ; ou bien si je n’en dois plus avoir, et si je les dois généralement laisser tous perdre en Dieu et demeurer dans la seule et unique paix en Dieu dans le néant de toutes choses. 186

RÉPONSE. 186

QUATRIÈME DEMANDE. 187

Si je ne dois plus avoir ni ne faire jamais aucuns actes intérieurs : et comme il arrive que j’en ai quoique très rarement, si c’est Dieu qui les opère et les fait en moi encore qu’il n’y paraisse rien d’extraordinaire ; et quelle est la marque pour connaître quand c’est Dieu qui les fait et opère. 187

RÉPONSE. 187

CINQUIÈME DEMANDE. 188

Je vous supplie d’avoir la bonté de me dire quelque chose de la vie de l’âme dans son centre. 188

RÉPONSE. 188

SIXIÈME DEMANDE. 188

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que j’ai à présent un bien plus grand calme et une plus grande paix que dans toutes les misères, pauvreté et le reste, et je crains même que je n’y donne lieu. 188

RÉPONSE. 188

SEPTIÈME DEMANDE. 189

Il me semble que je suis quelquefois plus nue et que d’autres fois j’ai plus de mouvement ; mais pour l’ordinaire c’est la nudité. 189

RÉPONSE. 189

HUITIÈME DEMANDE. 189

Il me semble que mes sens et mes puissances se remuent comme en cachette et à la dérobée pour pouvoir jouir et se perdre dans l’unité et dans le centre. 189

RÉPONSE. 189

NEUVIÈME DEMANDE. 189

Il me semble que le distinct, le particulier et l’aperçu sont une fatigue et une peine pour ce centre, et que cela l’incommode. J’aurais plusieurs choses à vous dire là-dessus, mais je ne sais comment m’expliquer ; c’est un abîme où il faut que je perde tout. 189

RÉPONSE. 189

DIXIEME DEMANDE. 190

Une de mes plus grandes peines pour le présent est le dénuement dans lequel je me trouve de plus en plus pour la pratique des vertus. 190

RÉPONSE. 190

ONZIÈME DEMANDE. 190

Il me semble que j’expérimente quelque chose de Jésus-Christ dans le centre, et que même mes puissances et mes sens lui sont exposés pour recevoir de lui tout ce qui me manque dans la pratique des vertus, ou plutôt pour le laisser lui-même les pratiques en moi. 190

RÉPONSE. 190

DOUZIÈME DEMANDE. 190

Toute chose tant intérieures qu’extérieures me deviennent indifférentes et je ne me soucie presque plus de rien, pourvu que je demeure nue et libre et que je conserve ma paix ; car pour le présent je fais ma joie de mon dépouillement et de ma nudité, comprenant bien que cela vaut bien mieux que tout le passé. 190

RÉPONSE. 190

TREIZIÈME DEMANDE. 191

Il me semble que je dois aussi laisser perdre cette paix, et toutes choses quelque élevées qu’elles soient ; et que je ne suis bien que quand je n’ai rien et que je ne vois rien. 191

RÉPONSE. 191

QUATORZIÈME DEMANDE. 191

S’il faut que pour toutes choses je sois dans l’anéantissement ; car il me semble que Dieu ne demande que cela de moi. 191

RÉPONSE. 191

QUINZIÈME DEMANDE. 191

Ayant dit à Madame… quand j’ai eu l’honneur de lui parler, que j’avais compris par ce que vous m’avez dit que j’étais arrivé au centre, que vous m’aviez dit que Dieu était dans le centre de mon âme, et qu’en me donnant des avis, vous m’aviez presque toujours parlé du centre et donné des avis pour me perdre dans ce centre et pour y demeurer perdue. Elle a peine à croire que vous m’ayez dit cela, car elle croit que je n’y suis pas arrivée, mais que j’en suis bien proche, parce qu’elle me trouve plus dénuée que jamais. 191

RÉPONSE. 191

SEIZIÈME DEMANDE. 192

Je vous supplie de me faire encore la grâce de me dire d’où vient que dans les peines et les souffrances tant intérieures qu’extérieures que je porte depuis le temps que vous savez, je n’y ai aucune joie, ni satisfaction et contentement, quoique que je ne puisse ni ne veuille vouloir autre chose que ces mêmes choses quand elle m’arrivent, et que je ne vois que la souffrance toute nue et rien qui me console. 192

RÉPONSE. 192

DIX-SEPTIEME DEMANDE. 192

Si je ne dois nullement me mettre en peine de ce qu’ayant Dieu dans le centre de l’âme, ainsi que vous me l’avez assuré et que même j’en ai quelque expérience et connaissance, quoique je ne sache comment cela se fait, dans cette possession que Dieu a pris de mon fond, je n’en ai nulle joie ni contentement : car le contentement que j’ai ne me paraît pas, ni ce que Dieu fait et opère en ce fond, puisqu’il me semble qu’il n’y fait rien, et je n’en aperçois point d’effet : tout ce que je vois est, que ce fond n’est plus mon fond et qu’il se perd de plus en plus, et qu’il y a quelque chose qui l’absorbe et qui le cache, ou plutôt l’anéantit. 192

RÉPONSE. 192

DIX-HUITIÈME DEMANDE. 193

Je vous prie de me dire s’il ne me suffit pas d’avoir Dieu pour le centre de mon âme et si je ne dois pas Le laisser être et faire toutes choses en moi, et aussi qu’Il me soit tout en toutes choses, et que toutes choses me soient Lui, et que ce soit là tout mon exercice. 193

RÉPONSE. 193

XI.  Sur l’état du Centre (Avis) 194

XI. Avis (note P.) sur l’état d’une âme qui commence à se perdre en Dieu par la foi nue. 194

XII. Éclaircissements sur l’Oraison et la Vie intérieure 199

XII. Plusieurs éclaircissements et Instructions sur les divers états d’oraison et les dispositions les plus essentielles de la vie intérieure en forme de réponse à quelques demandes. 199

XII. Éclaircissements sur l’Oraison ; etc. 293 raison de simplicité, et ceux pour les faire entrer dans l’Oraison de foi et d’anéantissement. 199

Première demande 199

Je vous supplie de m’expliquer l’oraison des âmes qui commencent d’entrer dans les voies de mortification et de présence de Dieu et ce qu’il faut qu’elles fassent pour l’intérieur et pour l’extérieur. 199

Seconde demande 199

Je vous demande de plus de me marquer les signes convaincants pour les faire entrer dans [293] l’oraison de simplicité, et ceux pour les faire entrer dans l’oraison de foi et d’anéantissement. 199

RÉPONSE [S] 199

1-10. Comment connaître les âmes propres à la simple présence et union de Dieu en foi. 11-15. Moyen de recouvrer ce don quand on l’a perdu. 16-19. Vie et conduite des âmes appelées à cette grâce. 199

§. 208

20-35. De la lumière de Foi, qui est le propre caractère de ces âmes ; avec la Réponse à plusieurs doutes. 208

§. 216

36-39. Quand l’âme peut cesser l’opération de ses puissances. Et du don de la contemplation. 40-43. Comment se disposer pour la lumière divine de la Foi. 44-47. Que cette lumière s’attache à découvrir les défauts. 216

Troisième demande 223

Expliquez-moi de plus le recoulement en Dieu pour les âmes qui ont des paroles intérieures, des ligatures des puissances, des visions et des révélations, et l’usage qu’elles doivent en faire. 223

RÉPONSE 223

1. De l’usage qu’il faut faire des grâces extraordinaires dans le degré de la Méditation et des affections. 8-12. Dans celui de la Contemplation. 13-16. Des goûts intérieurs, ligatures des puissances, etc. 17-23. De degré de la Foi, et de ses divers états et comment l’âme y est élevée. 24-30. Si dans ce degré l’âme a des grâces extraordinaires. 223

Quatrième demande 237

Je vous prie aussi de m’expliquer la conduite de Dieu le Père sur Son Fils en Son incarnation, Sa vie et Sa mort, où Il ne Le fait paraître que comme un homme du commun, ne faisant quasi rien en Lui qui parût que comme en un autre homme. Ce point-là me touche extrêmement. Il me semble que j’aime Jésus-Christ en Son état intérieur et extérieur, et je désire Sa gloire. Je [360] n’ai point de plus grand contentement que de savoir que Dieu est, et que je ne suis rien et aussi bien que le reste des créatures, et j’ai plaisir de savoir que je ne puis rien du tout sans Lui. 237

RÉPONSE 237

1-4. Merveilles que la Foi découvre en l’Incarnation et la vie cachée de Jésus-Christ. 5-13. Comment la Foi devient à l’âme Sagesse divine qui donne et révèle Jésus-Christ et ses mystères. 237

§. 243

14,15. Communication de cette Foi, par degrés. 16, 17. Que la foi est permanente en l’âme nonobstant ses faiblesses. 18-21. Ses progrès et ses découvertes admirables. 243

Cinquième demande 247

Je vous prie encore de m’expliquer ce mot : Et erat subditus illis, comme vous me l’avez dit pour moi et comme je dois expliquer aux autres. 247

Je vous demande aussi un petit discours pour détruire la sagesse humaine, la raisonnable, et pour faire voir comment se conduire selon celle qui paraît plus surnaturelle en ce qui regarde le bien temporel ou spirituel d’une famille ou Communauté. 247

RÉPONSE 247

1-5. Mistère de la Vie cachée et soumise de Jésus-Christ, et instructions qu’il renferme. 6. Fécondité de ce mistère, dans les âmes de foi. 7-9. Vérités et conclusions qui en suivent. 247

10-17. Principes solides de la bonne conduite d’une maison 252

Sixième demande 255

Je vous demande encore de m’expliquer quand une âme ne doit plus faire de distinction entre Jésus-Christ et ce qu’elle fait par Son ordre ou par celui des supérieurs. Dites-moi aussi bien nettement ce que c’est que de marcher dans la voie que Dieu veut de nous et d’être toujours comme Il veut ; et ce que c’est que la vraie paix et le vrai repos du cœur, parce qu’il y a des naturels fort paisibles, qui pourraient prendre le naturel pour la grâce. 255

RÉPONSE. 255

§. 255

§ 256

Septième demande 258

Je vous demande de plus ce que c’est que le fond de l’âme et comment il faut y habiter ; et quel est le moyen d’entrer dans la liberté d’esprit. 258

RÉPONSE. 258

1- 7. Du centre de l’âme et comment l’âme y est introduite par la foi. 8,9. Excellence de cet état. 258

§ 262

10-24. Plusieurs questions pour l’Éclaircissement du sujet. 262

10.  I « Comme cette lumière du centre est une lumière fort pure et très relevée, elle me paraît difficile à comprendre ; c’est pourquoi je vous prie de me permettre de vous faire quelques questions, afin de m’éclaircir certains doutes que j’ai. 262

Toutes les âmes qui arrivent à l’union, arrivent-elles au centre et par conséquent jouissent-elles de cette divine lumière du centre ? » 262

11. II . « Cette lumière de foi que vous dites faire et opérer ce divin centre, ou pour me servir de vos termes, cette lumière divine qui conduit suavement l’âme en la perdant, ne me paraît pas lumière : car il me semble que durant tout le temps que les sens et les puissances se simplifient et se perdent je ne sais où, en suivant ces ténèbres et en étant fidèle à ces obscurités, sécheresses et pauvretés, ce que l’âme expérimente n’est pas une lumière, mais un défaut de lumière, lequel affame et fait mourir insensiblement ses sens et ses puissances ; et qu’en vérité, ce n’est point un excès et une abondance de lumière comme vous me le dites parlant du fonds. » 263

12. III. « Durant le temps de la perte et du recoulement des sens et des puissances dans l’unité ou dans le centre, il arrive à l’âme tant de pauvretés et elle est si obscure et si pauvre que souvent les sens et les puissances s’ennuyant, vont insensiblement se courber vers les créatures et mendient quelques petits plaisirs afin de se refaire. De plus ces longues obscurités et pauvretés étant surchargées de plusieurs défauts assez fréquents, il en arrive des doutes [410] qui embarrassent très souvent l’âme. 264

Tout cela n’empêche-t-il point la course de la foi ? » 264

15. IV. « Quand la lumière de la foi s’est tellement accrue qu’elle a perdu les sens et les puissances, les réduisant en unité par la perte aperçue de leur opération en distinction, ont-ils alors leur opération en cette même lumière ? » 265

16. « Comment donc cela se fait-il ; car il me semble que très longtemps, les sens et les puissances étant fort simplifiés et perdues en leur opération, on n’aperçoit qu’une simplicité [412] obscure et très sèche, qui ne marque aucune opération ? » 265

17. « Mais, au nom de Dieu, dites-moi si une pensée que j’ai n’est point vraie, savoir comme la foi simplifiant et appauvrissant les sens, les passions et le reste de l’âme qui est capable des vertus, l’âme a souffert une extrême disette et pauvreté des mêmes vertus, et en quelque façon en été privé durant tout ce temps-là, si Dieu n’a point fait cela tout exprès afin de faire dans la suite revivre ces mêmes sens et passions en vertus, par le fond et le centre ? » 266

18. V. « Je vous prie de me dire encore s’il arrive des extases et des visions à telle âme ? » 266

19. VI. « Dites-moi encore si la perte et le recoulement des sens et des puissances est long, et si cela se fait l’un après l’autre, c’est-à-dire si les sens recoulent les premiers et ensuite les puissances ? » 266

24. « Mais me direz-vous, quand ils sont en ce degré, sont-ils si bien morts qu’ils ne peuvent revivre ? » 269

« Mais enfin y a-t-il un temps en cette vie ou l’âme soit si perdue et si vivante en Dieu qu’il n’y ait plus rien des puissances, des sens et les passions à perdre ? » 270

Huitième demande. 271

Comment on doit prendre du soulagement dans la jeunesse ; et surtout dans la vieillesse. 271

Réponse. 271

1 – 6. Précaution pour la jeunesse. 7 — 11. Pour les personnes âgées. 271

Neuvième demande. 275

Comment il faut garder ses sens, et tout l’intérieur et l’extérieur pour vivre en pureté. 275

Réponse. 275

1 – 7. De la purification des sens et des puissances par la destruction des passions. 8 — 15. Qu’elle est différente selon les trois états de la foi. 275

Dixième demande. 283

Comment il faut converser avec les créatures. 283

Réponse. 283

1 – 3. Maximes générales. 4 — 10. Règles spéciales pour les âmes de chaque degré de la foi. 283

LE DIRECTEUR MISTIQUE VOLUME II LETTRES 2.01 à 2,70 287

2.01 Don du repos intérieur 288

LETTRE I. Comment Dieu donne peu à peu à l’âme le Repos Intérieur, et enfin sa Paix Divine. Excellence de ce don, qui s’augmente et fructifie de plus en plus par toutes les croix et contrariétés de la Vie. 288

2.02 Vie solitaire et d’oraison 294

LETTRE II. Avantages de la vie solitaire et d’Oraison par-dessus les saintes occupations 294

2.03 Du dessein de tout quitter. 296

L. III. Que le dessein de tout quitter ne doit s’exécuter qu’avec ordre et dépendance de Dieu. 296

2.04 Conformité à la volonté de Dieu. 297

L. IV. Conserver la conformité à la volonté de Dieu, nonobstant ses fautes et les dissipations de notre état. Utilité des croix. 297

2.05 Comment juger de l’intérieur 298

L. V. Qu’il faut juger de la vérité de l’Intérieur par la fidélité à la pratique des vertus et à mourir à soi par toutes les croix de providence. 298

2.06 Chemin pour trouver Dieu. 301

L. VI. Qu’on n’avance vers Dieu que par les sécheresses et la perte de tout. Chemin raccourci pour trouver Dieu par les providences de notre état. Plusieurs avis. 301

2.07 Mourir à soi. 304

L. VII. Travailler à mourir à soi selon la lumière présente. 304

2.08 Patience en travaillant à sa perfection 305

L. VIII. Qu’il faut avoir grande patience avec soi-même en travaillant à sa perfection. 305

2.09 Faire en paix ce que Dieu demande. 307

L. IX. Fidélité à faire en paix ce que Dieu demande, sans s’embarrasser de ses fautes et tentations. 307

2.10 Sécheresses et simplicité. 308

L. X. Sécheresses et simplicité en l’Oraison. 308

2.11 Édifier avant que de dénuer. 309

L. XI. Qu’il faut édifier et purifier les âmes par de bonnes lumières et pratique, avant que de les dénuer et de les acheminer à l’oraison de foi. 309

2.12 Fidélité à sa voie 312

Fidélité à la voie que Dieu choisit pour nous. Bonheur de le connaître. Avantages de celle qui conduit par les pauvretés et misères. Remédier à ses défauts selon sa voie et par sa voie même. 312

2.13 Expérience de ses misères 317

L. XIII. Que Dieu ne s’approche de l’âme qu’en l’anéantissant par l’expérience de ses misères afin de la purifier. Comment y correspondre en paix et abandon total. 317

2.14 Trouver Dieu dans les croix de notre état. 319

L. XIV. Que la foi fait trouver Dieu en toutes les croix et contrariétés de notre état. Porter les peines de ses dissipations et tentations, et le sentiment de ses misères sans s’en ébranler. 319

2.15 Pensées involontaires de vanité. 321

L.15 Aller bonnement avec Dieu en négligeant les pensées involontaires de vanité. 321

2.16 Vraie sainteté des choses bonnes 323

Vraie sainteté des choses bonnes. Se laisser conduire en tout à la providence et à l’ordre de Dieu, agréant même la privation des moyens extérieurs dans ce même ordre et se plaisant uniquement dans le bon plaisir divin. 323

2.17 Croix et fatigues. Usage des défauts. 328

L. XVII. S’assurer solidement dans sa voie. Comment régler et porter le sensible qui est d’ordre de Dieu, comme aussi les fatigues de notre état. Faire usage de ses défauts pour s’apetisser. Présence de Dieu au milieu des embarras. 328

2.18 Oraison dans les grands embarras 332

Avis de conduite pour une personne intérieure engagée par nécessité en de grands embarras. 332

Quand cet état la souplesse paisible sous la main de Dieu supplée à l’oraison actuelle, et fait trouver Jésus-Christ en toutes choses, en mourant à soi par toutes les providences journalières. 332

2.19 Abandon dans les contrariétés. 335

L. XIX. Se mettre en repos par abandon à Dieu, afin de le trouver dans toutes les contrariétés de providence. 335

2.20 Outrepasser les hésitations de la nature. 337

L. XX. Faire ce qu’on peut pour contenter Dieu, en outrepassant les difficultés et hésitations de la nature. 337

Lettre à l’auteur. Fidélité à l’ordre de Dieu. 338

État d’une personne engagée à la Cour par fidélité à l’ordre de Dieu, et qui y trouve la paix, l’esprit d’oraison, le remède à ses défauts et le soutien parmi les dangers. 338

2.21 Fidélité dans les choses de notre état (Réponse) 339

L. XXI. Réponse à la précédente. /Se posséder en repos dans toutes les choses de notre état, comme étant ordre de Dieu sur nous, pour y trouver Dieu véritablement, quoique ces choses y semblent contraires selon les sens. Comment faire usage des sécheresses et des défauts même, pour avancer vers Dieu. 339

2.22 Tendre à Dieu en repos. 342

L. XXII. Les âmes d’un fond fort actif, doivent tendre à Dieu par de bons désirs avec ferveur, mais en repos, mourant à soi par toutes les providences. Avis sur l’Oraison, les sécheresses et les tentations. 342

2.23 Outrepasser les dons extraordinaires. 345

L. XXIII. Qu’il faut outrepasser les dons extraordinaires en mourant à soi, et tendre à la pure vertu en avançant vers Dieu par tout ce qu’il donne. 345

2.24 Bonheur des grandes croix.  349

L. XXIV. Bonheur des grandes croix, et manière de les bien porter. Source de grâces qui s’y trouve quand on y est fidèle. Avoir soin de sa santé. Se calmer dans les troubles en s’abandonnant à Dieu. 349

2,25 Obscurités. Vraie dévotion. 353

L. XXV. Fidélité dans les obscurités. Vraie dévotion ; mourir à soi par les providences de son état. Comment combattre ses passions. 353

2.26 Fidélité à se corriger dès le commencement. 354

(De la fidélité à se soutenir dans les sécheresses et à combattre sa corruption. Qu’il est de conséquence, de faire usage de la lumière en son commencement pour se corriger. Présence de Dieu durant qu’on y travaille. Veiller contre l’amour-propre dans les choses mêmes de Dieu.) 354

2.27 Dieu opérant par les croix. 360

L. XXVII. Que les croix sont l’instrument par lequel Dieu opère plus magnifiquement en l’âme, qui se laissant en la main de la foi et de la providence, y doit être bien fidèle, de quelque part qu’elles [ces croix] lui viennent. 360

Lettre à l’Auteur : fidélité à l’ordre de Dieu. 368

Fidélité à suivre l’ordre de Dieu dans les croix de notre état. 368

2.28 Réponse à la [lettre] précédente : joie solide dans l’ordre de Dieu. 369

L. XXVIII. Que la seule expérience peut faire goûter la joie solide qu’on trouve dans l’ordre de Dieu, en mourant à soi avec fidélité. 369

Lettre à l’Auteur : paix dans les croix, etc. 371

Paix et joie dans les providences crucifiantes de notre état. 371

2,29 Réponse à la [lettre] précédente : marque sûre de la vraie lumière. 372

L. XXIX. Que la fidélité à se contenter de l’ordre de Dieu dans les providences humiliantes de notre état est la marque sûre de la vraie lumière, et ouvre la porte pour trouver Dieu. Se simplifier à l’Oraison. 372

2.30 On n’arrive à Dieu que par la mort. 375

L. XXX. Qu’on ne peut aller à Dieu que par la mort, qui même va toujours en augmentant par différents degrés. Raison de cette conduite de la sagesse divine. Comment y correspondre selon l’état où l’on est de simplicité ou de passivité. 375

2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a. 380

L. XXXI . faire usage de ce qu’on a de moment en moment pour aller à Dieu, qui ne manque de se communiquer par la à l’âme selon son besoin, et de la faire mourir à soi, afin qu’elle devienne une créature nouvelle. 380

2.32 Mourir au sensible 383

L.XXXII. mourir au sensible, pour se conduire par la pure foi. 383

2.33 Fidélité à la foi purifiante. 385

L. XXXIII. Fidélité à la lumière purifiante de la foi au milieu des misères qu’elle découvre dans l’âme. 385

2.34 Fidélité à la foi purifiante 387

L. XXXIV. Sur le même sujet. 387

2.35 Purification de l’âme par la foi 389

L.XXXV. De la purification des sens, des puissances et du fond de l’âme par la lumière de la foi ; et que l’on n’y doit être constamment fidèle pour arriver à l’illumination et à l’union. 389

2.36 Foi opérant dans les sécheresses. 396

L. XXXVI. Que la foi divine opère incessamment dans l’âme qui y est fidèle, pour la purifier, nonobstant ses sécheresses et obscurités. 396

Lettre à l’auteur. 399

Pour lui rendre compte d’une retraite ; et de quelques difficultés touchant l’oraison de simple foi. 399

2.37 Nudité dans l’Oraison de foi. 400

L. XXXVII. Réponse à la précédente sur la simplicité et nudité dans l’Oraison de foi ; sur le désir d’y produire quelques paroles ; sur les doutes de son état ; sur les lectures et conversations ; sur la conséquence à ne pas prévenir l’opération de Dieu ; sur les sujets d’Oraison. 400

2.38 Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Etc. 406

L. XXXVIII. Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Avis sur le dégoût des conversations, sur la Confession, la Communion, les souffrances et les défauts. 406

2.39 Purification. état de simplicité 410

L. XXXIX. Se laisser purifier à Dieu par l’expérience de ses misères. Comment remédier à ses défauts en l’état de simplicité. Secret pour aller promptement à Dieu. 410

2.40 Mourir à soi en toutes choses 414

L. XL. Fidélité à poursuivre la mort de soi-même en toutes choses. 414

2.41 Patience à se corriger 416

L.XLI. Travailler avec une patience humble à se corriger. Vœu d’obéissance. Être fidèle aux instincts du pur amour dans l’expérience de ses misères. Que la vraie perfection consiste dans le bon plaisir divin. 416

2.42 Trouver la vie par la voie de la mort. 420

L.XLII. L’âme fidèle à l’ordre divin trouve en tout ce qu’elle a et ce qui lui arrive, sa vie et sa béatitude par la voie assurée de la mort. 420

2.43 Dépendance du bon plaisir divin 422

L.XLIII. Que l’âme de foi trouve tout ce qu’il lui faut et Dieu même par la fidélité à la dépendance du bon plaisir divin en tout ce qui lui arrive à l’exemple de Jésus-Christ. 422

2.44 Présence de Jésus-Christ en l’âme. 425

L.XLIV. Effets de la présence de Jésus-Christ dans l’âme. 425

2.45 Voie à la liberté divine 426

L.XLV. La lumière de foi en aveuglant et apetissant l’âme, la conduit à la liberté et à l’immensité divine. Fidélité de se contenter de l’ordre divin de moment en moment, quelque détruisant qu’il paraisse. 426

2.46 Chemin pour trouver Dieu 430

L.XLVII. Voir en lumière divine. Mourir à soi est le seul chemin pour trouver Dieu et toutes ses merveilles. 430

2.47 Moyens de devenir heureux. 432

L.XLVII. Que la pauvreté, la souffrance et l’abjection rendent véritablement heureux. 432

2.48 Voie du néant et de la perte 434

L.XLVIII. Que la voie de l’anéantissement et de la perte totale est préférable à celle des lumières. 434

2.49 Paix intérieure. Oraison de foi 436

L.XLIX. le moyen d’établir la paix intérieure. Que l’expérience de nos misères sert pour faire croître l’oraison de foi. 436

2.50 Retour en Dieu par la foi 439

L. L. du retour de l’âme en son fond est en Dieu, par la lumière de la foi. 439

2.51 Foi passive et son progrès. 441

L.LI. De la foi passive et de son progrès en l’âme. 441

2.52 Avantages de la foi passive 442

L.LII. Que la foi passive qui paraît si petite et si obscure en son commencement, et même en son progrès, avance admirablement les hommes fidèles à la suivre en mourant à soi. 442

2.53 La foi conduisant par les sécheresses 446

L.LIII. Que la foi en conduisant l’âme par les sécheresses et l’obscurité la fait heureusement arriver à Dieu. 446

2.54 Foi dans les sécheresses des sens 449

L.LIV. De la fidélité à faire usage de la foi, au milieu des sécheresses des sens. 449

2.55 Enfance spirituelle. Participation de J. C. crucifié. 452

L.LV. Vocation à la S [ain] te Enfance de Notre-Seigneur. Participation de Jésus-Christ crucifié. 452

2.56. Enfance spirituelle. 455

L.LVI. Usage des maladies. État d’enfance spirituelle. 455

2.57. Usage des maladies. 456

L.LVII. Dessein de Dieu dans les maladies envoyées aux personnes d’oraison, et comment y correspondre. 456

2.58. Solitude et dégagement. [1674 ?]  459

L.LVIII. Avantages de la solitude et dégagement entier des créatures. 459

2.59. Se souffrir. 460

L.LIX. Se corriger et se souffrir soi-même en paix et en abandon. 460

2.60 Abandon. Tristesse. Lecture. 461

L.LX. S’abandonner nuement à tout ce qui nous arrive, quelque détruisant qu’il soit. Comment outrepasser la tristesse. Quand il est temps de quitter ou de ne pas quitter la lecture. 461

2.61 Soumission et abandon, etc. 464

L.LXI. Que la pure soumission et l’abandon total à la divine Providence faisant sortir l’âme de soi, la fait [font] courir à Dieu sûrement, et l’acheminant au pur dénuement devient [deviennent] pour elle une source de lumière continuelle et féconde en tout. 464

2.62 Source de lumière divine en l’âme. 467

L.LXIII.Bonheur de l’âme qui découvre en soi la source de lumière divine qui fait trouver Dieu et Jésus-Christ, lorsqu’on y est fidèle par la séparation de tout le créé. 467

2.63 Fidélité au divin néant en foi 470

L.LXIII. Comment l’âme appelée au divin néant en foi nue y doit demeurer fidèle, et faire en Dieu son oraison et toutes ses actions et pratiques. Accroissement et fécondité de cet état, qui fait germer Jésus-Christ. Piège que le diable tend à ces âmes. 470

2.64 Divine Justice, partage du pur amour… 477

2.65 Lumière du fond et de ses effets 480

2.66 La lumière divine se levant en l’âme 486

L. LXVI. état d’une âme la lumière divine commence à se lever par le centre. Sûreté de la voie de foi qui mène la par le vide, la certitude et la perte de tout. Différence des âmes conduites par la foi lumineuse d’avec les autres qui vont par la foi obscure. Que celles-ci font les délices de Dieu nonobstant leur faiblesse. 486

2.67 Liberté divine/Perte en Dieu. 491

L. LXVII. Liberté divine d’une âme perdue en Dieu, et manière de la conserver dans les occupations extérieures. 491

2.68 Génération du Verbe en l’âme. 492

L. LXVIII. D’une âme qui ayant trouvé Dieu, devient féconde en lui par la Génération du Verbe en elle. 492

Lettre à l’Auteur. Activité, etc. 495

Lettre à l’Auteur. État d’une âme peinée sur ce qu’elle se trouve très active quoiqu’en repos et en unité, et sur son impuissance à remédier à ses défauts. 495

2,69 Réponse à la précédente : Se laisser à Dieu. Vrai néant de l’âme. 496

L. LXIX. Se laisser en tout à la conduite de Dieu. Remédier à ses défauts avec humilité et patience. Néant véritable où l’âme doit tendre soit en l’Oraison, soit en l’action. 496

2,70 [Partie I] : Vie divine des sens. 499

L. LXX. Éclaircissements de quelques difficultés proposées à l’Auteur au sujet de la lettre précédente. 499

I. 499

Les sens peuvent-ils être féconds en manières divines avant que d’être morts et anéantis entièrement ? Les miens ne le sont pas assurément, puis que [s.] leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont, ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants ? [388] 499

RÉPONSE. 499

De la vie divine des sens par la communication sensible des états de Jésus-Christ, qui est le comble des miséricordes de Dieu en cette vie ; et des moyens pour y arriver. 499

[Partie II] : Lumières des âmes imparfaites. 502

II. 502

Puisque l’on ne peut rectifier les puissances, ni les sens, à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent, sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable ? [394] 502

RÉPONSE. 502

Que Dieu ne manque pas de donner grâce et lumière aux personnes encore imparfaites. 502

[Partie III] : Mort de la mémoire. 503

III. 503

De même ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde ? 503

RÉPONSE. 503

Que la mort de la mémoire pendant que l’âme se simplifie, est bien différente de la perte de cette puissance en Dieu. Que les puissances perdues en Dieu ne se retrouvent en lui que selon son bon plaisir 503

[Partie IV] : Découverte des défauts. 505

IV. 505

Pour cet instinct de pureté intérieure je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles, où je ne vois point de fond et dont sans un miracle je ne crois pas pouvoir sortir ; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé. 505

RÉPONSE. 505

Que la véritable lumière découvre à l’âme de plus en plus ses défauts. 505

[Partie V] : Instinct pour recouler en Dieu. 506

V. 506

Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct, quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses a toujours augmenté. 506

RÉPONSE. 506

De l’instinct donné à l’âme pour recouler en Dieu. 506

[Partie VI] : Ménager le repos intérieur. 507

VI. 507

Pour le repos dont j’ai parlé, ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. 507

RÉPONSE. 507

Qu’il faut bien ménager le repos intérieur pour prévenir la mélancolie. 507

LE DIRECTEUR MISTIQUE VOLUME III LETTRES 3.01 à 3.70 508

[« TABLE DES LETTRES Contenues dans ce III. VOLUME » suivie d’un « ERRATA DU VOLUME III  » et d’une nouvelle page de titre légèrement allégé, sont omis] 509

3.01 Abandon à l’ordre de Dieu 510

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire. 510

3.02 Détruire son fonds de corruption.  512

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple.  512

3.03 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu. 513

L. III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action. 513

3.04 état de simplicité. 515

L. IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts. 515

3.05 Connaissance de soi. Voie du rien. 516

L. V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires. 516

3.06 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action. 517

L. VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse. 517

3.07 Petites croix. Oraison simple 519

3.08 Fidélité aux croix 522

L. VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures. 522

3.09 À qui parler, etc. 523

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés. 523

3.10 Moyen de trouver Dieu. 524

À la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente. 524

L. X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu. 524

3.11 La croix donne la vérité. 525

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie. 525

3.12 La croix fait trouver Dieu. 526

L. XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix. 526

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix. 527

L. XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde ; et quand on est accablé de croix et de tristesse. 527

3.14 Chagrin et sécheresses. 530

L. XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature. 530

3.15 Expérience de ses misères 530

L. XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état. 530

3.16 L’expérience de ses misères. 533

L. XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères. 533

3,17 Faire usage de ses défauts. 533

L. XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat. 533

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu. 535

L. XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu. 535

3.19 Solitude. Découverte des défauts. 538

L. XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts. 538

3.20 Courir vers Dieu, etc. 539

L. XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout. 539

3.21 Se complaire en Dieu 540

L. XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu. 540

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge. 541

L. XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles. 541

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras. 544

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts. 544

3.24 Réponses à des questions : 547

L. XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur. 547

I. 547

D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ? 547

II. 548

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes. 548

III. 550

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ? 550

Lettre à l’auteur. 550

État d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse. 550

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison. 552

Réponse à la Lettre précédente. : 552

L. XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ. 552

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires. 555

L. XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout. 555

3.27 Se connaître et se combattre. 556

L. XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme. 556

3.28 Dieu Se donnant à l’âme. 557

L. XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions. 557

3.29 Faire régner Dieu 558

L. XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité. 558

3.30 Oraison véritable. Foi divine 561

L. XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état. 561

3.31 Lumière de foi 568

L. XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lorsqu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie. 568

3.32. Se voir en Dieu. 574

L. XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser. 574

3.33. La mort à soi. 579

L. XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avancent vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu. 579

3.34 Vie nouvelle. 582

L. XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie. 582

3.35 Vie nouvelle. 584

L. XXXV Sur le même sujet. 584

3.36 Divine volonté 585

L. XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout. 585

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison. 587

L. XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour. 587

3.38 Immobilité dans les croix et pertes. 592

L. XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine. 592

3.39 Croix portées avec paix. 594

L. XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion. 594

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance. 595

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection. 595

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts. 595

3.41 Mystères du Néant. 597

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu. 597

LETTRE à l’Auteur. 598

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions. 598

3.42 Sécheresses et insensibilités. 599

RÉPONSE à la précédente. 599

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures. 599

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse. 602

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse. 602

3.44 S’abandonner sans réflexion. 605

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles. 605

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond. 608

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme. 608

3.47 Oraison de repos et d’abandon 610

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut. 610

3.48 Croix portées en abandon. 614

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse. 614

3.49 Faim de Dieu et ses effets. 618

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix. 618

Lettre à l’Auteur 626

Écrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : où l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse. 626

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité. 639

RÉPONSE à la précédente.  639

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce. 639

Lettre à l’auteur 642

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde. 642

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre. 647

RÉPONSE à la précédente. 647

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme. 647

3.52 Perdre son âme. 650

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée. 650

3.53 Porter ses misères en abandon. 651

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même. 651

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu. 655

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts. 655

3.55 S’outrepasser et s’oublier 662

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui. 662

3.56 Se voir en Dieu. Etc. 666

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort. 666

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité 675

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée. 675

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle 682

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu. 682

3.59 Trois degrés du don de la foi. 687

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes. 687

3.60 Avis pour l’état de la foi nue 691

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés. 691

§ 697

Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu. 697

3.61 Germe de vie dans la pauvreté. 705

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection les plus extrêmes donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté. 705

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ. 706

L. LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes. 706

3.63 état de pur abandon en nudité. 710

L. LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme. 710

Lettre à l’Auteur. 712

3.64 Anéantissements et leurs effets 713

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ. 713

Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur]. 721

Commencement de vie nouvelle en Dieu. 721

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente]. 721

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement. 721

Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond. 724

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes. 724

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente]. 726

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu. 726

3.67 Commencement de la vie en Dieu. 728

L. LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses. 728

§§ 738

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité. 738

Lettre à l’auteur. 742

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui. 742

3.68. Réponse : mourir à soi 743

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre. 743

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme. 744

LETTRE à l’auteur. 744

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada. 744

État d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité. 744

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse]. 746

RÉPONSE à la précédente. 746

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout. 746

§§. 754

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle. 754

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C. 760

Du même serviteur de Dieu. 760

État d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ. 760

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse] 761

Réponse à la précédente. 761

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée. 761

ADDITION. 767

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse. 767

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix. 767

Lettre II. Patience dans la voie de la mort. 768

De la même personne. 768

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager. 768

Lettre III. Désir de pureté d’amour. 769

D’une Supérieure. 769

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus. 769

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix. 770

D’une Religieuse. 770

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond. 770

TABLE GÉNÉRALE 772

Fin 792





Fin





Dominique Tronc « (61) Bertot revu TOTUM en Grand Format A4 & table poiret.odt » Éd. 1 le 6 décembre 2020, Éd.2 le 12 janvier 2021.

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14 516 000 en petit corps Garamond - soit plus de signes qu’une traduction de la Bible.

2Guyon disparaît en 1717 peu après Fénelon et les Ducs, Poiret meurt en 1723. Ils ont veillé à assembler Le Directeur mystique qui sera publié par l’équipe Poiret en 1726. Ensuite un choix de textes paraîtra en 1744 à Berlebourg.

3Mystique très présent dans les Justifications de Mme Guyon. — réédition : Jean de Saint-Samson, Le Vrai Esprit du Carmel, Coll. « Sources mystiques », Centre Jean-de-la-Croix, 2012.

4Constantin de Barbanson, 1622. — Réédition du corpus : Les Secrets sentiers de l’Esprit divin & Le Secrets sentiers de l’Amour divin, Anatomie de l’âme en trois parties, D. Tronc, Coll. « Chemins mystiques », lulu.com, 2014, 2020.

5«  Comment pourtant ne pas voir que s’il y a effectivement une problème de l’âme, c’est en terme d’expérience qu’il devra être posé, en termes d’expériences qu’il sera progressivement et toujours partiellement résolu ? (Bergson, Les Deux Souces de la morale et de la religion. p.280).

6Un travail considérable a été accompli par l’équipe hollandaise des amis de Poiret : au mieux à la fin de la vie de ce dernier très éprouvé par des hémoroïdes, plus probablement après son décès en 1719, l’édition datant de 1726. Ils ont fait vite pour sauver un très vaste corpus ; la présente édition (avec adjonctions des Retraites et reprises autour de destinataires choisis) doublons) couvre 4,4 millions de caractères — plus vaste que le corpus biblique.

7Que l’on compare à la réécriture courante au dix-septième siècle, par exemple celle malheureuse des Chrétien intérieur du laïc Bernières « amélioré » par le capucin d’Argentan.

8Haute densité spirituelle : par correspondants choisis — par l’absence de « lettres d’affaires » (les couvents à fonder, les données religieuses, etc. — gros des correspondances de François de Sales et de Jeanne de Chantal).

9Liens donnés en annexe en fin de volume. Je me suis un instant demandé si le gros travail présenté ici n’était pas inutile - rendu caduc par cette mise à disposition grâce à Google — aujourd’hui de lecture si commode sur tablette — mais non ! puisqu’il faut d’abord faire reconnaître la grandeur d’un corpus dont l’oubli n’est pas si étrange et dont j’avance des raisons en conclusion de cet avant-propos.

S’adapter aux imprimés d’époque (s et f confondus, etc.), ne demande que quelques heures pour accéder à la vaste littérature du dix-septième siècle (et si belle dans le domaine mystique comparée à celle du dix-neuvième). Extension culturelle « à l’économie » en comparaison de l’apprentissage d’une langue étrangère.

10Recommandées par l’excellent logiciel canadien « Antidote ».

11 Relevé d’exemplaires disponibles dans les principales bibliothèques européennes  du Directeur mistique : M. Chevalier, éditions de Pierre Poiret, Bibliotheca dissidentium. vol. V, Baden-Baden, 1985. — Heureusement « Google books » vient en aide (limitée au DM).

12 Nous en avons publié un choix : Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. «Sources mystiques», Éditions du Carmel, Toulouse/Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2005  [étude, 1-66, suivie d’un florilège, 67-575] — Puis préparé : Œuvres mystiques de Jacques Bertot, 1-2043 (!) au format A5, 1-795 au format A4 en petit corps10 (parfois 8 lors de reprises textuelles] Garamond gras ou normal, 2019, Coll. « Chemins mystiques », HC [Le Directeur Mistique I Opuscules, II à IV Lettres de Bertot, Maur, Guyon, Les Retraites I & II, Conclusion aux retraites…].

13Le Directeur Mistique, [sic] ou les Œuvres Spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières, & Directeur de Mad. Guion, avec un Recueil de Lettres Spirituelles tant de plusieurs Auteurs Anonimes, que du R. P. Maur de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, et de Madame Guion, qui n’avoient point encore vu le jour. Divisé en quatre volumes. À Cologne Chez Jean de la Pierre, 1726. Cité DM ou Directeur Mistique.

14 En fait natif de Caen. Il a pu se glisser une confusion avec le lieu de naissance de Marie des Vallées, qui appartient au même réseau spirituel. Par ailleurs un Bertout (Claude) fut chanoine de la cathédrale de Coutances.

15 DM I, « Avertissement ». Les nombreuses coupures permettent de ne livrer que les rares passages apportant une précision biographique. Ils sont distribués sur quatre pages, [4] à [7] !

16 Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, BN, F. Fr. 11 911, f. 34-35 : « À Caen ce 17e d’avril 1699/Monseigneur,/Puisque vous voulez bien savoir la naissance et la famille de feu Mr Bertot, prêtre abbé de St Gildast de Ruye en Bretagne, il s’appelait… » (suite citée). Huet la reprend dans Les origines de la ville de Caen, 2éd., Rouen, 1706, 398-399.

17 Les archives notariales relatives au couvent des ursulines de Caen livrent une «liasse à 24 pièces» relative aux ventes de parcelles de terres de la paroisse de Tracy à Louis et Philippe Berthot, des années 1495 à 1601 : témoignage du don fait par Bertot, unique exemple de pièces provenant d’une personne étrangère au couvent (Archives Départementales, Caen : « 19. Ursulines fondées par Bernières : 2H249, 2H250/1, 2H250/2, 4 vol imprimés non cotés. » La liasse appartient à la boite 2H249).

18 DM, page de titre.

19 Dix-huit lettres sont reprises dans Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Arfuyen, 2009. -- Nous identifions Bertot grâce à quelques rares indices : « Je connais aussi que vous êtes encore utile et nécessaire aux B [énédictines] et à M [ontmartre] (lettre 43). Indices ténus par suite du nettoyage éditorial auquel n’échappent que des éléments fondus au fil du texte : prêtrise de Bertot, éloignement à Paris, envoi d’un écrit…

20 Œuvres spirituelles, II, « Voie illuminative », lettre 30 (1652). Lettre à l’Ami intime n° 5.

21 Œuvres spirituelles, II, « Voie unitive », lettre 61. Lettre à l’Ami intime n° 18.

22 Annales de ce monastère de Ste Ursule de Caen établi en 1624…, op.cit.

23 Annales…, 156.

24 Texte rédigé en 1714, preuve que cet épisode a laissé des traces !

25 Annales…, 209 sq. La dernière phrase ne lève pas toute responsabilité de la part de Jourdaine.

26 A. Launay, Lettres de Mgr Pallu, [Paris, 1904], t. I, 58 (nous modernisons l’orthographe). Mgr Pallu s’était embarqué longtemps auparavant avec le neveu du père de madame Guyon, Philippe de Chamesson-Foissy, dont la rencontre en 1661 avec cette dernière, encore toute jeune, fut importante (v. Vie par elle-même…, 1.4.6).

27 Directeur Mistique, vol. III, lettres 3,68 B (« lettre à l’auteur » non numérotée dans l’original), 3,69, 3,69 B, 3,70.

28 Directeur Mistique, vol. II, lettre 40, 234.

29 Directeur Mistique, vol. II, lettre 64, 349 ; on en trouvera l’écho chez Madame Guyon, Torrents, Chap. 3, 1 : « … ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves… » contrastent avec le torrent impropre aux charges, mais qui les conduisent plus vite à terme.

30 Fonds du Chesnay, dossier R5-8 relevant des archives du monastère de Dumfries, Écosse, pièce D 13.

31 Lettre écrite par Catherine de Bar, de la rue Cassette, le 27 juin 1659. La lettre de Bertot est malheureusement perdue.

32 Catherine de Bar [Mectilde], Lettres inédites, monastère de Rouen, 1976, 183-184.

33 Ibid., 192.

34 Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, par M. l’Abbé Expilly, Paris, 1762. — L’église Saint Pierre de Montmartre, entre la place du Tertre et la Basilique du Sacré-Cœur ; l’abbaye a disparu.

35 Dictionnaire…, op. cit. : la description date d’un siècle après Bertot, mais les grands bouleversements n’auront lieu que plus tard à la Révolution où le monastère disparaît -- à l’exception de l’église Saint-Pierre où se trouverait la tombe de Bertot (à droite en entrant, près d’une colonne ancienne). Le lieu demeurera relativement isolé, avec ses moulins, dont celui de la « fine blute », jusqu’à l’époque des peintres impressionnistes et de Van Gogh.

36 Expériences…, II, « 2. Traditions…, Une succession de bénédictines réformatrices, Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre », 81 sq.

37 Sur Madame de Beauvilliers : Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoît, 1679, 143-184.

38 Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R [évérende] M [ère] M [arie] D [e] B [eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631, chapitre X, 65. — L’Exercice divin est repris dans : Expériences…, II, 86-98, intégralement dans La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle, II, 95-114.

39 De 1644 à 1669. Françoise-Renée de Lorraine, abbesse de Montmartre née le 10 janvier 1629, morte le 4 décembre 1682 ; fille de Charles de Lorraine, duc de Guise, de Joyeuse, pair de France… — Bertot était en relation avec deux membres de la famille de Guise, l’abbesse Françoise-Renée et l’altesse Marguerite : voir le tableau généalogique donné par P. Milcent, Saint Jean Eudes… op.cit., 552, « Familles d’Orléans et de Lorraine ».

40 E. de Barthélemy, Introduction au Recueil des Chartes de l’abbaye royale de Montmartre, 1883, 22.

41 Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, op.cit., reprise par ce dernier : « Il fut confesseur et Directeur des Ursulines, qui l’ayant envoyé à Paris pour leurs affaires, il y fut arrêté par Madame l’Abbesse de Montmartre et par Mademoiselle de Guise, touchées de son élévation dans les voyes de Dieu… » — Mademoiselle de Guise : S.A.R. Élisabeth d’Orléans (née à Paris en 1646, morte à Versailles en 1696) mariée en 1667 avec Louis-Joseph de Lorraine.

42 Suite de la Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, op.cit.

43 Orcibal, note 1, op. cit.. Voir aussi DS 1.1537-1538, article « Bertot » par Pourrat.

44 Boislisle, t. XXX, 71.

45 Addition 127 au Journal de Dangeau dans Boislisle, t. II, p. 413, citée par Orcibal ; du Chesnay mentionne la note de Saint Simon, Boislisle, t. XXI, p. 302 : « Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite ».

46 Saint-Simon, Mémoires…, Boislisle, t. XXI, p. 302. Boislisle ajoute : « c’est lui [Bertau] qui fut donné par Madame Granger [Geneviève Granger] à madame Guyon et fut son premier initiateur. Saint-Simon parlera encore de lui, toujours à propos de madame de Béthune, en 1716. »

Il vaudrait d’approfondir les relations entre membres de la famille de Béthune  incluant la « Victime  choisie » par Mectilde, abordée précédemment, car l’Abbesse de Beaumont-les-Tours (1637-1689), « était entrée à l’abbaye de Montmartre, près de sa tante, Madame de Beauvilliers, à l’âge de douze ans… » [Amitiés mystiques], n. 375 & v. sur elle : 263-277. Et il vaudrait de mettre en valeur des relations Béthune — Bertot et Béthune — Guyon, compte tenu de l’importance de la rencontre initiatrice entre la jeune Mme Guyon et Mme de Charost, épouse d’Armand de Béthune duc de Charost : « Je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait une fort grande présence de Dieu… mais il n’était pas temps (Vie par elle-même, 1.8.2).

47 Bertot y avait fait une donation : « la donation faite par Monsieur l’Abbé Bertot dont 3000 L [ivres] t [ournois] étaient destinées pour amortir 150 Lt de rente aux petits pauvres renfermés et aux nouvelles Catholiques, deubs [dûes] par cet hôpital, ce qui a été fait et la donation faite par Alexandre Girot, sieur de Bretheuil… » 11paquet à 2 liasses, Cane, Hôtel-Dieu, ms., Inventaire Saint Louis, 62-63 » Archives Eudistes, Fonds du Chesnay, Bernières.

48 A.S.-S., pièce manuscrite 2072 du fonds Fénelon, intitulée : Mémoire sur le Quiétisme adressé à Madame de Maintenon. Auteur inconnu. Ce précieux mémoire informe sur toutes les relations de Madame Guyon, en l’an 1695, y compris les personnes du peuple. Il indique également la façon de s’y prendre, en commençant par les témoins défavorables, afin de pourvoir faire pression sur les autres… (Madame Guyon, [CG II], pièce 504).

49 11e paquet à 2 liasses, Cane, Hotel-Dieu, ms., Inventaire St Louis, 62-63 ; également, dans Gall. Christ. XIV, 963, succédant à Michel Ferrand décédé 24 décembre 1676 : « Jacobus Bertot occubuit penultima die Aprilis 1681 » (Arch. Eudistes, Fonds du Chesnay, Bernières).

50 « Jacques Bertot, mort à Montmartre à soixante ans le 27 avril 1683 [en fait 1681], désigna de son côté le duc de Beauvillier pour exécuteur testamentaire (cf. P. D. Huet, Les origines de la ville de Caen, 2éd., Rouen, 1706, 399) ». (Orcibal, note 15 à la lettre no. 44, p. 155 de [CF], tome II).

51 [CG II], pièce 478, page 742, « Du P. Paulin d’Aumale ».

52 DM, III, lettre 28, 94.

53 Lettre 2.06, Chemin pour trouver Dieu (avant oct. 1674). In : Jacques Bertot Directeur mystique, Coll. Sources mystiques, Éd. du Carmel, 2005, 252.

54 DM, II, Lettre 11, 44.

55DM, II, Lettre 16, 74. — Canfield avait joué un rôle important dans la réforme à Montmartre.

56 Lettre 4.34. « Du centre de l’âme ».

57 Allusion probable au vigneron Jean Aumont.

58 DM, tome III, 346 sq.

59 DM, Lettre 4.81. « L’état d’anéantissement parfait en nudité entière ».

60 Le Directeur Mistique [sic] ou extrait des œuvres spirituelles de Mons. Bertot, tiré des Quatre volumes de ces mêmes œuvres…, Berlebourg, 1742.

61 La vie par elle-même…, « Supplément à la Vie » qui reproduit le ms. de Lausanne TP 1155, complété par le ms. d’Oxford (Osup), 1007.

62 Lettre 10 à M. de Klinckowström, 1764, Bibl. Cantonale de Lausanne, ms. TS 1019 A.

63 Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) fut à Lausanne un pasteur adulé pour ses exhortations pleines de flamme. Voir infra section Dutoit.

64 Jean-Philippe Dutoit, par A. Favre, (thèse), Genève, 1911, p. 115. La Théologie du Cœur est un recueil édité par Poiret et contenant divers traités dont le Breve Compendio de Gagliardi inspiré par I. Bellinzaga.

65 Bremond, Histoire du sentiment religieux, Tome XI et index.

66 DS art. « Bertot » ; Pourrat, La Spiritualité chrétienne, Lecoffre, 1947, tome IV, 183-195.

67En sa Vie Partie I chapitre 29 paragraphe 6 page 277. Voyez aussi chapitre 19 paragraphe 2, chapitre 24 paragraphe 3, etc. P [oiret].

68Le même chapitre 30 paragraphe 13. P

69 Reporté au tome III de la présente réédition. T [ronc].

70On en a une édition nouvelle in 12 : L’entrée à la divine Sagesse, comprise en plusieurs traités spirituels qui contiennent les secrets de la Théologie Mistique, et augmentés de nouveau d’un Traité de la fidélité de l’âme à son Dieu, composé par le R.P. Maur de l’Enfant Jésus, ex-provincial des Carmes réformés de la province de Gascogne. Nouvelle et dernière édition, revue et corrigée. À Paris chez Antoine Warin, rue saint-Jacques au St Scapulaire près saint Séverin. 1692. P. 

71Crochets P

72« Voyez la vie de Madame Guyon partie I chapitre 30 paragraphe 13 page 296 et partie II chapitre I paragraphe 1 page 1. » P. - La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, 1.30, départ de Mme Guyon pour Genève, p. 413 : « Je ne pouvais plus consulter M.Bertot, car il était mort quatre mois avant mon départ »  T.

73Je reprend le titre simplifié proposé en en-tête de l’édition P. et de même par la suite. Les douze Opuscules constituent un assemblage de textes à thèmes variés, incluant de belles analogies figuratives vivantes et intemporelles car issues de la nature (la Normandie à la fois paysanne et marine par ses ports orientés vers le Canada). Je pense que ces opuscules furent construit à partir de lettres selon la méthode utilisée fréquemment à l’époque (dont les divers Chrétiens intérieurs de son maître Monsieur de Bernières). — Opuscules courts ou longs, d’une lettre à un traité : I à IV tiennent en trente pages (éd.A5), V à VII couvrent chacun une cinquantaine de pages, VIII à XI tiennent tous en moins de quarante pages, XII et ses dialogues avec Mme Guyon (et par elle préservés) couvre cent-vingt pages… Mélanges d’une grande richesse par l’insertion d’« entretiens » entre personnes. (T.)

74 Le mot « Dieu » va apparaître un « nombre infini de fois ». Tribut obligé ? On n’est pas tenu de respecter la théologie construite au Grand siècle d’une figure royale réparatrice de nos fautes (on peut même faire une croix sur ce mot, ce « X » devenant l’inconnue d’une fonction). On appréciera la liberté que le prêtre normand « Monsieur » Bertot sût progressivement conquérir, en lisant les schémas de ses retraites publiés dès 1662 ; ils débutent le tome III « Retraites — Ses amis »). (T.)

75Pagination Poiret.

76Pas de hiérarchie, mais tout est soumis à une grâce égale et adaptée à tous.

77Travail Inclut épreuve.

78Abrupt, mais exact.

79« On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers. /Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais. /,Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Discours spirituels 2,15 “Différence de la foi obscure à la foi nue.”  

80Philotée partie I chapitre 4. P. - « Et pour cela, choisissez-en un entre mille, dit Avila [Jean d’Avila apprécié de Teresa] ; et moi je dis entre dix mille […] il leur faut plein de charité, de science et de prudence […) demandez-le à Dieu… » T.

81Preuve intime requise. Cf. infra l’essentiel § 17  : « l’immédiat y est substitué ; et de cette manière le directeur ne fait plus qu’approuver les choses ».

82Actes II verset 41. P. « Ceux donc qui reçurent sa parole furent baptisés, et il se joignit à lui ce jour-là environ trois mille personnes. [41] Qui persévéraient dans la doctrine des Apôtres, dans la communion de la fraction du pain, et dans les prières. [42] Il n’y avait personne qui ne fût en crainte. Les Apôtres faisaient plusieurs miracles… » (Amelote 1688).

83 Indice de lettre utilisée pour ce « Traité ».

84Si nécessaire.

85Indice de lettre.

86« / » pour un nouveau § ainsi évité pour conserver un seul titre en table de matière.

87tout son savoir-faire (mais sans habileté)

88se fatiguer

89Indice de lettre. Dorénavant j’omets ces indices.

90Matth. 18, vs.3. P.

91« Ne vous faites de loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est aussi captivé quelques fois par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. Je vous porte dans mon sein afin que vous ne vous fatiguiez point : lorsque je vous pose à terre, vous le sentez. » Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Lettre 2 116 à Fénelon, 1690, p. 445.

92 «  Cantiques VII […]

« Car icy leurs langues trop basses

« Bégaient un je ne scay quoy,

« Qui me tüe et met hors de moy. »



93Jean, IV, « 7 Une femme de Samarie y étant venu puiser de l’eau [au puits de Jacob], Jésus lui dit : Donnez-moi à boire. […] 16 Jésus lui dit : Allez appeler votre mari et revenez. 17 Je n’ai point de mari, dit la femme ; et Jésus lui dit : Vous avez raison de dire que vous n’avez point de mari ; 18, Car il est vrai que vous en avez eu cinq… » (Amelote 1688)

94Psaum. 2. Vs. 7

95 « J’avoue que je ne comprend pas l’état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l’impuissance et dans la perte de tout, car ici l’âme reprend une véritable vie. Les actions d’un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l’âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu’elle est morte ou ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté ; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant ? (Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Les Torrents, 2partie, I, p. 241.)

96Belle interprétation mystique du Lazare mort et ressuscité en § 4 et § 5.

97à agripper

98« Il faut qu’elle [l’âme] soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh ! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même. /5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler. (Madame Guyon Oeuvres mystiques, Les Torrents, 1re partie, VII, p. 195.)

99Chopper : Fig. Se tromper lourdement. (2sens selon Littré).

100Lettre ou style oral ? Beau § 2.

101Ruusbroec (1293-1381) : voir « L’Image de la source et des trois ruisseaux » dans Les noces spirituelles, trad. Bizet, Aubier 1947, pp.275 à 292. — Bertot peut avoir lu le De Ornatu, traduction par Surius (reproduite en Corpus Christianorum CIII, p.398 sv.) ; la traduction « par un Religieux Chartreux de Paris » [Beaucousin] parue à Toulouse en 1606 : «  Du premier ruisseau de la fontaine spirituelle… Du second ruisselet de la fontaine de grâce… Du troisième ruisselet lequel confirme la volonté, l’enflamme à aimer Dieu… ».

102Teresa (1515-1582) : « … figurons-nous avoir sous les yeux deux fontaines, dont les bassins se remplissent d’eau. Ignorante et dépourvue d’esprit comme je le suis, je ne trouve rien de plus convenable que l’eau pour donner l’idée de certaines choses spirituelles. […] Les deux bassins dont je parle se remplissent d’une manière différente : l’un reçoit une eau qui vient de loin, par de longs conduits et par le travail de l’art ; l’autre est construit à l’endroit même de la source, de sorte qu’il se remplit sans aucun bruit. Et si la source est abondante, comme c’est ici le cas, le bassin, une fois rempli, laisse échapper un gros ruisseau, sans qu’il soit besoin d’employer aucun artifice… » (Thérèse d’Avila, Oeuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint Sacrement, IVDemeure, Chap.2, p. 1020).

103Loin du « quiétisme » perçu comme inaction — ignorant l’in-action de la grâce divine.

104Teresa précédemment citée. — Et Guyon : « … en l’âme comme un canal de distribution qui reçoit sans résistance toutes les grâces de son Dieu, mais qui les laisse en même temps recouler en Lui sans en rien retenir pour elle, ou bien qui ne sert que comme de canal pour donner un libre passage aux eaux de grâces, afin qu’elles cou­lent dans les jardins spirituels ». (Oeuvres mystiques, Le Cantique, VII, p. 330).

105Prov. 8 vs.1. Ch.9 vs.5. Esa. 55 vs. 1 (P.) — Ésaïe, 55, 1 : O vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux,/même celui qui n’a pas d’argent, venez ! (TOB, Esaïe, p. 877).

106« L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’Il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser, et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande. (Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Discours spirituel 2,64 p. 725). -

107Description belle : § 25, § 27 à 29.

108Peut-être les schémas de Retraites 1662 ; toutefois plus tard désavouées par prudence ? Complément aux retraites 1682.

109Déterrer : Découvrir ce que l’on cherche, ce qui était caché, ignoré. (3e sens selon Littré).

110Débris : action de briser, perte, destruction, ruine. … « Qui de la créature embrasse les appâts Trébuchera comme elle et suivra pas à pas D’un si fragile appui le débris infaillible », Corneille, Imitation, II, 7. (4e sens selon Littré).

111 L’analogie de la rivière à l’océan sera largement reprise par sa dirigée. Mme Guyon expose une « longue marche » parfois précipitée dans ses Torrents spirituels.

112 Deuxième partie des Torrents suivant la mort mystique.

113 « 3. O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau […] cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois : c’est une vie en Dieu. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n’opère plus par elle-même ; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s’augmentant peu à peu, en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse ; elle aime de son amour. /4. L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. » (Torrents 2partie Chapitre IX, § 3-4).

114Psaume 4, 7 : La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur.

115Repasser :… 12e Repasser une allée… la nettoyer, la ratisser entièrement… 13e Remettre du pain rassis au four pour lui rendre l’apparence du pain frais… (Littré).

116Matthieu, 11, 25 : Et vous avez révélé ces choses aux petits. P.

117 Et non passivité  (un « e » et non un « i »)  parce « qu’il faut savoir que l’âme n’y est pas comme un bois ou une chose inanimée qui reçoit le mouvement d’un autre, mais que vraiment, vitalement, raisonnablement et volontairement, elle y contribue. » Mais comment ? Les § suivants tentent « d’éclairer sur cette manière d’agir »… ce qui « à moins d’une profonde expérience » demande patience e humilité.

118Exemplaire : 1° Modèle à suivre. « Ce roi, des bons rois l’éternel exemplaire » (Malherbe, II, 1.). (Littré).

119 À priori choquant  (et la cause d’une incompréhension supposée entre l’espagnole Ana de Jesus et des pratiques mystiques qui serait particulières au tempérament nordique ?). Mais il ne s’agit certainement pas d’une alternative : « sauter »  ou « en passer par » Jésus.

Il s’agit d’une succession : renversement temporel en prenant « le temps de la perte en Dieu », car « il faut que Dieu Se soit écoulé dans le total de l’âme afin qu’elle devienne suffisamment forte pour soutenir l’état de Jésus-Christ Dieu-homme » (fin du § 67).

Seulement alors l’âme perdue se retrouve en Dieu après avoir dépassé tout ce qui laisse trace dans un chemin mystique (Mme Guyon évoquera le vol de l’aigle dans l’air).

Dans la plus grande sobriété, Bertot conclut alors platement : « Tout ce que je sais est que cela est très vrai »  (§ 69).

120 Genèse, 1, 26.

121 Luc, 1, 50 : Il a déployé la puissance de son bras. (Amelote).

122Signalé :… 2e. Remarquable. (Littré).

123Jean 14, 6.

124Psaume 75, 3.

125 Il s’agit d’une lettre adressée par Bertot probablement à Guyon ? Le § 3 semble implicitement reprocher une insoumission — et elle s’est senti abandonnée dans « un furieux et long circuit. » Plus tard elle comprendra et rassemblera tout ce qui nous est parvenu de ce maître inflexible (envers plusieurs dirigées dont Jourdaine de Bernières).

126 Marc, 7, 37 : Il a bien fait toute chose.

127 « Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte, à mesure qu’il avance dans la mer, il s’éloigne plus de la terre, et plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement, et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, qui est rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail. /Étendre les voiles, c’est faire l’oraison de simple exposition devant Dieu, pour être mû par son Esprit. » (Mme Guyon, Moyen Court, XXII, Oeuvres mystiques, p.120).

128 La grâce vient au secours du désespéré, de celui qui va se noyer (apologue sufi).

129 Beaux § 12 à § 18 : « l’âme va en Dieu et de Dieu en Dieu, perdant toutes images. »

130 Un voyage sans limite.

131 « Il lui reste encore un je ne sais quoi, un reste d’homme, une forme : cela se perd. C’est une rouille qui est détruite par une peine générale, indistincte. » (Torrents V 19).

« Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. » (Torrents VII 36).

132 Thème des Torrents. Beaux § 24 à § 28.

133En italiques dans le texte ; en référence à Jean de la Croix.

134Sa délicatesse, sa faiblesse.

135 Comme Mme Guyon envers son mari.

136 Luc 21, vs. 18.

137Cant. 3, vs. 4 : Je l’ai tenu, et je ne le laisserai plus aller.

138Isaïe, 43, 19 ; II Cor. 5, 17 ; Apoc. 21, 5 : Je m’en vais faire toutes choses nouvelles.

139Psaum. 75. Vs. 3. Il a établi Sa demeure dans la paix. P.

140 Beau §.

141« Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter un seul instant et sans pouvoir être arrêtée. » Mme Guyon, Discours, 1.49.

142Ps. 4, 7 : La lumière de votre visage, Seigneur, est gravée sur nous.

143Abstrait : 1° Séparé. « Ils [les grands hommes] ne sont pas suspendus en l’air, tout abstraits de notre société. » (Pascal cité par Littré).

144Hébreu 13, 8 : Jésus-Christ était hier ; Il est aujourd’hui et Il sera le même dans tous les siècles. P.

145 Comme le « petit maître ».

146 Net et clair. Beau §

147désirer, rechercher

148 Lettre.

149 Proverbes 8, 31 : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes.

150 Lettre. De même § 4 début.

151 Nette différence d’usages sur le thème de l’oiseau. Bertot : le petit oiseau nourri dans son nid ; Mme Guyon : l’aigle dans l’air (Discours 2.69 « Conclusion de toutes les voies de Dieu », ou l’oiseau pris dans un filet [Discours 2.27 « Ne pas se reprendre dans l’abandon de Dieu »]. Bertot apparaît comme très humain.

152 Communication mystique.

153 Torrents 2partie.

154 Le Château intérieur, VDemeure, Chapitres 2 à 4  oùThérèse s’adresse à ses filles : «  Pour m’expliquer plus clairement, je me servirai d’une comparaison adaptée à mon sujet. Elle vous fera comprendre que, si en cette œuvre de Dieu en nous, notre part de concours est nulle, nous pouvons cependant beaucoup pour incliner sa Majesté à nous en gratifier, et cela, en nous mettant dans les dispositions voulues… » (trad. Marie du Saint-Sacrement, éd. Cerf 1995 p. 1041 sv.).

155 Cantique, 5, 2. : Je dors étant en repos et mon esprit veille en Dieu.


156 Ezéchiel 37, 7-10. (P.) : «  7 je prononçai l’oracle comme j’en avais reçu l’ordre ; il y eut un bruit pendant que je prononçais l’oracle et un mouvement se produisit : les ossements se rapprochèrent les uns des autres. 8 Je regardai : voici qu’il y avait sur eux des nerfs, de la chair croissait et il étendit de la peau par-dessus : mais il n’y avait pas de souffle en eux. 9 Il me dit : “Prononce un oracle sur le souffle, prononce un oracle, fils d’homme ; dis au souffle : Ainsi parle le Seigneur : Souffle ; viens des quatre points cardinaux, souffle sur ces morts et ils vivront.” Je prononçai l’oracle comme j’en avais reçu l’ordre, le souffle entra en eux et ils vécurent ; ils se tinrent debout : c’était une immense armée. » TOB.

157 Joh. 14. vs.6.

158 Matth. 27. Vs. 46. Marc 15. Vs. 34.

159 Matth. 26. Vs. 38. Marc 14. Vs. 34.

160Ecce homo. Caravage.

161 Job 28, vs. 22.

162 Demande provenant de Mme Guyon  et il en est de même pour les suivantes. Ceci est avancé en appréciant le style de la jeune femme et le vécu rapporté dans sa Vie par elle-même et dans ses écrits de jeunesse conservés au sein du ms. 2057 des Archives de Saint-Sulpice (des extraits révélateurs pallient au défaut d’une édition étendue dans Correspondance Tome III Chemins msytiques, Témoignages, pages 759-809). Et on voit mal le fidèle Poiret faire publier de tels échanges très personnels s’ils proviennent d’une autre dirigée de Bertot (surtout après les critiques qu’il essuya à la suite de l’édition de la Vie par elle-même).

163 Points de suspension dans l’original.

164 Ce titre ne figure pas dans le DM, mais le thème de la simplicité est souvent abordé par exemple dans les lettres 2,39, 3,04, 3,57, 4,06.

165 Rajuster : 2e Fig. Apporter remède à. (Littré).



166 I Pierre, 2, 9.

167 Hebr. 11, vs. 1.

168 Ps., 33, 9.

169 Rm 1, 17.

170 ces esquisses d’explications.

171 I Co., 2, 9.

172 Nos italiques : il s’agit d’une demande voilée.

173 Mt 13, 31-32 ; Mc 4, 31-32 ; Lc 13, 19.

174 Luc, 14, 10 : Ami, montez plus haut.

175 Mc 7, 17.

176 Nous supposons que à l’occasion tous ces échanges Bertot entreprend une formation  de sa « fille spirituelle » qui devra bientôt lui succéder, d’où ici « j’ai vu… », précédemment « Il faut donc remarquer… », etc.

177 Recoulement : action de passer les cartes en revue pour les nettoyer. (2e sens selon Littré).

178 [sic]. Phrase difficile.

179 JESUS-CHRIST : édité en majuscules (ici en italiques) comme lors de toutes les occurrences suivantes. S’agit-il de bien délimiter les pouvoirs entre directeur mystique et grâce divine auprès de sa dirigée future « dame directrice »… et surtout auprès des disciples de la génération qui va lire Le Directeur mistique après l’édition de 1726 ?

180 Auquel se réfère souvent Mme Guyon qui par ailleurs évoque le « petit maître » évitant par là tout excès d’Autorité autre que celle, toute intérieure, qui passe par le cœur.

181 Job 28 vs. 22. La perdition et la mort ont ouï le bruit de sa réputation.

182 Galates I, vs. 12, 16 : Par la révélation de Jésus-Christ en moi.

183 I Corinthiens II vs.10.

184 Ps. 33 vs. 9.

185 Préface de la messe de la Purification et de l’Annonciation de la sainte Vierge : Qui a enfanté la lumière éternelle, Jésus-Christ notre Seigneur.

186 Lc 2, 51 : Et il leur était soumis.

187 Phil. 2. vs. 7. Il s’est anéanti lui-même.

188 Vont suivre en I, II,… VI, plusieurs questions regroupées.

189 Terme de philosophie : Puissance obédientielle, la disposition qui fait que le sujet obéit à la cause. (Littré qui cite Bossuet).

190 « 2.1  Don du repos intérieur » = la première lettre de ce second volume est suivie de son titre tel qu’il figure dans Le Directeur Mistique ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot & c., second volume, contenant ses lettres spirituelles sur plusieurs sujets qui regardent la Vie intérieure & l’oraison de Foi.

Nous reprendrons en Table des matières à la fin du fichier ce titre condensé figurant en en-tête de la page. Poiret et son équipe avaient l’habitude de résumer les textes qu’ils éditaient deux fois, de façon détaillée au fil du texte courant (ici en italiques précédant le texte courant), puis de façon plus brève dans l’entête.

191 Pagination I726.

192 Correction donnée en fin de vol. II : d’« aimant » à « aiman » {= qui aime].

193 Psaume 75 verset 3. Il a établi sa demeure dans la paix.

194 Jean 14 verset 27

195 Ibid.

196 Matthieu 27 verset 42.

197 Inconnu.

198 = en votre lettre

199 par le moyen de saints désirs

200 = A cet effet

201 « Ce néant dont il est parlé ici, ne doit pas être pris pour celui où l’âme se trouve lorsqu’elle passe en Dieu ; mais seulement pour la lumière du fond de corruption qui est en nous, qui nous anéantit et humilie profondément. Cette personne n’avait d’autre néant, que le repos en soi-même ou fainéantise. On lui conseille la pratique des solides vertus, le renoncement, la mort à soi-même, recevoir les croix de providence et en faire usage. » Note de Madame Guion. [rapportée par P.]

202 les notes commençant par « » relèveront des passages jugés d’intérêt : ici biographique, car Bertot ne se livre presque jamais ! ou éclaire le « désert » intérieur vécu par Bertot.

203 Ici commence un « décalogue » de direction typique dans la lignée mystique où l’on n’invente rien : des séries numérotées furent adressées par le P. Chrysostome de Saint-Lô à Monsieur de Bernières et à Mère Mectilde.

Il serait très révélateur de faire lire en note ces séries antérieures au présent décalogue. Elles sont malheureusement fort longues.

On se reportera au dossier essentiel éclairant les origines de la filiation : Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du tiers Ordre Régulier de Saint François/Dossier de Sources et d’Oeuvres/transcritess et présentées par D.Tronc, lulu.com [mis à disposition en ligne, ce dossier présente : les débuts du Tiers Ordre franciscain et Mussart, Antoine Le Clerc, Boudon, Chrysostome, Mère Mectilde. Cette dernière est éclairée et dirigée par Chrysostome… en trente points !]

204 v. poèmes de Jean de la Croix.

205 Nombreux récits sur St Bernard dont ses victoires sur les démons  : par ex.dans La vie de saint Bernard abbé de Clairvaux, par Ernald, abbé de Bonneval, livre II http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque-monastique/bibliotheque/saints/bernard



206Littré : cesser de

207 édifier avant de dénuer. Besoin d’être éclairé pour s’ajuster librement (le « traité » des § suivants).

208 « Traité » de direction mystique adressé à Geneviève Granger ou à Mectilde.

209 La lettre serait adressée à Madame Guyon ? Qui écrivit dans sa Vie par elle-même, 1.21.9 : « M. Bertot ne me donna plus de secours ; et Dieu permit qu’il comprît mal une de mes lettres, et qu’il m’abandonnât même pour longtemps dans mon plus grand besoin… ». Période de la liaison platonique et tourmentée de la jeune veuve pour un janséniste.

210 Les mystiques préfèrent Jean de la Croix à Teresa qui parle beaucoup d’elle-même dans sa Vida.

211 On retrouvera cette « pourriture » dans les Torrents (VIII, §11 : « ...Il la laisse dans la pourriture… la mauvaise odeur de sa corruption… »)

212 Qu’elle est attentive à

213 Littré : Terme ascétique. Disposition qui fait que l’esprit se détache de l’objet auquel il devrait se fixer.

214 Mme Guyon ? Torrents VIII.18 : « Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. » et VIII. 20 : « c’est pour lors que ce mort sent peu à peu, sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie… »

215 Noter le mode conditionnel.

216 Matth. 13. vs. 55. [ce verset biblique tel qu’apparaissant en entier dans la Vulgate : Nonne hic est fabri filius ? Nonne mater eius dicitur Maria et fratres eius Iacobus et Ioseph et Simon et Iudas ? C’est-à-dire (citant ici depuis la Bible de Jérusalem, 1998) : Celui-là n’est-il pas le Fils du charpentier ? N’a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? (Mt. 13:55)]

217 Sans majuscule.

218 Avec majuscule. [en fait la typographie est assez lâche ; l’édition du DM en 1726 est réalisée par le cercle des proches de Poiret après sa mort survenue en 1723].

219 qu’elle [la personne].

220 Imprimé : Sacrée [majuscule].

221 Paragraphe présentant une syntaxe difficultueuse.

222 La Lettre 2.15 commençant dès l’entête de cette page 62.

223 jusques à [corrigé sytématiquement].

224 Seurement corrigé.

225 Virgules corrigées en tirets.

226. Action d’envisager.

227 Sagesse 8, 1.

228 en majuscule ce qui se rapporte à Dieu.

229 Toutes et quantes fois : autant de fois que. (Littré).

230 Publié en 1609, 1610, v. l’édition de la Règle de Perfection par J. Orcibal, P.U.F. 1982. — ajout entre crochets du titre exact.

231 M’envoyez. [Voir Littré. Multiples sens et usages.]

232 = Mademoiselle ?

233 Agréer. Agrément. Voir Littré.

234 Les sens

235 c.-à-d., les sens

236 voyiez (subjonctif requis) car voiez de l’imprimé correspond à voyez mis à l’indicatif).

237 subjonctif ici respecté.

238 Pour destinct [dernier membre de phrase de compréhension difficile].

239 Pour qu’elles [lassitudes et fatigues]

240 « Faire une récollection c’est prendre du temps, s’arrêter et se mettre à l’écoute de Dieu »

Le Littré dans son article consacré ce mot, y cite notamment Bossuet : « Il faut être libre de toute inquiétude, de toute passion forte ; en un mot, il faut un silence et une récollection parfaite pour entendre intérieurement la voix de Dieu. » (Sermons, 2e exhort. pour une visite.)

241 « peut-être se forcer » P.

242 Luc I verset 48.

243 Littré admet cet adjectif au sens manifeste : se disant de ce qui brouille.

244 Une femme (« Continuez doucement vos petits exercices ») malgré « M. » débutant la lettre et interprétant « M... » comme Madame]. Mariée en tenant indice de la référence à un « mauvais mari » au §4. Madame Guyon ?

245 Il nous est difficile de ne pas ici penser — quoique sans doute de manière assez éloignée — à St. Paul écrivant dans sa première Épître aux Corinthiens (1 Cor. 4 : 13) : « On nous dit des injures, et nous répondons par des prières ; nous sommes jusqu’à présent regardés comme les ordures du monde, comme les balayures qui sont rejetées de tous. » (Trad. Sacy.)

246 Qui ne voient clair

247 Dans tout autre, le mot tout est variable dans certains cas et invariable dans d’autres. En fait, la variabilité de tout dépend de sa nature : s’il est déterminant indéfini, il est variable ; s’il est adVerbe, il est invariable.

248 Subjonctif imparfait du Verbe mettre. (De la même époque plus ou moins, on pourra lire, tiré des Provinciales de Blaise Pascal, l’extrait suivant : « Et ainsi, mes Pères, il y aurait lieu de trouver étrange, que vous ne missiez pas cette maxime en pratique. »

249 Ps. 136 vs. 1 Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone et nous souvenant de Sion, nous n’avons pu retenir nos larmes.

250 Faible. Substantif masculin. Quatorzième acception du Littré : Fig. Ce qu’il y a de défectueux en quelque chose. Citant Bossuet : « Toutes les grandeurs ont leur faible. »

251 Devers. Littré : « du côté de, approchant ». (Remarque du Littré : Devers a vieilli ; cependant il est si bien autorisé qu’on pourrait sans scrupule en faire usage.

252Dans le sens de : porter fruit

253 Entrevue. Littré : rencontre entre des personnes où l’on cause, où l’on traite d’affaires.

254 Pour au plutôt [fréquente contraction].

255 Le participe est accordé dans l’imprimé.

256 Homme : H majuscule [fréquent chez Bertot].

257 On confond parfois les adjectifs dénudé et dénué. Bien qu’ils soient tous deux issus du latin denudare, qui signifie « mettre à nu », ils ont aujourd’hui des significations différentes. L’adjectif dénudé signifie « laissé à nu » lorsqu’on parle d’une partie du corps, et plus particulièrement « chauve » lorsqu’il qualifie un crâne. Il peut aussi signifier « dépouillé de ce qui le recouvre ou le garnit » lorsqu’on parle d’un élément de la nature ou d’une chose concrète. L’adjectif dénué signifie pour sa part « dépourvu de, qui manque de ».

258 Avancer chemin. Expression existante

259 Agissant à titre d’adVerbe, supposé est donc ici invariable

260 Abandonnez-vous-y

261 Il s’agit probablement ici du Verbe finer : « Achever, terminer qqc. »

262 syntaxe difficile.

263 Mme Guyon.

264 Encouragement [voir Mme Guyon, Vie par elle-même 1,23 à 1.26]. La lettre peut être datée de ~1679.

265 (au figuré) Parler de beaucoup de choses, traiter beaucoup de sujets différents.

266 Ps. 90. vs. 15. Je suis avec lui dans l’affliction. P. [ce verset en entier dans la Vulgate dite « clémentine » : Clamabit ad me, et ego exaudiam eum ; cum ipso sum in tribulatione : eripiam eum, et glorificabo eum.]

267 Matth. 14. vs. 31. Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? P. [ms., sans point d’interrogation] [dans la Vulgate dite « clémentine » : Et continuo Jesus extendens manum, apprehendit eum : et ait illi : Modicæ fidei, quare dubitasti ?]

268 Bonplaisir, ainsi orthographié (c.-à-d., en un seul mot), semble avoir jadis été d’usage.

269 Mme Guyon.

270 Cette lumière ? cette foi ? cette lumière de foi ?

271 Prendre toutes figures. peut-être simplement : s’adapter à toute chose, à toute personne.

272 Boutefeux. N’apparaît pas dans le Littré, contrairement au Larousse : « (Familier et vieux.) Personne qui suscite ou exacerbe les querelles. »

273 Sans doute dans le sens d’approbation, de consentement.

274 Problèmes des tirets si souvent rencontrés au fil du texte : je respecte leur présence dans l’imprimé parce qu’ils renforcent souvent subtilement le sens de par association forcée entre deux mots. Je les ajoute si nécessaire à la clarté.

275 « Semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l’on sape peu à peu par-dessous » (Fénelon, Télémaque, XX).

276 Le CNRTL : qui est grave, accablant. Le Littré donne grief comme adjectif : « Qui pèse sur la personne comme un poids qui l’accable ».

277 Dans le sens relatif à croître ou dans celui relatif à croire ?

278 Augmenté, e. Mot sans doute sciemment voulu au féminin par l’auteur : donc augmentée et non augmenté, référant fort probablement à l’inclination de l’âme vers elle-même, ainsi d’ailleurs que semble le suggérer la suite immédiate du propos.

279 l’âme ? dédoublement du sujet ?

280 La pureté intérieure ?

281 Luc. 1. vs. 51. [Il s’agit d’un verset du Magnificat, ainsi rendu intégralement par la Vulgate dite « clémentine » : Fecit potentiam in brachio suo : dispersit superbos mente cordis sui. C’est-à-dire : « Il a déployé la force de son bras : il a dissipé ceux qui s’élevaient d’orgueil dans les pensées de leur cœur. » (Sacy, 1855)

282 Jean. 12. vs. 38. Isa. 53. vs. 1. [Passage que Bertot ne donne pas ici en latin, mais que voici néanmoins, en entier, suivant cette même Vulgate précitée : Ut sermo Isaiæ prophetæ impleretur, quem dixit : Domine, quis credidit auditui nostro ? et brachium Domini cui revelatum est ? C’est-à-dire : « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Seigneur ! qui a cru à la parole qu’il a entendue de nous ? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ? » (Sacy, 1855)

283 Le Larousse offre comme 2acception du mot grêle : « Grande quantité de choses qui tombent dru. »

284 Ménager : Fig. Conduire comme on conduit le ménage d’une maison, manier, diriger.

285 Indicatif présent du Verbe parfaire.

286 Ps. 87. vs. 16. [Voici ce verset en entier dans la Vulgate dite « clémentine » : Pauper sum ego, et in laboribus a juventute mea ; exaltatus autem, humiliatus sum et conturbatus. C’est-à-dire : « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse ; et après avoir été élevé, j’ai été humilié, et rempli de trouble. » (Sacy, 1855)]

287 Matth. 28. vs. 18. [Voici ce verset dans la Vulgate dite « clémentine » : Et accedens Jesus locutus est eis, dicens : Data est mihi omnis potestas in cælo et in terra. C’est-à-dire : « Mais Jésus s’approchant, leur parla ainsi : Toute-puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. » (Sacy, 1855)]

288 Job. 19. vs. 21. [Voici ce verset dans la Vulgate dite « clémentine » : Miseremini mei, miseremini mei saltem vos, amici mei, quia manus Domini tetigit me. C’est-à-dire : « Ayez pitié de moi, vous au moins ! qui êtes mes amis, ayez pitié de moi : car la main du Seigneur m’a frappé. » (Sacy, 1855)]

289 en quatre = les Croix sont multipliées.

290 Le Littré, après avoir signalé que « foudre, au propre, est, dans le langage ordinaire, du féminin, mais [que] le langage élevé et la poésie peuvent le faire masculin », citera notamment comme exemple notre ami Bossuet : Anastase mourut frappé du foudre.

291 Donnez-moi part. Fait intéressant, lancer cette expression dans Google Livres donne essentiellement sur des ouvrages de nature religieuse, témoin.

292 Sens probablement entendu : au moment de communier.

293 Ps. 33. vs. 9. [verset 9 du Psaume 33 d’après la Vulgate : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus ; beatus vir qui sperat in eo.]

294 Paragraphe syntaxiquement et sémantiquement difficile.

295 Au partir de : locution existante, et de sens évident : « en quittant un lieu ».

296 Mutiner

297 Monsieur Guyon.

298 moments de la journée réservés à l’oraison. Bertot y fait directement référence dans sa « réponse » : voir ci-dessous : lettre 2.29, § 6.

299 Geneviève Granger

300 Ce qui ne peut faire que penser au titre d’un des ouvrages de Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) : L’Entrée à la divine Sagesse.

301 en italiques dans le ms., mais sans tirets (ordinairement d’usage en français moderne). Jean de la Croix est le préféré des mystiques (Teresa la préférée des religieux).

302 Le féminin supposé de « Larron » est substitué à l’imprimé « l’arronnesse » (sic).

303 Sa raison perd appui ; sur le « fond sans fond » mystique une étude serait nécessaire (s’appuyant sur Constantin de Barbanson avant Bertot, etc.)

304 Arrêt. 2e acception du Littré : Temps d’arrêt, se dit de courts intervalles ou repos dans des mouvements qui doivent s’exécuter avec précision.

305 Le Littré propose également cette orthographe : crucifîment, en donnant, pour 2e acception de ce mot : « Fig. Mortification. Le crucifiement de la chair » ; et l’illustrant par l’exemple suivant qui d’ailleurs n’est pas sans intérêt : « Elle (Ste Thérèse) porte la charité jusqu’à l’union intime avec son époux, l’humilité jusqu’à l’anéantissement, la pauvreté jusqu’à l’entier dépouillement des biens et du désir de les posséder, la chasteté jusqu’au continuel crucifiement de sa chair, (FLÉCHIER, Panég. Ste Thérèse.) »]

306 Participe présent du Verbe déchoir.

307 Repris dans la seconde partie des Torrents de Madame Guyon.

308 parallèle Guyon, mais cette lettre ne lui est pas destinée cf. infra « chère sœur ».

309 Quatre points de suspension au lieu de trois précédemment : il s’agit d’un autre personne. La lettre n’est pas adressée à Mme Guyon (v. note suivante).

310 Matth. 20. vs. 15.

311 Supérieure religieuse à la vocation tardive.

312 d’ici à un long tems : substantif.

313 surtout indiquerait préférence plutôt que totalité.

314 Un petit traité spirituel.

315 Hébreux, 12, 2.

316 Tellement quellement : ni bien ni mal, mais plus mal que bien. (Littré).

317 Nuit mystique.

318 il s’agit bien plutôt d’un « Traité sur la Voie » qui ne comporte pas moins de 17 § (dont certains amples) couvrant 12 pages.

319. Matthieu, 11,25 : Vous avez révélé ces choses aux petits.

320 Job 28, 22.

321 Inconnu. Ne figure pas en DM I.

322 Sans doute dans le sens de choix volontaire : arrêter une décision.

323 I Pierr. 2. vs. 9.

324 Hebr. 11. vs. 1.

325 Sans tirets ni italiques dans l’imprimé.

326 Posté, e. Littré : Fig. Il est bien posté, il est dans une situation avantageuse.

327 Alvarez (Balthasar) 1533 – 1580, Dict. Spir. I, 405-406 ; confesseur et directeur spirituel apprécié par Thérèse d’Avila.

328 La fine pointe de l’âme.

329 Peut-être à la source du DM ? Partiellement, car il fut difficile pour madame Guyon de récupérer (au moins certains) des manuscrits de Bertot.

330 Prétendre. 2e acception du Littré : « aspirer à ».

331 Commis, e. Un des sens possibles de cet adjectif suivant le Littré : « confié, e ».

332 Bernard, s’écriant : O beata solitudo ! Ô sola beatitudo !

333 Sans doute dans le simple sens de : diriger. (Le Littré, voulant illustrer le mot en ce sens, cite notamment Bossuet : Il a établi la raison dans la suprême partie de notre âme, pour adresser nos pas à la bonne voie.

334 Marri, ie. Littré : « (Terme vieilli.) Fâché et repentant. »

335 Derechef. Littré : « de nouveau, une seconde fois ».

336 Cette expression, signifiant : de temps en temps, s’orthographie parfois avec un s : de temps à autres, et parfois non.

337 Substantif préservant donc ici le tiret.

338 « Sœur Marie des Vallées. » P.

339. Matthieu, 25, 21-23.

340 Passage injustifié de la « singularité » du sujet : âme (voir début de phrase), à la « pluralité », ainsi : leurs désirs, leurs prétentions, leur béatitude, etc.

341 Retour soudain au singulier.

342 Ecle 1. vs. 13. Il a donné aux enfants des hommes une occupation très-fâcheuse. P. [Le passage entier d’Écclésiaste 1 h 13, suivant la traduction d’Isaac Lemaistre de Sacy (1855), se lit ainsi : Je résolus en moi-même de rechercher et d’examiner avec sagesse tout ce qui se passe sous le soleil : Dieu a donné aux enfants des hommes cette fâcheuse occupation qui les exerce pendant leur vie.]

343 Vulgate clémentine (contrairement à la citation de Bertot, le mot Deus apparaît)

344 « Efficace, nom féminin. (Vieilli) Efficacité, en parlant des choses religieuses. (Son emploi a cessé au XVIIIsiècle) ».

345 Luc 21 versets 18.

346 Phil. 3 verset 20. Nous avons notre conversation dans le ciel.

347 Majuscule, mais référant à Élisabeth.

348 Rapporté par les quatre Évangélistes, faisant sans doute écho à Isaïe 40:3 : On a entendu la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, rendez droits dans la solitude les sentiers de notre Dieu (Sacy, 1855).

349 Matthieu 7 verset 14 Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y conduit est étroit ! P.

350 Luc 11 verset 23. Celui qui ne recueille pas avec moi, répand.

351. « Lieu de réunion fermé » avant sa spécialisation religieuse. (Rey).

352. Lettre adressée à une personne âgée : « [270] Il ne faut pas objecter que vous avez soixante ans… »

353 Dissimilitude de nature et non faute.

354 Appétence : rechercher ce qui peut satisfaire les besoins de son organisme. Inclination innée. (Littré].

355 Aucunement (suivant la 2e acception du Littré) peut signifier : « jusqu’à un certain point, avec une phrase affirmative. Cet emploi a vieilli (…) ».]

356 Œuvre au masculin. La BDL affirme ceci : que « le nom œuvre est féminin, sauf dans quelques emplois spécialisés relevant de l’architecture, de l’alchimie et de l’art, où il a un sens bien particulier », le Littré affirmant essentiellement la même chose :

357 Pierre 2. vs. 9. [Bertot ne cite pas le verset en question, ainsi rendu par Lemaistre de Sacy (1855) : Mais quant à vous, vous êtes la race choisie, l’ordre des prêtres-rois, la nation sainte, le peuple conquis ; afin que vous publiiez les grandeurs de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière.]

358 On pensera naturellement ici à Jean de la Croix, cf. Nuit Obscure, livre II, chap. 10.

359 « ci-dessus, plus haut, susmentionné », selon la 3e acception du Littré :

360. Deutéronome, 32,13.

361. Matthieu, 13, 31.

362 Jean 11 verset 40.

363 Chapitre 7 verset 9.

364 Marc 9 verset 22.

  1. 365 Psaume 138, 11.

366 Nous ne connaissons pas d’autre texte se plaçant au niveau de l’expérience mystique en affirmant à la fois la primauté du soleil divin et la liberté de l’âme. Bertot tente de rendre compte d’un fonctionnement selon deux niveaux possibles.

367 Adv. D’une manière stable. (Littré).

368 Exceptionnellement orthographié, ici, avec un s : fonds. Ce qui semble assez rare chez cet auteur. Pour déterminer les écarts sémantiques entre fond et fonds, on pourra notamment consulter la BDL :

369 Sourdra : futur simple du Verbe sourdre, mais le Bescherelle n’en admet que le présent, l’imparfait et le passé simple de l’indicatif. Toutefois jadis le futur simple semblait également d’usage.

370 De quelle personne s’agit-il ? Marie-des-Vallées ? Non, puisque l’on évoque sa sœur religieuse au § suivant, mais d’une âme de la même trempe. Il s’agit de Marie Granger (1598-1636), sœur aînée de Geneviève Granger (La « Mère Granger » qui prit soin de Madame Guyon et la présenta à Bertot). Marie fut éprouvée intérieurement puis par un mauvais confesseur qui l’accusa de sorcellerie. « Ce qui me travaille le plus c’est que lorsque je suis dans cet abandon, mon esprit devient si obscurci, que toutes les grâces précédentes me paraissent comme des songes... » v. Expériences mystiques en Occident III L’Invasion mystique des Ordres anciens, 104-105.

371 Outre -percer apparaît dans le Littré : « percer d’outre en outre ».

372 Geneviève Granger  (1600-1674), « Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles […] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés… » v. Expériences III… op.cit., 106-110.

373 Jean 19. vs. 30. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. P. [Vulgate (clémentine), Jean 19:30 dans son entièreté : Cum ergo accepisset Jesus acetum, dixit : Consummatum est. Et inclinato capite tradidit spiritum. C’est-à-dire : Jésus ayant donc pris le vinaigre, dit : Tout est accompli. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. (Sacy, 1855.)]

374 Sag., 7, 11 : « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains des richesses innombrables. » (Sacy).

375 Les Torrents développeront ce thème.



376 V. les épisodes décrits dans Vie 1.20.3-4 (Petit voyage. Péril en carrosse. Pèlerinage à sainte-Reine, juillet 1673) et Vie 1.20.10 (La légèreté de son frère risque de ruiner son mari, novembre 1674).



377 Par la raison : locution idiomatique ? (Pour la raison que)

378 De sens évident. Le Littré, considérant ce mot comme un « néologisme », cite pourtant sainte-Beuve (né en 1804 !) : Ce besoin de transfigurer… est le même que celui qui tend, dans l’ordre poétique, je ne dis pas à surfaire, mais à surnaturaliser les génies.

379 Voir Lettre 2.70 (Partie IV) : note au sujet du « notre nous-même(s) ».

380 Demeurer. Suivant la première acception du Littré : s’arrêter, se tenir, rester en quelque endroit.

381 Syntaxe : âme « dédoublée » ? = ne s’appuyer sur aucune qualité propre qui satisferait son ego.

382 Garrotté, Littré : « lié comme avec un garrot ».

383 Voir Lettre 2.70 (Partie IV) : note au sujet du « notre nous-même(s) ».

384 Des objets « terminant » l’âme : mais en quel sens précisément ? Peut-être faudrait-il qu’une brève « note explicative » vienne ici rendre ce dernier membre de phrase un brin plus intelligible. Mais les quelques phrases suivant immédiatement celle-ci sauront peut-être éclairer la compréhension du lecteur.

385 Voilà qui vient désormais éclairer, et ainsi clore définitivement, la question des objets « terminant » l’âme.

386 Faire magasin de. Voir première acception du Littré (prise au sens figuré)

387 « Volée de bois vert » envoyée à Guyon ? (par prudence la prochaine lettre que nous lui attribuons en section infra Bertot-Guyon est la 2.68).

Noter lettre suivante 2.62 à associer ? : « Mandez-moi en simplicité ce que mes trois dernières lettres auront fait sur votre esprit, et si ce que je vous ai mandé est conforme à l’instinct secret et inconnu de votre cœur. Je dis secret et inconnu ; car assurément l’eau de source ne passe que goutte à goutte et comme par force, ainsi que nous voyons arriver à une source d’eau encombrée de pierres. Elles sont humides ; et quelquefois par la force de la vive source il en rejaillit quelque goutte laquelle fait douter qu’il n’y ait une source : je dis douter ; d’autant que par cet encombrement de pierres qui empêchent son cours, les gouttes d’eaux [sic] sont toutes bourbeuses. /Plus je vois d’âmes, plus je goûte la grande grâce que Dieu vous a faite de vous donner cette vocation ; car vous êtes en pouvoir d’arriver un jour… » Mais la fin de lettre semble pointer sur une vocation religieuse.

388Fouir. Littré : « Creuser. Fouir la terre. Fouir un puits. »

389 Joh. 4. vs. 14. Elle deviendra en lui une source qui rejaill [i] ra dans la vie éternelle. (P.] — Verset en entier, tel qu’apparaissant dans la Vulgate [clémentine] : [Joannes 4 : 14] : Sed aqua quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam.

390 Solemnité (s). (N’apparaît pas dans le Littré.) Le Wiktionnaire a une entrée pour ce mot, le considérant bien justement comme un archaïsme : ainsi orthographié, ce mot semble pourtant encore utilisé de nos jours dans certains milieux catholiques.

391 Agrément. Sans doute entendu ici dans le sens de consentement, d’approbation ; ce qui s’avère du reste être la première acception admise par le Littré, citant comme appui un certain Bossuet : J’ai présupposé qu’elle avait l’agrément de Madame.

392 Sagesse, 7, 11.

393 Lettre-traité.

394 « Sœur Marie des Vallées. Voyez ces conseils dans l’addition jointe à la fin de ce volume. Repris dans les Torrents. » (P.=

395. S’agit-il du célèbre mystique jésuite Louis Lallemant (1588-1635) dont la Doctrine spirituelle ne fut publiée qu’en 1694 par le P. Champion ?

On peut supposer la circulation des notes prises par les auditeurs.

396Psaume 50, 8.

397 Lettre-traité !

398 Il s’agit ici d’une lettre au directeur du « nouvel Ermitage » de Québec et non à Laval lui-même.

399 Littré : Ragoût. « Fig. Ce qui excite le désir, ce qui flatte. »

400 Ps. 50. vs. 12. Créez en moi, ô mon Dieu, un cœur pur. P. [Bertot me semble ici citer ici le Miserere (trad. Vulgate) d’après la numérotation dite « grecque » des Psaumes. Il s’agirait donc en revanche du Psaume 51 si l’on en suivait la numérotation dite « hébraïque (ou massorétique) ».]

401 Essentiel.

402 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits. P.

403 Indice Guyon.

404 Mander-moi… Selon le Littré, ce Verbe pourrait ici, vu le contexte, avoir le sens d’« ordonner par une lettre ». (Attention : d’ordinaire employé, avec ce sens, sous la forme « mander que », suivi du subjonctif. Problématique, donc).

405 Bénédictines de Montargis, la ville de naissance de Mme Guyon aidée par Mère Geneviève Granger.

406 Six parties distinctes se présentant sous la forme de questions-réponses.

407 que celle-ci = que cette élévation (?), que cette grâce (?), que cette plénitude (?)

408 Jean 10. vs. 10. Je suis venu afin qu’elles [c.-à-d. les brebis] aient la vie, & [et] qu’elles l’aient plus abondante. P. [citant la Vulgate (clémentine), Jean 10:10 dans son entièreté : Fur non venit nisi ut furetur, et mactet, et perdat. Ego veni ut vitam habeant, et abundantius habeant.]

409 « s » minuscule, comme ce fut du reste le cas, et ce pour la même expression, à la fin du paragraphe 4 de cette même lettre.

410 Étant un moyen de mort

411 Tout plein de (sans s) : « (…) plein s’emploie aussi dans les expressions plein de et tout plein de ; il a alors le sens de “beaucoup de”, est invariable et considéré comme familier. »



412 « Sans qu’elles » (après « l’âme » au singulier) ; les âmes ou les puissances ?

413 de Dieu ? ou : ces communications ? 

414 Mander : revoir le sens exact, et potentiellement multiple, de ce mot.

415 Notre nous-même ou notre nous-mêmes (avec ou sans s ?) : j’ai fait [Benoît] une brève recherche à ce sujet et en suis venu à la conclusion (non savante) que ces deux formes étaient recevables. D’ailleurs, dans les Œuvres de François de Sales par exemple, les deux formes semblaient jadis d’usage, variant suivant les années de parution des manuscrits. Ceci dit, en français moderne, j’opterais quant à moi pour la forme sans s, c.-à-d. : notre nous-même, et ce principalement pour des motifs à la fois logiques et syntaxiques.

416 « oraison » en début de §, « Oraison » en fin. Orthographe assez variable sans que l’on puisse cerner précisément les nuances d’usage, sauf ici où la majuscule est liée à la présence de Dieu.

417 Reprise dans les Torrents de Mme Guyon.

418 Luc. 21. vs. 18. Matth. 10. vs. 29, 30. [Références au(x) cheveu(x) et aux passereaux, etc., mais en nulle endroit, à ma connaissance, à la (ou aux) feuille(s).]

419 Sans point d’interrogation.

420 Les errata des DM II et DM III de 1726 seront utilisés lors de la révision finale une fois l’éditeur connu. 

421 Le titre « 3,1 Abandon à l’ordre de Dieu » est repris du haut de page de l’édition 1726. Le sous-titre «  L. I. Que l’abandon… tout ce qu’on a à faire » est le résumé placé en italiques et proposé par Poiret : « LETTRE I./Que l’Abandon… » 

422 Correction suggérée par Benoît-Michel.

423 Lettre datée, ce qui est rare. Peut-être et même probablement adressée à Mme Guyon. Non retenue dans Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles (limitée aux pièces les plus sûres). « N. » du § 1. ne peut être son mari décédé le 21 juillet 1676, mais s’agit-il de l’ecclésiastique maintenu auprès d’elle par Bertot ? (v. Madame Guyon, La vie par elle-même, Champion, 2001, « Chronologies », p. 1057 : « 1677 : Voyage à Paris pour faire retraite. M. Bertot l’ignore et cela me faisait encore plus croire que j’étais déchue de ma grâce » […] Nuit « une expérience de misère et un sentiment inconcevable de ma bassesse »/1678 : elle achète une maison contigüe à celle de sa belle-mère et devient indépendante. »).

424 Du Bertot pur sucre ! « Chef des Quiétiste s ? ».

425 En Dieu, cet inconnu. - « Et comme Dieu n’a point de forme, ni image qui puisse être comprise par la mémoire, de là vient que quand elle est unie avec Dieu (comme on void tous les jours par expérience) elle demeure comme sans forme et sans figure, l’imagination perdue, et la mémoire plongée dans un souverain bien, en grand oubly, sans se souvenir de rien. » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, 1665, La Montée du Mont Carmel, p. 112).

426 « je vous peux aimer et jouir de vous, estant toute convertie en amour divin ; & vous n’êtes plus fardeau ny pressure à mon ame, mais au contraire que vous en estes la gloire, les delices et la liberté… » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, 1665, La Vive flamme d’amour, p. 356). — Notez ici la grande différence entre l’édition 1665 et sa reprise en « Bibliothèque européenne », Desclée de Brouwer, 1959, p. 978 : « … je puis t’aimer et jouir de toi, étant toute convertie en l’amour divin ; et désormais, tu n’apportes plus d’ennui ni d’oppression à la substance de mon âme, mais plutôt tu es sa gloire, ses délices et sa dilatation ;… [tutoiement ; ennui pour fardeau ; ajout de substance ; dilatation pour liberté]. — Et Mère Marie du Saint Sacrement n’améliore pas les choses (Cerf, 2001). Tout ceci, à défaut du recours à l’espagnol facilité par le vocabulaire simple et classique de Jean, justifie nos abondantes citations reprises de 1665. Il serait bienvenu de reproduire  cette édition classique pour disposer de Jean en in-folio, soit en seulement ~200 doubles pages (contre ~1500 en 1959, ~1800 en 2001), contemplation ainsi facilitée sans tourner trop souvent d’un feuillet au suivant.

427 Notez la distribution non chronologique des lettres : 1669 après 1678. Il ne s’agit donc pas de Mme Guyon qui rencontrera Bertot le 21 septembre 1671 (Vie 1.19.1-2 : « il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois […] ces effroyables vents de la saint Matthieu vinrent cette nuit-là […] le vent s’apaisa tout à coup… ». Bertot ne quitte Caen pour Montmartre qu’en 1675, mais se rendait fréquemment à Paris. [v. ANNEXES du Tome III, « Monsieur Bertot Directeur mystique 2005 », Annexe, IV chronologie de la vie de M. Bertot].

428« … par-dessus tous il faut passer au non sçavoir. » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 32).

429 Canciones VII « Y de xame muriendo/ Un no se que, que quedan balbuciendo.  / Begayent un je ne scay quoi,/ Qui me tue et met hors de moy. » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 249). — « je ne sais quoi » : sans italiques ni tirets (ces derniers sont rectifiés partout ailleurs). -

430«  La perfection de l’estre divin, qui ne tombe point en l’entendement, ny en l’appétit ; ny en l’imagination, ny en aucun autre sens » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 249).

431 sur la manière de prier.

432 simplicité et abandon.

433 Ps. 21. vs. 7. Je suis un ver, et non un homme. P. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.

434 [sans tiret : amour propre (rectifié partout ailleurs — ce qui est moderne, mais affaiblit le sens).

435 Voir avant-dernière acception du Larousse : « Littéraire. Ne pas laisser de, ne pas manquer de : Une telle déclaration ne laisse pas de surprendre. »

436 Troisième je ne sais quoi  en moins de deux § ! L’expression est extrêmement fréquente chez Jean de la Croix…

437

438 En quel sens ? Usage de la raison seule ?

439 Rom. 10. vs. 20. [P.] « Et Isaïe dit hardiment : ceux qui ne me cherchaient pas m’ont truvé, & je me suis fait voir ouvertement à ceux qui ne s’informaient pas de moi. »(Amelote 1687). Isa. 65 vs. 1. [P.] « Ceux qui ne se mettaient point en peine de me connaître sont venus vers moi, et ceux qui ne me cherchaient point m’ont trouvé. J’ai dit à une nation qui n’invoquait pas mon nom auparavant : Me voici, me voici. » (Sacy 1700).

440 Lettre à saint Jean Eudes… ou plus probablement au directeur de l’Ermitage de Québec. Indice : « votre séminaire ».

441 Pierre Célestin (saint) : Pietro est l’avant-dernier d’une famille de douze enfants […] s’installe dans les années 1235-1240 sur le mont Morrone, dans les Apennins. Il y fonde une congrégation d’ermites […] Bien que la congrégation se rattache à la règle bénédictine, elle est profondément influencée par les franciscains et en particulier le mouvement des Spirituels […] Le 5 juillet 1294, Pietro de Morrone est élu pape à l’unanimité. L’octogénaire apprend la nouvelle par une délégation venue le rencontrer à Sant'Onofrio et accepte la charge […] le nouveau pape n’a reçu qu’une formation théologique sommaire et ne connaît ni le droit canonique, ni le fonctionnement de la Curie romaine […] Le 9 ou le 10 décembre 1294, le pape annonce à son entourage sa décision ; il invoque l’humilité, son insuffisance physique et intellectuelle face aux exigences de sa charge, et son souhait de se retirer dans son ermitage [… mis] sous surveillance […] s’enfuit à Sant'Onofrio, puis à San Giovanni in Piano, avant de tenter de partir pour la Grèce [comme le tenteront d’autres Spirituels]. Il est arrêté en chemin et transféré à Anagni, puis au château de Fumone dans le sud du Latium sur l’ordre de Boniface VIII. [nouveau pape opposé aux Spirituels]. — Cette note est détaillée compte tenu de l’influence franciscaine sur l’école fondée par le P. Chrysostome du Tiers Ordre Régulier. L’influence est attestée sur Bernières, Mectilde, Guyon.

442 Jean 19. vs. 30. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. [P.]

443 Favorisant sécheresses et misères dont l’augmentation portera fruit ?

444 Des « bonnes » croix ? Cette lettre datée de 1678 pourrait être adressée à saint Jean Eudes (1601-1680) en fin de vie et dans les difficultés soulevées par sa fondation.

445 Transmission mystique.

446

447 indice mariage Guyon.

448 Littré (3acception) : « Qui a une vivacité comparée à un pétillement. »

449 Littré (8e acception) : retardement.

450 Lettre adressée à un duc : Beauvilliers  ou Chevreuse ?

451 Psaume 102 versets 13, 14.

452 Ps. 138. vs. 8. 10. Si je monte dans le ciel vous y êtes : si je descends dans l’enfer, je vous y trouve, etc. & vous me tiendrez toujours de votre droite. [P.] [Vulgate clémentine : Si ascendero in cælum, tu illic es ; si descendero in infernum, ades. Si sumpsero pennas meas diluculo, et habitavero in extremis maris, etenim illuc manus tua deducet me, et tenebit me dextera tua.]

453 Bernières, transmission.

454 Confidence !

455. Ancien sens de « combat singulier non prémédité ».

456 Luc 21 versets 18. [P.]

457 Depuis la mort de Monsieur Guyon survenue le 21 jkuillet 1676.



458 Petit traité adressé à la jeune veuve.

459 Dorénavant correction non signalée.

460

461débit : voir Littré, 6e acception : action de raconter, de réciter.

462 Petits services : voir 2e et surtout 11e acceptions du Littré.

463 Jean. 1. vs. 5. La lumière luit dans les ténèbres. [P.] [Vulgate clémentine : et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt.]

464 Exod. 19. vs. 9. 6. [P.] [?] dans l’obscurité. [Vulgate clémentine : ait ei Dominus : Jam nunc veniam ad te in caligine nubis, ut audiat me populus loquentem ad te, et credat tibi in perpetuum. Nuntiavit ergo Moyses verba populi ad Dominum.]

465 Luc. 24. vs. 25. 26. [P.]

466 Matth. 27. vs. 46. Marc. 15. vs. 34. [P.]

467 Ou Traité de l’Amour de Dieu, Liv. VI. Chap. II. [P.]

468 Psaum. 21. vs. 7. [P.][Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.]

469 fine observation.

470 Littré : Pressure se disait dans l’ancienne langue pour gêne, oppression.

471 Littré (14e acception) : Fig. Ce qui frappe, touche l’âme, le cœur.

472 Littré (« biscuit » : 1ère acception) : Fig. S’embarquer sans biscuit, se mettre en voyage sans provisions suffisantes ; s’engager dans une entreprise sans s’être préparé suffisamment.

473 Mectilde ?

474 Locution nominale.

475 Cant. 8. vs. 6. L’amour est fort comme la mort. [P.][Vulgate clémentine : SPONSA. Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum, quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio : lampades ejus lampades ignis atque flammarum.

476 Proverb. 30. vs. 19. [P.][La trace de l’aigle dans les cieux, la trace du serpent sur le rocher, la trace du navire au milieu de la mer, et la trace de l’homme chez la jeune femme. (Proverbes 30:19, trad. Segond.) ; images reprises par Mme Guyon.

477 Exod. 20. vs. 19. Que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions ; mais que Moïse nous parle. [P.][Vulgate clémentine (Exodus 20:18-21 : Cunctus autem populus videbat voces et lampades, et sonitum buccinæ, montemque fumantem : et perterriti ac pavore concussi, steterunt procul, dicentes Moysi : Loquere tu nobis, et audiemus : non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur. Et ait Moyses ad populum : Nolite timere : ut enim probaret vos venit Deus, et ut terror illius esset in vobis, et non peccaretis. Stetitque populus de longe. Moyses autem accessit ad caliginem in qua erat Deus.]

478 Littré (« [se] fourrer » : 12ième acception) : Fig. S’introduire, s’entremettre.]

479 probablement lettre adressée à Mectilde.

480 Luc 1. vs. 38. [P.][Marie dit : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! » Et l’ange la quitta. (Luc 1:38, trad. Segond)]

481 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits et aux humbles. [P.][Vulgate clémentine : In illo tempore respondens Jesus dixit : Confiteor tibi, Pater, Domine cæli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus, et prudentibus, et revelasti ea parvulis. Note P.



482. Luc, 14, 10 [P.] : Quand vous aurez été convié, allez vous mettre à la dernière place, afin que lorsque celui qui vous a convié sera venu, il vous dise : Mon ami, montez plus haut… (trad. Sacy).

483 Cantique, 5, 2. [P.]

484 soigner : Littré 4e acception ? : Populairement. Soigner quelqu’un, le gronder, le punir, le battre. On le soignera.

485 Cf. Les Torrents de Mme Guyon.

486 Voir notamment : Matt. 10 : 30.

487 Devrait-on insérer ici une brève note sur la « problématique » de la primauté de l’amour sur la connaissance, etc. ?

488Job. 28. vs. 22.

489 Voyez Matth. 10. vs. 30, etc. [P.][Matthieu 10:30 : Et les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés (trad. Martin). Cf. aussi, Luc 21:18 : Mais un cheveu de votre tête ne sera point perdu (même trad.).]

490

491Psaume 75 verset 3.

492 Phil. 4 verset 13.

493 Jean 13 versets 7.

494 ? — Pauvre Bertot qui doit, à la réception de cette immense lettre -- trente-cinq paragraphes longs traduisant un imaginaire débridé peut-être par la solitude – assurer sa tâche de « directeur mystique ». Il y répondra — brièvement. – Nous avons peiné à transcrire, « œuvres complètes » obligent. Ce texte permet d’apprécier le vécu ordinaire du confesseur.

495 ? — Il n’y a pas de mérites.

496 ?

497 Jean XIV verset 10. [P.]

498 Exode 3 versets 14. Je suis celui qui suis. [P.]

499 Deutéronome 32 verset 39. Reconnaissez que je suis seul. [P.]

500 Isaïe 40 versets 17. Tous les peuples du monde seront devant lui comme s’ils n’étaient pas. [P.]

501 Mieux !

502 Et non Sacré-Cœur comme le logiciel moderne transcrit à la dictée ! Et de même pour saint-Paul etc. Tous les noms sont ramenés à des monuments suit à la disparition du vécu spirituel.

503 Job I. verset 21. [P.]

504 En conclusion de cette Lettre : variée, médiocre en début, mais belle à la fin. S’agirait-il de Mectilde ? Mais la réponse de Bertot témoigne d’une certaine distance — en son début seul. S’agirait-il d’un assemblage ?

505 Indice Mectilde ?

506 Jean de la Croix, Nuit obscure et Vive Flamme.

507 Indice Mectilde, la fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement.

508 Inconnues.

509 ndice Mectilde.

510 Ibid. (une certaine préciosité typique de la jeune Mectilde).

511 Luc I verset 79) [P.]

512 Jean III verset 15. [P.] — Pas d’italiques et de même précédemment.

513 Col. I verset 26, 27. [P.]

514 Jean XIV verset 10. [P.]

515 Luc 22 verset 15. J’ai désiré avec ardeur de manger cette pâque avec vous. Indice Mectilde qui aime citer latin.

516 Mais vous serez changés en moi. saint-Augustin Confessions livre VII chapitre 10.

517 Dieu en toutes choses. saint-Ambroise de Fid. Resurr. [P.]

518 Indice Mectilde.

519 Littré : joint, 6acception : « joint que », loc. conj. signifiant ajoutez que, outre que.

520 Ps. 21. vs. 7. [Voir : Psaume 22:6 (texte hébraïque)]

521 Mectilde ?

522 Peut-être qu’en Jésus-Christ. P. [peut-être ?]

523 Littré (« soigner », 5acception) : Veiller à quelque chose (emploi qui a vieilli).

524 Ps. 32. vs. 9. Le Seigneur a parlé, et tout a été fait. [P.][Vulgate clémentine : Quoniam ipse dixit, et facta sunt ; ipse mandavit et creata sunt.]

525 Serais-ce le début de la longue lettre précédente ?

526 expression idiomatique plutôt misogyne.

527 Littré (« positif »), voir notamment 1ère acception : Sur quoi l’on peut poser, compter ; qui est assuré, constant.

528 Jean 12. vs. 24-25. [P.][Version Segond de Jean 12:24-25 : En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle.]

529 Littré (« briser »), 6acception : Briser un discours, cesser de parler.

530 Littré (« dessus »), 3e acception : forme elliptique de : ci-dessus.

531 Mais ceci n’est pas proprement une phrase interrogative.

532 À l’aventure.

533 « Traitement » de la troisième demande (ou question), les deux autres précédentes n’ayant pas été ainsi numérotées. (Idem pour les subséquentes).

534 Marc. 8. vs. 34. [P.]

535 Luc. 1. vs. 48.-49. [P.]

536 Traité !

537. Psaume, 75, 3 : Il a établi Sa demeure dans la paix. [P.]

538. Communication en Dieu.

539. Nuit mystique.

540. Psaume, 35, 6. [P.]

541 Traité.

542. Hébreux, 10, 38. [P.]

543 Cette lettre datée — un petit traité — précède donc la rencontre de Madame Guyon par l’intermédiaire de la Mère Granger, le lendemain des « effroyables vents de la St Matthieu », le 21 septembre 1671 (Vie par elle-même, 1.19.1).

544 Cette lettre présente un bon résumé de la voie.

545 Jean 10, vs. 10. Je suis venu afin que mes brebis aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante. [P.]

546 Ps. 75. vs. 3. [P.][Vulgate clémentine : Et factus est in pace locus ejus, et habitatio ejus in Sion.]

547 « Chalumeau » : Littré : Terme de botanique. Nom des tiges simples, herbacées, sans nœuds, et plus ou moins fistuleuses.

548 Serait-il recommandable d’insérer ici une brève « note explicative » sur cette certification du don de la foi ? — c’est la « voie de foi » citée supra, absence de toute certitude d’origine humaine, échafaudages etc.

549 Psaume 4, 7. [P.] 

550 Assure de la réalité de la mystique et de ces états.

551 Matt., 11, 25.

552 Proverbes, 8, 31.

553. « L’ami de Dieu » envoyé à Tauler pour le convertir, selon le récit de la « Vie du maître » v. Œuvres complètes, trad. Noël du Pseudo-Tauleriana, Tralin, 1911, tome I, pp. 96-227, Dialogue entre le Maître et le Laïc, « Comment le Laïc donne une marque de sa sainteté cachée, reproche au Maître d’être plongé encore dans la nuit de l’ignorance, d’avoir une âme incomplètement dégagée, et d’être encore du nombre des Pharisiens. /Après ce sermon, le laïc gagnant immédiatement son hôtellerie, se mit à écrire mot à mot le discours tel que le docteur l’avait prononcé… (pp.115 sv.) »

554. Il peut s’agir du Père Chrysostome, de Monsieur de Bernières, d’une religieuse, telle Michèle Mangon… — Bertot aborde ensuite un autre sujet, celui des épreuves subies par le missionnaire Jogues au Canada.

555 Traité !

556 Jean 1. vs. 24. [P.] [il s’agirait plutôt de Jean 1:14 : Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis : et vidimus gloriam ejus, gloriam quasi unigeniti a Patre plenum gratiæ et veritatis.]

557 dans le simple sens de : « ressentir » (v. Littré).

558 belle lettre.

559 Cant. 1. vs. 4.-5. [P.]

560 Jean 16 verset 14 : il prendra se de ce qui est à moi et il vous l’annoncera. [P.]

561 Gal. 4 versets 19. Ephes.3 versets 17. Jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé dans vous, Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs. [P.]

562 Traité du Néant !

563 Mme Guyon sort de la nuit.

564 (c’est la Paix).

565 Marc, 7, vs. 37. [P.]

566 Indice Guyon.

567 Indice Guyon. Et infra §4 : « notre bonne mère N. » serait la Mère Geneviève Granger supérieure des bénédictines de Montargis.

568 saint Jean Eudes ?

569 Matth. II. vs. 30. [P.]

570 Voyez Prem. Vol. Eclairciss. I §12. [P.]

571 Luc 2. vs. 51. [P.]

572 Lisant l’historien du Tiers Ordre Régulier franciscain Jean-Marie de Vernon ? (Le P. Chrysostome, maître de Bernières et de Mectilde, fut responsable d’une province du TOR).

573 Les comparaison de bateaux poussés par le vent aux barques faisant effort d’avirons n’étonnent pas au normand Bertot qui assista aux départs vers la Nouvelle-France visible de haut depuis la chapelle de Honfleur, dernier lieu de prière. des partants (dont Marie de l’Incarnation, amis de Bernières).

574 On rapprochera de Bernières qui voulait être « vrai pauvre ».

575 Faiblesse résiduelle du prêtre Bertot.

576 Indice Mectilde 

577 Ps. 4. Vs. 7. La lumière de votre visage est gravée sur nous. [P.]

578 Bertot était en relation avec des membres « émigrés » en Nouvelle-France qui venaient du groupe de l’Ermitage animé par Jean de Bernières. Probablement ici s’agit-il de François de Laval (1623-1708), premier évêque de Québec.

579. Peut-être profond. [P.]

580 Joh. 10 versets 10. Je suis venu afin que mes brebis ait la vie et qu’elle l’aient plus abondante.[P.]

581. Cf. l’Abandon à la Providence Divine, ouvrage attribué à Caussade, en fait adapté de Madame Guyon.

582 Job 28. vs. 21. Elle est inconnue aux oiseaux du ciel : la mort et la perdition ont ouï le bruit de sa réputation. [P.]

583 Belle lettre.

584 unique !

585 Ezech. I, vs. 9. Ils ne retournaient point lorsqu’ils marchaient.

586 Jérôme Lallemant, jésuite (1593-1673) qui dirigea Marie de l’Incarnation (du Canada). Cette dernière en fait grand éloge.

587 Communication.

588 Probablement cette lettre admirable provient-elle de Mgr de Laval qui fonda le Séminaire de Québec à l’imitation de l’Ermitage de Caen.

589 Majuscules.

590 Littré : se dédire : « désavouer ce qu’on a dit »

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