EXPÉRIENCES MYSTIQUES
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CATALOGUE d’ OUVRAGES
Dominique Tronc
Ce volume contient :
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT :
Du Tiers ordre franciscain à l’Ermitage de Caen, Monsieur Bertot, Madame Guyon et Fénelon
V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE [p.173]
VI .FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700 [p.341]
Florilège établi par Dominique Tronc
VII. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800 [p.470]
UNE BIBLIOTHÈQUE MYSTIQUE [p.632]
fin [p.645]
Ce volume fait partie d’une histoire de la mystique en occident en sept parties :
I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. UNE ÉCOLE DU COEUR
V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE
VI. TÉMOINS DES TRADITIONS APRÈS 1700
VII. TÉMOINS HORS CADRES APRÈS 1800
I II III parus chez l’éditeur « Les Deux Océans » à Paris en 2012 & 2014.
IV V VI VII assemblés en un tome de gand format livrant l’état textuel le plus récent.
Avec un Catalogue proposant d’autres assemblages de textes mystiques.
EXPÉRIENCES MYSTIQUES
EN OCCIDENT
Du Tiers ordre franciscain à l’Ermitage de Caen, Monsieur Bertot, Madame Guyon
Dominique Tronc
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT
Plan de la série
Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas.
C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même.
Ce « Rien » dont notre Mère parle1 avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et vide, pour être revêtu de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter.
Mais nous pouvons dire encore que la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su du rien faire quelque chose [de] la réduire de quelque chose comme à rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où Il la peut mettre2.
Voici avec retard le quatrième volume d’une série consacrée à l’histoire des expériences mystiques en Occident.
Le groupe mystique formé autour de Jean de Bernières (1601-1659), repris par Jacques Bertot (1620-1681), développé par Madame Guyon (1648-1717) porte haut la tradition mystique.
Ce volume est plus vaste que les trois précédents3. Il couvre avec précision le premier siècle d’une « École du Coeur » préparée par des franciscains. Le volume suivant couvrira le siècle des Lumières et des influences qui perdurent.
D’habitude on définit un domaine d’étude par un « Canon » de textes fondateurs. Ici nous avons affaire à des textes qui ne furent pas reconnus par les autorités ecclésiastiques. Les textes de Jean de Bernières, de Jacques Bertot, de Jeanne Guyon en sont les principaux (on y adjoindra ceux du P. Chrysostome de Saint-Lô, de Mère Mectilde, de proches de Madame Guyon dont Fénelon). Au coeur d’une telle bibliothèque mystique figurent six mille pages traitant de la direction mystique, cas rarissime de lettres qui expriment librement l’expérience et la pensée de leurs auteurs. Elles nous sont parvenues intentionnellement sauvées de censures ecclésiastique et royale.
L’essentiel du vécu mystique exprimé en langue française classique tient en trois Correspondances qui se succèdent en trois générations de directeurs à dirigé(e)s, de maîtres à disciples. D’extensions comparables, traduisant des accomplissements mystiques, elles présentent un même message sous trois « couleurs ». Le même courant mystique est relayé par trois tempéraments dans des conditions de vie diverses : Bernières est un laïc actif, son disciple Bertot est prêtre et le très discret « directeur mystique », Guyon est une femme mariée puis veuve qui évolue de la Cour aux prisons. Son génie a su remarquablement analyser une expérience mystique intemporelle donc éventuellement nôtre.
Ces témoignages ont été soigneusement sauvés par quelques personnes particulièrement conscientes de leur valeur : la sœur de Bernières pour son frère et pour le Père Chrysostome, Madame Guyon pour Bertot, l’éditeur Poiret pour Madame Guyon, tous considérant comme un devoir de sauvegarder des textes à l’usage des générations suivantes.
À cette redécouverte d’un « Essentiel mystique » s’ajoutent les écrits à usage « externe», donc parfois autocensurés, ceux du P. Chrysostome, de la Mère Mectilde, de Madame Guyon, du Père Lacombe, de Fénelon, etc. Je les ai récemment édités, souvent pour la première fois depuis leur parution, parfois depuis des autographes. On trouvera en fin de cette édition en un volume les principaux titres d'une telle « bibliothèque mystique ».
Des relations directes entre personnes vivantes sont la condition indispensable pour mener à terme un pèlerinage mystique. Des compagnons spirituels se connaissaient entre eux, se demandaient conseil, se rendaient visite et, quand c’était impossible, s’écrivaient en toute discrétion. La valeur du présent travail réside dans cette redécouverte et restitution d’une « vie commune » mystique. Elle veut aider des chercheurs spirituels d’aujourd’hui qu’ils soient d’occident ou d’ailleurs.
On a affaire non à des génies solitaires, mais à un réseau d’amis spirituels extrêmement vivant. L’important ne réside pas dans des influences livresques, mais dans les rencontres de personne à personne. Des relations spirituelles profondes sont vécues entre contemporains d’une même génération, et justifient le nom de "chaîne mystique". Elle se poursuit en durée parce que les aînés transmettent leur expérience à la génération suivante. Ce fait est exceptionnel. Nous n’avons pas trouvé un autre équivalent occidental à la chaîne mystique que l’on tente de restituer dans le présent ouvrage (mais des amorces de chaînes carmélites).
Si nous bénéficions de belles études portant sur certaines figures reconnues4 ou sur des groupes localisés géographiquement5, aucune synthèse ne met en relief l’originalité d’un courant mystique qui subsista pourtant durant plus de deux siècles, partagé et attesté par cinq générations. Madame Guyon et Fénelon se situent à la troisième. Cet effacement s’explique en partie par la condamnation catholique de ceux que l’on surnommait avec dérision « quiétistes ».
L’approche historique, donc extérieure, de ce courant bénéficie des articles « Quiétisme » (1986) parus dans le Dictionnaire de Spiritualité 6. Ils restent aujourd’hui incontournables pour donner le récit – limitée à la brève durée de la « crise » visible soit à la fin du XVIIe siècle. Ses deux auteurs, grands connaisseurs de l’Europe latine catholique, fournissent une abondante moisson : suivant l’ordre chronologique, ils commencent par passer en revue les principales figures incriminées par les Inquisitions espagnole et italienne. Reste évidente la difficulté de circonscrire précisément ce que l’on reprochait au christianisme intérieur de ces prévenus, tant les accusations reposent sur des Propositions que l’on ne retrouve pas dans leurs œuvres.
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L’apport se veut en dehors du champ théologique et plus largement de tout débat. Il ne s’agit pas d’établir une théorie, mais de faire revivre les personnes du réseau. Je respecte leurs témoignages en les citant, préférant leurs témoignages d’expérience mystique à l’exposition d’idées. Je relève les relations directes entre elles et sans méconnaître des influences dues aux lectures donne primauté aux rencontres physiques entre individus avant que leurs relations ne se poursuivent sous la forme essentielle de lettres privées.
Ces spirituels se rencontrent autour d’une expérience centrale, celle de la grâce divine, à laquelle ils font le don de leur personne et de leur vie dans un abandon intérieur total. Ils ne se satisfont que de « l’amour pur », c’est-à-dire sans recherche de récompense. Prenant appui sur la grâce, ils considèrent l’effort humain et l’ascétisme comme secondaires. Mais cela ne veut pas dire que leur vie est relâchée, car, contrairement au procès qui leur est fait, ils mènent une vie d’une rigueur exemplaire.
Loin de rester isolés dans une maison ou un couvent, ils se sont fréquentés. Leur spécificité est de n’avoir jamais transformé leur réseau d’amitiés spirituelles en un Ordre qui aurait figé ce qu’ils désiraient garder informel. Ceux qui étaient clercs restaient simplement fidèles à leurs diverses appartenances ecclésiales. Ces hommes et ces femmes n’éprouvaient aucune nécessité de cadre extérieur : unis par l’indicible, ils partageaient les mêmes évidences.
Ce courant se distingue donc par l’absence de ce qui définit habituellement un groupe : pas de Constitution, pas de Règle extérieure, pas d’Ordre, pas de fondation (si l’on excepte Mectilde et ses bénédictines). Seule la profondeur de l’expérience intérieure fonde l’autorité. Aucune frontière politique ou religieuse ne pouvait résister à un tel mouvement.
Ces liens sans contrainte ni règle formelle ne pouvaient être acceptés par les autorités religieuses : se sentant négligées, celles-ci les combattirent avec vigueur. Les mystiques ont souvent dû affronter des ecclésiastiques hostiles parce que sans expérience intérieure, en particulier quand ils ont osé parler du degré le plus profond de leurs relations : une communication silencieuse de la grâce de personne à personne.
Toutes ces relations forment un réseau complexe, mais cohérent : nous relevons les traces d’une véritable « école » de vie mystique. Quel nom donner à une telle association sans unité de condition ni liens canoniques7 ? Bremond utilise les expressions d’Oratoire du cœur et d’École de l’oraison cordiale dans le chapitre qu’il consacre à Querdu Le Gall (1633-1698) et à Jean Aumont (-1689)8.
Parler d’une « Filiation mystique du pur Amour » permettrait d’insister sur le lien de nature mystique qui exista entre aînés et cadets, et d’éviter la note intellectuelle attachée au terme École : malheureusement, ce titre serait trop long. Même s’il faut éviter toute note affective attribuée au mot cœur depuis Rousseau et le Romantisme, nous avons finalement opté pour l’expression « École du Coeur ».
Son rôle fut souterrain, mais capital : elle sous-tend et féconde la vie mystique dans toute l’Europe depuis la fin des guerres de religion au XVIe siècle (Henri IV entre à Paris en 1594) jusqu’au milieu du XIXe siècle (fin du cercle « quiétiste » de Morges-Lausanne).
Ce mouvement est l’une des expressions de la mystique universelle dans son vécu profond. Un tel réseau d’amitiés spirituelles est de grand intérêt pour notre époque parce qu’il préfigure un mode de relation assez largement pratiqué aujourd’hui où l’individualiste contemporain, rendu prudent, repousse des structures qui lui paraissent imposées, les idéologies, les rites, des fondamentalismes, en recherche d’une approche immédiate à un Essentiel intime.
Il a cependant besoin de trouver ancrage dans des relations interpersonnelles. Cette histoire de l’École du Coeur (ou de la Grâce, terme emprunté au domaine religieux traditionnel) traverse plus de deux siècles. Nous allons le conter dans ce tome IVpour le dix-septième, puis dans le suivant V pour le siècle des Lumières. Figures et témoignages qui prouvent qu’il est possible de « vivre la mystique » sans adhérer à un collectif, mais à la condition d’être entouré de compagnons qui partagent la même aventure.
Les écrits de Chrysostome, Bernières, Mectilde, Bertot, Guyon, Fénelon sont disponibles aujourd’hui9. Y dominent de remarquables correspondances10 où ces mystiques témoignent d’une liberté rare, car ils s’adressent à des intimes qui les comprennent. Destinés à tous ceux qui cheminent sur « Les secrets sentiers de l’amour divin11 », leurs précieux conseils sont universels.
De même que l’on n’apprend pas l’ébénisterie dans un livre, seuls des liens directs entre personnes sont à même de former les apprentis mystiques : rencontrer un spirituel, lui parler, voire même vivre avec lui un certain temps est de toute première importance. Expliquer des influences spirituelles uniquement par la circulation des textes ne suffit donc pas : ce sont les relations interpersonnelles qui comptent. Nous nous attacherons donc à savoir non pas « qui a lu qui », mais « qui a rencontré qui ».
Parce qu’ils ont en commun la même expérience du divin et les mêmes raisons de vivre, les mystiques se comprennent et des liens d’amitié se forment. Le rayonnement de certains aînés plus expérimentés attire la génération suivante : les cadets reçoivent l’enseignement d’un père ou d’une mère spirituels. Ces liens sont parfois vécus sur plusieurs générations : ils constituent alors des filiations dont les intéressés sont conscients.
Ce phénomène est bien connu dans le monde entier. Dans les traditions orientales, on parle de chaînes de transmission dans le soufisme tandis que des maîtres se succèdent en Extrême-Orient dans diverses traditions indiennes ou bouddhiques. Au début du christianisme, un évêque n’était reconnu que s’il était relié à un apôtre qui lui-même avait connu directement Jésus : cette conception, encore apparente chez Tertullien à la fin du second siècle, disparaîtra deux siècles plus tard chez Ambroise de Milan12, la notion de transmission de personne à personne s’étant perdue laissant tout la place au dieu ordonnateur.
Nous allons essayer de montrer que cette expérience de transmission de personne à personne a ressuscité au XVIIe siècle, où l’on voit naître un réseau d’amitiés de ce type chez les adeptes du « pur amour » : ils se connaissaient et s’estimaient. Chaque génération formait des disciples. L’ensemble de ces liens constitue un « arbre mystique », nourri par la sève de l’exceptionnelle vitalité spirituelle franciscaine13. Des quatre figures principales - Chrysostome, Bernières, Bertot, Guyon - sont issues de nombreuses branches spirituelles dans les milieux les plus divers. Mais tous se savaient reliés à une même origine : à la fin du XVIIIe siècle, le pasteur Dutoit vénérait encore les quatre personnes que nous venons de citer14.
Ce courant mystique imprégné d’influence franciscaine, transmis de génération à génération essentiellement en France, connut une efflorescence qui dura près de deux siècles et demi : depuis 1590 quand deux franciscains fondent ce courant en apportant en France leur expérience mystique, jusqu’en 1837 où se meurt un cercle spirituel guyonien à Morges près de Lausanne.
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Cette histoire ne s’est malheureusement pas passée facilement. Les mystiques regroupés au sein d’une École du Coeur ont été affublés du sobriquet « quiétistes » par leurs détracteurs. Ce surnom entache encore aujourd’hui leur mémoire puisqu’il s’accompagna de procès et de condamnations. Le quiétisme n’étant pas le sujet central intérieur, je ne l’évoque que brièvement en privilégiant les préquiétistes espagnols et italiens.
Puis suit un aperçu de l’histoire ancienne des Tiers Ordres franciscains, trop souvent laissée dans l’ombre au bénéfice d’autres branches franciscaines. Cette vénérable tradition va éclore en France et féconder la vie mystique locale dès la fin de nos guerres de religion : des âmes ardentes vont rencontrer ces messagers. Ainsi, au début du siècle, va se former à Caen un premier groupe autour de Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), issu du Tiers Ordre Régulier : lui et Marie des Vallées (1590-1656) dirigent Jean de Bernières (1601-1659) et ses amis. Celui-ci crée l’Ermitage de Caen, où l’on trouve soutien spirituel et où l’on peut être initié à l’oraison. Il est entouré de disciples de grande valeur : Mère Mectilde (1614-1698) qui fonde un ordre de bénédictines toujours actives de nos jours ; Mgr de Laval (1623-1708) qui crée un nouvel Ermitage au Canada ; le prêtre Jacques Bertot (1620-1681), qui va transmettre la spiritualité de l’Ermitage de Caen à Paris : devenu confesseur au couvent de Montmartre, il y attire un cercle de laïcs pratiquant l’oraison, dont Madame Guyon (1648-1717). C’est elle qui reprendra la direction du groupe, attirant de nombreux disciples, dont Fénelon.
Mme Guyon va voyager en Italie : elle fera un séjour chez l’évêque Ripa et sera donc en contact avec le quiétisme italien. En elle aboutissent deux courants mystiques : celui de l’Ermitage et celui des disciples de Molinos. Elle inspirera des cercles d’oraison dans toute l’Europe, aussi bien catholiques que protestants. Puis au XVIIIe siècle, le courant mystique se distribue en de multiples branches, mais la peur d’être condamné pour « quiétisme » est un frein : tandis que les cercles spirituels se cachent en terres catholiques françaises, le courant trouve refuge dans les terres piétistes protestantes. Puis il s’enlise et nous en perdons trace en Suisse après 1837.
Une autre caractéristique de cette École apparaît ici : non seulement la qualité des directeurs spirituels y fut exceptionnelle, mais leur succession ne connut jamais d’interruption. Antoine Le Clerc sieur de la Forest (1563-1628), le père Chrysostome, le laïc Jean de Bernières, le prêtre Jacques Bertot, madame Guyon et Fénelon archevêque de Cambrai, et par la suite les pasteurs piétistes Pierre Poiret (1646-1719) et Jean-Philippe Dutoit (1721-1793) se succédèrent comme les maillons d’une longue chaîne. Autre fait remarquable, ils furent indifféremment laïcs ou religieux : leur autorité ne reposait que sur la profondeur d’une vie intérieure. C’est un laïc, Jean de Bernières, qui est au centre du premier réseau au milieu du XVIIe siècle, et c’est une laïque, Mme Guyon, qui sera la référence à la fin du siècle.
Aux biographies des uns et des autres, nous associerons des extraits de leurs « dits » ou de leurs écrits: rien ne remplace le contact direct avec les textes. Même si cet ouvrage commence par un rappel essentiellement historique, nous ne nous attarderons pas sur les structures, les règles et les conceptions théologiques : elles ne seront présentées que pour faire comprendre au milieu de quelles contraintes vivaient ces mystiques.
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Voici une vue simple du tableau général des filiations dans l’École de la grâce . Il couvre ce volume ainsi que le suivant : « IV. UNE ÉCOLE DU COEUR » et « V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE ».
L’ordre chronologique se déroule verticalement. Les figures de Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Monsieur Bertot, Madame Guyon sont soulignés, car elles se relaient pour mener « l’école » mystique d’une génération à la suivante.
Tel un « delta spirituel », trois branches naissent d’un premier groupe animé par Jean de Bernières. M. Bertot crée un cercle à Montmartre, repris par Mme Guyon aidée par Fénelon : d’eux sont issus des disciples français et étrangers qui couvrent l’Europe et franchissent l’Atlantique.
Franciscains du Tiers Ordre Régulier
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Chrysostome de Saint-Lô Marie des Vallées Marie de l’Incarnation
1594-1646 1590-1656 1599-1672
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Jean de Bernières 1602-1659 & Jourdaine de B. 1596-1670
« L’Ermitage » de Caen situé près du couvent des ursulines.
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Monsieur Bertot Mère Mectilde du St.St Mgr de Laval
1620-1671 1614-1698 -1708
Cercle créé à Montmartre Fondation bénédictine Ermitage créé à Québec
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Madame Guyon 1647-1717 & François de Fénelon 1651-1715
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Cercles « de la Quiétude » actifs à Paris, Cambrai, Blois [Influences piétistes]
Disciples « Cis » et « Trans » situés en
France Écosse Angleterre/Amérique Hollande Suisse Allemagne
Chevreuse(s) J & G Garden Poiret Pétron.d’Eschweiler
-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740
Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein Pyrmont
-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774
Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow. Danois
– >1737 1689-1761 1697-1769 -1774
Marquis de F. Deskford Dutoit Lausanne
1688-1746 1690-1764 1721-1793
Mortemart Wesley Fabr. de Zelle
1665-1750 1703-1791 -1793
Upham Pétillet
1799-1872 Langalerie
Quakers Influences philos. (Kant)
et litt. (B. Constant)
Methodists
Présentation
Mystiques ?
Quiétisme ou quiétude ?
Précurseurs espagnols
La répression en Espagne et en Italie µ corriger la suite par table finale
Un « triangle » géographique et des Italiens
L’école du cœur en France et au Canada (1601-1671)
Origines franciscaines et Monsieur de Bernières
L’Ermitage normand
Monsieur Bertot Directeur mystique
Migrations canadiennes
Synthèse : Ermitage et « Vie commune »
Madame Guyon (1648-1717)
La formation
La Vie
L’œuvre
La Voie mystique
François de Fénelon
Le cercle des disciples
Marie-Anne de Mortemart
Filiation écossaise
Filiation hollandaise
Filiation germanique
Filiation suisse
Influences
Échos et reconnaissance
Conclusion. Une chaîne mystique.
Annexes
Les mystiques suscitent l’agressivité à toutes époques. Ils seraient des paresseux aux yeux d’ascétiques hostiles. Ils ont été inquiétés, accusés, mis en prison et condamnés. Le sujet est immense et complexe, les rivalités humaines le rendent décevant, mais nous devons en donner un aperçu puisque nos figures ont été confrontées à ces attaques et ont cherché à les éviter.
La célèbre « Querelle » entre les « quiétistes » et leurs adversaires a été finement traitée par des érudits15. S’y révèle l’incompatibilité de toujours entre expérience mystique individuelle et structure ecclésiale.
Mais qui précisément ces accusations concernent-elles ? Dans Le mouvement du Libre Esprit, Romana Guarnieri consacre son annexe IX spécifiquement au quiétisme16 : elle en fait un synonyme de « Libre Esprit » en le définissant comme une « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »17. Mais le catalogue chronologique qu’elle présente sous la rubrique « Libre Esprit » est beaucoup trop large : en plus de Marguerite Porete, on y trouve les cathares, les joachimites, les Almariciens panthéistes, les spirituels franciscains (dont Jacopone de Todi), la seconde Hadewich, Bloemardine18, les bégards, des influences sufies (qui « pullulent » en Sicile), des gnostiques néoplatoniciens, etc. Leur seul point commun est la condamnation pratiquée par diverses autorités ecclésiales.
C’est chez Jacques Le Brun que nous trouvons l’explication d’une si forte tendance anti-mystique. Celle-ci relève d’une longue histoire19 :
« L’Église établie a rencontré à toute époque des mouvements caractérisés par le refus des institutions ecclésiales et par la valorisation de l’expérience individuelle, mystique ou prophétique […] Ces tendances anti-hiérarchiques ont entraîné une forte réaction. Les premiers jésuites aussi bien que les mystiques du Carmel espagnol réformé, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, et le confesseur de sainte Thérèse, Balthazar Alvarez, s’étaient heurtés au XVIe siècle à de vives résistances. »
Notre réaction de modernes face à cet envahissement de tout l’espace privé serait de nous éloigner du pouvoir, mais au XVIIe siècle, c’est impossible : la sphère de liberté personnelle est réduite. Il n’y a pas de séparation entre l’Église et le pouvoir royal : ils se confortent l’un l’autre pour contrôler les esprits. En 1685, l’Édit de Nantes est d’ailleurs supprimé d’un trait de plume : il devient intenable d’être protestant et les protestants s’exilent. La condamnation du quiétisme est faite en 1687, confirmée en 1699.
Au sein de ce pouvoir totalitaire, la liberté de conscience est inconnue : il est obligatoire d’avoir un confesseur et l’on ne peut pas souvent le choisir librement lorsque les pouvoirs entendent vous contrôler par son intermédiaire. L’expérience intérieure peut donc être difficile à vivre si le confesseur n’est pas mystique. Elle n’est vraiment reconnue et acceptée par les autorités qu’au prix d’une intégration au sein d’un Ordre ou au moins d’une confrérie : Mme Guyon qui a refusé de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques à Gex, va perdre douloureusement sa liberté par la suite. Un laïc, a fortiori une femme, doit se soumettre, et avoir des opinions et même des oraisons identiques à celles de son confesseur.
Comme leur expérience « verticale » ne dépend de personne, les mystiques sont mal vus des pouvoirs. Pour arriver à les dominer, les autorités ecclésiales et temporelles cherchent des fautes concernant le dogme : on vérifie si le contenu de l’expérience est conforme. Un premier problème concerne l’ascèse et l’effort personnel. L’ascèse par la souffrance est une évidence à cette époque, mais dès que leur expérience atteint une certaine profondeur, les chrétiens intérieurs comprennent que cet effort personnel provient de la nature humaine : ils s’en détachent et s’adonnent à une oraison de repos en Dieu en s’abstenant de toute action humaine qui ne ferait que déranger l’action divine. Les adeptes de la quiétude acceptent les épreuves qui se présentent sur leur chemin, mais ne les recherchent pas. Ils savent qu’ils n’ont aucun mérite et que l’effort volontaire n’assure en rien la venue de la grâce divine. Ils abandonnent toute volonté propre par amour pour le divin.
Or le milieu ambiant est persuadé que la communication d’en haut se mérite par la souffrance et la pratique volontaire d’exercices et de méditations. Bientôt la contemplation mystique cessera « d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] » Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise 20. On se met à distinguer une contemplation acquise par méditation active et une contemplation ‘infuse’». Les adversaires vont s’emparer de cette distinction pour attaquer ceux qui sont passés au-delà de la méditation discursive, ce qui donnera lieu à d’inutiles discussions. Pour un mystique en effet, parler de contemplation acquise n’a pas de sens puisque seul le don de la grâce est efficace : on ne peut préférer l’activité naturelle à l’illumination divine.
Ceux qui avouent se reposer en Dieu, autrement dit tous les mystiques non débutants, voient qualifier leur oraison de « quiétiste ». Le terme vient du latin quies, repos, et J. Le Brun la définit ainsi : « une « oraison de “repos” ou de “quiétude”, dans laquelle l’âme était plongée en Dieu, transformée en lui et restait passive pour ne pas s’opposer à son action »21. L’accusation classique contre laquelle tous les mystiques vont avoir à se défendre est celle de leur « oisiveté » présumée dans l’oraison.
La bulle papale énumère les erreurs condamnées :
« Une des références de l’anti-quiétisme en France est le texte de la bulle Coelestis Pastor, imprimé en latin et en français dès l’automne 1687 […] la thèse essentielle des quiétistes serait, d’après la bulle, une définition de la “voie intérieure”, “voie unique”, par l’annihilation des puissances […] ni connaissance, ni souvenir de Dieu, ni de soi, ni rien de propre, ni images [… Or] la négation ne porte pas sur l’objet (récompense, châtiment, mort, éternité, salut, etc.), mais sur la démarche du sujet, démarche d’ordre psychologique, devant l’objet de la foi : il ne doit pas “penser” à ces objets, ne doit pas en avoir souci ou espérance [… ce qui exprimerait] un retour du sujet sur soi-même, une volonté propre, un amour-propre »22.
Les protagonistes de la querelle s’affrontent donc sur la question de la cessation des actes, voire de l’absence de toute pensée :
« Madame Guyon met l’oraison du cœur au-dessus de l’oraison de seule pensée, car la pensée est discontinue, l’esprit ne pouvant penser à une chose qu’en cessant de penser à une autre, tandis que l’oraison du cœur n’est point interrompue […] tandis que Bossuet s’oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait pas sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les “actes intérieurs” sont produits par l’attention, et, selon Bossuet, disposent à l’attention »23.
Bossuet et Nicole, manquant d’expérience intérieure, ne veulent pas comprendre qu’il ne s’agit pas d’oisiveté, mais d’interrompre les occupations humaines pour s’abandonner à l’action de la grâce divine. Écoutons madame Guyon exprimer l’inanité de l’industrie humaine avec sa profondeur habituelle :
[…] persuadée que je suis de ne pouvoir L’atteindre par aucun effort propre, je les quitte tous afin de me laisser anéantir et que ne demeurant plus rétrécie et bornée par mes propres activités, je sois anéantie et rendue vaste et immense comme le néant, qui est la seule disposition à posséder le Tout. […] ayant travaillé quelque temps à regarder et à considérer le flux et le reflux de Dieu dans Ses divines Personnes, et voyant que je ne Le pouvais comprendre, sans m’amuser plus longtemps à Le considérer, je me suis perdue et abîmée en Lui ; et c’est où j’en ai plus appris en un moment, que je n’aurais fait par mes regards et par mes soins toute ma vie. »24
On mesure par ce texte combien elle était hors d’atteinte d’un confesseur ordinaire : dans cette vie qui se déroule au centre de l’être, les « actes intérieurs », les pratiques, les croyances, l’effort humain ont laissé place à la foi une et simple. L’attention aux phénomènes, au chemin et à ses étapes, se fond dans la liberté du grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Les méditations discursives ne sont plus de saison, y retourner est impossible et ne serait qu’un tourment.
L’immersion dans l’amour entraînait également une inattention aux petites fautes qui fut la cause d’une autre douleur pour ces spirituels. Jacques Bertot, par exemple, directeur de Madame Guyon, était si plongé en Dieu qu’il pouvait se permettre d’écrire :
Il est infaillible que toute âme qui a la lumière du fond a la paix et le repos, autant dans ses misères que dans ses vertus. Comme c’est une lumière de vérité, elle ôte tout étonnement de ses chutes et de ce que l’on est, et met ainsi le calme en tout en se perdant en toutes choses, aussi bien par ses pauvretés, péchés et sottises que par les actes de vertu ; et cette paix est féconde en pureté.25
Malheureusement cette liberté intérieure avait été mal comprise au Moyen Âge par certains adeptes du « libre esprit » qui, sous prétexte de s’abandonner à l’Esprit-Saint, s’adonnaient à des orgies. Au XVIIe siècle, ce sont ces débordements que l’on sous-entendait quand on qualifiait un mystique de « quiétiste ». Le terme était donc injurieux et les adversaires de « l’erreur quiétiste » feignaient de redouter ces errances. Afin de disqualifier un mystique, on cherchait tout d’abord à prouver son relâchement moral : malgré sa vie exemplaire, on tentera de fabriquer des faux témoignages affirmant que madame Guyon avait des relations sexuelles avec son confesseur La Combe ou avec sa servante. Inutile de souligner la douleur que ces accusations provoquaient chez leurs victimes. En réalité, tous ces mystiques s’ancraient solidement dans la pratique des vertus. S’ils étaient laïcs, ils éprouvaient même souvent le besoin de consacrer leur vie par des vœux proches des Règles appliquées aux religieux : comme Bernières, Mme Guyon observait les vœux propres au Tiers Ordre séculier franciscain26. et pourtant aucune accusation ne lui fut épargnée.
Un autre problème concernait le rôle de l’Église en tant qu’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ceux qui se nomment souvent entre eux les « chrétiens intérieurs » relativisent le rôle des structures humaines puisqu’ils trouvent Dieu au fond d’eux-mêmes. Ils restent chrétiens puisque Jésus-Christ est le Médiateur vers Dieu. Mais ils se tournent directement vers lui : Mme Guyon invoque le « petit Maître » et n’a besoin de personne pour être en relation avec lui. L’Église, intermédiaire délaissée, revendique la nécessité d’une expertise et entend vérifier que l’expérience est orthodoxe.
Un dernier sujet de conflit est particulier à l’École de la Grâce: On y constate un mélange tout moderne entre consacrés et laïcs. Les laïcs avaient autant d’autorité que les clercs, celle-ci découlant de la profondeur de leur expérience intérieure et non de l’appartenance au corps ecclésiastique : le sieur de la Forest conseille le Père Chrysostome, le laïc M. de Bernières forme le prêtre Jacques Bertot. C’est sa principale disciple, madame Guyon, qui introduit l’abbé de Fénelon à la vie mystique, et qui dirige de nombreuses personnes : Bossuet, scandalisé, lui reproche d’oser exercer une direction spirituelle.
Si, de tout temps, les mystiques ont été jugés menaçants pour la société catholique, l’intolérance atteint un sommet lorsqu’elle est partagée par le pouvoir civil comme par l’opinion du public qui, confondant tout, voulait éviter le retour aux terribles luttes d’origine religieuse, encore proches ou voisines (elles eurent lieu autour de 1560 en France puis autour de 1630 en Allemagne). On publiait des « catalogues d’erreurs » qui permettaient de repérer les doctrines ou les actes hérétiques, car ils sont bien difficiles à déceler chez les mystiques par eux-mêmes. Plus qu’à de véritables divergences dogmatiques, on se heurte à une recherche de cohésion sociale : la société ne se reconnaît pas dans ces êtres trop libres et le pouvoir les redoute. Le malheureux Molinos en fera les frais en Italie.
Ce sont les terribles condamnations papales qui ont occulté jusqu’à notre époque l’importance de la voie de quiétude : elles inclurent même des « préquiétistes », dont le malheureux Bernières post-mortem en 1687, puis un ensemble élargi aux « nouveaux mystiques », Mme Guyon et Fénelon, par le bref Cum alias de 1699. Ceci entraîna une peur généralisée et l’autocensure des spirituels. Pourtant la mystique aurait pu être un facteur d’unité au-delà des dogmes :
« La recherche d’un point central, du cœur de toutes les dévotions, apparaissait : ce centre pouvait être l’amour pur, la pratique de l’oraison la plus épurée […] le quiétisme apparaît comme le point d’aboutissement de ce courant de la spiritualité simplifiée, au-delà des rites et des différences confessionnelles : l’écho qu’eurent ces tendances mystiques dans les milieux luthériens et même, en certains cas, auprès de calvinistes, laisse penser que l’espoir d’une confluence mystique n’était pas purement illusoire.27 »
Écoutons maintenant les témoignages des amoureux de l’amour.
Dans les périodes très anciennes, nous ne disposons que de sources officielles conservées par les archives des pouvoirs. Mais à partir du XVIe siècle, grâce à l’imprimerie, nous bénéficions de textes et de témoignages qui ont échappé à la destruction par la multiplication des éditions.
Ces textes vont nous permettre d’évoquer de grandes figures du quiétisme européen dont Mme Guyon hérite soit parce qu’elle les a lues, soit parce qu’elle les a rencontrées personnellement. Avant Miguel de Molinos en effet, deux mystiques espagnols sont importants par leur influence sur les générations suivantes et ont été très lus par Mme Guyon et son entourage : l’ermite Grégoire Lopez, et le carme Joseph de Jésus Maria [Quiroga] qui défendit Jean de la Croix28 .
Nous nous intéresserons ensuite aux rencontres que Mme Guyon a faites pendant son séjour en Italie.
Ce mystique totalement libre et donné à Dieu fut très admiré par tous au XVIIe puis XVIIIe siècles, en particulier par l’entourage de Mme Guyon. Son indépendance face au monde et au jugement social le rattache à l’antique tradition des ermites et des Pères du désert. Il fut l’une des figures préférées de ceux qui, dans une époque travaillée par le désir d’un retour aux sources primitives, reconnurent sa grandeur solitaire.
Sa Vida écrite par son disciple et ami, le prêtre Francesco Losa, fut rééditée et traduite par Arnauld d’Andilly, l’infatigable traducteur de Port-Royal29. Elle sera invoquée pendant les controverses de la querelle quiétiste. Elle sera éditée en 1717 par Pierre Poiret, puis en 1733 par le piétiste mystique Gerhart Tersteegen (1697-1769), enfin en 1747 par le fondateur du méthodisme John Wesley (1703-1791)30. Nous retrouverons ces spirituels : disciples ou influencé par Madame Guyon.
Cette Vie pittoresque enflamma l’imagination de générations de lecteurs à la recherche d’un moderne Père du désert. En réalité, elle mérite mieux lorsqu’on perçoit la profondeur de dits rapportés par Losa (ils sont ici en italiques, enchâssés dans le texte de Losa donné entre guillemets). Le récit chemine au gré des lieux de résidence de l’ermite itinérant.
Né à Madrid en 1542, probablement d’une famille noble, Grégoire Lopez fut pris par l’oraison très jeune au point qu’il s’enfuit de chez lui pour passer dix ans auprès d’un ermite en Navarre. Son père le retrouva et le mit comme page à la Cour sans que rien n’arrive à troubler son oraison. À vingt ans, il décida d’embarquer pour le Mexique31 dont la conquête était récente (chute de Tenochtitlan-Mexico en 1521). Après avoir distribué ses biens aux pauvres, il se rendit à Zacatecas, ville peuplée proche de mines d’or, mais il quitta ce Far West mexicain trop violent pour chercher la solitude chez les Indiens « à huit lieues de là, dans la vallée d’Amajac habitée par les Chichimèques que leur humeur farouche et cruelle rendait alors redoutable aux Espagnols. » [15-17]32. En fait, sa douceur fit la conquête des Indiens.
De 1562 à 1567, Lopez fut accueilli dans la métairie d’un capitaine, Pedro Carillo : le fils de celui-ci, à qui l’ermite apprit à lire, se souvenait de Grégoire comme d’un jeune homme imberbe, vêtu d’un sac serré avec une corde, sans chaussures, sans chemise ni chapeau. Pendant qu’il vécut chez Pedro, il n’assistait que rarement à la messe et ne fréquentait les sacrements que de loin en loin, quand passait quelque prêtre. Il lisait et écrivait une bonne partie du jour. Aidé par les Indiens, il bâtit de ses mains une petite cellule.
On commença à médire de lui « parce qu’on ne voyait ni rosaire ni image pieuse dans son ermitage ». En fait, sa pratique, que personne ne lui avait enseignée, était d’un dépouillement absolu, à savoir la répétition de cette prière très courte : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Jésus. » Selon le récit de son Losa, ceci dura « trois ans qu’il ne respirait presque point sans les dire mentalement [...] ayant demandé s’il était possible que toutes les fois qu’il se réveillait elles lui fussent présentes, il me répondit “que oui, et qu’ainsi après être éveillé il ne respirait jamais une seconde fois sans qu’elles lui vinssent en la mémoire” [31-32] ». Après trois années, il fut envahi par un ardent amour qui ne le quittera plus.
En 1567, il quitta sa cellule pour s’installer dans un village :
« Le désir qu’avait Grégoire Lopez de n’être point connu et le soin qu’il prenait de cacher ses vertus et la conduite de Dieu sur lui le faisait souvent changer de lieu à l’imitation des anciens solitaires. » [63]
Il séjourna ensuite près de deux ans chez Sébastien Mexia, un converti qui ne portait plus que des habits de bure, comme notre ermite. Il retourna à Mexico où les dominicains auraient aimé le recevoir dans leur ordre, mais il préférait la liberté.
« Quelque grande fût la pauvreté dans laquelle il vivait, il ne demanda jamais l’aumône, mais s’abandonnait entièrement à la conduite de Dieu, n’ayant pour toute nourriture que ce qu’on lui donnait sans qu’il le demandât ; et lorsque tout lui manquait, il travaillait pour en gagner. » [47]
C’est alors que Francesco Losa vint le voir, ayant appris « qu’il y avait à Guasteca un homme que l’on soupçonnait d’être luthérien parce qu’il n’avait point de chapelet... » [61] : il ressentit une telle fascination qu’il resta avec lui jusqu’à la mort de celui-ci. Il s’en fit le témoin et rédigea sa biographie :
« Il se levait tôt et, après avoir lu, durant un quart d’heure, un passage de la Bible, il se recueillait, jusque vers onze heures, en un exercice dont on ne savait s’il était prière, méditation ou contemplation. Il sortait alors de son recueillement et mangeait avec Losa ou ses hôtes. […] Quand fut interdite [par l’Inquisition] la lecture de la Bible en langue castillane, il la lut en latin : pendant quatre ans, il consacra à cette lecture quatre heures chaque jour, arrivant à la savoir presque toute de mémoire. Il reconnaissait avoir lu beaucoup. »
En 1573, Lopez malade fut recueilli par Jean de Mesa et passa quatre ans à Guasteca, puis il se rendit « à Atrico par un mouvement du Saint-Esprit qu’il y a sujet de croire qui le portait à faire de semblables changements. » [63]. Jean Perez Romero lui donna une chambre ; il y demeura deux ans, mais des religieux se scandalisèrent « d’une vertu et d’une science si admirables dans un homme qui n’avait point étudié et ne portait point l’habit d’aucune religion. » [65]. Il s’en alla pour deux ans à Testuco (aujourd’hui Huastepec, État d’Oaxaca) où il écrivit un livre de médecine : bon anatomiste et excellent herboriste, il prenait soin des malades. Un cercle laïque se forma autour de lui. L’enquête d’un jésuite, faite pour le compte de l’archevêque de Mexico, lui fut favorable.
En 1580, toujours en compagnie de Losa, il s’installa à l’hôpital de Guastepec. Il aidait par ses compétences, mais aussi par sa prière, ce qui n’était pas toujours compris : « Un seigneur se renseigne sur l’hôpital, auquel on dit que Lopez passe son temps à prier dans sa chambre : “Je lui ferai de bon cœur donner deux cents coups de fouet” » ! Lopez répond avec humour :
Il a raison. Car un fainéant mérite bien deux cents coups de fouet ; et ces Seigneurs qui sont si occupés des choses extérieures ne comprennent pas ce que c’est qu’un exercice intérieur. [237]
Il affirmait aussi :
Je ne suis rien : je ne suis bon à rien. [240].
Sa spiritualité faisait fi des méthodes. Il refusait de donner des règles pour faire oraison, renvoyant souvent au Pater ou à des pratiques très simples :
Pour ne vous pas donner sujet de vous plaindre que je vous refuse, je vous dirai que vous n’aurez pour cela qu’à dire ce peu de paroles dont le sens est d’une si grande étendue : « Seigneur mon Dieu éclairez mon âme afin que je vous connaisse et que je vous aime de tout mon cœur. » Ce bon frère communiqua cette prière aux autres frères de cet hôpital. [205]
Il fut l’objet d’une nouvelle enquête approfondie menée par un dominicain [84] :
Il répondit sincèrement que toute son occupation était d’aimer Dieu et le prochain. À quoi [Dominique de Salazar] lui ayant réparti : « Vous me dites la même chose à Amajac il y a vingt-cinq ans, et ne vous êtes-vous donc occupé qu’à cela seul ? » — « J’ai toujours fait la même chose quoy que mes actions ayent été différentes. » [192]
1589-1596 : malade, il s’installa finalement dans un bourg nommé Sainte-Foy [Santa-Fe], toujours en compagnie de Losa, et « choisit une petite maison séparée du bourg », car, disait-il : Seigneur je viens ici seul pour vous servir et m’oublier moi-même. « Il entra dans cette solitude le 22 mai 1589 et y passa le reste de sa vie. » [93].
Losa le rejoignit à Noël et demeura avec lui jusqu’à sa mort [97]. Lopez lui donna un seul conseil : conformer sa volonté à celle de Dieu. Losa note :
Il lui donna pour exercice d’oraison ces paroles : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, amen Jésus » […] doctrine la plus sublime et la plus difficile [… qui est] la conformité de notre volonté. [254]
Losa, voyant qu’il dormait très peu et priait sans cesse, l’interroge :
Lui disant qu’il ne prenait aucun repos : […] « Il est vrai que je ne saurais prendre de repos tandis que mes frères se trouveront engagés dans tant de travaux et tant de périls, parce qu’il n’est pas juste que je pense à me reposer pendant qu’ils y seront exposés. Dieu me garde de faire une telle lâcheté. Il suffit que l’un d’eux soit en danger pour faire que je continue toujours de prier pour lui. » [246]
[…] Grégoire Lopez étant toujours dans cet acte continuel du pur amour de Dieu et du prochain, Dieu lui communiquait sans cesse toutes ces vertus afin qu’il les communiquât aux autres et enrichît leur pauvreté par son abondance. Comme cet acte d’amour était continuel, je lui demandai s’il avait quelques heures réglées […] [il répondit que] nulle chose créée n’était capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait ; qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fut une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroche33 ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union, par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. [258]
[…] Je lui dis de chercher quelque péché […] il me répondit « que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » [267]
Il accueillait tous ses visiteurs avec simplicité, que ce soit le vice-roi ou la simple Indienne que l’on retrouvera à son chevet à la fin de sa vie :
Il ne leur parlait jamais de Dieu ni de choses spirituelles et morales s’ils ne lui en parlaient en premier […] [il répondait] dans des termes très simples parce qu’il en retranchait tout ce qui aurait été superflu […] Ses lettres avaient cinq ou six lignes ou moins […] [car] il vaut mieux parler à Dieu que parler de Dieu. » [230-233]
Quand on le priait de se souvenir d’une personne, il la portait par la prière, charisme que Mme Guyon appellera l’état apostolique :
« Oui je le fais et porte ce poids sur mes épaules. » [272].
[…] un homme de piété […] vint à Ste Foy et il le reçut avec cette douceur et cette civilité qu’il avait pour tout le monde […] lui parla d’une manière qui remplit son âme de tant de consolation et de joie qu’il ne put s’empêcher de le lui dire. Sur quoi ce serviteur de Dieu lui répondit : Rendez grâce à notre Seigneur, et cette joie lui dura plus de deux jours. » [145]
Considéré comme un saint, il meurt le 20 juillet 1596, non sans montrer une attention particulière aux humbles. Quand une Indienne dont il ne connaissait pas la langue vint le voir trois ou quatre jours avant sa mort, il dit :
Écoutez-la […] Car peut-être me veut-elle donner quelque bon avis : ce qui montre quelle était son humilité.
[…] À l’heure de sa mort, lors que lui demandant s’il voulait que je lui donnasse un cierge pour voir plus clair, il me répondit : « Tout est clair. Il n’y a plus rien de caché : c’est un plein midi pour moi. » [203]
Tout autre est Joseph de Jésus Maria, neveu du cardinal de Tolède Quiroga. Il reçut une formation littéraire et juridique soignée afin d’entreprendre une carrière ecclésiastique. Mais il l’abandonna pour entrer chez les carmes déchaux de Madrid à l’âge de trente-trois ans, très peu de temps après la disparition en 1591 de Jean de la Croix. Deux ans plus tard, il reçut la fonction d’historien de l’ordre qu’il conservera de 1597 à 1625. Mystique lui-même, il fut choqué des attaques contre Jean de la Croix dont les œuvres demeuraient suspectes et ne furent éditées qu’à partir de 1618 non sans avoir subi un « traitement douteux ». L’historien prit vigoureusement sa défense et se mua en apologiste déterminé de Jean de la Croix. Il se déplaçait d’un couvent à l’autre pour enquêter, rencontrait les carmes formés par Jean, ce qui lui permit d’écrire une Histoire de la Vie et des Vertus de Jean de la Croix34 qu’il eut le courage de faire paraître sans la permission de l’ordre. Celle-ci demeure la première et la meilleure approche de Jean si l’on veut pénétrer l’esprit qui l’animait comme maître des novices (on y joindra la biographie récente du P. Crisogono qui satisfait aux critères modernes de la recherche historique35). « Puni durement », Quiroga fut assigné à résidence au couvent de Cuenca le 13 décembre 1628 où il mourut peu après.
Il ne sera reconnu – implicitement - qu’en 1912, lorsqu’apparaîtra une de ses œuvres dans la première édition critique des œuvres de Jean36.
Quiroga est aussi l’auteur d’une importante œuvre mystique37 : son Apologie mystique est un « traité fulgurant… qu’il faut placer au soir de sa vie 38». D’une clarté exceptionnelle, il va définir les bases et le vocabulaire mystique pour le XVIIe siècle, en particulier la notion de « repos » en Dieu.
En bon disciple de Jean de la Croix, il commence par retirer tout appui mental qui « doublerait » la grâce divine :
Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les sevrer des similitudes matérielles […] Nous avons à nous unir de façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous […] par la lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle […] Tout cela fait défaut en cette contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes les choses ; mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu. […] la vue directe vise son objet en lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à quelque ressemblance de chose créée et connue.39
Il défend la pratique d’une attention simple et amoureuse à Dieu ou quiétude, contre la méditation discursive à la recherche de grâces et visant l’acquisition des vertus chrétiennes, telle que le proposent les Exercices d’Ignace de Loyola dans leur interprétation courante :
Dieu est une vertu infinie, présente partout de façon invisible et non connue de nous, sinon par la foi, et présente nulle part de façon visible et connue ; aussi n’avons-nous pas à nous comporter dans l’oraison comme qui l’attirerait à soi, puisque l’âme le possède en elle-même, mais comme qui se livre à Lui comme à son principe. (Chap. 15, § 5).
Il s’oppose également à tout travail spéculatif qui se référerait à l’obscurité de Denys tout en laissant vivre l’entendement. Car concrètement c’est la « démangeaison » d’un exercice, permettant subtilement de conserver un appui, qu’il faut réduire :
La contemplation est parfaite, elle s’exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l’entendement connaît par la lumière divine les choses que n’atteint aucune raison humaine [...] Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c’est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l’obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d’esprit, bien rares sont ceux qui s’y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l’intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l’intention de l’esprit, s’opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l’entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s’abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d’être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part.40
Il s’agit de rétablir la disposition contemplative, science d’amour sans connaissance dans la ligne du chartreux Hugues de Balma et de franciscains, contemplation provoquée par l’irruption de la grâce, agréée par la volonté, non sensible, différente de toute contemplation intellectuelle ; il est en effet impossible de s’élever vers Dieu par un discours, qu’il soit affirmatif (« la théologie scolastique ») ou négatif (« la théologie négative ») :
Saint Thomas disait que celui qui considère actuellement quelque chose parle à lui-même [...] Et aussi longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à cet autre [...] il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité [...] il soumet alors son désir et son concept à Dieu.41
Toute activité dans la méditation est ainsi inutile, ce qui n’exclut pas l’exercice actif de la bonté et d’autres qualités dans la vie active. L’irruption de la grâce ne dépend d’aucun mérite, ce qui pourrait paraître scandaleux si elle ne provoquait par la suite un intense travail auquel le mystique participe pour que devienne « naturel » l’exercice de telles qualités.
Quiroga complète son maître et termine une époque, car bientôt, nous dit Krynen, la contemplation donnée par la grâce cessera
« […] d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise, variété de spéculation négative… »42.
Cette distinction entre deux « contemplations », alors que, pour un mystique, il n’existe que la contemplation donnée par grâce, donnera lieu à d’inutiles confusions :
« Quiroga a fait mieux que de démarquer la mystique de Saint Jean de la Croix […] Il n’est pas exagéré de penser que si l’Apologie avait vu le jour autour des années 1618-1620, la polémique déclenchée à propos du quiétisme entre Bossuet et Fénelon eût été vidée heureusement de son contenu »43.
À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs […] consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent44.
Au-delà de la défense de son maître et de ses écrits sur la vraie contemplation, la grandeur de Quiroga se révèle dans les compléments mystiques qu’il apporta à l’oeuvre de Jean de la Croix. Quiroga connaissait la pensée profonde de Jean par ses entretiens avec ses anciens novices tenus lorsqu’il fut chargé de rédiger la Vida. Des manuscrits de Jean de la Croix auraient été détruits à cause de leur hardiesse à affirmer la transformation finale de l’âme en Dieu dès cette vie.
La Subida del alma a Dios ou Montée de l’âme vers Dieu fut corrigée pour la seule édition réalisée en 1656 et 165945. La transformation de l’âme en Dieu est un état final (le scandale ne naît que si l’on oublie que le mystique arrivé là est mort à lui-même) :
Chapitre 12 de la Troisième partie.
Du règne de Dieu, où l’âme transformée en Lui jouit à en son intérieur avec paix de béatitude.
[…] La Justice qui est la perfection de la vie introduit l’âme dans ce Royaume et ses fruits sont la paix et la jouissance. Après que ce Royaume de Dieu commence avec la Béatitude, l’âme contemplative transformée en Dieu commence à jouir, depuis que l’Époux Divin a ouvert l’entrée aux puissances dans la maison de la Sagesse […] Après que la forme Divine se saisit de l’âme pour la transformer en elle et la revêt des [512] propriétés de Dieu […] comme en cette union habituelle, l’âme est pleine de Dieu, comme elle est très étroitement unie avec lui, sa grande capacité est satisfaite par cette possession du bien suprême, son appétit est déjà si apaisé qu’elle n’aime pas autre chose que ce qu’elle a, et elle a tout ce qu’elle aime, selon ce qui peut être [réalisé] en cette vie ; avec laquelle commence une paix si heureuse qu’elle jouit déjà d’une certaine façon de l’amour pacifique des bienheureux…46
Nous ne connaissons de ce prêtre47, docteur en théologie et chapelain de la marquise de Legañes à Madrid, que ses bons livres, dont La vie de l’esprit traduite par Cyprien de la Nativité48 :
Chapitre cinq [seconde partie]. Comment l’âme doit regarder Dieu. Quand vous le regardez en tant que Dieu, considérez-le et le contemplez infini, immense, et tel qu’encore que vous cheminassiez hors du monde des millions de millions de lieues, néanmoins qu’il est là et partout ; et si après ces espaces à perte de vue, vous les multipliez autant que vous avez de cheveux en tête, ou par des millions infinis, qu’il est encore là, et qu’il n’y a aucun espace où il ne soit, et qu’en chaque partie ou chaque point des mêmes espèces, est toute la divinité présente et parfaite avec toutes ses perfections, toutes ses richesses et tous ses dons. (235)
La conclusion justifie la perte de la « sensation » spirituelle et se défend de l’apparente oisiveté de la contemplation :
Nous devons considérer Dieu présent : il nous suffit de savoir qu’ici est notre ami pour jouir de lui. Ne vous arrêtez pas à ficher les yeux sur ses splendeurs accessibles, car vous ne réussirez pas ; d’autant qu’il est nuit maintenant pour nous, qui ne sommes que voyageurs. (375)
Chapitre sept. Où il est enseigné qu’encore qu’une âme ne sent pas ce qu’elle opère, elle n’est pas toutefois oisive.
Vous trouverez quelques personnes qui vous diront : « Mais mon Père, nous ne sentons pas ce que nous faisons, et ainsi il nous semble que nous sommes dans l’oisiveté » : à cela je réponds que cette peine est un point ou une faiblesse de la condition humaine qui veut toucher et sentir tout. Et je leur confesse que souvent elles ne le sentent pas ; mais qu’importe ? Car l’âme pour être un pur esprit ne se sent pas, et toutefois nous croyons que nous en avons une ; de même aussi ces opérations (244) qui sont de soi pures et spirituelles, ne se sentent pas ; mais encore qu’elles ne soient pas sensibles, cela n’empêche pas que l’âme n’opère véritablement.
Encore que les âmes ne sentent pas qu’elles aiment, elles ne laissent [cessent] pas d’être là occupées dans l’amour de Dieu ; car pour aimer, il n’est pas nécessaire qu’elles fassent des actes sensibles, et avec tout cela, elles aiment Dieu et leur désir n’est autre que de faire la volonté de ce souverain Seigneur, et quelque pensée qui leur vienne, qui est contraire à ce désir, est pour elles une cruelle blessure ; or Dieu souvent tient les âmes en tel état, que non seulement elles ne connaissent pas qu’elles aiment, mais au contraire qu’elles pensent qu’en tout elles manquent et déplaisent à Dieu. (245)
Ici dans cet exercice de foi vive, parce que l’entendement ne discourt pas et ne conçoit rien en particulier et qu’il demeure dans une certaine tranquillité, il semble à l’âme qu’il n’entend pas, de même que si on disait à un homme que dans les Indes il y a une chose de grand prix, qui n’est ni or, ni argent, ni pierre précieuse, et qui n’a aucune ressemblance ou rapport aux choses de son pays, pour la pouvoir représenter, cet homme ne formerait aucun (309) concept de cette merveille, et seulement il comprendrait que c’est une pièce de grande valeur [...]
La foi est une habitude de l’âme certaine et obscure. (295)
Falconi fut estimé par les mystiques, en particulier par le remarquable cardinal italien Petrucci (1636-1701). Né d’un fonctionnaire royal en 1596 dans la province d’Almeria, il entra dès 1611 dans l’ordre de la Merci49, à Madrid. Il suivit les cours de théologie de l’Université de Salamanque pendant quatre ans, reçut le sacerdoce en 1619 (ou 1620) à Ségovie : il y connut une « seconde conversion ». Il quitta l’enseignement en 1625 pour s’attacher au couvent de Madrid, se consacrant entièrement à la direction de conscience auprès des laïcs de la ville, de la Cour et dans les monastères. Il mourut, usé, en 163850.
Ses œuvres parurent presque toutes après sa mort. Elles sont traduites en français51. Son premier ouvrage est le Traité des miséricordes de Dieu, datant de sa « seconde conversion » :
Par grâce, vous me donnez la grâce, car je ne puis faire des œuvres qui la méritent.
La vie de Dieu incompréhensible et divine est suivie de Notre pain de chaque jour destiné à un large public et qui conseille la communion quotidienne. Ses Œuvres spirituelles comportent le Livret pour savoir lire en Christ, le Livre de vie éternelle (où il propose l’oraison et se défend du reproche de vouloir y attirer jusqu’aux porteurs d’eau), le Livret pour lire en Christ librement, le Chemin droit pour le ciel...
Enfin huit Lettres nous restent, dont la première eut un tel retentissement qu’elle fut partiellement reprise dans le Guide de Molinos, puis jointe à l’édition du Moyen court de madame Guyon52. En quelques pages, cette Lettre du serviteur de Dieu concentre en effet l’essentiel sur l’oraison, à commencer par l’abandon :
§ 2. Établissez-vous bien en la présence de Dieu et comme c’est une vérité de la foi, que Sa Majesté divine remplit tout de son essence, de sa présence et de sa puissance, faites un acte intérieur de cette foi, et persuadez-vous fortement de cette importante vérité. Remettez-vous tout entière en ses paternelles mains ; abandonnez votre âme, votre vie, votre intérieur et votre extérieur à Sa très sainte volonté, afin qu’Il dispose de vous-même selon Son bon plaisir et Son service, dans le temps et dans l’éternité. Cela fait, demeurez en paix, en repos, et en silence, comme une personne qui ne dispose plus de quoi que ce soit […]
Falconi recommande de laisser tomber tout exercice intérieur ou mouvement propre qui empêcherait l’action du Peintre divin. Il répond d’avance aux accusations d’oisiveté :
[…] Ne pensez volontairement à aucune chose, quelque bonne et quelque sublime qu’elle puisse être.
§ 3. Gardez-vous bien de croire que cet état soit un état d’oisiveté. […] ce qui s’exerce le plus hautement en cet état, c’est l’humilité ; puisque pendant qu’une personne n’a aucun sentiment de ce qu’elle fait, qu’au contraire il lui semble qu’elle ne fait rien, ne pouvant voir ce qu’elle fait, elle s’humilie à plein fond. Elle confesse qu’elle n’est propre à quoi que ce soit, et que ce qu’elle a de bon vient de Dieu, sans qu’elle ait jamais mérité de le recevoir.
§ 4. C’est celle [l’oraison] que le divin Maître nous enseigna dans le jardin [des Oliviers], où pendant trois heures qu’il pria, toute son oraison ne fut que d’abandon à la volonté de son Père.
§ 6. Il ne faut se mettre en oraison qu’afin que Dieu fasse de nous ce qui lui plaît [...] Tout autre exercice intérieur ne servirait qu’à troubler cette opération divine ; comme un peintre ne réussirait pas à faire le portrait d’une personne qui se remuerait sans cesse.
Il calme l’inquiétude qui naît lorsque la mémoire même est suspendue, citant l’autorité du maître de Thérèse d’Avila :
§ 7. Le bienheureux Pierre d’Alcantara [dit] : La parfaite oraison est celle où celui qui prie ne se souvient pas qu’il est actuellement en prière.
§ 10. Ainsi quand une fois vous vous êtes absolument mise entre les mains de notre Seigneur par un amoureux abandon, vous n’avez qu’à demeurer là : gardez-vous de l’inquiétude et des efforts qui tendent à faire de nouveaux actes, et ne vous amusez pas tant à redoubler vos affections sensibles : elles ne font qu’interrompre la pure simplicité de l’acte spirituel, que produit votre volonté. Ce qui est le plus important, c’est de n’ôter pas à Dieu ce que vous lui avez donné, en faisant quelque chose notable contre son divin bon plaisir.
Comme l’absence d’acte propre peut être mal comprise, Falconi insiste sur l’oubli de soi qui laisse place à Dieu :
§ 13. Oubliez-vous de vous-même. Videz-vous de tout ce qui est vôtre, afin que Dieu vous remplisse de lui ; puisque, comme disaient les pères du temps de Cassien : « Où vous n’êtes pas, c’est là justement que Dieu se trouve ».
Falconi a écrit aussi un Alphabet53 qui se rattache au genre des abécédarios illustrés par Osuña54. Falconi y répond aux inquiétudes :
Ne vous affligez point de ne pouvoir arrêter votre imagination en Dieu [...] Réjouissez-vous dans la créance que vous avez d’être en la présence de Dieu, et dites-lui : « Seigneur, ayez, s’il vous plaît, la bonté d’opérer en moi ce que je ne puis faire... » (146)
Aussi rapporte-t-on de ce grand orateur Grégoire Lopez, que son oraison consistait à dire : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, Amen Jésus. » (268) […] Mettez en Lui tous vos soins et soucis […] Il n’a pas dit : « Abandonnez-lui telle ou telle diligence », mais tous vos soins généralement, de sorte qu’il ne vous reste plus aucun empressement ni inquiétude (280).
Selon « La Vie divine et incompréhensible de Dieu… » 55:
[331] Dieu est comme une mer immense, en laquelle et au-dedans de laquelle le Ciel, la Terre, l’Enfer, et tout le Monde, vivent et se conservent comme les poissons dedans la mer. […] Dieu est infini en son être, et en sa nature, et il est si grand qu’il [342] remplit et occupe tout, et qu’il est en toutes choses, et plus en icelles, qu’elles ne sont en elles-mêmes ; il est très intime et présent en toutes choses ; et cependant il n’y a point de chose laquelle nous nous arrêtions moins à considérer que Lui. […] Dieu est [343] plus imbibé dans le monde, que le monde n’est en soi-même. […] Toutes les choses sont tellement pénétrées de Dieu, et si enfermées en iceluy, que nous pourrions nous servir de la comparaison et expression suivante, disant que c’est comme une éponge, qui jetée dans la mer demeurerait tout pénétrée et abreuvée d’eau au-dedans, et par dehors et de tous les côtés. Cette comparaison n’est pas encore assez expressive, parce que Dieu est encore plus intime dans les [344] choses, et les pénètre davantage puisqu’il est dans toutes leurs parties pour petites qu’elles soient. […] Si Dieu donc n’avait pas produit quelque chose qui fût Dieu [411] comme lui, son appétit serait toujours affamé. C’est pourquoi, étant nécessaire que la production de Dieu le satisfasse pleinement, elle se doit terminer à une autre personne, qui soit comme de son espèce, et Dieu de même que Lui ; et cette personne ainsi produite, nous l’appelons Fils […]
Sa Méthode de perfection comporte trois étapes d’une grande rigueur :
[476] Pour premier étage, il faut mettre l’anéantissement de soi-même et une parfaite humilité de cœur […]
[480] Le second étage est celuy de l’abnégation et indifférence par laquelle l’homme se dépouille de tout propre intérêt […]
[484] La conformité au bon plaisir de Dieu fait le troisième étage de la perfection et consiste à faire et souffrir tout ce qu’il plaît à Dieu […]
[483] Pour acquérir cette perfection si sublime, sans doute qu’il faut employer toute sorte de diligence ; mais pourtant il se faut bien garder de penser y atteindre par notre soin et industrie : il faut y aspirer avec une simple et forte confiance en la bonté de Dieu qui le donne gratuitement à ceux qui n’y mettent point d’empêchement.
Après cette première génération de mystiques soupçonnés de quiétisme après leur mort, les difficultés s’accentuèrent.
L’Europe était dominée par trois absolutismes catholiques qui entendaient contrôler les consciences : le « roi Très Catholique » d’Espagne, puissant en Flandres et en Italie du sud, une Papauté aux moyens temporels limités, mais spirituellement active, le « Roi Très Chrétien » de France jaloux de son indépendance et qui dominera bientôt. Les protestants résistaient difficilement sur le continent, mais ils domineront les océans.
Les spirituels italiens, espagnols et français qui tentaient de se rencontrer et de tisser des liens avec discrétion, étaient surveillés, car on les soupçonnait de vouloir fomenter quelque complot. Dès que l’on confessait être au-delà de la méditation discursive, descriptible donc contrôlable, on était soupçonné de « quiétisme ». Les pouvoirs temporel et ecclésiastique étant mêlés, les conséquences sont graves et nous voyons les spirituels prendre la peine de se justifier. Le combat est inégal. L’individu qui résiste devient vite le bouc émissaire du groupe. Suspicion et discrédit se porte sur tout vécu individuel irréductible à l’appréciation du « peuple des croyants » ou de ceux que l’on oblige à paraître tels56.
Les polémiques opposèrent des contemplatifs, qui vivaient dans l’évidence expérimentale de la grâce, à des responsables attachés à l’exercice actif de la méditation. Le plus souvent sans grande expérience intérieure, les conducteurs d’un peuple religieux, mais non mystique se devaient d’établir puis de gérer avec prudence des normes de comportement faciles à décrire.
« Juger sur le fond » de témoignages intimes, vécus dans des conditions si diverses qu’ils ne peuvent être rassemblés aisément autour de Propositions, supposait de la discrimination spirituelle, plutôt que juridique. Mais l’intériorité perdue des maîtres de l’heure éloignait du vécu spirituel pour ne retenir que ce qui s’accordait avec une pensée dogmatique encadrée théologiquement.
À cause des multiples interactions entre l’Espagne et le sud de l’Italie, contrôlé par les Bourbons depuis le sac de Rome en 1527, deux Inquisitions agirent de concert et la répression se répandit en Espagne57.
On eut tôt fait de confondre alumbrados58 et quiétistes. On alla jusqu’à livrer les écrits de Teresa et de Juan de la Cruz à l’Inquisition (sans suites trop terribles). On dénonça les écrits d’Antonio de Rojas, de Falconi, de Gregorio Lopez, du franciscain de Valence Antonio Sobrino, ce dernier lié à la “figure discutée” de Francisco Jeronimo Simo dont le procès en béatification était défendu à Rome par Molinos.
L’archevêque promu de Palerme à Séville Jaime de Palafox y Mendoza qui avait commis l’erreur de recommander le Guide de Molinos avant la chute de ce dernier, anima un cercle molinosiste. Il fut la grande figure espagnole symétrique de l’archevêque italien Petrucci. Tous deux furent protégés par leurs positions éminentes, mais non sans être mis violemment en cause. Tous deux moururent la même année 1701. Les autres figures ont disparu sans laisser de traces remarquables.
« L’épicentre de la crise quiétiste se trouve en Italie »59 : l’approche historique traditionnelle repose sur une seule relation confidentielle destinée au Saint-Office. Les chercheurs sont partis de la liste de foyers quiétistes qu’elle propose : les groupes rattachés à ces foyers auraient entretenu des relations étroites qui pouvaient laisser croire à un mouvement d’ensemble.
On en doute aujourd’hui. Il s’agit plutôt d’une « littérature d’orientation quiétiste, en ce sens qu’elle est centrée sur l’oraison et la contemplation, largement répandue dans toute la Péninsule aux alentours de 1680 ». Bien que les influences premières fussent en réalité celles de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, les opposants ne relevèrent que celles de Falconi et de Malaval.
À Rome, le confesseur Molinos attira les foules et connut un succès considérable avec sa Guià (huit éditions italiennes de 1675 à 1685) : les « méditatifs » s’alarmèrent, en particulier des jésuites attachés à leur méthode discursive. Le public se passionnant pour ce sujet, une polémique se fit à coup de libelles et de contre-libelles. Les têtes de file quiétistes étaient Molinos et le cardinal Petrucci. Leurs opposants Belluomo et Segneri eurent initialement le dessous. De grands procès eurent lieu en 1687-1688.
« Quiétistes et anti-quiétistes interprétaient différemment la contemplation acquise : simplement ascétique et normale pour les uns, déjà extraordinaire pour les autres. D’où le problème : si elle est d’ordre mystique, cette contemplation était-elle néanmoins de façon normale à la portée de la plupart des chrétiens ? Si oui [ce que supposent des Moyens courts proposés à tous] ne risquait-on pas de voir une exaltation, ensuite un dérèglement des mœurs sous le couvert de “quiétude mystique” ?60
L’accord initialement recherché entre “méditatifs” (la majorité) et “contemplatifs” (très minoritaires) s’avéra impossible : dénonciations et acrimonie avaient miné tout terrain d’entente.61 .
La mystique en Italie est incarnée par trois personnalités : Molinos, le célèbre confesseur condamné, son ami le cardinal Petrucci, et l’évêque Ripa qu’a rencontré madame Guyon. Bien que l’emprisonnement à Rome de Molinos (18 juillet 1685) fût en réalité lié à des causes conjoncturelles et politiques, il déclencha une “chasse aux quiétistes” (1687-1689). La Lombardie, puis la Vénétie et le Piémont furent également concernés : des groupes locaux de signori introversi furent poursuivis. Mme Guyon qui avait résidé en Piémont en 1683 près d’un semestre, puis en 1685-1686 près d’un an, échappa momentanément à toute persécution.
Miguel de Molinos (1628-1696) fut considéré comme l’incarnation et le martyr du quiétisme. Il naquit en Aragon, dans une simple famille paysanne. Prêtre en 1652, il occupa des postes de responsabilité dans l’Escuela de Cristo de Valencia et arriva à Rome en 1663 pour y activer une cause de béatification. Sa réputation de directeur spirituel attira de plus en plus de disciples, sa Guia connut un succès retentissant : huit éditions italiennes virent le jour de 1675 à 1685 ! Son prestige était tel que les premiers écrits qui attaquèrent sa doctrine furent mis à l’Index (1681).
Le quiétisme devint sujet à controverse. Un équilibre parut possible lorsque le pape Innocent XI tenta bien d’accorder « méditatifs » et « contemplatifs »,62 mais l’affaire était en réalité politique. Molinos se livrait dans la société romaine à un apostolat spirituel trop efficace aux yeux des autorités : son succès faisait de l’ombre à certains, l’agitation des foules dérangeait et des accusations dogmatiques servirent de prétexte pour l’éliminer. Dès 1682 le cardinal Albizzi concluait ainsi son Informe lue au Saint-Office : « Cette Sacrée Congrégation du Saint Office n’a pas condamné la contemplation mystique, mais a désapprouvé le mode introduit [...] à cause des désordres qui en proviennent. »
La situation se détériora assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension : il fut emprisonné le 18 juillet 1685 et sa Guia fut condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre de la même année63. À la pression de l’Espagne, cette grande protectrice des affaires catholiques, se joignit l’influence française64 : Louis entendait prévenir les désordres sur ses propres terres.
Condamné à la prison à vie, Molinos mourra dix ans plus tard. Les documents du procès ont disparu, mais sa mémoire est aujourd’hui réhabilitée65.
À la lecture, son livre apparaît en fait bien orthodoxe et peu original. Jean Le Brun explique sa condamnation par les conditions de sa parution :
« … il représentait l’aboutissement de toute la tradition mystique du siècle en prêchant la contemplation, l’abandon à Dieu et l’anéantissement du moi, la soumission au directeur spirituel. Pour des raisons complexes, rivalité de direction spirituelle, oppositions politiques, résurgences de l’anti-mysticisme, le livre et la personne de Molinos furent vivement attaqués et ni les efforts des amis de Molinos, ni la sympathie du pape Innocent XI ne purent les sauver, d’autant plus que la surenchère française dénonçait dans le pape un défenseur de mystiques suspects. En 1687, soixante-huit propositions de la Guia espiritual furent condamnées par la constitution Coelestis Pastor : on retrouve dans ce catalogue d’erreurs des propositions maintes fois dénoncées depuis le Moyen Âge (amour pur sans considération de la récompense, abandon total, contemplation continue, dévalorisation des institutions et des œuvres), mais cette nouvelle constitution allait fournir aux adversaires des mystiques dans les années suivantes un répertoire quasi canonique d’hérésies66. »
Cette condamnation allait servir d’archétype pour la traque des mystiques en France. Pourtant, la Guia espiritual ne se présentait pas comme un témoignage personnel67, mais comme un simple manuel à la doctrine parfaitement orthodoxe. Outre Denys, Molinos n’y citait que des auteurs reconnus comme saint Bernard, saint Thomas, Jeanne de Chantal :
Et cette lumière est que je ne dois jamais me regarder moi-même, mais cheminer les yeux fermés, appuyée sur mon bien-aimé, sans chercher ni à voir, ni à connaître le chemin par lequel il me guide, sans penser à rien…68.
On s’aperçoit qu’il a beaucoup lu Falconi, car on en retrouve des passages cités presque textuellement69. Rédigé pour être utile à tous, ce manuel est pratique. La pensée est très claire et se refuse à tout sentimentalisme. Clarté et simplicité font la beauté de ce texte.
Molinos lance son livre comme une bouteille à la mer. Son adresse au lecteur70 est émouvante :
[…] Qu’en sera-t-il de ce petit livre sans patronage, dont le contenu mystique, comme un mets peu délectable, attire sur soi la censure commune et le dégoût ? Si tu ne le comprends pas, lecteur mon ami, ne le censure pas pour autant.
[…] La science mystique n’est pas science de l’esprit, mais de l’expérience. Elle n’est pas inventée, mais vécue ; elle n’est pas enseignée, mais reçue ; et ainsi est-elle très sûre et efficace, d’un grand secours et superbement fructueuse.
La science mystique n’entre pas dans l’âme par l’ouïe ni par la lecture assidue des livres, mais par la généreuse infusion de l’esprit divin, dont la grâce est communiquée, dans une intimité fort savoureuse, aux simples et aux petits (Mt 2, 26) [trad.1997].
[…] je sais bien que, par manque d’expérience, beaucoup vont censurer ce qui est enseigné ici. Mais devant Dieu j’ai confiance que, parmi les âmes que la Majesté divine appelle à cette sagesse, quelques-unes en feront leur profit. Je ne tiendrais pas mes veilles pour inutiles, si tel en était le fruit. [1997].
Il différencie nettement les contemplatifs des méditatifs qu’il qualifie d’âmes « extérieures » :
III. § 1 : Il y a deux catégories de personnes spirituelles : les unes sont intérieures les autres extérieures. Celles-ci cherchent Dieu du dehors, par le raisonnement, l’imagination et la réflexion. Pour acquérir les vertus, elles pratiquent, non sans grand effort, abstinences, macération du corps et mortification des sens. Elles […] portent en elles la présence de Dieu, présence qu’elles forment dans leur pensée ou leur imagination, sous les traits soit d’un pasteur, soit d’un médecin, soit d’un père et seigneur aimant. [...] § 2 bien que ce soit un bon chemin, ce n’est pas par lui qu’on arrivera à la perfection [...] § 4. Il est d’autres spirituels, vrais […] Ceux-là, recueillis en l’intérieur de leur âme, pratiquant un véritable abandon entre les mains de Dieu, un oubli et un dépouillement total, y compris de soi, ont toujours leur esprit porté en la présence du Seigneur, par la foi pure, sans image, sans forme ni figure, mais avec une grande sécurité établie sur la tranquillité et le calme intérieur. Et dans son recueillement infus, l’esprit se manifeste avec une telle force qu’il engendre le recueillement intérieur de l’âme, du cœur, du corps et de toutes les forces corporelles. [1997].
Il donne dès le Prologue les signes du passage à la contemplation, signes qui ne sont pas reconnus par les « méditatifs » :
§ 23 […] je veux lui donner les signes auxquels elle [l’âme] reconnaîtra qu’elle est appelée à la contemplation. Le premier et le principal est de ne pas pouvoir méditer, ou de méditer avec beaucoup d’inquiétude et de fatigue, sauf si cela vient d’une indisposition physique, d’un désordre du tempérament, d’une humeur mélancolique ou d’une sécheresse née d’un manque de préparation. § 24. On reconnaîtra que ce n’est aucune de ces anomalies, mais une vocation véritable, quand cette âme passera une journée, ou un mois, ou plusieurs mois sans pouvoir raisonner dans l’oraison. […] § 25. Le deuxième signe est que, quoiqu’il lui manque la dévotion sensible, l’âme recherche la solitude et fuit les conversations. La troisième est que la lecture des livres spirituels lui inspire habituellement de l’aversion, parce que ces livres ne lui parlent pas de la douceur intérieure qui est au fond d’elle-même sans qu’elle le sache. Le quatrième est que, même dénuée du raisonnement, elle conserve, malgré tout, le ferme propos de persévérer dans l’oraison. Le cinquième est qu’elle acquiert une grande connaissance et un profond dégoût de soi, abhorrant ses fautes et accordant à Dieu la plus haute estime. [1997].
L’ascèse n’est que l’exercice d’une volonté humaine, seule l’action divine est efficace et suffisamment exigeante :
I § 43 : Tu auras beau t’épuiser en exercices extérieurs de mortification et de résignation, tu n’arriveras jamais à cet état bienheureux, tant que le Seigneur lui-même ne te purifiera pas, parce que lui seul sait comment doivent être purgés les défauts secrets. Si tu persévères avec confiance, non seulement il te purgera de tes affections et de ton attachement aux biens naturels et temporels, mais en son temps il te purifiera aussi de ces biens surnaturels et sublimes que sont les communications intérieures, les ravissements et extases intérieures, ainsi que d’autres grâces infuses, soutien et réconfort de l’âme. [1997].
Seule l’action du Seigneur nous conduit vers la liberté :
III § 9 : Pour se perfectionner, on s’efforce, dans la voie extérieure, d’accomplir sans cesse des actes vertueux. On essaie partout les moyens d’arracher le vice, de déraciner l’un après l’autre de la nature humaine des attachements ; mais tout cela en vain, car nous ne pouvons rien par nous-mêmes et nous ne sommes qu’imperfection et que misère. § 10. Dans la vie intérieure, c’est le Seigneur qui opère. Le recueillement plein de dévotion et la vertu deviennent plus forts ; les liens se rompent ; les imperfections disparaissent ; les passions s’évanouissent et l’âme se trouve libre, sans avoir attendu de la miséricorde divine la grâce qu’elle en reçoit. [trad. 1970]
III § 188 : Pourquoi, à ton jugement, d’innombrables âmes font-elles obstacle au flot généreux des dons divins ? Parce qu’elles veulent réaliser quelque chose et qu’elles aspirent à la grandeur. Ce faisant, elles s’évadent de leur humilité intérieure et de leur néant, et rendent ainsi impossibles les merveilles que veut opérer cette bonté infinie. […] Tu dois savoir en effet que Dieu ne se trouve que dans le mépris de soi et dans le néant. [1997]
Molinos conforte les âmes en peine de sécheresse :
I § 28 : Sache que le Seigneur se sert du voile de la sécheresse pour que nous ne sachions pas ce qu’il opère à l’intérieur de nous-mêmes et qu’ainsi nous nous humiliions. Si, en effet, nous sentions et discernions ce qu’il opère dans nos âmes, le contentement et l’orgueil pénétreraient en nous ; nous penserions que notre mérite n’est pas vain et croirions que nous sommes tout près de Dieu, ce qui causerait notre perte. [1997]
Il ne faut pas rester dans le sensible :
I § 35 : L’âme est un pur esprit. Elle ne sent pas. […] par conséquent l’âme ne sait pas si elle aime, et le plus souvent elle ne sent pas si elle agit. [1997].
I § 78 : […] Chemine, persévère, prie et garde silence, car, là où tu ne trouveras pas de douceur sensible, tu trouveras une porte pour pénétrer dans ton néant, en sachant que tu n’es rien, que tu ne peux rien, pas même avoir une bonne pensée. [1997].
Si l’on a le bonheur d’être mis dans la contemplation infuse :
III § 127 : L’âme qui se trouve dans ce bienheureux état doit se garder de deux choses : de l’activité de l’esprit humain et de l’attachement à cet état. Notre esprit humain ne veut pas mourir à soi, mais œuvrer à sa manière, affectionnant ses activités propres. Une grande fidélité et un grand dépouillement de soi sont nécessaires pour arriver à s’ouvrir de façon parfaite et passive aux influx divins. L’habitude continuelle qu’a l’âme d’agir à son gré l’empêche de s’anéantir. § 128. En second lieu, l’âme ne doit pas s’attacher à la contemplation même. Tu dois donc t’efforcer d’obtenir en ton âme un parfait détachement vis-à-vis de tout ce qui est, y compris de Dieu même, sans chercher, ni à l’intérieur de toi ni à l’extérieur, une autre fin ou un autre intérêt que la volonté de Dieu. [1997].
Le chemin passe par le mépris de soi-même et une vénération profonde pour Dieu : ils permettent d’outrepasser les états du début pour se couler dans la volonté divine :
III § 180 : […] De ces deux principes naît une conformité efficace et entière à la volonté divine, et c’est par elle que l’âme est conduite à l’anéantissement et à la transformation en Dieu. Cela se produit sans aucun mélange de ravissements, d’extases extérieures, de sentiments d’amour exalté... [1970].
I § 8 : […] d’un simple regard ou avec une amoureuse attention à Dieu, l’âme se présente comme un humble mendiant devant son Seigneur. [1997].
Il faut persister dans l’abandon avec confiance :
I § 13 : Chemine avec une foi ferme, dans le silence qui sanctifie, mourant à ta propre personne et à tous ses talents, car Dieu est qui il est, et il ne change pas ; et il ne peut errer ni vouloir autre chose que ton bien. Il est clair que celui qui va mourir en est forcément affecté. Mais, que c’est du temps bien employé pour l’âme que d’être morte, muette et résignée en la présence divine pour recevoir sans difficulté l’influx de Dieu ! [1997].
L’âme anéantie en Dieu n’est plus affectée en son centre par les douleurs du monde :
III § 202 : […] Dans la vallée de son être inférieur, elle endure tribulations, combats, ténèbres, désolation, tourments, martyres et suggestions malfaisantes. Et en même temps, sur la haute montagne de son être supérieur, le vrai soleil brûle, embrase et illumine, soleil grâce auquel l’âme demeure limpide, pacifique, resplendissante, tranquille, sereine : un océan d’allégresse.
§ 203. Si profonde est la quiétude de cette âme pure qui a gravi la montagne de la tranquillité, si profonde est la paix de son esprit, si profondes sa sérénité et sa placidité intérieures, que de sa propre personne s’évadent quelques effluves ou scintillements de Dieu. [1997].
Malgré son orthodoxie, le sort de ce grand directeur spirituel fut durement scellé : il fut condamné à la prison à vie et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu.
Ce récit nous permettra de comprendre la menace qui pèsera désormais sur les mystiques trop indépendants. Tous les spirituels auront désormais à l’esprit le sort de Molinos, ce qui engendrera une extrême prudence. Son abjuration fut orchestrée comme une pièce de théâtre jouée devant un peuple de Rome bien endoctriné qui réclamait le bûcher. Le récit de cette « terrible journée » frappa ses nombreux témoins, dont des diplomates71 . La mise en scène eut le succès escompté : elle frappa de terreur l’Europe catholique.
« L’abjuration eut lieu le 31 septembre [1687]. L’Église de la Minerve en fut le théâtre. Par une publication d’indulgences de quinze années et quinze quarantaines, les fidèles furent conviés à assister à la cérémonie. Ils vinrent en si grande foule que, dès huit heures du matin, la garde mise aux portes fut débordée. On exigeait des billets d’entrée délivrés par le Saint-Office. L’affluence des curieux obligea à renforcer les cordons de police.
Quand le carrosse du Saint-Office (qui emmenait Molinos) s’engagea dans la rue du Saint-Esprit, le peuple assemblé commença à crier : Au feu ! Le barigel72 responsable du prisonnier eut tellement peur qu’il fit un vœu à Notre-Dame des Grâces.
Dès que Molinos fut arrivé à la Minerve, sous bonne escorte, il fut conduit dans une salle voisine de la sacristie ; nombre de gens voulurent l’aller contempler de près et assister à son repas de midi. À trois heures du soir entrèrent les prélats, les ambassadeurs (celui d’Espagne y était), les cardinaux. Les cardinaux inquisiteurs avaient examiné entre eux la question de savoir si le cardinal Petrucci assisterait à l’abjuration de son ami quiétiste ; ils furent d’avis que l’abstention était préférable pour Petrucci et pour la dignité du Sacré Collège. Vingt-trois cardinaux vinrent à la Minerve.
Quand ils eurent pris place, Molinos entra, entre deux sbires. Il portait l’habit ecclésiastique. Après avoir fait la révérence aux cardinaux, il gagna l’estrade qui lui était destinée. Tous les regards fixaient ce petit homme, aux cheveux blancs, replet, le visage olivâtre et vermeil, l’air grave et la démarche posée.
Une vieille estampe [...] nous a conservé l’aspect qu’offrait ce jour-là le vieux sanctuaire ogival des dominicains. Sous la chaire, sur une estrade, les consulteurs du Saint-Office sont assis ; en face le Collège des cardinaux. À droite, Molinos à genoux, les mains liées tenant un cierge, entre deux sbires assis sur le tapis ; devant lui la noblesse, romaine. Tout autour en diverses tribunes et estrades — leur nombre s’élève jusqu’à vingt-quatre — les ambassadeurs, les princes, les prélats, le clergé régulier et séculier, le peuple. La garde suisse maintient l’ordre.
Tout ce monde se place, se tasse, regarde, devise sur l’événement. Un dominicain monte en chaire pour lire la longue sentence rédigée en italien. C’est un résumé de toute la cause, résumé précis et abondant. Rien qu’en écoutant cette lecture — qui dura deux heures et pour laquelle quatre dominicains se relayèrent — les assistants peuvent se faire une idée très exacte du quiétisme de Molinos. À mesure que les chefs d’accusation s’accumulent, l’indignation du peuple grandit ; elle finit, à certains passages par éclater en cris furieux : Au feu ! Au feu !
Sous le coup du réquisitoire qui met sa réputation en lambeaux, et sous la clameur populaire qui exige des supplices contre l’infâme dont les abominations révoltent, Molinos demeure impassible [en note : Tous les témoins notent ce trait […]. Son visage ne trahit aucun trouble. Le récit de sa lamentable histoire doit pourtant, semble-t-il, éveiller, au fond de son âme, un écho douloureux. […] Finalement, le lecteur qui est en chaire récite, une par une, les soixante-huit propositions censurées, il en demande à Molinos l’abjuration […] Il demeurera condamné à la prison perpétuelle. […]
Dès que le lecteur descend de chaire, Molinos se lève et vient s’agenouiller devant le commissaire du Saint Office, pour faire entre ses mains une rétractation, dont le notaire Lucidi prend acte aussitôt. Le commissaire donne au coupable l’absolution, le revêt d’un sac de pénitence jaune orné d’une croix rouge, le frappe de la longue baguette des pénitenciers et le renvoie à son estrade. Lorsque les cardinaux sont partis, le condamné quitte l’église et retrouve sa cellule de la Minerve. Plus tard le carrosse de l’Inquisition le ramène à la prison ; il est huit ou neuf heures du soir.
Malgré quoi, à ce qu’assure le cardinal d’Estrées, « la fureur du peuple qui suivait le carrosse était si grande que l’hérétique courut le risque d’être jeté dans le Tibre ».
D’un tempérament tout à fait opposé, il était cependant ami de Molinos. Mais sa haute position et l’amitié du pape lui épargnèrent de subir son triste sort.
Né à Jesi, il entra à vingt-cinq ans à l’Oratoire, ordre contemplatif fondé par le mystique Philippe de Néri (1515-1595) et où l’on connaissait bien la transmission de la grâce coeur à coeur. Le père Petrucci aimait prier dans l’église de l’Oratoire : il y chantait et jouait du violon. Au milieu d’une intense activité pastorale, il fut envoyé à Venise pour rétablir la paix dans la communauté de l’ordre et devint supérieur de sa congrégation en 1678, puis évêque de Jesi en 1681, où il était très aimé. Il fut fait cardinal en 1686, mais peu après le procès de Molinos, s’ouvrit le sien. Après la mort d’Innocent XI qui l’estimait73, il fut confiné dans son évêché et ne publia plus rien.
De grande culture spirituelle, il citait Teresa, Juan de la Cruz, des carmes espagnols, le français Jean de Saint-Samson… Parmi ses nombreuses œuvres, voici quelques citations, magnifiques par leur intensité, tirées des Lettere e trattati spirituale e mistici , édités à Jesi en 167674 :
Dieu est si épris de l’homme, que, sans hyperbole, il meurt vraiment pour l’homme ; il espère, et la charité ne devrait-elle pas naître dans notre cœur ?75
Celui-là a son intérieur le plus saint, qui l’a plus rempli de grâce et d’amour de Dieu […] C’est pourquoi nous devons nous efforcer avec diligence de conserver bon et grand ce fond intime ou centre amoureux de notre âme : car sans aucun doute en lui se tient enracinée et constituée la perfection essentielle de l’homme. Le cœur bon, et élevé dans l’amour pur de Dieu, soulève et perfectionne l’ouvrage, et le rend agréable à la Majesté du Seigneur. De la doctrine de cet homme céleste provient la vraie bonté de l’œuvre humaine qui n’est pas seulement sa partie naturelle et matérielle, mais la surnaturelle, qui naît de la grâce sanctifiante et de la charité76.
Cet amour si droit, simple, pur et intense, rend par là l’âme hautement semblable à Dieu ; on la dit avec raison déiforme, c’est-à-dire conforme à Dieu, lequel est amour et charité. Mais comme le Dieu sublime se tient aimant, souffle l’infini amour incréé et coéternel, c’est-à-dire l’Esprit Saint, et avec l’Esprit saint il s’aime lui-même, et nous, et toutes créatures ; ainsi l’âme déiforme et parfaite aime son Dieu avec amour et charité semblables, et aime les créatures aimées de Dieu, aussi en cela s’unit-elle à son Dieu. Et parce que l’amant jouit du bien de l’aimé, l’âme parfaite jouit du bien suprême qui est Dieu77.
O âme si défaite, ne t’effraie pas, non, non, non. Contente-toi de t’abandonner parfaitement et presque « à la désespérade », à ton Dieu inconnu. Ne t’efforce plus d’opérer à ta façon naturelle ni d’accomplir tes actes puisque Dieu qui te dessaisit ne le veut pas. Maintenant, que vas-tu faire ? En silence intérieur, marquée pour morte au sein de ton Dieu, en un tel état qui t’est si inconnu, laissant faire ; car tu es épuisée par répétition. Garde-toi d’abandonner l’oraison et l’autre chose que tu dois faire en seconde vocation, exercer une nouvelle sorte de vertu : c’est pourquoi ne t’effraie pas…78
Cet immense Dieu remplit tous les lieux, pénètre toutes les créatures, est présent en tout temps, et donne l’être et la puissance à toutes choses…79
En avant vers cette souveraine Majesté, humiliés, plongés, engloutis, annihilés ! Pense que tu vas être un vrai néant, et sans pouvoir, et sans savoir, ne méritant rien de ta part : et ainsi quand durant l’oraison tu ne trouves rien, ne goûtes rien, que rien ne t’est concédé, ne t’afflige pas, ne te décourage pas, ne vois là aucune injustice ; rien ne se doit à qui n’a rien et ne mérite rien […] Croyez donc intimement que Celui-là est en vous, et vous en Lui, vivante et animée : et de cette façon, dans l’ombre de votre Esprit adorez-le, aimez-le, étant intérieurement en pure quiétude dans cet état de Foi, d’adoration et de charité80.
Après avoir été gouverneur de Bénévent, de Fermo, puis de Jesi, il fut évêque de Verceil de 1679 à sa mort. Très lié au cardinal Petrucci81, il entretenait avec lui une correspondance assidue et ses écrits se font l’écho de ceux de Petrucci. Mais il ne fut pas mis à l’Index.
Pour Ripa, même si prière et pénitence sont pratiquées, tout est impulsé par la grâce et, contrairement au schéma habituel, c’est la mystique qui entraîne l’ascèse et la conversion de l’âme vers un Dieu inconnaissable. L’âme guidée par le seul amour s’offre avec confiance à l’action divine82 :
Le plus grand secret de la vie spirituelle consiste à se rendre de plus en plus passif, sous la volonté de Dieu, consentant volontiers à ses opérations avec une indifférence totale et une résignation très patiente, heureux que Dieu dispose de nous comme bon lui semble. Celui qui laisse Dieu faire ce qu’il veut, comment pourrait-il ne pas se sentir toujours bien ? »
L’homme n’est rien :
Je ne suis rien, je ne peux rien, je ne veux rien.
D’où cette injonction radicale :
Déteste le rien, aime le tout qui est Dieu seul, si tu ne veux pas être le tout du rien et le rien du tout.
Les interactions de part et d’autre des Alpes étaient facilitées parce que Savoie et Piémont étaient associés en un même royaume situé de part et d’autre du massif alpin qui devait pouvoir être franchi sans trop de difficultés.
L’Inquisition italienne put mettre en cause des influences sur des Français et des Françaises (et établir des liens qui s’avèreront utiles lors du procès de « la Guyon »).
“Au début de 1671, l’inquisiteur de Casale Monferato communique au Saint-Office la dénonciation concernant un médecin français Antoine Girardi (ou Grignon) ; il enseigne […] une nouvelle manière de faire oraison, qu’il appelle oraison de silence et de quiétude’ […] selon la manière que prône la religieuse ursuline Marie Bon83 du diocèse de Vienne en Dauphiné […] le foyer […] s’étendit […] sur la Riviera à l’ouest de Gênes (1675) […] de nouvelles dénonciations arrivèrent à Rome, qui se référaient à des pratiques quiétistes à Spigno (diocèse de Savone), Monferrato y Corcega84.”
L’influence italienne est manifeste chez madame Guyon, car elle résida en Italie au début de son apostolat. Pourtant, à cause de l’absence de documentation écrite provenant de tiers, ses deux voyages en Italie ont été négligés par les historiens.
Sa Vie par elle-même décrit comment la Mère Bon (1636-1680), que l’on vient de décrire comme une Dauphinoise en relation avec les Italiens, lui serait apparue en songe avant le départ pour Gex en 1681. Mme Guyon passa par Marseille où elle rencontra le mystique aveugle Malaval. Elle retrouva à Thonon (sur le bord sud du lac Léman) le père La Combe, barnabite d’origine italienne et de formation toute romaine : elle l’avait rencontré dès 1671, puis fortuitement en 1679, et lui avait écrit dès 1680. On ne sait pas s’il a connu directement Molinos, qui occupait alors une place privilégiée à Rome, ou son ami Petrucci. Par contre, il est certain que le Général des barnabites a envoyé La Combe à Verceil85 où l’évêque Ripa86 demandait un directeur de conscience. Il jouissait de la confiance de Ripa “au point de devenir son confesseur, d’être chargé d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse, et même de l’accompagner dans ses visites pastorales87”. Il était donc un intime de Ripa à Verceil.
En octobre 1683, avec la permission de son provincial, La Combe accompagna Mme Guyon dans son voyage d’Annecy à Turin88 : ils ont eu loisir de parler de ce qui se passait en Italie au point de vue mystique. Quant à Mme Guyon, on a peine à croire qu’elle ait entrepris ces pérégrinations difficiles seulement pour répondre à une simple invitation privée89. Cette constance et ce courage n’avaient-ils pas une raison plus profonde ?
Nous sommes en plein mystère puisqu’aucun texte ne demeure, autre que sa biographie90, dont il était prudent d’évacuer ce qui pouvait la lier au quiétisme italien. Or on n’y trouve que de brefs résumés de ses séjours italiens en deux chapitres (2,15 et 2,24) sur les quatre-vingt-six que comporte sa Vie par elle-même ; quant à sa correspondance, essentiellement préservée par des disciples du cercle parisien, elle n’est significative qu’à partir de 1688.
On peut cependant remarquer que Ripa était l’ami intime du cardinal Petrucci : il fut un moment son bras droit à Jesi et entretenait avec lui une correspondance assidue91. Or Petrucci était ami de Molinos. À trente-six ans, Mme Guyon a donc rencontré là les quiétistes italiens les plus éminents.
Il ne faut pas oublier l’influence de son confesseur d’origine italienne, La Combe, qui appartenait à l’entourage mystique de Ripa. Pendant leur voyage en 1682-1683, Mme Guyon et La Combe, faisant oraison ensemble, avaient découvert avec émerveillement que la grâce se transmettait directement de l’un à l’autre. Or nous savons grâce au rapport de police qui préparera les interrogatoires de Mme Guyon que cette transmission de la grâce de coeur à coeur était bien connue des spirituels italiens : saint Philippe de Néri la pratiquait. Le policier qui ne comprend pas que cette communication est spirituelle, interprète ce qu’il a entendu dire au sens le plus physique : “Quelques-uns avaient dit qu’ils se communiquaient réciproquement, dans leur secte, la grâce, en appliquant l’un à l’autre la région du cœur à nu” 92 ! On peut supposer qu’il existait à Verceil un groupe mystique autour de Ripa où l’on pratiquait cette communication silencieuse de la grâce : ceci expliquerait bien l’ardeur des Français à venir séjourner en Italie.
Ils vont en effet rester près d’un an à Turin (de l’automne 1683 à avril 1684), puis encore presque un an, d’avril 1685 au printemps 1686 à Verceil. Dans ce lieu vénérable chargé d’histoire depuis le Moyen Âge, Mme Guyon va rédiger son commentaire de l’Apocalypse, La Combe son Orationis mentalis analysis, l’évêque Ripa l’Orazione del cuore facilitata : cet apostolat trilingue témoigne en tout cas d’une intense communion spirituelle entre ces trois personnes.
On peut donc se demander si l’influence du quiétisme italien incarné par Molinos et Petrucci, n’aurait pas été communiquée à travers Ripa à Mme Guyon. Celle-ci va rapporter toutes ces précieuses expériences en France : pour elle comme pour les mystiques italiens, la communication de la grâce entre personnes est une évidence, et c’est cela qu’elle va pratiquer et propager.
De retour à Grenoble, Mme Guyon va recevoir aussi bien des laïcs que des religieux : auprès d’elle, ils expérimentent à leur tour cette transmission de la grâce de personne à personne. Le Moyen Court, qui est une sorte de guide d’introduction à la mystique pour tous, va être un tel succès qu’il va pénétrer les communautés au point de susciter la colère du Général des Chartreux : il retirera le livre des chartreuses féminines.
Elle va arriver en 1686 à Paris à un moment très délicat : l’année qui précède la condamnation romaine de Molinos. La bulle Cœlestis Pastor incluait aussi celle post-mortem du Français Jean de Bernières ! Or l’on n’ignorait pas l’influence déterminante sur le cercle de Montmartre de son disciple Jacques Bertot et que Mme Guyon était sa fille spirituelle. Aussi connut-elle son premier enfermement en 1688, car les ennemis, jaloux de l’autorité spirituelle d’une femme ainsi que du talent d’orateur de son confesseur La Combe, trouvaient dans la condamnation papale et l’inquiétude des pouvoirs un argument qui fut conforté par quelques manœuvres.
Puis eurent lieu d’autres affaires : celles de Philibert Robert curé de Seurre, où madame Guyon fit un séjour de quinze jours en 1691, de Claude Quillot et des “quiétistes” de Bourgogne, de Rouxel prêtre de Besançon. Enfin en 1697, Mme Guyon sera embastillée dix ans après la condamnation de Molinos : elle y démontrera une rare capacité de résistance.93
À la suite de François d’Assise (1182-1226), la grande vitalité franciscaine s’exprima tout au long de l’histoire par de multiples réformes. Elles ont donné naissance à des branches menant chacune leur vie propre. Trois demeurent très vivantes du point de vue mystique au XVIIe siècle : les capucins de fondation récente, les récollets issus de « déserts » où l’on faisait retraite, enfin les tertiaires. Ces derniers sont soit des laïcs comme pour l’ensemble du Tiers-Ordre d’origine, soit des religieux du Tiers Ordre régulier (TOR) pour ceux qui préfèrent obéir à une Règle suivant son commentaire établi par Denys le chartreux94.
Jean-Marie de Vernon95 nous rapporte une histoire du TOR vécue par ses membres depuis son origine jusqu’au début du XVIIe siècle96. Son récit rend un parfum que l’on retrouvera exprimé dans notre école, où n’est pas exclue une grande exigence, voire une certaine sévérité chez le P. Chrysostome. Il mérite par là d’être largement rapporté. Vernon commence par le rappel des trois fondations, puis se concentre sur le suivi au travers des siècles des deux Tiers Ordres97. Son récit relie le fondateur François d’Assise aux franciscains fondateurs de notre école, cinq siècles plus tard. J’assemble des extraits choisis dans sa volumineuse histoire:
« Il [François] a donc institué trois Ordres. Le premier, qui s'appelle des Mineurs, l'an 1208. de son âge le 27. & de sa conversion le second. Il en établit un deuxième, qu'on nomme vulgairement de sainte Claire, l'an 1212. Enfin il donna commencement au troisième l'an 1221 après un célèbre Chapitre Général tenu dans Assìze , le 30 May le jour de la Pentecôte , à cause que la Fête de Pâques arriva en cette année là l'onzième d'Avril. Cet homme tout divin , & qui ne tendait qu'à l'anéantissement de soi-même pour se transformer pleinement en Dieu , voulut renoncer au Généralat ; ce qui ne lui ayant pas été permis par les Pères qui étaient assemblés, il substitua Pierre Catanée pour son Vicaire Général, homme d'un singulier mérite, & qu'il avait reçu dans sa Compagnie immédiatement après Bernard de Quintavalle. Dès que le Chapitre fut fini, François qui se voyait plus en repos qu'auparavant par la substitution d'un Collègue qui portait une bonne partie de sa charge, se résolut d'occuper son loisir à procurer (page 5) le salut des âmes. Les Bourgades voisines ressentirent aussitôt les effets admirables de ses Prédications Evangéliques, lorsqu'il les excitait à la pénitence par de fervents discours, qui touchaient sensiblement & attendrissaient les cœurs les plus rebelles. Carnerio ou Canaria plus illustre pour le profit spirituel qu'il en tira, que par son étendue ou sa magnificence, prit tellement feu à des paroles si embrasées, que ses habitants désirant d'abandonner le monde , suivaient nostre homme Apostolique en troupe. […]« Ils n'aspiraient tous qu'au Cloître & aux déserts : Mais François ne prétendait pas dépeupler le monde, ni rompre les sacrés liens du mariage: « Demeurez, leur dit-il, dans vos maisons & continuez votre économie ordinaire, vivant dans la crainte de Dieu, & dans la pratique des vertus Chrétiennes: je vous prescrirai dans quelque temps une forme de vie que vous pourrez garder aisément parmi les tracas de la condition séculière, sans vous engager dans l'obligation des vœux. Cette promesse fut principalement nécessaire dans plusieurs villes de la Toscane, qui (6) seraient autrement demeurées désertes, tant la ferveur des Sermons du Père François était efficace […]
(7) « Ils avaient tous un coffre commun, où ils renfermaient l'argent que chacun voulait & pouvait donner pour fournir aux frais de l'enterrement des pauvres & de leur subsistance : Les absents même n'étaient pas oubliés, qui étaient ou dans les prisons ou dans les contrées étrangères pour l'intérêt de l'Église. » Cette ferveur des Tertiaires consolait beaucoup leur Instituteur , qui les voyait conformes à l'exemple des premiers Fondateurs du Christianisme. Quelle satisfaction pour lui de les voir dès lors établir proche des murailles de Florence, un Hôpital à leurs dépens pour les vieillards & les malades ? Les femmes étaient admises aux exercices de la charité aussi bien que les hommes […] Cette Communauté enfin a été accrue & transférée du temps de saint Antoine Archevêque plus avant dans la ville, auprès de l'Église de saint Martin , afin que les pauvres fussent servis avec plus de facilité. Les pieuses pratiques, & le voisinage de ce Temple ont procuré la dénomination des bons Hommes de saint Martin à ces dévots Tertiaires, qui n'ont jamais néanmoins négligé le titre de Pénitents de saint François.
« Article II. Le troisième Ordre Séculier fait de grands progrès.
« Le Patriarche Séraphique lui imposa dès le commencement le mystérieux nom de Pénitence parce que selon le sentiment de saint Bonaventure, comme la Pénitence est la voie commune pour arriver au Ciel ; ainsi le troisième Ordre comprend tous les divers états de la vie humaine, & les deux sexes, les Clercs, les Laïques, le Célibat, la Viduité, le Mariage ; aucun n'en est exclu ; tous y peuvent entrer & faire profession. (9) […]
Le B. Barthelemy Barro , Avocat célèbre dans la Cour Romaine, homme remarquable pour sa doctrine & pour son grand jugement, ayant été admis en cette Compagnie, acquit tant d'estime auprès du Père François, que celui-ci le choisit pour gouverner les autres, lui donnant le pouvoir de les vêtir & de les recevoir à la profession.
Cet ordre ne tarda pas beaucoup à s’étendre (10) dans les Royaumes étrangers, & hors de l'Italie, particulièrement en Allemagne, où sainte Elizabeth de Hongrie, femme du Landgrave de Turinge, l'embrassa. En France aussi , où le Roi saint Louis , la Reine Blanche de Castille sa Mère, Marguerite de Provence son Épouse, sa sœur la B. Isabelle de France, s'assujettirent sans retardement à une si parfaite manière de vivre98. […]
Puis Vernon fait la revue de multiples appuis des Pontifes en défense de menaces de sujétion qui semblent avoir été fréquentes. Il se sent encore obligé de justifier le Tiers Ordre au début du dix-septième siècle :
« (26) On ne saurait mieux prouver cette antiquité, sinon en iustifiant qu'elle n'est guères moindre que celle des Mineurs, & des filles de sainte Claire. L'institution des Tertiaires réguliers ne tarda presque point, après celle des deux premiers Ordres. Il semble que je monte bien haut, & que je fais un long voyage en un moment, traversant plus de quatre siècles auec trop de promptitude. Afin que ce grand trajet de l'an 1667 jusqu'à celui de notre institution régulière ne rebute pas mon Lecteur, & ne lui fasse pas perdre haleine : qu'il examine auec moi [tous les siècles et bulles…
« […] Boniface IX, en sa Bulle His quae divini cultus augmentum 1401, donne le pouvoir aux Religieux Tertiaires d'Utrech de célébrer des Chapitres Généraux, & d’y élire un Général. Les Lecteurs doivent observer en cet endroit, que la B. Angeline de Corbare vivoit sous ce Pontificat : c'est elle que quelques Auteurs croient auoir fait la première profession Religieuse des trois vœux solennels dans le troisième Ordre, ayant assemblé plusieurs jeunes filles qui l'imitèrent, et se renfermèrent (33) avec elle, dans le Monastère dédié à sainte Anne qu'elle fit construire à Foligny. C'est là, disent-ils, la première Communauté régulière du tiers Ordre. Quand nous n'aurions point d'autre témoignage de notre antiquité, suffirait-il pas pour la bien prouver, & ne démentirait-il point assez ceux qui publient que nous sommes des champignons d'une nuit, & que nous sommes au monde seulement depuis trente ans ? […]
Après une reprise des autorités en défense de multiples attaques…
« (36) [...]Il ne faut pas oublier que le même Pape Clément V ayant condamné au Concile de Vienne la pernicieuse secte des Béghards & des Béghins d'Allemagne par sa décrétale, Ad nostrum T. de haer. Etc. les ennemis des Tertiaires Réguliers s'efforçaient de persuader que cette condamnation comprenait nos Tertiaires99. Nos Pères de Thoulouze s'adressèrent directement à sa Sainteté, qui défendit leur innocence, déclarant par sa Bulle, Et si Apostolicae sedis, en 1319. que cette Clementine ne les regardait pas, & qu'ils étaient irréprochables, tant en leurs mœurs qu'en leur doctrine. Boniface VIII ne cede point à tous les autres […]
« Nous avons déjà parcouru en montant les siècles 17. 16. 15. 14. où des Papes en grand nombre nous sont pleinement favorables [...] (39) La faveur suppose l'existence des personnes que l'on favorise, afin qu'ils la reçoivent.
Vernon reprend l’histoire antérieure :
« Le Couvent de sainte Marguerite fut bâti à Rome au-delà du Tibre, l’an 1288 pour les Religieuses Tertiaires , et un autre de sainte Croix au Mont Citorio, en 1300, si nous croyons Octave Pancirole. En Flandres les Religieux Pénitents de la Congrégation de Zepperen se rangèrent sous la Règle du tiers Ordre en 1289. Les Français n'ont pas moins signalé leur zèle dans cette occasion que dans les autres ; ils ont été des premiers Sectateurs de la Pénitence, sous l'étendard de saint François d'Assize. Barthelemy Bechin, l'un des plus considérables de la ville de Thoulouze, accrut grandement la réputation de nos Tertiaires Réguliers , leur donnant sa maison accompagnée d'un enclos fort vaste, où les hommes d'un côté, & les femmes de l'autre , faisaient leurs résidences en des bâtiments faits exprès, pour y exercer toutes les fonctions monastiques […]
Vernon, prudent, déplace (« avec le temps ») l’origine de l’apparition d’un tiers ordre Régulier des autorités aux intéressés :
« (44) Il est certain que le tiers Ordre Régulier vient du Séculier, en ce que les premières Communautés Tertiaires établies même par nostre Père Séraphique, embrasées d'un zèle céleste qui les animait à une plus haute perfection, ne se contentèrent pas d'observer la Règle qu'il leur avait prescrite dans l'état séculier ; mais elles y aioutèrent auec le temps les vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, tant pour se perfectionner par ce moyen, que pour s'affermir davantage : ainsi voyons-nous les missionnaires en user, et les autres qui après s'être congrégés, s'efforcent d'empêcher que leur Congrégation ne tombe en décadence. La (45) solemnité de la profession, telle que nous la pratiquons maintenant, n'était point alors en usage ; la permission tacite de l'Église suffisait : elle n'a commencé que sous le Pontificat de Boniface VIII, qui pour introduire la stabilité dans la vie Régulière, ordonna que les Congrégations ne seraient point vraiment dans l’état Religieux qu'après qu'on aurait obtenu sur ce sujet les patentes du saint Siège. […] (46) Quand donc sainte Elizabeth de Hongrie, après avoir été quelques années dans l'observation de la troisième Règle en qualité de Séculière, s'engagea heureusement dans les trois vœux solemnels, & qu'elle composa auec les Dames de sa suite notre première Communauté régulière, elle exécuta le dessein du Patriarche Seraphique […]
L’historien poursuit par la revue des provinces d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, puis achève sur la congrégation gallicane. La France connaîtra les guerres de religion qui entraînent la disparition des franciscains. Vernon explique son rétablissement, poursuivant ainsi son exposé du tome précédent 100.
Abordons l’histoire proprement dite de notre École : les premiers chaînons de cette succession de mystiques apparaissent après 1600 au sein du monde des tertiaires franciscains.
L’historien Vernon va nous conter les épreuves pittoresques de Vincent Mussart (1570-1637) fondateur du TOR en France. Il va nous informer aussi très largement sur un mystique laïc, Antoine Le Clerc, ce qui est tout à fait exceptionnel de sa part puisque ce laïc ne fut pas l’un des luminaires royaux ou des dignitaires de l’Église que notre historien invoque d’habitude en défense des Tiers Ordres.
Le Clerc fut un grand directeur spirituel. Il fut à l’origine de la vocation du Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, ce qui en fait le premier maillon de la chaîne qui nous occupe.
Commençons par l’aîné Vincent Mussart et ses compagnons :
« (114) ARTICLE XVIII. La restauration des Tertiaires Réguliers en France en 1595 par le R. Pere Vincent Mussart ou de Paris.
« La Providence de Dieu ayant résolu de toute éternité, que notre Ordre subsisterait dans le Royaume de France, malgré les tumultes d'une longue & funeste guerre civile, malgré l'horrible confusion causée par les hérésies des derniers siècles, suscita un jeune homme orné d'un excellent esprit naturel, que la grâce remplit d'une force extraordinaire pour achever un si bon dessein. Il s'appelait Vincent Mussart : & naquit à Paris dans la Paroisse de saint Germain l'Auxerrois le 13 de Mars, l'an 1570. (115) …s'estant résolu de quitter le monde, il reçut le Sacrement de Confirmation auec la Tonsure, à Paris, de l'Évêque de Luzignan, l'an 1588. & l’ordre de Soûdiacre [sic] des mains du célèbre Prédicateur Rose Evêque de Senlis l'an 1589. L'habit hérémitique qu'il prit dès lors lui donna lieu de s'associer avec un ieune homme qui entrait dans ses sentiments.
« Quelque-temps après il se trouva renfermé dans la ville de Chartres, que le Roi de Navarre qui depuis a monté sur le Trône du Royaume de France, sous le titre de Henri IV tenait assiégée: Le zèle que notre nouveau Soûdiacre avait pour la Religion Catholique parut en cette occasion : ne se contentant pas d'exhorter les assiégés à recourir à la Pénitence pour apaiser la colère de Dieu, il leur en montrait l'exemple, marchant à la tête des Processions générales nuds pieds, où il portait la Croix couvert d'une haire , & chargé de grosses chaînes. Sa piété était généreuse. On le vit courir à la brêche , la pique à la main pour la défendre, & animer les défenseurs à la persévérance : une volée de canon ayant brisé cette arme , il ne perdit pas courage ; quoy que le sang & la cervelle de plusieurs qui furent tués à ses côtés, (116) l’eussent tout souillé lui-même par leur rejallissement il persista dans le combat auec tant d'adresse & de magnanimité , que le Roi de Nauarre, qui commandait dans le camp des assiégeants, le remarqua, l'admira & demanda son nom. (117) … [Son père] eût été ravi de voir son fils se ranger dans quelque Communauté de Religieux réformés : mais il appréhendait auec raison que la solitude ne lui fut préjudiciable.
« Vincent donc souhaitant une lumière plus certaine sur la forme de vivre qu'il avait à choisir , fit une retraite spirituelle sous la direction du Père Alexandre Georges de la Compagnie de Jésus. Il ne l'eut pas sitôt achevée qu'il courut dans son désert ordinaire, où il conçut de grandes espérances du succès de l'ouvrage auquel Dieu l'appelait, par la rencontre d'un Hermite nommé Frère Antoine Poupon, qui demeurant non beaucoup loin de Paris, y avait acquis de la réputation par sa bonne vie : une vertueuse Demoiselle Flamande, qui était du tiers Ordre Seculier , lui administraìt ce qu'il avait de besoin. Ces deux Confrères aspirants à une plus haute perfection établirent leur domicile pour quelque-temps dans la Forêt de Sénar[t] entre Corbeil & Melun : ils avaient là une petite Chapelle qui leur servait d'Oratoire , & leur logement ne consistait qu'en un chétif appenti qu’ils sanctifìaient (118) par la pratique des vertus ,& par leurs prières ferventes & assidues. Ne se voyants pas assez écartés du monde, comme ils croyaient, à cause de la proximité d'un grand chemin, ils se transportèrent au Val-Adam, environ à quatre lieues de Paris.
« Sa situation en un fond solitaire les charma : on y descend de tous côtés au travers d'un bois taillis, qui n'a point d'habitants ni d'autres voisins que les oiseaux du Ciel, dont le chant ne trouble pas, mais facilite l'exercice de la contemplation. Le dévot Hermitage quoi que pauvre qu'ils rencontrèrent là, arrêta notre Vincent d'autant plus efficacement, que ce lieu avait été occupé par une Communauté d'Hermites Tertiaires qui y vivaient du travail de leurs mains faisant des Chapelets & d'autres pièces, dont l'émolument contribuait à leur subsistance. Il eut pourtant en cet endroit des contradictions capables de l'ébranler , si la grâce ne l'eût soutenu. […] (119) Toute leur nourriture consìstait alors en des herbes et racines sauvages, qu'ils rencontraient dans leur solitude. Le Père Vincent quoique ravi de souffrir pour l'amour de Dieu en devint malade le jour de l'Assomption de Notre Dame l’an 1592. Sa maladie ayant duré l'espace de trois mois, Dieu le consola intérieurement dans une Communion par des grâces extraordinaires qui le fortifièrent pour endurer avec constance les outrages qu'exercèrent sur lui le lendemain les voleurs, qui après l'avoir traité inhumainement, emportèrent tout ce qui était dans leurs cellules.
« Cet accident l’obligea de s'efforcer avec son compagnon de trouver entrée dans Paris : Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu'ils avaient pris, parce que le siège devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, & de pendre les deux Hermites. Frère Antoine en ayant eu avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, & se ietant hors de sa couche descendit l'escalier si promptement qu'il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L'intempérance des soldats, & l'excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent & Antoine s'échappèrent aisément. La faiblesse de celui-là les arrêta tous deux le reste de la nuit derrière un vieux bâtiment non loin du lieu d'où ils sortaient. Dès que les Suisses furent partis Antoine portant Vincent sur ses épaules une partie du chemin, ils arrivèrent à Paris accablés de peines & de fatigues, auxquelles celui-ci participait davantage à cause de ses infirmités qui s'étaient accrues par le pain noir & l'eau (120) dont il usait pour sa réfection depuis un long temps. Les Médecins qui le visitèrent dans sa maison paternelle jugèrent la maladie incurable. Plusieurs eurent recours aux intercessions des amis de Dieu, pratiquants des austérités & d'autres règles de vertu pour sa santé ; l'infirme a depuis assuré qu'il fut guéri par les mérites de saint Vincent rendant ce témoignage auec une reconnaissance pleine d’affection. Son père le voyant assez vigoureux pour être transporté dans l’infirmerie des Capucins, obtint d'eux cette faveur en qualité de leur Syndic […]
« De fait dès qu'il eut recouvré sa guérison entière, il retourna dans son Val-Adam où Frère Antoine était en d'extrêmes souffrances. D'autres se joignìrent à lui en même-temps, principalement son frère appelé François Mussart, & un jeune homme de Langres nommé Hiérosme Seguìn. Leur commun dessein étant de vivre en solitude pour apprendre la volonté de Dieu, le Père Vincent qui les gouvernait, & qui ressentait plus expressément les effets de la conduite du Ciel en sa personne , les mena dans l'Hermitage de saint Sulpice au Diocèse de Senlis à dix lieues de Paris qu'ils trouvèrent propre. […]
« (122) Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mari de sœur Marie de l'Incarnation , avant qu'elle entrât dans l'Ordre des Carmélites, les Commentaires du Docteur extatique Denis Rixel Chartreux, sur la troisième Règle de saint François.
« La connaissance nette & pleine qu'eut notre Vincent alors touchant la distinction des Tertiaires Réguliers & Séculiers, l'excita davantage à imiter ceux-là, & luy fit naître un ardent désir de travailler à leur réforme dans le Royaume de France. Aux quatre associés déjà nommés se joignirent, Bonaventure du Plessis, Prêtre de Meaux, Yves de Pontoise, Jacques Litée de Coutances ou de saint Lô, qui furent suivis de Louis Bourdin de Paris, de Nicolas Doucet de saint Brice, d'Ambroise Simon de la ville d'Eu, d'Archange Vignon de Paris [...] (126)
« Le progrez de la Congregation Gallicane depuis le commencement de sa réforme. « Le nombre des imitateurs du Père Vincent de Paris, croissant non seulement par l'association des six qui firent les vœux essentiels avec lui, & des autres que i'ai nommés déjà ; mais encore de quelques nouveaux venus, il établit un Monastère à Paris auec la permission de l'Évêque, l'an 1601 en un lieu vulgairement appelé Picpus, de la Paroisse de saint Paul, à l'extrémité du Faux-bourg de saint Antoine , & sur le grand chemin qui conduit au Château du Bois de Vincennes. […] ».
C’est l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon qui souligne le rôle éminent d’Antoine le Clerc « sieur de La Forest ». Il nous en livre une biographie complète101 couvrant cinq chapitres : l’hommage est tout à fait exceptionnel puisqu’il s’agit d’un simple laïc qui ne se distingue ni par son rang au sein de la noblesse ni par quelque rôle éminent au sein de l’Église ou de l’Ordre.
Antoine le Clerc, descendant « en droite ligne de Jean le Clerc Chancelier de France », naquit à Auxerre. Il mena une jeunesse aventureuse et compromettante pour des yeux catholiques :
« À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s’adonnant principalement au droit […] Il tomba dans le malheur de l’hérésie [protestante] (528) d’où il ne sortit qu’après l’espace de deux ans. »
Quand le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, dans son Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, raconte le « coup de foudre » vécu par un ami « de maison et façonné aux armes »102, il ne peut s’agir que de la conversion d’Antoine :
Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.
Antoine resta laïc, car il était chargé de famille :
[535]103 Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail […] Particulièrement doué, il se rendit utile dans le monde puis dans les controverses religieuses : son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l’âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre [le protestant] Du Plessis Mornay...
Mais la vie intérieure l’emportait, et la charité qui en découle :
Une autre peine lui arriva, savoir qu’étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. […532] Un lépreux voulant une fois l’entretenir, il l’écouta avec grande joie, et l’embrassa si serrement, qu’on eut de la peine à les séparer…
Sa vie mystique se révélait par sa clairvoyance et l’apaisement ressenti en sa présence :
Dieu lui révélait beaucoup d’événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste il avertissait les pécheurs […] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d’autres il indiquait en particulier ce qu’ils étaient obligés de restituer […] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières…
Jean-Chrysostome se souviendra d’une prédiction de ce conseiller spirituel :
[537] Le père Chrysostome de Saint-Lô […] a reconnu, par expérience en sa personne, la certitude des prophéties du sieur de la Forest, quand une maladie le mena jusqu’aux portes de la mort, comme elle lui avait été présagée...
À la fin d’une vie bien remplie, il affronta courageusement l’apparition du diable – très présent en ce début du dix-septième siècle — en s’appuyant sur la présence intérieure de l’Esprit saint. Antoine mourut rempli d’amour divin :
Quatre mois devant sa mort étant sur son lit dans ses infirmités ordinaires, il s’entretenait sur [542] les merveilles de l’éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet embrasé : cette horrible figure ne l’effrayant point, il consacra tout son être au souverain Créateur. Il parla ainsi au démon : « Je sais que tu es l’ennemi de mon Dieu, duquel je ne me séparerai jamais par sa grâce : exerce sur mon corps toute ta cruauté ; mais garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint-Esprit. » L’esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent toujours depuis et il tomba tout à fait malade au commencement de l’année 1628. Les sacrements de l’Église lui furent administrés en même temps. À peine avait-il l’auguste eucharistie dans l’estomac qu’il vit son âme environnée d’un soleil, et entendit cette charmante promesse de notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s’allumèrent davantage, et il ne s’occupait plus qu’aux actes de l’amour divin, voire au milieu du sommeil.
Ce que résumait la conclusion du Père Chrysostome, avec sa sobriété habituelle :
VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité. (91)
La grâce dont le mourant bénéficiait se répandit sur ses proches (il en sera de même à la mort de Jean-Chrysostome) :
[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l’amour de Dieu, qu’il devint immobile et fut ravi104.
Puis les amis du TOR veillèrent sur le corps et le transportèrent dans leur couvent principal :
[…] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier […] il [le sieur de la Forest] rendit l’esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l’amour divin […] on permit [544] durant tout le dimanche l’entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du tiers ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus. […] Sa vie a été mise en lumière par le Père Chrysostome de Saint-Lô, personnage signalé en vertu, son confesseur…
§
Voici le portrait conventionnel au beau visage du P. Chrysostome de Saint-Lô
le fondateur de notre École du Coeur,et directeur de Bernières :
Antoine le Clerc sieur de la Forest joua un rôle déterminant sur le jeune homme en lui conseillant d’entrer dans le TOR :
Étant encore écolier [Jean-Chrysostome] écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l’habit à Picpus…105.
Ces relations entre les deux hommes sont exemplaires de celles qui se poursuivront au sein de l’École du cœur : un laïc peut avoir suffisamment d’ascendant spirituel pour conseiller une vocation. Dans ce cas particulier, nous verrons que le sieur de la Forest va se rendre compte de la grandeur de son élève et le prendre comme confesseur.
Nous avons rassemblé l’essentiel des sources franciscaines et tout ce qui nous est parvenu du P. Chrysostome grâce à ses dirigé(e)s M. de Bernières et Mère Mectilde 106. Tout ce que nous connaissons de sa biographie propre provient de Boudon107. Les connaisseurs de l’école normande, Souriau et Heurtevent, plus récemment Pazzelli, n’y ajoutent guère d’éléments108.
Si Boudon est prolixe quant aux vertus, il reste discret quant aux faits ! Sa pieuse hagiographie couvre des centaines de pages qui nous font suivre le schéma canonique « de la vie aux vertus », mais les données biographiques se réduisent à quelques paragraphes et quelques dates.
Jean-Chrysostome fut le franciscain le plus éminent de son époque. Il naquit vers 1594 et étudia au collège des jésuites de Rouen. À dix-huit ans, il suivit l’avis du sieur de la Forest et prit l’habit. Il entra le 3 juin 1612, contre le gré paternel, au couvent de Picpus qu’avait fondé Mussart à Paris :
Le P. Chrisostome dit de St Lo [sic] naquit à St Fremond Basse-Normandie diocèse de Bayeux et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l’étroite observance. Joachim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite109. Étant encore écolier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l’habit à Picpus. Son père fit ce qu’il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Normandie. Le jeune homme tint ferme...110.
[…] La seconde personne que nous pensons devoir nommer, et qui a fait des progrès admirables dans les voies de la pure vertu sous la conduite du vénérable père Jean Chrysostome, a été feu Monsieur de la Forêt. Nous avons dit que le bon Père étant encore jeune écolier prenait la liberté de lui écrire sans le connaître, et sur la seule réputation de sa sainteté, afin de s’enflammer par ses lettres dans les flammes du pur amour. Nous avons dit comme Monsieur de la Forêt ne rebutait pas ces lettres, et voulait bien même lui faire réponse.
Mais quelques années après, ce jeune écolier s’étant fait religieux, et ayant été envoyé à Paris, il eut une sainte liaison avec ce grand serviteur de Dieu [M. de la Forêt], qui ayans découvert en lui des lumières admirables qui lui étaient données pour mener les âmes à Jésus-Christ, et qui était accompagnées d’une haute sainteté, il n’eut pas honte de se rendre disciple de celui dont il avait été le maître, et de se mettre sous sa conduite. Le Père composa sa vie après sa mort, dans laquelle il a décrit dignement ses éminentes vertus et les grâces signalées qu’il avait reçues de Dieu. Il est enterré dans la chapelle de la Sainte Vierge, chez les religieux pénitents de Picpus, proche Paris, avec une épitaphe écrite sur un marbre, que le même Père a composée111.
Des extraits des écrits « composés par un Religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » figurent en tome II d’Expériences112 et au récent dossier de sources et d’oeuvres de membres du Tiers Ordre Régulier franciscain113.
Nous ne parlerons pas des charges éminentes que le P. Chrysostome assuma au sein du TOR : c’est son exceptionnelle direction spirituelle qui nous intéresse. Elle est décrite avec admiration par Boudon. On sait en particulier que ses auditeurs ressentaient la grâce qui rayonnait de sa personne :
Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés ; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait avec des effets extraordinaires de grâce114 […]
Sa clairvoyance lui permettait de s’occuper des autres :
Il était l’un des savants de notre siècle, dans celle [la science] qu’on appelle mystique, c’est-à-dire qu’il était parfaitement éclairé dans la science des voix intérieures. Voici ce qu’il en écrit lui-même à une personne pour laquelle il n’avait point de secret sur ce qu’il touchait : « Présentement je suis dans une fort grande vue de la sainte perfection, des vertus et manières d’y aller ; ensuite de cette vue je vois bien clairement la distinction des états des âmes, et je puis servir à celles qui tendent à la perfection. Mais je connais bien que peu y tendent purement ; et celles qui n’y tendent pas, me semblent quelquefois si éloignées du vrai bien, que cela m’est inexplicable. J’ai une vue incroyable de la pureté de l’âme. »115
Jean-Chrysostome assura un rôle capital : en accueillant les laïcs comme les religieux, il assura la transition de l’ancien monde monacal vers un monde moderne ouvert, où laïcs et clercs pratiquent l’oraison et la vivent au milieu du siècle. Son influence s’étendit sur toute la première génération normande : il dirigea avec le même amour exigeant Jean de Bernières, sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar), Jean Aumont, peut-être aussi des figures plus périphériques de notre point de vue: Vincent de Paul, J.-J. Olier. En témoignent de remarquables lettres de direction dont nous reproduirons plus loin des extraits : toutes de rigueur et de simplicité, elles appellent à une vigoureuse conduite d’abnégation, de « désoccupation » quel que soit le statut du destinataire. Chrysostome fut la figure de référence pour toute cette première génération de l’École : on n’entreprenait rien sans l’avis de « notre bon Père Chrysostome ». Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable.
A la fin, il demanda à passer ses derniers moments chez la Mère Mectilde :
Elle était l’une des filles spirituelles du bon Père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie ; il passa environ neuf ou dix jours à Saint-Maur, proche de la bonne mère…116
Comme pour le sieur de la Forest mourant, son état mystique se diffusa chez les religieux présents :
L’on remarqua que la plupart de religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher117.
La grâce le vida de tout : il comprit que ce qu’il avait fait ou ressenti jusqu’alors n’était que « de la paille » :
Toutes ces grandes lumières s’éclipsèrent, toute la ferveur sensible de sa dévotion s’éteignit, il entra dans des ténèbres lamentables, son esprit devint tout stupide, et il pouvait bien dire avec son Maître : « Mon Dieu, mon Dieu, nous pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Voici dans cet état ce qu’il écrivit aux religieuses de Sainte Élisabeth : « Mes chères sœurs, Jésus soit à jamais notre très unique amour. Il est bien tard d’attendre à bien faire à la mort, et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi, et employez sans réserve toutes vos petites forces pour amasser du pur amour, de la mortification et de la pure vertu. C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection, de mourir avec de la paille. Je sens présentement tout ce que je vous écris. Le plus grand plaisir que vous me pourriez faire, est de pratiquer beaucoup de fidélité et de m’en faire part. Je vous recommande surtout une grande charité envers vos sœurs, et particulièrement pour votre révérende mère supérieure. »118
Le successeur du P. Chrysostome fut Jean de Bernières dont le rayonnement attirera nombre de spirituels à Caen. Nous avons abordé au sein d’une présentation générale119 la façon dont il utilisa sa fortune en participant à la fondation d’hôpitaux, de missions et de séminaires, et combien l’amour qu’il trouvait dans l’oraison le rendait insensible aux convenances sociales120 :
… Il aimait les pauvres tendrement, et il n’oubliait rien pour les assister dans tous leurs besoins. On l’a vu aller les chercher dans leurs chétives maisons, pour conduire ceux qui étaient malades à l’hôpital ; et ce qui est bien extraordinaire, pour une personne de sa qualité, et encore plus rare dans un jeune homme comme il était pour lors, il leur servait de portefaix, ou pour mieux dire, de père ; car il les portait lui-même, comme un père ferait de son enfant ; et c’était un agréable spectacle aux yeux de Dieu et de ses anges, pendant que les gens du siècle en riaient, de voir une personne de sa qualité et de son âge, passer tout au travers d’une grande ville, comme est celle de Caen, et au milieu des rues, où il se trouve une plus grande affluence de peuple, portant sur son dos des pauvres malades à l’hôpital, qui est à l’une des extrémités de cette ville. …121
Bien que laïc, il fut considéré comme appartenant à la mouvance du Tiers-Ordre Régulier :
« Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume publié sous l’inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès est une étincelle du feu divin qui l’embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli n’ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l’habit ; aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs122. »
Des textes nous sont heureusement parvenus qui permettent de savoir comment il fut formé et par qui.
Très proche de Chrysostome, Jean de Bernières adhéra à la petite confrérie de la « sainte Abjection » que Chrysostome avait fondée pour lui et ses proches. Les règles y étaient sévères123 et on y pratiquait toutes sortes d’austérités, afin d’imiter la Passion du Christ. Tous étaient pénétrés de l’indignité de l’humain devant la grandeur divine : tout mouvement de la nature étant condamné, ce petit groupe ne se pardonnait rien.
Bernières fut donc dirigé avec une compassion associée à une extrême rigueur. Nous avons conservé un échange dans lequel son directeur répond à sa demande d’aide intime : aucune sentimentalité, la simplicité du ton y est quasi scientifique. Il est émouvant de voir combien ils se gardaient de tout attachement l’un à l’autre, de toute émotion à propos de ce qui était pourtant le centre de leur vie124 :
Mon révérend père,
Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d’esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j’étais tant qu’il plaira à notre Seigneur.
Réponse :
J’ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet état de peines :
1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu’à l’oraison,
2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,
3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la Sainte Vierge,
4. Ne violentez pas votre âme pour l’oraison : contentez-vous d’être devant Dieu sans rien faire.
5. Dites souvent de bouche : je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi, et semblable. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : Dieu est éternel, Dieu est tout puissant, et de la sainte Humanité, comme serait : Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. Ce que vous ferez encore que vous n’ayez aucun goût en la prononçant, etc.
Ici, Jean est inquiet de voir son oraison devenir « abstraite » après les ferveurs anciennes plus sensibles. Chrysostome l’aide à passer le cap :
J’ai lu et considéré le rapport de votre oraison. […]
1. Souvenez-vous que d’autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu’elle est dégagée de l’imaginaire et du sensible, d’autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu’en ce qui est de la production de la pureté.
2. Quand vous sentirez disposition à telles lumières, rendez-vous entièrement passif.
3. Souvenez-vous qu’aucune fois cette vue est si forte qu’au sortir de l’oraison le spirituel croit n’avoir point affectionné [eu de l’amour pour] son objet, ce qui n’est pas pourtant. Car la volonté ne laisse pas d’avoir la tendance d’amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l’entendement est trop pénétré de la lumière.
4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n’importe que l’entendement et la volonté opèrent également ou qu’une puissance absorbe l’autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]
Chrysostome répondait aussi à des questions pratiques, par exemple comment partager le temps entre la charité et la solitude dont on a désir :
Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu’il vous sera possible pour la solitude de l’oratoire. O cher frère, peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. O que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu. […]
Le temps passe : Bernières devient à son tour un passeur mystique capable de former ses visiteurs à l’oraison. Il s’inquiète de ses responsabilités et consulte de nouveau son père spirituel :
Question :
Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l’oraison. Les y faut-il porter et quand faut-il qu’elles y entrent et quels en sont les dangers ?
Réponse :
Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passivité. Je dis ordinairement, d’autant que s’il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s’exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfeld en son Traité de la volonté divine125, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s’en servira doit être discret et fidèle. […]
Après la mort de son directeur en 1646, Bernières mettra des années sans pouvoir obéir au conseil de pauvreté que celui-ci lui avait donné. Sa famille s’y opposait :
Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle [en acte] pauvreté était le centre de sa grâce […] Ce sentiment d’un directeur […] adressé à un disciple […] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon directeur n’était plus ici-bas […] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât126.
Il y parviendra cependant et passera ses dernières années avec le minimum vital. Sa fidélité à son père spirituel fut indéfectible comme le montre son émotion dans cette lettre à une autre « enfant » de Chrysostome :
Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu127 ?
On peut craindre cependant que sa formation par une personnalité aussi impressionnante n’ait paralysé Bernières sur le chemin mystique : un excès de scrupules, une trop grande obsession de son « abjection » personnelle empêchait l’abandon nécessaire au divin. Se voyant si imparfait, il se croyait damné au point de redouter une mort qui ne pouvait que le précipiter en enfer. Ou bien, et plus probablement, l’agonie pénible du P. Chrysostome lui était-elle présente. Mais il bénéficia des conseils de trois « grandes sœurs », amies mystiques qui surent le tirer de ce grand obstacle et le mener plus profond :
C’est le confesseur de Renty, le père Saint Jure, qui, dès 1641, recommanda à Bernières et Renty d’aller voir « sœur » Marie des Vallées128 : après un parcours douloureux, celle-ci était alors dans la plénitude de la vie en Dieu. Après la mort de Chrysostome en 1646, c’est elle qui devint la référence non seulement pour Bernières, mais pour tout le groupe de Caen. Ils prirent l’habitude d’aller la voir à Coutances une fois par an tant ils l’admiraient.
Nous avons conservé des notes probablement prises par Bernières lors d’entrevues qui eurent lieu à la fin de la vie de Marie. Elles furent réunies sous le titre de Conseils d’une grande servante de Dieu129 : le cercle guyonien leur accordera une juste importance et ils seront intégrés au recueil consacré à Bertot par Madame Guyon130, édité tardivement en 1726. Dans cet extrait, Bernières lui fait part de ses incertitudes, mais elle le rassure sur sa voie et l’encourage à tout quitter pour s’abandonner à l’action divine :
1. Cette Servante de Dieu étant consultée par un serviteur de Dieu, elle lui dit d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin […]
5. […] elle m’a absolument assuré de mon état et que je devais être tout passif et en quiétude […] Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement, il faut suivre sa sienne ; les autres ont des contemplations et inclinations, il faut qu’ils y aillent.
7. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. […]
9. Elle [l’âme] ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire […] Étant en compagnie, il faut parler afin de n’incommoder pas le prochain ; et que l’anéantissement ne laisse [cesse] pas d’être. Que dans les grandes maladies, il s’y trouve aussi, et même qu’il augmente […]
11. Dans cet état, on ne se met point en peine des sécheresses, au contraire elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche. Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. […]
18. La sœur Marie dit que Dieu lui a fait connaître qu’« il donne à des hommes et à des femmes du monde, la grâce des anciens religieux et ermites », et qu’il ne faut pas s’étonner si dans les cloîtres, les grands dons d’oraison ne s’y rencontrent pas, les religieux tournant le dos à Dieu par le peu de fidélité qu’ils ont gardée.
19. [L’âme] se doit donner de garde de Dieu même, qui lui communiquant beaucoup de quiétude et de consolation, elle s’y attacherait, si elle n’y prenait garde, et si elle ne demeurait ferme et constante à ne vouloir que Dieu seul.
Avec elle, il fait cette expérience capitale, la communication de grâce sans paroles, qu’il n’accepte tout d’abord pas et que Madame Guyon connaîtra si bien :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela est vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer avec elle en Dieu […] Il a bien fallu mourir pour entrer en cette manière d’agir purement, mes sens et mon esprit y répugnaient bien fort, et la grâce ne m’y a pas conduit tout d’un coup. J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais d’obtenir par ses prières l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme.
Parallèlement à l’intensité de la recherche intérieure, une anecdote rapportée par Jean Eudes illustre la délicatesse des rapports entre Marie et ses amis, ainsi que l’intervention du Seigneur dans l’activité quotidienne :
Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint pas. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. [320]131.
Cachée au sein du couvent de Montmartre132, la bénédictine Charlotte le Sergent (1604-1677) fut une autre précieuse amie de Bernières133 après la mort de Chrysostome. Nous connaissons sa vie par la Mère de Blémur. Ses lettres furent une grande inspiration pour lui comme pour bien d’autres, dont Mectilde. Son autorité naturelle due à sa grande expérience ramenait ses correspondants à l’essentiel.
Avec sa profonde simplicité et son amour, elle va détourner Bernières de son excès d’attention à lui-même : se tourmenter devant son « abjection », son indignité, c’est toujours être centré sur soi. Il faut se quitter pour laisser place à Dieu :
Persuadé que Dieu l’éclairait sur la conduite d’autrui, on la consultait de tous côtés et même des personnes qui d’ailleurs étaient fort éclairées : comme Monsieur de Bernières […] Elle lui dit entre autres choses […] « Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même, et sur les opérations divines dans son intérieur. Elle doit être à mon avis plus simple et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets. Il vous doit suffire de lui laisser une pleine liberté d’agir à sa mode et selon son bon plaisir » […]
On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son action basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée [...]
À son obsession de pauvreté, elle répond par un appel à la seule pauvreté nécessaire, celle de l’intérieur :
Monsieur de Bernières étant pressé d’abandonner toutes choses et d’entreprendre une vie pauvre et réduite à la mendicité [… reçut cette réponse :] « Votre esprit naturel est agissant et actif […] vous devez demeurer indifférent à tout […] seulement vous humilier. C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit : dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection »134.
Nous avons vu Vincent Mussart aller consulter la bibliothèque de M. Acarie, mari de Marie Guyard avant qu’elle ne devienne Marie de l’Incarnation du Canada en entrant dans les ordres. La maison des époux Acarie était un lieu d’accueil pour les spirituels où les différences étaient sans importance.
La troisième rencontre dont Bernières bénéficia eut lieu au printemps 1639 quand il s’occupa des missions vers le Canada : il alla chercher Marie de l’Incarnation [Marie Guyart]135 à Tours pour la conduire à Dieppe, où elle devait embarquer pour le Canada. Elle écrivit à propos de ce long voyage en carrosse :
Dans toute la conversation que nous eûmes ensemble […] Jamais je ne l’ai vu proférer une parole avec légèreté, et, quoiqu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentit jamais de la modestie convenable à sa grâce.136
Ce carrosse transformé en couvent fut le lieu d’oraisons profondes. Leur lien mystique se poursuivit par écrit. Le fils de Marie, dom Claude Martin, nous parle avec émotion de l’admiration de Bernières pour sa mère :
Ses lettres ne traitaient pour la plupart que de l’oraison […] Il [Bernières] en faisait une estime singulière. Il me dit qu’il avait connu bien des personnes appliquées à l’oraison […] qu’il n’en avait jamais vue qui en eût mieux l’esprit ni qui en eût parlé plus divinement137.
Notre Mère est une seconde sainte Thérèse […] C’est aussi le sentiment de Monsieur de Bernières […] quoiqu’il y eût peu de personnes éminentes en oraison qui n’eussent communiqué avec lui […] je lui ai néanmoins entendu dire qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la mère de l’Incarnation138.
Par malheur, les longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues. Mais cet échange porta nécessairement ses fruits. Nous savons que la jeune Marie Guyart reçut des « communications de pur amour » avant la fin 1626139. Devenue l’ursuline Marie de l’Incarnation, cette « aînée » était déjà fort avancée lors de sa rencontre avec Jean : on peut légitimement supposer qu’elle l’a beaucoup soutenu dans son cheminement vers le divin.
Ces rencontres inspirantes ont aidé Bernières à trouver sa vraie voie : il put dépasser crispation et culpabilité pour respirer au large. Soulagé et émerveillé de sa découverte, il chante ici l’abandon au divin :
Ô cher abandon […] quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit […] vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît […]
Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut […]140
À la fin de sa vie, il avait atteint un état stable de perte en Dieu, qu’il décrit ici :
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusqu’à ce que l’âme en [237] soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre ; c’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. [...]
Cette perte en Dieu ne se peut exprimer que grossièrement, comme par la comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer : par cette chute elle s’y abîme et s’y perd et devient en quelque manière la mer même par la pleine participation de toutes ses qualités. Ainsi une âme élevée en Dieu par la foi nue s’y unit, s’y abîme et s’y perd, participant aux perfections de Dieu qui la déifient en quelque [238] manière. Pour lors l’entendement n’y comprend rien, mais il est comme compris de Dieu qui lui est tout, ne connaissant aucune chose créée, puisque Dieu seul est l’abîme où il se perd et que quelque chose distinct de ce qu’il connaît n’est pas Dieu. Il ne faut pas donc demander ce que fait l’entendement en cet état, non plus que la volonté, quand de sa part elle est ainsi perdue en Dieu par amour ; ces deux puissances ne font rien que se perdre, et se perdre de la sorte c’est une chose meilleure que de produire les plus excellentes actions. [...] C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu et qu’elle y fait sa demeure ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec lui […] (240) Ainsi perdue et anéantie elle devient toute divine et en quelque façon Dieu même141.
Son influence fut immense, transmise par ses amis, mais aussi par son œuvre écrite : celle-ci comprend sa Correspondance, qui fait revivre son émouvant trajet intérieur de l’abjection à l’abandon142, et Le Chrétien intérieur maintenant disponible143. Bernières n’avait pourtant laissé que des lettres et quelques notes personnelles prises au cours de retraites. Ce sont ces lettres qui ont été classées et arrangées de façon à composer le Chrétien intérieur. Boudon le dit :
Je me souviens d’en avoir vu quatre tomes de manuscrits fort amples, qui peuvent servir d’une vaste matière à en composer de nouveaux traités, comme ils ont servi à composer le Chrétien intérieur, car, comme je l’ai remarqué, Monsieur de Bernières dictait seulement les lumières de son oraison par pure obéissance, sans dessein d’en faire aucun livre144.
L’entourage s’est donc empressé de sauver des « reliques » : L’Intérieur Chrétien a été édité en 1659, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. La référence au TOR était si évidente145 pour cette première génération de l’École du cœur qu’au moment de construire et d’éditer une « œuvre » à partir des lettres, on fit appel à Louis-François d’Argentan, franciscain de la réforme capucine, puis plus tard à un minime (ordre inspiré des franciscains) pour la correspondance. Ils s’octroyèrent une grande liberté146 : les corrections et les choix orientés par l’éditeur d’Argentan adaptèrent les textes à l’esprit du temps en les affadissant.
L’ouvrage connut un succès comparable à L’introduction à la vie dévote de François de Sales. Sa carrière fut glorieuse : « Le Chrétien Intérieur […] publié en 1661 […] atteint dès 1674 sa quatorzième édition et la même année le libraire Edme Martin estime qu’il en a vendu trente mille exemplaires147 ». Le texte atteignit un public très large, car il est facile à lire et rempli d’onction. Aussi se retrouva-t-il dans les bibliothèques les plus modestes : « la veuve de Pierre Helyot148 […] détient les Fleurs des saints en deux volumes in-folio, le Chrétien Intérieur de Bernières-Louvigny, une Explication des cérémonies de la messe et une quinzaine d’autres petits livres de dévotion […] »149.
L’Intérieur Chrétien (1659) devint Le Chrétien intérieur, qui connut deux versions : une « primitive » de 1660 et une « tardive » de 1676150. Leur succédèrent des Œuvres spirituelles (1670) distinctes et fiables. Lors de la réédition des Œuvres spirituelles en 1675, les Maximes furent annotées en marge pour indiquer les dates des lettres dont elles étaient extraites. En 1676 parurent, en adjonction au Chrétien, les Pensées…, assez souvent extraites de lettres.
Ce qui fut tardivement édité sous le nom d’Œuvres spirituelles, Maximes, Lettres (au nombre de 175) est de première qualité. Cet ensemble est bien moins connu que le Chrétien mais beaucoup plus fiable. Les lettres utilisées (et souvent trafiquées) dans le(s) Chrétien(s) sont antérieures à celles sauvées par Jourdaine dans les Œuvres151 où nous trouvons les plus belles, car elles datent des dernières années de vie.
Cette voie mystique aurait pu rester confinée à un petit groupe, mais sur l’inspiration de Chrysostome, Bernières fit bâtir à Caen une maison d’accueil qui permettait de loger leurs amis : ils la nommèrent l’Ermitage. Cette maison devint un haut-lieu spirituel où se rencontraient petits et grands mystiques152 : Gaston de Renty, Jean Eudes, Catherine de Bar, comme des personnalités plus modestes. On pouvait y séjourner et baigner dans le rayonnement de Chrysostome et Bernières. En leur compagnie, on vivait au cœur de la très ancienne tradition franciscaine : amour divin et dépouillement total. Voici ce qu’écrivait Mère Mectilde du Saint-Sacrement en visite en 1654 :
Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement153.
Cette période d’intensité spirituelle est de toute première importance par sa grande fécondité : la génération suivante avec Jacques Bertot et Mgr de Laval, y a trouvé conseils et formation. L’esprit de l’Ermitage fut leur référence. Il va se répandre dans trois directions : il est porté au Canada par Mgr de Laval (en parallèle avec Marie de l’Incarnation) ; il va s’incarner dans un nouvel ordre de bénédictines fondé par Mère Mectilde du Saint-Sacrement ; enfin il arrivera à Paris grâce à Monsieur Bertot, qui sera le confesseur du monastère de Montmartre et le père spirituel de Madame Guyon.
La maison de l’Ermitage fut donc bâtie sur les plans de Chrysostome et achevée en 1648. Elle se trouvait au pied154 du monastère des ursulines construit par les parents de Bernières et où se trouvait sa sœur Jourdaine :
Cette pureté si simple [de Bernières] venait de sa grande union avec Notre Seigneur dans l’oraison, qui a fait la grande occupation de sa vie. Son saint directeur lui avait conseillé pour y vaquer avec plus de liberté, de faire bâtir un logis dans l’entrée de la maison des religieuses ursulines de Caen, près de la grande porte de leur cour extérieure, l’assurant qu’un jour elle servirait à plusieurs serviteurs de Dieu pour s’y retirer. Ce fut le bon Père qui en donna et traça le dessin, le nombre et la grandeur des chambres, et tout ce qui devait accompagner ce petit bâtiment ; l’on a bien vu par la suite que le Père parlait par l’esprit de Dieu155.
Chacun avait sa cellule. Le repas en commun était suivi d’une heure d’oraison en commun aussi. Puis chacun faisait ce qu’il voulait, s’adonnant soit à l’oraison personnelle, soit à la charité.
Boudon en gardait un souvenir merveilleux :
On appelait ce lieu l’Ermitage, parce que, quoi qu’il fût dans une grande ville, on y menait une vie retirée, et toute d’oraison. Je puis assurer avec sincérité, qu’ayant eu la grâce d’y passer deux ou trois mois, je n’y ai jamais ouï d’autres entretiens durant tout ce temps-là, que ceux de l’oraison. L’on n’y parlait [pas] d’autre chose, et durant le temps de la récréation, aussi bien qu’en tout autre temps ; et en vérité, c’était la plus douce récréation de ce saint lieu ; et ce qui est de merveilleux, c’est que l’on ne s’en ennuyait jamais. L’on n’y passait les jours, les mois et les années en parlant toujours de la même chose, qui semblait toujours nouvelle ; et c’est qu’elle tendait uniquement à Dieu seul, le seul lieu de notre véritable repos. Les discours du monde, les nouvelles de la terre n’y avaient aucun accès.
Il n’y avait aucun exercice particulier de piété réglé, parce que l’oraison perpétuelle en faisait toute l’occupation. L’on si levait de grand matin, et durant toute la journée c’était une application continuelle à Dieu. Monsieur de Bernières sortait pour les affaires de Dieu et pour les fonctions de sa charge ; mais ceux qui l’ont connu savent qu’il ne sortait jamais de l’union avec Dieu. Il avait passé par différents degrés de l’oraison, et enfin il y était élevé dans ce [col. 1315] qu’il y a de plus sublime ; et l’on peut dire, sans exagérer, qu’il a été, tout Trésorier de France qu’il était, un des plus grands contemplatifs de notre siècle.
Dans une lettre du 18 mai 1654, Bernières constate combien la grâce est active parmi eux :
Nous vivons ici en grands repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus au monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion […] Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par ordre de Dieu et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.
Il parle avec humour de cet « hôpital » un peu particulier :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes156.
Ce lieu ouvert à tous donnait la liberté de se consacrer sérieusement, c’est-à-dire totalement, à l’oraison, car
Un homme d’oraison doit être un homme mort […] C’est se moquer que de vouloir faire oraison et vouloir encore prendre goût aux créatures157.
L’invitation était toute simple :
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison158.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il définit le but pour lequel il a construit cette maison d’accueil :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Tout naturellement, Bernières remplissait la fonction de directeur de conscience pour tous ceux qui venaient : il s’occupait de toutes les classes sociales, des laïcs, des prêtres, des religieuses, y compris les supérieurs de monastères et les directeurs de conscience. On le surnomma « directeur des directeurs de conscience159 ». Nombreux furent les visiteurs de l’Ermitage attirés par son rayonnement :
Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui160.
Bernières n’agissait que sous l’inspiration de la grâce :
Ses paroles étaient pleines de force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire ; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent.
Dieu lui donnait des lumières extraordinaires sur les besoins extérieurs et intérieurs. J’ai connu une personne161 qui, étant dans une ville éloignée de celle où il demeurait, qui, ne vivant que des purs secours de la divine providence, et étant dépourvue pour lors de toutes choses ; pour pouvoir faire un voyage qu’elle devait entreprendre, comme elle ne savait que faire, demeurant cependant dans une profonde paix et sans s’inquiéter du lendemain, Dieu tout bon voulut faire connaître son besoin au saint homme, et il lui en donna lumière tout à coup dans son oraison ; ce qui le pressa de lui envoyer cent francs (et c’est l’unique fois qu’il lui a donné quelque chose) qu’elle toucha la veille ou le matin du jour qu’elle devait partir. Un jour m’ayant dit ses sentiments au sujet de quelque chose qu’il pensait que Dieu demandait de moi, peu après il me dit tout le contraire, et m’assura qu’il en avait reçu la lumière dans son oraison162…
Ce rôle était très lourd pour Bernières et il aurait souhaité l’abandonner :
C’est une grande croix de donner des enseignements aux autres, moi qui en réalité ne sais rien163.
Il ne faut pas prendre garde à ce que je dis : ma lumière est petite, mon discernement faible, et ma simplicité grande164.
Bien sûr, ses visiteurs étaient d’un avis opposé. Voici celui de Catherine de Bar racontant sa mort en 1659 :
[...] ce petit mot est en hâte pour vous dire une nouvelle qui vous surprendra sans doute puisque c’est pour vous dire que N[otre]S[eigneur] a tiré Monsieur de Bernières notre cher frère dans son sein divin pour le faire jouir d’un repos éternel. Samedi dernier 3 mai, après avoir soupé sans être aucunement malade, il s’entretint à son accoutumée avec ces Messieurs et après, s’étant retiré et fait ses prières pour aller coucher, il s’en est allé dormir au Seigneur de sorte que sa maladie et sa mort n’ont pas duré le temps d’un demi-quart d’heure : voilà comme NS l’a anéanti. J’en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l’emporte de beaucoup, d’autant que je le vois réabimé dans son centre divin où il a tant respiré durant sa vie. […] Ce grand saint est mort avant que de mourir par un anéantissement continuel en tout et partout165.
Nous allons maintenant parler des amis qui entouraient Bernières : tout d’abord ses contemporains, puis les disciples qui composent la deuxième génération.
La sœur aînée de Bernières, Jourdaine, vivait au couvent des ursulines, construit par leur père très pieux tout près de l’Ermitage, et inauguré en 1636. Plusieurs nièces de Bernières y entrèrent, et leur mère s’y retira. La très discrète Michelle Mangon, grande spirituelle et amie de Chrysostome de Saint-Lô, en sera la quatrième supérieure : elle obtiendra le dépôt des manuscrits de Bernières et les fera copier.
Sur Jourdaine et la vie de « son » couvent, on possède par chance les Annales du monastère de Sainte Ursule de Caen établi en 1624… Ce long manuscrit sauvé par miracle166 expose tardivement, mais avec intelligence, sur la durée d’un siècle, les vicissitudes vécues, en particulier celles occasionnées par des jansénistes zélés.
Jourdaine commença par être maîtresse des pensionnaires : à ces jeunes filles de la noblesse normande, elle recommandait une vertu toujours riante, toujours caressante, gracieuse, toujours penchée sur le prochain pour ainsi dire167. Elle fut maîtresse des novices, puis supérieure du couvent dès 1630. Dieu seul compte et Jourdaine ne se pardonnait rien à elle-même : il semble que sa rigueur ait impressionné les sœurs au point qu’elles s’en plaignaient à Bernières. Elle était par exemple capable d’ordonner à propos d’une novice : Mettez-la à rôtir, à bouillir, à tout ce qu’il vous plaira168, le but étant de la mettre dans le dépouillement total. Le successeur de Bernières, M. Bertot, y verra d’ailleurs une raideur orgueilleuse qu’il combattra : nous verrons cette mystique passionnée s’incliner sous son autorité.
Voici quelques-unes de ses maximes recueillies par les sœurs :
Qu’avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L’enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51) -33 […] soyons religieusement observatrices du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d’action n’est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. [...] ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n’en souffriront rien. Et soyons filles d’oraison, nous en serons plus utiles au prochain.
Tous deux disciples de Chrysostome, Bernières et Jourdaine avaient des liens profonds grâce à l’oraison :
(161) Cependant quelque soin qu’elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu’elle a reçues dans ses communications avec Dieu, nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu’était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent.
Comme elle n’avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu’il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception [Jourdaine] lui donnait par écrit sa manière d’oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l’honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc., et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu’on (162) trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n’a laissé que peu d’écrits…169
Sur sa demande, il allait souvent au parloir parler de l’oraison à la communauté des sœurs : il se savait bien compris.
On sait qu’elle gardait des liens avec les amis du Canada :
Elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de l’Hybernie170. [… 150] Il n’y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l’Évangile qu’on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien.
Très admirative de son frère, Jourdaine sauvera ses écrits après sa mort, non sans rencontrer des difficultés pour l’éditer.
Du même âge que Bernières, Jean Eudes171 ne fut pas son disciple, mais son ami. Il se joignit aux activités de l’Ermitage dont il illustre magnifiquement l’esprit de charité : il partageait héroïquement la vie des pestiférés qu’on isolait par peur de la contagion172. Longtemps ami de Bernières et de Renty, il n’en a pas la profondeur mystique, mais il est remarquable par un amour d’autrui inspiré par la prière :
Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu173.
Intérieurement, il trouva « lumière et encouragement » chez Marie des Vallées, qu’il fréquenta avec vénération et dont il retrace La vie admirable : nous lui devons notre principale source sur elle, le « manuscrit de Québec »174.
Il consacra d’abord son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands175. Il prêchait sur les places publiques : à Valognes, il attira trente mille personnes ! Les files d’attente des confessions duraient quatre ou cinq jours ! Il fut très respecté dans toute la France : en 1671, Louis XIV suivit ses sermons à genoux !
Il quitta l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation chargée de former des prêtres dont il avait perçu le manque cruel d’éducation. Il prit en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères appuyés par des jansénistes : il reçut une grande aide de Bernières, toujours fidèle à ses amis.
Il fut le compagnon de Bernières : ils étaient tous les deux de haute extraction, mais s’étaient donnés à la vie intérieure et à la charité. Ce grand seigneur176, doué en sciences, introduit à la Cour, abandonna en effet toute ambition pour se consacrer à la vie intérieure et à la charité. Marié avec des enfants, il fut un mystique engagé dans la vie.
Il trouva un cadre d’action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il fut un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort : cette association avait pour but d’aider les chrétiens sur le chemin de la perfection et de travailler au service des pauvres177. Parcourant la France entière, multipliant les fondations charitables, en particulier avec Henry Buch celle des Frères cordonniers en 1645, puis des Frères tailleurs. Se levant à cinq heures, « dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même du pain à des pauvres honteux dans des quatrièmes étages178. » Il finira par attraper froid et en mourir.
Renty fut aussi un grand soutien pour Jean Eudes : il l’aida à fonder des séminaires, finança ses missions en Normandie. Il lui écrit pour qu’il relativise ses ennuis quand il est attaqué par ses ennemis :
[…] mon Père, on ne serait pas en ce monde, s’il n’y avait point de contradictions179.
Parallèlement à l’action, il recevait beaucoup dans son château de Bény-Bocage en Normandie et entretenait une vaste correspondance de direction spirituelle. Ce fut un grand directeur d’âmes : il pouvait également diriger des carmélites, une ursuline, une fille de Saint-Thomas, la présidente de Castille...
Bernières, qui avait dix ans de moins, fut son bras droit : ils ont œuvré tous les deux à la construction d’hôpitaux, de maisons pour « Filles Pénitentes ». Il lui succédera à sa mort, plein de regrets d’avoir perdu son appui :
M. de Renty était notre appui et notre unique refuge pour l’exécution des desseins qui regardaient le service de Dieu, le salut des âmes, et le soulagement des pauvres […] nous tirions secours et conseil de lui en toutes les occasions semblables, où il témoignait un grand zèle pour maintenir la gloire de Dieu et extirper le vice. Après sa mort, nous n’avons pu trouver personne à qui nous eussions recours de cette sorte pour les affaires de Dieu180.
Renty accéda à l’intériorité grâce à son confesseur le père Condren, et fréquenta Marie des Vallées avec le groupe de l’Ermitage. Il connaissait les joies de l’oraison passive qu’il décrit ainsi à son ami et confesseur, le jésuite Saint-Jure :
… c’est une oraison où la libéralité de Dieu fait quasi tout. L’âme se trouve parfois noyée dans la joie des grandeurs de Dieu181.
Il décrit avec humour son anéantissement devant Dieu :
Il me semble que je m’écrase devant Dieu comme un œuf à qui je donnerais un coup de pied de toute ma force contre terre182.
Saint-Jure fasciné par cette personnalité intériorisée au milieu de l’action lui consacra une biographie :
il avait un si puissant attrait à la conversation avec Dieu qu’après y avoir passé les sept et huit heures de suite, il se trouvait à la fin comme s’il n’eût fait que de la commencer, sinon qu’il avait encore plus de désir de la continuer183.
Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner sa biographie.
Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection […] Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne184.
Il explique le vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie ; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement185.
La paix mystique l’habite, il ne sait que suivre le mouvement de la grâce quand il s’agit de s’occuper d’autrui :
Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jésus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer : et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit186.
Il se sent uni à la Communion des saints :
Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée : je me tiens là humilié […] lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu […] J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints. 187.
Quand il mourut, Bernières ressentit une communication intérieure de son état mystique. Voici ce qu’il écrit à un religieux le 4 mai 1653 :
M. de Renty était mon ami intime ; j’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse : au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude ; quoiqu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais188.
Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie189, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.
Le Père Louis-François d’Argentan, franciscain capucin, n’était pas mystique, mais un grand admirateur de Bernières, qu’il essaya d’imiter dans d’abondantes œuvres personnelles. En 1641, il était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée. De 1653 jusqu’à sa mort, il occupa les plus hautes charges tout en continuant de prêcher.
Il édita Bernières avec zèle. Mais il fit ses ajouts personnels au sein d’éditions successives190, ce qui entraîna un manque de fidélité. Il a la grande honnêteté de nous le déclarer en évoquant ses propres écrits :
À mon grand regret, elles [mes propres Conférences Théologiques] n’allument pas, ce me semble, un si grand feu dans la volonté, parce qu’elles n’ont pas cette abondance de l’onction divine, qui se fait goûter par tout le Chrétien Intérieur […] qu’il n’est pas en notre pouvoir de donner à nos paroles, si le Saint-Esprit ne répand sa grâce sur nos lèvres191.
Il nous amuse quand il nous renseigne avec candeur sur son travail de réécriture. Notre capucin souligne si bien la « fatigue » que ressentent d’honnêtes spirituels non mystiques à la lecture de textes abordant des états intérieurs sans figures !
Il y a beaucoup de redites [de la part de Bernières]… étant vrai que les lumières et les affections que la grâce répand dans une âme, sont bien souvent les mêmes, sinon qu’elles se perfectionnent toujours dans la suite, et qu’elles la font passer dans des états bien plus purs et plus élevés. Mais on n’y voit pas cette variété de pensées, de matières, ni de sujets qui divertit dans les autres livres, et qui empêche que la lecture n’en soit ennuyeuse. Il a fallu débrouiller tout cela avec assez de fatigue et mettre quelque ordre où il n’y en avait aucun. Et après tout, il s’y trouvera encore peut-être, un peu trop de répétitions…
N’attendez pas dans ce petit livre [du Chrétien] une disposition si régulière ni une liaison si juste des matières qu’il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bien heureux qui le pourra suivre. Et ne m’accusez pas si je n’ai pas été si exact à écrire tout ce qu’il a dit sur un sentiment que j’ai quelquefois trouvé plus étendu qu’il ne fallait ; ou si j’ai d’autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m’en a donné la lumière et que j’ai cru qu’il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement192.
Cet important disciple fut formé par Bernières avec la plus grande attention. Il deviendra le premier évêque de Québec et y fondera un Ermitage à l’image de celui de Caen193.
François de Laval appartenait à la branche cadette de l’illustre famille des Montmorency. Il fut élève du collège de Clermont, devint « l’abbé de Montigny » en 1647194. Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, il vécut un temps dans la communauté d’amis qui devait être à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris : elle incluait François Pallu195 et Henri-Marie Boudon en faveur de qui François se démit de son archidiaconat en 1653. L’année suivante, il cédait ses biens à son frère cadet, renonçait à ses titres familiaux, et frappait à la porte de l’Ermitage :
M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] Ces exercices étaient communs à tous ces pieux solitaires [les ermites], mais l’Abbé de Montigny s’y signalait ; on le voyait dans les hôpitaux panser les plaies les plus dégoûtantes & rendre les plus bas services, & par une mortification semblable à celle de S. François Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres, & sucer lentement les épingles & les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, & seulement pour les tenir, tandis que ses mains travaillaient ailleurs. On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour196.
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage :
Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté197.
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval a été conservée, qui jette une vive lumière sur la nature de leurs liens : elle manifeste à la fois l’ascendant de Bernières, la confiance qu’ils se portent l’un à l’autre et l’intimité de leur relation. Bernières lui écrit au lendemain de sa consécration épiscopale le 12 décembre 1658 :
Monseigneur, Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.
Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçu d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte.
Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement.
Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu.
Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur198.
Bernières donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait à François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, fils de son frère cadet, Pierre, sieur d’Acqueville :
Ce mot est pour vous prier très humblement d’agréer que mon neveu vous accompagne ; je le tiendrai bienheureux de faire ce voyage avec vous, vous lui servirez de père & de directeur. O que la providence de Dieu est admirable ! Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu199.
Reprenant de son ami François de Laval la charge de l’archidiaconat d’Évreux, Boudon reçut le sacerdoce le 1er janvier 1655. Il se mit à l’œuvre « jetant l’effroi dans tous les ouvriers d’iniquité et plein de bonté pour les âmes faibles »200. Il rentra en conflit avec des jansénistes et fut donc victime d’une cabale où l’on échafauda une histoire scandaleuse avec une veuve mère de famille : elle entreprit de se justifier par ses écrits, « ce fut un beau tapage ». Il fut ensuite accusé d’avoir eu pour servante une sainte fille déguisée en homme, aussi « on le chansonna sur le Pont-Neuf ». Mais au milieu de ces épreuves, il conserva la confiance et l’appui de Bernières qui considérait tout cela comme des épreuves venant de Dieu :
Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui201.
L’Archidiacre fut cependant déposé et interdit. Il demeura « dans une humilité admirable jusqu’en 1675, où son principal accusateur, touché de repentir, se rétracta. » Il put alors revenir à la table de son évêque qui assista de nouveau à ses prédications…
Boudon est l’auteur d’une très abondante production littéraire : ses livres eurent un succès extraordinaire et furent traduits. On lui doit l’unique biographie du P. Jean-Chrysostome. Nous ne donnerons pas de citation, car sa doctrine — bien mise à l’épreuve par la vie — vient de Jean-Chrysostome : le recours en « Dieu seul »202 et la pratique de la sainte « abjection » en ont fait un digne compagnon de l’Ermitage.
Lui aussi disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency203. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar qui l’appréciait : Nous avons ici pour notre sacristain le bon vigneron de Montmorency ; je ne sais si vous l’avez connu : c’est un ange en terre204. [Il est] « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer ». Il la rencontrera de nouveau à Caen en 1648 et à Paris en 1654.
Le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année et peu apprécié de ses confrères205.
Il nous a laissé un livre atypique206, beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall207) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660), l’abondance des images208 engloutit souvent le lecteur. L’auteur se perd parfois dans les comparaisons et les phrases trop longues. Mais le livre recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil209. »
Ce texte dense est une tentative très originale de décrire le vécu expérimental par des images sans le polluer par l’abstraction ou par une culture théologique mal assimilée. Il emprunte les représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale ou à l’alchimie.
Comme cet ouvrage rare n’a jamais été réédité, nous nous permettrons d’en livrer ici d’assez longs extraits. Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : ce « captif d’amour » nous incite à plonger en elle d’un élan joyeux qui fait fi de tous les obstacles.
Commençons par une vive analogie imagée :
Mais dites-moi de grâce si quelqu’un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n’auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre « Qui va là ? » fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n’ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d’aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c’est pourtant d’ordinaire où l’on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l’on se contente d’y envoyer la servante sans se donner la peine d’y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier.
Je veux dire que Dieu étant l’intime de notre intime210, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d’y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu’au caveau de l’Époux, mais seulement sans s’abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]
Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l’importance de l’affaire de notre salut est qu’il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l’âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c’est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d’une voix de père et de cordial ami211.
Il passe d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Évangile :
[15] Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l’âme échappée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché, reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l’attendre en toute confiance de son divin amour.
Et ainsi de comparaisons en comparaison, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson212 » :
Il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l’église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n’en faire plus qu’une l’une dans l’autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le chœur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l’oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s’exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d’emplois de l’amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l’âme, par ces trois moyens susdits.
Après la description du premier ciel qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la très sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons, on entre dans le « second ciel » puis :
Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusque dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière [… ][33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d’amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entier en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.
Il donne une description frappante de l’homme qui reste « dans sa tête » :
[57] C’est la maladie naturelle de l’homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu’infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu’il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s’avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n’entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d’un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l’homme qui cherche Dieu à la naturelle, ne cessant de rôder, et tournoyer à l’entour de la roue de ses propres raisonnements [...]
Notre mystique décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux de l’Apocalypse, images des liens qui tenaient l’âme captive. Comme Ruusbroec, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :
Le sixième degré d’abstraction intérieure conduit jusqu’à son centre, et y fait savourer à l’âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lumineux. [...] pour lors l’âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l’âme fait ici le parfait sacrifice d’elle-même, donnant à Dieu tout ce qu’elle a et ce qu’elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n’est pas encore content que l’âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu’elle se désapproprie de tout cela et qu’elle meure à cette complaisance, à cette jouissance de lui dans elle-même, pour l’aller posséder dans lui-même dans l’Éternité.
Et c’est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu’intime, puisqu’il est outre l’âme en Dieu ; et par lequel enfoncement central l’âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile, ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même.
Comme Ruusbroec, Jean aime les comparaisons avec le cycle de la nature213 :
L’âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l’arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur, et en maturité, et planté en différents terroirs sous différents climats :
Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche l’humide que la rosée du matin y avait accueilli dedans la fleur, afin qu’étant réchauffé le fruit s’y forme [...]
Le second regard du soleil sur l’arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l’aide à produire l’humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit, quoique gros, est cependant de couleur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l’arbre.
Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l’arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l’humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu’il atteint. [...]
De même le premier regard de l’Amour divin sur la terre de notre cœur et l’arbre fruitier de notre volonté, c’est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l’hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévotion, en y desséchant l’humide que les vapeurs du propre amour y avaient amassé. [...]
Le second regard de ce soleil amoureux sur l’arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l’humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur [...]
Le troisième regard et la troisième opération du soleil éternel sur l’arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l’humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l’Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et Passion, la candeur de l’espérance sous le rouge et l’attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la Charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l’âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l’attrait de la grâce se retirant avec le propre Esprit au centre de la racine de la volonté, outre la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l’humanité glorieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.
Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l’arbre, si l’arbre et la terre ne sont également envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l’arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l’Éternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situations de la terre qu’il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du midi, il y produit quantité de vin et d’huile. Devers l’orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspondance à l’influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le couchant, il n’y croît pas de vin ni d’huile, si ce n’est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.
Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n’êtes point sur la terre de votre midi, il ne tient qu’à vous de vous y mettre et d’y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l’amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie [...] [301]
Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du couchant, froides et aquatiques de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n’est de poissons, au moins apprenez de ces poissons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c’est qu’il n’en sort jamais s’il n’en est tiré par force avec l’hameçon [...] [302]
Si je n’avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferai voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cette immense vastitude de sa Divinité outre [au-delà de] nous-mêmes […]
Ici il décrit l’alternance entre les états flamboyants d’amour qui éclipsent tout, mais qui ne durent pas, et la foi qui seule est notre appui durable :
De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes [...]214.
[…] Dieu n’a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D’où vient qu’il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu’il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l’Étoile d’Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s’éclipsa à l’abord de ce beau Soleil lumineux de l’Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.
Mais tout ainsi que l’Étoile d’Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l’âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l’âme est tout investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n’y paraît point pendant l’opération, quoiqu’elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu’au lever du soleil toute la lumière des Astres s’éclipse, de même à l’abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s’éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s’éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d’être toujours dans l’âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu’il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d’amour.
Mais enfin, l’opération de l’Amour divin étant finie et l’âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l’âme, mais portant les livrées de la très noble Charité, ainsi que l’Étoile d’Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. […]
Nous ne pouvons pas approcher du divin, car son regard nous anéantirait. C’est grâce à l’humanité du Christ que nous pouvons l’aborder :
D’où vient que le Verbe divin s’est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l’immense sublimité de son Être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c’est-à-dire indépendamment et hors d’atteinte d’aucune créature ; et partant, nous n’aurions jamais pu l’y choisir pour objet intérieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu’il n’y a aucune forme en lui, ni nous y conformer parce qu’il est inimitable, ni l’atteindre parce qu’il est immense, ni l’aborder à cause de l’excès de lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.
Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s’étant [s’est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d’une simple étoile, mais de l’immense clarté et splendeur du Père, laquelle s’est enfermée dans l’humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoiqu’obscure, à travers de laquelle il a tempéré ses (405) glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu’il n’y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. [...]
Certaines images sont d’origine alchimique :
Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement [...] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi [ce n’est pas non plus] la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à (451) la propre vie finie pour entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. [...] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence tout abandonnée et pacifique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur embrasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement [...] [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive [...] aucunes [certaines] fois Dieu s’insinue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.
Aumont ne culpabilise jamais la nature humaine : il faut au contraire aller jusqu’au bout des penchants naturels. L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :
[454] […] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d’être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l’Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l’âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d’où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle […]
La grâce divine nous attire (attrait) en premier et notre souveraine liberté consiste en un simple geste, adhérer ou donner notre attention au divin attrait :
Et comme cet écoulement de l’âme en la Divinité est prévenu d’un puissant attrait intérieur, cela fait que l’on dit ne pas agir, quoique pourtant l’âme agisse toujours, mais d’une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l’âme qu’elle agisse.
Cet acte très simple consiste en attention ou en adhérence au divin attrait :
L’âme s’est laissée dépouiller peu à peu de la multiplicité de ses actes naturels, pour se laisser réduire intérieurement à la simplicité de son acte intensé [rendu intense] par l’opération de l’amour divin, qui se rend simple et un ; parce que ce divin Amour s’étant emparé de l’âme et de ses facultés par son consentement, il se rend impérieux et dominant sur elle, non par force, mais par amour, qui a captivé [rendu captif] l’amour.
Et cette captivité savoureuse de l’Amour divin opère en elle sa souveraine liberté. Car servir à l’Amour Personnel, c’est régner, et être son captif d’amour, c’est être infiniment libre […]
Et c’est ce que pratiquait et enseignait saint Paul [...]
L’âme attachée à la jouissance de Dieu ne peut s’en défaire par ses propres moyens. Le seul moyen est de s’abandonner à la grâce, c’est-à-dire d’être sans moyen, d’où la formule paradoxale du moyen sans moyen :
[549] Car enfin si l’on s’attache facilement aux choses périssables pour quelque faux lustre que l’on y aperçoit, à plus forte raison à cette divine Vie et jouissance de vie si délicieusement possédée dans elle-même, où elle s’y est tellement attachée et fait propriétaire, et non seulement par l’usage profitant qui rend gloire à Dieu, mais elle s’y est tellement attachée et arrêtée qu’elle ne peut d’elle-même s’en défaire ; mais il faut que le Saint Amour y intervienne et qu’il y opère215, et qu’ainsi l’âme pour s’en faire quitte et y bien réussir, n’a point d’autre moyen que le moyen sans moyen. C’est un langage qui ne peut être entendu que des vrais amoureux, qui savent laisser brûler, embraser et consommer leurs âmes dans le divin fourneau de la volonté, tout ainsi que le bois se laisse brûler et consommer dans le feu sans se mouvoir.
Moïse ayant mené et conduit ses brebis jusqu’au fond du désert, il arriva enfin à la montagne de Dieu Oreb216 ; et là Dieu lui apparut et traita avec lui. Ainsi l’âme chrétienne doit conduire et ramasser son troupeau, qui sont les sens intérieurs et les passions du cœur, que chaque âme doit mener au recueillement au plus profond de son désert intérieur et de la solitude du cœur, et là y traiter avec Dieu, y paraître à la lumière de sa face, c’est-à-dire à son fils Jésus-Christ, qui est le grand Pasteur du (556) troupeau évangélique, où il nourrit l’âme de l’amour paternel de ses entrailles ; il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ? C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif [...]
[558] Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c’est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu’on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c’est au-dedans qu’il se donne217.
[566] [...] l’âme a par son consentement […] laissé vaincre en elle par [...] son divin Amour tout être étranger et jusqu’à l’anéantissement du sien propre [...] ainsi consommé heureusement dans le sein de la divinité, où elle commence d’y opérer de lui et par lui [...] savourant la douceur de la divine lumière et la clarté infinie de ce divin Océan dans l’intime de ce Ciel intérieur où l’âme est réduite et où elle converse avec Dieu, et voit les choses divines et ineffables qui s’y opèrent, et qu’elle y expérimente, jusqu’à ce qu’il [567] plaise à Dieu d’en disposer par la mort. Et par ainsi l’âme mène une vie à l’extérieur que les hommes voient, et une à l’intérieur que Dieu voit et que Dieu agrée, et que Dieu demande d’une telle âme, qui l’a laissé régner en elle en sa façon infinie.
Ce silence de demi-heure est le moment heureux auquel l’âme est ravie au sein de la Divinité. C’est un silence, parce que le propre de Dieu est d’opérer dans le repos ; et c’est encore un silence parce qu’il opère sur un sujet passif qui fait la matière paisible et spirituelle de l’œuvre de Dieu […] l’âme a vogué […] dans la grande nef de la charité au moyen de laquelle elle est enfin arrivée heureusement dans l’Océan immense de la Divinité […]
Suivent d’admirables pages sur la relation de l’homme avec Dieu :
[…] Dieu s’est fait le centre intérieur de l’homme et a fait la terre sa [574] circonférence […] il a pris plaisir dans la structure de l’homme, en ayant fait le parfait raccourci de tous ses divins ouvrages ; en sorte qu’il a son Ciel au fond de son âme, puisque la Divinité en fait le centre, et ainsi pour aller à son ciel et de son ciel à Dieu, c’est en descendant et abaissant son esprit avec humilité au fond de son être, là où Dieu habite, et où il l’attend pour lui faire un parfait sacrifice de toutes les créatures et de lui-même […]
[581] […] Dieu veut ouvrir son immensité et lui donner tout cet espace pour voler à son plaisir et y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté ; et ainsi n’y trouvant plus rien qui la limite, elle se laisse enlever et abîmer, par l’ouverture intérieure de son fond central, dans l’Immensité divine.
Si enfin l’âme fait en sorte que ce filet d’or qui l’arrête encore dans le fini puisse être rompu, pour lors vous verrez cette Aigle généreuse s’essorer218 à perte de vue dans cette divine Immensité et s’y résoudre et engloutir ainsi qu’une goutte de rosée tombée dans l’océan, laquelle en s’y perdant, n’y perd que sa petitesse [582] […] Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l’extérieur à l’intérieur, du dehors au-dedans, de la circonférence au centre et de notre centre à l’Être divin, y réintroduire notre âme par voie d’amour comme elle en était sortie par voie de création et l’introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement.
Sommaire de cette pratique d’oraison intérieure en Jésus-Christ, dont l’humanité sainte est l’unique médiatrice qui nous donne accès à la Divinité, concentrée au fond et plus intime du cœur, pour y vivre d’une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Notre âme n’a rien à faire en toute cette pratique d’oraison de recueillement, que d’abaisser son esprit et sa volonté devant Dieu, qu’elle doit croire être immense. […]
Et à cet effet s’y présenter et s’y abandonner tout à lui sous ses pieds comme un petit enfant tout couvert de plaies et de chaînes, pour y être guéri et déchaîné, souhaitant ardemment et humblement qu’il daigne lui appliquer son sang, ses larmes et ses mérites infinis pour la délivrer des sept sortes de captivités susdites : ce qu’il fera de grand cœur, et le fera avec des tendresses de vrai Père, et des ardeurs d’un amour ineffable. Car il ne souhaite rien tant que de trouver des cœurs à qui se communiquer. Et pour cela même il a donné sa propre vie et tout son sang. [...] il la fera entrer et participer à son infinité, et en sa manière immense et infinie.
[…]
[603] Se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu.
[…]
Car la véritable Oraison et la plus agréable à Dieu et utile à nous, c’est cette continuelle présence et assistance de l’âme et de l’esprit recolligé [rassemblé] à la face de Dieu au fond du cœur, dans cet anéantissement de nos propres actes et abandonnement de nous-mêmes et de nos puissances à sa divine volonté, à l’exercice de la foi et à l’activité intérieure de son [605] amour et union de l’un et de l’autre ; car dans cet abandon total et abîme de néant où l’âme se plonge volontairement, elle rend un hommage à Dieu, et un culte d’adoration parfaite et un sacrifice d’holocauste de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle a, et de tout ce qu’elle peut avoir, et de tout ce qu’elle peut agir et pâtir. Et partant elle y fait dans ce seul acte, mais divinement, tous les actes de toutes les vertus ensemble.
Dans sa jeunesse, Claude La Colombière connut l’Ermitage qui fut pour lui « un paradis terrestre219. » Juste après sa profession jésuite le 2 février 1675, il fut nommé supérieur de Paray-le-Monial où vivait la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) : il en devint « le directeur par une volonté expresse de Dieu ». Mais il y demeura seulement dix-huit mois, et partit à Londres le 13 octobre 1676 pour convertir les Anglais. Après cinq semaines passées dans le cachot de King’s Bench à la fin de l’année 1678, il fut expulsé et rentra à Lyon, épuisé. Revenu à Paray-le-Monial en septembre 1681, il mourut six mois plus tard, le 15 février 1682220.
Le deuxième courant issu de l’Ermitage s’en alla vers le Canada, contrée sauvage peuplée d’Indiens dangereux que les missionnaires du XVIIe siècle rêvaient de convertir. Bernières et ses amis ont partagé ce rêve et certains sont partis pour de bon.
La Relation des Jésuites de 1639 raconte joliment : « Et il s’est trouvé une amazone qui a conduit et établi des ursulines en ces derniers confins du monde ». L’« amazone » s’appelait Mme de la Peltrie (1603-1671) : cette pieuse veuve avait lu la Relation du jésuite Lejeune, et voulait partir au Canada pour y fonder un couvent d’ursulines. La famille était opposée à cette téméraire entreprise dans laquelle elle allait engloutir sa fortune. Elle sollicita donc la complicité de M. de Bernières221 comme le racontent les Annales du monastère de Jourdaine :
« Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérées pour de nouvelles fondations n’empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu’une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d’ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n’oublia rien de ce qu’il put faire pour sa réussite et de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n’en eut la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu’une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite [38] que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes pussent faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l’Incarnation qui alla établir ce monastère à l’autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l’extrait d’une lettre qu’elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement, qui exprime mieux les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu’on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrite de sa main, nous la conservons aussi précieusement qu’une relique, la voici mot à mot.
Suit le texte de la lettre de Mme de la Peltrie 222 :
Ma très chère et honorée sœur, [39] Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m’embarquer je ne vous rendais mes très humbles devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]
Mme de la Peltrie demeurera toujours dans l’ombre de sa compagne au Canada, Marie de l’Incarnation. Elle n’a pas écrit et a pâti de l’opinion négative d’un bénédictin.
Mais les Annales du monastère, rédigées par une ursuline ouverte d’esprit, indiquent la forte estime que M. de Bernières portait à Mme de la Peltrie. Sa belle indépendance et son courage223 se confirmeront en Nouvelle France : contre l’avis de tous, elle partit de Québec vers l’amont du Saint-Laurent, c’est-à-dire au milieu des Indiens, pour fonder un couvent à Mont Real (le futur Montréal). Il ne lui arriva rien.
Mme de la Peltrie ne partit pas seule au Canada. Bernières et elle allèrent chercher Marie de l’Incarnation dans son couvent de Tours : elle aussi rêvait de partir en mission chez les Hurons. Nous avons déjà parlé de cette très grande figure mystique224 . Étant plus âgée, elle ne dépendait pas de l’Ermitage, mais fut très importante pour Bernières. Ils se sont rencontrés au moment du départ vers le Canada et ont longuement pratiqué l’oraison dans le carrosse qui les emmenait au bateau. Dans son récit du départ de Dieppe, Marie rend hommage au rôle joué par Bernières dans ces circonstances délicates : « Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange gardien avec une charité non pareille… » (Lettre 269, 1670).
Leur relation se poursuivit par une correspondance qui dura plusieurs années. Les lettres voyageaient par aller-retour annuel du bateau qui partait de France en juillet ; le mois d’août à Québec se passait à écrire, puis le retour s’effectuait dès le début septembre. Marie était « l’aînée » de Bernières : on peut supposer qu’elle a beaucoup pesé sur son évolution. Malheureusement, les missives « de seize pages » sont égarées225 et nous devrons nous contenter de pointer quelques échanges parvenus jusqu’à nous, par exemple l’appréciation de Marie sur Bernières:
« C’est un homme ravissant [rapide, impétueux] » (Lettre 34, 1639).
Le souhait de Bernières aurait été de partir, mais il fut obligé de rester pour s’occuper en France du financement des fondations canadiennes. Il passa beaucoup de temps et dépensa beaucoup d’argent pour financer la fondation du Canada. Il finira par renoncer à ses souhaits personnels : « Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain… » (L. 6 août 1641).
Quant à Marie, elle avait honte d’être obligée de le solliciter :
« … il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire » (L. 66, 1642).
Parlant de Mgr de Laval qui les a rejointes, elle dit l’estime qu’elle a pour la formation donnée à l’Ermitage :
« Il [Mgr de Laval] est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions » (L.183, 1659).
Elle pouvait en juger puisqu’elle-même vivait dans ces profondeurs :
« […] comme un pur neant abymé dans le Tout, lequel neanmoins me montroit amoureusement que quoyque je ne fusse rien, j’étois néanmoins toute propre pour luy qui est mon Tout. En cette veuë que j’étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d’un plaisir indicible. […] Je comprenois encore que c’étois là le vray anéantissement de l’âme en son Dieu par une vraye union d’amour […] Il me demeura cette veuë gravée en l’esprit, que j’étois le rien propre pour le Tout226. »
François de Laval fut le premier évêque de Québec. Il partit après sa formation chez Bernières et en suivit si bien les leçons que, un peu plus d’un an après son arrivée au Canada, Marie de l’Incarnation, avec son esprit pratique, regrettait presque la trop grande perfection de l’évêque. Elle écrivait à son fils Dom Claude Martin :
Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, savoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que lui en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donnerait lui-même pour cela ; il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas lui qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’était pas tant, tout en irait mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voie pour aller à Dieu.
Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudrait que cinq sols pour lui en faire une, il ne les voudrait pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’autorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pays le peut permettre. Les Pères [Jésuites] lui rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse [cesse] pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques227.
Dès 1659, elle relevait aussi avec une admiration teintée d’espièglerie :
C’est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. […] Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance […] 228
Les lettres de l’évêque à Boudon, son ami intime, révèlent en effet son abandon intérieur :
Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n’en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c’est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d’autre paradis. C’est le royaume de Dieu qui est au dedans de l’âme qui fait notre centre et notre tout229.
Son grand œuvre fut de fonder un Ermitage à l’image de celui de Caen : à Québec, le 15 septembre 1663, il s’installa en effet avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu’il avait fait édifier en 1661-1662, près de l’église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques », écrit La Tour. Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu’ils y vinssent même chaque année faire une retraite […] qu’ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l’entretien jusqu’à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort230 ».
En plus de François de Laval, deux des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d’anciens disciples de Bernières à Caen : son neveu Henri de Bernières et l’abbé Jean Dudouyt, qui devint le bras droit de Mgr de Laval. Quant à Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, il avait fait partie de l’Assemblée des Amis de Dijon231. Enfin, Denis Roberge était l’ancien valet de chambre de Bernières : passé au service de Mgr de Laval, il devint le premier domestique « donné » par ce dernier au Séminaire. Mentionnons aussi parmi les anciens de l’Ermitage, mais sans doute un peu moins « intérieur », le coléreux Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti.
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d’un règlement particulier, mais Jean de Bernières a sans doute donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des «Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour, qui les retranscrit dans ses Mémoires, n’en précise malheureusement pas la source. « S’agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l’usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d’une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ? », s’interroge Th. Barbeau.
Ces instructions de Bernières n’organisent rien d’extérieur, mais font tout reposer sur l’intériorité:
Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparés par le péché & l’affection aux choses créées. La vie n’est qu’un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les Chrétiens ne doivent avoir d’autre objet que de s’écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C’est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d’une manière active.
Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d’oraison, à ceux qui avancent.
Cette manière d’oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c’est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être possédé que par l’esprit.
Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel, plusieurs même y sont avancés, ils n’ont qu’à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s’ils joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à Dieu d’adoucir l’amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous-en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l’on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n’est point alors un effort de l’esprit humain. Il n’y a que ceux qui se font par manière d’étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l’âme pour chercher Dieu.
Les oraisons jaculatoires232 sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d’eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d’esprit, nous donne du secours & de l’assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l’assurance qu’on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. […] 233.
À la fin de sa vie, François de Laval eut la tristesse de voir son œuvre détruite par son successeur, Mgr de Saint-Vallier, qui avait sur le Séminaire des vues différentes et en entreprit la refonte. Comme en toutes choses, le vieil évêque se conforma à la grâce divine. Voici ce qu’il confiait à l’abbé Milon à l’automne 1689 :
Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire234.
Parmi les anciens disciples de Bernières, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, devint le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du Roi (1663-1665)235.
C’était un ancien duelliste converti : son tempérament coléreux fit souffrir Mgr de Laval et ne s’apaisa qu’à ses derniers moments. Voici le récit de Souriau236 :
« C’est une figure très originale ; après avoir été “plongé dans le siècle”, après avoir passé pour un duelliste raffiné, il finit par édifier même Mme de Longueville. C’est M. de Bernières, son ami intime, qui l’a conquis à la vie de la grâce. Il prend à l’Ermitage de telles leçons d’humilité que, aux processions, il aime à porter la croix des Capucins ; il devient l’ami de cœur du pauvre Boudon, du futur évêque de la Nouvelle-France. La Compagnie du Canada ayant donné son territoire au Roi, Louis XIV laisse l’évêque de Québec choisir lui-même le premier gouverneur : Mgr de Laval se rappelle son ancien confrère de l’Ermitage, et en 1663 l’emmène avec lui au Canada.
Comme signe de particulière confiance, l’évêque donne au gouverneur une clef de son séminaire pour qu’il y puisse venir à toute heure […] les deux amis cessèrent vite de s’entendre, le Roi ayant commis l’imprudence de donner la présidence du Conseil au gouverneur et à l’évêque […] Un jour, dans une discussion plus violente que d’habitude, M. de Mézy accable Mgr de Laval des plus grossières injures, et lui jette à la tête la propre clef du Séminaire. M. de Mézy, on le voit, n’avait pas encore tout à fait “dépouillé le vieil homme” ; il était fort vif. Pourtant il n’avait pas oublié complètement les beaux jours de l’Ermitage. Lorsque, en février 1665, il se sentit près de mourir, il se fit transporter à l’Hôtel-Dieu fondé par l’évêque, dans la salle des pauvres. Il fit venir Mgr de Laval pour une réconciliation sincère. Il se confessa à lui, il eut le temps de rétracter publiquement tout ce qu’il avait dit ou écrit contre le clergé et son chef ; il mourut enfin, le 5 mai, dans les bras de l’évêque, et fut enterré, suivant sa volonté, dans le cimetière des pauvres. »
La vie de Louis Ango des Maizerets est entièrement donnée à Dieu. Ordonné prêtre après la mort de Bernières, il accompagna Mgr de Laval en 1663, puis au retour de son voyage en France, fut désigné comme premier assistant du supérieur237.
Celui-ci descend des grands marchands de Dieppe238, de ces Ango qui traitent d’égal à égal avec les rois. Sa famille possède un château à Argentan239. Il fait ses études à La Flèche, où il entre dans la congrégation du Père Bagot. Il se retrouve à Paris avec ses amis de collège, et fonde avec eux une espèce de petite communauté au faubourg Saint-Marceau. En 1652 la guerre civile les force à quitter Paris ; ils vont se réfugier au château de M. de Maizerets. Au bout de quelques mois, les amis se séparent : quelques-uns retournent à Paris, tandis que Louis Ango, avec d’autres, entre à l’Ermitage.
Tout en restant un homme du monde aux manières prévenantes, alliant la politesse la plus parfaite à la simplicité, il se pénètre de l’esprit de la maison ; il y prend le goût de la vie pénitente et mortifiée. Puis, à la dispersion de l’Ermitage, après la mort de M. de Bernières, il va faire son séminaire à Paris, aux Bons-Enfants : ordonné prêtre, il se sent peu à peu envahi par le désir d’aller retrouver au Canada ses anciens confrères de Caen, le neveu de M. de Bernières, et Morel, et Dudouyt, et l’évêque de Pétrée ; Mgr de Laval, pendant un de ses séjours en France, le décide ; Ango quitte tout, famille, patrie. Sur le vaisseau qui l’emmène au Canada, le scorbut éclate : M. de Maizerets tombe si gravement malade que ses amis font pour lui un vœu à saint Ignace et à saint François-Xavier : il est sauvé.
À partir de ce moment, sa vie se confond avec celle de l’Église du Canada, avec celle du “séminaire” que Mgr Laval a fondé là-bas, à l’imitation de l’Ermitage ; à ce séminaire il donne tout, et d’abord sa fortune : “Nos biens étaient communs avec ceux de l’évêque, écrit-il. Je n’ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre et du riche ni examiner la naissance et la condition de personne, nous regardant tous comme frères.” Il donne aussi son travail, sa santé, sa vie. Il finit par être frappé d’une hémiplégie qui lui ôte l’usage de la parole : “En quoi, dit une chronique manuscrite du séminaire, Dieu l’a voulu purifier”, car on l’accuse d’être un peu indiscret. C’est sa concession à la faiblesse humaine. Par ailleurs c’est un homme fort, qui, pendant près de cinquante ans, se dévoue à l’éducation des enfants. Il les aime d’une tendresse presque féminine, qui éclate surtout au moment de sa fin : il pleure en les voyant autour de son lit de mort, et il leur donne sa bénédiction sans pouvoir parler. »
Il se permettait d’écrire ce qu’il pensait à son évêque : « Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées »240. L’atmosphère à Québec étant en effet celle de l’Église primitive, les deux élèves de Bernières étaient à égalité.
Le neveu de Bernières, Henri, partit lui aussi au Canada, confié par son oncle à Mgr de Laval. Il fut le premier supérieur du séminaire de Québec et occupa cette charge à quatre reprises, vingt-cinq années en tout241
« Il part pour le Canada en même temps que l’évêque de Pétrée [Mgr de Laval] : “C’est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie”, écrit la Mère Marie de l’Incarnation. Il se dévoue à l’Église de la Nouvelle-France, “faisant voir par ses vertus, dit une ursuline de Québec, le fruit qu’avait produit en lui l’éducation qu’il avait reçue de son saint oncle, M. de Bernières”. II meurt à Québec le 3 décembre 1701. »242.
Les Annales des ursulines sont pleines de vénération pour sa personne :
42-(60) […] Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d’ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet.
Une seule difficulté 43-(61) s’opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l’aimait extrêmement et qui était charmé d’avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C’était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L’on crut qu’étant aussi vertueuse qu’elle l’était elle ne s’y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l’esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu’il avait faite. C’est ce que j’ai cru rapporter plus d’une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d’absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu’à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d’un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.
Jean Dudouyt débarqua à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et fut nommé procureur du Séminaire en 1664.243
« Nous sommes certains de l’affiliation de l’abbé Jean Dudouyt244, un des plus grands missionnaires du Canada. De taille moyenne, il a l’œil vif, la figure ascétique, le maintien grave et digne. Il aurait pu avoir des ambitions mondaines : il a tout quitté pour entrer à l’Ermitage245. La vie austère qu’on y mène l’attire, comme aussi l’intransigeance dans l’orthodoxie. Dangereusement malade, il voit s’approcher de son lit, pour lui donner le viatique, le curé d’une paroisse de Caen, véhémentement soupçonné de jansénisme. Dudouyt refuse absolument de communier de sa main : on est obligé d’aller chercher un autre prêtre. Tant de vigueur agrée au futur évêque de Québec ; Dudouyt finit par aller rejoindre Mgr de Laval dans son vicariat apostolique. D’esprit pratique, ayant le sens administratif, Dudouyt devient le bras droit de son évêque. Il se distingue surtout dans une mission de confiance que lui a donnée Mgr de Laval : Dudouyt revient à Paris, chargé de traiter avec Colbert la grave question de l’eau-de-vie au Canada. L’évêque de Québec, qui ne voit que l’intérêt religieux, condamne la traite ; Colbert, qui ne cherche que l’intérêt fiscal, approuve les traitants.
Les lettres de Dudouyt à son évêque reflètent la pure doctrine de l’Ermitage. Il y a là beaucoup plus que la moyenne de l’esprit catholique246. Avec une entière liberté, Dudouyt ose, par exemple, lamer les procédés qu’emploie un frère de l’évêque, Henri de Laval, prieur de la Croix, notamment à propos d’un procès que ce frère soutient pour le prieuré de Tournay : “Cette affaire est assez douteuse […] Je ne sais quelle en sera l’issue. Il serait à souhaiter qu’il ne s’y fût pas engagé. Il vaudrait beaucoup mieux se disposer à bien mourir […] Cela n’édifie pas.”
Même liberté dans les conseils un peu autoritaires que cet homme apostolique envoie à Mgr de Laval : “Je bénis Dieu, avec tous vos amis, de vous avoir conservé pour le bien de son Église, et le prie de vous donner des grâces et des années pour affermir ce que vous avez si heureusement établi. Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées247.” Peu de prêtres écriraient sur ce ton à leur évêque, quand même ce ne serait pas un Montmorency-Laval. Il y a là comme un souvenir de la primitive Église ; ou peut-être encore est-ce un reste de l’amitié spirituelle qui les unissait à l’Ermitage ; d’avoir été tous deux les élèves de M. de Bernières, entretenait entre eux une de ces amitiés de séminaire qui résistent aux différences de la hiérarchie. Puis Dudouyt a sa grandeur propre : c’est, dit-on au Canada, “l’un des plus grands ecclésiastiques que Mgr de Laval ait employés248.”
Revenu à Paris, il s’y considère comme en exil, séparé qu’il est de son évêque, et de ce Séminaire de Québec qui est la reconstitution lointaine de l’Ermitage. En 1677 il supplie Mgr de Laval de le rappeler : “L’on pourra vous écrire qu’il serait à propos que je reste encore quelque temps en France ; mais il n’y faut pas acquiescer... Il ne serait pas d’édification que je restasse plus longtemps en France249.” Il y mourut pourtant ; mais Mgr de Laval rapporta au Canada le cœur de son fidèle compagnon, de celui qui l’avait aidé à fonder l’Église de Québec ; pour ne pas être tout à fait séparé de son ami, l’évêque inhuma ce cœur dans sa cathédrale250. »
Après ces deux générations baignées par l’influence franciscaine, quelle est la situation ?
Autour de Chrysostome, puis de Bernières à Caen, nous avons vu l’Ermitage abriter les premières rencontres entre mystiques. Dès le vivant de Bernières, notre École du cœur va essaimer hors de Caen. Tel un « delta spirituel », trois courants sont issus de l’Ermitage.
Le premier s’éloigne géographiquement vers la Nouvelle-France. Il est incarné par Mgr de Laval qui fonde un deuxième Ermitage à Québec, en association avec les mystiques d’outre-Atlantique : Mme de la Peltrie, Marie de l’Incarnation, certains « émigrés » venus de Normandie.
Le deuxième est porté par Mère Mectilde qui décide de se maintenir à l’intérieur de l’Église institutionnelle avec sa fondation des bénédictines du Saint-Sacrement, centrées sur la vie mystique : l’inspiration bénédictine s’y entrelace avec le courant issu du Tiers Ordre Régulier franciscain. De nos jours, ce courant est toujours vivant251.
Le troisième courant à l’inverse décide de poursuivre une tradition propre au TOR franciscain : ne faire aucune distinction entre clercs et laïcs au sein de cercles rassemblant des chrétiens intérieurs. Il est incarné par M. Bertot, nommé confesseur du très renommé couvent des bénédictines de Montmartre. Il y apporte l’esprit de l’Ermitage, qui unit contemplation et « vie commune » : cet esprit nourrira les cercles animés par la nouvelle génération, Mme Guyon et Fénelon, puis par les générations suivantes, mais hors de la juridiction du Roi Très-Chrétien.
Un graphe résume l’histoire de l’École du Cœur telle que nous la comprenons. L’amitié joua un rôle méconnu. C’est la « carte » de contacts interpersonnels qui permirent aux spirituels de partager leur expérience. Au sein de ce réseau amical, l’on trouve des figures fondatrices de la mystique française du XVIIe siècle. Elles attirèrent comme des aimants ceux qui aspiraient à vivre l’oraison de quiétude.
Grande fondatrice, Lorraine au solide tempérament, Mectilde252 fut une des principales disciples de Chrysostome. Nous lui consacrerons un long chapitre, car sa longue vie lui fit rencontrer tous les protagonistes de l’École du cœur, de Chrysostome à Mme Guyon.
Elle devint Annonciade à dix-sept ans, puis connut dix-neuf années de voyages forcés remplis de nombreuses épreuves intérieures et extérieures : un incendie et deux guerres sur les marches du Royaume, sans parler de la Fronde et de sa misère parisienne. Mectilde change alors d’état consacré : au bout de huit ans253, l’Annonciade devient bénédictine « simple » pendant quatre années réparties presque également entre Rambervillers, Saint-Mihiel, Montmartre, la région caennaise. Puis elle fonde les Bénédictines du Saint-Sacrement dont elle devient la prieure.
Cette nouvelle période est souvent dramatique, extérieurement très active, parfois presque chaotique. Elle ploie sous la lourde responsabilité de communautés : elle voudra s’y soustraire254, mais ce désir de fuir en solitude se heurte à la réponse ferme donnée par son guide Jean de Bernières. Les événements ne renverseront pas l’équilibre de Mectilde, mais ne lui épargneront ni doutes, ni angoisses, ni maladies. Elle quitte la Lorraine à cause de la guerre de Trente Ans pour se réfugier à Paris en 1641, puis se partage entre région parisienne et région de Caen255. Ces déplacements se font dans la pauvreté, voire la misère.
Les quarante-sept années parisiennes de sa période de maturité et de vieillesse comportent encore des déplacements liés cette fois-ci aux fondations : quatre visites sont attestées rien que pour celle de Rouen256. Elle s’implante trois ans à Paris, puis cinq années au monastère de la rue Férou. Enfin, après une crise intérieure culminant en 1659, quand meurt Jean de Bernières, trente-neuf années plus paisibles se dérouleront au monastère de la rue Cassette257.
La vie de la Mère du Saint-Sacrement, si elle fut mouvementée, ne fut pas solitaire, car elle était très liée aux familiers de l’Ermitage : Jean-Chrysostome de Saint-Lô, leur « père » à tous, Bernières et son disciple Bertot.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô fut son premier directeur : il l’appréciait beaucoup et déclarait qu’il « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur [où séjournait Mectilde] que dans tout Paris ». Elle demeurera en correspondance suivie avec Bernières258 et verra régulièrement M. Bertot.
Tout comme pour Bernières, la charité du père Chrysostome s’exerça sans complaisance ni pitié. On le verra dans les deux textes suivants où il répond point après point aux questions que se pose la jeune femme. Tandis qu’elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente, Chrysostome lui répond par une analyse froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; mais s’il la pousse vers la rigueur et l’humilité la plus profonde, c’est avec beaucoup d’amour et de patience. Afin que ce destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il l’encourage à aller toujours de l’avant.
On parle de soi-même à la troisième personne pour se détacher de soi. On y voit l’opiniâtreté de Catherine de Bar qui veut comprendre parfaitement et faire le tour de la question. Le texte ne se termine qu’à la 19e proposition :
Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643.
1re Proposition259 : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’elle épuisa en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile en sorte qu’elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état.
Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
2e Proposition : Cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.
Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature.
2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle s’éloignait de Dieu.
[...]
17e Proposition260
Proposition : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu’Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées, et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins, il lui semblait ; et lorsqu’elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.
D’autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon qu’il plaira à Sa Majesté.
Réponse : Il n’y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.
18e Proposition : Son oraison n’était guère qu’une soumission et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant [les thèmes de méditation discursive] elle demeure muette261, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie.
Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telle peine est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la composée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle [n’] a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire elles ne peuvent opérer ; en quoi il faut que l’âme se soumette comme dessus à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation.
Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :
1. Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.
2. Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, par l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.
3. Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :
1. d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au [sur le] fait d’aimer Dieu ;
3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;
4. si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne [pas] coopérer en se divertissant, l’amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner à Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même.
Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’esprit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle [ce] dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.
Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme:
1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
2. De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq mille et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
3. Que si portant son objet à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
19. Proposition : Il semble qu’elle aurait une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
Le texte suivant, d’une toute autre inspiration, est plus libre et chaleureux. Chrysostome a perdu ses réserves, car il la reconnaît comme une mystique qui suit le même chemin que lui et à qui il peut livrer son expérience en toute confiance : certaines lignes sont des confidences sur ce qu’il a traversé lui-même. C’est un testament que Chrysostome adresse à cette jeune femme qui n’aura que trente-deux ans à la mort de son directeur262. Le chemin qu’il lui trace ici inspirera Catherine toute sa vie.
Autre réponse du même père à la même âme263.
Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.
2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
4. Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d’honorer le saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu’à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés264.
5. Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adoration ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. D’aucuns honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.
6. Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjection, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.
7. L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.
8. N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.
9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.
10. L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. L’âme dans son oraison s’unit à Dieu tantôt par l’amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l’aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières qu’il lui plaît.
Ah ! Bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l’affection des sens.
11. L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expérience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.
12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir à servir plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquels participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la correspondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états d’anéantissement de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.
14. L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suffit265. À mesure que votre âme se videra de l’affection des créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l’indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d’admiration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !
18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
19. Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, ni ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !
20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.
21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.
22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés266. Oh ! En effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
23. Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivité.
25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats: tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à tous ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.
26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre rédemption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.
27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.
28. L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.
29. Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l’oraison pas vive [paisible], en laquelle l’âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l’amour, pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez-vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; j’ai dit ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimé, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous267.
Quand Jean-Chrysostome meurt en 1646, Mectilde n’a que trente-deux ans : elle va rester deux ans sans directeur, mais heureusement aidée par des rencontres providentielles.
La première fut celle d’Épiphane Louys268 : bon confesseur, mystique attachant, né aussi en 1614, il était lorrain comme Catherine. Louys est entré à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun. A partir de vingt-quatre ans il enseigne la théologie à Falaise en Normandie où il cite souvent « les mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson). Cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. Il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’étival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom)269.
Il aide à l’établissement des bénédictines à Toul, et va rester en relation étroite avec Mectilde : il composera pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses des fondations. Outre les « mystiques de l’ouest », il aimait citer les « anciens » : Harphius et Ruusbroec, le récent Jean de la Croix, mais aussi Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole.
Dans ses Conférences mystiques…270, Épiphane explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard271 et réplique aux soupçons qui pèsent sur la mystique en différenciant la passiveté de l’oisiveté :
La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c'est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C'est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu'il sera possible sans rien penser, sans rien désirer puisqu'ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi qu'il est partout, et qu'il est tout.
Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L'on appelle le simple regard, l'œil simple, parce que l'âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n'est embarrassé d'aucun nuage dans un plein midi, lorsqu'ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d'une clarté très pure et uniforme.
Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l'âme, parce qu'alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l'entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s'abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu'elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c'est le repos mystique de l'âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l'inquiétude. L'âme s'étant retirée de l'affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu'elle désire. Jusqu'à tant que l'âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle.
Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d'entendre ce qu'Il voudra vous dire. [34]
L'on ne goûte rien, l'on est sans rien, et l'on ne sait où l'on est. L'esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l'ignorance de la manière de se trouver, et de l'usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l'amour divin, comme qui seraient submergés au fond de l'eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l'eau. [370]
Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l'âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l'homme qui souhaite cette union, dès qu'il se sent élevé par un grand feu qui l'enflamme de l'amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l'âme ne parle ni n'opère, et où il n'y a que Dieu seul qui agisse ; l'on y voit que l’opération de Dieu, et l'homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373]
Une grande mystique de notre siècle, c'est la Mère Anne Rosset272 de la Visitation (en la lettre circulaire sur sa mort) : « mon attrait et mon instinct intérieur, si j'en ai, ou si j'en sais connaître, me portent plutôt à n'avoir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l'aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même je ne m'amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [376] comme Dieu même me perd. Aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m'en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma position supérieure, et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait de ne rien faire, et de ne m'effrayer de ne rien faire. Il m'est avis que quand une chose est perdue, celui qui l'a perdue ne la voit plus et ne s'en sert plus ; de même quand l'âme s'est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s'abîmant en Lui sans réserve. »
Ces personnes (des doctes) croient qu'elles (des religieuses) ne font aucune chose étant en l'oraison que de faire cesser leurs actes, et par conséquent qu'elles sont oisives. Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme, et afin de donner lieu à Son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif. [386]
Nous avons tant d'habiles mystiques qui disent qu'il faut y porter tout le monde [à l'oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n'y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n'y a rien de plus sûr ; c'est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doit convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d'assurance qu'aucun autre. [421]
Enfin l'âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d'opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c'est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453]
Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l'attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N'est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait.
Cette profonde religieuse fut un autre soutien pour Mectilde :
Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.
J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir273.
Attirée par le Carmel, Charlotte connut une quinzaine d’années « d’une infinité de merveilles274 », puis des difficultés dont elle fut délivrée comme elle le raconte dans ce récit écrit à la troisième personne :
[...] voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrai mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] « J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas » [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple275.
Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre. Madame de Beauvillier276 lui donna «un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations. »277
Un jour qu’on lui demandait son avis sur une religieuse «extraordinaire», elle répondit avec humour qu’elle-même n’était qu’une «bête en la Maison du Seigneur» :
Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.
Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez [...] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…278
Elle correspondait avec Bernières. Elle fut heureuse de le voir aborder le chemin de la foi nue et se référer à Jean de la Croix279 :
Je me doutais bien, lorsque vous me dites que vous tiriez des lumières du Père Jean de la Croix, que vous seriez bientôt conduit dans le sentier secret des peines et des doutes où j’aime mieux votre âme que dans les clartés où elle semblait être auparavant280.
C’est Bernières que Mectilde va choisir comme père spirituel. Le 7 septembre 1648, elle lui demande solennellement de lui faire connaître le Rien dont il partage l’expérience avec Charlotte :
Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean [Charlotte le Sergent]. Il me semble que je me trouve en disposition de faire quelque usage d’une chose si importante que de n’être plus rien.281
Mectilde va s’appuyer sur lui pendant treize ans comme en témoigne une vaste correspondance282.
Le premier diagnostic de Bernières fut sévère :
Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. O ! qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré.
Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or.
Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-la à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ283.
Mais une belle relation de confiance s’établit entre eux ainsi qu’avec Bertot, que Bernières envoie confesser les sœurs. Au moment où elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés près de Paris en 1643, elle traverse les douleurs du vide. Après la visite de Bertot, Mectilde écrit à Bernières 284 :
3 juillet 1643. Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâces. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout désir [...]
13 novembre 1643. […] Il n’y a rien dans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer [...]285.
Lorsqu’elle recherche un petit coin en Provence ou près de Lyon pour n’être plus connue de personne, Bernières répond avec grande sollicitude :
De l’hermitage de saint Jean Chrysostome, ce 14 février 1651.
Dieu seul et il suffit.
[…] Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur: quoique je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers […]286.
Durant les dernières années de la vie de Bernières, Mectilde va devenir sa confidente :
15 février 1647. Ma très chère sœur, me voici de retour à Caen encore malade et dans le lit, après l’avoir été six semaines à Rouen. Durant ce temps-là je n’ai point eu de vos nouvelles, ni ne vous ai pu donner des miennes, parce que j’étais trop accablé de mal. Recommençons maintenant, ma très chère sœur, le commerce de nos lettres, afin de nous entre consoler, et nous encourager pour aller à la pureté de la perfection. Je ne suis jamais plus satisfait, que quand je reçois un petit mot de vous, et cela me fait grand bien. J’ai reçu votre grande lettre du quatorzième décembre seulement après mon retour ici. Dieu soit loué des miséricordes qu’Il vous fait. Vous ne me consolez pas peu de me dire les dispositions de votre âme.
Mais enfin cela est-il résolu que vous ne viendrez point au couvent de Caen ? Quel est le dernier sentiment de vos Mères ? J’approuve les sentiments de soumission, et d’obéissance, que Notre Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelque grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.
[…] Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne ! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père [Chrysostome], et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu ? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait ? Que j’ai grand désir de le voir!
Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon : « redactus sum ad nihilum », j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait ; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmé dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même. […]
Il va continuer, en union avec elle, à veiller sur ses progrès :
24 Avril 1653. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. […]
30 mars 1654. Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. [...]
N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile.
17 Septembre 1654. Au lieu que dans les autres [états] l’on a des images, des connaissances, et des sentiments de Dieu, en celle-ci l’on possède Dieu même, lequel étant vu au fond de l’âme, commence à la nourrir et à la soutenir de Lui-même, sans lui permettre d’avoir aucun appui sur ce qui est créé. Et c’est ce que l’on appelle science mystique, que cette expérience de Dieu en Dieu même, de laquelle l’on n’est capable, que lorsque le don en a été fait par une miséricorde spéciale [...]
3 Janvier 1656. Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui ! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle. [...]
Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît. […]
20 Novembre 1656. Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu. [...]
Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoique très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la perte de soi-même en Dieu.
C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.
Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant.
Il est réservé uniquement à sa toute-puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même. […]
La mort de Bernières en 1659 lui fut une perte immense. Mectilde va vivre encore trente-neuf années, au milieu des maladies, mais dans une activité intense de fondations.
La première fondation, et la plus importante, fut celle de l’Institut de l’Adoration perpétuelle rue Cassette à Paris où les religieuses s’établirent dès 1659 : c’est là qu’attirée par son rayonnement, entre la Mère de Blémur287 vers 1678. Le couvent devint une sorte de « quartier général » de la mystique. La police le suspectera de « servir d’entrepôt » pour les écrits288 de Fénelon ! On était donc obligé à une grande discrétion.
Mme Guyon l’admirait. Les deux femmes se comprenaient, car toutes deux vivaient la mystique au milieu des agitations du monde. Lorsque Mectilde était, à la fin de sa vie, supérieure rue Cassette, Mme Guyon venait souvent. Par contre, son opinion était nuancée à propos de la communauté qu’elle jugeait opposée à « l’intérieur » (la vie mystique). Dans une lettre, elle conseille instamment à la fille du duc de Chevreuse de ne parler d’intériorité qu’avec Mectilde sous peine de s’attirer des ennuis :
[…] la mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’ins[ti]tutrice de cet ordre, fut de mes amies et [est] une s[ain]te. Le reste de la communauté est fort opposé à l’intérieur et mad[emoise]le de Chevreuse fera bien de n’en pas parler, afin de ne se point attirer de croix mal à propos et de conserver son don. Elle pourra parler à la mère du Saint-Sacrement tant qu’elle voudra289.
Mectilde fit des fondations dans toute l’Europe : à Toul en 1664, puis l’agrégation 290 de son monastère de profession à Rambervillers (1666), l’agrégation à Nancy (1669), les fondations de Rouen (1676-1678) et d’un second monastère à Paris (1684), l’agrégation du Bon Secours de Caen (1685), les fondations de Varsovie (1687-1688), de Châtillon291 (1688), Dreux (1696)… Sa mort à plus de 83 ans précéda de peu la création d’un monastère à Rome en 1703292.
Toute cette activité l’épuisait. En 1685, elle suppliait un Prieur de lui éviter sa réélection :
La crainte de retomber aux élections de la Prieure dans cette place que j’ai remplie si indignement, m’oblige de vous représenter, Mon très Révérend Père, que je ne trouve en moi aucune capacité de bien faire […] J’ai deux incommodité[s] qui s’y oppose[nt] ; la première est que n’ayant plus de dents je ne puis plus parler qu’avec une très grande peine et sans me pouvoir bien faire entendre, N’ayant pas la poitrine bonne, je ne peux parler si haut, la seconde c’est que je suis assez sourd[e] […] Les infirmités de l’esprit sont beaucoup plus grandes…293
Son rôle essentiel fut d’être la mère spirituelle de ses filles bénédictines qui, heureusement pour nous, ont recopié fidèlement son abondante correspondance, en particulier plus de trois cents lettres adressées à Mme de Béthune (1637-1689). Mectilde espérait que Mme de Béthune (1637-1689)294, abbesse de Beaumont-lès-Tours, serait la « Victime choisie » qui lui succéderait, mais cet espoir fut déçu,295 car celle-ci mourut avant elle. Un premier ensemble d’environ 40 lettres couvre la quasi-totalité des quatre années 1683 à 1686. Elles sont très importantes par leur témoignage sur le « portage » spirituel vécu par ces mystiques : pendant ses nuits de prière, on voit Mectilde ressentir à distance les souffrances de sa fille spirituelle et les porter grâce à leur union en Dieu. 296
J’ai passé une bonne partie de la nuit à vous tenir en esprit entre mes bras, vous offrant et moi avec vous à celui auquel nous devons être tout immolées et tout mon être intérieur se promit [mot de lecture incertaine] dans un profond silence, de vous soutenir ; je sentais votre douleur297.
Hélas ! Malgré ma tendresse je vous porte au sacrifice, à la mort, et à la destruction totale de tout vous-même : il faut bien que Notre Seigneur me donne du courage et j’espère qu’il m’en donnera toujours, tandis qu’il donnera à la fille une sincère confiance en sa mère. J’ai été fort occupée de vos souffrances cette nuit après Matines, et dans un instant j’ai vu que ce n’était pas casuel298 ; mais par un ordre de providence bien extraordinaire et bien sanctifiant pour vous, et pour moi bien affligeant299.
[le pur abandon] est quelquefois si dénué qu’il fait peur aux plus hardis ; je vous assure que pour marcher dans ses voies, il faut des gens de sac et de corde qui soient résolus de tout perdre ; ne craignez pas cependant : vous serez soutenue par un petit filet divin.300
Vivons de foi, madame, et nous nous trouverons sans peine en Dieu ; c’est là que je vous d’une manière qui n’est pas défendue ou impossible par l’éloignement. Nous sommes unies en Dieu par lui-même et pour lui, c’est pourquoi il nous a identifiées en lui : voilà la base et le fondement de notre union, qui sera éternelle par sa grâce. 301.
D’autres lettres témoignent de cette connaissance à distance. Celle-ci est adressée à la Mère St Placide dont, une nuit, elle ressent le manque d’abandon. Elle lui reproche sévèrement de ne pas profiter de ce que la grâce voudrait lui donner :
Je voudrais pour beaucoup, ma très chère Mère, avoir par écrit tout ce que j’ai vu cette nuit de votre état : le temps de mon oraison s’y est passé et j’ai connu bien des choses que je ne puis dire ni écrire. […] vous avez manqué de correspondance aux grâces que l’on avait heureusement commencé de vous donner ; vous n’avez point voulu aller aussi loin que la grâce vous portait ; vous avez préféré votre propre vie à la vie de Jésus Christ ; vous avez refusé de mourir. […] l’état que vous portez m’a paru être un effet de justice qui châtie votre propre suffisance, l’estime de vous-même et la témérité de blâmer ce que vous ne comprenez pas…302.
Un deuxième ensemble d’environ 270 lettres couvre une période beaucoup plus courte : du début de l’année 1688 au 31 mars 1689. On y suit presque au jour le jour une relation spirituelle avec une « bonne âme303 » inspirée vers laquelle Mectilde se tourne en espérant trouver de l’aide et même des prédictions. Cette personne est citée plus de trente fois de février 1688 au début avril 1689 : il s’agit probablement de Mme Guyon, succédant dans ce rôle à Marie des Vallées304. Cette période correspond en effet aux sept mois d’enfermement suivis de sept mois de liberté où Mme Guyon, qui jouissait d’un grand prestige dû à son martyre305, se risquait à des prédictions sur demande d’autrui. En fait, celles qui concernaient la fondation de Mectilde en Pologne, encourageantes et raisonnables, furent balayées par des événements politiques imprévisibles.
Parallèlement à la correspondance, les sœurs ont fidèlement noté les paroles de Mectilde qu’elles ont rassemblées année après année dans les Entretiens. C’est là que nous trouvons ses plus beaux témoignages mystiques. Voici ce qu’elle confiait à ses religieuses :
Au reste, il ne faut plus rien cacher : au milieu de mes infidélités, Notre Seigneur me continue ses miséricordes et me découvre un pays dans lequel on le peut posséder seul dès ce monde ici. Tout mon soin est de me laisser conduire à ce bienheureux état et de souffrir les dépouillements et dénuements dans lesquels il faut entrer. Il est vrai que l’expérience seule peut apprendre à l’âme la vraie union, c’est-à-dire qu’il faut que Dieu y mette l’âme avant que de savoir ce que c’est. […] je m’abandonne à Dieu et le laisse opérer en moi ses saintes volontés.
Vraiment Dieu se trouve dans le néant, et c’est une pure ignorance de le chercher ailleurs, ce qui fait que mon âme est dans une indépendance de toutes les créatures, il les faut toutes outrepasser pour arriver à Lui et si on ne les perd toutes on ne le peut rencontrer. Mais aussi quand on l’a trouvé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire que de se reposer en Lui sans connaissance et sans amour particulier de choses quelconques, tout est abîmé dans la divinité et il semble que l’âme dans son fond a la connaissance et l’amour éternel que Dieu se porte à lui-même. Tant plus on avance dans les voies de Dieu, tant moins on a de choses à dire. Dieu qui ne s’exprime point est celui qui possède l’âme et qui la plonge dans un silence extérieur et intérieur.306
Oui, mes enfants, dans l’abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l’âme jusque dans le sein de Dieu [...] Je trouve néanmoins qu’il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l’âme fait d’elle-même. Car dans l’abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons [...] Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j’ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d’abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe307, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l’on fait d’une chiffe, qu’à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n’est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! [...] Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, toute abandonné à lui sans retour sur moi308.
Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu […] Il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir sous ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures. Il ne s’irrite point contre elles, pour tous les outrages qu’il en reçoit à tout moment. Au lieu de nous foudroyer comme nous le mériterions, il n’en a pas même de ressentiment. Il n’est pas vindicatif : toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui. Il nous prévient [vient au-devant de nous] par ses grandes miséricordes309.
A la fin de sa vie, Mectilde eut la chance de pouvoir se confier à un homme intérieur, le P. Paulin : cet éminent franciscain était le supérieur du couvent du TOR à Picpus. L’Ermitage lui accordait une telle confiance qu’on lui confiera les papiers de Bertot. Le jour de la mort de Mectilde, veillant à son chevet vers six heures du matin, il lui demanda : « Ma Mère, que faites-vous ? À quoi pensez-vous ? » Elle lui répondit par ces deux mots qui avaient ouvert jadis sa mission de fondatrice et qu’elle redisait si souvent depuis : « J’adore et me soumets »310.
§
Quand Mectilde mourut, Fénelon écrivit à Mère Marie-Anne du Saint-Sacrement, la nouvelle supérieure de la rue Cassette qui avait été longtemps la confidente de Mectilde et la secondait rue Cassette311 :
J’ai l’honneur de vous écrire, ma Révérende Mère, mais ce n’est point pour vous persuader de la douleur où je suis de la perte que nous venons de faire […]
Elle me disait, elle m’écrivait, qu’elle ne sentait pas la moindre révolte contre l’ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de sa sainte volonté, dans les états les plus renversants et les plus terribles, la calmait.
« Je sens (m’écrivait-elle l’année passée) en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu’aussitôt qu’Il m’y met, je baise, je caresse ce précieux présent, et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon cœur éclate en bénédiction et est content d’être détruit et écrasé sous toutes ces opérations, pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée. »
[…] Si vous conservez la simplicité, le renoncement, l’obéissance et l’éloignement du monde que notre chère Mère vous a enseignés, vous verrez une protection de Dieu toute visible sur vous et sur votre Institut. Je suis dans le saint Amour avec une très indigne et très cordiale affection312.
Le plus profond des disciples de Bernières fut le prêtre Jacques Bertot (1620-1681). Sa grandeur mystique est immense.
Nous ne disposons que de minces renseignements sur lui : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles et il a été confondu avec des homonymes (son nom est commun en pays normand sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires. Accusé de quiétisme, il a été édité sans nom d’auteur ; en outre les éditions, étalées entre 1662 et 1726, dispersées dans des bibliothèques privées, donc le plus souvent perdues, sont devenues très rares et difficiles à situer, car classées comme Anonymes313.
Nous avons tenté de rassembler les indices le concernant, car ses écrits sont parmi les plus profonds et les plus denses de toute cette lignée mystique314. C’était sûrement l’avis de Madame Guyon qui a rassemblé la plus grande partie des écrits de son maître315. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples ont été inclus dans l’Avertissement du premier tome :
« Monsieur Bertot [...] natif de Coutances 316 [...] grand ami de […] Jean [5] de Bernières [...] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses […] [à diriger] plusieurs personnes [...] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre […] Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort […] [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. [...] [7] [Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes [...] ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières317.
Il naquit le 29 juillet 1622. On a quelques précisions sur sa famille :
[...] il s’appelait Jacques Bertot natif de Saint-Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d[it] Sr Louis Bertot était m[archan]d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [situé] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’Ermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble...318.
Enfant d’une famille bourgeoise aisée, il participera à la fondation des ursulines de Caen319.
Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris ; mais on se gardera d’attribuer une trop grande importance à ces localisations : le suivi des religieuses de divers couvents l’a rendu itinérant comme ce fut le cas pour le P. Chrysostome.
Devenu prêtre après des études au collège de Caen, il s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage au point que la page de titre du Directeur mystique en fait « l’ami intime de feu Mr de Bernières ». Cet indice laisse penser que ce jeune compagnon fut le destinataire de la majorité des lettres de Bernières à l’ami intime320, si remarquables par leur profondeur spirituelle. On y sent l’autorité de l’aîné expérimenté, mais aussi la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon engagé dans le même chemin. Bernières se dévoile. Bien que son ami soit plus jeune, il lui parle à cœur ouvert de ses états les plus profonds vécus dans ses dernières années :
Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée, en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes [voies] de Dieu, moins il y a de choses à lui dire […] 321.
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même […]
Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien322.
À la mort de Bernières, Bertot lui succéda comme directeur spirituel. Ce prêtre discret va peu à peu devenir un confesseur de grande réputation : devant lui s’inclineront les caractères bien trempés de Jourdaine de Bernières puis de Jeanne-Marie Guyon. Sa profondeur et son expérience vont susciter de toutes parts respect et confiance absolue.
De 1655 à 1675, sa principale activité en Normandie fut d’être le confesseur du monastère des ursulines de Caen, où vivaient la sœur de Bernières, Jourdaine, et une figure discrète, mais importante, Michelle Mangon. Les Annales des ursulines323 témoignent du rôle parfois délicat que doit assumer un confesseur, par exemple quand Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :
Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du chœur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque ; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et M. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. À ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice […]324.
Il n’est pas facile de diriger les âmes. Si l’on en croit les Annales325 du monastère, Bertot a choqué par son inflexibilité, notamment lors de cet incident qui révolta les sœurs. Rappelons que Jourdaine de Bernières avait pour ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant, qu’elle était la fille du fondateur du couvent et la sœur du vénéré Jean de Bernières : il est vraisemblable que Bertot ait perçu chez elle des vestiges d’orgueil. Or rien ne devait rester qui fît obstacle à la grâce : il la dirigeait donc avec la rigueur traditionnelle à l’Ermitage. Même si, du point de vue de la rédactrice des Annales et de ses sœurs, ce directeur abrupt et mal informé commettait une erreur, Jourdaine s’inclina devant la justice de cette colère :
1670 [le ms. est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule [Jourdaine] étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (biffé : et même scandalisées), mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu. […]
Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. « Ma sœur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard. » […]
Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eue et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports [qu’on lui avait faits biffé]. Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons326.
Le réseau et la renommée de Bertot s’étendaient bien au-delà du monastère de Caen. En témoigne par exemple une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un « projet de notre Congrégation apostolique », envoya sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes, dont Bertot : « Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667 […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent… »327.
Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada. En témoignent deux belles lettres de 1673-1674 à un dirigé canadien328 qui lui écrivait :
Mon très cher frère.
Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.
La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même […]
Bertot répond :
Mon très cher frère.
C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.
Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.
Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. […]
Bertot fut aussi en relation avec Marie des Vallées, qu’il cite. Voilà pourquoi certaines belles images transmises d’une génération à l’autre se retrouveront dans les Torrents de Mme Guyon :
Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles329.
Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’âme chargée des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent ; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler330.
D’après les correspondances entre religieuses, on sait aussi que, tout jeune, Bertot confessait le couvent de bénédictines de Mectilde et qu’il s’épuisait à la tâche331. Mectilde rapporte à Jean de Bernières les activités fructueuses du jeune prêtre tout en lui demandant de le protéger contre tout excès de zèle. Cette lettre montre combien il était déjà perçu comme un père spirituel qui répand la grâce autour de lui. Sa présence pleine d’amour leur manquait :
De l’Ermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans [ici], parlant [sans] cesse, [il a] fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]
Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].
Dans une autre lettre, Mectilde transmet le témoignage de Bertot sur la mort de Bernières :
Mon très cher et bon frère, […] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie332.
Le nom de Bertot apparaît aussi dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines. La mère Benoîte de la Passion, prieure de Rambervillers333, écrit le 31 août 1659 :
Monsieur [Bertot] à dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fît faire un voyage afin d’y venir avec vous […] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ […] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment334.
La mère Dorothée (Heurelle) souligne ici combien Bertot était efficace par sa seule présence :
M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection […] je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur335.
Bertot garda toujours un lien fort avec le groupe de l’Ermitage : c’est ainsi qu’en 1673 ou 1674, il fut chargé de régler l’affaire compliquée de Jean Eudes attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Mais parallèlement à toutes ces occupations, dans la dernière partie de sa vie, il lui fut donné une charge importante : à partir de 1675, il fut nommé confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre. L’intensité de sa présence attira des laïcs adonnés à l’oraison à qui il put transmettre les profondeurs spirituelles vécues à l’Ermitage.
Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :
Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom […] La chapelle des martyrs […] [possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple ; le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale dédiée à St Pierre336.
Bertot et Mme Guyon qui s’y rendaient ont probablement aimé la vue qui s’offrait à leurs yeux :
En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable ; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris […] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre... 337.
Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine fondée en 1133 avait été central : sa réforme mouvementée avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield, et Bertot a dû souvent entendre évoquer les souvenirs de cette refondation haute en couleur338. Il a pu connaître la réformatrice, madame de Beauvilliers, morte en 1657339, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, paraphrasant Benoît de Canfield340 pour en rendre la lecture plus facile.
À l’époque de Bertot, en ces temps moins troublés, Françoise-Renée de Lorraine en était l’abbesse341 très cultivée :
Madame de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de madame de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés342.
C’est lors d’un voyage à Paris que Bertot lui fut présenté :
Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de Son Altesse Royale, Mademoiselle de Guise343.
Elles étaient très attirées par la mystique et furent touchées par la profondeur de Bertot, dont l’enseignement ne tarda pas à se répandre non seulement à l’intérieur du couvent, mais aussi chez les laïcs liés à l’abbaye. L’amitié des Guise le fit connaître du milieu « dévot » de la Cour :
Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup, aussi bien que Mr de Noailles, Mr le duc de Saint-Aignan et Mr le duc de Beauvilliers344.
Ce petit groupe de spirituels était d’ailleurs estimé de Louis XIV pour sa moralité et son honnêteté : Chevreuse fut conseiller particulier du roi, Beauvilliers conserva des années la responsabilité des finances royales, leur ami Fénelon sera nommé précepteur du Dauphin.
Bertot devint le « conférencier apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert 345 ». Peu à peu se constitua autour de lui un cercle spirituel dont l’activité est attestée par la publication des deux volumes de schémas de retraites, probablement notés par des auditeurs et imprimés sous l’impulsion de l’abbesse. Ces témoignages furent suivis d’une intéressante mise au point par Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise.
Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers, connaissait l’existence de ce groupe qu’il surnommait avec ironie le « petit troupeau » :
[On pouvait] entendre un M. Bertau [sic] à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait346.
Comme toute la Cour, il observait avec étonnement les relations qui régnaient entre les membres de ce groupe absorbé par la mystique tout en vivant au milieu de la Cour :
[Mme Guyon] ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école347.
Saint-Simon note ainsi le rôle important joué une autre dirigée de Bertot, la duchesse de Béthune :
Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau [sic] qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite348.
Celle-ci (1637-1689), devenue abbesse de Beaumont-les-Tours, « était entrée à l’abbaye de Montmartre, près de sa tante, Madame de Beauvilliers, à l’âge de douze ans... »349. Rappelons que Mectilde l’estimait au point d’espérer qu’elle serait la « Victime choisie » qui lui succéderait.
Enfin, la vie de la Cour étant continuellement espionnée par la police, nous possédons le témoignage important d’un informateur à qui Mme de Maintenon, future grande ennemie de Mme Guyon, avait demandé un rapport de surveillance. Ce texte malveillant et moqueur date de 1695, mais mentionne Bertot : on y décrit l’engouement pour l’oraison chez les laïcs qui accouraient à Montmartre. Est mise aussi en lumière l’activité de Bertot chez les Nouvelles Catholiques, où l’on rééduquait les jeunes protestantes (Mme Guyon et Fénelon s’y intéresseront)350. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage de ce document par ailleurs fort bien informé 351 :
[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16]80. […] Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui ; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête à tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne.
Mr B[ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les sœurs n’y assistaient pas, les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G[uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […] [f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commet point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la sœur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]
Mais malgré la surveillance et le manque de liberté de conscience, le cercle mystique résistera à toutes les intimidations, à l’hostilité de Mme de Maintenon et de l’Église. Il se regroupera autour de Mme Guyon après la mort de son fondateur.
Celui-ci disparut prématurément à 59 ans à Paris, le 28 avril 1681. Le duc de Beauvilliers fut son exécuteur testamentaire :
11e septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dudit hopital assisteront… »352.
Ses écrits vont cheminer sous la sauvegarde de gens sûrs : après le duc de Beauvilliers, une religieuse de Montmartre, puis le franciscain Paulin d’Aumale, qui les remit à la duchesse de Charost353 :
7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de madame la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Madame de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…354.
Ces manuscrits parvinrent finalement à Mme Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de lettres : en effet, quand elle sortira de la Bastille, tous ces écrits seront préparés pour l’édition. Le Directeur Mistique sera enfin édité en 1726 par Poiret et ses amis : le titre témoigne de la grandeur de Bertot et de son exemplarité.
Bertot consacra sa vie à la direction spirituelle. Grâce aux confidences qui s’échappent au fil des lettres recueillies dans Le Directeur Mystique, on sait que ce rôle ne fut pas assumé par volonté personnelle :
Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté355.
C’est ainsi qu’il confiait à Mme Guyon :
Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée bien étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit rien ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres356.
Bertot a enfanté de nombreux spirituels et son rôle fut immense : il succéda à Bernières et assura le passage d’une mystique vécue par des ursulines et les visiteurs de l’Ermitage, vers les bénédictines et les laïcs qui gravitaient autour du célèbre monastère de Montmartre.
C’est naturellement Mme Guyon qui prit sa succession. La publication du Directeur Mystique avec son Avertissement atteste de sa reconnaissance envers ce père spirituel vénéré.
Voici les lectures que Bertot recommande :
Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres […] Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur [de Bernières] et une infinité d’autres […]357.
Le livre de la Volonté de Dieu [la Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir.358
Remplis de ferveur, les écrits de Bertot ne parlent pas de théologie, mais témoignent d’une pratique purement mystique. Aucune sentimentalité ne s’y exprime, mais sous une apparence de maîtrise calme, se révèle un être brûlant d’amour pour Dieu, qui presse son interlocuteur d’abandonner tout ce qui est humain pour se tourner vers ce que Dieu est.
Tout son être est orienté vers Dieu même, où il n’aspire qu’à se perdre. Parlant des âmes englouties en Dieu, il s’écrit :
… une [telle] âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! Mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil359.
Le Directeur mystique nous mène de la découverte de l’intériorité à l’établissement dans l’unité, de la désappropriation de soi à la renaissance d’une vie nouvelle. L’âme lâche petit à petit tout ce qui n’est pas Dieu, se laisse couler dans l’abîme divin, non par son action, mais attirée par Dieu en son fond. Bertot ne s’intéresse pas aux extases ou aux « lumières » : il n’en méconnaît pas les joies, mais conseille de ne pas s’y attarder pour vivre dans la foi nue.
Ce passage du Directeur mystique résume le chemin, sa grande expérience lui permettant d’aller droit à l’essentiel de chaque étape :
Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.
Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs […] méditation […] oraison d’affection […] Leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme ; quoique véritablement il semble (347) à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au dedans et que c’est tout ce qu’elle peut faire de bon que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir […] aux affections grossières des créatures, de faire désirer et aimer Dieu […] beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet […]
Le second […] est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté […] L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend. […] Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas (348) encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir. […]
Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. […] Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur […] C’est une divine lumière obscure et inconnue qui est (349) donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. […] Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors […] celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. […] Comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération […] (350) Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. […]
Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge […] Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son (351) intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait […] Ce qui est bien plus, elle avait parfois recours […] à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés et que ce n’est point Dieu qui en est le principe et cela elle le sent. […] Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout : il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter […]
(353) L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte […] Elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. […]
[Quatrième degré :] (380) C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : « Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage ». Et un pauvre paysan360 […] vous dira des merveilles de l’unité de Dieu […] (381) Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées...361
Bertot affirme avec simplicité et sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle ardemment à se diriger sans s’arrêter en route. Le Directeur mystique s’achève sur la description de ce dernier état où l’âme « ne désire rien plus que ce qu’elle a ». Voici en entier cette admirable lettre 81362, où Bertot arpente les sommets de la vie intérieure :
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune.
Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature. Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage.
L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement.
D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état, ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir.
Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laissent pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.
Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.
Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.
Dans le monde catholique, les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme. Par contre, leur importance mystique fut reconnue par des protestants. Bertot a été lu dans les cercles guyoniens dans toute l’Europe du XVIIIe siècle. Un choix d’extraits du Directeur mystique fut réédité en milieu piétiste363.
En Allemagne, on retrouve les noms de Mme Guyon et de Bertot associés dans une lettre de Fleischbein dont l’épouse, Pétronille d’Eschweiller, fut présente à Blois auprès de Mme Guyon364. Il y déclarait à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :
« Dévorez, consumez », écrivent madame Guyon et M. Bertot […] C’est ce que conseillent et attestent madame Guyon, M. Bertot, tous les mystiques...365.
En 1769, on trouvera le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit366 saisis par la police bernoise, lorsque son activité jugée suspecte provoqua une descente chez lui :
« Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : […] la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Cœur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Œuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], la Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi...367. »
L’importance de Bertot et Bernières était donc reconnue à l’étranger par les lointains disciples de Mme Guyon, majoritairement des étrangers protestants.
Chez les catholiques, la première moitié du XXe siècle resta méfiante vis-à-vis de tout abandon mystique à la grâce. Ce rejet concernait non seulement Bernières et Bertot (condamnés), mais aussi le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus, Jean de Saint-Samson, et même Laurent de la Résurrection !
Le nom de « Berthod » [sic] réapparut à l’époque moderne dans l’Histoire du sentiment religieux de Bremond368. Il eut enfin droit, sous son vrai nom, à un article du P. Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité où ce catholique orthodoxe réagit vivement aux affirmations de Bertot : « J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes, mais celles de Dieu » 369
Jeanne-Marie Guyon ou sa fille370
Madame Guyon n’a rien inventé au niveau théologique : elle ne s’intéressait pas « aux idées » et conserva l’orthodoxie commune dans laquelle elle baignait depuis l’enfance. Elle suivit la tradition mystique bien établie des Ordres anciens rénovés avant 1650 puisque chacun d’eux lui apporta son aide : la parole d’un franciscain l’éveilla, elle fut soutenue par une bénédictine, elle correspondit avec un grand carme et elle fréquenta un simple prêtre, monsieur Bertot. Des influences italiennes qui s’exerçaient déjà dans le Dauphiné français chez la Mère Bon, lui furent probablement transmis par l’intermédiaire de son confesseur, le Père Lacombe, et renforcé par sa rencontre avec Malaval et par son voyage en Italie.
La Mère Granger qui se sent décliner, confie Mme Guyon à M. Bertot : une nouvelle génération arrive. Des liens très importants vont se tisser avec divers membres du cercle normand de l’Ermitage : avant même qu’elle ne rencontre M. Bertot, Archange Enguerrand, qu’elle appelle « le bon franciscain », l’ouvre à la vie intérieure ; or il a lui-même pour père spirituel Jean Aumont, disciple de Bernières : voilà une « chaîne secondaire » qui relie Mme Guyon à Bernières. Les dits de Marie des Vallées, voisine respectée de l’Ermitage, lui sont connus : lorsqu’elle rassemblera les écrits de Bertot pour qu’ils soient édités par le groupe de Poiret, elle y fera ajouter le beau mémoire sur Marie des Vallées371. Enfin elle fréquentera et appréciera Mectilde devenue la Mère fondatrice du Saint-Sacrement : elle la qualifiera de « sainte ». Certes, elle ne pouvait citer Bernières compte tenu de la condamnation post-mortem de ce dernier372, bien gênante puisqu’elle se produisit pendant ses années actives publiques Parisiennes, mais nous verrons que Bernières restera dans la mémoire des cercles spirituels établis en Hollande, Écosse, Suisse373, Allemagne.
En dehors d’Enguerrand, les liens avec la mouvance franciscaine sont importants. Dans ses Justifications, Mme Guyon cite un autre franciscain contemporain qu’elle appelle « l’auteur du Jour mystique » : il s’agit du capucin Pierre de Poitiers, autre influence franciscaine, mais hors du Tiers Ordre du P. Chrysostome. Enfin, on voit que le groupe guyonien faisait confiance aux franciscains puisque les papiers de Bertot furent déposés au couvent franciscain de Nazareth, alors dirigé par Paulin d’Aumale, qui les fit parvenir à Mme Guyon.
On voit bien à son propos comment un réseau informel d’amitiés spirituelles permet à des mystiques de s’entraider dans la pratique de l’oraison : les relations entre personnes sont fondamentales. Les « aînés » sont au service des « novices » et le réseau d’amis s’active lorsqu’il s’agit d’aider une jeune « novice » et de lui trouver une bonne direction spirituelle : Archange Enguerrand éveille Mme Guyon à la vie intérieure374 et lui fait rencontrer la Mère Granger375. Celle-ci la prend en charge376 et la jeune femme a ainsi la chance d’être en contact avec une grande ancienne née en 1600 (Bernières est né en 1601). À son tour la supérieure du couvent de Montargis veille à ce que Mme Guyon rencontre le meilleur directeur de l’époque et la présente à M. Bertot. D’où cette séquence d’amis : Archange Enguerrand > Geneviève Granger > Jacques Bertot.
Rendre compte des événements vécus lors de la jeunesse et du mariage, de voyages hors de France, des honneurs de la Cour à la honte des interrogatoires policiers et des emprisonnements ? Il existe de bonnes introductions à la période « publique » et Louis Cognet avait l’espoir d’achever sa monographie. Ce qu’il a eu le temps de réaliser sous le titre de Crépuscule des mystiques et d’un article demeure inégalé377. J’ai assuré une suite pour éclairer la période des enfermements378. Quelques approches modernes sont recommandables379. Et la Vie écrite par elle-même s’est avérée la meilleure source vérifiée par des études modernes380. Elle témoigne d’une existence surmontant des résistances variées au prix de tourments qui laissèrent peu de place à une « quiétude » vue de l’extérieur. La timidité et le respect des conventions de la jeune femme avant et au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affronte la coalition des structures civiles et religieuses de l’époque avec une intelligence dont témoignèrent amis et ennemis. Finalement, après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision paisible et ample qui associe respect de la tradition et liberté des opinions.
La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Éveillée, elle sait comment éviter le simulacre de martyre joué par ces dernières, en leur objectant : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! 381» Livrée à elle-même lorsqu’elle retourne dans sa famille, elle va « dans la rue avec d’autres enfants jouer à des jeux qui n’avaient rien de conforme à sa naissance. » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, « si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composa mieux des sermons qu’elle » — et qui savait le latin — l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence.
Elle est mariée à seize ans :
« mon mari avait vingt et deux ans de plus que moi, je voyais bien qu’il n’y avait pas d’apparence de changer… outrée de douleur, il n’y avait que six mois que j’étais mariée, je pris un couteau, étant seule, pour me couper la langue… J’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche… Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger 382 qui me disait : “Comment les contenteriez-vous, puisque depuis plus de vingt ans je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout” ? »
Elle a été initiée à la vie intérieure par deux mystiques : le franciscain Enguerrand383 et cette religieuse bénédictine. Après
« douze ans et quatre mois de mariage »
son mari meurt avec courage et reconnaissance :
« Il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens… »
Le premier à aider Madame Guyon fut donc Archange Enguerrand384 : en 1668, il revenait d’un séjour au mont Alverne, le célèbre « désert » franciscain, quand il rencontra à Montargis Mme Guyon âgée seulement de vingt ans, et en pleine recherche spirituelle. Elle raconte ici avec quelle efficacité il l’introduisit à la vie intérieure :
De loin qu’il me vit, il demeura tout interdit, car il était fort exact à ne point voir de femmes, et une solitude de cinq années dont il sortait ne les lui avait pas rendues peu étrangères. Il fut donc fort surpris que je fusse la première qui se fut adressée à lui, ce que je lui dis augmenta sa surprise, ainsi qu’il me l’avoua depuis, m’assurant que mon extérieur et la manière de dire les choses l’avaient interdit, de sorte qu’il ne savait s’il rêvait. […] Il fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez.385 » En achevant ces paroles, il me quitta, disant qu’il allait chercher des écrits afin de me les donner. Il m’a dit depuis que c’était bien plutôt la surprise afin que je ne m’aperçusse pas de son interdiction.386
Le lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir et que je lui dis l’effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu’elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu’amoureuse…387
Le « bon religieux fort intérieur de l’ordre de Saint François » resta probablement quelques mois au couvent de récollets de Montargis : c’est lui qui lui fit rencontrer la Mère Granger. Par la suite Mme Guyon le reverra de loin en loin : à Corbeil en 1681 ; au moment où elle décidera se rendre à Gex, il la préviendra judicieusement contre les Nouvelles Catholiques dans lesquelles elle comptait s’engager. Enfin, en 1696, elle le demandera en vain comme confesseur lors de son emprisonnement :
En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant [sic], récollet d’un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m’en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande.388
Gardien du couvent de Saint-Denis (1670-1672), prédicateur assez réputé en 1677, provincial en 1683 de la province couvrant Artois, Hainaut et Flandre française, il fut ensuite exilé dix ans à l’autre extrémité du royaume à Saint-Jean-de-Luz, à cause d’une affaire (inconnue) qui avait provoqué une intervention de la Cour. En 1694 il fut chargé d’une communauté de sœurs visitandines: « C’est à quoi je ne suis plus guère propre après dix ans d’exil ». Il mourut à Paris le 23 avril 1699 389.
Archange Enguerrand avait été formé par Jean Aumont390, et se rattachait donc par son intermédiaire au réseau d’amis de l’Ermitage. Il fut aussi en relation avec Le Gall du Querdu391. Il connaissait bien Mectilde, la Mère du Saint-Sacrement (que Mme Guyon fréquentera à Paris) : la réformatrice bénédictine pratiquait l’adoration perpétuelle, sujet du premier ouvrage imprimé d’Archange392.
Celui-ci eut la bonne idée de confier Mme Guyon à la Mère Granger, supérieure du couvent des bénédictines de Montargis393.
Dès qu’elle fut mariée, la jeune Madame Guyon fut en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, qui étaient opposés à l’attirance de la jeune femme vers l’intériorité. Elle fut très heureuse de pouvoir se réfugier auprès de Geneviève Granger, qui va lui apporter un soutien « maternel » et la guider à partir de
1668. La Vie par elle-même394 fait le récit de cette bonne direction, qui savait joindre prudence, encouragement, incitation au retour intérieur, engagement et dépassement :
À mon retour, je fus trouver la mère Granger, à qui je contai toutes mes misères et mes échappées [infidélités, 1.14.1sv.]. Elle me remit, et m’encouragea à reprendre mon premier train ; elle me dit de couvrir entièrement ma gorge avec un mouchoir… [1.14.5.]
Sitôt que je vis la petite vérole au logis, je ne doutai point que je ne la dusse prendre. Je fus consulter la Mère Granger aux Bénédictines qui me dit de m’éloigner si je pouvais. [1.15.1]
Elle devait se cacher ou trouver des subterfuges pour la fréquenter : ;
[Mon Dieu,] Vous me faisiez trouver des providences toutes prêtes pour écrire à la Mère Granger lorsque j’étais le plus pressée de peines, et je sentais de forts instincts de sortir quelquefois jusqu’à la porte, où je trouvais un messager de sa part qui m’apportait une lettre qui n’aurait pu tomber entre mes mains sans cela. [1.17.5]
J’avais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien, ni de mes péchés, ni de mes peines, je n’aurais pas fait la moindre chose sans la lui dire : je ne faisais d’austérités que celles qu’elle me voulait permettre. […] Mon confesseur et mon mari me défendirent de nouveau de la voir. Il m’était presque impossible d’obéir. […] Comme je l’aimais beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de la justifier et d’en dire du bien ; et cela les mettait en telle colère qu’ils veillaient encore de plus près pour m’empêcher de l’aller voir […] Je prenais prétexte d’aller voir mon père et j’y courais, mais sitôt que cela était découvert, c’était des croix que je ne puis exprimer […] Ma belle-mère se mettait sur un certain petit vestibule, personne ne pouvait sortir du logis qu’elle ne les vît et qu’ils ne passassent auprès d’elle. Elle leur demandait où ils allaient, et ce qu’ils portaient : il fallait le lui dire, de sorte que quand elle savait que j’avais écrit à la Mère Granger, c’était un bruit terrible […] Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger, qui me disait : « Comment les contenteriez-vous puisque, depuis plus de vingt ans, je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout ? » [1.17.6-7]
La Mère Granger pouvait réagir vivement :
Un jour que pénétrée vivement de cette pensée et de cette peine [l’absence de Dieu] je lui dis que je ne vous aimais plus, unique Objet de mon amour, elle me dit en me regardant : «Quoi ! vous n’aimez plus Dieu ? » Ce mot me fut plus pénétrant qu’une flèche ardente. Je sentais une peine si terrible et une interdiction si forte, que je ne pus lui répondre, parce que ce qui s’était caché dans le fond se fit d’autant plus paraître dans ce moment que je le croyais plus perdu. [1.23.3]
Elle lui fit signer un « contrat » le jour de la Madeleine :
La Mère Granger m’envoya un petit contrat tout dressé, je ne sais par quelle inspiration. Elle me manda de jeûner ce jour-là et de faire quelques aumônes extraordinaires, et le lendemain dès le matin, jour de la Madeleine, d’aller communier une bague dans mon doigt, et lorsque je serais revenue au logis, de monter dans mon cabinet où il y avait une image du Saint Enfant Jésus […] Le contrat était tel : « Je promets de prendre pour mon époux Notre Seigneur Enfant, et me donner à lui pour épouse, quoiqu’indigne. » [1.19.10.]
L’aide se poursuivit par delà la mort :
J’appris avant de m’en retourner que la Mère Granger était morte. J’avoue que ce coup me fut le plus sensible que j’eusse encore eu. […] Il me semblait que si j’avais été à sa mort, j’aurais pu lui parler et m’instruire de quelque chose […] Il est vrai que quelques mois avant sa mort, j’eus une vue que, quoique je ne la pusse voir qu’avec une extrême difficulté et sans souffrir, elle m’était encore un soutien. [1.20.4]
M. Bertot, quoiqu’à cent lieues du lieu où la Mère Granger mourut, eut connaissance de sa mort [le 5 octobre 1674] et de sa béatitude, et aussi un autre religieux. Elle mourut en léthargie, et comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : « Je l’ai toujours aimée en Dieu » et ne parla plus depuis. Je n’eus aucun pressentiment de sa mort. [1.20.7]
À quelques années de là, la Mère Granger m’apparut en songe, et me dit : « Soyez assurée que Notre-Seigneur pour l’amour qu’il vous porte a délivré votre mari du purgatoire le jour de la Madeleine... » [1.22.7]
C’est lors d’une fête de la Madeleine que, six ans après la mort de la religieuse, Mme Guyon sera délivrée d’une longue nuit intérieure.
Geneviève Granger, se voyant vieillir, décida de confier Mme Guyon au mystique qu’elle estimait le plus : le successeur de Bernières, M. Bertot. Elle sera la plus grande de ses disciples.
Mme Guyon ne la connut pas, mais elle pensait que la Mère Bon prenait soin d’elle par delà la mort. Elle raconte dans sa Vie qu’elle l’avait vue en rêve :
Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève. » Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens plus. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire. Selon le portrait de la mère Bon, que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle ; et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort. 395
Si Mme Guyon n’a pas connu directement la Mère Bon, elle aimait lire son Catéchisme spirituel puisqu’on le trouve relié avec des copies des Torrents. On sait aussi que le P. La Combe l’admirait. Mme Guyon fut sûrement en contact avec les amis de la Mère Bon : on sait que celle-ci dirigea une comtesse piémontaise, qui fonda à Turin un couvent d’ursulines, or madame Guyon sera en relation avec une comtesse et son couvent lors de son séjour turinois.
La Mère Marie Bon, suspectée de quiétisme, n’a pas été reconnue à sa juste valeur malgré le livre du P. Maillard396. Ce n’est qu’à l’époque moderne que Bremond fera d’elle « la vivante réalisation de ce que les théoriciens de la mystique ont décrit de plus sublime. »397.
Elle donna sa vie à Dieu. Née d’un père avocat au Parlement de Grenoble, elle perdit sa mère à l’âge de deux ans. « Les religieuses ne voulaient pas la recevoir à cause de sa petite taille et de ses infirmités 398 ». Elle entra cependant en religion à vingt et un ans, le 20 décembre 1657. En 1661, une vision du Crucifié mit fin à une période de troubles intérieurs. Elle obtint de Dieu de cacher toute manifestation de ses grâces tandis qu’elle assurait l’enseignement des filles selon la vocation des ursulines.
Les religieuses « attribuaient ses faiblesses à la continuelle attention qu’elle apportait aux opérations de Dieu dans son cœur. Mais elle dit à l’une de ces religieuses que son mal venait au contraire de ce qu’elle ne s’appliquait pas assez à Dieu. Elle ajouta qu’elle puisait ses forces dans la contemplation [54] ». Un jour, elle eut la vision d’une « personne renfermée dans un globe de cristal », ce qui lui fut expliqué ainsi : Vous êtes dans Moi, Je vous environne de tous côtés : tout ce qui vous vient de la part des créatures passe par Moi [66].
Alors qu’elle était accoutumée
de former des intentions très pures au commencement de ses actions [86] […] [Dieu] lui montra qu’il y avait quelque amour propre […] la satisfaction d’être assurée qu’elle faisait ses actions pour Dieu. Afin de détruire ce défaut […] elle devait regarder Dieu seul, Lui abandonner ses propres intentions […] Le voir opérant dans elle comme dans un néant qui ne peut produire aucune chose ; qu’Il régnait ainsi dans l’âme, laquelle n’usait alors de sa liberté que selon les mouvements de la grâce, lui disant : “Sacrifiez-moi le désir que vous sentez [101] d’avoir de l’humilité, pour vous rendre conforme à ma volonté et ne considérez pas cette vertu en vous, parce que vous la perdrez lors que vous croirez la posséder […] vous devez suivre seulement la lumière que Je répands dans votre esprit, comme les israélites suivaient l’Ange.” »
Vers 1664, Courbon, vicaire de l’archevêque de Vienne, lui commandant d’écrire, elle adressa à son directeur l’exposé suivant :
Mon âme se trouve dans un simple regard de Dieu, ou pour mieux dire, dans une simple attention à la parole de Dieu dans mon [124] cœur, se tenant dans un profond respect et dans un silence semblable à celui que l’Amante Madeleine gardait aux pieds de son Sauveur. Car c’est ainsi qu’Il me l’a fait voir Lui-même…
Il n’y a de ma part dans cette divine opération que l’acquiescement […] Tout ce qui n’est pas Dieu éloigne l’âme de lui, et empêche le cours de [125] Sa grâce : laquelle exige de couler continuellement dans l’âme afin qu’elle s’y étende. Et de même que l’eau d’une vive source court promptement, lors qu’ayant été retenue elle trouve un passage libre par quelque canal bien net et bien préparé. Ainsi cette grâce ayant arrêté son cours par l’infidélité de l’âme, elle se répand à la même vitesse, quand cette âme retourne à sa première fidélité. C’est ce qui m’arrive quelquefois…399
L’assassinat de son père le 21 septembre 1664 la plongea dans une nuit spirituelle :
Lorsque vous êtes fortement poussée à vous jeter par la fenêtre, vous n’y consentez pas, car vous vous retirez promptement : sachez qu’il en est de même de vos autres tentations [163]. Elle reconnut que son amour propre lui faisait craindre de devenir folle…
Elle appliquait sa prière au soulagement des âmes du Purgatoire :
Je m’étonnais de ce qu’Il voulait se servir de moi pour sauver les âmes […] Ne sais-tu pas que tu es un néant et que c’est pour cela que Je t’ai choisie ? [245]
On lui ordonnait souvent de se mettre au parloir malgré ses infirmités. Dieu lui révélait les secrets des consciences. Les gens accouraient de tous côtés :
Elle disait avec une sainte liberté […] aux gens de qualité et aux autres, les défauts […] Ils n’avaient aucun repos de conscience qu’ils n’eussent exécuté ce qu’elle [250] les avait priés de faire. Il n’était pas nécessaire que chacun lui dit ses dispositions intérieures [251] pour lui déclarer son état : les lumières de la grâce les lui faisaient voir aussitôt qu’on commençait à lui parler.
Ceci lui attira des jalousies : son Traité de l’oraison la fit accuser d’hérésie, mais une traduction italienne fut approuvée.
Elle fut deux fois supérieure, avant une persécution qui dura sept ans :
[La nouvelle supérieure] lui ordonna de la lui demander [la communion], comme les novices le pratiquent, toutes les fois qu’elle voudrait s’approcher des saints mystères […] elle se soumit volontiers […] elle prenait le temps des assemblées de la Communauté et se mettait à genoux devant la Supérieure [279].
Cette persécution s’acheva dix-huit mois avant sa mort à l’âge de quarante-cinq ans.
Madame Guyon aimait lire son « catéchisme » qui traite des grands thèmes mystiques : Dieu seul, le chemin désintéressé, l’adhérence à la grâce. Il a été écrit sous forme d’un dialogue :
D. Que peut faire l’âme ainsi dénuée de tout plaisir, jugement volontaire et intérêts propres ? – M. Elle n’a jamais fait de si bonnes affaires qu’elle en fait pour lors, parce que jouissant de [662] Dieu d’une manière inconnue aux sens, elle opère par Lui, et Il opère en elle, de sorte que ses opérations sont toutes saintes et d’un mérite très grand. C’est pour lors […] qu’elle peut être appelée spirituelle ; parce qu’elle n’est plus que pour adhérer à l’esprit de la grâce […] pour lors elle peut dire avec vérité les paroles de St Paul : « je vis en moi, mais non plus moi, mais l’esprit de Jésus-Christ vit en moi ».
[668] M. L’anéantissement doit détruire toute présomption et donner la gloire à Dieu de toutes ses bonnes œuvres. Il faut de plus retrancher les paroles, je ne suis rien, je suis un grand pécheur et je ne fais que du mal, d’autres semblables, lesquelles ordinairement ne sont que compliment de l’amour propre.
[676] D. Ce que c’est qu’adhérer simplement à Dieu ? – M. Adhérer simplement à Dieu, c’est se soumettre à Sa volonté, sans raisonnement, par la connaissance qu’Il en donne ; ne pas prendre conseil avec soi-même pour savoir si on doit se soumettre ou non ; et enfin, faire la volonté de Dieu intérieurement et extérieurement sans perdre la vue de Dieu pour la faire, et sans s’occuper l’esprit […]
D. Pourquoi il faut ainsi nous détruire nous-mêmes pour agir simplement ? – M. Cette simplicité, pour être parfaite, demande ces anéantissements parce que son occupation est de regarder Dieu en tout temps et en tout lieu comme son unique objet et sa fin dernière sans permettre même à l’âme qui la pratique de considérer distinctement ce qu’elle fait en cette pratique et ce qu’elle y acquiert, non pas même de voir si Dieu est son unique objet par une application particulière [678] de sorte que l’on pourrait dire de l’âme qui agit simplement qu’elle agit purement, parce qu’elle est toute perdue en Dieu et n’agit que par Lui, c’est pour lors qu’elle est, parce qu’elle cesse d’être à elle-même pour être à Dieu.
M. [682] Le chemin que je veux vous montrer et que je souhaite que vous marchiez à grands pas, porte le nom de la Voie ou Chemin Désintéressé […] - D. Ayez la bonté de me conduire à cette porte. – M. Cette porte n’est autre que l’humble prière […] [683] qui se fait dans le cœur par adhérence aux mouvements de l’esprit de la grâce, lequel donne à un cœur qui lui est soumis, ce qu’il doit demander et la manière…
En analysant les difficultés rencontrées dans l’oraison, elle met en garde contre les pensées contrôlées par l’entendement et qui empêchent le vide nécessaire à l’opération divine. Elle sous-entend par là les méditations (considérations) sur un thème :
D. S’il arrivait des bonnes pensées dans l’imagination […] faudrait-il les détruire ? – M. Il n’y a pas de nécessité de détruire les pensées qui occupent l’imagination : il se peut même faire que l’imagination étant ainsi occupée sans que l’âme ait pris aucun soin, donnera à la volonté une plus grande facilité pour faire sa prière. [692]
D. Quelle différence mettez-vous entre la considération et la pensée qui vient de l’imagination ? – M. Ce qui fait cette différence, est que la volonté se porte délibérément à faire que l’entendement soit occupé dans une pensée ou sujet pour le considérer […] Si bien que [693] toute l’âme, ou du moins ses trois puissances, se trouvent toutes occupées et remplies de telle sorte qu’il n’y reste point de vide pour recevoir l’opération de Dieu, [mais] au contraire une opposition générale par l’attachement volontaire qu’elles ont au sujet qui les occupe.
Par contre, les pensées qui surgissent spontanément n’ont pas d’importance :
Cette opposition n’est pas dans la pensée qui se présente à l’imagination, parce que l’âme ne l’ayant pas choisie elle n’y a pas de volonté, ni par conséquent de propriété et d’attachement, et venant à s’en apercevoir, elle s’en défait ordinairement comme d’un sujet qui vient la séparer de celui qu’elle s’est choisi et auquel elle veut se tenir…
Elle insiste sur le libre don de Dieu à tous, montrant le même optimisme que Mme Guyon dans son Moyen court :
[700] M. Ceux qui disent que l’oraison est un don de Dieu, disent le vrai. Mais lorsqu’ils ajoutent qu’il ne le donne pas à tous, ils se trompent […] Il ne tient qu’à l’âme de faire oraison […] un peu d’amour pour Dieu ou pour elle-même la ferait profiter de l’esprit de prière et d’oraison qui est en elle […] on viendrait à connaître par expérience qu’il n’est pas difficile de suivre les divins mouvements pour prier.
Elle montre que l’obsession des vertus n’est qu’attachement à sa propre perfection :
La privation des effets sensibles de la grâce [a lieu] pour retrancher les dérèglements de l’amour propre […] il faut qu’elles [les âmes] se perdent si bien en Dieu qu’elles ne voient que Lui et non plus elles-mêmes…
[723] D. Il faut donc préférer l’attrait qui unit l’âme à Dieu à tous ceux que l’on a pour la pratique de la vertu ? – M. Oui, il le faut […] Combien de personnes s’éloignent de la perfection par le défaut de fidélité [724] sans néanmoins en manquer aux autres attraits qu’elles ont pour la pratique des vertus […] de sorte que regardant les dispositions que la présence de Dieu lui communique comme moyen de se rendre plus parfaite, elle s’y attache et s’en sert par intérêt propre et ne craint point de perdre la vue de Dieu pour celle qu’elle prend plaisir d’avoir en Ses dons ; de sorte que si la divine Bonté ne retirait pas Ses dons pour la remettre en son devoir, elle resterait dans son aveuglement. […] Pour tout avoir, il ne faut rien avoir…
Un acquiescement de volonté en silence à celle de Dieu par lequel l’esprit [739] agit ou n’agit pas suivant ce que cette divine Volonté ordonne, et cet acquiescement produit sans bruit […] [la] pure foi.
Si l’on est préoccupé par son imperfection, une seule solution :
[745] Dieu est ce grand miroir […] dans la glace duquel l’âme chrétienne aperçoit ses défauts, et la fidélité qu’elle a à s’y regarder, lui mérite la grâce de les détruire ; c’est là que les imperfections lui paraissent telles qu’elles sont, l’amour propre n’ayant [aucun] moyen de les couvrir du manteau de déguisement. L’âme qui veille à Dieu, Il a Lui-même la bonté de veiller pour elle sur elle-même ; de sorte qu’elle pourrait dire qu’elle se voit par les yeux de Dieu et non point autrement.
L’âme est abandonnée au divin :
[763] L’âme qui est à Dieu par l’abandon ou donation qu’elle lui fait d’elle-même et de tout ce qui la touche, demeure en repos et en silence auprès de Lui sans souci, sans dessein, sans volonté, éloignée de toute inquiétude parce qu’elle ne veut que la volonté de Dieu à laquelle elle adhère simplement, bien que l’amour-propre et la conduite humaine s’y opposent […]
La mère Bon récapitule ce que l’âme a traversé, en insistant sur la nécessité de la discrétion et d’une vie cachée :
[781] Par la connaissance de soi-même on se voit inhabile à la pratique du bien sans le secours de la grâce…
[793] l’âme dans cette vie de Dieu reçoit de sa bonté un nombre infini de bons sentiments qu’elle rend en même temps à son bienfaiteur […], mais comme elle n’a pas encore la pureté d’amour qui lui est nécessaire, elle reste dans ses élans et transports d’amour, par l’ardeur desquels elle se purifie et dépouille des sentiments naturels, des désirs des choses créées, des attachements qu’elle y a […]
[794] Ces transports et élans amoureux doivent être modérés en sorte qu’ils ne paraissent pas à l’extérieur […] cette grâce demande que celles qui l’ont reçue commencent à mener une vie cachée […] et pour cet effet elle doit taire tous ses bons sentiments, ne pas parler de Dieu ni de la vertu, quelque bonne intention qui la pousse.
La belle fin du Catéchisme décrit l’occupation de l’âme qui a tout quitté pour Dieu :
[802] L’occupation de l’âme dans cet état n’est autre qu’une cessation de toute occupation pour se laisser occuper de Dieu seul, un anéantissement continuel de ses puissances intérieures pour se [803] perdre en lui et en être possédé ; son oraison peut être appelée un silence intérieur par lequel elle prie […] contemplation infuse de la part de Dieu et passive de la sienne pour le recevoir.
[831] Aimer Dieu par lui-même c’est avoir anéanti toutes ses propres opérations, exceptée celle de la simple attention à Dieu par la foi et la simple adhérence […] il lui semble toutefois souvent qu’elle est sans amour parce qu’elle n’a plus de sentiment sensible ni d’affection dans le cœur qui l’en assure : comment pourrait-elle en avoir puisque pour aimer purement il faut de nécessité n’être plus.
[832] La vertu de simplicité […] est une émanation de l’être simple de Dieu […] elle fait que l’âme quitte la multiplicité pour se tenir dans l’unité, qu’elle quitte toutes pensées et même les lumières surnaturelles et les grâces reçues pour ne voir que Dieu.
D. L’âme n’acquiert-elle point d’autre bien […] ? – M. La connaissance expérimentale d’elle-même, par laquelle elle est en état de ne se fier plus à elle-même, et de ne s’attribuer jamais la gloire du bien qu’elle fera, mais à Dieu qu’elle voit en être l’auteur.
La plupart des spirituels estiment nécessaire de partir à l'écart du monde pour chercher l'expérience intérieure. Ils pensent que la nature humaine est trop faible pour se passer d’un cadre fort. Ils construisent des bâtiments prévus à cet effet et embrassent la vie monastique pour ne pas être distraits de la contemplation.
Les mystiques dont nous parlons ne nous ont laissé ni bâtiments ni règles, mais des lettres400. Par chance, sont parvenus jusqu’à nous trois vastes recueils épistolaires qui se relaient en formant une belle continuité : nous avons vu les lettres de Bernières qui couvrent les années ~1635 à 1659401, celles de Bertot vont de 1660 à 1681402, et les lettres de Guyon de ~1686 à 1717403. C’est là l’extraordinaire édifice qu’ils nous ont laissé. En dehors de cette « École » , on ne rencontre guère d’échanges complets de lettres entre spirituels, car la tradition religieuse privilégie souvent les écrits du saint fondateur, mis sur un piédestal, et néglige ses interlocuteurs et ses successeurs. Les correspondances passives ont souvent disparu.
Ce cas unique d’une « conspiration » réussie où le devoir de mémoire est accompli, n’est-il que la réponse typique d’une minorité persécutée ? Plutôt conscience de la valeur unique d’entretiens essentiellement mystiques – pas d’affaires d’intendances – et préservés « sans coupures » par omission de l’un ou de l’autre interlocuteur.
Chaque génération était très consciente de la valeur de ces lettres qui transmettaient toute une expérience. Ils ont pris soin de les sauver à tout prix. Ils voulaient éviter la disparition de ces témoignages de la vie mystique menée en commun.
L’histoire de ces sauvetages reste à faire et l’on peut la résumer ainsi : Mectilde a repêché avec difficulté des écrits de Chrysostome gardés par ses confrères du Tiers Ordre Régulier, et Jean de Bernières l’a préservé en l’éditant à ses frais à Caen ; puis Jourdaine de Bernières a sauvée la correspondance de son frère Jean (sans pouvoir éviter le désastre de la réécriture du Chrétien intérieur). Mme Guyon a sauvé Bertot avec l’aide d’une amie duchesse, et pendant ses emprisonnements elle a pu faire préserver par ses proches les lettres qu’elle-même avait reçues de son Directeur. L’admiration de Pierre Poiret a préservé entièrement les écrits de Mme Guyon malgré l’opposition de certains disciples qui se disputaient après sa mort sur l’opportunité de publier la Vie par elle-même. Enfin, les bénédictines « filles » de Mectilde ont sauvé cette dernière en recopiant durant trois siècles les lettres et « dits » de leur fondatrice, y compris de précieuses lettres de Bernières (elles authentifient les plus nombreuses imprimées).
La rencontre du maître et de la dirigée eut lieu le 21 septembre 1671.
Jeanne de la Motte-Guyon (1648-1717) a d'abord été une jeune fille de la riche bourgeoisie provinciale. Éduquée chez les bénédictines, elle eut la chance de rencontrer la Mère Geneviève Granger (1600-1674) dont la profondeur et le rayonnement l'attirèrent très jeune vers la vie contemplative. Elle menait donc de front la pratique de l’oraison et la vie traditionnelle d’une jeune fille : elle consacrait plusieurs heures par jour à la prière et faisait des retraites. Mais elle fut arrachée à ce cadre idéal quand on la maria au riche et vieux M. Guyon qui voulait qu'elle lui consacre tout son temps ! Sa belle-mère la surveillait et l'empêchait de prier. Ces contraintes la rendaient malade, engendraient chez elle une immense souffrance et un désir de solitude impossible à satisfaire.
Par bonheur, la Mère Geneviève Granger, qui se sentait vieillir, lui fait rencontrer l'un des plus grands mystiques de son temps, le prêtre Jacques Bertot (1620-1681), dont nous avons vu qu’il avait apporté à l’abbaye de Montmartre la spiritualité de l’Ermitage fondé à Caen par Jean de Bernières. Mme Guyon se plaça sous son autorité, ce qui nous vaut maintenant de lire leurs échanges. Elle lui confie combien elle souffre dans une belle famille où elle ne peut pas se consacrer à la recherche de Dieu.
Monsieur Bertot connaissait bien lui-même cette attirance vers la solitude où l’on pense trouver Dieu plus facilement. Voici la jolie lettre envoyée à Mme Guyon en 1674 où il avoue sa nostalgie404 :
L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières, mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.
Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui, à la suite, lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui, se donnant à l’âme et l’âme l’ayant trouvé, elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.
En vérité, les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé, en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. »
Et pourtant, il refusa toujours de céder à ce désir, considérant qu'il fallait pratiquer l'oraison là où, selon son expression, « l’ordre de Dieu » l’avait placé. Jamais il n’encouragea Madame Guyon à fuir son environnement, mais au contraire il lui ordonna une pratique qui se révélera plus profonde, car elle transcende les contraires : l’oraison au milieu des contraintes domestiques. Leur échange de lettres montre une jeune femme qui obéit comme elle peut aux instructions de Bertot. Petit à petit, on la voit passer du dégoût d'avoir à veiller un vieux mari et du regret de ne pouvoir prier tranquillement dans sa chambre, à une acceptation paisible. Elle part d'un état où elle croit que toute occupation humaine est une perte de temps en comparaison de la vie en Dieu : ce serait tellement mieux si elle était ailleurs. Or, à sa grande surprise, elle va expérimenter tout le contraire :
Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m'y trouvais fort recueillie, de me retirer pour m'en aller faire oraison, croyant aller faire merveilles, et j'expérimentais tout le contraire : c'était une inquiétude et une dissipation qui me peinai[en]t beaucoup et je ne pouvais pas être là en repos, voyant que ce n’était pas l’ordre de Dieu 405.
C'est donc dans la médiocrité du réel que se trouve la perfection, car là, à cet instant, Dieu se manifeste. Bertot approuve cette nouvelle expérience :
[…] dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition soit à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l'expérience pour le croire ; cependant cela est vrai. C'est pourquoi vous trouverez toujours, lorsque l'ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution qu'à faire oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices, car l'un vous est Dieu et l'autre ne vous peut être tout au plus qu'une sainte et vertueuse pratique406.
Quand l’état de son mari empire, elle sait maintenant rester bien centrée au cœur de la grâce et ne désire plus rien d’autre que ce qu’elle est en train de vivre :
Depuis dix ou douze jours M. N. [M. Guyon] a eu la goutte. J’ai cru qu'il était de l'ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J'y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n'en ai expérimentées de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables, je ne puis désirer autre chose et j'y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu407.
En acceptant les difficultés comme étant d’origine divine, elle commence donc à ressentir la vie de la grâce, et Bertot en est tout heureux :
Je ne puis vous exprimer ma joie [en] remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive et que, comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable vous est présentement délicieux et que non seulement vous y trouvez la vie, mais une souveraine consolation408.
Bertot et Mme Guyon à sa suite vivent donc l'intériorité au milieu des tracas de la vie ordinaire et des circonstances où la Providence divine les met. On ne cherche pas à y échapper, on n’en change pas volontairement, car ce serait affirmer une volonté propre :
La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine Providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillé et sculpté selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation : les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage409.
Ce que Bertot pratique et enseigne là a été énoncé bien avant lui par Ruusbroec (1293-1381) sous le nom de « vie commune ». Chez lui, le mystique n’est pas accompli tant qu’il n’est pas capable de vivre en même temps sur les deux plans, accueillant les mouvements de la grâce divine tout en agissant sur le plan humain. Voici ce qu’il en dit à la fin de La Pierre brillante :
[…] il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu’il veut et comme il veut ; et il ne s’attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l’honneur ; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c’est pourquoi il mène une vie commune, parce qu’il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux410.
On vit donc comme tout le monde, on ne se réfugie nulle part. Si la solitude vient, c’est qu’elle est voulue par Dieu. Et elle n’est pas toujours agréable, comme les années de prison vécues par Madame Guyon. Toute la personne s’abandonne entre les mains de la grâce. Pour le faire comprendre, Bertot utilise la comparaison suivante :
N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’effacent, devenant dénués de tout411.
La métaphore sera développée par Mme Guyon dans les Torrents412 :
Pour les âmes du troisième degré que dirons-nous sinon que ce sont comme des Torrents qui sortent des hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. [...]
De tels textes susciteront l’indignation du clergé, car il y verra la permission de faire n’importe quoi. En réalité, même si ces gens vivaient au milieu de la société, ils menaient discrètement une vie très sérieuse. Témoin les vœux secrets de chasteté et de pauvreté que Mme Guyon confia au duc de Chevreuse, et qui la situent dans la mouvance du Tiers-Ordre franciscain413. Son troisième vœu nous intéresse directement :
[…] une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce.
Mme Guyon suit donc exactement la même voie que son père spirituel : un abandon qui nécessite d’instant en instant d’ouvrir sa vie aux impulsions divines. Cette ouverture ne nécessite même pas d’effort : elle n’est pas un acte, mais un état où l’on se perd en Dieu d’instant en instant :
Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire ou à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme […] j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit ou naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état414.
Le monde entier devient alors signe de Dieu, chaque événement est divin :
[…] il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement, mais divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes415.
Si l’on vit dans un monde où le divin est partout, on ne dépend pas d’un lieu pour trouver Dieu. Se retirer dans un lieu particulier n’a pas de sens. Bertot et Guyon ne veulent plus faire des allées et venues entre vie ordinaire et moments de contemplation : ils cherchent la grande unité, la plongée permanente dans le divin, tandis que l’extérieur est soumis aux aléas voulus par la Providence divine. Leur désir est de passer de la dualité extérieur/intérieur, de l’alternance contemplation/vie ordinaire à l’unité en Dieu sans interruption. C'est le but vers lequel Bertot guide la jeune Mme Guyon, là où Dieu disparaît en tant qu'objet à atteindre, pour devenir la Présence au sein de laquelle on vit :
[...] quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen [intermédiaire], par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu416.
Cette vie en Dieu a une contrepartie : une solitude toute intérieure, faite de nudité et d’éloignement du créé. C’est une sorte de désert, de mort, car l’on quitte intérieurement ce qui est humain pour vivre dans le divin :
[…] ainsi insensiblement en nous dérobant de la lumière humaine, nous trouvons la divine, et en nous enterrant en quelque façon tout vivant, nous trouvons la mort qui nous perd aux créatures, à nous-mêmes et à l’humain (comme le tombeau nous dérobent nos amis), pour nous trouver dans la vérité de la foi, qui a et renferme toute vérité417.
Malgré la sévérité de ce texte, il ne faut pas imaginer Bertot attiré par le grand modèle de l'époque qu'était la Trappe. S'il s'incline devant ces héros de la spiritualité, on sent qu'il a quelques doutes sur leur volontarisme et leur orgueil ascétique. Il préfère la modération et quand il analyse sa propre façon de vivre la solitude, c'est avec modestie et réalisme :
[…] en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté, la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.
Il termine en appelant Mme Guyon à prendre conscience que tout est «bruit» en comparaison du grand silence intérieur :
Je prie Dieu de vous y donner et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé418.
§
Lorsque Guyon a succédé à Bertot et pris la direction spirituelle de son groupe, la continuité a été totale. Contrairement à Fénelon qui tentait de convertir les gens, elle a toujours jugé sans intérêt de changer de lieu, d'état ou de religion, car l'essentiel est intérieur : s'abandonner à la volonté du Seigneur et accueillir sa grâce dans une solitude intérieure de plus en plus profonde.
À cause de son rayonnement intérieur exceptionnel, s'est formé autour d'elle un groupe extrêmement soudé, qui a résisté vaillamment aux attaques des pouvoirs ecclésiastique et royal. Ils n’étaient soumis à aucune règle, ils ne formaient pas un ordre, ils ne se sont pas réfugiés dans un bâtiment spécial et ne sont pas partis dans la montagne pour vivre l'oraison. Chacun reste là où Dieu l'a placé, et il se trouve qu'au début, ce lieu de vie fut paradoxalement la Cour de Versailles puisque Fénelon était précepteur du Dauphin et Chevreuse ministre de Louis XIV. Ils se réunissaient discrètement pour pratiquer l'oraison dans les appartements des uns ou des autres419 : Fénelon vivait à trente mètres des Chevreuse ! Mme Guyon venait quand le Roi était à Marly, pour ne pas attirer l’attention.
Mais leur rêve de convertir la Cour fut détruit par la disgrâce royale : Fénelon perdit son appartement, Mme Guyon fut enfermée à la Bastille pendant des années, supportant une solitude imposée. Fénelon subit les attaques de Bossuet et finit sa vie exilé à Cambrai où il recevait et dirigeait discrètement ses amis mystiques420 :
Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir. Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. […] Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce.
Il se forma à Cambrai un cercle spirituel parallèle à celui de Mme Guyon à Blois : en union avec elle, il pouvait transmettre la grâce en silence à ses visiteurs. Mais ne nous est parvenu qu’un témoignage sur la « vie commune » menée par de paisibles convives traités à égalité par l’Archevêque.
Mme Guyon fut libérée, mais comme elle était surveillée, la seule solution fut d'être accueillie à Blois près de son fils. Des amis de toutes nationalités, catholiques et protestants, vinrent y visiter «notre Mère». La spiritualité y était très cachée : en apparence, une vieille dame recevait ses amis… Ils étaient forcés de vivre la quintessence de la mystique sans aucune forme extérieure. Dans la plus grande simplicité, la grâce faisait partie du quotidien, comme le raconte ce texte :
Plusieurs Anglais et Écossais protestants firent connaissance avec elle durant son exil à Blois. Ils avaient aussi vu M. de Cambrai et M. Poiret. Ils se rendirent chez elle et mangeaient à sa table […] Elle vivait avec ces Anglais comme une mère avec ses enfants […] Souvent ils se disputaient, se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder ; elle ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s'en occupaient en sa présence, et lui en demandaient son avis, elle leur répondait : « Oui, mes enfants, comme vous voulez. » Alors ils s'amusaient de leurs jeux, et cette grande sainte restait pendant ce temps-là abîmée et perdue en Dieu. Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d'elle.421
Voilà donc une expérience de la grâce au beau milieu de la vie ordinaire sans que «notre Mère» ait besoin de leur dire quoi que ce soit. S'ils menaient une vie retirée, c'était par nécessité, face aux menaces extérieures qui les contraignaient à se cacher. Le problème n'était pas pour eux de trouver la vie d'oraison grâce à la retraite hors du monde, mais de se soustraire à l'hostilité du monde envers la mystique.
La plongée mystique leur permettait de concilier les contraires, qu’ils fussent politiques (les Écossais contre les Anglais en 1715, dans le récit précédent), ou religieux à cause des règles d’exclusion observées entre catholiques et protestants. Les protestants restaient en compagnie de «notre Mère» même pendant la messe catholique en présence du prêtre catholique qu’envoyait Mgr Berthier, évêque de Blois et ami de Fénelon, moyennant un peu d’ingéniosité :
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état.
Mme Guyon lui fut présentée le 21 septembre 1671 dans des circonstances qui resteront gravées dans sa mémoire. La Providence veillait visiblement à ce que cette rencontre se fasse :
[…] je dirai que la petite vérole m’avait si fort gâté un œil que je craignais de le perdre tout à fait, je demandai d’aller à Paris pour m’en faire traiter, bien moins cependant pour cela que pour voir M. B[ertot] que la M[ère] G ranger] m’avait depuis peu donné pour directeur et qui était un homme d’une profonde lumière. Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois. Il était venu pour la M[ère] G[ranger]. Elle souhaitait fort que je le visse ; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j’étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d’y aller. Tout à coup mon mari me dit d’aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m’envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là de sorte que le dommage qu’ils causèrent [attesté et daté dans le journal d’un Montargois] m’empêcha de retourner de trois jours. Comme j’entendis la nuit l’impétuosité de ce vent, je jugeai qu’il me serait impossible d’aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu’il fut temps d’aller, le vent s’apaisa tout à coup, et il m’arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois422.
Les instructions de Bertot furent plus simples que les trente points de Chrysostome adressés à Mectilde. Un décalogue fut suffisant, qui allait droit à l’essentiel dans un style incisif et remarquablement clair. Loin de l’ascétisme courant à l’époque, tout y est intérieur ; loin de toute exaltation, on est dans le réel et la simplicité. Bertot connaît le redoutable inconvénient des scrupules d’un Bernières ou de l’ascétisme de Port-Royal : être obsédé par la perfection de soi-même. Plein d’amour et de douceur, il n’impose donc aucune culpabilité, ce qui est rare. Par contre, il met son interlocutrice devant l’exigence fondamentale de la mystique, ne s’arrêter à rien qui ne soit Dieu :
Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.
Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. […]
1. […] Si le bon Dieu vous donne des lumières […] vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.
2. Continuez votre oraison, quoiqu’obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.
3. Conservez doucement ce je ne sais quoi qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
4. Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
5. Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. […]
6. Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter […]
7. Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état […] en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants […]
8. Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but […] Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
9. Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira.
10. Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié […] oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes […]423.
Avec amour et douceur, il va la pousser toujours plus loin, au repos en Dieu, ce qui signifie abandonner tout par amour pour Dieu :
Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure ; car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir ; mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant ; c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul424.
Il lui écrit parfois non seulement sur le plan personnel, mais pour lui transmettre son expérience de la voie en général. Par exemple, il décrit ici la découverte du centre de l’âme et la joie qui en découle. S’il appelle sans cesse à dépasser les états du début, on va voir qu’il en connaît fort bien les joies :
Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée : si bien que qui dit le centre, dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement une dilatation d’âme, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, toute autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est qu’étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien avoir par conséquent [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de Sa beauté ; mais passagèrement, car n’étant pas créée pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers. […]
Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivera à Lui par la mort et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela [425] soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement, comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On que c’est seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien, il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.
De là naît une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvée dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.
Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, Il est vraiment son lieu naturel ; et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation et ce général [426] qui commence à l’arrivée du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.
[…] plus elle sera et plus longtemps dans ce général et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier ni tant de mouvement, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois ; et ce n’est proprement que par là que commencent la fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage et le solide véritable ; ce qui est un commencement de foi tout autre, tout contraire et tout différent de [427] la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitèrent selon la nécessité.
[…] il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans son centre.
Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et à l’égard de Dieu, il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel Il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ces croix, dans ces emplois, et dans tout le reste qu’elle a à ménager, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte, et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité ; et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait [428] autrefois qu’avec embarras ; elle voit enfin que n’ayant rien ou qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout.
Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment […] toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien […]425
Cette voie est exigeante : il faut savoir ce que l’on veut. Si l’on fait le choix de Dieu, on sacrifie tout, y compris soi-même, par amour de Lui. Cette mort à soi-même s’accomplit au milieu de la vie :
Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. […] Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années426.
Il ne faut pas perdre son temps : Bertot secoue les disciples qui s’enlisent dans un état, car, par expérience, il sait qu’il y a tellement mieux ! La marque personnelle de Bertot est sa soif inextinguible de Dieu : ce qu’il veut, c’est le face à face avec Dieu et en être dévoré. Il tend toujours plus loin avec une hardiesse impressionnante et ne se satisfait de rien moins que l’infini :
[…] je ne crois pas que nous ne devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent borné et fini, au lieu que l’infini doit être notre fin.
Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien ! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.
Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même427.
Certaines phrases sont mystérieuses. Que veut-il dire quand il lui écrit dans son décalogue : « Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement » , et dans la lettre 75 que nous avons citée : « Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. ? »
Bertot semble être le premier dans cette voie à avoir compris que la grâce passait à travers lui. Il en parle ouvertement, en tous cas à Mme Guyon, son interlocutrice privilégiée. Bernières avait peut-être expérimenté cette union avec ses amis à l’Ermitage, mais ce n’est jamais dit explicitement. Tandis que Bertot a pris conscience que la grâce passe à travers lui, qu’il peut porter ses amis et disciples dans ses prières, et leur permettre ainsi d’aller vers Dieu plus rapidement (« promptement ») que par leurs propres moyens. Il sait qu’il peut faire partager son propre état spirituel, plus avancé, et les faire plonger en Dieu en unité avec lui. C’est cela qu’il révèle à Mme Guyon à la fin de la lettre 75 :
Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai428, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu429.
Il avait déjà offert à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur. Il lui apprend comment faire :
[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.
Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il se dit à soi-même. Il se dit : « Dieu » ; Dieu le Père en se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le Père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu430.
On constate dans la Vie qu’à cette époque la jeune femme n’a pas compris cette relation silencieuse et aurait désiré se raconter davantage :
Je vis M. Bertot, qui ne me servit pas autant qu’il aurait fait si j’avais eu alors le don de m’expliquer […] Sitôt que je lui parlais, tout m’était ôté de l’esprit, en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais. Ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose, et comme je le voyais très rarement, que rien n’arrêtait dans mon esprit, et que je ne lisais rien qui fût conforme à ce que j’éprouvais, je ne savais comment m’en expliquer. (Vie, 1, 19, 2)
Gageons qu’au contraire Bertot était satisfait de ce silence forcé, dû à la force de la grâce qui s’écoulait de lui.
Cette union spirituelle transcende l’espace :
Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu431.
Étant à la fois anéanti en Dieu et en union spirituelle avec elle, il peut porter à sa place tous les obstacles qui sont en elle et l’en soulager en les abandonnant au feu divin :
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor, car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable, car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.
[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela, ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout432.
Ce charisme fut probablement la cause du respect qui entourait Bertot. Cette possibilité merveilleuse, Mme Guyon l’appellera plus tard « état apostolique », aboutissement de la vie mystique qu’elle décrira dans ses lettres beaucoup plus explicitement que son père spirituel. Cette expérience de transmission de la grâce sera centrale pour tous ceux qui fréquenteront Mme Guyon et Fénelon : son évidence sera le ciment qui liera tous les membres de ce groupe spirituel.
Cette relation avec M. Bertot fut centrale, mais ne fut pas la seule : Mme Guyon se lia également avec les grands carmes par la correspondance qu’elle entretint avec Maur de l’Enfant-Jésus à l’époque de sa rencontre avec Bertot.
Dans le choix de textes mystiques des Justifications rassemblées en 1695 avec l’aide de Fénelon, Mme Guyon témoigne de son admiration pour Jean de Saint-Samson, maître spirituel de la réforme des grands carmes, en lui donnant une place prioritaire. Pourquoi ?
C’est avec son disciple, Maur de l’Enfant-Jésus433, qu’elle eut un échange de correspondance : il vivait dans la région de Bordeaux, tout en s’employant à établir un ermitage à Fontainebleau. Elle recourut à lui alors qu’elle n’avait que vingt-deux ans et se sentait perdue au milieu d’un « désert intérieur ». Nous possédons vingt et une lettres que Maur lui adressa entre 1670 et 1675 434, parce que Mme Guyon les considérait comme assez importantes pour les intégrer au Directeur mystique. On notera le respect avec lequel il écrit à Madame Guyon dont il mesurait le destin. Voici sa réponse à propos du « désert » dont elle se plaint :
Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (Lettre 1)
[…] regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (Lettre 2)
Il l’appelait vers ce qui est au-delà de tout état :
[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (Lettre 1)
[…] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (Lettre 4)
Dans sa dernière lettre, il lui lança :
Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien. (Lettre 21)
Le fond de cet état [mystique] est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. Si l’on croit quelque bien en moi, l’on se trompe, et l’on fait tort à Dieu. Tout bien est en lui et pour lui. Si je pouvais avoir un contentement, c’est de ce qu’il est et qu’il sera toujours. S’il me sauve, ce sera gratuitement, car je n’ai ni mérite ni dignité435.
Madame Guyon fut une personnalité exceptionnelle à plusieurs titres : elle habitait les sommets de la mystique, sa vie étant totalement imprégnée et gouvernée par la grâce. Elle a reçu le don très rare de transmettre la grâce en silence et de porter ses disciples par sa prière. Enfin elle a eu le don d’écriture qui lui a permis de parler de cette vie mystique : bien souvent les spirituels ne savent pas parler de leur expérience, mais cette contemporaine de Racine a su l’analyser finement.
Nous la connaissons bien par ses livres, ses lettres et de nombreux témoignages conservés en partie « grâce » au procès dont elle fut victime. Puis la vénération de son entourage était telle que le moindre de ses écrits a été recopié et que son œuvre complète a été éditée après sa mort par Poiret à Amsterdam.
Plus que d’autres, elle est proche de nous, car, tout en étant mystique, elle a mené une vie laïque de femme mariée et de mère, gérant ses biens et refusant de devenir religieuse, sort habituel des veuves au XVIIe siècle. Elle n’était pas protégée par les murs d’un couvent, mais elle a vécu au beau milieu de la Cour et des troubles de l’époque. Elle a subi des interrogatoires, un procès, un emprisonnement à la Bastille. Après avoir fréquenté les appartements des proches du Roi436 en l’aile gauche du château de Versailles, elle connaît les enfermements religieux puis civils.
Intérieurement la profondeur de son expérience l’a fait transcender les querelles entre catholiques et protestants au point de les recevoir ensemble à Blois à la fin de sa vie. Elle n’encouragea ni Fénelon dans sa tentative de conversion de Poiret, ni la conversion catholique de Ramsay, mais sans pour cela relâcher sa vie sacramentelle personnelle.
C’est pourquoi, selon les auteurs, elle apparaît sous des aspects divers : soit comme une mystique arrivant trop tard à l’époque d’une normalisation centralisatrice despotique (pour Brémond, Cognet), soit comme une veuve libre et décidée, un modèle féministe avant l’heure (pour Mallet-Joris, Bruneau), soit comme laïque religieuse sans Église d’accueil (pour Kolakovsky, Gondal), soit comme précurseur d’une union entre catholiques et protestants. Quelle interprétation choisir ?
Toutes ces facettes existent, mais ne l’auraient pas du tout intéressée, car le centre de sa vie était la grâce divine : tous ses actes s’y réfèrent et l’important pour elle était d’obéir à ses incitations. C’est en restant à l’écoute de ce Centre que Mme Guyon répond à ses juges et supporte les épreuves.
Mais la grâce ne concernait pas seulement sa personne. Ses lettres et sa Vie par elle-même437témoignent de la découverte émerveillée du don qui lui avait été donné : communiquer la grâce cœur à cœur en silence à ceux qui venaient la voir. Ses amis et disciples ressentaient ce flot de grâce qui passait à travers elle : c’est cette expérience intérieure qui a été la cause de leur fidélité sans faille. Elle considérait que sa mission était de mettre l’oraison à portée de tous. Mais le contexte était défavorable après la condamnation déjà prononcée de Molinos et de « pré-quiétistes » (même Bernières post-mortem !) par les Inquisitions italienne et espagnole.
Le désastre fut complet, bien prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence. Plus de dix années après la condamnation romaine de Molinos en 1687, l’atmosphère était à la vérification de l’orthodoxie des âmes. Mme Guyon fut réduite au silence, mise à l’isolement dans l’une des huit tours de la Bastille.
Il ne s’agissait pas tant d’une querelle d’idées que du trouble créé par une femme dans un ordre social masculin : simple laïque, elle refusait de devenir religieuse, mais dirigeait des religieux ; bourgeoise, elle détournait les grandes familles du « couvent de la Cour » (Saint-Simon). Prétendre vivre sous l’impulsion de la grâce et la transmettre indépendamment de toute autorisation ecclésiastique, suscitait le scandale chez les clercs et la méfiance du pouvoir royal habitué à maîtriser les libertés.
Bossuet, au début, sembla sous le charme, mais, soucieux de sa carrière, il se fit l’exécuteur de l’épouse du roi inquiète de voir l’engouement pour l’oraison se répandre à Saint-Cyr et devenir objet de conversation à la Cour. Fénelon voudra concilier les extrêmes et tentera en vain d’expliquer combien leur expérience mystique était connue de toute antiquité ; acculé, il restera fidèle à l’expérience intérieure révélée. D’autres adopteront un profil bas.
Pour comprendre ces crises et leur conclusion, il faut tenir compte des conditions concrètes de l’existence et de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après la révocation de l’Édit de Nantes, et l’obéissance à un roi absolu, oint de Dieu, sont des évidences pour tous les Français. Le concept de liberté individuelle n’existe pas. Chacun est soumis à un système d’inquisition dans sa version « douce » : celle du confesseur, obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente, et qui a le droit de connaître le fond des consciences.
Par ailleurs, l’état mystique de Mme Guyon la rendait incapable de mentir ou de biaiser par omission (ce à quoi étaient forcés les libertins un demi-siècle plus tôt438). En outre, elle considérait chaque événement et chaque personne comme envoyés de Dieu, d’où l’obligation torturante d’obéir au confesseur qui lui était imposé.
Le statut féminin de l’époque la poussait à remplir sa mission hors cadre : cette discrétion fut ressentie comme une résistance plus ou moins secrète, donc suspecte au pouvoir, et comme une concurrence vis-à-vis de la médiation assurée par les clercs par les sacrements. Même les moins combatifs étaient agacés par cette « Dame directrice » qui leur répondait au nom de son expérience. Cette fermeté n’était en rien orgueilleuse : son origine était toute intérieure, dans l’évidence de la présence de la grâce en elle à laquelle elle se soumettait consciemment et entièrement, qu'elles qu’en soient les conséquences. C’est là le sens profond de l’oraison dite passive. Il faut se laisser entièrement conduire par la grâce divine : dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, chez un être imprégné de grâce, il « suffit » de s’ouvrir à son action. La Cour qui ne croyait à rien se moquera de la naïveté du bon duc de Chevreuse qui en fera état.
Fait aggravant pour le pouvoir : Mme Guyon avait découvert que la grâce pouvait se transmettre par son intermédiaire, lui faisant partager la souffrance d’autrui par compassion. Cette union intime avec la grâce, loin d’être un état immobile, engendrait une dynamique active orientée vers les autres, une nouvelle vie féconde au service de la motion divine. Elle l’appelait « état apostolique ».
Il ne faut pas confondre le « prophétique » et « l’inspiration » (selon la distinction donnée par Dutoit, un disciple de la fin du XVIIIe siècle, conscient qu’une telle faiblesse pouvait lui arriver). Le prophétisme s’est traduit historiquement par des débordements (revivals, évangélismes…) à la mesure de la sclérose des structures : loin de la véritable intériorité, l’activisme prend alors le pas sur la passiveté, la sensation l’emporte sur l’union, les effets sont privilégiés au détriment de la source. La pierre de touche de l’inspiration réellement donnée par la grâce est la paix : de la quiétude centrale jaillit l’efficience invisible de la prière.
Un peu plus âgé que Mme Guyon, ce simple prêtre barnabite fut le compagnon de ses débuts, son confesseur et son disciple439. C’est ensemble qu’ils ont découvert la transmission de la grâce de cœur à cœur. Il est resté dans l’ombre lorsqu’il ne fut pas simplement, sommairement et fort bassement mis en cause. Pour le connaître, nous disposons de ses lettres et d’opuscules. Notre première source d’information reste la Vie par elle-même de Mme Guyon où elle décrit leurs relations440. La Combe (le nom s’orthographie aussi Lacombe) s’y révèle comme un excellent directeur mystique. Lorsqu’il sera définitivement mis au secret des prisons, seul Fénelon l’emportera en confiance et en estime.
François La Combe avait des dons brillants, mais ne bénéficia pas d’appuis particuliers : né à Thonon en 1640, il reçut l’habit des barnabites à quinze ans ; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Il est nommé par M. de Genève directeur de Mme Guyon à Gex en 1681, année de la mort de Bertot. Mais jalousé par le demi-frère de Mme Guyon, qui répand des calomnies, il est arrêté en 1687, lors de la première période de prison de Mme Guyon. Abandonné par son Ordre, donc sans protection, le père barnabite ne fut jamais libéré. Il resta vingt-sept années en prison : pendant les deux premières, il fut transféré de la Bastille à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens ; ensuite, de 1689 à 1698 au château de Lourdes, où il eut la joie de reconstituer un groupe de prière où se vivait la transmission de la grâce.
Malheureusement, son exaltation lui fit commettre des imprudences énormes dans ses lettres à Mme Guyon. Il y appelait ce groupe « la petite Église » :
Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église441.
Le terme fort mal choisi va scandaliser les juges de Mme Guyon et alimenter ses interrogatoires.
Voici ce qu’en dit le rapport inquiet de La Reynie :
« … il y a certainement un nombre de personnes que le père de La Combe a séduites, qui font ensemble, selon qu’il l’a écrit, une petite Église en ce lieu et qu’il dit être de l’étroite confidence, et il en désigne même les personnes qui sont les plus considérables, en les appelant les colonnes de la petite Église. Mme Guyon est aussi qualifiée du titre de mère de la petite Église, et il y a sur les lieux une femme, entre autres, connue à Lourdes sous le nom de Jeannette, qui a été inspirée, instruite ou dressée sur le modèle de Mme Guyon qui, s’il peut être permis de le dire, paraît être une sainte de la petite Église. Mme Guyon ne fait aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l’une de l’autre, sans qu’elles se soient jamais vues. Le sieur de La Sherous, prêtre et aumônier du château de Lourdes […] assure Mme Guyon qu’il soutiendra partout sa doctrine et qu’il n’en rougira jamais. […] D’un autre côté on croit que le Gouverneur ou Commandant du château est aussi tellement prévenu et rempli du père de La Combe, qu’on peut douter à cet égard qu’il soit autant exact qu’il pourrait être désiré442 ».
La Combe fut traité comme un dangereux comploteur ayant embrigadé dans sa secte un aumônier et un gouverneur : il sera transféré à Vincennes au moment où Mme Guyon subit le plus dur de l’épreuve des prisons. À soixante-douze ans, un rapport de police le déclare fou : peut-être atteint de sénilité, il est transféré à Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715. Ce « petit prêtre » qui avait été lâché par son Ordre, sera vénéré comme martyr par les membres du groupe guyonien de Morges-Lausanne. Son sort fut pire que celui de Mme Guyon qui, après huit années d’emprisonnements, fut partiellement protégée de par son origine et ses fréquentations à la Cour : sans doute délivrée par l’intervention cachée d’amis puissants, elle eut le temps d’accomplir sa tâche de directrice mystique.
Sur le plan spirituel, La Combe doit beaucoup à la Mère Bon. Sa doctrine est très simple. Les grands thèmes en sont : la contemplation, indissociable de l’amour, suppose l’abandon de la volonté propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient, mais pouvons acquiescer à son bon vouloir (comme Moïse dans la nuée) ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le style de son Traité443 contient bien des expressions heureuses. Voici comment il précise le passage de l’oraison mentale à la contemplation :
1. L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu […] imposant silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance tranquille […]
6. […] L’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation. Presque tous les saints ont éprouvé cette dernière, et ont souhaité ardemment que chacun en fît l’expérience.
9 De la part de l’homme, le but et la fin de l’oraison sont doubles ; la première d’élever l’homme à Dieu, la seconde de l’unir à Dieu. De la part de Dieu, la première condition nécessaire, c’est que l’Esprit saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire puisque celui qui sonde les cœurs, sait ce que l’Esprit désire, parce qu’il le demande pour les saints selon Dieu444. […] un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille, et très unissant.
11. […] qu’au contraire [de la méditation], il se sente doucement entraîné à la contemplation, et au repos en soi, en admiration et en amour de Dieu, dont il sent intimement la présence ; alors il est clair qu’il faut laisser la méditation et embrasser la contemplation, alors il est commandé à cette personne de rechercher des dons plus excellents445 et de monter plus haut ; c’est-à-dire, au pied de son amour qu’elle a trouvé pour son souverain bonheur et de s’y reposer. Et personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union.
Le divin est inconcevable par l’esprit humain :
[2e cahier :]
14. […] ce cœur est pur qui présente à Dieu sa mémoire vide de toute forme et de toute espèce, prêtes à recevoir tous les rayons du Soleil lui-même, qui peut l’éclairer : le poète Prudence446 a bien dit : « Le Dieu éternel est une chose inestimable ; il n’est renfermé ni dans la pensée ni dans la vue. Il surpasse toute la conception de l’esprit humain, il ne peut tomber sous nos sens, il remplit tout en nous et hors de nous, et il se répand encore au-delà. »
C’était une chose incontestable parmi les anciens Pères du désert. La plus pure qualité de l’oraison, disaient-ils, est celle qui non seulement ne se forme aucune image de la divinité, et qui dans sa supplication ne lui donne aucune figure corporelle (ce qu’on ne peut faire sans crime), mais qui même ne reçoit dans son esprit aucun souvenir de parole, ni aucune espèce d’action ou forme de quelque caractère. […]
Enfin, cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme, et l’affluence immense de la divine lumière de la pure contemplation, qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception.
16. L’homme pâtit [est passif devant] les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même, car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément, ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
La contemplation est faite pour tout le monde :
17. […] Il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ; quiconque a un cœur peut être éclairé de la lumière de la contemplation. […] Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ! Si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur ; ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement y arriver […] comme il arrive […] dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles…
19. Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? […] [par] simple acquiescement. […] Car comment pourrait-il arriver que celui qui nous exhorte partout et nous presse partout dans l’Écriture447 à prier sans cesse, à s’occuper uniquement de lui, à s’attacher uniquement à lui, à marcher toujours en sa présence, à se le proposer dans toutes nos voies, et à contempler les vérités éternelles, sachant448 que nous ne pouvons rien faire sans lui ; comment449, dis-je, nous refuserait-il les secours nécessaires pour faire ces choses ?
Il appelle à la contemplation passive perpétuelle, où l’on se donne à Dieu de tout son être :
24. […] Les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu […] l’affranchissement de tout mode, de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ; car ici l’âme se trouve comme établie et enlevée du temps présent dans l’éternité, et contemple en elle-même Dieu d’une manière qui lui est inconnue. Les dons singuliers de Dieu sont, la continuité de l’oraison sans fatigue, un merveilleux rassasiement, avec une perpétuelle soif d’oraison, la vue et le sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison « Toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toute chose. »
Enfin lorsque cette manière d’oraison aura été forte avancée, elle produit en l’homme la sortie de lui-même, et de toutes les créatures ; ensuite il demeure libre en toutes choses, et étant heureusement mort dans le Seigneur, il rentre dans le repos de son Seigneur. Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus. Enfin par l’émulation de sa patrie céleste [Saint-Augustin] lorsqu’il a reçu cette joie ineffable, l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé […] Il est recoulé comme dans son origine, d’où il est passé en Dieu. […] Or dans cette parfaite abnégation et soumission tout se consomme ; et quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses, doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux, et se renoncer toujours et en toutes choses.
Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu, il le trouvera, si cependant il a cherché dans toute l’angoisse de son âme450. Voilà la seule chose que nous devons chercher, voilà le chemin le plus sûr de le chercher, celui qui cherche Dieu seul et qui le cherche de tout son cœur ; celui qui le cherche dans toute l’angoisse, son âme le trouvera certainement et sûrement.
Madame Guyon commence ses voyages peu après la disparition de Bertot : elle va participer à l’établissement des Nouvelles Catholiques connues de ce dernier451 près de Genève. Mais elle découvre vite l’ambiguïté de la situation des converties.
La jeune Jeanne-Marie Guyon perd ses premiers guides sur le chemin intérieur : la supérieure du couvent de Montargis Geneviève Granger en octobre 1674, puis le confesseur au couvent de Montmartre Jacques Bertot en mars 1681. Elle se tourne vers le Carmel dont elle apprécie des vocations mystiques (elle connaît bien les écrits de Jean de la Croix et ceux de Jean de Saint-Samson, et aura tout lu des mystiques reconnus à son époque). Vers 1674, elle entre en correspondance avec le grand carme Maur de l’Enfant Jésus qui mène une existence retirée à Bordeaux.
Devenue veuve en juillet 1676, elle acquiert sa liberté, confortée par une pleine autonomie financière, par sa solide culture et ses dons d’organisation. Elle cherche alors une vie active auprès des Missions étrangères et consulte Dom Martin, le fils de Marie de l’Incarnation du Canada. On lui propose de contribuer à l’apostolat des Nouvelles Catholiques : elle arrive à Gex près de Genève en juillet 1681.
Je donnai dès Paris… tout l’argent que j’avais… Je n’avais ni cassette fermante à clef ni bourse. » À Gex « l’on me proposa l’engagement et la supériorité » des Nouvelles Catholiques. Mais « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ».
L’ambiguïté de leur action auprès de petites protestantes enlevées à leur famille l’en écarte vite : elle refuse d’être supérieure et perd ainsi la sécurité qui eut découlé d’un rattachement à une fondation religieuse (elle se brouille avec l’évêque in partibus de Genève ce qui aggravera son cas par la suite). Il faut ici rappeler la figure et l’influence probable post-mortem de la mère Bon, dauphinoise et en liaison avec l’Italie. Alors elle quitte Gex pour Thonon en Savoie-Piémont.
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun papier, sans peine et sans aucun souci de l’avenir », elle y rédige les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire… je passais quelquefois les jours sans qu’il me fût possible de prononcer une parole...
Mais elle découvre « une autre manière de converser », un échange de grâce en union avec le P. Lacombe :
J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait… Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence.
Suivent deux séjours fructueux en Italie (à Turin et Verceil) pendant près d’une année, puis à Grenoble. Enfin elle revient à Paris :
Un accident le rendit aveugle dans son plus jeune âge. Devenu malgré cela docteur en théologie et très cultivé, il fut en relation avec le français Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontra Madame Guyon en 1685 et appréciait son Moyen court452 qu’il défendit contre les disciples de Saint-Cyran. Mais sa propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison (1670) fut accusée de quiétisme et mise à l’index en 1688. Condamné au silence, il poursuivit ses activités charitables, et mourut en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens qui lui firent des funérailles magnifiques.
Dans la tradition des mystiques rhénans, il soulignait « fortement l’impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu’il est, comme celle du langage humain, y compris de l’Écriture453 » :
Il n’y a que Dieu qui s’explique à l’âme d’une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu’il est incompréhensible [...] C’est une lumière qui provient de la foi, ou pour mieux dire, c’est la foi même qui devient lumineuse. » (1re partie de la Pratique).
La contemplation est une ignorance, parce que c’est une abnégation de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte parce qu’en niant tout ce que Dieu n’est pas, elle renferme tout ce qu’il est. (12e Entretien).
Il a influencé directement le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, ainsi que son disciple Michel La Ronde.
Elle a trente-huit ans et arrive à Paris peu avant la condamnation de Molinos (1687). Des religieux jaloux « firent entendre à Sa Majesté que le père Lacombe était ami de Molinos… [le roi] ordonna… [qu’il] ne sortirait point de son couvent… ils résolurent de cacher cet ordre au Père… » qui est finalement arrêté (il ne sortira jamais plus de prison). Quant à elle : « l’on me signifia que l’on ne voulait pas me donner ma fille ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre… au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en fait marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris, lui-même peu recommandable. Elle se défend lorsque l’official lui reproche de prendre Dieu à témoin : « Je lui dis que rien au monde n’était capable de m’empêcher de recourir à Dieu. »
Délivrée suite à l’intervention de sa cousine Marie-Sylvie de la Maisonfort et de Mme de Maintenon, elle retrouve le cercle créé par Bertot. Elle « était, disait-il, la fille aînée, et la plus avancée454 » : elle va en assurer la direction mystique. Sur le plan de la vie intérieure, elle atteste d’une transmission de la grâce de personne à personne qui ne dépend que de Dieu seul et qui s’effectue en silence dans le recueillement :
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturels, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, mais pour ce temps-là seulement […] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher455. »
Les textes où se trouvent décrites les modalités de cette transmission figurent dans les Discours spirituels, dans la Vie par elle-même456, dans les Explications des deux Testaments. Elle commente ainsi le célèbre verset « … lorsqu’il y a en quelque lieu deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je suis là au milieu d’elles »457 :
Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes [...] dans une si grande unité, qu’ils se trouvent perdus en Dieu [...] l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. [...]Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce.
Madame Guyon affirme un lien intérieur avec Fénelon, qu’elle considère comme son fils spirituel le plus proche :
… j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin458.
Fénelon répond :
Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer […] Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m’y perds459.
Madame Guyon le considérera comme son successeur :
Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. […] Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler, quoiqu’il y ait bien des choses inutiles460.
Nous avons omis le récit d’événements publics qui se limite à moins de dix années (1686-1695), car la « querelle du quiétisme » a été largement commentée (mais rarement étudiée dans la profondeur du vécu dans la quiétude mystique) : on se reportera aux études citées dont se détache le Crépuscule des mystiques de Cognet ; on lira la Vie par elle-même puis la Correspondance461.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr où « Madame de Maintenon me marquait alors beaucoup de bontés ; et pendant trois ou quatre années que cela a duré j’en ai reçu toute sorte de marques d’estime et de confiance. » Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet, auquel on communique la Vie écrite par elle-même que ce dernier « trouva si bonne qu’il lui écrivît qu’il y trouvait une onction qu’il ne trouvait point ailleurs, qu’il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. » Mais tombé sous influence et cédant à la pression exercée par Madame de Maintenon d’amie devenue persécutrice, Bossuet participera « à une chasse » : elle a quarante-sept ans lorsque commence sa seconde période d’épreuve en prisons, dont la Bastille.
Si j’ai passé sur les péripéties de la période publique, ne rappelant que ce qui porte à la vie intérieure, la reprise du cercle fondé par Bertot et la rencontre mystique avec Fénelon, j’insiste en livrant ses détails sur la suite d’épreuves qui « teste » expérimentalement une valeur mystique462. Elle couvre les années « oubliées » 1696 à 1703 :
Madame Guyon tenta d’échapper au « Roi Très-Chrétien » en se terrant, espérant contre toute probabilité se faire oublier. Mais les puissants aiment pousser leur avantage jusqu’au bout lorsque l’exercer demeure sans risque. L’attente d’un Deus ex machina qui prendrait la forme d’un événement imprévu favorable fut vaine. Le jeu du chat et de la souris couvrit cependant tout le second semestre 1695. Finalement repérée par la police et saisie les derniers jours de décembre, elle devenait une « matière » à modeler, meneuse dont il fallait obtenir la déconsidération complète pour l’emporter sans discussion dans une querelle du quiétisme aux prolongements théologiques problématiques. Cela avait été accompli pour Molinos accusé de toutes les turpitudes. Dans tout procès d’Inquisition, la déviation théologique est censée découler d’une déviation morale et le policier qui n’est pas bon théologien doit exercer son talent ailleurs : elle fut donc attaquée sur le plan des mœurs.
Dans le cas présent, on avait saisi des lettres qui semblaient assez bien s’accorder au bruit qui courait d’une relation trop étroite entre madame Guyon et le père Lacombe, son confesseur. Pratiquant surtout le latin ou l’italien, il ne parvint jamais à dominer notre langue et ses lettres décrivent leur lien spirituel dans un style hyperbolique d’un lyrisme transalpin qui ne s’accorde sûrement pas avec l’esprit clair, mais sans humour de la Reynie, le chargé des interrogatoires de la « Dame directrice ».
Fait plus grave, il relatait l’éclosion d’un cercle spirituel de quiétistes parallèle au cercle parisien. Car un cercle mystique s’était développé autour de lui au sein même de la prison royale de Lourdes, avec la participation du confesseur en titre du lieu, le sieur de Lasherous ! Ce qui démontre la force morale de son animateur : Lacombe n’était pas un médiocre. Loin d’être considéré comme naïf et illuminé, il apparaît comme l’inspirateur de madame Guyon pour l’habile La Reynie. Il sera plus tard vénéré comme un martyr par des cercles guyoniens. Ses écrits spirituels sont raisonnables, mais il accumule dans sa correspondance saisie les bourdes qui feront le supplice de la prévenue lors de ses interrogatoires.
Brutalement résumé, on avait expliqué aux policiers qu’elle dirigeait une secte et qu’elle avait couché avec son confesseur : ainsi le médiocre M. de Junca « ne savait rien sinon qu’il me croyait une hérétique outrée et une infâme » (Vie, 4,6). La Reynie, interrogateur intelligent et droit, fit un résumé plus équilibré du cas : cette femme croit être divinement inspirée, elle écrit des livres et elle dirige des gens, quel orgueil ! alors même que tout ce qu’elle fait est contre le bon sens : quitter sa famille et son grand bien pour partir sur les routes !
Elle suscite donc sa pitié ; il ne trouve pas grand-chose d’intéressant chez elle, mais il obéit au Roi. On trouve beaucoup de logique chez lui ; elle a du mal à y échapper et en désespoir de cause demandera que l’on interroge son confesseur. Elle voyageait avec ce dernier dans des conditions qui pouvaient être équivoques463 et ne pouvaient qu’alimenter les soupçons de relations plus intimes. Plus généralement les expressions de « petite Église » et d’« enfants du Petit Maître » que l’on trouve dans les lettres saisies s’avéreront catastrophiques, car, outre l’indice sectaire, elles suggèrent un communautarisme contraire à la pratique des clercs dans le monde catholique comme à l’autorité royale qui en est le modèle, mais proche des pratiques de certaines assemblées protestantes. Les derniers interrogatoires par la Reynie sont particulièrement éclairants et importants, où le Roi est « protecteur de la vraie et seule Église catholique464 », ce qu’elle reconnaît elle-même.
La chasse illustre de manière exemplaire et parfois comique l’alliance entre la justice civile et la hiérarchie religieuse. Cette réunion « du sabre et du goupillon » est illustrée par l’épisode du transfert en secret de la prison de Vincennes au « couvent » de Vaugirard : ordonné de très haut, il est assuré incognito par le tandem policier et confesseur465. Les deux sources d’autorité civile et religieuse, sous la direction affirmée du Grand Roi, — en pratique de celle de son épouse, — vont se repasser la responsabilité de faire plier une prisonnière récalcitrante et n’y parviendront pas.
Le déroulement de l’épreuve subie avant même sa mise au secret à la Bastille est exemplaire d’une police bien rodée : on commença par « chauffer » la prévenue par un interrogatoire qui eut lieu le dernier jour de l’année 1695, donc très peu de temps après la saisie (27 décembre). Ce changement de situation brusque, de la liberté même confinée dans la maison de Popaincourt où elle s’était réfugiée en dernier lieu pour échapper à la police royale à l’internement dans la tour de Vincennes, pouvait en effet induire une faiblesse momentanée chez la prévenue.
On prépara ensuite ses interrogatoires futurs grâce aux réponses données par les personnages assez secondaires arrêtés en même temps qu’elle466. En même temps, on confirma l’origine des livres et des pièces écrites qui avaient été saisies. Ces prises matérielles se seraient avérées anecdotiques, compte tenu de précautions prises par l’inculpée et fort regrettées par l’interrogateur, s’il n’y avait eu la saisie des lettres malencontreuses de La Combe et Lasherous, dont la dernière arriva à la maison de Popaincourt après les arrestations. Ces lettres seront les éléments principaux qui inspireront l’enquête. Cette première phase de préparation dura presque trois semaines.
Suivit le « coup de massue » délivré sous la forme de cinq interrogatoires concentrés sur treize jours (du deuxième, le 19 janvier, au sixième, le 1er février). Tout tournait autour de l’existence possible d’une secte qui serait à réprimer dans le royaume de France avant qu’il ne soit trop tard, celle d’une « petite Église » quiétiste en phase d’incubation appelée encore « des enfants du petit maître ». La charge d’atteinte aux mœurs était abandonnée pour l’instant par La Reynie ; elle sera reprise plus tard par l’archevêque de Paris armé de la célèbre lettre forgée supposée écrite par La Combe. L’accusée se défendit bien et des échos de cette résistance sans faille majeure parviendront à la Cour : « On dit qu’elle se défend avec beaucoup d’esprit et de fermeté », rapporte le chroniqueur Dangeau.
Les enquêteurs étaient maintenant perplexes devant ce statu quo, ce que traduit le va-et-vient des pièces à charge entre l’autorité civile, c’est-à-dire La Reynie, dirigée par le ministre Pontchartrain, et l’autorité religieuse, représentée par l’archevêque de Paris Noailles qui mettra bientôt la main à la tâche. Ces deux autorités, entièrement soumises au Roi et à son épouse, collaboreront étroitement. Pour l’instant, en l’absence de nouveaux éléments à introduire dans la procédure, on laissa La Reynie, qui de toute façon était le mieux préparé et le meilleur connaisseur de l’accusée, terminer son travail. Cette période de flottement aura duré exactement deux mois, du 1er février au 1er avril.
Le deuxième assaut fut donné sous la forme de trois interrogatoires menés en quatre jours (du 1er avril au 4 avril). Pour bien comprendre l’impact d’un tel interrogatoire, il faut s’imaginer le lieu et son déroulement. Un étage entier de la tour de Vincennes a été spécialement aménagé pour elle. Madame Guyon est en présence de La Reynie, lieutenant général de police de Paris, ainsi que du greffier chargé d’établir des actes les plus officiels possibles pour leur utilisation éventuelle. Elle doit se confronter activement durant presque une journée avec un homme connu pour sa compétence. Il lui faut répondre à des questions préparées soigneusement si l’on en juge par les traces écrites qui nous sont parvenues : les comptes-rendus des interrogatoires préliminaires de personnages secondaires comportent des soulignements de passages importants de leurs déclarations, parfois des notes sur les questions à poser. L’accusée sortit épuisée de ce second assaut. En témoignent ses deux lettres écrites avec du sang en l’absence d’encre (elles se placent entre le 5 et le 12 avril) : geste de défi ou marque de désespoir ?
En tout cas le résultat ne fut pas atteint : il consistait à obtenir une preuve, signée, de la culpabilité de l’accusée. On abandonna alors la pression policière pour y substituer une pression plus subtile, exercée cette fois par voie religieuse. Le docteur de la Sorbonne Pirot fut imposé comme confesseur : il avait bien connu l’accusée en exerçant ses talents huit années auparavant lors du premier enfermement à Saint-Antoine, et il va appliquer toute la pression dont il est capable.
L’accusée, acculée, appelle au secours ! Elle s’adresse au seul ecclésiastique qui méritait confiance. Au-dessus de tout soupçon, M. Tronson, le directeur de Saint-Sulpice qui avait participé aux entretiens d’Issy, avait une réputation de grande honnêteté. Malade et âgé, il intervient pourtant par un échange assez fourni de lettres, puis sous sa direction, une Soumission est préparée au début du mois d’août 1696 par Fénelon (dans sa jeunesse, ce dernier fut dirigé par Tronson au séminaire de Saint-Sulpice). Signée à la fin du mois par madame Guyon, cette Soumission va-t-elle enfin permettre sa sortie de prison ?
Fausse sortie. Car le soi-disant « couvent » de Vaugirard constitué pour la circonstance où elle est secrètement menée, dûment escortée par le policier Desgrez en compagnie du confesseur imposé, s’avère une autre prison, et circonstance aggravante, une prison inconnue de tous, où tout peut donc arriver. « Monsieur le curé » responsable de la direction locale est tout à la fois le confesseur et de madame Guyon et des trois religieuses bretonnes affectées à la garde. Ses insinuations sont infirmées par le récit qu’elle en fera plus tardivement, mais surtout par la correspondance qu’elle put maintenir avec la duchesse de Mortemart. Des lettres témoignent de l’intensité du vécu carcéral : a-t-elle échappé à un empoisonnement ? Va-t-elle disparaître à jamais ?
En fait, le « dossier Guyon » est repris en haut lieu, car l’on ne désespère pas d’arriver à prouver une culpabilité, au moins formellement. De nombreux interrogatoires seront pratiqués ultérieurement par le terrible d’Argenson ; au total elle subira trente-huit interrogatoires, outre des confrontations. Malheureusement, nous ne connaissons aucune pièce officielle sous forme d’enregistrement par un greffier, mais seulement le témoignage du « récit de prison » qu’elle rédigea en 1707 sur la demande de ses proches.
Menaces et usage successif de deux dénonciatrices ou « moutons » ne mènent à rien sinon à la conversion de la seconde au contact de la prisonnière. Le fond de l’abîme est atteint et l’accusée est entrée maintenant en dépression. Son récit se situe ici très loin de l’hagiographie, aux confins d’une mort attendue comme une délivrance, décrivant entr’autre le suicide tenté par un condamné voisin. Ce texte (qui n’est pas hagiographique !) n’a été publié que récemment, car nous sommes devenus bons lecteurs de tels témoignages extrêmes depuis l’impact des récits d’incarcérés dans les régimes totalitaires du XXe siècle.
Enfin un dernier essai de prise en main aura lieu en 1700 au moment même où (parce que ?) l’Assemblée des évêques, dirigée par un Bossuet qui va bientôt disparaître, lève toute accusation morale. Apparemment, on ne tira alors rien de Famille, la fidèle servante dont le surnom avait été un temps ambigu aux yeux du premier inquisiteur. Elle fut confrontée peut-être à Rouxel, un prêtre du diocèse de Besançon où un cercle hétérodoxe (quiétiste ?) venait d’être démantelé à Dijon. Enfin l’Archevêque de Paris eut-il « de très grands remords de me laisser mourir en prison » ? Devenue inoffensive sur le plan de la politique religieuse après la condamnation du quiétisme par le bref papal de 1699, Madame Guyon quitta la Bastille en 1703.
Voici sous forme d’une liste sèche la séquence des enfermements ponctués par trente-huit (ou trente-neuf) interrogatoires auxquels s’ajoutent de nombreuses entrevues orageuses. Cinq détentions d’une durée totale de presque huit années et demie se succédèrent dont voici, brièvement rappelés, les dates et lieux de détention, la durée et le nombre d’interrogatoires, les officiants :
1/Du 29 janvier 1688 au 13 septembre 1688, à la Visitation Saint-Antoine : sept mois et demi ; quatre interrogatoires (peut-être neuf ou dix467) par l’Official Chéron accompagné de Pirot.
2/Du 13 janvier 1695 au 9 juillet 1695, à la Visitation de Meaux : près de six mois durant lesquels « elle y fut considérée comme prisonnière » (Cm, p. 329). Sept (?) entrevues souvent orageuses avec Bossuet, évêque de Meaux.
3/Du 26 décembre 1695 au 6 octobre 1696, un peu moins de dix mois et demi au donjon de Vincennes dont un niveau avait été spécialement aménagé. Neuf ou dix interrogatoires (31 décembre 1695 au 4 avril 1696) sont assurés par La Reynie « de six, sept et huit heures quelquefois » ; leurs soigneux procès-verbaux nous sont parvenus. Leur succèdent des entrevues orageuses avec de nouveau Pirot : « Il n’y a rien de plus violent que ce qu’il me fit… »
4/Du 7 octobre 1696 au 3 juin 1698, vingt mois à Vaugirard, dans un « couvent » formé pour l’occasion avec la contribution de trois sœurs bretonnes.
5/Du 4 juin 1698 au 24 mars 1703, à la Bastille : quatre années et près de neuf mois, dont une longue période d’isolement (en 1700 ses amis la supposent morte) n’auront pas raison de la santé psychique de la prisonnière. Fin 1698, durant « trois mois » ont lieu vingt interrogatoires par le terrible d’Argenson. Enfin quelques interrogatoires ont lieu en 1700 « d’Argenson est de retour ».
Quant aux périodes de liberté, elles couvrent une « période d’installation à Paris » de six mois (du 21 juillet 1686 au 29 janvier 1688) ; une « période publique » de six ans et cinq mois (du 13 septembre 1688 au 13 janvier 1695) ; une « période cachée » de six mois (du 9 juillet 1695 au 26 décembre de la même année). Soit sept ans et cinq mois — contre huit années et demie d’enfermements.
Madame Guyon âgée de cinquante-quatre ans quitte donc la Bastille en 1703, sur un brancard, pour vivre en résidence surveillée chez son fils. Vers 1706 elle achètera une maison située tout à côté du château royal de Blois, et elle terminera son œuvre de « dame directrice » auprès d’un cercle de disciples d’une nouvelle génération, élargi à l’Europe entière, mêlant protestants et catholiques : une particularité très en avance sur son temps ! Nous pouvons toujours aujourd’hui tirer bénéfice de la lecture de ses écrits, forgés dans la douleur468.
Nous retrouverons les principaux membres du cercle de Blois aux chapitres suivants. Dans les dernières années de sa vie, madame Guyon réunissait à Blois ces disciples, qui se voyaient aussi entre eux, indépendamment. On dispose de séries de lettres adressées au marquis de Fénelon, le neveu de l’archevêque, au baron de Metternich, diplomate de la cour de Prusse, à Poiret et à son groupe d’amis, à des Écossais.469 Les lettres circulaient. Eux-mêmes voyageaient entre Blois, Paris, Cambrai, la Hollande, l’Écosse proche de celle-ci par mer…
De pieux disciples rapportent la plongée spontanée dans l’intériorité qui s’effectue auprès d’elle, sans nulle suggestion orale ni rappel de sa part :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais, dont quatre assisteront à sa dernière maladie] comme une mère avec ses enfants…
Elle meurt en paix à soixante-neuf ans.
Le témoignage écrit de Mme Guyon470 n’est pas limité par une appartenance en Religion. Car même Marie de l’Incarnation du Canada montre un conformisme qui rassure dès lors qu’elle quitte son registre admirable du témoignage intime. Si les modèles féminins proposés demeurent encore dans l’Église catholique des religieuses — Thérèse de l’Enfant-Jésus, Élisabeth de la Trinité, Édith Stein, Marie de l’Incarnation, Mère Teresa471 —, il est vraiment indispensable qu’une femme d’expérience comme Mme Guyon puisse parler aux laïcs dans et hors de toutes les Églises. Heureusement, elle s’y prête.
L’intérêt de sa rédaction tient à la spontanéité — aucun repentir n’est visible dans les autographes. S’associe, comme elle le prévoyait, leur totale préservation. Pour trois raisons : de nombreux manuscrits rassemblés à l’époque des « rencontres d’Issy » ont été des pièces de procès préservées. L’édition entreprise du vivant de l’auteur par le pasteur et disciple Poiret a assuré la survie de tous les écrits disponibles à l’époque chez d’autres disciples, cas rare pour une mystique472. Enfin nous sont parvenues les minutes très soigneuses d’interrogatoires devant greffier473 menés sur ordre royal.
Cette excellente préservation de l’opus n’a curieusement pas assuré sa large appréciation. Peut-être à cause de son volume. Surtout parce que les éditions sont devenues très rares par suite de leur élimination ordonnée dans les bibliothèques religieuses474.tandis que les autographes sont d’un déchiffrement difficile. L’on a étudié la « querelle » en ne disposant durant trois siècles d’aucune édition de sa correspondance475 tandis que les titres les plus cités dans les controverses ont été rarement lus.
Ils couvrent la première partie des Torrents476 qui précède le Moyen court477, le Cantique…478, les deux premières parties de la Vie…479, les volumineuses Explications des Écritures480, tous composés avant la fin de l’année 1685, lorsqu’elle n’avait pas encore trente-sept ans. Avec l’énergie de la jeunesse et délivrée d’une longue purification spirituelle entreprise tôt entre seize et vingt-sept ans, elle manifeste une grande spontanéité et pratique une inspiration qui permet l’irruption toute moderne d’une fine psychologie.
Au chemin spirituel comparé au cours du torrent de la Dranse dans l’œuvre de jeunesse dont le premier jet date de l’été 1682, il manquait des précisions portant sur sa fin, le lac de Genève où se mêle l’eau du torrent parvenu au terme de sa course. Insatisfaite du dernier chapitre de la première écriture, qui précédait une Conclusion… à son confesseur, elle ajouta une « seconde partie », où elle précise le terme (à une date indéterminée, précédant toutefois 1695481). Cette seconde partie des Torrents a été moins reconnue malgré sa profondeur parce qu’elle abandonne la comparaison avec un cours d’eau sauvage qui fait le charme de la première partie plus ample.
Au moment le plus intense de la querelle, le dossier des Justifications482 constitue un florilège des auteurs mystiques chrétiens choisis avec exceptionnel discernement : Jean de la Croix, Jean de Saint-Samson, Catherine de Gênes, suivis de Thérèse, de Denys et des Rhénans.
Après sa sortie de prison en 1703, elle accepta de revoir ses écrits à l’occasion de leur édition par le pasteur Poiret, devenu un disciple aimé. Elle révisa et compléta le texte des Torrents483, mais s’abstint de composer de nouveaux traités : dans sa pleine maturité, elle avait compris, par l’expérience acquise auprès de ses dirigé(e)s, qu’il faut adapter la guidance de chacun par des conseils particuliers ou tout au plus par de brefs opuscules répondant à une difficulté particulière communément ressentie — tant sont divers les secrets sentiers de l’amour divin484.
Les disciples, dont certains visitaient la dame directrice à Blois, rassemblèrent de nombreux opuscules et lettres qui circulaient entre eux. Cet ensemble de pièces de dimensions variables (couvrant entre une et vingt-cinq pages) constitue le cœur de l’œuvre guyonienne, traduisant la pleine maturité mystique.
Le trésor est resté caché, enfoui sous un long titre qui révèle mal sa valeur. Il fut publié en deux volumes contenant chacun soixante-dix pièces, rapidement dispersés dans les bibliothèques privées — donc disparues — de disciples français et surtout étrangers, suisses, hollandais, anglais ou écossais. Il s’agit d’opuscules rassemblés et publiés au XVIIIe siècle par l’éditeur et pasteur Pierre Poiret sous le titre de Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure… [1716], comportant 140 pièces, ainsi que ce qui apparaît comme une conclusion, sous forme de Discours complémentaires, attachés au quatrième volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme… [1718] comportant 16 pièces. L’édition eut lieu en Hollande, refuge de la pensée libre, où vivait Poiret, grand éditeur d’œuvres mystiques, qui découvrit, s’intéressa et rechercha l’œuvre de Madame Guyon dès 1704. Ces textes devenus des plus rares n’étaient il y a peu de temps accessibles que dans quelques bibliothèques485. J’ai finalement choisi de rééditer les deux tiers des pièces en nombre, trois quarts en volume, soit cent Discours, en omettant les pièces faibles qui dépareraient l’ensemble (quelques-unes ne sont pas de Mme Guyon) 486.
Ce qui nous reste de la Correspondance 487 fournit des séries de directions, dont la plus célèbre est celle de Fénelon . Il est très rare de pouvoir lire le dialogue entre directeur et dirigé : on ne possède habituellement que les écrits d’un seul correspondant, généralement le saint directeur. Il est unique de pouvoir évaluer toutes les étapes qui se succèdent dans une vie accomplie : la jeune femme dirigée par Maur de l’Enfant-Jésus et par monsieur Bertot avant 1681, la mystique ouvrant la voie à Fénelon entre 1688 et 1690, la « dame directrice » animant ses dirigé(e)s, depuis la demoiselle suisse jusqu’au diplomate de Prusse à Paris, pendant ses dernières années, de 1714 à 1717. Des textes secondaires à nos yeux furent publiés par le fidèle Poiret488. Tout ceci était à compléter par des manuscrits dont nous avons publié une petite partie en annexes à la Vie et à la Correspondance.
Enfin le « tombeau » élevé par la vieille dame de Blois en préparant la publication des traités et des lettres de son maître Jacques Bertot nous offre ce qui égale le meilleur des écrits de Mme Guyon489.
Leur ampleur et la spontanéité qui livre des informations généralement tenues cachées parce qu’elle ne prévoyait pas leur publication, ainsi que l’absence de mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration, ont pu nuire à l’appréciation des deux auteurs.
Quelles sont les causes d’un rejet allant au-delà d’une mise à l’écart ? vu du monde catholique, le rôle détestable d’éditeurs protestants Poiret puis Dutoit, ainsi que la présence jugée compromettante à la fin de sa vie à Blois, de nombreux Écossais, Hollandais, Suisses (qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir au catholicisme, mais au « petit maître » intérieur Jésus-Christ) ; vu du monde protestant, l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties de force après la révocation de l’édit de Nantes, la dévote qui ne rejette ni les messes ni les sacrements catholiques :
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants...490.
Plus profondément l’« indiscrétion » d’écrits abordant la transmission silencieuse dans la prière, le rôle apostolique du mystique, la formation des « enfants intérieurs », l’absence de fausse humilité sont sources de condamnation par des autorités frileuses et de la grande discrétion de défenseurs qui éprouvent gêne491.
Les écrits de Mme Guyon couvrent le champ spirituel en son entier. C’est exceptionnel, car les mystiques reconnus ont œuvré dans un domaine plus étroit, soit « théorique » normatif en donnant peu d’éclairage sur leur vécu individuel, soit « pratique » en livrant des relations centrées sur eux-mêmes492. On répartit le corpus Guyon entre trois domaines :
En premier lieu les témoignages de la vie et de l’expérience intérieure, remarquables par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine. Ils sont marqués par un fort désir de comprendre ce qui arrive dont elle ne trouvait pas d’explication satisfaisante. On note dans des écrits de jeunesse une forte volonté appliquée à ne rien laisser lui échapper : défaut dont elle se corrigera, grâce à la guidance rigoureuse assurée par Bertot.
En second lieu un enseignement, dont témoigne en premier le Moyen court qui atteignit un large public avant condamnation493. Car voilà un petit livre qui propose l’accès direct à la vie mystique en ne faisant appel à aucune « méthode ». Il s’affranchit de tout préalable ou condition mise à l’exercice de la grâce divine et qui traduit une volonté d’appropriation humaine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours tout intérieur à la médiation du « petit maître » Jésus-Christ. Cette simplification permet une ouverture offerte à tous.
La liberté sauvage des Torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. L’œuvre restée manuscrite494 jusqu’au XVIIIe siècle et plus dense demeure moins lue et reconnue, sinon par son titre. Ce recours direct, en fait conformation tout intérieure au don de la grâce divine, pouvait faire peur aux hommes de métier, religieux dont la médiation est ainsi mise en question.
En troisième lieu les Explications des Écritures confrontent la Tradition testamentaire à l’expérience intérieure. Ils constituent la moitié de l’œuvre imprimée soit près de huit mille pages. Ce recours à l’interprétation spirituelle des Écritures fut complété dix ans plus tard par les Justifications, anthologie de textes mystiques d’un bon millier de pages assemblés autour de thèmes ou mots-clefs.
Ces trois ensembles offrent un appui stable, un tripode : la connaissance et la compréhension des deux Traditions (celle de l’Ecriture et celle accumulée au fil des siècles par les mystiques) sont confirmées par l’expérience personnelle permettent d’assurer une direction intérieure. Expérience acquise durement qui permet une plus profonde compréhension des écrits de prédécesseurs bibliques et/ou mystiques. Tout est contenu analogiquement ou a été dit, mais doit être périodiquement revivifié.
Guyon n’invente rien, n’a aucune révélation nouvelle, n’expose aucune « nouvelle mystique », mais présente le chemin intérieur avec simplicité dans son Moyen court ou en utilisant une analogie dynamique dans ses Torrents. D’une part elle prend appui sur les modèles offerts par la nature visible telle que celui, quasi-vivant, de la source qui devient torrent, puis fleuve, enfin se perd dans la mer ; elle ouvre ce modèle sur le plan du vécu mystique495. D’autre part elle prend appui sur des expériences intérieures telles que les transcrivent de façon voilée les rédacteurs Testamentaires ou de façon plus personnelle des auteurs mystiques qu’elle n’hésite pas à choisir parmi les plus récents connus à son époque. Dans tous les cas elle demeure en prise intuitive sur les deux faces d’une réalité située à la fois hors de l’homme et dans l’homme. Par contre, elle ne tente presque jamais de recourir à la théologie fixée ou à l’exercice d’une réflexion recherchant la sagesse comme chez Pascal dialoguant avec Montaigne influencé par les stoïciens ou par les sceptiques. Il s’agit là d’une prise de conscience de ses limites culturelles, mais surtout elle pense que la théologie ou la recherche de la sagesse dépendent de l’exercice de facultés humaines qui font appel à la volonté et risquent de figer le flux de la vie en voulant s’en saisir, voire le subordonner à des idoles conceptuelles. La grâce divine demande un acquiescement, mais non l’exercice de la volonté propre.
Il s’agit dans tous les cas de conserver le flux de la grâce, d’accéder à la vie intérieure, puis d’y persévérer, d’éviter de substituer à ce mouvement généré par le courant divin le gel des dévotions et des pratiques par lesquelles l’homme tente de saisir et de contrôler.
En bref, elle a recours à la voie directe, « moyen sans moyen ». Les images de l’eau qui court rendent compte de cette vie dont la source est à la fois intérieure, très personnelle et en même temps si profonde que nous n’en verrons jamais le fond et si universelle qu’elle a été dite par tous depuis toujours. Pour elle dans les Écritures et chez les mystiques. Elle préserve ainsi un juste milieu entre le « tout dans l’Écriture » de protestants qui y retrouvent une autorité perdue et le « tout dans le corps mystique des chrétiens » mis en avant chez certains catholiques (le corps mystique se prête au « visible » c’est-à-dire à la réduction cléricale tandis que l’autorité scripturaire peut être interprétée littéralement en opposant la loi à la vie).
Tout dans l’intérieur puis de l’intérieur au service d’autrui. Le sérieux de l’entreprise longuement menée, le travail très singulier d’une Explication rédigée sur l’étendue des deux Testaments, une grande sûreté dans le choix des principaux mystiques, des écrits d’enseignement, évitent tout illuminisme496.
Si l’absence de tout retour sur soi conduit à de nombreuses répétitions (elle évitait volontairement tout repentir littéraire ce dont témoignent les autographes sans rature), la spontanéité assure une conformité à l’expérience vécue qui n’est pas repensée ou coulée dans un moule traditionnel religieux.
La finesse d’analyse est propre à la fin de son siècle. Le lyrisme s’appuyant sur des analogies offertes par la nature annonce les (bons) auteurs de l’âge romantique.
Surtout, toutes les étapes de la vie intérieure sont couvertes, dont l’état constant apostolique qui suit les degrés de désappropriations et permet la transmission est le seul moyen de formation de disciples intérieurs. Cet état est certes décrit antérieurement par des mystiques comme achèvement d’union au divin, mais sans y associer l’aide qu’elle permet d’apporter par communication en silence et partage d’états intérieurs.
Livrons des extraits répartis entre les trois volets de l’expérience, de l’enseignement, de l’appui sur les deux traditions (Écritures et mystiques chrétiens).
Nous suivons l’ordre chronologique des œuvres et en leur sein l’ordre des citations prises dans les Torrents, dans la Vie par elle-même, puis, reporté en « II. L’enseignement », dans les Discours qui concernent la vie intérieure, opuscules qui circulaient dans le cercle des disciples, enfin dans les Correspondances.
Sont entrelacés comme dans une tresse, événements de la vie concrète, vie intérieure à l’écoute de la grâce, enseignement mystique. Ils sont mis au service du médiateur mystique Jésus-Christ.
Près de Thonon se situe la vallée de la Dranse, torrent alpin qui se jette par un petit delta naturel dans le lac Léman. La section du « pont du Diable » est impressionnante où l’eau bouillonne entre d’énormes blocs. On remonte ainsi vers l’abbaye N.-D. d’Aulps, lieu de pèlerinage. La distance de moins de trente kilomètres qui sépare Thonon de St Jean d’Aulps rendait le parcours accessible par Madame Guyon. Les vastes horizons du Chablais assurent une vue globale où se mêlent le bruit du torrent issu de la vallée proche, les feuillages de teintes claires ou sombres selon qu’il s’agit de caduques ou de conifères, les plans successifs de collines boisées, enfin au loin la « mer du Léman ».
Facilement lisible, le texte des « Torrens », composé à Thonon fin 1682, est précis sous un style lyrique. Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience récente — Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige le texte — et non comme un poème ou une théorie spirituelle. La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation :
Chapitre 7.
5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. […]498
30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté499. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Chapitre 9.
5. Il faut remarquer que comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense…
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières, ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en lui.
La Vie fut rédigée en plusieurs reprises entre 1683 et 1709, sans disposer d’une première rédaction de jeunesse (redécouverte depuis peu), et parfois même en prison. Citons la présentation par son premier éditeur Poiret qui éclaire sur les circonstances justifiant la publication : elle suscita déjà des oppositions, car il ne s’agit pas d’une hagiographie, même si la dernière période de prison particulièrement oppressive – et dépressive pour l’auteure — fut omise.
[X] Il faut donc pour profiter sûrement des vérités que Dieu nous communique quand il lui plaît et par qui il lui plaît, que chacun s’applique à les connaître de source ; et que lorsqu’on en est convaincu, on s’y rende en toute sincérité et droiture de cœur, sans avoir égard à ce que les hommes, de quelque condition et qualité qu’ils soient, en pourront penser ou dire, si on les aura pour amis ou ennemis, si cela déroutera notre réputation et nos affaires temporelles ou les avancera.501.
[XIV] Quelques Seigneurs d’Allemagne et d’Angleterre et d’ailleurs, non contents d’une simple lecture, ayant ouï dire que cette Dame depuis la mort de son plus grand adversaire avait été délivrée de sa dure captivité et reléguée quelque part, où pourtant il n’était pas impossible de la visiter, résolurent de tenter s’ils y pourraient réussir. Ils eurent la satisfaction de la trouver et de lui parler à souhait. Elle leur fit confidence de l’histoire de sa vie écrite et revue par elle-même, et que son intention était qu’on en fit part au public lors que Dieu l’aurait retirée du monde : elle remit même son manuscrit à un Milord d’entre'eux qui s’en retournait en Angleterre et qui le possède encore à présent.
Cependant comme Dieu en a retiré l’Auteur il y a déjà quelque temps, c’est [XV] pour ne pas retarder davantage l’exécution de sa volonté que voici la publication de cette même Vie sur une copie tirée et revue avec soin sur son manuscrit original. [...]
[XXXII] On a d’autant plus de sujets de l’espérer [recevoir ses productions avec charité] que le but, la voie et la méthode de l’Auteur en tous ses ouvrages, n’est pas de disputer, d’opposer opinions à opinions, sentiments à sentiments, parti à parti ; mais de proposer et d’avancer dans le cœur de chacun le Royaume intérieur de Dieu, l’adoration en esprit et en vérité que le Père demande, en un mot l’Amour pur de celui qui seul est l’unique Bien par lui-même et la fin parfaite de tout ce qui est créé. Voilà [XXXIII] ses propres paroles bien remarquables dans le chapitre X de la 3e partie de sa Vie : « Dieu me fit comprendre qu’il ne m’appelait pas comme l’on avait cru à une propagation de l’extérieur de l’Église, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son esprit qui n’est autre que l’esprit intérieur ». Quand celui-ci est bien rétabli, on revient facilement à l’unité pour tout ce qui regarde le reste.
L’auteur nous apprend qu’ayant écrit premièrement une bonne partie de son histoire par l’ordre de son directeur, il la lui fit supprimer, pour la recommencer de nouveau de la manière qu’on verra ici [...]502
Il s’ensuit quelques répétitions et des modifications de style, mais assure l’extraordinaire qualité intuitive et vivante des récits d’événements forts qui lui sont toujours proches au moment où elle écrit. Texte facilement accessible aujourd’hui, nous n’en citons ici qu’un extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé toutes les épreuves de la vie :
Dans ces derniers temps503 je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. […] Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir ni penser. […] Décembre 1709.
Madame Guyon ne s’arrête pas à l’échec apparent qui conclut ainsi en 1709 sa Vie : elle va passer ses dernières années au centre d’un cercle de proches à former quelques disciples français et étrangers, catholiques et protestants, ceci en faisant appel à divers moyens : il s’agit surtout de plongées en silence de cœur à cœur, mais aussi d’images pour les simples (de cœur), de poèmes à chanter pour occuper les soirées blésiennes…
Elle composait ses poèmes avec une facilité [V] admirable sans aucune réflexion. Ceux qui ont eu l’honneur de la connaître et de la voir fort particulièrement, entre autres des Seigneurs d’outre-mer et plusieurs personnes de distinction et de haute naissance, ont déclaré avoir vu et admiré la manière surprenante avec laquelle elle les écrivait. Toute sa méthode était, surtout depuis le temps qu’elle était plus accoutumée à l’opération de Dieu qui lui a tant fait écrire, que dans des moments d’un recueillement plus marqué, elle prenait le premier papier qui se trouvait sous sa main, et y écrivait ces Cantiques sur toutes sortes d’airs qui lui venaient en pensée, ou qui lui étaient suggérés par des amis, aussi aisément qu’elle écrivait ou dictait des lettres ; et la cadence et des rimes s’y trouvaient.
Elle écrivait même quelquefois sur son lit, malade, cinq ou six Cantiques par jour sur des airs différents, qu’elle distribuait dans le moment aux amis qui la venaient voir, et qu’elle engageait à chanter avec elle ; et souvent ils y découvraient les dispositions de leurs âmes, chacun selon son état et degré. Ce qu’on admirait davantage, c’est qu’elle les écrivait avec la même VI facilité dans ces temps de ses maladies, qui étaient fréquentes et violentes, et au milieu des souffrances, des désolations et des peines intérieures et extérieures, qui devaient naturellement affaiblir la force de l’imagination et faire languir toutes les puissances de l’esprit humain. Ce lui était une gêne insupportable de faire la moindre réflexion, soit en écrivant ou dictant en prose, soit en composant ses ouvrages de poésie.505
Et des textes courts bien choisis, que l’on rassemblera par la suite en Discours répondent aux difficultés communes à tous pèlerins mystiques tandis qu’une abondante correspondance assure la direction de chacun. Un enseignement prépare la relève506.
Madame Guyon s’est tournée en premier lieu vers la Bible : ses Explications… (1684) en fournissent une interprétation exhaustive visant à en dégager les richesses intérieures. Dix ans plus tard, elle s’appuie sur les principaux mystiques chrétiens dans ses Justifications (1694) qui présentent un large choix de leurs témoignages. Les deux bases de la tradition chrétienne ont ainsi été profondément méditées.
Les raisons pour lesquelles elle l’écrivit ne sont pas explicitées, en dehors d’une injonction intérieure divine508. Le récit de la Vie, relate les circonstances de leur composition en évoquant parallèlement le « grand nombre de personnes que Notre-Seigneur » lui faisait aider à cette époque509, dont « trois religieux fameux […] un grand nombre de religieuses… ». Ces visiteurs religieux provoquèrent en retour celles de Mme Guyon qui provoquèrent l’hostilité du Général des chartreux Dom Le Masson. Il porta le contre-feu chez les chartreuses en faisant un autodafé d’exemplaires du Moyen court. Madame Guyon se défend : « Je n’allais point aux monastères que l’on ne m’envoyât quérir510 ».
Le plus gros travail d’écriture eut lieu à Grenoble entre avril 1684 et mars 1685, après son séjour à Thonon et un premier voyage à Turin, mais avant le second voyage à Verceil (près de Turin) qui fut suivi du retour définitif à Paris en juillet 1686.
Vous ne vous contentâtes pas de me faire parler, mon Dieu […] Il y avait du temps que je ne lisais plus [...]Sitôt que je commençai de lire l’Écriture Sainte, il me fut donné d’écrire le passage que je lisais et aussitôt tout de suite, il m’en était donné l’explication… 511.
Elle avait toutefois rédigé certaines parties auparavant, dont le Commentaire au Cantique publié dès 1683 et celui sur l’Apocalypse512.
Les circonstances de la composition de ces Explications sont décrites dans sa Vie qui insiste sur leur flux spontané. Toutefois il ne s’agit pas d’un procédé à la recherche de l’inspiration, tel que l’écriture automatique des surréalistes : cette rédaction rapide et sans repentir est liée à un état contemplatif où la justesse intérieure d’un texte et ses multiples implications apparaissent si l’auteur ne tente aucune capture513 :
De cette sorte, Notre Seigneur me fit expliquer toute la Sainte Écriture. Je n’avais aucun livre que la Bible, et ne me suis servi que de celui-là, sans jamais rien chercher. Vous me faisiez écrire avec tant de pureté, qu’il me fallait cesser et reprendre comme vous le vouliez. […] j’avais la tête si libre qu’elle était dans un vide entier. J’étais si dégagée de ce que j’écrivais, qu’il m’était comme étranger. Il me prit une réflexion : j’en fus punie, mon écriture tarit aussitôt, et je restai comme une bête jusqu’à ce que je fusse éclairée là-dessus. La moindre joie des grâces que vous me faisiez était punie très rigoureusement.
L’agilité intellectuelle et physique peut certes être ralentie par un état contemplatif, mais l’énergie vitale d’une femme de trente-six ans lui permettait de transcrire rapidement une dictée intérieure :
Au commencement, je commis bien des fautes, n’étant pas encore stylée à l’opération de l’Esprit de Dieu qui me faisait écrire. Car Il me faisait cesser d’écrire lorsque j’avais le temps d’écrire et que je le pouvais commodément ; et lorsqu’il me semblait avoir un fort grand besoin de dormir, c’était alors qu’Il me faisait écrire. Lorsque j’écrivais le jour, c’était des interruptions continuelles, car je n’avais pas le temps de manger, à cause de la grande quantité de monde qui venait : il fallait tout quitter sitôt que l’on me demandait ; et j’avais pour surcroît la fille qui me servait dans l’état dont j’ai parlé, qui sans raison me venait interrompre à tout coup, selon que son humeur la prenait. Je laissais souvent le sens à moitié fini sans me mettre en peine si ce que j’écrivais était suivi ou non514.
La presque totalité des livres des deux Testaments est couverte sans omission à l’exception de certains versets. Ceux qui sont largement expliqués constituent des points de départ à l’interprétation de divers aspects pratiques touchant à la vie intérieure. Cet ensemble est demeuré dans un oubli relatif par suite de son volume considérable et du caractère traditionnel de commentaire à visée spirituelle. En effet, compte tenu de la recherche dans le texte sacré d’une vie intérieure mystique, les problématiques d’analyse ouvertes par Spinoza515 puis R. Simon sont encore ignorées :
Les Saintes Écritures ont […] beaucoup de sens différents. Les grands hommes qui ont de la science se sont attachés au sens littéral et à d’autres sens. Mais personne n’a entrepris, que je sache, d’expliquer le sens mystique ou intérieur, du moins entièrement516.
On sait que cette tradition a été abandonnée ces derniers siècles à la suite du travail critique qui a rétabli des textes exacts en éclairant leur genèse. Revenir à des interprétations s’attachant au sens intérieur retrouve le sens profond voulu par des auteurs qui ne recherchaient guère une exactitude historique et ne peuvent donc faire l’objet d’une interprétation littérale517. Tout péché d’anachronisme est alors évité… Nous découvrons une façon originale de lire « la Bible » qui tout à la fois diffère d’une interprétation qui ne s’attache qu’au sens littéral — celle qui perdure de nos jours au sein de certaines congrégations — et de celles qui ne retiennent que les lumières historiques et sociales.
La primauté de l’expérience sur la croyance est affirmée catégoriquement par tous les spirituels, mais les livres des deux Testaments demeurent des révélations sacrées aux yeux de la très grande majorité des hommes au XVIIe siècle comme l’imposait la religion chrétienne. Chez Madame Guyon, l’interprétation de l’expérience à l’intérieur de la foi chrétienne est profonde et cohérente. Les versets bibliques sont perçus comme les témoignages de contacts vécus par leurs rédacteurs avec Dieu, le Plus grand que soi, l’Inconnaissable, l’Immense, associé au médiateur Jésus-Christ. Souvent elle interprète ces versets de façon à décrire la voie mystique, et parfois très librement.
Les récits bibliques ne se situent plus dans l’histoire, mais présentent les étapes du retournement, du cheminement difficile vers le « cœur », « l’intérieur », le centre où le Divin réside et Se manifeste à l’homme. La Bible traduit ainsi une expérience intime qui se renouvelle d’âge en âge et le commentaire guyonien garde ainsi une valeur intemporelle.
Madame Guyon, tout en dialoguant librement avec Dieu, écarte toute manifestation particulière excessive, « mystique » au sens de phénomènes (visions, sensations…)518. Elle n’attache de prix qu’à l’expérience du grand fond où les âmes mystiques…
… ne peuvent rien distinguer de Lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont : c’est pourquoi on appelle cette voie « mystique », qui veut dire secrète et imperceptible519…
Elle utilise cependant avec précision son expérience intime pour comprendre le sens profond du texte sacré. Elle le fait revivre parce qu’il est éclairé par un vécu personnel similaire à celui que transcrivit le rédacteur dans des formulations et par des images adaptées au temps passé. En ce sens, elle s’approche probablement de plus près de l’intention de l’écrivain sacré que ne le font des commentaires modernes anachroniques par leur orientation historicisant.
Expliquer les divers écrits sacrés comme des expressions d’une même vérité humaine d’expérience intérieure est devenu la seule approche acceptable par beaucoup à notre époque : une explication se soumet à ce qui apparaît comme raisonnable et l’autorité de l’expérience subordonne les croyances au vécu. Le lecteur trouvera chez elle une telle approche. Nous avons choisi de l’illustrer par son commentaire des Béatitudes :
Bienheureux les pauvres d’esprit ; car le Royaume du ciel est à eux.
Cette première béatitude renferme seule toute la perfection et la consommation de la perfection même. Une vive pénétration de cette sentence de Jésus-Christ a donné lieu aux spirituels et aux mystiques de dire de si belles choses touchant la pauvreté d’esprit à laquelle ils ont donné divers noms, de dépouillement, d’appauvrissement, de nudité, de perte, de mort, d’anéantissement. Tout ce que l’on en dit est bien véritablement fondé sur cette déclaration du Fils de Dieu et tout ce qui s’en peut dire ne s’approche pas de ce que c’en est dans la vérité : mais nul ne peut pénétrer le sens de ces profondeurs s’il n’a le courage de se donner à Dieu sans réserve pour les pratiquer.
J’en dirai ici quelque chose selon qu’il plaira au Père des lumières de me l’inspirer.
Jésus-Christ met cette béatitude au premier rang et à la tête des autres, comme celle à laquelle elles doivent toutes se rapporter. La pauvreté d’esprit ne s’entend pas seulement du détachement d’affection des richesses comme plusieurs l’expliquent : elle s’étend de plus à un appauvrissement général de toute l’âme, et de tout l’esprit et jusqu’à une désappropriation entière et absolue et une perte de tout propre intérêt. Il faut que cette pauvreté se répande sur les trois puissances de l’âme et qu’elle pénètre même sa substance et son centre pour les dépouiller de tout ce qu’elles possèdent avec attache et les réduire dans une parfaite nudité.
Comme parmi les pauvres de biens extérieurs, il y en a de plus ou moins pauvres, les uns étant dans une extrême indigence et dans la dernière disette les autres possédant encore quelque chose pour peu que ce soit : de même l’appauvrissement d’esprit est plus ou moins poussé, selon le dessein de Dieu sur les âmes. Les uns ne passent que par les premiers dépouillements des sens, quelques-uns vont jusqu’au dépouillement des puissances, mais il en est peu qui vont jusqu’au dépouillement central et à la pauvreté du fond qui est qui est l’entier anéantissement.
Il y a des biens qui sont hors de l’homme tel que sont les temporels : il y en a d’autres qui sont en lui comme la santé et la beauté. La pauvreté est plus ou moins grande selon qu’elle lui arrache plus des uns ou des autres. L’esprit a de même des biens qui sont hors de lui, comme l’honneur, la réputation, l’estime et l’affection des créatures ; et il y en a qui sont en lui-même, à savoir toutes les richesses des sens intérieurs et des puissances de l’âme, la science, le discernement, la vertu et le reste. Dieu voit que ces biens possédés avec propriété, par une avidité naturelle et impure, au préjudice de la souveraineté de son amour, empêchent que l’homme puisse posséder le Royaume des cieux, qui n’est autre que Dieu même, le dépouille de tout cela afin qu’il apprenne à donner à Dieu seul la préférence de son estime et de son amour, sans laquelle il est impossible qu’il jouisse de Dieu ; car il est sûr, que Dieu ne remplisse un cœur de soi-même qu’autant qu’il est vide et dénué de ce qui pourrait l’attacher, l’amuser ou le partager : tout autre cœur ne serait pas digne de lui : c’est pourquoi Jésus-Christ déclare que notre béatitude consiste à être pauvres d’esprit c’est-à-dire que quiconque est parfaitement détaché de tout bien créé est heureux puisque dès lors le bien souverain, Dieu et tout ce qu’il est, est à lui.
Dieu commence donc par dépouiller les sens intérieurs, l’imagination et la fantaisie de leurs formes, figures et images et de leurs activités naturelles et la partie inférieure de l’âme de ses passions. Puis il dépouille l’entendement de ses conceptions, raisonnements et réflexions de sa subtilité à pénétrer les choses et de la facilité qu’il avait autrefois à exercer ses fonctions ; il le prive même des dons surnaturels dont il l’avait gratifié pour un temps, comme des illustrations, extases, visions et révélations. Il dépouille la mémoire de ses idées naturelles ou surnaturelles, des sciences acquises ou infuses, du souvenir des choses passées et de celles qui arrivent de jour en jour en sorte que toute mémoire semble perdue. Il dépouille la volonté de tout désir, penchant, choix, inclination, affection ou attache à quoi que ce soit : elle croit même perdre toutes les grâces, vertus, dons et biens spirituels sensibles ou aperçus : enfin toute l’âme est tellement appauvrie qu’elle ne trouve plus rien non seulement qui l’enrichisse, mais même qui la nourrisse et qui la soutienne en sorte que se trouvant dans l’impuissance d’agir et de tirer de ses puissances leurs actes ordinaires elle tombe en défaillance et il lui semble qu’elle a perdu l’esprit et qu’elle n’a plus ni être ni vie. Aussi ce dépouillement s’appelle-t-il une mort ; ou la mort des sens si c’est une privation de leurs plaisirs et inclinations naturelles et de la vivacité avec laquelle ils se portent sur leurs objets ; ou la mort des puissances, l’âme perdant la facilité de s’en servir, en sorte qu’elles semblent être perdues et qu’elles ne se trouvent plus : ou enfin la mort de l’âme, en ce qu’elle se trouve privée de ses fonctions sensibles et aperçues qui faisaient sa propre vie.
Mais cet appauvrissement, quelque extrême qu’il paraisse, ne suffit pas encore. Dieu appauvrit ensuite cette âme de toute propriété centrale, de toute passion secrète et profonde, de toute attache aux choses les plus saintes, de tout amour naturel de ce qui n’est point Dieu ; enfin de toute vie et de tout être propre : en sorte qu’elle ne se trouve plus en quoique ce soit, ni pour quoi que ce puisse être. C’est comme une cessation d’existence et de substance propre pour n’exister et ne subsister plus qu’en Dieu : ou plutôt, tout être propre est ici si fort anéanti quant à sa propriété, opposition et confiance en soi-même, qu’il faut nécessairement que par la perte de tout être propre l’âme recoule dans le souverain être, ou tous les êtres possibles sont renfermés lorsqu’ils n’ont point de position à n’exister qu’en Dieu. Mais lorsqu’ils ont une opposition foncière, comme celle de la propriété, ils existent bien en Dieu nécessairement, à cause de son immensité qui renferme toute chose ; mais ils n’y existent pas en unité, ni par l’union d’agrément, qui fait comme un mélange sans distinction de l’être créé avec l’incréé, rien ne l’empêchant plus de se rejoindre à son origine, quoique toujours avec la disproportion essentielle de la créature au créateur : au lieu que les autres créatures propriétaires, ou pécheresses, existent en Dieu par nécessité d’être et de dépendance, mais avec éloignement, ou opposition de cœur. Je ne sais si j’aurai expliqué ceci de manière qu’il puisse être entendu.
Ces pauvres d’esprit par la perte de leur propriété reçoivent en propre le Royaume du ciel, qui est Dieu même. Dieu règne en eux, et ils règnent en Dieu. Dieu les possède, et ils possèdent Dieu. La possession et la récompense est proportionnée à la pauvreté qui l’a mérité et la pauvreté d’esprit étant arrivée jusqu’à la perfection que je viens de décrire, ne mérite rien moins que Dieu : non par un mérite de dignité ou de justice ; car la pauvreté, le vide et le néant ne méritent rien, quoique l’âme qui aime à s’y voir réduite pour la gloire de Dieu mérite tout auprès de lui : mais par un mérite de disposition et de rapport : car le seul tout peut remplir le vide du néant.520
Le millier de grandes pages des Justifications… furent rassemblées par Madame Guyon aidé par Fénelon pendant l’été 1694 « en cinquante jours de temps » à la suite de sa demande d’être examinée sur ses mœurs pour mettre fin à une campagne de calomnies. Acceptée par Madame de Maintenon cet examen était limité à la doctrine. Les célèbres « entretiens d’Issy » se succédèrent depuis l’été jusqu’à janvier 1695. Madame Guyon ainsi que le duc de Chevreuse, son confident, furent écartés des premiers entretiens. Elle comparut ensuite devant ses juges en décembre et janvier. Les entretiens confirmèrent l’affrontement entre Fénelon et Bossuet522.
J’envoyai en même temps à ces messieurs, outre mes deux petits livres imprimés, mes Commentaires sur l’Écriture sainte, et j’entrepris par leur ordre un ouvrage pour leur faciliter l’examen qu’ils entreprenaient et les soulager d’un travail qui ne laissait pas d’être assez pénible, ou qui leur aurait pris du moins beaucoup de temps, qui fut de rassembler quantité de passages d’auteurs mystiques et autorisés qui faisaient voir la conformité de mes écrits et des expressions dont je m’étais servie avec celles de ces saints auteurs. C’était un ouvrage immense. Je faisais transcrire les cahiers à mesure que je les avais écrits pour les envoyer à ces messieurs et, suivant que l’occasion s’en présentait, j’expliquais les endroits douteux ou obscurs, ou qui n’avaient pas été suffisamment expliqués dans mes Commentaires parce que je les avais composés dans un temps où, les affaires de Molinos n’ayant pas encore éclaté, j’avais écrit mes pensées sans précaution et sans m’imaginer qu’on pût jamais les détourner aux sens condamnés. Cet ouvrage a pour titre Les Justifications. Il fut composé en cinquante jours de temps, et paraissait fort capable d’éclaircir la matière523.
L’intérêt déborde largement celui d’un dossier établi en vue d’un procès, car le court délai et la maîtrise à cerner des notions-clés assurent une unité qui s’avère rare dans le genre anthologique. Surtout, le choix ne se limite pas aux prémices de la vie mystique, mais couvre tous ses aspects. Enfin toute controverse de nature théorique en est absente, le tout restant très justement focalisé sur la pratique de la vie intérieure pendant que Fénelon, dans ses travaux parallèles de la même époque, apportait toute sa compétence théologique. L’ensemble forme la meilleure des anthologie mystique chrétienne, mais elle est demeurée quasiment inconnue.
La structure est originale et fait apparaître une objectivité toute moderne : au lieu d’obéir à un schéma directeur, toujours arbitraire parce qu’il ne peut rendre compte que d’un seul point de vue, cette anthologie évite tout a priori schématique par le recours à soixante-sept notions ou clés. 524 Pour chacune de ces clés, sont donnés en premier lieu les passages incriminés du Moyen court et du Commentaire au Cantique, qui sont déjà publié à l’époque, ensuite les passages pertinents des auteurs classiques autorisés, toujours substantiels, parfois longs et couvrant plusieurs pages lorsqu’il s’agit de Jean de la Croix.
Comment est réparti le contenu de cette œuvre ? Les commentaires de Mme Guyon représentent environ le dixième du volume total. Plus de la moitié des passages retenus concernent cinq auteurs : Jean de la Croix vient en tête, ce qui montre clairvoyance alors qu’il n’est pas encore canonisé525 ; Jean de Saint Samson le suit de très près : ses écrits sont bien connus de Mme Guyon qui a correspondu avec son disciple Maur de l’Enfant-Jésus ; une place importante est accordée au grand carme de la réforme dite de Touraine. Catherine de Gênes est très présente, alors que le volume des dits qui lui sont attribués et des écrits la concernant est beaucoup plus réduit ; Thérèse d’Avila, canonisée depuis le début du siècle526, demeure en retrait loin derrière Jean de la Croix ; enfin Denys, qui représente aux yeux des contemporains l’autorité des débuts de l’Église, ouvre chaque chapitre. Lorsqu’on ajoute à ces cinq auteurs principaux, douze autres auteurs, dont Clément d’Alexandrie, François de Sales et l’Imitation, on couvre les six septièmes des passages retenus. L’école rhéno-flamande est assez bien représentée si l’on regroupe les fragments connus à l’époque : en effet l’ensemble constitué par l’Imitation, Suso, Benoît de Canfield, Ruusbroec, Harphius, Tauler, prend la troisième place entre Jean de Saint Samson et Catherine de Gênes527.
Faisons la revue des Autorités en volumes de textes, car mieux représentative 528. Exploitons ce relevé529. Enfin, focalisons-nous sur une « trinité mystique »530.
La collaboration entre Mme Guyon et Fénelon s’est tout naturellement traduite par un partage des tâches : à l’une les aspects mystiques, en défense immédiate de ses écrits, ce qui favorise tout naturellement des témoignages contemporains parfois sensibles aux aspects psychologiques ; à l’autre les aspects théologiques et le recours aux Pères de l’Église, tel Clément d’Alexandrie. Fénelon est largement présent dans le titre des Justifications même si sa contribution nominale qui apparaît au tome III comme supplément consacré aux Pères Grecs où Clément se taille la part royale, reste modeste en dimension.
Aux citations s’ajoutent de forts intéressants développements rédigés sous forme de notes par Mme Guyon qui n’étaient pas signalées dans les tables des matières des éditions du XVIIIe siècle. C’est dans ces « notes » à redécouvrir que réside l’autre intérêt de cette anthologie mystique qui à mes yeux demeure inégalée531.
Ce florilège est très « subjectif » aux yeux de certains, car il se limite aux auteurs mystiques choisis au sein d’une foule d’écrivains spirituels. Ces auteurs viennent soutenir ce qu’avancent trois auteurs privilégiés, qui sont toujours aujourd’hui les nôtres.
J’imagine que l’assemblage de l’été 1694 fut réalisé en deux mois à partir de trois vastes in-folio regroupant (1) les écrits de Jean de la Croix et deux défenseurs dont Nicolas de J.-M. (1665), (2) les dits rédigés de Jean de Saint-Samson (édition de Rennes en 2t., 1658), enfin ceux de Catherine de Gênes (1662) soit 46 % du florilège. Cette presque moitié est complétée par deux avocats incontournables : Denis, à l’époque considéré comme proche des premiers apôtres et l’évêque François de Sales très reconnu dans le monde catholique, mais ils ne représentent que 8 %. Faut-il d’autres « gardiens de l’orthodoxie » ? Madame Guyon assemble une pléïade choisie sur toute l’histoire chrétienne. En remontant le temps : l’auteur du Jour mystique, Olier, Constantin de Barbanson, Canfield, Teresa (12 %) ; puis les anciens, l’auteur de l’Imitation, les Rhéno-flamands, Climaque et Augustin (6 %).
Son grand thème est celui de l’Unité retrouvée par un abandon total que requiert l’amour divin. Il peut alors se livrer dans une oraison mystique en passiveté.
Un pèlerinage au long cours a été entrepris depuis trente ans par l’auteure du florilège âgée de 46 ans à l’époque où elle doit se justifier. Voyages extérieurs et intérieurs furent parsemés d’épreuves. Les difficultés extérieures sont longuement décrites dans la Vie par elle-même. Les épreuves intérieures ne sont jamais livrées dans cette Vie ni dans les écrits publics, mais on en trouvera en notes dans ces Justifications des confidences permises parce qu’elle commentent les textes.
Il s’agit d’œuvrer dans un abandon (accepté après résignation). Il s’agit de vivre dans la « foi nue », mais obscure, parsemée de « ténèbres sacrées » et de nuits. Ce qui suppose un état robuste de consistance dans la perte de distinction de Dieu et de l’âme. Seule la mort entière achevée peut conduire à une fécondité spirituelle. Elle l’atteste après ses prédécesseurs dans la Voie. On en trouve déjà quelque aperçu dans les extraits qui suivent. La maternité mystique fut par la suite vécue dans la plus grande simplicité et sans sortir de l’unité divine.
On ne peut guère en dire plus, car les chemins vers la Source sont aussi divers que le sont les marcheurs. Il s’agit d’être sensible à une musique intérieure lisant entre les lignes de témoignages rapportés par diverses « Autorités ». La variété et l’absence vis-à-vis de tout cadre contraignant qui serait de nature dogmatique, théologique ou simplement structurelle, par recours à des entrées sous forme de clés, permettent une ouverture à tous.
Voici un relevé en autant de paragraphes que d’annotations diverses proposées par madame Guyon. On les retrouvera au fil de la lecture des citations de diverses Autorités :
Comme on voit un fer touché de l’aimant attirer d’autres fers, aussi une âme en qui Dieu habite de la sorte, attire les autres âmes par une vertu secrète ; de sorte qu’il suffit de l’approcher pour être mis en oraison et en recueillement. C’est ce qui fait que sitôt qu’on s’approche d’elle, on a plus envie de se taire que de parler...
il faut savoir qu’il y a de deux sortes d’extases : l’une qui est passagère et dans les puissances, qui paraît au-dehors ; et l’autre qui se fait par anéantissement et sortie de soi pour passer en Dieu, et celle-là est durable et permanente.
De même que les âmes sales et impudiques communiquent cet air corrompu à qui les approchent : ainsi par un contraire effet une âme pure communique la pureté ; et comme elle est pleine de grâce et sacrée de l’onction divine, elle communique cette grâce et cette onction à ceux qui l’approchent. Et comme elle n’est pleine que de Dieu, elle ne peut communiquer que Dieu. Comme elle est vide de soi, elle ne se communique plus elle-même, ni rien d’elle [...] Il faut remarquer de plus que ce n’est par aucun signe extérieur qu’elle recueille les autres, mais comme elle est arrivée dans le Centre, l’impression se fait par le dedans, comme si c’était Dieu même, sans qu’il en paraisse rien au-dehors ; par ce que cette âme en sortant d’elle-même a outrepassée son propre fonds pour se perdre en Dieu au-delà d’elle-même : elle ne laisse donc aucune trace ni d’idée d’elle, mais de Dieu, son amour et sa vie.
Il l’appelle sortir en évidence d’unité, parce que les personnes de même grâce, sans s’être jamais vues ont les mêmes sentiments et lumières [...] quand ils y sont arrivés et perdus en Dieu, ils ont une unité d’expérience et l’unité d’expression, quoiqu’avec une différente variété : parce que l’expérience de Dieu en nous est aussi différentes que les visages ; mais l’expérience de Dieu en Dieu est toujours et partout la même.
... si Dieu ne leur donne rien, elles le disent de même, n’ajoutant rien du leur [...] comme Dieu les tient toujours vides d’elles-mêmes et de toutes choses, il leur donne dans le moment actuel ce qu’il veut qu’elles répondent ; après quoi elles n’y pensent plus,
il faut concevoir que Dieu fait l’amour de la créature égal à soi lors qu’ayant détruit en elle son amour-propre, il lui communique son amour même, afin qu’elle aime par son même amour ; et comme Dieu aime l’âme du même amour dont il s’aime, soi-même, rapportant à lui seul ; il s’aime en cette créature de ce même amour et lui donne de l’aimer par ce même amour, rapportant à lui seul comme objet et fin. Et c’est dans cette consommation d’amour unique qu’il la rend féconde en lui de sa fécondité
... celui qui est établi dans l’esprit de foi, ne varie plus, ne cherche rien, ne doute de rien ; parce que la volonté suit cet esprit de foi, en sorte qu’elle est, aussi bien que l’esprit, dans un parfait repos. Et c’est la différence qui se rencontre entre la foi commune et l’esprit de foi qu’avec la foi pure de la croyance commune, la volonté est souvent très déréglée ; mais il n’en est pas de même de l’esprit de foi ou du don de la foi qui fait l’intérieur : la volonté est si unie avec elle qu’elle fixe la volonté ou la rend invariable.
... comment pouvoir s’élever où on ne peut monter ? C’est en se laissant attirer par un bras puissant ; ou bien étant devenu, par la perte de soi-même, comme une vapeur insensible que le soleil attire et purifie, et où enfin il s’imprime soi-même l’ayant fait participante de ses qualités.
Et comme ces âmes sont toutes intérieures, ce qu’elles font est tout intérieur, et arrive comme tout naturellement : et plus les choses paraissent naturelles et sont dites sans avertance [sic], plus elles ont leur effet. Et cela se fait avec tant de pureté que Dieu ne leur permet pas un retour, une seule réflexion ou vaine joie.
L’âme est heureuse et malheureuse toute en même temps ; c’est une participation de l’état de Jésus-Christ jouissant de la béatitude et accablé de douleur.
La vraie Humilité c’est l’Anéantissement.
Désespoir de soi, cause la parfaite confiance, qui est l’abandon entier de soi-même à Dieu.
Pour bien comprendre ceci, il faut expliquer de quelle manière se fait la sortie de soi ; parce que les personnes, qui n’ont pas l’expérience de ce qui est avancé ici, pourraient dire, que puisqu’il faut une fois cesser de chercher Dieu en soi pour le trouver en lui-même, il est bien plus à propos de l’y chercher tout d’un coup, que de commencer à le chercher en soi, et que c’est allonger le chemin, au lieu de le raccourcir, comme je l’ai dit ailleurs. Mais on se méprendrait beaucoup ; parce que celui qui n’est pas vraiment intérieur, cherchant Dieu en Dieu même, le cherche comme quelque chose fort distinct de soi et comme au-dehors ; il le cherche même au ciel : cela fait qu’au lieu de devenir intérieur et de ramasser, comme faisait David (psaume 58, verset 10) toutes les forces de son âme, pour s’appliquer à Dieu, on dissipe ces mêmes forces : comme l’on voit des lignes fort petites et dispersées se rassembler, et se fortifier en se rassemblant au point central, et par un effet contraire s’affaiblir et se disperser d’autant plus qu’elles s’éloignent du centre. Il en est de même des forces de l’âme, soit de la force pour connaître, soit de la force pour aimer : plus elle est ramassée en elle-même et dans son centre, plus elle a de force et de vigueur pour connaître et aimer. Et comme ces mêmes lignes qui sont fort divisées deviennent indivises dans ce point central ; aussi toutes les fonctions de l’âme si diverses et distinctes hors du centre, se rassemblant toutes, ne sont plus qu’un seul point d’unité indivise, quoique non pas indivisible. Il en est de même de l’âme ; toutes ses forces étant dans cette unité, parce qu’elles y sont assemblées, elle a une vigueur admirable pour Dieu. Et il est de conséquence de prendre ce chemin ; car plus l’âme se recueille et demeure recueillie, plus elle approche de l’unité ; comme l’on voit peu à peu les lignes se rapprocher, et se joindre enfin insensiblement, plus elles approchent de leur point central, et être d’autant plus divisées et séparées qu’elles s’en éloignent davantage. Ceci supposé je dis qu’il faut donc, pour devenir intérieur et spirituel, commencer à chercher Dieu en soi par le recueillement, sans quoi on ne parvient pas à l’unité centrale. Mais lorsqu’on y est parvenu, c’est alors qu’il faut sortir de soi, non en se multipliant au-dehors et retournant d’où l’on est venu ; mais en 158 se surpassant soi-même, ou s’outrepassant pour entrer en Dieu. Car cette sortie de soi ne se fait pas par le même chemin par lequel on est arrivé au recueillement ; mais comme en se traversant soi-même, pour ainsi parler, passant au-delà de soi, du centre créé dans le centre incréé qui est Dieu. Comme une personne arrivée à un lieu borné où il doit arriver nécessairement, ne retournerait pas sur ses pas pour en sortir, mais passe outre par le chemin qu’il trouve ouvert : ainsi sortir de soi c’est s’outrepasser. Et comme en arrivant au centre, qui est nous-même, il nous a fallu faire d’autant plus de chemin que nous étions plus extérieurement dissipés et éloignés du centre ; aussi plus on s’outrepasse soi-même, plus s’éloigne-t-on de soi de vue et de sentiment ; comme celui qui ayant fait beaucoup de chemin pour arriver à une hôtellerie, en fait ensuite beaucoup d’autres par delà et s’en éloigne d’autant plus qu’il marche davantage. Sitôt que nous sommes arrivés à notre centre, nous trouvons Dieu, et nous sommes invités, comme je l’ai dit, à sortir de nous-mêmes en nous outrepassant ; et alors nous passons en Dieu même très réellement. Car c’est alors qu’il se trouve vraiment où nous ne sommes plus ; plus nous marchons, plus nous avançons en Dieu, et plus nous nous éloignons de nous-mêmes.
L’opération du feu est toujours la même, qui est échauffer, brûler, éclairer ; et si nous lui voyons faire tant de différentes opérations, ce n’est que par rapport au sujet qui lui est présenté : car pour lui, il est toujours le même, toujours un en lui, quoiqu’avec une infinie variété d’opérations, qui ne font rien à sa constitution, laquelle ne peut jamais être altérée ni changée : ce qui paraît changement dans le feu, n’est qu’un accident qui ne vient pas de la cause, mais des sujets qui lui sont présentés.
... comme elle est passive pour souffrir l’opération de Dieu, elle est passive pour agir par l’opération de Dieu ; et cette passiveté est très agissante : elle peut faire cent actes sans actions propres, c’est-à-dire, sans action dont elle soit le principe agissant ; mais action par correspondance à celui qui la meut, qui lui donne le vouloir et le faire. La passiveté pour l’intérieur et l’oraison doit donc être fixe. Je veux dire que l’âme ne peut jamais reprendre la méditation, et ne le doit jamais ; son oraison est toujours contemplation pure : et son oraison devient son action, et son action son oraison.
Pour mieux expliquer, il faut dire que Dieu n’est pas un moment sans verser cet amour sur tous les hommes, car il est impossible que Dieu étant un être communicable de sa nature, il ne se communique pas incessamment à tous les sujets disposés à recevoir ses communications, comme la rosée tombe sur tous les sujets qui lui sont exposés. Mais comme l’homme est né libre, il se ferme, il se retire de cette divine rosée, il lui tourne le dos, il ajoute obstacle sur obstacle pour empêcher qu’elle ne le pénètre. Que fait le sentiment qui naît de quelque bonne chose ? Il remue cet homme peu à peu, et lui ôtant ce qui l’empêche de se tourner, il les tourne ensuite du côté de celui qui répand et infuse sans cesse sa charité dans tous les cœurs. Sitôt que ce cœur est tourné et, comme la conque marine, il s’ouvre à la rosée, elle tombe d’abord sur l’âme. Et c’est les gouttes de cette rosée céleste plus ou moins abondante qui font le plus ou moins de charité. Plus le cœur est ouvert à Dieu, plus il reçoit de l’abondante plénitude de cette charité divine.
C’est donc parler improprement que de dire que l’âme ne désire pas, puisqu’il est certain qu’elle désire toujours, mais c’est qu’il y a un temps où l’âme sent son désir, alors elle connaît qu’elle désire et elle dit : je désire. Mais il en vient un autre où ne connaissant et ne distinguant point son désir, son ignorance lui fait dire qu’elle ne désire point, et elle ne peut dire autre chose, à moins qu’une lumière surnaturelle ne lui fasse voir autrement. [...] Et ce désir qui se fait dans l’amour n’est autre que le poids de l’amour qui ne peut se distinguer de ce même amour, comme le poids qui nous enfonce dans la mer ne nous laisse rien distinguer que la même mer, au lieu que le désir d’arriver à la mer nous laisse distinguer toutes nos démarches et le désir d’y arriver est très sensible. Mais lorsqu’on y est plongé, on ne distingue plus rien en elle qu’elle-même, sans cesser néanmoins de s’y enfoncer toujours plus. [...]
La transformation de notre esprit se fait lorsque perdant ses lumières propres, il se laisse remplir et éclairer d’une vérité nue, simple et générale qui chasse si fort tout ce qui lui est contraire, soit erreurs, soit opinions, soit confusions d’espèces, multiplicité de raisons, qu’elle semble tout convertir en elle. Il est vrai que cette lumière de vérité et cette volonté de Dieu change la nature des opérations de l’esprit et de la volonté en se les conformant, en sorte que l’entendement, qui par son opération grossière ne comprend les choses que successivement, et montant des unes aux autres, ou comparant les unes avec les autres, est surpassé par la lumière pure et nue de la vérité. Il est donné à cet entendement une lumière conforme à cette vérité, qui est une foi nue, confuse, générale, qui embrasse son objet tout d’un coup, sans succession ni comparaison, sans raisonnement. Or cette simple disposition de foi nue dans l’esprit étant conforme à la vérité, attire la vérité.
Voici des extraits prélevés au sein d’une des 67 clés :
(113) [EXTRAIT DU] CANTIQUE [de Mme Guyon] :
Dieu étant notre dernière fin, l’âme peut sans cesse s’écouler en Lui comme dans son Terme et son Centre, et y être mêlée et transformée, sans en ressortir jamais : ainsi qu’un fleuve, qui est une eau sortie de la mer et très distinct de la mer, se trouvant hors de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer […] (114) Or cela se fait lorsque l’âme perd sa propre consistance pour ne subsister qu’en Dieu.
AUTORITÉS [Les auteurs invoqués sont titrés en caractère romain] :
Saint Augustin. […] Il faut donc que la religion nous (117) lie et nous unisse au seul Dieu tout-puissant, et qu’elle nous y unisse immédiatement, et sans l’entremise d’aucune créature, que cette lumière intérieure, qui nous fait connaître le Père, se communique à nos âmes […](122) Or si la souveraine félicité n’est autre chose que la possession de Dieu, il s’ensuit que le plus important des commandements [… c’est] aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur de toute notre âme et de tout notre esprit (note 2)
(129) Rusbroche. 5. Nous passons de clarté en clarté, et par la lumière créée de la grâce divine, nous sommes élevés dans la lumière incréée, qui est Dieu même ; nous sommes introduits et transformés en notre éternelle image.
(130) Sainte Catherine de Gênes. 8. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, ni ne cherche pas à le savoir, ni n’en veux avoir de nouvelles. Je suis aussi noyée dans la source de l’amour et dans ce doux feu qui surpasse toute mesure, comme si j’étais abîmée dans la mer, sans pouvoir ni voir ni sentir que l’eau ; en sorte que je ne puis plus comprendre autre chose que tout amour, qui me fait fondre toutes les moelles de l’âme et du corps.
Le B. Jean de la Croix 11. Comme cette transformation et union (131) ne peut tomber dans le sens et habileté humaine, il faut que l’âme se dénue parfaitement et volontairement de tout ce qui peut être en elle […] 14. (132) l’amour fait une telle sorte de ressemblance en la transformation des aimés, qu’on peut dire que chacun est l’autre et que tous deux sont un. La raison est, parce qu’en l’union et la transformation d’amour, l’un donne possession de soi à l’autre, et chacun se laisse, se donne et s’échange pour l’autre ; et ainsi chacun vit en l’autre, et l’un est l’autre, et les deux sont un par transformation d’amour.
Le P. Benoît de Canfeld. […] (138) Cette vaste étendue d’anéantissement est cette solitude de laquelle l’Époux dit à Osée : je la mènerai en solitude et là je parlerai à son cœur. […] l’âme a découvert en elle et expérimentalement goûtée comme son Époux est plus dedans elle qu’elle-même […] (139) Enfin voilà la vraie vie active et contemplative, non pas séparées, comme quelques-uns pensent ; mais jointes en même temps…
Saint François de Sales. 37. À force de se plaire en Dieu, on devient conforme à Dieu.
Le Fr. Jean de S. Sanson. 39. L’âme épouse de Dieu, étant arrivée à cette divine unité de son fond, est dorénavant toute transformée en Dieu, non par nature […], mais par grâce et par effet d’abondance d’un amour vigoureux, lequel est généralement actif en un temps et nuement et simplement passif en un autre. 40. Cette âme si heureuse vit de la vie de Dieu et Dieu vit en elle comme en soi-même sans aucune résistance de la créature, car elle est comme ce qui n’a jamais été… (140) 43. déiformité [… par] la très libre application de son franc arbitre pour aimer Dieu son divin objet infatigablement et à perte d’haleine, vers lequel l’amour la fait courir et quelquefois voler… 45 [… 142] possédant ainsi son bien objectif en la suprême plénitude suressentielle de lui-même, elle se va plongeant et dilatant là-dedans, ni plus ni moins qu’une petite goutte d’eau jetée dans la mer se perd et s’anéantit à elle-même, s’incorporant à ce corps élémentaire, où elle est conservée, toute perdue à soi-même pour jamais et sans jamais en pouvoir sortir telle, ou comme elle était en distinction. [… 145] 49. Quand nous sommes parvenus à notre centre, qui est Dieu, transfus et perdus en lui par l’entière transformation de notre volonté en la sienne, nous jouissons dès ici-bas de la plénitude des saints, même au plus fort de nos batailles et de nos croix.
NOTES [de Mme Guyon] :
Note 1 : […] La recherche se fait de l’amour, et c’est un désir pour l’amour. Mais la jouissance est la possession de l’amour même ; et ce désir qui se fait dans l’amour n’est autre que le poids de l’amour qui ne peut se distinguer de ce même amour, comme le poids qui nous enfonce dans la mer, ne nous laisse rien distinguer que la même mer ; au lieu que le désir d’arriver à la mer nous laisse distinguer toutes nos démarches, et le désir d’y arriver est très sensible : mais lorsqu’on y est (120) plongé, on ne distingue plus rien en elle, sans cesser de s’y enfoncer toujours plus ; car si la mer était infinie, n’est-il pas vrai qu’on s’y enfoncerait à l’infini, sans autre action ni distinction que la mer ? Et c’est cet enfoncement indistinct en Dieu, qui est le désir de cette âme en ce degré. /Ceci fait voir la différence de la transformation des mystiques d’avec l’erreur des manichéens qui croyaient que nos âmes étaient des portions de la substance de Dieu, ce qui ne peut jamais être, Dieu étant une substance indivisible, mais aussi communicative : en tant que communicative c’est donc une émanation de Dieu et non une portion de sa substance. Nous sommes transformés en Dieu par l’amour, qui faisant passer notre volonté dans la volonté de Dieu, elle n’a plus certaines fonctions propres, qui la rendaient imparfaite et dissemblable à Dieu. /La transformation de notre esprit se fait, lorsque perdant ses lumières propres, il se laisse remplir et éclairer d’une vérité nue, simple et générale, qui chasse si fort tout ce qui lui est contraire, soit erreurs soit opinions, soit confusions d’espèces, multiplicité de raisons, qu’elle semble tout convertir en elle. Il est vrai que cette lumière de vérité et cette volonté de Dieu changent la nature des opérations de l’esprit et de la volonté en se les conformant, en sorte que l’entendement, qui par son opération grossière ne comprend les choses que successivement, et montant des unes aux autres, ou comparant les unes avec les autres, est surpassé par la lumière pure et nue de la vérité ; il est donné à cet entendement une lumière conforme à cette vérité, qui est une foi nue, confuse, générale, qui embrasse son objet tout d’un coup, sans succession (121) ni comparaison, sans raisonnement. Or cette simple disposition de foi nue dans l’esprit, étant conforme à la vérité, attire la vérité ; et cette vérité ne trouvant plus dans l’esprit les contrariétés qui lui sont opposées, parce que la foi l’en a purifié, elle illustre tellement l’entendement, que l’esprit paraît transformé en cette même vérité, comme l’air532 pénétré des rayons du soleil éblouit les yeux tout ainsi que le soleil même, quoique l’air ne soit point le soleil ni le soleil l’air. Il est certain que l’esprit conserve toujours sa substance et même sa forme créée : mais il est tellement changé quant à son opération, qu’il reçoit sans mélange la vérité nue ; parce qu’il a été disposé pour cela par la foi nue : et cette vérité claire et nue surmonte tellement toutes lumières de notre esprit, qu’elles paraissent comme éteintes. Elles ne le sont pas néanmoins, mais elles sont informées d’une autre lumière qui est cette lumière de vérité nue, propre à l’esprit purifié. […]
Pour la transformation de la volonté, elle se fait aussi de cette sorte […] l’âme ne trouve plus en elle que la volonté de Dieu [...] ne distingue plus sa volonté […](122) toute cette transformation d’esprit et de volonté se fait par l’amour : car la vérité est la lumière de l’amour et l’amour en est la chaleur. Ils sont distincts et indivisibles.
Note 2 : Comment aimer Dieu de tout notre esprit ? C’est lorsque la vérité et l’amour unis nous ont rendus uniformes et transformés en Dieu. Alors on aime de tout l’esprit, puisque cette vérité, qui est la clarté de l’amour, pénètre notre esprit à proportion et à mesure que sa chaleur pénètre notre cœur ou notre volonté ; car la volonté est le cœur de l’âme, comme l’entendement en est l’esprit […] Il n’y a que le pur amour dégagé de toute multiplicité, tel que le requiert l’état intérieur […] qui soit le seul amour sans partage et sans division […] La voie intérieure est un tout indivisible, composé de parties (124) auxquelles on ne peut toucher sans la détruire […] Il faut tout ou rien ; si vous admettez ses principes et son commencement, aussi bien que son progrès, il faut admettre sa consommation et sa fin. /[…] Il a son commencement, qui n’est autre que la parfaite conversion en tous les sens que le parfait recueillement exige ; son progrès, qui est cette faim et cette recherche continuelle de Dieu par l’éloignement, la fuite et la purification de tout ce qui lui est contraire ; la fin de cet état est le repos dans le Souverain bien qu’on a cherché et désiré […] Ce repos est dans la jouissance de Dieu […] ce qui n’empêche pas qu’on n’avance toujours en Lui : ainsi l’état est consommé quant à l’activité de la créature, mais il n’est pas consommé ni achevé quant à l’opération perfectionnante de Dieu. [… 125] L’intérieur. Disons que sa perfection sera toute autre dans l’autre vie ; mais ne lui ôtons aucune de ses parties qui composent ce tout admirable, qui est le chef d’œuvre de l’amour et de la puissance de Dieu, puisque selon le témoignage du B. Jean de la Croix […] Dieu a plus fait en purifiant et réformant l’homme qu’en le créant533.
Ils expriment l’enseignement vivant distribué dans le cercle des proches. Souvent plus révélateurs que des textes qui s’adressent à un cercle élargi tels que le Moyen court ou les Torrents, ils décrivent l’expérience intérieure sur laquelle madame Guyon établit son autorité, tout en donnant des conseils spirituels précis adaptés à tel ou tel. Appréciés et donc dispersés dans des bibliothèques privées, ils ne furent jamais réédités, en partie parce que le titre trop banal de Discours chrétiens et spirituels… rend mal compte de leur contenu. Textes de direction écrits dans des conditions diverses, ils s’adressent toujours à un aspirant à la vie intérieure, parfois sous la forme d’une lettre. Il ne s’agit donc pas de « chapitres » d’une œuvre construite, mais on sera attentif à leur regroupement par « zones » successives généralement traversées par les itinérants intérieurs. La majorité de ces écrits furent rassemblés à la fin de la vie de Madame Guyon, période paisible où sortie de prison, mais sous surveillance après la condamnation du quiétisme, elle a pu faire venir près d’elle quelques disciples et correspondre avec beaucoup d’autres535.
En général tous ces écrits expriment une très forte autorité, toutefois paisible et sans illusion, comparable à celle des dernières pages de la Vie écrites en 1709. Un dialogue permanent avec l’Ancien et le Nouveau Testament supplée à l’absence de théories théologiques. Ce dialogue est distinct des Explications abondantes de 1684 (la moitié des volumes des Œuvres publiées !), et nous paraît en approfondir avec bonheur l’interprétation mystique. La majorité des Discours date des dernières années. Certains sont plus anciens, telles quelques lettres adressées à Fénelon, mais dès 1689 la maturité intérieure était assez grande chez cette femme âgée de 41 années pour justifier leur publication en 1716.
Ces écrits sont rassemblés dans la perspective réfléchie d’une disparition prochaine de leur auteur comme de cercles d’amis français et étrangers du même âge. Le duc de Chevreuse est mort en 1712 et l’archevêque Fénelon en janvier 1715. L’éditeur et disciple Poiret disparaîtra en 1719. C’est toute une génération qui s’efface pour être remplacée par des disciples français, écossais, hollandais et suisses. Il s’agit de laisser à cette nouvelle génération les traces écrites d’une direction toute mystique. L’ouverture est un appel à gravir le mont qui rassemble tous les mystiques en son sommet536 :
« Le mont qui rassemble tous les mystiques »
1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures.
… comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin ; [on voit] que la plupart retournent sur leurs pas faute de courage, et enfin que d’autres, plus courageuses, franchissant tous les obstacles, arrivent au terme tant désiré. On voit avec quelle bonté Dieu leur tend la main…
L’amour est le « moyen » utilisé par Dieu pour connaître Dieu, dans la tradition d’une mystique « affective » (mais ne versant pas dans le sensible). Elle fut particulièrement développée chez les franciscains dont procède notre École du Coeur. La belle image d’une balance lie notre abaissement à l’élévation vers Dieu :
« Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance ».
1.49 Divers effets de l’amour.
[…] Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité — de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :
1.53 Du repos en Dieu.
[…] Pour aimer Dieu comme Il le mérite […] il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau537. […] C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité. […]
Ensuite elle [l’âme] devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propres pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
Mais tous ne sont pas appelés à la vie mystique et de nombreux grands saints suivent la « voie des lumières » ; l’image de la cire à cacheter — Mme Guyon possédait divers cachets, dont un comportant deux cœurs accolés et irradiants, et un autre comportant un soleil associé à un héliotrope — est suggestif de la différence d’apparence pour la même « forme divine » :
1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes. […] Ceux en qui Dieu est saint ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut la nuit et l’abandon par la perte de soi-même :
1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.
[…] Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc. sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont le souvenir est utile pour ne pas abandonner la Voie lorsque tout espoir se perd. Une comparaison de la tempête et du naufrage est menée jusqu’à son terme :
2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est Un, toujours le premier à nous aimer comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ouvert parfois par un contact très intense (François d’Assise, Angèle de Foligno, Catherine de Gênes).
2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. […]
Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. […] Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles.
Mais tout ne se passe pas d’un coup, même si le départ peut être impulsé lors d’un événement marquant. L’image de la fonte progressive des glaces, de la fluidité de l’eau propre à toute impression ultérieure est souvent reprise par Madame Guyon. Soit elle suggère par analogie une réponse au problème posé par l’absence et par le « péché » qu’elle représente, soit elle figure la liberté par conformité à Ce qui prend les choses en main et « recrée » la créature :
3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite.
[…] Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ538.
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté…
La Correspondance livre plus immédiatement et spontanément des directions : celles de l’illustre Fénelon, du fidèle duc de Chevreuse, plus tard de l’éditeur Poiret, du baron de Metternich, des Écossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que de figures plus cachées telle la paysanne qui conclut les éditions de lettres au XVIIIe siècle :
Madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires (exposés par certaines religieuses imaginatives, ce dernier les appréciait) :
À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
[…] Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Le premier « moyen », qui explique la fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années malgré la parenthèse de la mise au secret durant cinq années à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur. Moyen spontané, sans volonté propre à son canal humain. Nous en trouvons l’attestation dans de nombreuses lettres540 :
À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
[…] Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jn, 17, 22].
Madame Guyon décrit ailleurs541 cet « état apostolique » :
Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au-dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances…
Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien. Elles sont attestées, mais de façon voilée, par de nombreux spirituels chrétiens. Madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, auteur traditionnellement invoqué par les mystiques, et aussi bien, cartésienne et moderne, au mystère de l’aimant, pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin — il s’agit simplement de reconnaître par des images l’efficace propre à la prière :
Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main du Seigneur n’est point raccourcie.
Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.
Mais les disciples ont besoin, au début de leur découverte intérieure, de conseils et non de théorie : comment prier, comment se détacher sans pour cela quitter le monde, comment lâcher intellectuellement prise… Cela était très difficile pour le baron de Metternich, ancêtre de l’homme d’État du XIXe siècle et protestant subtil et questionneur :
Au baron de Metternich. Vers 1715.
Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
Au même. /Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile […] Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière…
Au même. […] Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…
Madame Guyon doit parfois mettre un terme à certaines pratiques, que l’on retrouve à toute époque, aujourd’hui dans certaines techniques. Elles demandent un effort de concentration à l’opposé de l’abandon à la providence divine :
[…] Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.
À Lord Deskford. 15 avril 1715.
[…] Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.
Le plus souvent Mme Guyon répond aux difficultés rencontrées sur la voie en soulignant son déroulement naturel à condition d’accepter la destruction du vieil homme ; on a toujours ici une mystique sobre, loin de tout excès, faisant fi des visions et des révélations :
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu542.
Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause […] Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. […] Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre […]
Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela est des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
[…] Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage…
Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » qui prend déjà une place qui ira en s’accentuant jusqu’au préromantisme :
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. […] N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
Mis en garde, lorsqu’on lui demande conseil, vis-à-vis des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants. Considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, ils faisaient le tour d’Angleterre et d’Écosse, se croyant inspirés par les annonces des prophètes de l’Ancien Testament :
[…] Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même…
Cette évocation de la voie mystique servie par Madame Guyon achève l’édition Dutoit par une lettre d’une « simple paysanne » qui résume l’enseignement de tous, en rapportant tout à l’amour :
Lettre d’une paysanne à Madame Guyon543.
[…] L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au-dessus de moi et hors de moi. […] Oh ! qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.
Mais de dire ce qui occupe, et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un, mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.
Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec toute la précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité de l’école de l’amour pur telle qu’elle s’exprime à travers les écrits de madame Guyon. Le P. de Caussade apparaît comme un propagateur de l’œuvre guyonienne. Une telle affirmation peut surprendre, mais elle est supportée par ce que nous apprennent ses éditeurs M. Olphe-Galliard, A. Rayez, D. Salin, ainsi que J. Le Brun.
L’histoire des éditions de L’Abandon par quatre jésuites qui défendent la mystique est complexe : (1) Le texte redécouvert et édité en 1861 par le jésuite Ramières est suivi de 21 rééditions !545. (2) Celui publié en 1981 par M. Olphe-Galliard est largement apprécié au sein d’une intégrale Caussade546. Olphe-Galliard restitue à une « plume apparentée à celle de Madame Guyon », la quasi-totalité de l’Abandon – sauf le premier chapitre, qui ne couvre que quatre pages sur les cent dix-neuf du petit traité547. (3) Celui édité en 2001 par J. Gagey attribue l’œuvre à une « dame lorraine »548. (4) Dominique Salin présente à nos yeux « définitivement » l’œuvre et son auteur549.
Madame Guyon est directement responsable du fond tandis que la forme a été revue pour lui donner beau style. L’œuvre de belle facture classique doit rejoindre comme faisant partie du corpus guyonnien celles éditées par Poiret.
Tout s’explique par le séjour douloureux de Madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695, et par l’estime dont elle a reçu les témoignages écrits de la part de la supérieure et des religieuses550. Car c’est de ce couvent que proviennent certains manuscrits à l’origine de l’Abandon :
« Le P. de Caussade est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre, ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi, texte qu’il publiera à la suite des Instructions spirituelles et que l’on trouvera dans notre présent volume551 ».
« Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même552. »
Ce qui est factuellement prouvé pour la Manière courte qui n’est pas de Bossuet suggère un cheminement analogue pour l’Abandon. A. Rayez précède et supporte cette explication historique dans son édition des Considérations... de P. de Clorivière553, auteur qui reprenait également le Moyen court.
L’Abandon à la Providence divine mérite une juste réappropriation à son auteure, ce qui justifie de citer l’exposé de précautions prises par le jésuite Caussade dont l’usage inattendu du nom de Bossuet 554 dans Les Instructions spirituelles555 :
« Un exercice d’oraison […] composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux
– Est-ce de ce couvent que vous le tenez ?
– Non, c’est de celui de Nancy, où feu Madame de Bassompierre, religieuse (402) de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux […] le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu : Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, par Monseigneur Bossuet, évêque de Meaux. »
Suivent des extraits dans le droit courant de la quiétude :
I. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ Notre-Seigneur, et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité…
V. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de (405) de Dieu, exposé à ses divins regards… sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence, toutes les autres dispositions particulières, et qui dispose l’âme à la passiveté. …
XV. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle, est que le Saint-Esprit nous y conduit, non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins… (413).
Toute vie mystique est une dynamique. Entrepris sur l’impulsion de la grâce, le pèlerinage vers Dieu couvre la vie entière, autrement dit des dizaines d’années : à la merveilleuse période de découverte succède un lent travail de désappropriation qui mènera à une vie nouvelle, une renaissance en Dieu, enfin très exceptionnellement à la capacité de transmettre la grâce. Cette vie est présentée de façon pure par Jean de Bernières, Marie de l’Incarnation du Canada, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon556 qui forment la « ligne de crête » mystique du XVIIe siècle.
Ce point délicat souvent occulté explique la perplexité de critiques les mieux disposés. Il s’agit d’une transmission de la grâce cœur à cœur. Il est possible de ne pas prendre parti en évitant d’aborder ce sujet. Mais cela revient à négliger ce qui sous-tend leur activité de direction et explique l’attachement surprenant de certains membres de l’entourage de madame Guyon tels que le duc de Chevreuse puis Fénelon.
Pour madame Guyon la grâce existe ; sa transmission de personne à personne est un fait d’expérience. Elle découvrit que la prière silencieuse possède une efficience indépendante des pratiques religieuses et peut s’accompagner d’une communication entre priants. Cela lui arriva très inopinément et non sans contrecoup somatique après une longue évolution intérieure. Elle avait déjà trente-quatre ans lorsque cette découverte sauvage eut lieu à Thonon en 1682 en communion avec le père Lacombe.
Une telle communication suppose une pureté parfaite du cœur, l’absence de toute intentionnalité et de retour sur soi, l’action spontanée de la grâce qui passe par le canal d’une personne sans aucun mérite de sa part. Elle fut attestée au sein de traditions spirituelles chrétiennes, chez les Pères du désert puis au sein de l’Église Orthodoxe. Elle est au cœur de traditions soufies et orientales qui ne relèvent pas de la médiation christique. Mais elle n’est décrite dans le monde catholique qu’exceptionnellement et par allusions. Elle nous paraît aujourd’hui peu croyable, en tout cas inexplicable scientifiquement.
Cette réalité expliquerait pourquoi madame Guyon exerça une attraction sur des personnalités et dans des cercles spirituels variés et parfois de tempérament contraire (tel le réservé Fénelon) ; car rien ne l’y aidait, ni une sainteté évidente, ni l’esprit de son époque fort « anti-mystique ».
Tandis qu’elle résidait un temps à Grenoble à son retour d’Italie, juste avant son retour à Paris, de nombreux laïques et religieux, en particulier des moines et des chartreuses, venaient la voir. Ils distribuèrent son premier texte édité par un laïc ami et enthousiaste, un Moyen court incitant à l’oraison sans étape intermédiaire. Ce rayonnement l’encouragea à poursuivre sa tâche d’apostolat, cette fois dans la plus grande ville du royaume.
On pratiquait l’art de l’écriture dans le milieu noble de la Cour dont c’était l’une des seules occupations admises (avec l’exercice militaire) : aussi madame Guyon fut à l’origine d’une large correspondance et de textes courts de direction, surtout par l’intermédiaire du duc de Chevreuse. Affirmant n’écrire que sous l’inspiration de la grâce, elle évitait toute reprise557. Les relations entre madame Guyon et les membres de son cercle, ayant eu l’expérience intime que nous venons d’évoquer, généralement des laïques vivant hors de toute clôture, étaient d’une grande simplicité. Sans précaution, elle livrait et affirmait une autorité soutenue par la communication de cœur à cœur constatée par des proches. Ceci est apparent dans sa correspondance avec Fénelon, où les différences de caractère et de formation intellectuelle, les défauts mêmes propres à chacun sont dépassés par cette expérience ineffable.
Mais l’usage d’un complément écrit portant sur l’intime cordial est risqué. Il génère une grande perplexité chez ceux qui, n’ayant aucune expérience de cet ordre, ne peuvent rationnellement admettre une autorité fondée sur un « sixième sens », même si par ailleurs ils admettent une communication possible par la prière avec Dieu et l’efficacité d’une présentation devant Dieu par autrui, ce qui constitue l’« activité » première des membres d’ordres contemplatifs.
En pratique, tout ceci dégénéra en un sujet de conversation et d’amusement à la Cour, qui par ailleurs ressentait la présence du parti dévot dans la caricature austère offerte par les pratiques imposées par Madame de Maintenon et partagées par un Louis XIV vieillissant.
La liberté de conscience était impensable sauf dans des cercles intellectuels discrets pratiquant la dissimulation558. Il était obligatoire d’avoir un confesseur, d’obéir à l’Église catholique et à ses clercs seuls capables d’une pensée théologique au sens étroit et technique que ce terme prit au XVe siècle. L’idée que l’on puisse être dirigé directement par l’Esprit saint sans leur intermédiaire n’était-elle pas déjà en partie luthérienne ? Donc blâmable.
Comme on doit tout dire à un confesseur reconnu comme représentant du Christ, et qu’il est impossible de mentir pour une mystique, la seule solution est de convaincre l’interlocuteur, donc de s’exposer. À l’opposé de l’attraction ressentie par des proches ou des visiteurs, l’influence inexpliquée provoqua l’opposition de tous ceux qui se sentaient dépossédés de leurs fonctions d’intermédiaires entre la communauté des hommes et Dieu.
Déjà le général des Chartreux, dom Le Masson, avait réagi violemment, n’acceptant pas l’influence exercée par le Moyen court dans les chartreuses proches de Grenoble559. Non sans l’excuse d’une naïveté toute monacale, il fut à l’origine de graves accusations reprises lors d’interrogatoires560. Puis le demi-frère de madame Guyon qui appartenait au même ordre des Barnabites que le père La Combe, par jalousie envers ce dernier et pour défendre des intérêts familiaux, suscita un premier internement assez court, prodrome de ce qui suivit des années plus tard (certains acteurs reprendront alors du service).
Enfin et plus profondément, la problématique communication intérieure fut probablement la pierre d’achoppement pour Bossuet : son incompréhension se manifeste après que sa dirigée ait eu l’imprudence de lui communiquer, sous le sceau du secret, les pages autobiographiques de la Vie où elle décrit son vécu intime, dans l’espoir naïf de le « convertir ». Sans expérience mystique personnelle, Bossuet pouvait bien admettre les rêveries de la sœur Cornuau qui reflète l’imaginaire religieux du temps561, car elles sont déconnectées de la vie réelle et ne posent donc pas problème ; mais l’affirmation d’une expérience intérieure peu ordinaire, qui attire son jeune protégé Fénelon, s’oppose à sa volonté, ce qu’il identifie à un refus d’obéissance.
Molinos condamné en Italie depuis 1687, Lacombe arrêté dès 1688 : on ne peut qu’être surpris par le long sursis que constitue les sept années de « vie publique » de madame Guyon, 1688 à 1695. En fait, Madame de Maintenon, attirée par le rayonnement de sa cadette, fut influencée au point d’accepter sa présence au sein de l’institution des jeunes filles de Saint-Cyr. Mais tout se détériora. Il est possible que l’aînée ait été frustrée mystiquement, c’est l’hypothèse exprimée par un texte émanant du cercle de Lausanne au siècle suivant. En tout cas elle se mit à redouter les effets de la pratique de l’oraison au sein de la communauté des jeunes filles, ou du moins l’effet de ce qu’on en rapportait malicieusement. Elle reprit alors en main sa fondation (à la fin de sa vie, elle pensera pouvoir la diriger spirituellement). Cette dégradation des rapports entre les deux femmes se précipita après que son confesseur Fénelon eut choisi de demeurer au sein du cercle des disciples de la cadette.
L’influence sur les ducs et les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, comme la conquête de Fénelon, paraissaient inexplicables à beaucoup, dont l’ami des ducs Saint-Simon. Certes, sur le plan théorique, une transaction théologique put être mise en place à l’issue des entretiens d’Issy. Mais les Justifications établies par les textes de la tradition mystique chrétienne, les explications fournies par le subtil Fénelon ne suffirent pas à dissiper un malentendu. Il tourna en antagonisme.
Madame Guyon sentit alors qu’elle devenait pour ses amis la cause d’une catastrophe très probable et toute proche, à l’image de celle qui avait eu lieu en Italie près de dix ans auparavant. Elle se crut obligée de se livrer à un examen sur place par Bossuet et proposa, pour sa mise à disposition, d’aller résider au couvent de la Visitation de Meaux, son diocèse. Cette mise à disposition vira au cauchemar.
Rien ne pouvait être réglé par voie d’autorité dans un domaine où s’oppose à l’autorité humaine la conscience d’une autorité supérieure divine à laquelle il faut obéir en premier et avec rectitude. Bossuet perdit toute patience devant une femme qui transgressait la loi immémoriale de soumission d’une femme et d’une laïque devant l’autorité religieuse ; fait aggravant : il n’était pas seulement confesseur, mais savait être un prélat digne d’avenir562.
Bossuet fut tiraillé entre, d’une part, une honnêteté foncière malgré des faiblesses épisodiques, — à laquelle madame Guyon fut un temps sensible au point d’alimenter l’espoir d’une conversion à la vie mystique, — et la crainte des puissants. Il savait que le véritable pouvoir était de nature politique et que dans cet ordre la fin justifie les moyens. Madame de Maintenon, maîtresse des jeux, l’exerçait avec art : on vit donc Bossuet perdre son sang-froid au sein du couvent de la Visitation, dans des colères qui trahissaient son impuissance profonde, et plus tard le faible archevêque de Paris, M. de Noailles, s’abaisser à manier l’arme d’une fausse lettre au sein de la prison de la Bastille, si dévastatrice était la crainte de déplaire à Madame de Maintenon et donc d’être barré sur le chemin des honneurs563.
Madame Guyon n’était pas prête à un subterfuge et même au comportement souple de l’omission par silence : elle était marquée peut-être par la littérature de l’époque de la Fronde, lue avidement dans sa jeunesse, qui faisait passer les principes avant les accommodements, handicap certain à l’époque resserrée par l’absolutisme de la fin du siècle. La connivence des sœurs de la communauté visitandine de Meaux rendit la vie du couvent probablement incontrôlable et cet affrontement sans issue se termina par un départ d’abord autorisé à contrecœur, puis bientôt représenté comme une fuite.
Les approches statiques de la vie mystique s’attachent à ses aspects visibles, « photographies » variables selon les individus ne révélant généralement que des gestes voire gesticulations mineures, de ce qui demeure pour l’essentiel un cheminement caché. Au-delà d’expériences colorées, cette progression s’inscrit dans la durée, permettant l’affleurement et l’épanouissement d’une réalité profonde, source de vie.
On passe des instants vécus à leurs effets durables si l’on compare par exemple les deux Relations de Marie de l’Incarnation (du Canada), un cas exceptionnel où l’incendie du monastère canadien et la perte qui s’ensuit de tout document amène la rédactrice à refaire « de rien » le travail d’écriture à la demande de son fils, livrant ainsi deux témoignages indépendants portant sur le même vécu intime. La Relation de 1633 décrit des événements ou états transitoires aisément repérés par leur caractère exceptionnel mystique, la Relation de 1654 décrit des états de conscience durables plus difficiles à cerner parce que l’autobiographie ne s’attarde plus sur des signes sensibles qui ne constituent aux yeux moins myopes de la rédactrice que des accidents marquant les transitions entre états. Dans une telle géographie intérieure, les changements d’altitude importent moins que les grands espaces.
Si on lit le témoignage progressivement rédigé de la Vie par elle-même, le film d’une dynamique mystique qui se développe au cœur de l’individu et le transforme se substitue aux photographies de Relations.
Cette expérience est dite « mystique » certes parce qu’elle est intérieure et voilée. Mais elle ne se traduira par aucun refus des engagements dans la vie concrète, parfois publique, même si la solitude et le silence, favorables à la naissance de l’intériorité, sont recherchés pendant des années et désirés plus longtemps encore. La vie du cœur libère une énergie active considérable.
Tout commence par un « concours vital… pour adhérer à Dieu. »564. Mais comment le mettre en œuvre ? Madame Guyon décrit une voie médiane qui ne fait pas appel à l’effort méditatif d’exercices spirituels (elle conseille cependant aux commençants et en cas de sécheresse le recours à des moyens tels qu’une lecture introduisant doucement au recueillement). Elle rejette aussi une recherche qui se satisferait d’un vide ponctuel obtenu par abstraction d’esprit. Car les exercices peuvent être utiles au commencement, mais risquent ensuite d’enfermer le pratiquant dans leurs procédés ; et la recherche du vide peut conduire à une fausse paix de l’esprit, danger contre lequel Ruysbroeck mettait en garde :
On rencontre d’autres hommes qui... au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans mode et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu... Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu565.
Ces deux extrêmes des exercices prolongés ou de l’abstraction volontaire d’esprit ont en commun de privilégier l’effort. Ils risquent donc en pratique de ne plus reconnaître la primauté voire l’existence même du don de la grâce. Au contraire, dans la voie d’amour :
On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire ; mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées ; non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes566.
Madame Guyon privilégie le cœur et la volonté qui en procède sur l’esprit :
L’esprit se lasse de penser, et le cœur ne se lasse jamais d’aimer. … il est impossible que l’action de l’esprit puisse durer continuellement… Concluons qu’il est plus utile pour nous, plus glorieux à Dieu, et même uniquement nécessaire, d’aller par la voie de la volonté567.
Dans l’état contemplatif ainsi établi peuvent se présenter phénomènes mystiques ou psychologiques, souvent sous la forme de représentations, d’images. Au mieux elles sont la coloration dépendant d’un contexte religieux ou culturel sous laquelle transparaît un travail profond de la grâce ; au pire, elles sont des illusions. Dans tous les cas, il faut s’en détourner :
Cette contemplation doit être nue et simple ; parce qu’elle doit être pure. Tout ce qui la détermine, la termine et l’empêche… ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi, mais en image grossière, qui ne peut ressembler au simple et immense Tout.568
Ainsi, tandis que les illusions sont ainsi dénoncées conformément aux nombreuses mises en garde de Jean de la Croix, Mme Guyon se situe dans la tradition spirituelle qui remonte à Benoît de Canfield :
L’élévation d’esprit qui se fait par ignorance, n’est autre chose que d’être mû immédiatement par l’ardeur d’amour, sans aucun miroir, ou aide des créatures, sans l’entremise d’aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d’entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet exercice d’esprit569.
Et de ce dernier aux mystiques rhéno-flamands dont Hadewijch :
Dieu demeure incirconscrit
Dans l’amour nu,
Sans paroles ni raison570.
Elle ajoute des descriptions précises, du vécu intérieur, même si elles sont d’apparence lyrique, à un résumé « théorique » et sait définir clairement les termes mystiques correspondant aux divers états de prière ou oraison, tels qu’ils sont en usage à la fin du siècle, toujours par référence à l’expérience, distinguant : oraison de simple regard, contemplation, oraison simple, oraison de foi, foi simple sans bornes ni mesures571.
Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.
La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.
Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en Lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ Se communiquait de la sorte à Ses plus familiers et comme, pressé qu’Il était de répandre Sa plénitude, Il allait chercher des âmes disposées auxquelles Il le pût faire.
[...]
Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent, mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer et la communication ne se fait que peu à peu.
Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense, car c’est l’Immensité qui Se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique, car il est reçu autant qu’il peut communiquer : et c’est alors que se fait le commerce ineffable de la Ste Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il572 est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même.
De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense, car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant573, puisque c’est la même chose.
Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait S’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante574, c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.
La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eût-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.
Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir (sans désir) de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-Il, et à la Samaritaine et aussi sur la Croix : la même soif qu’Il déclare à la Samaritaine est la même dont Il Se plaint à la Croix.
Il a soif : et de quoi, ô Divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : O si tu savais le don de Dieu, et qui est Celui qui te demande à boire, tu Lui en eusses demandé, et Il t’eût donné à boire une eau vive575. O c’est Lui-même ! Pressé qu’Il est de cette même soif, ne crie-t-Il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles576 mais des fleuves qui montent jusque à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.
[…]
Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la Croix, Jésus-Christ lui communiqua Sa propre vie : c’est pourquoi Il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.
Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.
Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part.
L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle.
Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour. D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même.
On peut distinguer, sans en faire un système, trois périodes de la vie mystique s’étendant chacune sur des années, illustrées en synthèse dans les Torrents. Nous les avons esquissées précédemment :
La découverte de l’intériorité est accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive. Cette découverte peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extra-ordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer divers alliages impurs de la nature à la grâce dans ces phénomènes. Ils sont cependant très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie. Ils relativisent toutes les jouissances, très réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances. Ils élargissent la vision en relativisant l’importance accordée à soi-même, par ouverture à la beauté du monde et des êtres. L’affectivité peut même parfois s’épanouir en un sentiment d’amour.
De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par de nombreux auteurs. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire que nous serions à terme un « nous-mêmes » moins ses défauts. Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset célèbre repris par tous les mystiques. Les épreuves, parfois même une nuit, sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour, correspondent à cette longue période.
Très exceptionnellement a lieu une naissance à la vie nouvelle. Le terme de vie « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est plus leur discours qui compte — il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues —, mais ce qui passe de cœur à cœur — une forme intense de l’expérience très courante où l’on est sensible à la véracité de l’orateur — et qui peut même être transmise en silence.
La description suivante est empruntée cette fois à Bertot qui sait être très dense (et abrupt) et auquel Mme Guyon s’identifie souvent577. Il distingue quatre degrés, dont trois proprement mystiques.
Les deux premiers correspondent à la découverte, oraison d’affection puis passive en lumière où s’ouvre la voie mystique, marquée par l’action divine qui prend la première sinon la seule place. Le troisième degré est de désappropriation, le dernier de revivification ou naissance à vie nouvelle.
Le même Bertot a décrit de même quatre degrés, dont les trois derniers sont proprement mystiques. Ils précisent des modes de prière ou d’absorptions de l’âme parallèles au déroulement qui vient d’être exposé, découverte de l’intériorité par « surprise », établissement dans l’unité par le « repos », désappropriation où « se perdre est se gagner » (vouloir se maintenir est source d’une grande peine), enfin la renaissance à une nouvelle vie où « ce qui était si resserré [...] devient vraiment fécond ». Mme Guyon reprendra sur un mode plus lyrique, dans ses Torrents une présentation similaire que nous ne citerons pas ici, car l’œuvre est aisément accessible578.
Premier degré.
Ce degré commence quand la foi commence à simplifier l’âme [...] le feu de ses opérations diminue sans savoir comment, cette fécondité d’entendement et de volonté s’évanouit... Pour lors il faut aider l’âme à ne pas se multiplier [...] il faut faire remarquer la lumière de la foi qui commence et cela dans les obscurités qui lui surviennent, dans les sécheresses d’esprit et de cœur qui lui commencent d’être assez fréquentes et enfin dans une certaine inclination, qu’elle a sans la discerner, à ne faire pas tant comme au passé ; s’apercevant peu à peu, que sans y penser en faisant oraison elle est surprise qu’elle demeure là sans agir, en pensant et aimant (215) tout ensemble sans faire de distinction... (223)
Second degré.
Quand l’âme [...] est réduite en une grande unité de toutes choses, pour lors commence le repos... qui consiste à commencer de trouver Dieu en son fond. [...] (225) N’avez-vous jamais pris garde à la manière que l’on clarifie de l’eau ? On n’a qu’à la laisser reposer et aussitôt elle devient transparente. C’est là le procédé que doit tenir l’âme en ce degré. Elle n’a qu’à se mettre en jouissance de son repos et ce repos chaque moment de son oraison se purifiera et enfin peu à peu l’âme se clarifiera et verra ce cher diamant que renferme le centre de son âme. [...] (227) L’avantage et l’augmentation de l’oraison en cet état est, que ce repos s’augmente et que l’âme laisse tout écouler en Lui : car c’est le temps de la jouissance secrète de Dieu qui s’augmente et se perfectionne, plus l’âme se défait de soi-même pour tomber dans la vastitude et l’amplitude infinie de Dieu en repos. Et par là, l’âme insensiblement, en ce sacré repos s’établit et se perfectionne en une unité sans comparaison plus (228) parfaite [...] Il faut que le commencement de l’oraison soit en repos, le milieu le repos et qu’elle se finisse en repos, sans rien chercher hors de là : car tout y est, Dieu y étant ; et elle y trouvera tout en ayant Dieu, qu’elle aura assurément si elle demeure nuement et absolument en repos, perdant tout et y laissant tout écouler par une jouissance autant parfaite que son degré présent lui donnera. Sa présence de Dieu durant le jour sera le repos dans lequel elle se laissera perdre peu à peu pour jamais afin de ne plus se retirer pour quoi que ce soit. [...] (231)
Troisième degré.
Les âmes qui sont en ce troisième degré doivent avoir un grand courage afin de ne perdre pas cœur dans les précipices qui leur paraîtront [...] qui ne menacent pas moins que d’une ruine totale [...] (232) [...] ici se perdre est se gagner et ne plus se voir en quelque manière que ce soit, c’est être avantageusement en Dieu. Cet état [...] consiste à être et subsister sans moyen en Dieu n’ayant que Lui en Lui. [...] (234) [...] Elle commence donc son oraison en Dieu et se mettant en Lui par le centre. Car comme cette présence dont elle jouit ici n’est pas objective, mais par le fond et le centre de l’âme [...] se mettre en Dieu s’entend non pas aucun acte quelque simple qu’il soit [...] est proprement un écoulement de Dieu par le centre. Quand au matin vous ouvrez les yeux, le (235) Soleil étant levé, c’est mal exprimer la chose que de dire que vous mettez vos yeux dans la lumière du Soleil ; car elle vous prévient et perd votre capacité de voir en elle. Or Dieu qui est Lui-même selon toute sa grandeur et Majesté dans le centre de l’âme, s’y communique d’une manière que l’expérience sait ; et ainsi il suffit de vous dire que l’âme sans rien chercher, ni avoir besoin de quoi que ce soit, se met de cette manière en Dieu où elle est et demeure, non par un moyen, mais par Dieu même écoulé et communiqué par le centre. [...] (236) Elle ne fait aucun retour, ni aucune réunion sinon de se laisser couler et se perdre dans l’abîme où elle est et où elle se perd non par son action et son aide propre, mais par l’abîme même où elle coule par une inclination centrale que Dieu a gravé en son âme pour ce centre dont elle commence de jouir et qui est à cette âme ainsi se perdant comme un aimant qui attire le fer... Il ne faut pas croire qu’il n’y ait en cette oraison [...] un don infini... Mais comme cela est dans le seul centre, son opération est uniquement centrale ; quoiqu’il ne laisse pas de donner dans les sens et dans les puissances des (237) miettes qui font admirer les personnes non expérimentées au secret de ce commerce : ce qui fait souvent, si l’on n’y prend bien garde, que l’on quitte le principal pour l’accessoire. [...] Car tout ce que Dieu donne [...] n’est jamais pour en faire compte ni registre, mais pour se plonger et se perdre davantage en Dieu : quittant et méprisant ces belles merveilles, on quitte l’effet pour aller à la cause et le ruisseau pour se contenter de la source où l’on boit bien plus à son aise et une eau bien plus pure. [...] (241)
[Quatrième degré :]
Revivification de l’âme [...]Ces os entendant par un miracle la voix de Dieu, commencèrent à se remplir de chair, de nerfs, de vie [...] La même chose arrive à l’âme perdue [...] (242) Ils commencent à voir, leur entendement, leur volonté et toutes leurs puissances sont revivifiées et enfin le raisonnement ; de telle manière que ce qui était si resserré dans les états précédents devient vraiment fécond en liberté divine. [...] (246) Ainsi l’âme ayant perdu son soi-même en Dieu et par conséquent Dieu étant son principe divin, s’y perd de telle manière qu’étant créée pour Dieu, cette capacité se remplit admirablement de sa fin ; et ainsi elle est et fait ce que Dieu est et fait, et ce que généralement Dieu veut faire d’elle et par elle579.
Sobrement posé précédemment comme quatrième degré (troisième degré mystique), cet état permanent est décrit par Bernières et Bertot. Il est également suggéré par ses effets chez Marie de l’Incarnation du Canada. Peu nombreux les mystiques qui y accèdent, moins nombreux encore ceux qui se risquent à évoquer ce qui est au-delà de tout signe distinct. Il y faut des conditions bien particulières d’intimité avec l’interlocuteur : une lettre adressée à un ami très cher pour Bernières, une relation à la demande d’un fils unique pour Marie de l’Incarnation, une lettre à sa meilleure disciple pour Bertot.
Jeanne Guyon décrit cet état après la mort de son maître dans sa Vie par elle-même580, dans la seconde partie des Torrents, enfin dans ses Discours spirituels. Voici un passage qui figure dans un recueil d’écrits de jeunesse dont la plupart n’ont jamais été publiés. Il ne s’agit pas ici encore d’un état permanent, mais d’une annonce de ce qui est à venir :
L’âme n’y a point de part, elle est morte et très anéantie à toute opération. [...] Sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du centre, Il [Dieu] se répand sur les puissances […] [f°26r] embrasant d’amour, sondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et parlant par la bouche de cette créature, qui demeure très passive à tout ce que Dieu [...] opère en elle et hors d’elle par son organe, durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction, non seulement des personnes, mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fonds qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’unité essentielle de Dieu […] [26 v]
L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fonds [...] elle est si pure si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces, qu’il ne lui vient pas quelquefois en un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé ; mais c’est une lumière générale, immense et pure ; c’est un commencement de la lumière éternelle ; cette lumière, dans sa pureté et netteté, ne cause point de [27 r] faux brillants comme les lumières des révélations particulières [...] lui communique tout sans rien donner et sans l’entremise de la raison […] Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées [...][27 v] Elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle, c’est toute la même chose. De même que le Soleil échauffe et éclaire en même temps [...] de même Dieu est la lumière et l’amour de cette créature [...][28 r] Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique [...] [30 v] Les âmes apostoliques en qui cela s’opère n’ont ni mouvement ni tendance pour [si] petite qu’elle soit à aider ou parler au prochain ; mais Dieu leur fournit tout par providence...581.
Il m’est avis, par la manière simple par où Dieu me fait marcher, et qui est toute nouvelle comme j’ai dit, que je n’ai plus qu’un seul regard, qui est tourné vers Dieu et qui ne s’en détourne jamais, qui fait que le moindre signe de l’obéissance me fait arrêter et faire tout d’un coup ces choses, sans aucun retour, n’en pouvant ce me semble avoir, et ne le comprenant même pas, c’est le premier mobile de mon âme qui m’entraîne doucement, car j’obéis et me laisse aller à l’obéissance, comme en m’écoulant insensiblement en la volonté de Dieu qui m’est signifiée par elle, et qui est mon centre, c’est l’aimant précieux qui par sa vertu attire à lui mon cœur sans violence aucune, m’y portant comme naturellement. En cet état, je suis comme j’ai dit sans retour et sans agitation de la part de la nature, et sans aucune pensée de ces choses mêmes, mon esprit est si simple et si vide de tout, que ce vide ne se peut comprendre, ni donner à connaître, (224 r) je suis toujours en Dieu, élevée au-dessus de la terre, mais d’un façon si pure et si dégagée des sens, que je suis entièrement libre au dehors, et l’esprit et le corps font donc chacun leurs fonctions librement sans se nuire, cette élévation en Dieu, ce me semble, n’est autre chose qu’une simple attention, ou regard fixe, comme j’ai dit, qui m’unit et me lie incessamment, où plutôt étant unie et liée pour toujours, me met en jouissance constante, permanente, et arrêtée autant que cette vie fragile et misérable le peut permettre582.
L’âme n’éprouvant plus de vicissitudes n’a plus rien qui la trouble ; elle est toujours reposée de toute action, n’en ayant plus d’autre que celle que Dieu lui donne et étant même dans une heureuse impuissance de se soustraire à son domaine, elle est toujours parfaitement tranquille et paisible583.
Elle sait qu’elle vit et c’est tout, et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie584.
Nous nous limiterons à un seul des ouvrages de Mme Guyon, le plus lu, le Moyen court, tout en suivant le plan du traité des Torrents (écrit auparavant, mais publié seulement au XVIIIe siècle). Ce bref, mais vigoureux traité expose l’expérience d’une voie parcourue en de nombreuses années, suivant des étapes nettement différenciées dont les titres ont été judicieusement choisis par l’éditeur Poiret, probablement en accord avec Mme Guyon. Nous comparons la voie à celui que propose Dom Le Masson dans la tradition de traités ouvrant la voie spirituelle, puis à d’autres chartreux. La différence porte plutôt sur ce qui est vécu par des novices ou par des confirmés.
Dans sa Direction…585, le Général des chartreux reconnaît la réalité mystique, mais insiste pour que l’on ne commence pas l’oraison sans connaissance parfaite de la foi chrétienne :
Vous verrez dans les avis qui sont donnés à la fin de ce traité aux âmes avancées que quand elles sont comme arrêtées dans ce recueillement par une impression de grâce, et tout occupées de la présence de Dieu, elles doivent s’y tenir, en faisant des effusions de cœur dans son sein, tant que cette impression dure. Si la même [33] chose vous arrive, observez la même règle, mais revenez ensuite à l’ordre de votre direction. Il faut suivre cet ordre, parce qu’étant nécessaire que les commençants soient bien instruits et convaincus des vérités chrétiennes avant que de passer à un plus haut degré [...] [34] l’âme donc ne doit pas recourir aux moyens quand elle se sent comme parvenue à la fin.
Le but de Mme Guyon est d’enseigner l’intériorité à tout le monde. Elle s’étonne que les curés ne l’enseignent pas alors qu’elle est l’essence même du christianisme et le but de tout chrétien :
Premièrement, il faut qu’ils apprennent une vérité fondamentale, qui est que « le Royaume de Dieu est au-dedans » d’eux (Luc.17, 21) et que c’est là qu’il le faut chercher. Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin586.
Elle suggère de s’appuyer sur une lecture pour commencer :
Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement587.
Cet écrit de jeunesse admet la pratique de la mortification, car il lui était difficile d’aller contre l’air du temps qui en faisait le départ obligatoire de toute vie spirituelle. Mais elle la considère comme secondaire et ramène le lecteur à l’essentiel, l’attention à Dieu :
La mortification doit toujours accompagner l’oraison selon les forces, l’état d’un chacun et l’obéissance. Mais je dis que l’on ne doit pas faire son exercice principal de la mortification ni se fixer à telles et telles austérités, mais suivre seulement l’attrait intérieur et s’occuper de la présence de Dieu sans penser en particulier à la mortification. Dieu en fait faire de toutes sortes, et Il ne donne point de relâche aux âmes qui sont fidèles à s’abandonner à lui, qu’Il n’ait mortifié en elles tout ce qu’il y a à mortifier. Il faut donc seulement se tenir attentif à Dieu et tout se fait avec beaucoup de perfection. Tous ne sont pas capables des austérités extérieures, mais tous sont capables de ceci588.
Le Masson évoque la vie mystique en se limitant aux états de contemplation consciente de la douce présence divine. La « vie de foi », qui suivra ces heureuses prémices, n’est pas abordée.
Il y a une autre espèce de contemplation, qui s’appelle passive, de laquelle je ne dis rien. Dieu apprend lui-même ce que c’est aux âmes qu’Il y élève […]589
Quand l’âme est attachée à Dieu par la contemplation et qu’elle est toute occupée de sa simple Présence, elle est dans un acte essentiel et continué sans interruption qui comprend tous les actes qu’elle pourrait faire, sans qu’elle ait besoin pour lors des opérations de ses puissances. Si donc les puissances demeurent suspendues pendant ce temps-là, comme quand on est surpris et occupé par une agréable mélodie de voix et d’instruments de musique, et que l’âme puisse faire et fasse par effet un acte intime et essentiel sans qu’elle [253] ait besoin du secours de ses puissances, elle les doit tenir dans cette suspension quand la présence de Dieu les y a mises plutôt que de les rappeler à un travail et à des opérations naturelles ; car cela ne servirait pour lors qu’à troubler la jouissance où elle est de la douce présence de Dieu... 590.
Il s’oppose à l’inaction, terme pris dans son sens moderne d’oisiveté et non comme un état où se vit l’action de la grâce divine au cœur de l’être (in-action), tout en mettant justement l’action de Dieu en premier :
Ces actes [...] ne laissent point l’âme dans la malheureuse oisiveté d’inaction, que les quiétistes se sont formée, sous le prétexte de cette passiveté […] Le véritable anéantissement de nous-mêmes ne consiste pas à ne nous point servir de nos puissances, mais à ne faire aucun fond sur nous-mêmes non plus que sur le néant et à attendre tout de Dieu…591.
Ce à quoi Mme Guyon répond :
Quelques personnes, entendant parler du silence dans l’oraison, se sont faussement persuadées que l’âme y demeure stupide, morte et sans action. Non, assurément, elle agit plus noblement et plus fortement. Elle est mue et agie par l’Esprit de Dieu. [...] L’on ne dit pas qu’il ne faut point agir, mais qu’il faut agir par dépendance du mouvement de la grâce592.
Et elle explique que :
… cette action de l’âme est une action pleine de repos. Lorsqu’elle agit par elle-même, elle agit avec effort. C’est pourquoi elle distingue mieux alors son action. Mais lorsqu’elle agit par dépendance de l’esprit de la grâce, son action est si libre, si aisée, si naturelle, qu’il semble qu’elle n’agisse pas. [...] Tous les mouvements que nous faisons par notre propre esprit empêchent cet admirable peintre de travailler et font faire de faux traits. Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que lorsqu’Il nous meut. [...] si nous ne savons pas ce qu’il nous faut, ni même demander comme il faut ce qui nous est nécessaire, et que l’Esprit qui est en nous, à la motion duquel nous nous abandonnons, le demande pour nous, ne devons-nous pas le laisser faire ?
Premier degré : amour et intériorité.
Mme Guyon explique comment l’in-action est une action divine dans l’intérieur, vivement ressentie et explique l’apparente disparition des opérations :
[…] l’opération de Dieu, devenant plus abondante, absorbe celle de la créature, comme l’on voit que le soleil, à mesure qu’il s’élève, absorbe peu à peu toute la lumière des étoiles, qui se distinguaient très bien avant qu’il parût. Ce n’est point le défaut de lumière qui fait que l’on ne distingue plus les étoiles, mais l’excès de lumière. Il en est de même ici. La créature ne distingue plus son opération, parce qu’une lumière forte et générale absorbe toutes ses petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir, à cause que son excès les surpasse toutes. De sorte que ceux qui accusent cette oraison d’oisiveté se trompent beaucoup. Et c’est faute d’expérience qu’ils le disent de la sorte593.
Elle justifie cette apparente facilité par sa comparaison avec le cours d’une rivière :
Tout ce qu’il y a de plus grand dans la religion est ce qu’il y a de plus aisé. […] De même dans les choses naturelles. Voulez-vous aller à la mer ? Embarquez-vous sur une rivière et, insensiblement et sans effort, vous y arriverez594.
Mais l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, aussi elle reconnaît la nécessité de « faire des actes » dans le cas contraire :
Si je suis tourné vers Dieu et que je veuille faire un acte, je me détourne de Dieu et je me tourne plus ou moins vers les choses créées, selon que mon acte est plus ou moins fort. Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin d’actes pour me tourner vers Dieu595.
Ensuite cela devient une habitude :
Comme plusieurs actes réitérés font une habitude, l’âme contracte l’habitude de la conversion. L’acte devient habituel et non formel, dans la suite. [L’âme] ne doit pas se mettre alors en peine de former cet acte parce qu’il subsiste. […] Elle trouve même qu’elle se tire de son état pour le faire, ce qu’elle ne doit jamais faire596.
Une belle comparaison éclaire ce passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :
Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. Lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là, il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port, et en l’éloignant, on la tourne au-dedans qui est le lieu où l’on désire voyager.
Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte, à mesure qu’il avance dans la mer, il s’éloigne plus de la terre. Et plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Étendre les voiles, c’est faire l’oraison de simple exposition devant Dieu, pour être mû par son Esprit. Tenir le gouvernail, c’est empêcher notre cœur de s’égarer du droit chemin, le ramenant doucement et le conduisant selon le mouvement de l’Esprit de Dieu qui s’empare peu à peu de ce cœur, comme le vent vient peu à peu enfler les voiles et pousser le vaisseau597.
Après la découverte de l’intériorité et des prémices où sont données la paix et parfois la jouissance de la présence divine, l’homme doit être purifié par le feu divin au point d’être consumé . Le chapitre XXIV du Moyen court, traitant du « moyen le plus sûr pour arriver à l’union divine », résume cette longue période :
§ 1. Il est impossible d’arriver à l’union divine par la seule voie de la méditation pour plusieurs raisons dont j’en dirai quelques-unes. Premièrement, selon l’Écriture, « Nul homme vivant ne verra Dieu » (Exode, 55, 20). Or tout l’exercice de l’oraison discursive ou même de la contemplation active, regardée comme une fin et non comme une disposition à la passive, sont des exercices vivants par lesquels nous ne pouvons voir Dieu, c’est-à-dire être unis à Lui
§ 6-7. […] Il faut que sa Sagesse, accompagnée de la divine Justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l’âme tout ce qu’elle a de propriété, de terrestre, de charnel et d’actif. [...] l’homme aime si fort sa propriété, et il craint tant sa destruction que, si Dieu ne le faisait lui-même et d’autorité, l’homme n’y consentirait jamais. L’on me répondra à cela que Dieu n’ôte jamais à l’homme sa liberté et qu’ainsi il peut toujours résister à Dieu, que je ne dois pas dire que Dieu agit absolument et sans le consentement de l’homme. Je m’explique, et je dis qu’il suffit d’un consentement passif, que l’homme ait une entière et pleine liberté, parce que s’étant donné à Dieu dès le commencement, pour qu’il fasse de lui et en lui tout ce qu’Il voudrait, il fit alors un consentement actif et implicite à tout ce que Dieu ferait. Mais lorsque Dieu détruit, brûle, purifie, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux.
§ 8. Dieu, donc, purifie tellement cette âme de toutes opérations propres, distinctes, aperçues, et multipliées, qui font une dissemblance très grande, qu’enfin Il se la rend peu à peu conforme et enfin uniforme [unie à lui], relevant la capacité passive de la créature, l’élargissant et l’ennoblissant, d’une manière cachée et inconnue : c’est pourquoi on l’appelle « mystique ». Mais il faut qu’à toutes ces opérations l’âme ne travaille que passivement.
Mme Guyon est en parfait accord avec la mystique chrétienne, ici avec le chartreux Hugues de Balma (~1300) :
Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante598.
Ce « creusement » fait céder à l’opération de Dieu, la « passiveté » succède peu à peu à l’action. Mme Guyon poursuit :
Il est vrai qu’avant d’en venir là, il faut qu’elle agisse plus au commencement. Puis, à mesure que l’opération de Dieu devient plus forte, il faut que peu à peu et successivement, l’âme lui cède, jusqu’à ce qu’Il l’absorbe tout à fait. Mais cela dure longtemps.
§ 9. C’est pourquoi, on ne dit pas, donc, comme quelques-uns l’ont cru, qu’il ne faille pas passer par l’action, puisqu’au contraire c’est la porte. Mais seulement qu’il n’y faut pas toujours demeurer599.
Alors naît une liberté nouvelle. La « mort » subie par le pèlerin spirituel était un passage et non le terme. Hugues de Balma le dit :
Lorsque, grâce au secours divin, sont supprimés les empêchements [...] liens qui s’opposent à la perfection de l’extension unitive, libre alors comme un oiselet, la puissance affective qu’emportent les seules ailes des affections ardentes jouit d’une liberté si grande que chaque fois qu’elle le veut très ardemment elle est mue vers Dieu […]600.
Pour Dom Le Masson une des fausses idées des « Sectateurs du Quiétisme » consiste en l’usage inconsidéré du terme union :
L’essence de Dieu est [35] tellement propre aux trois adorables Personnes de la Sainte Trinité qu’elle n’est communicable à aucune créature. Ces termes donc d’union essentielle et d’autres semblables, usurpés par quelques mystiques de ce temps, sont des êtres de raison qui servent à attirer et à donner de l’estime aux âmes imprudentes, qu’on jette ensuite facilement dans des erreurs, ou qui s’y précipitent elles-mêmes... 601.
Un tel état d’union, simple et invariable, décrit par Mme Guyon à soixante-un ans, dans la conclusion de sa Vie, est pourtant commun aux grands mystiques. On le voit par exemple décrit dans la seconde Relation de 1654 par Marie de l’Incarnation âgée de cinquante-cinq ans :
Il ne se peut dire la paix et la grande tranquillité que l’âme possède, se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle avait perdu [...] comme ayant eu diverses affaires depuis que je suis en Canada […] L’on prenait souvent mon procédé comme provenant de mon naturel [...] l’on ne voyait pas que, mon esprit étant possédé de cet Esprit des maximes du Fils de Dieu, j’agissais par ce principe […] Dans les susdits emplois, mon esprit était toujours lié à cet Esprit qui me possédait…602
Rien n’aurait dû opposer la mystique et le chartreux au niveau de la vie intérieure ; ils s’accordent sur le rôle de la grâce divine, la finalité dans l’amour, etc., les « fondamentaux » communs à tous et à toutes époques. Les appréciations de l’oraison semblent contradictoires parce qu’elles concernent des étapes différentes du parcours mystique.
Les meilleurs des auteurs chartreux, les trois Guigues et Hugues de Balma au Moyen Âge, Guillerand et Porion récemment, s’accordent à la quiétude de Madame Guyon et de son disciple Fénelon. L’approche de Mme Guyon, de nature expérimentale, n’insiste guère sur une ascèse préparatoire, mais sur l’abandon de la volonté propre. L’ascèse devient une garde du cœur, une collaboration vigilante au travail de la grâce divine, aidée chez certains par la transmission de la grâce.
L’affrontement entre Mme Guyon et Dom Le Masson illustre l’opposition entre un « christianisme intérieur » et une pratique religieuse. La carte du géographe (la théorie) ne rend guère compte du vécu de l’explorateur (l’expérience) selon la comparaison de Bergson rapportée par Jean Guitton :
… il y avait en elle [Mme Guyon] cette note de réalité qui ne trompe pas, et qui distingue du premier coup et à coup sûr le récit d’un voyageur qui a parcouru le pays dont il parle et la reconstitution de ce même pays par un auteur qui n’y est pas allé603.
Sur le plan historique notons que les deux grands prélats adversaires de Mme Guyon, Dom Le Masson et Bossuet, sont étroitement contemporains : ils naissent tous deux en 1627 et meurent respectivement en 1703 et 1704. Ils précèdent d’une génération celle qui naquit en 1648, dont le défi à leur autorité, au nom d’une expérience intime, illustre la transformation en cours vers la modernité. « À partir de 1670, on constate un recul progressif des systèmes explicatifs a priori »604, et « les plus hardis prétendent que la valeur d’une foi vient moins de son invérifiable orthodoxie que de l’authenticité de la conscience du croyant »605.
Les uns, tel l’ascétique Dom Le Masson, privilégient l’exercice de la volonté propre en vue de mériter la grâce divine. Les autres, telle la mystique Mme Guyon, privilégient l’abandon de leur volonté propre pour se conformer à la Providence divine, considérant que l’ascèse renforce le moi et mène à l’opposé de l’abandon de la volonté propre. De même qu’après certaines analyses psychanalytiques, un meilleur fonctionnement de l’humain renforce la dureté d’un noyau intime dominateur.
Le Moyen court fut le seul ouvrage de Mme Guyon connu au XVIIe siècle décrivant un chemin mystique selon trois voies, suivi d’un état permanent. Il fut l’objet de controverses. Le premier opposant fut Dom Innocent le Masson (1627-1703) chartreux. Tandis que, chez les défenseurs, on verra se détacher les figures d’Antonin Massoulié (1632-1706), et de Dom Claude Martin (1619-1696)606.
Nous ne traiterons pas de deux auteurs pourtant intéressants : Malebranche, trop philosophique par rapport à notre choix expérimental, et Pierre Nicole (1625-1695) qui, se limitant strictement à la méditation, rejette toute incursion au sein de l’expérience mystique.
L’opposition du « Louis XIV des chartreux607 » à la « dame directrice » porta préjudice à cette dernière d’autant plus que l’on aborda le plan des mœurs, comme on le faisait couramment à l’époque pour déconsidérer les idées dans tout procès d’Inquisition608
Passons maintenant du côté des défenseurs de Mme Guyon : Massoulié est « admirable » selon Bremond qui le compare à quelques auteurs opposés au quiétisme. Quant à la belle défense de Dom Claude Martin, très malheureusement pour la cause mystique, elle est longtemps restée inconnue.
Dès son Traité de la véritable oraison (1699), il constate avec regret le problème posé par la chasse aux mystiques :
[…] et ne voit-on pas aussi maintenant, que plusieurs par la crainte de donner dans les erreurs des quiétistes, abandonnent entièrement l’exercice de l’oraison, et entrent dans une défiance mortelle au seul nom de contemplation ? 609.
Il écarte la tentation du philosophe ou du savant en différenciant bien science et mystique :
Cinquième erreur. Faire de l’oraison une étude [...]Il y a un autre défaut entièrement opposé à celui que nous venons de reprendre [...][32] Une pareille méditation n’est qu’une spéculation de philosophe [...][33] Cette découverte en augmentant leur plaisir, augmente leur orgueil et ne sert qu’à les rendre plus amoureux d’eux-mêmes [...][37] il faut commencer et finir par l’amour. 610.
Mais ce pur géographe demeure étranger à l’expérience que tente de traduire Mme Guyon quand elle parle de vie nue en foi. Dans cette affirmation remarquable par sa certitude, on voit qu’il ne peut concevoir un état vide d’entendement et de volonté :
6e erreur. Que dans l’oraison, les puissances de l’âme peuvent être privées de leurs opérations. [39] il suffit de remarquer ici qu’il est impossible que dans la contemplation ni dans aucune espèce d’oraison, quelque élevée qu’elle soit, l’entendement et la volonté puissent être privés de leurs opérations. […] La contemplation est elle-même une opération de l’entendement et la plus parfaite de toutes les connaissances. Quelle contemplation plus sublime que la vision béatifique... 611.
Son Traité de l’Amour de Dieu (1703), que Bremond qualifie d’admirable 612, est une analyse limpide, remarquable d’intelligence, mais qui se place au niveau de la théorie de l’amour (il tente de répondre au problème posé par la dualité, qui conduisit à tant de « souffrance janséniste »). C’est pourquoi il s’attire cette remarque dédaigneuse de Lacombe qui ne supporte pas son indifférence :
L’ouvrage de M. Nicole me fait dire de lui […] : il a parlé indifféremment de choses qui surpassent excessivement toute sa science. Il serait aisé de le réfuter et faire voir que son raisonnement fait pitié à ceux qui s’entendent un peu aux choses mystiques613.
Voici quelques extraits qui prouvent qu’il a en effet fort bien compris ce dont il s’agissait, mais qu’il ne rentre pas dedans :
1.10. [123] Je traite ici une difficulté de conséquence où beaucoup d’esprits s’enveloppent et se trompent faute d’attention ; c’est quand ils lisent, ou qu’ils entendent dire que l’âme aime Dieu comme son souverain bien ; ils s’imaginent qu’on entend par là, que l’âme aime la possession du souverain bien comme sa dernière fin ; car la possession de Dieu se faisant par les actes de l’entendement et de la volonté, de la manière que nous l’avons expliqué ailleurs, elle est un bien créé : or ce serait une erreur de croire qu’un bien créé peut-être notre dernière fin. Il faut donc distinguer nécessairement ces deux choses, aimer comme objet, et aimer comme dernière fin.
[151] [...] que les auteurs de ce nouveau système ne nient pas absolument qu’on ne puisse et qu’on ne doive aimer et désirer la béatitude, mais qu’ils prétendent qu’on ne doit par l’aimer comme son bien propre, mais simplement comme une chose que Dieu veut, et qu’il veut que nous voulions. [...]
[152] Et là-dessus on a distingué deux amours de Dieu : un amour mêlé de l’intérêt de l’éternité, rapporté néanmoins et subordonné à la gloire de Dieu ; et on croit que cet amour est imparfait et impur. L’autre est l’amour de Dieu seul sans mélange, ni de l’espérance d’une bienheureuse éternité, ni de la crainte d’une éternité malheureuse ; et c’est là l’amour très pur et la très parfaite charité. […] Il s’ensuit donc que, que dans [153] cet état l’on aime point Dieu, ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour la béatitude qu’on peut acquérir en l’aimant. Il s’ensuit que dans la vie contemplative et dans la vie unitive tout motif intéressé de crainte et d’amour est absolument éteint ; que la fin essentielle de cet état (vie contemplative et unitive) est de ne faire autre chose que de suivre pas à pas le mouvement de la grâce avec une patience et une précaution infinie. Il faut donc se contenir étroitement dans ces bornes, et ne vouloir pas s’élever au degré du pur amour, que quand Dieu par une onction intérieure viendra à ouvrir le cœur de l’homme.
[…] Il s’ensuit aussi de ce principe que les âmes déjà parfaites et transformées ne désirent plus la rémission de leur [154] péché comme leur propre purification et leur délivrance, mais seulement comme une chose que Dieu veut, et qu’il veut que nous voulions pour sa gloire. Il faudra exclure de l’état de perfection et de transformation, pour se bien désintéresser, tous les exercices des vertus que les plus saints ont pratiquées jusqu’à la mort. Enfin il faudra dire que l’état et l’habitude de ce pur amour font seuls toute la vie intérieure, et qu’il devient l’unique motif et l’unique principe de tous les actes délibérés et méritoires.
De plus il s’ensuit qu’une âme, qui ne reçoit ni crainte ni espérance, entre dans une indifférence où elle n’a plus de désirs volontaires et exprès de son propre salut, excepté dans les occasions où elle est persuadée de n’être pas fidèle à sa grâce et de n’y pas coopérer selon toute son étendue, car étant devenu bien indifférente, elle ne désire plus rien pour être parfaite, ni pour être heureuse. Que si elle désire son salut, elle ne le désire plus comme son bien propre, puisque ce désir blesserait la pureté de son amour, mais elle le désire uniquement comme volonté de Dieu. [155]/Cette étrange indifférence étant établie, il s’ensuit qu’une âme peut et que même elle est obligée de faire un sacrifice de Dieu de son propre salut ; que l’abnégation qui est commandée dans l’Évangile consiste en ce qu’après avoir abandonné toutes choses, nous abandonnions encore l’intérêt de notre salut éternel. Qu’au reste les épreuves extrêmes par lesquelles une âme doit être exercée dans cet état, sont les tentations terribles, où Dieu jaloux de purifier l’amour, laisse tomber une âme sans lui faire voir aucune ressource, ni lui faire concevoir aucune espérance qui regarde son intérêt propre, même l’intérêt éternel.
Fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), dont il fut séparé à l’âge de douze ans, novice à vingt-deux ans, il occupa des emplois élevés614. Nous lui devons une grande reconnaissance pour avoir rassemblé et publié les écrits de sa mère, donnant ainsi accès à l’intimité de la grande mystique. Lui-même, après une conduite très austère, « berniérise aussi bien que sa mère615 » : il connaît la vie mystique, ce dont témoignent le caractère précis de certaines de ses « additions » aux écrits maternels616, ainsi que les Conférences ascétiques qui sont le fruit de son enseignement à de futurs prêtres :
Cette oraison de quiétude ou de simple regard, qu’on croit si mystérieuse et à laquelle on trouve tant à redire, n’est qu’une simple, mais affective pensée de Dieu ; qu’une vue douce et amoureuse, [...] application de l’âme à Dieu présent. […] [Regard] simple, parce qu’il est sans raisonnement, sans recherches...
Dom Claude entreprendra de justifier les spirituels attaqués par les pouvoirs, et durant la dernière année de sa vie, il prendra la défense vigoureuse du Moyen court, dont l’auteur lui était inconnu puisqu’il suppose que c’est un homme. Malheureusement le texte demeura manuscrit jusqu’au siècle dernier. Son éditeur moderne déclare qu’« il n’est pas défendu de penser que, s’il avait vu le jour, le vaillant travail entrepris par ce bénédictin qui se mourait à soixante-dix-sept ans [...] aurait pu stopper la “retraite des mystiques” 617 ».
On verra donc par ce que [je] va[i]s rapporter que ce ne sont point ni Malaval ni l’abbé d’Estival618, ni l’auteur du Chemin court [le Moyen court], qui sont les auteurs de la manière d’oraison dont il s’agit, mais qu’ils l’ont tirée de saint François de Sales, qui par conséquent, si cette oraison [de simple regard] est un crime, est sans doute le premier coupable [230] […] le livre du Chemin court dit que l’âme s’abandonne à Dieu de toutes choses soit pour le corps soit pour l’âme, pour les biens temporels et pour les éternels.619 Voilà comme dans cet abandon l’âme ne demande rien, et qu’en demandant rien elle demande tout ce que Dieu a dessein de lui donner, au lieu qu’en particularisant les choses, bien souvent on ne demande rien, parce que l’on demande des choses que Dieu ne veut pas donner [238] […] Or il est clair que l’auteur du Chemin court, que je ne connais point, est un homme [sic] de bien, qui n’a que de bonnes intentions... [249].
Dom Claude rend aussi justice à La Combe :
J’ai seulement vu l’Analysis du Père de la Combe. Je l’ai lu plus d’une fois et je n’y ai rien remarqué que d’édifiant ; le style en est pur... [247]
Faisant allusion à une analyse du Moyen court XXIV,4, Dom Claude s’oppose à la raideur de Nicole :
On y voit une comparaison entre la purification que Dieu fait de l’âme par sa Sagesse jointe à sa justice, avec celle qu’un orfèvre fait de l’or par le feu dans un creuset […] Ainsi il est impossible que l’esprit ne conçoive, par cette comparaison, que l’âme, éprouvée par la sagesse de Dieu, parvient de même à une parfaite pureté, et à un état où elle ne peut plus être purifiée davantage, et l’on ne doit point douter qu’en cet état elle ne soit incapable de perdre la justice et de déchoir de la grâce. Voilà le raisonnement entier que fait l’auteur de la Réfutation [P. Nicole] […] Ne sait-on pas que toute comparaison cloche ? [247-248].
Citons enfin le frère Laurent de la Résurrection, carme déchaussé, fut cité pendant la querelle et quelque peu suspecté par la suite, ce qui n’eut d’ailleurs aucun effet puisqu’il était tombé dans l’oubli.
Le regroupement moderne de ses écrits ne couvre qu’une centaine de pages620, car nous en avons probablement perdu une grande partie621. Madame Guyon, qui l’appréciait beaucoup, se plaignait qu’on les ait détruits et que l’on ait essayé de les dénaturer : « On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. [...] ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. »
Fénelon l’avait rencontré622 :
« Le Frère Laurent est grossier par nature, et délicat par grâce ; ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur623 sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une conversation que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade et fort gai. »624.
Les Entretiens sont un composite de Laurent et de son éditeur Beaufort tandis que la Pratique est un « condensé de la doctrine du frère Laurent », nous dit Conrad de Meester, son éditeur le plus récent625.
Il voulait partager l’expérience de la présence de Dieu : voilà l’unique sujet de ses conversations et de ses lettres. Insister sur la pratique pour y accéder est son apport essentiel : aimer sans perdre de temps, pour être dans la Présence par les moyens les plus rapides. Ses admirables Maximes spirituelles témoignent d’une expérience qui avait atteint la simplicité ultime :
[92] Toutes choses sont possibles à celui qui croit, encore plus à celui qui espère, encore plus à celui qui aime.
[100] [Il réside] au fond et au centre de l’âme ; c’est là que l’âme parle à Dieu cœur à cœur et toujours dans une grande et profonde paix […] ce qui se passe au dehors […][est un] feu de paille qui s’éteint à mesure qu’il s’allume.
[111] Qu’il s’adressait toujours à Dieu quand il se présentait quelque vertu à pratiquer, en lui disant : « Mon Dieu, je ne saurais faire cela si vous ne me le faites faire », et qu’on lui donnait aussitôt de la force et au-delà.
[116] que la bonté de Dieu l’assurait qu’il ne le quitterait point absolument et qu’il lui donnerait la force de supporter le mal qu’il permettrait lui arriver : qu’avec cela, il ne craignait rien et n’avait besoin de communiquer de son âme avec personne. Que, quand il l’avait voulu faire, il en était toujours sorti plus embarrassé, et qu’en voulant mourir et se perdre pour l’amour de Dieu, il n’avait nulle appréhension ; que l’abandon entier à Dieu était la voie sûre et dans laquelle on avait toujours lumière pour se conduire. /Qu’il fallait être fidèle à agir et à se renoncer dans le commencement ; mais qu’après cela il n’y avait plus que contentements indicibles.
[112] Que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’union avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’amour de Dieu. /Qu’il fallait faire grande différence entre les actions de l’entendement et celles de la volonté ; que les premières étaient peu de choses, et les autres tout : qu’il n’y avait qu’à aimer et à se réjouir avec Dieu.
[114] Qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire de petites choses pour l’amour de Dieu, n’étant pas capable d’en faire de grandes ; qu’après cela il arriverait de lui tout ce qu’il plairait à Dieu, dont il n’était point en peine.
[115] Qu’il était impossible non seulement que Dieu trompât, mais même qu’il laissât longtemps souffrir une âme tout abandonnée à lui, et résolue de tout endurer pour lui. /Que, sur cette même expérience, quand il avait quelque affaire extérieure, il n’y pensait point par avance, mais que dans le temps nécessaire à l’action, il trouvait en Dieu comme dans un clair miroir ce qu’il était nécessaire qu’il fît pour le temps présent. Que depuis quelque temps il avait agi de la sorte sans aucun soin anticipé/Qu’il n’avait aucune mémoire des choses qu’il faisait et presque point d’advertance lors même qu’il s’y occupait : qu’en sortant de table il ne savait ce qu’il avait mangé.
[118] Que notre sanctification dépendait, non du changement de nos œuvres, mais de faire pour Dieu ce que nous faisons ordinairement pour nous-mêmes.
[133] […] comme une pierre devant un sculpteur de laquelle il veut faire une statue ; me présentant ainsi devant Dieu je le prie de former en mon âme sa parfaite image et de me rendre entièrement semblable à lui.
La mystique626 se vit en partageant l’expérience et la vie d’une personne qui montre comment y accéder. Monsieur Bertot et Madame Guyon ne sont pas des génies solitaires, mais ils ont été formés par des mystiques qui les précédaient.
Chaque génération a un père ou une mère auquel tous se réfèrent. Ce sont indifféremment des laïques ou des clercs, des hommes ou des femmes. C’est l’accomplissement mystique qui compte. Pas de passation de pouvoir au sens humain du terme : on n’est pas dans un ordre monastique où l’on élit un prieur. Pas de vote ni de discussion : on est dans le domaine de l’évidence informelle. Le meilleur forme ses amis ; quand il meurt, le plus accompli lui succède, reconnu depuis des années. Ces passages d’autorité ont eu lieu sans interruption pendant un siècle sur quatre générations.
Approchons leur vécu. Chaque père ou mère spirituel est l’objet d’une vénération et d’une fidélité absolue. C’est évident pour Madame Guyon que ses proches avaient pourtant tout intérêt à abandonner. Pendant qu’elle affronte le pouvoir et les prisons, Fénelon saborde sa carrière à la Cour tandis que les grandes familles des Beauvilliers et des Chevreuse la défendent discrètement.
Seul un rayonnement extraordinaire permet d’expliquer l’attirance puis la fidélité des visiteurs et des amis sur vingt ans (1694 procès d’Issy – 1712/1714 décès des ducs). C’est ce que ressent Madame Guyon quand elle affirme qu’il y a passage de la grâce à travers sa personne vers celui qui vient la voir. Ce groupe a donc une spécificité plus étonnante que son organisation sociale autour d’un maître spirituel. Laquelle ?
Le phénomène se reproduit à chaque génération.
Voici ce que ressentaient les auditeurs de Chrysostome parlant de Dieu :
Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés ; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait [notre soulignement] avec des effets extraordinaires de grâce627.
Aussi la fidélité de Bernières à son père spirituel fut indéfectible comme le montre l’émotion traduite dans une lettre à Mère Mectilde :
Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu ?628.
Ils ont commencé à prendre conscience d’un partage de la grâce chez Bernières quand ses amis priaient ensemble à l’Ermitage :
Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement.629
Bernières constate combien la grâce est active parmi eux. Il utilise le verbe « communiquer » :
Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par l’ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.630
Boudon (1624-1702) témoigne :
Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui.631
Bernières attend l’inspiration de l’Esprit pour parler :
Ses paroles étaient pleines d’une force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire ; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent. 632
Avec Bertot on passe à un deuxième degré dans la diffusion de la grâce puisqu’il a la hardiesse d’affirmer que sa prière pouvait faire partager aux autres ses états mystiques pendant qu’il officiait à la messe. Il ne fait pas que rayonner : il porte autrui dans sa prière et fait partager ses états mystiques.
« Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai633, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, uni à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. » 634
Il offrit à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur et lui apprend comment s’y prêter :
[240] « Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé.635
Après sa mort arrivée tôt en 1681, Madame Guyon va faire ses propres découvertes et va analyser ce qui se passe pendant ses transmissions. Ces écrits sont uniques à notre connaissance, car si ce charisme est bien connu hors du christianisme, chez les soufis, en Inde, dans l’orthodoxie (saint Seraphim de Sarov), il est moins connu dans le monde catholique centré autour de Jésus seul médiateur, la grâce passant par lui et les sacrements suppléant à son absence physique.
Peut-être Madame Guyon avait-elle expérimenté la transmission chez l’évêque Ripa, proche du Cardinal Petrucci, car elle était probablement pratiquée chez Molinos par des quiétistes italiens.
Rentrée en France, elle accueille une foule de visiteurs à Grenoble. C’est à ce moment que les autorités ecclésiastiques commencent à trouver qu’elle empiète sur leur domaine et qu’il faut s’en débarrasser.
À Paris elle reprend le cercle de Bertot et noue des amitiés qui résisteront à tout : ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvilliers, Fénelon, etc. Pour eux la transmission de la grâce par Madame Guyon est une évidence. Une fois éprouvée, cette expérience ne peut être reniée. Si quelqu’un vient voir Madame Guyon, et s’assoit auprès d’elle en silence, c’est pour ressentir la présence divine : elle transmet l’expérience mystique aux autres sans qu’il y ait d’ascétisme ou d’effort.
Tout se passait avec simplicité, parfois en plaisantant entre « michelins » — saint Michel n’était-il particulièrement apprécié de François d’Assise ?
La petite Cécile sera intendante des bouquets de la chapelle des Michelins, elle doit abattre l’oreille droite de Baraquin [le Diable]. Le chien doit lui mordre la gauche, la sœur Ursule lui écraser le bout de la queue. Tous les autres enfants ensemble lui écraseront le corps. S B [Fénelon], un autre et moi lui écraserons la tête. [...] Voyez d’un autre côté une petite d[uchesse] étourdie qui voulait sauter sur lui à pieds joints ; elle aurait fait une belle culbute si notre patron [saint Michel] ne l’avait soutenue par-derrière. Allons, courage, montez peu à peu !636
Nous avons le récit de ce qui se passait plus tard à Blois vingt ans après. Outre une ouverture d’esprit œcuménique, la « dame directrice » avait atteint l’ultime simplicité :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. […] Souvent ils se disputaient [à propos de politique : le premier soulèvement écossais des jacobites eut lieu en 1715], se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder [...] Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. 637
C’est cette expérience qui est centrale, elle est le fondement du lien entre Madame Guyon et ses disciples : ils sont attachés à une personne qui répand la grâce. C’est le cas envers elle, mais nous l’avons vu chez Chrysostome, puis Bernières, puis Bertot : autrement dit, à chaque génération, un saint se manifeste, à travers lequel on ressent la présence divine. C’est là-dessus que se joue la succession à chaque génération. C’est ce qui explique la vénération et la fidélité de l’entourage.
À sa mort, si nous ne savons pas qui lui a succédé, notons que « la petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart , destinataire du texte précédent, reçut la permission d’être en silence auprès des gens :
« … Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »638
Marie-Anne de Mortemart pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur639. Par contre, c’est Madame de Grammont qui est nommée par des Écossais640 (et la même en réponse à la demande précédemment citée d’une demoiselle suisse). Nous avons donc le choix entre deux dames qui vécurent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Coopéraient-elles et furent-elles aidées641 ? L’étude des filiations en France, écossaise, hollandaise, suisse et germanique (Fleischbein, Dutoit, etc.) ne fournit pas de figure mystiquement comparable à Guyon ou Fénelon. Peut-être le secret obligé fut-il trop bien gardé.
Il y a une condition pour que la transmission ait lieu : il faut que le mystique soit dans l’état « apostolique » (dans un état identique à celui des premiers Apôtres), il faut être tellement vide que l’on devient un passage pour la grâce : pas de pouvoir personnel, Dieu fait ce qu’il veut. Ce n’est pas la réussite d’une personne humaine, mais une fonction dans laquelle on ne se met pas volontairement soi-même :
C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. [...] Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.642
Il faut être missionné par le père ou la mère spirituels. Madame Guyon écrit à Fénelon qu’elle a reçu de Bertot son « esprit directeur » :
Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot] a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. [...] Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants, et comme cette communication du Verbe dans l’âme est l’opération de la paternité divine et la marque de l’adoption des enfants, c’est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait. [...] Cette communication se reçoit de tous, quoiqu’elle ne se sente pas également de tous643.
Fénelon était son disciple le plus cher, et un jour où elle était malade et croyait mourir, elle lui écrivit pour lui léguer la direction de leur groupe spirituel et la possibilité de transmettre la grâce :
« Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. »644
Il faisait des réunions avec ses amis mystiques à Cambrai et rapporte qu’il y ressent la présence de Madame Guyon. Autrement dit, en union avec Madame Guyon. Fénelon partage son état mystique avec son visiteur :
Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma.645 Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi [f ° 19v °] quoique vous soyez loin de nous.646
Il confirme l’explication qu’en avait donnée Madame Guyon à propos de Mathieu 18, 20 :
« Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité, qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu’à ne pouvoir plus se distinguer […]
Ces unions ont encore une autre qualité, qui est qu’elles n’embarrassent ni n’occupent point, l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point647. […]
Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce [...] »648
Madame Guyon se percevait comme un canal qui donne passage à la grâce en l’absence de toute volonté propre, sans intentionnalité personnelle, dans la « passiveté » totale, dans l’extrême soumission à Dieu :
Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut […] Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde […] Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce 649.
Elle insiste sur le fait qu’il n’y a aucun pouvoir personnel, que seule une âme anéantie peut laisser passer la grâce :
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur [...] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher.650
On a les témoignages directs de Madame Guyon qui est la première à avoir analysé ce qui se passe dans cette transmission. Elle n’a lieu que si la personne a atteint l’état apostolique :
Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée, mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.
Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en soit point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications651.
Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication. [...]
Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle. [...] L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.652
Madame Guyon se livre le plus directement dans ses commentaires aux « Autorités » mystiques qu’elle invoque dans les Justifications assemblées avec Fénelon en 1694. Ses comparaisons sont très directes :
Comme on voit un fer touché de l’aimant attirer d’autres fers, aussi une âme en qui Dieu habite de la sorte, attire les autres âmes par une vertu secrète ; de sorte qu’il suffit de l’approcher pour être mis en oraison et en recueillement. C’est ce qui fait que sitôt qu’on s’approche d’elle, on a plus envie de se taire que de parler, et Dieu se sert de ce moyen pour se communiquer aux âmes : marque de la pureté de ces unions et affection.653
Comme elle est vide de soi, elle ne se communique plus elle-même, ni rien d’elle, mais l’image et la grâce son divin époux. D’où vient que le souvenir de ces personnes, bien loin d’imprimer leur image impure, porte d’abord à Dieu et recueille en lui [...] Il faut remarquer de plus que ce n’est par aucun signe extérieur qu’elle recueille les autres, mais comme elle est arrivée dans le Centre, l’impression se fait par le dedans, comme si c’était Dieu même, sans qu’il en paraisse rien au-dehors ; par ce que cette âme en sortant d’elle-même a outrepassé son propre fonds pour se perdre en Dieu au-delà d’elle-même : elle ne laisse donc aucune trace ni cette idée d’elle, mais de Dieu, son amour et sa vie.654
Elle ne se livre pas à des effusions mystiques personnelles, mais éclaire une communication qui s’élargit progressivement:
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondances que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense, car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant, puisque c’est la même chose. [...]
Comme cette communication demeure mystérieuse pour nous tous, elle s’en remet aux exemples attestés dans l’écrit sacré:
Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eut-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.655
Le modèle primordial est le Christ lui-même qui crie « si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles » (Jean 7,37 – 38). Madame Guyon et ses proches pensent revivre l’expérience des Apôtres qui recevait directement la grâce du Christ et l’ont retransmise à leurs disciples. Elle affirme donc que la grâce peut passer par une personne humaine. Pour Bossuet et les juges, affirmer cela est impossible à tolérer et interprété comme une affirmation de soi. En réalité pour elle, il ne s’agit en rien de la passation de pouvoir, de la réussite d’une personne, mais d’une fonction imposée par le divin. Les mauvais traitements et la violence verbale des interrogatoires vont lui donner un moment de doute sur elle-même : elle se demande s’il ne faut pas obéir à l’autorité de l’Église incarnée par Bossuet. Puis c’est le tournant, elle se rend compte qu’elle ne peut pas nier sa propre expérience. Elle prend la décision de défendre son expérience. Bossuet va dès lors se heurter à un mur.
Une lettre adressée à Marie-Anne de Mortemart656 raconte comment elle est passée du règne du dogme à l’affirmation de l’expérience :
[...] Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé [...] Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir ; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. [...]
Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans le fait de l’expérience de bonnes et de saintes âmes, peut-on dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire ? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous ? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure.] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience.
Voilà délivré un texte fondamental à la modernité étonnante après lequel Madame Guyon ne retournera plus en arrière.
Dans un siècle où la liberté n’est pas une norme, vivre sa vérité au milieu des pouvoirs, mais sans revendiquer de pouvoir, mène à des conflits avec les tenants de l’autorité. Son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois « exploits » :
1) résister au pouvoir royal : Guyon a l’occasion d’introduire l’oraison à Saint-Cyr ; elle a de l’influence sur les Grands et surtout sur Fénelon. Madame de Maintenon ne peut tolérer son intrusion à Saint-Cyr et déclenche la colère du roi. Prétexte : les idées quiétistes. Le roi s’inquiète, car à l’époque il n’y a pas de liberté de conscience et il a la mainmise sur les idées.
Il faut dire que Madame Guyon a amené la mystique dans un lieu inapproprié : la Cour de Louis XIV. Elle s’est trouvée mêlée à des problèmes de pouvoir de par son ascendant sur les Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, sur Fénelon devenu précepteur du Dauphin, donnant ainsi beaucoup d’espoir au parti dévot. Cette entreprise était naïve puisqu’il s’agissait de vivre les valeurs de l’amour chrétien au milieu de la Cour, mais elle portait un espoir immense : mettre sur le trône du « Roi Très Chrétien657 » un dauphin qui aurait gouverné en incarnant ses valeurs.
2) résister au pouvoir religieux : les clercs se dissimulent derrière un débat d’idées à propos de l’oraison passive. En réalité, ils ne supportent pas d’être éliminés de la relation avec Dieu : la transmission directe de la grâce leur enlève leur statut d’intermédiaires entre Dieu et les chrétiens.
3) résister au pouvoir masculin : cette femme ose affirmer son expérience alors qu’elle est sous tutelle d’hommes qui savent mieux qu’elle ce qu’elle doit ressentir ou penser. Elle se bat en particulier pour avoir un confesseur qui la respecte.
En conclusion, son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois choix évidents à notre époque, mais inacceptables au XVIIe siècle : 1) En tant que femme, elle a refusé le pouvoir masculin. 2) En tant qu’individu, elle a refusé le principe d’autorité en restant ferme dans sa liberté de conscience. 3) En tant que mystique, elle a établi le primat à l’expérience sur le dogme.Voilà trois révolutions accomplies par une petite femme qui ne voulait qu’être plongée en Dieu.
On peut reconstituer précisément une Vie de Marie de l’Incarnation (1599-1672) à partir de ses deux Relations et de sa Correspondance, textes rédigés entre 1633 et 1672658. Elle précède La Vie par elle-même rédigée par Madame Guyon entre 1682 et 1709. L’ensemble couvre ainsi tout le XVIIe siècle, car elles relatent chacune des événements « de jeunesse » autant que de maturité mystique. La continuité est ainsi factuelle : de ~1606 à ~1703. Les deux figures françaises ont écrit sans prendre de précautions vis-à-vis de la censure de leur époque : la première s’adressa à un confesseur Feuillant apprécié et ensuite directement à son fils, la seconde au Père Lacombe, confesseur ami, puis ensuite à de rares intimes659.
Leurs textes rendent compte de la dynamique vitale qui unifie toute vie orientée mystiquement dans des circonstances et au sein de milieux le plus divers (couvents, Cour, prisons, Indiens). Des chemins mystiques éclairent mieux que tout traité spirituel à visée normative, nécessairement prudent et impersonnel. Les deux grandes mystiques ont eu la chance de voir leurs principaux écrits épargnés par la fidélité d’un fils, Claude Martin, lui-même un spirituel, puis par celle d’un éditeur, Pierre Poiret, également un spirituel. Faut-il y deviner un soin providentiel ?
Deux tempéraments, des âges assez proches et avancés : voici Marie de l’Incarnation en confidence intime avec son fils :
Je m’apperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que luy seul luy peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche : Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme. Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable660.
Une vie mystique féminine qui couvre presque une génération séparant Marie Guyart (1599-1672) de Jeanne-Marie Guyon (1647-1717) est celle de Maria Petyt (1623-1677) flamande qui égale les deux grandes mystiques françaises661. Elle témoigne comme ces dernières d’une expérience mystique menée à terme, partage leur indépendance et connut parfois la solitude propre aux spirituels. Elle est peu connue à cause du rayonnement limité de la langue flamande et par une vie cachée au sein d’une des nombreuses petites communautés béguinales qui restaient indépendantes des grands Ordres (même si Maria se rattacha au carmel sous l’influence de son confesseur).
Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ».
Aux trois autobiographies mystiques que l’on vient d’évoquer on associera les correspondances attachées successivement à Bernières, à Bertot, à Guyon , trois « langues sauvées » par des quiétistes puis par des piétistes privés de responsabilités institutionnelles. Le dialogue entre le Directeur mystique et la Dame directrice est le plus pur, complet et concret reflet de la vie mystique disponible aujourd’hui.
Jacques Bertot 1620-1671
Archange Enguerrand 1631-1699 & Mère Granger 1600-1674
Françoise d’Aubigné marquise de Maintenon 1635-1719
François Lacombe 1640-1715
Duch.de Béthune-Charost [née Marie Fouquet] 1641 ?-1716
x Arnaud de Béthune 1640-1717 >Nicolas de B.-Charost 1660-1699
Comtesse de Gramont [née Hamilton] 1640-1708
Mme Guyon 1648-1717
Paul de Beauvillier 1648-1714
x Duch.de Beauvillier 1655-1733 [née Colbert]
>Vidame d’Amiens 1676-1744 & Marie-Thérèse de Morstein
Charles-Honoré de Chevreuse 1656-1712
x Duch.de Chevreuse, -1732 [née Colbert]
Marie-Anne de Mortemart -1750 [née Colbert]
Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort 1663->1717
Isaac Dupuy >1737
Marie-Christine de Noailles, duch.de Gramont « la colombe » 1672-1748
x A. de Gramont comte de Guiche
James 16th Lord Forbes 1689–1761 & Lord Deskford 1690–1764
Nos rééditions de textes mystiques des principaux auteurs traités dans cet ouvrage sont accessibles sous www.madameguyon.fr & www.cheminsmystiques.fr (ou. com) et le plus souvent sont téléchargeables. On s’y reportera en compléments de lecture.
Des érudits ont rédigés les études remarquables qui sous-tendent notre travail : il s’agit de Jules Chavannes (1856) [sur Dutoit et son époque], de G. D. Henderson (1934) [sur les Écossais guyoniens], plus récemment de Jean Orcibal [sur Fénelon, Guyon, des protestants anglais, etc.], de Jacques Le Brun [sur Fénelon, le quiétisme français vécu par ses nombreuses figures,...], de Marjolaine Chevallier [sur Pierre Poiret], de Marie-Louise Gondal [sur Madame Guyon], de Hans-Jürgen Schrader [sur les piétistes d’outre-Rhin], de Patricia A. Ward [l’influence en Amérique]. On trouvera tous les autres sources spécifiques en notes par figures (médaillons).
La diversité des sources décourage une reprise bibliographique qui serait disparate. Les références figurent donc en notes de bas de page. Plusieurs sources sont souvent regroupées autour d’une figure. Les contenus sont parfois détaillés lorsqu’il s’agit de « dossiers » regroupant leurs écrits sous un titre généraliste.
La structure très méditée de la Table générale des matières a recours à quatre niveaux de titres. Cette « colonne vertébrale » sert aussi d’index des noms propres. On y retrouve toutes les figures bénéficiant d’un médaillon.
À réviser sur épreuves (pagination provisoire utilisable parce qu’elle suit le fil du texte).
« La Colombe » (1672-1748) 433
Abandon à la Providence divine attribuée précédemment au P. de Caussade [1695 & ~1741, 1861] 283
Aberdeen = Le groupe d’Aberdeen 455
Amérique = Quiétisme favorablement reçu en Amérique 595
Amis = Réseaux des Amis des Ermitages 187
Antoine le Clerc (1563-1628) 67
Aumont = Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 107
Baruzi = Jean Baruzi. 608
Beauvillier = Les ducs et duchesses de Beauvillier et de Chevreuse 395
Bernières Henri = Henri de Bernières (-1701), neveu de Jean 181
Bergson = Henri Bergson (1895-1941). 606
Bernières = M. de Bernières prend la relève 140
Bertot = Monsieur Bertot 209
Boudon =Henri-Martin Boudon (1624-1702) 105
Bremond = Henri Bremond (1865-1933). 604
Charlotte de Saint-Cyprien 382
Charlotte le Sergent (1604-1677) 80
Cheynes = Le docteur Georges Cheynes. 476
Chrysostome de Saint-Lô du Tiers Ordre Régulier franciscain (illustr.) 64
Clorivière = Pierre de Clorivière (1735-1820). 598
Cognet = Louis Cognet 613
Constant = Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830). 563
Correspondances [~1686-1717, 1767-1768] 276
d’Argentan = Louis-François d’Argentan (1615-1680), capucin. 100
D’autres remarquables femmes mystiques 233
Deskford = James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764). 469
Discours [1693-1717, 1722]. 269
Dom Claude Martin (1619-1696) défenseur. 336
Dudouyt = L’abbé Dudouyt 182
Dupuy = Isaac Dupuy ( ? - apr.1737) 402
Dutoit = Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit. 557
Dutoit = Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) 547
Dutoit = Lettres spirituelles 554
Enguerrand = Archange Enguerrand (1631-1699), « le bon franciscain ». 205
Épiphane Louys (1614-1682), prémontré. 135
Eudes = Jean Eudes (1601-1680), missionnaire. 95
Explications des Testaments [1684, 1713] 287
Falconi =Juan Falconi (1596-1638) 40
Fénelon = Bref rappel biographique. 346
Fénelon = Clément et Cassien 359
Fénelon = FRANÇOIS DE FÉNELON 343
Fénelon = L’Explication des Maximes des Saints. 368
Fénelon = Lettres spirituelles. 370
Fénelon = Madame Guyon et Fénelon. 349
Fénelon = Oeuvres 359
Filiation et Transmission mystique 309
Fleischbein =Frédéric de Fleischbein (1700-1774) 519
Fleischbein et Klinckowström 521
Forbes = 1. Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678–1762). 467
Forbes = 2. William, 14th Lord Forbes (1687-1730) 468
Forbes = 3. James, 16th Lord Forbes (1689–1761) 469
Franciscains = L’origine franciscaine de l’École du cœur 65
François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon. 573
Garden = James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733). 457
Gerhard Tersteegen (1697-1769) 493
Gondal = Madame Gondal 613
Granger = Geneviève Granger (1600-1674). 207
Guyon = Autorités par Mme Guyon 301
Guyon = I. Le témoignage. 263
Guyon = Jeunesse et voyages 238
Guyon = L’animatrice du cercle fondé par monsieur Bertot 241
Guyon = La chasse et les prisons. 244
Guyon = Madame Guyon expose le « fond » à ses disciples 233
Guyon = Transmission, crise, désastre social 234
Guyon = Une fin de vie paisible, mais active. 251
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (~1594-1646) 70
Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) 575
Jourdaine de Bernières (1596-1645) et ses ursulines. 93
Justifications [1694, 1720]. 294
Karl Philipp Moritz (1756-1793). 593
Keith = Le Dr. James Keith (-1726) 473
Kierkegaard = Sören Kierkegaard (1813-1855). 600
Klinckowström (-1774), gentilhomme danois. 545
La Colombière = Claude La Colombière (1641-1682) 106
La Peltrie = L’entreprise secrète de Mme de la Peltrie 172
Lacombe = Le P. La Combe (1640-1715), son confesseur. 227
Langalerie = Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée. 561
Laurent de la Résurrection (1614-1691) 338
Laval = François de Laval (1623-1708) 103
Laval = François de Laval (1623-1708) 175
Le Sergent = Charlotte Le Sergent (1604-1677). 138
Lehodey = Vital Lehodey (1857–1948). 603
Lopez = Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 27
Maine de Biran (1766-1824). 599
Maizerets = Ango de Maizerets 180
Malaval (1627-1719), l’aveugle de Marseille. 226
Manière courte et facile pour faire oraison en foi 575
Marie de l’Incarnation (1599-1672) 81
Marie des Vallées (1590-1656) 78
marquis = Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits) 437
marquis = marquis de Fénelon (1688-1745). 435
Marsay = marquis de Marsay (1688-1755) 507
Massoulié = Frère Antonin Massoulié (1632-1706) critique. 334
Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) disciple de Jean de Saint-Samson (1571-1636) 217
Mectilde = Mère Mectilde (1614-1698) 121
Mère Bon (1636-1680), ursuline. 219
Mézy = M. de Mézy (-1665) 179
Molinos = Miguel de Molinos (1628-1696) 53
Monod = Jean-François Monod (1674-1752) 505
Mortemart = La « petite duchesse » de Mortemart (1665-1750) 414
Moyen court = La Voie exposée dans le Moyen Court. 323
Nicole, Le Masson, Massoulié, Dom Martin. 333
Palafox = Le quiétisme en Espagne ; Palafox. 46
pèlerins = La circulation des pèlerins 449
Pétillet = Daniel Pétillet (1758-1841). 560
Pétronille d’Echweiler (1682-1740) 506
Petrucci = Pier Matteo Petrucci (1636-1701) 59
Poiret = Pierre Poiret (1646-1719) 479
Proches = Liste de proches de Mme Guyon et de Fénelon 634
Quiroga = Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628) défend Jean de la Croix 33
Ramsay = Le chevalier Ramsay (1686-1743) 459
Renty = Gaston de Renty (1611-1649) 96
Ripa = Vittorio Augustin Ripa (-1691) 52
Rojas = Antonio de Rojas (~1630) 38
Schopenhauer = Arthur Schopenhauer (-1860). 600
Textes, études = Sources de textes mystiques et d’études 635
Trois grandes mystiques, trois biographies 631
Vie commune chez Monsieur Bertot et Madame Guyon 189
Vie par elle-même [1683-1709, 1720] 264
Voie = « Vie nouvelle et divine » (Seconde partie des Torrents). 329
Voie = Deuxième « voie » passive de lumière ». (Les rivières). 324
Voie = Deuxième et troisième degrés : course de l’âme à sa perte, dépouillement, mort. 327
Voie = Première « voie active de la méditation ». 323
Voie = Troisième « voix passive en foi ». (Les torrents). 326
Watteville = « L’Abbé » de Watteville, chaînon caché. 501
Wolf von Metternich (-1731). 489
En vue d’alléger les notes, nous référons aux sources très fréquemment utilisées par des acronymes ou par des titres réduits (seule la première occurrence de la source est alors décrite en entier comme reprise ci-dessous) :
[Amitiés mystiques] pour Les Amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement Catherine de Bar 1614-1698, Moniale et fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, D. Tronc avec l’aide de moniales de l’Institut du Saint-Sacrement, coll. Mectildiana, Parole et Silence, 2017.
A.S.-S. pour Archives Saint-Sulpice, rue du Regard, Paris.
[Chavannes] pour J. Chavannes, Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; réimpression Kessinger Legacy Reprints, Kessinger Publishing, www. Kessinger.net. (Source à compléter par A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911).
[CG I, II, III] pour Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, 2003 - Tome II Combats, 2004 – Tome III Chemins mystiques, 2005, D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances ». Les autres titres édités par D.T. (sauf la Vie ) sont décrits en entier.
[CF] pour Correspondance de Fénelon, édition établie avec J. Le Brun et I. Noye, Klinksieck puis Droz, 1972-1999 & 2007 .
Discours ou D. pour Madame Guyon, Discours sur la Vie intérieure, tomes I & II, Coll. « Sources mystiques », Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2016.
DS pour le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, Beauchesne, Paris 1933-1992.
[Écrits sur la Théologie] pour Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique. Préface. Lettre. Catalogue. Introduction et notes par Marjolaine Chevallier. Éditions Jérôme Millon, 2005. Associer à : M.arjolaine Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985 & Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994 référé infra sous [P.P.].
[Henderson] pour Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1934, comportant étude et correspondances. Ouvrage rare disponible en réédition sous le même titre dans coll. « Chemins mystiques ».
[Itinéraire spirituel] pour Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, Rouen, 1990, 1997 (2e éd. Revue).
Jean Orcibal est fréquemment cité sans la source : il s’agit généralement de ses notes à la [CF], édition établie avec J. Le Brun et I. Noye, Klinksieck puis Droz, 1972-1999 & 2007 ; moins fréquemment : « Etudes… », de Jean Orcibal, Études d’histoire et de littérature religieuse, Klinksieck, 1997.
[P.P.] pour Marjolaine Chevallier, Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994.
Vie par elle-même ou Vie pour Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, D.T., Honoré Champion, Paris, 2001, 2014.
Au cœur d’une filiation qui s’étend sur deux siècles, nous avons vu M. Bertot créer un cercle mystique autour du monastère des bénédictines de Montmartre, puis Mme Guyon poursuivre la grande tâche qu’est la formation de mystiques. Après la « querelle »662, une fois les épreuves surmontées663, son rayonnement se répandit auprès de disciples « cis » (français) et « trans » (étrangers) : après sa libération en 1703, les quatorze années qui lui reste à vivre dans sa retraite de Blois, serviront à préparer une renaissance spirituelle qui va s’étendre hors du royaume.
Après la disparition de Fénelon en janvier 1715 et la sienne en juin 1717, ses disciples se dispersent dans l’Europe du XVIIIe siècle. Dans la première moitié du XIXe siècle, nous perdons la trace du courant mystique, bien que son influence se poursuive au sein de milieux culturels variés.
La diversité observée dans les filiations s’explique par un affaiblissement des dépendances religieuses. Lorsque la culture devient laïque se produit un « étoilement » des expressions de l’expérience intérieure. Le vécu mystique, dispersé dans ses expressions, sera alors facilement circonscrit à l’humain, par absence d’une langue commune, théologie mystique apte à rendre compte des expériences.
Dorénavant les figures seront moins connues, plus nombreuses et les appartenances religieuses ou civiles seront diverses. C’est pourquoi nous nous étendrons dans la description de ce « delta spirituel » : le fleuve va se ramifier, couler plus lentement et couvrir l’Europe.
Madame Guyon & Fénelon
1647-1717 1651-1715
« Cis » & « Trans »
France Écosse Hollande Suisse Allemagne
Chevreuse/s J & G Garden Poiret Pé.d’Echweiler
-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740
Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein
-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774
Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow.
- >1737 1689-1761 1697-1769 -1774
Marquis de F. Deskford Dutoit
1688-1746 1690-1764 1721-1793
Mortemart Fabr. de Zelle
1665-1750 -1793
Pétillet
Langalerie
Constant
-1837
Les disciples « cis » et « trans » sont distribués verticalement en suivant la chronologie, horizontalement en quatre zones. Les relations croisées sont omises. Pour des couples ou des frères, les dates de décès sont séparées par « & ». Le tableau résume l’extension de multiples cercles qui succèdent au Siècle des Lumières ceux animés par madame Guyon à Blois et par Fénelon à Cambrai.
Ce tableau résume un pan méconnu de l’histoire propre aux mystiques en Occident. Leur influence croît avec la distance géographique qui les sépare de la source historique, le centre du royaume de France où ils furent réprimés politiquement et religieusement. Ils n’exercèrent donc qu’une influence cachée sur les Français Milley, Caussade, Grou.
À Blois, les disciples catholiques « cis » fréquentèrent les visiteurs protestants étrangers qui influencèrent à leur tour ceux qui ne pouvaient prendre le risque de venir en France, tel le pasteur Poiret, ainsi que des rénovateurs religieux anglais nés plus tard, tel Wesley.
Nous commençons par les « Cis ».
En premier lieu Fénelon.
Puis des membres du cercle quiétiste parisien de la fin du XVIIe siècle : il s’agit des familles des deux ducs ; de la « petite duchesse » de Mortemart, confidente aimée de madame Guyon, qui lui succéda peut-être; du marquis de Fénelon, jeune neveu de l’archevêque, blessé à la guerre en 1711, que Mme Guyon qui l’aimait appelait son « cher boiteux » ; de Dupuy, l’homme de confiance, qui instruira le marquis sur l’histoire de la « querelle ».
Ensuite les « Trans ».
En Écosse, avec les frères Garden, héritiers d’une vivante mystique épiscopalienne devenus disciples, et par le « Chevalier » Ramsay qui servit un temps de secrétaire à Blois. Plusieurs disciples membres de grandes familles écossaises étaient présents en juin 1717 à l’agonie de « notre mère ». Ils poursuivirent une vie intérieure profonde tout en assumant pleinement leurs fonctions et responsabilités.
En Hollande, l’éditeur de l’œuvre guyonienne, Pierre Poiret, et son groupe exercèrent une influence déterminante en Allemagne sur Metternich et sur le théologien Tersteegen.
Enfin une cohorte que nous n’avons pas pu ni voulu dissocier, l’une vaudoise de langue française, l’autre germanique, mais pratiquant à la fois l’une et l’autre langue, nous acheminera jusqu’au premier tiers du XIXe siècle.
S’arrête alors le cadre des FILIATIONS au sein duquel nous avons établi une histoire de relations directes de personne à personne permettant à une vie mystique de se développer.
§
Qui a succédé à la « Dame directrice » ? La jeune candidate confidente appréciée Marie-Anne de Mortemart (1665-1750) ? ou bien la « Colombe » ?
Je propose en ANNEXE les relevés des lettres qui nous sont parvenues de Madame Guyon « notre mère », de Fénelon « notre Père », échangées entre la « petite duchesse » (la cadette dans la famille Colbert) et le « marquis » (le neveu de Fénelon).
Elles nous font revivre les épreuves qui ne sont pas plus épargnées aux mystiques accomplis qu’à ceux en chemin. Elles livrent un aperçu du vécu intime au sein du cercle des Amis (parfois temporairement ils ne ne sont plus). On passe de la « théorie » ou du moins des témoignages à la « pratique » d’un vécu journalier : bonne conclusion à l’entreprise.
François de Fénelon (1651-1715) a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle664. Mais dès que l’on veut approcher son vécu spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études se font plus rares665. Or Fénelon était mystique et fut l’un des grands disciples de Mme Guyon666.
On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Les critiques littéraires lui préféraient d’ailleurs Bossuet dont le beau style occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle, tandis que le rayonnement (pourtant européen) de Fénelon fut grand au XVIIIe siècle. La raison de fond est la méfiance qui dura pendant trois siècles envers la mystique : les défenseurs de Fénelon ont caché sa relation avec Mme Guyon qui les étonnait.
Si l’essentiel fut passé sous silence, c’est aussi parce qu’on ne disposait pas des textes féneloniens concernant la mystique : ils n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où vécurent des quiétistes jusqu’au début du XIXe siècle, pour prouver l’authenticité de la correspondance667 entre Fénelon et Mme Guyon. Et c’est seulement depuis 2007, grâce au père Irénée Noye668, que nous bénéficions de la correspondance complète avec madame Guyon669. Sa grande érudition lui a permis de remettre à l’honneur les fragments de lettres assemblés670 par les proches de Fénelon. Ceux-ci avaient nettoyé les noms et les dates pour protéger les membres des cercles mystiques de Cambrai et de Blois : cet anonymat préjudiciable à toute mise en valeur par une édition critique, a conduit à minorer l’importance de ces lettres au bénéfice de textes datés et dont le destinataire était connu.
Ce sont donc les œuvres visibles et multiformes qui ont été mises en valeur très tôt. Elles intéressaient l’histoire du temps, mais ont perdu depuis leur actualité : multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, ou en réaction à la seconde période janséniste ; textes éducatifs et conseils politiques que le décès du dauphin (dont Fénelon était le précepteur) rendit finalement inutiles. Les images de l’auteur du Télémaque critiquant le pouvoir royal ou de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme ont caché la profondeur lucide du moraliste et la réalité du mystique.
Nous apparaît aujourd’hui le grand spirituel qui chemine vers son accomplissement intérieur671 malgré l’hostilité des pouvoirs de l’Église et du Roi. Une trajectoire ascendante, mais tout intérieure a mené le jeune poulain de Bossuet promis à un brillant avenir par ses capacités intellectuelles, à la grandeur finale de l’archevêque tout dévoué à combattre misères individuelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Son tempérament sec et un peu mélancolique s’est ouvert à une expérience spirituelle profonde qui l’a délivré des illusions. Une maturation s’est accomplie qui lui a fait dépasser le senti et les opinions tributaires de l’époque et des croyances.
Voici le portrait qu’en dresse Saint-Simon, visiblement sous le charme672 :
« Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier, quand on ne l’aurait vue qu’une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder ».
Les écrits de direction de la fin de sa vie font apparaître un grand directeur à l’esprit subtil. Percevant les échappatoires qui évitent à l’interlocuteur de plonger au cœur de lui-même, Fénelon tranche dans le vif avec acuité, car son seul but est de mener droitement à Dieu.
Parallèlement à sa correspondance, il continue à écrire publiquement pour convaincre les tièdes de l’existence de Dieu. Ce mystique pourtant si sobre laisse échapper sa douleur de voir son amour pour Dieu si peu partagé : « Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même… »673. C’est l’abondance de ces derniers textes publics qui a voilé la vérité de cet homme dont la mission était cachée, car toute intérieure.
Méridional674 à l’esprit vif, Fénelon naquit en 1651. Protégé de son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques, chargé de convertir les jeunes protestantes de la Saintonge. En 1680, il devint le confesseur du duc de Beauvillier. En 1687, il rédigea un traité De l’éducation des filles destiné aux huit filles du duc et qui eut un immense succès.
Mais en octobre 1688, eut lieu un événement improbable, mais à l’immense répercussion intérieure : la rencontre de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il ne fut guère attiré sur le moment, puis, selon l’expression malicieuse de Saint-Simon, « leur sublime s’amalgama ». Elle lui fait découvrir la vie mystique : plus tard, en lisant Clément d’Alexandrie, il comprendra qu’ils vivent ce qu’ont expérimenté les premiers chrétiens et en fera un commentaire plein d’élan675.
Beauvillier le fit nommer l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Sa méthode éducative évitait tout amollissement dans la sensualité et la paresse grâce à des études approfondies, une vie sobre, la pratique poussée du sport, des heures régulières, l’interdiction de participer aux fêtes des adultes. Le duc devint un adolescent chrétien, sérieux et cultivé qui avait une grande affection pour Fénelon. Tous les espoirs étaient permis au parti dévot.
Mais Mme de Maintenon finit par s’opposer à l’influence de Mme Guyon. Fénelon refuse alors de la renier et s’engage dans le combat pour défendre la vie mystique. Il essaie de convaincre Bossuet, il compose des essais et ferraille avec finesse, sans commettre de fautes. Finalement, son affrontement avec les puissants 676 le conduisit à une disgrâce relative : en le nommant archevêque de Cambrai, on l’éloigna de la Cour677.
Parmi les témoignages d’époque, se détache le récit de Saint-Simon qui nous conte avec son ironie coutumière les relations entre Fénelon, Madame Guyon, les membres du cercle (le « petit troupeau »), Mme de Maintenon… Ami des ducs de Chevreuse et de Beauvillier à qui il dédiera les plus beaux « tombeaux » de ses mémoires, il connaissait bien toute l’histoire. Le récit dont nous donnons des extraits résume une dizaine d’années de relations :
1.17 (285) Dans ces temps-là, obscur encore […] [Fénelon] la vit, leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama. Je ne sais s’ils s’entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu’on vit éclore d’eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. […] il n’oubliait pas sa bonne amie (287) madame Guyon ; il l’avait déjà vantée aux deux ducs [de Beauvilliers et de Chevreuse] et enfin à madame de Maintenon. Il la leur avait même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l’humilité et l’amour de la contemplation et de la solitude retenaient dans les bornes les plus étroites, et qui craignait surtout d’être connue. Son esprit plut extrêmement à madame de Maintenon […] Peu à peu il s’était approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que madame Guyon s’était fait, et qu’il ne conduisait pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, sœur des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, madame de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étaient les principales. […]
1.18 (309) Il travailla à persuader Madame de Maintenon de faire entrer madame Guyon à Saint-Cyr, où elle aurait le temps de la voir et de l’approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l’hôtel de Chevreuse ou de Beauvillier. Il y réussit. Madame Guyon alla à Saint-Cyr deux ou trois fois. Ensuite madame de Maintenon, qui la goûtait de plus en plus, l’y fit coucher […] elle y chercha des personnes propres à devenir (310) ses disciples et elle s’en fit. Bientôt il s’éleva à Saint-Cyr un petit troupeau tout à part […]
(311) Madame de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu’il [M. de Chartres] lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu’il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu’elles avaient mis par écrit […] Tout à coup madame Guyon fut chassée de Saint-Cyr […] [M. de Cambrai] paya d’esprit, d’autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent. […] [Mme de Maintenon] s’irrita de plus en plus contre madame Guyon. On sut qu’elle continuait à voir sourdement du monde à Paris ; on le lui défendit sous de si grandes peines qu’elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour d’elles (312) en différents lieux […] elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. […] Madame Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille.
1.27 (436) [M. de Cambrai] n’était plus à portée de rien ; mais il eut la douleur de voir donner l’Ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d’État d’Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d’un autre. Madame de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avait eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu’elle les chassait à cause de leur entêtement pour madame Guyon et pour sa doctrine. Tout cela, avec l’examen de son livre dont il ne se pouvait rien promettre de favorable lui fit prendre parti d’écrire au pape, de porter son affaire devant lui... 678.
On peut penser, comme les contemporains, que la rencontre de Fénelon avec Mme Guyon fut catastrophique pour lui. Ils considéraient sa persévérance dans « l’erreur » quiétiste comme une énigme incompréhensible. Mais grâce à la publication de leur correspondance, nous pouvons maintenant comprendre : Fénelon n’a pas sacrifié sa vie publique et ses ambitions pour des questions d’idées, mais parce qu’il a choisi son expérience intérieure.
Fénelon fut le disciple de Mme Guyon : ce fait apparaît clairement dans leur correspondance.
Nous avons vu que le fondement de la relation de Mme Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence de cœur à cœur. Si l’on veut bien passer outre des dérapages sentimentaux douloureux pour le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse, on voit leurs lettres relater la « mise au monde » d’un mystique par une mystique qui sert de canal à la grâce679 Par l’onction qu’elle lui transmettait, elle lui a permis d’accéder à un territoire inconnu, une vie qui ne se limitait plus au corporel et au psychologique, mais qui baignait dans la grâce. Il en était parfaitement conscient et reconnaissant : c’est pourquoi il fut toujours son soutien et ne la renia jamais malgré l’adversité.
Madame Guyon attendait Fénelon, car il lui avait été désigné par un rêve. Elle le rencontra pour de bon le 13 septembre 1688 chez des amis. Fénelon n’ayant aucune expérience mystique, elle dut lui apprendre à passer au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
[Dieu] a permis que je m’en allasse avec vous pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit […] Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsqu’on a une fois appris ce langage […] on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle […] Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on apprend tard ! (L. 1 157)680.
Elle tente de lui décrire en images le flux divin qui la traverse vers lui :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 1, 276).
Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).
Comme nous l’avions vu chez M. Bertot, elle participe au travail de la grâce :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).
Avec autorité, elle fonde ontologiquement cette paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 où elle affirme que la circulation de la grâce entre humains participe au « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même :
[Dieu] m’a fait comprendre qu’il fallait qu’il y eût comme de vous à moi un flux et un reflux et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble, lorsque nos âmes seraient de niveau. […] C’est ce flux et reflux de communications qui nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité […]
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Fénelon rend les armes et se moque de lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque que rêver […] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner ou relativiser toutes ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231) et même la messe :
Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé, à moins d’une simple envie de la dire. Ne vous faites loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est quelquefois captivé par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. (L. 1 292)
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance, a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Mon cher enfant que j’enfante chaque jour à Jésus-Christ, avalez simplement et recevez la nourriture que je vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. […] Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. (L.1. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Comme il abandonne peu à peu ses préjugés et ses peurs, il la rassure :
Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins.
Et il termine en souriant sur lui-même :
Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L. 172).
Surtout il a fini par comprendre la nature de leur lien spirituel :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est un avertissement divin pour lui. Elle lui affirme :
La vérité sera toujours et dans ma bouche et dans mon cœur pour vous et au bout de ma plume. (L. 220).
Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et affirme sa soumission en tout :
Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. (L. 169).
Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Mme Guyon a été source de souffrances pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Mme Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). Or le Dauphin mourut en 1712 avant le roi, ce qui anéantit tous les espoirs du parti dévot.
Quand Fénelon fut exilé à Cambrai et que Mme Guyon habitait Blois, leur correspondance se poursuivit portée par des messagers sûrs (Dupuy, le neveu de Fénelon, Ramsay…) qui allaient de l’un à l’autre. Une lettre681 de mai 1710 établit fort bien qui dirige l’autre, puisqu’on voit Fénelon demander des conseils à propos de certains dirigés qui posent problème, puis sur sa propre vie intérieure :
[Colonne gauche, Fénelon, question no. 2 :] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? […]
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Il est vrai que la pensée que je mourrai bientôt m’a restée quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que Put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyé par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait [par] benedic me pater.
[Col. gauche, Fénelon, question no. 3 :] La p[etite] D[uchesse] [de Mortemart] ne m’écrit presque plus ; pour moi, je lui écris moitié vérité avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales […] Elle est piquée [irritée] à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug682.
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] […] C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.
[Col. gauche, Fénelon, question no. 4 :] Le petit abbé [de Langeron] fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil […] je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, mon père, comment ne vous êtes pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?683
[Col. gauche, Fénelon, question no. 5 :] L’abbé de Chanterac, homme savant […] et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse […] à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux…
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église […] Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle […] S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? Mais arrêtez-le si vous pouvez.
[Col. gauche, Fénelon, question 10 :] Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.
[Col. gauche, Mme Guyon, réponse :] Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine [avarice]. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre684.
Le neveu de Fénelon écrira à propos de cette lettre : « Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 […] De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon »685.
Il se forma autour de Fénelon un cercle spirituel parallèle à celui de Mme Guyon à Blois : en union avec celle-ci, il pouvait transmettre la grâce en silence à ses visiteurs. Cette lettre fait part de sa joie :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Comme c’est Mme Guyon qui le met en contact avec la grâce, Fénelon ne peut transmettre que s’il est en union avec elle, Jésus-Christ étant la source de cette cascade de grâce :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté [enraciné] en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
C’est pourquoi Mme Guyon a vu en lui le successeur qui continuerait cette fonction après elle. Dès 1690, étant gravement malade, pensant mourir, elle veut lui transmettre cette charge :
J’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. […] Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné686.
Affolé de la perdre, Fénelon lui avoue ce qu’elle représente pour lui :
Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer […] Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m’y perds […]687.
En fait, elle devra abandonner cet espoir de succession puisqu’il mourra avant elle. Mais tout au long de ces années, elle s’émerveillera de leur union si totale en Dieu :
Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu ; union qui dans la perte même fait une béatitude en Dieu même, qui se conservera et se consommera durant toute l’éternité, union qui est un véritable sacrement […] (L. 271).
Elle poursuit en célébrant la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain :
C’est cette union que les sages devenus enfants — et les enfants étant la véritable sagesse, — se jouent devant Dieu et s’y jouent avant la formation du monde, étant au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois : ils sont avant tous les siècles, étant les enfants de l’éternité et non du temps, aussi tout ce qui est du temps ne leur convient plus. Ils se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. […] Mon âme est comme une eau qui se mélange avec la vôtre et qui s’y confond si parfaitement qu’elles seront bientôt indistinctes. (L. 271).
Fin mai 1710, une lettre arriva à Blois portée par un visiteur écossais (Lord Forbes ?) passé par Cambrai : Fénelon s’y dissimule sous l’anonymat d’un « on ». Son union avec elle est devenue très profonde. Il décrit son état et lui dit toute sa vénération :
On me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on n’y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [fond] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on n’y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.
[…] On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P.P. [le duc de Bourgogne, son élève] et au petit abbé. On aime de tout son cœur votre fils M.F. [M. Forbes] avec une véritable tendresse.
On est à vous sans mesure. (L. 1377)
Même la mort de Fénelon en janvier 1715 ne pouvait les désunir :
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).
À Cambrai, Fénelon se révéla comme un pasteur proche des gens, menant une vie très simple et traitant tout le monde sur un pied d’égalité.
Il dut faire face à la guerre qui avait envahi son diocèse :
Si la guerre dure, nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre événement enlèvera toute cette frontière à la France. Il faut attendre en paix la volonté du P. [etit] M. [aître] et le laisser se jouer de nous. (Lettre 1373. À Mme Guyon. 4 ? mai 1710)
La misère fut terrible, surtout pendant l’épouvantable hiver 1709 : il s’employa à la soulager autant que possible.
En février 1712, il eut la douleur d’apprendre la mort du dauphin, emporté par l’épidémie de rougeole qui sévissait à la Cour. Tout espoir d’avoir un roi chrétien était détruit. Obligé d’abandonner son dernier attachement mondain, il écrit à Chevreuse :
Hélas, mon bon Duc, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l’Église et pour l’Etat. Il a formé ce jeune prince. Il l’a orné, il l’a préparé pour les plus grands biens. Il l’a montré au monde, et aussitôt il l’a détruit. Je suis saisi d’horreur, et malade de saisissement, sans maladie. (Lettre 1532, 27 février 1712)
Il mourut à soixante-quatre ans le 7 janvier 1715 des suites d’un accident de carrosse, et, au grand dam de sa famille, « sans devoir un sou et sans nul argent » (Saint-Simon).
À sa mort, Madame Guyon écrivit à Poiret688 :
Nous avons perdu notre cher père, mon cher frère, ou plutôt, bien loin de l’avoir perdu, nous le trouvons plus réellement dans le ciel que sur la terre. Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort, et nous nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie.
Preuve de la force de l’expérience intérieure que Fénelon vivait avec elle, lorsque la justice ecclésiastique se prépara à examiner les opinions de Mme Guyon, il refusa de la condamner. Cette résistance extraordinaire à la pression du pouvoir étonna, car elle était contraire à ses intérêts : il savait qu’il abandonnait là toute ambition personnelle.
Ils passèrent l’été 1694 à chercher dans les écrits reconnus par l’Église la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de « faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu689 ». Tout le mois d’août, ils collationnèrent des milliers de pages de textes, rassemblés sous le titre de Justifications signées par madame Guyon, et deux mémoires de Fénelon : le premier sur Cassien sera intégré comme contribution aux Justifications, le second, rédigé en septembre sur Clément d’Alexandrie, restera manuscrit pendant trois siècles,690 car inacceptable pour les juges.
Face à Bosssuet qui les accusait d’inventer des nouveautés, leur projet était de démontrer que les mystiques « modernes », loin de créer du nouveau, vivaient une expérience qui se révèle identique d’âge en âge : ils sont persuadés vivre le cœur même de la tradition chrétienne, Jésus étant l’origine de ce courant de grâce qui traverse les siècles, fécondant les mystiques chrétiens de chaque époque691.
Tandis qu’il cherchait à remonter le plus loin possible dans le temps pour prouver l’identité d’expérience entre anciens et modernes, Fénelon lit le texte grec des Stromates de Clément d’Alexandrie692 : celui-ci a connu des disciples des Apôtres. Fénelon y retrouve son propre vécu : aussi bien la vie mystique décrite dans le Moyen Court que la transmission de cœur à cœur bien connue du temps des Apôtres.
Écrit très rapidement dans l’élan de l’enthousiasme, le commentaire de Fénelon sur le Gnostique dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère dans un passé si proche du Christ. Il va livrer ingénument le fond de sa pensée pour convaincre Bossuet que l’expérience mystique est bonne, qu’elle existe identique à toute époque, et que les affirmations de Mme Guyon sont vraies, puisqu’on les retrouve chez Clément. On sent bien que Fénelon ne défend pas des théories, mais que ce texte le rassure sur son vécu personnel. Son commentaire est émouvant par sa véracité, sa spontanéité, sa passion : on est loin du prélat réputé pour sa froideur.
Le pivot en est le Pur Amour où l’âme enfoncée en Dieu n’a même plus le désir de son propre salut. Clément émettait déjà une supposition impossible : « Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu ».
Là, on est « consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification. » Cette « habitude de contemplation et de charité perpétuelle » est ce que Clément appelle gnose, l’état ultime du chrétien, qui implique un abandon total à tout ce que Dieu veut faire de l’âme : « Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. »
Clément permet à Fénelon de revendiquer la liberté absolue du mystique, mû par le seul Esprit-Saint, face aux « théologiens rigides » et à tous ceux qui n’ont aucune expérience de la grâce (onction) : « […] c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. » 693.
Fénelon se permet d’affirmer que le mystique arrivé à l’état apostolique joue le même rôle que les apôtres : « Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement il enseigne à ses disciples les profondeurs des Ecritures, mais encore il transporte les montagnes et aplanit les vallées du prochain ; il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères694 ». Fénelon décrit là imprudemment le rôle que joue madame Guyon pour lui : plongée dans l’état apostolique, Mme Guyon répand la grâce autour d’elle et porte les obstacles d’autrui par sa prière.
Bossuet rendra son manuscrit à Fénelon : il n’était pas question de le convaincre de ce qu’il jugeait être des absurdités. Ils n’en parleront plus jamais. À cause de son ambition, Bossuet s’était fermé au christianisme intérieur. Comme l’aurait dit Clément, « ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur695 ».
Toute cette exaltation fut laminée par les événements : n’étant qu’une simple femme, laïque de surcroît, madame Guyon subira des interrogatoires éprouvants, puis des années de prison, avant d’être libérée, quittant la Bastille en 1703 sur une litière. Fénelon sera préservé par son rang à la Cour, mais on l’en éloigna en le nommant archevêque de Cambrai. Les consignes de discrétion ne l’empêcheront pas de continuer inlassablement à écrire sur les points qu’il jugeait essentiels : pur amour et passivité.
Le Gnostique de Fénelon est passionnant parce qu’il exprime sans détour ce que Fénelon, et donc Mme Guyon, entendaient par vie mystique. Véridique, il traduit l’esprit qui animait leur cercle spirituel, et le désir — largement partagé, il existait également à Port-Royal — de remonter aux véritables sources chrétiennes. Les notions importantes sont là : l’amour pur au-delà de tout sentiment et ressenti ; l’état d’enfance, notion fondamentale chez Clément ; l’optimisme, car la bonté et l’amour de Dieu sont répandus dans la Création. Thème bien présent, le christianisme n’est pas une pure espérance placée dans l’au-delà, mais débouche sur une participation à la vie divine qui s’accomplit au milieu de la vie ordinaire par une « contemplation habituelle ». Enfin la transmission de la grâce dans l’état apostolique est affirmée en tant qu’expérience incontournable.
On va constater ici avec quelle détermination, avec quel enthousiasme Fénelon veut convaincre ses lecteurs :
CHAPITRE III De la vraie Gnose.
[…] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. […]
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]
Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » […] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.
Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35] : « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assurent notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit ; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]
Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ? [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces, comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].
Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
CHAPITRE XI Le gnostique est déifié.
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII, 16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. ...
En veut-on un exemple ? […] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques, ne sont plus d’usage. […]
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres ; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible696, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie697 de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom. VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. […] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. […]
Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu ni compris. Nul chrétien pathique698 et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
Dans son exploration des anciens auteurs latins et grecs, Fénelon put s’appuyer aussi sur les Conférences de St Jean Cassien (360 ? – 433 ?), dont l’influence fut si importante sur la règle de St Benoît et le monachisme intérieur d’Orient et d’Occcident. Il en fit un commentaire 699 dont le texte fut annexé aux Justifications.
Se référer à Cassien permettait à Fénelon de défendre la réalité de l’oraison continuelle. Voici quelques extraits de sa belle description :
Et il [Cassien] assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant [lui] et tous les débris des passions mortes […]
Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales700 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant701. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament702 : ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes, mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.
Parallèlement aux Justifications, l’excellent projet de Fénelon était de faire un dictionnaire des termes mystiques :
[…] les expressions des auteurs mystiques ont été souvent critiquées sur des équivoques […] En effet rien n’est difficile que de faire bien entendre des états qui consistent en des opérations si simples, si délicates, si abstraites des sens […] chaque article aura deux parties […] La première sera la vraie, la seconde exposera quand l’illusion commence […]703
Voici un exemple de son travail, article XXXV, Vrai :
L’état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n’est que l’état le plus passif, c’est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous.
Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi ; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu’elle est quelque chose hors de Dieu ; c’est-à-dire qu’elle condamne le moi en tant qu’il est séparé de la pure impression de l’esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n’est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu’on ne doit pas croire que l’âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n’en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme indigne, d’une grâce si éminente.
Ce livre remarquable fut attaqué lui aussi. La chronologie établie par Orcibal704 et ses études montrent qu’au moment de la querelle du quiétisme, Fénelon a passé son temps à aller et venir entre son évêché de Cambrai et Paris pour se défendre. La force des pressions exercées par le pouvoir royal français sur Fénelon et sur le pape fut étonnante : le 18 juin 1698, d’après l’abbé Bossuet, « le Roi a parlé très fortement à M. de Cambrai contre son livre et son obstination » ; le 26 juillet, « Le Roi a écrit au pape en représentant vivement le danger que les propositions contenues dans le livre peuvent faire courir à ses sujets... » ; le 30 décembre, lors de l’examen à Rome de sa traduction latine : « ... à chaque audience Bouillon expose avec vivacité l’impatience royale... »
Le pape finit par céder à Louis XIV et la condamnation de l’Explication des Maximes des Saints (1697)705 eut lieu en mars 1699 par le bref papal Cum alias.
Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées, Fénelon obéit et cessa immédiatement le combat, acceptant la condamnation papale qui le réduisait au silence. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens pour défendre l’autorité religieuse du pape, tandis que sa charge d’évêque lui fera produire les mandements qu’il jugeait nécessaires à la conduite des âmes.
En 1699, un petit traité de gouvernement destiné au Dauphin, Les Aventures de Télémaque, lui fut volé et édité sans sa permission : il contenait des critiques évidentes contre le Roi et sa façon de gouverner. Le succès du livre fut énorme et durera tout le XVIIIe siècle. La fureur du Roi l’envoya en exil définitif dans son évêché de Cambrai.
Dans la discrétion, Fénelon continua à diriger des âmes intérieures comme la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues. Tandis que madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, formait ses visiteurs à la mystique, un cercle parallèle se réunissait autour de « notre père » à Cambrai : il était le messager de grâce de Mme Guyon. Les visiteurs allaient de l’un à l’autre et c’est par leur intermédiaire, en particulier par le neveu de l’archevêque, que les deux amis ont pu garder des relations
Fénelon écrivait selon les circonstances, à l’image de son inspiratrice, et ne fit jamais de tri, ou n’en eut jamais le temps. À l’origine, les écrits spirituels706 étaient perdus au milieu d’un maquis d’éditions incontrôlées, de lettres et de manuscrits inachevés, qui ne fut exploré et mis en valeur qu’au XXe siècle, en particulier par J. Le Brun. Il faut plonger au sein de cette œuvre foisonnante pour retrouver les textes rédigés à des fins spirituelles707 : des Opuscules, des Lettres de direction, le Gnostique, quelques pages des Justifications...
Un plan concerté de publications fut-il conçu par nos deux mystiques vieillissants, puis mis en œuvre par les disciples, ou l’idée en revint-elle aux disciples afin de sauvegarder l’essentiel pour l’avenir708 ? On ne sait. En tout cas, l’entreprise fut parallèle : l’édition des Discours de madame Guyon fut publiée en deux volumes en 1716. Après la mort de Fénelon en janvier 1715, les disciples méritants ont extrait les plus beaux écrits spirituels709 du fouillis général. L’édition de 1718 comporte un volume d’opuscules suivis d’entretiens, méditations, réflexions, et surtout un second volume de lettres qui fait mieux découvrir l’auteur mystique, car il s’y exprime en toute liberté710 : c’est dans ce choix de 1718 que se situe le plus précieux de l’expérience fénelonienne.
La grande édition critique moderne, en dix-sept tomes, de la Correspondance de Fénelon a souffert au début de certains manques. Tout d’abord, elle était amputée des nombreuses lettres de madame Guyon à son dirigé711. Ensuite, les plus belles lettres de direction spirituelle de Fénelon étaient absentes : elles avaient eu la malchance que les disciples les amputent, par précaution, de leurs dates et destinataires712, ce qui les éliminait de l’édition critique. Or les disciples avaient choisi les plus belles !
Grâce à un grand travail d’érudition, un tome XVIII les a enfin rassemblées récemment : malgré un titre trop neutre qui n’en révèle pas le contenu713, c’est au Fénelon le plus profond qu’il nous est maintenant permis d’accéder. Si les écrits appréciés au XVIIIe siècle ont vieilli, demeure ici vivant le cœur de l’œuvre, qui est intemporel. Car ce grand directeur spirituel est un vrai mystique qui analyse sans concession, avec grande finesse, le domaine intérieur spirituel ; or celui-ci demeure le plus souvent caché, même aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, puisqu’il suppose, outre des qualités d’introspection, l’expérience d’un au-delà du psychologique, d’une profondeur due à la grâce. L’intériorité étant peu connue, La Rochefoucauld et La Bruyère ne s’attaquent qu’aux défauts plus visibles de nature morale714. Mais, inversement, Fénelon vit au siècle de Racine : c’est à lui qu’il doit d’enrichir ses analyses d’une finesse psychologique inconnue dans la littérature mystique antérieure :
On veut être une espèce de divinité au-dessus des passions715…
Cognet regrette deux limites chez Fénelon : « une paralysie de la sensibilité », et l’absence de l’inquiétude pascalienne716. Quant à J. Le Brun, il est surtout sensible à une apparente mélancolie717. En fait, la vie mystique a porté Fénelon au-delà de la sensibilité commune et de l’inquiétude métaphysique : l’affectivité un peu dépressive s’est transformée en compassion lucide, la croyance a laissé place à la certitude d’une foi vécue au sein de l’obscurité.
La lecture des petits traités et de la Correspondance718 révèle une lucidité paisible qui perce les illusions de l’interlocuteur jusqu’à la racine. Fénelon ne le culpabilise pas : il veut tout simplement le faire entrer dans la réalité. Il entend partager ce triste constat : la nature humaine est ce qu’elle est et l’on n’y peut rien. Ce n’est donc pas la peine de s’y attarder, sinon on tourne en rond en soi-même. La seule solution est de se tourner vers la grâce et de s’y établir. Cette perte totale des illusions n’entraîne pas l’amertume ou l’humour grinçant des moralistes : sorti du plan psychologique, Fénelon regarde la nature humaine du fond de la paix où il habite. Il n’y a donc chez lui aucun jugement, mais de la compassion, une compassion active qui presse les autres de quitter les petitesses humaines inévitables pour entrer définitivement dans la paix de la grâce :
Sans l’amour de Dieu tout est vide […] la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure719.
Certaines lettres720 sont de véritables petits traités sur un sujet donné, c’est pourquoi les disciples leur ont donné un titre qui sert de résumé : par exemple, cette lettre probablement adressée à Mme de Chevreuse a reçu le titre : Sur la dissipation et la tristesse. Fénelon y appelle non à l’effort ou à l’ascétisme, mais à un abandon heureux :
Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu’on est heureux en cet état, et que le cœur est rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! [VI Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à Mme de Chevreuse) 573, 85]
Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied721 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer ; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire [Ibid. 577, 94]
Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps [Ibid. 578, 96]
Des lettres nombreuses sont adressées à Mme de Maintenon dont Fénelon a été un moment le Directeur. Il s’est donné beaucoup de mal pour lui expliquer la vie intérieure. Ici, alors qu’elle se voit déjà en prophétesse, il la ramène à une réalité plus simple :
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire ; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
Il tenta avec patience de l’amener au détachement :
On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature ; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme ; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété ; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu ; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172]
Le pur amour n’est que dans la seule volonté722 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44]
Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix ; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [Ibid. 612, 47]
Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63]
La direction de Mme de Maintenon a probablement été une rude tâche, mais Fénelon restait véridique et osait lui dire ce qu’il pensait :
Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordures, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77]
Il lâche parfois un peu de son expérience personnelle. Sans doute a-t-il dû lui-même lutter contre la mélancolie :
Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87]
Cette lettre traite du pur amour en citant Platon :
Platon fait dire à Socrate, dans son Festin723, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi ; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte ; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme724. » [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251]
Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [Ibid. 667, 265]
Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi ; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses. L’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274]
Il faut éviter de s’appuyer sur le sensible :
Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux : 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […] 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202]
C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103]
« Vous êtes le Dieu de mon cœur » :
C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur725. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cours selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi ; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11]
C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. [40]726.
Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. [147]
L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. […] L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165]
Le deuxième tome727 de l’édition 1718 ne contient que des lettres choisies par les disciples. Elles sont particulièrement belles :
Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. [Lettre 66, 124]
Ce n’est pas assez de se détacher : il faut s’apetisser. En se détachant on ne renonce qu’aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. [Lettre 85 154]
Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous en détacher […] Tournez-vous vers l’Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours […] quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
Ici l’interlocuteur est assez intime pour que Fénelon lui confie avec simplicité sa peur de la souffrance :
Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. […] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. […] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. [Lettre 113]
Ce beau texte décrit le repos du fond où l’on écoute la grâce :
[211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif, qu’on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l’âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. […] [212]
Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l’Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119]
La difficulté est de se confier à Dieu sans savoir où l’on va :
Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224]
Qu’est-ce qu’être rien ?
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : allez comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux qu’il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
L’abandon n’est pas une noble attitude ou une contemplation de soi-même :
On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait par générosité d’amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L’abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. (Lettre 171, 318)
Votre amour propre est au désespoir quand d’un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d’autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)
Ce passage important nous permet d’affirmer qu’il partage l’expérience de M. Bertot et Mme Guyon, porter les souffrances des autres en union de grâce avec eux :
Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]
Il retrouve ici les accents de M. Bertot pour appeler tous les disciples à le rejoindre en Dieu :
Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. […] Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun […] Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c’est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320
Nous possédons une quinzaine de correspondances qui s’étendent sur des années avec des personnes bien identifiées : elles montrent combien l’archevêque était disponible et attentif envers ses dirigé(e)s aux tempéraments si divers, depuis la mystique Charlotte jusqu’à la scrupuleuse comtesse de Montberon (destinataire de 246 lettres !), en passant par l’assez jeune marquis de Blainville et l’ami dom François Lamy. S’y ajoutent bien d’autres correspondants occasionnels ou inconnus. Mais quelle que soit la personnalité, ce directeur ne se départissait jamais d’une grande finesse.
La correspondante la plus importante fut la duchesse de Mortemart, mais comme nous pensons qu’elle est l’héritière de Mme Guyon dans la direction des disciples, nous lui avons consacré une section personnelle.
La plus intéressante est Charlotte de Saint-Cyprien (1670 ? -1747), une jeune intellectuelle protestante convertie au point de rentrer chez les carmélites728. Fénelon l’encourage, puis plusieurs années passent, où Charlotte s’approfondit ; enfin, il lui accorde son amitié et se confie à elle. Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696, puis la maturité de 1711 à 1714729. À cause de leur grand intérêt, nous donnerons des extraits de la série complète des lettres.
Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts :
Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille ; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.
Au mois de mai, elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».
Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle :
Vous n’avez point d’expérience ; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance.
Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu.
Novembre : N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir (4) du côté de l’esprit !
Décembre : Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement.
Décembre toujours, Fénelon enfonce le clou :
J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien ; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection.
Mars 1696, la plus longue lettre est un vrai petit traité intérieur :
L’âme qui contemple de la manière la plus sublime, doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation […] il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. […] L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. […]
L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce ; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.
La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature […] Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas ; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir ; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. […] Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte ; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. […]
Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion.
Août :
Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort ; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné […] Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion ; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres.
Décembre (?) :
En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours.
Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu.
Quinze ans ont passé. Charlotte mûrie est devenue une confidente, janvier 1711 :
Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion.
Décembre 1711 :
Ma très honorée sœur, À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. […] Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. […] Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. […] je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle.
Mars 1714 :
Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort ; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux ; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous.
Madame Guyon rassemble sous le nom de « Cis » des disciples français proches connus avant ses prisons (1695-1703). Ils lui sont restés fidèles jusqu’à leur disparition.
L’influence de Bertot puis de Guyon s’est propagée dans tous les milieux de la société, pas seulement dans les couvents et chez d’autres « spécialistes » de la spiritualité. Elle atteignit des gens qui n’étaient pas supposés s’intéresser à la mystique, dont des résidents à la Cour qui bénéficiaient d’un appartement au château de Versailles. C’est en effet parmi les grands du royaume que la grâce a eu l’humour de choisir quelques disciples parmi les plus profonds.
Les plans de petits appartements aux pièces étroitement imbriquées, occupés par Madame de Maintenon, les couples Beauvillier et Chevreuse, l’abbé de Fénelon lorsqu’il était précepteur, ont pu être reconstitués avec exactitude, de même que les dates d’entrées et de sorties ordonnées à leurs occupants. Ils étaient situés dans l’aile du château de Versailles, très proches des pièces où Louis XIV vivait et tenait Conseil. La tranquillité ne devait certes pas être comparable à celle offerte par un cloître, mais Madame Guyon pouvait s’y rendre discrètement. On imagine qu’une paix intérieure fugitive s’établissait alors dans cet environnement inhabituel, au coeur même du Pouvoir Absolu (centralisateur ? toujours ! La maison éternelle si bien contée par Youri Slezkine en est un avatar). Nos Amis, parfois réunis discrètement, pratiquaient la « Vie commune » chère aux mystiques depuis Ruusbroec730.
Ils furent les amis de toute une vie, et restèrent fidèles même quand elle avait disparu à la Bastille. Cette présence de mystiques à la Cour dérangeait Bossuet et Mme de Maintenon, car ils se référaient à des lois supérieures au pouvoir temporel.
Le duc de Beauvillier (1648-1714) et le duc de Chevreuse (1656-1712) étaient intimement unis malgré des tempéraments différents. Ils étaient beaux-frères, car ils avaient épousé deux filles de Colbert. Ils assumèrent des responsabilités importantes au sein du gouvernement de Louis XIV : le roi conserva toujours une confiance absolue envers leur honnêteté et par suite de leur absence d’ambitions personnelles.
Le jeune duc de Beauvillier passa par l’armée, étape obligatoire pour un noble, mais la quitta, car il ne s’y plaisait pas. Au grand étonnement de la Cour, il fut nommé chef du conseil royal des finances en 1685 avec l’appui de Mme de Maintenon. Louis XIV estimait cet homme cultivé et d’une moralité irréprochable, au point de lui confier ses petits-fils : Beauvillier devint Gouverneur du duc de Bourgogne, puis du duc d’Anjou et du duc de Berry. Le Roi lui maintint une confiance absolue malgré la tempête provoquée par la condamnation du quiétisme et le retournement de Mme de Maintenon. Toujours président en 1697 de ce conseil des finances, il faisait partie du Conseil d’en haut. Son influence était considérable,
« Pour la plus grande et la plus importante délibération qui, de tout ce long règne, eût été mise sur le tapis. Le Roi, Monseigneur, le Chancelier, le duc de Beauvillier, et Torcy, et il n’y avait lors point d’autre ministres d’État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire [de la succession d’Espagne, en 1700 »]731.
Quant à Charles-Honoré duc de Chevreuse, il fut élève des Petites Écoles de Port-Royal (les Trois discours sur la condition des grands de Pascal lui auraient été adressés), mais il prit ses distances vis-à-vis des jansénistes. Conseiller particulier de Louis XIV, il terminera après 1704 en « ministre d’État sans en avoir l’apparence » puisque « les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher732 ».
On trouve une description très vivante des deux ducs chez Saint-Simon, qui était leur ami même s’il ne partageait pas leur attachement à la « dame directrice ». Cette amitié se poursuivra jusqu’à leur mort. On appréciera le témoignage sur Beauvillier porté par un homme qui n’était ni dévot ni mystique, mais dont l’admiration pour M. de la Trappe atteste d’une vive perception de la fugacité propre à notre condition humaine :
« Il [Beauvillier] n’avait jamais souhaité aucune place […] Il n’y avait d’attachement que pour le bien qu’il y pouvait faire […] Il n’avait qu’à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission […] Il m’embrassa avec tendresse, et je m’en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n’en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent... 733. »
Saint-Simon admire la solidité intérieure des disciples de Mme Guyon face à l’épreuve lorsqu’ils risquaient de tout perdre. Quand la foudre s’abattit et que la Cour se détourna, leur contenance paisible força l’estime du roi :
« On sut que l’abbé de Beaumont, sous-précepteur ; l’abbé de Langeron, lecteur ; Dupuis et l’Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d’être frère de M. de Cambrai. […] En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés734, madame Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu’on lui mit auprès d’elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l’espionner, on crut qu’elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, et sur leurs épouses. […]
« Mesdames de Chevreuse et de Beauvillier, accoutumées à voir l’élite des dames se rassembler autour d’elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là [à Marly] et quelques autres ensuite, fort esseulées. Personne ne les approcha dans celui-ci, et si le hasard ou quelque soin, en amenaient auprès d’elles, c’était (130) sur des épines, et elles ne cherchaient qu’à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux sœurs ; mais semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour […] Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d’eux et d’elles, parce qu’on vit le roi les traiter avec la même distinction...
« Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois madame Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que madame Guyon se défendait avec beaucoup d’esprit et de réserve735. »
Parmi les figures de proue du « petit troupeau », figuraient la fille de Fouquet et les épouses des ducs, qui étaient filles de Colbert : Saint-Simon témoigne de l’union qui régnait entre elles, très admirable quand on sait comment Colbert a détruit Fouquet :
« (133) La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l’amie de tous les temps de madame Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert. »
Saint-Simon s’amuse cruellement de l’attachement du duc de Charost exprimé sans mesure :
« [Le duc de Charost] était intimement de mes amis […] il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c’était mon patriarche devant qui tout autre n’était rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai (135) répondis-je d’un air animé, que ce l’est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu’il y a entre les deux, c’est que le mien n’a jamais été repris de justice. » Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome.
« À ce mot voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie ; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s’écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu’elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette et tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. […] Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi ; je ne fis qu’en rire. »
Le même admire par contre le courage de Beauvilliers qui, devant le roi, persiste dans son amitié pour Fénelon et affirme son obéissance au pape :
« Le pape prononça la condamnation. [...] (265) Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Dès qu’il l’aperçut il fut à lui et lui dit : « Eh bien, Monsieur de Beauvilliers, qu’en direz-vous présentement ? Voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes — Sire, répondit le duc d’un ton respectueux, mais néanmoins élevé, j’ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s’il ne se soumet pas au pape, je n’aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d’une générosité si ferme d’une part et d’une déclaration si nette de l’autre, mais dont la soumission ne portait que sur l’Église. »
Quant à Chevreuse, une large correspondance indique combien Mme Guyon avait confiance en son fidèle « agent de liaison ». Dans le « tombeau » des vertus que Saint-Simon lui élève à son décès, nulle trace de férocité (elle visait les courtisans animés de médiocres mobiles). Il ne comprend pas l’abandon du couple Chevreuse à madame Guyon, mais il admire la droiture et la probité de Chevreuse, signes visibles d’une profonde intériorité :
« M. de Chevreuse, qui était assez grand, bien fait, et d’une (269) figure noble et agréable, n’avait guère de bien. Il en eut d’immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu’il épousa en 1667. […] Madame de Chevreuse était une brune, très aimable femme, grande et très bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine ; elle sut plaire à l’un et à l’autre, être très bien avec les maîtresses, mieux encore avec Madame de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s’y trouvait mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d’esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps.
« J’ai parlé ailleurs de l’union de ce mariage, de leur abandon à la fameuse Guyon et à l’archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre ; du ministère effectif, mais secret du duc de Chevreuse jusqu’à sa mort […] surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, et M. le prince de Conti […] de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres (270) […], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l’abondance de vues, une rapide, mais naturelle escalade d’inductions dont il ne reconnaissait pas l’erreur, étaient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettait si nettement en jour et en force avec tant d’adresse, qu’on était perdu si on ne l’arrêtait dès le commencement. […] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai : c’est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé […]
« Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois […] (271) il était presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu […] Sa santé, il la conduisit de même. »
Saint-Simon admire la paix que répandait son ami, la tendresse dont il était entouré. Ses domestiques protégeaient sa vie intérieure :
« Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. (272) […] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin736, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets, il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir ; mais si particulier par le mépris intime du monde […]
« Il ne connaissait pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivait souvent là-dessus des aventures qui faisaient notre divertissement […] (273) Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avait été son intendant, qui s’était mis à choses à lui plus utiles, où M. de Chevreuse le protégeait. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu’il faisait et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore : « Dans un moment, » répondit-il sans s’émouvoir737. Un quart d’heure après, il l’appelle et le fait entrer. « Ah ! Mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée — Point du tout, monseigneur, répond Sconin ; comme j’ai l’honneur de vous connaître, il y a bien des années, j’ai compris ce matin que la demi-heure pourrait être longue, j’ai été à Paris, j’y ai fait, avant et après dîner, quelques affaires que j’avais, et j’en arrive. » […]
« (274) M. de Chevreuse écrivait aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement […] Il était, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique […] (275) Il souffrit d’extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyables […] et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille.
« Si M. de Chevreuse avait […] essayé d’alléger ses chaînes […] d’allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly738, pour y vivre à Dieu et à lui-même […] il avait fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le voulait sous sa main, à la suite de ses affaires […] Madame de Chevreuse n’était pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la voulait toujours. […] (276) La mort du roi rompit ses chaînes ; elle se donna pour morte ; elle s’affranchit de tout devoir du monde […] Elle dormait extrêmement peu, passait une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassemblait sa famille aux repas, qui étaient toujours exquis sans être fort grands, toujours surprise des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre (277) […] Jamais femme ne fut si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu’à la fin de sa vie...739
Ami du duc de Beauvillier, Isaac Dupuis (ou du Puy) connut Mme Guyon dès les années 1687 ou 1688 740. Dans les lettres, il est désigné par le terme « Put[eus] » ou même « p. », à cause de l’étymologie latine de puits, puteus.
Beauvilliers le fit élever au moment où Fénelon devenait précepteur du duc de Bourgogne.
« Il avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une “sainte société de gentilshommes qui demeurent près des carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents741. »
Saint Simon confirme qu’il
“était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde742.”
Il accompagna le “petit troupeau” dans sa chute.
“Dès janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme. […] On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon”.
Fénelon l’emmena à Cambrai, car la disgrâce royale l’avait privé de tout travail.
Le “bon Put” était à la fois un homme qui pratiquait l’oraison, l’homme de confiance, le gestionnaire des biens de Mme Guyon en prison, le lien et porteur de nouvelles entre Cambrai et Blois, celui qui tint les cahiers de lettres de l’archevêque après les destitutions, dont la sienne, qui ont provoqué l’exil général à Cambrai.
C’est Mme Guyon elle-même qui parle de lui dans une lettre de 1695, juste avant sa saisie et son long emprisonnement. Elle y expose ses soucis bien concrets et la confiance qu’elle voue à Dupuy dans cette période difficile743 :
Je quitte absolument le lieu où je suis, je trouve un petit lieu à la campagne au bon air, mais il faut l’acheter : on me demande 2000 livres comptants, et j’ai un contrat à une fille qui me sert sur l’Hôtel de Ville au denier quatorze que j’espère qu’on me fera vendre pour faire cette somme ; sinon le bon put [Dupuy], sur mon billet, me les prêtera. Il n’y a que ce moyen de me les faire tenir, car il faut payer d’abord. Ainsi, nul ne saura que je serai dans ce lieu, je n’y verrai âme vivante et il sera ignoré de tous les Enfants [les membres du cercle quiétiste].
[…] Je vous envoie le contrat de la petite Marc744 avec un billet de 600 livres pour put. Je vous prie qu’il me fasse toucher, le plus tôt qu’il se pourra, 2000 livres pour acheter ce petit lieu qu’on ne veut pas louer. Je vous serai sensiblement obligée. Je croyais vous envoyer le contrat de la petite Marc, mais je me souviens de l’avoir envoyé à M. Dupuy dans une cassette avec d’autres papiers, par la voie de la petite duchesse [de Mortemart].
Si M. Dupuis le cherche, il le trouvera, ou bien il faut savoir de la bonne p[etite] d[uchesse] si elle a gardé le coffre. Ce fut M. l’abbé de Charost qui le fit prendre chez M. Thévenier ; ayez la charité de savoir tout cela à Fontainebleau [la Cour], je vous en prie, et qu’on m’envoie au plus tôt un billet pour recevoir les 2000 livres. Voilà un billet de deux mille livres pour M. Dupuis ; s’il a le contrat et qu’il me le mande, il brûlera le billet de deux mille livres et je lui enverrai un de six cents livres.
Mme Guyon le qualifie de “bon enfant” ; il fait partie de ses “enfants” aimés :
Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes] de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants…745
C’est Dupuy qui a “converti”, c’est-à-dire amené la comtesse de Guiche (« La colombe ») à la mystique.
La “chasse à la Guyon” se termine par l’arrestation du 27 décembre 1695746 : lors de sa mise au secret en 1697 dans un “couvent-prison” constitué à cette fin, elle pense en mourir et fait son testament .
Le petit “couvent” est un lieu de bonne garde […] Voilà mon espèce de testament ; il faut l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout — c’est un bon enfant —. Le t[uteur : Chevreuse] et vous, pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes] »747
Quand Mme Guyon se retira à Blois, Dupuy servit d’intermédiaire pour les messages oraux dont aucune trace ne devait rester. Elle charge Dupuy d’informer Fénelon sur l’état d’une Église dévastée par le conflit entre jésuites et jansénistes :
[…] je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit748.
Le rôle de Dupuy ne se limitait pas à la transmission d’informations : il était un ambassadeur spirituel. Elle l’envoya à Fénelon afin de le consoler de la mort de Beauvillier. C’est dire combien elle le jugeait capable de prendre les gens en charge et leur faire du bien par sa seule présence :
Nous avons perdu le Bon Duc [de Beauvillier]. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher père [Fénelon], qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour lui749.
Signe de profonde confiance, elle lui confia l’un des deux exemplaires de son dernier testament750. Jusqu’à la fin, elle se soucia avec tendresse de ce disciple et ami :
Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamome, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède751.
Parallèlement à ces activités cachées, le travail officiel de Dupuy fut d’assurer le secrétariat de Fénelon à Cambrai. Il faisait une copie des lettres, qu’il classait par ordre chronologique et qu’il rassemblait en livres de lettres selon l’usage de l’époque. Aussi Fénelon lui fit copier la correspondance de Mme Guyon avec Chevreuse : pendant qu’elle était en prison, celui-ci avait servi de relais. Grâce à ce livre qui couvre la période parisienne, nous suivons le combat de la « Dame directrice » lors de la querelle du quiétisme752. Il existait aussi un livre des lettres copiées par La Pialière : Dupuy en corrigea les inexactitudes.
Il a donc joué un rôle important de conservation des documents du groupe. Une profonde reconnaissance est due à Dupuy grâce auquel a été reconstituée la moitié de la correspondance guyonienne753.
Dupuy rendit encore un autre service : à la mort de Fénelon, le marquis de Fénelon, exécuteur testamentaire, décida d’éditer les œuvres spirituelles de son oncle. Il fit appel à la bonne mémoire de Dupuy pour écrire sa préface754. Dupuy, qui avait été proche témoin de tous les événements rédigea alors une Relation du différend entre Bossuet et Fénelon : demeuré manuscrit jusqu’à nos jours755. Ce texte bien rédigé s’avère préférable à la Préface du marquis qui se devait d’être pleinement irénique. Sans parti-pris, sans colère, Dupuy analyse avec empathie les ressorts psychologiques cachés des différents protagonistes de la « Querelle » : il en découle un exposé très clair et écrit par un esprit paisible des causes réelles de toute cette agitation. On peut ainsi comprendre les motivations de chacun.
Nous nous étions tenu au vécu personnel de Mme Guyon. Voici une transcription partielle, éditée pour la première fois, de la Relation de Dupuy. L’’intéressant début éclaire les motivations de chacun pendant ce long combat public 756 :
(1) Vous me demandez, Monsieur, un récit fidèle de ce qui s’est passé dans le grand démêlé de Monsieur l’Archevêque de Cambrai avec Monsieur l’Archevêque de Paris et Messieurs les évêques de Meaux et de Chartres. […] Tout le monde sait la liaison qui était entre Monsieur de Meaux [Bossuet] et Monsieur l’Abbé de Fénelon avant que ce dernier vînt à la Cour et fût fait précepteur de Monsieur le Duc de Bourgogne, les louanges que Monsieur de Meaux donna au choix que le roi en venait de faire et combien il parut s’intéresser à l’élévation d’un homme que l’on regardait également (2) comme son ami et son disciple ; mais les distinctions que l’on accorda à Monsieur l’Abbé de Fénelon auprès du prince à cause de sa naissance ; sa réputation qui devint grande tout d’un coup et la faveur de Madame de Maintenon resserrèrent le cœur de Monsieur de Meaux à son égard, et il ne put voir sans un peu de peine un homme qu’il regardait comme son disciple, traité d’une manière si différente de celle dont il l’avait été.
En effet il n’avait jamais eu ni la table de Monsieur le Dauphin ni son carrosse dans tout le temps qu’il avait été son précepteur, et l’on accorda l’un et l’autre à Monsieur de Fénelon dès les premiers jours qu’il eut l’honneur d’être auprès de Monsieur le duc de Bourgogne : il arrivait souvent que les manières douces et insinuantes avec lesquels on disait dans le public qu’il gagnait l’esprit du prince et lui rendait l’étude aisée et la lui faisait regarder plutôt comme un jeu que comme un assujettissement fâcheux, il arrivait, dis-je, souvent que ce discours porté aux oreilles de Monsieur de Meaux comme au meilleur ami de Monsieur de Fénelon, le blessait dans un endroit bien sensible, car l’on savait que sa conduite à l’égard de Monseigneur avait été toute contraire, et l’événement avait justifié qu’il ne s’y était pas bien pris, par le dégoût qu’il lui avait inspiré de toute sorte (3) d’étude.
Ces choses qui paraissent petites ne laissèrent pas de faire une impression assez grande dans l’esprit de Monsieur de Meaux, et quoiqu’au-dehors cela ne parut pas d’une manière bien marquée, leurs amis communs s’en aperçurent. Monsieur l’abbé de Fénelon cependant vivait avec lui à son ordinaire ; le voyait comme auparavant, et souvent l’invitait à se trouver à l’étude du Prince. Cinq ou six ans se passèrent de la sorte et ce qui restait du temps destiné pour l’éducation de Monsieur le Duc de Bourgogne aurait fini de même, sans les affaires de Madame Guyon où l’on fit entrer Monsieur de Meaux qui de son côté ne fut point fâché de reprendre avec Monsieur de Fénelon les airs de supériorité qu’il avait eus autrefois avec lui, car comme il s’agissait de doctrine, son caractère, son âge et sa réputation lui en donnaient une pour laquelle il savait que Monsieur l’Abbé de Fénelon était plein de respect et de déférence.
Madame Guyon sous prétexte de quiétisme, mais pour des intérêts particuliers avait été mise aux filles de Sainte-Marie par ordre du Roi au commencement de l’année 1688. Madame de Maintenon qui la crut persécutée injustement, se fit une affaire auprès du roi de l’en tirer, elle la faisait entrer quelquefois dans Saint-Cyr, et trouvant (4) dans sa conversation et dans sa sorte de piété de quoi s’édifier, non seulement elle, mais quelques filles de cette maison qui souhaitèrent de la voir, elle leur permit de prendre confiance en elle et crut par le changement de quelques-unes dont elle n’était pas contente auparavant, n’avoir pas lieu de s’en repentir, elle en parla à Monsieur l’Abbé de Fénelon qui l’avait connue peu de temps après sa sortie de Sainte-Marie, il ne s’opposa point à l’estime qu’elle paraissait avoir pour elle et lui en parla même en plusieurs occasions d’une femme pleine de piété et de vertu dont il pouvait rendre témoignage plus que personne ; parce qu’il s’était trouvé à portée de lui faire expliquer ses expériences, et de connaître à fond ses sentiments. […]
(6) […] Quelques jeunes dames de la Cour qui avait pris le père Alleaume jésuite pour directeur, le conservèrent au grand scandale de ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et les jansénistes qui avaient beaucoup recherché Madame Guyon autrefois, eurent le déplaisir de croire que Monsieur le Duc de Chevreuse qu’ils avaient élevé dans Port-Royal et qu’ils regardaient comme un homme attaché au parti, les abandonnaient pour demeurer de ses amis. Il connaissait Madame Guyon depuis deux ou trois ans seulement, il avait été fort prévenu contre elle, et ayant intérêt de la connaître pour (7) des raisons très essentielles qui regardaient sa famille, il ne s’en voulut rapporter qu’à lui-même ; il le fit avec toute la précaution imaginable, et cet examen lui donna autant d’estime pour elle qu’il avait eue auparavant de prévention contre.
Monsieur le duc du Beauvillier ne donnait pas moins d’inquiétude à l’un et à l’autre de ces deux partis ; l’éducation des princes dont il était chargé, la confiance de Madame de Maintenon qu’il partageait avec Monsieur l’Abbé de Fénelon et ses emplois considérables qui l’attachaient auprès du Roi, le faisait regarder comme un homme qui pouvait beaucoup nuire ou servir. L’on savait l’estime qu’il avait pour Madame Guyon qu’il connaissait aussi depuis deux ou trois ans, et que la plupart de ses amis et ceux qui l’approchaient le plus la regardaient comme une personne d’une très grande vertu et en qui ils avaient beaucoup de confiance.
Son éloignement ne calma donc point les esprits échauffés de Saint-Cyr et de la Cour. L’on supposa qu’elle répandrait son poison de loin comme de près, et l’on crut que pour rendre sa doctrine plus suspecte, il fallait décrier ses mœurs. L’on mit tout en œuvre pour en venir à bout et ceux qui s’en mêlèrent y réussirent si bien qu’ayant persuadé Monsieur l’évêque de Chartres, il ne songea plus qu’à persuader aussi de son côté Madame de Maintenon et ceux de la Cour qu’il croyait des amis de Madame Guyon (8) ou entêtés de ses sentiments.
Madame de Maintenon tint bon quelque temps : ce qu’elle avait connu de Madame Guyon, ses lettres, ses écrits qu’elle avait goûtés, le témoignage que lui en rendaient d’ailleurs ceux de ses amis en qui elle avait alors le plus de confiance, lui faisait suspendre son jugement. Elle se rendit enfin aux instances de Monsieur l’évêque de Chartres et de quelques personnes qui y entrèrent avec des vues trop humaines ou avec des intérêts particuliers.
Un de ceux qui firent le plus de bruit contre Madame Guyon fut Monsieur Boileau. Il avait passé plusieurs années de sa vie à l’hôtel de Luynes où sa piété et son désintéressement lui avaient acquis l’estime de tous ceux qui faisaient profession d’en avoir ; il avait vu cette dame plusieurs fois, lui avait fait ses difficultés sur le petit livre intitulé le Moyen court, et avait paru satisfait de sa docilité.
Une femme extraordinaire qui se mit sous sa conduite en arrivant à Paris lui fit changer de sentiment ; elle l’assura que Madame Guyon était mauvaise et qu’elle causerait de grands maux à l’Église. Monsieur Boileau persuadé par cette femme, de la sainteté de laquelle il se croyait sûr, se joignit à ceux qui (9) persécutaient Madame Guyon. Sa prévention lui fit croire le mal qu’il en entendait dire, et bientôt il fut un de ses plus zélés persécuteurs. Il n’est pas aisé de pénétrer pourquoi Mademoiselle De la Croix, car c’est ainsi que s’appelait cette femme qui depuis a fait beaucoup de bruit dans Paris sous le nom de sœur Rose, parlait ainsi de Madame Guyon.
(11) […] Il était de l’ordre de ne rien négliger de ce qui pouvait contribuer à mettre et les esprits et les consciences en repos. Elle proposa elle-même Monsieur de Meaux qu’elle n’avait jamais vu, comme le plus propre à cet examen à cause de son savoir et de sa grande connaissance de la tradition. Monsieur le duc de Chevreuse se chargea de lui en parler ; il y témoigna d’abord quelque répugnance à cause de Monsieur l’Archevêque de Paris avec lequel il craignait de se compromettre, mais comme il ne s’agissait que de juger des expériences d’une personne qui cherchait la vérité et qui ne demandait qu’à être redressé supposé qu’elle se trompât, on lui fit entendre qu’il n’y avait rien en cela dont Monsieur de Paris put être blessé puisqu’il ne s’agissait point d’un jugement dogmatique qui dut paraître, mais seulement de son sentiment qu’elle regarderait comme la règle de sa conduite.
Monsieur de Meaux ayant accepté cette proposition et l’ayant vue une fois ou deux, elle le pria de lire et d’examiner ses écrits qu’elle lui fit remettre entre les mains, non seulement les (12) imprimés, mais tous les commentaires sur l’Écriture sainte ; c’était un grand travail et il demanda quatre ou cinq mois pour se donner le loisir de le tout voir […] Elle lui fit remettre sa Vie entre les mains.
L’obéissance la lui avait fait écrire ; et ses dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité aussi ce fut sous le secret de la confession que ces défis lui fut remis et il promit un secret inviolable. Il lut tout avec attention, en fit de grands extraits et se (13) mit en état au bout du temps qu’il avait demandé, de lui proposer ses difficultés et d’écouter les explications qu’elle y donnerait. Ce fut au commencement de l’année 1694. Le jour de cette conférence Monsieur de Meaux la communia de sa propre main et la vit chez Monsieur Janon, un ecclésiastique de ses amis où il lui avait donné rendez-vous. Il y porta tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles à quoi se réduisaient ses difficultés. Il parut satisfait de ses réponses sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la pureté de la doctrine, mais il y eut un article ou deux sur quoi elle ne put le satisfaire. Il s’agissait de ses expériences, elle disait simplement ce qu’elle avait éprouvé, et ce qu’elle éprouvait encore, mais il la croyait trompée […] L’on peut croire qu’il fut arrêté par la nouveauté de la matière et par le peu d’usage qu’il avait des voies intérieures dont on ne peut guère bien juger que par l’expérience.
Cette conférence avait duré six ou sept heures, et Madame Guyon qui ne plus satisfaire Monsieur (14) de Meaux sur les articles dont nous venons de parler, se regarda comme une personne trompée et dans l’illusion et voulut que ses amis la regardassent de même. Elle prit la résolution de se retirer beaucoup plus loin.
(15) […] Il s’était joint un peu de crainte naturelle au premier motif qui l’avait engagé à se retirer ; ce qu’elle avait souffert de la part de Monsieur l’Archevêque de Paris lorsqu’elle fut mise à Sainte-Marie, lui faisait craindre de retomber dans ses mains, il ignorait que Madame de Maintenon eût changée de sentiments pour elle ; mais cela ne pouvait être caché longtemps, et il était à craindre, piqué contre elle au point où il l’avait été, qu’il ne fît donner une nouvelle lettre de cachet (16) lorsqu’il la verrait privée d’une telle protection. Monsieur Fouquet fut le seul à qui elle se confia de sa retraite.
(17) […] Son éloignement qu’elle avait approuvé elle-même faisait apparemment tomber toute l’inquiétude que l’on avait prise sur son sujet. C’était en effet ce que l’on en devait présumer, mais on commençait à avoir un autre but. La confiance que Madame de Maintenon avait en Monsieur l’abbé de Fénelon et sa faveur qui se déclarait tous les jours donnait de l’ombrage à bien des gens ; l’occasion était trop belle pour la manquer, on le crut entamé dès que Madame de Maintenon s’était déclaré contre Madame Guyon, et l’on n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier les soupçons qu’on lui donnait contre lui dès qu’on sentit qu’elle y prêtait l’oreille. Ses meilleures amies y entrèrent, mais avec des vues (18) différentes […]
Ce déchaînement qu’elle apprit dans sa retraite lui fit juger qu’on en voulait à d’autres qu’à elle757 ; elle n’avait pas fait jusque-là un personnage assez considérable pour causer une si grande rumeur ; mais, quel qu’en pût être le motif, elle crut, puisqu’il s’agissait de ses mœurs, devoir rompre le silence et chercher à les justifier par une voie qui ne laissât plus rien à désirer. Pour cet effet elle écrivit à Madame de Maintenon (19) qu’elle la suppliait de lui faire donner par le Roi des commissaires pour informer à charge et à décharge sur toutes les choses qu’on lui imputait, qu’on lui fit son procès suivant toute la rigueur des lois […]
Monsieur le duc de Beauvillier voulut bien se charger de cette lettre et la faire tenir à Madame de Maintenon, mais elle ne jugea pas à propos d’entrer dans un expédient qui paraissait si naturel, elle répondit simplement à Monsieur de Beauvillier qu’elle ne croyait rien des bruits qui couraient sur Madame Guyon, que ce n’était point de ses mœurs dont il (20) s’agissait, qu’elle avait toujours cru très bonnes, mais du fonds de ses sentiments, et qu’il serait à craindre qu’en la justifiant sur les mœurs, l’on ne donnât trop de créances à sa doctrine qui était très mauvaise ;
[…] Jusque-là le roi n’avait point entendu parler de toutes ces affaires de Madame Guyon, l’on jugea à propos de lui en parler, et Madame de Maintenon le fit avec beaucoup de ménagement. Elle lui fit entendre qu’il y avait de petits livres de Madame Guyon qui commençaient à faire du bruit comme favorisant le quiétisme, que plusieurs jeunes dames de la cour qui la connaissaient et à qui elle avait fait beaucoup de bien en les retirant du monde et les portant à la piété, paraissaient y prendre une si grande confiance qu’il était à craindre qu’elle ne leur inspirât des sentiments dangereux, supposé qu’elle en eût, que cette dame ne demandait pas mieux que d’être redressée si on lui faisait connaître qu’elle se fut écartée le moins du monde du chemin battu et qu’elle (21) demandait avec insistance qu’on la fît examiner par des gens d’un caractère à lui mettre une bonne fois l’esprit en repos aussi bien qu’aux autres, que cet examen naturellement regardait Monsieur l’Archevêque de Paris
[ajout marginal d’une autre main :], mais toutes les parties avaient si peu de confiance en lui [Harlay, Archevêque de Paris] […] qu’il lui en fallait ôter la connaissance pour la donner à des gens d’une piété aussi bien [que] d’un savoir reconnu ; [au Roi] elle lui fit aussi connaître l’intérêt que Monsieur de Beauvillier et Monsieur de Chevreuse avaient à cet examen, tant à cause de ces jeunes dames et des autres amis de Madame Guyon dont ils étaient environnés, que parce qu’ils la connaissaient eux-mêmes et avait beaucoup d’estime pour elle à cause de sa vertu et de sa piété. Le Roi se rendit à ces raisons et pour ne pas faire de peine à Monsieur l’Archevêque, dans le diocèse duquel cela se devait faire, il ne voulut pas paraître y avoir entré ni même savoir qu’il se fît.
Il ne s’agissait plus que de savoir sur qui on jetterait les yeux pour cet examen ; le premier qui se présenta [fut] Monsieur de Meaux, il en avait déjà fait un particulier quelques mois auparavant, et Madame de Maintenon qui le savait, le voulut voir pour sonder ses sentiments (22) et savoir jusqu’où elle pouvait compter sur lui dans la condamnation qu’elle voulait faire faire ; car c’était de cela dont il s’agissait et cet examen prétendu n’était que pour la rendre plus authentique et fermer la bouche à ce qu’une conduite trop passionnée aurait blessé ou éloigné du but qu’elle se proposait.
Il ne fut pas difficile à Monsieur de Meaux de pénétrer les intentions de Madame de Maintenon non plus que son inquiétude sur ses amis ; la confidence avait quelque chose de flatteur et il promit apparemment tout ce qu’on pouvait espérer de lui. D’un autre côté Madame Guyon et ceux qui s’intéressaient pour elle furent bien aises de l’y voir entrer ; il avait eu déjà connaissance de l’affaire et après un long examen où il n’était entré que par un esprit de charité, non seulement il lui avait administré les sacrements le jour de la conférence, mais même depuis il avait offert à Monsieur le Duc de Chevreuse le certificat dont il a été parlé, et de son aveu les choses sur lesquelles il n’avait pu convenir avec elle n’ayant pas été décidées par l’Église, n’en blessaient point la foi. Il fut donc choisi de part et d’autre avec le même agrément.
Madame Guyon à cause (23) de Madame la Duchesse de Guiche [La Colombe]758] qu’elle avait beaucoup vu, souhaita que Monsieur l’évêque de Chalon y entrât, il avait de la douceur et de la piété, et elle croyait qu’il avait quelque connaissance des voies intérieures dont il s’agissait plus ici que du dogme de l’Église.
Monsieur de Beauvillier et Monsieur l’Abbé de Fénelon souhaitèrent que Monsieur Tronson y entrât aussi : il était supérieur de la maison de Saint-Sulpice et ils avaient tous deux une confiance très particulière en lui depuis un grand nombre d’années. L’on demanda à ses trois messieurs un grand secret sur toute cette affaire ; elle aurait blessé Monsieur l’Archevêque qui l’aurait portée au Roi et s’en serait attribué la connaissance avant que de n’entrer dans aucune discussion.
Madame de Maintenon souhaita que Monsieur l’Abbé de Fénelon y entrât comme quatrième, et le Roi l’approuva ; il y avait de la répugnance à cause de la liaison qu’il avait eue avec Madame Guyon et les préventions où l’on était qu’il était trop entêté de ses sentiments ; cependant il ne put s’en défendre et il travailla de concert avec ces messieurs.
Dans la première entrevue qu’il eut avec Monsieur de Meaux, ce prélat lui avoua de bonne foi qu’il n’avait aucune connaissance des auteurs (24) mystiques et qu’il n’avait jamais lu saint François de Sales, ni le bienheureux Jean de la Croix, ni la plupart de ceux qui traitent des voies intérieures et de ce qu’on appelle la vie spirituelle ; comme c’était de la conformité de leurs sentiments avec ceux de Madame Guyon dont il s’agissait, il ajouta qu’il les allait lire avec beaucoup d’attention, qu’il les emporterait à Germigny avec les écrits de Madame Guyon et que dans une affaire de cette conséquence il fallait prendre un grand temps pour tout examiner et ne laissait rien derrière soi.
Monsieur l’abbé de Fénelon qui entra dans sa pensée, lui offrit de faire des extraits d’un grand nombre de ces auteurs qui lui étaient connus ; c’était un grand travail dont il le soulageait et qui le mettait tout d’un coup à portée de voir l’état de la question ; madame de Maintenon approuva son dessein ; il travailla donc sur Saint Clément, saint Grégoire de Naz [iance], sur Cassien, saint François de Sales, le bienheureux Jean de la Croix et plusieurs autres.
(25) […] [Monsieur de Meaux] ne pouvait souffrir qu’on lui fît voir qu’une tradition de l’église constante (26) et suivie sur un point si essentiel à la religion [l’amour désintéressé] lui eût échappé. C’était sur quoi Monsieur de Fénelon insistait toujours, et c’était aussi ce qui indisposait toujours Monsieur de Meaux de plus en plus contre lui ; il n’était pas accoutumé à cette sorte de résistance et la trouvait encore moins supportable dans un homme qu’il regardait comme son disciple.
(27) […] Monsieur de Meaux voulait faire un personnage ; il fallait entretenir avec Madame de Maintenon un commerce qui ne roulait que sur cette affaire, et faire sentir à Monsieur de Fénelon une autorité pour laquelle il n’avait pas une déférence assez aveugle ; sans parler de ce fonds de jalousie qu’il ne connaissait pas lui-même, mais qui n’avait pu échapper à leurs amis communs. Monsieur de Meaux qui était l’âme de cette affaire, tant par son caractère que par son âge et la réputation de doctrine où il était, voulut donc que l’Église fut en péril par ces deux petits livres de Madame Guyon dont il a déjà été parlé, car il ne s’agissait pas de ses manuscrits que personne ne connaissait et qu’elle offrait de brûler au moindre signal qu’on lui en donnerait ; il avait eu sur la fin de l’année 1694 une ou deux conférences avec elle où Monsieur de Chalons était présent, et elle n’avait servi que pour rendre plus authentique la condamnation qu’il avait (28) promis d’en faire ; il en rendit compte à Madame de Maintenon qui le dit au roi et l’un et l’autre crurent que c’était une affaire finie dont ils n’entendraient plus parler.
En effet peu de jour après Madame Guyon se retira dans le monastère des filles de Sainte-Marie à Meaux de l’agrément de ce prélat qui le souhaita même pour achever, disait-il, de la désabuser de sa prétendue spiritualité […] Monsieur de Meaux n’en voulut pas demeurer là […] (29) Il leur montra 30 articles qu’il avait dressés et leur proposa de les signer comme une barrière contre toutes les nouveautés […]
(32) […] Monsieur de Meaux croyait avoir réduit Monsieur de Cambrai au point d’une déférence aveugle pour tous ses sentiments, et Monsieur de Cambrai en lui faisant admettre les articles ajoutés aux 30 premiers, se promettait de lui faire admettre par des conséquences nécessaires tout son système sur l’amour désintéressé. L’un et l’autre se trompèrent dans leur jugement comme l’événement le fera voir.
(33) […] Il n’y eut rien que Monsieur de Meaux ne tenta et mit en œuvre pour tirer d’elle l’aveu de ses erreurs prétendues, elle fut inébranlable […] (37) […] Cette dame lui fit connaître que le premier [Acte] n’était plus entre ses mains, qu’elle l’avait fait envoyer à sa famille le jour même que Monsieur de Meaux le lui avait donné, et qu’après les bruits qu’on avait répandus d’elle dans le public, elle ne croyait pas que sa famille se dessaisît d’un acte qui faisait sa justification, et se contentât du dernier qui bien loin de la faire, était capable de faire croire qu’elle eût donné lieu à tout ce qu’on avait dit contre elle. Monsieur de Meaux n’insista plus et eut le déplaisir de ne contenter personne.
Monsieur de Harlay archevêque de Paris étant venu à mourir vers ce temps-là, il semblait que le roi penchât du côté de Monsieur de Meaux pour lui faire remplir cette place importante, mais soit que Madame de Maintenon ne fut pas contente de la manière dont il avait fini avec Madame Guyon ou qu’elle songeât déjà à l’alliance de Monsieur de Noailles, elle la fit donner à Monsieur de Chalons.
Sur la fin de la même année, on fit arrêter Madame Guyon par ordre du Roi et elle fut mise à Vincennes. Monsieur de la Reynie eût ordre de l’interroger, mais comme je n’ai parlé d’elle qu’à l’occasion du différend dont vous me demandez le récit, je me renfermerai dans les bornes que je me suis prescrites sur les différents de ces deux (38) prélats et ne parlerait de cette Dame qu’autant qu’elle y a donné lieu.
Dans la suite du récit (39 à 161) Fénelon défend Mme Guyon ; il s’ensuit un duel par écrits entre Fénelon et Bossuet, la condamnation en 1699…
Et « la colombe » est l’autre figure qui pourrait prétendre à la succession de Mme Guyon. Saint-Simon la connaissait bien, car son fils aîné épousa sa fille :
La duchesse de Mortemart […] était, pour le moins, suivie [dans l’oraison] de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont, fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…759.
Il s’agit de Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche, qui prendra le titre de duc de Gramont. Le fait d’être la belle-sœur du cardinal de Noailles, l’un des examinateurs de Mme Guyon, l’éloigna un moment. Mme Guyon la surnomme toujours « La Colombe » dans sa correspondance. On sait qu’elle organisa des quêtes à la Cour pour les pauvres, et qu’elle s’occupa de l’hospice de Vichy. Elle mourut seulement en 1748, ce qui rend plausible la succession.
Lord Forbes, qui fréquentait Blois et était forcément au courant de ce qu’elle était, la vénérait et la désigne dans ses lettres comme l’une des « personnes les plus intérieures ». On le voit demander l’aide de sa prière :
[…] j’ai été fort infidèle au petit Maître […] Priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche760.
De même, dans la lettre suivante, toujours destinée au marquis de Fénelon, il redemande de l’aide :
Je demande pardon de ce que j’ai pris tant de temps pour vous raconter mes misères. C’est afin que vous, et M[me] de G[rammont] et monsieur R[amsay] ayez la bonté de vous en souvenir devant le petit Maître et que vous lui en demandiez le remède.
La fin de la lettre insiste en anglais à l’intention de Ramsay :
I beg you and the marquis may recommand me to the prayers of Mme de G[rammont].
Il est probable que Forbes sachant Mme Guyon très gravement malade, avait scrupule à la déranger. Il demande donc les prières de celle qu’il juge être immédiatement en dessous. Enfin circule entre disciples étrangers l’information suivante :
M. de Marçais761 m’a conté qu’une demoiselle en Suisse qui était intérieure, et dont j’ai oublié le nom, avait écrit en France pour s’informer si Madame Guyon n’avait point laissé de successeur dans l’état apostolique qui assistât d’autres personnes intérieures. Sur quoi, après avoir écrit en bien des endroits, elle avait enfin reçu l’avis qu’il existait effectivement une personne pareille, savoir la duchesse de Grammont, mais qu’elle se tenait fort cachée quant à son extérieur, à cause du grand nombre d’ennemis qui persécutaient la vie intérieure. Que par cette raison, elle n’était connue que des personnes pareillement adonnées à la vie intérieure. Les lettres furent écrites quelques années après l’année 1720. 762 .
Petit-fils763 du frère aîné de Fénelon, Gabriel-Jacques de Fénelon était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Informée, Madame Guyon lui écrit dès septembre :
Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous aie recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’aie prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation : Il vous y fait compagnie.
Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. […]764.
Mal soigné, il subit une opération début février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie : il restera toujours infirme, ce qui lui vaudra le surnom de « cher boiteux » sous la plume de Mme Guyon. Fénelon qui aimait bien son neveu, lui conseille de lâcher les faux-semblants pour ne s’appuyer que sur le divin dans la douleur de cette épreuve :
Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D [ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse [de Mortemart ? ou de Chevreuse] ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le Bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le Bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre […]765.
Se rendant aux eaux de Barèges en 1714 avec l’abbé Pantaleon de Beaumont766, il passa probablement à Blois sur l’invitation de Mme Guyon : c’est alors qu’il fit sa connaissance. S’ensuivit une correspondance dont il nous reste une série de soixante-dix lettres767, (le marquis recopiait les lettres de sa mère spirituelle et classait les copies dans un cahier qui l’accompagnait partout).
Après la mort de la « très chère et vénérable mère », le « cher boiteux » se maria, eut douze enfants, et fut capable de servir son pays selon son rang au cours d’une brillante carrière militaire et diplomatique. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746.
Il était légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont : il les publia768 en Hollande en 1738 après y avoir ajouté un « Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition »769. Cet exposé clair et précis de la Querelle a été rédigé avec l’aide de Dupuy : il reflète la vision du cercle guyonien de Lausanne au milieu du Siècle des Lumières tel qu’on peut la deviner dans le Supplément à la Vie770.
Madame Guyon eut bien du mal à intérioriser ce jeune mousquetaire arrivé chez elle à seulement vingt-trois ans, après sa blessure. Mais elle conserva toujours une tendresse particulière pour son « cher boiteux ». Dans sa première lettre, elle lui demande de fréquenter lord Forbes (ou Ramsay), tout en lui signifiant qu’elle le portera dans sa prière :
J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N.771 Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit.
Après la mort de Fénelon, elle lui recommanda aussi de prier « notre cher père… plus proche de vous que quand il était sur terre ».
Il eut beaucoup de difficultés à s’unifier dans la vie intérieure, ce qui nous permet de lire des conseils et des encouragements bien précieux pour les débuts d’une vie mystique : ils portent sur « la simple exposition devant Dieu », la fidélité à l’oraison, la lecture qui prépare le recueillement et « qui porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose », sur « l’oraison d’affection », la joie à servir « un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous ». En voici un choix pris dans cette centaine de pages de correspondance :
Lettre 317, septembre 1711 :
J’ai reçu votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie, y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N. […]
Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment. […]
Lettre 318, 26 mars 1714 :
[…] Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assurerai que de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu. […]
Lettre 322, 9 juillet 1714 où elle lui dit qu’elle n’est que l’instrument dont Dieu se sert :
Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Il me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements772 fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, que l’œuvre ne soit point attribuée à l’homme, mais à Dieu. Soyez donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.
Ne soyez point ravaudeur773, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie des préceptes774. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci, car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maître. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il s’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur ; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.
Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoiqu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie775, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.
Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir ; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans, c’est une récolte que l’on fait, et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde. […]
Lettre 324, 29 septembre 1714 : elle prévient le marquis des précautions qu’elle prend pour garder secrètes (même pour sa fille) les relations spirituelles qu’elle entretient avec ses visiteurs de Blois :
J’étais fort en peine de vos nouvelles, mon cher enfant, et dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyiez quérir R [amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine, car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F [orbes] et de R [amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtemps. […]
Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant la prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorsqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. […]
Il ne nous reste qu’une seule lettre du marquis à Mme Guyon : peut-être était-ce celle qu’il jugeait importante. Il y raconte en effet un rêve qui l’a tellement marqué qu’il éprouve le besoin de le lui écrire. On sait l’importance que Mme Guyon accordait aux rêves, car elle en raconte plusieurs dans sa biographie. Ce sont des états mystiques qui ont lieu pendant le sommeil et qui s’expriment par des images. Ils peuvent symboliser l’état spirituel du rêveur ou lui montrer une réalité mystique importante. Dans ce songe, Mme Guyon vit joyeusement avec ses enfants spirituels près du jardin du paradis. Le baiser qu’elle accorde symbolise la transmission de la grâce qui passe pour le jeune marquis. L’état de profonde paix vécu réellement pendant le rêve le transforme : il a perdu ses doutes sur les liens qui l’unissent à Mme Guyon.
Nous concluons cette partie des « Cis » français sur quelques lettres au Cher boiteux choisies parmi beaucoup d’autres adressées par « notre V[énérable] M[ère] » à ses disciples.
[Lettre 327, 31 mars 1714 ?] :
Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P [oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela ait fait beaucoup d’impressions sur mon esprit.
Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevin776 pour aller ensemble chez notre mère [Mme Guyon]. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R [amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : « Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc. » J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.
Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et...777 dans une salle, - je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect778 dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.
Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné ! … Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin779.
Lettre 328, 7 décembre 1714, de Mme Guyon :
[…] Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection. […]
[Post-scriptum de la main même de Mme Guyon :]
Mon cher enfant, je vous aime tendrement, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher père [Fénelon], qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersés. Communiez à cette intention.
Lettre 334, 9 février 1715 : Fénelon vient de mourir.
[…] Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyez que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre. […]
Lettre 340, 22 mars 1715 : Mme Guyon recommande au marquis découragé de prier Fénelon. Celui-ci transmettait la grâce de son vivant, il continue après la mort plus efficacement encore :
[…] Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nous nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes, se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.
Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale ; il participe même de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil de foi et dites-lui au fond de votre cœur : « Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, je veux vous suivre, mais je ne peux pas ». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître.
Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses ! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance. […]
Lettre 343, 20 mai 1715 :
[…] Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire. […]
Lettre 345, 28 juin 1715 :
[…] Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y est habituée, comme l’œil voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il se fait plus sentir dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœur, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenser. […]
Lettre 346, 5 août 1715. La lecture spirituelle prépare au recueillement :
[…] Je ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à sa lumière et à sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement, mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : « Mais je ne sens point son opération ». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être. […]
L. 356. Dieu est jaloux :
[…] Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur. Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. […]
L. 359. « Nous sommes du naturel des crapauds » :
Au reste, mon cher b [oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds : nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure. Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.
L. 363. Se défaire de la tête :
[…] Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé ; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : « Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs. » […]
L. 372. Mme Guyon parle ouvertement d’elle-même comme « instrument » de Dieu : par son canal, Dieu a donné au marquis la douceur des premiers états, puis le retire du sensible maintenant :
[…] Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme. Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? […]
L. 373. Mme Guyon se plaint des tièdes :
[…] Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre. […]
Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds ! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit [Apoc. 3, 15-16]. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient [boiteraient] pas sans cesse des deux côtés. […]
Lettre 377, 1er juin 1716 : Mme Guyon a tellement d’affection pour le marquis qu’elle fait l’effort de lui écrire de sa main :
[…] Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.
Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici. Au reste, ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désolées sans route et sans eau, comme David [Ps. 62, 3] l’avait éprouvé.
Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p. à vos prières et à celles de Pan [ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre père [Fénelon]. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.
6 Août 1716, L. 380. L’ultime conseil :
Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. […]
Plongé dans un grand vide par la mort de Mme Guyon, le marquis écrivit à Lord Deskford780 :
Mon cher milord. Après la perte que nous auons faiste il ne nous reste plus que d’estre unis en celui qui ne nous manquera jamais et que nous deuons croire ne nous auoir priué de la presence sensible de N [otre] M [ère] que pour nous faire trouuer par son intercession un secours plus puissant, et plus conforme à nos besoins. […] L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature, et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie m’a montré d’une manière sensible être la voie que je dois suivre. […] Soions unis mon cher milord malgré la distence des lieux. Je n’aurai jamais rien qui me soit si pretieux que de pouuoir esperer que j’aurai tousjours en vous un ami, et un frere dans le p [etit] m [aître]. Dieu le veuille, et que je ne cesse pas de l’estre par mes infidelités. Je suis bien touché de la separation des amis avec lesquels j’ai passé un temps qui sera le plus doux de ma vie.
L’auteur du Supplément à la Vie écrit à propos du marquis781 :
Il paraît aussi que l’intimité qui était entre madame Guyon et M. de Cambrai, reflua sur son neveu le Marquis de Fénelon. Les trente-huit premières lettres du quatrième volume lui sont adressées […] On voit par ces lettres que ce jeune marquis la regardait comme sa mère de grâce, et qu’elle l’avait accepté sur ce pied. […] Il paraît par la lettre neuvième de ce même volume qu’il alla voir Madame Guyon à Blois, peut-être y alla-t-il plus d’une fois […] Quand on parlait de Madame Guyon au marquis de Fénelon, il se pâmait et était comme hors de lui, et disait ouvertement à Paris dans les assemblées que Madame Guyon et son oncle étaient des saints, qu’on ne les avait jamais connus.
Le dosssier suivant prépare une étude fine de Marie-Anne de Mortemart qui un temps voulait puis pourrait avoir succédée à la « Dame Directrice ».
J’ai repris les correspondances éditées de Madame Guyon (mon édition), de Fénelon (édiiton J.Orcibal, I.Noye,J.Le Brun), entre Marie-Anne et le neveu de Fénelon (manuscrite aux A.-S.S.) livrée ici pour l’instant sans coupures.
§
Selon Saint-Simon, « la duchesse de Mortemart [‘la petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. »
D’où une hésitation entre Mortemart et « la Colombe », car le nom de la seconde figure circule aussi auprès de disciples écossais : nous relevons in Henderson, Mystics of the Nort-East, lettre XLVIII from Dr. James Keith to lord Deskford, London, nov?. 15th, 1758, la note 11 de son éditeur : « Cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says " priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche." It is pointed out that the Maréchale de Grammont " avait succedé à Mme Guion dans l'état apostolique," her letters to pious correspondents are mentioned, and a letter from her is transcribed. This is the same person : le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720 on the death of his father. He was maréchal de France. V. Biographie universelle, xxi, pp. 626 f. » (fin de la note d’Henderson).
Il faut aussi tenir compte d’apports « parallèles » des deux duchesses veuves de Chevreuse et de Beauvillier, sans oublier le fidèle Dupuy ni le marquis de Fénelon
On a affaire à une « équipe » : Mortemart, « la Colombe », les deux veuves des Ducs, Dupuy et le marquis de Fénelon… Sans qu’une de ces cinq figures ne s’impose exclusivement.
La cadette de la famille que l’on surnommait « la petite duchesse »782fut la confidente783 de Madame Guyon784 pendant la période où celle-ci affrontait Bossuet : en témoigne la centaine de lettres écrites entre juin 1695 et mai 1698, mois du dernier contact avant l’embastillement. Voici ce que lui écrivait Mme Guyon en juin 1697 :
Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. […] Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira.
A-t-elle pris sa relève au sein du cercle des disciples lorsque Mme Guyon fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois ? Fénelon étant mort avant elle qui a pu succéder mystiquement après 1717 ? Plusieurs indices semblent désigner la petite duchesse de Mortemart. Le premier se trouve dans les lettres que Fénelon lui adresse : comme on pourra le remarquer, Fénelon ne la formait pas pour elle-même, mais toujours pour le service d’autrui. Il lui répète souvent qu’elle doit servir d’exemple, qu’elle ne doit pas perdre son temps à tourner autour d’elle-même.
Le deuxième indice se trouve chez Saint-Simon, ami des familles Chevreuse et Beauvillier, pour qui il avait une grande estime sans partager leur attirance et leur fidélité pour Mme Guyon. Il était donc très bien informé sur les origines et la survie du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Voici comment il retrace avec ironie l’histoire de ce petit groupe mystique dont la fascination pour Mme Guyon l’étonnait :
« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu’elle s’est formée à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d’en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.
« Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [Bertot] qui, bien des années avant elle, faisoit des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648-1714] fut averti plus d’une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s’en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ? -1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d’où venait [415] le vent, et d’ailleurs il avait pris d’autres routes qui l’avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile.
« La duchesse de Mortemart [la « petite duchesse »], belle-sœur des deux ducs, qui, d’une vie très-répandue à la cour, s’était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses sœurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [« la Colombe », 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…785.
Il est donc clair pour Saint-Simon que la duchesse est un des « piliers femelles » du groupe lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Le « pilier mâle » est bien entendu « l’abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » 786
Et surtout une lettre capitale de Mme Guyon atteste que la duchesse pouvait transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux. En septembre 1697, elle lui écrivait :
Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi…
Saint-Simon assure que le « petit troupeau » reprit de la vigueur après la mort du roi en 1715, et l’on sait que la duchesse ne mourut qu’en 1750 à l’âge avancé de quatre-vingt-cinq ans. Mais comme les activités du groupe restèrent discrètes sinon secrètes, on n’e dispose d’aucune preuve que la petite duchesse ait remplacé Madame Guyon dans cette fonction centrale.
Elle avait auparavant accompli un chemin douloureux, car elle sortait du milieu aristocratique, peu propice à la mort de soi-même. Elle était la septième fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier. Son mari, Louis de Rochechouart787 (né en 1663) avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre en 1686 ; miné par la phtisie, il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin788.
Écoutons Saint-Simon nous raconter sans comprendre comment cette jeune veuve de vingt-trois ans changea de vie quand elle fit la connaissance de Mme Guyon :
« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l’aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines789 de ses sœurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu’elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l’éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l’exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s’occuper…790.
Par la suite, la duchesse vécut en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse.
« Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750791.
Saint-Simon rend hommage au caractère bien trempé de la petite duchesse. Elle ne se laissait impressionner par personne et faisait ce qu’elle estimait juste. Elle décida d’aller voir Fénelon à Cambrai malgré l’opposition de Mme de Maintenon :
La duchesse de Mortemart était, après la duchesse de Béthune, la grande Âme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d’un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai [voir Fénelon], et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C’était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssait guère moins que l’archevêque ; on ne le pouvait même ignorer792.
Cent huit lettres sont adressées par madame Guyon à sa confidente dont la lecture révèle l’attachement de la future “Dame directrice” à la jeune femme793.
La cadette du “clan” Colbert avait un fort tempérament794 pesant pour l’entourage : elle fut une source de souci pour Mme Guyon et Fénelon qui eurent bien du mal à l’assouplir. Pourtant il appréciait ses qualités de fond, ainsi qu’il l’écrit à la comtesse de Gramont :
Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l’être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu’à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)
Au moment où le duc de Montfort, fils des Chevreuse, est grièvement blessé, Fénelon écrit :
Dieu « vous met sur la croix avec son Fils ; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m’avez causée, j’ai senti une espèce de joie lorsque j’ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d’empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse de Chevreuse du 7 avril 1691).
Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : « Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).
Fénelon dirigea la « petite duchesse » qui, née en 1665, était de quatorze ans plus jeune que lui. Nous possédons les lettres qu’il lui adressa. Ces lettres furent « nettoyées » de tous renseignements sur leur provenance afin de les éditer sans danger en 1718 : leur destination n’a donc été établie qu’assez tardivement795 et l’édition critique (avec suggestion des destinataires) de la série « LSP * » est récente796. Les notes très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifient la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. Autant que possible, nous les avons mises en ordre chronologique797.
Les relations entre Fénelon et sa dirigée furent parfois difficiles en raison du caractère hautain de la duchesse. Fénelon l’encourage longuement à la petitesse, à ne pas critiquer les autres, à ne pas se sentir au-dessus des gens qu’elle guide. Il dut faire preuve de subtilité et de persévérance pour la faire progresser. Voici ce qu’il lui écrivait en 1693 :
Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. […] Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? […]
Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. […] Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)
Il lui confirme que le couvent n’est pas sa vocation. Il va jusqu’à dire qu’un couvent serait dangereux pour son attraction vers Dieu :
Nul couvent ne vous convient ; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135*)
La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce […] Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir […]
Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt ? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? […] Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune […] (LSP 136*)
Dans cette voie, ni effort ni sévérité, mais une adhésion totale à l’action de la grâce. La duchesse qui visait la perfection, jugeait avec sévérité les défauts d’autrui et entendait les corriger : elle fut repoussée et tous s’éloignèrent d’elle. Elle en souffrait beaucoup et ce problème de relation aux autres mettra de longues années à se résoudre. Fénelon va faire face à cet obstacle avec délicatesse et fermeté. Il commence par lui donner en modèle Mme Guyon elle-même, dont l’amour accueille les gens comme ils sont et qui attend avec patience que le divin agisse :
La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu […] Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693 ?)
J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande ; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui ; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose.
[…] je crois aussi qu’il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre cœur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire. (LSP 131*, 1693 ?)
Plus le temps passe, plus il l’incite à lâcher son perfectionnisme :
Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes ; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent : il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n’y a que l’imperfection qui s’impatiente de ce qui est imparfait ; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l’imperfection d’autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s’érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c’est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d’enfant.
Ne pressez point N.798 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir : quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres. (LSP 150*, attribution incertaine)
Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. […] Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)
À partir de 1708, elle va traverser des états fort pénibles de sécheresse, de vide, qu’il va lui faire accepter :
Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir : on va contre le vent à force de rames. […] Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. […] Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif 799 : […] Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner ; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)
Dans les deux lettres suivantes, il conseille la petitesse à cette grande aristocrate ! Avec une certaine ironie, il lui demande de s’appliquer à elle-même ce qu’elle dit aux autres, et de se mettre à égalité avec les « petits » :
Je vous avoue, ma bonne D [uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D [ieu], est précisément ce que D [ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. […] Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. […] En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)
Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D [ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D [ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. […] Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servie de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D [ieu] ; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres800. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. Ô Quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D [ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté ! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)
Fénelon est parfois aussi rigoureux que Bertot :
Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. […] Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. […] Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)
Tout contribue à vous éprouver ; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. […] Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*)
La très belle lettre qui suit est importante, car Fénelon y assigne clairement à la duchesse le rôle de l’ancienne qui doit être un modèle pour les autres. Il la réprimande fortement, car elle perd son temps. Il la réoriente vers l’abandon total aux mouvements de la grâce, condition nécessaire pour pouvoir guider autrui :
Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.
Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte ? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon ? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même ? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port ? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?
J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.
Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? […]
Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.
[…] nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point : Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix. (LSP 193*)
Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*)
Au fur et à mesure que la duchesse progresse en expérience, il se dit qu’il peut être compris et se confie :
Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire.
Leur relation va tendre vers l’égalité. Fénelon lui propose de s’aider spirituellement l’un l’autre :
Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.
Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature ; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.
Je veux que vous ayez le goût de ma destruction comme j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore, ayant reçu cent coups mortels. (LSP 203, 1711 ?)
Voici une lettre si remarquable que nous la donnons en entier. Fénelon analyse pour la duchesse l’essentiel de l’amour-propre, la vraie manière de guider les autres, et le silence intérieur où les mouvements de la grâce peuvent être écoutés :
Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que vous m’avez écrite. Je remercie D [ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuadé et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.
Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D [ieu] agît seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D [ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D [ieu] commence à nous y préparer.
Il faut voir un défaut avec patience et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D [ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D [ieu,] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports801, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime, plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure perte.
De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées, celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grâce remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.
Pour nos amis imparfaits, ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.
Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.
Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.
Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce. Il faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas.
Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D [ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D [ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.
Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D [ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D [ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.
Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de ne vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer ; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là.
Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D [ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D [ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.
Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N. [Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères802. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression. (L.1408)
La duchesse finit par dépasser sa susceptibilité et Fénelon en est très heureux :
Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D [ieu] donne à ses enfants entre eux. […] je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que D [ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D [ieu] attend : avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. […]
Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D [ieu] et de faire la place nette au petit M [aître]. (L.1442, 1er février 1711)
Voici la dernière conservée des lettres à la petite duchesse :
Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. […] Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D [ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. […]
Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver : je me vois comme une image dans un songe. […]
Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D [ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. […]
Bonsoir, ma bonne D [uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie. (L.1479, 27 juillet 1711.
La « petite duchesse » morte en 1750 a donc encore près de quarante années devant elle pour assurer sa tâche de guide spirituelle. Mais dans l’obscurité803.
Ce qui nous permet de mieux connaître la « petite duchesse » chère à madame Guyon se réduit presque aux nombreuses lettres que « n m » et « n p » lui adressèrent. Car elle eut la chance d’être « formée mystiquement » conjointement par madame Guyon et par Fénelon. Madame Guyon lui écrivit de juin 1695 à mai 1698 : lorsqu’il faut protéger le duc de Chevreuse, tout passe par la « petite duchesse » qui devint la « secrétaire » bientôt chère confidente. Ce qui nous surprend le plus c’est que le flux de lettres ne fut pas interrompu par l’arrestation de Mme Guyon à la fin décembre 1695. Cette abondante correspondance couvre la plus grande partie du présent dossier. Il ne concerne qu’incidemment ce qui est personnel à la petite duchesse804.
Fénelon lui écrivit avant et après cette période critique, et même très tardivement. Ne nous sont parvenues de lui que 28 lettres, mais elles portent sur la longue durée : les premières seraient de 1693, la dernière datée est de la fin juillet 1711 (la majorité de cette correspondance est non datée tandis que le nom de la destinataire fut longtemps inconnu).
Enfin dans la correspondance de madame Guyon dont les pièces autographes ou copies furent assemblées et reliées en volumes par I. Noye, le grand connaisseur et ami des membres de cercles quiétistes auquel nous devons d’avoir souvent levé l’identité de la destinataire de Fénelon, figurent d’assez nombreuses lettres échangée entre les Amis membres des cercles de Blois et de Cambrai, dont une série de 16 lettres de la large écriture très particulière à la « petite duchesse ». Elle écrit au marquis de Fénelon depuis sa blessure de 1711, mais avant la mort de Fénelon qui survint en janvier 1715. Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart furent jusqu’aujourd’hui négligées : il fallait attendre que I. Noye en rétablisse le plus grand nombre dans le volume [CF 18] et la révèle comme destinataire par de solides présomptions. Ce dernier volume de la Correspondance de Fénelon n’a été publié en 2007. Malgré un titre bien peu porteur 805, il permet enfin de révéler Fénelon comme essentiellement mystique et conforte l’attribution d’un rôle directeur à la « petite duchesse ».
Ces correspondances figurent en ANNEXE.
Dans cette période de transition entre l’ancien monde religieux et celui des Lumières avec leur perception « scientifique » du monde, on a affaire à un monde complexe où théosophes, maçons, spirituels, écrivains se croisent, souvent par simple accident ou curiosité.
Tandis que la « dame directrice » (pour les sceptiques) ou « notre mère » (pour les disciples), vivait retirée à Blois, ses amis circulaient et des étrangers venaient la voir. Si, en Europe centrale et du nord, les confessions calvinistes ou même luthériennes s’opposent à la mystique dont le souvenir est associé aux moines et moniales combattus par les réformes, par contre les cercles piétistes suisses, allemands, hollandais ainsi que les épiscopaliens écossais y sont sensible. Il en est de même dans des mouvements qui proposent un vécu chrétien renouvelé : les quakers adeptes de la « lumière intérieure », les méthodistes fondés par Wesley, des artisans du « réveil » suisse ou du revival américain.
L’influence de cet humble cercle spirituel de Blois fut donc européenne, car les écrits de Fénelon et de son inspiratrice étaient largement acceptés en milieu protestant806.
Au niveau direct et physique des personnes, les disciples empruntaient deux routes.
La route terrestre et maritime vers le nord mène de Blois à Cambrai (Fénelon et son cercle), puis à Rijnsburg près d’Amsterdam (Poiret et ses amis, dont Metternich ; plus tard Tersteegen, des Hongrois).
D’Amsterdam on va à Londres (cercle de Keith), à Édimbourg (cette dernière ville pouvait être directement atteinte par mer), enfin, encore plus au nord, à Aberdeen, où un cercle spirituel constitué autour de l’église Old Machar existait avant même d’être influencé par l’éditeur Poiret. Sur ces groupes, on dispose de belles études par l’épiscopalien Henderson.
Le chemin vers l’est conduit de Blois à Lausanne où le cercle localisé à Morges (plus tard dirigé par Dutoit) se relie à l’Allemagne du sud (par le comte de Fleischbein en son château de Pyrmont).
Enfin les « chemins de traverse » sont empruntés par les Suisses qui se rendent en Angleterre par la Hollande ou inversement, par exemple lorsque Wesley choisit pour successeur un pasteur suisse ami de Dutoit807.
Un groupe aurait été actif en Suède (des familles écossaises y ayant pris pied) jusqu’au milieu du XXe siècle, enfin en Russie (traductions de Guyon attestées).
Des cercles d’inspiration guyonienne se constituèrent ainsi dès le début du XVIIIe siècle dans toutes les terres européennes protestantes.
Dans le nord de l’Écosse, à Aberdeen, existait un cercle spirituel qui appartenait à la belle tradition épiscopalienne illustrée par Henry Scougal808 et James Garden809. Ce cercle d’amis se relia directement à Madame Guyon et plusieurs disciples écossais, dont un Garden, étaient présents à Blois lorsque la vieille dame s’éteignit paisiblement en juin 1717. En témoignent la correspondance de Madame Guyon810 et l’évocation remarquable qu’en fait Henderson811.
L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en est de même pour la Suède un siècle plus tard) : les noms du philosophe David Hume (1711-1776) et de l’économiste Adam Smith (1723-1790) illustrent le dynamisme d’un pays qui ne comptait qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.
Au niveau politique, l’Écosse du XVIIe siècle était liée avec la France : Louis XIV accueillait la famille royale écossaise en exil au château de St Germain. Les échanges étaient multiples si bien que la classe cultivée pratiquait couramment le français. Des clergymen se tournèrent vers la France, en particulier Robert Leighton, archevêque de Glasgow, qui passa de longues années sur le continent : sa personnalité rayonnante exerça une grande influence surtout par l’intermédiaire de son disciple Henry Scougal812.
La situation excentrée de l’Écosse permit une évolution religieuse moins radicale qu’en Angleterre et facilita le maintien d’une tradition mystique liée à la vie monastique médiévale. À la tête de l’université d’Aberdeen, ce sont des spirituels qui se succèdent.
Aberdeen était l’une des trois meilleures universités britanniques avec Oxford et Cambridge. La chaire de Professor of Divinity fut occupée par des religieux remarquables : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647, The spiritual Exercises ; puis Henry Scougal qui mourut très jeune ; et enfin James Garden, auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699) très appréciée par Poiret.
Ces trois écossais incarnèrent tour à tour une tradition spirituelle qui était propre à Aberdeen et rattachée à la « cathédrale » d’Old Machar, belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen : on peut de nos jours se promener dans ce lieu paisible et presque champêtre à côté de la capitale du pétrole.
Admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, Scougal publia The Life of God in the Soul of Man 813 en 1677. Ce livre poursuivit son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié et lu de nos jours aux États-Unis, car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), enfin par son refus de tout sectarisme comme de tout « enthousiasme » fanatique.
The Life of God comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype, II. Sur l’amour divin, III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne. Le début de la première partie affirme clairement un christianisme intérieur vécu en liberté :
Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne
[...] Mais la religion est très certainement toute autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine.
J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […]/La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe auto-moteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.814
La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :
L'amour est la chose la plus grande et la plus excellente dont nous sommes les maîtres, et la donner indignement est donc une folie et une bassesse. En effet, elle est la seule chose qui est vraiment à nous: nous pouvons être privés d'autres choses par la violence, mais personne ne peut nous ravir notre amour. […]
Je dis d'abord que quand son objet n'est pas assez digne et excellent pour répondre à l'immensité de sa capacité, l'amour doit nécessairement être triste, et plein de peines et d'inquiétude. ...
Encore, l'Amour est accompagné de peines quand il manque un retour approprié d'affection. L'amour est la chose la plus précieuse que nous pouvons donner, et en le donnant, nous donnons en effet tout ce que nous possédons; et il doit donc être pénible de trouver qu'un si grand don est méprisé, que le don qu'on a fait de tout son coeur ne peut réussir à obtenir une quelconque réponse. L'amour parfait est une sorte d'abandon de soi, un départ de nous-mêmes; il est une sorte de mort volontaire par laquelle l'amant meurt à lui-même et à tous ses intérêts propres, auxquels il ne pense et dont il ne s'occupe plus, ne pensant à rien d'autre que de satisfaire et plaire à la personne qu'il aime. Ainsi il est tout perdu sauf s'il rencontre une affection réciproque...
In fine, un amant est triste si la personne qu'il aime l'est. Ceux qui ont fait un échange de coeurs par amour obtiennent ainsi chacun un intérêt en le bonheur et la tristesse de l'autre; et ceci rend l'amour une passion pénible quand il est placé sur terre. ...
Les austérités d'une vie sainte, et la garde constante que nous sommes obligés de retenir sur nos coeurs et nos habitudes, sont très pénibles pour ceux qui sont gouvernés et motivés seulement par une loi extérieure, et qui n'ont dans leurs esprits aucune loi qui les encourage à remplir leur devoir; mais quand l'amour divin possède l'âme, il est comme une sentinelle qui empêche l'entrée de toute chose qui pourrait offenser l'aimé, et repousse avec mépris ces tentations qui l'attaquent; elle obéit allégrement non seulement aux commandes expresses, mais aussi aux indications les plus secrètes du plaisir de l'aimé, et est ingénieuse pour découvrir ce qui lui sera le plus reconnaissant et le plus acceptable; elle transforme les noms sévères et terribles de la mortification et de l'abnégation, pour qu'elles deviennent des choses faciles, douces et agréables.815
La dernière partie, la plus longue, tente avec moins de bonheur de trouver un chemin spirituel:
Il peut s'asseoir dans la tristesse et se lamenter, et avec un esprit d'angoisse et d'amertume dire, 'Ceux dont les âmes sont réveillées à la vie divine, qui sont ainsi renouvelés dans la vie de leurs esprit, sont vraiment heureux; mais hélas, mon caractère est tout différent, et je ne suis pas capable de réaliser une transformation si puissante. Si les observances extérieures eussent pu faire l'affaire, j'aurais pu espérer de m'acquitter par la diligence et l'attention; mais puisque seulement une nature nouvelle peut faire l'affaire, que puis-je faire? Je pourrais donner tous mes biens en oblations à Dieu ou comme aumônes aux pauvres, mais je ne puis commander cet amour et cette charité sans lesquelles ces dépenses me seraient inutiles. ...
Tout l'art et toute l'industrie de l'homme ne peuvent créer la plus petite herbe ou faire pousser une tige de blé dans le champ; ce sont l'énergie de la nature et l'influence du Ciel qui produisent cet effet. C'est Dieu "qui fait pousser l'herbe et les plantes pour servir l'homme", mais personne ne dira que les travaux du cultivateur sont inutiles ou pas nécessaires. ...
En particulier, si nous y ajoutons la considération de la faveur et la bienveillance de Dieu envers nous, rien n'a plus de pouvoir pour inspirer notre affection, que de trouver que nous sommes aimés. Les expressions de gentillesse nous plaisent et nous agréent toujours, même si la personne est autrement pauvre et méprisable; mais avoir l'amour de celui qui est tout à fait aimable, savoir que la Majesté glorieuse du ciel s'occupe de nous, cela doit nous stupéfier et nous enchanter, cela doit vaincre nos esprits et faire fondre nos coeurs, et enflammer toute notre âme!816
Tout un groupe spirituel existait autour de l’université d’Aberdeen. Il se composait de membres de la haute société écossaise épiscopalienne, de grands seigneurs bien éduqués, qui avaient voyagé et qui s’intéressaient à « l’intérieur ». Il s’agit en particulier de la famille des Forbes qui assure trois disciples de Mme Guyon ; celle des Garden, dont James, l’auteur de la Comparative theology (1699), qui ira à Blois accompagné par son jeune frère Georges ; la famille Deskford… Pour ne citer que ceux dont nous possédons des lettres.
Tous étaient jacobites, c’est-à-dire partisans du roi Jacques II Stuart : celui-ci venait d’être détrôné en 1688 par la « Grande Révolution » qui avait amené la dynastie hollandaise des Orange sur le trône. Le roi Louis XIV, cousin-germain de Jacques II, l’accueillit avec sa cour au château de St Germain-en-Laye. Quarante mille jacobites dit-on prirent refuge en France. Toujours menacés d’être arrêtés, ils voyageaient beaucoup. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, entre Édimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Écossais s’établirent sur le continent, tandis que les Hollandais transformaient le port de Culross en village « hollandais » que l’on visite de nos jours près d’Édimbourg.
Le groupe d’Aberdeen, attiré par la mystique, établit des relations avec l’éditeur Poiret, lui-même réfugié et pasteur près d’Amsterdam. Ils avaient pris parti pour Fénelon et on traduisait ses livres en anglais. En Écosse, on recevait les ouvrages mystiques édités par Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Tous appréciaient les découvertes mystiques publiées par Poiret : ils devinrent donc un moment adeptes d’Antoinette Bourignon817, dont Keith et George Garden traduisirent de nombreux volumes. Mais en 1708, ils interrompirent ces travaux,818 car Poiret avait maintenant découvert Madame Guyon qu’il jugeait supérieure à A. Bourignon : il se mit à l’éditer. Les Écossais avaient atteint le terme de leur quête et plusieurs membres du groupe vinrent à Blois.
Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre près de la cathédrale d’Old Machar au nord de la moderne cité du pétrole Aberdeen.
George Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall dont il prononça l’éloge funèbre, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Son frère James et lui, épiscopaliens et jacobites, ne supportaient pas le dogmatisme des nouveaux venus presbytériens et défendaient la religion intérieure. Dans sa Comparative Théology, James déclare que seul l’amour conduit à une présence immédiate de Dieu, pas les moyens et les intermédiaires819 :
L’essence de la religion […] consiste seulement dans l’amour de Dieu […] parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).
Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles […] Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur […] finalement le sevrage du cœur de tout amour impur […] Au second rang sont les Écritures […] Au troisième […] les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements […] (53)
Refusant de se cacher, George fut emprisonné dans le château d’Édimbourg lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens. Il écrit à ce propos à Mme Guyon820 :
J’ai reçu, ma chère madame, votre très aimable et consolante lettre. Béni soit Dieu qui nous soutient dans toutes nos tribulations, et qui vous a inspiré de m’écrire une lettre si pleine de consolations dans l’état où sa sage et bonne Providence m’avait placé […] J’ai été poussé par l’importunité de quelques-uns de mes bons amis de m’échapper de prison, parce qu’on avait dessein de me traiter avec la dernière sévérité. Ils me pressaient d’y consentir par l’exemple de St Paul qu’on descendit dans un panier et échappa ainsi des mains de ses ennemis. […] Les mêmes amis me conseillent de quitter pour quelque temps ce pays-ci. J’attends la première occasion de m’embarquer pour la Hollande.
Je suis persuadé que Dieu soutient sa faible créature à proportion
des maux qu’Il lui fait souffrir, et je ne désire autre chose que d’être abandonné à sa sainte volonté, de me délaisser totalement à sa sage Providence, et de n’avoir aucun soin pour moi-même, mais de lui remettre tout.
Il s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyden. Il fit la connaissance de Pierre Poiret et participa entre 1697 et 1708 à la traduction et à la diffusion d’Antoinette Bourignon (1616-1680) pour lesquelles il dépensa beaucoup de temps et d’argent : il admirait son sens du divin, mais pas ses bizarreries. Enfin Poiret lui communiqua sa nouvelle passion pour madame Guyon821. Arrivé à Blois, Georges Garden fit partie du cercle des intimes. Il reçut certains de ses poèmes et entretint une correspondance avec elle. Il se trouvait à son chevet quand elle mourut.
Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Il garda des liens avec tous les Écossais de Blois et s’employa à diffuser les lettres et ses livres en Écosse partout où l’on réclamait une direction spirituelle. Il resta célibataire. Wettstein, l’éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle822. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de George apparaît dans les conseils adressés à un correspondant trop enthousiasmé par ces exaltés823 :
6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré] supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis […] sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.
7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin […] Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.
8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu […]
9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même…
L’aventurier fut apprécié diversement, mais Henderson le présente favorablement, comme un exemple réussi de l’adaptation sociale nécessaire pour qui n’est pas d’origine noble (ce sera aussi le cas de Rousseau)824. Le Chevalier Andrew Michael Ramsay va permettre d’évoquer l’influence issue de l’école du Cœur vers la Franc-maçonnerie.
L’énergie qu’il mit en œuvre dans une diversité d’entreprises est remarquable. Fils d’un boulanger écossais, il se distingue par une curiosité d’esprit qui le conduit à des études de théologie à Glasgow et à Édimbourg. Le goût de l’aventure (pour Chérel), ou la recherche spirituelle (pour Henderson) le conduisent en Hollande chez Pierre Poiret en 1710. Puis il séjourne à Cambrai chez Fénelon, qui le convertit au catholicisme.
Ramsay lui resta très attaché comme le montre une lettre825 dont nous avons gardé la forme originelle :
Ce 13 de Mars. 1715.
Voicy Mon Cher Milord une lettre de la part de N [otre] M [ère] avec plusieurs jolies chansons pour vous réjouir. J’y ay joint aussy la copie d’une lettre de mon cher père [Fénelon] qui est à présent dans le sein de Dieu. Unissez vous à luy, il vous procurera de puissans secours. C’était le plus grand & le plus petit des hommes. Tout ce que le monde admiroit en luy n’étoit qu’un voile pour le cacher des yeux des hommes. Tout ce que les âmes pieuses condamnoit en luy étoit l’effet de la plus pure abnégation. De manière qu’il était également caché & des profanes & des dévots ; & encore plus de luy-même. Je sens à présent que pour un père que j’ay perdu sur terre j’ay gagné un protecteur dans le ciel. Les sens & l’imagination ont perdu leur objet, mais mon cœur le trouve dans notre centre commun. Il répand sur moy un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité & sans détour. Il m’est un canal de grâce. Il vous le sera aussy si vous vous y unissez avec foy. Il a donné en mourant sa bénédiction à tous les enfans du p [etit] m [aître]. Si vous en connoissez quelques-uns près de vous, dites le leur.
Il devint après 1714 le secrétaire de Madame Guyon à Blois. Il y vécut environ deux ans et est présent à sa mort826. Ce poste était stratégique : les lettres arrivaient entre ses mains, et les réponses adressées aux disciples lui étaient dictées par Mme Guyon. Il se permettait d’ajouter des interventions personnelles sur un ton protecteur. Il avait tendance à mettre son rôle en valeur, par exemple dans cette lettre à Lord Deskford827 :
[…] nous pensâmes être orfelins depuis peu & perdre N [otre] M [ère] qui a été trois fois aux portes de la mort par un catarrhe qui luy tomba sur la poitrine & pensa l’étouffer. Mais le p [etit] m [aître] a eu pitié de nous & a fait ainsy que trois saignées l’ont beaucoup soulagée quoiqu’elle soit encore fort foible & allittée. C’est de son sang que j’ay écrit ces paroles qu’elle me dit de mander à tous les enfans du p.m. Dans le fort de sa maladie on me les dicta. Voicy la chose la plus précieuse que je saurois vous envoyer. Gardez-la chèrement & accusez-m’en la réception, comme aussy de cette lettre.
Madame Guyon gardait à son égard une certaine distance, contrairement à la tendresse qu’elle témoignait au jeune marquis de Fénelon. Mais Ramsay rendait un grand service par son bilinguisme qui facilitait les relations avec les disciples trans. Il aurait voulu être l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon. Voici dans la même lettre, sa déclaration à Lord Deskford :
N[otre] M[ère] vous embrasse des bras du p[etit] m[aître] qui sont longs. Pour moy je vous trouve souvent auprès de nous & au milieu de nous, quand nous sommes devant ce cher p.m. Comptez sur ma tendresse, sur mon respect, sur mon attachement inviolable, & quand je peux vous servir je me sens toute âme & tout cœur. Enfin notre filiation demande que nous ne soyons que Cor unum & Anima una [un seul Cœur et une seule âme]. Adieu.
Se croyant exécuteur des volontés de Mme Guyon, il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de « notre mère », en s’opposant au vieux Poiret qui voulait faire (et heureusement fit) une édition de la Vie.828 Son intervention s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère aussi énergique que celui de sa mère829, et qui aurait préféré la censure de certains passages.
Ensuite, grâce au duc de Chevreuse, il fut sept ans précepteur du fils du comte de Sassenage. Chérel nous dit à quel point Ramsay resta voué au culte de Fénelon en « gardien vigilant » de sa mémoire :
« Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés […] Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir830 ».
Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Nommé Chevalier en 1723, il partit pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Old Pretender au trône d’Écosse. Il fut peut-être l’agent diplomatique des Stuarts. Rentré à Paris, il habita chez le duc de Sully (marié à la fille de Madame Guyon). Il écrivit, à l’imitation du Télémaque, un roman qui remporta un grand succès : Les Voyages de Cyrus831. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 : « Tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes832 ».
En 1728, il fut initié franc-maçon à Londres833. Il était l’ami d’Anderson et de Desaguliers, qui avaient rédigé en 1723 les Constitutions de la Franc-maçonnerie moderne. En 1735, il épousa la fille du fondateur de la première loge anglaise en France, se présenta à l’Académie française sans succès, entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillons.
Orateur de la Grande Loge Provinciale de France, il ne put pas prononcer de discours en 1736 dans la loge Saint-Thomas, car le cardinal Fleury, Premier ministre, avait interdit les assemblées maçonniques. Ce texte aura cependant une grande influence834. Ramsay manœuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre la Franc-maçonnerie par le pouvoir royal.
« L’image du maçon s’efforçant de rétablir le Temple, l’épée à la main, devait être le pivot de la tradition connue par la suite comme la maçonnerie « écossaise », expression due en partie à une fantaisie de Ramsay. Ce fertile mythologue n’en impressionne pas moins des catholiques de stricte orthodoxie, surtout en se mêlant de théologie : le fénelonien converti a pu s’embrouiller entre philanthropie maçonnique et querelle du pur amour au contact de Madame Guyon, chère à l’archevêque de Cambrai, il n’en laisse pas moins une postérité intellectuelle encore largement inconnue des chercheurs835. »
« L’écossisme, tendance philosophique et symbolique de la maçonnerie, a pour père fondateur le chevalier de Ramsay, que Court de Gébelin lisait à Lausanne et dont la « religion » et les idées sur l’antiquité s’apparentent aux siennes »836
« La maçonnerie conservera de ses origines son double aspect philadelphique et philanthropique, mais perdra son caractère égalitaire sinon de bouche, du moins dans les faits, et c’est Ramsay qui lui donnera cet aspect de religion universelle qui n’existait pas chez ses fondateurs anglais, et qui la caractérisera tout au long du siècle des Lumières837. »
Ramsay rêvait de faire de la Franc-maçonnerie une religion universelle. Il avait admiré l’action de Fénelon à Cambray et fut le premier à y introduire l’idéal suprême de la solidarité avec le genre humain. C’est ainsi que la fraternité et l’amour universel pratiqués par Fénelon inspirent encore la Franc-maçonnerie.
Dans Les voyages de Cyrus838 la rencontre de Pythagore permet à Ramsay d’évoquer un Fénelon sublimé :
Après avoir approfondi tous les mystères de la nature, et reconnu tous les caractères de sagesse et de puissance infinie répandus dans l’univers, il s’est élevé sur les ailes de la contemplation pour s’unir à la vérité souveraine et pour en recevoir les impressions sans l’entremise des paroles ni des sons ; cette inspiration, à ce qu’on m’a dit, ne ressemble point à l’enthousiasme qui échauffe l’esprit et agite le corps ; mais elle fait cesser peu à peu le bruit des sens et de l’imagination, impose silence à tous les faux raisonnements, et fait parvenir à un calme intérieur qui ressemble au repos des dieux mêmes, dont l’activité infinie ne diminue point la tranquillité parfaite : dans cet état sublime Pythagore exerce toutes les vertus civiles et humaines, mais il les rapporte aux dieux et ne les pratique que par une imitation de leur véracité et de leur bonté ; modeste, affable, poli, délicat et désintéressé, il parle peu et ne montre jamais ses talents que pour faire aimer la vertu... »
C’est en termes analogues que Ramsay décrivait et louait Fénelon à Cambrai, dans son Histoire ; il montrait ce mélange de mysticisme et d’affabilité, ou plutôt cette affabilité fondée sur le mysticisme dont il fait maintenant un caractère de Pythagore...839
Les principes philosophiques de la religion naturelle et révélée...840 ne manquent pas d’intérêt. Le chevalier s’oppose à Spinoza (dont il imite la présentation de l’Éthique) et à d’autres grands philosophes (Descartes, Locke…) avec une suffisance et une fermeté telles que ses condamnations en deviennent comiques : « Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit841. »
« Des trois moyens internes essentiels et universels de réunion, connus de tous les temps, tous les peuples et toutes les religions », dernier chapitre de l’imposant ouvrage, livre des passages de bonne inspiration, mais ils risquent de demeurer oubliés par le lecteur lassé.
Ramsay se souvient des enseignements reçus de Fénelon et de Madame Guyon. Il aimerait infuser au sein de la Franc-maçonnerie la
« doctrine de la grâce universelle, accordée à tous les hommes sans exception et même aux Païens [...] Il est évident que Païens et Juifs sont également appelés au royaume du ciel, pour voir leur sort scellé au festin de l’Agneau, et pour jouir du repos éternel à la fin du monde. (p.700)
« Est-il possible... que des hommes que leur religion autorise aux rites les plus idolâtres, superstitieux et aux sacrifices les plus inhumains et pratiques les plus immorales, puissent être sauvés ? Je réponds hardiment que selon la doctrine de l’Ancien et du Nouveau Testament, et plusieurs des premiers Pères, tous ceux qui naissent, vivent et meurent dans l’ignorance de la religion révélée, sont et seront sauvés, s’ils sont fidèles aux opérations intérieures de la grâce divine qui n’est refusée à personne. (p.711)
« les opérations intérieures de la grâce divine sur le cœur que Dieu seul exige, sont indépendantes de toutes spéculations philosophiques [...] Tous les hommes sont capables d’aimer, et l’amour est la fin et la consommation [394] de la loi. Dieu fait opérer ce pur amour dans toutes les âmes qui entendent son inspiration intérieure, quelles que soient les erreurs de leur entendement [P.712)
« nous soutenons que la grâce toute-puissante, la Providence qui veille à tout, et l’amour universel de Dieu envers les esprits simples, honnêtes et justes, peuvent préserver ces derniers, impeccables et innocents parmi tous les dangers, contagions, corruptions et abus introduits dans leurs religions respectives ; leur inspirer de faire bon usage de ces principes injustifiables (p.715)
« Celui qui sonde les cœurs et les reins, celui devant qui toutes choses sont nues, nous a déclaré qu’il « aime les âmes, il prend soin de tous, il guérit tout, sa sagesse coule vers toutes les nations, et fait des amis de Dieu ; son Verbe éternel éclaire tout homme qui vient au monde ; l’Agneau sacrifié au début du monde mourut pour le salut de tous ; il désire que tous soient sauvés [408] et viennent à la connaissance de la vérité ; il ne fait aucune exception personnelle ; il est également le Dieu de tous, Juifs et Païens (p.721)
« Cette humilité doit nous conduire à l’anéantissement dans l’unité de Dieu. Alors nous savons parfaitement que nous ne sommes rien et par cette connaissance, nous confessons que Dieu est tout. (p.734) »
Sa vie témoigne de grandes qualités : tolérant et charitable, il se fit de nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée842. Il participa activement au bouillonnement des esprits de son époque. Sensible à l’esprit des Lumières, il était théosophe plutôt que mystique.
La grande famille d’aristocrates écossais des Forbes843 procura trois disciples à Madame Guyon844.
Après la mort de son père lorsqu’il avait treize ans, il fit son éducation sur le continent, où il aurait rencontré Fénelon avant de retourner en Écosse en 1700845. Il était ami personnel du baron de Metternich, ce qui veut dire qu’il était un lien entre les guyoniens de la branche écossaise et ceux de la branche allemande.
Sa vie fut remplie d’aventures dont il s’échappait par miracle846. Il protesta contre l’Union des deux royaumes en 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome ; comme il ne s’entendait guère avec le roi en exil, il revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé et sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse847. Henderson le décrit ainsi :
« Rien ne suggère le dangereux quiétiste : mais son contrôle sur lui-même, son désintéressement, sa bonté, son acceptation des fortunes contraires, et sa paix intérieure au-delà de toute explication demeurent » et le désignent comme un disciple de madame Guyon parmi les plus grands [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. Sa position spirituelle peut se résumer par ses propres termes : « une soumission absolue à la volonté divine en nous et chez les autres est la seule chose à demander par la prière, car c’est la seule vraie religion essentielle848 ».
Il était très estimé de ses amis. Le Dr. James Keith en parle avec une affection particulière. Il vécut pendant une grande partie de sa vie hors de son pays et demeura fréquemment chez Madame Guyon849.
« Il aurait voulu devenir [catholique] Romain et se consacrer à Dieu dans un couvent, mais elle l’en dissuada, lui prédisant qu’il se marierait, ce qu’il fit en épousant une riche demoiselle de Londres ». Alors qu’il vivait à Aix-la-Chapelle entre 1720 et 1730, « on raconte que le premier enfant qu’il en eut, fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. ». L’enfant reçut le nom de Jean-Marie à cause du prénom de Mme Guyon. Pétronille d’Eschweiller deviendra « ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur […] et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle »850.
Le jour où Mme Guyon mourut, il était à son grand regret absent, à visiter des disciples d’un couvent voisin. Voici le récit du manuscrit de Lausanne :
« il resta chez elle jusqu’à sa mort, mais il n’eut pas la consolation d’assister à ses derniers moments : il était allé voir des personnes intérieures, car […] il y en avait une multitude qui reconnaissaient Madame Guyon pour leur mère spirituelle. […] On sait qu’il y avait des cloîtres entiers remplis de personnes qui faisaient oraison […] Milord Forbes rapporte qu’il connaissait un couvent près de Blois, où toutes les religieuses étaient dans les mêmes principes, et quelques-unes parmi elles fort avancées. Il s’y rendit et après quelques discours il leur dit : « Mes chers enfants, que faites-vous ensemble et comment passez-vous votre temps ? » À quoi la principale et la plus avancée d’entre elles répondit : « Milord, nous servons le bon Dieu et nous nous crucifions l’une l’autre. » Ce fut donc dans un de ses voyages que sa sainte mère mourut. Il regretta beaucoup de n’avoir pas pu baiser ses pieds avant son décès. »
Ce récit prouve d’abord que Mme Guyon avait de nombreux disciples autour de Blois, mais si discrètement qu’il n’en reste que ce récit ; et ensuite que Forbes était suffisamment avancé pour qu’elle l’envoie en ambassadeur spirituel s’occuper des religieuses.
William Forbes avait une telle vénération pour madame Guyon que, bien des années après sa mort, il « était comme hors de lui-même quand il parlait d’elle851.
Le jeune frère de William était mystique tout en étant très engagé dans la rébellion jacobite : il fut même capitaine dans une compagnie indépendante des rebelles dont le quartier général était à Aberdeen. Il dut s’enfuir sur le continent en octobre 1716 et traversa en compagnie de son ami George Garden. Ils furent étudiants tous les deux à Leyden852.
Il connut brièvement Mme Guyon âgée et, très respecté, faisait partie de son cercle intime : il possédait des manuscrits de ses poèmes et fut présent à son agonie. Il fut lui aussi en correspondance avec le Dr Keith. Il finit par obtenir un permis et put retourner vivre librement en Écosse.
La maison de Blois accueillit encore un jeune lord, qui devint l’ami du marquis :
Lord Deskford853 arriva tout jeune chez Mme Guyon. Les amis de Blois le comparaient au jeune neveu de Fénelon. C’est ce que lui dit Ramsay dans un ajout à la fin d’une lettre dictée par Mme Guyon854 :
M. F[orbes], qui est arrivé ici en bonne santé, vous fait ses compliments et vous embrasse du meilleur de son cœur. Le neveu de M. de Saint François [Fénelon] vous fait bien des compliments. Il a vu quelques-unes de vos lettres à notre mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre, car il a une grande candeur et simplicité. […] Et je vous appelle souvent le marquis de F[énelon] écossais et lui [le] Milord Desk[ford] français. Je vous prie de me faire savoir votre adresse en Écosse, afin que je vous écrive tout droit sans donner la peine à notre cher Dr. K[eith].
Deskford avait été éduqué par une mère très pieuse, puis son tuteur l’avait fait séjourner à Aberdeen de 1701 à 1705. Parti pour Utrecht, il étudia l’histoire et le français, liant amitié avec des Anglais et des Allemands. Rentré en Écosse en 1707, de santé fragile, il tomba très gravement malade. Il repartit à l’étranger et rencontra Mme Guyon. Il fut un bon disciple. Voici une lettre du 24 octobre 1714, traduite par Ramsay (avec l’orthographe d’époque) :
Quand je vous éscris, je tache de vous exposer sans aucun deguisement le veritable estat de mon ame, et de le faire tout simplement, et sans reflechir fort particulierement. Mais comme je ne connois point mon cœur, je suis persuadé que je ne dis point les choses avec autant d’exactitude, et de fidelité que je le souhaitterois, mais le p[etit] m[aître] supleera bien à cela. Mon pere aiant depuis peu perdu sa charge, nous irons bientot en Écosse, et je crois que nous demeurerons ensemble pendant quelque tems. Je tacherai avec l’aide du p.m. d’estre soumis comme il a ésté. Lorsque je me receuille pour prier, ou pour me souvenir de dieu je sens souvent un certain doux sentiment de la presence de l’etre incomprehensible. Cela se perd quelques fois par l’egarement de l’immagination ou par divers souhaits irreguliers qui s’attachent au fonds de mon cœur et se montrent aux occasions. Il se renouvelle par de petits souvenirs et par de courtes aspirations de louange. Quelques fois je me souviens que je dois outrepasser le sentiment pour jetter mon ame dans la supreme essence, et la parfaitte et pure volonté du souverain bien. Souvent je ne puis demeurer ma demie heure entière a genouil [à genoux] sans trouver grande difficulté, mais je tache de me faire une violence pour l’amour, et l’obeissance du p.m. Ordinairement dieu me fait souvenir de lui souvent pendant le jour, mais peu de chose me distrait, et j’ai peu de courage. Que le royaume de nostre maitre s’etablisse dans touts les cœurs. Amen.
Après avoir ajouté que Mme Guyon l’aime beaucoup, Ramsay veille à la conservation des lettres :
Voila, mon cher Milor, ce que N[otre] M[ère] m’a dicté pour vous. Votre droiture, candeur, et simplicité luy font grand plaisir et vous êtes un de ses plus chers enfans. Je vous prie de garder toujours une copie des lettres que je vous écris de la part de N[otre] M[ère]. Il faut en faire faire quelque jour un recueil et les envoyer à Dr. K eith] afin qu’il les envoye avec les autres écrites aux amis à M. P[oire]t.
Dans une lettre du 12 janvier 1715 Mme Guyon accepte de « porter » Lord Deskford855 :
C’est de tout mon cœur, mon cher M [ilord], que je veux bien être votre mère, mais vous ne savez pas à quoi cette qualité m’engage. Je ne la prends pas aisément à cause de cela : jusques à présent Dieu m’a châtiée pour l’infidélité des enfants. Il me fait souffrir pour eux. […] quoique nous soyons unis en Jésus-Christ à tous ceux qui veulent l’aimer, nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants.
Ramsay, à qui Mme Guyon a dicté la lettre, se permet un ajout personnel enthousiaste dans lz style ampoulé qui traduit l’esprit de ferveur commun aux disciples :
Jusqu’ici c’est notre mère qui a dicté, mon cher milord. Permettez-moi d’ajouter un petit mot. […] Nous sommes à présent doublement unis : la filiation spirituelle, et la fraternité divine qui nous rend enfants de la même mère, est encore plus forte que tous les liens d’une respectueuse amitié qui m’unissait à vous auparavant. Puissions-nous par le cœur de notre mère nous perdre un jour entièrement dans le sein de notre Père céleste. Amen et amen.
Dans cette belle lettre qui reflète la simplicité ultime où elle vivait, Mme Guyon lui explique les fondements de l’oraison :
[…] Ce que j’ai prétendu, M., a été de vous inspirer une Oraison Libre, dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête ; quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité del’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul excitant la volonté, par une tendance de cette volonté vers son Divin Objet. On est bien loin de vouloir vous donner des méthodes. Il n’en est point question pour vous. Ce serait la même chose que de vouloir qu’un enfant déjà né rentre dans le sein de sa mère. Tous les livres sont pleins de méthodes, et ces méthodes sont très peu fructueuses. Elles servent à nourrir l’activité de l’esprit que la foi doit surpasser. L’esprit de l’homme naturellement curieux voudrait voir un système clair et net de tout ce qu’il tâche de concevoir. Il n’en est pas de même de l’oraison que des sciences. Il faut ici que le Saint-Esprit soit le maître, et s’abandonner à lui. Moins nous agissons, plus il agit, mais comme il ne demande que notre cœur, c’est-à-dire notre volonté, c’est donc par là qu’il faut aller à lui. C’est le plus court chemin. […]
Il ne faut que vous abandonner à l’esprit de Dieu, vous mettre en sa présence et rappeler cette présence par une petite affection lorsqu’elle vous échappe ; des retours fréquents en vous-même durant le jour, et prendre quelque temps plus long et plus marqué pour vous tenir auprès de Dieu, comme un enfant auprès de son père qu’il aime. Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus il est content de nous, et plus nous sommes contents de lui. Quand on a un si bon guide, on n’a pas besoin de demander une route particulière […]856.
Suspect d’être partisan de la cause jacobite, Deskford fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Édimbourg : les amis de Blois, craignant pour sa vie, prièrent beaucoup pour lui à ce moment-là.
Il vécut longtemps et se maria deux fois. Il eut une vie sociale active, participa au gouvernement local de Cullen, introduisit des manufactures de tissus dans le voisinage, devint vice-amiral d’Écosse. Il habitait son château de Cullen House, conservant les précieuses lettres de Mme Guyon dans sa bibliothèque pleine de livres mystiques
Habitant Londres, le Dr. Keith fut l’intermédiaire entre madame Guyon et les Écossais, entre ces derniers et Poiret. Il était lié au groupe écossais, car il était le fils du Révérend John Keith qui avait succédé à George Garden à la St Machar Cathedral d’Aberdeen. Étudiant en Arts devenu médecin en 1704, il chercha fortune en exerçant dans le Londres de Swift, Defoe, sir Isaac Newton. Il possédait de nombreux ouvrages mystiques rédigés en plusieurs langues et fréquentait des milieux variés : Ockley qui enseignait l’arabe à Cambridge, le Dr. Francis Lee857 qui dirigeait les théosophes philadelphiens… « À Londres, J. Keith vivait dans un cercle de non-jureurs, c’est-à-dire d’anglicans de la Haute Église qui, après avoir combattu le catholicisme sous Jacques II, préférèrent, lors de la révolution de 1688, leurs principes à leurs bénéfices858. »
Il assurait la distribution des livres édités par Poiret et qui arrivaient de chez Wettstein, l’imprimeur d’Amsterdam : Keith pouvait disposer d’une centaine d’exemplaires dont presque la moitié étaient vendus en Écosse859, en particulier par Munro, libraire à Édimbourg. Il faisait circuler, d’ami à ami, les lettres de madame Guyon adressées aux Écossais, en évitant toute publicité. Il fut enfon l’homme de confiance à qui Mme Guyon remit son manuscrit de la Vie860.
Il transmettait les nouvelles de Blois et de la mauvaise santé de « notre mère » : trois ans avant sa mort, on ne crut pas la voir survivre plus de quelques jours861 ; une autre fois, un asthme grave la fit suffoquer862. En 1717, nous savons par Keith que quatre Écossais étaient présents au chevet de Mme Guyon pendant ses derniers jours863 : Ramsay, George Garden et les deux frères Forbes. Enfin, dans une lettre à Lord Deskford, Keith diffuse le récit de Ramsay864 :
« Sa mort a été semblable à sa vie. Elle a porté jusqu’à sa fin les états de Jesus crucifié, et est expirée enfin sur la croix avec une paix et une douceur où il paroissoit une insensibilité à tout ce qui est au dehors, mais où je crois que l’Interieur étoit bien occupé, et d’une manière peu intelligible à ceux qui n’ont pas les yeux de la Foy. Elle est morte le 9 de ce mois (Juin) à onze heures et demi du soir. Elle me dit le matin avant et apres avoir reçu le saint viatique qu’elle étoit dans un état de delaissement extrême. Je compris que le P [etit] M [aître] la rendoit conforme à son état sur la Croix quand il dit « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné ? » Je le lui dis même et elle ne repliqua que ces paroles avec une douceur et un abandon parfait : « Mon Dieu vous m’avez abandonnée ». Le reste du jour jusqu’à six heures du soir se passa en grandes douleurs et souffrances. Alors elle reçut l’extrême onction et sembla perdre connoissance de tout ce qui est au-dehors, et expira sans douleur, sans peine, dans un silence et paix profonde. »
Une deuxième lettre de Keith à Lord Deskford contient une transcription d’une lettre (perdue) de Ramsay865 écrite le 4 août. Le récit est légèrement différent :
Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’alloit retirer, que sa mission étoit finie, et marquoit par l’oubly profond où elle était desappropriée. Ses souffrances ont eté extremes, et sa patience tout à fait chrétienne. Il n’y a pas grande chose à dire d’une ame que Dieu avoit toujours caché dans le secret de sa face, et qu’on ne pouvoit connoitre que par le silence du cœur. Il y a des saints qui parlent beaucoup en mourant. Il y en a d’autres qui n’ouvrent la bouche que pour dire avec J. Ch. sur la Croix : Mon Dieu, Mon Dieu, combien vous m’avez abandonné. Elle a porté ce dernier état de Jesus sur la croix, et m’a dit souvent le jour de sa mort : Je suis dans un delaissement extreme. Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdit connoissance de tout ce qui se passoit au-dehors. »
Ses lettres sont une mine de renseignements : on le voit faciliter les relations entre disciples866, raconter à Lord Deskford les tiraillements qui entourent l’édition de la Vie867, commenter l’édition en 1717 des Œuvres spirituelles de Fénelon868. Sa vie personnelle fut douloureuse, car ses deux fils aînés moururent de la variole en 1717 et il perdit sa femme en 1721.
« Notre propre expérience vous convainc que notre vie est en tous respects une guerre continuelle, que partout et dans tous les états nous devons être fournis et éprouvés à la fois du dehors et du dedans. C’est le lot d’un vrai disciple, et je suis sûr qu’il est heureux quand il est amélioré selon l’intention de notre Seigneur. Alors rien n’arrive qui doive nous troubler ou nous inquiéter. Il accomplira son travail propre, si seulement nous le servons et nous soumettons à lui humblement. Qu’il lui plaise d’accroître notre foi et de renforcer notre dépendance en lui, que nous soyons introduits sous le voile et puissions goûter et posséder la substance ! 869.
« Ne soyez pas troublé par un de ces mouvements de Peur, Anxiété, Mélancolie, etc., qui peut à n’importe quel moment surgir en vous ; ne laissez place à aucune réflexion chagrine à leur sujet. Tournez-vous à l’intérieur et entrez doucement dans le Cœur du Petit Maître et ils disparaîtront rapidement870.
« Ne nous arrêtons jamais aux nombreuses contrariétés jetées sur notre chemin, ni même à leur accorder la moindre réflexion, mais, en y faisant aussi peu attention que possible, plongeons-nous dans le Rien, là seulement où demeure notre sécurité […] Laisser passer et outrepasser sont Règles à ne jamais oublier871.
La distance signifie peu aux Esprits unis dans le Centre commun. Notre Vénérable Mère se souvient de vous continuellement872.
Après la mort de Madame Guyon, Keith continue de conseiller Deskford et le confie à sa garde :
Je peux assurer Votre Seigneurie que jamais un jour ne passe sans que je sois présent et uni à vous dans le cœur de N[otre] S[ainte] M[ère] […] Ne vous découragez d’aucune difficulté […] elles arrivent souvent dans le commerce du monde, mais en se tournant doucement à l’intérieur et en plongeant dans la Divine Préssence, elles tomberont rapidement et seront oubliées. Patience, Patience, Résignation et Silence. Dieu est tout et nous rien873.
Puisse notre bien-aimée Mère en Dieu poursuivre sa veille particulière et sa protection sur vous tous, et vous garder vous et nous tous dans une dépendance envers Lui humble et pleine de foi, de jour en jour et de moment en moment. Si l’on voit et observe Sa main dans chaque chose qui arrive, et que l’on se tienne avec constance dans l’ordre de sa Providence, on ne sera pas troublé devant les étranges désordres du monde ni découragé sous la variété des croix et la multiplicité des affaires qui nous attendent presque inévitablement. Toutes ces choses doivent être supportées comme elles viennent, sans aucune prévision de notre part ni réflexion après coup. […]
D’autre part, nous devons avoir une grande patience pour nous-mêmes comme pour les autres, et vouloir porter nos fragilités, nos défaites et infirmités, comme nous le voyons chez les petits enfants, sans même désirer en être débarrasses avant le temps. Et de même que la croissance n’est pas complètement observée dans la nature et que ses étapes ne sont pas visibles, de même dans le domaine spirituel. Mais en Lui est la Vie, la force et la perfection. Il est tout, nous ne sommes rien. Le travail est sien, et c’est Lui qui l’accomplira. Soyons seulement petits et passifs et silencieux devant Lui874.
Figure périphérique, mais ami proche de James Keith, Georges Cheynes était un londonien originaire d’Aberdeen. Surnommé le « Falstaff d’Aberdeen », il partageait les tendances du groupe des Garden. Fallait-il l’inclure ici dans notre école du cœur ? Décision justifiée par son rôle de passeur reliant Hollande, Angleterre, Écosse. Cheynes était ami de Pope, de Richardson, du chirurgien Charles Maitland qui introduisit l’inoculation contre la variole en Angleterre. William Law, à qui il révéla frère Laurent et Jakob Böhme, respectait son autorité en matière de mystique. C’était un médecin à la mode à Bath, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une autorité respectée en matière de mystique. On le rencontrait dans les cafés littéraires « où il était tellement pénétré du vocabulaire guyonien qu’il ne parlait que de “foi nue et d’amour pur” »875. Une de ses lettres mentionne les mystiques suivants : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon.
Cheyne était en relations épistolaires avec un jacobite de Manchester, John Byrom : ce poète mit en vers anglais le cantique de madame Guyon « Charmante solitude, Cachot, aimable tour ? »876. En inventant la sténographie, Cheynes s’ouvrit les portes des salons aristocratiques et littéraires : il y discourait « sur les auteurs pour lesquels il éprouvait des passions successives ou simultanées… »877.
Un cercle spirituel se forma près d’Amsterdam autour du pasteur et éditeur Pierre Poiret (1646-1719). Il influencera le mystique et théologien Tersteegen (1697-1759) en lui faisant découvrir les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de Mme Guyon, que ce dernier traduira en partie878. Tersteegen sera apprécié par Sören Kierkegaard.
Ce protestant en marge des institutions879 fut contemporain de Jeanne-Marie Guyon, la précédant de deux ans et mourant deux ans après elle. C’est grâce à sa passion éditoriale que furent sauvées les œuvres de Bertot et celles de Guyon : sans son labeur, le témoignage guyonien édité se limiterait au Moyen court et au Commentaire du Cantique autrement dit presque rien. Trente-neuf volumes Guyon et quatre volumes Bertot couronnèrent ses précédentes entreprises éditoriales880. Issu de manuscrits souvent imparfaits, comparés et concaténés (pour les Torrents) ce travail considérable n’a été possible que grâce à l’acharnement et à la conviction du cercle spirituel qui entourait Poiret dans la plus grande discrétion.
Originaire de Metz, orphelin de père, il fut aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles ; remarqué par un pasteur, puis embauché comme précepteur, il poursuivit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, pasteur à vingt-trois ans, il se marie l’année suivante. Il découvre Descartes puis lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il est d’abord connu pour son travail intellectuel de grande rigueur sur la philosophie cartésienne : ses œuvres personnelles le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. Mais il vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam à trente ans. Disciple de « A.B. » pendant quatre ans jusqu’à la disparition de celle-ci, il travaille durant six ans à l’édition de ses œuvres en dix-neuf volumes : il en rédige lui-même une partie, puis leur introduction. C’est ainsi qu’il passa de la philosophie à la mystique, nous dit Marjolaine Chevallier :
Cet « homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral 881» va éditer d’autres mystiques. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, un village près de Leyde, où Spinoza avait vécu, et où les Collegiants, des protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. Une chronique biographique du XVIIIe siècle nous raconte :
« Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers […] Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté882. »
Indifférent aux opinions humaines, mais plein de bonté, il resta toujours pondéré dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés. Cette sagesse était le fruit d’une longue expérience intérieure :
Il y a entre eux [les prophètes cévenols] de très bonnes gens […] croyant bonnement être inspirés de Dieu ; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions […] sur l’extérieur et l’extraordinaire […] Il faut bien d’autres préparations et changements d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu […]883.
Il connaissait les dangers et les limites des plaisirs intellectuels :
Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens […]884.
S’il était réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens, il admirait la diversité des âmes sur lesquelles s’exerce la grâce divine :
[…] pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfants de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer […] il est à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble885.
Il y a une grande variété dans la constitution de nos âmes aussi bien que dans celle de nos corps, de nos habitudes, des obstacles que nous avons opposés diversement à Dieu, les uns d’une façon et les autres d’une autre. De plus, les conjonctures des temps et des lieux où l’on se trouve, et celle des personnes avec qui l’on doit vivre, ne pouvant que varier beaucoup, il résulte de tout cela que les voies tant intérieures qu’extérieures par le moyen desquelles on doit être débarrassé des divers empêchements où l’on est, et selon lesquelles on doit être travaillé et disposé pour revenir à l’union divine, ne peuvent être que de différentes manières. Dieu, qui veut par toutes sortes de moyens ramener les hommes à soi, et qui, connaissant parfaitement la différence de leur constitution, de leur faiblesse et de leur capacité, sait ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent porter, et voit ce dont ils ont de besoin et ce qui leur serait préjudiciable, a aussi tant de bonté que de vouloir bien accommoder ses voies et ses opérations à l’état où ils se trouvent, et les prendre du biais ou du côté qu’ils sont le plus prenables : les uns par des sensibilités (qui sont encore de différentes sortes) et les autres par des privations et des aridités, les uns par diverses sortes de douceurs et les autres par la voie des amertumes, les uns par des lumières singulières et les autres par la foi toute nue, les uns par des voies d’amour sensible et les autres par des voies de crainte ou de désolation ; les uns en opérant le plus fortement sur leurs entendements et les autres en agissant principalement sur leurs volontés ou sur d’autres de leurs facultés ; et ainsi d’une infinité d’autres conduites. Et comme dans cette diversité il s’est toujours trouvé quelques personnes qui ont excellemment correspondu à Dieu et que Dieu a élevées à un haut point de lumières et de grâces, quand le Seigneur les a ensuite poussés à écrire chacun selon sa voie et ses expériences, de là sont venus les caractères différents des écrivains mystiques dont je vais spécifier quelques-uns, à peu près dans l’ordre que vous me les avez proposés886.
Il affirme l’existence de la mystique que l’on ne peut démontrer, mais que l’on ne peut qu’expérimenter :
Elle est encore appelée mystique ou cachée parce qu’elle ne se peut démontrer à personne par aucun raisonnement, et qu’on n’en saurait prouver ni faire comprendre à d’autres la réalité et les vérités par aucunes idées. Il en est sur cela comme de toutes les choses d’expérience. On ne saurait par exemple prouver par raisonnement à une personne qui n’aurait jamais vu le soleil, que cet astre est brillant de clarté ni lui donner d’idée de ce qu’est sa lumière. On ne saurait par aucune démonstration faire comprendre à quelqu’un qui n’aurait jamais goûté de douceur, ce que c’est que la douceur. De même aussi ne peut-on faire comprendre à personne les lumières de cette divine science et sa force, si ce n’est en renvoyant ceux qui veulent l’apprendre à l’expérience et à la pratique fidèle des moyens que l’on y propose pour atteindre à sa jouissance, laquelle est indissoluble de la connaissance vive de ce qu’elle est, et avant laquelle on ne peut avoir aucune vraie idée de ce que ses termes signifient : ce qui est aussi la raison pourquoi les ignorants disent que ce n’est qu’un amas de mots qui ne signifient rien, tout de même que les termes de lumière et de couleurs sont des mots qui ne signifient rien à des aveugles-nés.887
Il déplore que les gens perdent leur temps dans l’extériorité de la religion et la critique aveugle de la mystique :
Le public, les hommes du monde ont bien d’autres affaires plus importantes et plus essentielles que de s’amuser à des dispositions qui ne regardent que des objets éternels, spirituels et permanents à jamais, que des choses dans lesquelles pourtant ils entreront bientôt en quittant tout le reste ! Ils font plus prudemment, à leur avis, d’employer à tout autre affaire le petit moment qui leur a été accordé pour se bien disposer à ces autres888.
Ils feront leur occupation principale de ces sortes de vains objets, de fadaises, de fables, d’histoires, de poésies, de critique, et de choses étrangères, auxquelles ils voudront lier et borner l’interprétation des Saintes Écritures, ne leur donnant qu’un sens tout extérieur et tout charnel pour en bâtir une Religion chrétienne qui ne soit proprement qu’une moralité pharisaïque, païenne et historique. Dites-leur qu’il faut s’habituer à regarder souvent l’objet divin et les choses divines dans son intérieur, priant et attendant que la lumière d’en haut vienne faire impression de ses divins rayons sur notre intellect, pendant que notre activité à faire des idées et des raisonnements sera dans le silence : en voilà assez pour vous faire traiter de quiétiste et de fanatique. Ils vous traiteront sans façon de chimère cette lumière d’en haut et toute impression qui n’est pas une idée de la fabrique de leur raison agissante. S’ils n’osent nier que l’on ne doive espérer de nouvelles lumières, ils vous diront que c’est de la critique et par l’activité de la raison qu’on doit les attendre, et qu’on ne saurait quitter cette raison sans tomber dans le fanatisme. De sorte que, si l’on s’aventure seulement à leur nommer quelques-unes des impressions que cette lumière divine a faites dans les âmes éclairées, fussent-elles toutes conformes aux paroles des Écritures et accordantes avec les divins mystères révélés, ils vous diront que c’est du galimatias, des imaginations creuses, des mots vides de sens, comme en effet les noms des couleurs et de la lumière le sont aux aveugles889.
Il s’énerve contre les adversaires qui ne tolèrent même pas l’utilisation d’un vocabulaire propre à la mystique :
C’est ici où l’on se récriera, sans doute, sur les mots inouïs du MOI et du SOI, de l’appropriation et de la désappropriation, des voies purgatives, illuminatives et unitives, de la passivité, de l’enfer spirituel, de la contemplation, de l’amour pur et désintéressé et le reste, qu’on veut faire passer pour un langage barbare et pour du galimatias. Mais à quoi bon ce vacarme puéril ? Ces termes-là sont aussi familiers et aussi intelligibles à ceux qui se mêlent des lectures de choses mystiques que le sont à chaque artisan les termes de leur métier, quoique d’autres ne les entendent pas, sans pourtant qu’ils le trouvent étranges et sans s’en moquer ridiculement. Et il en est de même de toutes les sciences et de toutes les professions. Je mets en fait qu’il n’en est aucune qui n’ait incomparablement plus de termes propres et particuliers que la Théologie mystique. De gros dictionnaires peuvent à peine épuiser les locutions de quelques-unes, et dans les matières spirituelles on se plaindra de dix ou vingt termes, tout au plus, qu’on n’entend pas, faute de vouloir s’y disposer avec application ! Ne serait-ce pas agir en idiot que de vouloir tourner en ridicule devant le public, les hypoténuses, les ellipses, les paraboles et les hyperboles et cent autres termes des géomètres, par la raison que la plupart des hommes n’y entendent rien ? Ceux qui ont quelque réputation à conserver devant le monde devraient avoir honte de songer seulement à l’impertinente puérilité de ses sortes de plaintes contre les Mystiques, après que ceux-ci ont averti qu’ils n’écrivent pas pour tout le monde, mais seulement pour ceux qui se rendront sérieusement et avec application aux choses et aux dispositions qu’ils prescrivent890
Il participe à la défense de l’amour pur et de la passiveté :
2.1. Or, comme pour y faire des réflexions particulières et pour contempler la lumière ou le soleil plus directement, il n’est pas nécessaire qu’un homme qui y est toujours exposé, fasse des efforts pour s’y mettre ni pour s’y appliquer comme de nouveau, mais qu’un petit mouvement d’œil et de pensée suffit pour cela, les mystiques en disent de même des vrais contemplatifs de la lumière divine, et Canfeld891 en fait comparaison à une manière de se ressouvenir de l’état où l’on se trouve. De plus, comme ceux qui sont dans la lumière ne sont pas empêchés par là de contempler successivement en mille manières une infinité d’objets tous différents, de même cette contemplation générale et continuelle de Dieu et de sa divine lumière est fort compatible avec une infinité d’espèces de contemplations particulières et différentes de la générale. Et enfin, comme, en jouissant actuellement et continuellement de la lumière du soleil, on n’est pas empêché par elle de s’appliquer à toutes les fonctions de devoir, de nécessité, de bienséance, mais qu’au contraire, on y est aidé incontestablement, il en est de même de la lumière divine pour ceux qui en jouissent et qui la contemplent892.
22. [...] On a dit que l’amour pur ruinait l’espérance en son sujet, s’il était vrai que ceux de cet état n’envisageassent et ne désirassent plus le bien, soit naturel soit surnaturel, par rapport à eux-mêmes et comme leur bien. La réponse que l’amour pur n’exclut que les désirs du bien conçus par un motif naturel, et non ceux qui sont conçus par un motif surnaturel, me paraît une nouvelle difficulté et même ne me paraît pas conforme à la vérité, étant clair comme le soleil que nul motif surnaturel ne peut inspirer aux âmes du degré de l’amour pur aucun acte incompatible avec ce pur amour, tel que serait l’acte de désirer le bien éternel par rapport à soi-même et pour soi-même. Il faut donc remarquer ici deux choses : l’une, qu’il n’y a plus de MOI ni de propre dans l’amour pur ; l’autre, que l’objet de l’espérance n’est pas le seul bien en tant que propre, mais aussi le bien, le beau, le juste, le parfait, comme appartenant et devant appartenir à celui qu’on aime. Ne voit-on pas dans le monde tant de personnes qui désirent et qui espèrent des biens, soit temporels soit spirituels, pour d’autres que pour elles-mêmes, et que cet amour est beaucoup plus pur que celui des désirs des biens propres ? L’amour pur ne reconnaît que Dieu seul et sa volonté. Tout le reste est un néant devant lui893.
2.5. Ceux qui ont condamné la doctrine de l’amour pur aussi bien que celle de la contemplation pourront être dès ici leurs propres juges, s’ils se demandent à eux-mêmes lequel des deux partis ils estimeront le plus, en cas qu’ils fussent maris, pères, maîtres ou souverains, si des épouses, des enfants, des serviteurs, des sujets qui les aimassent sans intérêt et pour l’amour d’eux-mêmes, ou bien de ceux qui les aimassent pour le motif de l’avantage qu’ils en attendraient ?894.
À la fin de sa vie, il fut un disciple aimé de Madame Guyon bien qu’ils ne soient jamais vus physiquement : quand on parla devant elle de Poiret :
[Madame Guyon] s’écria : « Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages », et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. [...] On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale, était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures895.
Marjolaine Chevallier nous raconte : « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis […] ils tentent de vivre dans les voies intérieures […] On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. » 896.
Les associés de Poiret forment autour de lui un cercle intime, au point qu’ils figurent avant sa famille dans son testament. Cette petite équipe comprenait quatre hommes et une femme, à savoir les deux frères Homfeld, Jean-Luc Wettstein, l’avocat van Ewijk et son épouse (« une “bonne amie”). Otto Homfeld et son frère Jodocus, originaires de l’Allemagne du Nord, étaient déjà liés à Poiret en 1692, puisqu’ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge en tête de son De Eruditione897. Otto était en relation avec le Dr. Keith à Londres, à qui il expédiait des livres de la maison d’édition d’Amsterdam898. Quant à Wettstein, l’imprimeur de l’équipe, n’étant pas pasteur, il eut la joie d’aller voir Mme Guyon à Blois. Toujours vivant en 1742 et converti au catholicisme, il allait tous les jours à pied à Leyde pour y entendre la messe, racontera Tersteegen.
Poiret édita jusqu’à sa mort les mystiques qu’il estimait, y compris des contemporains : parmi d’autres, la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe, etc. Il mettait Madame Guyon au même rang que les plus grands et considérait son édition comme la dernière tâche confiée par le Seigneur :
XXIV. Combien de saint Mystiques depuis le célèbre Taulère jusqu’à maintenant, à ne parler que de ceux qui ont été goûtés et approuvés des plus sages ? L’énumération en serait ennuyeuse [XXV] si par manière d’exemple on ne se bornait qu’à deux ou trois qu’il suffira de nommer simplement, comme Ruusbroec, Jean de la Croix, Sainte Thérèse, Angèle de Foligni, sainte Catherine de Gênes, Saint François de Sales, Jean de Saint Samson, et tout récemment le père J.-Joseph de Surin et la Vénérable M. Marie de l’Incarnation. On laisse à juger aux bonnes âmes qui liront les écrits qu’on leur présente ici, si la personne de l’Auteur ne mérite pas à bien juste raison de tenir rang en ce nombre…899
Il attrapa une pneumonie en mai 1719 :
Même dans son agonie, aux prises avec les plus brûlantes ardeurs de la fièvre et les plus pénibles angoisses de l’étouffement, le mourant […] s’en remettait à la volonté très aimable du Christ […] Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous », tout en lui et tout en ses amis qui se tenaient autour de lui900.
Il avait écrit :
XX 2. La dignité de chrétien à laquelle nous sommes appelés est si grande qu’il y a rien de plus relevé dans le monde et que tout autre chose n’est que bassesse en comparaison de celle-ci. Être chrétien, c’est renfermer ou posséder dans soi ce qu’il y a de plus grand [XXI] et de plus estimable non seulement sur la terre, mais même dans le ciel : c’est avoir dans soi Jésus-Christ et le S. Esprit par la foi et par la charité ; c’est y avoir aussi le Père, indissoluble d’avec le Fils et le Saint-Esprit ; c’est être le Temple vivant de la très Sainte Trinité, laquelle on adore dans son cœur et dans son esprit, qui sont ce même temple dans lequel on lui rend ce culte intérieur et d’esprit qu’il désire de nous, et où on le sert en qualité de prêtre-roi, comme parle saint Pierre ; c’est enfin être une nouvelle créature, qui n’est plus et ne vit plus à elle-même, mais à Jésus-Christ, l’Esprit duquel la régit, et fait en elle ce qui est agréable à Dieu. Tout cela sont [sic] autant de vérités que la parole de Dieu nous rend indubitables901.
Par leur activité inlassable, Poiret et ses amis eurent une influence considérable : ce sont leurs éditions 902 que reprendra Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme.
Vingt ans après la mort de Poiret, Gerhard Tersteegen (1697-1769), futur grand mystique piétiste, vint en pèlerinage en tant que disciple posthume. Son témoignage éclaire d’une douce lumière la fin d’un cercle qui ne comprenait plus que trois frères (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
Ils vivent contents, travaillant eux-mêmes le jardin qui fournit à leur cuisine. Ils ont une servante qui aime le bien [la vie intérieure] et fait le ménage. Le frère Otto Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans. Et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle, est à peu près de même âge., il est frère du Libraire si renommé d’Amsterdam qui a fait imprimer les ouvrages de Mme Guion et ceux de Poiret. Ce dit Wettstein a été familier dans la maison de Mme Guyon et a connu personnellement Mme Jane Leade. Le troisième frère est Israël Norraüs, Suédois de naissance. C’est après avoir été touché par les écrits d’Antoinette Bourignon qu’il quitta sa patrie, dans l’espoir de trouver M. Poiret ; mais ce dernier venait de mourir. Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la Grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux. Je n’ai rien trouvé dans mon voyage de Hollande qui m’ait autant récréé que sa présence. Sa mémoire et ses forces corporelles sont fort affaiblies, mais il ne perd jamais sa paix. Et quand on lui parle de sa science [il fut [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret], car il a été très savant, il répond avec un doux sourire : Je ne suis rien ». Quel bonheur j’avais à lui dire : « Frater tuus sum ! Nous sommes frères ! » 903
Nous verrons Tersteegen très influencé par ce qu’il avait vu en Hollande.
La figure de Wolf von Metternich n’est pas conventionnelle : elle illustre l’esprit du début du siècle des Lumières où se mélangent tendances mystiques, attraits anciens et curiosités nouvelles. Diplomate, écrivain et ami de Poiret, après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. À côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et acquit une certaine célébrité ; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilshommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne ! C’est malgré les conseils de Mme Guyon que le baron continua à s’intéresser à l’alchimie :
Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout904.
Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich905.
Poiret édita les écrits de son ami906. Le Baron avait été un Philadelphien et avait traduit en allemand la Theologia Mystica de Pordage. On lui attribue un livre de Ratione Fidei, le Fides et Ratio collatae édité par Poiret en 1707.907.
Nous trouvons l’écho de sa curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : « C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Écossais Lord Forbes of Pitsligo908 […] Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe 909 » où il fut en relation avec de nombreux spirituels. Lié avec Wolf von Metternich, Zinzendorf lui-même avait fortement subi l’influence de madame Guyon910.
Ce qui nous est parvenu de leur correspondance couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que madame Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.
Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier : « Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut »911. Il lui faut abandonner ses « lumières », ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : « Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu. » (L. 402).Lui qui cherche les appuis doit maintenant suivre les inspirations « délicates » de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.
Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :
Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu912.
Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : « Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. […] C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle ». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique et développe une savoureuse comparaison entre catholiques et protestants :
« Il n’y a personne ici que je connaisse parmi les catholiques, qui goûte les vérités mystiques : Dieu Se sert donc de ceux qui ne sont pas de cette communion. Et je vous assure, ma très chère mère, que la vie intérieure trouve beaucoup plus d’entrées parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils sont trop gênés et trop craintifs de tomber dans la censure de quiétisme ou autre. Ils n’osent pas même approuver publiquement des livres imprimés en France avec quantité d’approbations et qu’on a traduit en allemand, comme la vie de la bonne Armelle913, tant ils ont peur. [...]
« Que ferais-je donc dans une communion où les plus savants ne savent pas ce qu’ils doivent croire, et où l’on veut pourtant qu’on soit obligé sous peine de damnation éternelle de croire tous les articles de foi, ainsi appelés ? La foi chrétienne si simple et si proportionnée aux plus petites capacités, comment la pourrais-je trouver dans toute une armée d’articles de foi, rangés et ajustés avec tant d’art et de science humaine et scolastique ? [...]
« J’ai appris d’examiner les livres par le cœur et non pas par la tête, et d’en lire de toutes sortes, sans crainte de m’écarter, et de me nourrir de tout qui m’a touché le cœur. C’est cette liberté que je crois être nécessaire ou au moins fort utile pour avancer le règne intérieur, et qui fait qu’il se trouve parmi nous beaucoup plus qui le goûtent et qui lui donnent entrée que non pas parmi vous, où l’on a quasi bouché toutes les avenues. [...] Comment ne pourrais-je donc me soumettre de plein gré, n’y étant pas engagé par naissance, à la domination absolue des gens si ignorants dans les voies de Dieu ? À présent je suis comme une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs : je prends partout ce qui me nourrit, et laisse le reste914.
Il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure. Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement : « Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430). »
Avec Gerhard Tersteegen, nous abordons la génération suivante de ceux qui, sans avoir connu Mme Guyon, se sont nourris de ses écrits.
Venu en Hollande trop tard pour connaître Pierre Poiret, Tersteegen séjourna chez les « frères » à Rijnsburg et put observer le fonctionnement de leur petite communauté. De retour en Allemagne, avec l’aide de documents venus de Hollande, il traduisit en allemand des ouvrages édités par Poiret, en particulier une série de poèmes de madame Guyon commentant des Emblèmes, et aussi Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters. On a pu voir en lui un « Poiret allemand »915.
Contrairement à l’idée d’un protestantisme opposé à la vie intérieure, Tersteegen fut un profond mystique. En 1719, il se retira du monde, menant une vie de moine et vivant du tissage de rubans. En 1724, il vécut une très profonde expérience spirituelle qui le fit se consacrer au Christ. Après 1724, il renonça à la vie d’ermite et fonda une petite communauté fraternelle avec quelques disciples à Otterbeck près de Mülheim am Rhein.
Vivant de leur travail de tisserands, ils menaient une vie quasi monacale : « de 6 h. à 11 h., ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels916. » Considéré comme un véritable maître spirituel, il pensait qu’il était là seulement pour aider l’action du Christ dans l’âme. À la fin de sa vie, il rédigera la « règle de vie » d’une « communauté de vie fraternelle » de huit hommes et femmes. Il puisait ses références dans toute la littérature mystique, des Pères grecs à Madame Guyon. En contact avec d’autres spirituels (les frères de Herrnut, Zizendorf, des mennonites…), il appréciait aussi la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant917.
Tersteegen est d’une grande importance outre-Rhin pour ses écrits et ses poèmes mystiques. « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne celui qui s’abandonne totalement à lui918. Les poèmes du Petit jardin spirituel fleuri des âmes intérieures exaltent le cœur de l’homme habité par Dieu919. Ses Traités rassemblés dans le Chemin de vérité (1750) incitent à sortir de soi-même pour vivre en union avec le Christ présent en nous.
Voici avec quelles clarté et force de conviction il parle de l’expérience mystique920 :
« L’Esprit saint produit cet état — ou qualité de l’âme — en lui donnant à connaître intérieurement — pour l’une plutôt soudainement et violemment, pour une autre plutôt discrètement et progressivement —, d’une manière surnaturelle, vivante et puissante, la vérité et la gloire de l’essence du Dieu omniprésent et digne de tout amour.
« Cela fait naître en même temps dans l’âme un respect profond et inexprimable, une vénération, une admiration, une crainte d’enfant et une prosternation intérieure de tout ce qui est en elle devant la grandeur et la Présence de la majesté de Dieu. Cet être glorieux lui apparaît comme le seul qui soit élevé et grand, tandis qu’elle-même se considère avec toutes les autres créatures, comme inférieure, insignifiante et petite. […]
« Tout cela produit dans l’âme une sortie d’elle-même et de tout ce qui n’est pas Dieu, ainsi qu’une faim et une soif intérieures qui la poussent à se réfugier, oui, vraiment à rentrer et à pénétrer en Jésus-Christ avec qui elle s’unit en son fond ; par la dépendance constante de la foi, par le fait qu’elle entre et demeure en lui au fond d’elle-même, elle reçoit vraiment — et non seulement en imagination — grâce sur grâce, ainsi qu’une nouvelle force d’esprit et une énergie vitale essentielle par laquelle elle est pénétrée et rendue vivante ; ainsi, progressivement, toutes ses œuvres, paroles, pensées et inclinations intérieures et extérieures sont engendrées et animées par cette nouvelle source vitale […]
« La vraie piété, quant à elle, possède une « puissance divine » et transforme l’homme à partir de son fond, elle extrait avec force son cœur, son amour, son désir, sa confiance et toutes les facultés de l’âme hors de tout le créé, elle le lie à Dieu, son Origine, et le transporte dans une vie et une attitude réellement saintes et divines. »
La communauté qu’il avait fondée continua d’exister jusqu’au XIXe siècle au même endroit. Tersteegen sera attentivement lu par S. Kierkegaard (1813-1855).
Un lien direct est attesté entre la dame de Blois et Fleischbein, le plus important des spirituels guyoniens d’outre-Rhin : il passe par son épouse Pétronille, originaire d’Aix-la-Chapelle :
« On voit par ces traits et nombre d’autres pareils qu’elle [Mme Guyon] ne rejetait point les protestants, n’exigeait point d’eux de changer de religion, mais d’entrer dans les voies intérieures921. On sait qu’elle n’approuva pas le changement de Ramsay922, et que Milord Forbes ayant eu des tentations de se faire catholique et d’entrer dans un cloître, elle l’en empêcha, et lui prédit qu’il se marierait. Ce qui arriva en effet, car il épousa une demoiselle de Londres, fort riche. On raconte que le premier enfant qu’il en eut fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. Cette demoiselle d’Eschweiler fut ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur, enfant chéri et distingué de Mme Guyon, et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle923. »
Autrement dit, Pétronille était suffisamment proche de madame Guyon et unie à celle-ci pour diffuser sa présence spirituelle pendant le baptême. Après un séjour de quelques années au château de Fleischbein, Pétronille épousa Fleischbein en 1737 : elle avait 55 ans, lui 40 ans, ce qui laisse penser qu’il s’agissait d’une alliance scellée pour convenance924.
Né à Paris en 1688, dans une famille protestante qui se cachait après la Révocation de l’Édit de Nantes, Charles-Hector de Marsay partit avec ses parents pour le Refuge et se mit au service de l’Électeur de Hanovre. Au cours d’une maladie, il fut bouleversé par la lecture des œuvres d’Antoinette Bourignon (1616-1680) que Poiret avait éditées : il quitta le service des armes et se retira avec sa femme et deux disciples d’« A.B. » [Antoinette Bourignon] à Schwartzenau, près de Berlebourg, pour vivre en anachorète. Pour gagner sa vie, il apprit le métier d’horloger925.
C’est l’abbé de Watteville qui lui fit lire l’œuvre de madame Guyon en 1716 926. En 1717, il entreprit un voyage incognito pour se rendre à Blois, mais lorsqu’il arriva à Paris, il apprit qu’elle était morte depuis quatre mois927.
Il reçut cependant le choc spirituel dont il avait besoin quand il lut le recueil de poèmes guyoniens intitulé L’âme amante de son Dieu et en particulier le 17e emblème qui illustre 928 le Psaume 51, 19 : Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un coeur brisé ; Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé . Cette lecture provoqua chez Marsay un « abandon complet à Dieu » : « Je sentis une émotion très forte dans mon cœur, et Dieu me donna de voir exprimée dans ces mêmes rimes la nature de mon état intérieur. Qu’il plaise à Dieu, donc, de me conduire toujours aveuglément à travers la foi et l’abandon »929.
Cet homme entier décida alors de se laisser désormais conduire par les écrits de madame Guyon : disciple inconditionnel, son intransigeance était parfois difficile à supporter930. Seul comptait ce qu’il lisait chez madame Guyon, comme le raconte Oetinger, futur « père du piétisme souabe, qui avait fait sa connaissance dans la diligence de Francfort en 1728 : Marsay «faisait grande éloge de Mme Guyon, mais je lui dis que Mme Guyon n'avait pas été crucifiée pour nous. On ne devrait pas s'attacher de telle manière à un être humain. Cela le mit fortement en colère ». « En 1730, lors d'une visite que lui fit Oetinger dans son ermitage du comté de Wittgenstein, la dispute recommença : « à propos de la querelle guyonienne, il me récita, cependant, toujours la même rengaine. »
Après avoir refusé d’être enrôlé chez les Moraves par l’entreprenant Zizendorf931, il devint en 1732 le directeur spirituel de Fleischbein : ce piétiste, descendant d’une famille de marchands de Francfort, possédait une maison de maître, le château de Hainchen, non loin du comté de Wittgenstein. Dans la sécurité offerte par cette principauté ouverte aux dissidents religieux932, ils formèrent une communauté mystique. Celle-ci sera transférée au château de Pyrmont, d’où se poursuivra l’édition des auteurs qu’ils aimaient tant, dont Bertot933.
De cette communauté guyonienne, l’éditeur Haug de la « Bible de Berlebourg » décrit :
« une toute autre sorte de saints, qui étaient certes séparatistes, mais leurs esprits étaient tellement imprégnés des écrits de Bourignon et de Guyon, qu’ils vénéraient plus que la Bible elle-même. Monsieur de Marsay [...], qui puisait tous ses écrits de l’eau de ces sources, était l’idole de cette petite famille.934 »
Ils furent en relation avec Goethe alors jeune avocat à Frankfort, qui semble avoir été influencé par les Torrents dans son Chant de Mahomet, tandis que Lavater et le jeune Moritz s’opposent dans leurs jugements de quiétistes935. Nous disposons de quelques informations complémentaires recueillies par Chavannes936.
Sa femme meurt en 1740 et lui-même en 1755. Quelques-uns de ses nombreux écrits937 imprimés à Berlebourg seront réédités jusqu’en Amérique. La plupart sont aujourd’hui inaccessibles ou perdus.
Nous avons ici recours à son Commentaire sur l’Épître aux Hébreux et à ses Nouveaux Discours spirituels. Il est profondément inspiré par les écrits de monsieur Bertot et madame Guyon qu’il prend en modèles938. Il livre de précieuses informations sur l’intérieur mystique tel qu’il est vécu autour de 1740 en une délicate symbiose entre quiétisme d’origine catholique française et du piétisme d’origine protestante germanique. Cette symbiose en recherche d’unité permet de dépasser en partant d’un fond mystique expérimental commun les oppositions religieuses, ce qui reste chez nous de grande actualité.
La tradition issue de madame Guyon restait donc bien vivante une génération plus tard, au milieu du Siècle des Lumières : incarnée par Marsay, elle sera relayée par son dirigé Fleischbein, qui lui-même aidera intérieurement Dutoit939.
L’engagement et la puissance intérieure demeurent intacts, loin de l’affadissement futur lié à la sensibilité romantique.
16. Mais en vérité nous nous faisons grand (67) tort et arrêtons notre course et avancement vers Dieu infiniment quand, touchés de lui au dedans, ayant éprouvé sa présence, ou étant déjà devenu intérieurs en partie, nous résistons à ses attraits intérieurs, qui sont de nous tirer de notre multiplicité dans la prière et en toutes choses, pour nous simplifier toujours davantage ; lors que nous nous attachons à notre propre opérer, à nos discours, pensées et désirs ; que nous voulons toujours exciter ou réveiller par mille moyens, que nous prenons en main, croyant que nous allons périr et déchoir quand ces choses sensibles nous quittent ou semblent se ralentir ; ne comprenant pas que c’est Dieu qui nous invite à nous quitter nous-mêmes et notre propre faire, afin qu’il devienne lui-même notre vie et tout notre opérer ; oui afin qu’il bannisse le moi pour faire sa demeure en nous, et devenir l’âme de notre âme et la vie de notre vie ; ce qui ne se peut, si nous ne voulons pas abandonner nos propres opérations lors qu’il est temps de les quitter : nous voulons à toute force nous exciter et produire quelque sensibilité, et croyons qu’en nous tourmentant, fatiguant et agissant beaucoup par notre esprit propre, importunant Dieu, pour ainsi dire, pour nous les donner, nous faisons merveille ; et croyons avoir beaucoup gagné lorsque par ces efforts nous avons chassé la mort de nos contrées : je veux dire la sécheresse et l’impuissance que nous sentons, qui veut s’emparer de nous, pour nous dépouiller de nous même, nous faire mourir à nous, à tout appui sur nous et à notre faire, pour nous faire espérer en (68) Dieu seul ; et à désespérer de nous entièrement : nous inviter à nous livrer à lui à discrétion et sans réserve, à quoi nous sommes engagés seulement par cette expérience de notre impuissance à tout bien, oui à former seulement une bonne pensée. …
19. Cette parole (de saint Antoine, rapporté par Cassien dans la 9e conférence sur l’oraison continuelle) (*Madame Guyon Justifications 3e partie) la prière de celui qui prie (70) n’est pas parfaite, lorsqu’il sait qu’il prie, paraît obscure et peu compréhensible : voici comment je la comprends. … De même aussi de la respiration, un homme en santé respire l’air sans effort et sans qu’il fasse attention distincte ; il ne s’aperçoit de cette action que lors que quelque désordre dans ses parties lui empêche cette respiration ; alors il sent distinctement le besoin qu’il a de respirer, c’est la maladie qui le lui rend distinct. C’est aussi lorsque l’âme se veut séparer du corps que l’on sent son union qui souffre altération. Il en est de même de l’union de notre âme avec Dieu, qui est l’âme de notre âme et la vie de notre vie ; notre séparation de lui fait que nous sentons distinctement le besoin que nous avons de nous unir à lui par la prière qui est que notre cœur, notre amour, toute notre inclination se tourne vers lui, oui que toute notre attention se détourne, se sépare et quitte toutes les créatures et nous-mêmes, pour (71) s’unir et se tourner vers son Dieu, qui est son centre et le lieu de son repos : tant que nous faisons cette action de temps à autre, elle n’est pas continuelle, et elle est d’autant plus distincte, que nous sommes encore séparés ou éloignés de l’union divine ; mais plus cette union est continuelle, et plus elle devient imperceptible, jusqu’à ce qu’enfin notre union soit sans interruption ; et non plus momentanée, mais inséparable ; et que ce Dieu d’amour soit devenu notre vie ; je ne vis plus moi, c’est Christ, la parole Eternelle, qui vit en moi. Plus de séparation, plus d’altération : alors nous vivons en Dieu tout naturellement, notre état de mort a été englouti par sa vie : alors nous ne nous en apercevons plus distinctement ; notre prière est continuelle, nous ne distinguons plus que nous prions, c’est là prier sans cesse. …
Page 72. Discours II.
2. L’on éprouve que même tout ce que l’on avait appris dans la spéculation es accepté comme véritable n’avait que peu ou pas de réalité : n’avait produit qu’une foi historique, et que l’on ne sait rien du tout : c’est là où tu nous conduis Divin Docteur ! Que nous sommes obligés de confesser que nous ne savons ni n’entendons rien ; quand tu nous as amenés à cette pauvreté d’esprit, à cette humilité par l’expérience de notre incapacité et ignorance : alors dans son temps, ayant reconnu que tu es le seul Docteur… Tu viens quand il te plaît nous instruire, non par les sens extérieurs, mais au-dedans par ta parole efficace… (74) alors ce que tu nous enseignes est reconnu de nous pour vérité et réalité, il nous est approprié et n’est plus spéculatif, mais expérimental. … 4. Ce que notre Seigneur nous enseigne au-dedans, en comparaison de ce que nous apprenons au-dehors par notre mémoire, est aussi différent, ou me paraît l’être encore davantage ; que d’apprendre la géographie dans la carte, et la description d’un pays ou royaume que l’on lit : on en conçoit quelques idées ; mais c’est toute autre chose, lorsqu’on va soi-même dans ce royaume, on parcourt et voit tous les lieux et les villes ; on y converse, on apprend par sa propre expérience à connaître les maximes et les habitants, leurs mœurs, etc. …
Discours XVII. (158) De la vie de la foi. 1. Il est dit : que le juste vivra de foi. (Romain 1,17). Qu’est-ce que vivre de foi ? C’est vivre de confiance et de l’abandon, qui est produit par l’amour, entre les mains de l’objet que l’on aime ; sans soin ni souci de soi-même ; parce que l’on est tellement épris d’amour que l’on ne peut plus s’occuper de soi-même ni d’aucune autre chose, mais seulement de son objet que l’on aime ; il n’y a plus de place dans toute la capacité de l’homme qui ne soit remplie et occupée tout entière de son objet… que l’homme, non content de se laisser remplir, s’abîme et se submerge, se noie et se perde dans l’immensité de ce Dieu hors duquel il ne peut plus vivre. …
6. Mais lors qu’il plaît à Dieu d’ouvrir en nous, ou dans notre fond, un autre cabinet où toutes ces choses n’ont pas d’entrée ; où ce n’est plus notre propre esprit qui agit, mais où Dieu seul est le moteur et celui qui opère d’une manière toute spirituelle, séparée entièrement de tout ce que nous avons décrit jusqu’ici : alors nous entendons bien cette proposition de n’admettre aucune pensée ni choses bonnes ou mauvaises, mais Dieu seul. Dieu se manifestant dans notre fond et se communiquant à notre esprit, produit alors et est le principe des pensées qu’il fournit : celles-là sortent de ce fond du cœur, et on les accepte bien, parce qu’elles sortent de la vraie source ; elles ne sont plus versées par dehors, dedans la capacité sensitive de notre âme, mais sortent du fond du cœur ou de l’homme spirituel ; en se répandant dans cette partie sensitive de notre âme, elles se distinguent elles-mêmes par leur principe ; de même aussi que toutes les formes, Idées et opérations qui se répandent de ce fond, sur notre âme ; il n’est plus alors besoin que nous employions notre esprit et la lumière de notre entendement pour les examiner, les distinguer, etc. (170) Si nous voulions agir ainsi, comme ci-devant dans ces choses, cela ferait un effet tout contraire et nous embrouillerait ; nous expérimenterions que nous en sommes incapables, ceci surpassant nos facultés. Car ces opérations sortant du fonds divin qui est en nous portent un caractère divin ; se font accepter et connaître au même temps qu’elles se présentent ; elles sont reçues de notre volonté d’où elles naissent, sans avoir besoin d’examen et sans en souffrir : il n’y a ni doute ni hésitation ; elles apportent leur certitude et leur caractère légitime avec elles. C’est ce que dit notre Sauveur, mes brebis entendent ma voix, elles me suivent (Jean 10 verset 27) elles ne suivent point la voix des étrangers, et quiconque est dans cet état, comprendra fort bien et sans effort, qu’il faut pour y donner lieu, n’accepter aucune impression ni bonne ni mauvaise, selon la première manière dont il a été parlé.
7. C’est de là d’où vient le changement de conduite qu’expérimentent toutes les personnes spirituelles ou intérieures ; lesquelles, manque de comprendre l’opération de Dieu en elles, se font tant de soucis ; ne pouvant comprendre d’où vient qu’elles perdent toutes leurs forces et tout le goût qu’elles avaient ci-devant pour les bonnes et saintes pratiques ; et sont attirées à quitter tout cela pour donner lieu au silence et entrer dans la passiveté, si absolument nécessaire, pour que Dieu puisse manifester en nous, et faire prendre le dessus à cette vie de l’esprit, que nous avons perdue par notre chute et qu’il (171) recrée et renouvelle en nous par Jésus-Christ ; étant pour cela absolument nécessaire que nous mourions aux sens, à notre propre esprit, et vie propre. Mais ayant déjà beaucoup écrit sur cette matière, ceci suffit.
Discours XXII. Éclaircissement de la lettre de Monsieur Bertot qui est au 4e tome des lettres de Madame Guyon à la suite de la lettre 121.
7.... (186)... La valeur des actions ou œuvres de telles âmes, n’est plus taxée selon qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon le principe dont elles partent : c’est ce principe qui est Dieu, qui leur donne leur valeur : ainsi toute la bonté et l’excellence de ces œuvres, dépend de ce à quoi Dieu nous applique, et dont il veut que nous nous occupions pour le moment présent, sans choix propre de notre part ; et c’est cette manière d’agir et de souffrir qui nous communique une vie véritablement divine. Toute autre manière de vie, qui est selon notre choix, les actions ou bonnes œuvres que nous y pratiquons sont bonnes et vertueuses, mais elles ne sont pas Dieu ou faites en Dieu. C’est ce que Monsieur Bertot explique au long dans sa lettre du moment Divin. Voyez au 4e volume des lettres de Madame Guyon la lettre qui suit la 121e lettre. Voyez aussi les œuvres spirituelles de Monsieur Bertot 3e vol. Lettre 67.
8. Nous voyons donc par ce qui est dit ci-dessus, que ce n’est pas la chose en elle-même qui est Dieu, pour une telle âme, comme on pourrait le comprendre, mais que c’est Dieu qui est le principe de l’action de l’âme, dans la chose qu’elle fait ou souffre à chaque moment ; et que c’est ce que l’on a entendu en disant que Dieu est tout pour une telle âme.
... Croyez ô âmes dans lesquelles il a plu à Dieu de faire lever le germe de cette nouvelle vie par l’instinct subtil et délicat, mais très réel et puissant, que vous sentez au dedans de vous-même ; croyez certainement, que malgré tous les renversements, toutes les morts et les difficultés, que vous rencontrez, en vous laissant mener ou plutôt entraîner à cet attrait profond, que le chemin dans lequel il vous entraîne n’est autre chose que le divin tourbillon qui vous attirera jusqu’à ce qu’il vous ait ramené et réuni à votre Centre divin ; Dieu lui-même sera le lieu de votre repos... (page 17)
…
... Chaque homme en a plusieurs de ces esprits bienheureux qui sont ses gardes ; et quoique nous ne les voyons pas des yeux grossiers de notre corps, nous sentons bien leurs opérations… (p.21)
… Car cet attrait du centre qui nous incline et qui est la voie du bon berger, est bien plus subtil, plus spirituel et dégagé des sentiments des sens que n’est la manière dont nous sommes gouvernés sous l’état précédent de la loi… C’est un attrait doux et très profond qui nous incline à ce que Dieu demande de nous, ou nous donne un éloignement et répugnance pour ce qu’il ne veut pas que nous fassions, et cela nous paraît comme étant naturel, à cause qu’il est si simple. Si nous écoutons le raisonnement et les réflexions, les consultons pour hésiter si nous voulons suivre cet attrait doux et subtil, ou non, alors nous leur laissons écouler, il s’évanouit, ou est offusqué par les réflexions… (p.25)
… Mais le second état, que nous nommons l’état passif, par ce que notre Seigneur y requiert, que nous cessions de ces premières œuvres, pour lui laisser faire son œuvre en nous, en quoi notre travail actif ne ferait qu’interrompre et gâter son ouvrage qui est qu’il veut se former lui-même en nous, et nous recréer à son image, faire de nous une image vivante, vivifié de son esprit, ayant la même vie, les mêmes qualités et facultés que lui, en gardant la proportion qu’il y a toujours entre Dieu et la créature. (p.65
(p.108 sq.)… Cette âme expérimente, sans qu’elle y ait d’autre part de son côté, que de se laisser passivement aux opérations de l’esprit de Dieu en elle, comment notre Seigneur qui l’a prise pour son Épouse, lui charge sur elle et lui fait porter et sentir très réellement les faiblesses, les misères, les fautes d’ignorance et d’inadvertance des âmes dont il l’a chargée, elle est comme associée aux états par lesquels ces âmes passent, lesquelles sont dans l’opération de l’Esprit divin ; elles portent leurs états, comme si c’était leur état propre, quoique que notre Seigneur les y a fait passer il y a bien longtemps, elles portent leurs tentations de même, et elles en sont chargées de Dieu pour le bien de ces âmes, qui par cette aide et ce secours reçoivent une grande facilité à surmonter les tentations qui leur arrivent, et les difficultés qu’elles rencontrent dans le chemin de leur retour à Dieu, sont par cette aide allégée plus qu’on ne peut le comprendre.
Cette âme apostolique fait donc l’office du grand Sacrificateur qui opère ces choses uniquement par son Esprit en elle ; l’âme qu’elle porte est relevée facilement de ses fautes par ce moyen, rentre dans son abandon à Dieu par le sacrifice total d’elle-même qu’elle a fait et où elle est entretenue et aidée à le renouveler et à y rentrer, par l’aide de ce Sacrificateur, toutes les fois qu’elle tombe et se reprend tant soit peu elle-même, pourvu (109) qu’elle reste seulement dans son abandon quant à la volonté, et dans la docilité requise pour recevoir avec humilité, comme de Dieu, l’aide qu’elle sent bien lui être faite.
Tout ceci, et encore plus qu’on ne saurait décrire, s’opère sans l’activité ou la coopération de la créature qui ne peut en aucune manière prendre sur soi de telle charge envers qui il lui plaît : cela est impossible et n’aurait point de réalité ; mais il est opéré uniquement par l’esprit de Jésus-Christ dans l’âme, qui ne fait autre chose de son côté que de souffrir et de porter passivement, mais volontairement les états des âmes dont l’esprit de Jésus-Christ la charge ; ce qui ne lui cause pas de petite souffrance, et lui fait expérimenter elle-même, quoique sans comparaison et seulement selon la petite portion qui lui est donné à porter, ce que notre très adorable Sauveur a fait, souffert et porté pour opérer le salut des hommes qui veulent bien le recevoir, en se soumettant sous le joug de la croix.
Cet Esprit saint opère dans ces âmes les prières et les supplications selon le besoin des âmes dont elles portent les états, et ces prières sont toujours exaucées : car ce n’est pas elles, qui prient, mais c’est l’Esprit de Jésus-Christ qui prie en elle, et il est toujours exaucé : car notre Seigneur dit : Père je sais que tu m’exauces toujours.…
(p.171 :)
L’âme en laquelle il opère, non plus que nulle autre, ne peut rien aider ni contribuer et ne ferait que retarder et gâter ce bel ouvrage de notre Sauveur qui repeint son image dans l’âme. Tout ce que l’âme peut et doit faire est de demeurer en repos dans une passivité entière à son opération : comme la toile sur laquelle un très habile peintre voudrait peindre un excellent tableau…
(p.186 :)
… Gens de bonne volonté qui cherchent et veulent se distinguer par la piété, qui ont horreur de la corruption générale qui règne dans le monde et veulent s’en séparer au-dehors ; le font et établissent des confréries, se font des lois et des pratiques singulières, croyant par là devenir saints et parfaits. Mais ils expérimentent le contraire et l’esprit de Jésus-Christ leur demeure étranger quoiqu’ils se vantent de le posséder.
Cet esprit apporte dans l’âme où il règne la paix, l’union, la concorde : fuit les disputes et les dissensions, est tranquille et doit se caractériser par une conduite simple, humble, paisible… …
(p.202 :)
v. 24. Et veillons les uns sur les autres afin de nous entre'exciter à la charité aux bonnes œuvres.
Cette vigilance tire sa valeur de la subordination que l’esprit de Dieu a établie entre les âmes qui lui appartiennent et qu’il a unies ensemble pour s’entraider mutuellement les uns les autres. Cette union est si réelle et si étroite, comme les spirituelles, que lorsque quelqu’une des âmes que Dieu a ainsi unies avec d’autres ne sont pas fidèles à marcher dans la voie du renoncement à elles-mêmes et à toutes choses dans toute l’étendue de la volonté de Dieu pour elles, selon l’appel qu’il leur a donné, et qui leur est très bien connu : dès dis-je que ces personnes gauchissent tant soit peu de cet ordre, elles le sentent très vivement, par l’éloignement qu’elles aperçoivent avoir pour elles dans leur intérieur, et qu’elles se trouvent séparées d’elles sans savoir distinctement pourquoi, seulement (293) leur fond intérieur leur fait sentir très vivement de la séparation pour ces personnes auxquels elles sont si étroitement unies lorsqu’elles restent dans l’ordre de Dieu. Cela arrive surtout aux âmes qui sont les pères et mères de grâce à l’égard de leurs enfants, mon Dieu quels déchirements, quelles peines douleurs et agonies ne sentent pas ces mères de grâce pour leurs enfants…
(p.348 :)
… Car les vraies âmes apostoliques ne cherchent personne, il faut que la providence les produise, et les fasse connaître à ceux que Dieu veut aider par leur moyen, lesquels en ont la conviction intérieure, Dieu leur manifestant ces Pères et Mères de grâce, qui ne se produisent point eux-mêmes, et aiment toujours davantage d’être cachés que de paraître : car quoiqu’ils soient prêts de donner leur vie et de sacrifier toutes choses pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, ils n’ont aucun empressement d’agir pour cela, mais s’y laissent employer tranquillement, selon les occasions que Dieu en fait naître par sa providence. L’abandon, l’équilibre et l’égalité en toutes choses est le caractère que Dieu leur donne, ils se laissent tourner de tous les côtés, prêts à recevoir ceux qui leur demandent du secours, et prêts à les laisser, lorsqu’ils ne le veulent plus, contents que ce qu’ils croient que Dieu opère par eux ait son effet ou non, qu’il réussisse ou ne réussisse pas, sachant que c’est l’œuvre de Dieu et non la leur, et que Dieu (349) permet tous ces changements…
(p.353 :) Souffrir avec courage et ayant le sentiment de l’amour de Dieu auquel l’on se sacrifiait mille fois volontairement pour souffrir est bien agréable et consolant, et adoucit les souffrances les plus amères, les rend légères et faciles à porter. Mais souffrir en se sentant privé de toute force de tout courage de tout goût pour la souffrance, de tout amour pour Dieu, privée de toute vue et sentiment distinct que c’est pour Dieu et son amour que l’on souffre, sentir tout le contraire, comme n’étant que livré au mal et à tous les esprits malins, comme si on leur était abandonné en proie, pour exercer sur le corps et sur l’âme leur volonté. Ce sont là des souffrances amères et que Dieu fait porter aux âmes qu’il a auparavant conduites à son union centrale : elles n’ont donc la jouissance de Dieu qu’en foi. C’est l’esprit de la foi qui les soutient à l’insu du sentiment des sens dans ces souffrances si amères, et Dieu ne leur donne qu’autant de soutien sensible qu’il sait qu’elles en ont besoin pour ne pas succomber sous le poids des souffrances. Ainsi nous demeurons toujours étrangers sur la terre, dans ce monde où nous ne pouvons jouir d’une manière permanente de l’union de Dieu dans notre partie basse ou pour l’homme extérieur, qui est aussi loin et séparé du Centre que la terre des cieux. …
Jules Chavannes s’écarte très souvent de son héros Jean Philippe Dutoit pour présenter des guyoniens proches ou influents, ce que ne laissent pas deviner les titres de ses publications942.
Proche d’entre eux, il écrit à leur mémoire en apportant des précisions que l’on ne trouvera nulle part ailleurs ; elles furent très probablement confiées par les derniers fidèles. Chavannes publie peu de temps après leur disparition, et à Lausanne tout proche de Morges où se réunissaient ces guyoniens, ce qui rend le témoignage unique. Il informe longuement sur Fleischbein, le maître mystique de Dutoit et incidemment nous éclaire sur la mentalité propre aux cercles suisses romands et germaniques :
« Jean-Frédérich de Fleischbein, comte de Hayn, était né en 1700, dans une position brillante selon le monde. Élevé dans le luthéranisme, entouré d’une orthodoxie morte [!], il n’éprouva, pendant sa jeunesse, aucune impression religieuse vraiment sérieuse [pour tout Suisse !]. À l’âge de dix-huit ans, cependant, au moment de se battre en duel à Lunéville, où il faisait alors ses études â l’académie lorraine943, il (p.62) sentit au fond de son âme un besoin pressant de prier Dieu et de lui demander la grâce d’être préservé du malheur de devenir un meurtrier. Blessé grièvement lui-même dans cette rencontre par son adversaire Castel Banco, il comprit le danger de sa situation, et ce danger lui fit faire de solennelles réflexions. Ce ne fut toutefois que dans sa trentième année, que, touché de Dieu, il fut « converti foncièrement par la miséricorde divine » ce sont ses propres expressions.
Ayant passé, avant cette heure bénie, par de longs et douloureux moments de tristesse â l’occasion de ses péchés et du besoin qu’il sentait de renoncer au monde, il eut à souffrir d’une part de l’aveuglement des membres de sa famille et de ses amis, qui ne voyaient dans ce qu’il éprouvait que de l’exaltation et des accès de mélancolie, et de l’autre, de terreur des ecclésiastiques de sa communion, qui, au lieu d’apprécier à son juste prix cette angoisse morale dont il était atteint par un effet dé la grâce régénératrice, et de le conduire à la pénitence, lui faisaient une fausse application des doctrines saintes de la justification [...] Cette expérience personnelle et les réflexions qu’elle lui inspira, jointes à la lecture des auteurs mystiques, expliquent assez bien les tendances catholiques si sensibles chez M. de Fleischbein, et l’adoption des doctrines de l’Église romaine, y compris la purification après la mort, l’intercession pour les décédés, la médiation des saints, etc., doctrines qu’il « reconnaissait fondées sur tous les points, à l’exception pourtant de l’abus, du pouvoir outré, de la tyrannie et de la gêne de conscience que le clergé catholique s’arroge. »
Heureux d’avoir pu amener ses parents et ses sœurs aux voies de la vie intérieure, M. de Fleischbein se sentit pressé de consacrer spécialement ses propriétés et son château de Hayn au divin Enfant Jésus, pour réunir en son saint nom, dans ce lieu, plusieurs personnes partageant les mêmes vues, et également animées du désir de se consacrer au service du Seigneur944.
Mais revenons à M. de Fleischbein. En 1732, il fit la connaissance de M. de Marsay et de sa femme Clara Élisabeth, née de Callenberg, mystiques jouissant d’une haute considération, et il leur confia ; en 1735, le gouvernement de sa maison religieuse, en se mettant lui-même sous la direction spirituelle de son hôte945 […]
M. de Fleischbein s’était marié le 30 avril 1737 avec Mlle Pétronelle d’Eschweiler, originaire d’Aix-la-Chapelle, plus âgée que lui d’une quinzaine d’années ; mais leur union ne dura que pendant trois ans. Il perdit en 1740 cette épouse pieuse, qu’on avait jugée assez avancée dans les voies de la vie intérieure, pour tenir sur les fonts de baptême, à Blois, le premier enfant de Mylord Forbes, au nom de Mme Guyon, qui, bien que morte, fut envisagée comme présente à la cérémonie.946
La sainte maison de Hayn s’étant dissoute, M. de Fleischbein transporta son domicile à Pyrmont, où il passa le reste de ses jours avec sa sœur, Mme Sophie Élisabeth, veuve de Prüschenck de Lindenhof, qui partageait pleinement ses vues religieuses. Là il devint le centre auquel aboutissait naturellement l’union des mystiques d’Allemagne, et en particulier de ceux qui se rattachaient à Mme Guyon. Il y était en 1762, lorsque M. de Klinckowström, ayant quitté Lausanne, fut conduit par son zèle pour la propagation de la vie intérieure, à lui offrir sa collaboration dans l’œuvre qu’il avait entrepris de traduire et de publier en allemand les œuvres de Mme Guyon. M. de Fleischtein était précisément en prières pour demander à Dieu de lui faire trouver l’aide dont il avait besoin, lorsque lui arriva la lettre de M. de Klinckowström. Cette coïncidence leur parut à l’un et à l’autre une direction providentielle et comme un sceau [68) de bénédiction mis par le Seigneur sur leur projet. De ce jour commença entre eux une liaison intime, qui alla en se resserrant jusqu’à la fin de leur carrière terrestre.
Pyrmont qui, en vertu de ses eaux salutaires, était chaque année le rendez-vous d’une multitude de gens venus de tous les pays, offrait à M. de Fleischbein une position très favorable pour son prosélytisme. Sa correspondance prouve le zèle avec lequel sa sœur et lui cherchaient à se mettre en rapport avec les personnes de tout état, riches ou pauvres, qui leur paraissaient disposées à entrer dans les voies intérieures. Assistant les uns, sollicitant les autres de secourir ceux qui étaient dans le besoin, ils entretenaient entre tous leurs amis les liens d’une communion fraternelle, dont ils jouissaient d’être les intermédiaires.
Mais c’est surtout entre MM. de Fleischbein et de Klinckowström et Mlle Lucie de Fabrice, demeurant à Zelle, que s’établit une correspondance habituelle des plus intimes. Un volumineux recueil de lettres adressées par le premier à cette dernière, de 1787 à 1774, fait pénétrer dans cette liaison affectueuse, douce et bénie pour chacun des membres de ce trio d’âmes si parfaitement unies dans le Seigneur. Traduites en français par les soins de Mlle de Fabrice elle-même pour l’édification des amis de Lausanne, elles sont parvenues à ceux-ci comme un précieux trésor d’affection et de lumières ; et ils ont été heureux de se retrouver ainsi en communication avec le frère vénéré qui, pendant plusieurs années, avait été leur directeur supérieur, puisqu’il l’était de M. Dutoit lui-même. (69)
Un recueil bien plus considérable des lettres adressées par M. de Fleischbein au baron, dès le commencement de leur liaison en 1762 jusqu’à la mort du premier, dévoile d’une manière plus intime encore tout ce qui concernait l’union des amis, dans leurs diverses congrégations ou mégnies, pour nous servir de l’expression qu’ils employaient eux-mêmes, et permet de suivre le développement de leurs vues particulières, en consignant des renseignements que l’on chercherait vainement ailleurs. Écrites en allemand, ces lettres renfermaient un assez bon nombre de passages en français, relatifs aux communications les plus intimes, ou à la transcription des nouvelles reçues de Suisse. Elles contenaient souvent de petits feuillets détachés, en guise de post-scriptum, portant en tête cette suscription : À lire seul, ou Sujet secret, et destinés à être ou immédiatement détruits ou du moins soigneusement mis à part. Conservées religieusement par M. de Klinckowstrôm, ces lettres furent sauvées à la mort de celui-ci, ainsi que beaucoup de pièces provenant de M. de Fleischbein, par les soins et le dévouement à la cause mystique de Mile de Fabrice. Cette dernière était heureuse de pouvoir écrire à ce sujet, en 1775, à MM. Dutoit et Battit, qu’elle avait « tout lieu de croire que les héritiers de feu cher Philémon (c’est sous ce nom que les amis désignaient entre eux le baron) n’avaient rien retenu des papiers qu’il importait tant de retirer de leurs mains. »
La douce intimité constatée par cette correspondance assidue fut brisée par le décès de M. de Fleischbein qui (70) ainsi que nous l’avons déjà indiqué, mourut le 5 juin 1774. Par son testament, il avait désigné M. de Klinckowström comme son légataire peur la portion de son bien, 2500 écus d’empire, qu’il destinait aux amis de la vie intérieure. Mile Charlotte-Lucie-Frédérique de Fabrice était chargée de partager avec le baron l’administration qui lui était confiée, et de le remplacer en cas de décès. Communication devait être donnée à M. Dutoit de tout ce qui serait fait., en lui demandant son avis sur l’exécution du legs, constituant pour plusieurs inférieurs nécessiteux de petites rentes viagères. On voit par cette dernière disposition quelle était la haute confiance que M. Dutoit inspirait à M. de Fleischbein. Celui-ci prévoyait manifestement que le pieux ami de Lausanne serait appelé à le remplacer comme directeur général des âmes intérieures947.
Le vieux comte essayait de mettre en œuvre dans son château de Pyrmont les exercices de piété sévères qu’il pratiquait lui-même. « Il s’agissait d’un culte de silence et d’abandon en la présence de Dieu, recueillement auquel toute la maisonnée devait se joindre ». Nous en avons quelques échos, par un récit critique de J.Ch. Edelmann et surtout par l’expérience d’enfance de Karl-Philipp Moritz rapportée dans Anton Reiser948.
Bien d’autres figures se croisent :
« Un monsieur de Watteville que l’on nommait l’abbé, parce qu’il avait été consacré comme ministre dans l’Église réformée, a passé quelques mois chez nous à Hayn [la première demeure de Fleichbein en Prusse] dans l’été de 1738… c’était un excellent homme. Il voulut voir madame Guyon en 1717, mais elle venait de mourir lorsqu’il arriva à Paris. Mlle de Venoge, d’après ce que m’en a dit M. de Marsay, et comme cela m’a été confirmé plus tard, doit avoir été très avancée dans l’intérieur.949 »
Et Chavannes cite le « respectable M. Monod, chirurgien et maître de poste à Morges », marque les rapports de membres de la famille Watteville avec Zizendorf, Marsay, « le pieux pasteur Lutz, deux demoiselles désignées par Klink. comme intérieures de Berne ». Marsay est accueilli par Duval à Paris ; Treytorrens, « le courageux défenseur des piétistes » est persécuté dans le canton de Berne » ; Marsay est ami de Watteville ; d’autres noms apparaissent : Mlle de Penthaz, M. Magny, etc.950.
Dutoit sera en correspondance avec Jean-Guillaume de la Fléchère, vénérable pasteur à Madeley en Angleterre, qui succède à Wesley fondateur du Méthodisme951. Dans son dernier séjour à Nyon sa ville natale, de 1777 à 1780, ils se rencontrent952.
La mort de Fleischbein le 5 juin 1774 sera bientôt suivie par celle de Klinckowström, figure que nous évoquerons bientôt. Le comte l’avait désigné comme son légataire tandis que Mlle Fabrice de Zelle était chargée de le remplacer en cas de décès — qui se produisit moins d’un an après. Dutoit deviendra alors pour tous « leur grand directeur »953.
C’est par Klinckowström que Dutoit fut mis en rapport avec le comte Frédéric de Fleischbein. Dutoit le considérait comme son directeur tandis que celui-ci faisait de lui le plus grand cas — quoi qu’il désapprouvât certaines de ses théories philosophiques954. Dutoit écrivit alors :
« M. de Fleischbein m’a dirigé, et quinze ans je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé, Dieu m’ayant fait la grâce d’éviter l’erreur et le préjugé de ceux d’entre les protestants qui sont appelés aux voies intérieures, qui croient se pouvoir conduire tout seuls et n’avoir besoin de personne pour les diriger. C’est ainsi et au moyen de ce saint homme que j’ai évité une infinité de faux pas et d’erreurs et surtout celles qui étaient des réminiscences de la philosophie que j’avais tant cultivée dans ma jeunesse, où je croyais trouver la vérité et où j’ai vu enfin qu’il n’y avait que mensonge, mensonge et mensonge encore955. »
Le Traité de Dieu fut brûlé par Dutoit en 1764, mais par la suite il retournera à ses tendances, ce qui fera dire956 : « Qu’aurait pensé M. de Fleichbein du livre de la Philosophie divine ? » publié en 1790. « C’est donc une heureuse influence anti-intellectualiste que Fleischbein exerça sur son dirigé957. »
Fleischbein était reconnu comme un maître intérieur :
Dutoit en détresse avait écrit à Klinckowström : « Les anges ne savent pas ce que je souffre ». Ce dernier répondit : « Ils le sauront… si vous vous tenez collé au cœur de notre cher ami de Fleischbein d’une manière conforme à votre état et degré…958. »
Nous avons en manuscrit un résumé accompagné d’extraits substantiels de lettres de la vaste correspondance ente Fleischbein et Klinckowström. Traduite de l’allemand par un excellent connaisseur du cercle959, elle constitue un témoignage précis et vivant sur l’esprit du groupe de Lausanne portant sur le deuxième tiers du XVIIe siècle. En voici une partie960 éditée pour la première fois,. C’est un « zoom » porté sur les années critiques pour Dutoit de 1763-1764. Il illustre les problèmes rencontrés en fin de l’histoire de l’École du Coeur d’où la longueur accordée par indulgence.
Relevé d’une correspondance qui éclaire les divergences entre Fleischbein et Dutoit, deux figures influentes de la seconde moitié du siècle des Lumières. Les religions laissent place à des spéculations pré-scientifiques. Elles tentent de compenser l’affaiblissement de croyances religieuses et politiques.
Premier fascicule, Lettres 11e. 15 mars 1763.
(6)961. Dr Burckardt (méthodiste) méprise les mystiques en les appelant quiétistes, gens inutiles. Les écrits du cher et vénérable Dutoit feraient quelque chose de bien grand s’il faisait du docteur B[urckardt] un mystique. Mais qui sait ce que Dieu fait. Il suscite des sages, des prophètes, etc. M. Dutoit lui-même, un grand exemple de la grâce de Dieu. [Et] Même dans le clergé, parmi les savants, etc.
Deuxième fascicule, Lettre 2. 12 octobre 1763.
(6). Je crois que M D[utoit] sera le directeur d’une famille spirituelle, mais qu’il aura beaucoup à souffrir pour elle.
Lettre 7e du 6 janvier 1764.
(1). [...] Dès que vous m’eûtes fait connaître quelque chose de mon cher Théophile [Dutoit], je jugeai par un certain instinct de cœur et du fonds intime que son état était un état de lumière, et beaucoup de choses que vous n’en disiez étaient repoussées par mes principes. Le cahier d’écrits mystiques a justifié mes appréhensions et mes appréciations. Quant à la métempsycose, je n’ai rien signalé expressément dans cet écrit, parce que j’estime pour le moment du moins qu’il est dangereux d’y penser et encore plus d’en écrire. Je sais témoigner avec certitude que les opinions de Théophile sur ce point sont fausses et sans fondement. [...]
J’atteste devant la face de Dieu que mon sentiment intime (mein innerer Gründ) repousse absolument tout ce qui dans ses écrits est fondé directement ou indirectement sur ce principe de fausses lumières, et que je ne veux plus rien avoir à faire avec ces choses ni les lire ni les examiner. Ce n’est pas notre voie, ce n’est pas la voie qu’enseigne Mme Guyon dans ses divins écrits, c’est une voie en intelligence (verstand und vernunft), en raison, en partie éclairée, mais avec beaucoup d’erreurs, funeste et propre à entraver ceux qui cherchent la voie droite de la foi nue et obscure.
Les écrits de Théophile [...] ne peuvent que vous détourner de la foi intérieure pour vous pousser dans les spéculations. Ils vous feront perdre cette vocation si évidente que vous avez à une route simple, enfantine de foi obscure, pour [14] vous pousser dans cette voie des spéculations, où les savants s’égarent, et qui, lors même que vous vivriez des siècles, ne vous ferait jamais parvenir au but. Laissez toutes ces vaines spéculations et suivez la voie des enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui sont tels, a dit Jésus-Christ. [...] Vous ferez bien pendant longtemps de ne lire aucun autre livre spirituel, outre la sainte Écriture, que les ouvrages de Mme Guyon et de vous occuper à les traduire. Particulièrement si vous vous sentez troublé, tenté par la sécheresse et les distractions, appliquez-vous à ce travail de traduction, dans le recueillement et en présence de Dieu, qui vous fera connaître d’où viennent ces misères. Cela est absolument nécessaire pour votre avancement spirituel.
Quant au cher frère Théophile, il fera bien de brûler entièrement et sans exception ses écrits mystiques tout ce qui est fondé sur ces principes erronés que j’ai mentionnés plus haut, puis de se retirer dans sa voie de perte et de misère. Et quand la tentation d’écrire (tentation trop répandue) viendra le saisir d’une manière irrésistible qu’il écrive sur toute autre matière que les sujets spirituels. L’expérience lui en apprendra plus là-dessus que tout ce que je pourrais dire ici.
J’ai aussi commencé à lire la lettre de quatre demi-feuilles [?] du cher Théophile que vous avez bien voulu me communiquer. Il m’a été absolument impossible d’en poursuivre la lecture il m’est arrivé comme en lisant ses écrits mystiques ; je me suis senti jeté hors de mon centre et pressé dans le domaine de la raison et de la spéculation. Comme je ne puis pas lire cette lettre jusqu’au bout, j’ai l’honneur de vous la renvoyer avec mes humbles remerciements [...]962.
Lettre 8. 19 janvier 1764.
[...] J’ai déjà montré que ses enseignements [ceux de Dutoit] sont contraires à ceux de Mme Guyon, de même que ceux de tous les grands saints de l’église chrétienne, qui depuis le quatrième siècle ont rejeté la doctrine de Basilidès, d’Origène, des gnostiques et d’autres encore, doctrines que le cher frère Théophile a même exagérées en plusieurs points. [...]
Lettre 10. 17 février 1764.
Soyez certains que malgré ce que je vous aie écrit au sujet du cher et vénérable frère Théophile, mon union avec lui n’a nullement été interrompue. Je le vénère et l’aime comme auparavant, mais dès le commencement j’ai compris qu’il y aurait des choses sur lesquelles nous ne serions pas en harmonie.
M. de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström963.
Tout ce que me fait écrire le cher frère Théophile, tout ce que je sais de lui, m’a confirmé qu’il est dans un état de lumière ; qu’il a la vue et le goût de l’anéantissement, mais non pas encore l’état même ; qu’il lise ce que Mme Guyon, entre mille autres endroits, écrit de l’état d’Élie, et le passage admirable sur Habacuc 3 v. 3, etc. Elle y fait voir la différence de deux moyens : le plus éloigné, par tentations, persécutions et tourments inconcevables, a été le moyen dont Dieu s’est servi à l’égard de lui par le passé jusqu’ici. Le second moyen est celui que Mme Guyon décrit après le premier, et auquel, à ce que je crois, le cher frère Théophile est appelé. Toutes ces grandes choses en lui, que je respecte et révère pour ce qu’elles sont, et pour le temps destiné à cela disparaîtront ; il deviendra tout naturel, à ce qu’il paraîtra à lui et aux autres ; et comme par le passé il s’est ceint lui-même, et est allé où il a voulu, il viendra un temps où un autre le ceindra et le fera aller où il ne voudrait pas. [...] Dieu le veut amener dans la voie d’une foi nue et dépouillée de tout, et qui sera d’autant plus nue et dépouillée que plus il a été élevé par son état de lumière. [...] Dévorez, consumez ! écrivent Mme Guyon et M. Bertot ; son combat est en cédant et non en résistant. Il m’entendra. Cela est pour notre très cher Théophile, et non pas pour vous, Monsieur le Baron.
Pour ses écrits que je n’ai pas vus ni lus, je suspends mon jugement. Mais qu’ils [18] soient bons ou à rejeter, il faut toujours les abandonner à la divine providence, et son désir qu’il me paraît avoir pour qu’ils soient imprimés, m’est une marque certaine qu’il les a écrits dans un état de lumière. La marque infaillible d’un état consommé est l’extinction de tout désir, de toute volonté et de toute propre subsistance de l’âme ; ayant donc encore ce désir, c’est une marque certaine qu’il n’est pas encore dans l’état de consommation. Mme Guyon écrit que le seul désir pour travailler à la gloire de Dieu et au salut des hommes est ce qui rend une telle personne indigne, que Dieu se servirait de lui pour de telles choses. Il faut être mort à tout. Et si c’est Dieu qui met l’âme à désirer l’avancement de son règne et de la gloire, il donne en même temps à cette âme un acquiescement à sa sainte volonté et aux ordres de sa providence, ne faisant pas le moindre pas pour avancer le moment divin en l’accomplissement de ce que Dieu lui a fait connaître être sa volonté.
Cette règle est générale, et à moins d’un impulsion ou mouvement divins, à laquelle on ne peut pas résister, une telle âme, en sa consommation, n’agira jamais autrement que par la providence, et cette impulsion ou mouvement divin, irrésistible lorsqu’on l’a, n’est que pour ce qui nous regarde nous-mêmes à faire ou à entreprendre, si une autre personne doit y concourir, on le lui pourra dire, mais y pleinement acquiescer, si cette autre personne le refuse, la laissant à Dieu, indifférent si l’on se serait trompé ou non. C’est pour répondre à la visite ou vision de Mme Guyon, que le cher Théophile a eue, si la chose et que ses livres doivent être imprimés, est de Dieu, la providence en disposera, mais qu’il assure être sûr que l’impression lui soit faite, je ne puis pas croire que cette impression ou lumière soit de Dieu, d’autant moins qu’il assure que M. le Baron en sera l’instrument, cela dépendant de cette chère personne, et de l’inclination que Dieu lui en donnera, à quoi le cher Théophile faudra acquiescer, quand même cette vision serait de Dieu ou par [19] ordre de Dieu, ce qu’il n’est plus que douteux, parce qu’il y ajoute : [revoir les soulignements !] Voilà la vocation de laquelle je vous avertis… et Mme Guyon m’a dit de ne pas me mettre en peine et de m’immoler résolument. Ainsi vous n’aurez qu’à voir le concours et le moment de la providence, je ne puis presque pas douter que le cher Théophile n’a eu cette vision, que pour l’humilier, Dieu l’ayant permis, qu’un Esprit étranger lui est apparu sous la figure de Mme Guyon, ou si cela n’est pas une vision (sur quoi il ne s’explique pas positivement), que cela s’est fait en la manière intellectuelle, dont l’un ou l’autre sont des choses toujours très douteuses et qu’il faut toujours surpasser, ne s’y arrêtant pas un moment. La vision de l’excellent Fénelon qui vint auprès de lui étant au lit il y a deux ans… lui disant qu’il lui fallait passer l’océan avant que de pouvoir être uni à lui, cette vision pourra être d’un bon esprit, mais il devait toujours surpasser sans s’y arrêter un moment. Il ne le fit pas, car il écrit : Depuis quelque temps j’ai eu la certitude que cet océan avait été brisé devant moi et que je l’avais passé, etc. L’océan ne se brise pas et ne se passe pas en deux ans. Mme Guyon écrit que quelquefois dans vingt et trente ans les états des pertes jusqu’à la consommation ne se passaient pas. Rien n’est impossible à Dieu. Dieu pourra même exempter une âme de passer ces états à la manière commune, mais ordinairement cela ne se fait pas. Et même l’assurance qu’il écrit en avoir n’est qu’une preuve convaincante qu’il n’a pas passé l’Océan. Saint Jean de la Croix écrit positivement (à ce que je m’en souviens, car il y a trente ans que je ne l’ai pas lu) il écrit que ceux qui étaient encore en chemin croyaient qu’ils étaient arrivés au terme de la vie divine, mais que ceux qui y étaient arrivés véritablement ne croyaient pas. La raison est que les premiers ont des lumières en leur propre capacité de l’âme qui les éblouissent et la leur font croire ; mais les derniers restant dans leur anéantissement, qui les empêche de savoir eux-mêmes et jugeant par intervalles de leurs misères et de leur néant, ils ne le peuvent pas croire, à moins que [20] par mouvements divins et pour le bien des autres, Dieu leur fait dire ou écrire quelque chose de leur état véritable, ce qui passe et qu’ils oublient dans le moment.
Il m’a paru bien extraordinaire ce qu’il a écrit de moi-même. Mme Guyon, écrit-il, venait alors me rassurer entre l’esprit de M. de Fleischbein qu’il venait toujours pour me faire brûler ce qui était écrit du Traité de Dieu (note 1), et cela durant plusieurs jours, sous la raison qu’il y avait des choses est trop long et aussi douteuse. Il me talonnait, etc. Il est vrai, et ma sœur le peut attester que depuis longtemps je lui disais que le cher Théophile, suivant mon exemple, ferait bien de brûler tous ses écrits qui avaient de l’extraordinaire et qu’il ferait [21] bien d’entrer de bonne foi dans la voie de perte. C’est ce que j’ai dit cent fois à ma sœur, mais aussi c’est tout, ayant en horreur toutes les opérations magiques : et lorsque je prie pour lui, je prie Dieu qu’il lui fasse ouvrir les yeux pour voir le grand danger de sa voie de lumière, et de le conduire dans la voie de la foi obscure et nue, et cela pour le bien de lui-même et de toutes les âmes que Dieu lui a adressées ; étant certain que s’il reste dans sa voie et si les autres le suivent, cela aboutira sinon à une chute et scandale notable, du moins cela arrêtera le grand œuvre qu’il semble que Dieu se veut préparer en Suisse.
(note 1)
Je savais bien que le cher frère Théophile écrivait des traités mystiques, et de diverses matières, mais pour ce Traité de Dieu en particulier, je n’en savais absolument rien. Je ne pouvais donc pas penser en ce temps, qu’il devait brûler le dit traité, quoique je pensasse qu’il ferait bien de brûler tous ses traités mystiques qui contenaient ces choses extraordinaires. Il faut donc que ce ait été un esprit étranger qui ait pris mon nom ou ma figure, à le talonner et pousser à brûler ce traité, et qui après est pris la figure ou forme et le nom de Mme Guyon, pour, sous prétexte de le rassurer contre moi, l’ait voulu préoccuper contre moi, et contre mes sentiments à l’égard de lui, prétendant par là de l’engager à faire son possible pour l’impression de ses ouvrages, afin de jeter par là du blâme sur les voies intérieures, enseignées principalement dans les divins écrits de Mme e Guyon, de les décrier par les gens d’étude, qui n’approuvent certainement pas les écrits mystiques de Théophile, de faire traiter les voies intérieures de folie, imaginations et fanatisme par les mondains et libertins, de détourner les vrais intérieurs de cette voie divine pour les faire donner dans les spéculations, choses extraordinaires et dans le fanatisme ; mais enfin pour empêcher par là l’avancement du règne de par le vrai [21] intérieur. Ça été le véritable but de cet esprit impur, qui est apparu (visiblement ou en manière intellectuelle) ou cher Théophile, prenant premièrement mon nom et l’idée de ma personne, et depuis le nom et la figure de Mme Guyon. Le cher frère Théophile est assez illuminé et savant dans ces sortes de matières pour connaître, si le veut sincèrement, que certainement il a été la dupe de cet esprit impur, qui le mène tout droit dans le fanatisme, s’il ne s’en retire promptement et sagement. J’ai marqué dans mon écrit français précédent que sa voie de lumière et bien des points de sa doctrine sont directement opposés à ce que Mme Guyon a écrit, touchant ces choses. Quelle apparence n’y a-t-il donc que cette très grande Sainte lui soit apparue véritablement pour le rassurer contre des conseils entièrement conformes à ses doctrines (qui sont celles de l’Écriture sainte et de la Sainte Église de Jésus-Christ,) et qu’elle l’ait poussé à faire imprimer ses ouvrages mystiques et à s’immoler pour cela. Saint Paul écrit : S’il vient un Ange qui prêche un autre Évangile que… qu’il soit anathème Je dis hardiment à cet esprit impur d’une qui a pris la forme et le nom de Mme Guyon, la même chose.
[22] Quant à ses écrits, j’en ai écrit les sentiments de ceux que j’ai vus et lus, c’est-à-dire le cahier des Discours ; et je suis encore du même sentiment. En général il fera bien de se poser les bornes pour ne jamais avancer quelque chose qu’il ne trouve pas autorisé et fondé dans les saints mystiques reçus et approuvés par l’Église. Encore doit-il éviter tous les mots et expressions inusitées ; ils sont toujours la marque d’un état de lumière dans lequel on voit les choses de loin, sans les posséder réellement. Si ses écrits, comme je ne puis pas douter, sont fondés sur des principes conformes à ceux qui sont dans le cahier des Discours, et principalement s’ils contiennent des expressions extraordinaires et inusitées, le meilleur est de brûler ces écrits. Les Sermons qu’il a faits et qui sont imprimés sont édifiants ; s’il a donc un attrait ou une envie irrésistible d’écrire des choses spirituelles, qu’il écrive des sermons semblables, se contenant dans les bornes ci-dessus marquées.
Quant à mes propres écrits, j’embrasserais avec beaucoup de joie le moment, si Dieu m’ordonnait de les brûler tous, ne les estimant autrement, autant que Dieu les veut encore souffrir et ne me donne pas le mouvement de les brûler ; mais si un autre les brûlerait, j’en serais parfaitement content, ne doutant pas qu’il le ferait par ordre ou par mission de Dieu et de sa Providence. Qu’on les corrige, les change, cela ne me touche pas (mais qu’on ne m’attribue pas des changements notables) ; ce n’est plus mon affaire. Ils sont entièrement abandonnés à ce que Dieu en ordonnera. Si j’ose encore souhaiter quelque chose, j’ai l’inclination qu’ils ne soient pas souvent rendus publics pendant ma vie. Qu’on ne dise pas : il y a pourtant de belles choses dedans, ce serait dommage de les brûler. Nullement. Dieu est si absolument indépendant de tout moyen qu’il fera son œuvre sans le concours d’un instrument si chétif et si misérable que je suis.
Voilà Monsieur le baron, mes sentiments à l’égard du très cher frère Théophile, de ses écrits et des miens, et je proteste devant Dieu que cela est véritable autant que je puis juger [23] de moi et de mon intérieur. Je ne vous dis pas, Monsieur le Baron, de faire savoir mes dits sentiments au cher frère Théophile, et aussi n’y suis-je pas contraire que vous le fassiez. Je le laisse à vous et à ce que Dieu nous en fera connaître, et vous inclinera de faire. Si vous écrivez au cher Théophile quelques mots de moi, faites-lui et à ses chers associés, mes salutations très cordiales, que je l’aime et le révère grandement, et que je souhaite de tout mon cœur que Dieu l’arrache de ses voies extraordinaires de lumière si dangereuses pour lui et pour tous ceux que Dieu a confiés à ses soins.
[Tout le reste de la lettre est en allemand, nous en extrayons encore ce qui suit :]
[…] Mme Guyon, notre chère spirituelle et sainte mère, avait, comme sa vie le montre, des rapports avec des âmes qui étaient pareillement dans un état de lumière, comme le frère Anselme par exemple. Elle les estimait beaucoup, et les révérait comme des personnages réellement saints, quoique non encore consommés (überge gangen) en Dieu. Nous pouvons donc et nous devons faire grand cas de notre cher frère Théophile et le vénérer, mais sans nous laisser enlacer dans son état de lumière, et sans approuver les lumières et les vues qui ne sont pas d’accord avec l’enseignement général des saints auteurs mystiques de l’Église catholique. Pour ce qui me concerne, je ne puis absolument pas adopter ces vues, je dois au contraire m’y opposer et les combattre. C’est ce que j’ai fait dans mon écrit du mois passé, et je le ferai encore partout si Dieu m’y poussera. Ces vues feraient un horrible ravage si on les publiait, et je n’y donnerai jamais mon assentiment. Quant à ce qu’il écrit au sujet des premiers Élohim ou Innés [?], je n’ai aucune idée à cet égard, et de telles recherches ne sont pas mon affaire, je n’écris que des lettres et je travaille à mes traductions. Quant au reste je demeure à ma place, comme Mme Guyon le dit du ver. Je ne le ferai pas de nouvel essai de pénétrer dans les lumières de Théophile, j’en ai dit ma façon de penser et je m’y tiens. [...]
Distinction de l’enthousiasme et du fanatisme.
Les âmes qui appartiennent à Jésus-Christ reçoivent immédiatement l’esprit de Dieu pour se diriger dans toutes les circonstances de la vie.
Celles qui sont dans des degrés inférieurs et qui sont encore sur le chemin sont conduites d’une manière médiate par un bon ange, et celles qui sont amenées à l’intérieur, dans le désert de la foi obscure, ou qui y marchent réellement, sont conduites par un ange de la hiérarchie de Michel l’ange du pur amour, comme Mme Guyon l’atteste.
Les âmes qui sont dans l’obscurité de la foi, lorsqu’elles entrent dans leur propre esprit, tout comme les âmes qui sont dans l’état de lumière, peuvent être entraînées dans le fanatisme, mais les premières bien plus difficilement que les dernières. On tombe dans le fanatisme lorsqu’on suit son propre esprit, ses imaginations, ses propres vues, et de fausses lumières (ce qui comprend tout l’extraordinaire) et lorsqu’on prend ces choses pour divines et venant de Dieu lui-même.
Pour ces deux classes d’âmes, le plus sûr est d’avoir un directeur bien expérimenté dans les voies de Dieu et de suivre aveuglément ses avis. C’est ce que conseillent et attestent Mme Guyon, M. Bertot, tous les mystiques, les anciens anachorètes, et même Origène, lui qui était dans un état de lumière.
Dans les deux voies, mais bien plus dans la dernière, il survient des choses que l’on appelle invitations (ou exigences) et les âmes se croient poussées de Dieu à faire ceci ou cela, et il est souvent assez difficile de discerner si ces choses viennent de Dieu, ou de la mauvaise nature de l’homme, ou d’un esprit impur se déguisant en ange de lumière. Les âmes auxquelles pareilles choses arrivent ne savent pas en général faire cette distinction et demeurent souvent bien des années, quelquefois même toute leur vie dans l’incertitude, si une telle sommation qu’elles ont eue, à laquelle elles ont peut-être obéi, venait de Dieu ou non. Un directeur expérimenté leur serait de toute utilité.
Lettre 13. 3 avril 1764.
Théophile est sans aucun doute appelé à l’anéantissement, mais il devra travailler de tout son pouvoir à se débarrasser de ses lumières (en outrepassant [dürch ûberschreiten] ce qu’il se sent irrésistiblement poussé à écrire immédiatement : de telles lumières sont à brûler). Il faut qu’il entre dans l’obscurité de la foi et même qu’il demeure dans sa vie de perte, s’il veut accomplir sa vocation de Dieu sur la terre. Quant aux voies et aux états de perte ou d’anéantissement (comme il veut les nommer) une âme fidèle ne peut pas en sortir par ses propres efforts. La toute-puissance de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ, peut seule en tirer ; c’est là son droit de Sauveur.
Il n’est pas douteux que des personnes en état de lumière puissent avoir de bonnes lumières, et même des lumières venant de Dieu, mais pour de telles âmes ce ne sont que des lumières médiates. Dans mon opinion (que je laisse toutefois à l’examen des autres) les lumières venant des Séraphins sont données aux cœurs dans lesquels l’Esprit habite ; et qui ont l’expérience de l’amour divin. Mais les lumières qui sont données essentiellement à l’intelligence, démonstrativement, sont pour la plupart des lumières de Chérubins quoiqu’elles puissent aussi venir en partie du cœur, ou de l’esprit, ou du fond de l’âme, mais les unes et les autres sont des lumières médiates. Elles ont quelque chose de brillant, un certain éclat, quelque chose qui se donne à discerner en tant que lumières.
Les lumières immédiates au contraire, aucune âme ne peut les avoir que celles dans lesquelles Jésus-Christ est né mystiquement. Ces lumières immédiates n’ont rien de brillant, ni quoi que ce soit qui les fasse distinguer comme lumière. On connaît un mystère ou une vérité, sans savoir comment on a pu les connaître, et on est très étonné de les connaître (lorsqu’on vient à y réfléchir). C’est là la vraie connaissance (science), celle des lumières immédiates, comme Mme Guyon l’atteste. [...]
Lettre 14. 13 avril 1764.
[…] Je suis au reste très réjoui des excellentes dispositions du cher frère Théophile. Quant à l’extérieur de sa mission, il n’en sera plus question, du moins pour un très longtemps ; excepté ses directions à ses enfants de grâce, direction qui ne devra point cesser, et que des enfants ne pourront point abandonner, si des deux parts ils ne veulent pas marcher hors de l’ordre de Dieu. Il leur sera bien plus utile qu’il ne l’a jamais pu être auparavant et ses paroles porteront coup, comme le dit Mme Guyon dans une de ses lettres.
Je pense qu’il renoncera bientôt à son travail d’écrire des sermons, Dieu lui en donnera du dégoût, et le mettra peut-être dans l’impuissance de faire. Il éprouvera encore des choses, qu’il n’aurait jamais pu imaginer ; car la mesure de son élévation précédente sera celle de son futur abaissement, cela ne peut pas m’en manquer, puisqu’il doit être anéanti dans le degré de sa vocation, et puisqu’il persévère avec fidélité dans sa voie de foi obscure. Je me sens très intimement uni avec lui, et je conçois de très grandes espérances quant au progrès de l’œuvre de Dieu dans les âmes en Suisse. Il faut maintenant qu’il naisse à la croix, puisqu’il était auparavant dans le danger d’une entière perdition, s’il avait persévéré dans la voie de lumière. Dieu a fait ici une grande œuvre, qui ne sera bien connue que dans l’éternité, et qui sera en particulier un sujet de grande bénédiction pour mon chérisssime patrons, ce qui est pour moi une grande joie.
Lettre 15. 24 avril 1764.
J’espère que le cher frère Théophile s’avancera maintenant sans obstacle et de plus en plus dans le désert de la foi obscure. Oh ! Qu’il sera étonné lorsque les nombreuses richesses spirituelles qui lui sont encore laissées lui seront ôtées, et quand il reconnaîtra seulement alors qu’il les a possédés ! Aussi parce que Né... adnazar pouvait avoir des richesses spirituelles pendant les sept ans qu’il a passés au milieu des bêtes sauvages, peut-il nous en et laisser dans les états de perte.
Il est à son sens comme écrasé, mais ce n’est qu’un éblouissement qui l’amènera successivement dans le lieu où Dieu veut l’avoir. Dieu a accompli ici une vraie merveille, non par moi qui n’ai fait que témoigner ce que je savais par expérience être la vérité, mais en ceci, qu’il a incliné ce cher frère à renoncer à son propre esprit et à ses prétendues lumières, par où il a sauvé son âme d’une chute grave dont il était bien près, et encore en ce que les âmes qui lui sont unies sont mises à l’abri de ses dangereuses lumières et introduites dans l’obscurité de la foi. Et ainsi il leur sera encore d’une grande utilité, non pas tant comme auparavant par la direction, mais par la souffrance.
Et vous, mon cher patron, comme vous avez été réveillé par lui et qu’il vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Mais puisqu’il témoigne qu’une correspondance étendue et trop fréquente lui est onéreuse, il faut que nous nous confirmions à son désir. Je suppose qu’il est plus jeune que moi de plusieurs années ; il me survivra donc probablement. Ceci établit entre vous deux une union subordonnée qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans voie. Suivez-le donc comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. [...]
Lettre 16. 15 mai 1764.
Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile, et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. La Combe a comme lui été transporté tout à coup d’un état de grande lumière où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voix obscure. On aurait pu croire que Dieu le destinait à de grandes choses éclatantes, et il a été jusqu’à sa mort dans la captivité et dans l’exil, tandis que son intérieur était pareillement dans l’obscurité, comme le montre sa dernière lettre à Mme Guyon. Néanmoins il était dans un état apostolique véritablement très élevé. Mais tout demeura caché en Dieu, et cela aux yeux du monde, ignoré même des âmes pieuses, à l’exception de ce que Mme Guyon en a révélé d’après une vraie lumière divine. Cela appartient aux Magnalia Dei que les grandes choses et les œuvres les plus sublimes, il les accomplit dans et par le Néant.
Théophile sera certainement aussi employé à l’œuvre de Dieu, quand il se laissera détruire jusqu’au fond, et qui laissera abattre en lui tout ce qui est grand. Il sera bien sûr plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. En outre son esprit sera fortifié en Dieu dans la mesure où il sera dépris de lui-même. Que ses enfants de grâce le suivent pas à pas dans l’abîme de l’abaissement. Par là je suis convaincu que l’œuvre de Dieu avancera prochainement parmi ces chers [31] frères, et cela sans éclat extérieur et sans grande apparence.
Que les âmes intérieures marchent ainsi, et elles deviendront dans leur pays la petite semence de moutarde pour le royaume spirituel de Jésus-Christ. Qu’elle ne cherche pas d’autre directeur que Théophile que Dieu a destiné à cela et qu’ils reconnaîtront comme un berger fidèle dans cet abaissement que chacun doit éprouver pour sa part Vermis sum et non homo. Il éprouvera que ni lui ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies tout ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né si souvent cité par Mme Guyon : « Comment as-tu recouvré la vue ? - Il a mis de la boue sur mes yeux. »
C’est aussi la seule chose que j’aie à répondre, d’après votre dernière lettre, à l’écrit du cher frère Baillif pour lui et pour Madame son épouse. (Quant aux éloges qu’il me donne, je ne puis rien répondre, je ne les accepte pas.) Dieu ne me donne rien pour eux que ce qu’ils peuvent savoir par la lumière générale, et par les conseils qu’ils tireront des écrits de Mme Guyon. Pour les cas particuliers, Dieu donnera lumière et sagesse au cher frère Théophile pour leur faire connaître à l’un et à l’autre sa sainte volonté. Ce qu’ils ont admiré jusqu’ici dans ce cher Théophile n’était que de brillantes bagatelles ; et ce qu’il les met maintenant dans l’étonnement, savoir que Dieu a commencé à renverser et à briser cette âme grande et douée de tant de grâce, ce sont de grandes, glorieuses et même divines merveilles, dont le résultat sera, s’ils viennent à connaître eux-mêmes par expérience la lumière de la vérité, de leur faire considérer le cher Théophile comme bien plus élevé et bien plus heureux, que lorsqu’il brillait à leurs yeux encore charnels d’un si grand éclat. [...]
PS.
Mon chérissime patron me permettra de faire encore quelques réflexions au sujet des chers frères et sœurs de la Suisse. C’est évidemment une œuvre du Seigneur qui s’est faite parmi eux, mais ils étaient tous bien près du fanatisme, ce qui aurait fini par un effroyable scandale ; et l’œuvre du Seigneur et ses voies auraient fini là calomniées. Dieu commence à les en tirer, et cela par leur capitaine spirituel, celui-ci devait le premier descendre dans les humiliations, sans quoi les autres n’auraient pas pu revenir dans l’ordre de Dieu. Par ce qu’on forme ensemble une famille spirituelle, qu’un membre dépend d’un autre, et reçoit la nourriture par son canal, si l’on veut se séparer sans être introduit immédiatement dans une autre famille spirituelle, on périra infailliblement.
Que l’on est heureux d’être introduit dès le commencement dans la voie de la foi obscure par les enseignements de notre sainte mère, et d’être conduit dans l’obéissance et dans la subordination qui sont ici d’une nécessité indispensable ! Combien de faux pas l’on évite ainsi ! Mais il arrive souvent que l’on présente aux âmes dirigées des vérités qui étant au-dessus de leur capacité ou plutôt de leur état propre (spécial) leur sont indigestes, ce qui occasionne, comme l’écrit Madame Guyon, de terribles écarts, qui exigent beaucoup de temps, jusqu’à [ce que] tout revienne en ordre, et qui arrêtent extrêmement les âmes. Elles veulent éviter ceci ou cela, d’après leurs propres sentiments ou leurs intérêts, et les choses qu’elles redoutent sans motif ; et il leur arrive selon le proverbe, qu’en voulant éviter la pluie elles tombent dans le ruisseau, ou sous la gouttière. [...]
Lorsqu’on a reconnu en gros le mode de conduite que Dieu nous a destiné, il ne [34] faut pas user de ménagement envers Dieu, mais suivre aveuglément la voie où il veut nous conduire. L’Étoile Polaire est au-dedans l’attrait intérieur, le repos et la paix ; au-dehors le moment de la providence divine ; ceux qui ont une direction ne doivent avoir aucune défiance à l’égard de leur directeur, car il est impossible que Dieu permette qu’un directeur donné par lui puisse faire égarer les âmes.… Il est d’autant plus nécessaire d’insister là-dessus afin que, puisque le cher frère Théophile est si effroyablement humilié, ses enfants de grâce n’en viennent pas à le mépriser à cause de cela ; bien au contraire ils doivent l’en estimer d’autant plus, comme portant l’image de Jésus-Christ, et demeurer soumis à sa direction. [...]
Le cher frère Monsieur Baillif fait bien de s’abstenir à cet égard et d’éviter l’émissaire des quakers. Éviter entièrement ses esprits errants çà et là, c’est le plus sûr moyen de s’épargner bien des tentations, bien des détours et des arrêts dans la voie que Dieu donne aux âmes qui marchent dans la foi obscure et encore plus à celles qui sont dans la voie de perte, précisément pour cela une lumière si claire pour saisir les erreurs et les détours de ceux qui sont dans les lumières et dans la force active. C’est précisément afin qu’elles discernent et évitent aisément de tels esprits. Si elles font cela sans entrer dans aucun examen et sans se laisser mettre en rapport avec une telle voie, comme Monsieur Baillif le fait à l’égard du quaker [35] tout va bien. Mais si elles veulent (discuter avec des syllogismes) examiner avec les augmentations de la raison ou même si elles cherchent à convertir des esprits étrangers, les âmes intérieures sortent de leur sphère, pour rentrer dans un pays étranger qu’elles ont quitté, et n’y trouvent plus aucune force. C’est pour cela aussi qu’elles seront facilement vaincues et terrassées par ces esprits étrangers qui possèdent encore dans cette sphère toute leur force. Et tout cela les expose à des luttes nombreuses, inutiles, souvent préjudicielles [sic], et à une grande perte de temps.
Lettre 17. 22 mai 1764.
Quoique le cher frère Théophile ait renoncé pour la suite à vous diriger, vous ferez bien cependant, mon chérissime patron, de lui demeurer attaché en esprit, mais comme il est maintenant en proie à de cruelles souffrances, de ne pas le presser, jusqu’à ce que la divine providence amène l’occasion de renouveler le fond de votre union. Je suppose, sans en douter aucunement, que Théophile marchera en toute fidélité dans la voie que Dieu lui destine. Il est maintenant effroyablement humilié par la circonstance que vous connaissez, non pas à nos yeux, car j’estime son état actuel bien supérieur à son élévation précédente, mais d’après son propre jugement et le sentiment qu’il en a. Si l’on voulait lui indiquer maintenant telle chose qui le mette bien plus bas encore (au point de vue humain et selon qu’il l’estimerait lui-même), sa nature ne le pourrait peut-être pas supporter, surtout si cela venait de vous, qu’il considère comme son enfant spirituel qu’il a engendré en Christ. Mais si l’on voulait le consoler, cette consolation même lui serait encore plus intolérable, parce que la générosité de son sacrifice se réveillerait et le contraindrait à repousser toute consolation. Il faut le considérer comme Job sur son fumier, couvert de plaies, ne pouvant recevoir aucun soulagement pour les coups qu’il a reçus de la main de Dieu. Il juge bien de son état et reconnaît tous les dangers de son précédent état de lumière. Vouloir le lui faire voir plus clairement et plus à fond, ce ne serait qu’augmenter sa confusion et sa douleur. Le mieux est de ne plus du tout lui en parler, et de laisser Dieu agir. Ce que vous lui avez écrit aura son utilité. Qu’on laisse ce qui est fait en s’en remettant à Celui qui peut tout faire servir au bien, sans se trop préoccuper si l’on a bien ou mal fait. Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit dans un sentiment d’amour et de fidélité envers Théophile. D’ailleurs comme il porte l’image de Job, tout lui est douloureux [36] dans ce qu’on se contenterait pour panser ses plaies, fusse même le baume le plus précieux. [….]964.
J’aime de tout mon cœur le cher frère Baillif et je crois qu’il marchera avec fermeté et une grande fidélité dans la voie de la foi obscure. Son aventure avec sa femme mentionnée dans la précédente lettre montre que dès le commencement c’était là sa voie, mais comme sa femme tient à l’extraordinaire, il s’y est laissé entraîner ; à cela s’est joint le brillant des lumières de Théophile auquel il s’est attaché avec admiration. Il doit par conséquent avoir été comme déplacé pendant tout le temps où il n’a pas été pleinement dans sa voie, mais maintenant qu’il a reconnu son erreur, qu’il se plonge de nouveau dans sa précédente obscurité de voie, ce qui lui sera rendra le repos qu’il goûtait autrefois. Il en est de lui comme d’un homme à qui l’on a remis une articulation déboîtée, il est calme et n’éprouve plus aucune douleur, s’il se tient tranquille et en repos.
Mais il en est tout autrement de notre cher frère Théophile. En lui s’accomplissent ces paroles de Jésus-Christ : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Il endure les opérations non pas de la remise en place d’une articulation, mais bien de sa rupture, et son imagination se remplit en outre de la pensée des choses qui doivent encore arriver. Tout cela ne sert qu’à le crucifier. C’est un état tout autre et bien plus élevé. Théophile doit marcher de nouveau dans ces états de pertes où il ne voit ni mesure ni terme.
Monsieur Baillif au contraire est dans le commencement d’un dépouillement, où il a encore beaucoup de vêtements à ôter, avant qu’il puisse bien connaître sa nudité. On peut aussi, pour conclure de la conduite de l’un à la conduite de l’autre, que si l’on voulait conclure du premier état de privation de Job, lorsqu’il perdit ses troupeaux, à l’état qui suivit lorsqu’il était sur son fumier, ou si l’on mettait en comparaison sa douleur dans le premier état, et celle qu’il éprouva dans l’autre. Je me sens intimement uni dans mes prières à ces deux chers frères. Tous deux marchent très bien et s’avancent la voie où Dieu les veut l’un et l’autre, mais chacun d’après son état et son degré. [37] il en est de Monsieur Baillif et de sa femme à peu près comme il en a été de feu Wattenwyll et de la sienne. Elle a été pendant toute sa vie pour lui, une croix aussi pénible que nécessaire.
Je sais bien que ce que j’ai écrit et mis en avant à l’occasion du cher frère Théophile a été très avantageux à mon chérissime patron, et que vous reconnaîtrez bien mieux encore à l’avenir la sagesse et la miséricorde de Dieu dans cette direction. Cela vous a surtout été des plus utiles quant à vos dispositions préparatoires. Mais il ne m’est pas permis, bien plus il m’est interdit de m’étendre sur ces choses, avant que le temps soit venu, où elles pourront venir au jour avec une grande utilité, si Dieu prolonge ma vie jusque-là. Mais Dieu n’est lié à aucun moyen. Toutes les créatures ne sont rien devant lui. Je pensais comme vous dans les premiers temps de ma connaissance avec Monsieur de Marsay, mais Dieu m’a bien montré que mes inquiétudes étaient vaines. Ses voies sont merveilleuses. Qui n’a jamais été confus, après avoir mis son espérance en Jéhovah !
Quant au cher Théophile, le mieux serait bien pour lui de ne plus rien à écrire sur des sujets spirituels. Mais Dieu le conduira dans la voie où il doit marcher, et lui montrera ce qu’il a à écrire. Comme je suis accoutumé dès mon enfance à penser, je ne pouvais pas demeurer sans occupation d’esprit, après que Dieu par l’exil du cœur m’avait poussé aussi loin hors de moi-même que je ne pouvais plus trouver de demeure tranquille. Aussi je m’occupais par récréation et dans les souffrances les plus pénibles pour y faire diversion, à lire d’autres livres qui ne fussent pas nuisibles, comme des histoires, etc., et j’écrivais sur ce qui m’avait paru remarquable, mais je brûlais la plus grande partie de ce que j’avais écrit. À cet égard on ne peut donner aucune règle. Dieu lui-même conduira Théophile et le poussera là il faut où il veut l’avoir. Un autre le ceindra et le conduira où il ne voudrait pas aller. [38]
Troisième fascicule, Lettre première. Page trois. 19 juin 1764.
J’estime que c’est par un effet de la volonté de Dieu que vous m’avez communiqué des extraits des écrits de Théophile. Sans rien changer à l’opinion que j’avais de lui, ces extraits me le font connaître plus exactement et plus à fond. Si vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit depuis plus d’un an sur ce sujet, vous reconnaîtrez qu’autant que j’ai pu et que j’ai osé le faire, j’ai travaillé à vous détourner de tout ce qui est extraordinaire, et de ses lumières qui ne font que vous arrêter, en même temps qu’à combattre ces choses qui chez Théophile ne pouvaient que vous être éminemment préjudicielles. [...]
Si je ne me trompe, Théophile et son ami Baillif sont en bon chemin. Je me sens intimement uni avec eux. Le dernier dans un état plus calme, au premier s’applique la parole de Jésus : je suis venu pour apporter non la paix, mais l’épée, et pour allumer un feu. À mon avis Théophile ne s’est pas encore entièrement plongé dans le désert de la foi obscure, mais il est sur le chemin qui y conduit, et il commence, c’est-à-dire il recommence à marcher au point où il avait abandonné la route, depuis qu’il s’est laissé retirer de ses lumières. Mon chérissime patron reconnaîtra bientôt d’une manière incontestable que si Théophile n’avait pas été retiré par la miséricorde de Dieu de sa voie dangereuse, il serait devenu un hérésiarque, le chef d’une secte pernicieuse et séductrice. Dieu soit béni de ce qu’il a délivré ce cher homme de lien si dangereux !
Je devrais lui écrire, puisqu’il a commencé, mais ma nature y répugne, peut-être est-ce un signe que Théophile n’est pas encore dans une pleine disposition. Au moins aussi longtemps que j’éprouve cette répugnance, je crois que je n’écrirai pas.
Il déclare qu’il y a dans son manuscrit certaines vérités qu’il ne rétractera que devant le trône de Dieu, cela prouve qu’il persiste dans son propre esprit. Dans ce qui me concerne, si j’ai pu manquer en quelque chose dans ce qui venait de moi-même, je suis assuré que ce qui est clairement fondé sur la sainte Écriture et sur les écrits de Madame Guyon, [39] elle ferme et inattaquable. C’est ici le cas d’appliquer ce qu’on appelle la foi du charbonnier. Je crois cela, parce que l’église ne croit. Et qu’est-ce qu’on croit l’église ? Ce que je crois. Le développement, en temps que venant de moi, je le considère comme mettant propres sans y penser, comme si Dieu me l’avait donnée ; par conséquent et à ce point de vue, si j’ai pu mêler la vérité divine avec quelque chose provenant de moi, je considère le tout comme mettant propres, lors même que j’ai pu me tromper. Mais je ne puis pas errer, quand je crois ce que l’église croit, c’est-à-dire ceux qu’accrue et ce que croit encore la vraie église des adorateurs intérieurs en esprit et en vérité.
Le grand Fénelon avait aussi cette foi du charbonnier, lorsqu’il a rétracté ses maximes des saints, comme on le voit dans un passage de la continuation de la vie de Madame Guyon. [...]
PS. J’ai lu avec Weyl (qui est discret) l’extrait du manuscrit de Théophile que vous m’avez envoyé. Je lisais, Weyl écoutait, et nous causions à mesure. Cela m’a été très pénible, parce que j’ai dû rentrer dans son cercle pour approfondir les choses. Cette lecture m’a affermi dans ce que j’ai cru en tout temps du cher frère Théophile : que ces écrits sont comme un enfant né avant terme ; il a écrit à la fin d’un violent état de pertes, auquel a succédé une lumière des facultés et de l’intelligence, qu’il a prise pour la lumière centrale, pour la lumière du jour éternel, ce en quoi il s’est grandement trompé. Au lieu de combattre et surmonter toutes ces lumières qui lui venaient avec abondance, il s’y est complu et a cru avoir outrepassé la mort mystique du fonds. (Il a peu à peu réprimé toute espèce de doute à cet égard), et il a mis sur le papier des productions prématurées imprégnées de ses propres imaginations, et par le plaisir qu’il y a pris, il a donné accès dans son imagination aux esprits impurs pour susciter en lui de fausses lumières et pour le précipiter dans l’erreur. L’état dans lequel il était avant ses fausses lumières est décrit par Madame Guyon au troisième chapitre d’Habacuc (deux moyens : page 469.) Il était dans le moyen le plus éloigné. [40].
Lettre sixième. P.S. 6 septembre 1764.
Extrait d’une lettre d’Eusebius (Docteur Burckhardt junior à Monsieur de Fleischbein) qui parle de manuscrits qui lui avaient été envoyés de Suisse il y a quelques années. Il les avait ouverts avec empressement, ayant reçu antérieurement beaucoup d’édification de la même source. Mais il y avait trouvé beaucoup de choses horribles, renversant les principes des saints auteurs et de tous les mystiques. Il les avait envoyés à Monsieur de Klinckowström en lui disant qu’il ne voulait prendre aucune part à la publication de tels écrits. Sachant que Monsieur de Kl. a exprimé [?] une pleine confiance, je vous prie de lui demander de vous communiquer en particulier les Opuscules spirituels et philosophiques, ainsi que le Traité des métempsycoses, afin que vous en jugiez et puissiez prévenir si possible le mal que ces écrits pourraient faire. Ces écrits sont de ce même auteur des sermons Théophile dont j’ai soigné l’impression avec tant de plaisir, quoique j’eusse vu volontiers qu’il eut fait çà et là, particulièrement dans sa préface, certaines modifications qui eussent rendu le livre d’utilité plus générale. Ses défauts peuvent bien ainsi diminuer la vertu, et empêcher l’impression de la deuxième partie.
(Monsieur de Fleischbein a répondu à Eusebius965). Vous avez très bien jugé à l’égard de Théophile. Lorsque Monsieur le baron de Klinckjoström eût pris connaissance de ces manuscrits, il en fut scandalisé et écrivit à ce sujet à Théophile. Celui-ci, bien loin de vouloir susciter du scandale répondit au baron qu’il devait brûler à l’instant les manuscrits qu’il avait, parmi lesquels étaient ceux que vous nommez. Théophile fit de même pour ce qu’il avait encore chez lui. Ainsi tous les écrits philosophiques étaient philosophiques et théorétiques ont été brûlés dès longtemps. Théophile offrit même de brûler aussi ses sermons, ne renfermant que des vérités pratiques ; ce qui ne fut pas jugé nécessaire. Tous les écrits philosophiques et ce qui pouvait être en scandale ont donc été brûlés avant même que vous en eussiez exprimé le désir. Ce renoncement de Théophile à ses propres vues est très louable, et c’est une preuve évidente de sa sincérité et de son désir constant de tout faire pour la gloire de Dieu.
Lettre neuvième. P.S. 28 octobre 1764.
En relisant la lettre du cher Théophile […] j’avais dû écrire que c’était par moi qu’une si grande œuvre avait été opérée en lui. J’espère que je n’ai pas assez oublié mon néant, pour m’attribuer cette œuvre à moi-même. C’est en effet, je le crois, une grande œuvre, qui ne sera bien connu que dans l’éternité, mais c’est à la toute-puissance et la miséricorde de Dieu que je l’attribue et non pas à moi. C’est Dieu qui l’a accomplie, en donnant aux chers frères de Suisse l’humilité, et la disposition à consentir à ce qui était exigé d’eux. C’est aussi à leur foi et à leur confiance en Dieu qu’on doit attribuer ce que Dieu a fait de bon en eux. Ils sont tous deux dans la voie. L’Esprit de Dieu [41] dans les écrits de Mme Guyon qui m’a conduit dans cette voie, me l’a enseignée, la leur montrera et les y conduira encore par ces mêmes écrits. Si je leur réponds, c’est parce qu’ils le demandent, mais c’est sans le désirer et sans croire que je leur sois nécessaire. Malgré cela je suis très réjoui quand je vois par leurs lettres quel est leur bon état intérieur. Je me sens intimement uni avec ces deux chers frères, et je sais que maintenant ils marchent dans l’ordre de Dieu. [...]
Le baron de Klinkowström venu à Lausanne pour consulter un Docteur Tissot rencontra Dutoit « qui se sentit porté à prier beaucoup pour lui… il lui dit qu’il avait maintenant « à se débattre avec Dieu… ce mot fit sur lui une impression profonde966 » :
Engagé par Dutoit à scruter avec plus de sérieux la vie de son âme, le gentilhomme danois se convertit et une grande intimité s’établit entre lui et son directeur. Quand il quitta Lausanne, il s’engagea entre eux une correspondance qui dura jusqu’à la mort de Klinkowström.
À l’égard de son ami, plus jeune que lui dans le développement intérieur, Dutoit est d’une touchante sollicitude et d’une remarquable clairvoyance : il ne veut pas imposer sa direction, il désire que « son patron », comme il l’appelle, acquière par ses propres efforts « sa véritable stature intérieure ». Aussi ne lui écrit-il que rarement967.
Voici les extraits significatifs d’une lettre de direction adressée vers 1785 (?) par le pasteur Dutoit à M. de Kl [inckowström]968 :
(18)... La peine que vous lui avez faite [à mon « âme intérieure »], c’est qu’elle a porté un peu de votre fardeau et de cette souffrance qu’il fallait préalable simplement pour vous ajuster à pouvoir rentrer dans l’ordre de Dieu.
Aussi vous verrez que vos progrès seront rapides, si vous voulez être absolument fidèle et vous laisser attacher à la croix. C’est les membres qui aident aux membres ; si malheureusement vous n’étiez pas absolument fidèle, vous nous seriez arraché avec mille douleurs encore, et cette grâce reviendrait à nous, ou bien irait chercher quelque autre. Rien ne se perd. ...
Du reste, ne vous attachez point (20) à moi je vous conjure, j’en suis indigne, vous m’attireriez même encore un sévère jugement, car je souffre lorsqu’on s’attache à moi. Il faut Dieu et Dieu seul et n’envisager rien que relativement à Lui, de façon qu’on ne se fasse aucun appui de l’homme, pas même de l’homme que nous savons certainement nous être utile dans l’ordre de Dieu sur nous...
(22)… en ce cas il me donnera dans la suite des grâces et des lumières pour vous, avant que vous quittiez ce pays, en sorte que nous pourrons voir ce que vous avez à faire pour l’avenir. Toutefois je doute que ce soit là ma destination. L’impression que j’ai eue de vous exhorter fortement et à réitérées fois [sic], de vous procurer Mme Guyon et d’en faire votre pain quotidien, me fait croire que c’est elle qui sera votre ange et votre directeur invisible. [...] Ayez donc madame Guyon et nourrissez-vous-en, sans exclure pourtant ni M. de Marcey, ni les autres vrais mystiques [...] Que si (24) après vous être éclairci avec Dieu, je n’ai plus rien pour vous, regardez-moi désormais comme un tronc pourri qu’on jette loin et dont on ne fait nul usage, vous brouilleriez tout l’ordre, vous vous feriez beaucoup de mal et à moi aussi. La volonté de Dieu et rien autre.
Les relations sont maintenant bien établies entre les trois figures auxquelles nous venons de consacrer des notices. Elles s’entraident sans cacher leurs limites et se réfèrent à Lacombe et Mme Guyon :
La capacité de M. Dutoit dans la sphère de la direction spirituelle fut constamment reconnue et proclamée par M. de Fleischbein, sous la direction duquel il s’était lui-même placé. Voici ce qu’écrivait à ce sujet ce grand docteur à son ami de Klinckowström, dans le moment même où il s’était cru appelé à prémunir celui-ci contre les erreurs contenues, à son avis, dans les écrits de M. Dutoit : « Pour vous, mon cher patron, (c’est le titre qu’il se plaisait à lui donner) comme vous avez été réveillé par lui, et que c’est lui qui vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Plus jeune que moi de plusieurs années, il me survivra probablement. Cela établit entre vous deux une union subordonnée, qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans votre voie. Suivez-le donc, comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. » — « Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile [Dutoit], et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. Comme lui, La Combe a été transporté tout à coup d’un état de grande lumière, où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voie obscure. En se laissant détruire jusqu’au fond, en laissant abattre en lui tout ce qui est grand, il sera bien plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. […] Il éprouvera qui ni lui, ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies toutes ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né, si souvent cité par madame Guyon : comment as-tu recouvré la vue ? – Il a mis de la boue sur mes yeux. » (15 mai 1764).969.
Les relations avec le maître spirituel de Dutoit soulignent les différences entre ces spirituels : les Lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström opposent les tendances métaphysiques de l’imaginatif Dutoit au sérieux du baron.
Deux villes dominaient politiquement la Suisse du XVIIe siècle : l’ancienne cité de Berne de langue allemande au nord, où les protestants contrôlent vigoureusement les âmes de leurs administrés, tandis que Lausanne est un lieu de rencontre de nobles européens et le point de rendez-vous de nos spirituels de Suisse vaudoise et germanique (le reste de la Suisse est encore très pauvre).
La jeune Madame Guyon y avait fait un bref voyage mouvementé en traversant le lac de Genève depuis la petite cité de Thonon au sud, et s’était retrouvée mêlée au conflit entre catholiques et protestants, ainsi qu’elle le raconte dans la Vie par elle-même970 :
Avant de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé971 m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoi qu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. […]
Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas avertie que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit une barque et trente-trois personnes.
Elle gardera des contacts épistolaires avec le maître de Poste Jean-François Monod, ainsi que d’autres correspondants, dont M. de Wattenville972.
Dans les dernières années de sa vie, son influence directe va passer par le marquis de Marsay et par Pétronille d’Eischweiller973 pour s’incarner en la personne du comte Friedrich von Fleischbein : celui-ci va incarner l’union entre quiétude et rigueur piétiste. À la génération suivante, le bouillant pasteur Jean-Philippe Dutoit-Mambrini, né après la mort de madame Guyon, s’enthousiasme pour ses écrits dont il deviendra le second éditeur. Après Monod qui fut sans doute son premier conseiller spirituel, Dutoit passera sous l’autorité de Fleischbein pour lequel il éprouvait une profonde vénération. Puis à son tour, il conseillera un danois, le comte de Klinckowström, puis le jeune libraire Pétillet, qui l’éditera.
L’importance de l’influence guyonienne apparaît dans l’inventaire de la bibliothèque de Dutoit lors d’une saisie ordonnée par la sévère police bernoise. On y voit seulement quatre auteurs (outre la Bible et l’Imitation)974 : Bernières, Bertot, Guyon, Poiret, ce qui montre la conscience que l’on avait en 1769 de cette succession spirituelle couvrant plus d’un siècle.
Puis le groupe créé par Dutoit à Morges-Lausanne rencontrera un écho lors du « réveil » suisse animé par Vinet au début du XIXe siècle. Enfin les traces se perdent en 1837 quand disparaît Lisette de Constant : le roman semi-autobiographique Cécile de l’illustre écrivain Benjamin Constant traduit l’influence guyonienne venant de la famille. Si une branche spirituelle discrète continua d’exister, les traces directes en sont difficiles à relever.
Le XIXe siècle est plus sensible que mystique, mais c’est un siècle érudit : si les correspondances entretenues par madame Guyon avec les disciples suisses975 sont rares, nous avons la chance de disposer de l’évocation vivante et très bien informée, contemporaine et favorable, de Jules Chavannes (elle est éditée en 1865) 976.. Des érudits natifs de Lausanne poursuivront le travail : Masson rétablit l’authenticité de la correspondance entre Guyon et Fénelon en 1907 ; Favre rédige en 1911 une thèse complétant celle de Chavannes.
§
Nous présenterons successivement en les liant entre eux : l’abbé de Wattenville, Jean-François Monod (1674-1752), Pétronille d’Echweiller (1682-1740), le Marquis de Marsay (1688-1755), Fleischbein (1700-1774), Dutoit (1721-1793) et son cercle de Morges-Lausanne, Klinckowström (-1774), Pétillet (– apr.1819).
Il aurait été artificiel de dissocier une école suisse romande (Jean-François Monod, plus tard Dutoit, Klinckowström, Pétillet...) d’une école suisse allemande quelque peu antérieure (l’abbé de Wattenville et le Marquis de Marsay à Berne, Pétronille d’Echweiler et Fleischbein en leurs châteaux de Hainschein puis Pyrmont), car les relations resteront assez étroites : Fleischbein « conseille » voire dirige Dutoit.
L’âme du pèlerin tracté vers « Amour »
XVIIe Emblème de l’âme conduite à travers le labyrinthe du monde.
« L’Abbé » de Watteville (ou Wattenville) relie mystiquement madame Guyon, qui vivait ses dernières années à Blois, aux spirituels de la Suisse allemande. Nous disposons heureusement de quatre lettres977 où elle conseille celui qu’elle appelait « l’Abbé » : ce pasteur bernois qui dirigeait un cercle en recherche spirituelle, a apporté en Suisse la spiritualité guyonienne. Elles sont parmi les plus intéressantes des très nombreuses adressées au marquis de Fénelon, à Pierre Poiret, etc. Mais comme elles se situent tout à la fin du premier tome de ses correspondances, leur survol risque d’être fort rapide alors qu’elles éclairent mieux l’esprit intérieur que ne le permettent les témoignages des visiteurs se succédant à Blois. Le pasteur de Watteville est le chaînon discret qui relie madame Guyon et des cercles germano-suisses. S’y succéderont le marquis de Marsay, Fleischbein qui exerce aussi son autorité sur Dutoit...
Un lien distinct passe par l’épouse de Fleischbein Pétronille d’Eichsweiller. Elle était présente à Blois comme témoin de baptême en remplacement de madame Guyon. On n’omettra pas les rôles d’intermédiaires tenus par l’éditeur Pierre Poiret, par l’image qui inspira Marsay (le labyrinthe de la vie reproduit précédemment), par des textes découverts chez un libraire par Dutoit…
« J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment. Ne vous engagez pas de nouveau, et servez-vous de ce que la Providence a fait par votre charité pour ces pauvres gens, afin de demeurer entièrement dégagé de toutes choses. Jésus-Christ dit : Quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre [...] »
[...] Tenez-vous heureux que Dieu vous ait choisi, entre tant d’autres qui ne Le connaissent point, pour vous faire être une nouvelle créature en Lui. Soyez-Lui fidèle jusqu’à la mort : c’est un don que Lui seul peut donner, mais Il ne le refuse à personne lorsqu’on le Lui demande et qu’on est résolu de suivre Ses exemples et Ses maximes quoi qu’il en coûte. Soyez persuadé que vous m’êtes tout à fait cher. » (L. 462)
« Je conclus de là que, puisque vous avez encore monsieur votre père, il faut que vous demeuriez encore quelque temps avec lui, pratiquant l’entière obéissance et souffrant tout ce qui peut contrarier votre esprit et votre volonté : que votre solitude soit tout intérieure. [...]
Je vous assure que je prends grand intérêt à votre âme. Vous me feriez plaisir de me faire savoir s’il y en a quelques autres dans vos quartiers qui cherchent véritablement le règne de Dieu. [...]
Je vous offre à Dieu de tout mon cœur et ne vous oublierai point. Je salue bien cordialement madame Zerlaider, dont vous me parlez. [...] Vous ne sdauriez avoir trop de reconnaissance des miséricordes que Deiu vous a faites et du soin qu’il a pris de vous donner des personnes qui peuvent vous aider et animer pour être à Lui sans réserve.
Je n’ai point de cancer, mais bien un abcès dans le corps qui se renouvelle tous les ans ; j’ai aussi quantité d’autres maladies et infirmités, mais cela n’est rien pour mon état intérieur. Dieu est tout, et moi rien et moins que rien. C’est tout ce que je vous en peux dire. Il me suffit que Dieu soit Dieu pour être parfaitement contente. Je vous porte dans mon cœur et prie Notre Seigneur de vous combler de Ses grâces. » (L. 463, mai 1714).
« J’ai reçu, mon cher frère en Jésus-Christ, votre lettre du 28e de mai qui m’a fait un grand plaisir, non seulement par la continuation de vos bonnes dispositions, mais par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. Je ne désire qu’une chose au monde, qui est le règne de Dieu dans les cœurs, puisque c’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Je vous prie de vous unir tous avec moi pour demander à Dieu ce règne. [...] je vous assure que je ne vous oublierai point devant le Seigneur, vous et tous vos amis : nous ne devons être qu’un en Lui. Ce que Dieu n’accorderait pas à chacun de nous en particulier, Il l’accordera à cette union des cœurs...
Pour ce que vous me demandez sur les Inspirés, j’en ai déjà beaucoup écrit à d’autres qui me demandaient ma pensée sur cela. Je crois qu’il peut y avoir entre eux un grand nombre de bonnes personnes droites et sincères qui ne voudraient pas tromper, mais qui ne laissent pas d’être trompées. [...]
Pour ce qui me regarde, j’ai eu de grands biens que j’ai crus incompatibles avec l’état que Dieu voulait de moi. [...]
Si Dieu vous inspire de nous venir voir, vous pourrez le faire librement, car je ne suis point surveillée que les amis ne me voient quelquefois. Vous serez le bienvenu, mais que la curiosité ni l’envie de voir simplement ne vous le fasse point faire : Dieu est également partout. Il n’y a point de personnes intérieures dans le lieu où je suis, si ce n’est deux bons étrangers que j’aime fort et que je regarde comme mes enfants. J’ai des enfants naturels, mais ils sont trop du monde pour convenir avec moi. Voilà tout ce que vous désirez de savoir. [...]
Les deux étrangers qui sont ici [...] sont les intimes amis de M. P[oiret] dont vous avez parlé dans votre première lettre, et que j’estime et aime beaucoup en Jésus-Christ. » (L. 464 du 8 juin 1715).
« J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre et votre lettre de change que je vous renvoie. Je sens comme je dois votre bon cœur, et je vous en ai la même obligation que si je la recevais [l’acceptais]. Je croirais offenser Dieu si, après avoir quitté ce que je possédais pour l’amour de Lui, je recevais le bien d’autrui, n’en ayant pas besoin. Votre simplicité et votre candeur me charment. [...]
Si vous pouviez vous défaire du ministère, et sans que cela vous attirât des persécutions, plusieurs raisons vous devraient porter à le faire, mais puisque c’est un état où vous êtes engagé et dont vous n’êtes plus libre de vous dégager, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent. [...]
La pluie coule seulement en abondance dans les vallées, mais ne s’arrête point sur les montagnes, étant certain que si nous étions bien convaincus du tout de Dieu et du néant de l’homme et de toute créature, nous ne ferions non plus d’état de toutes choses et de nous-mêmes que de la boue. Prenez donc courage, monsieur, et faites bonnement et en simplicité de cœur ce que Dieu voudra de vous. Si l’on ne veut vous décharger de votre ministère, abandonnez-vous à Dieu, confiez-vous à Lui et tout ira bien. Peut-être inspirera-t-Il à ceux dont vous dépendez de vous laisser une fois libre, et alors vous tâcherez de remplir votre vocation dans la solitude. [...]
Par rapport aux sermons que les pasteurs de vos églises sont obligés de faire quand ils sont admis au ministère, c’est bien là une des plus grandes difficultés que j’y trouve, aussi bien que l’administration de la communion dans le siècle corrompu où nous vivons. Je prierai Dieu de tout mon cœur et mes amis, que l’on vous décharge de ce fardeau. [...]
Pour ce qui me regarde, j’aurais bien de la peine à vous parler de mon intérieur. Il y a longtemps que je tâche de m’oublier moi-même. Dieu y fait ce qu’il Lui plaît sans que je m’en mêle. Le fond ne varie point, il me semble, depuis longtemps : il est toujours fort tranquille. Pour mon état extérieur, ce sont de grandes maladies et, dans le temps que je ne suis pas alitée, je ne suis pas pour cela en santé. Il me semble que tous états doivent être égaux [...]
Puis donc que vous me parlez de dépouillement de tout le culte extérieur, je vous dirai que nous ne devons pas nous en dépouiller par nous-mêmes, mais je veux dire d’un dépouillement absolu, car l’on pourrait souvent manquer à suivre un tel attrait intérieur. Il est ainsi de conséquence que nous comprenions bien que ce n’est point affaire à nous de nous dépouiller entièrement de tout culte extérieur, c’est-à-dire à le faire afin que, comme dit saint Paul, qu’ils soient survêtus de Jésus-Christ. Non, Dieu le doit faire de Lui-même, soit par l’impuissance où Il nous met de leur pratique par les infirmités corporelles, ou qu’Il nous fasse changer de situation, ou par quelques autres voies. Nous n’avons pas, nous autres, les mêmes embarras que vous avez, [n’] étant obligés ni à chanter ni à telles autres fonctions, pouvant assister à tous les offices sans changer notre situation intérieure, dans une pure adhérence à l’Esprit de Dieu. Si vous en pouviez faire de même pour votre particulier, vous feriez bien aussi de vous y abstenir de ces chants et autres telles prières vocales. [...]
Mais je ne crois pas que vous deviez vous exposer à essuyer les persécutions pour semblables choses, parce que par là même vous donneriez seulement de l’horreur à un chacun pour la voie intérieure et ne seriez ainsi plus en état d’y introduire les autres. C’est pourquoi cachez autant que vous pourrez à ceux qui n’en sont pas capables ce qui se passe au-dedans de vous. Votre Père qui voit dans le secret ce qui se passe en vous, ne laissera pas, malgré certaines petites choses qui vous paraissent des obstacles, de vous faire les mêmes grâces sans cela : Mon secret est à moi, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il faut tenir caché tant que l’on peut ce qui se passe en nous, à moins que nous ne soyons avec des personnes qui sont dans la même voie.
Il ne faut jamais que notre piété trouble les sociétés dans lesquelles l’on est engagé par sa naissance, encore qu’elle serait en quelque manière plus corrompue et mauvaise que les autres, il ne faudrait pour cela troubler le monde, mais s’abandonner beaucoup à Dieu et faire son principal de conserver son intérieur pur et irréprochable, l’amour de Dieu devant toujours produire l’amour pour nos frères en tâchant de leur procurer le même bien que nous possédons nous-mêmes.
Je salue cordialement tous vos amis. Je désire de tout mon cœur que Dieu les comble de Ses grâces et en accroisse le nombre. Pour Mlle de Pente, je vous prie de lui dire que je l’aime véritablement en Jésus-Christ, et que je vois bien qu’elle entend le mystère si caché de la communication des âmes et des esprits, sans qu’il soit besoin d’être en même lieu pour cela : la foi et l’amour opèrent ces sortes d’union. Je la prie de croire que je serai toujours unie à elle en Jésus-Christ, et je prie le même Jésus-Christ de Se répandre abondamment dans son âme. Monsieur P. Poiret a publié depuis peu quelque chose qui pourrait vous servir. Les étrangers qui sont ici vous saluent avec cordialité, et tous les amis. Ils sont ravis d’avoir avec vous une société spirituelle. » (L. 465, 1715).
Favre nous donne quelques renseignements sur Monod : « Baptisé en 1674, il fut d’abord chirurgien des armées françaises, puis à son retour à Morges, maître de postes et chirurgien réputé. Chef de la branche cadette restée suisse de la famille Monod, il fut reçu bourgeois de Morges en 1742 et mourut le 3 avril 1752. Il avait épousé en 1706 Judith-Françoise d’Uchat, dont il eut quatorze enfants, dont douze moururent en bas âge ou sans alliance. Il est le grand-père d’Henri Monod, le célèbre homme d’État vaudois, et l’arrière-grand-oncle d’Adolphe Monod978. »
Monod fait partie de ces piétistes qui ont pu approfondir leur vie intérieure grâce à Mme Guyon. Favre suggère l’influence de Monod sur le jeune Fleischbein ainsi qu’un lien probable avec Dutoit. Il note l’apport de l’influence guyonienne aux piétistes :
« […] Fleischbein, le directeur de Dutoit, parle de Monod comme d’une « fidèle âme intérieure ». Dans cette même lettre, Fleischbein raconte un séjour fait à Lausanne, en 1719 ; il avait été reçu par plusieurs « familles intérieures » dont la vie l’avait édifié. Mais, si les mystiques à tendance quiétiste du Pays de Vaud se rapprochaient des piétistes par des besoins communs de vie intérieure, ils s’écartaient d’eux par les raffinements de leurs doctrines du « pur amour » et de « la foi obscure » dont les bons piétistes romands paraissent s’être assez peu souciés. C’est cette différence doctrinale qui a causé les jugements hautains de certains « intérieurs » à l’égard de piétistes qu’ils jugeaient peu avancés dans la vie spirituelle, encore à leurs débuts dans les voies intérieures, ou même totalement ignorants de celles-ci979. »
Une assez longue lettre de Mme Guyon nous est parvenue, adressée à monsieur Monod, chirurgien et maître des postes à Morges près de Lausanne980 :
[…] Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article. […] Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. […]
Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. […] Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr…
Le pasteur Dutoit-Membrini est une figure notable de la littérature suisse naissante. Il réédite l’œuvre complète de Mme Guyon lorsque les livres du pasteur Poiret sont devenus introuvables981. Nous rencontrons, dans ses propos écrits, la juxtaposition étrange, caractéristique des doutes et interrogations religieuses de la fin du siècle des Lumières, d’une expérience intérieure authentique et de traits influencés par les sciences naturelles et les théosophies de l’époque. On a perdu la simplicité de la pure mystique qui court de Bernières à Guyon. C’est ce que lui reproche son maître Fleischbein.
Jean-Philippe naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur en jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne ; il fit des études de théologie. À trente et un ans, il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, assez isolé et sans direction spirituelle. Cela ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire. L’année suivante il rencontre ainsi madame Guyon :
S’il avait reçu « une clarté » de Voltaire, il devait, l’année suivante, en recevoir une bien plus grande de celle dont il fut le pieux disciple et le fervent éditeur. En feuilletant un jour les étalages des bouquinistes de la foire, avec son ami le régent Ballif, les Discours de Mme Guyon tombèrent entre ses mains et, sinon tout de suite, du moins bien vite, la grande mystique devint sa directrice et son inspiratrice. Quand il parle d’elle, aucun mot n’est assez fort, assez ardent, pour exprimer l’admiration qu’il a pour cette femme, « Chérubin en connaissance, Séraphin en amour ». Jusqu’alors les vérités mystiques ne lui avaient pas été révélées, il n’avait pas encore trouvé « la clé des portes intérieures », son cerveau était « meublé de ces opinions qui amusent les enfants des hommes, de ces doctrines académiques dont les graves Docteurs remplissent leurs nourrissons982.
Il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : « Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : « si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne », rapporte son disciple Pétillet.
À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec des frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein. Ce dernier le dirigeait.
En 1760, Dutoit, voyant que sa santé s’affaiblissait de plus en plus, dut renoncer entièrement à prêcher ; il donna sa démission de sa charge d’impositionnaire et de toutes les fonctions auxquelles elle pourrait l’astreindre. Mais, malgré cette retraite prématurée, il ne demeura pas oisif. C’est de 1760 que date son premier ouvrage, traité de 50 pages, destiné à compléter au point de vue religieux celui du Dr. Tissot, intitulé : Tentamen de Morbis e manustupratione ortis. On voit déjà apparaître, dans cet ouvrage, les traits caractéristiques des publications de Dutoit, le style oratoire, l’ardeur bouillonnante de la pensée débordant la phrase, l’accumulation des périodes, des arguments et des preuves. C’est à cette époque que Dutoit commença à entretenir une vaste correspondance avec beaucoup de frères spirituels983.
Après deux années passées à Genève il publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon augmentée de celle secrète avec Fénelon, à la demande de madame Grenus984. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachaient à « la doctrine de l’intérieur ». Informées de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent une saisie des livres et écrits de Dutoit (nous la publions intégralement ci-dessous). Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans.
Ce n’est pas seulement contre lui-même, contre son tempérament et sa « propriété » qu’il avait à lutter. Comme saint Paul, ce directeur d’âmes sentait résonner douloureusement en lui les luttes, les troubles et les angoisses de ceux qu’il guidait dans les « voies intérieures » et son extrême sensibilité lui rendait ces heurts extrêmement douloureux.
Depuis la mort de Fleischbein (1774), il eut à porter tout seul le fardeau de la direction de toutes les personnes qui recouraient à lui, et certaines d’entre elles lui causèrent beaucoup de difficultés et de souffrances. Malgré l’amitié et l’admiration que lui témoignait Ballif, le « chérissime Timothée » n’était pas toujours très docile et sa femme paraît avoir eu des tendances au fanatisme et à l’exaltation. Aussi Dutoit se plaignait-il parfois amèrement des difficultés de sa tâche : « Je n’ai jamais gagné ni attiré solidement personne à l’intérieur d’une manière fructueuse pour Dieu, disait-il en 1791, qu’à la pointe de l’épée et par des travaux, des souffrances, des peines, des combats et des opprobres sans nombre. Je suis le bouc Hazazel, portant ses péchés et ceux des autres. » Telle était sa sollicitude pour ses « âmes intérieures » qu’il se sentait solidaire de leurs progrès et de leurs reculs985.
Il habitait dans la maison de son ami Baillif986. Sa petite chambre au troisième étage donnait sur la Cité-derrière. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf à Céligny dans « une maison située à l’extrémité de la rue du Grand Chêne, du côté de Montbenon, tout près de celle qu’avait possédée Voltaire et dans une position analogue987 ».
Il demeurait cependant abattu, mais eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet âgé seulement de dix-neuf ans. Sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia cependant les quarante volumes de la réédition des œuvres complètes de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Après sa mort en 1793, « ce fut Mlle Fabrice de Zelle qui entretint une correspondance entre les mystiques allemands et la petite société “d’intérieurs” de Lausanne. Mais elle mourut la même année… »988
Il témoigne d’une communication silencieuse ou…
… théorie de la communication des âmes, au sujet de laquelle M. Dutoit avait pour principe que « plus une âme est en Dieu, plus elle est féconde dans la chaleur de son amour, et qu’il est pour les âmes confirmées en lui, une manière de communiquer et d’agir en repos et en silence à de prodigieuses distances, par les cordes spirituelles et la charité, qui, concentrant tout, rapproche tous les intervalles pour les personnes ajustées. » — « Ce grand Dieu qui se plaît dans le néant et à animer la plus vile boue, écrivait-il à ce sujet, a daigné m’en donner une très sûre expérience. Et je vous assure que je connais un homme dans le Seigneur qui a de telles relations jusque dans le royaume de Cachemire989.
Il défend la foi obscure des mystiques contre les Illuminés :
Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les premiers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c’est pourquoi il y a et il s’y mêle presque toujours des erreurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela paraît aux yeux vulgaires, c’est une inférieure manière de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C’est précisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu’il peut y avoir, il faut s’en délier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères ; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l’appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu’elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l’Esprit de Dieu, qui la surmonte. C’est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l’Écriture sainte fait mention et surtout David en plus d’un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX, 11, 12 ; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu’il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l’incarnation et la naissance de Jésus-Christ s’y est exécutée990.
Il s’oppose à toute forme de propriété, peut-être d’une façon trop volontaire :
Pour arriver à Dieu, il faut détruire en soi […] « la propriété » […] ennemis irréductibles et « qui se fourrent partout » de la communion de l’homme avec Dieu 1. La « propriété » c’est un poison subtil qui s’insinue dans la vie intérieure pour la corrompre, qui fait de la prière un « outil de perdition et non de salut ». Tant que la propriété conserve dans un être « le plus petit gîte », Dieu ne peut établir en lui son royaume. [n. 1 : Dutoit distingue deux espèces de propriétés : 1° la propriété naturelle, « qui est une certaine répugnance naturelle à la destruction de « tout ce qu’il y a de propre en nous, et par conséquent d’opposé à Dieu. C’est comme une qualité opaque, dure, arrêtée, rétrécie, fixe et tenace en soy-même, qui, retenant l’âme en elle-même, l’empêche de s’unir avec Dieu, puis de s’écouler en lui et de s’y perdre, ce qui est nécessaire et indispensable. Il faut de terribles flux et purgations pour détruire cette propriété naturelle. Il y a 2° la propriété spirituelle, qui a lieu dans les âmes qui ont bien reçu quelques touches passagères de grâce, mais n’ont pas perdu le propre de la volonté. On peut être spirituellement propriétaire des exercices pieux ou des pratiques pieuses et actives, qui ne sont bonnes que pour un temps, et n’en vouloir pas démordre lorsque le temps est venu de les cesser pour laisser en soi lieu à l’opérer de Dieu. On peut être spirituellement propriétaire de son âme lorsqu’on n’est dans la piété que comme des mercenaires et qu’on y cherche son intérêt propre, lorsqu’on est encore lié par l’amour-propre, lorsqu’on ne s’est pas quitté totalement pour Jésus-Christ. » Fragments d’un dictionnaire mystique, article : « Âmes propriétaires. »991.
Son tempérament de feu conduit à un exercice de la volonté qui provoqua probablement chez lui des angoisses :
Un autre moyen992 efficace de progresser sur cette voie de démission, c’est la pratique de l’humilité et Dutoit y recourt constamment, comme à la plus subtile et la plus pénétrante des mortifications intérieures. Le plus léger mouvement d’orgueil qu’il surprenait en lui était durement châtié, car l’orgueil est la forme la plus odieuse de la propriété. Son biographe raconte à ce sujet bien des traits significatifs. C’est par humilité que Dutoit ne voulut jamais consentir à écrire un journal intime et qu’il désapprouvait cette pratique, « propre, disait-il à nourrir l’homme de la contemplation de son moi ». Mais un ascétisme du corps et de l’esprit aussi rude, une aussi ardente poursuite de l’annihilation personnelle, ne pouvaient pas ne pas causer à Dutoit de rudes luttes et d’épouvantables souffrances intérieures. C’est à travers mille combats qu’il s’avançait vers l’idéal, la mort spirituelle, qu’il voyait toujours s’éloigner devant lui. Rien n’est plus douloureux que le spectacle de cette vie, faite d’épreuves constantes, d’agonies quotidiennes, de crucifixions sans cesse raffinées et toujours à refaire. […]
D’une prodigieuse vivacité, il avait de la peine à rester maître de lui-même, en présence de l’erreur volontaire et du mal. Alors, il ne se possède pas, son sang italien bouillonne et « ses procédés en certains cas sont torrentiques », comme il l’écrit à son ami Klinkowström, dont il trouvait la nature suédoise trop calme. […] « Oh ! s’écriait-il, que la plus petite attache propriétaire à quoi que ce soit, les choses les plus saintes mêmes, nous fait éprouver de tourments inexprimables quand Dieu vient éplucher et ôter toutes les peaux et couches de notre intérieur, par où tout est mis dans une évidence qui foudroie l’âme dans un abîme de confusion dont la profondeur ne peut s’exprimer. […] Deux jours avant sa mort, il s’écriait : « O, quel pénible apprentissage de péché et de salut, de perte et de divinisation ne m’a-t-il pas fallu faire pendant ma vie », et, le jour même de sa mort, il traversa de terribles angoisses. […]
Qu’est-ce qui causait à Dutoit ces périodes d’angoisses et de dépressions, ces « détroits » et ces « croix » ? Ce n’est pas, comme pour Luther dans son couvent, le sentiment de son péché qui l’oppresse et l’angoisse, il éprouve plutôt, comme le grand réformateur allemand à la Wartbourg, un sentiment amer d’éloignement de Dieu, d’échec, de banqueroute spirituelle. Nous avons malheureusement trop peu de documents de Dutoit sur lui-même 1 pour nous prononcer avec certitude sur la cause et la nature de ces crises intérieures, qui couvrent d’un voile de plus en plus sombre les dernières années de son existence. [n. 1 : Il désapprouvait, comme entaché de « propriété », l’analyse trop raffinée des états spirituels. « Je crois, écrivait-il à Klinkowström, qu’il ne faut pas non plus pousser si loin l’analyse de son intérieur, mais se mettre un peu le cœur au large ; j’y ai assez souvent été dupe. Il ne faut pas se chicaner soi-même perpétuellement... cela étrécit le cœur et l’apetisse. » — « Je trouve, écrivait-il une autre fois, que Monsieur N. se tâte un peu trop le pouls et examine trop ses états. — En 1774, il écrivait de même à M. Calame : « N’allez point farfouiller ni tâtonner en dedans pour savoir quel est votre état. » — Il disait enfin à Pétillet : « Ne tortille pas éternellement autour de toi-même.] […]
Que celui993 qui s’avance dans la « foi nue » se garde de regretter le temps où il marchait dans la lumière […] C’est quand il sent son esprit dépouillé de ses lumières propres, « sans image, sans pensée, sans action », qu’il entre en communion avec Dieu. Pour confirmer sa théorie, Dutoit recourt à l’exemple d’Abraham. Le père des croyants a traversé la plus terrible des épreuves réservées à sa foi, quand il reçut l’ordre de sacrifier son fils unique. Pour l’exécuter, il fallait d’abord qu’il imposât silence à sa raison, prête à lui suggérer mille motifs excellents d’enfreindre l’ordre divin ; il fallait que « même la foi aux promesses à lui faites perdît l’appui de la vue des moyens de leur “exécution”. Ces moyens avaient jusqu’alors servi à soutenir sa foi : c’est pourquoi c’était une “foi savoureuse”, une “foi aux moyens”. Au moment où il décida d’obéir, il s’engagea dans la “foi obscure”. “Voilà la foi ennoblie par l’épreuve, voilà la foi qui perd tout autre appui, excepté Dieu seul, sans vue et sans distinction... Voilà enfin la foi qui seule glorifie volontairement Dieu et qui fait disparaître et anéantit tous les intermédiaires entre Dieu et elle 1.” Que l’homme laisse Dieu le guider et qu’il ne prétende pas s’ingérer en ses décisions, car Dieu conduit souvent l’âme au but qu’il se propose sur elle, par des routes qui semblent d’abord s’éloigner de ce but, afin qu’elle devienne souple et docile sous sa Providence et qu’elle s’abandonne et se confie à l’aveugle 2 ». [note 1 Philosophie divine, II, p. 152, 153. – note 2 Philosophie divine, II, p. 176].
TP 1136. B2 Lettres spirituelles du deuxième cahier,
L.18. Je vous conjure de suspendre encore un peu le voyage que j’avais eu l’honneur de vous proposer. Je suis mis dans la foi nue et dans la division la plus pénétrante, et je crains que tout ce que je vous ai écrit dimanche ne sois précisément les miracles de Mathieu 24 verset 24. […] (49) Il m’est venu ce matin une vue assez claire que cette demeure ensemble n’était que la demeure mystique et la communication très réelle en silence, quoiqu’éloigné de corps, dont j’ai déjà assurément l’expérience. Malgré tout l’accord de l’extérieur et de l’intérieur que j’ai éprouvé dimanche, je tremble de vous dévoyer ou de me dévoyer. Tout cela reçoit aujourd’hui d’autres interprétations ; et ce qui fait surtout craindre, c’est qu’il m’a fallu forcer mon attrait pour communiquer avec vous depuis la lettre où je disais que je ne pouvais pas vous diriger ; ce qui me jette dans le plus grand soupçon que je n’ai pas la grâce de votre direction et que nous devons communiquer qu’en silence malgré les apparences les plus séduisantes du contraire. Il faut donc suspendre ; je vous en conjure ; j’éclaircirai, s’il plaît au Seigneur ce qui me regarde en m’humiliant. Ha, Monsieur, à quelles anxiétés et incertitudes on est réduit dans la route de la foi nue ! Je suis dans la plus grande angoisse et perplexité. Le Seigneur m’en tirera. Je crains d’avoir fait avec vous plus que (50) ne le comportait ma vocation par toutes ces lettres et que ceci ne soit la punition. J’éclaircirai avec le temps. Je ne me suis guère jamais trouvé bien d’obéir aux demandes des autres contre mon attrait et ça été mon cas avec vous, si comme je le soupçonne de nouveau ce n’est pas à moi à vous diriger, nous ferions tous deux une perte affreuse et sortirions de la route du Seigneur ; à Dieu ne plaise. Suspendez donc je vous en conjure Monsieur, et me croyez uni à vous en la manière et forme que notre Seigneur le veut. […] (69)… Vous deviendrez si sec, si inutile, si rien par intervalles et si passif, que vous ne pourrez pas seulement offrir ces états à Dieu par un acte aperçu et distinct […] Car il faudra que tout le moi spirituel périsse en vous […]
(76) […] Les personnes qui portent le fardeau des autres leur font ensuite porter leur propre fardeau, c’est-à-dire pour lever l’équivoque, qu’elles méritent simplement à celles pour qui elles ont porté, la grâce d’être appliquées à la croix et de subir en élus et non en damnés la peine purgative. […] (77) Ainsi il y a expiation de la part du Père spirituel et purgation dans l’enfant.
Il y a outre cela beaucoup d’autres choses et il y aurait beaucoup à dire ; quelquefois deux âmes sont réunies pour ne faire qu’une, (par les métempsycoses) et alors comme elles ont chacune leur mérite et démérite réciproque (ce qui ne peut manquer avant d’être consommées) qu’elles apportent pêle-mêle à la masse de l’Etre, il y a alors attribution réciproque et expiation réciproque par le bon qui y est, et outre cela elles font ensemble et en unité leur purification, et une purification qui leur est commune. Je vois cela plus clair que le jour ; mais Monsieur de Marcey [Marsay] n’a dit que la moitié de la vérité et j’imagine que son but était de confondre cette idée vulgaire de l’imputation de la croix du Christ, dont les hommes irrégénérés font trophée ; mais s’il avait prétendu qu’il n’y eut pas des expiations spirituelles telles que je viens de les décrire et avec les restrictions que j’y mets, j’oserais dire hardiment (78) avec le respect que je lui dois, que je sais dans le Seigneur tout le contraire et par une expérience très certaine. Il y aurait là-dessus à dire à l’infini, car beaucoup d’âmes sont venues se purifier vers moi, et je suis expérimentalement instruit de beaucoup, sinon de tous ces états. […] (79) Monsieur je vous prie de ne pas vous mortifier le corps. C’est un principe qu’il faut absolument conserver la santé […] Car un vrai mouvement de raison vaut mieux que toutes les mortifications, qui ne sont que des moyens pour arriver à l’oraison, ainsi dès qu’ils empêcheraient le recueillement, ils sont à rejeter ; ne vous gêner. […]
De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi. (Extraits).
Tome I.
À Paris chez les libraires associés et se trouve à Lausanne chez Henri Vincent, 1790.
(94) note. Aimer Dieu n’est pas proprement aimer un objet, mais c’est aimer sa volonté, mais c’est être capable de l’aimer telle qu’elle soit ; c’est même avoir en quelque sorte perdu notre volonté dans la sienne. […] L’aimer de toute notre âme, c’est lui avoir donné toute notre vie et demeurer simplement dans cette remise ou donation.
(206) comme il voulait créer l’univers, il s’est engagé et a contracté de racheter ce qui en dégénérerait, par et à cause de la liberté des agents moraux qui entraient dans son plan, pour une plus grande gloire externe ; il a contracté, dis-je, avec toute la Trinité, de racheter sa création, prévue, dégradée, et de prendre en abaissement le morphisme des êtres créés, pour leur injecter sa valeur, et par le contraste de son obéissance avec leurs révoltes, leur valoir de remonter jusqu’à lui, en y retraçant son image. C’est pourquoi, en même temps qu’il est le Dieu infini, il est l’agneau immolé dès la fondation du monde, et le sacrificateur éternel à la façon de Melchisédeck.
(276) je joins ici en pièces justificatives, parmi le nombre infini qu’on pourrait tirer des païens et des mahométans, ces sentences persanes. […] (281) Citation de quelques philosophes arabes. Celui qui s’embarque dans la contemplation de l’unité de Dieu, après avoir vogué longtemps sur l’océan de la multiplicité des êtres, arrive au port de cette union, qui rassemblant tous les objets différents, en fait plus qu’un.
(308) note. C’est comme si Dieu disait : « Je ne suis pas seulement un Dieu de près, mais aussi un Dieu de loin ». Je suis tous les deux, toujours infiniment loin de vos esprits, à qui j’échappe toujours, et toujours infiniment près de vos cœurs, du moment qu’ils veulent s’ouvrir à mon union. Tous les efforts de l’esprit sont à jamais incapables de vous faire connaître Dieu, et tout vrai et pur mouvement de son amour, nous en approchent et nous y unissent […] L’amour est la force attractive qui unit les intelligences avec Dieu, et cette force, pour qui sait mourir à soi-même, est sans bornes. Elle peut aller jusqu’à l’unité avec Dieu.
Tome II.
(57) note. Ce secret de l’amour de Dieu en oubli de soi est infiniment heureux, et il n’appartient qu’aux vrais intérieurs d’en goûter et connaître expérimentalement la simple douceur ; sans cette règle de préférence gravée en moi, et exercée dans tous les cas donnés, mon amour-propre est exactement un crime incalculable, parce qu’il est constamment opposé à Dieu.
(166) note. Les inspirés voient leur route, ils vont par ce qu’ils croient les certitudes ; ils ont aussi une vue ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes ; et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de celle de la foi obscure et dont j’ai traité plus haut. Et on peut comprendre par là, combien ces sortes d’inspirations que ces personnes croient sûres, peuvent donner et d’appui en leurs œuvres et d’orgueil spirituel.
(226) C’est ainsi que le ressuscité, et croyant par Jésus-Christ, ne voit pas Dieu, mais il le possède ; il ne le voit pas, mais il en jouit ; il n’a pas encore la vaste et immense vue de ces cieux d’immortelle structure…
Nous reproduisons ce témoignage du contrôle exact exercé par les calvinistes de Berne par l’intermédiaire de leur représentant à Lausanne994, car la liste des rares livres en la possession de l’humble occupant d’une petite chambre prouve la conscience de l’héritier dans la filiation reliant Bernières à Bertot puis à Guyon. La liste des correspondants habituels confirme l’importance de Fleichbein. Enfin l’enquête porte sur l’argent détenu par l’inspirateur de La Chambre des pauvres habitants de Lausanne « institution qui depuis près d’un siècle (1766) a soulagé bien des misères995 ». Dutoit avait ainsi pris une part active à l’administration d’une œuvre de charité à l’exemple d’un Bernières. Elle lui survécut largement.
6e Janvier 1769.
Nous David Jenner, ci-devant colonel en Hollande, actuellement baillif de Lausanne, au nom et de la part de Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs de la ville et république de Berne, savoir faisons qu’en conséquence des ordres que nous aurions reçus de L.L. E.E[ xcellenc] es du Sénat, en date du 5e du courant, pour enlever à Monsieur le Ministre Dutoit de Moudon, tous ses papiers, écrits et livres, faire inventaire des dits et en procurer ensuite l’expédition, nous aurions à cet effet mandé tout de suite Monsieur notre Lieutenant Baillival, lequel accompagné de notre secrétaire B [ailli] val, suivis de l’huissier Cassat, s’est transporté auprès du dit Mr Dutoit, domicilié à la Cité, chez Mr le Régent Ballif, où l’opération a été aussitôt exécutée. De laquelle le dit Monsieur le Lieutenant Baillival nous fait rapport ce jourd'hui sixième du courant mois de Janvier, à cinq heures du soir, qu’il aurait rencontré le dit Mr Dutoit, actuellement dans un état de maladie, au dit domicile, logé à un 3me étage, dans un petit cabinet dont le lit et une malle occupent presque tout l’espace.
Lequel Mr Dutoit ayant ouï la notification des ordres reçus, aurait d’abord manifesté qu’il est bien dans l’intention de s’y conformer en toute soumission et sincérité, ainsi que le porte l’inventaire suivant :
La Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, mais non pas tous.
Monsieur de Bernières soit le Chrétien intérieur.
La Théologie du Cœur [de Poiret].
Le Directeur mystique de Monsieur Bertot.
Œuvres de Ste Thérèse (N. B. Appartient à Mr Grenus.)
La Bible de Martin [Luther].
L’Imitation d’A Kempis.
Déclarant de bonne foi qu’il ne se sait ici aucun autre livre mystique ou ascétique.
Tous lesquels livres il a promis garder en ses mains et ne point s’en dessaisir sans permission et de plus offert de les remettre au premier ordre.
Neuf cahiers de sermons de sa composition, par ordre de numéros qui feront partie d’un ouvrage actuellement sous presse, à Lyon, en cinq volumes, non compris ces neuf cahiers qui, lorsqu’ils seront finis, feront encore deux volumes suivants. Remis lesdits neuf cahiers, assurant que dans la partie de l’ouvrage qui est à Lyon, il y a un éloge complet du gouvernement de cet État.
Ledit Mr Dutoit ayant manifesté qu’il regretterait beaucoup ces cahiers, n’en ayant point de copie, on lui a fait entendre qu’il pourrait les recouvrer s’il n’y avait rien de contraire à la saine doctrine.
Plus dix-huit cahiers de diverses compositions, scholies, sermons, écrits, etc. Remis.
Il a ensuite été demandé au dit Mr Dutoit, s’il n’a point quelques autres compositions récentes, de lui. À quoi il a répondu en parole de vérité que les 160 premières pages, anecdotes et réflexions du 5e volume des Lettres de Madame Guyon étaient de lui, mais qu’il n’en a pas d’autres. Il a remis en même temps un exemplaire du dit volume, imprimé en 1768, à Lyon sous le nom de Londres.
Il lui a de plus été demandé exhibition de ses minutes de lettres de correspondances.
Sur quoi répond en parole de vérité, qu’il n’en a aucune. Que sa santé souvent ne lui permet pas même d’écrire ses lettres, qu’il dicte.
Il lui est encore demandé avec quelles personnes il a des correspondances suivies.
Réponds qu’il en a avec Monsieur Jean-Frédéric de Fleischbein, comte, présentement à Pyrmont.
Monsieur le Baron de Klinconström [sic], établi dans ses terres aux environs de Brême.
Monsieur Grenus, de Céligny, gentilhomme genevois, membre des CC de ladite ville et Madame son épouse.
Madame Schlomph [sic], de St-Gall demeurant tantôt à Céligny tantôt à Genève.
Outre quelques autres moins suivies.
Demandé, en particulier, un éclaircissement au sujet d’un écrit qui a paru, par lequel les âmes intérieures sont invitées à remettre leurs charités à Théophile.
Ledit Mr Dutoit pour réponse a présenté un exemplaire de la pièce même imprimée, signée J. F. de Fleischbein de Pyrmont le 12e novembre 1765. Assurant devant Dieu :
I° Que par là il est entré beaucoup de charités de l’étranger dans le pays ; que les contributions du pays ne sont pas allées au-delà, plus ou moins, de 4 louis.
2° Que l’idée de ce projet n’a pas été exécutée puisqu’on en a généralisé le but, en donnant indistinctement à tous les pauvres ; ce dont il a dit qu’il pouvait administrer des preuves, par le témoignage de divers pasteurs.
Ce que relu au dit Mr Dutoit, il l’a ratifié en priant très humblement sa très noble et magnifique seigneurie baillivale, de vouloir bien, vu le dérangement de sa santé, lui accorder un terme, pour avoir l’honneur de lui présenter un mémoire de -118 — justification […]
Donné sous notre sceau, et signature de notre secrétaire B [ailli] val le dit jour 6e janvier 1769. Gaulis.
Nous avons rencontré le jeune disciple Daniel Pétillet éclairant les dernières années de Dutoit dont il devint le secrétaire. Entretenant un culte de ce dernier, ce libraire-éditeur actif publia dans les années 1800 à 1819 ses abondants sermons996.
Il était en relation avec de nombreux théosophes qui lui commandaient des ouvrages, tel Franz von Baader. Ses relations furent particulièrement suivies avec madame de Krüdener (1764-1824)997.
Il fit une traduction française de nombreuses lettres de Gichtel, l’éditeur de Jacob Boehme998, ce qui souligne une convergence entre courants théosophiques et tradition mystique guyonienne999.
De nombreuses archives concernant le groupe qui entoura Pétillet puis Langalerie restent à explorer1000. Lavater (1741-1801), pasteur à Zurich, fut en relation avec Pétillet et Langalerie1001.
Le 20 décembre 1809, Auguste-Guillaume Schlegel (1767-1845) remercie Franz von Baader de l’envoi d’un ouvrage et poursuit ainsi1002 :
Il y a, à Lausanne, un petit cercle d’adeptes de madame Guyon que dirige un chevalier de Langallerie un homme à l’esprit élevé qui dispose d’une connaissance étonnante de l’homme intérieur. J’ai encore récemment passé quelques jours chez lui. Cette manière de considérer la religion est plus orientée vers la satisfaction interne du cœur et vers l’expérience de révélations particulières immédiates que vers la considération des vérités générales. Pourtant elle ne manque pas de points de contact avec ces dernières. M. de Langallerie et l’un de ses amis m’ont dit, entre autres, beaucoup de choses curieuses sur le magnétisme, sur les voyants et sur la communication avec ceux qui sont absents. Un libraire d’ici, Daniel Pétillet dispose de ce que l’on appelle les écrits mystiques, ou se donne, par pur zèle pour la cause, toute sorte de peine pour vous les procurer.
Charles de Langalerie, dont le père hébergea Voltaire, était cousin de Benjamin Constant. Il avait un véritable culte pour « sainte Jeanne-Marie » Guyon « Mère du peuple intérieur »1003.
… un certain nombre de personnes pieuses, admiratrices de madame Guyon et de son éditeur réunirent, dans la chambre que Dutoit avait occupée à la Cité [à la fin de sa vie], des souvenirs, des reliques, des gravures et des papiers se rapportant à lui. Les adhérents de ce pieux mouvement se réunissaient, paraît-il, dans cette toute petite chambre pour s’édifier mutuellement et pour prendre la Cène.
Au centre de ce groupe était le chevalier de Langalerie, converti par Dutoit et qui avait épousé la fille de Ballif. C’est par lui que Lisette de Constant, sa cousine, fut attirée à la piété […] se retira du monde et s’établit dans la petite maison du Coteau, enclose dans le Jardin, propriété des Langalerie, où elle vécut dans la retraite et l’isolement. Sa famille ne la comprit pas… Mais sa paix et sa constante joie faisaient envie à Rosalie [sa sœur]. « Malgré les souffrances qu’elle endurait, elle ne laissait échapper que des paroles d’amour et de reconnaissance1004 ».
Elle mourut en 1837.
Il se produisit à un certain moment une scission entre la congrégation du Jardin groupée autour des Langalerie et celle restée plus strictement fidèle à Dutoit [dont il faudrait retrouver les traces]. […] Ces groupements mystiques jouèrent un rôle très effacé dans la vie religieuse du pays. Sans nulle ardeur de prosélytisme, ils s’enveloppaient de mystères. Âmes aristocratiques, ils se complaisaient dans leur dévotion raffinée et évitaient le contact avec un monde qu’ils comprenaient peu et qui les comprenait encore moins1005.
Ainsi :
… les uns se laissant dériver vers le catholicisme, d’autres se ralliant aux petits groupes moraves… d’autres embrassant purement les doctrines du Réveil, un fort petit nombre persévérant dans la voie mystique, voilà tout ce qu’on trouve après M. Dutoit, mais point d’école…1006.
Passons le relais à Sainte-Beuve qui va entreprendre son grand œuvre sur Port-Royal, dans la même année qui voit la disparition de Lisette de Constant, grâce à l’accueil que lui réserve Vinet à Lausanne. Il ouvrira ainsi en 1840 son ouvrage :
Voyageant en Suisse durant l’été de 1837, au milieu des émotions poétiques et de ce bonheur de chaque moment que suscite à l’âme la nature du grand pays dans sa magnificence, j’y rêvais aussi de plus longs loisirs pour achever une histoire depuis longtemps méditée et déjà ébauchée. […] J’y viens avec mes ruines aussi : pauvres ruines de Port-Royal, combien modestes et imperceptibles auprès de celles de l’antique Rome ! Mais c’est le cas de se répéter avec Pascal que la vraie mesure des choses est dans la pensée. Ici, à Lausanne encore, me disais-je, le mysticisme de Madame Guyon, repoussé d’autre part, s’est réfugié, s’est ramifié non sans fruit, et n’a pas tout à fait cessé de vivre ; le jansénisme, son vieil ennemi, trouvera-t-il asile à côté ? Dans cette patrie de Viret, dans ce voisinage de Calvin, il me semblait que c’était le lieu de tenter, s’il se pouvait, l’alliance autrefois tant imputée à Port-Royal et tant calomniée, mais de la tenter surtout à l’endroit de la fraternité chrétienne et de la charité intelligente. Ainsi allaient mes pensées…1007.
Benjamin Constant, influencé un temps par son cousin Chevalier de Langalerie, nous apporte dans son roman semi-autobiographique Cécile son témoignage sur les derniers jours du groupe de Morges. Il vaut d’être entièrement cité compte tenu de la valeur de cet écrivain touché un moment par la grâce :
Il y a à Lausanne une secte religieuse, composée d’un assez grand nombre de personnes de conditions différentes et qui, connues sous le nom de Piétistes et fort calomniées, professent les opinions de Fénelon et de madame Guyon. Plusieurs de mes parents appartenant à cette secte avaient, à diverses époques, esssayé de m’y faire entrer. J’avais été très irreligieux dans ma jeunesse […]
Durant un voyage précédent à Lausanne, j’avais en conséquence plutôt accueilli que repoussé les avances de cette secte. J’avais eu plusieurs conversations avec l’un de ses membres les plus marquants. […]
Cet homme, de l’esprit duquel je ne puis douter et dont la bonne foi, encore aujourd’hui, ne m’est point suspecte […] avait écarté de ses discours tout ce qui n’aurait eu rapport qu’à des dogmes qui eussent appelé un examen dangereux. Le mot même de Dieu n’avait pas été prononcé.
« Vous ne pouvez nier, m’avait-il dit, qu’il n’y ait hors de vous une puissance plus forte que vous-même. Eh bien ! Je vous dis que le seul moyen de bonheur sur cette terre est de se mettre en harmonie avec cette puissance, quelle qu’elle soit, et que pour se mettre en harmonie avec cette puissance, il ne faut que deux choses : prier et renoncer à sa propre volonté. Comment prier, m’objecterez-vous, quand on ne croit pas ? Je ne puis vous faire qu’une réponse : essayez et vous verrez, demandez et vous obtiendrez. Mais ce n’est pas en demandant des choses déterminées que vous serez exaucé ; c’est en demandant de vouloir ce qui est. Le changement ne se fera pas sur les circonstances extérieures, mais sur la disposition de votre âme. Et que vous importe ? N’est-il pas égal qu’il arrive ce que vous voulez, ou que vous vouliez ce qui arrive. Ce qu’il vous faut, c’est que votre volonté et les événements soient d’accord.
Ces réflexions me frappèrent. La lecture de plusieurs ouvrages de madame Guyon produisit en moi une sorte de calme inusité qui me fit du bien. J’essayai la prière, autant que cela se peut sans conviction préalable. J’écartai toute recherche sur la nature de la puissance inconnue que je sentais au-dessus de moi. Je ne m’adressai qu’à sa bonté. Je ne lui demandai que de me donner la force de me résigner à ses décrets. J’éprouvai un soulagement manifeste. Ce qui m’avait paru dur à supporter tant que je m’étais arrogé le droit de la résistance et de la plainte perdit la plus grande partie de son amertume dès que je me fis un devoir de m’y soumettre. Ce premier adoucissement de mes longues souffrances m’encouragea. J’allai toujours plus loin dans le même sens. Je me dis que, puisque j’étais déjà récompensé de l’abnégation à ma propre volonté, cette abnégation était le meilleur moyen de plaire à la puissance qui présidait à nos destinées ; et je m’efforçai de pousser cette abnégation au plus haut degré.
J’arrivai bientôt à ne plus former de projets, à considérer l’avenir comme hors du domaine de la prudence, et la prudence elle-même comme un empiétement sur les voies de Dieu ; et j’adoptai pour règle de vivre au jour le jour, sans m’occuper ni [de] ce qui était arrivé, comme étant sans remède, ni de ce qui allait arriver, comme devant être laissé sans réserve à la disposition de celui qui dispose de tout.
Ce fut alors que pour la première fois je respirai sans douleur. Je me sentis comme débarrassé du poids de la vie. Ce qui avait fait mon tourment depuis maintes années, c’était l’effort continuel que j’avais fait pour me diriger moi-même. Que d’heures j’avais passées me répétant que sur telle ou telle circonstance il fallait prendre un parti, me détaillant tous ceux entre lesquels je devais choisir, m’agitant entre les incertitudes, tantôt craignant que ma raison ne fût pas assez éclairée pour apprécier les divers inconvénients, tantôt ayant la triste prescience que ma force ne serait pas suffisante pour suivre les conseils de ma raison ! Je me trouvai délivré de toutes ces peines et de cette fièvre qui m’avait dévoré, je me regardai comme un enfant conduit par un guide invisible. J’isolai chaque événement, chaque heure, chaque minute, convaincu qu’une volonté supérieure et inscrutable, que nous ne pouvions ni combattre ni deviner, arrangeait tout pour le mieux. Mes prières finissaient toutes par ces mots : « Je fais abnégation complète de toute faculté, de toute connaissance, de toute raison, de tout jugement. » Et quelquefois, au milieu de ces prières, un sentiment profond de confiance, une conviction intime que j’étais protégé et que je n’avais aucun besoin de me mêler de mon sort, s’emparait de moi, et je restais insouciant de tous les embarras qui m’environnaient, comptant sur un miracle pour m’en tirer et perdu dans une méditation pleine de douceur.
Cette révolution s’étendit bientôt, comme cela était naturel, de mon âme jusqu’à mon esprit. La plupart des dogmes que j’avais rejetés, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, me parurent non pas démontrés par la logique, mais prouvés par une sorte d’expérience intérieure. Je n’appliquais point à ces dogmes l’instrument toujours inexact du raisonnement, mais je les éprouvais vrais et incontestables. Je n’examinais point s’ils imposaient des devoirs de culte, je n’en remplissais aucun. « Si Dieu veut, me disais-je, des adorations pareilles, il me le fera connaître, car je ne veux que ce qu’il veut, et ce qu’il ne me fait pas vouloir, c’est qu’il ne le veut pas. » Je dormais ainsi d’une espèce de sommeil moral, sous l’aile d’un être infini qui veillait sur moi. L’effort que je fis pour m’affranchir tout à coup du joug de madame de Malbée fut la dernière de mes actions qui ne fut pas d’accord avec ce système ; et son résultat ayant été le contraire de ce que j’avais voulu, je renonçai, de fait aussi bien que d’intention, à toute espèce de direction de ma destinée1008.
Ce chapitre aborde le « second cercle » des influences, à savoir les figures de ceux qui se sont référés à madame Guyon, mais sans la connaître directement ni appartenir à un cercle de disciples.
Toutes ces courants dérivés viennent en complément des trois bras principaux du « delta spirituel » issu de l’Ermitage, passant par Mgr de Laval et un nouvel Ermitage canadien, Monsieur Bertot et sa fille spirituelle Madame Guyon, la Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines.
Il faudrait explorer des influences omise dans notre étude qui se seraient produites entre ou à travers les bénédictines du Saint-Sacrement (furent-elles uniquement limitées entre elles au sein de leur Ordre ?), au Canada (la communauté catholique serait-elle vraiment rentrée en sommeil spirituel sur deux siècles ? Des archives restent inexplorées).
En Europe protestante, les relais londoniens entre l’éditeur Poiret et les cercles anglais et écossais ont bénéficié des études de G. D. Henderson. Les grandes familles écossaises avaient pied des deux côtés de la mer du Nord : il faudrait évaluer leurs relations et influences sur le continent, mais les fonds d’archives privées ont souvent été dispersés1009.
Ailleurs, Jean Orcibal relève des liens avec les quakers ou le rôle de Wesley fondateur du Méthodisme de large influences ; Patricia A. Ward expose « the Legacy of Madame Guyon from 1850 to 2000 1010 ».
L’influence en milieu maçonnique relié aux guyoniens par Ramsay reste l’objet de recherches que nous n’avons pu mener : il y faudrait un érudit compétent sur le monde si divers des théosophies et des maçonneries ; et la connaissance de l’allemand, voire du russe… Car en Russie les maçons s’intéressaient à la mystique1011 , en particulier dans la « Fraternité de la Rose-Croix » : ils traduisirent Silésius, Molinos, Guyon, Poiret ; un pope aurait traduit partiellement madame Guyon.
Nous n’avons pu tracer le devenir de tous ces courants après le début du XIXe siècle. On sait que le cercle de Morges se sclérosa avant 1837, date à laquelle nous achevons une histoire des influences directes entre spirituels.
À Rijnburg, Poiret a accueilli des « frères suédois ». On sait qu’en Finlande il exista une tradition mystique quiétiste1012. qu’en est-il advenu ailleurs, dans le monde germanique et en Suède ?
Le cadre catholique incitant à la prudence, les jésuites Claude-François Milley et Jean-Pierre de Caussade se référèrent à Bernières et à Fénelon, mais sans les citer, quitte à se mettre sous l’autorité de Bossuet.
Nous nous limitons aux influences souterraines en terres catholiques et à la réceptivité de quelques membres de dénommées « sectes » nées en terres protestantes.
L’ordre fondé par Mectilde devenue la Mère du Saint-Sacrement continue à vivre à notre époque, en France, Allemagne, Italie, Pologne, ce dont témoignent les nombreuses études entreprises par ou sur ses membres1013.
Le Canada catholique s’endort dans un retard culturel après une première phase de vive activité vécue par les premiers arrivants sous l’impulsion de Marie de l’Incarnation et de François de Laval. C’est un phénomène parallèle à celui de l’involution génératrice d’intolérance vécue dans les colonies protestantes de la côte américaine. Les uns et les autres sont trop peu nombreux pour faire face sans sacrifice culturel aux dures contraintes de la survie en terres hostiles.
Quant au monde catholique européen où toute dérive « quiétiste » était surveillée, les influences mystiques furent souterraines. On y trouve cependant des figures qui défendent la voie de l’abandon. Elles s’abritent sous l’autorité d’un Fénelon sanitairement isolé de son inspiratrice, voire d’un Bossuet auquel on prête un tout nouveau visage1014.
François-Claude Milley (1668-1720) est en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) par l’intermédiaire de la Mère de Siry : tous deux jésuites, devenus « deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source1015. » Milley vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la mère de Siry, visitandine qui l’orienta mystiquement. Il devint le « messager de la voie d’abandon », en cela très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade.
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial de la République qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion » (Le quartier populaire fut interdit et barricadé pendant cette peste).
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détache l’échange avec la mère de Siry (-1735)1016. Celle-ci fut supérieure de la Visitation de Caen, la ville de Bernières, et reste à étudier1017. Milley rapporte :
J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes […] disent que c’était moi qui avait fait ces lettres1018.
Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous. 104
Je le demande ce rien […] de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. 179
L’amour divin […] ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me laisser aller à l’aventure […] Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là […] 195
Ce je ne sais quoi […] c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206
La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité […] qu’un petit rien réuni à ce tout unique […] opère plus […] que toutes les pratiques […] Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible […] comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213
Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide. 269
Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible […] 348
C’est le néant, c’est le rien, c’est
Milley, Jésuite. 391
Si l’étude sur Milley a été bien faite, il reste à éditer l’échange complet avec la Mère de Siry1019.
Ce jésuite est considéré comme le dernier grand mystique de l’époque classique (on y ajoute parfois Grou à la fin du siècle). Mais si L’Abandon à la Providence divine est un beau livre qui a traversé les siècles, il n’est pas de lui : « L’image d’un Caussade auteur spirituel majeur… n’a pas résisté à cette mise à plat1020 ». Nous l’avons précédemment rendu à sa propriétaire1021.
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine au seuil de sa vieillesse : il a cinquante-quatre ans juste à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient cependant en Lorraine après deux ans. Il quitte définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et meurt âgé douze ans plus tard.
Cet opuscule si proche et si influencé par le Moyen court de madame Guyon conclut l’œuvre éditée en 1641 de Caussade, ce qui indique à ses yeux son importance. Nous citons une partie de l’étude de Jacques Le Brun qui livre de beaux extraits (italiques) et établit (romain) son origine guyonienne 1022::
« … nous devons en donner intégralement [ici quelques extraits] le texte [de la Manière courte et facile...], tel qu’il figure dans la copie de la Visitation de Nancy » [...]
1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain bien »1023son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]
3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle ; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent ; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment ; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux ; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus.
[…]
20. II faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc. ; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature ; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels ; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie […]
25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […]
« L’édition de 1741 des Instructions spirituelles..., du P. de Caussade, attribue formellement la Manière courte et facile à Bossuet, voici en quels termes1024 :
« La Providence a fait tomber entre mes mains ce que vous souhaitez : c’est un exercice d’oraison, contenant quinze petits articles, et composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux.
« D. Est-ce de ce couvent que vous le tenez ?
« R. Non ; c’est de celui de Nancy, où feu Mme de Bassompierre, religieuse de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux, où M le Cardinal de Bissy l’avait fait venir. Le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé : « Pratique de la présence de Dieu. »
« Le P. de Caussade a donc, lors de ses séjours à Nancy en 1730-1731 ou en 1733-1739, vu notre manuscrit ou un manuscrit voisin ; il a connu la Mère de Bassompierre (+ 1734) qui a pu lui dire ce qu’elle savait de l’histoire du texte et lui montrer le manuscrit même qu’elle avait apporté ou fait recopier. […] Le P. de Caussade a pu seulement vouloir dire que son texte n’altère pas profondément le sens du manuscrit, ce qui est vrai.
« Le P. de Caussade nous apprend en outre que le texte qu’il publiait n’était pas inédit : on le trouvait en quelques villes de France (il s’agit donc sans doute d’impressions provinciales) à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la Présence de Dieu. [...]
« En résumé1025, la Manière courte et facile se glisse dans les éditions de Bossuet de façon furtive, à la suite de la publication Caussade. [...] La critique interne permettra-t-elle de progresser vers la solution du problème ? Un texte spirituel, manuscrit ou imprimé, correspond à une intention, et il en est de même de sa copie et de sa publication. Dans le cas de la Manière courte et facile attribuée à Bossuet, nous voyons affleurer les différents niveaux intentionnels : les religieuses de la Visitation de Nancy utilisent le texte comme guide dans leur vie spirituelle ; la désignation d’un auteur est alors peu utile. Avec la publication du P. de Caussade, nous trouvons une intention nouvelle : le nom d’un garant joue un rôle en lui-même ; d’où l’importance des références à Bossuet ajoutées par le P. de Caussade à ses Instructions spirituelles qui avaient leur cohérence sans ces références (n.1), et de l’attribution à un auteur prestigieux (et adversaire des « mystiques ») de l’anonyme manuscrit de la Visitation de Nancy ; cette intention a pu conduire le P. de Caussade à lire comme œuvre de Bossuet la Manière courte et facile […]
« Demandons-nous1026 donc si cet opuscule possède une cohérence propre en dehors de toute référence à Bossuet. Le titre nous place dans une tradition spirituelle fort commune à la fin du XVIIe siècle : les spirituels formés depuis plusieurs décennies à l’école de la méditation méthodique recherchent une oraison qui dépasse les risques de l’intellectualisme et qui n’asservisse pas l’homme aux méthodes ; ils cherchent aussi à expliciter les rapports entre la pratique de l’oraison et la foi aux mystères du christianisme, et à concilier la contemplation et les activités de la vie. En même temps l’Introduction à la vie dévote dont de nombreux auteurs, en particulier jésuites, prolongent l’influence, a développé l’idée que tous les fidèles, même laïcs, pouvaient avoir accès à l’oraison. De là vient la recherche d’une méthode simple, à la portée de tous, qui conduise l’homme directement au centre de la vie spirituelle, une voie vers la perfection au-delà des dévotions, des pratiques, des méditations : ce centre, beaucoup le découvrent dans le sentiment de la présence de Dieu en l’homme. On s’explique alors le grand nombre des Manière courte et facile, Moyen court et très facile, Moyen abrégé, etc. Dans l’école des Carmes de Touraine, Marc de la Nativité et ses disciples publient une Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu. Faisant le Quatrième Traité de la conduite spirituelle des Novices..., qui n’est pas profondément originale, mais qui révèle l’articulation des éléments dont nous parlions : présence de Dieu, oraison, méthode, clarté, facilité1027. Il serait aisé d’énumérer les œuvres qui manifestent dans la seconde moitié du XVIIe siècle les mêmes intentions, mais ce qui est plus caractéristique, c’est qu’elles appartiennent à toutes les familles religieuses et qu’elles dépassent les frontières : on ne compte pas les œuvres qui proposent de conduire facilement et rapidement à la perfection par l’oraison et la présence de Dieu. En 1691, se serait même fondée à Paris une société ayant pour but la réalisation de cette vie d’oraison (n.1)1028. Mais l’ouvrage le plus connu, qui pourtant n’avait rien de révolutionnaire à l’époque où il fut publié, est le Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer aisément de Mme Guyon (n.2).
« C’est de toute évidence dans la mouvance de ces œuvres que se situe notre opuscule. La comparaison avec le livre de Mme Guyon, le livre en ce sens le plus intéressant de la fin du XVIIe siècle, est particulièrement instructive et révèle des rapports étroits.
« Certes l’opuscule de la Visitation de Nancy insiste moins que le Moyen court sur la rapidité et la facilité, et sur les caractères théologiques du sacrifice que réalise l’oraison de foi ; Mme Guyon entre plus dans le détail des pratiques et des cas concrets, et enfin elle développe beaucoup plus ses arguments, mais c’est la différence d’un livre dense et d’un opuscule de quelques pages qui se contente parfois d’un « etc. » (n.3)
Entre les Églises issues de la Réformation et des « sectes » persécutées, il y a peu de points communs1029. Au XVIIe siècle on distingue plusieurs appartenances : le luthéranisme fortement rénové par le piétisme de Spener (1635-1705), par l’actif Zizendorf (1700-1760)1030, par le rayonnement de l’université de Halle impulsée par A.-H. Francke (1663-1727) ; le calvinisme solidement implanté en Hollande et en Suisse ; l’église d’Angleterre et la naissance de réveils dont celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme ; les dissidents de la « troisième voie », quakers anglais, anabaptistes refondés par Simon Mennons, frères moraves, sociniens... Des trésors spirituels restent à retrouver voilés par les disputes théologiques et d’innombrables libelles1031. Avant de cerner des influences entre « chrétiens intérieurs » un bref panorama suggère ce qui rapproche piétistes, quakers, quiétistes :
Les piétistes s’efforcent de parvenir à une communauté marquée par l’amour fraternel dans laquelle les différences de confession et d’appartenance ecclésiale auraient perdu leur pouvoir de diviser. Ils se fondent sur les traditions de mystiques (Tauler, Arndt, Böhme…), et renouent avec divers courants, dont celui du quiétisme.
Angelus Silesius (J. Scheffler, 1624-1677) influença profondément les piétistes1032 par son exigence d’une religiosité tout intérieure et la nécessité de retrouver le pur amour de Dieu. Le Pèlerin Chérubinique est l’« aboutissement de la mystique médiévale de toute l’Europe, et de la spiritualité protestante hétérodoxe des XVIe et XVIIe siècles, et départ vers un renouvellement de vie intérieure, vers ce piétisme qui s’est inspiré de lui », en commençant par Gottfried Arnold, l’auteur de l’Histoire impartiale des Églises et des hérétiques (1699), « essai mémorable et paradoxal de renverser les opinions reçues sur les rapports des hérétiques et des églises…1033 ».
P.-J. Spener1034, les fondations d’A.-H. Francke à Halle à partir de 1698, les frères moraves de Zizendorf1035 dès 1722, assurent leur rayonnement sur l’église officielle et sur la pratique de la piété1036. On sait l’importance de textes piétistes repris par J. S. Bach pour ses Cantates.
Ils inspirent plus tard les revivalismes ou réveils qui se produisirent en Suisse et en Amérique. Il s’agit d’une utile conversion du cœur, même si le recours à l’autorité stricte de la Bible sclérose le mouvement et conduit souvent, par imitation déraisonnable, à donner un rôle exagéré au prophétisme « enthousiaste ».
J. Wesley1037 évite un tel « esclavage biblique » par sa création originale d’une bibliothèque d’auteurs mystiques (il est précédé en cela par P. Poiret). Enfin le thème de la prière silencieuse contemplative sera « balisé » par le vaudois J.-Ph. Dutoit, disciple et éditeur de Madame Guyon1038.
Leur prière en silence s’apparente de près à celle pratiquée dans les cercles quiétistes. Parmi les nombreuses « sectes » apparues dans le monde protestant au XVIIe siècle celle des quakers est certainement la plus libre – pas de dogmes, pas de sacrements, ouverture à tous — et la plus proche des cercles quiétistes dans leur pratique de prière. Il apprécièrent madame Guyon et Fénelon malgré leur origine catholique au point de traduire leurs écrits :
« Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Madame Guyon et de Fénelon, (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique)1039. »
Le mouvement fut fondé par Georges Fox (1624-1691), un véritable Paul, un mystique d’une énergie prodigieuse et d’une santé à toute épreuve qui lui permirent de résister à de terribles épreuves1040
[enfermé] « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant. Les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur1041. »
Sa « patience vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »1042 contribue à faire naître une solide communauté. À sa mort trente mille quakers circulent dans les Îles britanniques ; des groupes parviennent en Hollande et dans les colonies américaines. Ils quittaient croyances et dogmes, source de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « lumière intérieure » retrouvée intimement dans le silence de leurs réunions.
Robert Barclay (1648-1690), écossais génial de profonde culture et de vie brève comme Pascal, est le seul « théologien quaker » au sein d’un peuple simple et fervent ; son Apologie1043 éclaire profondément sur l’expérience mystique d’une Lumière intérieure :
… ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience (187) [...] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner [...]Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme (188)...
C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. (249)… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles… mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier… sent alors un travail secret en faveur des autres personnes… et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant… (251)
Les quakers ne sont pas seulement des mystiques cherchant la « lumière intérieure » : ils furent très actifs, luttant contre l’esclavage dès le XVIIIe siècle. L’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) fait revivre l’existence aventureuse d’un visiteur des petites communautés quakers isolées. On y découvre le contact avec la nature, qualité américaine qui sera bientôt révélée dans les romans de F. Cooper, le sens de l’unité profonde dans toute la création, autre qualité rencontrée chez des poètes américains :
Nous avons alors attaché nos chevaux, et ramassé des buissons sous un chêne, et nous nous sommes allongés; mais puisqu'il y avait beaucoup de moustiques et la terre était humide, j'ai peu dormi. Allongé ainsi dans la nature sauvage, j'ai été amené à réfléchir sur l'état de nos premiers parents quand ils étaient renvoyés du jardin; comment, malgré leur désobéissance, le Très-Haut a continué à être un père pour eux …
…J'ai été conduit si près des portes de la mort que j'ai oublié mon nom. Désirant alors savoir qui j'étais, j'ai vu un amas de matière d'une couleur terne et sombre entre le sud et l'ouest, et j'ai été informé que cet amas étaient des êtres humains dans une misère aussi grande que possible, et que j'étais mélangé avec eux, et que dorénavant je ne pourrais me considérer comme un être distinct ou séparé1044.
Les quakers ne furent jamais nombreux, compte tenu de l’exigence de vie impliquée, telle au XVIIIe siècle, celle de la libération des esclaves, grande richesse perdue volontairement par les premiers abolitionistes. Récemment la Religious Society of Friends ne comporte plus que seize mille membres en Grande-Bretagne1045. Mais le mouvement est toujours vivant et ouvert comme l’indique le témoignage suivant venant du lointain Maryland1046 :
Il y avait une vraie puissance spirituelle parmi les Amis ... C'était une expérience forte, et je la sentais assez certaine pour justifier la foi en la résurrection de Jésus … [suit un examen intéressant du problème du contrôle de "l'enthousiasme" que Fox a rencontré, qui menait à une] tension entre les réclamations individuelle et communautaire à la révélation divine ... La pratique Quaker "marche" seulement quand l'amour passe avant tout ... quand les désirs des individus et du groupe sont "réduits à la soumission" sous la conduite de l'amour, tous ceux qui participent au processus sont égaux, et le but principal de la communauté n'est pas de juger, mais de s'aimer les uns les autres ... Et c'est là où j'ai trouvé la clé à la pratique Quaker, qui n'est ni plus ni moins que l'actualisation de l'amour.
Les quakers firent beaucoup « pour la renommée de la victime [Guyon] de Bossuet ».
Après avoir publié, en 1727, une courte Letter to J.O. being an account of Madam Guyon, Josiah Martin traduisait plusieurs de ses poèmes dans The Archbishop of Cambray’s dissertation on pure love (Londres, 1735, pp. 122-138) – et en note il souligne « nettement l’importance que prit dès lors chez les quakers son idée de la fécondité spirituelle [que nous trouvons un apport saisissant à la lecture de son Cantique]. Et il insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos. »1047.
Le « Friend » Josiah Martin, intéressant écrivain qui devait répondre aux Lettres philosophiques de Voltaire, fit plus encore pour la réputation de l’archevêque de Cambrai, en qui il voyait « aussi un quaker », puisqu’il publia entre 1727 et 1738 divers recueils d’écrits du prélat auxquels il joignit des cantiques de madame Guyon et une apologie des idées de celle-ci1048.
L’année 1772 « marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. Le quaker de Bristol James Gough donna, en deux volumes, une traduction de la Vie de madame Guyon. Quelques mois plus tard, Cornelius Cayley accordait des éloges également vifs à la tolérance de l’héroïne et à l’esprit catholique de l’éditeur »1049. Enfin l’idée de fécondité spirituelle propre à madame Guyon, que nous trouvons particulièrement mise en valeur à l’occasion de son Commentaire au Cantique ainsi rendu très original, fut largement reprise1050.
Le Quaker John Woolman (1720–1792) défend Fénelon.
Wiliam Law, ascète et mystique assez proche des quakers, mais qui vécut et mourut anglican, écrivait vers 1738 :
Je désirais presque, écrivait-il vers 1738, qu’il n’y eût pas de livres de spiritualité en dehors de ceux qui ont été écrits par des catholiques. Vous trouverez chez Bertot premier directeur de madame Guyon, « toutes les instructions qu’une (531) personne descendue du Ciel pourrait vous donner ». Il s’intéressait pour les mêmes raisons au carme Laurent de la Résurrection, humble cuisinier fort admiré de Fénelon, dont les paroles et les exemples étaient bien connus en Angleterre grâce aux Devotional Tracts concerning the Presence of God1051.
La bibliothèque de Law possédait les Discours chrétiens et spirituels et le Moyen Court. Il les « a certainement étudiés de très près, car ils sont couverts de traits et de signes divers. Les pages blanches du second volume contiennent en outre d’excellents résumés des idées essentielles de la mystique »1052.
John Wesley est au centre de la renaissance qui fait suite à la « période sèche » des Lumières en Angleterre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle1053 :
« Plus que tout autre, son action a permis la survie dans le monde anglo-saxon du goût de la vie intérieure et de la croyance à la possibilité de la sainteté. Elle n’aurait pas été possible sans les efforts de Poiret qui lui ont fourni la charte du Méthodisme…1054. »
Il admet selon Orcibal la possibilité de la délivrance « du pouvoir de pécher par la complète domination de Dieu dans le cœur qu’Il remplit entièrement de son amour » . Contre ses nombreux critiques, qu’ils soient des églises officielles ou moraves, il cite les biographies de Grégoire Lopez et de frère Laurent. Son « pure love » rejoint l’union avec Dieu défendue par Madame Guyon1055.
Il est en relation avec Dutoit par l’intermédiaire de J. de La Fléchère :
« Pasteur suisse qu’il choisira comme successeur. Ami du guyonien Dutoit-Membrini, celui-ci donna courageusement au mot « mystique » un sens bien différent de celui que Wesley lui attribuait encore d’une façon implicite. Aux yeux de La Fléchère, saint Paul et saint Jean étaient de grands mystiques et Salomon, auteur du Cantique des Cantiques, méritait le titre de « prince des mystiques ». Avec bon sens, il soulignait en outre que, contredisant ses propres paroles, John Wesley avait « montré son approbation du mysticisme rationnel et scripturaire en publiant des extraits très édifiants des ouvrages des mystiques ». Lui-même assimilait aux « piétistes » ou « mystiques » du continent les méthodistes au service desquels il était venu se mettre. Bien qu’il fût parfois un peu gêné par ces propos, leur chef ne lui en donna jamais le démenti. Il n’y était plus obligé, car les circonstances s’étaient peu à peu modifiées. En premier lieu, la sensibilité avait changé. Aux Lumières, succédait le Préromantisme et Richardson, le nouvel auteur à la mode, faisait dans son sir Charles Grandison le portrait du pieux non-jureur Robert Nelson. Un poème de John Byrom réussissait à donner au mot « enthusiasm », longtemps si décrié, un sens favorable. Sans doute ce mouvement s’accompagnait vers 1773 d’une reconnaissance du guyonisme et du bourignonisme, mais le rôle bienfaisant de J. Wesley sur la société anglaise était maintenant trop bien reconnu pour qu’il risquât d’être confondu avec des illuminés extravagants1056.
« Très tôt il avait été question de la célèbre mystique en Grande-Bretagne. En décembre 1703 parut à Londres la traduction de son plus fameux opuscule sous le titre A short and easie method of Prayer.1057 Nous sommes à tout le moins sûrs que J. Wesley consacra à l’étude de À short method les journées des 4 et 5 janvier 17351058. Le 5 juin 1742, il relut l’opuscule en y joignant le texte français des Torrents spirituels. Sous l’influence de J. Fletcher, Wesley redevenait beaucoup plus favorable à la mystique. À la suite de Hartley, il se posait donc, le 27 août 1770, en champion de madame Guyon contre Littleton : malgré ses erreurs, elle n’avait rien d’« une enthousiaste. Sans aucun doute, elle possédait une intelligence tout à fait exceptionnelle et une excellente piété. Elle n’était pas plus lunatique qu’hérétique »1059.
« Mais c’est l’année 1772 qui marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. […] Fait plus grave1060, il semble que bien des méthodistes, et parmi les plus zélées, avaient aussitôt (surtout à Bristol) pris la mystique pour modèle1061. Il n’y a donc pas à s’étonner que, les années suivantes, son nom se retrouve près de vingt fois sous la plume de J. Wesley. On comprend pourtant que ses avertissements soient d’abord restés vains : s’il dénonçait les « raffinements » mystiques de madame Guyon et leur « quiétisme anti-scriptural », il ne manquait pas en effet d’ajouter qu’ils étaient d’autant plus dangereux que beaucoup « de choses excellentes » s’y trouvaient mêlées. […] « le monde n’a jamais vu une telle vie… un mélange aussi prodigieux ». […] « Dans cette gangue, que d’or pur ! Quelle profondeur de religion, d’union spirituelle à Jésus-Christ ! Quelles hauteurs de justice, et de paix, et de joie dans le Saint-Esprit ! Que nous rencontrons peu d’exemples comparables d’amour exalté de Dieu et du prochain ; de véritable humilité ; d’invincible douceur et de résignation sans bornes ! Si bien que, somme toute, je ne sais s’il ne faudrait pas parcourir plusieurs siècles pour retrouver en une autre femme un tel modèle de véritable sainteté ». Par la suite, Wesley rappela de temps en temps ses réserves, mais il ne rétracta jamais rien de ses éloges : c’est toujours l’exilée de Blois qu’il prend pour terme de comparaison en fait de profonde communion avec Dieu et, les livres de « sister Pennington » ayant brûlé, il place madame Guyon parmi les quelques volumes qui doivent lui être envoyés d’urgence. En 1781, deux de ses publications révélèrent ses nouveaux sentiments à un plus vaste public. Dans les extraits qu’il donna de The fool of quality de Henry Brooke (sous le titre de The History of Henry, earl of Moreland), il reproduisait les termes enthousiastes qu’inspirait à l’auteur la maîtresse spirituelle de sa Louisa. En revanche, sa Concise ecclesiastical history supprimait la plupart des attaques dont elle et Fénelon faisaient l’objet dans Mosheim et Maclaine.1062.
« Mais les noms de Fénelon et de Renty n’évoquent pas assez la violence de la crise mystique que Wesley traversa de 1731 à 1736 : lui-même en a reconnu la réalité et ses Diaries inédits en précisent la nature. Son ardeur était alors entretenue par son professeur de sténographie J. Byrom qui essayait de faire connaître en Angleterre les auteurs édités par P. Poiret. […] En janvier 1735, Wesley étudiait également le Moyen court de madame Guyon et le docteur Cheyne réussit même à éveiller chez lui un vif intérêt pour Marsay qu’il traitait encore en 1756 d’« éminent mystique ». À ces auteurs, l’influence de William Law lui faisait enfin joindre la lecture de Tauler, de la Théologie germanique et de Molinos. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait défendu l’idéal de l’Amour pur, le désintéressement total qui va jusqu’à la résignation à l’Enfer, si telle est la volonté de Dieu.1063.
« En 1778 il insérait dans son Arminian Magazine un abrégé de la Vie d’Armelle Nicolas, complément naturel de son adaptation de l’autobiographie de madame Guyon. Ses dernières éditions révèlent une attitude analogue : tandis qu’en 1780 il s’abstenait de retoucher le bel éloge de madame Guyon que Henry Brooke avait introduit dans The Fool of quality, il condamnait dans ses notes de 1781 sur l’Histoire de l’Église de Mosheim et Maclaine l’hostilité que les auteurs manifestaient pour tout feeling, c’est-à-dire, jugeait Wesley, pour toute religion vivante, et il faisait en conséquence disparaître du texte les attaques contre Fénelon et contre madame Guyon. Finalement, ce sont les expressions jadis sorties de sa propre plume à propos des mystiques qu’il rétractait en 1783.1064 […]
« En particulier la pensée de madame Guyon a sur ce point avec celle de J. Wesley de telles affinités qu’au siècle dernier, Alexander Knox, Upham et, après eux, de nombreux historiens méthodistes ont jugé que c’est à elle que la théorie paradoxale en question devait le plus. Madame Guyon enseignait, en effet, l’universalité de l’appel des chrétiens à une union avec Dieu qui serait, dès ici-bas, objet d’expérience1065.
« Et rien n’était plus audacieux pendant l’ère des Lumières que la réhabilitation de la mystique qui en découlait pratiquement. »
Anton Reiser1066est le roman autobiographique de libération intérieure d’un ami de Goethe1067 mort trop jeune, décrivant sa « déchirure du moi ». Fort critique de la vie austère mené chez le piétiste baron Fleischbein, le jeune Karl-Philipp Moritz décrit un milieu alliant mystique et rigorisme. Il conservera cependant un souvenir favorable du séjour prolongé à Pyrmont : « Les trois mois qu’Anton [Reiser] passa à P… lui furent profitables à bien des égards, car il était presque toujours libre… » Il apprécie le Télémaque qu’on lui a bien sûr donné à lire et même « l’incomparable délicatesse d’expression » des poésies et cantiques spirituels de Madame Guyon, traduits par Fleischbein. Plus tard « Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du Spinozisme, se rencontrait souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de Madame Guyon ». Le Werther va bientôt paraître et la mystique va se dissoudre dans la sensibilité romantique.
C’est alors que Reiser emprunta de nouveau au vieux menuisier les écrits de madame Guyon et, pendant qu’il les lisait, il se rappela l’époque heureuse où, selon ses conceptions d’alors, il s’avançait dans la voie de la perfection. Désormais, lorsque les circonstances extérieures le rendaient parfois triste et maussade et qu’il ne trouvait aucune lecture à son goût, les cantiques de madame Guyon étaient avec la Bible ses seuls refuges, à cause de l’agréable obscurité qui y régnait. Sous les voiles d’un langage sibyllin, il distinguait confusément une lumière inconnue qui venait ranimer son imagination endormie. Et pourtant, il ne faisait plus de réels progrès en piété et ne réussissait plus à penser à Dieu sans interruption. Dans le milieu qui l’entourait alors, on se souciait fort peu de ses états d’âme et il avait bien trop de distractions en classe et à la chorale pour pouvoir suivre, ne serait-ce qu’une semaine, sa tendance à l’introspection continuelle. (154).
Cependant il entendit à nouveau son père jouer de la guitare et chanter les cantiques spirituels de madame Guyon en s’accompagnant de cet instrument. Ils s’entretinrent également de la doctrine de madame Guyon et Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du spinozisme, se rencontraient souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de madame Guyon. (159).
C’est en vain qu’il se creusa l’esprit à la recherche d’autres moyens de se procurer de l’argent ; il lui fut impossible d’acheter un flambeau et le lendemain soir, pendant que tous ses condisciples défilaient en grande pompe par les rues devant une foule de spectateurs, il dut rester chez lui, tristement installé devant sa table de travail. Il s’efforça de se consoler tant bien que mal, mais à un moment donné la musique lui parvint de loin et produisit sur son esprit un étrange effet. Il se représenta en un tableau très animé l’éclat des flambeaux, l’attroupement du public, la cohue et les héros de ce spectacle magnifique : ses condisciples. Et il se vit lui-même exclu, solitaire et abandonné de tous. Il en conçut un chagrin en tous points semblable à celui qu’il avait ressenti quand ses parents l’avaient laissé seul dans la chambre du haut pendant qu’à l’étage du dessous, ils étaient attablés avec le propriétaire de la maison pour un repas dont les rires joyeux et les tintements de verres montaient jusqu’à lui ; il s’était alors senti tout aussi solitaire et abandonné de tous, et il avait trouvé sa consolation dans les cantiques de madame Guyon. (213).
Le Père Henri Ramières (1821-1884), jésuite et spirituel, fut le premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine qui « fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonienne […] qui inspira notamment le P. J.-N. Grou (1731-1803) puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Ch.-L. Gay (1815-1892) et par Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897). »1068 L’influence diffuse de quiétistes et de piétistes contribua au passage du dogme à l’expérience, la raison s’effaçant devant le cœur. C’est le cas de Schleiermacher (1768-1834) et de ses disciples, dont Neander1069
Les influences quiétiste (et piétiste) peuvent s’exercer aisément sur une terre d’accueil libérée du poids de religions établies.
Les quakers s’installent fort tôt : William Penn reçoit en 1682 un territoire pour y installer une colonie où se développe Philadelphia, cité de l’amour fraternel . L’accueil qui est fait aux écrits de Mme Guyon et de Fénelon par ces premiers occupants puis par les méthodistes est favorable. Malheureusement John Wesley, qui voyage en 1736 en Géorgie, n’appréciera Mme Guyon qu’un peu tard pour influencer une fondation sensible à un ascétisme d’origine piétiste1070 .
Voici décrite l’accueillante Pennsylvanie1071 :
« Le pays était couvert de forêts épaisses, peuplées d’Indiens Peaux-Rouges. Il [W. Penn] proposa de nommer la nouvelle colonie Sylvania à cause des forêts, mais le Roi insista pour y ajouter le nom de Penn [...] Quand on apprit que Penn était résolu à n’avoir ni soldats, ni armes, ni forteresses, on prophétisa la destruction prochaine de la « Sainte Expérience » [...] qui devait durer de 1684 à 1756.1072.
« En 1682, William Penn et d’autres quakers achetèrent l’est du New Jersey [...] Ils nommèrent alors Barclay1073 gouverneur de la colonie, en raison, dirent-ils « de son habileté, de sa prudence et de son intégrité », et cela bien avant qu’il n’ait lui-même apporté aucune participation financière à l’entreprise [...] Bien qu’il ne soit jamais allé lui-même en Amérique, il s’occupa très activement ,la moindre chose d'une manière en rapport aux sens extérieurs. Et cette prière est la Prière du Coeur, la prière indicible, dont la plus parfaite est le Fruit de l'Amour, et la moins parfaite une sensibilité de nos indigences1074. »
En milieu d’origine germanique, le mystique Tersteegen correspond avec des croyants vivant en Pennsylvanie dont probablement Sauer qui édite ses textes localement de 1741 à 1750. Une demi-douzaine d’éditions allemandes seront imprimées de 1800 à 1820.1075.
En tous milieux, la religion expérimentale vécue par Fénelon et madame Guyon est défendue par Jonathan Edwards (1703-1758) figure importante dans le premier Réveil 1076 :
Parce que le spirituel a cette connaissance expérimentale, elle illumine merveilleusement pour la compréhension le sens vrai et spirituel de l’Écriture, car il trouve dans son coeur les mêmes choses qu'il y lit.
Puis viennent les traductions importées en deux vagues correspondant aux deux Réveils.
Les réimpressions par Bradford en 1738 et par Sauer en 1750 d’un essai de Fénelon sur l’amour pur, accompagnés d’un aperçu de la vie de madame Guyon et d’autres extraits, constituent une anthologie adaptée à l’esprit quaker.
Pourquoi Fénelon et Guyon ? La recherche de textes spirituels qui ne s’attachent pas aux pratiques et aux dogmes conduit à favoriser des écrits de « chrétiens intérieurs ». Piétistes ou quiétistes ? Les quiétistes sont préférés, car peu marqués d’ascèse et moins attachés à la lettre des Écritures ; de plus ils peuvent accéder à une tradition mystique préservée dans des Ordres qui n’ont pas été balayés par la grande vague de la Réforme.
On lit l’éditeur et passeur de textes mystiques Poiret puis les multiples volumes couvrant l’œuvre de madame Guyon, tandis que Fénelon est la grande figure littéraire du siècle. Quoique tous deux catholiques, dont un archevêque, ils demeurent acceptables par les réformés puisque condamnés par un Pape.
Le rédacteur de la Préface de ces réimpressions établit l’importance de la vocation spirituelle de madame Guyon. Il la défend même d’avoir affirmé sa vocation apostolique1077.
Puis Select Lives of Foreigners, Eminent in Piety de Gough, réimprimé à Philadelphie en 1807 et d’autres rééditions, incluant des poèmes guyoniens traduits par Cooper, contribuent « à la popularité de Fénelon et de madame Guyon parmi les quakers et les méthodistes du XIXe siècle1078 ».
À la génération suivante, les Unitariens1079, Eliza Follen, Emerson1080 et d’autres, attachés aux expressions de « l’intérieur », s’intéressent à Fénelon. Pour Lydia Maria Child (1802-1880) Madame Guyon présente un idéal féminin :
« Bien qu'elle soit plus absolue et imprudente que l'Abbé Fénelon, elle le ressemblait fort dans son détachement, son amour de Dieu, son courage consciencieux et son abandon total aux conseils de la Providence Divine; il n'est donc pas étrange qu'il soit devenu un de ses disciples, et aussi un ami et un admirateur fervent1081. »
Thomas C. Upham (1799-1872) fut l’auteur du premier manuel américain en psychologie, une synthèse de Locke à Kant. Ses Elements of Intellectual Philosophy publiés en 1827 bénéficièrent de 57 éditions .
Après une forte expérience intérieure il devint défenseur de la tradition quiétiste et l’auteur de The Life and Religious Experience and Opinions of Mdame de la Mothe Guyon : Together with some account of teh personal history and religious opinions of Fenelon, Archbishop of Cambray, deux volumes qui depuis 1846 bénéficièrent à leur tour de 37 éditions. Depuis lors on le traduit, on l’abrège, on lui emprunte.
Upham avait découvert la tradition vivante de la théologie expérimentale. Il lui a donné des tours nouveaux, mais son appropriation de cette tradition dans le langage du mouvement de sanctification, et d'une deuxième expérience critique de sanctification, a permis aux lecteurs Américains de revendiquer leur expérience comme identique à celle des mystiques catholiques et autres1082
Le rapprochement entre quiétisme et taoïsme a souvent été fait, dont par le maître de Camus Jean Grenier (1898-1971 1083.
La Vie par elle-même a été récemment traduite intégralement en chinois à partir d’une respectable traduction anglaise1084. Effet du développement d’un christianisme protestant en rapide expansion dont le méthodisme inspiré par J. Wesley.
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque qui lui est peu favorable car influencée par le dernier et dur jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet ! En fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. »1085.
Son Journal examine la paix du cœur comme les états de sécheresses ; il serait le « premier à voir dans des mystiques des témoins de Dieu ». Il connut des états éphémère de ravissement :
« Quand il était jeune il les expliquait comme l’expression affective d’un corps sain… l’interprétation n’est plus possible avec un organisme malade prématurément vieilli : ne faudrait-il pas alors envisager l’hypothèse de ce qu’on appelle la “grâce” ? 1086».
Tout ce dont l’existence ne peut être aperçue immédiatement, mais seulement conçue au moyen d’une certaine déduction comme cause de perceptions données n’a qu’une existence douteuse (29)
Si la philosophie platonicienne a été fondée à signaler un ordre de facultés supérieures, où l’âme se trouve comme identifiée avec son objet intellectuel et (182) absorbée en Dieu qui est sa source, la philosophie physiologique ne doit pas être moins fondée à reconnaître et spécifier un ordre inférieur de facultés animales où le moi se trouve aussi absorbé dans la sensation et identifié avec elle.
“L’amour ôte tout, mais il donne tout” Fénelon… Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur et remplit son âme d’une joie (200)
On m’a demandé si c’était une révélation… les mots n’y font rien ; il suffit que nous ayons le sentiment de cette lumière supérieure que nous ne créons pas en nous-mêmes (235)1087.
Le disciple de Poiret Tersteegen influença S. Kierkegaard (1813-1855), qui trouve en lui une simple vérité. Pour lui, “le christianisme est une cure radicale, qui doit transformer l’homme”. Il s’oppose donc à l’effort désengagé spéculatif de Hegel 1088 »
Le philosophe connaît les mystiques : il apprécie Fénelon, Eckhart dans l’édition Pfeiffer, l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler… Il ajoute :
“Mais je recommanderai principalement l’autobiographie de madame Guyon ; c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect1089.”
Au livre quatrième du Monde comme volonté et comme représentation, où “la volonté s’affirme puis se nie”, il interprète comme un retour du songe à la réalité, le “Tout m’est indifférent…” qui achève la Vie par elle-même ; puis y joint une autre citation “de cette sainte pénitente” : Dora Greenwell (1821-1882). Anglicane, celle-ci écrivit une biographie du dominicain Lacordaire, une autre de John Woolman, quaker américain au Journal de voyage attachant, des poèmes et des essais. Fort cultivée, elle fut aussi très active socialement : traitement des enfants au travail, victimes de la famine irlandaise… Elle fut influencée surtout par Lacordaire (“have a life—your own life; live to a centre of lofty and consistent aims”, ce qui s’accorde bien avec la période victorienne), ainsi que par madame Guyon :
Il lui semblait que l’Évangile se montrait non seulement comme un projet pour éviter la punition, mais aussi comme contenant l’élément de rétablissement spirituel, et de la vie intérieure. Elle voyait la nouvelle vie en Christ, quand elle était parfaite, comme étant la même que la vie du Christ, ou la vie de Dieu, et ces personnes qui ont expérimenté le renouvellement spirituel intérieur jusqu'à l'amour pur ou parfait, comme étant vraiment unes avec Dieu1090.
Après une éclipse liée au culte d’une morale activiste caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle1091 s’opère une redécouverte de la vertu secrète de l’abandon mystique. Non sans difficulté pour les minoritaires, des individualistes désavoués lors de la querelle moderniste (condamnations de Loisy puis de Bremond) puis plus tard rejetés par les néo-thomistes ( Maritain et ses amis)1092.
Dom Vital Lehodey défend un abandon très proche de celui souvent mis en cause car supposé « quiétiste » ; sa direction propose un contrepoint moderne à celle qu’assurait madame Guyon. Au début du siècle dernier, il pouvait citer sans prendre de risque François de Sales, Bossuet, Caussade, A. de Lombez, Mgr Gay... Mais c’est sa reprise ignorée de Guyon par Caussade, ce dernier édité tardivement par Ramières1093, qui constitue sa source principale1094.
Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. (406).
Le désir d’avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale. […] Mais ce désir a besoin d’être tempéré par un filial abandon. Dieu veut rester le maître des dons qu’il se propose de nous faire. (442).
[l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées toutes choses plu propres à étouffer cette petite flamme [l’influence mystique] qu’à la renforcer [par ascèse]. Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. (454).
Bremond fut le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle. Son approche de la mystique est voilée sous le titre, seul recevable à son époque, d’Histoire littéraire du sentiment religieux 1095, ce qui n’empêchât pas sa mise en cause et des polémiques.. :
« Un grand critique, le R.P. Lebreton, s’est cru en droit d’affirmer que les formidables volumes de mon Histoire littéraire n’avaient qu’un objet : prêcher l’oraison de quiétude […] Tant et si bien que les encyclopédies de l’avenir écriront [en épitaphe]: « H. Bremond – quiétiste qui eut son heure de célébrité ; aujourd’hui plus oublié que Mme Guyon dont il s’était fait l’apôtre1096. »
Mais Bremond ne put mener à terme une réhabilitation par la rédaction du « livre absent1097» qui eût couronné son entreprise1098.
Derrière la figure de l’érudit qui ressuscite un monde oublié et fixe les grandes lignes devenues canoniques de son histoire, se devine l’image émouvante du chercheur pour qui “l’expérience mystique fournit le paradigme de toute connaissance réelle”1099.
« 1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie. [...] Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence [...]
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions [...] Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4 [..] À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique »1100.
À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon :
« Ah ! les mystiques ! Je ne les connaissais pas... Je les travaille en ce moment et je suis bien intéressé. Saint François ! les Fioretti ! […] Tenez, Madame Guyon est très instructive. De l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, elle nous ouvre son âme. Elle n’a pas d’instruction. [!] C’est spontané. C’est une merveilleuse expérience. Saint Jean de la Croix, très profond, mais il intellectualise trop ses intuitions. […] C’est un monde nouveau que j’ai découvert. »1101.
Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique1102. On ne peut résister à citer très / trop largement un si bel excursus posant le domaine propre à la mystique :
« Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute1103. […]
À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine1104. […]
Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité1105.
Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée1106.
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste1107.
Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques1108.
L’iranologue Henry Corbin témoigne ainsi sur Jean Baruzi qui suppléa Alfred Loisy au Collège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’Histoire des religions :
« Ses cours étaient suivis avec une fidélité passionnée par une pléiade d’étudiants, comptant parmi eux un bon nombre d’élèves de la Faculté de théologie protestante de l’époque. C’est lui qui nous révéla la théologie du jeune Luther, qui était alors à l’ordre du jour des recherches théologiques en Allemagne : puis, à la suite, les grands spirituels du protestantisme : Sebastian Franck, Caspar Schwenkfeld, Valentin Weigel, Johann Arndt, etc. Le maître ne dissimulait aucune des difficultés que rencontrait son exposé de première main, mais un flot de vie spirituelle les emportait toutes. C’était tout neuf, captivant. Je commençai à percevoir certaines consonances, comme l’appel d’un carillon lointain conviant à explorer les régions que couvre ce que je devais appeler plus tard “le phénomène du Livre saint”. … il était impossible d’entendre la voix des Spirituels interprétés par Jean Baruzi, sans prendre la décision d’aller voir sur place. [...] Le cercle d’amis groupés autour des inséparables frères Baruzi était lui-même une invite à tenter les aventures de l’Esprit. Par leur immense culture, leur sens des valeurs les plus délicates, les plus subtiles, de l’art et de la vie, les deux frères étaient les témoins d’un autre siècle, éminemment représentatifs d’une Europe et d’une société européennes, disparues avec la première et la Seconde Guerre mondiale, et que nous n’avons pas réussi à refaire, fût-ce de loin, tant est obstinée et profonde l’emprise des démons et des possédés qu’a prophétisés Dostoïevsky. Il y avait chez eux, place Victor Hugo, des réunions fréquentes, outre les séances de “séminaire” que Jean Baruzi tenait chez lui et qui se prolongeaient fort tard dans la soirée. On rencontrait au nombre des participants toutes sortes de personnalités européennes inattendues. La présence de nos camarades allemands était toujours importante. Jean Baruzi donnait aux entretiens la tournure qu’ils auraient eue, s’ils s’étaient tenus dans le Weimar de Goethe. Il fut par excellence le professeur qui abolissait toute distance officielle entre le maître et l’étudiant. Seule subsistait celle de l’amitié déférente, une amitié qui allait grandissant d’année en année. »1109.
Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste le premier à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et madame Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvaient le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Nous concentrant sur ce dernier point :
… la doctrine de Saint Jean de la Croix, en son affirmation essentielle (« l’amour est travailler à se dépouiller et dénuder pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu... »), a été si profondément comprise par Fénelon, et aussi par madame Guyon, que l’on serait d’abord tenté de faire appel à eux pour la ressaisir1110.
Il cite Fénelon :
Cette obscurité de la pure Foi ne donne par elle-même aucune lumière extraordinaire. Ce n’est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons ne puisse y donner des extases, des visions, des révélations, des communications intérieures. Mais elles ne sont point attachées à cette voie de pure foy et les Saints nous apprennent qu’il ne faut point alors s’arrester volontairement à ces lumières extraordinaires, pour s’en faire un appui secret, mais les outrepasser, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure1111.
Puis Baruzi revient à Madame Guyon :
Plus encore que Fénelon qui, parlant de notre adhésion à Dieu, nous demande d’outrepasser « tout autre objet distinct » et ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne soutiendrait pas l’évidence de l’autorité, madame Guyon voudrait aller au-delà de toute donnée distincte ; elle songe à une immersion ; elle trouve « partout, dans une immensité et vastitude très grande, celui » qu’elle ne possédait plus, mais qui l’avait « abîmée en lui ». Et telle est la seule « extase » qu’elle juge « parfaite », extase qui ne « s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu », lesquels « étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé ». On pourrait, plus profondément, dire qu’elle n’admet pas l’extase transitoire, mais accepte seulement une « extase permanente » ou absorption, en Dieu, de l’âme anéantie ». Madame Guyon estime qu’elle retrouve en tout cela la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle allègue des textes solidement choisis et oppose avec rigueur « la voie de lumière distincte » et « la voie de la foi ». Elle sait « qu’il est de très grande conséquence d’empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases ; parce que cela les arrête presque toute leur vie ». C’est sans doute encore l’influence de saint Jean de la Croix qu’elle subit, lorsqu’elle constate, avec la purification passive, un extrême élargissement de son expérience. « Sitôt que mon esprit fut éclairé sur la vérité de cet état », dit-elle, « mon âme fut mise dans une largeur immense... Auparavant tout se recueillait et concentrait au-dedans, et je possédais Dieu dans mon fond et dans l’intime de mon âme ; mais après, j’en étais possédée d’une manière si vaste, si pure et si immense, qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois, Dieu était comme enfermé en moi et j’étais unie à lui dans mon fond : mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même ». Et elle explique ensuite comment, aux pensées qui se « perdaient » naguère « mais en manière aperçue » a succédé un complet oubli de nous-mêmes par nous-mêmes et après que Dieu, écrit Fénelon, a « peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu » [...] Fénelon et madame Guyon n’en sont pas moins les deux êtres qui, pour la première fois, ont donné à la doctrine de saint Jean de la Croix un prolongement de caractère métaphysique. Par eux, par madame Guyon surtout, une notion de la foi pure et de l’anéantissement intérieur s’est propagée au-delà de l’Église catholique et dans les groupes spirituels qui, s’ils n’ont sans doute pas connu profondément Jean de la Croix, l’ont du moins inséré dans une tradition de catholiques persécutés où il serait inexact de l’enfermer, mais d’où il serait non moins faux de l’exclure.
Ici Baruzi introduit une longue note et suggère un programme de recherche en continuité avec le nôtre :
« Une étude historique concernant Poiret, Dutoit, le comte de Fleischbein, Charles-Hector de Saint-George de Marsay (cf. l’autobiographie inédite de ce dernier, conservée en Suisse aux Archives du château de Changins) et les ermitages tels que ceux qui furent créés par Poiret à Rheinsburg en 1688 ou, par Fleischbein, à Hayn, devrait s’appliquer à démêler ce qui, par delà l’influence de madame Guyon, rejoint saint Jean de la Croix lui-même [...]Jurieu lui-même [...] établit une distinction entre la mystique qui est un allégorisme et celle qui conduit à l’union avec Dieu. « d’essence à essence, sans images et sans milieu ». « Quand on en est, là » (à l’état de contemplation), écrit-il, « selon le Bienheureux Jean de la Cour » (sic), « la méditation devient un moyen bas et un moyen de boue. » (Id., p. 27). Dans un opuscule inédit de Marsay [...] il est fait allusion à la nécessité de la purification de la nuit obscure. /Une enquête de ce type aurait une portée générale. Elle conduirait celui qui l’entreprendrait à reconstituer un milieu spirituel encore ignoré… »
Enfin il poursuit :
« Il y a plus. Fénelon et madame Guyon ont nettement compris que saint Jean de la Croix est étranger à toute expérience qui ne renierait pas les révélations et les visions. Et, en effet, si unies qu’elles soient finalement, si parentes qu’elles soient aussi dans leur plus profond développement, l’expérience de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix divergent. Que sainte Thérèse ait dépassé les paroles et les visions, elle n’en a pas moins combiné l’expérience ineffable et un langage divin qui s’articule. Peu importe ici que madame Guyon ait eu une expérience chargée de troubles pathologiques. Dans la mesure où elle a compris saint Jean de la Croix, elle adhère à une ligne idéale qui est la seule qui compte pour elle. Henri Delacroix a raison de dire, à propos du mysticisme de madame Guyon, que c’est à l’Église « de juger ce qui s’accorde ou non avec l’idée qu’elle se fait de la sainteté et de l’expérience chrétienne [Études, p. 240] ». Mais il a raison aussi de marquer que seul celui qui n’aurait pas lu attentivement « les mystiques approuvés, ou tout au moins, certains d’entre eux », pourrait « ignorer ce par quoi madame Guvon leur est semblable ». Ce sont les étrangetés du langage de madame Guyon et le drame de sa vie qui ont fait méconnaître le substrat de sa doctrine. De même et, inversement c’est parce que la pensée de Jean de la Croix nous est arrivée mutilée et déformée que l’intuition fondamentale n’y est pas aisément discernable. Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et madame Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. Cette doctrine est par elle-même de si grande portée, et si inattendu est le langage qui la recouvre, que nous n’avons pas le droit de percevoir, à travers le guyonisme on le fénelonisme, la pensée de Jean de la Croix. Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée. L’état théopathique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel [t. II, p. 343], peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchis en leur pureté native. »
Disparu en 1970, ce défenseur de la vie spirituelle avait succédé à Bremond1112. Il présenta Madame Guyon dans le premier article qui ne la dépréciait pas trop, paru au sein du catholique Dictionnaire de Spiritualité ; puis il lui consacra l’essentiel d’un Crépuscule des mystiques sans la citer en titre. le seul défaut de l’ouvrage – imprévisible conséquence de son succès - fut son titre évocateur très facile à détourner : la mystique serait dépendante des représentations caduques proposées par Plotin et Denys, il est temps de laisser régner des « sciences » humaines.
Elle prit à son tour le relais de Louis Cognet pour défendre Madame Guyon dans sa thèse L’Acte mystique ; en éditant plusieurs ouvrages rétablissant une juste appréciation de la femme et mystique1113 ; en restituant le terrible Récit des prisons. Elle nous a transmis de précieux conseils.
(1) Les Anciens en premier lieu, après Poiret : Dutoit ~1770, Chavannes 1856, Masson 1907 ; et les érudits cités au fil du texte de ce volume.
(2) Des colloques tenus autour dees figures de Fénelon, de Bernières (à Caen en 2009), de Poiret à Thonon puis Genève,
Sous l’impulsion de Madame Gondal, une première réunion fut organisée après trois siècles d’un « silence collectif » Elle se déroula en 1995 à Thonon au château de Ripaille (nom de bon augure). Rencontres autour de Madame Guyon fut publié en 1997.
Une réunion récente confirma l’intérêt porté à la vie mystique par des protestants. Elle se déroula en 2017 à l’Université de Genève. Actes à paraître prochainement.
(Nous omettons de très nombreux correspondants et relations)
Louis Tronson 1622-1700
Jean-Baptiste Bossuet 1627-1704
François de Fénelon 1652-1715
Gabriel de la Cropte de Chanterac -1715
François A. de Langeron 1658-1710
Pantaleon de Beaumont 1660-1744
Marquis de Fénelon 1688-1746
Les figures très importantes sont en gras et importantes figurent en italiques.
1712 Charles-Honoré de Chevreuse 1656-1712
1714 Paul de Beauvillier 1648-1714
1715 François Lacombe 1640-1715
1715 François de Fénelon 1652-1715
1716 Duch.de Béthune-Charost [née Marie Fouquet] 1641?-1716
1717 Madame Guyon (1648-1717)
1719 Pierre Poiret (1646-1719)
1726 Le Dr. James Keith (-1726)
1726 James Garden (1645-1726)
1731 Wolf von Metternich (-1731).
1732 Duch.de Chevreuse, -1732 [née Colbert]
1733 Georges Garden (1649-1733).
1733 Duch.de Beauvillier 1655-1733 [née Colbert]
1737+Isaac Dupuy >1737
1740 Pétronille d’Echweiler (1682-1740)
1743 Le « chevalier » Ramsay (1686-1743)
1746 Marquis de Fénelon 1688-1746
1748 Marie-Christine de Noailles, duch.de Gramont ‘la colombe’ 1672-1748
1750 Marie-Anne de Mortemart -1750 [née Colbert]
1752 Jean-François Monod (1674-1752)
1761 James 16th Lord Forbes 1689-1761
1764 Lord Deskford 1690-1764
1764 James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764).
1769 Gerhard Tersteegen (1697-1769)
1774 Frédéric de Fleischbein (1700-1774)
1774 Klinckowström (apr.1700?-1774), gentilhomme danois.
1793 Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)
Décades Nombre de figures
1710+ 7
1720+ 2
1730+ 5
1740+ 4
1750+ 2
1760+ 4
1770+ 2
1780+
1790+ 1
27 figures au total dont nous considérons 26 de 1710 à 1780 soit ~ 4 figures / décennie
Le 13 décembre 1648, Jean-Baptiste COLBERT épouse Marie Charron, fille d’un membre du conseil royal. Ensemble, ils auront neuf enfants. En étroite correspondance avec Fénelon et avec madame Guyon certains d’entre eux sont directement ou en relation par mariage avec les principaux destinataires de Lettres spirituelles .
Il s’agit de BLAINVILLE, des duchesses de CHEVREUSE et de BEAUVILLIER, de « la petite duchesse » de MORTEMART. Le marquis de Seignelay et l’archevêque de Rouen furent également en relation avec Fénelon.
On peut dire que presque toute la famille fut en correspondances.
Voici la liste des neuf enfants :
1.Jeanne-Marie (1650-1732)
mariée à Charles-Honoré d’Albert de Luynes duc de CHEVREUSE (1656-1712) ;
2.Jean-Baptiste (1651-1690), marquis de Seignelay ;
3.Jacques-Nicolas (1654-1707), archevêque de Rouen ;
4.Henriette-Louise (1657-1733)
mariée à Paul de BEAUVILLIER (1648-1714), marquis de Saint-Aignan puis duc.
5.Antoine-Martin (1659-1689) ;
6.Jean-Jules-Armand (1664-1704), marquis de BLAINVILLE ;
7.Marie-Anne (1665-1750) « la petite duchesse » pour Mme Guyon
Cette cadette (l’adjectif « petite ») ‘reprend le flambeau’ au sein du cercle des disciples après à la mort de Mme Guyon.
mariée à Louis de Rochechouart, duc de MORTEMART (neveu de Madame de Montespan) ; postérité dont notamment Talleyrand ;
8.Louis (1667-1745), comte de Linières, garde de la Bibliothèque du roi et militaire ;
9.Charles-Édouard (1670-1690), comte de Sceaux.
Marie-Anne Colbert, née en 1665 et morte en 1750, est la troisième fille de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), contrôleur général des finances de France, secrétaire d'État de la Maison du Roi et Secrétaire d'État de la Marine, ainsi que de Marie Colbert, cousine par alliance avec Alexandre Bontemps (né en 1666).
Elle s'est mariée le 14 février 1679 à Louis de Rochechouart, duc de Mortemart d'où 5 enfants :
- Louis II de Rochechouart (1681-1746), duc de Mortemart marié en 1703 avec Marie Henriette de Beauvilliers puis en 1732 avec Marie Élisabeth de Nicolay.
- Jean-Baptiste I de Rochechouart (1682-1757), duc de Mortemart marié en 1706 avec Marie Madeleine Colbert, sa cousine.
- Marie-Anne de Rochechouart de Mortemart (1683-avant 1750), religieuse.
- Louise-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart (1684-1750), religieuse.
- Marie-Françoise de Rochechouart de Mortemart (1686-1771) mariée en 1708 avec Michel Chamillart, marquis de Cany puis en 1722 avec Jean-Charles de Talleyrand, prince de Chalais .
Cette correspondance est extraite de Madame Guyon, Correspondance Tome II Années de combat, Honoré Champion, 2004 : Date, n° de pièce.
Une première lettre apparaît isolée au sein de la série adressée au duc de Chevreuse qui est alors l’intime secrétaire de madame Guyon par lequel passe à une époque paisible une correspondance abondante :
J’ai tous les sujets du monde de croire que monsieur de Meaux ne désire voir tant d’écrits que pour me condamner hautement, et ce qui me le fait croire est qu’il en a assez vu pour juger ; mais sûrement, il ne s’arrête pas à la chose, mais aux termes, afin de me condamner. Vous voyez l’état où l’on m’a mise, mais Dieu l’a permis1.
P.2 me mande qu’il m’envoie 50 livres. Vous les a-t-il données ? Il est vrai que je me retire tout à fait, voyant bien que tout tourne à me condamner, et s’il ne le fait pas d’abord, c’est qu’il garde des mesures. Mais Dieu saura bien Se faire aimer et connaître malgré tout le monde. Je crois qu’ils brûleront tous mes écrits. Je souhaiterais fort que l’Apocalypse, qui est à présent entre les mains de monsieur de Chartres, fût exempte du feu. Si b p3 voulait la redemander à monsieur de Chartres, et le prier au nom de Dieu, et vous aussi, de ne l’emporter pas à monsieur de Meaux ! car je suis certaine qu’il ne veut tout que pour le condamner au feu. Il dit que je suis dans l’hérésie de Luther. Et cependant monsieur de Chartres est content de lui ; il se flatte assurément sans en avoir de sujet, car je vous donne ma parole que je serai condamnée, comme mon Maître des docteurs de la loi. Si l’on avait voulu garder l’Apocalypse sans la brûler, on aurait vu que je mets tout cela. J’eusse [f°21 v°] été bien aise que monsieur de Meaux ne l’eût point vue ! Mais monsieur de Chartres la veut, je crois, montrer. Soyez certaine, encore un coup, qu’on ne cherche point à me justifier, mais à me perdre. Plus je serai perdue aux yeux des hommes, moins je le serai devant Dieu4.
Pour vous, ma très chère5, soyez persuadée que je vous aime toujours, que vous me trouverez toujours en Dieu et que je vous distingue beaucoup dans mon cœur. Je suis très contente des miséricordes que Dieu vous fait, j’espère qu’il les augmentera et aura un soin très particulier de vous. Vous me trouverez toujours dans le besoin. J’emmène Famille6. La petite Marc reste à la maison : vous pourrez y envoyer vos lettres, mais les réponses seront bien tardives. Obligez-moi de gagner sur monsieur de Chevreuse qu’il ne donne plus rien à monsieur de Meaux et qu’ils me laissent en repos. Telle que je suis, innocente ou coupable, Dieu est toujours Dieu, cela suffit. Laissons les hommes raisonner en hommes. Madame de Maintenon a donné parole qu’elle n’empêcherait point qu’on ne me mît en prison, ceci en secret. Le c[uré] de Vers[ailles] est une partie secrète bien forte
- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°21], « dec. 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [21].1114
1 Madame Guyon a repris confiance en son expérience.1115.
2 Put pour Dupuy (cf. les premières lettres du latin puteus, puits).
3 Monsieur Tronson (« bon père ») ?
4 Renouvellement de confiance en son expérience.
5 « Ma très chère » désigne le plus souvent la « petite duchesse » de Mortemart.
6 Fille de compagnie, Marie de Lavau, v. Index.
Dix-huit mois s’écoulent, les conférences d’Issy ont été un échec du côté du faible parti de la quiétude, tout se gâte. Il faut maintenant protéger Chevreuse.
Cette seconde lettre débute l’importante série adressée à la « petite duchesse », car elle devient la secrétaire de madame Guyon, seul lien écrit avec le cercle réduit des fidèles. Madame Guyon est soumise à la pression de Bossuet au sein de la Visitation de Meaux et sera saisie par la police à la fin de la même année 1695 pour subir de nombreux interrogatoires à Vincennes.
Les Années d’épreuves de Madame Guyon…1116 qui prend la suite du Crépuscule de l’abbé Cognet relève les circonstances adverses exposées dans ces lettres à la « Petite duchesse » couvrant plus de cent pièces1117.
Marie-Anne de Mortemart aurait succédé à Jeanne-Marie Guyon dans la lignée mystique ? Les précautions rendues nécessaires par suite des condamnations ont effacé toute trace écrite.
Du moins Marie-Anne est la seule disciple à qui Madame Guyon confie ses rêves, partage librement – et presque d’égale à égale malgré un écart d’âge de dix-sept ans - ses pensées sur les autres disciples, dont Fénelon, avoue sa solitude, donne une direction mystique qui prépare à prendre relève.
On note que le tempérament affirmé de la cadette de famille Colbert ne trouble pas la Dame directrice qui ne le considère pas comme handicap. Probablement lui apparaît-il comme pouvant se’avérer qualité utile par vents contraires…Et les mystiques ne sont pas des saints, au mieux ils le deviennent : Marie-Anne vivra jusqu’en 1750.
Ce « dossier en recherche de filiation » placé en conclusion des deux volumes couvrant l’école du Coeur décrit la réalité d’une « vie mystique » . Elle ne mène jamais à facilité ou paresse : la quiétude existe, mais elle demeure un cadeau tout intérieur…
J’ai entre mes mains votre fouet [?] qui ne sera pas perdu. J’ai essuyé une étrange scène, mon cher enfant, et je vois bien que la consolation que j’ai eue de vous voir me devait être cher vendue. Il [Bossuet, « M. de Meaux »] est venu, je lui ai marqué tout le respect possible. Il m’a demandé de signer sa lettre pastorale et d’avouer que j’ai eu des erreurs qui y sont condamnées. J’ai tâché de lui faire voir que ce que je lui avais donné comprenait toute sorte de soumission et que, quoiqu’il m’eût mis dans sa lettre au rang des malfaiteurs, que je tâchais d’honorer cet état de Jésus-Christ sans me plaindre. Il m’a dit : « Mais vous m’avez promis de vous soumettre à ma condamnation ! - Je le fais, Monseigneur, ai-je dit, de tout mon cœur, et je ne prends non plus d’intérêt à ces livres que si je ne les avais pas écrits. Je ne sortirai jamais, s’il plaît à Dieu, du respect ni de la soumission que je vous dois de quelque manière que les choses tournent, mais, Monseigneur, vous m’aviez promis une décharge. - Je vous la donnerai lorsque vous ferez ce que je veux. - Monseigneur, vous me fîtes l’honneur de me dire qu’en vous donnant signé cet acte de soumission que vous m’aviez dicté, que vous me donneriez ma décharge. - Ce sont, dit-il, des paroles qui échappent avant d’avoir mûrement pensé à ce qu’on peut et doit faire. - Ce n’est pas pour vous faire des plaintes que je vous dis cela, Monseigneur, mais pour vous faire souvenir que vous me la promîtes. Mais pour vous faire voir ma soumission, j’ai écrit au bas de votre lettre pastorale tout ce que j’y ai pu mettre. » Il l’a prise, mais ne la pouvant lire, il me l’a rendue ; je la lui ai lue ; il m’a dit qu’il la trouvait assez bien, puis après l’avoir mise dans sa poche, il m’a dit : « Il ne s’agit pas de cela, tout cela ne dit point que vous êtes formellement hérétique, et je veux que vous le déclariez, et que la lettre est très juste et que vous reconnaissez avoir été dans toutes les erreurs qu’elle condamne. - Monseigneur, je crois que c’est pour m’éprouver que vous dites cela, car je ne me persuaderai jamais qu’un prélat, si plein de piété et d’honneur, voulût se servir de la bonne foi avec laquelle je suis venue me mettre dans son diocèse pour me faire faire des choses que je ne puis faire en conscience. J’ai cru trouver en vous un père, je vous conjure que je ne sois point trompée en mon attente. - Je suis père de l’Église, m’a-t-il dit. Enfin il n’est point question de paroles. Je viendrai, si vous ne signez ce que je veux, avec des témoins, et après vous avoir admonestée devant eux, je vous déférerai à l’Église, et nous vous retrancherons, comme il est dit dans l’Evangile - Monseigneur, je n’ai que mon Dieu pour témoin, mais donnez-moi ce modèle, je verrai de quoi il s’agit ; et après avoir fait dire des messes, je ferai ce qui ne blessera pas ma conscience. Du reste, Monseigneur, je suis préparée à tout souffrir et j’espère que Dieu me fera la grâce de ne sortir jamais du respect que je vous dois, de tout souffrir en patience et de ne rien faire contre ma conscience ». Il a fait appeler la Mère, et je me suis retirée.
Voilà toute la conversation que je n’écris qu’à vous en détail de cette sorte. Vous en ferez l’usage que Dieu vous inspirera. Croyez que je vous porte dans mon cœur. Sitôt que j’aurai le modèle, je vous l’enverrai. Il est plus aigre que jamais et résolu de pousser à toute extrémité. Quand je lui donnerais tout ce qu’il veut, il ne serait pas content. J’écris si fort à la hâte que je ne sais si vous pourrez lire mon écriture. Il m’a encore dit, et à la Mère, que je pouvais écrire à qui je voudrais ; il m’a dit d’écrire à mon tuteur [le Duc de Chevreuse], afin de savoir s’il est vrai que je n’ai point vu le prieur de Saint-Robert [grand pénitencier] en présence de M. de Grenoble [Évêque de G.]. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur et vous remets entre les mains de mon cher petit Maître. Vous voyez bien qu’il faut avoir bien de la patience. Lorsqu’il m’a dit d’écrire au tuteur, je lui ai dit que je n’écrivais ni recevais de ses lettres. « Vous pouvez écrire », m’a-t-il dit encore un coup. Mille fois toute à vous en Celui qui nous doit être tout. Il veut que je déclare que je reconnais qu’il y a des erreurs dans le livre latin du P[ère] la Combe, et déclarer en même temps que je ne l’ai point lu. Voyez, je vous prie.
[…] / Il est vrai que les duretés de M. de M[eaux] et ses menaces, qu’on ne peut point exprimer comme elles sont, vont à l’excès. Jusqu’à présent Notre Seigneur m’a donné des réponses : une égalité, une douceur à son égard qui ne me seraient point naturelles. La Mère1 croit que ma trop grande douceur et honnêteté le rend hardi à me maltraiter parce que son caractère d’esprit est tel qu’il en use toujours de la sorte avec les doux, et qu’il plie avec les gens hauts. Cependant je ne changerai pas de conduite.
J’espère que Dieu me donnera la grâce qui me sera nécessaire pour achever ma vie en patience. Le livre qu’il fait est presque imprimé. L’on ne voit pas d’apparence que je reste dans son diocèse. Je vous prie de ne dire ceci à personne de peur que l’inquiétude ne prenne. Je ne tomberai sur les bras de personne et je saurai si bien laisser ignorer à toute la terre où je serai, qu’on ne doit point se faire de la peine là-dessus. Dieu, qui ne manque pas aux corbeaux, ne me manquera pas en cela. Je vous manderai sûrement lorsque je ne serai plus ici sans rien mander autre chose ; ainsi tout commerce cessera. Mais comme je dis, ne dites ceci à personne, afin que la sagesse ne fasse pas prendre des [119v°] mesures pour me faire rester dans un lieu qui m’est un enfer et où je ne puis croire que Dieu me veuille longtemps. Les plus rudes coups ne nous sont pas toujours portés de nos ennemis, mais tout est bon de la main de Dieu, et Il suffit tout seul, même à un cœur qu’il semble accabler au- dedans aussi bien qu’au-dehors du poids de Sa rigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Une religieuse de vingt et un ans est morte en quatre jours, je ne l’ai point quittée qu’après son dernier soupir. Que la mort est digne d’envie, mais il faut supporter patiemment la vie. Adieu.
- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].
1 La mère Le Picard, supérieure du couvent de Meaux.
[…] / Lorsque je vous ai mandé que je me retirerai, c’est parce que j’espérais que M. de M[eaux] finirait, mais l’on prétend qu’il ne veut rien finir. La dernière soumission que je lui ai donnée, il y eut samedi huit jours, a été mise comme les trois autres dans la poche. Il dit à présent qu’il viendra disputer avec moi et qu’il attend qu’il ait cinq heures pour faire sa dispute en présence de témoins, puis qu’il m’excommuniera. J’ai répondu que je n’avais garde de disputer contre lui puisque j’étais soumise à tout, et que c’était des vérités que j’avais toujours crues. Voilà où en sont les choses.
Je vous prie [120r°] de ne point dire que j’ai eu ni que j’ai dessein de me retirer tout à fait, de peur que certaines personnes, qui se disent mes amis et qui ne le sont, je crois, guère, m. B., ne se prévalussent de cela pour avoir une lettre de cachet pour me faire rester de force où je suis volontairement. Je vous demande donc cette seule marque d’amitié, qui est de ne dire cela à personne.
Si je sors, je vous le manderai afin qu’on ne m’écrive plus, mais assurément je n’embarrasserai personne, et mon dessein est de me retirer de tout commerce, étant aussi inutile que je le suis, et ne pouvant que nuire de toute façon. C’est le seul parti que je puis et dois prendre. Je ne puis même que nuire aux personnes que j’ai le plus voulu servir.
J’espère que Dieu vous maintiendra dans l’union les uns avec les autres ; cela suffit pour moi. Il me faut laisser là comme un vieux meuble pourri. Il me suffit que Dieu connaisse la sincérité de mon cœur et pour Lui et pour vous tous. Ne me répondez point sur tout ceci, car j’ai peur qu’on n’ouvre les lettres.
Je vous suis tout à fait obligée des marques d’amitié que vous me donnez. J’en conserverai toute ma vie, dans le fond de mon cœur, toute la reconnaissance que je dois, et pour celles de tous ceux qui ont la même charité pour moi. Je prie Dieu qu’Il vous soit à tous toutes choses [...]
J’ai reçu avec joie la réponse de mon t[uteur]. La conversation que j’ai écrite à M. de Mors[tein] a précédé de huit jours celle que j’ai écrite à mon t[uteur]. [...]
J’attends ce qu’il [Bossuet] dira sur le modèle que je lui ai donné, qu’il a mis dans sa poche et dont il ne dit plus rien. Il fait comme cela de tous, puis il revient, à huit jours de là, plus échauffé qu’auparavant. Je vous prie donc que la Mère ne soit compromise en rien, car c’est la chose du monde qui me répugne davantage que de compromettre quelqu’un. J’aime mieux encore tout porter. Faites savoir à M. de Mors[tein] la dernière conversation accompagnée d’un bon nombre d’injures.
[…] / Soyez persuadée que je vous aime tendrement tous deux, je ne puis vous séparer l’un de l’autre, parce que Dieu qui vous tient unis en Lui nous unit aussi ensemble. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous prie que personne ne sache que j’ai vu M. de Morst[ein], personne du monde ne s’en est aperçu ici et la Mère est d’un grand secret.
Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé où étaient les deux billets de M. de M[eaux]. Mandez-moi si vous les avez reçus, et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye. Si vous ne pouviez venir, envoyez-moi un carrosse de louage et je le paierai, et ce qu’il faudra, mais j’eusse été plus consolée que c’eût [121 v°] été vous, mais à petit bruit. Je vous aime de tout mon cœur. Je crains des ordres nouveaux de M. de M[eaux], et lorsque je vous verrai, vous saurez les puissantes raisons, qui regardent l[e] p[etit] M[aître], que j’ai de n’y demeurer pas. Adieu. Ecrivez-moi un mot pour m’ôter de peine.
Ici prennent place deux attestations et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume [v. Correspondance II Années de Combat]) : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695»., et «SECONDE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695». Puis trois «SOUMISSIONS».
Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis toute prête de me livrer plutôt que d’être cause que les autres souffrent pour moi. Brûlez la lettre pour [destinée à] être montrée à Eud[oxe]1, et montrez seulement à mon t[uteur] celle pour M. de M[eaux]. J’aimerais mieux aller chez Cal.2 que chez madame de Mors[tein]1119 à cause que c’est leur faire tort, mais je crains aussi d’en faire à Cal. Ainsi, ou je resterai ici à attendre la Providence, ou je retournerai à Meaux avec serment de ne signer jamais [123r°] rien de nouveau, quelque tourment qu’on me puisse faire ; mais je sais qu’il n’y a tourment que M. de M[eaux] ne me fasse souffrir. [...]
Si vous croyez qu’en me livrant, j’arrête la tempête3, voyez avec L B [Fénelon], car j’irai me mettre à la Bastille si mon t[uteur] et L B le jugent à propos. J’aime mieux ce dernier parti que d’être tourmentée par M. de M[eaux] comme je l’ai été. Si en me tenant cachée, je ne leur nuis pas, je resterai comme je vous dis. Proposez-leur aussi la Bastille, ou rester cachée en quelque lieu, mais ne leur dites pas où. Ou bien s’ils croient que je fusse en assurance chez mon fils, dites-leur bien tout cela, ensuite répondez-moi. Dans les terres, les gens d’affaires, les curés et tout cela nuit. J’ai encore un parti, c’est d’aller à Lyon incognito, mais je ne sais où trouver des maisons. Sur les chemins, l’on m’arrêterait : il faut passer par une route où je suis connue. Enfin je ne vois d’autre parti que de rester cachée, d’aller chez mon fils ou à Meaux. Réponse ?
1Mme de Maintenon.
2L’abbé de Beaumont. [devenu grand-vicaire à Cambrai, v. n. pièce n°426]
3La persécution du cercle « quiétiste ».
[…] / Pour ce qui nous regarde tou[te]s deux, je crois que le démon fait tous ses efforts pour nous désunir dans ce temps où il voit qu’il est de la dernière conséquence pour madame de Mors[tein] qu’elle soit bien avec nous. Ce que je crois donc, c’est qu’elle doit se faire violence pour ne se rien cacher à elle-même et à nous. Je suis fâchée qu’elle ait été voir la maison, cela ne convient pas. Je la prie donc de vous croire absolument, et vous de lui dire vos pensées avec moins de véhémence et plus de douceur. Défiez-vous de l’ennemi, et je vous dirai ce que dit le bon abbé Abraham 2 à un solitaire qui vint le consulter pour le défaire d’un autre qui le chargeait fort : ils se voulaient séparer. Il leur dit : « Prenez garde que, lorsque le Maître viendra, Il ne vous trouve pas divisés, car Il vous demandera compte à vous de l’âme de votre frère, et à lui de l’abus de Ses grâces ».
Quand je serai en état, je vous écrirai plus au long. J’écrirai aussi à la Colomb[e]1120. Mandez-lui en attendant que je m’appelle Jeanne de baptême et Marie de confirmation. [...] Je prie Dieu qu’Il unisse votre cœur avec celui de la p[etite] c[omtesse] ; cela est nécessaire. [...]. Adieu, je vous embrasse toutes deux.
2Père du désert.
3Châteauvillain ? Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.
[…] / Si madame de Maintenon continue de me persécuter, je lui écrirai, quoi qu’il m’en puisse arriver, une lettre si forte que, si elle m’attire des malheurs, j’aurai la consolation de lui avoir dit ses vérités que la lâcheté de tous les hommes lui cache et que la justice de Dieu découvrira un jour et peut-être plus tôt qu’elle ne pense. [...]
Je ne laisse pas d’être indignée contre nos amis pour leur aveuglement sur madame de M[aintenon] et sur M. de M[eaux]. Adieu, petite femme que j’aime tant. Dites-moi ce que je pourrai donner à M. Thev[enier]. Parlez-moi simplement.
Vous ne me répondez pas aussi simplement que je vous écris, ma p[etite] d[uchesse], sur ce qui regarde M. Thev[enier]. Il est question que je dois et veux lui donner quelque chose, mais comme il ne me rend autre service que les lettres et de payer la maison, ce quelque chose ne doit pas être bien considérable. Or comme je n’imagine rien, je vous prie dans votre simplicité de me mander ce que je dois donner selon ce que je suis et ce qu’il fait. Voilà tout.
Pour ce qui vous regarde, souffrez la vue de vos misères ; ces pensées que ce que vous faites est bon ne sont pas volontaires, il les faut laisser tomber. Ne vous inquiétez de rien, je vous aime fort.
[…] Bon courage sans courage.
Tout le baraquinage est une momerie, ceci dans le dernier secret de madame de M[aintenon], qui fait semblant de souhaiter que S B [Fénelon] ait la place que vous savez2 ; elle l’empêche assurément et fait croire le contraire, disant que c’est lui qui ne le veut pas, et sur cela emploie le bon [Beauvillier], quoiqu’elle sache, à ce qu’elle dit, que c’est inutilement, et fait cent momeries, qu’ils croient ; et j’ai la certitude que c’est elle seule qui s’y oppose : ceci m’est donné sous un grand secret, ne le dites à personne. Si on vous en parle, dites, comme l’apprenant dans ce moment, que c’est un jeu joué de cette femme, qui est si bonne comédienne qu’ils la méconnaissent toujours : elle et M. de M[eaux] sont deux bons acteurs de théâtre.
Je ne me porte point bien. J’ai des maux de cœur continuels. Demandez pour moi au t[uteur] une bible de M. de Sassi [Sacy] sans explications : il m’est venu de lui demander cela par vous, et je le fais.
2Les amis de Fénelon espéraient l’archevêché de Paris pour lui en remplacement de Mgr de Harlay. On sait qu’ils furent déçus et que Fénelon avait été éloigné de la Cour en étant nommé archevêque de Cambrai.
Voilà m b p d [ma bonne petite duchesse] un brouillon de lettre que j’ai fait pour M. de M[eaux]. Si le t[uteur][Chevreuse] le trouve bien, qu’il me le renvoie afin que je l’écrive. J’écrirai, comme de loin, à la mère et lui adresserai la lettre au prélat tout ouverte1. Je crois qu’après, le t[uteur] pourra parler à madame de M[aintenon] et lui proposer ce que j’ai dit sans montrer ma lettre, car j’ai peur qu’elle ne soit pas bien. Enfin, consultez avec lui, et si l’on veut me donner parole de ne me point inquiéter chez mon fils ni ne point envoyer de lettre de cachet, je m’y retirerai. Ne serait-il point mieux d’y aller d’abord secrètement, ensuite de faire voir le [126v°] parti que j’ai pris, qui est bien éloigné de vouloir avoir commerce avec personne, m’étant retirée à plus de quarante cinq lieues de Paris, en une campagne déserte ? Consultez sur cela le B[on] [Beauvillier] et le T[uteur]? Réponse au plus tôt. Ou si je resterai cachée, si on le trouve mieux ; on ne me découvrira pas, sûrement. Je suis bien fâchée de l’exil, non à cause de lui, mais de vous tous. C’est un tour de messieurs de No[ailles] et Ch[alons]. Ce dernier avait parlé assez mal, comme j’étais à Meaux, du père A[lleaume]. Voilà un mot pour la pauvre Colom[be].
Je vous laisserai mes quittances : je vous prie d’écrire tout ce que vous avancez pour moi. Adieu, je vous plains, mais vous êtes trop vive. Si m[on] B[on] [Beauvillier] continue la charité qu’il fit l’année passée au P[ère] l[a] C[ombe] et qu’il fait tous les ans, qu’il vous la donne avant que je parte. Demandez-moi une bible au t[uteur].
1Il s’agit de la lettre n° 335 transmise à Bossuet par la lettre n°334 de la mère Le Picard. Elle avait été envoyée au duc de Chevreuse (lettre n°331).
Je n’ai point été fâchée contre vous et je ne veux pas même que vous fassiez réflexion sur tout cela. Les fautes que vous faites servent à vous humilier et à vous [128r°] éclairer. [...] J’admire comme M. de Ch[evreuse] est toujours la dupe de madame de M[aintenon] et de M. de M[eaux]3. Dieu les bénisse tous. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je n’en serai pas moins unie à Mme de Mors[tein], pour ne lui oser écrire. Je vous mande dans cette lettre que je ne croyais pas que N.4 fut cette fois archevêque de Paris. Je salue votre compagne.
3 Sur la conduite étonnante de Chevreuse, compte tenu de la situation, on tiendra compte du jugement de Saint-Simon : « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes… »
4 Fénelon.
Madame de M.1 a t-elle retiré les papiers de son mari ? Depuis que je vous ai écrit, je me sens si fort portée à rester ici, abandonnée à Dieu, qu’il me paraît que c’est le seul parti [128v°] que je puisse prendre. Le pis qui me puisse arriver, étant prise, est d’être mise entre les mains de M. de M[eaux] ou de Ch[alons]. [...]
1Morstein ?
Je n’ai pas plus tôt fait une proposition qu’elle me paraît impertinente : Dieu permet que je sois présentement incapable de bien juger. […] Ma p[etite] d[uchesse], servez-moi de directeur, et qu’on ne m’écrive jamais de lettres pareilles à celles de l’aum[ônier] qui sont pires que je ne puis dire. Avez-vous recommandé les lettres au p[etit] M[aître] ? Que ne lui faites-vous reproche ! S’Il ne les a pas gardées, si elles sont en mauvaise main, nous en entendrons bientôt parler. Ainsi ne remuez rien, même pour chercher une maison de quelque temps.
[...] Cela est bien lâche à M. et Mme de No[ailles] de dire ce qu’ils disent de M. de C[ambrai] : quand cela serait vrai, un bien dont on se vante, et qui est reproché, devient un [f°129v°] mal et désoblige. Dites-lui que je l’aime de toute mon âme. Mandez-moi sans déguisement ce que vous dit le cœur sur la lettre de M. de Ch[alons], mais cela sans déguisement. Je vous réponds que, quand vous ne me seriez pas venu quérir, il suffirait que je fusse dehors pour donner de l’ombrage. [...]
[…] / Si j’avais une personne sûre, de basse condition, qui louât une maison à boutique et qui me donnât un appartement, mais il n’y a personne. Mon fils me demande avec instance, mais on me trouverait chez lui. Demandez au b. [Beauvillier] ce qu’il en pense. Sinon, je resterai ici et je prendrai une chambre, en cas qu’il arrivât quelque malheur, pour me retirer. J’irais à cent lieues d’ici pour éviter de tomber entre les mains de m[adame] de M[aintenon]. Put [Dupuy] avait une femme sûre : voyez avec lui. Je savais bien dès M[eaux] les sentiments de madame de M[aintenon] et je ne m’y suis jamais fiée ; elle est dévouée à la fortune, je m’attends au dernier supplice. Il semble que Dieu ne Se veuille point apaiser. Je doutais s’il y aurait batt[erie]3 , mais nous l’aurions gagnée avec grande perte. Consolez-vous, bonne p[etite] d[uchesse], la p[utain]4 n’osera, je crois, s’attaquer à vous. Il faut bien se donner de garde, dans la conjoncture des choses, de m’envoyer la femme de Monfort. Sachez ce que pense le b [Beauvillier] pour aller chez mon fils. Si les lettres sont trouvées, il faut se résoudre à la mort, cela n’est pas difficile. N’allez point pour moi au p. arch.5, mais bien pour les autres.
3Au sens de : bataille.
4Injure utilisée à la Cour pour désigner Madame de Maintenon, par exemple par la princesse Palatine ; exceptionnellement ici par Madame Guyon, acculée.
5Petit Archange (saint Michel) ?
[…] / Je vous prie de ne point témoigner à B. [Beauvillier] que je suis encore ici, ni que nous nous écrivions [sic] souvent. C’est afin de lui ôter à lui-même toute piste, et qu’il puisse assurer [f°131] qu’il ne sait où je suis et que vous ne le savez pas vous-même : je crois cela nécessaire et je vous le demande. Il est ridicule de vouloir que vous me représentiez. Si l’on vous avait chargée de moi et que vous m’eussiez cautionnée, cela serait bon : ce sont des gens qui veulent intimider. Je voudrais, en me livrant, vous épargner toutes ces peines, mais mon Maître ne me le permet pas. Je suis dans un lieu à ne pouvoir voir M. de Pi[halière] [la Pialière]. L’étable à vache est presque aussi propre, mais cela ne m’empêcherait pas, s’il pouvait s’empêcher de dire à p[ut] [Dupuy] et aux autres le lieu où je suis. Si vous croyez que je le doive voir, comme mon inclination m’y porterait assez, mandez-moi où il loge ; je l’enverrai prendre et l’amener ici où je suis ; ma pauvreté ne le scandalisera pas.
[...] Demeurons donc dans notre rien, abîmés, et n’en sortons jamais. Donnons à Dieu toute gloire et ne nous en donnons aucune.
Je vous avoue que j’ai bien de la joie de ce que B. [Fénelon] fait bien, que [f°131v°] je serais affligée s’il devenait grand ici. Dites-lui que je vous ai mandé de partir, qu’il fût toujours petit et rien, et que Dieu ferait tout réussir pour Sa gloire. Qu’il ne se laisse plus tromper par Mme de M[aintenon], car elle n’est rien moins que ce qu’il s’imagine. Du reste, ma chère et bonne d[uchesse], demeurons petits, abandonnés, simples et bons enfants, n’attendons rien de nous, ne présumons rien de nous, soyons si bas que nous ne puissions tomber. L’on se fait des états de ses défauts et on les canonise ; avouons-les de bonne foi, ne nous en inquiétons pas, mais ne les canonisons pas et ne les attribuons pas à Dieu. Je ne vous aimais jamais tant que je fais.
[...] Ne vous contraignez point pour voir S. C.6 Suivez votre cœur, demeurez abandonnée à [f°132 r°] Dieu sans retenue ; Il vous gardera. Oubliez-vous et c’est tout. [...]
6Non identifié.
[Pour la « bonne duchesse » Marie-Henriette de Mortemart]
[...]
[Pour la « petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart]
Je vous embrasse, ma bonne p[etite] d[uchesse], et suis entièrement à vous, mais du fond du cœur. Vous avez des livres pour moi. Confessez-vous, si vous êtes à vos terres, tous les quinze jours, soyez assidue à la grand-messe les dimanches, et à vêpres, vous pouvez y manquer quelquefois, mais rarement. Prendre soin de vos pauvres. Dieu vous deviendra toutes choses ; en perdant tout pour Lui, on gagne tout en Lui. Quand on veut décrier et inventer des calomnies, l’on n’y donne point de bornes. La pauvre dom.5 n’est pas épargnée, à ce que je vois. Le Ch.6 peut venir encore une fois, mais attendez qu’il y ait quelque chose de conséquence à me mander.
5Inconnue.
6Le « chinois » ou le « chevalier » ? Inconnu.
J’ai au cœur de vous dire que je crains que le Ch.1121 ne vous nuise, car je la trouve bien pleine d’amour-propre. Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis étrangement surprise de ses manières, de ses frayeurs et du risque qu’elle croyait courir en me venant voir. Je crois qu’il ne me la faut plus envoyer et nous passer de nous écrire. Il faut que l’aum[ônier] envoie chez lam, comme p[ut][Dupuy] le lui dira, un gros paquet de livres que Dom [Alleaume] a laissé pour moi en partant. Vous y pourriez joindre encore une lettre si vous avez quelque chose à me faire savoir. Il faut que je reste ici, abandonnée au p[etit] M[aître]. Je crois que le défaut de foi du tut[eur][Chevreuse] vient du défaut de soumission pour n’avoir pas voulu venir seul. Je ne doute point qu’Eu[doxie][Madame de Maintenon] ne pousse les choses à toute extrémité. Dieu y peut seul mettre remède ; s’Il ne le veut pas, il faut le souffrir.
Je vous aime bien tendrement et j’espère que m[on] p[etit] M[aître] vous bénira de cela. Si vous aviez quelque chose de conséquence à me faire savoir, desgr1 pourrait porter les lettres chez M. Cam2, comme p[ut] [Dupuy] en conviendrait avec vous afin que nul de nos gens n’ouït cela, et j'enverrais tous les jeudis chez lui. Mandez-moi si vous entrez là-dedans ou si nous ne nous écrirons plus tout à fait. Mais je ne suis point contente du Ch. en façon que ce puisse être : je crains pour le secret. Mais je laisse tout. Peut-être que comme elle craint qu’on ne sache qu’elle a eu commerce avec moi, cela pourra l’empêcher de dire où je suis.
Où trouve-t-on des âmes vides de tout intérêt ? Je demeure ici en paix, attendant ma destinée, car partout, ne me voyant jamais sortie, je serai suspecte. Je voudrais trouver une maison d’huguenots3, car je n’y serais pas examinée. D’un autre côté, il me paraît que je ferai mieux de rester ici dans mon abandon. Que vous dit le cœur sur tout cela ? Mandez-le moi.
1Desg., sœur de Famille.
2Non identifié.
3Liberté dans l’appréciation des différences religieuses. On sait qu’elle sera à la fin de sa vie en relation avec de nombreux protestants, dont son éditeur Poiret.
Je crois, ma très chère, qu’il ne faut pas penser à venir à présent. Je vous assure que je le souhaite autant et plus que vous, mais le p[etit] M[aître] ne le permet pas : Lb. [Beauvillier] ne pourrait s’empêcher de le dire à B. [Fénelon]. [...] Je vous écrirai demain plus au long. Je vous aime bien tendrement.
Jusqu’à présent, j’ai gardé un profond silence dans toutes les calomnies qu’on a inventées contre moi, parce qu’elles ne regardaient que ma personne, et que j’ai cru qu’il suffisait que Dieu, qui sonde les cœurs et les reins1, fût témoin de mon innocence. Mais à présent que je vois que la malignité de ceux qui [ne] me persécutent que parce que j’ai découvert leur turpitude, a trompé la crédulité des plus saints prélats et des plus gens de bien, je dois un aveu de la vérité au public. Je dirai donc que je ne reconnais point l’écrit des Torrents dans la lettre pastorale de M. de Chartres2, que je le vois seulement travesti, qu’il est absolument méconnaissable, ceux qui l’ont transcrit avec une fin malicieuse ayant ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même. Si le manuscrit est de ma main, qu’on le fasse voir, mais ce sont des copies auxquelles on a malignement ajouté des choses qui ne furent jamais ; par exemple, il y a que l’homme renaît de sa cendre, et est fait un homme nouveau3. Ils ont mis que l’homme prend vie dans son désordre, et des endroits où il y a trois ou quatre lignes ajoutées, qui rendent les propositions très mauvaises ; d’autres où on coupe le vrai sens pour prendre des mots de côté, et d’autres dont on fait une liaison. Puisqu’on ajoute bien aux imprimés, comme a fait M. Nicole dans sa Réfutation, pénultième feuillet, que ne fait-on point aux manuscrits, qui, n’étant pas de ma main, sont habillés de toutes sortes de couleurs ? C’est néanmoins sur ce fondement si faux qu’on explique deux livres que j’ai soumis tant et tant de fois.
[…]
1Dieu sonde les reins et les cœurs : Psaumes, 7, 10 ; Jérémie, 11, 20.
2Ordonnance du 21 novembre 1695.
3I Corinthiens, chap. 15, par ex. 42 : …Le corps, comme une semence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. (Sacy).
Je n’ai point promis de retourner à Meaux, comme on fait courir le bruit. Si je l’avais promis, je l’eusse tenu, quoi qu’il m’en dût coûter. Il est vrai qu’après la décharge donnée, je demandai à ce prélat s’il agréerait que j’allasse passer les hivers dans son diocèse ; il me dit que je lui ferais plaisir. Je ne dis cela que parce que j’aimais les religieuses de ce monastère, et comme une action libre de faire ou ne faire pas. Depuis ce temps, j’ai vu que ce prélat, plein de grandes qualités, loin de s’arrêter à ses lumières propres, desquelles je n’ai pas sujet de me plaindre, agissait le plus souvent contre ses propres sentiments par l’instigation de personnes mal intentionnées2, ce qui faisait que les choses ne prenaient point de fin, et qu’après tant et tant d’examens où l’on avait paru content, l’on en revenait toujours aux impressions étrangères. J’ai cru qu’il était plus à propos de garder le silence et de me retirer dans un lieu à l’écart, non pour fuir la lumière, comme on veut le persuader. Ai-je fui la lumière, puisque je me suis toujours présentée lorsqu’il a été question de répondre de la pureté de ma foi que j’ai toujours été prête de soutenir aux dépens de ma vie ? Il est vrai que, voyant les esprits si fort indisposés, je me suis retirée dans une profonde solitude, éloignée de tout le monde, où je n’ai commerce avec personne. Si je suis dangereuse, et que mon commerce le soit, pouvais-je prendre un meilleur parti pour me mettre à couvert de tout soupçon, surtout ne l’ayant fait qu’après avoir rendu jusqu’à la fin toutes sortes de témoignages de ma foi ? Je me suis même rendue inconnue à mes meilleurs amis, je me suis retirée à l’écart et dans la solitude, sans nul commerce avec les hommes, et l’on dit que
2Sous la pression de Madame de Maintenon.
je cherche les ténèbres pour faire le mal ! lorsque j’ai paru, l’on dit que je ne l’ai fait que pour séduire. Quel parti [182] peut-on prendre, qui ne soit pas condamné ? [...]
Je vous assure que le gros enfant [La Pialière] n’a rien lu de ce que je lui ai donné sans le cacheter ; il est, sur cela comme sur le reste, d’une fidélité inviolable. Lorsque je lui ai donné, je lui ai dit de ne les pas lire, et il ne pourrait porter d’avoir fait une pareille infidélité sans me le dire : soyez en repos sur cela. […] Adieu, je ne cacheterai pas cette lettre autrement que par la sûreté de l’homme à qui je la donne.
Madame Guyon est arrêtée et transférée à Vincennes. Prennent place les documents suivants : « LE ROI A M. DE NOAILLES, ARCHEVEQUE DE PARIS. » et « EXTRAITS DES INTERROGATOIRES. »
[puis une possibilité de correspondance est rétablie d’où la première lettre à la Petite Duchesse après saisie:]
Mon cœur me rend un bon témoignage de vous, et je vous aime de tout mon cœur. Bon courage ! Je ne demanderais pas mieux que d’avoir confiance en [le] curé de Saint-Sulpice, et les premières fois, dès que je sus qui il était, j’en eus une entière. Mais que je m’en trouvai mal, et que ce que je lui dis me fut nuisible ! Je le crois homme de bien, mais tellement prévenu contre moi, si fort dans les intérêts de ceux qui me tourmentent, qu’il n’y a rien à faire. Il me dit toujours que j’ai enveloppé dans mes livres des sens cachés ; il m’a dit à moi-même des choses si fortes en confession de ce qu’il pense de moi, et m’a toujours traitée sur ce pied, étant six semaines sans vouloir que je communie et continuant toujours de même. Il a prévenu la fille qui me garde ici d’une si étrange manière qu’elle me regarde comme un diable. Toutes les honnêtetés que je lui fais l’offensent parce qu’elle croit que c’est pour la gagner. De plus [le] curé ne me parle que d’une manière embrouillée, voulant tantôt savoir entre les mains de qui j’ai mis ma décharge pour la ravoir. Il voit souvent M. de M[eaux] chez l’abbé de Lannion. Je ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière. Je lui donnai au commençement une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance, il me jura foi de prêtre qu’il la lui donnerait sans que qui que ce soit la vît ; il la porta à M. de Paris, qui en fut en colère contre moi, et puis en me parlant il se coupa, et enfin il me fit connaître que M. de P[aris] l’avait vue. Plus je me confie, plus mon cœur est serré. Je fais pourtant au-dehors, dans le peu que je le vois, ce que je puis pour lui marquer de la confiance, mais il me demande par exemple de lui écrire tout ce que [f°165v°] M. de M[eaux] m’a fait et de le signer, et quelque chose au-dedans m’empêche et me dit que c’est une surprise.
Je suis ici où l’on me fait faire des dépenses excessives en choses qui ne me regardent point, et je n’ai ni linge, qui m’a été pris, ni habits, ne mangeant que de la viande de boucherie, et [ain]si je dépense quatre fois comme à Paris, mais cela n’est rien au prix des autres duretés. Cependant je suis paisible et contente dans la volonté de Dieu. Pour vous dire tout ce qu’on me fait, il faudrait des volumes : on me traite plus mal depuis six semaines ou deux mois qu’on ne faisait auparavant. [Le] Curé veute que mes amis lui soient obligés, lors même qu’il favorise mes ennemis. Il faut toujours que vous lui marquiez une espèce de confiance, mais tenez-vous sur vos gardes. J’ai un testament que je voudrais vous envoyer ; je n’ose le risquer. Payez bien cette bonne femme, je n’ai rien du tout pour lui donner. L’autre ne peut plus rien faire ; on l’a ôtée parce qu’on a cru qu’elle me servait avec affection. N. me demande où je veux aller ; je lui ai dit que je pourrais aller chez mon fils, mais que je ne demandais rien, car je n’ai jamais demandé la moindre chose. J’ai toujours dit que je ne voulais que la volonté de Dieu, et je me suis laissée ballotter comme on a voulu, mais je n’ai rien dit et rien fait que je ne dusse. M. Py[rot] m’a fait des choses qu’on aurait peine à croire, mais Dieu voit tout. Si vous vouliez me mander ce qu’est devenu Dom [Alleaume] et le P[ère] L[a] C[ombe], ou plutôt, si vous l’agréez, Famille 1 irait chez vous le soir et reviendrait.
1La servante de Madame Guyon.
Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) le document suivant : « DECLARATION SIGNEE AVANT DE SORTIR DE VINCENNES. 9 octobre 1696. »
Je vous prie d’empêcher que je n’aille chez mon fils. J’ai prié N. [le curé]1 de ne le point faire, mais cela n’a servi de rien. Je ne sais ce qu’il a dans la tête, mais la fille qui est ici peut bien, avec mille fantaisies qu’elle a, faire naître des soupçons. L’on ne peut lui témoigner plus de confiance [185] que je fis la dernière fois, mais comme je vous dis, cette hospitalière2 me rend auprès de lui tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment, disant qu’elle n’a que faire de moi ici et être gênée pour moi. [...] Enfin je vous laisse tout ménager, mais obligez-le de se charger de moi, et n’écrivons plus que par lui pour aller plus droit et ne rien exposer. Cependant précaution de votre part. Mais soyez persuadée que je sens plus votre bon cœur que je ne vous le marque. […]
Adieu, bon courage ! Nous nous aimerons en Lui et ce sera en Lui que vous me trouverez toujours. Ne doutez jamais de mon affection. [...]
1La Chétardie, curé de Saint-Sulpice.
2Sœur hospitalière de la communauté des sœurs de St Thomas de Villeneuve où se trouve enfermée Madame Guyon.
N. [La Chétardie] me marque une si horrible défiance de moi, et il bouche si fort toutes les avenues à s’ouvrir, quoiqu’il me semble que j’agis toujours simplement. Il m’avait proposé de signer certains articles, il ne me les a plus proposés, quoique je lui eusse dit que je les signerais. Vous savez que je ne recherche rien et que je suis toujours plus portée à demeurer comme on me fait être sans me mêler de rien ; c’est pourquoi je ne [186] lui en ai point parlé. Dites-lui que, lorsqu’il voudra me faire faire quelque chose, qu’il parle positivement, et faites-lui entendre que, loin que l’indifférence que je témoigne pour tout ce qu’on fait de moi doive le rebuter et lui faire croire que c’est faute de confiance, cela le doit porter au contraire à prendre soin de moi et à agir d’une façon plus ouverte, car pour moi, je persisterai jusqu’au bout à ne rien demander et à ne rien refuser. L’on me disait à Vin[cennes] : « Demandez », je ne pouvais, et lorsque je l’ai fait par déférence et contre mon cœur, cela m’a toujours attiré des affaires, car si je n’avais point demandé à me confesser, on n’aurait eu nul prétexte de m’envoyer M Py[rot].
Je ne me plains de rien, il suffit que Dieu voie toutes choses. J’ai pourtant été blessée de voir dans une lettre que vous avez écrite à N., que vous disiez que je n’avais pas d’autre ressource que lui. Eh, Dieu n’est-Il pas tout-puissant ? Si je savais qu’une créature me fût une ressource hors de Son ordre divin, je la fuirais comme le diable. Ô ma très chère, ne tombons pas dans l’humain, et quoi qu’on puisse vous avoir dit au contraire, soyez persuadée que je ne fus jamais plus entre les mains de Dieu que je m’y suis laissée dans cette affaire. Les hommes parlent selon leurs vues, mais Dieu voit le fond du cœur. Le P[ère] de la M[othe] est celui qui gouverne les personnes entre les mains de qui je suis ; je n’en ai pas de peine, tout m’est bon.
Je crois vous devoir dire que le curé [La Chétardie] n’aa pas voulu me venir voir, quelque instance que je lui en ai faite. Il vint en passant trois jours après qu’il amena le notaire, il y fut un quart d’heure et n’est pas venu depuis. Ne lui en témoignez plus rien, laissons faire Dieu. On a augmenté ma garde et [l’on m’a] resserrée de plus près depuis ce temps. N’en savez-vous point la raison ? [...] Je suis fâchée de la maladie de P. [Dupuy ?]. Je prie Dieu qu’Il donne à tous ce qui est nécessaire. Qu’est devenu Dom [Alleaume], n’en savez-vous rien ? Je voulus dire quelques mots d’une sœur d’ici que N. [le curé] n’aimait pas ; sitôt que je lui eus témoigné qu’elle était brusque et que je n’en étais pas contente, il lui donna les preuves d’une considération extraordinaire ; il en fit autant à Bernaville à Vin[cennes], et il est à présent son meilleur ami. Je crois que Dieu, loin de vouloir que je lui parle en confiance sur tout cela, désire de moi un profond silence. Tout ce que je dis pour marquer de la confiance me nuit. Ce qui regarderait mes défauts et mes misères, je le dirais volontiers avec simplicité. On m’a [187] fait entendre que N., et tout le monde, est las de moi, qu’on ne me regarde qu’à cause de l’importunité de mes amis.
Laissons donc faire Dieu : s’Il me veut rendre encore un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, Sa sainte volonté soit faite. Tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il sauve ceux qui sont à Lui, et qu’Il ne permette pas que personne se sépare de Lui, que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous sépare[nt] jamais de la charité de Dieu qui est en J[ésus]-C[hrist]. Que m’importe ce que tous les hommes pensent de moi ! Qu’importe ce qu’ils2 me fassent souffrir,
2Vérifié sur les deux copistes. Le sens devient plus clair en suprimant « ce » (mais on perd la référence concrète à des moyens utilisés pour faire souffrir).
puisqu’ils ne peuvent me séparer de mon Seigneur J[ésus]-C[hrist] qui est gravé dans le fond de mon cœur ! Si je déplais à mon Seigneur J[ésus]-C[hrist], quand je plairais à tous les hommes, ce serait moins que de la boue. Que tous les hommes donc me haïssent et me méprisent, pourvu que je Lui soit agréable ! Les coups des hommes poliront ce qui est de défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à Celui pour lequel je meurs tous les jours, jusqu’à ce que la Vie vienne consumer cette mort. Priez donc Dieu qu’Il me rende une hostie pure en son sang afin de Lui être bientôt offerte. Je Lui demande qu’Il purifie aussi votre cœur, et que nous soyons un dans l’éternité en Celui qui nous est tout. Mandez-moi où sont les deux personnes3 persécutées à mon occasion et si l’on n’a point fait de peine à d’autres. J’embrasse tout de la charité de J[ésus]-C[hrist]4.
3Les deux « filles », Famille et Marc ? (v. lettre 378)..
4s’inspire de Rom., 8, 35-39.
Je désire tout à fait d’avoir des nouvelles du B[on] [Beauvillier] que j’aime plus que jamais, je voudrais aussi en avoir de M. de p1 : n’est-il pas toujours fidèle ? Qui est-ce qui a tout quitté ? J’espère de la bonté de Dieu que vous ne ferez pas de même. Bon courage, et allons tête baissée, car Dieu nous appelle. Il y a si peu de personnes qui L’aiment alors sans réserve. Donnons-Lui le plaisir de ne rien ménager avec Lui dans un temps où la fidélité est aussi rare qu’elle coûte cher ! C’est le temps d’épreuve où Dieu veut sonder ceux qui sont à Lui sans mélange. L’on est présentement ici toujours appliqué à me faire des propositions et des questions toutes jansénistes. Une petite confiance faite à N. [le curé] sur ce point m’a réussi comme les autres ! […] On traite ici les jésuites avec un mépris outré. A propos, savez-vous la communauté nouvelle de l’Estrapade 3 que N. dit avoir plus à cœur que toutes ses autres affaires. C’est mademoiselle de la Croix qui la commence. On dit qu’on y est plus austère qu’à la Trappe. On n’entend parler que de cela. Soyons les petits [f°175v°] du Seigneur, et n’éclairons que par notre humiliation. Avez-vous reçu une petite croix d’or ? Ecrivez-moi amplement. Je ne sais rien et ne puis vous rien dire, si ce n’est que je vous aime bien tendrement et que je prie bien le Seigneur pour vous. [...] Je leur laisse faire tout ce qu’il leur plaît. Je ne puis tomber que debout, car mon Maître fera toujours Sa volonté malgré la malice des hommes. Oh ! ferai-je faire mes amitiés au tut[eur] ? Faites comme il vous plaira, soyez ma gouvernante, aimez-moi autant que je vous aime.
1Non identifié.
3Probablement de la rue de l’Estrapade (car l’austérité ne va pas jusqu’au recours à ce moyen).
Je vous conjure, au nom du p[etit] M[aître], de m’envoyer le livre1 de S. B. [Fénelon] en question : je vous promets que personne du monde ne le saura jamais. Ne me refusez pas. N. [le curé : La Chétardie] ne me le donnera pas, assurément. Je fus indignée de la manière dont il me parla de N. [Fénelon] : il me dit qu’il l’avait vu un petit prêtre plus gueux que lui, et tout d’un coup devenir ce qu’il est devenu, qu’il a cherché l’honneur, qu’il n’a eu que de l’ambition, et que l’humiliation lui est venue. Je répondis qu’il n’avait jamais rien cherché, et qu’il n’avait accepté les choses que parce que Dieu le voulait. Il fit toujours de grandes risées de tout cela, et me dit : « Voilà ce que c’est de chercher la grandeur. S’il me l’avait montrée, il ne ferait pas de pareilles choses. M. de M[eaux] m’enverra les feuilles à mesure qu’il les fera imprimer2. Oh ! que si vous étiez à présent à Vin[cennes], vous n’en sortiriez jamais ». Je répondis : « Plût à Dieu que tout tombât sur moi seule et que Dieu en tirât Sa gloire, j’irais de bon cœur au supplice ! ». Il dit : « Tous vos amis sont perdus », et ensuite témoigna beaucoup de refroidissement pour moi. Mais toute la conversation se tourna à blâmer l’auteur avec les derniers excès. Croiriez-vous que, pour l’amitié que je lui porte, cela m’a fait plus souffrir que toutes mes affaires ?
Voilà mon espèce de testament ; il faut [188] l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout - c’est un bon enfant -, P[ut], le t[uteur : Chevreuse] et vous pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter3. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes].
Vous m’avez réjouie de me dire que les jésuites soutiennent le livre. N.[le curé] est tout janséniste dans l’âme, et croyez qu’il est vrai. Je rêvais, étant à Vin[cennes], que j’étais avec N.[Fénelon ?], que j’aime
1 Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, achevé d’imprimer le 25 janvier 1697. Ce texte majeur de Fénelon mérite un bref aperçu de son histoire bibliographique, v. à la fin du volume : Notices, « Explications des maximes, bibliographie de Fénelon. »
2 l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet, achevé d’imprimer le 30 mars 1697. Sur les interprétations divergentes des 34 articles d’Issy, v. Fénelon, Œuvres I, Gallimard, 1983, « notice sur l’Explication… » par J. Le Brun.
3« …enfant -, que P… » : nous supprimons « que » pour rendre un sens à la construction cassée de cette anacoluthe.
uniquement, comme vous savez, et qu’il me montrait N. sous la figure d’un chien, et moi je ne voyais qu’un singe. Nous eûmes dispute là-dessus et, après bien du temps, enfin il vit aussi bien que moi que ce qu’il avait cru un chien était un singe.
Je fais carême à feu et à sang : je me mourais avant que de le commencer, mais j’eus mouvement de le faire, m’en dût-il coûter la vie, et je le fais bien, quoique assez mal nourrie et sans provisions. Le Maître fait faire ce qu’Il veut. Je ne suis pas étonnée de la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost], car la prospérité la rassure et l’adversité la tente. Ce devrait être tout le contraire ; Dieu nous souffre dans nos faiblesses.
Tout ce que je dis à N. [le curé] en confiance et qu’il paraît approuver, il s’en sert après contre moi, je ne trouve même rien à lui dire. Je vous conjure, par le sang de J[ésus]-C[hrist], qu’on ne fasse rien d’humain pour se tirer de l’oppression. N. [le curé] me dit encore que tout ce livre de N. [Fénelon] était plein de fautes grossières contre la doctrine, qu’il parlait de le prouver par des passages, mais que ce serait passages renversés et mal tournés, comme disait fort bien M. de M[eaux]. Je lui dis que tous les passages étaient si formels qu’on n’y pouvait donner un autre sens. Je souhaiterais extrêmement qu’il en mît de formels dans cette seconde édition, cela est nécessaire : priez-l’en, car, assurément, cela est important. Il en trouvera une infinité de rapportés dans les notes du P[ère] Jean de la Croix. Lorsque N. [le curé] me dit que N. [Fénelon ?] m’avait condamnée, je lui dis : « Il a bien fait si je suis condamnable ». Enfin il me fit entendre que ce qui était de bon dans le livre de M. de C[ambrai] avait été volé dans les manuscrits que M. de M[eaux] lui avait prêtés. J’en fus si mal satisfaite que je ne vous le peux exprimer.
Si vous voulez m’écrire plus au long, tenez vos lettres prêtes, écrivez par jour ce que vous voudrez, et j’enverrai tous les premiers dimanches des mois, et de cette manière sans y aller fréquemment, vous saurez les choses. Pourriez-vous me faire changer ma pendule contre une qui répète ; je l’enverrai par N., cela me serait fort utile. Je la voudrais très bonne, je ne me soucie pas qu’elle soit belle. Si cela vous embarrasse, usez-en librement. D’où vient que je ne puis rien avoir de ce qui était au pavillon ? Il y a des livres de conséquence. Les écrits qu’avait le G.E. [Gros Enfant : La Pialière] ont-ils été perdus ? L’a-t-on interrogé, etc. ? J’ai déchargé tout le monde. Toutes mes interrogations ont roulé sur deux lettres du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], où il me mettait : « La petite [189] Église-Dieu vous salue4 ». Il n’est sorte de tourments qu’on ne
4La « petite église » est souvent présente dans les lettres de 1695 (25 mai, 29 juillet, 20 août, 5 septembre, 10 octobre, 7 décembre). On ne retrouve pas « Église-Dieu », mais, le 25 mai : « La petite Église d’ici vous salue ».
m’ait fait là-dessus. Mais ce qui incite à me tourmenter, c’est qu’il y avait : « Les jansénistes sont à présent sur le pinacle5, etc. »
Ayez bon courage, c’est peu d’être fidèle à Dieu dans la prospérité si l’on ne l’est dans l’adversité. Ce n’est donc pas sans raison que j’aime si fort le tuteur, puisqu’il est comme il doit et si bien. Bon courage, Dieu mérite plus que cela. Empêchez que N. ne soit infidèle : son amie est une pierre d’achoppement, mais parmi tant de bon il faut pardonner les faiblesses. J’ai lu dans la gazette un mariage de la fille aînée du B[on][Beauvillier] avec le neveu de N. qui m’a surprise : a-t-elle quitté Dieu pour l’homme6 ?
5Madame Guyon se tourmente à juste titre : v. sa quatrième lettre du même mois de mars 1697 : « M. de la Reynie ne me fut contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi … »
6Il pourrait s’agir de Marie-Antoinette, née le 29 janvier 1679, religieuse aux bénédictines de Montargis, au mois d’octobre 1696. Voir le début des mémoires de Saint-Simon qui la demanda en mariage sans succès.
Je ne crains point que le prêtre me trahisse sur la messe et la communion : il y est autant intéressé que moi, et craindrait extrêmement qu’on ne le sût. Pour nous, ma t[rès] c[hère], ne craignez pas, mais continuez de vous délaisser à N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], notre divin Maître, qui sait ce qu’il nous faut. Faites tous les jours un peu d’oraison pour vous soutenir, et n’y manquez jamais. Je suis très convaincue que cela est de nécessité absolue, quand vous y seriez comme une bûche. Montrez toujours votre fidélité en cela. [169v°] Lisez quelque chose, ou des écrits ou d’autre chose sur la voie, qui puisse vous renouveler ; l’esprit abattu a besoin de ces petits secours. La fièvre ne m’a pas quittée depuis le dimanche gras. Non seulement on ne se met pas en peine de me faire rompre carême, mais je jeûne à feu et à sang. J’ai un mal d’yeux et de gorge avec la toux. La fièvre me redouble tous les jours avec un violent mal de tête. Tout ce qu’on recommande est que, même à la mort, on ne me fasse venir aucun prêtre. Je vous embrasse de tout mon cœur. [...]
Ce que vous m’avez mandé de Dom [Alleaume1] m’a donné autant de douleur que ce que vous me mandez du succès du livre me donne de joie : c’est une marque que Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation. Si les méchants en deviennent plus endurcis, ceux qui aiment Dieu en seront fortifiés. Cela m’unit davantage à son auteur, et je prie Dieu qu’Il envoie un plus grand embrasement dans son cœur que celui qu’Il a envoyé dans sa maison. En quelle situation est le B[on][Beauvillier] ? Et le Tut[eur][Chevreuse] ? J’aime toujours beaucoup ce dernier.
Tout ce que je crains de tout ceci, c’est que, sous bon prétexte, on ne travaille à descendre de dessus la croix ; J[ésus]-C[hrist] en avait un merveilleux, qui était le salut des Juifs, cependant Il n’en voulut pas descendre. Je ne désire pas non plus d’en sortir, assurément, et j’attends le Seigneur avec grande patience. [...]
Tout est-il en paix à présent dans la famille du p[etit] m[aître] ? Je le souhaite et que personne ne prenne le change. Ayez bon courage, je vous en conjure, et ne vous laissez pas abattre. Il faut que le fléau sépare la paille du bon grain. Dom. est-il revenu à Paris ? Le G.E. [Gros Enfant : La Pialière] est-il ferme, et tout va-t-il selon le Seigneur ? Je crains fort le respect humain pour certaines gens que vous connaissez, surtout la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost]. Pour moi, je suis entre les mains de Dieu : Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Ne pourriez-vous m’envoyer le livre en question par l’homme qui vous porte celle-ci ? Il est sûr.
Voilà mes petites litanies que je fis avec les chansons3. Si je reste ici, je pourrai vous donner de temps en temps de mes nouvelles. Si j’en sors, je ne le pourrai, à moins de quelque nouvelle providence. J’eusse bien voulu que vous eussiez été informée des choses qui m’ont été faites, dans mon séjour de Vin[cennes], par ceux du dehors et du dedans, qui vous étonneraient sans doute. [...]
1Suspect de quiétisme, le P. Alleaume fut exilé de Paris.
2Cf. Luc, 22, 31.
3S’agit-il du manuscrit en très petits caractères de poèmes écrits en réclusion, inclus dans le recueil A.S.-S., ms. 2057 ? (Ils seraient donc composés avant l’embastillement ; nous en avons édité deux à la fin de la Vie, p. 1041).
Je suis trop en peine de l’état des personnes et des affaires pour ne vous pas demander des nouvelles. Je suis tout à fait affligée, et je ne trouve rien de plus dur au monde que d’être obligée de se confesser à un homme qui vous opprime et se déclare [f°176] le plus cruel ennemi : on ne me traite que de scandaleuse, d’hypocrite, de sorcière. [...]
Je vous écris encore cette lettre, ne sachant pas si, après les violences qu’on exerce sur moi, je le pourrai encore faire. Ce sont des traitements si indignes qu’on ne traiterait pas de même la dernière coureuse. Cette créature fut hier dans ma chambre pour en faire condamner la seule fenêtre dont je peux avoir de l’air. On m’a réduite à une seule chambre où il faut faire la cuisine, laver la vaisselle. Je l’ai laissé tout faire sans dire un mot. La fille qui était dans la chambre, car j’étais descendue dans le jardin, lui dit qu’elle ne souffrirait pas qu’on me fît étouffer dans ma chambre, que je n’y étais pas et qu’elle ne pourrait permettre qu’on la condamnât. Elle vint avec une fureur de lionne me trouver au jardin. Je me levai pour la calmer, elle me dit : « J’étais allée faire condamner votre fenêtre, et une bête s’y est opposée, mais l’on verra ». Je lui répondis fort doucement et en lui faisant honnêteté que, lorsque N serait venu, je ferais aveuglément ce qu’il me dirait, et que c’était l’ordre que l’on m’avait donné de lui obéir dans le moment. Criant comme une harengère, tenant une main sur son côté et l’autre qu’elle avançait contre moi en me menaçant, elle me dit : « Je vous connais bien, je sais bien qui vous êtes et ce que [f°178v°] vous savez faire ». Remuant toujours la main levée contre moi : « Je suis bien instruite, vous ne me croyez pas aussi savante que je suis ». Je lui dis, toujours du même ton d’honnêteté, et levée devant elle, que j’étais connue de personnes d’honneur. Elle se mit à crier, avec une servante à elle qu’elle avait amenée : « Vous dites que je ne suis pas fille d’honneur ! ». Je lui dis, sans hausser la voix : « Je dis, mademoiselle, que je suis connue de personnes d’honneur ». Elle se mit à crier plus fort qu’elle me connaissait bien, que je ne croyais pas qu’elle fût si savante sur tout ce que j’avais fait. Je lui dis : « Mademoiselle, je dirai tout cela à N. [le curé]. - Je ne vous conseille pas de lui dire, me répondit-elle ; si vous le lui dites, vous vous en trouverez mal et je sais ce que je ferai ». Je lui dis : « Mademoiselle, vous ferez ce qu’il vous plaira. » Elle fit un vacarme de démon. Et lorsqu’elle voit qu’on ne lui répond rien, elle crie qu’on se veut faire passer pour des saintes, pour obliger de lui dire quelque chose. Elle envoya quérir un homme pour condamner non seulement la fenêtre, mais la porte. Je lui envoyai dire qu’elle pourrait faire condamner toutes les portes, que cela m’était indifférent, que pour la fenêtre, il fallait attendre que N. [le curé] fût venu. [...]
Cela ne se fait pas sans dessein : on veut m’ôter d’ici et m’enfermer en quelque lieu inconnu, ou m’obliger à me plaindre ou à me fâcher ou à demander quelque chose. [...]
Je vous [f°179v°] embrasse de tout le cœur. Recevez ces dons du St Esprit. Je ne garde pas vos lettres [un] demi-quart d’heure ; on ne m’en trouvera point. Si N. vous dit qu’on m’accuse de bien des choses dans cette maison et qu’il ne s’en veut plus mêler, dites-lui qu’il ne croie pas sans venir soi-même en savoir la vérité, et cela comme de vous. Elle dit encore à Manon : « Puisque vous n’exécutez pas mes ordres, je ne vous en donnerai plus, mais vous verrez », avec une hauteur horrible. Mais comme j’avais défendu de lui répondre, elle ne dit rien. Elle me dit que je lui avais mandé des impertinences en lui faisant dire que je ne pouvais craindre la vérité, que dans toute mon affaire d’un bout à l’autre, je n’avais à craindre que le mensonge et qu’ainsi elle écrirait ce qui lui plairait, que Dieu serait notre juge. C’est une créature d’un emportement, qui jure comme un charretier, une basse bretonne. Vous devriez aller voir N. [le curé] : comme il est assez facile à dire2, il vous dira peut-être quelque chose. Je crois qu’on me veut enfermer ici et faire croire que je suis ailleurs. Plus on me cachera aux hommes, plus Dieu me voit.
Un procédé de cette violence justifierait un coupable ; comment ne fera-t-Il pas connaître l’oppression d’une innocente, trop heureuse d’imiter notre Maître, jusqu’à mourir même.
2Le curé parle facilement.
Depuis ma lettre écrite, j’ajoute que la fille fit tant de bruit en disant des injures et prenant des témoins pour les dire, sans qu’on dise autre chose, sinon que Dieu serait notre juge, menaçant de tout ce qu’il y a de pire, qu’un homme dit : « Il faut que ce soit des coureuses1 qu’elles tiennent là enfermées ». […]
Ensuite il fit condamner ma porte et voulut en faire autant de la fenêtre, mais lui [f°180v°] ayant fait voir qu’il fallait étouffer si l’on m’ôtait l’air, on l’a condamnée avec des treillis de fer. Dieu qui n’abandonne pas tout à fait, a fait trouver un trou par lequel ces bonnes gens qu’on envoie vers nous, ont témoigné qu’ils nous serviraient jusqu’à la mort. Ils sont pleins d’affection et sans nous, ils auraient quitté la maison, car ils sont bons jardiniers et ils font cela en tournée. Il y a ici un des prêtres qui dit me connaître et avoir une extrême affection de me servir : c’est un homme intérieur ; il les encourage, quoiqu’ils n’en aient pas besoin. Dans le tintamarre qu’ils ont fait, il m’a écrit pour me témoigner son zèle et combien il est touché d’un pareil procédé. La rage de cette fille vient de ce qu’une autre, qui a demeuré ici avec elle au commencement, et contre laquelle elle a une haine et jalousie horribles, paraît être affectionnée pour moi et en dire du bien en toute rencontre. Cela l’a aigrie contre moi. Quand elle me fait faire des honnêtetés par les sœurs qui viennent de Paris, je lui en fais aussi. Elle devient comme un lion. Les autres me témoignent à l’envie, lorsqu’elles en trouvent l’occasion, qu’elles sont bien fâchées des manières d’agir de cette fille, mais que c’est son humeur, personne ne pouvant vivre avec elle. Je ne leur en dis pas un mot, parce que ce que je dirais affaiblirait ce qui se voit. En vérité, de pareilles violences justifieraient un coupable ; comment n’appuiraient-elles pas le bon droit d’un innocent ?
N. n’a plus en bouche que M. de Chartres : c’est l’homme incomparable ! Pour moi je vois M. de C[ambrai] comme un second saint Jean Chrysostome dans toutes les circonstances ; je prie Dieu qu’Il lui en donne le courage, et à nous celui de persévérer jusqu’au bout. Faites amitiés à ces bonnes gens : je leur ai bien de l’obligation. Il faut que ce soit le Bon Dieua qui leur donne tant d’affection, ne pouvant, en l’état où je suis, [f°181] leur faire du bien. Je suis très contente et n’ai jamais été plus en paix. On m’enferme à mes dépens. C’est de mon argent qu’on paye les chaînes dont on me captive, et les murailles pour m’enfermer.
abon dieu : Dupuy ne met très généralement aucune majuscule, même à Dieu.
[…] / Je prie Dieu qu’Il nous fasse entrer toutes deux en ce que je vous dis, car le pas serait glissant, mais je crois que Dieu nous le fera faire. C’est à présent, comme dans la primitive Église, qu’il faut soutenir ceux que la persécution afflige, trop heureux de partager les chaînes des captifs. […]
N. [le curé] sort d’ici, jeudi 18 ; il m’est venu défendre de communier de la part de N.6 Je lui ai dit que c’était ma seule force. Il n’est entré en nulle raison sur cela, et ensuite, prenant son sérieux, il m’a dit que la Maillard7 l’était venue voir, qui lui avait dit les choses avec des circonstances si fortes, assurant qu’elle soutiendrait tout en face, de manière qu’on ne peut pas ne la point croire. Ensuite il m’a dit que j’étais responsable devant Dieu de tout le trouble de l’Église, que je devais avoir de grands remords de conscience d’avoir perverti tous les meilleurs, surtout N. [Fénelon]. Je lui ai dit que la souffrance les sanctifierait, qu’il deviendrait un saint Jean Chrysostome. Il s’est mis fort en colère et m’a demandé si Luther et Calvin étaient des saint Jean Chrysostome. Ensuite il m’a exhortée sérieusement à rentrer en moi-même et à me convertir, à ne me pas damner. Je lui ai dit : « Mais, monsieur, après avoir tout quitté et m’être donnée à Dieu comme je l’ai fait ! ». Il m’a interrompue sans me vouloir laisser parler, disant qu’il avait connu des sorcières qui avaient fait de plus grandes choses et qui passaient pour des saintes, que cependant elles s’étaient converties et étaient bien mortes ; qu’il m’exhortait à profiter de la charité qu’il avait pour moi à ne me pas perdre, que pour le diable on faisait encore plus de choses que pour Dieu, et qu’il me conseillait d’y faire réflexion, qu’il me tendait les mains, qu’on devait profiter du temps, qu’il savait de bonne part, et à n’en pouvoir douter, que le P[ère] l[a] C[ombe] était un second Louis Goffredi8, qui fut brûlé à Marseille8, et m’a toujours soutenu la même chose, me faisant entendre que si je l’excusais, il me croirait de même ; enfin, qu’on me faisait encore bien de la grâce de me laisser ici. J’ai dis que si N. trouvait qu’il me fallût une autre prison, j’étais prête d’y aller. Je crois bien que je n’ai qu’à m’attendre à tout ce qu’il y a de pis. Il m’a dit qu’un grand seigneur avait eu réponse de Rome qu’on y condamnerait le livre de M. de C[ambrai], que c’était un homme perdu sans ressource. On croit que je l’ai ensorcelé. L’on commence même à me refuser les choses sur la nourriture dont j’ai besoin, mais c’est peu que cela. En vérité, j’ai bien besoin que Dieu m’aide, car on me pousse avec bien de la vigueur. J’ai peur qu’on ne fasse quelque nouvelle procédure : ils sont assurés de leurs faux témoins.
6 Peut-être l’archevêque de Paris.
7 La Maillard autrement Grangée ou Des Granges.
8 Louis Goffridy, ecclésiastique qui fut brûlé à Aix, le 30 avril 1611.
N. [le curé] sort d’ici, qui, après m’avoir fait les exhortations ordinaires de me convertir et rentrer en moi-même, que je pourrais mourir subitement, que je ne me damnasse pas ; il m’a enfin fait entendre que le tut[eur][Chevreuse] avait reçu une lettre d’une personne du premier rang dans l’Église, qui n’est pas M. de Grenoble1, qui mandait des choses abominables et si bien circonstanciées qu’il jurait avec les serments les plus forts, mais qu’il avait promis au tut[eur][Chevreuse], sans le nommer, qu’il garderait un secret inviolable. [...]
Je vous remercie de votre charité. Allez toujours à Dieu : Il est toujours le même. Quand je serais un démon, Il n’en est pas moins ce qu’Il est. Je ne vous écrirai plus, car je ne veux plus embarrasser personne. Je ne vous en aimerai pas moins en Notre Seigneur Jésus-Christ, et vous ne serez jamais effacée de mon cœur. Il faut attendre l’éternité.
[…] J’attends tout ce qu’il plaira à Dieu, mais on me fait bien sentir qu’on m’aurait ménagée à cause de mes amis, mais que leur chute fait qu’on ne veut plus avoir de ménagement. N. ne me parle plus de vous : est-ce que vous ne le voyez plus ? J’oubliais encore à vous dire [f°184v°] que N. m’a dit qu’il m’apporterait un extrait de la lettre écrite au tut[eur] s’il le voulait. Je me donne la torture sans pouvoir deviner ce que c’est. Il m’a encore dit que la raison pour laquelle on m’ôtait la communion, c’est que cela me justifiait trop de me voir communier, et cela ferait croire qu’on n’avait pas raison de me traiter comme on fait. Il dit que M. et Mme de Renty lui avaient dit que je prêche par-dessus les murailles.
1Il s’agit donc de dom Le Masson rapportant l’histoire de Cateau Barbe et non du cardinal Le Camus. V. sur cette affaire : Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… ».
L’affaire Cateau-Barbe date du séjour de 1684 à Grenoble soit treize ans auparavant. La Maillard est la « dévote de Dijon » sur laquelle des « renseignements accablants » parvinrent à Tronson qui avait entrepris une enquête en 1693. V. Orcibal, Etudes…, « Madame Guyon devant ses juges », à la p. 822.
[…] Je vous en prie, que l’on perde plutôt la vie que de faiblir sur l’intérêt de Dieu et de la vérité ; mais pour ce qui me regarde, qu’on ne se fasse pas d’affaires à cause de moi qui voudrais donner mille vies, si je les avais, pour eux tous. Quel personnage fait madame de B.1 en tout cela ? On n’entend rien d’elle, et je crois bien qu’elle tire son épingle du jeu. Pour nous, ma bonne d[uchesse], vous avez une douleur de compassion et d’amitié qui n’est pas la moindre souffrance. Je n’écrivis point le premier lundi, n’ayant rien à mander et y ayant peu que je l’avais fait. Je trouve trop d’inconvénient à envoyer aux s.1 J’ai toujours oublié de vous dire que b.1 avait servi à ma prise, et ce fut le gantier, mari de cette Maillard, qui vint avec Desgrez me reconnaître. Je crois que pour mon égard, la tragédie n’est pas finie. La seule consolation qui me reste est que cela ira peut-être jusqu’à m’ôter la vie ; j’en ferais un grand régal à moins que Dieu ne me changeât, car forte ou faible, la mort de cette sorte est un bien. J’ai résolu, si Dieu me le laisse faire et qu’on m’interroge de nouveau par les voies de la justice, de ne rien répondre du tout, ayant assez fait connaître la vérité. Plus on est innocent, plus on veut qu’on soit criminel. Il n’y a qu’à laisser faire selon le pouvoir que Dieu en a donné. Il est expédient qu’un périsse pour plusieurs2 : Jésus-Christ en a donné l’exemple.
1 Non élucidés.
2Jean, 11, 50.
Je ne suis pas surprise de ce que vous me mandez. Dès que je fus ici et que je vis la disposition des choses, je compris qu’on ne m’y mettait que pour me faire des suppositions. J’en écrivis sur ce pied à M. Tronson. Cela ne me sortit point de l’esprit. Leur premier dessein fut de me faire enlever, et de faire ensuite courir le bruit que c’était moi qui me faisais enlever. Je n’entendais parler que de cavaliers qui venaient, disaient-ils, pour m’enlever de la part de mes amis, et qu’ils viendraient en plus grand nombre. Je dis que je savais que, ni de ma famille ni de mes amis, on ne me viendrait enlever, que si je l’étais, je crierais si fort qu’on saurait de quelle part. Depuis [f°185v°] ce temps, ils ont changé de batterie[s]. N. [le curé] me dit, dès Pâques, que M. le duc de Villeroy l’avait assuré avoir vu ici M. de C[ambrai], à heure indue, qui me venait voir, et vous, une autre fois ; je n’en fis que rire, parce que cela était si faux et si impossible. [...] Pourquoi défendre qu’on ne me confesse même à l’heure de la mort, ce qu’on ne refuse pas aux plus coupables ? C’est N.2 qui se fait faire lui-même les dépositions, qui les reçoit avec deux hommes à lui. C’est leur dernière ressource après m’avoir voulu faire mourir. Je rêvais il y a quelque temps que ma sœur, la religieuse qui est morte, me disait : « Fuyez. Quand vous n’habiteriez que des cavernes et des carrières, vivant de pain demandé par aumône, vous seriez plus heureuse ». Mon cœur est préparé à tout ce qu’il plaira à Dieu, trop heureuse de donner vie pour vie, sang pour sang.
La fille qu’on a fait supérieure générale2, apparemment pour signer des faussetés contre moi, me dit en partant : « Si l’on dit que j’aie dit quelque chose contre vous, dites que je vous le soutienne3, que j’ai menti. » Ensuite elle me dit : « Ils prennent des mesures qu’ils croient très sûres, pour que vous ne sortiez jamais de leurs mains ». […] C’est le dernier coup de Bar[aquin].
1M. de Villeneuve ?
2le curé ?
3La religieuse qui eut la garde de Mme Guyon était Mme Sauvaget de Villemereuc, de la congrégation dite de Saint-Thomas-de-Villeneuve, « bâtie à la hâte, où l’on me mit en me faisant sortir de Vincennes » (Vie 4.1, p. 900 de notre édition).
4Sens obscur.
Je vous avoue que je suis bien fâchée des mouvements que N. [Fénelon ?] se donne ; il aurait mieux fait de tout prévenir à R[ome], mais Dieu saura bien lui ôter ces appuis. […]
Je crois que Dieu mettra N. [Fénelon] hors d’état de trouver de refuge autre part qu’en Dieu : c’est l’unique appui d’un homme de son caractère. Tout autre appui est un roseau cassé qui perce la main de celui qui s’y appuie. Bon courage en J[ésus]-C[hrist] !
Oh ! ne vous étonnez pas de vos faiblesses, mais confiez-vous à Celui qui est tout, et force et sagesse et bonté et fidélité ; laissez-vous entièrement à Lui pour tout.
[…] C’est le temps de la tempête et de la destruction. Si mon amitié vous console, vous devez être bien consolée, car je vous aime et vous goûte tout à fait, mais c’est le temps de souffrir. Dieu ne bâtit un édifice que par la destruction : soyons les victimes. N. [Fénelon] s’est si fort consacré et a tant demandé l’humiliation qu’il l’a eue. Dieu lui-même, en lui ôtant tous les appuis, le fera tomber dans Son ordre et fera Son œuvre en lui et par lui, lorsqu’Il l’aura détruit. Bon courage, adieu.
Je vous dirai que N. [le curé] est venu, qu’il me tourmente avec excès pour me faire avouer mille faussetés, et dit que je suis [f°187v°] dans l’illusion, qu’on n’en peut douter, et qu’une personne dans l’illusion est capable de tout. Je lui ai répondu que, pour l’illusion, je le croyais lorsqu’on me le disait, que j’étais prête, comme je lui avais toujours dit, à tâcher de faire l’oraison comme on me l’ordonnerait, qu’on ne me prescrivait rien sur cela, et qu’ainsi je demeurais dans ma bonne foi jusqu’à ce qu’on me dise autrement ; que pour des choses de fait, que ni la prison, ni la question, ni la mort ne me feraient point avouer des faussetés, mais que je ne lui dirais jamais une parole de justification. J’ai écouté ensuite, sans lui répondre une parole, les choses du monde les plus dures pendant un temps considérable. Il m’a dit ensuite que le livre était à l’Inquisition, et que cependant c’était mon esprit rectifié ; que l’auteur, le pauvre homme, avait ouvert son cœur et avoué qu’il ne l’avait écrit que parce qu’il avait la tête pleine des maximes que je lui avais débitées. Il ne m’a plus parlé de l’extrait de la lettre qu’il me devait apporter, mais il me fait un péché mortel d’être cause du livre. Il m’en fait un autre de ce qu’il dit qu’on a chassé quatre dames de St-C[yr], et que c’est moi qui leur ai rempli la tête. Il y en a une que je n’ai jamais vue.
Ce qui me fait plus de peine, c’est le tourment qu’il fait à mes filles pour faire avouer des faussetés. Si elles disent : « Cela n’est pas », ce sont des emportées ; si elles ne disent mot, elles sont convaincues. Je crois qu’il leur fera tourner la cervelle. Manon en est si changée qu’elle n’est pas reconnaissable, je crains qu’elle ne tombe tout à fait malade ; cela me ferait bien tort en l’état où je suis, mais la volonté de Dieu soit faite. Il menace ouvertement du retour à Vincennes. Je lui ai dit que j’étais toute prête si on jugeait que cela fût nécessaire et se dut [faire], mais je suis résolue de ne répondre pas un mot. [...]
[…] / Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N. [Fénelon]. [f°189] J’ai toujours cru que le livre2 serait condamné par le crédit des gens, mais Dieu voulant l’auteur pour Lui et détaché de tout, Il ne l’épargnera pas. C’est la conduite ordinaire de Dieu de joindre les épreuves intérieures aux extérieures ; c’est ce qui rend les commencements bien glissants et qui affermit dans la suite. Ce que le P[ère] l[a] C[ombe] a souffert, pendant plusieurs années de sa prison, des peines intérieures, passe ce qui s’en peut dire. La moindre petite chose qu’on fait pour se tirer d’affaire, ne réussit pas, au contraire gâte tout, redouble les peines intérieures, affaiblit et déroute tout. Je voudrais de tout mon cœur porter ses peines avec les miennes.
[...] Je vous assure que vous m’êtes infiniment chère, Dieu vous soutient, quoique vous ne le voyiez pas. Il faut que les choses aillent aussi loin que l’Apocalypse les a décrites. Pourvu que Dieu tire Sa gloire de tout, cela suffit. Je crois qu’on pourrait avertir ma fille que N. [le curé] n’est pas pour moi, qu’elle prenne de grandes mesures avec lui, surtout pour les livres qu’elle m’envoie. Mad[ame] de B.5a ferait bien cela, si elle était d’une autre humeur ; N. tient assez de discours pour qu’on la puisse avertir sur ce qu’on entend. Vous ferez avec prudence ce que vous jugerez, car ma fille se pique aisément. [...]
On fait grand bruit sur un endroit de muraille plus bas. On soutient qu’on y a passé. Pour moi, je n’y ai jamais vu passer que des chats et je ne savais pas qu’on y pût passer. [...]
2L’Explication des maximes des saints.
5aMme de Béthune ?
[…] / J’ai bien du désir qu’on aille à R[ome]. Il faut prier Dieu qu’il se fasse accorder4. [...]
J’ai appris enfin d’où venait ce bruit de lettres. C’est de N. [le curé] lui-même. Toutes les fois que j’écris par lui, il fait du bruit qu’il est passé des lettres, sans dire que c’est par lui, afin que cette fille veille plus et tourmente davantage. Sur la lettre que j’écrivis à M. Tronson par lui, le tourment dura deux mois. [...]
4« Il [Fénelon] avait demandé congé au Roi pour aller à Rome pour y soutenir son livre […] Le Roi lui ayant refusé, il avait pris le parti de s'en aller à Cambrai... » (Mémoires de Sourches). Le 12 août le Roi et Madame de Maintenon ont approuvé que l'abbé Bossuet et Phélipeaux restent à Rome pour y poursuivre la condamnation de Fénelon.
Les persécutions affligent la nature, mais elles nourrissent l’amour. Il faut à présent exercer l’abandon qu’on n’a eu qu’en spéculation. Il vaut mieux tout perdre que de trahir la vérité, et si on la trahissait pour se raccommoder, loin de se raccommoder, on se ruinerait. [...]
Je songeais, il y a quelque temps, que je voulais passer par une porte si étroite qu’il m’était presque impossible ; N. me disait d’y passer, et je faisais des efforts qui me paraissaient m’aller écraser ; il me tendit la main, je passais avec bien de la peine ; je crus, en passant, avoir fait tomber la porte sur lui, je restais fort effrayée, mais, avec une main, il la replaça, et je me trouvais avec lui dans une église fort spacieuse et pleine d’un très grand monde ; comme je fus dehors, je trouvais que tout le monde mangeait des feuilles de chêne vertes, et chacun m’en offrait ; je n’en voulais point, disant que je me nourrissais de viandes plus solides ; on me reprocha mon mauvais goût, disant que c’était ce qu’il y avait de plus à la mode et que tout le monde les trouvait excellentes. Il n’est que trop vrai qu’on se repaît de feuilles et qu’on rejette le pain vivant et vivifiant ! […]
jIl est certain que, dans le système de l’intérieur, il y a le droit et le fait ; le droit est ce qui regarde certains dogmes et certaines expressions, ou de vouloir établir en règle générale ce qui n’est qu’une conduite particulière de Dieu, et c’est ce qu’on peut régler par la doctrine et l’autorité ; il y a le fait, qui est l’expérience d’une infinité d’âmes qui ne se sont jamais vues et qui n’ont jamais ouï parler de ces choses. Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé ; tout ce dont il reste persuadé, après bien des raisonnements, est : ou que le médecin ne l’entend pas, ou qu’il ne sait pas expliquer son mal en des termes qui se puissent faire entendre. Il en est de même des expériences de l’intérieur. Je captive et soumets mon esprit pour croire que ce que je souffre ou expérimente n’est ni un tel bien ni un tel mal, et c’est ce qui est du domaine de la raison et de la foi ; mais je ne suis pas maître de mes douleurs, ni ne puis me persuader ni par la raison ni par la foi, que je ne les sens pas, car je les sens véritablement. Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces [f°192v°] douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir ; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. Je n’en sais ni la cause ni les définitions, mais je sais que je les endure. On me dit à cela que tels et tels les ont contrefaites, que d’autres se sont imaginées d’en avoir, etc., qu’enfin peu d’âmes ont ces douleurs, et que par conséquent je ne les ai pas. Je crois tout cela, mais je n’en puis croire la conclusion qui est que je ne les sens pas, parce que ce qu’on sent et souffre tombe sous l’expérience, demeure réel et ne peut être la matière de ma foi. Je croirai que des gens l’imaginent, [que] d’autres contrefont, d’autres exagèrent leurs maux, d’autres abusent ; je croirai encore que la tendresse que j’ai pour moi me fait exagérer mes maux, me leur fait donner un nom qu’ils n’ont pas ; mais je ne croirai point, lorsque je les sens avec tant de violence, qu’ils soient imaginaires en moi, puisque je les souffre.
Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans le fait de l’expérience de bon de saintes âmes, peut-on dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire ? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous ? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure. [f°193] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience3.
Tous les cheveux me sont tombés4 ; ils ne tombent pas, me dira-t-on, en un tel temps, pour telle ou telle raisons ? Je ne sais ni les raisons ni les choses, cependant il est de fait qu’ils me sont tombés, que je n’en ai plus et que j’en avais. Je vous écris simplement ce qui me paraît d’une extrême conséquence à séparer.
Je crois que je ne vous écrirai plus, car je ne puis me résoudre à vous envelopper dans mes disgrâces ; il me suffit de souffrir. Plût à Dieu que je payasse pour tous !
[...]
3Affirmation capitale sur le primat de l’expérience.
4Comparaison familière et concrète entre expérience et raisons qu’on y oppose.
Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. [...]
Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira. Il faut, selon l’Apocalypse, que tout aille jusqu’aux plus grandes extrémités. Ce sera un saint Jean Chrysostome s’il est ferme2. Mais que craindre ou qu’espérer ? En Dieu, n’est-on pas au-dessus de tout, et en soi n’est-on pas au-dessous de tout ? Point de paix que hors de nous. Laissons donc tout intérêt, ne songeons qu’à [f°194] aller à R[ome], et laissons les autres faire ce qu’ils voudront. Si on ne se sent pas assez de courage pour poursuivre d’aller à R[ome] et rompre toutes conférences, qu’on aille dans son diocèse, et que de là, on écrive au P[ape], qu’on fasse connaître adroitement la cabale, mais surtout qu’on témoigne vouloir suivre à l’aveugle la détermination du Saint-Siège. Pourquoi n’en demeure-t-on pas là ? [...] Dieu est jaloux du cœur de N. [Fénelon], Il le veut tout pour Soi, Il est fâché de son partage. Une marque qu’il tenait est la peine qu’il a de tout perdre. Quand il aura tout perdu, il trouvera tout.
2 Il s’agit bien entendu de Fénelon. Devenu évêque de Constantinople, l’intransigeance de Saint Jean Chrysostome lui aliéna beaucoup d’intrigants. Il fut déposé, rappelé, déposé à nouveau, banni, et mourut, épuisé par des marches forcées, en 407. (v. DS, 8.333).
[…] / J’ai vu, il y a environ six semaines, me promenant le matin, ayant levé les yeux au ciel, une grande croix d’un nuage, le mieux formé que j’ai vu, qui dura un demi-quart d’heure, ce qui me fit une grande impression. Quelques temps après, je vis un glaive assez lumineux. Depuis ce temps, je fais des songes les plus affreux. Je ne suis point surprise de la mère du petit ch. Si on l’abandonne de cette manière par amour-propre, à qui Dieu en demandera-t-Il compte ? Il ne faudrait plus, pour comble de malheur, que vous vinssiez à changer ; je ne le crois pas. Je vous aime au-delà de tout. Bon Dieu, qu’est devenu N. [Fénelon] ? Est-ce le même homme ? Comment le tut[eur][Chevreuse] souffre-t-il2 qu’il fasse de pareilles choses ? Fallait-il commencer par soutenir la cause de Dieu pour l’abandonner ensuite ? Il eût été bien mieux de ne pas écrire. Mais comme le motif d’écrire n’a peut-être pas été pur ; Dieu, qui ne veut rien souffrir de cette nature, permet toutes ces choses. Pour moi, je ne puis que Lui abandonner de plus en plus Sa cause et Le prier de Se faire des cœurs fidèles. Ce livre m’a toujours fait peine. Il fallait attendre que monsieur de M[eaux] eût écrit, et ensuite faire un grand ouvrage soutenu des passages, l’envoyer à R[ome], manuscrit, avant de l’imprimer, et demeurer ferme sur cela. Tout ce que vous dites est très bien pensé. S’il n’a pas encore fait le pas, soutenez-le, je vous prie, sinon gémissons devant Dieu. C’est tout ce que je puis. Je perds les yeux et ne vois quasi pas à écrire. Je ne puis lire une ligne, mais n’importe.
[...] Je ne doute point que Dieu ne récompense votre fidélité. Bon courage. J’aimerais mieux expliquer le livre, mais pour l’abandonner, je ne le ferais jamais. C’est le plus mauvais parti.
2Chevreuse avait été profondément impliqué lors des épisodes des discussions d’Issy et pouvait donc intervenir facilement auprès de Fénelon. Ce dernier subissait des pressions multiples de la Cour, ignorées peut-être de la prisonnière qui doute de lui. Par tempérament et par finesse, il explore les accommodements possibles – jusqu’au point d’honneur. Cette limite est atteinte lorsqu’on lui demande non seulement de se distancier de la prisonnière (ce qu’elle avait demandé à ses amis), mais de la désavouer ; il écrit alors des lettres courageuse, mais qui demeurent évidemment ignorées de Mme Guyon.
N. [le curé] sort d’ici. Je ne l’avais point vu depuis trois jours devant la Pentecôte. Je crois devoir vous dire toute notre conversation. Il m’a dit d’abord que N. [Fénelon] faisait un livre pour se rétracter et qu’il m’y condamnait formellement, moi personnellement et mes deux livres1. Je lui ai dit que s’il les croyait condamnables et moi aussi, qu’il faisait bien, et que je n’avais pas assez d’amour-propre pour m’en offenser, que pourvu que l’intérêt de Dieu et de l’Église fût conservé, que cela me suffisait. Il m’a répondu que ce second livre le rendrait encore plus méprisable que le premier2, et ne satisferait personne, parce qu’on était fort persuadé qu’il ne condamnait pas mon livre dans son cœur et qu’il ne le faisait que par politique, par respect humain et pour ne pas perdre la fortune. Il m’a dit : « Enfin tout tombe sur la pauvre madame, en me nommant. Vous voyez que vous n’avez plus d’amis. » Je lui ai répondu : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit. ». […] Si vous pouviez [197v°] m’envoyer des lunettes, j’essaierai de m’en servir, car je perds la vue.
1Le Moyen court […] et Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mistique […]
2Au premier livre de Fénelon, l’Explication des maximes des saints, publié le 29 janvier, ne succèdera aucun « second » livre en 1697, mais de nombreux - et courts -opuscules (v. Fénelon, Œuvres I, 1983, « Chronologie », XXXIII et suiv.). Il faut attendre la fin août 1698 pour que la Relation sur le quiétisme de Bossuet, écrit qui se veut historique et « présente Mme Guyon comme folle et inquiétante » (Id., « Notice » par J. Le Brun, p. 1608), provoque la nécessaire et substantielle Réponse de Monseigneur l’archevêque de Cambrai à l’écrit de Monseigneur de Meaux intitulé relation sur le quiétisme (Id., p. 1097-1199 ; l’éditeur J. Le Brun ).
Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de me mander qu’on tiendra ferme et que la chose ira à R[ome]. Je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour qu’on demeure ferme dans cette résolution. [...]
C’est ma fête aujourd’hui, aimez-moi toujours autant que je vous aime. L’ecclésia[stique] m’a fait voir aujourd’hui le livre de M. de M[eaux]6 ; sa préface est fort belle, et son livre affreux et d’une malignitée outrée, plein de faits faux, de faux exposés et de fausses conséquences. Adieu. Je n’ai pas si mal aux yeux aujourd’hui. Si vous m’envoyez la toile, envoyez-moi du café, à présent qu’il est à bon marché : je suis bien aise d’en avoir au cas qu’on me transfère. [...]
6S’agirait-il d’une première rédaction de la Relation sur le quiétisme de Bossuet, achevé d’imprimer à Paris, chez Jean Anisson, le 31 mai 1698, soit près d’un an plus tard ? Un « écrit historique », s’attaquant aux personnes, fut rédigé « dans les derniers jours de 1697 » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « Notice » à sa Réponse…, p. 1607). On pense plutôt à l’Instruction sur les états d’oraison, achevé d’imprimer le 30 mars 1697.
[…] Je rêve assez souvent au tut[eur][Chevreuse], et cette nuit, comme je le voyais assez extraordinaire, je lui ai demandé ce qu’il avait ; il m’a avoué qu’il avait de grands doutes sur moi2 ; je lui ai fait le signe de la croix sur le cœur, et je lui ai dit : « Je [198v°] prie Dieu de faire sentir la vérité à votre cœur3. »
[…] Quand je serais aussi trompée et aussi méchante qu’on le veut faire croire, il est certain et établi, par ceux-mêmes qui le veulent détruire, que l’Intérieur n’est pas une chimère4, qu’il est réel dans les saints ; que tels et tels l’ayant outré ou en ayant abusé, cela ne fait rien au fait véritable de l’Intérieur en lui-même, et pourvu qu’on reconnaisse que Dieu conduit certaines âmes par cette voie, qu’il y a un vrai abandon et une sainte indifférence, cela me suffit. Que je sois anathème pour mes frères5 après cela, qu’on juge de moi ce qu’on voudra, cela ne fait rien à l’affaire.
[…] / Je vous embrasse de tout mon cœur. On m’a envoyé du vin : ainsi je pense qu’on s’est déterminé à me laisser ici, après avoir fait courir le bruit que je n’y suis plus.
2Le duc de Chevreuse fit en effet une enquête assez complète sur Madame Guyon, parallèlement à celle de M. Tronson, en 1695. V. le récit de l’enquête à propos de Cateau Barbe. Il s’enquit auprès de Richebracque, sous la pression de Bossuet, v. Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus », p. 812, et à la fin de notre volume : Notices, « Cateau Barbe ».
3L’approche correcte, car directe, par le canal intérieur, par le « cœur ».
4 « Que l’Intérieur n’est pas une chimère ! » Affirmation en fait très forte, car beaucoup n’osent aller au terme de leur doute, en posant l’alternative, l’inexistence de l’Intérieur, dont témoigne leur vie qui cherche appui ailleurs. Nous écrivons cet Intérieur avec une majuscule, pour marquer la différence entre une Vie qui sourd de l’intérieur de nous-mêmes et ce dernier, fait de conscient et d’« inconscient ». La contradiction entre le doute profond et l’affirmation inverse est souvent résolue au prix d’une crispation sur des institutions, des dogmes, etc., créations humaines.
5Paul, cf. Romains, 9, 3 : Car je désirais d’être moi-même anathème (& séparé) de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. (Amelote).
[…] / Je vous assure que mon cœur est très content de vous et que vous pensez mal sur cela. Je vous aime très tendrement. [...]
Depuis ceci écrit, N. [le curé] m’est venu voir. […] il m’a dit que M. de P[aris] avait contre moi des preuves incontestables de crimes, et qu’ainsi il ne croyait nulle apparence qu’on me donnât jamais ma liberté. Je lui ai répondu que je ne demandais pas ma liberté et que je ne l’avais jamais demandée, mais que je trouvais fort étrange qu’après avoir été dix mois dans les mains de M. de la Reynie, qui est si éclairé et qui d’ailleurs n’était pas prévenu en ma faveur après tant d’informations, on me parlât encore de ces prétendus crimes ; que j’avais toujours demandé qu’on examinât ma vie, que non contente de l’avoir demandé par écrit à Mme de M[aintenon] et de l’avoir fait demander par d’autres, sitôt que je vis M. de la Reynie à Vincennes, que c’était la première chose que je lui demandais, et que l’ayant prié de demander au r[oi] de ma part qu’on examinât ma vie, il le lui demanda, que le r[oi] lui dit que ma demande était juste. Ensuite M. de la Reynie prit un détail de tous les lieux où j’avais été, de toutes les personnes qui m’avaient accompagnée, de celles chez qui j’avais logé et avec qui j’avais eu commerce ; et après trois mois de perquisitions, il me dit que je n’avais qu’à demeurer dans ma tranquillité et qu’on n’avait rien trouvé contre moi, que tout me serait rendu. Ce sont ses termes. Il m’a dit qu’on avait pris le dessein de me remettre à Vincennes. Je lui ai dit que je demandais d’être mise à la Conciergerie afin que le Parlement connût de mon affaire, qu’il me fît punir si j’étais coupable, et qu’on punisse aussi les calomniateurs. Il m’a dit : « Mais vous êtes toujours entre les mains de la justice, car c’est M. Desgrez qui vous a amenée ici et vous êtes en sa charge ; et comme les crimes que vous avez faits ne peuvent vous [f°200v°] faire juger à mort, il est plus sûr de vous renfermer. » Je lui ai répondu que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en servir de prétexte, mais que je devais à Dieu, à la vérité, à la piété, à ma famille et à moi-même de demander cela : qu’on fît examiner la vérité au Parlement. Il m’a dit qu’il le dirait à M. l’arch[evêque]12, que sans le livre de M. de C[ambrai], je serais hors d’affaire. Je lui ai dit que le livre de M. de C[ambrai] ne me rendait ni plus coupable ni plus innocente, que si les faux témoins me faisaient mourir, je m’estimerais heureuse, mais que mon affaire n’avait nul rapport à ce livre. Il m’a exhortée ensuite à lui avouer mes crimes, disant que Dieu m’avait fait bien des grâces de m’avoir tirée de l’occasion de les continuer, que je n’avais point de confiance en lui. Je lui ai dit que je n’avais aucun crime à avouer, que j’avais eu plus de confiance en lui qu’on en a ordinairement pour une personne venant de la main de ceux qui sont prévenus contre nous, etc. Il s’en est allé, disant qu’il trouvait juste qu’on me remît entre les mains de la justice, que tout était bien prouvé et que M. l’arc[hevêque] n’en doutait pas.
Comment accorder cela avec ce que vous me mandez, sinon qu’on veut persuader aux amis les crimes imaginaires, et les leur insinuer en leur donnant des marques d’amitié ? Dieu sur tout. Je lui ai dit que lorsque ma fille serait revenue, que [3] je ferais présenter une requête pour être mise entre les mains du Parlement.
12L’archevêque de Paris, Noailles, depuis août 1695.
Je vais vous dire une chose qui vous surprendra sans doute. Vous saurez que, ayant besoin de vin, j’en avais fait chercher ici, que j’en avais trouvé d’excellent à cent francs le demi-muid1. Je le crus un peu cher. Je mandais à N. [le curé] que je le priais de me mander si je n’en pourrais pas trouver à meilleur marché, parce que [f°201] j’avais peine d’y mettre tant d’argent. Sans me faire de réponse, il m’en envoya une feuillette à cent écus le muid, c’est-à-dire cinquante écus la feuillette ; cela me parut extraordinaire, mais je le laissais passer. Sitôt qu’il fut ici, le fût n’en valait rien ; il s’en perdit un tiers, quelque diligence qu’on y apportât, mais ce n’est rien ; lorsque j’ai voulu en boire, j’ai trouvé qu’il me brûle [sic] la bouche, la gorge et les entrailles avec des douleurs que je croyais mourir. Sitôt qu’on y met un peu d’eau, il n’a plus le goût de vin et n’en brûle pas moins. J’ai prié qu’on envoyât quérir un homme qui passe pour le plus honnête homme du village, pour voir si c’était qu’il fallût y faire quelque chose, ou s’il n’était pas en boite2. Sitôt qu’il en eut goûté, il fut effrayé, disant que ce ne pouvait être qu’un fripon qui eût envoyé ce vin, que pour lui il n’en voudrait pas boire un demi-septier et qu’il ne le goûtait pas sans terreur, qu’il y avait des choses dedans qu’il savait bien, et qu’il brûlerait les entrailles à qui le boirait ; et tout cela devant la fille qui me garde, qui était au désespoir de l’avoir fait venir. Il reste dans la bouche, après l’avoir bu, le même effet que les biscuits de Vincennes où l’eau forte paraissait dessus, et les taches et l’odeur. Je ne les fis que mâcher et cracher, et j’en fus incommodée ; Manon, qui en mangea gros comme une noisette, le fut bien davantage.
Ce que je puis juger de cela, c’est que, me voyant fort mauvaise, ils croient faire service à Dieu de me faire mourir. Il y a un cabaretier qui le prendra à deux tiers de perte pour mettre sur un râpé3 et qui m’en donne en échange du naturel. Voyez quelle aventure, dont, par providence, il y a des témoins dignes de foi. Je n’en témoignerai jamais rien. J’ai prié la demoiselle de ne point dire à N. qu’on l’eût changé. Le cabaretier ne le mettra [201 v°] que peu à peu sur son râpé, le mêlant avec des …a On avait pris la précaution d’en faire goûter d’autre très bon à M. le L.4, afin que, si l’on disait quelque chose, on puisse dire qu’il en avait goûté. C’est du vin blanc où l’on a mêlé du gros rouge tiré à clair. Dieu, par Sa bonté, a dissipé le conseil5. Cet homme dit qu’on n’en peut boire sans avoir les entrailles brûlées, qu’il est plein de chaux et d’autres choses qu’il ne dit pas. Il s’est trouvé mal sitôt qu’il en a eu goûté, et a dit que c’était un voleur qui vendait de pareil vin. Il a fort pressé pour savoir d’où il venait, mais je n’ai jamais voulu lui dire. Que dites-vous de cela ? Que Dieu fasse de moi ce qu’il Lui plaira, mais je ne l’éviterai pas tôt ou tard. Que Sa volonté s’accomplisse ! Ils croient que c’est un grand service à Dieu de se défaire de moi.
Depuis ceci écrit, l’homme qui avait voulu acheter le vin s’étant trouvé fort mal d’en avoir goûté, a envoyé un homme qui goûte tous les vins du pays pour le goûter encore. Dès qu’il l’a mis sur sa main et qu’il l’a odoré, il n’en a point voulu goûter et a dit que c’était du vin empoisonné. On l’a prié d’accommoder le fût qui ne vaut rien. Il a dit que, quand on lui donnerait autant d’argent qu’il en pourrait tenir dans la cave, il n’en boirait pas et n’y toucherait pas ; qu’il y aurait de quoi le faire pendre d’accommoder de tel vin, et qu’il était impossible d’en boire sans mourir, qu’il fallait déclarer qui l’avait vendu pour faire pendre les gens. La fille qui me garde est demeurée bien étourdie, car comme le vin a été mis à clair dans le vaisseau6, on a vu que c’est un dessein formé. Je brûle toute, j’ai les entrailles en feu, la gorge écorchée, je ne cesse de boire de l’eau sans désaltérer. Envoyez-moi de la thériaque7 par la jardinière.
aLecture incertaine : bessières ? (ce mot existe-t-il ?).
1Un demi-muid ou feuillette équivalait à un peu plus de 100 litres. Le vin était généralement bu mélangé à l’eau qu’il devait certainement purifier par son alcool.
2Boite : vin en boite, vin bon à boire : « Ce vin est trop vert, il ne sera dans sa boite que dans trois mois » Furetière.
3Râpé : substantivé en parlant d’un vin fabriqué en faisant passer un vin faible dans un tonneau dont on a rempli un tiers de raisin nouveau. Par extension, vin éclairci avec des copeaux ; également restes mélangés servis dans les cabarets. Rey. – Il est étrange que Mme Guyon accepte de se débarrasser ainsi d’un poison !
4M. le Lieutenant (de police) ?
5Fait échec à un groupe malveillant (Ps. 32, 10).
6Récipient.
7Médecine que l’on regardait comme un spécifique contre toute espèce de venin […] La thériaque est stomachique et calmante. Littré.
Que puis-je vous dire, ma tr[ès] c[hère] ? [...] Quoi qu’il m’arrive, soyons toujours unies ; vous êtes quasi seule qui me soyez restée. Dieu vous aidera. Il m’a pris le matin une affliction d’être dans de si cruelles mains qui m’a pensé suffoquer, mais je n’en étais pas moins abandonnée, ce me semble. […] Je trouve que le vin m’a bien attaqué la tête.
[…] / Depuis ceci écrit, il m’a pris de grandes douleurs dans le corps avec la fièvre. Ce vin montait d’abord à la tête ; depuis que j’en ai bu, j’ai toujours la bouche amère et échauffée ; cela m’a donné du dégoût de tout ce que je mange, que je trouve amer. Je vous prie, si je meurs ici, je vous ferai avertir de venir avec un chirurgien pour me faire ouvrir, tirer mon cœur, l’embaumer et le mettre entre les mains de qui vous savez3. J’attends ce service de notre amitié. Prenez courage, il vaut mieux aller par l’amertume du calvaire que par la douceur du Thabor : suivons Jésus, nu sur le calvaire. C’est un bien pour vous que vous ne trouviez que de la peine dans les créatures, car elles vous amuseraient. Poursuivons dans le chemin de la foi et de la croix, où tout est d’autant plus pour Dieu qu’il y a moins pour nous. Je vous embrasse.
Un des hommes qui a goûté le vin, a été trouver l’ecclésiast[ique] dont je vous envoie encore une lettre, pour lui dire qu’il était obligé en conscience de l’avertir qu’on avait apporté ici du vin que quiconque en boirait, mourrait ; qu’il y mîs ordre. [...]
Obligez-moi de ne pas laisser mon cœur entre leurs [207v°] mains : depuis qu’il est à Dieu, il n’a jamais brûlé d’un feu étranger. Une circonstance du vin que j’omets, c’est que je mandai que j’en trouvais ici d’excellent à cent francs la feuillette, mais que je prie qu’on me mande si je n’en pourrais pas avoir à meilleur marché. Sans me répondre, on m’en envoie promptement à cinquante francs la feuillette ! Toutes ces circonstances sont fortes.
3Fénelon bien sûr ! pratique assez fréquente à l’époque.
Bien loin que l’exil1 m’ait fait de la peine, j’en ai eu une joie que je ne puis vous exprimer. Vous savez que je vous avais mandé que, dès que le parti serait pris d’aller à son diocèse, qu’il serait en [208v°] paix et remis à sa place. Comme il n’avait pas le courage de le faire, Dieu l’a fait de Son autorité [...]
Ne vous étonnez pas de votre faiblesse : il faut que nous sentions tous ce que nous sommes, et que nous ne voulions pas être fortes lorsqu’Il nous laisse dans notre faiblesse. Bon courage, ma très ch[ère]. Oh ! portez toutes ces dispositions crucifiantes en abandon, sans connaître ni sentir l’abandon. Souffrez les réflexions importunes, mais ne donnez lieu à aucune. Dieu est plus puissant que toutes les puissances : ayons recours à Lui, faisons dire quelques messes à Notre-Dame et en l’honneur de saint Michel. Peut-être que Dieu Se contentera de nous avoir humiliés sans vouloir nous perdre tout à fait. Ne négligeons pas les menues dévotions puisque Dieu me les met au cœur. Soyons petits en cela comme en tout le reste. Si Dieu en inspire d’autres à quelques-uns, qu’on les suive ! Car Dieu veut quelquefois ces choses qui, loin de nous faire sortir de notre abandon, l’augmentent. N. [Fénelon] sera bien plus en état de faire les choses à présent qu’il sera rétabli dans sa place. J’admire la bonté de Dieu qui nous arrache ce que nous n’avons pas la force de Lui immoler. […]
1Eloignement de la Cour. Parti le 3 août, Fénelon arrive à Cambrai le 9. Mme Guyon ignore que c’est par un ordre du Roi.
[…] / Je crois que vous m’avez communiqué votre tristesse sans que j’en sache la cause. […] Notre conduite n’est pas de suivre des mouvements extraordinaires, mais la conduite de la Providence, qu’on suit pas à pas. Lorsqu’on est pressé de se déterminer et qu’on n’a pas le temps de demander conseil, alors en se recueillant intérieurement, suivre son mouvement, à la bonne heure, ou bien aller son chemin lorsque rien n’arrête, mais aller par des enthousiasmes, c’est [f°209v°] le moyen de s’égarer. Vous voyez que la Providence nous mène à son but, comme il lui plaît. |...]
Je ne veux plus que vous soyez triste, bon courage. Dieu sait bien ce qu’il vous faut. Lorsque la privation de quelque chose vous peine, c’est une marque que nous y tenons, et Dieu purifie cela afin que nous possédions après les mêmes choses sans attache. Ne vous étonnez pas de votre peine, portez-la de votre mieux, sans vouloir démêler ni sentir votre soumission, lorsque Dieu vous la cache. Je ne garde pas vos lettres un moment. Je vous embrasse de tout mon cœur.
C’est une ruse pour empêcher qu’on aille à R[ome]. […] Le diable est enragé. M. de Ch[artres] a cru prendre N. [Fénelon] par promettre de lui conserver sa place [sic] ; mais sa place est Dieu, et si Dieu veut lui conserver l’autre, leurs efforts seront faibles. Ne vous étonnez pas de votre état, allez sans savoir où. Je vous embrasse mille fois. J’ai un vomissement qui ne me quitte pas depuis hier ; c’est pourquoi je finis.
N. [le curé] vint la veille de la Vierge et comme le vin n’est plus ici, il commença à nous faire sentir sa cruauté. Il ne parle qu’à confesse. Il dit à Manon, qui y fut la première, qu’il fallait qu’elle s’en allât et qu’on voulait mettre d’autres filles auprès de moi, et qu’il la ferait rendre à ses parents ; elle dit qu’elle n’avait point de parents. Cela la saisit si fort qu’elle ne put dire autre chose ; elle revint près de moi plus morte que vive. Il ne dit rien à la petite Marc, parce qu’il compte, à cause de la faiblesse de son esprit, d’en faire ce qu’il voudra.
Après je fus à confesse. Il me dit qu’il avait obtenu de M. l’arch[evêque] que je communierai le jour de la Vierge. Ensuite il me dit que M. de C[ambrai], par son opiniâtreté, [f°211 ] avait enfin obligé qu’on le fit chasser de la Cour et qu’on l’avait envoyé dans son diocèse. Je lui dis : « Oh ! que j’en suis aise ! Que le bon Dieu soit béni : il aura plus de temps pour L’aimer et Le servir, étant hors de ce fracas ». Il m’a dit : « Son affaire est à R[ome], il en sera mauvais marchand, on la renverra ici aux prélats ». Je ne lui répondis rien.
Il me fit ensuite l’éloge de mon frère1, puis il me parla des sujets qu’on avait de me maltraiter. Ensuite il me dit en m’insultant : « Votre patience est-elle à bout ? », voulant faire entendre que je n’avais qu’à me préparer à bien d’autres choses. S’il m’ôte mes filles, c’est pour m’en donner qui fassent ce que le vin n’a pas fait, et ils se feront un mérite de cela devant Dieu et devant les hommes. Je vous avoue qu’une telle tyrannie de m’ôter des filles qui, du moins, ne sont ni des traîtres ni espionnes, pour m’en donner auxquelles on fera dire ce qu’on voudra, m’a serré le cœur. Ma confiance est en Celui qui voit les tyrannies.
Je vois, par cet homme-ci, la rage des autres : ils ne feront, par leur négociation, qu’empirer tout s’ils [le] peuvent, et assurément quelque jugement qu’il y ait à R[ome]. Je ne voudrais pas sortir des mains du Saint-Père pour me mettre dans les leurs. Je vous embrasse mille fois. N. [le curé] dit à Manon qu’on avait chassé M. de C[ambrai] à cause de la rébellion, et que c’était moi qui faisais tous les maux, faisant entendre qu’il m’en fallait punir. Vous me demandâtes si je voulais du lin, je le refusais, car je ne filais pas alors ; à présent que mes mauvais yeux m’empêchent de faire autre chose, si vous m’en voulez envoyer par N., vous me ferez plaisir. J’avais envie de filer de la soie et de m’en faire de l’étoffe : mandez-moi votre avis. Vous ne m’avez rien répondu sur le P[ère] L[a] C[ombe].
1Dominique de la Motte, demi-frère.
Je ne crois point que vous deviez cesser de nous voir rarement comme vous faites, à moins d’une défense absolue, et les précautions feraient songer à ce qu’on ne pense pas. Il n’arrivera de tout [f°211 v°] ceci que ce que Dieu a résolu de toute éternité. [...]
Je ne crois pas que vous ayez besoin de tant de réflexions pour vous corriger. Une attention simple le fera mieux. Votre esprit, vif de lui-même, s’y embarrasserait beaucoup et vous remarquez aisément que, lorsque vous êtes mal, vous réfléchissez plus que lorsque vous êtes bien. J’espère que Dieu vous assistera. Ne soyez plus triste, je vous en prie. Je comprends que vous ne convenez pas en tout avec les personnes avec lesquelles vous êtes, mais la séparation du corps est toujours un grand bien. Je sens quelquefois d’ici l’amour-propre et l’appui en soi4. J’espère que Dieu vous aidera et qu’Il achèvera son oeuvre en vous. Allez donc simplement, et croyez que je suis incapable de déguiser mon sentiment sur ce qui vous regarde. Soyez fidèle sans connaître votre fidélité, et renoncez-vous en tout selon la lumière actuelle. Lorsque vous ne connaissez rien, demeurez en repos, mais dès que vous apercevez quelque chose en vous, ou une lueur seulement de vous renoncer en quelque chose, suivez-la fidèlement. J’espère que Dieu n’abandonnera pas ce qui est à Lui et que, si nous ne triomphons pas en cette vie, Il triomphera en nous. C’est tout ce que nous devons souhaiter.
J’ai songé cette nuit des choses qui m’ont fait une impression de vérité très forte. Il me semblait que je voyais M. Pyrot [Pirot], qu’il me faisait fort froid ; je lui ai dit, comme c’est la vérité, que j’avais été fort fâchée qu’on m’eût rendu de mauvais offices auprès de lui, que, quoique que j’eusse toujours remarqué qu’il faisait des efforts pour me faire rester à Vincennes, que néanmoins je ne m’étais pas plainte de lui et que j’avais témoigné au c[uré] de S[ain]t S[ulpice] [la Chétardie], lorsqu’il vint, [f°212] que ma peine était que lui, M. Py[rot], croirait que je ne serais pas contente de lui. Il ne me nia pas qu’il avait fait son plan de me faire rester à Vincennes, mais que néanmoins j’étais mieux entre ses mains qu’en celles de N. Je lui ai demandé : « D’où vient que M. Lar [de La Reynie] était si irrité contre moi ? » Il m’a répondu qu’il ne l’était qu’autant que N. [le curé] le faisait être5. Il s’en est allé, et il me semble que N. était dans le même lieu. Il l’a fait demander, il est venu, j’étais cachée dans un coin. M. Py[rot] a demandé à N. : « Comment êtes-vous content de N.6 » ? Il a répondu avec des gestes et des manières inexprimables plus mal qu’on ne peut dire, et je voyais que ses gestes et la manière dont il disait cela, faisait plus croire de mal de moi que tout ce qu’on en a jamais dit. Je lui ai dit, sortant du lieu où j’étais : « Je vous atteste au jugement de Dieu ; c’est devant le Juge redoutable que je vous cite, et c’est à Lui que je demande justice de votre malice ». A mesure que je lui parlais, il me semblait que son habit de prêtre se changeait en de gros haillons de linge sale. On m’a dit : « Fuyez, car vous êtes dans les plus mauvaises mains que vous puissiez jamais être ».
Je me suis éveillée là-dessus. J’avais songé auparavant que ma sœur, la religieuse qui est morte7, me disait : « Fuyez, et vivez plutôt dans des cavernes de pain sec que d’être en de telles mains. Vous ignorez les maux qu’il vous prépare ».
Depuis ma lettre écrite, N. [le curé] a parlé au jard[inier] et lui a fait de grandes caresses, lui demandant s’il n’avait point porté de lettres de ma part ; il lui a dit que non. Il lui a dit : « Si l’on vous en donne, apportez-la moi, je vous donnerai un écu. Cela ne vous fera point d’affaire, car je la lirai, la cachetterai, vous la reporterez et vous m’apporterez la réponse dont je vous donnerai trente sous ; et je la lirai et je la recachetterai de même ». Le jard[inier] lui a dit qu’il ne portait point de lettres et n’était pas un fripon. Cela [f°212 v°] n’a pas laissé de me faire de la peine, quoique je croie bien que s’ils n’étaient pas fidèles, ils ne diraient pas ces choses. Dieu sur tout.
4Noter la capacité de Mme Guyon à ressentir de loin l’état intérieur des gens qui lui sont confiés.
5« Et quoiqu’il [La Reynie] me parlât fort honnêtement, je remarquai qu’on l’avait fort prévenu contre moi. » (Vie, 4.1).
6Madame Guyon.
7Marie-Cécile (1624-1664), l’ursuline appréciée de la jeune Jeanne-Marie Guyon.
[…] / C’est demain le 25, on menace beaucoup, je ne sais quel est le dessein qu’on a, mais Dieu sur tout. Je vous embrasse mille fois. Je crois que vous deviez m’écrire un mot par N.2, car il paraît peut-être extraordinaire que vous m’ayez abandonnée, et cela [f°213] peut le faire soupçonner ; je le crois nécessaire. Je voudrais bien avoir la vie de sainte Catherine de Gênes3, elle était parmi mes livres, envoyez-la moi par la jard[inière], cachetée. Si vous ne l’y trouvez plus, le tut[eur] m’en donnera bien une, par charité.
Depuis ceci écrit, j’ai appris bien des nouvelles. La fille qui disait n’avoir rien voulu signer contre moi, a signé un certificat faux comme [quoi] j’ai passé par une brèche qu’elle ne savait pas et que j’ai été courir à Paris. Pour cette fausseté, elle a été faite généralissime de sa société, et sur ce même certificat qu’on a fait voir au r[oi], il y a un ordre nouveau, signé, de me transférer, je ne sais si c’est à Angers ou à Chartres, je ne l’ai pu savoir. Dieu est partout. Je crois qu’on ne m’y donnera point mes filles. J’espère que Dieu me sera tout. Si je ne puis plus vous écrire, vous saurez que je n’y suis plus. Toute à vous en notre Maître. Voilà des lettres qui me sont d’une extrême conséquence à garder, mais comme j’ai peur qu’on ne nous fouille, je vous les envoie pour être serrées avec les autres. La suite fera voir qu’on en a besoin. Adieu.
Depuis ceci écrit, N. [le curé] est venu voir la fille qui me garde, sans me voir. Il lui a défendu de laisser jamais communier dans la chapelle, parce qu’il ne veut point absolument qu’on y communie, que je suis4 un diable incarné ! Je lui ai dit qu’il était impossible que je me confessasse jamais à un homme qui me croyait si méchante ; lorsque je ne me confesserais pas de pareille chose, je ne crois pas le pouvoir en conscience, et il n’y a personne qui pût jamais me faire autant de mal que lui.
2Le porteur des lettres.
3La Vie et les Œuvres de sainte Catherine de Gênes, trad. par Jean Desmarets. Nous avons comparé sa « troisième édition revue et corrigée » chez Michallet, Paris, 1697, à une précédente (ainsi qu’à la traduction de Poiret). Mme Guyon utilisa probablement cette édition de Desmarets.
4Style indirect libre. Sens : [Parce] que je suis…
[…] / Pour vos défauts, quoique M de C[ambrai] vous en reprenne avec âpreté et humeur1 comme c’est là sa manière, ne laissez pas de les croire en vous, mais ne vous en tourmentez pas pour cela. Attendez [plutôt] de Dieu que de votre industrie, et faites comme je vous ai marqué. Je n’approuve pas qu’il les dise aux personnes que vous me marquez ; ne laissez pas d’en porter l’humiliation en paix. Ne souhaitons jamais qu’on nous croie meilleurs que nous ne sommes. Pour la lumière présente qui nous est donnée, lorsqu’elle vous porte à quelque chose de bon de soi ou qui va contre votre naturel, suivez-la sans examen, car ces sortes de lumières et de grâces perdent lorsqu’on veut les examiner. Allez simplement ; plus vous irez simplement, plus vous irez bien. Ne disputez jamais sur vos défauts avec qui que ce soit qui vous les dise ; si vous les avez, c’est un bien qu’on vous en avertisse ; si vous ne les avez pas, outre qu’on ne vous fera point de peine en vous les disant, c’est que cela ne peut vous nuire de les croire, pourvu que vous ne vous entortilliez pas en réflexions et que vous ne vous découragiez pas.
Comme je crois que ce n’est pas par hauteur que vous ne goûtez pas N., je n’ai rien à vous dire : Dieu donne grâce pour les uns, qu’il ne la donne pas pour les autres ; de plus, il se peut mêler en elle beaucoup de nature. Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre2. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi, car j’ai vu que ceux qui n’étaient pas disposés ne l’avaient pas. Si Jésus-Christ [214r°] a voulu cette disposition en ceux qui l’approchaient, combien plus doit-elle être en nous ! Car il avait le pouvoir suprême en Lui-même.
C’est pour vous obéir que je vous mande mes pensées, ne prétendant pas que vous y fassiez d’autre fond que celui que Dieu vous y fera faire. Mais surtout ne vous attristez pas. Ne croyez pas venir à bout de vos affaires tout d’un coup et à force de bras ; la petitesse, la patience envers vous-même, la confiance en Dieu, la désoccupation de vous-même, l’occupation de Dieu est ce qu’il vous faut. Je vous aime bien tendrement. J’aime mieux vous voir méprisée pour vos défauts que de vous voir applaudie : l’un est bien plus glorieux à Dieu que l’autre. Il ne laissera pas, si votre cœur est toujours bon et droit, de faire en vous Son œuvre. Je continuerai le commerce par la femme, puisqu’ils sont sûrs. Aimez-moi toujours ; Dieu le veut. Pax nobis. Envoyez-moi du papier et de la cire. Adieu. Je fais bien de l’encre, mais je ne sais pas faire du papier !
2La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux, comme Mme Guyon. La suite de la lettre est importante. Elle pourrait avoir succédé à Mme Guyon ; v. notre note portant sur ce sujet qui reste ouvert, à la lettre n° 222 détaillant les « emplois » au sein du cercle et adressée en octobre 1694 à Nicolas de Béthune-Charost. Voir aussi C.F., t. XIV-XV, notamment t. XV, p.182, 184 et surtout t. XV, p.215-216.
[…] / Depuis ceci écrit, la fille qui me garde m’a encore abordée, elle m’a paru très embarrassée, comme une fille qui a fait quelque mauvais coup, qui en voit les suites plus grandes qu’elle ne pensait. Elle fut hier à l’archevêché, apparemment qu’on tira d’elle plus qu’elle ne voulait. Elle m’a dit qu’elle s’en allait pour laisser passer l’orage, et enfin qu’il m’allait arriver des choses bien terribles, qu’elle n’y avait point de part. Elle m’a fait entendre qu’on m’allait ôter mes filles, m’a fort exhortée à la patience. J’ai toujours répondu qu’on pouvait m’ôter celles-là, mais que je n’en recevrai point de leurs mains, que je savais bien que ce n’était pas l’intention du r[oi] qu’on fît de telles violences, mais que j’abandonnais tout à Dieu, qu’il ne m’arriverait que ce qu’Il voudrait. Elle m’a fait entendre qu’on m’accusait d’étranges choses, mais qu’il fallait des preuves4.
4L’année 1697 voit de grands efforts déployés pour trouver la preuve d’une liaison charnelle avec Lacombe. On forgera la fausse lettre de ce dernier qui sera présentée à Madame Guyon dans une entrevue mémorable, v. Vie, 4.5.
Je savais bien que N.1 avait dit hautement que personne n’approuvait ma conduite, qu’elle [n’]y avait été qu’opposée ; que, quelque chose qu’on fît de moi, ni ma famille ni nul autre ne s’en mêlerait, et le faisait entendre même sur le procès. Cela leur a donné cœur de tout entreprendre. Exprimez-moi ses regrets : est-ce de m’avoir vue, ou sur quelque chose mal à propos que je leur ai dit ? Tous le font-ils unanimement ? Et n’y en a-t-il point à qui la croix de Jésus-Christ ne soit pas une occasion de scandale ? Qu’ils se souviennent combien celui qui est à présent si persécuté2 et moi, nous nous sommes livrés à l’humiliation -, Dieu a exaucé ce qu’on a demandé -, en faisant un livre avec bonne intention qui lui a attiré ce qui n’était alors que sur moi3. Plût à Dieu qu’en me faisant mon procès, je pusse souffrir pour tous ! Plût [f°216] à Dieu que, par la mort la plus dure, je pusse leur apprendre à souffrir, et le mérite de la croix! Il est impossible d’appartenir totalement à Jésus-Christ sans souffrir des opprobres pour Lui, ou l’évangile est faux.
N. ne nous épargne pas. Il dit qu’il nous a à vue pour tâcher de nous convertir, mais qu’ayant connu notre opiniâtreté, il n’a plus voulu nous voir. Lorsqu’on parle de nous, il dit : « Oh ! pour celle-là, elle va bien debitoribus4 à gauche. » [...] Si l’on me fait mon procès, je suis résolue de ne pas répondre un mot, car on ne le fera qu’en donnant des juges apostats, comme les témoins. Ainsi je tâcherai d’imiter mon Maître. Peut-être sont-ils bien aise de faire courir le bruit, afin de dire que c’est avec raison qu’on me retient. Mais peut-être craindraient-ils plus le procès que moi, car ils ne savent pas que je me tairai, et je pourrais prouver des choses qui leur feraient tort : le vin, etc. Mais quoi qu’il arrive, mon cœur est préparé. Le peu de fermeté qu’on a pour Dieu est plus affligeant que les plus grandes peines. Laissons triompher les autres, et triomphons par notre humilité et notre patience.
Je ne sais pourquoi on ne peut avoir d’argent. N. [le curé ?] en veut sans que je donne un billet. Ne savez vous point comme cela va ? J’ai peur qu’il n’ôte mes [f°216v°] affaires à M.C.T.a pour disposer de mon bien et de moi à leur gré. Il n’y a rien qu’on ne doive attendre de cet homme-là. Ce bon prêtre m’a envoyé un écrit latin, il y a deux jours, que je lui envoyai parce que je ne l’entendais pas. Il m’écrit ce que vous voyez. Brûlez sa lettre après l’avoir lue.
1L’inconnue (pour nous) !
2Fénelon.
3L’Explication des maximes des saints, publiée le 29 janvier 1697.
4Et dimitte nobis debita nostra, sicut at nos dimittimus debitoribus nostris : Et pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Paroles du Pater).
5Paix en le Saint-Esprit.
a Lecture incertaine de ces initiales : « Mon Cher Tuteur » ?
Puisque les choses vont comme vous les dites sur le petit ch.,laissez-la donc à N. ; pour le grand [ch.], il faut la laisser penser d’elle ce qu’elle voudra. Dieu, pour retenir les âmes faibles à Son service, permet qu’elles aient quelquefois de grandes idées de leur grâce : c’est encore beaucoup, dans le temps où nous sommes, qu’on ne quitte pas tout à fait [la voie]. Voyez-vous le grand ch. ? Je suis surprise, sans l’être, de votre sœur ; je suis ravie que N. lui soit utile. Je prie Dieu qu’elle y prenne assez de confiance pour ne quitter pas tout à fait la voie de Dieu. Quant on ne tiendrait qu’à un filet, on ne s’échappe pas si le filet ne se rompt.
Pour nous, ma très ch[ère] avec laquelle j’ai tant d’union, il faut que vous soyez un ver de terre que chacun foule aux pieds, et c’est par là que vous deviendrez conforme à notre cher et divin petit Maître. Ne soyons rien afin qu’Il soit tout, mais rien devant Lui, devant les yeux des hommes et à nos propres yeux. Comment votre sœur pense-t-elle sur moi ? Vous ne m’en dites rien. Ceux qui veulent être quelque chose, Dieu leur laisse être quelque chose, mais ceux qui veulent bien être tout à Lui, Il leur fait n’être rien. Il les traite comme Il a été traité Lui-même. Ce sont les plus heureux, quoique plus malheureux en apparence : les premiers tremblent de la crainte seule d’une humiliation qu’ils n’auront jamais, et les autres sont en paix au plus fort de l’humiliation même. Si nous avions les yeux ouverts, nous verrions que ce qui nous paraît hideux parce que nous avons les yeux fermés, nous paraîtrait charmant et tout divin.
J’ai trouvé la lettre pastorale admirable1. Je laisse à part ce qui peut me regarder. Plût à Dieu que, par la condamnation même que mes meilleurs [f°217] amis feraient de moi, l’intérieur fût connu pour ce qu’il doit être, suivi et embrassé ! Il y a des passages admirables pour le pur amour, et je voudrais de tout mon cœur que cette lettre fût vue à Rome. Je vous envoie deux lettres de M. l’abbé de la Trappe, il y en avait encore une de l’abbé Testu, qui soutient celles de M. l’abbé de la Trappe jusqu’à dire que les lettres pleines de zèle seront mises dans le procès de sa canonisation. Elle est tout à fait maligne, mais je ne l’ai pas fait transcrire à cause qu’elle est fort longue, et que j’ai peine à avoir du papier. Il promet de faire une dissertation sur les lettres de ce grand saint, c’est ainsi qu’il appelle M. de la Trappe, le comparant à saint Benoît qui employait son zèle contre les hérétiques de son temps et même qui donne des avis au pape Eugène. Elles sont bien emportées, ces lettres, pour un saint, et si M. de M[eaux] traite saint Bonaventure de petit moine sur ce qu’il dit de l’intérieur, comment doit-on appeler l’abbé de la Trappe ? Renvoyez-moi les Fondements de la Vie Spirituelle 2 sans retardement. La fille qui me garde les a vus, elle me demande à les voir. Je ne sais que dire.
115 septembre 1697 : Instruction pastorale de Mgr l’archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé Explication des maximes des saints (Œuvres complètes (Gosselin), 1851-1852, t. II, p. 286-328).
2[Surin], Les Fondements de la Vie spirituelle tirés du livre de l’Imitation […], composé par I.D.F.S.P. [Jean de Sainte-Foi, prêtre], Paris, 1669.
Je ne crois point du tout que vous deviez vous captiver et vous géhenner1 dans ce silence. L’Esprit de Dieu est libre et je ne crois point du tout que Sa grâce soit attachée à fermer les yeux et à ne point cracher. L’Esprit de Jésus-Christ est bien loin de toutes ces observations prudentes que fait la dame2, et si elle s’admire si fort, Dieu ne l’admire guère, car Il ne compte que ce qui est simple, petit, candide et innocent.
Marchez avec votre simplicité et ne vous embarrassez pas des autres. Ne mandez point à N.3 ce qu’il a dit4 ; cela ne servirait à rien qu’à décharger la nature oppressée. Dieu vous suffit. Profitez des avis qu’il vous donne, du moins en pratiquant l’humilité, et souffrez une certaine irritation du sentiment que cela cause, en paix, sans sentir la paix. Je crois que Dieu aura soin de vous et qu’Il accordera à votre simplicité ce qu’Il refuserait à une prudence affectée. Jeûnez la veille de saint Michel5. Ceux que vous voyez le peuvent faire sans que cela paraisse, car c’est maigre.
Ne vous inquiétez pas même lorsque vous manquez à ce que l’on vous dit, ayant une vraie volonté de le faire. Attendez tout de Dieu et rien de vous, et reprenez un nouveau courage pour mieux faire une autre fois, sans vous laisser gagner à la réflexion. Quand je vous parlerais, je ne vous connaîtrais pas mieux : Dieu [218 r°] ne le permet pas, c’est assez. Je vous embrasse. D’où vient que vous ne me voulez pas envoyer du papier et de la cire?
1Vous captiver et vous géhenner : vous enfermer et vous torturer.
2Madame de Maintenon.
3Fénelon ?
4Ce qu’il a demandé ?
5Le 29 septembre.
[…] / Faites, où vous voudrez, la neuvaine au Saint-Esprit et communiez-y, je vous en prie. Je vous aime bien. Ne vous étonnez point de vos sécheresses intérieures : Dieu veut que nous Le servions à nos dépens. Je vous suis bien unie. Que fait le petit ch. ? On n’est guère propre à la soutenir dans de pareilles dispositions. Le père A[lleaume] est exilé à N. Je n’ai point besoin d’habits, j’en ai fait faire pour mon hiver. Si vous avez la bonté de m’envoyer des noix confites, que ce ne soit pas par le N.4 [que] nous craignons non sans fondement ; cependant, j’en ai besoin l’hiver à cause de mes fréquents vomissements. Faites surtout comme vous voudrez. C’est Fam[ille] qui a voulu que je vous mandasse cela. N’oubliez pas sainte Catherine de Gênes, je vous en prie, et de m’envoyer avec, par la femme, un livre couvert en parchemin, qui sont les œuvres de saint Denis [Denys], qui sont parmi mes livres, et les Secrets sentiers de l’amour divin5. C’est ce bon ecclésiastique, à qui j’ai mille obligations, qui en a affaire. Voilà la lettre latine qu’il m’a donnée, que je vous envoie. N. [le curé] sort d’ici, il m’a fait les airs les plus doux, des protestations de m’honorer. J’ai à dire ses différents personnages. Il m’a dit que je lui envoyasse une lettre pour vous : je le ferai.
4par le porteur.
5Œuvre du capucin Constantin de Barbanson (cité dans les Justifications) intitulée : Les secrets sentiers de l’amour divin esquels est cachée la vraie sapience céleste et le royaume de Dieu en nos âmes, « composés par le P. Constantin de Barbanson prédicateur capucin et gardien du convent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ». Cet ouvrage, réédité en 1932, doit être complété par l’Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, ensemble qui fut édité après sa mort, en 1635, à Liège.
Tout le monde est à présent contre M. de C[ambrai]. Les Eusèbes1 disent les choses avec tant de malice et tant de vraisemblance que tout le monde les croit. Je crois que le bon ecclés[iastique] est un peu étourdi, pas pourtant ébranlé. J’ai toujours appréhendé que N.2 ne passât pas vingt ans, et je crains bien que, s’il devient infidèle et qu’il suive la route de l’iniquité, cela n’arrive. S’il était comme il faut, Dieu le conserverait. Jamais la noirceur ni la malice n’a été pareille.
L’auteur de la vie de frère Laurent3 a écrit une lettre imprimée pour justifier le livre, où il traite bien mal M. de C[ambrai] et se jette sur ma friperie à merveilles. Qu’est-ce que j’ai à faire à [avec] la vie du frère Laurent pour s’en prendre à moi ? Mais il semble que Dieu me veuille mêler avec M. de C[ambrai], afin que, dans la suite, il soit obligé de soutenir la vérité4. Chacun s’en mêle. On dit qu’il ne s’imprime plus de livre où il n’y ait un article de préservatif5 contre nous. Pourvu que Dieu soit content de nous, qu’importe ! Nous n’avons pas cherché la gloire des hommes lorsque nous nous sommes donnés à Lui : si nous l’avons cherchée, malheur à nous !
Rodriguez est un très bon livre6, Alvarez 7, Suarez 8 ; l’Imitation de Jésus-Christ est intérieure sans suspicion ; les Soliloques de St Augustin ont un caractère propre à remuer le cœur. Il faut espérer que Dieu règnera après tout ceci, car le dragon frappe de la queue et a déjà entrainé la troisième partie des étoiles9. C’est à présent qu’il faut aimer Dieu purement, non en parole, mais en œuvres. Si nous L’aimons, nous laisserons tout intérêt propre pour le seul intérêt de Dieu [f°223] seul, et lorsque nous n’aurons que l’intérêt de Dieu, nous soutiendrons Sa querelle avec fermeté et sans retour sur nous-mêmes. C’est à présent que nous devons mourir véritablement à nous-mêmes, afin que Dieu vive et règne. J’espère que, si l’on travaille avec désintéressement et cette vue de Dieu, que Dieu prendra la cause en main, qui est la Sienne. On appelle monsieur de Meaux et M. de P[aris] [les] saint Augustin et saint Jean Chrysostome de ce siècle : ils sont les persécutés, les outragés et trahis ; c’est eux qui défendent la vérité ; on leur est infiniment obligé d’avoir découvert nos fourberies et malices et le reste !
1Déjà mentionnés précédemment : les trois évêques Noailles, Bossuet et Godet des Marais, auteurs de la Déclaration du 6 août 1697 (publiée en septembre) contre l’Explication des maximes…
2Le jeune duc de Monfort ? Madame Guyon disait au duc de Chevreuse dans une lettre que celui‑ci reçut le 6 décembre 1692 : « Je vous prie de ne vous pas inquiéter pour M. le D[uc] de M[onfort]. Faites‑en le sacrifice à Dieu et le lui abandonnez [...] Il sera du temps égaré parce que vous et Madame avez trop compté sur vos soins et sur votre éducation. Mais il ne se perdra pas ». Un peu plus d'une année plus tard elle écrivait à propos du mariage du jeune duc : « J'espère que le Seigneur lui fera miséricorde. Le Seigneur qui poursuit les péchés des pères sur les enfants récompense avec bien plus de plaisir les vertus des pères en leurs enfants. »
3L’abbé de Beaufort, grand vicaire du cardinal de Noailles, éditeur de ce qui nous reste des écrits du frère Laurent de la Résurrection, « auteur d’un Eloge où il brosse à large traits la physionomie de l’humble convers. » (S. M. Bouchereaux, Fr. Laurent, L’expérience de la présence de Dieu, 1948. V. aussi l’éd. récente de ses œuvres par Conrad de Meester, 1996).
4Ce qui se produira, Fénelon, après quelque hésitation, prenant courageusement se défense, par exemple dans sa lettre à l'abbé de Chanterac, 8 décembre 1697: « ... je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d'amis, que cette femme est une sainte qu'on opprime, qu'elle a bien pensé... »
5Préservatif : son emploi substantivé, en parlant de ce qui préserve d’un mal moral, est archaïque.
6Alphonse Rodriguez, jésuite (1538-1616), auteur de l’Ejercicio de perfeccion y virtudes cristianas. « L’ouvrage est, après la Bible et l’Imitation, l’un des plus lus par les chrétiens de ces trois derniers siècles… », v. DS, art. Rodriguez.
7Baltazar Alvarez, jésuite (1533-1580), l’un des principaux directeurs de sainte Thérèse : « J’avais un confesseur qui me mortifiait beaucoup et qui, même parfois, à force de me tourmenter, me jetait dans le chagrin et la désolation. Et cependant, à mon avis, c’est lui qui a été le plus utile à mon âme. » (Livre de la Vie, chap. 26).
8François Suarez, jésuite (1548-1617), théologien spirituel. – On voit encore ici que les jésuites sont appréciés par Madame Guyon, morts et vivants !
9Apocalypse, 12, 4 : Il entraînait avec sa queue la troisième partie des étoiles du ciel… (Sacy) ; et Daniel, 8, 10 : Il éleva sa grande corne jusqu’aux armées du ciel, et il fit tomber les plus forts et ceux qui étaient comme des étoiles, et il les foula aux pieds. (Sacy).
Ce bon prêtre m’a mandé qu’on avait ajouté encore trois examinateurs aux sept, et on croit que c’est à la sollicitation de monsieur de Meaux. Si cela est, cela pourrait nuire, mais Dieu sur tout. Je crois que notre peu de fidélité, d’abandon à Dieu et de mort à nous-même, notre recherche de tout appui hors de Dieu, nous nuit plus que les autres ne peuvent nuire. Cependant ne nous étonnons jamais de nos propres faiblesses, ni de celle des autres. Que sommes-nous par nous-mêmes que misère et pauvreté ! Lorsque la tempête sera passée, nous rougirons de notre peu de foi.
Il serait bien aisé d’aider le pauvre P[ère] L[a] C[ombe] : comme on sait son adresse1, il n’y a qu’à lui écrire d’une écriture inconnue et lui mander d’envoyer une adresse sûre pour lui faire tenir quelque chose, lui donner à lui une adresse, afin qu’il pût écrire. M[adame] Van. 2 ferait cela à merveille, sans lui dire ni lui laisser pénétrer que je vous écris. Il n’y aurait qu’à la faire avertir par M. l’ab[bé] Cout[urier], et qu’il lui proposât qu’il voudrait faire une charité ample, et que comme elle a demeuré avec N. [Lacombe], il pense qu’elle sait son adresse et pourrait lui faire tenir quelque chose.
J’ai pensé mourir tout d’un coup de mon rhumatisme qui m’était tombé sur la poitrine, mais Dieu n’a point voulu de moi. Vous ne me dites pas comment vous vous portez, j’en suis en peine. Je n’ai garde de vous reprendre, ma très ch[ère] : vous dites bien, et bien juste. [f°223v°] Plût à Dieu que nous nous fiassions à Dieu seul ! mais comme Il tire Sa gloire de tout, Il la tirera de nos faiblesses. Je prie Dieu qu’Il pacifie N. [Fénelon] ; qu’il agisse dans la lumière pure de la Vérité, et non dans la fausse lueur des appuis créés. Prions, et ne nous lassons pas de demander à Dieu qu’Il achève Son ouvrage, qu’Il ne consulte que Sa bonté, et non nos misères, pour nous accorder ce que nous demandons. Après, attendons en paix ce qu’il Lui plaira d’ordonner. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Il m’est venu dans l’esprit que le tut[eur][Chevreuse] pourrait peut-être vous fournir une adresse sûre afin que le P[ère] L[a] C[ombe] pût écrire. Il a des écrits admirables et très doctes sur la matière en question. Si on lui demandait cela, il se ferait un plaisir de l’envoyer dans la conjoncture présente, ce qui serait d’une utilité plus grande qu’on ne pense ; ceci n’est pas à négliger. Il a soutenu une thèse, comme j’étais en ce pays-là, sur le pur amour, qui fut combattue là et approuvée à Rome. Il faisait voir que la béatitude était l’objet de l’espérance, et non de la charité qui ne voyait que Dieu seul, heureux pour lui-même et le reste3. Si on veut écrire, il faut mettre le dessus de la lettre à M. de la her. de cob., aum[ônier] du ch[âteau] de L[ourdes], à L[ourdes], et puis une enveloppe à N.4 J’ai cru qu’il aurait peine à se confier à une écriture inconnue, c’est pourquoi j’ai fait écrire le billet.
Cet ecclési[astique] m’a écrit que ceux-mêmes qui estiment M. de C[ambrai] se sont mis du parti de M. de M[eaux], parce qu’il est clair que M. de C[ambrai] a fait une trahison à M. de M[eaux], ayant fait imprimer son livre lorsqu’il avait en main celui de M. de M[eaux] en manuscrit, sans l’en avertir. Il y a une nouvelle lettre de M. de P[aris] qui est horrible, intitulée Instruction pastorale 5, etc. Faites-la acheter. Jamais lettre ne fut plus maligne. Ayez soin de la jardin[ière]6. Quoique je dépense beaucoup, j’ai à peine le nécessaire. La messe me coûte plus de 400 livres à trente sols chaque fois.
1Le père est enfermé à Lourdes.
2Madame Van., citée dans une lettre du mois précédent : « M[adame] Van. m’a écrit par N. [le curé] une lettre très adroite où, sans qu’on puisse rien voir, elle me fait savoir la misère du P[ère] l[a]C[ombe]. »
3Le P. Lacombe n’a publié que deux petits volumes : Lettre d’un serviteur de Dieu… que l’on retrouve dans les Opuscules spirituels de 1720, et Orationis mentalis analysis, Verceil, 1686. Autres éditions ou traductions, v. DS, 9.35-42, art. « La Combe » par Orcibal.
4Adressée à l’intermédiaire, Madame Van. probablement.
5Fénelon y répondra par la publication, en février 1698, de Première […] Quatrième lettre […] à Mgr l’archevêque de Paris […] sur son Instruction pastorale du 27e jour d’octobre 1697.
6La jardinière, citée précédemment, se proposait pour porter les lettres, mais elle était trop connue des sœurs gardiennes.
[…] On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. L’ecclési[astique] en a un en papier marbré, qui lui coûte un écu neuf ; on lui en a voulu donner un louis d’or, mais ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. En voici l’intitulé : Maximes spirituelles et utiles aux âmes pieuses pour acquérir la présence de Dieu, recueillis de quelques manuscrits de frère Laurent, etc., au Bon Pasteur6.
6Faut-il comprendre, par cette information importante que nous avons perdu une partie de l’œuvre mystique du frère ?
Je suis fort en peine de votre santé : faites-m’en savoir des nouvelles, je vous en prie, car vous m’êtes plus chère que je ne vous puis dire. Je suis bien aise des bonnes dispositions de R.1 Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il achève Son ouvrage. Mais je ne puis comprendre comment M. de C[ambrai] a fait réimprimer son livre dans la conjoncture. En quelque état que nous le voyons à présent, j’espère que Dieu sera glorifié en lui.
Pour le compagnon, je veux bien le recevoir tout de nouveau dans mon cœur. Je le prie de ne se point inquiéter de son état de sécheresse. Jusqu’à présent, Dieu lui a donné des marques de Son amour. Il faut qu’il témoigne maintenant le sien à Dieu, en Le servant purement parce qu’Il le mérite, sans soutien ni consolation. Cet état lui sera très utile, et il avancera plus en un mois par là, qu’il n’a fait en plusieurs années par le goût, la facilité et la lumière. C’est le désert de la foi qu’il faut passer. Qu’il porte donc cet état en paix, et même sans paix, sans vouloir rien faire par son activité [229 v°] naturelle pour se mettre mieux et d’une manière plus aperçue. Plus il portera l’état en ferme foi, sans agir, sans assurance, sans sentiment, plus tout ira bien. Qu’il ne s’étonne pas non plus de ses faiblesses, et de ce que ses défauts paraîtront davantage au- dehors. L’hiver fait tomber les feuilles des arbres et prive la terre de fleurs, mais les arbres prennent alors de profondes racines ; il en est de même de l’âme qui s’enfonce, par cette voie, dans l’expérience réelle de son impuissance, et par conséquent dans la vraie humilité, et c’est, lentement, en cet état où réside le véritable abandon, puisque cet état seul est capable de la faire exercer. Courage donc ! Servons Dieu pour Dieu, et nous dépouillons de notre propre intérêt qui s’est conservé jusqu’à présent, voulant toujours pour soi le meilleur et le plus excellent, au lieu qu’il ne faut vouloir que Dieu pour Lui-même. C’est ma petite pensée. Qu’il prenne donc un nouveau cœur sans cœur pour servir Dieu, non selon les idées qu’il s’en est formées jusqu’à présent, mais en se laissant traîner par tous les endroits où le Maître voudra le conduire. Embrassez-le pour moi, lorsque vous le verrez, et le tut[eur] [Chevreuse].
Je vous aime chèrement, en N[otre]-S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], tous. Que Dieu soit à tous notre force, et qu’Il ne permette pas que la tribulation nous fasse douter de Ses mérites et de les noyer. Qu’Il affermisse plutôt en nous, par cette même tribulation, Son pur amour. Qu’Il nous taille, afin de nous rendre des pierres propres et l’édifice de Sa gloire. Lorsque nous ne voudrons plus rien pour nous, quelque saint qu’il paraisse, mais tout pour Dieu, c’est alors que cette même gloire paraîtra en nous. Janvier 1698.
1Rome (probable).
A partir d’ici la copie par La Pialière assure le relais – avec cependant une interruption : on passe de janvier à mars.
Je suis charmée des lettres de N. [Fénelon]. Rien n’est plus fort, plus net, plus décisif. Il y a une certaine honnêteté qui ne diminue rien de la force, et une manière délicate de démêler les choses. [...]
J’ai bien de la joie de la meilleure santé du d[uc] de Ch[evreuse]. C’est parce qu’il avait été trop saigné que le sudorifique n’a pas eu un effet si prompt ; c’est le remède le plus sûr pour les pleurésies, surtout celui qu’on procure par le suc de bourrache. Je suis bien aise de ses bonnes dispositions.
[...]
Je suis très fâchée de tout ce qui se fait contre N. [Fénelon]. Pour l[e] P[ère] L[a] C[ombe] je ne crains pas la confrontation et j’abandonne tout à Dieu : Il sait bien ce qu’Il veut faire de moi. Je ne comprends pas quels papiers un homme peut avoir sur lesquels on lui puisse faire son procès6. J’ai peine à croire tant de choses, mais j’abandonne tout à Dieu. Ne craignez pas de me faire peine en laissant le commerce7 ; je n’en aurai point du tout. Faites, selon votre prudence, ce que vous jugerez le plus propre. Nous nous verrons en Dieu : c’est où je ne vous oublierai jamais, quoi qu’il arrive. Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir gardé Des G., mais pour peu qu’elle vous soit à charge ou que [vous][f°196] jugiez à propos de vous en défaire, faites-le sans scrupule. Je ne crains rien pour moi d’elle ; je ne crains seulement qu’elle ne dise les personnes que j’ai vues, je ne le crois pas pourtant. Croyez que je périrais mille fois avant que de mettre personne en jeu. Je n’ai jamais parlé de rien à Des G. ; je ne parle jamais à mes filles de ce qui regarde mes amis. Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, que vous m’aviez mandé que vous enverreriez [sic] Des G. la première fois aux Th[éatins]. Sans cela, je n’aurais pas pris la liberté de m’adresser à elle.
6Aussi faudra t-il forger une lettre d’auto-accusation au niveau des mœurs.
7En arrêtant l’échange de lettres.
[…] / J’ai toujours bien cru qu’il y avait du plus ou du moins dans l’affaire du P[ère] d[e] L[a] C[ombe] : on l’enferme en lui prenant ses papiers pour lui imposer au loin tout ce qu’on veut, afin qu’il ne puisse se défendre, et mon cœur me disait toujours que cela était faux. J’ai eu des songes si positifs qui m’ont confirmé les sentiments que Dieu me mettait au cœur, que je ne puis douter de son innocence. Vous savez si c’est ma manière de montrer ma gorge ! Lorsqu’on me mit à Sainte-Marie, l’on dit à M. l’Official que j’étais toujours débraillée, et qu’on me voyait jusqu’au creux de l’estomac. Lorsqu’il me vit vêtue comme je suis toujours, et comme je l’ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu’il ne pût s’empêcher de me dire cela, et il le dit aussi à la mère Eugénie8. Vous savez ce qui m’a fait sortir de Verceil9, et l’amitié de M. de Verceil pour moi10. La religieuse avec laquelle il dit que j’avais commerce, et qui passe pour sainte dans l’ordre de sainte Ursule, qui s’appelait la Mère Bon 11, était morte un an avant que je fusse en ce pays-là, elle a fait des écrits à la vérité, mais ils sont tous en lumière.
Je ne comprends pas comment on peut débiter tant de faussetés, pour ne dire que des pauvretés. Il faut envoyer à Rome nécessairement tout ce que N. [Fénelon] répond, et c’est où l’on devrait envoyer d’abord. On a pris, pour examiner le P[ère] d[e] L[a] C[ombe], le plus grand ennemi qu’il ait, car M. Py[rot] 12 ne lui a jamais pardonné : « Vous êtes docteur en Israël, et vous ne savez pas ces choses ! » Le venin qu’il a conservé depuis est horrible, mais il fallait cet homme pour jouer leur rôle. Comment l[e] P[ère] d[e] L[a] C[ombe] se défendra-t-il et s’expliquera-t-il, s’il est enfermé ? Mais Dieu sait bien ce qu’Il veut faire. L’on voit bien que la cabale a plus de part à tout ce qui se fait contre M. d[e] C[ambrai] que la vérité. Il ne faut rien négliger du côté de Rome ; il est bien extraordinaire d’avoir ôté tout cela aux docteurs de Sorbonne 13. Je sais que ses ennemis [f°202] crient déjà victoire. On dit que le P[ère] Quesnel14 n’est pas contre M. d[e] C[ambrai], qu’il goûte ses ouvrages. Je ne sais si cela est bien vrai.
Je sais de bonne part qu’on a assuré les filles avec lesquelles je demeure, que, lorsque je mourrai, l’on confisquera ce que j’ai en leur faveur. Le projet est tel qu’on n’appellera ni prêtre ni personne, si l’on n’avait pas le temps de faire venir N. [le curé] ; s’il vient, il prétend déclarer que j’aurais avoué quantité de choses. On fera tout fermer de la part de M. d[e] P[aris], sous prétexte d’examiner si je n’aurais point fait quelques nouveaux écrits : s’il y en a ou si l’on y en trouve, je passerai pour relapse, et sur ce pied tout sera confisqué. Elles ont dit : « Mais si elle a fait quelque testament ? – S’il est ici, a-t-on répondu, il sera supprimé. S’il est fait avant ces affaires-ci, il ne peut être valable, parce qu’il faut le renouveler tous les ans. »
9 Ripa fut l’ami de Madame Guyon et du P. Lacombe lors de leur séjour en Piémont, v. Notices, Ripa.
10Retour provoqué par le P. La Mothe, v. Vie, 2.25.1.
11La mère Bon, (1636 - 1680), religieuse attachante, qui exerca son influence sur le père La Combe, auteur d’un Catéchisme spirituel. V. Notices, Bon (Marie).
12Le docteur Pirot, v. sa lettre à Madame Guyon du 9 juin 1696 : « Vous ne devez pas être surprise, madame, si jusqu’à cette heure je n’ai pas voulu entrer en matière avec vous pour vous entendre en confession… » ; v. Notices, Pirot.
13Qui ne désapprouvaient pas tous Fénelon : « Mai. Un licencié a soutenu en Sorbonne sa vespérie dans laquelle il y avait les principes de M. L'archevêque de Cambrai sur l'amour pur et désintéressé... » (CF, chronologie, mai 1698, t. VII, p. 285.).
14Quesnel (1634-1719), oratorien, favorable aux jansénistes, auteur du Nouveau Testament en français avec des réflexions morales sur chaque verset, 1671 (première version), approuvé par Noailles en 1695.
[…] / Pour vous, ma très chère, Dieu ne permet l’état que vous éprouvez que pour accroître votre abandon par la défiance de vous-même. L’on est souvent moins en sûreté lorsqu’on se croit sûr que lorsqu’on se croit sur le bord du précipice. N’écrivez point à L b c1, mais si vous pouvez la joindre en quelque lieu, tâchez de lui parler, sinon il faut tout abandonner à Dieu. Ces gens-ci n’auront pas de repos qu’ils ne m’aient fait mourir ou enfermer par jugement dans un cachot. Mais je suis très disposée à tout, parce que Dieu seul m’est tout en toutes choses et que tout ne m’est rien. On sait ici le fracas que l’abbé Bossuet fait à Rome. Vous ne me répondez rien sur madame de Lui[nes], et d’où vient son attachement à me décrier. Je suis bien aise que N. se défasse de sa charge, car cela est dangereux. J’ai de la peine que la jard[inière], si reconnaissable par sa grossesse, aille chez vous ; il vaudrait mieux aller aux Jac[obins] lorsqu’elle ne peut aller aux Th[éatins]. Mais les maux viennent sans les prévoir. Bon courage, soyez en paix et soyez persuadée que les routes par lesquelles Dieu conduit les âmes qui lui sont dévouées sont des voies bien terribles. Mais quelles ont été les routes par lesquelles Il a conduit Son fils ! Je vous embrasse derechef.
1 La bonne comtesse : Mme de Morstein (fille du duc de Chevreuse) ?
Nous ne connaissions que quelques rares lettres (données ici en fin de séquence) lorsque I. Noye a établi l’identité de la correspondante de Fénelon dans les LSP* choisies par les disciples pour l’édition de 1718 : du coup la petite duchesse prend sa véritable importance au niveau de l’écrit comme par un rôle directeur attesté par ailleurs.
Vous êtes bonne1122. Vous voudriez l’être encore davantage, et vous prenez beaucoup sur vous dans le détail de la vie : mais je crains que vous ne preniez un peu trop sur le dedans, pour accommoder le dehors aux bienséances, et que vous ne fassiez pas assez mourir le fond le plus intime. Quand on n’attaque point efficacement un certain fonds secret de sens et de volonté propre sur les choses qu’on aime le plus, et qu’on se réserve avec le plus de jalousie, voici ce qui arrive. D’un côté, la vivacité, l’âpreté et la roideur de la volonté propre sont grandes; de l’autre côté, on a une idée scrupuleuse d’une certaine symétrie des vertus extérieures, qui se tourne en pure régularité de bienséance. L’extérieur se trouve ainsi très gênant, et l’intérieur très vif pour y répugner. C’est un combat insupportable.
Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. Je serais moins fâchée de vous voir grondeuse, dépitée, brusque, ne vous possédant pas, et ensuite bien désabusée de vous-même par cette expérience, que de vous voir régulière de tout point et irrépréhensible de tous les côtés, mais délicate, haute, austère, roide, facile à scandaliser, et grande en vous-même.
Mettez votre véritable ressource dans l’oraison. Un certain travail de courage humain et de goût pour une régularité empesée ne vous corrigera jamais. Mais accoutumez-vous devant Dieu, par l’expérience de vos faiblesses incurables, à la condescendance, à la compassion et au support des imperfections d’autrui. L’oraison bien prise vous adoucira le cœur, et vous le rendra simple, souple, maniable, accessible, accommodant. Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? On est sévère pour les actions extérieures, et on est très relâché pour l’intérieur. Pendant qu’on est si jaloux de cet arrangement superficiel de vertus extérieures, on n’a aucun scrupule de se laisser languir au-dedans, et de résister secrètement à Dieu. On craint Dieu plus qu’on ne l’aime. On veut le payer d’actions, que l’on compte pour en avoir quittance, au lieu de lui donner tout par amour, sans compter avec lui. Qui donne tout sans réserve, n’a plus besoin de compter. On se permet certains attachements déguisés à sa grandeur, à sa réputation, à ses commodités. Si on cherchait bien entre Dieu et soi, on trouverait un certain retranchement où l’on met ce qu’on suppose qu’il ne faut pas lui sacrifier. On tourne tout autour de ces choses, et on ne veut pas même les voir, de peur de se reprocher qu’on y tient. On les épargne comme la prunelle de l’œil sous les plus beaux prétextes. Si quelqu’un forçait ce retranchement, il toucherait au vif, et la personne serait inépuisable en belles raisons pour justifier ses attachements : preuve convaincante qu’elle nourrit une vie secrète dans ces sortes d’affections. Plus on craint d’y renoncer, plus il faut conclure qu’on en a besoin. Si on n’y tenait pas, on ne ferait pas tant d’efforts pour se persuader qu’on n’y tient point.
Il faut bien qu’il y ait en nous de telles misères qui arrêtent l’ouvrage de Dieu. Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. La faute ne vient point de Dieu, elle vient donc de nous. Nous n’avons qu’à bien chercher, et nous trouverons les liens secrets qui nous arrêtent. L’endroit dont nous nous méfions le moins est précisément celui dont il faut se défier le plus.
Ne faisons point avec Dieu un marché afin que notre commerce ne nous coûte pas trop, et qu’il nous en revienne beaucoup de consolation1123. N’y cherchons que la croix, la mort et la destruction. Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée ; et, comme on digère ses repas pendant tout le jour, digérons pendant toute la journée, dans le détail de nos occupations, le pain de vérité et d’amour que nous avons mangé à l’oraison. Que cette oraison ou vie d’amour, qui est la mort à nous-mêmes, s’étende de l’oraison, comme du centre, sur tout ce que nous avons à faire. Tout doit devenir oraison ou présence amoureuse de Dieu dans les affaires et dans les conversations. C’est là, Madame, ce qui vous donnera une paix profonde.
Je ne manquerai à aucune des personnes que la Providence m’envoie, que quand je manquerai à Dieu même1124 ; ainsi ne craignez pas que je vous abandonne. D’ailleurs Dieu saurait bien faire immédiatement par lui-même ce qu’il cesserait de faire par un vil instrument. Ne craignez rien, homme de peu de foi. Demeurez exactement dans vos bornes ordinaires ; réservez votre entière confiance pour N… qui vous connaît à fond, et qui peut seul1125 vous soulager dans vos peines ; il lui sera donné de vous aider dans tous vos besoins. Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. Tous les jours sont des fêtes pour les personnes qui tâchent de vivre dans la cessation de toute autre volonté que de celle de Dieu. Ne lui marquez jamais aucune borne. Ne retardez jamais ses opérations. Pourquoi délibérer pour ouvrir, quand c’est l’Époux qui est à la porte du cœur? Écoutez et croyez N… Je veux au nom de Notre-Seigneur que vous soyez en paix. Ne vous écoutez point. Ne cherchez jamais la personne qui s’écarte : mais tenez-vous à portée de redresser et de consoler son cœur, s’il se rapproche...1126.
Il y a une extrême différence entre la peine et le trouble. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l’enfer. …
La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce1127 ; mais vous pourriez facilement vous mécompter sur votre goût de retraite. Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir; surtout ne vous éloignez point de celles qui peuvent vous soutenir dans votre vocation.
Je voudrais que vous évitassiez toute activité par rapport à la personne sur laquelle vous me demandez mon avis1128. Ne vous faites point une règle ni de vous éloigner, ni de vous rapprocher d’elle. Tenez-vous seulement à portée de lui être utile, et de lui dire la vérité toutes les fois qu’elle reviendra à vous. Ne la rebutez jamais : montrez-lui un cœur toujours ouvert et toujours uni. Quand elle paraîtra s’éloigner, écrivez-lui, selon les occasions, avec simplicité, pour la rappeler à la véritable vocation de Dieu. Avertissez-la des pièges à craindre ; mais ne vous inquiétez point, et n’espérez pas de corriger l’humain par une activité humaine.
Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? Voulez-vous faire naufrage au port, vous reprendre, et demander à Dieu qu’il s’assujettisse à vos règles, au lieu qu’il veut et que vous lui avez promis de marcher comme Abraham dans la profonde nuit de la foi’? Et quel mérite auriez-vous à faire ce que vous faites, si vous aviez des miracles et des révélations pour vous assurer de votre voie ? Les miracles mêmes et les révélations s’useraient bientôt, et vous retomberiez encore dans vos doutes. Vous vous livrez à la tentation. Ne vous écoutez plus vous-même. Votre fond, si vous le suivez simplement, dissipera tous ces vains fantômes.
Il y a une extrême différence entre ce que votre esprit rassemble dans sa peine, et ce que votre fond conserve dans la paix. Le dernier est de Dieu ; l’autre n’est que votre amour-propre. Pour qui êtes-vous en peine ? Pour Dieu, ou pour vous ? Si ce n’était que pour Dieu seul, ce serait une vue simple, paisible, forte, et qui nourrirait votre cœur, et vous dépouillerait de tout appui créé. Tout au contraire, c’est de vous que vous êtes en peine. C’est une inquiétude, un trouble, une dissipation, un dessèchement de cœur, une avidité naturelle de reprendre des appuis humains, et de ne vous laisser jamais mourir.
Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. Vous cherchez à vivre, et il ne s’agit plus que d’achever de mourir et d’expirer dans le délaissement sensible. Vous me demandez des moyens ; il n’y a plus de moyens : c’est en les laissant tomber tous, que l’œuvre de mort se consomme. Que reste-t-il à faire à celui qui est sur la roue ? Faut-il lui donner des remèdes ou des aliments? lui faut-il donner les cordiaux qu’il demande ? Non ; ce serait prolonger son supplice par une cruelle complaisance, et éluder l’exécution de la sentence du juge. Que faut-il donc? Rien que ne rien faire, et le laisser au plus tôt mourir.
Il m’a paru que vous aviez besoin de vous élargir le cœur sur les défauts d’autrui. Je conviens que vous ne pouvez ni vous empêcher de les voir quand ils sautent aux yeux, ni éviter les pensées qui vous viennent sur les principes qui vous paraissent faire agir certaines gens. Vous ne pouvez pas même vous ôter une certaine peine que ces choses vous donnent. Il suffit que vous vouliez supporter les défauts certains, ne juger point de ceux qui peuvent être douteux, et n’adhérer point à la peine qui vous éloignerait des personnes.
La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées certaines faiblesses entièrement disproportionnées à leur état éminent, comme on laisse des morceaux de terre qu’on nomme des témoins, dans un terrain qu’on a rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage de la main des hommes. Dieu laisse aussi dans les plus grandes âmes des témoins ou restes de ce qu’il en a ôté de misère.
Il faut que ces personnes travaillent, chacune selon leur degré, à leur correction, et que vous travailliez au support de leurs faiblesses. Vous devez comprendre, par votre propre expérience en cette occasion, que la correction est fort amère : puisque vous en sentez l’amertume, souvenez-vous combien il faut l’adoucir aux autres1129. Vous n’avez point un zèle empressé pour corriger, mais une délicatesse qui vous serre aisément le cœur.
Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. Si vos avis me blessent, cette sensibilité me montrera que vous aurez trouvé le vif: ainsi vous m’aurez toujours fait un grand bien en m’exerçant à la petitesse, et en m’accoutumant à être repris. Je dois être plus rabaissé qu’un autre à proportion de ce que je suis plus élevé par mon caractère, et que Dieu demande de moi une plus grande mort à tout. J’ai besoin de cette simplicité, et j’espère qu’elle augmentera notre union, loin de l’altérer.
J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. […] Souvent une certaine vivacité de correction, même pour soi, n’est qu’une activité qui n’est plus de saison pour ceux que Dieu mène d’une autre façon, et qu’il veut quelquefois laisser dans une impuissance de vaincre ces imperfections, pour leur ôter tout appui intérieur. La correction de quelques défauts involontaires serait pour eux une mort beaucoup moins profonde et moins avancée, que celle qui leur vient de se sentir surmontés par leurs misères, pourvu qu’ils soient véritablement et sans illusion désabusés et dépossédés d’eux-mêmes par cette expérience et par cet acquiescement. Chaque chose a son temps. La force intérieure sur ses propres défauts nourrit une vie secrète de propriété. Souffrez donc le prochain…1130.
Vous ne garderez jamais si bien M...1131 que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. Les traverses de la vie nous surmontent, les croix nous abattent; nous manquons de patience et de douceur, ou d’une fermeté douce et égale; nous ne parvenons point à persuader autrui. Il n’y a que Dieu qui tient les cœurs dans ses mains : il soutient le nôtre, et ouvre celui du prochain. Priez donc, mais souvent et de tout votre cœur, si vous voulez bien conduire votre troupeau. Si le Seigneur ne garde pas la ville, celui qui veille la garde en vain. Nous ne pouvons attirer en nous le bon esprit que par l’oraison. Le temps qui y paraît perdu est le mieux employé. En vous rendant dépendante de l’esprit de grâce, vous travaillerez plus pour vos devoirs extérieurs, que par tous les travaux inquiets et empressés. Si votre nourriture est de faire la volonté de votre Père céleste, vous vous nourrirez souvent en puisant cette volonté dans sa source…1132
Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. O qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc.! Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun. Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle. Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre; c’est ce qui anéantit toutes les distances1133.
Au nom de Dieu, que N…1134 soit simple, petit, ouvert, sans réserve, défiant de soi et dépendant de vous. Il trouvera en vous non seulement tout ce qui lui manque, mais encore tout ce que vous n’avez point; car Dieu le fera passer par vous pour lui, sans vous le donner pour vous-même. Qu’il croie petitement, qu’il vive de pure foi, et il lui sera donné à proportion de ce qu’il aura cru.
Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent: il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n'y a que l'imperfection qui s'impatiente de ce qui est imparfait; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l'imperfection d'autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s'érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c'est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d'enfant.
Ne pressez point N....1135 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir: quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres.
Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. Encore un coup ; ne craignez rien, âme de peu de foi. Vous voyez, par l’expérience de votre faiblesse, combien vous devez être désabusée de vous-même et de vos meilleures résolutions. À voir les sentiments de zèle où l’on est quelquefois, on croirait que rien ne serait capable de nous arrêter; cependant, après avoir dit comme saint Pierre : Quand même il faudrait mourir avec vous cette nuit, je ne vous abandonnerai point, on finit comme lui par avoir peur d’une servante, et par renier lâchement le Sauveur. O qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile pour nous ôter tout appui et toute ressource au-dedans de nous. Une misère que nous sentons, et qui nous humilie, nous vaut mieux qu’une vertu angélique que nous nous approprierions avec complaisance. Soyez donc faible et découragée si Dieu le permet, mais humble, ingénue et docile dans ce découragement. Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide.
Ma vie1136 est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. Le fond est malade, et il ne peut se remuer sans une douleur sourde. Nulle sensibilité ne vient que d’amour-propre ; on ne souffre qu’à cause qu’on veut encore. Si on ne voulait plus rien, que la seule volonté de Dieu, on en serait sans cesse rassasié, et tout le reste serait comme du pain noir qu’on présente à un homme qui vient de faire un grand repas. Si la volonté présente de Dieu nous suffisait, nous n’étendrions point nos désirs et nos curiosités sur l’avenir. Dieu fera sa volonté, et il ne fera point la nôtre : il fera fort bien. Abandonnons-lui non seulement toutes nos vues humaines, mais encore tous nos souhaits pour sa gloire, attendue selon nos idées. Il faut le suivre en pure foi et à tâtons. Quiconque veut voir, désire, raisonne, craint et espère pour soi et pour les siens. Il faut avoir des yeux comme n’en ayant pas : aussi bien ne servent-ils qu’à nous tromper et qu’à nous troubler. Heureux le jour où nous ne voulons pas prévoir le lendemain !
Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. Pour l’état qui paraît tout naturel, je ne m’en étonne nullement. Dieu ne peut nous cacher sa grâce que sous la nature. Tout ce qui est sensible se trouve conforme aux saillies du tempérament, et le don de Dieu n’est que dans le fond le plus intime et le plus secret d’une volonté toute sèche et toute languissante. Souffrir, passer outre, et demeurer en paix dans cette douloureuse obscurité, est tout ce qu’il faut. Les défauts mêmes les plus réels se tourneront en mort et en désappropriation, pourvu que vous les regardiez avec simplicité, petitesse, détachement de votre lumière propre, et docilité pour la personne à qui vous vous ouvrez. Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. Vos peines serviront à rabaisser votre courage, et à vous déposséder de votre propre cœur; la vue de vos misères démontera votre sagesse. Il faut seulement vous soulager et vous épargner dans les tentations de découragement, comme une personne faible qu’on a besoin de consoler et de faire respirer.
Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif1137: il faut y avoir égard, et ne laisser jamais trop attrister votre imagination; mais il lui faut des soulagements de simplicité et de petitesse, non de hauteur et de sagesse qui flattent l’amour-propre.
Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. Pour les choses choquantes, regardez-les comme venant de leurs défauts, et supportez les leurs comme vous supportez les vôtres. Vous n’aurez jamais aucun mécompte, si vous ne voulez jamais compter avec aucun de vos amis. L’amour de Dieu ne s’y méprend jamais; il n’y a que l’amour-propre qui puisse se mécompter. La grande marque d’un cœur désapproprié est de voir un cœur sans délicatesse pour soi, et indulgent pour autrui.
Je conviens que la simplicité serait d’un excellent usage avec nos bonnes gens1138; mais la simplicité demande dans la pratique une profonde mort de la part de toutes les personnes qui composent une société. Les imparfaits sont imparfaitement simples ; ils se blessent mal à propos, ils critiquent, ils veulent deviner, ils censurent avec un zèle indiscret, ils gênent les autres : insensiblement les défauts naturels se glissent sous l’apparence de simplicité.
Vous avez bien des croix à porter; mais vous en avez besoin, puisque Dieu vous les donne. Il les sait bien choisir: c’est ce choix qui déconcerte l’amour-propre et qui le fait mourir. Des croix choisies et portées avec propriété, loin d’être des croix et des moyens de mort, seraient des aliments et des ragoûts pour une vie d’amour-propre. Vous vous plaignez d’un état de pauvreté intérieure et d’obscurité; Bienheureux les pauvres d’esprits! Bienheureux ceux qui croient sans voir! Ne voyons-nous pas assez, pourvu que nous voyions notre misère sans l’excuser? Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. En cet état, on n’a aucune lumière qui flatte notre curiosité, mais on a toute celle qu’il faut pour se défier de soi, pour ne s’écouter plus, et pour être docile à autrui. Que serait-ce qu’une vertu qu’on verrait au dedans de soi, et dont on serait content? Que serait-ce qu’une lumière aperçue, et dont on jouirait pour se conduire? Je remercie Notre-Seigneur de ce qu’il vous ôte un si dangereux appui. Allez, comme Abraham, sans savoir où1139; ne suivez que l’esprit de petitesse, de simplicité et de renon-cernent: il ne vous inspirera que paix, recueillement, douceur, détachement, support du prochain, et contentement dans vos peines.
LSP 189.*A la Duchessse de Mortemart
Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix ; elles ne seraient que des victoires continuelles, avec une flatteuse expérience de notre force invincible. De telles croix empoisonneraient le cœur, et charmeraient notre amour-propre. Pour bien souffrir, il faut souffrir faiblement et sentant sa faiblesse ; il faut se voir sans ressource au dedans de soi ; il faut être sur la croix avec Jésus-Christ, et dire comme lui, Mon Dieu, mon Dieu, combien m'avez-vous abandonné! O que la paix de la volonté, dans ce désespoir de l'amour-propre, est précieuse aux yeux de celui qui la fait en nous sans nous la montrer ! Nourrissez-vous de cette parole de saint Augustin, qui est d'autant plus vivifiante, qu'elle porte au coeur une mort totale de l'amour-propre: «Qu'il ne soit laissé en moi rien de moi-même, ni de quoi jeter encore un regard sur moi ; » nihil in me relinquatur mihi, nec quo respiciam ad me ipsum. N’écoutez point votre imagination ni les réflexions d’une sagesse humaine : laissez tomber tout, et soyez dans les mains du bien-aimé. C’est sa volonté et sa gloire qui doivent nous occuper.
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix ; abandonnez-vous; allez, comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux, qu’il faut le recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon, non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange ; une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. […]1140.
Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. Quand on est attaché sur la croix avec Jésus-Christ, on dit comme lui, O Dieu, ô mon Dieu, combien vous m’avez délaissé ! Mais ce délaissement sensible, qui est une espèce de désespoir dans la nature grossière, est la plus pure union de l’esprit, et la perfection de l’amour.
Qu’importe que Dieu nous dénue de goûts et de soutiens sensibles ou aperçus, pourvu qu’il ne nous laisse pas tomber? Le prophète Habacuc n'était-il pas bien soutenu quand l'ange le transportait avec tant d'impétuosité de la Judée à Babylone, en le tenant par un de ses cheveux1141. Il allait sans savoir où, et sans savoir par quel soutien ; il allait nourrir Daniel au milieu des lions ; il était enlevé par l'esprit invisible et par la vertu de la foi. Heureux qui va ainsi par une route inconnue à la sagesse humaine, et sans toucher du pied à terre !
Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. Qu’y a-t-il à faire? Rien qu’à ne repousser jamais la main invisible qui détruit et qui refond tout. Plus on avance, plus il faut se délaisser à l’entière destruction. Il faut qu’un cœur vivant soit réduit en cendre. Il faut mourir et ne voir point sa mort; car une mort qu’on apercevrait serait la plus dangereuse de toutes les vies. Vous êtes morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Il faut que la mort soit cachée, pour cacher la vie nouvelle que cette mort opère. On ne vit plus que de mort, comme parle saint Augustin1142. Mais qu’il faut être simple et sans retour pour laisser achever cette destruction du vieil homme ! Je prie Dieu qu’il fasse de vous un holocauste que le feu de l’autel consume sans réserve.
La peine que je ressens sur le malheur public ne m’empêche point d’être occupé de votre infirmité1143. Vous savez qu’il faut porter la croix, et la porter en pleines ténèbres. Le parfait amour ne cherche ni à voir ni à sentir. Il est content de souffrir sans savoir s’il souffre bien, et d’aimer sans savoir s’il aime. O que l’abandon, sans aucun retour ni repli caché, est pur et digne de Dieu ! Il est lui seul plus détruisant que mille et mille vertus austères et soutenues d’une régularité aperçue. On jeûnerait comme saint Siméon Stylite, on demeurerait des siècles sur une colonne ; on passerait cent ans au désert, comme saint Paul ermite; que ne ferait-on point de merveilleux et digne d’être écrit, plutôt que de mener une vie unie, qui est une mort totale et continuelle dans ce simple délaissement au bon plaisir de Dieu ! Vivez donc de cette mort ; qu’elle soit votre unique pain quotidien. Je vous présente celui que je veux manger avec vous. […]1144.
Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. Jésus-Christ ne dit pas: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se possède, qu’il se revête d’ornements, qu’il s’enivre de consolations, comme Pierre sur le Thabor; qu’il jouisse de moi et de soi-même dans sa perfection, qu’il se voie : et que tout le rassure en se voyant parfait : mais au contraire il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, voici le chemin par où il faut qu’il passe ; qu’il se renonce, qu’il porte sa croix et qu’il me suive dans le sentier bordé de précipices où il ne verra que sa mort. Saint Paul dit que nous voudrions être survêtus, et qu’il faut au contraire être dépouillés jusqu’à la plus extrême nudité pour être ensuite revêtus de Jésus-Christ. […]1145
Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous : je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. Mais si vous voulez que l’enfant Jésus les porte avec vous, laissez-le se cacher à vos yeux ; laissez-le aller et venir en toute liberté. Il sera tout-puissant en vous, si vous êtes bien petite en lui. On demande du secours pour vivre et pour se posséder : il n’en faut plus que pour expirer et pour être dépossédé de soi sans ressource. Le vrai secours est le coup mortel ; c’est le coup de grâce. Il est temps de mourir à soi, afin que la mort de Jésus-Christ opère une nouvelle vie. Je donnerais la mienne pour vous ôter la vôtre, et pour vous faire vivre de celle de Dieu.
Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.
Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?
J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.
Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? Les saints patriarches, prophètes, apôtres, etc. avaient, hors des choses miraculeuses, un attrait continuel qui les poussait à une mort continuelle ; mais ils ne se rendaient point juges de leur grâce, et ils la suivaient simplement : elle leur eût échappé pendant qu’ils auraient raisonné pour s’en faire les juges. Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.
Je ne perds de vue ni vos longues peines, ni vos épreuves, ni le mécompte de ceux qui me parlent de votre état sans le bien connaître. Je conviens même qu’il m’est plus facile de parler, qu’à vous de faire, et que je tombe dans toutes les fautes où je vous propose de ne tomber pas. Mais enfin nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point: Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix.
Je vois que la lumière de Dieu est en vous pour vous montrer vos défauts et ceux de N...1146. C'est peu de voir; il faut faire, ou pour mieux dire il n'y aurait qu'à laisser faire Dieu, et qu'à ne lui point résister. Pour N..., il ne faut jamais lui faire quartier; nulle excuse; coupez court; il faut qu'il se taise, qu'il croie, et qu'il obéisse sans s'écouter.
Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. La bonne foi avec Dieu consiste à n’avoir point un faux abandon, ni un demi-abandon, quand on le promet tout entier. Ananias et Saphira furent terriblement punis pour n’avoir pas donné sans réserve un bien qu’ils étaient libres de garder tout entier1147. Allons à l’aventure. Abraham allait sans savoir où, hors de son pays. Je voudrais bien vous chasser du vôtre, et vous mettre, comme lui, loin des moindres vestiges de route. […]1148.
Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.
Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge1149. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.
Je veux que vous ayez le goût de ma destruction connue j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore ayant reçu cent coups mortels1150.
Assurez-vous que je ne flatterai en rien M[...]..5 et que je chercherai même à aller jusqu’au fond. Dieu fera le reste par vous. Votre patience, votre égalité, votre fidélité à n’agir avec lui que par grâce, sans prévenir, par activité ni par industrie, les moments de Dieu ; en un mot, la mort continuelle à vous-même vous mettra en état de faire peu à peu mourir ce cher fils à tout ce qui vous paraît l’arrêter dans la voie de la perfection. Si vous êtes bien petite et bien dénuée de toute sagesse propre, Dieu vous donnera la sienne pour vaincre tous les obstacles.
N’agissez point avec lui par sagesse précautionnée, mais par pure foi et par simple abandon. Gardez le silence, pour le ramener au recueillement et à la fidélité, quand vous verrez que les paroles ne seront pas de saison. Souffrez ce que vous ne pourrez pas empêcher. Espérez, comme Abraham, contre l’espérance, c’est-à-dire attendez en paix que Dieu fasse ce qu’il lui plaira, lors même que vous ne pourrez plus espérer. Une telle espérance est un abandon; un tel état sera votre épreuve très douloureuse et l’œuvre de Dieu en lui. Ne lui parlez que quand vous aurez au cœur de le faire, sans écouter la prudence humaine. Ne lui dites que deux mots de grâce, sans y mêler rien de la nature.
Vos dispositions sont bonnes ; mais il faut réduire à une pratique constante et uniforme tout ce qu’on a en spéculation et en désir. Il est vrai qu’il faut avoir patience avec soi-même comme avec autrui, et qu’on ne doit ni se décourager ni s’impatienter à la vue de ses fautes: mais enfin il faut se corriger ; et nous en viendrons à bout, pourvu que nous soyons simples et petits dans la main toute-puissante qui veut nous façonner à sa mode, qui n’est pas la nôtre. Le vrai moyen de couper jusques à la racine du mal en vous, est d’amortir sans cesse votre excessive activité par le recueillement, et de laisser tout tomber pour n’agir qu’en paix et par pure dépendance de la grâce.
Soyez toujours petit à l’égard de N…, et ne laissez jamais fermer votre cœur. C’est quand on sent qu’il se resserre qu’il faut l’ouvrir. La tentation de rejeter le remède en augmente la nécessité. N… a de l’expérience : elle vous aime; elle vous soutiendra dans vos peines. Chacun a son ange gardien ; elle sera le vôtre au besoin : mais il faut une simplicité entière. La simplicité ne rend pas seulement droit et sincère, elle rend encore ouvert et ingénu jusqu’à la naïveté ; elle ne rend pas seulement naïf et ingénu, elle rend encore confiant et docile.
Un cavalier qui gourmande la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l’esprit et le cœur de ses gens, en ne leur montrant jamais que de la politesse et de la dignité, avec des inclinations bienfaisantes. Si on n’est pas en état de donner, il faut au moins faire sentir qu’on en a du regret. De plus, il faut donner à chacun dans sa fonction l’autorité qui lui est nécessaire sur ses inférieurs; car rien ne va d’un train réglé, que par la subordination à laquelle il faut sacrifier bien des choses. Quoique vous aperceviez les défauts d’un domestique, gardez-vous bien de vous en rebuter d’abord. Faites compensation du bien et du mal : croyez qu’on est fort heureux, si on trouve les qualités essentielles. Jugez de ce domestique par comparaison à tant d’autres plus imparfaits ; songez aux moyens de le corriger de certains défauts, qui ne viennent peut-être que de mauvaise éducation. Pour les défauts du fond du naturel, n’espérez pas de les guérir; bornez-vous à les adoucir, et à les supporter patiemment. Quand vous voudrez, malgré l’expérience, corriger un domestique de certains défauts qui sont jusque dans la moelle de ses os, ce ne sera pas lui qui aura tort de ne s’être point corrigé, ce sera vous qui aurez tort d’entreprendre encore sa correction. Ne leur dites jamais plusieurs de leurs défauts à la fois ; vous les instruiriez peu, et les décourageriez beaucoup: il ne faut les leur montrer que peu à peu, et à mesure qu’ils vous montrent assez de courage pour en supporter utilement la vue.
Parlez-leur, non seulement pour leur donner vos ordres, mais encore pour trois autres choses, 1° pour entrer avec affection dans leurs affaires ; 2° pour les avertir de leurs défauts tranquillement; 3° pour leur dire ce qu’ils ont bien fait; car il ne faut pas qu’ils puissent s’imaginer qu’on n’est sensible qu’à ce qu’ils font mal, et qu’on ne leur tient aucun compte de ce qu’ils ont bien fait. Il faut les encourager par une modeste, mais cordiale louange. Quelques défauts qu’ait un domestique, tant que vous le gardez à votre service, il faut le bien traiter. S’il est même d’un certain rang entre les autres, il faut que les autres voient que vous lui parlez avec considération ; autrement vous le dégraderiez parmi les autres ; vous le rendriez inutile dans sa fonction ; vous lui donneriez des chagrins horribles, et il sortirait peut-être enfin de chez vous, semant partout ses plaintes. Pour les domestiques en qui vous connaissez du sens, de la discrétion, de la probité, et de l’affection pour vous, écoutez-les; montrez-leur toute la confiance dont vous pouvez les croire dignes, car c’est ce qui gagne le cœur des gens désintéressés. Les manières honnêtes et généreuses font beaucoup plus sur eux, que les bienfaits mêmes. L’art d’assaisonner ce qu’on donne est au-dessus de tout.
Ne devez jamais rien à vos domestiques : autrement vous êtes en captivité. Il vaudrait mieux devoir à d’autres gros créanciers mieux en état d’attendre, et moins en occasion de vous décrier, ou de se prévaloir de votre retardement à les payer. Il faut que les gages ou récompenses des domestiques soient sur un pied raisonnable, car si vous donnez moins que les autres gens modérés de votre condition, ils sont mécontents, vous croient avare, cherchent à vous quitter, et vous servent sans affection.
Pour pratiquer toutes ces règles, il faut commencer par une entière conviction de la nécessité de les suivre et y faire une sérieuse attention devant Dieu ; ensuite prévoir les occasions où l’on est en danger d’y manquer; s’humilier en présence de Dieu, mais tranquillement et sans chagrin, toutes les fois qu’on s’aperçoit qu’on y a manqué; et enfin laisser faire à Dieu dans le recueillement ce que nous ne saurions faire par nos propres forces.
[…passagères1151.
Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j’aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d’agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j’éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d’une certaine façon, et cela est incroyable, mais d’une autre façon, j’y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n’en sens pas moins l’attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. J’agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n’avez point l’esprit complaisant et flatteur, comme je l’ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi; vous trouvez que je vais alors jusqu’à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites; et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j’y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d’ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c’est que j’aie eu autrefois une petitesse que je n’ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j’en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m’y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N… Si vous en avez, pourquoi ne m’en faites-vous point quelque petite part ? Je suis dans…1152.
Comment1153 pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. Je prie souvent le vrai consolateur de vous consoler. On n’est en paix que quand on est bien loin de soi; c’est l’amour-propre qui trouble, c’est l’amour de Dieu qui calme. L’amour-propre est un amour jaloux, délicat, ombrageux, plein d’épines, douloureux, dépité. Il veut tout sans mesure, et sent que tout lui échappe, parce qu’il n’ignore pas sa faiblesse. Au contraire, l’amour de Dieu est simple, paisible, pauvre et content de sa pauvreté, aimant l’oubli, abandonné à tout, endurci à la fatigue des croix, et ne s’écoutant jamais dans ses peines. Heureux qui trouve tout dans ce trésor du dépouillement ! Jésus-Christ, dit l’apôtre, nous a enrichis de sa pauvreté’, et nous nous appauvrissons par nos propres richesses. N’ayez rien, et vous aurez tout. Ne craignez point de perdre les appuis et les consolations ; vous trouverez un gain infini dans la perte.
Vous êtes en société de croix avec M… il faut le soutenir dans ses infirmités.
Dieu vous rendra, selon le besoin, tout ce que vous lui aurez donné. C’est à vous à être sa ressource, vous qui avez reçu une nourriture plus forte pour la piété, et qui avez été moins accoutumée à la dissipation flatteuse du monde. Ne prenez pourtant pas trop sur vous. Donnez-vous simplement et avec petitesse pour faible. Demandez au besoin qu’on vous soulage et qu’on vous épargne.
Je ne suis point surpris de ce que le torrent du monde entraîne un peu N... Il est facile, vif, et dans l’occasion ; mais il est bon. Il sent la vivacité de ses goûts, et j’espère qu’il s’en défiera: se défier de soi et se confier à Dieu seul, c’est tout. G… a le cœur excellent ; mais il ne commencera à se tourner solidement vers le bien, que quand le recueillement fera tomber peu à peu ses saillies et ses amusements. Il faut prier beaucoup pour lui, et lui parler peu ; l’attendre, et le gagner en lui ouvrant le cœur.
[…]1154 Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle1155 entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé1156, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N.1157, que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis1158. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.
Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. Je n’avais point encore reçu l’avis qui regarde Leschelle, quand il est parti d’ici. Vous saurez qu’il est capable d’agir par enthousiasme, et que naturellement il est indocile. Vous pouvez facilement découvrir le fond de tout cela, et le redresser s’il en a besoin. Il importe aussi de bien prendre garde à son frère, qui a été trompé plusieurs fois. Il veut trop trouver de l’extraordinaire. Il a mis ses lectures en la place de l’expérience; son imagination n’est ni moins vive, ni moins raide que celle de Leschelle. […]1159.
Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui et au-dedans notre propre faiblesse. Nous sommes véritablement petits, quand nous ne sommes plus surpris de nous voir corrigés au-dehors, et incorrigibles au-dedans. Alors tout nous surmonte comme de petits enfants, et nous voulons être surmontés. Nous sentons que les autres ont raison, mais que nous sommes dans l’impuissance de nous vaincre pour nous redresser. Alors nous désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de D[ieu]. Alors la correction d’autrui, quelque sèche et dure qu’elle soit, nous paraît moindre que celle qui nous est due. Si nous ne pouvons pas la supporter, nous condamnons notre délicatesse encore plus que nos autres imperfections. La correction ne peut plus alors nous rapetisser, tant elle nous trouve petits. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir, qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire.
Pardonnez-moi donc, ma bonne Duchesse, toutes mes indiscrétions. Dieu sait combien je vous aime, et à quel point je suis sensible à toutes vos peines. Je vous demande pardon de tout ce que j’ai pu vous écrire de trop dur. Mais ne doutez pas de mon cœur, et comptez pour rien ce qui vient de moi. Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres1160. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus.
Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. Il est vrai que vous avez un naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie, qui est trop sensible à tous les défauts d’autrui, et qui rend les impressions difficiles à effacer. Mais ce ne sera jamais votre tempérament que D[ieu] vous reprochera, puisque vous ne l’avez pas choisi, et que vous n’êtes pas libre de vous l’ôter. Il vous servira même pour votre sanctification, si vous le portez comme une croix. Mais ce que D[ieu] demande de vous, c’est que vous fassiez réellement dans la pratique ce que sa grâce met dans vos mains. Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. Il s’agit de réparer par petitesse ce que vous aurez gâté par une saillie de hauteur. Il s’agit d’une petitesse pratiquée réellement et de suite dans les occasions. Il s’agit d’une sincère désappropriation de vos jugements. Il n’est pas étonnant que la haute opinion que tous nos bonnes gens ont eue de toutes vos pensées depuis douze ans1161, vous ait insensiblement accoutumée à une confiance secrète en vous-même, et à une hauteur que vous n’aperceviez pas. Voilà ce que je crains pour vous cent fois plus que les saillies de votre humeur. Votre humeur ne vous fera faire que des sorties brusques. Elle servira à vous montrer votre hauteur que vous ne verriez peut-être jamais sans ces vivacités qui vous échappent : mais la source du mal n’est que dans la hauteur secrète qui a été nourrie si longtemps par les plus beaux prétextes. Laissez-vous donc apetisser [diminuer] par vos propres défauts, autant que l’occupation des défauts d’autrui vous avait agrandie. Accoutumez-vous à voir les autres se passer de vos avis, et passez-vous vous-même de les juger. Du moins si vous leur dites quelque mot, que ce soit par pure simplicité, non pour décider et pour corriger, mais seulement pour proposer par simple doute, et désirant qu’on vous avertisse, comme vous aurez averti. En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. Si vous avez reçu quelque chose pour eux, il faut le leur donner moins par correction que par consolation et nourriture.
À l’égard de M. de Ch[amillart]1162, vous ne ferez jamais si bien ce que D[ieu] demandera de vous, que quand vous n’y aurez ni empressement ni activité. Ne vous mêlez de rien, quand on ne vous cherchera pas. Vous n’aurez la confiance des gens pour leur bien, et vous ne serez à portée de leur être utile, qu’autant que vous les laisserez venir. Rien n’acquiert la confiance que de ne l’avoir jamais cherchée. Je dis tout ceci parce qu’il est naturel qu’on soit tenté de vouloir redresser ce qui paraît en avoir un pressant besoin, et à quoi on s’intéresse. Pour garder un juste tempérament là-dessus, vous pouvez consulter un quelqu’un qui en sait plus que moi1163. D[ieu] sait, ma bonne D[uchesse], à quel point je suis uni à vous, et combien je souhaite que les autres le soient.
Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.
Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’Il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D[ieu] agit seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D[ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y prépare. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports1164, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure pertes.
De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grège remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.
Pour nos amis imparfaits ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.
Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.
Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.
Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement, que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce1165. 11 faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D[ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D[ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.
Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion.Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D[ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.
Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là. Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits, n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D[ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D[ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.
Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères1166. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression.
Madame de Chevry me paraît vivement touchée de l’excès de vos bontés, et j’ai de la joie d’apprendre à quel point elle les ressent. J’espère que cette reconnaissance la mènera jusqu’à rentrer dans une pleine confiance1167, dont elle a grand besoin. Personne ne peut être plus sensible que je le suis à toutes vos différentes peines.
Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. Je puis vous protester que je n’ai nullement douté de tout ce que vous m’aviez mandé auparavant. Je n’avais songé qu’à vous dire des choses générales, sans savoir ce que vous auriez à en prendre pour vous, et comptant seulement que chacun de nous ne voit jamais tout son fond de propriété, parce que ce qui nous reste de propriété est précisément ce qui obscurcit nos yeux, pour nous dérober la vue de ces restes subtils et déguisés de la propriété même. Mais c’était plutôt un discours général pour nous tous, et surtout pour moi, qu’un avis particulier qui tombât sur vous. Il est vrai seulement que je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que
D[ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D[ieuj attend avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. Un zèle critique et impatient se soulage davantage, et corrige moins soi et autrui. Le médecin de l’âme fait comme ceux des corps qui n’osent purger qu’après que les humeurs qui causent la maladie, sont parvenues à ce qu’ils nomment une coction 3. J’avoue, ma bonne Duchesse, que j’avais en vue que vous eussiez attention à supporter les défauts les plus choquants des frères, jusqu’à ce que l’esprit de grâce leur donnât la lumière et l’attrait pour commencer à s’en corriger. Je ne cherchais en tout cela que les moyens de vous attirer leurconfiance. Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. Abandonnez-vous dans vos obscurités intérieures et dans toutes vos peines. O que la nuit la plus profonde est bonne, pourvu qu’on croie réellement ne rien voir, et qu’on ne se flatte en rien!
II y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. Vous faites bien de laisser aller et venir la confiance de nos amis. En laissant tomber toutes les réflexions de l’amour-propre, on se fait à la fatigue, et la délicatesse s’émousse. Moins nous attendons du prochain, plus ce délaissement nous rend aimables et propres à édifier tout le monde. Cherchez la confiance, elle vous fuit. Abandonnez-là, elle revient à vous1168. Mais ce n’est pas pour la faire revenir qu’il faut l’abandonner.
Plus vos croix sont douloureuses, plus il faut être fidèle à ne les augmenter en rien. On les augmente ou en les voulant repousser par de vains efforts contre la Providence au-dehors, ou par d’autres efforts, qui ne sont pas moins vains, au-dedans contre sa propre sensibilité. Il faut être immobile sous la croix, la garder autant de temps que Dieu la donne sans impatience pour la secouer, et la porter avec petitesse, joignant à la pesanteur de la croix la honte de la porter mal. La croix ne serait plus croix, si l’amour-propre avait le soutien flatteur de la porter avec courage.
Rien n’est meilleur que de demeurer sans mouvement propre, pour se délaisser avec une entière souplesse au mouvement imprimé par la seule main de D[ieu]. Alors, comme vous le dites, on laisse tomber tout ; mais rien ne se perd dans cette chute universelle. Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. Le silence de l’âme lui fait écouter D[ieu]. Son vide est une plénitude, et son rien est le vrai tout. Mais il faut que ce rien soit bien vrai. Quand il est vrai, on est prêt à croire qu’il ne l’est pas; celui qui ne veut rien avoir, ne crains point qu’on le dépouille.
Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. Mais je ne veux point croire que cet état a son mérite. Je n’en veux juger ni en bien ni en mal. Je l’abandonne à celui qui ne se trompe point, et je suppose que je puis être dans l’illusion. Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D[ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. Le souvenir triste et amer de notre cher petit abbé [de Langeron] me revient assez souvent, quoique je n’aie plus de sentiment vif sur sa perte. Je trouve souvent qu’il me manque, et je le suppose néanmoins assez près de moi.
Je vous envoie ma réponse pour Mad. votre fille, dont la confiance est touchante. Je vous envoie aussi une réponse pour Mad. de la Maisonfort1169. Bonsoir, ma bonne D[uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie1170.
§
Le fonds des lettres Guyon assemblé et relié comporte des écrits « transversaux » entre disciples, dont une série de la « petite duchesse » au marquis de Fénelon que nous transcrivons. Elle exprime les sentiments d’entre-aide qui régnait le plus souvent entre membres des cercles « quiétistes ».
Cette série prend place entre la blessure du jeune marquis reçue en 1711 et le décès de Fénelon survenu en janvier 1715.
Lettres de la duchesse de Mortemart et de la duchesse de Guiche, depuis maréchale de Grammont, au marquis de Fénelon 1171. Originaux. Septième carton pièces 15.
Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti mon cher marquis je ne fus pas avertie assez tôt pour pouvoir écrire par cette voie et celle de la poste est trop gênante pour y écrire, j'aurais pourtant été bien aise de vous faire savoir que j'avais reçu votre lettre, où les compliments que vous me faites elle m'a fait grand plaisir en apprenant que votre plaie était tout à fait cicatrisée et que votre voyage s'était passé très heureusement je vous demande de me mander de temps en temps des nouvelles de votre santé vous connaissez l'intérêt que j'y prends il n'est pas moins grand de loin que de près j'espère que vous voudrez bien me donner cette marque de votre amitié, vous êtes à une si bonne école pour le reste qu'il y aurait de la témérité à moi de vous parler sur cette matière. Je ne puis faire autre chose mon cher marquis que des vous souhaitez une docilité entière pour celui que Dieu vous a donné pour vous conduire c'est une grande grâce qu'il vous fait qui demande une correspondance souple et docile pour tout sans exception profitez-en et comptez qu'il y a beaucoup de personnes qui se trouveraient bien heureuses d'en avoir un pareil,
je reçois dans le moment votre lettre du 21 de ce mois par laquelle vous me paraissez inquiet de la première lettre vous m'avez écrit ne le soyez point je l'ai reçu très régulièrement, ne laissez pas mon cher marquis de me donner de vos nouvelles de temps en temps quoique ce ne puisse pas être par la poste dans un grand détail tel que celui que vous me faites aujourd'hui, mais au moins de votre santé le bon Put [Dupuy] avec qui vous écrivez m'en dira aussi des nouvelles, je crois que vous ne devriez pas vous contenter seulement de vous rappeler la présence de Dieu dans la journée, mais outre cela il faudrait vous régler à vous-même un temps marqué pour la lecture et l'oraison le matin et le soir. Cela me paraît si nécessaire pour là faciliter dans le reste de la journée que je ne puis m'empêcher de répondre à votre confiance en vous disant simplement ce que je pense, la manière et le temps vous seront réglés par notre av [sic], si vous voulez lui dire ce que nous avions réglé à Paris pour la manière il décidera ce qu'il jugera à propos, mais un temps réglé me paraît d'une importance très grande, il vous en dira les avantages mieux que personne, soyez bien persuadé mon cher marquis de l'intérêt vif et sincère que je prends à vous. De Vaucresson ce 26e octobre. À Monsieur le marquis de Fénelon.
De Paris ce 13e janvier
Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles depuis les lettres que je vous ai écrite m ch m, je vous prie instruisez-moi de tout ce qui vous regarde et du parti que la deb [sic] et vous prenez, j'y prends plus d'intérêt que jamais, je porte votre douleur dans mon cœur comme la mienne ; qui est bien profonde, unissons-nous de plus en plus, et que la perte que nous venons de faire nous soit un lien auprès du p m qui nous y attache sans partage, il nous y aidera et nous attirera des grâces de force et de fidélité dont nous avons besoin, il m'est plus présent qu'il ne me l'a jamais été, d'une manière bien douloureuse, mais bien intime,
Md de cheuvi [sic] n'est pas bien, mais elle n'est pas aussi mal que je l'ai craint. Le premier jour, elle nous alarma par un commencement de ses grandes attaques, mais cela n'a pas eu de suite elle a de la fièvre comme vous lui en avez vu dans les commencements que vous avez été ici et sa même douleur différente, elle est toujours bien pénétrée de douleur, efforts occupaient de vous mon cher m et d'une manière pleine de la tendresse d'une mère on ne peut être plus contente que je le suis le sentiment qu'elle a. Je vous prie fait en sorte que Monsieur votre frère aîné reçoive mes compliments par vous en vérité il m'est impossible d'écrire [h]or[s] à vous, quoique je ne connaisse pas les trois cadets je vous prierai de les leur faire aussi, dès qu'il vous appartienne cela me suffit,
j'aurais une grande envie d'avoir quelque chose qui eut servi à notre cher p mon cher m je vous prie de me garder ce peu que vous voudrez, mais ce sera une consolation pour moi
je rouvre mon paquet pour vous envoyer une lettre de n m que je viens de recevoir pour vous, elle approuve fort la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison quand vous viendrez ici c'est pourquoi il n'y a plus qu'a ménager d'y faire consentir md de ch si elle a pensé à vous loger c'est ce que je ferai quand vous m'aurez mandé vos projets
je vous prie de donner ou de faire tenir cette lettre à talane [sic]
De Paris ce 31e janvier.
J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici que vous veniez y faire un tour, je n'ai osé encore vous en presser aussi fortement que je le fais présentement parce que je voulais avoir la réponse de n m ne voulant pas me fier à ce qui me paraissait nécessaire, mais comme je l'ai reçu hier au soir, je ne veux pas retarder à vous sur la lettre que je vous ai demandée que je lui avais écrit sur cela voici donc ce qu'elle y répond
[ce qui suit est souligné:]
je crois qu'il faut que le boiteux vienne sans délai; pour ne point commettre ses amis il pourrait retourner ensuite, je n'ai pas point reçu de lettre de lui depuis celle qu'il m'écrivit dans le moment de la mort de n p ainsi vous aurait la bonté de lui mander qu'il doit venir, puisque ses amis se sont employés pour lui de cette manière, je sais qu'à la cour il faut prendre les choses chaudement sans quoi tout tombe et ne revienne plus, je vous suis obligé de l'intérêt que vous prenez pour lui et je vous en fais un gré que je ne peux vous exprimer.
[Fin du soulignement]
vous voyez bien par là que vous ne devez pas retarder un petit voyage ici ne le différez pas je vous en prie cela est important. Je suis sûr que Panta se joindra à moi pour vous en presser parce que cela est important pour vous, il faut que la nécessité soit aussi grande pour la pouvoir préférer au secours dont vous lui êtes dans l'état où il est, moi je suis trop pénétré des mêmes sentiments que lui et vous pour n'avoir pas une vraie peine empressée de le quitter, mais je vois dans l'ordre du p m si clairement depuis la réponse de n m que je ne puis que suivre ce qu'elle désire. J'espère qu'il ne m'en n'aura pas mauvais gré d'autant plus que nous ne vous garderons que le temps nécessaire, je suis inquiète de sa santé à laquelle je prends un très sincère intérêt, la perte que nous avons faite ne lie plus intimement que jamais à vous deux, tout ce qui vous regarde m'est plus cher que ce qui me regarderait l'union que j'avais avec n p est plus intime et plus forte depuis que je l'ai perdue que ce ne l'était durant il me semble qu'il ne me quitte point Dieu veuille que je ne m'en n'éloigne point par mes infidélités. Soyons toujours bien unis par lui dans le p m mon cher marquis c'est la seule chose qui nous soit nécessaire suivons chacun dans notre état ce que ce cher p nous aurait demandé et le p m se racontant de nous heureux si notre union nous devienne plus grande par la fidélité de chacun ce qui ne manquera pas puisque le p m en sera le principe, je souhaiterais que vous puissiez venir incessamment parce que je compte d'aller dimanche à Versailles et d'y être six ou sept jours, je serai fort aise d'y être encore quand vous y viendrez. Je crois que pour ce voyage nous ne pouvons rien faire pour votre logement ici md de cheuvy veut que ce soit chez elle. Nous verrons ensemble ce qui se pourra faire dans la suite quand vous serez ici elle a eu une augmentation de fièvre depuis deux jours qui m'a donné de l'inquiétude, mais elle est mieux depuis hier. Elle a assez bien passé la nuit je l'ai laissé hier sans presque de fièvre.
De Paris ce 28e janvier,
N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre et soyez persuadé que je ne suis pas si épineuse ni si aisée à blesser j'ai une trop sincère et véritable amitié pour vous pour que cela et je serais bien extraordinaire d'ailleurs pour être si délicate n'en parlons donc plus et soyez bien persuadés de mes sentiments. Vous m'ête cher par vous-même et par celui que nous avons perdu j'espère que cela sera ineffaçable dans mon cœur, ce ne pourrait être que par mes infidélités que je changeasse
Les chevaux sont arrivés ici en très bon état très beaux et bons, mais il y a une chose que je ne puis passer mon cher m qui est que je les prenne sans les faire estimer ils seraient vendus considérablement plus qui m'ont coûté si on les vendait à d'autres que nous cela est clair, j'en parlais hier à md de Cheuvi qui m'a renvoyé bien loin et n'a voulu entendre sur cela aucune raison, mais je ne puis me contenter de sa réponse je vous prie donc de dire à notre cher Panta que je ne prie de vouloir bien on n'en fasse une estimation sur le pied qu'ils sont à Paris, je vous demande cette marque d'amitié je ne puis souffrir que de faire perdre un avantage considérable ; pour moi, ils sont toujours dans mon écurie on les ménagera jusqu'à votre réponse avec grande attention ne les comptant point à moi jusqu'à ce que Panta n'est accordé ce que je lui demande par vous mon cher marquis vous me ferez un grand plaisir si vous avez l'occasion de m'envoyer des cheveux de n p et de la chemise dans laquelle il est mort, plusieurs personnes me demandent quelque chose qui ait été sur lui
Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de bigore [Bigorre] infanterie à Cambray
Le 8 juillet.
J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes si vous y avez pu avoir aussi chaud que nous ici la neige vous en fait grand plaisir, mais je crois que cela ne se trouve point ensemble, c'est tout vous dire que je n'ai quelquefois pas la force de travailler ici illis. n p encore une fois dans ma solitude, mais ce n'est pas moi qui le tire si souvent de son cabinet c'est mr destouches qui l'a bien fait voyager pendant qu'il a été ici il a été à Lille et puis voir les trois dames de campagne. Cette dernière visite ne m'a point fait autant de plaisir que les autres à cause de l'extrême chaleur qui devait beaucoup l'incommoder aussi bien que la illis. nous vous aviez partagé tout cela avec lui il m'en serait pourtant illis. je compte bien que j'ai un peu de part aux souhaits que vous faites de revoir ce pays-ci et au regret d'en être éloigné et je ne serai point jalouse que n p en ait plus que moi cela est fort à sa place aussi bien sa joie augmentera aussi la mienne quand nous vous reverrons enfin il ne peut point me séparer de lui c'est mon bien et ma joie d'être unie à lui en tout, jugez s'il serait content de l'être dans votre cœur, mes trois filles vous disent bien des choses j'ai toujours ma brune que j'aime fort et que je voudrais bien être établie à portée de la voir il n'est point encore question de son retour chez elle j'espère que vous la retrouverez pour illis. elle est partie avant que je puisse illis. Je suis charmée de ce que l'on me parait content du chevalier de Fénelon je ne suis point étonné qu'il ait voulu vous accompagner aux eaux il a un très bon cœur je l'ai vu en mille occasions et quand il pourra laisser sa timidité on sera content aussi de son esprit il pense avec beaucoup de délicatesse et de sentiment et je suis sûr que le voyage qu'il fait avec lui sera un bien infini, j'ai bien envie de voir celui de Paris on nous le fais espérer de temps en temps et puis il n'arrive point, à ce qu'il y a de sûr c'est que tout ce qu'il vous appartient m'est très cher
À Monsieur le marquis de Fénelon [ajouts :] par Toulouse colonel du Rgt de Bigorre [bien écrit] A Barège Pour Bagnières
Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis je souhaite fort que vous en reveniez avec une entière liberté de votre jambe je me flatte que vous en êtes persuadé, j'ai été bien aise de voir dans vos deux lettres la satisfaction que vous avez eue dans la visite que vous avez faite en chemin; il me semble que vous en avez bien profité et que vous y avez acquis une lumière avec ses accompagnements qui vous feront remplir là-dessus de d sur vous plus pleinement, c'est le seul bonheur que d'être à lui sans partage et dégagé de nous-mêmes et c'est ce dégagement qui est le plus difficile, mais c'est toujours où la grâce nous fait tendre parce que c'est ce qui s'oppose le plus à son ouvrage en nous, il faut pourtant avoir de la patience avec soi-même et vouloir bien se voir tel que l'on est dans la vérité sans se flatter c'est ce qui produit en nous l'humilité réelle qui va à nous mépriser nous-mêmes, la lumière de Dieu nous conduira toujours là tant que nous lui laisserons la liberté de nous éclairer, la fidélité à la prière est un moyen sûr et plus nécessaire que la nourriture ne l'est au corps sans comparaison, elle nous donne connaissance de la pureté de Dieu et de l'éloignement où nous en sommes, mais en même temps une force et un courage qui ne se rebute point du grand travail que nous avons à faire parce que nous n'attendons rien de nos propres forces qui ne sont que faiblesse, mais que tout notre cont... et notre courage est en Dieu nous contentant d'être fidèle à chaque moment, sans se laisser aller au découragement quand nous y avons manqué, étant toujours prêt à recommencer à travailler et à mettre notre confiance en Dieu.
Nous sommes toujours dans une affligeante situation ici mon cher marquis, beaucoup plus mauvaise que quand vous êtes partis, donnant de la fièvre, toujours une pente au dévoiement, une maigreur qui augmente toujours et un affaiblissement si grand qu'il ne peut presque plus demeurer debout, de très mauvaise nuit, mais assez fréquemment, malgré cet état, on parle d'un voyage de Bourbon pour la seconde saison, je vous avoue que je ne vois pas grande apparence qu'il puisse soutenir ce voyage à moins que d'ici à un mois qu'il faudra partir il ne se remette considérablement ce que nous n'avons pas trop lieu d'espérer jusqu'à présent, il faut adorer les desseins de Dieu et s'y soumettre en paix dans les choses les plus dures et les plus intéressantes de la vie et attendre qu'il nous manifeste ses desseins, vous connaissez trop mes sentiments pour vous mon cher marquis pour que je doute ne devoir pas vous faire de nouvelle manifestation je vous assure seulement que je prends un intérêt bien vif et bien sincère à tout ce qui vous regarde
de Paris ce 22e février
Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis je n'aurais pas été si longtemps sans vous assurer que je suis tout touchée de votre attention pour moi depuis que je suis incommodée, elle me fait un grand plaisir par le cas que je fais de votre amitié et par les sentiments que j'ai pour vous, ma santé est très languissante, point de vrai mal, mais des incommodités continuelles qui sont pénibles, je suis inquiète de votre jambe que l'on m'a dit qui ne s'allongeait pas autant qu'on l'avait espéré Chirac [le chirurgien] est persuadé qu'il faut absolument que vous alliez à Barège sans aucun retardement et est sûr que ses eaux feront tout l'effet que l'on peut souhaiter.
Vous avez raison mon cher marquis de croire que je suis bien aise d'apprendre par vous que sentez bien des misères, nous avons besoin d'en sentir de grandes et fréquentes pour nous détromper de nous-mêmes et de l'estime que nous en avons, le mal qui paraît au-dehors est bien plus aisé à guérir que celui qui est au-dedans sans paraître, le mal de l'estime et de l'amour-propre est si grand et si opposé à la vérité qu'il faut que la miséricorde de Dieu nous fasse savoir avec ménagement notre erreur en nous fortifiant pour en supporter la vue, qui accablerait sans son secours, il faut nous accoutumer à nous voir tel que nous sommes et que l'amour de la vérité soit au-dessus et détruise notre amour-propre, c'est un grand ouvrage mon cher marquis que Dieu fera en vous à ce que j'espère avec les secours qu'il vous donne dont je ne doute pas que vous ne profitiez, je vous assure que personne n'y prend plus d'intérêt que moi, je crois que vous me rendez justice sur cela je le souhaite de tout mon cœur mon cher marquis que j'ai commencé une lettre pour notre av [sic] que je n'ai pu achever ayant je suis bien fâchée de ne pouvoir profiter de cette occasion sûre pour lui écrire je vous prie mon cher marquis de l'assuré de ma reconnaissance et marques de mon amitié et de la continuation de mes sentiments
De Vaucresson ce 22e avril
Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites, mais il faut s'accoutumer à ces petits contretemps de providence qui nous mortifie et qui nous font faire la volonté de Dieu préférablement à la nôtre, son ordre m'est marqué ici par l'état où est Monsieur de Beauvilliers qui a besoin de quelqu'un qui lui tienne compagnie et son état lui éloignant tout autre je crois que je peux le laisser j'en souffre par rapport à vous je vous assure, j'aurais été fort aise que votre voyage eut été dans un autre temps ou plus tôt ou plus tard, mais enfin Dieu qui l'a permis sait toujours le meilleur temps pour nous et nous voulons autre chose, nos petites infidélités doivent nous humilier profondément mon cher marquis et nous porter à nous approcher de Dieu pour y prendre des forces à préférence d'un amusement ; et l'oraison est un sujet d'humiliation grande, mais qu'il est bon de connaître de quoi nous sommes capables par nous-mêmes nous pouvons tirer un grand profit de nos fautes en nous faisant connaître le peu que nous pouvons et la préférence que nous donnons à la plus légère satisfaction, à être avec notre Dieu qui nous attend sans nous violenter pour nous communiquer des grâces infinies, nous ne nous servons souvent de cette liberté que pour nous satisfaire en nous éloignant de lui, lui seul peut affermir notre bonne volonté et l'augmenter ayant donc recours à lui sans confiance en nous-mêmes ce qui l'offense plus que l'infidélité, même acquiesçons à la lumière qu'il nous donne de notre impuissance à tout bien sans lui et soyons contents de devoir à lui seul le bien que lui seul fait en nous, j'espère mon cher marquis que si je ne puis vous voir à ce voyage ici à votre retour que je compte que vous repasserez de même par Paris nous pourrons nous voir je le souhaite fort je vous assure
De Saint-Denis ce 16e avril
Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles par votre laquais sans vous en donner la peine, le petit mot que vous y avez mis m'a fait plaisir vous êtes uni de loin comme de près, Dieu fait son ouvrage par là, je suis très persuadé qu'il vous pourvoira sur cela c'est un point bien essentiel pour vous, rendez-vous à lui mon cher marquis et selon l'étendue qu'il vous montre vous y trouverez une paix qui ne s'éprouve dans toute son étendue que quand on est souple à cette voie qui nous parle au fond du cœur, c'est là où nous devons rentrer souvent pour l'entendre. La fidélité à la suivre diminue à mesure la peine que le naturel nous fait sentir, plus on la suit plus elle devient aisée, je souhaite fort que vous éprouviez bientôt le bonheur de changer l'esclavage de la nature contre le joug doux et léger du seigneur, c'est à ce que je crois où il vous appelle, la petitesse simplicité recueillement pouvant y faire arriver, Dieu sait à quel point je suis intéressée
De Saint-Denis ce 29e avril
Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure que l'on vous a faite qui selon ce que vous me mandez a été aussi forte que les autres mandez-moi je vous prie ce que disent les chirurgiens sur l'état de la plaie et des esquilles croient-ils avoir encore besoin de revenir à des opérations je vous assure que je suis intéressée aussi vivement que si vous étiez mon fils, vous m'êtes souvent présent ici devant Dieu la même pente que j'ai étant avec vous d'être en silence vous fais être présent ici quand j'y suis, je suis bien contente de savoir que l'éloignement ne nous empêche pas d'être ensemble auprès de Dieu, c'est un commerce que lui seul fait connaître et qui le doit faire, l'expérience qu'il vous donne mon cher marquis de vos faiblesses est un trésor intime ouvrez-y votre cœur afin que sa lumière qui est vérité approfondisse en vous la réelle connaissance du rien de la créature et du tout de Dieu, ce n'est que dans cette connaissance que l'on se peut dire dans la vérité, soyons contents de ne rien voir en nous de satisfaisant et de bon puisse que nous trouverons tout en Dieu en nous et approchant de plus en plus et lui ouvrant notre cœur sans réserve, petitesse et humilité réelle, est ce qui l'engage à le vider de nous-mêmes et à le remplir de lui-même.
Vous savez ce que je vous ai dit je ne m'en dédit point pour peu que je puisse vous être bonne à quelque chose vous n'avez qu'à parler, je sortirai contente de ma solitude sans même la regretter tout m'est égal dans l'ordre de Dieu que je suivrai très aisément et avec plaisir pour vous, il n'y en a pas beaucoup pour qui je le fisse de cette manière, je vous demande donc d'agir simplement et de suivre ce que Dieu vous mettra au cœur sans raisonner. Faites je vous prie milles amitiés à notre cher Pantapoline elle m'inquiète fort je suis affligée de son entêtement,
elle doit être un exemple combien il est fâcheux de ce trop laisser aller à ses entêtements ce qui est encore pis par rapport à Dieu quant... [fin de page]
Monsieur le marquis de Fénelon
De Paris ce 26e janvier
En quel état sont les affaires de notre cher Panta mon cher marquis l'intérêt que je prends de toute façon dois me faire pardonner ma curiosité au moins je l'espère, ce qui me la donne présentement c'est que je crois qu'il serait bien nécessaire que vous vinssiez présentement paraître devant le r ceux qui ont fait toutes sortes de démarches pour vous le croit nécessaire et moi aussi il y a eu que le secours dont vous y étiez à Panta qui m'a empêché de vous empresser votre séjour ici pourrait n'être pas long, mais je le crois nécessaire et le plus tôt sera le mieux voyais ensemble ce qu'il est possible que vous fassiez sur cela et ne retardez pas à vous déterminer
Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de Bigorre à Cambray
De Paris ce 24e janvier
Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre je vous assure comme je vous l'ai marqué dans ma réponse qu'elle me illis. Je l'ai montré même au b p qui la comprit comme moi, mais votre dernière me fait voir que je me suis trompée je vous en demande pardon, n'en parlons plus, je ne crois pas que vous puissiez faire aucun projet d'assuré présentement selon toutes les apparences Panta ne restera pas longtemps où il est et vous par l'état et les circonstances où Dieu vous met je ne crois pas que ce soit à cette vie qu'il vous appelle n m à qui j'en ai écrit tout au long en décidera. Il me paraît que présentement vous remplissez ce qu'il demande en restant auprès de Panta tout le temps qu'il le souhaitera, vous lui devez cela de toute manière votre bon cœur ne vous permettrait pas de faire autrement, mais je ne doute pas qu'il ne vous presse lui-même dans quelque temps de venir ici vous montrer à Versailles, les dispositions y paraissent favorables mais comme les occasions ne sont pas présentes il me paraîtrait nécessaire que vous fissiez ressouvenir de vous en vous montrant vous avez d'ailleurs de l'obligation à plusieurs personnes qui ont fait des merveilles à qui vous devez quelque marque de reconnaissance, je ne parle pas de mes proches et de nos amis car ceux-là se contenteront de tout ce qui vous conviendra, mais vos parents seront plus délicats et vous leur devez plus d'extérieur qu'aux autres, d'ailleurs les premiers entreront dans vos sentiments par rapport à Panta autant que moi, c'est pourquoi il ne s'agit que d'être avec lui autant que les tristes occupations qu'il a présentement l'occuperont et de le soulager comme je suis sûre que vous faites, mais après cela venir faire un petit tour ici, je ne crois pas que vous puissiez vous en dispenser j'espère que nous aurons dans peu de temps la réponse de n m qui décidera sur tout, je vous en enverrai la réponse dès que je l'aurai, voulez-vous que je lui envoie la lettre que vous devez m'adresser par la porte ou bien si j'attendrai une voie sûre qui pourra venir dans peu, md de Cheuvy est toujours de même souffrant avec une fièvre qui n'a nulle règle elle n'est pas plus mal que quand vous l'avez vu mais d'aussi grands maux et aussi longs sont toujours à craindre pour les suites, son tempérament l'a tiréed'états aussi fâcheux, sa douleur me fait plus craindre que ces maux elle est grande et bien juste, ne m'oubliez pas à Panta j'espère que notre commune douleur vous unira plus que jamais ce qui sera assurément selon le cœur de n p, qui m'est plus présent que jamais
De Saint-Denis ce 27e avril,
Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie, je crois vous vous en êtes rapporté aux assurances que le g abbé vous a données qu'il m'écrirait, mais il ne m'a parlé de vous qu'en général le grand détail n'a été que sur ce qui regarde md de Cheuvy je suis fort aise de le savoir y prenant beaucoup de part assurément, mais ce qui vous regarde ne me tient pas moins au cœur, je sais en général que l'on vous a brûlé trois fois depuis que je suis ici ce qui me paraît plus pressant que devant je n'en sais ni la raison ni quel succès ces opérations ni ce que juge Chirac et les chirurgiens de la longueur que cela aura, enfin je vous demande sur cela un détail par votre laquais comme vous me l'avez promis, et ne vous croyez point obligé d'y mettre un mot de votre main je vous en prie ; à moins que Dieu ne vous presse de le faire, mais je crains qu'un peu de cérémonie ne vous l'ai fait faire ce qui coûte beaucoup et qui je crois vous en aura rebuté, ce que l'on fait quand Dieu le demande ne coûte point, mais ce qui n'est que naturel est tout différent, je vous souhaite mon cher marquis la bonne habitude d'écouter au fond de votre cœur ce que Dieu vous demande et la fidélité de le suivre je pense qu'il vous fera connaître que ce n'est que par lui que vous devez agir avec moi sur tout, avec simplicité en bannissant tout ce qui peut sentir la cérémonie que ce soit par lui et en lui que soit notre liaison
pour Monsieur le marquis de Fénelon
De Paris ce 21e janvier
Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m mais je vous en ai mandé la raison, comme vous l'avez reçu présentement je crois que vous m'aurez pardonné, il faut qu'avec simplicité je vous dise ce qui m'a passé par la tête sur ce que vous me mandez, je vous avoue que j'ai trouvé que vous vous étiez décidé sur le parti que vous prenez d'une manière qui m'a surprise, j'avais cru que vous ne le feriez jamais sans le conseil de n m, et que la situation vous vous vous trouvez par la douleur et par tout le reste vous mettait moins en état de vous décider vous-même qu'en nulle occasion de votre vie, je ne doute pas que vous ne le pensiez comme moi mais je ne sais si vous l'avez fait, il n'est pas toujours question des goûts pour nous conduire, et ce goût même change et n'est pas toujours le même, il ne serait pas prudent même selon le monde de se livrer et décider par le goût pressant cela ferait dans la vie bien des hauts et bas, l'expérience de tout ce que l'on voit dans le monde et de ce que chacun expérimente donne de la défiance pour le suivre, à plus forte raison vous qui êtes au p m, et qui je suis sûre de volonté aperçue ne voulez rien déterminer que selon ses desseins sur vous, profitons donc de la seule lumière qui nous reste tant qu'il voudra bien nous la laisser, en ne tenant rien que par dépendance quelque bon que nous paraissent les partis que nous voulons prendre ne les prenons jamais par nous-mêmes mais par son conseil je vous dis mon cher m ce que je fais moi-même et je ne trouve de repos et de sûreté qu'en le faisant,
md de Cheury est toujours à l'ordinaire souffrante, une fièvre irrégulière et les douleurs différentes que vous lui avez vues, sa douleur ne diminue point et nous a fait craindre quelques jours une plus mauvaise nuit pour sa santé, qui était déjà bien attaquée mais j'espère qu'elle pourra se remettre peu à peu elle m'a dit qu'elle vous en ferait savoir des nouvelles tous les jours sans cela je vous en manderai plus souvent, je ne manquerai jamais d'attention pour vous marquer mon cher m mes sentiments pour vous qui sont très sincères vous n'en doutez pas au moins je m'en flatte
De Paris ce 18e janvier
J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m mon cher marquis comme j'ai su depuis que vous étiez allés à Lille pour quelques jours et que je n'avais reçu aucune réponse de vous j'ai voulu attendre à être assuré de votre retour pour vous renvoyer la lettre que je viens de recevoir me l'apprenant je ne perds pas un moment à vous l'envoyer, je ne puis m'empêcher de vous marquer l'étonnement où je suis des sujets que vous me marquez obstacle à la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison, je n'ai point prétendu vous contraindre en vous la faisant, l'extrême prudence et la politique m'en a étonné, pour ce qui est de ma famille je vois en âge et en liberté de faire dans ma maison ce qui me convient, je n'ai pas tenu d'en parler à mon fils et à ma belle-fille, je croyais vous avoir mandé qui y ont entrée par rapport à nous-mêmes avec plaisir, pour le monde j'assure que ma prudence ne m'a rien fait envisager de ce côté-là, pour le dernier que vous citez m'est encore moins entré dans l'esprit, je suis accoutumé à aller simplement sans tant de raffinement la décision de n m est la seule chose que j'ai cru nécessaire, ce qui est dans l'ordre du p m voilà à vous dire mon unique raffinement, cela fait les hommes ne me sont pas grand-chose, je comptais que sa décision vous suffirait aussi bien qu'a moi, il est toujours bon que vous sachiez ce qu'elle m'a mandé sur cela en réponse de la proposition que je lui en ai faite tout simplement, voilà ses propres paroles que j'ai copiées,
[souligné:]
je suis très contente de la pensée que vous avez eue de donner un appartement chez vous au pauvre boiteux. Il y sera plus librement et plus avantageusement pour son âme que partout ailleurs prenez donc vos mesures là-dessus
[fin de soulignement]
pour ce qui est de md de Chauvy il lui sera assez difficile de vous loger et Panta que l'on ne laissera pas je crois longtemps libre de suivre le parti que vous me paraissez prendre si brusquement, son fils qui sortira dans peu du collège sera encore un obstacle, les meubles et la dépense qu'elle n'est point en état de faire ou qui se prendrait sur le bien de son fils me paraissent de grands obstacles à faire sur cela ce que son bon cœur souhaiterait et vous-même ne le voudriez pas, quand dans ses commencements elle ne le pourrait continuer, ce qu'il y a de certain et sur quoi vous devez compter c'est que je serais toujours avec plaisir votre pis aller et qu'en quelque temps que vous vouliez recevoir mon offre vous serez le très bienvenu. Vous me faites un grand plaisir sur ce que vous me mandez de Panta je ne suis pas étonné qu'un aussi grand coup et aussi douloureux fasse sur elle impression et un changement avantageux en lui, il a un trop bon cœur pour les hommes pour ne le pas donner tout entier à Dieu qui le mérite uniquement, nous aurons tous un bon intercesseur auprès du p m tâchons d'être fidèles et il ne nous manquera pas, mais ne cherchons point la sagesse et la prudence humaine si contraire au p m enfant
De Paris ce septième janvier
Continuez à m'entretenir en droiture par les courriers ou par la porte mon cher f j'en ferai l'usage que vous pouvez souhaiter régulièrement et sans y manquer, que ne puis-je y aller avec le bon p sa douleur est bien augmentée par l'éloignement ce serait une grande consolation d'être présent en vérité j'ai le cœur déchiré et accablé
Monsieur le marquis de Fénelon au palais archiépiscopal à Cambray
Le cinq de mai
Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi et vous dire que personne ne s'intéresse plus tendrement que moi à tout ce qui vous regarde je regrette tous les jours le temps de trop que vous êtes à Paris que vous auriez pu passer à Cambrai, au moins ne perdez pas le temps de la première saison et revenez promptement au rendez-vous de illis. Il me fait d'avance un grand plaisir à propos de plaisir il faut que je vous dise celui que m'a fait votre petit chevalier, mais à condition que vous ne lui en fassiez pas le second tome de l'algèbre
Il m'a montré une de vos lettres dont il était charmé illis. aussi et il veut absolument que vous m'écriviez comme à lui il y a mille ans que je sens un entre deux entre vous et moi qui me fais de la peine, et c'est que nous n'avons point assez de la confiance que nous doit donner notre amitié vous ne vous en apercevez peut-être point, mais moi qui passe ma vie fort seulement je sens bien qu'un ami qui pense comme vous ne serez souvent fort utile et fort constant, j'ai toujours ma grande compagnie qui est comme la plupart des choses du monde qui donne aux moins autant de peine que de plaisir, on m'a promis d'écrire pour l'affaire dont je vous ai parlé dans une lettre que j'ai donnée pour vous il y a plusieurs jours au petit chevalier je vous en fait part comme d'une chose que j'ai fort à cœur et que je compte qui dois vous faire plaisir aussi je voudrais que maman fut un aussi bon parti bien et d'ailleurs plus je vis avec elle et moins il la troquerait pour une autre le cher oncle pense de même, j'espère que vous en faites autant il ne la gronderait point pendant votre absence, car personne ne prendrait un parti elle ne plaît pas à tout le monde, mais je crois qu'elle n'en vaut pas moins illis. m c f vous ne sauriez aller trop loin en pensant à l'estime pleine de tendresse que j'aurais toute ma vie pour vous je vous demande très sérieusement à le suivre à l'égard du chevalier
Monsieur le Marquis de Fénelon à Paris
[d'une écriture distincte]
Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines elles eussent été plus légères, après avoir demandé pour vous la patience dans vos vives douleurs je lui demanderai de tout mon cœur qu'il vous fasse faire bon usage de la santé et même de la vie qu'il vous a rendue la défiance que vous avez de vous-même vous garantira des chutes ordinaires aux personnes de votre âge si vous y joignez une grande confiance en Dieu un soin exact de retourner souvent en vous-même pour y chercher Dieu avec amour et fidélité si vous prenez quelque temps le matin avant tout autre emploi pour vous consacrer à lui le priant de vous garder lui-même afin que que vous ne lui soyez pas infidèle qui vous empêche de vous égarer et si vous étiez assez malheureux pour le faire qu'il vous rappelle à lui ensuite recueillez vous profondément et demeurez quelque temps dans un silence humble et respectueux que vous entremêlerez d'affections et d'actes selon votre besoin ; durant le jour lorsque vous vous trouverez trop dissipé et que vos passions se réveilleront rentrez en vous-même quand ce ne serait que le temps d'un clin d'œil pour implorer sans rien dire le secours de Dieu et je m'assure que ces petites pratiques qui paraissent peu de choses vous seront très utiles si je puis vous être bonne à quelque chose je me ferai un plaisir de vous marquer par mon exactitude combien je vous honore en Jésus-Christ, mais étant proche de la source de quelle utilité vous peut être un petit ruisseau qui tout petit qu'il est ne vous refusera jamais les eaux que le seigneur lui a données si j'osai j'assurerai de mon respect une personne que j'honore extrêmement.
Florilège établi par Dominique Tronc
Avant 1700, les mystiques appartenaient à l’une des branches de la famille chrétienne. Le Siècle des Lumières change profondément la situation en Europe tandis que l’élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause ce référentiel parce que l’on reconnaît la validité d’autres cultures associées à d’autres religions. Faut-il continuer après 1700 à s’en tenir au seul occident chrétien ?
L’« étoilement mystique » déborde le cadre composé jusqu’à maintenant de figures souvent catholiques et d’expression française. Certaines figures se rattachent toujours aux grandes Traditions du Livre ou d’Orients, mais d’autres découvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse ou par quelque mode d’emploi. Quelques-unes ignorent même la fente qui leur est ouverte intérieurement et pour un instant ; elles poursuivent alors leur quête.
Les deux dernières parties de ce Florilège d’expériences mystiques rendent ainsi compte d’une bifurcation : V. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700 et VI. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800.
Je ne crois pas au « crépuscule des mystiques » évoqué par Louis Cognet. Certes le langage commun à toute théologie a disparu (il avait été précisé juste à temps dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie)1172. S’en est suivi l’absence d’un corps facilement reconnaissable d’auteurs-témoins susceptible d’être triés selon un critère théologique ou regroupés par Ordres religieux.
L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou plus poétiquement à un « étoilement ». Il s’agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici en premier l’appartenance à l’un ou l’autre de deux types de vécu : I. Le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou s’est converti. II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires. Voyons de plus près la structure au second niveau :
Pour les figures qui constituent le premier de deux ensembles, le « jardin mystique » est taillé à la française, selon une répartition en plusieurs massifs,
« I. Fidèles aux Traditions » présente des figures sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé « L’école du Cœur » assure une certaine continuité avec le tome précédent d’Expériences mystiques sous ce même nom. Le second chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième aborde quelques grands textes des auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il glane quelques mystiques juifs ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier cinquième chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il évoque de rares figures indiennes, chinoises et japonaises. Au sein de chaque chapitre, l’ordre est chronologique, ordonné par dates de décès.
II. Diverses confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein des luttes qui leur firent oublier la prise de conscience de dimensions jusqu’alors ignorées. Car se succèdent sur trois siècles trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de son évolution vers toujours plus de complexité et de variété.
La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein d’une tradition reçue et vérifiée disparaît de l’esprit des modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » alors qu’ils sont le plus souvent agnostiques.
L’abandon de croyances traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant diversement, des « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une expérience insaisissable ?
Pour des figures relevées au cours du dernier XXe siècle, le jardin mystique se présente « à l’anglaise » dans un espace sauvage aux aperçus inédits. « II. Hors cadres » présente ainsi des figures qui n’ont pas rattaché leur rencontre « d’un plus Grand qu’eux-mêmes » 1173 à une Tradition. Leurs vies ont toutefois été changées, marque qui leur est commune. Ces pèlerins cheminent hors piste sans pouvoir facilement situer ce qui leur est arrivé (nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand-place du marché spirituel en maîtres proposant quelque « nouvel enseignement »).
Les deux premiers chapitres présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l’exercice de leur réflexion (« chercheurs ») soit par l’exercice de leur intuition (« poètes »). Les trois derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de « l’instant mystique », ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l’épreuve, enfin des « témoins pour notre temps ». Ils confirment la nature mystique de certaines expériences, même si cela n’est pas évident à leurs yeux.
Plus d’une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre1174. Leur nombre est ainsi rendu comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident, tomes II à IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.
J’ai regretté de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques ce qui favorise les Ordres.
J’ai ici décidé d’être très ouvert dans ma récolte de figures « sauvages ». Leur nombre comparable à celui des figures « sages ». Certaines entrées se situent à la frontière du champ mystique. Elles paraîtront à certains en être distantes ? Il est utile de séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies. Le lecteur est au contact de sensibilités diverses réunies autour d’une même Source.
Des contributions ont pourvu à une large récolte, particulièrement proposées par Emmanuel […]
Lilian Silburn avait établi le projet d’un volume portant sur les « instants mystiques » en assemblant un dossier préparatoire de textes pertinents. Nous ne pouvons qu’en éditer un bon nombre en seconde partie « Hors cadres » sans pouvoir proposer des correspondances avec les vécus du sivaïsme du Cachemire. Elles existent dans des notes et tableaux qui n’ont pas encore été transcrits. L’essentiel de l’esprit mystique que L. S. a si généreusement distribué se découvre dans ses nombreux écrits et plus intimement dans : Jacqueline Chambron, « Lilan Silburn, une vie mystique » Paris, Almora, 2015.
Je présente ce florilège en étant très conscient de l’injustice qui consiste à citer très brièvement les plus grandes figures — elles sont aisément accessibles ailleurs — pour accorder une grande place à quelques témoignages ou études dispersées en publications difficilement accessibles.
Le lecteur ignorera une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes et cela suffit à justifier le florilège. Nous limitons les renseignements de nature identitaire. On les trouve sur divers sites dédiés dont en premier lieu sur Wikipedia.
Ce premier chapitre reprend des figures profondément présentées au tome précédent IV d’Expériences sous le même nom d’École du cœur. Il s’agit de celles qui ont dépassé l’année 17001175.
S’y ajoutent quelques figures nées après cette date, mais appartenant à la même lignée. Une certaine ampleur accordée aux entrées et aux notes assure la continuité avec le travail de restitution détaillé du tome V au prix de doublons. Nous serons brefs ensuite.
Le titre « École du cœur » couvre non seulement des quiétistes au sein du monde catholique, mais également des piétistes au sein du monde protestant (Poiret et Tersteegen…). Ils partagent tous et parfois entre eux une même vision d’un « christianisme intérieur ».
Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, François de Laval de Montmorency vécut un temps dans la communauté d’amis à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris1176 . Elle incluait François Pallu et Henri-Marie Boudon1177 . En 1653 François se démet de son archidiaconé en faveur de ce dernier. L’année suivante, il cède ses biens à son frère cadet, renonce à ses titres familiaux, et frappe à la porte de l’Ermitage dirigé par Jean de Bernières1178. Voici un témoignage presque d’époque :
« M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour1179. »
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage fondé à Caen :
« Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté1180. »
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval, même écrite en style convenable, jette une vivre lumière sur la nature directe et intense des relations entre maître (« le frère pauvre ») et disciple (l’évêque). Bernières lui écrit le 12 décembre 1658, au lendemain de sa consécration épiscopale :
« Monseigneur, Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.
Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçu d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire [ce qui se réalisera], il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur1181. »
Cette lettre manifeste à la fois l’ascendant de Bernières, la confiance qu’ils se portent l’un à l’autre et l’intimité de leur relation. Il donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait envers François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, fils de son frère cadet. Ainsi,
Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu1182.
Il prend sa tâche très au sérieux ce qui lui vaudra une réputation d’inflexibilité. Un peu plus d’un an après l’arrivée de Mgr de Laval au Canada, la mystique Marie de l’Incarnation écrivait le 17 septembre 1660 à son fils dom Claude Martin 1183 :
Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, savoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le païs le peut permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques1184.
Les lettres à son ami intime Boudon révéleront cet état d’abandon intérieur auquel il était parvenu :
Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n’en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c’est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d’autre paradis. C’est le royaume de Dieu qui est au dedans de l’âme qui fait notre centre et notre tout1185.
À Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval s’installe avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu’il avait fait édifier, en 1661-1662, près de l’église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques ». Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu’ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu’ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l’entretien jusqu’à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort1186 ».
Trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d’anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout pendant vingt-cinq années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664. En outre Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait partie de l’Assemblée des Amis de Dijon1187. Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières passé depuis au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné » par ce dernier au Séminaire. Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du roi (1663-1665).
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d’un règlement particulier. « À cet effet, Jean de Bernières aurait donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des “Règles” pour “les frères du Canada”. La Tour les retranscrit dans ses Mémoires, mais n’en précise malheureusement pas la source. “S’agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l’usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d’une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ?”
Voici des extraits d’une “première règle du Nouveau Monde” :
Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparée par le péché & l’affection aux choses créées. La vie n’est qu’un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les chrétiens ne doivent avoir d’autre objet que de s’écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C’est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d’une manière active.
Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d’oraison, à ceux qui avancent.
Cette manière d’oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c’est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être possédé que par l’esprit.
Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont avancés, ils n’ont qu’à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s’il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à Dieu d’adoucir l’amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous-en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l’on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n’est point alors un effort de l’esprit humain. Il n’y a que ceux qui se font par manière d’étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l’âme pour chercher Dieu.
Les oraisons jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d’eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d’esprit, nous donne du secours & de l’assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l’assurance qu’on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. […] 1188.
Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À l’automne 1689, le vieil évêque se confiait :
Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire1189.
Provençal, il enseigne à Marseille puis à Paris à partir de 1676. Il publie des opuscules exposant une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considère ce “laisser-faire” comme l’activité d’un libre vouloir : “aussi sa méthode d’oraison commence-t-elle là où aboutit celle de saint Ignace, un acte d’abandon total” et “Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu”1190.
Piny ne publie rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos, mais vivra encore vingt-quatre années. Il avait pourtant pris la précaution d’élaborer “une sorte de néo-quiétisme” par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir, explique son éditeur. “Après l’office de nuit, auquel il assista régulièrement jusqu’au jour de sa mort, il demeurait en oraison durant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande activité… princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil.”
“De L’Etat du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions 1191 :
Chapitre II. De l’importance du Pur Amour pour la gloire de Dieu.
§1… O que cette sainte femme ! qui autrefois portait en l’une de ses mains du feu, & en l’autre de l’eau, pour brûler à ce qu’elle disait le Paradis, & éteindre l’Enfer1192 : Que cette femme, dis-je connoissait clairement cette importante vérité, & qu’elle était fortement convaincue de l’importance du pur amour pour la gloire du divin Maître, courant ainsi comme une folle en apparence par les rues, pour y engager, si elle eut pû, tous les cœurs, en voulant leur ôter ce qui les fait agir pour Dieu par intérêt, en les faisant aimer & agir par espérance ou par crainte
Chapitre V. De la facilité au Pur Amour.
§2.… ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veuille à force d’aimer sentir & savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plaît à Dieu que nous ne veuillions pas seulement savoir si nous aimons.
Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour.
§2. La manière d’oraison la plus conforme au pur amour… peut se faire en s’y proposant seulement d’aimer et et adorer… Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d’abandon… afin qu’il dispose entièrement d’elle selon son bon plaisir et son service, dans l’oraison et hors de l’oraison.... §3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, & en silence ; ne s’attachant, & ne s’occupant qu’à demeurer, & dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincue pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; & partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, & qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.
Chapitre IX. De l’occupation interieure du pur Amour.
§5. Il est donc vray qu’en quelque êtat, & en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, & dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, & comme l’âme de nôtre ame, aussi bien que de nôtre corps ; que c’est dans lui, & dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.
Chapitre XVII. Vision Mysterieuse, où est manifesté l’état du pur Amour.
§2. Elle fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, & si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui étoit tout joignant, & désireuse de savoir pourquoy un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, & s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui étoit tout joignant le Temple, étoit remplie d’une foule de peuple, qui étoit, & demeurait là pour offrir des vœux, & des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, & des faveurs […] Pourquoi pensons-nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, & de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, & par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, & vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.”
Dans une lettre à Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’Annonciades 1193 nous rencontrons le “résumé” suivant d’une vie mystique accomplie :
La marque véritable d’un cœur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il ayme et qu’il veut bien aymer à ses propres despens, qu’il vaut bien estre la joye du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point estre la sienne, qui accepte cette adorable et tousjours paternelle volonté dans les croix comme dans les joyes et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qu’elle fuit autant qu’elle peut tout ce qui faict peine, mais paix de la grâce qui sçait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaitons encor une fois à toutes vos bonnes sœurs, à qui nous sommes acquis de bien bon cœur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.
« Eh bien : c’est fait : je ne sais plus si j’aime,
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même :
Il fera tout sans me le laisser voir. »
Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, Fénelon 1195 fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques. Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente-sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre décisive de Madame Guyon. Nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévot. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus incompréhensible à leurs yeux d’abandonner madame Guyon à son sort, le conduisit à une disgrâce relative : nommé archevêque de Cambrai, il fut ainsi éloigné de la Cour. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 par le bref Cum alias, Fénelon s’inclina immédiatement, mais conserva des relations avec Madame Guyon par l’intermédiaire d’un neveu et des pèlerins étrangers qui rendaient visite à la vieille dame de Blois. Il se révéla un pasteur attentif aux misères de la guerre, les soulagea autant que possible et mourut à soixante-quatre ans sans laisser ni fortune ni dettes.
Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où un groupe de disciples guyonniens perdura jusqu’en 1838, pour prouver l’authenticité de leur correspondance1196. Elle relate au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une mystique servant de canal à la grâce1197. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse qui interpréterait cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse. Madame Guyon a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve. Leur correspondance abordée avec honnêteté témoigne de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance.
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
« Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (Lettre 128). »
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
« Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. » (L. 26)
On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
« Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. » (L. 124).
Plus tard, elle lui écrira avec humour et tendresse :
« Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. » (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
« Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. » (L. 171).
On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure :
« Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et il termine en souriant sur lui-même. Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172).
Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
« Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. » (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout :
« Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV. Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
Madame Guyon lui donnait des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
« Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma1198. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. » (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
« Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous entez en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. » (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ». Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :
« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).
Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain
« au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois. »
Même sa mort en janvier 1715 ne pouvait les désunir :
« Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. » (L. 385 à Poiret).
Fénelon a collaboré aux « Justifications » de madame Guyon en présentant des auteurs latins et grecs. « La Tradition des SS. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien… » 1199 contient la belle description suivante :
« Et il [Cassien] assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes […] Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
« Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales1200 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant1201. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament1202 : ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
« On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà tout unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
« Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle. »
Fénelon écrivit beaucoup pour répondre à des besoins exprimés au gré des circonstances. De cette œuvre foisonnante sont rédigés à fins spirituelles 1203 des Opuscules, des lettres de direction, des contributions aux Justifications. Mais la grande édition critique de la Correspondance active et passive fut amputée des lettres que madame Guyon adressa à son dirigé 1204 tandis que les plus beaux textes de directions spirituelles de Fénelon choisis par des disciples qui enlevèrent dates et destinataires 1205 n’ont bénéficié de cette édition critique que tout récemment sous un titre qui ne retient guère l’attention1206. Pourtant Fénelon analyse sans concession, avec grande finesse et complétude le domaine intérieur demeuré caché aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, parce qu’il suppose un vécu mystique traversant les couches humaines les plus profondes. Proposons quelques extraits de l’édition de 1717-1718.
Tome second de la Correspondance 1207 :
« Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu’on est heureux en cet état, et que le cœur est rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! [VI. Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à madame de Chevreuse) 573, 85]
« Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied1208 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer ; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]
« Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]
« Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire ; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
« On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
« De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature ; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
« On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme ; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
« Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété ; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu ; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (adressé à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172].
« Le pur amour n’est que dans la seule volonté1209 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44].
« Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix ; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47].
« Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63].
« Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordures, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77].
« Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87].
« Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251].
« Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense ; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253].
« Je suppose que je vais mourir ; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? Je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]
« Platon fait dire à Socrate, dans son Festin1210, “qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé.” Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi ; celui qui aime sans songer à être aimé a ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. “Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel… mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte ; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme1211.”
« Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [Id. 667, 265].
« Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi ; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
« Remarquez là-dessus deux choses. l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274].
« Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.
« 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]
« 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202].
« C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103].
« C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur1212. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cœur selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi ; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11].
« C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. [40]
« Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. [147]
« L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. […]L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165] »
Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :
« Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. (Lettre 66, 124)
« Ce n’est pas assez de se détacher : il faut s’apetisser. En se détachant, on ne renonce qu’aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. (Lettre 85 154)
« Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous s’en détacher […] Tournez-vous vers l’Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours […] quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
« Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. […] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. […] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. [Lettre 113].
« [211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif, qu’on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l’âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. [...][212] Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l’Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].
« Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224].
« Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux qu’il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
« Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]
« On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait par générosité d’amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L’abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. (Lettre 171, 318)
« Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. […]Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun… Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c’est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)
« Votre amour propre est au désespoir quand d’un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d’autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. » (Lettre 195, 364-365)
Terminons ce long florilège fénelonnien sur un extrait de l’Explication des Maximes des Saints ouvrage paru en 1697 et condamné en 1699 1213 :
Article XXXV, VRAI :
« L’état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n’est que l’état le plus passif, c’est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes Je ne trouve plus de moi ; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu’elle est quelque chose hors de Dieu ; c’est-à-dire qu’elle condamne le moi en tant qu’il est séparé de la pure impression de l’esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n’est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu’on ne doit pas croire que l’âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n’en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme indigne, d’une grâce si éminente. »
Nous disposons de lettres et d’opuscules 1214 et de deux études sur lui1215. Notre première source d’informations provient de la Vie écrite par madame Guyon qui décrit la communication en silence entre directeur et dirigée1216.
Sa biographie montre les dons brillants d’un simple prêtre qui ne bénéficie pas d’appuis particuliers : né à Thonon en 1640, François La Combe reçoit l’habit des barnabites à quinze ans ; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Sur le plan spirituel, il devrait beaucoup à la Mère Bon. Il devient, nommé par M. de Genève, le directeur de madame Guyon à Gex en 1681, l’année de la mort de son précédent directeur, M. Bertot.
Jalousé par le demi-frère de madame Guyon, il est arrêté à quarante-sept ans, en 1687, lors de la première période de prison de madame Guyon. Il lui reste vingt-huit années à vivre prisonnier, pendant les deux premières années changeant de la Bastille à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens, de 1689 à 1698 au château de Lourdes, où il est capable de reconstituer un groupe spirituel, qu’il appelle une « petite église » (le terme s’avérera malheureux).
Il est transféré à Vincennes au moment où l’épreuve des prisons culmine à son tour pour madame Guyon. À soixante-douze ans, fou selon un rapport de police, ou peut-être atteint de sénilité, il est transféré à Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715.
Ce « petit prêtre » lâché par son Ordre a probablement été traité plus durement que madame Guyon. Il sera vénéré comme un martyr par les disciples du groupe guyonien de Lausanne.
Sa doctrine est très simple et sans originalité ; elle n’a d’ailleurs jamais été critiquée avant la condamnation générale du quiétisme. Les grands thèmes en sont les suivants : la contemplation est indissociable de l’amour ; elle suppose l’abandon de la volonté propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient, mais nous pouvons acquiescer au bon vouloir divin, comme Moïse dans la nuée ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le Traité sur l’Oraison mentale 1217 propose des expressions heureuses et précise le passage de l’oraison mentale à la contemplation :
« 1. L’oraison mentale… est ou méditative, ou affective, ou contemplative.... L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu… imposant silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance tranquille…
« 6.... l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation.
« 9.... que l’Esprit Saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire… que l’homme consente qu’il règle l’oraison selon sa volonté puisque où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté.
« De là découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille, et très unissant.
« 11. ... Embrasser la contemplation… monter plus haut, c’est-à-dire aux pieds de son amour… personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union.... à moins que quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir de sa présence avec amour…
[2e cahier :]
“Enfin cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme et par l’affluence immense de la divine lumière… qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception…
« 16.... l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même, car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément, ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
“17. ... Il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation… Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur, ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement y arriver et même dans peu… comme il arrive… dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait pénitence, et surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes choses…
“19. ... Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? … simple acquiescement. … pourrait-il arriver que Celui qui nous exhorte… à prier sans cesse… sachant que nous ne pouvons rien faire sans Lui, comment nous refuserait-Il les secours nécessaires…
“24. ... Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation des discours intérieurs, qui disparaît comme dans le cœur, l’admiration qui succède à la considération… l’éloignement de toute recherche…
… les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu… une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité… l’affranchissement de tout mode de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception… le sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison “toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toute chose”. ... Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus… l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé.... il est recoulé comme dans son origine, d’où il est passé en Dieu.
… Quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux et se renoncer toujours et en toutes choses.
.... Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il l’a cherché dans toute l’angoisse de son âme. (Deut 4.29).”
Seconde longue section après celle consacrée à Fénelon ! elle peut être justifiées par mon travail d’éditeur centré sur madame Guyon.
La timidité et le respect des conventions par la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence une coalition des structures civiles et religieuses. Après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté.
La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée1218 : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père l’éveille à la vie de l’esprit, mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent l’adolescence.
Elle est mariée à seize ans avec un mari âgé : « J’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. Après douze ans de mariage, son mari qu’elle assista avec constance lui donne des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens. »
À trente-deux ans, la riche veuve part « pour Genève » : « Je donnai dès Paris… tout l’argent que j’avais… Je n’avais ni cassette fermante à clef ni bourse. » À Gex, on lui propose l’engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse, car « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ».
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir, elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire… Je passais quelquefois les jours sans qu’il me fût possible de prononcer une parole. » Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur Lacombe : « J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait… Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence. » Autre manière qui s’étend à des proches.
Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis de retour en France, à Grenoble.
À trente-huit ans, elle arrive en juillet 1686 à Paris, peu avant la chute du quiétiste Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l’Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe, d’origine italienne, était son ami ; il est arrêté. Et de même madame Guyon, à qui l’on signifia que « l’on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule… au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter une petite maison éloignée du monde. Estimée par madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr madame de Maintenon lui marquait « beaucoup de bontés. » Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même : il la considère comme si bonne qu’il lui écrivit qu’il y trouvait « une onction qu’il ne trouvait point ailleurs, qu’il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »
Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l’été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d’une visite canonique. Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est malmenée par l’évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas clairement établies : interviennent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.
Madame Guyon est saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695). Les interrogatoires se succèdent : ils durent parfois une journée. Transférée à Vaugirard dans un couvent-prison constitué pour l’occasion, « la gardienne venait m’insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. » On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui « dit un jour qu’on ne me mettait pas en justice parce qu’il n’y avait pas de quoi me faire mourir… défendant, s’il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.
L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur lui dit : « On vous perdra. » On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : « Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans… L’autre dont l’esprit était plus faible le perdit par l’excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on ne pût jamais tirer un mot d’elle contre moi… elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur. » On les remplace par une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi.
Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique : « Il n’y a que l’amour de Dieu, l’abandon à sa volonté… sans quoi les duretés qu’on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir… Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l’on me disait que c’était là qu’on donnait la question. »
Âgée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : « Oui mes enfants, comme vous voulez. »… Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.
Elle meurt en paix à l’âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.
L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur excellente préservation1219. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès — les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 — puis furent copiés par des membres du cercle qu’elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d’écrits de jeunesse qu’elle n’a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L’essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible.
L’influence de l’œuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Écossais, Hollandais, Suisses — qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir — n’est-il pas détestable ? Vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques, filles converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.
Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténuées par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d’enseignement assumé par des clercs — dont quelques-uns s’emparent parfois indûment du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.
La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson, Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l’abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.
L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts.
En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite, dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l’irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.
En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au siècle des Lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.
En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure a conduit aux très amples Explications de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.
On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :
La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extraordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.
De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-mêmes » délivré de ses défauts ! Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20]. Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période — sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour.
Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte — il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.
Nous suivons ici une séquence au fil d’œuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même, plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l’enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.
Le Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l’apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d’être repris par l’éditeur protestant Pierre Poiret — au total 7 éditions se succèdent jusqu’en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
« Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement [Chapitre II]. »
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car
« Le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III]. »
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :
« Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin d’actes pour me tourner vers Dieu » [Ch. XXII, §2].
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :
« Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. Lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port…
« Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail. »
Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente — Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.
La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :
« Chapitre 7.
5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté [impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
« Chapitre 9.
5. Il faut remarquer que comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense…
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières, ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en lui. »
Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d’un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :
“3,21. L’état simple et invariable [dernières pages de la troisième partie de la Vie].
Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … [Décembre 1709].”
Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels… qui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques :
“1,01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures1220.
… comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin…
L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique affective, mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :
« 1,49 Divers effets de l’amour.
… Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité — de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés. »
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :
‘1,53 Du repos en Dieu.
… Pour aimer Dieu comme Il le mérite… il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau1221… C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.
… Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propres pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
“1,60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.
… Ceux en qui Dieu est saint ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :
“1,62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.
Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme :
« 2,15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.
“2,25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.
… Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles.
“3,11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite1222.
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : ‘Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté…
Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Écossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui conclura cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :
‘À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
… Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].
Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien, mais elles sont attestées de façon voilée par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité : madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, l’auteur traditionnellement invoqué par les mystiques ; elle se réfère au mystère de l’aimant pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin. Il s’agit de reconnaître l’efficace de la prière :
‘Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.
Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :
« À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
… Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de longues périodes d’enfermement suivi d’un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années, la vieille dame prépare l’avenir auprès de disciples « cis » — français — et « trans » — étrangers — auprès desquels elle doit mettre un terme à certaines pratiques lorsqu’elles font appel à un effort de concentration opposé à l’abandon à la providence divine :
« À Milord Duplin. Vers 1714.
… Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.
« À Lord Deskford. 15 avril 1715.
… Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.
Comment prier, comment se détacher — sans pour cela quitter le monde —, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :
“Au baron de Metternich. Vers 1715.
… Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
… Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile… Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière…
… Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].
Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause… Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre…
… Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
Lettre [D.3.74].
On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage…
Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, — considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament —, confirme la sobriété de Madame Guyon :
‘Lettre [D.2.111].
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
‘Lettre [D.4.124].
… Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1 ° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2 ° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même…’
Achevons sur un poème rédigé en prison :
‘Que je suis contente,
N’étant bonne à rien !
Je vis sans attente
En moi de nul bien,
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon bonheur.
[…]
Que je suis bien
Quand je suis dans le rien !
[…]
Dieu Se voit sans cesse
Dans cet heureux rien :
Là, de ses richesses,
On n’usurpe rien.
Tout est pour Lui :
Sagesse, force, appui.
L’esprit se promène
Dans Son vaste sein,
Sa grâce l’entraîne
Selon Son dessein :
Car pour le rien,
Il n’est ni mal ni bien. 1223.
[…]
La perte la plus extrême
N’est pas trop grande à mon gré.
Je suis défait de moi-même
Et je vis en liberté.
Enfin j’ai tout ce que j’aime,
Et j’aime tout ce que j’ai. 1224.’
Très cultivé, il est en relation avec le français Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontre madame Guyon en 1685 et donne un avis positif sur son Moyen court. 1225. Sa propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison est mise à l’index en 1688. Rentré dans le silence, il reprend alors ses activités intellectuelles et charitables et meurt en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens. Il « souligne fortement l’impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu’il est, comme celle du langage humain, y compris de l’Écriture1226 » :
« Il n’y a que Dieu qui s’explique à l’âme d’une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu’il est incompréhensible… C’est une lumière qui provient de la foi, ou pour mieux dire, c’est la foi même qui devient lumineuse. » (1re partie de la Pratique, n. 15)
Cette foi est pure lumière, mais ténèbre pour la raison :
« La contemplation est une ignorance, parce que c’est une abnégation de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte parce qu’en niant tout ce que Dieu n’est pas, elle renferme tout ce qu’il est. » (12e Entretien, p. 146).
Le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, a été influencé directement par Malaval dans ses Conférences mystiques sur le recueillement de l’âme. Il en est de même de son disciple Michel La Ronde. Mais l’influence de Malaval sur son contemporain Molinos ou sur sa cadette madame Guyon demeure hypothétique1227.
Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent sauvées les œuvres de Bertot et celles de Madame Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le témoignage de madame Guyon serait très réduit. Il venait ainsi couronner son entreprise éditoriale, l’ensemble de tous les auteurs mystiques édités représentant une excellente bibliothèque couvrant une centaine de volumes1228. Issu souvent de manuscrits, ce travail considérable a été possible par la contribution d’une équipe : un cercle spirituel entourait Poiret dans la plus grande discrétion.
Ce pasteur protestant est l’exact contemporain de Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il achève son travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans. Fidèle disciple d’« A. B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes, dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral »1229, il édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, village près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants, protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis… ils tentent de vivre dans les voies intérieures… On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. »1230.
Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers… Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté.1231.
Dans son agonie, aux prises avec… les plus pénibles angoisses de l’étouffement… Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».1232.
Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés :
‘Il y a entre eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens… croyant bonnement être inspirés de Dieu ; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions… sur l’extérieur et l’extraordinaire… Il faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu…’ 1233
Changements vécus apparemment en contradiction avec son activité intellectuelle :
« Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… » 1234
Il édite cependant jusqu’à sa mort — parmi d’autres mystiques — la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe…
Il est réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens :
« pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfans de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer… il est à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble. »1235.
Selon lui,
« la raison est malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer. »1236.
Il commença sa carrière en philosophe cartésien, puis
« il opta pour la mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange synthèse entre… rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité qui se révèle et qu’il faut aimer. »1237.
Les associés de Poiret constituent un cercle intime : il s’agit de l’avocat van Ewijk et de sa femme, des deux frères Homfeld, de Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, ce qu’il pouvait faire, car il n’était pas pasteur, mais imprimeur des ouvrages préparés par l’équipe.
[Madame Guyon] s’écria : « Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages », et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. ... On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures1238.
Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions 1239 reprises en particulier par le fondateur du méthodisme Wesley (1703-1792), mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), ce dernier connu de Kierkegaard.
Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione1240. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam1241. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
« Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin… Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé… Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de naissance… Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux… Il a été un savant homme [le traducteur en latin de l’Oeconomie divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond : je ne suis rien » 1242
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détachent celles adressées à la mère de Siry1243. Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières), reste à étudier1244. Le jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la visitandine qui l’orienta mystiquement ; il devint « messager de la voie d’abandon », en cela proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade à une époque où la réserve vis-à-vis de la mystique « s’étendait même aux ouvrages des Saints canonisés1245. »
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste.
« Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.104
Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon cœur… je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité.179
L’amour divin… ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me laisser aller à l’aventure… Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là… 195
Ce je ne sais quoi… c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont… regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206
La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité… qu’un petit rien réuni à ce tout unique… opère plus… que toutes les pratiques… Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213
Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide 269 le pays des âmes perdues. 267
Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible… 34
C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. » 391
Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre d’ Old Machar cathedral au nord de l’actuelle cité du pétrole du nord Aberdeen.
L’oraison funèbre de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit jusqu’en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton et The Life of God. Cela n’empêcha pas les Garden, épiscopaliens et jacobites d’Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes), d’accorder beaucoup d’importance à la liturgie et d’employer le Prayer-Book de Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des presbytériens dominants. James Garden l’attaqua en 1699 dans un discours universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa, « sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il fut bientôt répandu dans toute l’Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui, par son immense activité d’éditeur, a fait plus que personne pour la diffusion de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret, il se réclamait encore davantage d’Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du catholicisme, était passé à une espèce de quakerisme : le ministre d’Aberdeen consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer la plupart de ses œuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l’amour de Dieu, hors duquel il n’est pas de vertu. II n’approuvait pourtant pas toutes ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret lui-même, s’adressa surtout à madame Guyon1246.
Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et ministères. Les frères Garden sont au centre du réseau des « Mystiques du Nord-Est. »1247.
« L’essence de la religion… consiste seulement dans l’amour de Dieu… parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).
Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles… Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur… finalement le sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au troisième… les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements… (53)
Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde.
Poiret réussit alors à l’intéresser à madame Guyon : ainsi son influence atteignit la lointaine Écosse1248. Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal spirituel. Wettstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle1249. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces derniers 1250 :
6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré] supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis… sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.
7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin… Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.
8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu…
9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse, est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même… »
Ce jésuite a été considéré comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique et on lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine. Cet écrit court, mais de grande importance mystique est resté très longtemps manuscrit : nous en présentons des extraits en entrée séparée, placés à la date de la disparition de son réviseur afin de respecter une association traditionnelle ; mais « l’image d’un Caussade auteur spirituel majeur, construite par le P. Ramière [au XIXe siècle] et consolidée par le P. Olphe-Galliard [au siècle dernier] n’a pas résisté à cette mise à plat »1251. En fait il ne reste guère d’écrits qui puissent lui être attribués, mais nous conservons l’entrée à son nom : seul ancrage reconnu jusqu’à très récemment1252.
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine à l’âge de cinquante-quatre ans : à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient bientôt en Lorraine, froide région qu’il quitte définitivement à soixante-quatre ans pour mourir fort âgé douze ans plus tard.
Redécouvert au XIXe siècle par Ramières 1253 puis à notre époque par l’œuvre de M. Olphe-Galliard1254, nous lui attachons ici la Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi, opuscule fort proche du Moyen court. Influence qui s’explique par le séjour de madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695 et par l’estime étonnante dont elle avait reçu dans des conditions dramatiques les témoignages écrits de la part de la supérieure et des religieuses. Car plus tard à Nancy :
Le P. de Caussade est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre, ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi… Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même1255.
A. Rayez précède et supporte cette explication dans son édition des Considérations… de P. de Clorivière, autre auteur jésuite qui reprenait le Moyen court. La manière courte et facile conclut l’œuvre éditée en 1741 de Caussade ce qui indique l’importance qu’il lui attribue1256. Nous adoptons le texte du fonds de la Visitation de Nancy 1257:
1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain bien » son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]
3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle ; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent ; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différents, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment ; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux ; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus. […]
20. Il faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc. ; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on ne se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature ; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels ; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie. […]
25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […] »
Voici exprimé en langage simple et direct quelques passages extraits des Lettres spirituelles1258 :
« Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : “Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon”. » [67]
« […] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.
« Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.
« Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]
« Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. » [177]
L’Abandon à la Providence divine est largement lu par nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec quelque précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité propre à l’école de l’amour pur.
Son réviseur, le P. de Caussade, fut un propagateur de l’œuvre guyonienne. Le texte a été retravaillé pour lui donner un très beau style classique. Nous avons fourni les compléments et références utiles à l’entrée précédente. On complétera par l’Introduction du dernier éditeur1259.
« 1260 Action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine, ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce n’est pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c’est en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C’est en cela que je veux tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n’est faute que de savoir faire tout l’usage que l’on peut de l’action divine qu’on a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce qu’on trouve dans l’unité d’origine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. […]
« L’immense action qui, dans le commencement des siècles et jusqu’à la fin, est toujours la même en soi, s’écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à l’âme simple qui l’adore, l’aime et en jouit uniquement. Vous seriez ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de cette force, une vie de cette manière (144) vous seraient agréable : tout perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. […]
« Il me semble, action divine, que vous m’avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd’hui de vous, coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment : vous les soutenez, vous les agitez. Ce n’est donc plus dans les bornes étroites d’un livre, d’une vie de saints ou d’une idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. L’action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les pensées des personnes spirituelles, je n’irai plus demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour. […]
« O Amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu’on vous recherche dans les coins et recoins où l’on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans l’air, de chercher où mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver d’eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets (146) d’être à Dieu, chères âmes ? Il n’y en a point, sinon celui de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir. Il n’y a qu’à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos sens, supposé que l’on [n’en] use que par l’ordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce tout qui n’est point de sa volonté. Il n’y a point d’atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action divine, jusqu’à la moelle de vos os. Toutes ces liqueurs sublimes qui coulent dans vos veines ne coulent que par le mouvement qu’elle leur donne. Toute la différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui [l’] opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il n’y a ni cœur ni esprit créé qui puissent vous apprendre ce que cette action fera en vous : vous l’apprendrez par l’expérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n’y a qu’à toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent, par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien. […]
« Venez, âmes simples, qui n’avez aucune teinture de dévotion, qui n’avez aucun talent, pas même les premiers éléments d’instruction, ni méthode, et n’entendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l’éloquence des savants, venez ! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier (148) moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous promener à l’aise sans crainte de vous égarer. Venez à nous ! non pour savoir l’histoire de l’action divine, mais pour en être les objets ; non pour apprendre ce qu’elle a fait dans tous les siècles et ce qu’elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous n’avez pas besoin de savoir les paroles qu’elle a fait [es] aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.
C’est là l’Esprit universel qui s’écoule dans tous les cœurs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent d’organes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient s’unir à cette action, leur vie ne serait qu’une suite des divines Écritures qui, jusqu’à la fin du monde, la continuent, non avec de l’encre et le papier, mais sur les cœurs. Et [c’est] de tout cela qu’est rempli ce livre de vie qui ne sera pas, comme l’Écriture sainte, l’histoire de l’action divine de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu’au jugement, toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites, et l’Écriture sera alors une histoire complète de l’action divine.
La suite du Nouveau Testament s’écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l’histoire de l’action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s’exprime d’une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste est une véritable révélation de l’opération intérieure s’expliquant dans tous les cœurs et se développant dans tous les moments. L’action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a formées de toutes choses. […]
“Ne voit-on (150) pas que l’unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est d’être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de l’esprit ne peuvent rien faire de cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie d’adresse, d’intelligence, de subtilité d’esprit, mais par voie passive d’abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles n’est point ce qui fait que cette même volonté nous rend conformes à l’image que le Verbe a conçue de nous ? Que c’est le cachet ou l’impression de ce cachet mystérieux ? Et que cette impression ne se fait pas dans l’esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ? […]
“Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire et, lors même qu’elle veut la continuer en écrivant sur nos cœurs non avec l’encre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous l’empêchons d’agir par la curiosité de voir ce qu’il fait en nous et ce qu’il fait ailleurs.”
Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé par Madame Guyon, par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il est disciple, devient un véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur qui s’abandonne totalement à lui1261.
À partir de son illumination de 1724, travaillant en communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une vie quasi monacale, « de 6 h à 11 h, ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h à 18 h, suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels1262. » Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu1263, traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame Guyon. Il apprécia enfin la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels1264. Ils incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.
“Nous devons seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et, tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par l’amour] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite1265.
Nous rattachons les Quakers à l’École du cœur. Indépendants vis-à-vis des rites, des structures et des théologies1266, ils suivent leur fondateur Georges Fox pour qui on ne bavarde pas sur les paroles du Seigneur, on les met en pratique.
Des quakers s’établirent à Pyrmont, petite cité où Friedrich von Fleischbein (1700-1774) reçut en son château l’influence de madame Guyon par sa jeune épouse Pétronille d’Eschweiler. L’un d’entre eux souligne comment
“Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique). Enfin Bossuet clame que le Quakerisme “est le cœur de l’hérésie” et le janséniste Arnauld partage son opinion1267.”
Les quakers ne tentent aucune entreprise missionnaire. Ils sont donc peu nombreux, mais toujours bien vivants après plusieurs siècles. Leur présence est attestée ainsi par Thomas Kelly qui décrit aussi leur pratique1268 :
“La vie qui a sa source dans le « centre » est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle nous occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n’avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien. […]
“Lorsque nous commençons à pratiquer la prière intérieure, nous sommes persuadés que cela vient de nous, que nous créons nos habitudes par notre volonté, mais une expérience plus mûre nous donne le sentiment d’être soutenus et enseignés, purifiés et disciplinés, simplifiés et rendus dociles à sa sainte volonté, par une force qui était en nous et qui nous attendait. Car Dieu lui-même agit dans le tréfonds de notre âme et Il prend de plus en plus la direction de notre vie, au fur et à mesure que nous consentons à Le laisser accomplir son œuvre en nous.”
Ce chapitre regroupe les plus nombreuses figures de nos dix subdivisions, car les traces de mystiques reconnus ont été préférentiellement conservées par les structures auxquelles elles se rattachaient. On se reportera aux imposants travaux qui les regroupent1269.
Née à Brescia en territoire vénitien en 1687 au sein d’une famille cultivée, la comtesse Margherita Martinengo da Barco entre en 1697 au monastère de Santa Maria degli Angeli en éducation comme toutes les filles nobles. Malgré l’opposition familiale, elle entre au couvent de capucines de Santa Maria della Neve en 1705. Elle est décrite comme vraiment belle, avec toute la fraîcheur de l’âge « vivace e disinvolto quanto all’esteriore », portant le tempérament, l’orgueil, l’estime propre et le sens de la dignité propre aux nobles Martinengo
“è dotata di un’intelligenza acuta … disposizione alla speculazione … una memoria davvero prodigiosa… eccessivo controllo de se … Non è istintivamente indulgente : sono molteo severi i giudizi che Maria Maddalena dà del mondo claustrale femminile e dei suoi confessori, invadenti e onnipotenti, prima e dopo l’ingresso alle cappuccine. 103-104 1270.
Quando poi lo spogliamento va' più oltre e che l'Anima si sente incapace di far atto alcuno e se lo fa' né men si sente di farlo per la grande oscurità dell'intelletto, anche in queste strette deve fermarsi in quell'atto di rassegnazione in Dio, star li alla sua Divina Presenza, ancor che non la senta né abbia gusto alcuno: non importa ! I gusti di Dio non son Dio; i lumi e le cognizioni di Dio non son Dio, ma l'esequir la sua Santissima Volontà val tanto quanto val Dio.
Ed infatti l'Anima l'esequisce questa adorabile Volontà mentre se ne sta all'orazione in si profonda aridità, poi che quivi non v'è gusto [262] proprio che l'aletti, ma solo il voler esequire la Volontà di Dio anche con violenza estrema di se stessa. Quivi li vengono a truppe le distrazioni, né si sente generosità per scacciarle, onde s'affligge, si conturba. (1375).
Dirà ancora quattro parole intorno a cert'Anime che caminano strada reale e pur non ostante temono. Queste sono quell'Anime che nell'orazione non possono far atti, ma stanno attualmente alla Presenza di Dio con un atto di viva fede. Queste temono di star oziose e questo non è vero, anzi a me pare non esservi tempo tanto ben impiegato quanto in questo silenzio interno, suposto perô che l'atto o viste semplicissima della fede non abbandoni mai l'Anima, perché, se si consumasse questo, sottentrarebbe poi l'ozio inutile, doyen-do l'Anima stare con una continua avertenza a Dio Presente a guisa d'uno che sta ascoltando da un'alta torre una dolcissi ma armonia.
Questa vigilanza la vole Dio dall'Anima e perché i difetti e le proprie passioni fanno strepito interompendo il silenzio, è d'uopo svellerle sin dalle radici, non secondando, mai le loro sfrenate voglie. Questo silenzio interno deriva dalla troppa abbondanza delle divine Effusioni o dalla troppa penuria di quelle, perché nell'abbondanza l'intelletto rimane ammutolito dall'ammirazione che li cagiona la divina Grandezza contemplata, ben che nell'oscurità della fede e pero tanto si-cura quanto il lume di Gloria. E se non permette all'intelletto l'inoltrarsi nel scrutinio della Divina Maestà perché l'inquisizione di cià gliela rapisce l'ammirazione, sottentra pero la volontà, investita da un ardore divino che la consuma e insieme imparadisa. Ma chi chiedesse all'intelletto cosa mira ed alla volontà cosa ama, non saprebbero rispondere, giusta quelli amorosi enigmi che l'Anima amante fa con l'Amore:
« Svelami, Amor, che stravaganze io provo. 1378 [265]
Veggio, e pur non m’illustra alcun splendore ;
Amo, e pur non so chi, né sento amore ;
Godo, e pur nulla stringo e nulla trovo.
Quando torno al mio Centro, io non mi movo;
Quando mi pasco più, fame ho maggiore;
Quando morta son più, vita ho migliore;
Quando a tutti son tolta, a tutti io giovo.
La povertà più nuda è mia ricchezza;
La pena più profonda è gaudio mio;
La tenebra più densa è mia chiarezza.
Perdo ivi ogni ben ove son'io;
Dov'è ' mio vacuo, ivi è la mia pienezza;
Nel tutto ho nulla e in un gran nulla ho Dio.
Perdo me stessa allor che nulla io vedo;
E se al nulla m'appoggio, in Dio risiedo.
Bellisimi enigmi, ma altretanto oscuri, né io saprà il modo di spiegarli se non impropriamente.
Dimanda quest'Anima amante al suo Divin Amore che li spieghi le stravaganze dello stesso suo amore che li fà provare nel suo interno, mentre vede e pure si trova all'oscuro. Questa oscurità è quella caligine nella quale entrè il Santo Legislatore Mosé sul Monte Sinai, la quale era tanto folta ed oscura che li tolse di vista Lutta la terra né più vedeva dove si fusse. Cosy fa Dio con l’Anima sua diletta sposa : la fa entrare nella caligine.
[…]
Dice poi: "Né sento amore", perché l'Anima non ha più quei grossolani modi d'amar Dio sensibilmente, ma l'ama semplicemente senza modo né misura e per ciô dice che non sente amore, perché tutta la parte inferiore sta digiuna né biasse cosa alcuna e questo si chiama puro amore.
Dice che gode senza stringere né trovar cosa alcuna, perché è un godimento che non nutrisce il senso ma è tutto puro, tutto santo ed illibato. Stringe l'Anima il suo Dio, lo possiede ed ama a simiglianza de' Beati in Gloria con tutta purità e limpidezza.
[…]
Siegue: "La pena più profonda è gaudio mio". La pena più intima che soffre un'Anima viatrice si è lo ritrovarsi lontana dal Sommo Bene. Ah, che questa li è una pena si intima e penetrante, che moite volte li uscirebbe l'Anima per lo grande spasimo! Questa pena gli è poi gaudio a cagione della perfettissima rassegnazione che ha all'adorabile Volontà di Dio. (1378-1380).
DELLA VERA LIBERTÀ DE' FIGLIUOLI DI DIO
PADRE 1. Gli huomini profondamente spirituali nel loro stato deiforme e nell'eminenza dello spirito in Dio, del loro amore e del loro lume, son santamente liberi nelle lor parole e nelle loro operazioni, senza curarsi oltre la ragione de’ giudicii degli huomini, perché non vivono né per gli huomini né per se medesimi, ma in Sio e di Dio. Imperoché ov’è eminentemente lo Spirito di Dio, ivi è ancora la suprema libertà. (1407). »
Le fondateur des Passioniste Paul de la Croix a eu une vie très active de directeur mystique1271. Nous sont parvenues, outre un exceptionnel diario, plus de deux mille lettere ; quelques extraits en livrent le parfum1272 :
‘Lettere ai laici :
Alla sig.ra Agnese Grazi.
Circa alla cintura tenetela voi, ma se poi per vostra divozione la volete mettere per qualche momento a qualche altra, fatelo, ma la decenza vorrebbe che si lavasse un poco, [114] canteremo quel dolcissimo alleluia! Che sarà mai dei nostri cuori, del nostro spirito! Quando saremo uniti a Dio piû che non è il ferro al fuoco, che senza lasciar d'esser ferro pare perô tutto fuoco, cosi noi saremo talmente trasformati in Dio che l'anima sarà tutta divinizzata, oh, quando verrà questa giorno! Quando, quando verrà la morte a rompere le mura di questa prigione! Ah, che quello sarà il giorno del nostro sposalizio, delle nostre nozze, in cui l'anima nostra con modo altissimo si sposerà al caro Gesû e sederà in eterno a quel celeste banchetto.
Io mi sono allungato phi del dovere. Ecco con quanta confidenza in Dio si dilata il mio spirito col suo, ma e non è forse dovere che il povero padre qualche volta faccia qualche sfogo di carità con i suoi figliuoli? Amiamo Dio, facciamoci piccoli assai che Dio ci farà grandi.
Sopra tutto osservi le solite regole per fuggire gl'inganni, e massime l'umiltà continua, disprezzo, semplicità, silenzio, rassegnazione, con tutta la catena d'oro.
Ori per me al solito. Gesû la benedica. Amen.
Al sig. Francesco Antonio Appiani.
[…220] Pertanto cominci a tenere questa regola: quando trova difficoltà nel meditare ed in figurarsi il mistero cd in discorrervi sopra, se ne stia con una attenzione amorosa alla divina maestà in pura e santa fede, tutto abissato nel mare immenso dell'infinita bontà d'Iddio. S’avvezzi al sacro riposo amoroso in Dio, se ne stia in un sacro silenzio, riposandosi nel seno divino del sommo Bene. Svegli solamente il suo spirito con qualche slancio amoroso, per esempio: Oh bontà ! Oh amore! e poi seguiti a starsene in santa pace in Dio, in silenzio sacro. Oh, che grande orazione è questa! Dio le insegnerà. Quando poi puô meditare, mediti pure, ma con spirito riposato, senza sforzi. […] Paolo Danei.
Al sig. Francesco Antonio Appiani. 14 agosto 1736.
[…223] Quella oscurità di mente che lei prova è segno evidente e chiaro che Dio la vuol tirare assai per via di fede. Il giusto vive di fede. Justus enim meus ex fade vivit. Adunque, quando si trova in queste tenebre che lei non puè meditare se ne stia con pace in attenzione amorosa a Dio senza discorso dell'intelletto, solamente se ne stia riposato in Dio in un sacro silenzio d'amore, succhiando quel dolcissimo latte dalle [fonti] della infinita carità di Dio. Porti il suo punto da meditare, ma se non puè meditare corne prima, lasci. Una parola amorosa basta a tenere un'anima in orazione molto tempo, e vedo che Dio la vuole tirare per questa via.
Al sig. Tommaso Fossi. 25 giugno 1768.
[…336] In quanto aile grazie straordinarie ricevute, corne mi accenna, l'avverto che tanto in queste, corne nelle altre che S. D. M. le comunicherà, non vi si fermi, ma le riceva in semplicità e gratitudine, senza perè fermarsi in riflessioni sopra le medesime, ma puramente in Dio, e lasciarle passare, corne fanno gli alberi che sono piantati alla riva delle acque correnti, ricevono fermi l'inaffiamento delle acque e le lasciano passare, stando essi fermi ove sono piantati, cosi l'anima deve ricevere l'impressione di quei doni, ma senz'altra riflessione deve starsene immobile in Dio che è il sovrano donatore, altrimenti fermandosi in riflessioni sopra i doni e le dolcezze ecc. è in gran pericolo di illusione ecc.
Allo stesso 29. Diciembre 1768.
[…338] Or questa è quella morte mistica che io desidero in lei; e siccome nella celebrazione dei divini sacrosanti misteri, ho tutta la fiducia che sarà rinato in Gesù Cristo ad una nuova vita deifica, cosi bramo che muoia in Cristo misticamente ogni giorno più e lasci sparire tante farfalle che le svolazzano per la mente di cose da nulla nell'abisso della divinità, et vita tua abscondita sit cum Christo in Deo.
Moti anni sono parlavo con un poverello infermo napoletano, e mi diceva: Senti Padre mio, io penso in coppa ad una cosa sola. E che pensi ? gli risposi io. Ed egli: Penso in coppa alla morte. Fai bene, replicai, e gli diedi altri salutari avvisi ecc.
P.Tommaso mio, pensa in coppa alla morte mistica. Chi è misticamente morto non pensa più ad altro che a vivere una vita deiforme, non vuole altro oggetto che Dio massimo ottimo, tronca tutti gli altri pensieri, benché siano di cose buone, per averne uno solo, che è Dio ottimo, ed aspetta senza sollecitudine ciè che Dio dispone di esso, troncando tutto ciô che è di fuori, affinché non gli sia d'impedimento al lavoro divino che si fa dentro nel gabinetto intimo, ove non si puè accostare creatura veruna, né angelica né umana, ma solo Dio abita in quell'intimo o sia essenza, mente e santuario dell'anima, ove le stesse potenze stanno attente al divin lavoro ed a quella divina natività che si celebra ogni momento in chi ha la sorte d'essere morto misticamente.’
1. Jamais personne ne m’a appris à faire oraison ; je crois qu’il n’y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j’étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m’entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d’autres fois sur l’enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m’en laissais pénétrer comme si j’y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
2. Je fus dans cette erreur jusqu’au temps que j’entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j’étais bien inquiète en moi-même de ce qu’elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu’elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c’était que cette oraison-là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison…
3. J’eus recours aux livres. J’en trouvai qui m’instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n’ai jamais fait l’oraison ; il faut travailler et m’appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m’appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l’oraison étant finie, que je n’étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d’oraison qu’on trouve dans les livres ; avec cela, un cœur sec comme des allumettes, l’esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au Bon Dieu, bien mécontente : c’est donc comme cela que vous voulez qu’on fasse oraison !
4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l’oraison, que j’invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu’il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu’oubliant toutes les méthodes d’oraison, je n’y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l’oraison, qui, à ce qu’il me semblait, ne m’avait duré qu’un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n’ai point fait l’oraison ! Je retournais à mon travail, où j’avais l’habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m’avaient le plus touché dans la lecture que j’avais faite le matin… Notre adorable Sauveur, voyant l’embarras et la peine où j’étais par rapport à l’oraison, m’en délivra lui-même et me fit connaître que j’eusse à laisser la méthode des livres. Il m’enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre cœur, quand vous êtes à l’oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant… Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l’assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l’oraison ! »
Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa « mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs1274.
« L’amour de Dieu est une passion à sa manière, et beaucoup plus forte même que les passions naturelles les plus violentes, puisqu’elle peut les dompter toutes. Or, le propre des passions n’est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet, à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu’en lui ? Il en doit être ainsi de l’amour de Dieu, il faut qu’il ramène à soi toutes nos pensées et toutes nos affections, et que ses actes se succèdent presque sans interruption dans notre cœur. C’est ce qu’on éprouve dans les premiers temps de la vie intérieure, alors que tout est amour, qu’on ne respire que l’amour, et que ce sentiment absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il serait alors impossible de compter les actes qu’on multiplie le jour et la nuit, et qui vraiment n’en font qu’un seul par leur continuité. ... L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu le souffre pour un temps.1275.
« Les âmes entre lesquelles Dieu forme une union spirituelle, ne reçoivent pas pour elles seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares ; mais lorsqu’elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il n’est pas possible de douter. Les personnes qui en ont l’expérience m’entendent ; et comme c’est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au moins de l’imprudence à le divulguer. /Ce que j’en puis dire, c’est que ces unions sont soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement fidèle de part et d’autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde : elle le fait avec une ardeur, une persévérance, et même une continuité qui ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de l’illusion, s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle est ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que l’âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre : elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s’en rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et à lui obéir comme elle ferait à Dieu même.1276.
« Jésus-Christ qui venait réformer les idées humaines, et fonder l’œuvre de la conversion de l’univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l’éloquence, ni sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut de science et de talents, et qui ne devait employer à l’exécution de son dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne pouvait choisir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressemblassent, pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le monde attirent l’estime et la considération. Il fallait que Dieu seul parût… /Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants, sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu’ils possédaient et qu’ils sacrifiassent jusqu’au désir de rien acquérir. Il ne se les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu’il fut avec eux, il ne s’appliqua à rien tant qu’à étouffer dans leur cœur tout germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions, des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils devaient s’attendre.1277. […]
« Il met souvent l’âme dans une oraison simple, où l’esprit n’a point d’autre objet qu’une vue confuse et générale de Dieu : le cœur point d’autre sentiment qu’un goût de Dieu doux et paisible, qui la nourrit sans effort comme le lait nourrit les enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles et délicates, qu’il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d’y réfléchir, ni même d’y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d’une multitude de pratiques dont elle se servait auparavant pour entretenir sa piété, mais qui, comme autant d’entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa simplicité. /Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et l’introduire dans la sainte enfance. Ce qu’elle doit faire du sien est de se tenir fidèlement dans l’état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler son esprit ; d’arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée inquiète ou curieuse ; de ne s’appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui présente ; de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ; de se conserver libre dans le cours de la journée, s’occupant uniquement de ses devoirs, ne se mêlant point des affaires d’autrui, et ne se livrant point trop aux siennes propres. »1278.
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. »1279.
Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’œuvre des noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec l’épanchement littéraire romantique1280.
« plus vous travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de l’Esprit-Saint… évitez l’effort… excepté quand vous sentez une impression qui vous pousse et vous entraîne en quelque sorte… (15)
« Si nous avions des moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous pouvons former de grands projets… (295)
« quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. (381)
« Lettre 299 à une supérieure de communauté :
La Neuville, le 8 août 1843, Ma très honorée sœur,
Voici une règle générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d’une supérieure : c’est qu’on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres. […]
Notre domination est une sainte servitude, vouée à Jésus-Christ et aux âmes qu’il nous confie. Il nous l’a ordonné : Que celui qui est le premier, devienne comme le serviteur de tous, a-t-il dit.
Mais comment faire pour être servante, et pour que l’autorité de Jésus-Christ soit respectée ? C’est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte, modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble ; renoncez à vous-même en tout ; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de Dieu seul. En faisant ainsi, vous n’avez pas besoin de chercher l’estime de vos sœurs ; il n’y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée, mais aimez-les toutes tendrement et également ; traitez-les avec douceur et avec une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l’être, quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne pourrez plus être dans l’unique dépendance de Dieu. […]
Notez bien que la rigueur, la résistance directe aux âmes dans leurs mauvaises dispositions les brisent, mais ne les guérissent presque jamais. Supportez le mal bien longtemps ; et si parfois, vous croyez qu’il ne faut plus le supporter, supportez-le encore, et vous finirez par voir que vous aurez bien fait ; tandis que vous ne verrez presque jamais d’heureux résultats provenir de la rigueur et de la résistance directe dont vous aurez usé.
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le découragement. C’est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses. Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le prétexte d’empêcher une offense de Dieu ; et souvent cela n’est pas vrai, c’est par impatience qu’on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour supporter les faiblesses et les imperfections d’autrui, et nous nous faisons accroire que c’est par zèle ; mais nous parvenons rarement à nous convaincre tout à fait en cela. …
« Lettre 320 à un missionnaire :
La Neuville, le 8 mars 1844. Très cher frère,
Votre lettre m’a rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.
[…]
Il n’est nullement nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous suffire ; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez pas à vous mettre dans celui que vous imaginez ; ce serait vous rendre coupable que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n’est que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.
Vous vous inquiétez de ce que vous ne pouvez pas ouvrir votre âme à monsieur N..., et vous faites mal. Je vous assure que j’étais bien sûr d’avance que, tôt ou tard, vous ne pourriez plus avoir avec votre directeur toute l’ouverture que vous aviez ici. Vous seriez encore avec moi que ce serait la même chose. Dans les commencements, quand on est dans la voie sensible — et vous l’étiez encore au noviciat, quoique cela fût un peu faible vers la fin, — on est encore dans une voie d’enfance, on a besoin de la main d’autrui pour se conduire. C’est une imperfection.
Notez bien : je ne dis pas que la direction, l’obéissance et l’ouverture envers son directeur soient une imperfection, mais le besoin qu’on en a. On s’appuie encore sur la créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous tracassez pas si vous n’avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul ; il doit vous suffire. Cela coûte, c’est pénible, il semble que toute notre vie est comme un fantôme, que l’âme est vide et qu’on n’a plus de vie spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort ; la vie intérieure devient plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le principe, et avant qu’on soit parvenu à la soumission et à l’abandon parfait de son âme à Dieu. […]
Vous ne devez plus rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous. […]
Ne dites plus que vous êtes sorti de votre état ; cela n’est pas, mais vous voulez en sortir ; encore une fois, votre état n’est plus sensible. Suivez la marche que la divine Bonté vous trace ; tenez-vous dans l’état où elle vous met maintenant, état qui est le même que l’union, mais non plus une union sensible. … »
Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation, etc. Mgr Gay s’en tire remarquablement pour son siècle !
« Le portement de la Croix
IV. La croix depuis le péché est une institution divine. Comme l’arbre que l’on façonna pour en faire la croix de Jésus fut d’abord pris dans une forêt, de même notre croix de chrétiens a ses racines dans la nature. Encore que dans l’état de justice originelle, l’homme ne dût ni souffrir ni mourir, il en était pourtant radicalement capable, et la seule grâce surnaturelle l’en exemptait par privilège. Le privilège ôté, tout le monde souffre et meurt. […] La forme des persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or cela, c’est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une traverse, une violence, une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires, cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d’abord et instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on s’écarte et fait résistance.
Presque toujours il faut céder bon gré mal gré, car Dieu mène tout ici et avec un souverain empire. Depuis Adam et par son fait la corvée est devenue une loi surnaturelle, et Dieu qui l’a portée quoiqu’en violentant sa bonté, l’applique avec toute la rigueur qu’exigent sa justice et son amour, plus fort encore que sa justice. Toutes ses perfections s’emploient, si l’on peut ainsi dire, aux œuvres de sa douce providence ; j’ose penser qu’elles ne coopèrent à aucune avec autant d’ardeur qu’à celle de notre sanctification par la croix.
Sans doute pour nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l’épreuve et toujours plus grande qu’elle. L’ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière de la grâce ne suit et n’enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce, fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d’un jour divin, nous en montrant l’origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin, ainsi qu’a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une fierté, une joie sensible qu’ils doivent à Jésus comme tout ce qu’ils ont de grâce, mais dont Jésus n’a pas voulu pour lui.
Cela peut bien s’appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement nécessaire et voulu de lui, encore qu’il ne l’ait point extérieurement réclamé, tout cela environne pour nous la croix d’une splendeur qui ne lui laisse plus presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus seulement de baume et d’onction, elle se remplit d’attraits infinis pour l’amour. “ Donne-moi quelqu’un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]” Car ici, vous l’entendez tous, notre croix n’est plus notre croix ; c’est celle même du Sauveur, sa grande et belle et sainte croix. Nous la prenons à notre compte et en chargeons nos épaules ; il nous la prête, il nous la donne, il nous la laisse. Cette croix que, sous peine de nous exclure nous-mêmes de son école qui est sa famille, nous devons porter tous les jours, cette croix, c’est celle du Christ ; et parce que c’est la sienne, il devient vrai que nous l’en déchargeons.
En la personne de son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur patience ; il s’en est senti soulagé. Qu’importe le temps ici ? Du haut de cette éternité qui est l’état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans l’acte de Simon, il a tout embrassé et enfermé dans l’instant où se faisait cet acte, et tout ce qui se devait faire d’analogue a produit en son âme son effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa science parce qu’elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l’atteint lui-même au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n’est plus dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c’est un service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu’il souffre et par cela seul qu’il consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous1281. »
Manuscrit C1282 :
« [243]… il me semble que les ténèbres… me disent en se moquant de moi :“ Tu rêves la lumière… la possession éternelle du Créateur… réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.”
[270]… cela m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le Bon Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.
Le Carnet jaune :
[1054]… nous ne devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085]… j’admire le ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que je regarde le ciel… les mouvements, les regards, tout… c’est par amour.
[1104, note des Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle,“ c’est à en perdre la raison”. Elle demande que l’on ne laisse pas à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.
[1114] Tenez, voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui, quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme, malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante. »
11. « La foi, dit saint Paul, est la substance des choses que l’on doit espérer, et la démonstration de celles que l’on ne voit pas. »
Qu’importe à l’âme, qui s’est recueillie sous la clarté que crée en elle cette parole, de sentir ou de ne pas sentir, d’être dans la nuit ou la lumière, de jouir ou de ne pas jouir… Elle éprouve une sorte de honte de faire de la différence entre ces choses ; et lorsqu’elle se sent encore touchée par elles, elle se méprise profondément pour son peu d’amour, et regarde vite à son Maître pour se faire délivrer par Lui. Elle l’« exalte » selon l’expression d’un grand mystique," sur la plus haute cime de la montagne de son cœur, au-dessus des douceurs et des consolations qui découlent de Lui, car elle a résolu de tout dépasser pour s’unir à Celui qu’elle aime". Il me semble qu’à cette âme, cette inébranlable en sa foi au Dieu-Charité, peuvent s’adresser ces paroles du Prince des apôtres : « Parce que vous croyez, vous serez remplis d’une joie inébranlable et glorifiée. »1283.
Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon… consummate, comme elle aimait dire… elle vécut sa vie spirituelle avec une lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de l’Incarnation l’ursuline1284.
282-283
« Mais j’aime surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l’Amour Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour. Je voudrais faire autour de moi une atmosphère très douce, et tout ramener à l’unité par l’Amour. Et pour réaliser cela, je sens que je dois seulement demeurer en Lui et Lui en moi et Le laisser déborder librement.
Je ne puis vous dire toutes ces petites délicatesses de charité que mon Jésus apprend à sa pauvre petite chose, mais il suffit de les vivre pour Lui plaire.
Parfois le cher prochain ne comprend pas toute la tendresse dont il est l’objet… » (On croit percevoir ici, à peine suggéré, qu’autour d’elle subsistent des incompréhensions… la terre n’est pas le ciel !) « mais alors si on n’a pas réussi à lui faire plaisir, on croit que la semence d’amour répandue en lui sans qu’il le sache produit son fruit de sanctification sinon de joie. […] Je sens en moi des désirs immenses de sainteté, des désirs d’une intensité sans nom. Mais je ne voudrais pas être sainte seulement dans une voie, mais dans toutes les voies. Je voudrais surtout être un vrai apôtre… Tous mes désirs montent à Lui comme ils me viennent de Lui ; et j’ai confiance que tout cela n’est pas perdu.
286-287
« Il me semble donc que je dois tout simplement demeurer « in unum » au sein de la Trinité bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la « Lumière de Vie’ et de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C’est ainsi que je pourrai, avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m’approchent selon leurs besoins à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même, pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l’unique Moteur de l’Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains cas pratiques qui reviennent si souvent qu’on s’y habitue comme à une règle. J’ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À mesure qu’ils avancent, ils voient d’eux-mêmes leurs horizons s’élargir.
292
Dans tout cela, je ne vois que matière à louer Dieu. Son œuvre s’accomplit en vous, et votre coopération personnelle me paraît clairement indiquée : tendre vers l’adaptation complète de votre volonté à la Sienne en exploitant les défaillances inévitables. Ces défaillances ont été prévues par notre Père céleste quand II a fait son plan pour vous, et sa miséricorde les y a fait entrer comme agents sanctificateurs. « Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu ! »
295
Vous savez ce que c’est : faire la planche ? C’est le moyen dont se servent ceux qui ne savent pas nager pour `surnager ». Pour y réussir, il faut n’avoir pas peur et se laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l’âme, c’est tout à fait la même chose : lorsqu’on ne sent plus aucune raison stable d" espérer », il faut « super-espérer ». Et c’est très simple : il faut seulement avoir une confiance aveugle et s’abandonner sans réserve entre les bras du Père sans s’agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement, cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à l’amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l’âme vers Dieu que les plus douces consolations sensibles.
297-298
On ne peut s’unir à Dieu que dans la Vérité, et la Vérité est tellement faussée dans les âmes, qu’elles arrivent souvent à en séparer l’humilité et à opter pour leur faux dieu, délaissant ainsi le vrai qu’elles ne voient pas. Je m’explique. On dit par exemple : l’humilité c’est la vérité ; or je ne vois rien à me reprocher sur ce point ou cet autre. On oublie ainsi la première vérité sur laquelle est basée l’humilité : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous nous voyons toujours en beau, car le péché a obscurci notre intelligence, qui ne voit pas vrai. Alors, comment devenir humble, me direz-vous ? en disant des choses qu’on ne pense pas ? — Non ! bien sûr ! Mais en attirant la lumière qui transformera notre intelligence. Et comment ? — Comme se font toutes les œuvres surnaturelles : par la prière pour attirer la grâce, par l’exercice pour y correspondre.
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Et très haut, au-dessus des relations humaines, même très pures, je me suis trouvée chez moi. Il me disait que ma part était la meilleure et je le voyais bien… Les horizons étaient larges comme l’Infini et j’en embrassais du regard les moindres détails. Il n’y avait plus que Lui et son Œuvre, et je me sentais si libre pour Le donner. Et je sens que c’est bien là ma vocation : « consummata »… ne plus rien être, Le laisser Seul travailler à sa Gloire : « que tous soient un » au sein de la Trinité bienheureuse ! Et je suis contente que vous ne trouviez pas que ce soit mieux de chercher pour moi, même la consolation surnaturelle, car cela me libère. J’ai besoin de ne penser qu’à Lui et à son Œuvre… Je ne peux que donner…
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« Oui, je me sens plus que jamais dans ma vocation maintenant que je ne suis plus et que Lui seul vit en moi pour sa plus grande Gloire. Totalement affranchie de la servitude du `moi », je donne les trésors divins que je puise à leur Source inépuisable : je les donne à profusion et sans arrière-pensée, tellement certaine que tout cela vient de Lui seul. De même qu’en Jésus tout était orienté vers la Rédemption pour la Gloire du Père, de même je dois faire converger tout ce qui est en moi vers l’apostolat auquel Il m’appelle pour sa Gloire. En tout, je dois faire abstraction de mes attraits personnels pour ne viser que le bien des autres.
C’est pour cela que je veux paraître très ordinaire, « plus imitable qu’admirable », afin d’entraîner dans la voie sainte tous ceux qui me touchent.
[…] Avec cela, j’ai conscience que je suis plus pauvre que personne, et que notre Grand Dieu ne peut m’embellir que de sa propre beauté… »
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Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, il me semble que pour moi, tout est là. `Consummata in unum », je n’ai plus qu’à travailler à ce que « tous soient consommés dans l’unité » 218. Cette vie intérieure rend la vie extérieure admirablement belle. Chaque âme a sa place dans l’édifice de la Gloire de Dieu, et c’est un travail splendide celui qui consiste à révéler aux autres leur vocation spé -338 — ciale et ses beautés afin de les aider à la réaliser. On sent que rien n’est négligeable dans cette grande Œuvre…
« Pour moi, `Consummata' est une petite chose toute perdue en Dieu, qui ne vit plus que de Sa Vie et qui en vit de plus en plus… Elle voit tout dans la Vérité, elle fait tout dans l’Amour, elle vit dans l’Unité ! Elle connaît et elle aime, elle contemple et elle agit avec une spontanéité pleine d’onction. Toute sa puissance d’amour est épanouie en acte, et la grâce demeure en action dans toutes les fibres de son être, de sorte que ses organes contemplatifs lui transmettent intégralement les bons plaisirs de Dieu, et que ses organes actifs les lui font accomplir sans hésitation. Délivrée des obscurités qui lui voilaient la Volonté Divine et des résistances qui en retardaient l’accomplissement, elle ne vit plus que de cette Volonté Adorable en toute liberté.
[…] Elle aime les âmes non pas attirée par elles, mais poussée par Dieu, non pas pour elles, mais pour Dieu. Son amour s’étend donc à tous « sans aucune acception de personnes » donnant à chacun sa part selon le Bon Plaisir de Dieu. Cet Amour ne va chercher les âmes que pour les amener à l’Unique Réalité vivante qui est Dieu. Ceci laisse entrevoir que d’être désintéressée et comme impersonnelle est une des marques distinctives de « Consummata ». Ce que je ne peux pas expliquer, c’est comment ce mot `Consummata in unum' représente pour moi l’idéal de l’apostolat autant que celui de la louange, comment à lui seul il répond à ces deux besoins de mon âme. Ma vocation à l’apostolat est née de ma vocation à la louange comme les fruits mûrissent sur l’arbre arrivé à cette maturité qui produit sans cesser de croître. Et maintenant ces deux vocations n’en font qu’une à laquelle je corresponds par une vie de plus en plus `consommée en l’Unité pour une toujours plus grande Gloire de Dieu ».
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Adhérez à sa Volonté… Lui fait tout en nous… l’œuvre magnifique se fait en nous, mais nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s’accroît en nous… correspondre à cette grâce, il n’y a que cela… ne regardons pas en bas, mais vers Lui seul… Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai… Vivez pour Lui… Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous… ce sera toujours la Vie… au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai vivante… »
« La première étape est l’offrande de soi-même et de toute la création à Dieu. Agir ainsi est la meilleure manière de concentrer l’offrande entière sur une seule idée : tout est à Lui, et l’on ne porte aucune attention particulière sur l’une quelconque de ses œuvres. Nous sommes créés pour voir Dieu, non la créature, et si l’on voit la créature, c’est dans la mesure où elle nous permet de remonter jusqu’à Dieu. La seconde étape est une demande de ses dons, pour que, lui qui est capable de les donner, puisse les donner, pour que lui si riche et si puissant, puisse répandre cette splendeur. La troisième étape consiste à se rendre semblable à Dieu, en l’aimant avec ferveur, en désirant accueillir l’amour qu’il nous offre et qu’il nous faut stimuler en nous. La dernière étape est l’union parfaite avec Dieu. Cela inclut toutes les étapes précédentes, mais à des niveaux plus élevés.
Tout cela est loin d’être facile, par conséquent, le frère sait bien que le succès ne vient pas d’un seul coup ; il souhaite toutefois que nous nous en donnions la peine. Peu à peu nous réussirons. La pratique a la possibilité, si l’on peut dire, de toujours s’intensifier pour enfin, un jour, déboucher sur quelque chose comme une vision immédiate ou une saisie de Dieu et pour devenir familière au point d’être considérée comme une seconde nature. Toutes les images alors disparaissent, nous passons par-dessus tout pour atteindre immédiatement Dieu. Seulement. nous ne devons pas pousser cela trop loin au point d’exclure l’humanité du Christ de notre envol vers Dieu. Il est et restera notre intercesseur et notre médiateur. » 1285.
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en 1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine spirituelle distinguant dans la personne trois éléments1286.
[22] À la vie psychique naïve naturelle, nous opposons une vie psychique de structure essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircissernents) : la vie de l’âme qui n’est pas mue de l’extérieur, mais qui est conduite d’en haut. Le d’en haut est en même temps un de l’intérieur. Car être élevé au royaume du Haut signifie pour l’âme qu’elle est totalement implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie chez soi si elle n’est pas élevée au-dessus de soi — — précisément dans le royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée ; délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense. C’est cela que nous appelons libérée. /Le sujet psychique libéré, comme le sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence/Geist/. Il reçoit aussi en son âme/Seele/les impressions du monde. Mais l’âme n’est pas mue immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre, d’où elle est ancrée dans le Haut ; ses prises de position partent de ce centre et lui sont dictées d’en Haut. Tel est l’habitus spirituel des enfants de Dieu. Leur liberté est la liberté du chrétien ; ce n’est pas la liberté dont il vient d’être question. On y est libéré du monde. Le genre d’attitude qui correspond à cette liberté est à son tour une activité passive, mais d’une autre sorte que celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique naturelle restent éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l’activité sa source. Depuis ce centre, l’âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d’en haut, et soumise, elle se laisse conduire par eux. L’activité cesse à sa source même, au lieu même de la liberté il n’est fait aucun usage de la liberté.
La vie consciente de l’âme relative à son fondement n’est naturellement possible que lorsqu’elle s’éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s’est produit auparavant en elle et avec elle : elle ne peut se saisir dès le début de son existence et ce qu’elle était au début de son existence. D’ailleurs sa vie naturelle se pose en s’opposant au monde et en agissant en lui. C’est pourquoi l’orientation naturelle de sa vie c’est l’extériorisation hors d’elle-même et ce n’est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en elle-même. Elle doit être ramenée à l’intérieur d’elle-même : ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la conscience ; mais naturellement l’appel vers l’extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans l’intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu’il rentre en lui-même et rompt tout lien avec le monde extérieur : c’est-à-dire non seulement lorsqu’il ferme les portes des sens, mais aussi lorsqu’il fait abstraction des impressions du monde conservées dans la mémoire et de ce qu’il perçoit en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le rôle qu’il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu’objet de la perception, de l’expérience et de l’observation intérieure, l’homme — et l’âme autant que le corps — offre une ample matière à réflexion. Ainsi même [439] pour beaucoup, le Je personnel est plus important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des capacités d’agir dans le monde et les effets d’une telle action : Il ne s’agit point de l’intériorité proprement dite, mais d’un dépôt de la vie psychique originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour de l’intériorité. Si l’on quitte tout cela pour se retirer réellement dans l’intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un silence inhabituels. Le fait d’écouter les battements de son propre cœur, c’est-à-dire l’être psychique intérieur lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l’action du Je. Il ne s’y arrêtera pas longtemps s’il n’est pas retenu par quelque chose d’autre, si l’intériorité de l’âme n’est pas remplie et mise en mouvement par autre chose que le monde extérieur. C’est bien une telle expérience qu’ont fait de tout temps ceux qui connaissent la vie intérieure : ils ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l’ensemble du monde extérieur : là ils ont éprouvé la présence d’une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine. […]
[444] Dieu est l’amour, c’est là le point de départ d’Augustin et c’est déjà en soi la Trinité. En effet, font partie de l’amour un aimant, un aimé et enfin l’amour lui-même. Lorsque l’esprit s’aime lui-même, l’aimant et l’aimé sont alors une seule et même chose, et l’amour qui appartient aussi à l’esprit et à la volonté ne fait qu’un avec l’aimant. Ainsi l’esprit créé, qui s’aime lui-même, devient une image de Dieu. Cependant, pour s’aimer lui-même il doit se connaître. L’esprit, l’amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un juste rapport lorsque l’esprit n’est ni plus ni moins aimé que ce qui lui correspond : ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la connaissance et l’amour se trouvent dans l’esprit ; ils sont trois, puisque l’amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l’un à l’autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange : chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de l’autre. […]
[454] comment parviendra-t-il à l’amour de Dieu, qu’il ne voit pas, sans être aimé d’abord par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l’analogie qui doit unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme l’être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire — dans la nature corrompue — pour reconnaître qu’un amour plus grand que celui de n’importe quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l’aimant, nous devons apprendre à Le connaître en tant qu’aimant. Ainsi Lui seul peut s’ouvrir à nous. […]/Puisque l’âme accueille en elle-même l’esprit de Dieu, elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous fournit qu’une image assez inexacte pour la sorte d’accueil dont il est ici question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l’un à l’autre ; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu’ils sont de nouveau séparés, chacun redevient ce qu’il était avant l’union (à moins que ce soient des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait imparfait ; même s’il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable). L’union d’une matière avec sa forme — par exemple l’union entre le corps et l’âme — est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d’une imbrication que l’on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[456] À partir de maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé, corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l’âme occupe la place intermédiaire entre l’esprit et la matière, qui appartient aux formes des choses corporelles. En tant qu’esprit, elle possède son être en elle-même et elle peut en toute liberté personnelle s’élever au-dessus d’elle-même et recevoir en elle une vie plus haute.
Pour parvenir à l’union avec Dieu, il faut « simplement croire que Dieu est, ce qui n’est l’affaire ni de l’entendement, ni de l’imagination, ni d’un sens quelconque. En cette vie en effet, on ne peut le connaître tel qu’Il est. Aurait-on ici-bas les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu’il est en Lui-même et de ce que sera pour nous sa pure possession ».
[…] L’âme s’appuie-t-elle encore sur ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des obstacles. L’abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à prendre la véritable voie. Au fond, « son effort vers le but, l’abandon de son mode propre c’est déjà arriver à ce but, qui n’a pas de mode et qui est Dieu. Car l’âme qui parvient à cet état n’a plus ni modes ni manières d’agir qui lui soient propres. [64] Elle n’est plus liée à ses manières d’entendre, de goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n’a rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108]
En franchissant ses limites naturelles, tant intérieures qu’extérieures,“ elle entre pleinement dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu’il les contient toutes en substance”. Elle doit s’élever au-dessus de tout le spirituel qu’elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même au-dessus de tout le spirituel que l’on peut goûter et percevoir en cette vie par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle s’éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant : que tout cela est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors “dans l’obscurité elle s’avance à grands pas vers l’union au moyen de la loi” [Montée, vol. II, chap. 3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)].
Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu’il entend dans tous ces exposés, par union. Il ne s’agit pas de cette union essentielle que Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur être, mais d’une“ union et une transformation de l’âme en Dieu par amour. Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l’âme a atteint à la ressemblance par amour”. Cette union-là est naturelle, celle-ci surnaturelle. […]
La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l’âme et : la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu’il n’y a rien dans l’une qui puisse s’opposer à l’autre. Quand l’âme“ se sera dépouillée intérieurement de ce qui répugne et n’est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s’entendre non seulement de ce qui lui répugne selon l’acte, mais aussi selon l’habitude… Et parce qu’il n’est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse atteindre à l’être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l’âme doit-elle se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle est capable… Ainsi seulement peut s’accomplir sa transformation en Dieu”. La lumière divine habite déjà naturellement dans l’âme. Mais celle-ci ne peut être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu’elle se vide, selon la volonté divine, de tout ce qui n’est pas Dieu. Et c’est ce qui s’appelle aimer ! »
Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.1290.
« Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. » 406.
« [l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées… Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. » 454.
Mystique ? En tout cas influant sur certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la « rencontre entre notre terre entière et Dieu ? », le bénédictin Eric nous envoie le texte complet accessible sur le net du Milieu divin1291 : « j’ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser… » « Le Milieu Divin , c’est exactement moi-même », écrivait à un ami le R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.
« [134] Immense comme le Monde, et redoutable bien plus que les plus immenses énergies de l’Univers, il possède néanmoins, à un degré suprême, la concentration et la précision qui font le charme et la chaleur des personnes humaines.
[139] À première vue, les profondeurs divines que nous montre saint Paul peuvent ressembler aux milieux fascinants que déroulent à nos yeux les philosophies ou religions monistes. Elles sont en réalité tout autre, bien plus sûres pour nos esprits, et bien plus douces à nos cœurs. Le Panthéisme nous séduit par ses perspectives d’union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous donnerait, s’il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de l’évolution qu’il croit découvrir, les éléments du Monde S’évanouissent dans le Dieu qu’ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à l’extrême la différenciation des créatures qu’il concentre en lui. Au paroxysme de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement individuel.
[159] Le Royaume de Dieu est au dedans de nous-mêmes. Quand le Christ apparaîtra sur les nuées, il ne fera que manifester une métamorphose lentement accomplie, sous son influence, au cœur de la masse humaine. Attachons-nous donc, pour hâter sa venue, à mieux comprendre le processus suivant lequel naît et se développe en nous la Sainte Présence.
[160] Un jour, l’Homme prend conscience qu’il est devenu sensible à une certaine perception du Divin répandu partout. Interrogez-le. Quand cet état a-t-il commencé pour lui ? Il ne pourrait le dire. Tout ce qu’il sait, c’est qu’un esprit nouveau a traversé sa vie.
Leurs tâtonnements ne rencontrent souvent qu’un fantôme métaphysique ou une grossière idole. Mais depuis quand les images et les reflets prouvent-ils [161] quelque chose contre la réalité des objets et de la lumière ?
Cette constatation que le milieu divin se découvre a nous comme une modification de l’être profond des choses, permet de faire immédiatement deux remarques importantes touchant la manière dont sa perception s’introduit et se conserve dans nos perspectives humaines.
Tout d’abord, la manifestation du Divin ne [162] modifie pas plus l’ordre apparent des choses que la consécration eucharistique ne modifie pour nos yeux les saintes espèces.
La perception de l’omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c’est‑à‑dire une sorte d’intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses. Donc, elle ne peut s’obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés — au centre de nous-mêmes — aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l’attrait de Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l’unité finale de l’être, c’est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos“ passivités de croissance”. Dieu tend, par la logique de son effort créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous :“ Posuit homines… si forte attrectent eum”.
La pureté, au grand sens du mot, ce n’est pas seulement l’absence de fautes [… 166] C’est la rectitude et l’élan que met dans nos vies l’amour de Dieu cherché en tout par-dessus tout.
Est spirituellement impur l’être qui, s’attardant dans la jouissance, ou se reployant dans l’égoïsme, introduit, en soi et autour de soi, un principe de ralentissement et de division dans l’unification de l’Univers en Dieu.
La foi, telle que nous l’entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle aux dogmes chrétiens. C’est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter en nous de confiance en sa force bienfaisante. C’est [169] la conviction pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l’argile dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C’est, en un mot, la foi évangélique, dont on peut dire qu’aucune vertu, même la charité, n’a été recommandée plus instamment par le Sauveur.
Or, sous quels traits cette disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui opère. Intimidés par les affirmations d’un positivisme injustifié, refroidis d’autre part par les excès mystiques de la“ Christian Science”, nous voudrions parfois laisser dans l’ombre cette promesse gênante d’une efficacité tangible assurée à notre prière. Et cependant, nous ne pouvons la dissimuler sans rougir du Christ. Si nous ne croyons pas, les vagues engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut gloser, minimiser arbitrairement l’Évangile. Ou bien nous devons admettre la réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d’étouffer cette révélation d’une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du Monde, — attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette sur-animation se traduit par des effets miraculeux, — quand la transfiguration des causes les fait accéder jusqu’à la zone de leur“ puissance obédientielle” ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste par l’intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan, dans une Providence supérieure.
[182/137]… notre effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec celui de tous les autres hommes. Un, définitivement, dans le Plérôme, le Milieu Divin doit commencer à devenir un dès la phase terrestre de notre existence.
Le don que vous me demandez pour ces frères, — le seul don qui soit possible à mon cœur, — ce n’est pas la tendresse comblée de ces affections privilégiées que vous disposez dans nos vies comme le plus puissant facteur créé de notre croissance intérieure, c’est quelque chose de moins doux, mais d’aussi réel et de plus fort. Entre les Hommes et moi vous voulez que, votre Eucharistie aidant, se manifeste la fondamentale attraction (déjà obscurément pressentie par tout amour, dès qu’il est fort) qui fait mystiquement de la myriade des [186] créatures raisonnables une sorte de même Monade en Vous, Jésus-Christ. »
Tientsin, novembre 1926 — mars 1927.
En mars 1955, c’est‑à‑dire le dernier mois de sa vie parmi nous, le père Teilhard de Chardin, revenant sur Le Milieu Divin, écrivait au début d’une ultime Profession de Foi :
Il y a longtemps déjà que, dans La Messe sur le Monde et Le Milieu Divin, j’ai essayé, en face de ces perspectives encore à [203] peine formées en moi, de fixer mon admiration et mon étonnement. /Aujourd’hui, après quarante ans de continuelle réflexion, c’est encore exactement la même vision fondamentale que je sens le besoin de présenter et de faire partager, sous sa forme mûrie, — une dernière fois. »
Né à Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse. On a dit de lui qu’il se situe « au croisement des théologies protestante et catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme »1292. Il célèbre la Vie de la vie.
« Entrons… dans ce silence infini où l’on n’est plus qu’à l’écoute du silence éternel, où l’on s’échange avec ce Dieu caché en nous qui est la respiration de notre liberté, pour devenir avec lui une présence. Cette présence cachée, présence diaphane, est une présence réelle qui ne s’impose jamais, mais qui est offerte à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d’amour caché au fond de toute conscience humaine.
C’est le silence de toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n’est pas ce que nous disons qui importe, mais c’est ce que nous ne disons pas. Notre parole doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.
Il y a la prière sur les autres qui est indispensable à l’éclosion de la charité.
La prière est le mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire nous-mêmes origine. Dès qu’on s’approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu de rien subir, on devient source de tout.
Ce qu’il faut, c’est retrouver la dimension mystique, c’est retrouver la passion de Dieu, c’est comprendre que c’est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l’homme s’effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants qui ont suscité la beauté et qui n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue. Il n’est donc pas nécessaire de passer par les prières rituelles, tout admirables qu’elles soient. »1293.
« Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d’abord très troublé. Il éprouve une émotion d’un caractère tout nouveau, et il se trouve dans un état qu’il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-même pressent la vérité : « C’est Dieu », ou au moins : « Cela est en rapport avec Dieu. » Cette intuition l’effraie peut-être. Il ne sait pas s’il doit oser parler ainsi, et il est incertain sur l’attitude à prendre. Mais le pressentiment devient bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée. Au moment même où l’expérience se produit, le doute n’est guère possible. Les doutes ne viennent qu’ensuite ; par exemple, lorsqu’il s’aperçoit que les représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que d’autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi, c’est que les mots lui manquent pour s’exprimer. Son cœur sait bien de quoi il s’agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans son cœur, il ne peut l’exprimer. Et non pas seulement parce que c’est trop grand ou trop profond, mais tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expression pour cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : « c’est sacré ; c’est proche ; c’est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c’est silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c’est tout. C’est Lui enfin. » Voilà tout ce qu’il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait rien pour un autre qui n’aurait pas passé par une expérience semblable.
À ce que nous avons relevé chez les autres témoins, Guardini ajoute en conclusion une donnée essentielle pour situer la contemplation dans l’ensemble de la vie intérieure du chrétien :
Ce qu’il sait encore, c’est que ce sacré est parfaitement libre et Maître de lui-même. Aucune puissance créée ne peut rien sur Lui. On ne peut forcer cette rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son regard intérieur, purifier son âme de plus en plus — mais jamais tout cela ne suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l’on ne peut rien faire d’autre que de s’y préparer, de la demander et de l’attendre.1294
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort1295.
Description de la contemplation :
[46]
« je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C’est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : « Mais quel bonheur c’est donc de pouvoir aimer Dieu ! » Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d’un square, et qu’il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c’est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c’est une apothéose d’un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d’autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d’exprimer ce que l’on ressent, sinon en disant que l’on sent qu’on (n’] existe plus. Et je crois que c’est l’unique chose que l’on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n’y contribue. […]
[47]
À l’improviste, au moment où je prenais un paletot dans l’armoire, j’ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l’esprit que tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : « Ils se mirent à parler selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer."1296 Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et immédiatement je le reconnais, après que des semaines j’en ai été privée, à son sceau. Je dirais qu’il n’y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu’on l’a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n’aurais plus su bouger, et que je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus rien. […] Notre « moi » n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu « en vérité », car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. »
L’alternance :
[54]
« Ce n’est pas un manque de résignation, qu’on sait s’efforcer d’avoir dans les obscurités et les sécheresses, mais ici, c’est la privation, et c’est tellement atroce qu’on se sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : « Mon Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main ! » Tout à coup, sentiment ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais : « Même de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance ! »I Et je disais : « La paix qui dépasse tout sentiment."1297 Et j’étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je me suis dit : « Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu, on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser, dépasser ; mais qu’on n’explique pas davantage, car on ne saurait l’expliquer. Il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre. […]
[90]
« je lui disais : « Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée ! Chaque fois que je souffre ces douleurs de l’esprit, je dis toujours la même chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l’inexprimable bonheur de sa Présence retrouvée par après. » Et alors il me disait qu’à ce moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l’esprit obscurci. Car si on était certain de retrouver ce bonheur qu’on a perdu, il est évident qu’on ne souffrirait pas. C’est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne sait exister, car on les ignore, sachant qu’elles ne sauraient nous aider à rien. […]
[103]
« Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante/1, et voici que je suis bienheureuse. » Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j’étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j’étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m’appartient nullement. Car c’est un peu dans l’esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l’esprit m’était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l’esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu’elle n’est plus capable d’un acte d’amour comme ceux qu’elle venait d’avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C’est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l’ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenu à comprendre que ce n’est que lorsque par la grâce de cette nuit de l’esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis./2 Dans cette nuit de l’esprit, rien n’arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l’angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver… Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l’intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l’a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j’ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j’ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : « Bienheureux les pauvres en esprit !/3 ; Mais je comprenais en même temps : « être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres. » C’est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c’est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l’impuissance, l’obscurité, l’angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j’ai cette fois-ci — pris comme jamais, que l’obstacle entre Dieu et moi, c’est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J’ai compris que le détachement des vertus que l’on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c’est cela la béatitude qui dit : « Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit ! »/4 p.87-88
/notes : /1 Lc 1, 48-49. /2 I Co 15, 10. 3 Mt 5,/3. /4 Mt 5, 3.
[14]
En une fois, à l’improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C’était son incompréhensible Présence. Et à un moment j’ai dit en moi (car j’avais peur de ce que je suis) : « Mon Dieu, pardon de ce que je suis ! » Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d’indignité face à l’infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l’adoration et dans l’étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J’attendais le tram et, tout à coup, j’ai eu en moi une telle révélation de l’amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : « Même de connaître l’amour du Christ qui dépasse toute connaissance. » 1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l’aimant à un point tellement inouï que j’étais dans un abîme de bonheur (Je ne l’ai jamais ressenti aussi fort). Je n’étais vraiment plus. Mais il s’y ajoutait une impression que je n’ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l’étendue. C’était sans fin et sans limite. […] p.123
[44]
Ce jour-là, j’ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C’était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : « Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus ! » Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : « Seule avec Celui qui est le Seul. » Et je me disais : « Maintenant, je suis seule, mais devant le néant. » Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : « Mon Dieu, j’ai peur de ce que je sens. » Et cependant, un moment donné, je me suis dit : « C’est le moment d’offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n’était plus ! C’était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : « Votre tristesse se changera en joie1298 », car je les sentais vivre en moi. »
Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique 1299 :
« (43) Si Dieu prend l’initiative du salut de l’homme, c’est qu’il appartient à l’amour de commencer, de n’être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu’il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L’amour en Dieu n’est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l’objet, il n’est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d’être. Saint Augustin va jusqu’à dire que cette gratuité et cette sorte d’indépendance de l’amour expliquent que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d’un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés :“ Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de nous… Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas”.
(45) Dieu justifie, non parce qu’il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu’il l’efface en quelque sorte négativement, mais parce qu’en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui…
Augustin est donc en droit de conclure :“ Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras aussi (50) Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle” (V, 7)… Il s’agit d’une invasion transformante de Dieu en nous, d’une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d’aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n’est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l’au-delà, l’homme ne verra Dieu qu’en participant à son acte d’aimer. Dieu n’est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n’était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera parfaite quand la ressemblance de l’âme avec Dieu, par la croissance en elle de la charité, sera devenue parfaite.
(52) L’homme n’imite pas Dieu de l’extérieur, comme on copie un modèle. Il l’imite, parce qu’il reçoit de lui l’impulsion qui le pousse à aimer. /Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L’homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l’aimer qu’avec un amour qu’il reçoit de lui : or cet amour qu’il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c’est l’amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d’amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c’est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui.
(53) L’homme commence à être heureux, parce qu’il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement… »
« [34-35] Dire que nous sommes créés, c’est dire : « Nous ne sommes rien par nous-mêmes. » Mais, d’une façon corrélative et aussi catégorique, c’est dire en même temps : « Nous avons un prix infini, puisque nous sommes faits par Dieu., Il n’y a dans l’humilité de l’acte de foi aucune dépréciation, s’il y a dépossession.... / Nous consentons à nous dépouiller de tout ce que nous avons, nous reconnaissons que Dieu est le bienfaiteur et le donateur. Mais nous avons comme le sentiment qu’il doit y avoir une sorte de“ reste”, un domaine qui nous appartient en propre parce qu’il est comme notre centre, qu’il nous constitue et s’identifie à nous-mêmes. Qu’on l’appelle le“ moi”, la personne ou la liberté, peu importe. II y a toujours pour l’homme une tentation, plus ou moins consciente, de se retrancher dans ses propres limites et de circonscrire son propre domaine. Cela nous semble presque essentiel, ne serait-ce que pour nous distinguer de Dieu. / Mais c’est là une illusion. Ce n’est pas nous qui nous posons en face de Dieu, comme si nous commencions d’abord à exister sans Lui, indépendamment de Lui. C’est Dieu qui nous pose en face de Lui. Dans l’acte même par lequel nous nous reconnaissons autres que Dieu, il y a la reconnaissance que cette altérité même vient de Lui. ... / Oubliant que la grâce n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la liberté, mais ce qui la fonde, nous nous figurons en droit de protester :“ Laisse-nous faire quelque chose ! Tu es le Tout-puissant et je veux bien Te servir. Mais je Te demande un coin d’ombre où je sois enfin chez moi, un peu de vacances, queltiues heures de liberté rien qu’humaine !” Or cela n’a pas de sens, parce que nous ne pouvons pas sortir de la volonté de Dieu pour Le rejoindre par un acte qui serait purement nôtre. L’épreuve de la foi, c’est précisément l’expérience de cette pauvreté absolue…
[36] Mais dans notre protestation même est impliquée la réponse. Si l’homme n’a pas le droit de se détacher un seul instant de Dieu, d’échapper à son regard, de vouloir quelque chose que Dieu ne voudrait pas avant lui, c’est qu’il a du prix aux yeux de Dieu. C’est qu’il naît à chaque instant d’une pensée, d’un vouloir de Dieu. En raison de cette dépendance fondamentale, il ne peut pas être un étranger pour Dieu, pas plus que Dieu n’est un étranger pour lui. La pensée de Dieu et son action entrent dans la définition de l’homme, dans tous ses gestes, dans toutes ses décisions. L’homme ne rejoint pas Dieu de l’extérieur, jamais. Il n’y a pas d’affrontement d’un plus fort et d’un plus faible qui se seraient rencontré par hasard. Non, l’homme est tout entier de Dieu. Cette relation le constitue :“ Quelque chose a surgi qui s’origine au sein de la volonté profonde, ultime et enveloppante de la divinité, là où le Père dispose de sa Parole” (U. von Balthasar).
[36] C’est parce que je suis néant que je puis être dans la joie. Si j’étais quelque chose par moi-même, je pourrais [37] désespérer : comment rejoindre Dieu ? Mais si tout ce que je suis vient de Lui, alors ce qui vient de Dieu et ne cesse de venir de Lui peut faire retour à son origine. »
« Il peut sembler étonnant que ce que nous avons à imiter en Jésus-Christ, ce soit précisément ce qu’il y a en lui de plus haut, de plus intime, de plus mystérieux : cette vie de Fils de Dieu dans le détail et le quotidien d’une vie humaine. Mai c’est [97] justement que le chrétien, par la grâce de l’incarnation, est devenu fils de Dieu et que la vie divine l’atteint et lui est communiqué à chaque instant.... c’est dans le moment présent que se rejoignent l’éternel et le temps, la grâce offerte par Dieu et l’acte libre de l’homme.... [102] Le moment présent est donc, comme le dit encore le Père de Caussade, l’ouverture par laquelle l’abîme de la volonté divine entre en nous. »
« [791] Dieu nous a aimés le premier. —“ En ceci consiste son amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui nous a aimés le premier”, II Jean. Cette priorité signifie d’abord que Dieu est l’auteur de tout être et de tout bien créés… / Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n’est pas le plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création. Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait et celui qui le reçoit. Or, quand il s’agit de création, cette opposition signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1’être, mais elle ne signifie pas que le sujet préexistait à sa création. Il n’y a pas seulement don fait à quelqu’un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu’un. Nous ne pouvons pas essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même notre“ moi”, notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu’il y a en nous de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu.... L’homme se mettrait en état de recevoir la grâce. / Mais ce serait affirmer qu’il y a de notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non seulement l’homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer par ses propres forces quand il l’a perdue, mais il n’est pas capable de se préparer à la recevoir ni de la désirer. / Il n’y a pas de mouvement spirituel, même inchoatif, qui aille de l’homme à Dieu, si ce mouvement n’est pas prévenu et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l’homme. […]
[796] Le plus grand obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive de l’homme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d’être juste par lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L’attitude de l’homme qui se complaît dans ses vertus et celle de l’homme qui s’enferme dans sa misère, l’orgueil et le désespoir, procèdent d’une même volonté de se suffire. »
« [830] La naissance et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la transcendance de Dieu, dans ce mystère d’amour qui fait que, gratuitement, il décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu’il crée, de leur donner accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l’homme, elles se fondent sur son néant, autrement dit sur l’acceptation de n’être rien par soi, ce qui le rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De sorte que le mystique fait l’épreuve, concrètement et continuellement, de l’identité de la confession“ Toi seul es saint” et de l’exigence“ Parce que je suis saint, tu seras saint”. /... Le fond de l’attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le“ vouloir et le faire”, la capacité et l’exercice, tout procède de la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l’autonomie ; cette capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l’amour reçu de Dieu devient notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il fait agir librement.
[834] Toutefois, précisément parce que l’homme n’est pas capable d’emblée d’accéder à l’union parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une purification passive, où elle subit l’action de Dieu au point de n’être plus qu’un consentement à le laisser agir. /Cette distinction surprend, puisque l’action divine est toujours transcendante à l’action humaine, qu’elle la suscite et la fonde..... À travers l’appropriation [835] de biens finis, ce que cherche l’homme pécheur, c’est sa propre indépendance, une valorisation de son“ moi”, une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu’il croit posséder… /Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement, qui est aspiration vers Dieu, est d’être“ sevrée”, de tout ce qui nourrit l’égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce soit, et par là d’établir les puissances spirituelles dans le vide.
[837] Trouver en un autre toute sa raison d’être, être soi en sortant de soi, être saisi pour saisir, ne donner qu’en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l’amour. Dieu, en se donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne amour pour lui. Il est l’origine et le terme… »
Bénédictin particulièrement discret dont nous ne savons la biographie, auteur de plusieurs livres à visée intérieure1301.
« Le don d’elle-même que l’âme fait à Dieu n’est qu’une réponse au don que Dieu lui fait de lui-même : ce n’est pas elle qui, par un acte qui serait le sien propre, s’offre à Dieu, c’est Dieu qui prend possession d’elle en se donnant à elle : si elle est toute donnée, c’est parce qu’elle vit de la vie de Dieu, qui est une vie donnée. […]
Et ainsi l’âme en cet état aime Dieu autant qu’elle est aimée de lui, puisqu’un seul amour est leur, à tous deux… et partant elle demeure contente, car elle ne l’est point jusqu’à tant qu’elle soit parvenue à cet amour, qui est aimer Dieu parfaitement, avec le même amour dont il s’aime » (Cantique, str. 3).
(42) Plus cette union de volonté se fait profonde, plus elle devient le mouvement naturel, spontané, de l’âme vers Dieu. L’âme vit, vraiment, dans la volonté de Dieu ; toute sa vie est devenue amour : « Elle ne tient plus d’autre style ni façon de traiter [trois traits] que l’exercice de l’amour… elle a troqué et changé toute sa première façon de procéder en amour » ; elle emploie « sa volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu, et à affectionner en toutes choses la volonté de Dieu » […]
L’âme goûte une joie « d’autant plus assurée, substantielle et délectable que plus elle est intérieure ; parce que plus elle est intérieure plus elle est pure ; et que plus il y a de pureté, d’autant plus abondamment et plus souvent et plus généralement Dieu se communique — et ainsi les délices et la joie de l’âme et de l’esprit en sont plus grands, parce que c’est Dieu qui fait tout, sans que l’âme fasse rien de son côté… Et ainsi tous les mouvements d’une telle âme sont divins [trois traits annotés“ délices théoph [aniques] 1er ébranlement. »] ; et encore qu’ils soient de lui, ils sont d’elle aussi parce que Dieu les fait en elle et avec elle, qui donne sa volonté et prête son consentement » (Vive Flamme, str. 1, v. 3). […]
Et si cette grâce très pure peut être en quelque manière perceptible : s’il arrive que l’âme en perçoive la très délicate saveur et jouisse très purement de cette simplicité même et de cette pureté, il arrive aussi qu’elle en vive d’une façon plus secrète encore et plus dépouillée, dans cette simple netteté intérieure qui est le fruit d’une parfaite souplesse à la grâce et d’une inclination toute spontanée à répondre au moindre de ses appels. […]
Le prophète royal, parlant à Dieu, dit ceci de ce chemin de l’âme : « Votre voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux ; et vos vestiges ne seront point connus. » ... Dire que la voie et le chemin de Dieu par où l’âme s’achemine vers lui est dans la mer et ses pistes en de nombreuses eaux, et que pour cela elles seront inconnues, c’est dire que la voie pour aller à Dieu est aussi secrète et cachée pour le sens de l’âme que l’est pour celui du corps celle qui va par la mer, qui ne laisse ni trace ni piste. […]
Un silence intérieur dans lequel l’âme ne peut demeurer recueillie sans se sentir intérieurement fortifiée, comme si elle y recevait une nourriture cachée. Si vide qu’il puisse paraître, elle y revient comme d’instinct. C’est là qu’elle est attirée, là seulement elle se sent dans la paix.
Un pur silence, qui pourrait sembler entièrement vide, et pourtant l’âme sent qu’elle n’y peut introduire un acte d’affirmation ou de recherche de soi, qu’il y serait déplacé. […]
Les indices que l’âme peut percevoir de cette présence de la grâce et de son action en elle ne sont pas nécessairement proportionnés à son intensité — ils sont des moyens dont Dieu se sert dans la mesure où il le juge bon pour attirer son attention sur l’œuvre qu’il accomplit en elle. Ces indices peuvent être très légers, très ténus, à peine perceptibles : plutôt un moyen d’entrer en quelque manière en contact avec cette action de la grâce que d’en prendre vraiment conscience — et pourtant il y a en eux quelque chose qui révèle la grandeur de cette réalité qu’ils supposent, dont ils font deviner la présence.
Que sont ces indices ? Une certaine paix intérieure, certaines nuances de l’« atmosphère intérieure », par où se traduit l’adhésion profonde de la volonté à Dieu, à mesure qu’elle s’affermit. Une certaine paix, toute pleine d’un certain sens de Dieu, d’un certain pressentiment de Dieu. Une adhésion de l’âme à Dieu, qu’elle trouve au fond de cette paix, mais en la dépassant : en elle, et pourtant au-delà d’elle. […]
C’est dans la prière toute pure et secrète, décrite par saint Grégoire le Grand et saint Jean de la Croix, que se trouvent cachées les divines richesses qu’il peut être donné à l’âme d’entrevoir parfois « comme dans un éclair » ; car, en toute vérité, elle se sent comblée par cette grâce si délicate, si subtile que « tout en la possédant, elle ne la remarque pas et ne l’expérimente pas. » [trois traits] […]
Écoutons sainte Jeanne de Chantal nous décrire cette action secrète de la grâce dans l’âme qui se tient simplement attentive : « Le chemin que tient l’Esprit de Dieu lorsqu’il entre dans une âme nous est inconnu… C’est assez de savoir qu’on l’a reçu par les effets qu’il produit tous les jours et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni le corps des hommes, quand bien même on les regarderait depuis le matin jusqu’au soir, mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la vie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce » (Œuvres, t. II, pp. 325, 326). […]
Elle trouve plus de joie à donner qu’à recevoir : sa joie est de vivre avec tous, comme avec son Dieu, sous cette loi de gratuité qui est celle de l’amour.
C’est ainsi qu’elle s’établit peu à peu dans « le centre de son humilité », selon la belle expression de saint Jean de la Croix, et c’est là, et là seulement, qu’elle peut trouver Dieu.
C’est en suivant cette voie qu’elle parviendra à la plus parfaite soumission. La soumission d’une âme qui sent son absolu dénuement, sa radicale pauvreté [humilité dénuement Lalla] : il n’y a rien en elle à quoi puisse encore s’accrocher une quelconque appartenance, une quelconque possession. […]
La pureté qu’exige de nous l’amour de Dieu est la pureté vivante, heureuse, d’un unique amour qui s’épanouit dans notre cœur et y vivifie tout. Ce n’est certes pas la pureté d’un désert aride, desséché […]
Si le renoncement est nécessaire, c’est parce qu’il est la condition en dehors de laquelle il ne peut y avoir véritable union de volonté avec Dieu. Aussi (114) ne s’agit-il nullement de tendre vers une sorte d’indifférence stoïque à l’égard de toutes choses. […]
« Nous ne traitons pas ici de la privation des choses — car cela ne dépouille point l’âme si elle en a l’appétit —, mais de la nudité du goût et de l’appétit qu’on y prend : c’est ce qui laisse l’âme libre et vide, quoiqu’elle les possède, […]
il ne faut jamais perdre courage. C’est pourquoi aussi, au moment de la prière, si nous sentons en nous les résistances d’un égoïsme encore bien vivant et contre lequel nous avons de la peine à nous défendre, nous ne devons pas chercher à nous en débarrasser avant d’oser nous approcher de Dieu, mais plutôt nous approcher de lui d’abord : placer notre âme sous l’influence bienfaisante de sa présence […]
Ce n’est pas une grâce dont on est digne ou indigne, mais une grâce dont on a besoin, qui est nécessaire à notre misère pour la sauver d’elle-même. […]
La grâce est toute gratuité, c’est ce qui fait sa pureté : elle est étrangère à tout égoïsme, à tout esprit de propriété. C’est un don que nous ne pouvons recevoir qu’à condition de ne pas le faire nôtre, de ne pas le replier sur nous-même. Il est dans sa nature de ne pouvoir être le bien d’un seul [grâce à tous] : c’est une atmosphère que nous respirons tous sans qu’aucun puisse la retenir, l’enfermer en lui. C’est un bien commun, parce que c’est un bien de Dieu. (150) Quiconque en vit appartient à Dieu. Quiconque en vit entre dans cet ordre de la grâce qui est l’ordre de la gratuité, du don de soi, et doit se conformer à ses lois, à son esprit.
Notre vie surnaturelle n’est pas notre bien propre. Non seulement parce qu’elle appartient à Dieu, mais aussi parce qu’elle appartient à tous ceux qui nous ont aidés. […]
La joie de cette vie, c’est de la vivre en gratuité, de savoir que nous l’avons reçue gratuitement, et qu’elle reste en nous comme un don qui se répand, et non comme un trésor que nous enfermerions en nous-mêmes. […] »
Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé par dom Guillerand1302 et nous a livré la belle traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes1303, suivant une antique tradition chartreuse.
« [29] Il ne faut pas que l’âme soit agitée ; aussitôt qu’on la trouble, il faut l’essuyer (comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et restitue à Dieu l’image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. /Remarquons bien que ce n’est pas ce que nous sommes qui importe, ce n’est pas la matière du miroir qui fait sa valeur ; c’est, au contraire, d’être tout effacé, tout uni, de n’être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégralement l’image qu’on lui envoie. […]/Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silencieuse, mieux elle joue son rôle d’instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de Dieu puisque nous rendons cette gloire.
[30] L’orgueil c’est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d’abord savoir qu’on n’est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est tout, c’est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.
[55] La charité envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie et à atteindre ce but.
[63] Remarquez bien que ce manque de confiance dont nous souffrons c’est une espèce de peur. Nous avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.
[69] L’âme qui fait des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c’est au moment où elle y pense le moins qu’elle la possède déjà dans son cœur.
[72] Chacun peut et doit se dire : la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois être, c’est la dernière. Pourquoi ? Parce que le“ moi”, le“ je”, tout ce qu’il y a en nous de propre, c’est cela qui s’oppose à l’amour.
[82] C’est l’abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours répandre devant la divine Majesté les parfums d’une sainte soumission à sa sainte volonté et d’une continuelle promesse de ne point L’offenser.
[94] Toute vie se traduit par un épanouissement de beauté. La vie d’union à Notre Seigneur se manifeste par la beauté, c’est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu’est-ce que c’est qu’une âme belle et noble ? C’est simplement une âme qui porte sa croix en silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à souffrir de nous-mêmes.
[104] La confiance est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l’amour même et nous doutons d’être aimés par Lui… Pourtant, nous sommes séparés des hommes, jamais de Dieu. L’âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.
[105] Si vous êtes certain d’être aimé — comme vous devez l’être — et d’être aimé gratuitement (car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre cœur sera rempli d’une certitude divine, comme un vase plein d’une liqueur précieuse. /Alors, cette pensée, cette présence de l’amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice de votre cœur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et vous serez charitables.
[122] D’une façon générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de Dieu seul (et c’est la réalité !).
[123] Ce que l’on gagne à être tourné vers Dieu seul, c’est d’abord la liberté. Car Dieu nous demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes angoisses.
[146] Je tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d’exister. C’est la seule façon, à mon avis, de tenir en chartreuse, dans une charge ou en cellule. On pourrait dire en somme que demeurer en chartreuse est impossible : il faut en sortir, soit par l’extérieur, soit par l’intérieur. Malheureux dans le premier cas, bienheureux dans le second. »
Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai. V. www.asett.com., « Une interview… »
« [20] Aimer, ce n’est pas d’abord être héroïque dans le désintéressement : au contraire, cette perfection ne vient qu’à la fin. Aimer, c’est d’abord être attiré, séduit, captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c’est de céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser « avoir »… de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu’ils procèdent très peu de l’amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu’on aime : ce qui revient à vouloir faire les œuvres de l’amour sans aimer.
[21] « Je n’ai rien fait humainement — je n’ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la Miséricorde de Dieu. »
[31] La psychanalyse enseigne qu’un homme guéri de ses complexes débouche dans un état qu’elle aussi appelle oblatif, un état où l’intéressé s’offre à la « réalité » sans interposer entre elle et lui le jeu de ses pulsions et de son imagination. Seulement, pour la psychanalyse, la réalité c’est la société. Pour nous c’est Dieu et, pour l’amour de Dieu, les autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C’est le seul équilibre véritable, celui qui nous donne le bonheur. /Si on va jusqu’au bout de cette oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même, on accomplit la loi. La loi n’est pas cette chose extérieure que constitue le droit positif. La loi d’un germe est de grandir, la loi de chaque nature est de s’épanouir… la loi de la nature humaine est d’aimer Dieu et le prochain. Cette loi n’est pas dans le Code civil ni même le code sacerdotal, c’est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l’homme sera profondément malheureux.
[54] Le Christ Lui-même en tant qu’homme n’ajoute rien à Dieu : Il est un serviteur inutile, et la Sainte Vierge aussi. Elle le proclame, elle met sa joie à le proclamer. Elle sait que tout cela est gratuit, que c’est le luxe de Dieu… et elle le chante dans un Magnificat éternel. ... /Cela doit nous délivrer de toute inquiétude (ne vous inquiétez de rien, dit S. Paul). Dans la mesure où une créature pourrit d’inutilité, elle remplit parfaitement sa fonction de créature. L’intérêt de notre vie c’est de ne pas en avoir : nous sommes un chant à la gloire de Dieu et nous ne sommes que cela.
[55] La vie est sérieuse parce qu’il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un seul instant d’être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais telle qu’elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de les donner tels qu’ils sont : ne pas essayer de s’en délivrer avant de se présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut dire qu’ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est beau.
[62] Réjouis-toi de mon Être comme je me réjouis de ton néant parce que je l’aime, et réjouis-toi de ton néant comme tu te réjouis de mon Être, car c’est grâce à lui que tu m’offres un visage nouveau…
[64]… notre tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère — non par un effort constructif pour la guérir ou l’améliorer, mais par le refus, obscur et farouche, d’en prendre conscience, d’être affronté au spectacle d’une indigence dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il est plus facile de reconnaître « ses péchés » — dans lesquels nous voyons au fond des accidents — que de contempler cette indigence fondamentale…
[65] dans cette misère même l’arme absolue qui nous donne tout pouvoir sur le cœur de Dieu — parce que c’est cela qui Le séduit en nous et non pas les dons qu’Il nous a déjà faits, ni aucun de ceux qu’Il est prêt a déverser en avalanche sur cette misère qui L’attire (ce qui se comprend bien au fond si l’on songe qu’elle est la seule chose qu’il ne puisse pas trouver en Lui, la seule par conséquent qu’Il puisse aimer en dehors de Lui). /La réaction humaine qui consiste à « avoir un faible pour les êtres les plus ingrats, les moins doués, les plus malheureux, ne relève pas seulement de la psychanalyse, elle est porteuse d’une immense vérité métaphysique et théologique : là encore, les cœurs purs risquent d’aller plus vite que les sages et les intelligents.
[82] Il y a en effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s’emparer — et le renoncement porte justement, non sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce soit : recevoir n’est pas moins actif que prendre —, mais c’est une activité d’un autre ordre et qui, aux yeux de l’impatience humaine, ressemble fâcheusement à de la passivité.
[83] [témoignage « d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c’est que je réalise maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre dans l’autre sens, et qu’étant toujours à presser derrière, je la force à rester fermée ; de l’autre côté, je crois que Dieu essaie de l’ouvrir. ... Jusqu’à présent, il a donc été toujours question de moi. /Dieu aussi était évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».
[94] Ce qui est douloureux, dans l’agitation de certains pour « se réformer », c’est l’effort de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui nous soit offerte, et qui est le silence. Il n’y a pas d’autre choix — le silence ou l’action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre...... Préférer une œuvre humaine à une œuvre divine, c’est renoncer à faire tout parce qu’on veut faire quelque chose. Il n’y a qu’une seule manière de faire tout : c’est de se laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »…
[95] l. a difficulté, même pour Dieu, c’est de trouver une liberté qui se donne vraiment.
[98] La grâce de la conversion n’est pas d’abord une grâce de force, mais de lumière — une lumière que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la fabriquer, mais de l’accueillir, et pour nous y disposer de l’attendre avec désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous accepterons d’en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.
[99] Extraordinaire exemple de ce qu’on peut appeler les purifications passives. Toute conversion est essentiellement passive : c’est une grâce qui fond sur nous, une lumière imprévue et imprévisible par laquelle on se laisse prendre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit. On est retourné…
[122] Comment faire ce discernement' ? En recherchant le domaine où s’exerce le plus profondément l’orgueil de la vie. Certaines fautes sont presque de pure faiblesse en nous… la plupart du temps elles ne le sont pas, car elles n’impliquent pas ce vertige, cette griserie agréable ou douloureuse dans laquelle nous sentons une certaine exaltation de notre moi, un épanouissement et une autosatisfaction auxquels notre subconscient est férocement attaché (c’est pourquoi cela coïncide souvent avec ce que la psychanalyse appelle nos complexes).
[123] Bien souvent — les psychanalystes l’ont remarqué après S. Augustin — l’orgueil de la vie vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons à atteindre à travers l’ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud appelle « l’idéal du moi ».… Nous croyons avoir le droit et même le devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…
[212] Cela explique pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s’en apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez bien qu’il n’y a pas besoin d’être mystique pour être un saint ! » Mais justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : « J’ai été introduite en Dieu, et j’ai été faite le Non-Amour, ayant perdu l’amour que je traînais jusque-là. »
[213] Quelqu’un me disait à propos d’une souffrance physique : « Elle n’a rien de comparable avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être un homme — tandis qu’avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce qu’on appelle supporter la souffrance, c’est essayer de rester un homme sous ses coups. C’est justement ce que les saints et le Christ n’ont pas essayé de faire : ils n’avaient pas besoin d’essayer de rester un homme, ils n’avaient rien à craindre — ils pouvaient tout lâcher parce qu’ils avaient l’onction du Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est stable…
Il s’agit des mystiques « Orthodoxes » vivant en terres grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en terres slaves, dont la Lithuanie1304 et la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes « du sud ».
Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du mont Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas (-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez sombres de la fin du XVIIIe siècle1305. Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky1306.
Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :
« Supposez que vous m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation… et vous, malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement : « Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint.
« C’est pour cela qu’il est dit :“ Effacez-vous et comprenez que je suis Dieu ! J’apparaîtrai aux peuples. J’apparaîtrai sur la terre.” Cela veut dire : Je vais apparaître à celui qui croit en Moi, qui M’appelle, et je vais m’entretenir avec lui…1307.
Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales de Divéév)… la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme le don essentiel du Saint-Esprit. Il a exprimé la nature de sa propre tendresse pour ses enfants spirituels par l’exhortation adressée à un higoumène [abbé de monastère] d’être pour les siens « non seulement comme un père, mais comme une mère ». 1308.
La seconde partie de l’Entretien avec Motovilov 1309 témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :
« VI Différence entre l’action de l’Esprit Saint et celle de l’ennemi. La grâce de l’Esprit Saint est Lumière.
« Je dois encore, humble Séraphin, expliquer à votre Théophilie en quoi consiste la différence entre l’action de l’Esprit Saint, Qui vient, en un saint mystère, habiter le cœur de ceux qui croient au Seigneur Dieu, notre Sauveur Jésus-Christ, et l’action de la“ ténèbre du péché”, ténèbre à l’instigation du diable et enflammée par lui, agissant en nous comme une voleuse. L’Esprit de Dieu remet constamment en notre mémoire les paroles du Seigneur Jésus-Christ avec Qui Il agit toujours solennellement, créant la joie dans nos cœurs et dirigeant nos pas vers le chemin de la paix. […]
Rappelez-vous Moïse après sa conversation avec Dieu sur la montagne de Sinaï. Les hommes ne pouvaient le regarder, tellement sa face était nimbée d’une lumière extraordinaire ; il était même obligé de n’apparaître au peuple que sous un voile.
Rappelez-vous la“ Transfiguration” du Seigneur sur la montagne de Thabor ! Une grande lumière Le saisit,“ Ses vêtements devinrent blancs comme de la neige éclatante et Ses disciples, pris de crainte, tombèrent la face contre terre”. Et quand Moïse et Élie apparurent baignés de la même lumière, alors il est dit :“ Un nuage” cacha le rayonnement de la Lumière divine, afin de préserver les yeux aveuglés des disciples.
Ainsi, la Grâce du Saint Esprit apparaît comme une ineffable Lumière à tous ceux auxquels Dieu veut bien la manifester.
Mais, demandai-je, petit Père Séraphim, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve en la Grâce du Saint Esprit ?
– C’est fort simple, votre Théophilie, répondit-il, puisque Dieu dit :“ Tout est simple pour celui qui acquiert la Sagesse”. Notre malheur, c’est que nous ne la recherchions point, cette Sagesse divine qui n’est pas présomptueuse, n’étant pas de ce monde. Cette Sagesse, remplie d’amour pour Dieu et le prochain, recrée chaque homme pour son salut.
C’est en parlant de cette Sagesse que le Seigneur a dit :“ Dieu veut que tous soient sauvés et parviennent à la Sagesse de la Vérité”.
En parlant du manque de cette Sagesse, le Seigneur dit à Ses Apôtres :“ Combien vous manquez de Sagesse ! N’avez-vous pourtant pas lu les Écritures pour pouvoir comprendre cette parabole!”
Et encore, de cette Sagesse d’esprit il est dit dans les Évangiles, en parlant des Apôtres :“ Dieu a ouvert leur intelligence” et les Apôtres savaient toujours si l’Esprit de Dieu était avec eux ou non. Pénétrés par Lui, reconnaissant Sa présence en eux, ils disaient affirmativement que leur cause était sainte et agréable à Dieu.
Ceci explique pourquoi, dans leurs Epitres, ils écrivaient :“ Il a plu au Saint Esprit et à nous…”, et seulement sur ces bases proposaient leurs Épîtres comme vérité infaillible, utile à tous les croyants, puisqu’ils reconnaissaient en eux d’une façon qui leur était tangible là présence de l’Esprit Saint. Aussi, votre Théophilie, voyez comme c’est simple !
VII. La manifestation de la présence de l’Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la douceur, la chaleur, l’aromate, la joie. —“ Le Royaume des Cieux est la paix et la joie en l’Esprit Saint”.
– Quand même, répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr d’être dans l’Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa véritable présence ?
Petit Père Séraphim répondit :“ J’ai déjà dit, votre Théophilie, que c’était fort simple et vous ai raconté d’une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la plénitude de l’Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».
– Il me faut, dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !
Alors Père Séraphim me serra fortement les épaules et dit :
– Nous sommes tous les deux en la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne me regardes-tu pas ?
– Je ne le puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
– N’ayez pas peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi ; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l’Esprit Saint. Autrement, vous n’auriez pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à l’oreille : « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous avez vu que je n’ai même pas fait un signe de croix ; seulement, dans mon cœur, en pensée, j’ai prié le Seigneur Dieu et j’ai dit : « Seigneur, rends-le digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l’Esprit Saint, comme Tu l’as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l’humble rire de l’humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?
Réalisez, petit père, que ce n’est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre cœur douloureux par l’intercession de la Mère de Dieu elle-même !
Alors, pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans crainte ! Dieu est avec nous !
Après ces mots, je regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m’envahit. Représentez-vous la face d’un homme qui vous parle au milieu d’un soleil de midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu’un vous serre les épaules de ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait imaginer mon état d’alors !
– Que sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.
– Je me sens extraordinairement bien !
— Mais… Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?
– Je ressens en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l’exprimer par des paroles…
– C’est là, votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur désignait à Ses disciples lorsqu’Il leur disait : « Je vous donne Ma paix, non comme le monde la donne. C’est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait. Soyez donc téméraires, car J’ai vaincu le monde ».
C’est à ces hommes, que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous ressentez à présent — « cette paix », dit l’Apôtre, « qui dépasse tout entendement a.
L’Apôtre désigne ainsi cette paix parce qu’on ne peut exprimer par/aucune parole le bien-être que ressent l’âme des _hommes dans le cœur desquels le Seigneur Dieu l’enracine. Le Christ Sauveur « l’appelle « Sa paix a, venant de Sa propre générosité et non de ce monde, parce qu’aucun bonheur terrestre provisoire ne peut donner cette paix. Elle est donnée d’En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même, c’est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,
Mais que ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.
-... une douceur extraordinaire…
— C’est cette douceur dont parlent les Saintes Écritures :“ Ils boiront le breuvage de Ta maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur”. C’est cette douceur qui déborde dans nos cœurs et s’écoule » dans toutes nos veines en un inexprimable délice. On dirait qu’elle fait fondre nos cœurs, les emplissant d’une telle béatitude qu’aucune parole ne saurait la décrire. Et que sentez-vous encore ?
— Tout mon cœur déborde d’une joie indicible.
— Quand le Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l’homme et le couvre de la plénitude de Ses dons, l’âme de l’homme se remplit d’une inexprimable joie, parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu’Il a effleuré ! C’est de cette même joie dont parle le Seigneur dans l’Évangile : « Quand la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais, ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la joie d’avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais quand Je vous visiterai, vos cœurs se réjouiront et votre joie ne vous sera point ravie ».
Pour autant qu’elle soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre cœur, votre Théophilie, n’est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même a dit par la voix de Son Apôtre :
« La joie que Dieu réserve à ceux qui l’aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le cœur de l’homme dans ce monde ».
Ce ne sont que des « acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous ressentons en nos cœurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons ici-bas. »
Toutes les voies spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du « moine russe » se présenta à l’esprit de Dostoievsky lorsqu’il voulut incarner dans son œuvre l’idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le décor extérieur, la description du monastère jusqu’aux moindres détails, l’attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser à Optino. Mais le starets Zossima n’a presque rien de commun avec le Père Ambroise. C’est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait peint sur le vif…1310.
Belle présentation de la lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle — les starsi propres à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux sections suivantes — portant sur ce centre le plus vivant de la Russie spirituelle1311 :
« Le monastère d’Optina Poustyn [" Désert"," Solitude" d’Optina] se trouve dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les abbés d’Optino n’ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.
« Les origines d’Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne « éclairé » de Catherine II, qui fut l’époque de la grande désolation des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l’époque de la grande renommée d’Optino commence trente ans plus tard, après 1821, lorsque Philarète de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du monastère un petit ermitage ou « skite » dédié à la Décollation de saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de l’enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder ce nouvel ermitage, l’évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand rénovateur du monachisme russe.
« Par des liens multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l’œuvre de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance, cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n’a pu terminer en Moldavie. En effet, c’est le monastère d’Optino qui entreprend, après 1840, la publication des œuvres ascétiques des Pères, traduites par l’archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les moines d’Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d’Optino n’étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits ; ces textes anciens, rédigés par de grands contemplatifs d’Égypte, de Syrie et de Grèce, devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de l’ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.
« Optino comptait jusqu’à trois cents moines avant la révolution. Personne n’avait de propriété privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie : la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun, même novice, avait une cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou bien aux travaux manuels. La journée était réglée d’après les offices ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle formelle n’obligeait les religieux d’assister à tous les offices, chacun était libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement des heures qui n’étaient pas occupées par les travaux d’« obédience », imposés par l’abbé. On n’avait jamais recours à la main-d’œuvre étrangère au monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les « obédiences » de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se faisait sentir dans la vie de la communauté d’Optino : la discipline fondée sur la confiance s’exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le « skite » silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout ; elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à Optino.
« Un petit chemin forestier conduisait du monastère au“ skite”. L’aspect extérieur de cet ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d’entrée. Des deux côtés, en dehors de l’enceinte, les“ maisonnettes”, espèces de parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n’avaient pas le droit d’entrer dans le“ skite”. Un silence absolu régnait dans l’enceinte de l’ermitage. C’était un beau jardin plein de fleurs multicolores autour de l’église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un siècle. »
Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur « riche de pauvreté », car accueillant des personnes « inutiles » (infirmes, aveugles), le starets Macaire connaît l’ouverture d’Optino à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :
« Pour acquérir les dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le caractère de l’amour divin, sa gratuité. « La grâce de Dieu se donne à tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi guider par l’humilité1312. »
« Une jeune fille, une étudiante de Moscou, qui n’avait jamais vu le starets, manifestait une grande animosité à son égard, le traitant de“ vieil hypocrite”. Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le parloir, fit une courte prière, regarda un moment l’assistance et, s’adressant à la jeune personne :“ Ah ! mais c’est Véra, elle est venue voir le vieil hypocrite !” Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise, la jeune fille changea d’opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent de Chamordino, fondé par le starets1313.
“ Ne discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait toujours nuisible pour vous.” On rapporte l’histoire d’un artisan qui, après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l’église d’Optino, vint chez le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l’artisan était pressé de regagner son atelier, sachant qu’une commande avantageuse l’attendait. Mais le starets, après l’avoir retenu longtemps, l’invita à revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule. L’artisan, flatté par cette attention du saint homme, n’osa pas refuser. Il espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de l’après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir ; il fallut que l’artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain. L’artisan, très déçu, mais n’osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette manœuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement l’artisan :“ Merci, mon ami, pour m’avoir obéi ; Dieu te gardera, va en paix.” Quelque temps après, l’artisan apprit que deux de ses anciens apprentis, sachant qu’il devait rentrer d’Optino avec une somme d’argent considérable, l’avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près de la grand-route de Kalouga, avec l’intention de le tuer1314. »
Nous quittons le lieu privilégié d’Optino qui n’est certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).
Théophane de Vycha assura une large direction spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son siège épiscopal1315 :
« C’est le Seigneur qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l’air de la liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.
Remettez-vous au Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez à lui plus souvent encore que vous n’aspirez l’air1316.
Efforce-toi de chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa queue. Mais tu recevras ce qu’il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui plaira.
Il faut chercher, s’écrier d’un cœur contrit, avec un sentiment d’humilité extrême et la ferme conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque chose, ce n’est pas notre propriété… Tout le salut est remis aux mains du Seigneur, c’est/a voie la plus sûre, la meilleure, c’est celle qui va le plus loin.
Le plus important, c’est de s’abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s’écriant d’un cœur contrit : sauve-moi selon tes propres jugements… Car il n’y a de salut qu’en lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein d’abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.
Quiconque ne travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu’à se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d’appel qui viendrait de cette impuissance, n’en acquerra pas le sentiment… Vous, agissez de même : dans le sentiment de votre propre impuissance, appelez à l’aide et, même après avoir accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance1317.
« Le 17 juin 1858. Tu continues d’aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre la voie humble, comme d’autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l’humilité et relève-toi par la pénitence ; et bientôt tu retrouveras la voie droite…1318
L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un familier d’Optino.
Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de Valamo vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle précédent1319, dont celui-ci de Théophane le Reclus :
« Je me souviens que vous m’avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à soutenir votre attention. C’est ce qui arrive quand on ne travaille qu’avec la tête ; mais si vous descendez dans le cœur, vous n’aurez plus aucune difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours dans la tête, se pourchassant l’une l’autre, et on ne parvient pas à les contrôler. Mais si vous entrez dans votre cœur, et si vous êtes capable d’y rester, alors chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n’aurez qu’à descendre dans votre cœur et les pensées s’envoleront. Vous vous trouverez dans un havre réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C’est dans le cœur que se trouve la vie, et c’est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu’il s’agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur. »
Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note cristalline qui en est sans doute la tonique secrète »1320.
« Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)
« Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur… Je voyais parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultés et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième récit, 42, 43)
« En ce qui concerne l’absence de formes c’est — à-dire le fait de ne pas user de l’imagination et de ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d’une lumière, d’un ange, du Christ ou de n’importe quel saint, et de se détourner de toute rêverie, cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés, pour la raison suivante : la puissance de l’imagination peut facilement incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans l’illusion… Que l’esprit puisse naturellement et facilement être dans un état d’absence d’images, et s’y maintenir, tout en se rappelant la présence de Dieu, on le voit bien puisque la force de l’imagination peut présenter une chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette représentation. Par exemple, la représentation de l’âme, de l’air, de la chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n’ait pas de contour, ne puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l’esprit et identifiée dans le cœur dans un absolu vide de formes. (Septième récit, 111-112)
« Car celui qui veille en silence… aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L’homme qui vit dans le monde et qui entend parler d’un pieux reclus, ou qui passe devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se souvient de ce que l’homme peut être sur la Terre, et qu’il lui est possible de revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu.
(Septième récit, 116-117)
… il faut observer que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion chrétienne pour le prochain, et qu’elle agit sur son âme dans la seule mesure de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain, ou au moment fixé pour le faire, il est bon d’introduire sa présence dans la présence de Dieu, et d’offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton serviteur N. Prends ce désir que j’exprime comme un cri d’amour que tu as commandé. » (Septième récit, 123-124).
Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « … je trouvais là l’éveil religieux d’un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l’Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires du XIXe siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum1321 dont il traduit le terrible témoignage1322, et Spiridon1323 :
« Tu sais, père, cela m’est bien pénible et bien douloureux maintenant, d’avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J’eus grand-pitié de lui, jusqu’à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d’un coup ce que c’est que de voler à quelqu’un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu’un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m’apparut comme l’homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l’Évangile. C’est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j’ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n’ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d’autres le soin de baptiser. (58-59)
« C’est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j’ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». — Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C’est avant tout en soi-même qu’il faut le chercher. S’il n’y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu’en dedans de nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu ». (108)
« Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J’avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m’attirait comme un aimant. J’étais ravi jusqu’au fond du cœur. Je m’enhardis jusqu’à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit :“ Ce matin, j’ai prié Dieu ; à déjeuner, j’ai prié Dieu ; ce soir j’ai prié Dieu ; la nuit, j’ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah !”. À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c’était la prière qui l’avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l’embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l’accueillis, Dieu m’en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l’un de l’autre, en nous arrosant l’un l’autre à chaudes larmes. » (131)
« [417], Mais ne pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l’illusion. Non, j’ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d’une manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu’une chose : être sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n’en fais aucun. Et pourtant, le Seigneur m’a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c’est elle qui fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.
Je suis attristé parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur aime aussi de tels hommes, et c’est pourquoi mon âme aspire de toutes ses forces à travailler pour Lui.
Oh ! que la bonté de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le Seigneur m’aime. C’est qu’Il est l’Amour en personne ; Il aime tous les hommes et les appelle à Lui :“ Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit, l’âme humble le reçoit pour son repentir.
Nous sommes maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour, s’accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir. Voici un miracle : quand l’âme incline à l’orgueil, elle sombre dans les ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu’elle s’humilie, alors viennent la joie, l’humble attendrissement du cœur et la lumière.
L’âme de l’humble1325 est comme une mer ; si quelqu’un jette une pierre à la mer, la surface de l’eau est troublée pendant un instant, puis la pierre s’enfonce dans l’abîme. Ainsi toute peine est engloutie dans le cœur de l’humble puisqu’en lui est la Force de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te consumes pas ; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite. »
L’humain en l’homme est sa théandrie… l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). 1326.
« L’Église du Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu… qui se révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).
« Le Christ a proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être un « législateur ». (230)
« Les anciens Pères de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme Héraclite, Socrate, Platon, étaient des“ chrétiens avant le Christ”. En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans l’Église mystique du Christ. » (232).
Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française de se développer à Paris — plaque tournante de l’émigration russe — et à Beyrouth1327. Nous choisissons de citer Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions spirituelles et textes à fins spirituelles1328, pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs1329 :
“As Abelson said, speaking of the Zohar: “Some of the cardinal doctrines of Christianity are embedded in these ideas [of the shekinah, etc.]. It seems that the starting point of such ideas was a spiritual experience, a deep need of a “coming down” of God to man and of the expiation of sin by a perfect Mediator. These inner experiences, which agreed with several passages of the Scripture, gave birth to certain thought-tendencies, still vague. At a further stage of development these thought-tendencies became crystallized in definite conceptions. [97]
The Jewish book Kuzair (12th century) said that Judaism, Christianity and Islam, are like three rings having such a close resemblance that one can hardly distinguish one from the other. [104]
In each Thou we address the eternal Thou. If I have both, will and grace, the tree on which I gaze is now no longer it. [. . .] The Thou meets me through grace; it is not found by seeking. [117]”
S’impose comme traduisant une grande liberté intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :
En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en expérience religieuse » du collège Manchester de l’université Oxford1331. Père Lev a 79 ans au moment de l’interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu’il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »1332, qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l’interview [298] débute difficilement, sur une discussion quelque peu intellectuelle concernant le sens et la nature de l’« expérience religieuse », et alors que la pensée du père Lev s’oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion. Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui témoignent dans cette interview d’un grand spirituel.
Les parties en italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères normaux, les réponses du père Lev.
Au point de départ, on a demandé à des personnes d’écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu’ils avaient été sous l’influence d’une puissance soit au-delà ou en partie au-delà d’elles-mêmes et de nous raconter l’effet qu’une telle expérience avait produit sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très variés ; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et de l’occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes volantes jusqu’à une forme plus traditionnelle d’expérience religieuse. Quelle approche faites-vous d’un tel ensemble ?
Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.
En faisant cela, on trouve certains traits communs.
Qu’attendez-vous de trouver qui présente un intérêt particulier ?
Cela dépend de votre conception d’un phénomène religieux. J’ai bien sûr, ma propre idée là-dessus.
Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?
Je pense qu’il s’agit d’un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d’abord, de quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même, au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous. Troisièmement, entre ces deux expressions d’une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d’échange dynamique. Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C’est ma conception d’un phénomène religieux. Ceci s’applique à beaucoup de cas où Dieu n’est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou supra personnelle — Dieu.
Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos peuvent-ils être transcendants ?
Prenons le cas d’un psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité suprême : quelque chose qui correspond à l’élan vital de Bergson.
[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme transcendant parce qu’il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de lui-même, n’est-ce pas ?
Je ne le juge pas. Je m’intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur transcendante ou non.
Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en un certain sens ?
Je ne sais pas ; je n’en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout. Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.
Comment reconnaîtriez-vous alors une personne non religieuse ? Serait-ce quelqu’un pour qui l’existence n’a pas de sens ?
Oui. Ou bien quelqu’un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que d’abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique », implique cette sorte de structure cosmique, universelle.
À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.
Peut-être ; mais je pense qu’il y a pas mal de gens qui n’ont pas du tout de quête de sens ; des gens qui n’ont pas d’intérêt, qui n’accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un tel besoin. Ils vivent un jour après l’autre sans se poser de questions.
Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens ?
J’en ai rencontré pas mal. D’abord, j’étais victime d’une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d’anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment l’exprimer, ou bien qu’elles n’en étaient pas conscientes. J’ai changé d’avis maintenant que j’ai rencontré à Londres pas mal d’hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question ; elles n’éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu’ils se présentent.
Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m’intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de crises, et comment, jusqu’au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n’ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l’existence quotidienne ?
Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j’ai vécue l’an passé [1971]. Au mois de mars [302] à cette époque, j’étais très malade. J’étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j’étais inconscient et je délirais. D’une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d’une sorte de dialectique à l’intérieur de moi, dont j’étais conscient et qui tenait la route. Il s’agissait de l’extension d’un rêve ou d’une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de ma maladie, j’avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu’une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu’elles partent. Soudain, l’enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire que l’enfant savait que l’on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d’enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J’en étais fortement impressionné.
La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j’eus un rêve — ou bien le vis-je d’une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j’étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d’entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j’avais l’impression d’avoir une vision de l’univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu’à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l’ambition, l’argent, le sexe, n’importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d’entre eux prennent conscience de réalités en dehors d’eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.
Pour moi, c’était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l’univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu’il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu’au moment où leurs yeux s’ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.
Ceci suggère que notre état naturel n’est pas d’être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.
Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d’autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appelle la grâce.
Quelles limites mettriez-vous à ce qu’on appelle le transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c’est cela notre expérience religieuse ». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.
Je ne me posais aucune question à ce sujet : j’en étais venu à cette interprétation du rêve parce que j’avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments décisifs de ma vie. J’ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime, d’abord un sentiment de présence, d’une présence donnée et super personnelle. Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense, m’envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant complètement. Ceci m’est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l’influence de l’environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans l’Évangile. Mais c’était tellement saisissant que je vis soudainement que l’intention que j’avais eue d’aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce que j’avais vu et ressenti dépassait tout ce que j’aurais pu faire à Jérusalem. Il ne me restait qu’à retourner immédiatement en Europe et rien d’autre.
Avez-vous connu à d’autres moments cette sensation de présence ?
Oui, beaucoup, mais celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus frappants. L’impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même j’étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux gens, n’avait aucune importance. La seule chose qui importait était d’être capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d’aider de telles personnes.
Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expé — [306] riences que d’autres personnes appelleraient purement psychiques ?
Je n’ai aucune expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont entièrement étrangères.
Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu’ils ont vu une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?
Je pense que c’est un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple, j’éprouve très souvent un sentiment, non d’une lumière extérieure, mais d’une sorte d’illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de Jésus. J’ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d’une lumière intérieure que vous ne pouvez décrire.
Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans rapport ? N’importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de contexte à cette sorte d’expérience.
Je ne veux pas le nier. Je pense que c’est tout à fait possible qu’il y ait une origine psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d’autres divinités, Isis ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques avec Jésus sous d’autres noms et formes.
Et je suppose qu’elles prendraient les mêmes attitudes que vous ?
Un Hindou certainement.
Vous dites ne pas avoir d’expérience psychique. Mais que diriez-vous à quelqu’un qui décrirait votre expérience comme psychique ? Votre sens de la présence par exemple ?
Je ne dirais rien. Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J’en resterais là.
Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d’emblée comme étant psychique et ce que d’autres apprécieraient comme étant de grande valeur et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l’élément religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et répondent.
Ce sont des choses qu’on peut partager ou pas. Si quelqu’un ne partage pas son expérience, c’est inutile d’en parler. Dans ce domaine il n’y a pas de vérification au sens scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et il n’y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C’est un domaine qui relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif
[308] Vous diriez alors, qu’à moins de pouvoir présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n’est pas scientifique ?
Il fut un temps [1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n’en connais rien et ce que tu dis n’a guère de valeur ».
Seriez-vous encore d’accord maintenant avec ce point de vue ?
Certainement, d’un point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut l’être. Il n’y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.
L’un est-il plus réel que l’autre ou ne portez-vous pas de jugement ?
Il ne m’appartient pas de juger. D’une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait croyant d’autre part.
N’êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l’un avec l’autre ?
Je ne dirais pas cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne peux pas prouver par l’expérience ce que je sais.
Alors, la seule sorte de psychologie que vous accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?
Non, je rejette le behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.
On pourrait objecter à Lord Kelvin qu’en fait les nombres n’ont d’autre signification que mythique.
Les nombres sont la seule façon pratique d’appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il n’y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne crois pas du tout dans une mystique des nombres.
Je pense que Kelvin disait aussi qu’il ne pouvait réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.
C’est de l’imagination. Cette phrase n’a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur est le nombre, la réalité. Le modèle n’a pas de réalité ; c’est une illusion de l’esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt ans, les nombres restent.
Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à quelqu’un d’autre.
Oui, de façon purement empirique.
Je pense qu’on peut soutenir que les nombres sont aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans un certain sens ; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire. Mais c’est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui est vraiment là.
Je ne comprends pas l’idée de « ce qui est vraiment là ». J’ai été impressionné profondément par quelque chose qui s’est passé dans un laboratoire de botanique. J’essayais de dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? » Je dis : « J’essaie de dessiner ces cellules ». « Pas du tout, répondit-il, vous faites de la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence éducative sur moi.
Que voulait-il dire ?
Il voulait dire que j’étais en train de dessiner quelque chose qui n’était pas une réalité physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi, j’étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n’était donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ; donc de la métaphysique, de la spéculation.
Voulait-il dire que vous aviez permis que votre perception soit influencée par une théorie métaphysique ?
Je ne pense pas qu’il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais pas.
Vous venez justement de dire maintenant que vous n’acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au début, vous parliez de l’expérience religieuse comme expérience d’une réalité transcendante.
Veuillez m’excuser, je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu’ils sont la cause d’une grande confusion et j’en veux à William James [philosophe pragmatique américain 1842-1910] d’avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de trouver d’autres mots. Il y a quelques mots que j’aimerais faire disparaître du dictionnaire, tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».
Pourrais-je définir l’expérience religieuse comme l’expérience d’un phénomène religieux, en d’autres termes, comme quelque chose qui est l’objet propre de notre intérêt religieux ?
Le mot « phénomène » suffit amplement — « ce qui apparaît ». Qu’y a-t-il derrière l’apparence ? Je ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.
Mais vous avez des critères pour dire : « J’ai fait l’expérience de ceci ; je suis maintenant dans le“ domaine religieux » ».
Je peux dire que ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l’extérieur, je pense qu’un sociologue ou un psychologue athée seraient d’accord avec moi sur la définition d’un phénomène religieux.
[312]Vous ne pensez pas que c’est nécessaire d’avoir soi-même un intérêt religieux, d’être sensible à quelque chose avant qu’on puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu’un athée ait assez d’intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les caractéristiques importantes d’un phénomène religieux.
Je connais des psychologues de la religion qui sont des athées et qui s’intéressent très fort aux phénomènes mystiques, etc.
Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?
Oui, parce qu’ils ont un esprit scientifique. L’interprétation ne m’intéresse pas tellement, ce qui m’intéresse, c’est la description.
Mais si vous décrivez un phénomène comme étant religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?
Il a seulement un sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux ». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans la Bible.
Vous finissez par adopter une position purement phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».
Oui, exactement.
[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.
Je suis incapable d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir ma voie à un moment donné.
Comment pouvez-vous alors évaluer l’expérience d’autres personnes ?
Je n’évalue pas l’expérience d’autres personnes.
Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?
Oui, exactement. Le mot « valeur » n’a pas sa place en science.
D’où viennent les valeurs alors ?
Je n’ai probablement pas de valeurs.
Vous n’avez pas de valeurs ?
Je ne pense pas. J’ai des réactions.
Vous pensez que les principes du comportement humain sont purement relatifs au moment ?
C’est une question d’éthique personnelle.
Oui, mais cela n’est pas en rapport avec la question de valeur ?
Je ne sais pas. Je hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux peut-être parler de [314] guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d’amour, qui est un mot terrible.
Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives, qu’il ne sert à rien d’essayer d’en faire un système ?
Je ne sais pas ce que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma jeunesse. Mais je crois qu’il peut y avoir cette conviction, qui n’a rien à voir avec la science, qu’il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J’en parle dans le sens que lui donnent les quakers.
En fin de compte, la seule guidance valable est justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle ?
Il n’y a pas deux cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la même force pour des personnes différentes. Bien que j’admette tout à fait qu’un État doit avoir des lois.
Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les esprits » (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais, n’incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?
Oui, j’ai des critères.
D’où viennent-ils ?
Je pense qu’ils viennent de Dieu.
Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun peut dire : « Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui sont aussi bonnes que les vôtres » ?
Je pense certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi bonne que la vôtre ». Si c’est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne que celle de n’importe qui. Il n’y a pas de guidance commune à deux personnes.
Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l’Esprit de Dieu que d’autres ?
Certainement. Mais Dieu a une façon différente d’agir selon chaque personne. Je rejetterais absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur d’hérésies, ce que je suis — l’idée que Dieu aime certaines personnes plus que d’autres. Je dirais qu’il n’y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n’y a pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N’évaluez pas son amour. L’amour de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon égale. La seule différence est qu’il y a des personnes qui s’ouvrent à cette pression, tandis que d’autres se ferment. Mais c’est le même amour entier, total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en chacun. [317]
Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à cela, pensez-vous ?
Certainement. Ils ont été entourés par la même pression d’amour divin que n’importe quel autre saint, mais ils se sont fermés.
Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé l’expérience d’autres personnes.
Oui, certainement.
Plus que vous ?
Non. J’ai le plus grand respect pour l’expérience sincère d’autres personnes. Comme disait Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles, je vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ; je dois me renseigner auprès d’eux. Si j’ai des réparations électriques à faire dans ma maison, je fais venir un électricien.
Vous diriez alors qu’il peut y avoir une certaine valeur dans l’étude de l’expérience religieuse d’autres personnes ?
L’expérience religieuse d’autres personnes peut m’ouvrir de formidables paysages, d’énormes et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont les visions ont enrichi les miennes.
Ceci comprendrait William James ?
Eh bien, j’ai des sentiments très complexes à l’égard de William James.
Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de l’expérience religieuse.
Oui, son livre [Les variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je me demande s’il n’a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question. A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D’un point de vue scientifique, c’est très intéressant, mais pas du tout d’un point de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le livre de James a créé chez les personnes qui l’ont lu plus d’amour pour Dieu et pour leur prochain ?
Il a créé chez beaucoup de personnes, j’en suis sûr, qui auparavant n’étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un empressement à se demander : « Je me demande s’il y a quelque chose en tout ceci ou non » ? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l’échelle qui...
Oui, probablement. Je pense que son influence peut avoir été très positive.
[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l’amour de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?
Oh, parce qu’on m’a dit que cela en valait la peine, Dieu me l’a dit.
Que diriez-vous de la personne qui aurait fait l’expérience contraire ?
Je dirais probablement qu’elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique, immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu’une expérience authentique conduit à un contact authentique avec Dieu.
Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et en même temps à un désordre suprême.
Je ne suis pas sûr que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n’est pas celui que Dieu a fait : c’est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui souffre.
Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ? Vous avez choisi votre Dieu.
Non, je n’ai pas choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d’expérience, si vous aimez ce mot, qu’il m’a donné. Ce n’est pas mon choix : c’est une sorte de révélation que Dieu m’a faite de lui-même.
Mais c’est vous qui choisissez. Vous dites que vous allez trouver les experts qui ont l’expérience. Mais il y a beaucoup de personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu une expérience directe et authentique.
Je suis toujours disposé à les écouter.
Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable ou pas.
Je pense que Dieu me guide dans mon interprétation et mon choix.
« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce que vous pensez être la réalité la plus valable.
Je suis tout à fait d’accord d’éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien de précis, ni d’instructif ni d’éclairant sur lui.
C’est dans la Bible, à la différence de « religion » et « mysticisme ».
Il ne se trouve pas dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L’Ancien Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d’autres : « Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction. [320]
Où trouvez-vous l’unité dans ces différents aspects de Dieu ?
Je pense que toutes ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu : « Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l’ange au prophète Daniel (Dn 9, 23). Et ma réaction : « Je t’aime et j’aime les autres » — c’est l’Évangile. « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l’Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même » (Mt 22, 37-40). C’est tout.
Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.
Je pense qu’un mot très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». « Le Seigneur ton Dieu » est un Dieu dont tu peux faire l’expérience comme ton Dieu.
Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?
Le problème du mal est insoluble pour moi si vous le séparez de l’idée d’une chute. La véritable tragédie n’est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première séparation de ce que l’Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d’accord avec Teilhard de Chardin lorsqu’il dit que l’origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie lorsqu’un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant plus des autres. C’est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est vraiment un modèle du mal parce que c’est le genre de chose qui se déclare indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec d’autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent « non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l’harmonie entière de tout l’univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n’est pas cela que Dieu voulait.
Je pense maintenant que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d’être blessé, même d’être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons qu’il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne veut pas dire qu’on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c’est nécessaire pour que notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.
Il veut que nous lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de [322] dire « non », cela ouvre la porte à tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le reste.
Je m’étonne combien cette harmonie qui existait jadis et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l’expérience que beaucoup de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un sens d’unité cosmique, comme formant d’une certaine façon « un » avec leur environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?
Je pense que dans cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques personnes privilégiées. Je pense qu’il y a des personnes, des saints par exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal et végétal.
Mais l’établissement de cette harmonie même est peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de personnes décrivent dans leur expérience.
Cet instant de vision est une partie de l’harmonie originelle, je pense, une anticipation de ce que nous aurons ou pourrons avoir.
Qu’en est-il alors de la doctrine chrétienne de la création qui dit qu’elle est très bonne ?
Elle était très bonne. Je pense que l’important est ce qui s’est passé dans le monde des anges. Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des anges et des démons.
Je pense que la seule représentation correcte de la grande personne du démon est la représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le Satan musulman est Iblis. Le péché d’Iblis fut un excès d’amour pour Dieu. Il était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu’il ne pouvait pas supporter l’idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il rejeta cette idée afin de sauvegarder l’unicité de Dieu, la suprême beauté de Dieu. C’est la conception musulmane, qui est très belle.
Mais n’est-ce pas l’élément d’indépendance que vous trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?
Je pense que le lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental. Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles viennent sous la plus belle forme de l’intellect, le moral, le spirituel et l’esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce qu’elles sont souvent l’expression d’un pur désespoir, sans la moindre lueur d’espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]
Est-ce que celles-ci n’expriment pas une authentique expérience ?
Si, mais il n’y a pas de place pour Dieu.
Mais est-ce qu’on ne trouve pas Dieu dans cette conscience existentielle de désespoir et dans le fait d’y faire face ?
Certainement, si ce désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c’est diabolique.
Mais le désespoir peut de fait être un état créatif. Beaucoup de personnes décrivent qu’elles ont seulement été capables d’atteindre une nouvelle conscience de la vérité, résultat d’un désespoir total ; elles se sentent au fond du panier.
Vous revenez alors à cette image dont j’ai parlé quand j’ai moi-même fait l’expérience d’être couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à terre et ne voient aucune lueur d’espoir.
Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment interpréteriez-vous son idée de l’élan vital en termes religieux ? Quelle relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l’expérience religieuse ?
Jung a fait un lien entre eux. Pour lui, la libido était l’élan vital. Il y a une tendance vers quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de Chardin, vers le Point Oméga.
Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose d’immanent ou est-ce quelque chose qui vient d’au-delà de l’homme ?
D’au-delà de l’homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens : « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».
Mais l’idée de la libido de Jung n’est pas aussi transcendante que cela.
Dans les deux dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le commencement.
Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ? Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de lumière.
Il y a des critères très précis pour juger la guidance. D’abord la guidance ne doit pas venir seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être prononcée dans le style de Dieu ; c’est très important. Dieu a son langage, à lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec d’autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que cette guidance vous cause de la tristesse, de l’amertume, de la [326] haine ou bien la joie et l’amour envers Dieu et les autres ? Jugez l’arbre à son fruit.
Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ? Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés d’expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu. Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se passe-t-il si quelqu’un n’est pas d’accord avec vous sur le style ?
J’ai posé ces questions à plusieurs personnes et j’ai vu qu’elles s’accordaient sur le style de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine — en de longues phrases que l’on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou six mots. Ils sont prononcés d’une façon telle que je ne trouve qu’un adjectif : IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.
Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de doutes. Des questions s’élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème différent du verdict final, autoritaire et définitif & la ressemble davantage à de l’incompréhension.
C’est un autre problème. C’est ce que j’appellerais la méthode d’infiltration par Dieu. Vous vous rappelez l’épisode dans l’Évangile des deux disciples sur la route d’Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans l’Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est le seul cas où Il s’approche d’eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les entend et entre dans leur conversation. Ceci n’est pas la façon de parler avec autorité, mais la méthode d’infiltration. Il peut entrer en nous comme l’encre peut pénétrer dans du papier buvard.
Il se peut qu’il y en ait qui ne soient conscients d’aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils regarderont en arrière et verront un style ; ils verront que des portes furent ouvertes et fermées.
Oui, cela arrive.
Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous intéressent, lorsqu’il fait la distinction entre la connaissance explicite et tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s’ajoute à la connaissance tacite de façon continue.
Je tiens seulement beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, ce qui n’est pas vérifiable, mesurable.
Mais toute science ne peut pas s’exprimer en termes de choses matérielles.
Je ne réduis pas la réalité à des choses matérielles. Pour l’instant, je parle seulement des critères de la connaissance scientifique. [328]
Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique ?
Non. Il insista là-dessus.
Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer ?
C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche scientifique.
Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le reconnaître.
Ne compliquons pas les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l’on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature : elles n’existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que jusqu’à maintenant, nous ne disposons pas d’un cas vérifiable de résurrection d’un mort. Cela ne signifie pas que, parce que quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas. C’est une question de probabilité : il n’y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l’imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu’elles ne se mélangent d’aucune façon.
Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?
Exactement, je suis d’accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l’est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l’essence du monde. »
Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du Nom » ou Ba’al Shem Tov1333. Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante… Il a voilé à leurs yeux la divine lumière afin que puissent durer les créatures…1334 ». Dieu est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza. « L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions et actes 1335 ».
Je cite assez longuement l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec précision une expérience mystique vécue du côté juif — égale aux plus profondes rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de néphesh ; c’est un simple désir, pas davantage, d’être proche de Dieu ; l’homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C’est ce que Dov Baer exprime par l’“ entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu’il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l’action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l’action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l’engagement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l’acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l’importance du bien qu’il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s’agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L’homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d’extase. À ce degré, l’homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a“ simple vouloir”, volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l’homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales imposées par sa nature physique1336. » On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une longue tradition). Dov Baer précise et donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui de neshamah :
« extase essentielle de l’âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n’est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l’éprouve, que, au moment de l’extase, il ne se rend absolument pas compte qu’il est transporté d’extase. ... Telle est la nature de toute extase essentielle ; par exemple, de l’extase essentielle de l’âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu’on est transporté d’extase à cause de quelque chose d’agréable, on est totalement inconscient de cet état : l’extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l’extase essentielle est profonde (par exemple, l’amour ou la volonté, et le ravissement d’une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l’âme divine n’est pas devenue impure et n’a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont sans tache et le cœur pur… » L’intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »1337.
Le degré de hayyah
« doit, par la force des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient spontanément, par exemple, une soudaine extase de l’âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale caractéristique du divin… Cette concentration donc n’est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compréhension ou de l’intelligence de la lumière divine. 1338
Enfin le dernier degré de yehidah est :
« l’essence véritable qui s’élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non“ chant double”. Car le“ chant double” dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée… cela s’appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n’est pas ressenti et ne se morcelle pas… le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu’un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l’âme s’éveille en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d’autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l’amour de la nourriture ou l’amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C’est cela“ l’extase de l’essence tout entière”. En d’autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu’il n’a aucune conscience de soi. Tel est l’amour sans limite… Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connaissance1339.
Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des « amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non-accompli :
« paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l’“ anéantissement de soi”, mais c’est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c’est l’orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu’on le réprimande vertement (on lui dit Shah !), il est grandement troublé jusqu’à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l’“ anéantissement”, comme si c’était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d’influencer les autres, et cela n’est dû qu’à l’illusion que leur but est désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des“ enfants”, ces hommes jeunes et fragiles qui n’ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais celle du“ cœur brisé” qui apprend à ne désirer rien pour lui-même], de la“ brisure”, et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l’enchevêtrement (du bien et du mal) dans l’âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, — et le résultat en est qu’il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C’est pourquoi, dans tout ce qu’il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais [de la conscience de soi].
C’est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu] plus haute que d’autres, et pourtant l’âme naturelle, quant à elle, peut provenir d’un“ lieu” très bas. C’est pourquoi il possède un plus haut degré d’extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d’une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l’âme divine humble et éloignée de l’extase divine, par comparaison à d’autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l’“ anéantissement” et de l’absence de conscience de soi ; il n’a même pas le sens du bien qu’il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l’âme et le corps viennent tous deux d’un“ lieu” élevé, le Seigneur est avec lui puisqu’il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d’entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l’âme même, et cela en rapport avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du“ cœur brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l’extase de l’esprit, ce n’est pas dans l’intention d’atteindre un“ degré”, ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d’eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration divine. La preuve en est qu’ensuite, on parvient à l’humilité vraie, au“ rien” ; on n’est rien, en essence et non de ce“ rien” artificiel qui vient en considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi (n. J.)] C’est pourquoi il n’est nullement ému par une insulte (comme ce“ chut !”) et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu’il ne possède rien en propre, et c’est là le contraire même de l’orgueil1340. »
En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir spirituel dont il est le canal :
« Je veux également mentionner cette indulgence que l’on s’accorde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l’homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l’effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu’à ce que le Seigneur répande des Hauts Lieux Son esprit sur eux, et qu’ils s’éveillent de leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l’âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant… vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu’elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essentiels, telles que j’y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m’a enseigné et instruit — bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire — Dieu nous en garde — qu’il y a ici des secrets à ne révéler qu’au“ modeste » (c’est-à-dire : aux“ initiés”), ou au contraire des choses qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas encore été formés à la vérité… je jure, par ma vie, que pas même la moitié d’un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d’ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l’engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j’ai prononcées sont bâties sur l’expérience que j’ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m’a enseigné et guidé, — bénie est sa mémoire —. De lui, j’ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j’ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l’erreur de chacun, autant que l’a permis ma compréhension. C’est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J’attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager… Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père, qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…1341. »
Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe orientale. On connaît surtout ses beaux apologues1342. Il a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante). La branche des « Loubavitch » a survécu à la shoah.
« Pour écrire ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle dans l’atmosphère de la mystique du Moyen Âge. Et cela non seulement métaphoriquement, sur les ailes de l’imagination, mais d’une façon bien réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination d’une petite ville de l’est de la Galicie. C’était très facile, car la monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et culturellement. C’est ainsi qu’après vingt-quatre heures de voyage ou un peu plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l’est et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e siècle, s’était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d’autant plus impénétrable, qui la séparait du temps et de l’espace environnants. […]
« Je lus tout d’une traite. Il n’y avait rien de nébuleux ou d’incompréhensible dans le mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame, loin d’être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à la mesure de l’homme ; il s’en dégageait un charme émouvant. Ces légendes parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une relation d’intimité avec le Seigneur telle qu’ils pouvaient même se permettre d’être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu ne semblait rien de plus qu’un simple geste d’entraide de bon voisinage. Les histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la Providence, par l’intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin pour vivre. […]
« La beauté de la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser et aimer, n’est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour le service de Dieu. La légende hassidique n’est pas dépourvue d’humeurs sombres. Mais dans l’ensemble, on peut dire que la mystique des légendes hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.1343.
« Sholem apprit beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu’est un kvitel : quand un hassid va demander à un saint d’intercéder en sa faveur auprès du Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l’endroit où il vit, il donne ce papier au saint qui sait mieux que personne ce qu’il faut demander à Dieu pour cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi :
« Il m’a appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s’est réincarnée, quelle transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il m’a aussi appris à reconnaître quelles constellations d’étoiles étaient propices lorsqu’on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l’étaient pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu’un de méchant. Il ne voulait pas contempler l’ignominie des hommes. »
§
« Mayerl intercéda pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le Bon Dieu, cette fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu, imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté : rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait être la dernière.
§
« Le saint Reb Naftali avait un fils qui, quoique très doué, préférait les jeux à l’étude. Reb Naftali lui en fit reproche :
« Sais-tu que le saint Baal-Shem disait qu’il fallait prendre modèle sur le Tentateur ? De même que le Tentateur ne cesse de remplir la mission que lui a confiée le Créateur, à savoir entraîner l’homme vers le péché à tout moment, de même un homme ne devrait pas cesser de remplir sa mission, qui est de servir assidûment son Créateur et d’apprendre à faire le bien.
— Tout ceci est bien beau, lui riposta son fils, mais le Tentateur a la tâche facile. Il ne lui est pas difficile de suivre sans cesse la volonté du Créateur, car lui, le Tentateur, n’est jamais tenté par un autre alors que moi, je suis toujours tenté par le Tentateur. »
À une autre occasion, Reb Naftali dit à son fils :
« Je te donnerai un ducat si tu me dis où est Dieu.
— Papa, dit l’enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n’est pas… »
§
« Est-ce qu’au moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.
— Que tu es sot ! répliqua Reb Naftali. Il ne t’est pas accordé de retirer quelque satisfaction de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu supposer que tu auras quelque bonheur dans l’autre monde, alors que tu ne fais aucun effort dans ce but ?... »
§
« Chaque lettre de la Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans les voyelles et d’autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations. Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l’indéfinie mer de blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce mystère, il n’existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n’est propre à le recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l’est pas : le parchemin blanc.
§
« Il dit un jour à des disciples : « Chacun doit prendre conscience qu’il est unique en son genre dans le monde, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais plus quelqu’un comme lui. Aussi devons-nous tous faire le meilleur usage de nos qualités morales et améliorer nos personnalités autant que possible. Ce n’est que de cette manière que le monde s’approchera de la perfection. »
Une autre fois, il dit : « Un homme vit un jour un objet précieux posé très haut. Voulant le prendre, il demanda à un certain nombre de personnes de faire“ une tour”, en sorte que la personne se trouvant au sommet puisse atteindre l’objet. Supposons que l’une de ces personnes, par exemple celle se trouvant tout en bas, se dise :“, Mais qu’est-ce que je fais ici ? Après tout, je ne parviendrai moi jamais assez haut !” Supposons que, en disant cela, elle saute de côté : son acte aura été complètement absurde et aura mis en péril la vie de tous les autres. De même, nous sommes tous nécessaires les uns aux autres, le plus“ haut” comme le plus“ bas”. Si une seule personne vient à faire défaut, l’ensemble ne pourra atteindre le but désiré. »
En une autre occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions dans un état d’extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes. »
§
« Les hassidim de Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en était, comme vous le savez probablement déjà, qu’Urele ne priait jamais pour obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu’avaient coutume de le faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses ouailles.
Cette étrange habitude lui fut reprochée par un autre saint qui vint lui rendre visite. Que fit Reb Urele ? Il appela un hassid qui passait justement par là et lui dit :
« Sache que ce moment où je suis assis avec ce tsaddik est un moment de grâce spécial. Quel que soit le désir que tu exprimes, il sera exaucé. Même si tu demandes à être l’homme le plus riche du monde, il sera fait selon ta volonté. »
Le hassid ne fut pas long à se décider.
« Je souhaite que le Seigneur m’aide à dire la prière“ Que soit loué celui qui parla et ce monde fut créé…” avec autant de ferveur que lorsque, toi, tu la dis !
— Tu vois, dit Urele à son hôte, tu vois quel genre de richesse mes hassidim désirent. »
§
« Le saint Rebe Reb Sische
Un jour, Sische passa devant un marchand d’oiseaux chez qui il vit une immense cage où se trouvait un grand nombre d’oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna ainsi : David, roi d’Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un clin d’œil, les petits prisonniers s’échappèrent vers la liberté des créatures du Seigneur du monde. C’est ce que fit Sische, mais l’oiseleur, lui, comment réagit-il ? Il s’empara d’un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière. Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les côtes à force de rire !
[…]
Ces ivrognes se rappelèrent tout d’un coup qu’il y avait un juif sur le poêle et décidèrent qu’il devait être battu, ce paresseux. Ils se levèrent et s’emparèrent du saint Rebe Reb Sische, commençant par lui, car il se trouvait tout au bord. Ils le mirent sur ses pieds et lui ordonnèrent de danser pour eux. Le saint Rebe Reb obéit et dansa devant les moujiks comme la princesse Salomé devant le roi Hérode. Il dansa, tourna et sauta pendant que les rustres riaient et hurlaient. Quand il se trouvait mal, ils le maintenaient sur pied avec un fouet. Ils s’arrêtèrent seulement quand le saint Rebe Reb Sische tomba à terre, évanoui.
Mais ces moujiks n’étaient pas dépourvus de cœur. Quand ils virent que le pauvre juif ne bougeait plus, ils le remirent sur le poêle pour le laisser retrouver son souffle. Un moment après, le saint Rebe Reb Sische reprit connaissance. Voyant cela, le saint Rebe Reb Melech se pencha et lui murmura à l’oreille : « Sische, mon frère, viens, étends-toi à ma place un instant et je m’étendrai à la tienne. » Mais Sische ne bougea pas. Il ne voulait rien entendre. Le saint Rebe Reb Melech se mit alors à sangloter et dit : « Crois-tu donc qu’il n’y ait que toi qui aies droit à toute la souffrance du monde ? Tu veux toujours la boire entièrement tout seul et ne pas laisser aux autres la moindre goutte amère. Tu ne veux même pas m’en laisser une goutte à moi, ton propre frère. N’ai-je pas aussi droit à un peu de souffrance pour la gloire de Dieu ? » Et le saint Rebe Reb Melech pleurait et se lamentait…
Le saint Rebe Reb Sische finit par se laisser attendrir par son cher frère, lui céda sa place au bord du poêle et prit la sienne. « Maintenant, occupons-nous de l’autre juif », crièrent les moujiks qui, de nouveau, s’ennuyaient. Ils grimpèrent alors sur le poêle et s’emparèrent de « l’autre ».
[…]
Durant toutes les années qu’il passa à Mezeritz, il n’entendit pas une seule explication de la Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit… » et cela suffisait à notre Sische. Une telle extase s’emparait de lui dès qu’il entendait ces quatre mots qu’il n’était plus capable d’en écouter davantage. Et cela se reproduisait à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit… », il tombait en extase de telle sorte qu’il se mettait à crier de toutes ses forces : « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit… » et il ne s’arrêtait plus, si bien que ses condisciples se voyaient dans l’obligation de l’envoyer dans la cour pour avoir enfin la paix. Sische n’offrait aucune résistance, il n’avait aucune idée de ce qui se passait. L’extase qui s’emparait de lui agitait tout son corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur a parlé.... » et s’agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu’après un long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis longtemps terminé son explication. Et c’est pourquoi Sische n’entendit jamais une seule explication du saint Rebe Reb Ber.
[…]
Toute sa vie durant, Sische ne servit Dieu que par l’Amour. Mais il lui arriva un jour de souhaiter ardemment avoir les deux ailes et servir le Très-Haut par la Crainte également, comme les anges de Dieu. Aussi pria-t-il Dieu de lui accorder la grâce de sa Crainte. Le Seigneur entendit sa prière et lui emplit le cœur de crainte. Mais n’allez pas imaginer que Sische, dès qu’il eut deux ailes, s’envola au plus haut des cieux comme un oiseau. Tout au contraire ! Saisi d’une grande crainte devant le Seigneur de l’Univers, il se cacha sous son lit, comme un chien peureux, tremblant d’effroi.
« Assez, Seigneur, assez ! s’écria-t-il depuis sa cachette comme Jonas du plus profond des eaux. Retire de moi ta sainte Crainte ! Je ne suis pas capable de Te servir comme le font tes anges. Je préférerais Te servir de nouveau comme simple Sische ! »
Et le Seigneur miséricordieux exauça de nouveau la prière de Sische. L’aile fut coupée et Sische put sortir de dessous son lit. À partir de ce jour, il servit le Seigneur uniquement comme simple Sische, par rien d’autre que l’Amour pur.
§
« il connaissait par cœur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c’est de mémoire qu’il donnait toutesses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort « Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d’être collants. Chaque fois que mon âme s’élève jusqu’au Ciel, j’aperçois toujours de loin ce Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j’y arrive, il est toujours là avant moi. Il n’y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants ! répétait-il.
§
« Il allait plonger sa cuiller dans la soupe lorsque, brusquement, à l’improviste, le saint Rebe Reb Melech se saisit de la nappe, la tira en renversant la soupe qui se répandit sur la table. Si ce jour avait été la fête de Pourim, vous auriez pu supposer que le saint Rebe Reb Melech nous jouait un tour. Mais le saint Rebe Reb Melech n’était pas un homme à plaisanter et ce n’était pas le jour de Pourim… Le saint Reb Mendele de Rimanov pâlit et, de frayeur, laissa tomber sa cuiller. « Mais que faites-vous là ? cria-t-il au saint Rebe Reb Melech, voulez-vous qu’on nous arrête ? — Chut, chut ! s’écria le saint Rebe Reb Melech en essayant de tranquilliser son hôte. Ne perdons pas notre confiance dans le Tout-Puissant ! […] À la fin de sa lettre, Arn Shiya avait ajouté ce post-scriptum : « J’allais oublier la nouvelle la plus importante. J’ai appris de source sûre qu’hier, à midi, le jour du shabbat, l’Empereur s’apprêtait à signer un décret selon lequel tous nos fils devaient servir dans l’armée, ce dont Dieu nous préserve. L’Empereur allait signer le décret, il avait déjà plongé sa plume dans l’encrier d’or quand, de façon soudaine et inattendue, ce dernier se renversa et le décret se noya dans l’encre. L’Empereur déclara que c’était un mauvais présage et il refusa de signer le décret.
§
« Dans les saints livres de notre Cabale, les mystères des neuf voyelles sont complètement expliqués. La voyelle « a », ce petit trait horizontal sous une consonne, est le seuil qui précède la Porte de la Sagesse de Dieu. Ces deux petits points côte à côte qui dessinent la voyelle ei sont l’origine et le terme, le trône sublime du Seigneur de qui toute âme provient et vers qui elle retourne (et devant qui les anges tremblent de toutes leurs ailes). Les trois points en forme de cœur, « e », symbolisent l’Amour. Et ainsi de suite avec tous ces signes précieux. Mais je n’en dirai pas plus ici. Je n’ai mentionné cela que pour éclairer mon histoire.
Le saint Rebe Reb Melech n’écrivit aucun livre. Mais, un jour, un homme de lettres vint lui rendre visite. Cet honorable personnage, comme la plupart de ses semblables, n’était pas capable de parler d’un autre sujet que de ses propres écrits. S’imaginant avoir ainsi fort agréablement entretenu le saint, il lui demanda par pure politesse :
« Et qu’en est-il de vous ? Travaillez-vous sur un ouvrage ?
— Oui, répondit le saint Rebe Reb Melech. — Et comment sera-t-il intitulé ?
— Il s’appellera Nekides Halev en hébreu ou Die Pintelech funm Harz en yiddish, c’est-à-dire“ Les Petits Points du cœur”. J’ai déjà fini deux petits points, ceux que nous prononçons ei, de sorte que la première partie est terminée. Son titre est Eimes Halev,“ La Crainte du cœur”. Maintenant, je n’ai plus qu’à ajouter un petit point et j’obtiendrai Emes Halev,“ L’Intégrité du cœur”, car nous écrivons e avec trois points. J’espère qu’avec l’aide de Dieu, je pourrai finir ce travail avant ma mort. »
§
« Seigneur de l’Univers ! Tu sais les pensées les plus secrètes de l’homme et Tu sais combien j’aspire à Te servir de tout mon cœur et de toute mon âme. Tu sais aussi que je souffre quand mes pensées sont alourdies par le doute. Mais nos savants, de sainte mémoire, nous enseignent dans le Talmud que“ celui qui désire être purifié recevra de l’aide”. Évidemment, le Talmud ne précise pas que l’aide vient de Dieu, il parle seulement de recevoir une aide. Cela signifie que Tu aides l’homme à se purifier, non seulement Toi-même directement, mais aussi par l’intermédiaire de tes saints, nos maîtres. Fais donc en sorte que le saint de Lublin puisse m’aider à connaître la Vérité afin de bannir mes doutes à jamais ! »
C’est ainsi que le saint Yismach Moïsche pria en son cœur avant de se mettre en route vers Lublin. À son arrivée, le saint de Lublin le regarda droit dans les yeux et lui dit :
« Pourquoi es-tu si triste ? Certes, nous devons toujours nous désoler de la destruction de Jérusalem et de l’incendie du Temple, mais elle est aussi vraie, cette salutation donnée jadis par un sage : « Laisse la joie sur ton visage et la tristesse dans ton cœur ! » Mon ancien maître, Rebe Reb Schmelke de Nikolsburg, poursuivit le saint Voyant, avait l’habitude de l’illustrer par une belle parabole. Il y avait une fois un roi qui fut destitué de son trône et chassé de son royaume. Pendant longtemps, il erra de par le monde, n’ayant nul endroit où reposer sa tête. Toutefois, ce roi infortuné gardait un ami de jeunesse et il se réfugia finalement chez lui. Cet homme était pauvre, mais il accueillit à bras ouverts le royal fugitif et lui offrit l’hospitalité dans sa pauvre cabane. Il se mit en quatre pour deviner les désirs de son ami et adoucir son triste sort. En son âme, il se désolait sur le sort du roi infortuné, mais, à l’extérieur, il se montrait gai et amusait le roi de toutes les façons possibles. Ce roi chassé par son propre peuple, c’est le Roi des Rois, le Dieu miséricordieux, qu’Il soit loué ! Et nous sommes ses vieux amis.
§
« Absolument pas, dit l’inconnu. Votre cas mérite d’être porté devant un tribunal juridique. Vous êtes sommé de vous y présenter et la cour a, sans nul doute, ses raisons pour agir ainsi. » L’apparence de cet inconnu imposait tant le respect, sa voix était si grave que je me levai de table bon gré mal gré et le suivis sans avoir avalé la moindre bouchée. Nous entrâmes dans le bâtiment du tribunal. Dans le hall d’entrée, un domestique alla vers nous pour me demander mon nom. Quand je le lui eus dit, il fronça les sourcils et dit : « Oui, vous avez été convoqué. Cependant, en ce moment, le tribunal n’a pas le temps de s’occuper de votre cas. Retournez d’où vous venez et attendez ! » Je retournai donc à l’auberge et m’assis devant mon repas. Mais, une nouvelle fois, l’inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre jusqu’au tribunal.
« Je lui répondis avec mauvaise humeur. Ne savait-il pas que le tribunal était occupé par un autre cas et, en outre, n’étais-je pas prêt à dédommager de tout, comme je l’avais déjà dit ? Je lui demandai de me laisser seul et de me permettre de continuer mon repas dans la paix et la tranquillité. Mais l’homme persista dans sa demande et je ne pus faire que ce qu’il disait, car j’étais subjugué par son apparence remplie de dignité. Tout se déroula exactement comme la première fois. De nouveau, le domestique revint me dire que le tribunal n’avait pas le temps d’étudier mon cas en ce moment et que je pouvais m’en retourner et attendre. Je retournai à l’auberge dans une colère noire et m’attablai pour manger. J’étais cette fois réellement affamé. Pour la troisième fois, l’inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre. Je n’en avais nulle envie et refusai énergiquement. Mais, de nouveau, ma résistance fut vaincue par la mystérieuse gravité de cet homme. Cette fois, le domestique ouvrit les portes de la cour tout grand devant moi et me cria : « Entrez ! Vous allez être jugé maintenant. »
« J’entrai dans une pièce somptueuse au milieu de laquelle était placée une table imposante. Autour de la table étaient assis des vieillards très dignes avec de longues barbes blanches : c’étaient les juges. L’homme qui m’accompagnait s’avança alors devant les juges et leur énuméra tous les péchés que j’avais commis. Il y avait des péchés graves, si graves que les cheveux de ma tête finirent par se hérisser d’horreur ; les autres péchés, à la fois moins nombreux et plus graves, s’étaient effacés peu à peu, car c’étaient des péchés que je m’imaginais avoir oubliés depuis longtemps. Le plaignant les décrivait avec tant de détails que je me les rappelais tous. Je me tenais debout comme pétrifié d’effroi. J’aurais voulu m’enfuir en courant, mais j’en étais incapable. Mes jambes étaient comme en bois. Des gouttes de sueur d’agonie perlaient sur mon front. Cette énumération semblait ne devoir jamais finir. Mes péchés s’amoncelaient devant moi comme des monceaux hideux de rats morts et d’autres animaux impurs, tels scorpions et rats. Finalement, le plaignant s’arrêta de parler. Il s’ensuivit un silence de mort. Tout ce que j’entendais, c’étaient les battements de mon propre cœur comme s’ils provenaient d’infiniment loin. Ce furent des instants horribles, en vérité. Ils pesèrent sur moi comme une chape de plomb et s’éloignèrent en se fondant dans la nébuleuse sans limite de l’éternité.
« Un des vieillards brisa enfin le silence : « Quel châtiment devons-nous lui infliger ?
“ — Quel châtiment devons-nous lui infliger ? » répétèrent les autres comme un chœur de fantômes. Et le silence s’installa de nouveau.
« Cela va nécessiter beaucoup de temps pour prononcer le jugement contre lui, déclarèrent-ils après un moment. Entre-temps, qu’il se tienne ici jusqu’à ce que nous ayons fait le tour exhaustif de la question. »
Les mystiques vivant en terres d’Islam sont moins célèbres ces derniers siècles si on met en comparaison la richesse inépuisable du IXe au XIIIe siècle et au-delà en Perse et en Inde1345.
« Que faire de la poussière de ce corps et d’un esprit volage,
Si ma belle est loin de ma vue que faire de mon âme ?
Pourquoi partir pour La Mecque sans vin ni amour,
Que faire de cette vieille bicoque abandonnée par Abraham ?
Dois-je briser sur ma tête les huit enfers et les huit paradis ?
Si je ne la trouve pas, que faire des deux mondes ?
Je pose mes pieds au sommet du ciel,
Et prends la place de l’absence : que faire de cet espace ?
Si chaque fragment de lumière n’est pas semblable au soleil,
Que faire, jusqu’à la fin des temps, du secret caché ?
Toutes choses, à part Dieu, ô Machrab, sont étranges…
Si je tiens une rose à la main, que faire des épines ?1346
§
« Le paradis et sa porte, les houris et les anges,
L’eau même de l’être je veux les vendre un sou, peut-être.
…
Si je crie“ Je suis la Vérité”, tous diront que c’est vrai
Comme Mansour, je veux mettre ma tête sous la potence1347.
Machrab, pour les flammes de ton amour, le feu de l’enfer
sera de l’eau,
Aux flammes de ton amour, je vais l’assécher. »
« L’un de nos frères me dit : « Je ne suis rien » ; je lui répondis : « Ne dis pas : je ne suis rien, et ne dis pas non plus : je suis quelque chose. Ne dis pas : il me faut telle chose, ni : il ne me faut aucune chose, mais dis : Allâh ! et tu verras merveille. »
Un autre me dit : « Comment guérir l’âme (an-nafs) ? » Je lui répondis : « Oublie-la et n’y pense guère ; car ne se souvient pas de Dieu qui n’oublie pas son âme (ou : qui ne s’oublie pas lui-même). » Vous ne pouvez donc pas concevoir que c’est l’existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur ; ce qui nous Le fait oublier, c’est l’existence de nous-mêmes, de notre ego. Rien d’autre ne nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l’existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l’origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n’existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l’homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son ego ? Cela ne se produira jamais.1348 37
« c’est à lui qu’affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu’à ce qu’il s’éteigne en Elle, en s’affranchissant de l’illusion d’une réalité autre qu’Elle, car c’est vers cela qu’Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n’aspire qu’à la science ou à l’action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition ; il ne s’en réjouirait d’ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l’Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration. Certes, chaque homme participe de l’Esprit, de même que l’océan a des vagues, mais l’expérience sensuelle accapare la plupart des hommes : elle a saisi leurs cœurs et leurs membres et ne les laisse pas s’ouvrir à l’Esprit, puisque la sensualité est à l’opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d’ailleurs que le but spirituel n’est pas atteint par beaucoup d’œuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam :“ Si tu ne devais parvenir à Lui qu’après l’extinction de tes défauts et l’effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu’Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part.” Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c’est qu’on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53
… dans ses Hikam :“ Dieu ne t’est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu’il n’y a pas de réalité hormis Lui ; ce qui te Le voile n’est que l’illusion qu’il y ait une réalité outre Lui.” 56
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses“ Enquêtes” :
Comprends, car tu es une copie de l’Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l’Existence ne te fait défaut.
N’y a-t-il pas en toi le Trône et l’Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n’est qu’un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit. »
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit :
« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;
Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :
O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! »
100-101
« Si tu désires t’affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu’elle essaye de te suggérer et ne t’occupes point d’elle, car certes, elle ne cessera pas de t’assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t’effrayent, quoi qu’elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l’écoute pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l’indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l’oreille, elle te dira d’abord : tu es en perte ! Puis : tu es un malfaiteur ! Et si l’incroyance n’était pas la limite même de l’épreuve1349, elle te dirait : tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations…
« 3. Du pur amour1350.
“ Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs” :“ Prétends-tu M’aimer ? Si tel est le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui est. Mais Je t’ai aimé, Moi, alors que tu n’étais pas !”
Il lui dit ensuite :“ Prétends-tu que tu cherches à t’approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t’ai cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J’ai dit‘ Ne suis-je pas votre Seigneur ?’ (Cor. 7 : 172) 16, alors que tu n’étais qu’esprit (n’il !). Puis tu M’as oublié, et Je t’ai cherché de nouveau, en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était amour de toi pour toi et non pour Moi.”
Il lui dit encore :“ Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d’épuisement, Je t’appelais à Moi tout en t’offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages, ses échansons, après t’avoir prévenu qu’auprès de Moi tu ne trouverais rien de cela ?”
Le serviteur répondit :“ Je me réfugierais en Toi contre Toi”. »
§
« 14. Quand le soleil se lèvera à son couchant.
“ La foi ne profite en effet qu’aussi longtemps que l’on est voilé et que l’on n’a pas obtenu l’évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était seulement informé est vu directement, l’âme ne tire plus profit de ce qu’elle croit, mais seulement de ce qu’elle contemple et voit. Les états, les intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés. Cette transformation doit s’entendre comme purement intérieure. Quant à l’extérieur de cet être, il ne se modifie pas d’un iota. Il continue de se comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la coutume et la loi naturelle…”
§
“ 15. De l’identité suprême
‘ Dieu (al-haqq : la Réalité suprême) — qu’Il soit exalté ! — m’a dit :‘ Sais-tu qui tu es ?’ Je répondis :‘ Oui, je suis le néant’ manifesté par Ta manifestation ; je suis la ténèbre qu’illumine Ta lumière.’
Il me dit alors :‘ Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi de revendiquer ce qui ne t’appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être remis à son propriétaire, et l’emprunt restitué. Le nom d’’être contingent” t’appartient depuis toujours et pour toujours. »
Il me dit encore : « Sais-tu qui tu es ? » Je répondis : « Oui. Je suis réellement Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis créature (al-khalq). Je suis l’être contingent quant à ma forme, mais je ne peux pas ne pas être l’Être nécessaire. C’est le nom divin al-haqq qui m’appartient par droit d’origine (asp ; le nom de créature n’est qu’un nom d’emprunt et une formule distinctive… »
« A… llâ… ah !
C’était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d’une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L’appel se répétait d’ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
Des profondeurs de l’abîme
J’ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !
« […] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C’était en somme la même supplication, l’appel suprême d’une âme en détresse vers la divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— C’est un disciple qui demande à Allah de l’aider dans sa méditation.
— Et peut-on savoir quel est l’objet de sa méditation ?
— Arriver à se réaliser en Dieu.
— Tous les disciples y parviennent-ils ?
— Rarement. Cela n’est possible qu’à un petit nombre.
— Alors, ceux qui n’y parviennent pas restent désespérés
— Non, ils s’élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.
La paix intérieure. C’était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c’était à cela sans doute qu’était due sa grande influence. Car, quel est l’homme qui n’aspire pas, d’une manière ou d’une autre, à la paix intérieure ? » 25-26.
« Ce qui l’étonnait le plus, c’est que je pusse vivre en pleine sérénité d’esprit avec la conviction de l’anéantissement total, car il voyait bien que j’étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c’était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L’inquiétude de l’homme vient de ce qu’il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu’on s’est complètement débarrassé de ce désir d’immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi […]
— Le corps sans doute, fit-il. Mais l’esprit ?
— En effet, il y a l’esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l’avions pas en naissant. Elle s’est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s’est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s’est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu’elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :
— Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?
— Et quoi donc ?
— Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.
Il me considéra longuement comme s’il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement : […] “ Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s’élever au-dessus de vous-même. Mais quoique vous en disiez et quoique vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez.” » 31-33.
« Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d’avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu’en aucun endroit je n’ai employé le mot : foi. Cette réserve m’a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l’esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l’évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m’empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n’est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 371351.
« Rien à dire d’un état mystique.
Que l’on en parle, et il n’y a plus d’état
mystique. Seulement du savoir. »
[Kharraqâni] (TuO, 1971352)
§
« Le misérable Shebli chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne portant cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que l’autre. »
Ce devait être un prophète ou un saint, quelqu’un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement Shebli.
Comment cela ? s’exclament les disciples, interloqués.
« Faute d’abandonner aussi bien l’autre monde que celui-ci, comme l’a fait ce sage, répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »
(TuO, 143)
§
« Nuit et jour un ignorant ânonnait cette prière :
« Seigneur ! Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »
Rab'ia, la sainte femme soufre, l’entendit :
« Pauvre idiot ! Cette porte n’a jamais été fermée. »
(MuT, 174)
§
« Surgit la Voix :
“ O Abdul Hassan, Je dois te donner tout ce
que tu souhaites, sauf Mon divin pouvoir.”
– Seigneur, murmure Kharraqânî, “don-
ner, ne pas donner” : à quoi rime ce dis-
cours ?... Seuls des étrangers peuvent se parler
de la sorte, et nous ne sommes pas des étrangers. »
(TuO, 188)
§
« On demande à Kharraqânî :
— Maître, les gens disent que vous avez vu Dieu. L’avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?
— Bien sûr : en tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui. »
(TuO, 199)
§
Le déploiement
« L’univers et son mouvement, de l’inexistence vers l’être ?
— Le déploiement même de l’amour. »
« Ramakrishna raconte à son disciple Saradananda comment il avait longtemps cherché en vain à obtenir une vision de Kali, la « Mère Divine » — car c’est sous ce visage qu’il se représentait préférentiellement l’absolu — et comment son désespoir de ne pas y parvenir s’exaspéra au point qu’un jour il saisit une épée qui pendait dans le sanctuaire de la Déesse… et alors : « Les bâtiments dans leurs différentes parties, le temple et tout le reste s’évanouirent à mes yeux, ne laissant aucune trace. Je vis à leur place un océan de conscience sans limites, infini, éblouissant. Aussi loin que pouvait aller mon regard, j’apercevais de brillantes vagues qui surgissaient de tous côtés et déferlaient sur moi avec un bruit terrifiant, prêtes à m’engloutir, je ne pouvais plus respirer. Pris dans le tourbillon des vagues, je tombai inanimé. Que se passait-il dans le monde extérieur, je l’ignorais. Mais en moi un flot constant de félicité ineffable, tout à fait inconnu, m’inondait…1353
The Master continued1354: “But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. [. . .]
But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don’t think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God’s power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animals. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)
Do you know how a lover of God feels? His attitude is: O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.’ Or again: Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.’ He doesn’t like to say, I am Brahman.’ [. . .]
Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun’s rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64
Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ’ verily becomes a sinner.
One should have such burning faith in God that one can say: What? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me? How can I be a sinner any more? How can I be in bondage any more? ‘
If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becomes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won’t repeat them.’ And have faith in His name.” 68
À DEVOTEE : “Sir, what is the way? ”
MASTER : “Discrimination between the Real and the unreal. One should always discriminate to the effect that God alone is real and the world unreal. And one should gray with sincere longing. »[. . .]
ANOTHER DEVOTEES: “Sir, to see you is the same as to see God.”
MASTER : “Don’t ever say that again. The waves belong to the Ganges, not the Ganges to the waves. [. . .]
DEVOTEE: “Why do we not feel intense restlessness realize Him? ” MASTER : “A man does not feel restless for God until all his worldly desires are satisfied. He does not remember the Mother of the Universe until his share of the enjoyment of woman ’ and ’gold ’ is completed. A child absorbed in play does not seek his mother. But after his play is over, he says, Mother! I must go to my mother.’ 334
" The partial knower ’ limits God to one object only. He thinks that God cannot exist in anything beyond that.
“There are three classes of devotees. The lowest one says, God is up there.’ That is, he points to heaven. The mediocre devotee says that God dwells in the heart as the Inner Controller’. But the highest devotee says: God alone has become everything. All that we perceive is so many forms of God.’ Narendra used to make fun of me and say Yes, God has become ail! Then a pot is God, a cup is God! ’ (Laughter.)
” All doubts disappear when one sees God. It is one thing to hear of God, but quite a different thing to see Him. A man cannot have one hundred per cent conviction through mere hearing. But if he beholds God face to face, then he is wholly convinced. 346
ACTOR: “Sir, what is the proof that the soul is separate from the body? ”
MASTER : “Proof? God can be seen. By practicing spiritual discipline one sees God, through His grace. The rishis directly realized the Self. One cannot know the truth about God through science. Science gives us information only about things perceived by the senses, as for instance: this material mixed with that material gives such and such a result, and that material mixed with this material gives such and such a result.
” For this reason a man cannot comprehend spiritual things with his ordinary intelligence. To understand them he must live in the company of holy persons. You learn to feel the pulse by living with a physician.” 381
MASTER : “You see, all these sufferings are because of a piece of loincloth ’(note6: A reference to the following story, which Sri Ramakrishna often told his devotees: There was a sannyasi whose only possession was two pairs of loin-cloths. One day a mouse nibbled at one piece. So the holy man kept a cat to protect his loin-cloths from the mouse. Then he had to keep a cow to supply milk for the cat. Later he had to engage a servant to look after the cow. Gradually the number of his cows multiplied. He acquired pastures and farm land. He had to engage a number of servants. Thus he became, in course of time, a sort of landlord. And, last of all, he had to take a wife to look after his big household. One day, one of his friends, another monk, happened to visit him and was surprised to see his altered circumstances. When asked the reason, the holy man said, “It is all for the sake of a piece of loin-cloth” 388
HAZRA: “The devotee really prays to his own Self.”
MASTER : “What you say is a very lofty thought. The aim of spiritual discipline, of chanting God’s name and glories, is to realize just that. A man attains everything when he discovers his true Self in himself. The object ot sadhana is to realize that. That also is the purpose of assuming a human body. One needs the clay mould as long as the gold image has not been cast; but when the image is made, the mould is thrown away. The body may be given up after the realization of God. God is not only inside us; He is both inside and outside.” 480
CHAPITRE III LA DISCIPLINE MENTALE1355
D — Comment puis-je discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit n’est à discipliner, si l’on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d’un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d’autre que le Soi ? Lorsqu’on en est conscient, lorsqu’on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le mental n’est qu’une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c’est le Cœur, qui brille de sa propre lumière. L’illumination vient du Cœur et se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu’au contraire il est dans la nuit, il n’a connaissance de rien.
Si l’on dirige le mental vers l’intérieur, vers la source de l’illumination, la connaissance objective cesse et le Soi brille seul dans le Cœur.
La lune brille parce qu’elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu’elle reflète. 46 Mais quant à nouveau le soleil se lève, personne n’a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Cœur. Le mental nous est utile grâce à la lumière qu’il reflète. On l’emploie pour voir les objets. Lorsqu’on le tourne vers l’intérieur, il s’immerge dans la Source d’illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la lune pendant le jour.
Lorsqu’il fait sombre, on a besoin d’une lampe pour s’éclairer. Mais quand le soleil est levé, toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil, aucune lampe n’est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l’astre lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental réfléchit est nécessaire. Pour voir le Cœur, il suffit que notre esprit se dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Cœur brille seul, de sa propre lumière.
D — Après avoir quitté l’Ashram en octobre, je me suis senti enveloppé durant une dizaine de jours par cette paix qui règne auprès de Sri Bhagavan. À chaque instant, au plus fort de mes activités, je sentais au fond de moi-même cette paix au sein de l’unité ; cela ressemblait au double état de conscience qui saisit lorsqu’on somnole au cours d’une conférence ennuyeuse. Puis, tout disparut et les bêtises accoutumées revinrent à la place. Le travail ne nous laisse pas assez de temps pour la méditation. Suffit-il de se souvenir constamment que « JE SUIS » pendant que l’on travaille ?
M — (Après un court moment de silence). Si vous renforcez votre esprit, cette paix continuera sans interruption. Sa durée est proportionnelle à la force mentale acquise par une pratique assidue. Un esprit trempé de la sorte arrive à suivre le courant. En ce cas, qu’il y ait ou non activité, le courant ne se trouve ni affecté, ni interrompu. Le travail n’est pas l’obstacle, mais bien l’idée que c’est vous qui le faites.
D — Faut-il méditer de propos délibéré pour rendre le mental plus fort ?
M — Non, si vous gardez toujours à l’esprit cette idée qu’il ne s’agit pas de votre travail à vous. Au début, il faut faire effort pour s’en souvenir constamment, mais plus tard cela devient naturel et continu. Le travail se fait alors tout seul et votre paix garde sa pureté.
La méditation est votre vraie nature. Vous l’appelez en ce moment méditation, parce que des pensées étrangères vous distraient. Mais lorsqu’elles sont expulsées, vous demeurez seul — c’est-à-dire, dans l’état de méditation, délivré de toutes pensées. C’est votre véritable nature, que vous essayez actuellement d’acquérir, en éliminant d’autres pensées. Cette élimination des pensées adventices, vous l’appelez pour lors la méditation. Mais lorsque la pratique s’établit enfin sur des bases solides, la nature réelle se déploie, et l’on découvre qu’elle est la vraie méditation.
§
CHAPITRE VI LA RÉALISATION DU SOI
D — Comment puis-je obtenir la Réalisation du Soi ?
M — La Réalisation n’est pas quelque chose qu’il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu’il faut faire, c’est rejeter l’idée : « Je n’ai pas réalisé. »
La sérénité, ou paix, c’est la Réalisation. Il n’y a aucun moment où le Soi n’existe pas. Tant qu’il se présente des doutes, ou le sentiment qu’on n’a pas réalisé, il faut s’efforcer d’extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de la place, il suffit d’enlever l’encombrement : nul besoin d’apporter l’espace nécessaire en le prenant ailleurs.
D — Puisque la Réalisation n’est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet état dans lequel les vâsanâ sont détruits d’une manière effective ?
M — Vous êtes dans cet état en ce moment !
D — Cela signifie-t-il qu’en m’accrochant au Soi, les
vâsanâ seront détruits à mesure qu’ils se présentent ? M — Ils se détruiront d’eux-mêmes si vous demeurez
tel que vous êtes.
D — Comment vais-je atteindre le Soi ?
M — Il n’y a pas à obtenir le Soi. S’Il était quelque chose qu’il fallût conquérir, cela signifierait qu’il ne
se trouve pas déjà ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant d’efforts ? C’est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.
En réalité, vous êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement dirigés vers l’élimination de ce voile qui est l’identification du Soi avec le corps, le mental, etc. C’est elle qui doit disparaître, pour laisser place au Soi.
La Réalisation est donc pour tous ; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la conviction qui vous fait dire : « Je n’ai pas réalisé. » Il faut vous débarrasser entièrement de ces obstacles.
D — Quelle est l’utilité du samâdhi ? La pensée y subsiste-t-elle ?
M — Le samâdhi permet Seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la Réalité, qu’il est ainsi impossible d’atteindre en son intégrité dans des états autres que le samâdhi.
Dans le samâdhi, un seul et unique sentiment surnage : « JE SUIS », à l’exclusion de toute autre pensée. — « JE SUIS » —, c’est « DEMEURER EN PAIX »
§
D — Il est des moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre est à l’extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la. Totalité. Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me conseillerait-il de m’y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop rares illuminations ? L’abhyâsa* dans de telles expériences exige-t-il la retraite ?
M — À l’extérieur !... Qui fait l’expérience d’un extérieur et d’un intérieur ? Ils sont concomitants à l’existence du sujet et de l’objet. Mais qui, à nouveau, est conscient de ces derniers ? Après mûr examen, vous découvrirez qu’ils n’ont jamais été qu’un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet unique ; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà du sujet.
Ce que vous appelez le « moi normal », c’est le mental, ou esprit. D’étroites limites enserrent ce mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y parvient par l’investigation telle que je l’ai déjà esquissée.
Obtenir : Le Soi est toujours là. Vous n’avez qu’une seule chose à faire, c’est d’arracher le voile qui vous Le cache.
Retenir : Le Soi, dès qu’Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le perd jamais.
Accentuer : Il n’est pas question d’accentuer le Soi, car I1 est toujours semblable, sans contraction ni expansion.
Retraite : Demeurer dans le Soi, c’est la solitude. Rien n’est étranger au Soi. La retraite implique le passage d’un lieu ou d’un état à un autre. Or, ni l’un ni l’autre ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi ; la retraite est impossible, inconcevable.
Abhyâsa : c’est empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours dans votre état naturel, qu’il y ait ou non pratique de l’abhyâsa. Rester tel que vous êtes, sans questions ni doutes, c’est votre état naturel.
D — Lorsqu’on a fait l’expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les siddhi* ?
M — Pour que l’on exhibe les siddhi, il faut que d’autres les reconnaissent. Toute personne qui montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les siddhi ne méritent même pas l’ombre d’une pensée. jnâ'na doit être le seul but de vos recherches.
D — Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?
M — Oui ; c’est le service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais il n’y a réellement aucun « autre » que l’on doive secourir. L’être Réalisé voit uniquement le Soi, comme l’orfèvre ne prête attention qu’à l’or des bijoux ornés de pierres précieuses qu’on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du nom-et-de-la-forme. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres » aussi disparaissent. L’être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même.
D — Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d’autrui ?
M — Il n’existe pas « d’autrui » avec qui on puisse vivre. Le Soi est la seule Réalité.
D — Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre ?
M — La Puissance qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut bien prendre soin du monde… Puisque Dieu a créé le monde, c’est Son affaire de s’en occuper, pas la vôtre.
D — Et notre devoir de patriote ?
M — Votre devoir consiste à ÊTRE, et non à être ceci ou cela *. « JE SUIS CELUI QUI SUIS », voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la phrase : « DEMEURE EN PAIX ».
62 Et que signifie la paix ? Elle veut dire : « Détruis-toi », car chaque nom et chaque forme sont une cause de tourment. « JE-JE », c’est le Soi. « Je suis ceci », c’est l’ego. Lorsque le « Je » demeure seul et unique, c’est le Soi. Lorsqu’il prend la tangente et dit : « Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela », c’est l’ego.
D — Qui est Dieu alors ?
M — Le Soi est Dieu. « JE SUIS » est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu dépourvu de Soi, ce qui est absurde.
Tout ce qui est requis pour réaliser le Soi, c’est d’ÊTRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus aisé ? C’est pourquoi âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.
§
66 M — La grâce est le Soi. Elle non plus ne s’acquiert pas : vous devez simplement savoir qu’elle existe.
Le soleil n’est que lumière. Il ne connaît pas l’obscurité. Pourtant, vous parlez des ténèbres qui fuient à l’approche du soleil. De même l’ignorance du fidèle, comme les vaines ombres, s’évanouit devant le regard du guru. Vous êtes entouré de lumière solaire ; cependant, si vous voulez voir le soleil, vous devez vous tourner dans sa direction et le regarder. Il en est de même pour la grâce, que vous découvrez par une approche convenable, alors qu’elle est pourtant toujours là, à tout instant.
D — La grâce aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?
M — Laissez tout cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.
De deux choses l’une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité et senti le besoin d’un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y trouvez le Soi. De toute façon, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu ni guru, n’abandonnent jamais l’adorateur qui s’est abandonné tout entier.
D — Que signifie la prosternation devant le guru ou devant Dieu ?
M — Elle signifie la soumission de l’ego et l’union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne peuvent à aucun moment s’illusionner sur les génuflexions, les saluts et les prosternations. Ils voient si l’ego est encore là, ou s’il a disparu.
§
84 M — Pourquoi spéculer sur ce qui arrivera plus tard ? Tout le monde sait que le « Je » existe. À quelque école qu’il appartienne, le chercheur fervent doit trouver d’abord ce qu’est le « Je ». Il sera temps ensuite de découvrir l’Etat final et de savoir si le « Je » s’unit à l’Être suprême, ou s’il reste en dehors de Lui. Ne cherchons pas à deviner la conclusion, mais gardons l’esprit ouvert.
D — Une sorte de compréhension de l’état final ne serait-elle pas cependant un guide efficace, même pour l’aspirant ?
M — Essayer de définir en ce moment ce que sera l’état final de Réalisation ne sert à rien. Cela n’a aucune valeur intrinsèque.
D — Pourquoi donc ?
M — Parce que vous procédez selon un principe erroné. Votre raisonnement dépend obligatoirement de l’intellect, dont la lumière procède du Soi. L’intellect n’est-il pas présomptueux de s’ériger en juge, de vouloir mesurer ce dont il n’est lui-même qu’une manifestation bornée et d’où il tient le peu de lumière qu’il a ?
Comment l’intellect, qui ne peut atteindre le Soi, serait-il compétent pour apprécier la nature de l’état final de Réalisation et à plus forte raison pour la définir ? C’est comme si l’on essayait de mesurer la lumière du soleil à sa source en prenant comme étalon la lueur d’une bougie. La cire fondra bien avant que la bougie ne parvienne au voisinage du soleil.
Au lieu de vous complaire dans de simples spéculations, consacrez-vous dès à présent à la recherche de la vérité qui se trouve à jamais au fond de votre cœur.
§
[Quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]
« 1. Étant donné qu’il y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme multiple.
7 découvrir son propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.
33. »Je ne me connais pas moi-même’ ou“ Je me connais moi-même”, parler ainsi est ridicule. Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ? »
Avant Propos1356
« Il y a environ deux ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble esclave, l’ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s’approcher de Râm et de Le comprendre, c’est se retirer du monde des formes évanescentes, car Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui pénètre et soutient l’univers tout entier. Il n’a ni naissance ni mort. Il est présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n’apparaissent comme entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de cette illusion des formes, c’est réaliser immédiatement l’Unité, l’Amour de Râm. L’amour de Râm, c’est l’amour de tous les êtres, de toutes les créatures, de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à la volonté et à l’action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu’est Râm, l’Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous nous trouvons dans un état d’union complète et d’identification avec Râm qui est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n’est que la conscience de la diversité, prend fin, et l’amour, qui est la conscience de l’unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité est si complète que notre affirmation de personnalité séparée [18] notre égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes naturellement portés par la conscience éveillée de l’unité et de l’amour, à faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites manifestations de Râm, la grande Vérité, l’Amour infini. Om Shri Râm. »
Luttes et initiations
« Pendant près d’une année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d’anxiétés et de peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs : « Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue, et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en Moi, et tu seras libéré. » C’était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion pour Râm progressait par sauts et par bonds.
Le jour, alors qu’il était envahi par l’anxiété et le souci que lui causaient des ennuis d’argent, des soucis de toute espèce, Râm venait à son aide d’une façon inattendue. Aussi, [19] dès qu’il pouvait se libérer, même pour peu de temps, de ses occupations matérielles, se mettait-il à méditer en prononçant le nom de Râm. En marchant dans la rue il répétait : Râm. Râm. Il perdait toute attraction pour les choses de ce monde. Habits recherchés et toiles fines furent remplacés par le grossier khaddar1357 ; une simple natte fut substituée au lit. Pour sa nourriture, il réduisit à un seul les deux repas de la journée, et plus tard, ce repas ne consista plus qu’en bananes et pommes de terre bouillies. Les piments et le sel furent complètement abandonnés. Il n’avait plus de goût que pour Râm, et sa méditation sur Râm devenait continue, englobant toutes les heures de la journée et les prétendus devoirs sociaux.
§
– Donnez-moi donc un conseil, dit alors le Persan, pour que je puisse éloigner de moi tout ce qui est illusoire et délivrer mon esprit des agitations qui font son tourment en réalisant Dieu. Je me sens enchaîné par des attaches à mes biens, ma maison, ma femme, mon argent.
– Vous avez trouvé le diagnostic de votre mal, répondit Râmdâs, et vous avez une saine compréhension du remède qu’il faut y apporter. Sachez tout d’abord que le Dieu que vous cherchez est en vous. Il est la Lumière et l’Âme de l’Univers, et l’unique et suprême but de la vie est de L’atteindre. Tout le mal vient de ce que vous croyez être séparé de cette universelle Vérité. C’est votre ego qui a dressé ce mur de séparation. Ayez un désir intense de Le réaliser, c’est-à-dire d’apprendre à savoir que votre vie forme un tout avec la vie de l’Univers. Abandonnez votre ego par une union constante avec Lui par la prière et la méditation, et accomplissez tous vos actes sans aucun désir d’en obtenir quelque gain. Au fur et à mesure que vous avancerez sur cette voie, qui est celle de la dévotion, de la connaissance et du renoncement, votre attache aux choses irréelles de la vie s’amoindrira et toutes les illusions qui encombrent votre mental s’évanouiront. Votre cœur se remplira de l’Amour divin et votre vision sera purifiée et égalisée, tandis que vos actions deviendront comme le flot spontané de votre être immortel en vous apportant la joie et la paix véritables. Tel est le point culminant auquel peut atteindre l’effort humain, et l’unique but de la vie. (232)
§
Il faut mentionner en passant que Râmdâs ne voyait nulle part ni impureté ni mal, mais il se plaisait à témoigner des cas particuliers de pureté et de grandeur d’âme qu’il rencontrait. Sa tâche ici est simplement de rapporter ses expériences touchant les événements de sa vie errante ou les gens qu’il a eu l’occasion d’observer. Il ne fait que présenter les faits comme un simple témoignage des manifestations diverses de Dieu. Car le monde est une scène sur laquelle Il se manifeste sous des milliers de formes, dans quantité de rôles. Râmdâs considère tout en une même et seule vision lumineuse, et son amour pour tous est invariable ; qu’il s’agisse de saints ou de pécheurs, il ne voit aucune différence. C’est le Seigneur qui remplit tous les rôles dans le drame terrestre.
Un Anglais nommé Abbot, désirant s’entretenir avec Râmdâs, l’emmena un jour en auto dans son bungalow, où lui et sa sœur le reçurent sur la véranda. La bonne dame anglaise parla avec enthousiasme du Christ et de son enseignement, et Râmdâs acquiesça parfaitement aux louanges qu’elle fit du Divin Maître. Mais son enthousiasme alla si loin qu’elle s’exprima assez dédaigneusement sur le compte de Shri Krishna, de Bouddha, etc.
« Mère, lui dit-il, Râmdâs ne peut être d’accord avec vous sur ce point. Râmdâs tient Shrî Krishna et Bouddha en aussi haute estime que Jésus, si ce n’est plus. Vous portez ce jugement sur eux parce que vous ne les comprenez pas, de mêm que certains Hindous portent un faux jugement sur le Christ parce qu’ils ne le connaissent pas. » (262)
§
« Mahârâj, dit-il, je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d’un sâdhu, car j’ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins. Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre protection.
— Râmji, répliqua Râmdâs, rien n’est mauvais en ce monde ; c’est votre esprit qui est tourmenté. Tant que votre esprit n’a pas l’ardent désir de déchirer le voile d’illusion qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C’est comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette attitude dépend d’une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde. Apprenez à connaître votre état d’esprit. La liberté et la joie sont en vous, mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l’âpreté au gain, et les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n’est pas un gourou ; il ne peut que vous montrer la voie. L’effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un disciple de la Vérité. » (264)
Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf ans à l’Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le tamoul, il part pour l’Inde avec l’autorisation de ses supérieurs et fonde l’ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi (1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne d’Arunachala :
« Du fond du cœur, j’entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d’appui où on serait encore tenté de s’agripper : car tel il a voulu celui qu’il a appelé, et tel il le rendra, libre et nu en la solitude de son cœur, libre et nu de la liberté et de la nudité du Soi.
Arunâchala, guru impitoyable,/qui me sevras de tout ce que j’aimais jusque-là,/de tout ce que je savourais jusque-là,/de tout sur quoi je m’appuyais jusque-là,/les choses de ce monde comme les choses de l’autre,/et me laissais suspendu/libre et nu… »1358.
Puis il « fait le saut » et le sannyasin se fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :
« Mais par rapport à tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a“ cela” ! (8 mars 1973)
Pour le moment, je suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis. Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon népali de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange et tous nos moines à grande coule ! /L’Esprit n’est pas à chercher dans un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)
L’autre jour, je rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala [ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est“ parti”, va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite. L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).
Un infarctus qui me prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience merveilleuse de“ croiser” entre mort et vie, découverte que l’on EST1359 ! Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre 1973). »1360.
Issu d’une famille de samouraï, Matsuô Bashô se lie d’amitié avec le fils de son seigneur1361. Ce dernier meurt. Le jeune Matsuô abandonne alors la carrière des armes et se voue à l’étude des lettres. Il prend l’habit de moine et suit notamment l’enseignement de Kigin Kitamura (1624 – 1705).
À 36 ans, il fonde une école de haïku à l’ermitage de Fukagawa. Les haïku sont des poèmes à forme fixe, composés de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes.
§
En l’ermitage, un de ses disciples lui offre un bananier. Bashô plante l’arbre. Il en tire son nom de plume. Le poète ne donna jamais la signification de ce nom. Le bananier est un arbre modeste et fécond, comme Bashô. Avait-il en vue ce passage du bouddhisme Mâhâyâna ?
« Moi qui suis le roi de la loi, moi qui suis né dans le monde et qui dompte l’existence, j’expose la loi aux créatures, après avoir reconnu leurs inclinations.
(…) Je remplis de joie tout l’univers, semblable à un nuage qui verse [partout] une eau homogène.
(…) Les nombreux Bodhisattva, doués de mémoire et de fermeté, qui, s’étant fait une idée exacte des trois mondes, recherchent l’état suprême de Bodhi, prennent sans cesse l’accroissement comme les arbres.
Ceux qui possèdent les facultés surnaturelles et les quatre contemplations, qui ayant entendu parler du vide, en éprouvent de la joie, et qui émettent de leur corps des milliers de rayons, sont appelés les grands arbres (…) »1362.
Alors, le bananier serait la métaphore de l’homme qu’était Bashô, aussi humble que noble, noble parce qu’il était humble.
Bashô fonde un nouveau style, le style shôfu. Quatre traits le définissent :
Sabi : la beauté de la fragilité issue de l’altération due au temps.
Shiori : le caractère implicite du poème qui voile autant qu’il dévoile.
Hosomi : la beauté du simple et du humble.
Karumi : l’humour.
Bashô employait aussi la notion de kôgokizoku, qui
signifie l’éveil par le retour vers le bas.
Dans « À Kyoto rêvant de Kyoto », Bashô nous dit :
« Dans ce qu’on voit, rien qui ne soit fleur ; dans ce qu’on ressent, rien qui ne soit lune. Quand dans les formes on ignore la fleur, on est pareil à un barbare., quand dans le cœur on ne ressent pas la lune, on est de la même espèce que la bête. Pour chasser le barbare, pour éloigner la bête, il faut retourner à la nature créatrice, s’accorder à la nature créatrice1363.
Le sens des haïku de Basho ne réside jamais dans l’apparence de la forme, mais dans la réalité intime du cœur. Souvent, la contradiction apparaît à celui qui lit de manière rapide. Elle se résout, à la manière d’un koan zen, dans l’unité du réel. Ainsi de ce haïku très célèbre qui a marqué les esprits de son époque par sa hardiesse :
« Paix de la vieille mare
Une grenouille plonge
Bruit de l’eau »
Enomo Kikaku, disciple de Bashô, était là le jour où son maître composa le poème. Il raconte que Bashô avait composé immédiatement les deux derniers vers, puis qu’il avait marqué un temps avant de parfaire le premier.
Dans le style antérieur, on eût écrit le premier vers ainsi :
Onde cristalline et paisible
Mais Bashô insiste dans le premier vers sur la trivialité de la nature. Le poème donna lieu à de multiples interprétations. Nous proposons celle-ci. En un premier lieu, on s’en tient à la sensation simple : la vision de l’étang et du plongeon, l’audition de l’eau. Et en un second lieu, le sentiment vient que Bashô est la grenouille qui plonge dans l’eau de la vie, qui par épanadiplose est aussi la vieille mare. Aussi l’apparence est-elle trompeuse. Si le sage est souvent laid et vieux. Il transmet aussi l’eau de la vie, comme nous l’avons vu précédemment. En sorte que tout est vie et harmonie universelle. Tout est substance. Tout est eau.
Seul celui qui s’unit à la nature éternelle peut composer adéquatement un haïkaï.
Peu de temps avant de mourir, à l’âge de cinquante ans, Bashô a composa ce haïku :
« Sur cette route
Il ne passe personne
Crépuscule d’automne »
L’idéogramme traduit par le mot route désigne aussi la Voie, le Tao du taoïsme. Bashô nous rappelle que la voie passe par le don total de la personne, jusqu’au vide, au rien, au néant.
Foreword, (p.10):
The aim1364 of the Ch’an sect is to strip the mind of all feelings and passions for the purpose of disentangling it from the phenomenal so that the self-nature can return to its normal state and operate in the normal way without hindrance. With this in view, Ch’an masters rarely used those Buddhist terms found in all sutras. For men are always prone to cling to the terminology which, in their quest for more learning and wider knowledge, can only stimulate their faculties of thought and intensify their discrimination. The masters taught their disciples to refrain from seeking enlightenment and Buddhahood, for the very idea of enlightenment and Buddhahood gave rise to the twin concept of reality of ego and reality of dharma which split their undivided whole into subject and object, the cause of their illusion and suffering. This is the reason why the usual terms found in sutras are rarely found in Ch’an texts, which seem very strange and incomprehensible even to Buddhists of the other schools. Those texts are as obscure and incomprehensible as Nostradamus’s Prophecies of world events and puzzled readers frequently put them aside forever, after reading a few pages. No learned masters took the trouble of giving a clear explanation of or comprehensive commentary on the sayings of their enlightened predecessors. Even if they quoted ancient sayings when giving instruction to their own disciples, their commentaries varying from a sentence to an entire gatha or poem, were equally obscure and confusing to beginners. [. . .] If one applies one’s discriminating mind to commenting on ancient sayings, one will behold only the linger instead of the moon which is actually pointed at.
We cannot, however, blame these masters for their seemingly obscure and abstruse sayings, because as soon as they used the terminology coined by the conditioned human intelligence, their disciples would cling to it, thus straying from the normal course of training. When a monk asks Yun Men: “What is Buddha?” the master, knew that the questioner’s mind was stirred by the empty word ’Buddha’ and, in order to disentangle it from the illusion of Buddha, replied: “A toilet stick.” In this, there was no disrespect for the Enlightened One, as the reply served only to wash the deluded mind of the disciple from this impure conception, for the Buddha as conceived by a deluded mind could never be the pure Buddha, who is beyond description. This particular case should not, however, be generalized, for the reply was appropriate only for the question at that particular moment. For this reason, Yun Men forbade his disciples to record his sayings. Likewise, we cannot follow Master Tan Hsia’s example and burn wooden statues of Buddha. Tan Hsia realized that the moment was ripe for enlightening a deluded monk who clung to these statues and disregarded his self-natured Buddha.
I Prerequisites. . . (pp.19 sq.) :
From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch’an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one’s false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one’s Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. . . .
The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha (hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. . . .
Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. . . .
Hua t’ou [koan japonais]: This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.”
Écrit dans sa vieillesse, un témoignage émouvant :
[Introduction :] En lisant ces lignes, on serait tenté de croire qu’il faut s’élever jusqu’à des régions abstraites, sublimes, que l’homme n’atteint qu’exceptionnellement, qu’en de rares moments de son existence. Suzuki nous fait voir avec une simplicité qui pourrait sembler peu conforme à l’importance et à la grandeur du sujet que l’essence de la religion ne consiste pas dans une exaltation momentanée, mais dans notre aptitude, dans notre disposition à rechercher, à découvrir, à libérer dans l’ordinaire de la vie, dans les choses quotidiennes, dans ce qui se passe partout et toujours et qui occupe les hommes constamment, les étincelles cachées du divin.
Ma famille se compose de médecins établis depuis plusieurs générations dans la ville de Kanazawa1366. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient médecins et, de façon inattendue, ils sont tous morts jeunes. Bien sûr, il n’était pas rare de mourir jeune en ce temps-là, mais dans le cas d’un médecin exerçant sous l’ancien régime féodal, c’était une double infortune, car la pension versée à la famille par le seigneur tutélaire était sensiblement réduite. Ma famille, bien que de rang samouraï, était déjà frappée par la pauvreté du vivant de mon père, et après sa mort, alors que j’avais à peine six ans, nous devînmes encore plus pauvres à cause des dif — (36) ficultés économiques qui touchèrent la caste des samouraïs, dès l’abolition du système féodal.
La perte d’un père à cette époque était sans doute plus dramatique qu’aujourd’hui ; tout dépendait de lui en tant que chef de famille, tous les pas importants dans la vie : l’instruction puis la recherche d’une situation sociale. Tout cela, je le perdis lorsque j’avais dix-sept ou dix-huit ans. Ces épreuves me firent penser à mon destin (karma). Pourquoi devais-je rencontrer de telles embûches à l’aube de ma vie ?
Ma réflexion commençait à s’orienter vers la philosophie et la religion, et comme ma famille appartenait à la branche zen Rinzaï, il était tout naturel que je me tourne du côté du zen pour trouver des réponses à mes problèmes. Je me souviens d’être allé au temple zen où ma famille était inscrite — c’était le plus petit temple de Kanazawa — pour questionner le prêtre au sujet du zen. Comme beaucoup de prêtres officiants dans des temples ruraux, il n’était pas très instruit ; de fait, il n’avait même pas lu le Hekiganroku1367. Aussi l’entretien que j’eus avec lui fut-il de courte durée.
Je pris l’habitude de débattre de questions philosophiques et religieuses avec les étudiants de mon âge ; je me souviens que quelque chose me rendait toujours perplexe : qu’est-ce qui fait pleuvoir ? Pourquoi est-il nécessaire que la pluie tombe ? Aujourd’hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu’il a pu y avoir dans mon esprit quelque chose qui rappelle l’enseignement chrétien au sujet de la pluie qui tombe également sur le juste et l’injuste. Au fil des circonstances, j’entrai en relation, à la même époque, avec des missionnaires chrétiens. Lorsque j’avais quinze ans environ, il y avait à Kanazawa un missionnaire de l’Église orthodoxe [grecque]. Je me souviens qu’il me prêta un exemplaire de la traduction japonaise de la Genèse en me recommandant de la lire. Je la lus, mais cela me semblait dénué de sens. Au commencement était Dieu. Mais pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? Voilà ce qui me préoccupait au fond.
La même année, un de mes amis se convertit au protestantisme. Il voulait que je devienne chrétien et m’incitait à recevoir le baptême. Mais je lui répondis que je ne pouvais pas être baptisé avant d’être convaincu de la vérité du christianisme. J’étais toujours suspendu à cette question : pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? J’allai voir un autre missionnaire, protestant celui-là, et je lui 37 posai la question. Il me dit que toute chose devait avoir un créateur pour venir à l’existence et que le monde devait avoir un Créateur aussi. « Alors qui a créé Dieu ? » demandai-je. « Dieu s’est créé lui-même, répondit-il, ce n’est pas une créature. » Sa réponse ne me satisfaisait pas, et cette interrogation est toujours restée la pierre d’achoppement à ma conversion au christianisme.
Je me souviens aussi que ce missionnaire avait toujours avec lui un gros trousseau de clefs. Cela me semblait étrange, car à cette époque personne au Japon ne tenait rien sous clef. Aussi, lorsque je le vis avec toutes ses clefs, je me demandai d’où lui venait le besoin de mettre en sûreté tant de choses.
C’est alors qu’un nouveau professeur fut nommé dans mon école. Il enseignait les mathématiques. Il les enseignait si bien que je commençai à y prendre goût. Il s’intéressait aussi beaucoup au zen. Il avait d’ailleurs été l’élève de roshi Kosen1368, un des grands maîtres zen de ce temps. Il faisait de son mieux pour éveiller la curiosité de ses élèves pour le zen en faisant circuler des copies de l’œuvre de Hakuin Zenji, Orategama1369. De prime abord, je n’y compris pas grand-chose, mais cela m’intéressait tellement que, pour en savoir plus, je décidai d’aller voir un maître zen, roshi Setsumon, qui vivait dans le temple Kokutaiji dans la province d’Etchu.
Je quittai la maison sans savoir au juste comment me rendre au temple, avec cette seule information qu’il se trouvait près de Takaoka. Je me rappelle avoir voyagé dans une vieille voiture à chevaux, juste assez grande pour transporter cinq à six personnes, et que nous avons passé le col de Kurikara à travers les montagnes. La route et la voiture étaient en piteux état, je n’arrêtais pas de me cogner la tête contre le toit. À partir de Takaoka, je pense avoir fait le reste du trajet à pied jusqu’au temple.
J’arrivai là-bas sans aucune introduction. Les moines semblaient bien disposés à m’accueillir. Ils me dirent que le roshi était sorti, mais que je pouvais pratiquer zazen dans une pièce du temple si j’en avais envie. Ils me montrèrent comment 40 m’asseoir et comment respirer et me laissèrent seul dans une petite pièce en me disant de continuer ainsi. Après un jour ou deux consacrés à cette pratique, le roshi revint et on m’amena le voir. Il est clair qu’à l’époque j’ignorais tout du zen et de l’étiquette qui s’impose en sanzen. On m’avait simplement dit de venir voir le roshi et je me présentai à lui en apportant ma copie de l’Orategama.
L’essentiel de l’Orategama est écrit dans une langue assez simple. Mais il y avait là-dedans quelques termes zen difficiles que je ne pouvais saisir. J’en demandai l’explication au roshi. Il se tourna vers moi en colère et me dit : « Pourquoi me posez-vous une question aussi stupide ? » Je fus renvoyé dans ma chambre sans aucun enseignement et on me dit de rester en position assise, jambes croisées.
Je suis resté seul. Personne ne mç disait rien. Les moines qui m’apportaient les repas ne m’adressaient pas la parole. C’était la première fois que j’étais loin de la maison et j’éprouvai bientôt un sentiment de solitude et la nostalgie du foyer. Ma mère me manquait beaucoup. Après quatre ou cinq jours, je quittai le temple et revins chez moi. Je ne me souviens pas de la manière dont je pris congé du roshi, mais je me souviens bien de la joie qui m’habitait en retrouvant la maison.
Je commençai alors à enseigner l’anglais dans le petit village de Takojima qui se dresse sur la péninsule de Noto — péninsule qui s’avance dans la mer du Japon. Il y avait là un temple Shin habité par un prêtre lettré qui me montra un texte de l’école Yuishiki intitulé Hyappo Mondo (Questions-Réponses sur les cent dharmas). Mais c’était si ancien et si abstrus qu’en dépit de ma soif d’apprendre, je n’en saisis pour ainsi dire rien.
J’obtins une autre affectation comme enseignant à Mikawa, une ville située à environ cinq lis (vingt-quatre kilomètres) de notre maison à Kanazawa. Là aussi ma mère me manquait beaucoup et tous les week-ends, je faisais le chemin à pied pour me retrouver près d’elle. Cela me prenait environ cinq heures et m’obligeait à quitter la maison le lundi à une heure du matin de façon à être à l’école dans les temps. Je restais accroché à la maison jusqu’à la dernière minute pour profiter de ma mère aussi longtemps que possible.
J’ajouterai incidemment que l’enseignement de l’anglais que je dispensais alors était assez particulier, tellement particulier que, lorsque j’allai pour la première fois aux États-Unis, personne ne comprenait ce que je voulais dire. Nous avions pris l’habitude de tout transposer littéralement et je me rappelle que j’étais très embarrassé par la façon (42) dont on dit en anglais : « Le chien a quatre pattes », « Le chat a une queue ». En japonais, le verbe « avoir » n’est jamais utilisé en ce sens. Si vous dites : « J’ai deux mains », cela s’entend comme si vous teniez deux mains étrangères dans les vôtres. Plus tard, je développai l’idée selon laquelle l’insistance mise par la mentalité occidentale sur la possession est le signe de la place prépondérante accordée au pouvoir, à la dualité, à la compétition, traits qui sont absents de la sensibilité orientale.
Pendant les six mois que je passai à Mikawa, j’arrêtai mes études sur le zen. Je déménageai à Kobe où mon frère travaillait comme avocat, et peu après il m’envoya à Tokyo pour y suivre des études en me versant une pension de six yens par mois.
À cette époque, le coût d’hébergement et d’entretien d’un étudiant s’élevait à environ trois yens et cinquante sens. Je choisis d’étudier à l’université de Waseda, mais une des premières choses que je fis en arrivant à Tokyo fut de me rendre à Kamakura pour étudier le zen sous la direction de roshi Kosen qui était alors abbé de Engakuji. Je garde le souvenir d’avoir marché tout le jour de Tokyo à Kamakura, quittant Tokyo à la tombée de la nuit pour arriver à Kamakura tôt le matin suivants1370.
Le moine shika, l’hospitalier, ménagea mon premier entretien avec le roshi en présentant une offrande de dix sens d’encens enveloppés dans du papier. La scène faisait penser aux peintures de Daruma1371 que j’avais déjà vues ; il s’en dégageait un authentique parfum zen. Le roshi avait soixante-seize ans lorsque je le rencontrai pour la première fois. C’était un grand homme, à la fois par la stature et la personnalité. Il marchait avec peine à cause d’un choc récent. Il me demanda d’où je venais et, lorsque je lui dis que j’étais né à Kanazawa, il s’en réjouit et m’encouragea à persévérer dans la pratique du zen. Sûrement parce que les gens de la région d’Hohuriku, aux alentours de Kanazawa, ont la réputation d’être patients et appliqués.
La deuxième fois que j’eus l’occasion de le rencontrer en entretien privé, il me donna le koan1372 Sekishu, le « claquement d’une seule main ». Je n’étais pas du tout préparé à ce moment-là à recevoir un koan. Sur le plan du zen, mon esprit était 44 comme une page blanche, tout pouvait y être écrit. À chaque fois que je le voyais en sanzen, il faisait simplement le geste de sortir sa main gauche en la dirigeant vers moi, sans un mot, ce qui me plongeait dans un état de grande perplexité. Je me souviens que je faisais tous les efforts possibles pour apporter des réponses rationnelles à ce koan sur le claquement d’une main, mais naturellement roshi Kosen les refusait toutes, et après quelques expériences de sanzen je me sentis dans une sorte d’impasse.
Un entretien avec lui me laissa une impression forte. Il prenait son petit déjeuner sur une véranda donnant sur un bassin, assis sur une petite chaise assez rustique. Il mangeait du gruau de riz qu’il retirait à la louche d’un pot de terre et il en mettait dans son assiette. Après que je me fus prosterné trois fois devant lui, il me demanda de m’asseoir en face sur une autre chaise. Je ne me rappelle pas ce qui a été dit à cette occasion, mais chaque geste qu’il faisait — la manière dont il me fit bouger pour m’installer sur la chaise, celle dont il se servait de riz dans le pot — se grava en moi de façon indélébile. « Oui, me disais-je, c’est ainsi qu’un moine zen doit se comporter. » Tout ce qui sortait de lui était direct, simple, rempli de sincérité et, bien sûr, traversé par quelque chose de plus qui ne peut être dit avec des mots.
Je n’oublierai jamais non plus le premier enseignement que je suivis. C’était un événement tout à fait solennel, commençant par la récitation du Sutra du Cœur par les moines et par les derniers mots de Muso Kokushi1373 : « J’ai trois sortes de disciples… » Le roshi se prosternait devant la statue du Bouddha et se relevait ensuite sur son siège, en face de l’autel, comme s’il entendait s’adresser au Bouddha plutôt qu’à l’assistance. Son assesseur lui apporta le pupitre et, à ce moment-là, les chants prirent fin. Il put alors commencer son enseignement doctrinal.
Celui-ci portait sur le 42e chapitre de l’Hekiganroku, celui où Ho-kojo rend visite à Yakusan, lequel, après leur entretien, invite dix moines à l’accompagner au bas de la montagne, à la porte du temple. Chemin faisant, l’échange suivant a lieu : « La neige fine tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste place. »
Il m’apparaissait que c’était là un bien étrange sujet de conversation pour des moines zen, mais le roshi s’en tint à la lecture du passage sans ajouter de commentaire, lisant comme s’il était à la fois absorbé et transporté par chaque mot du texte. Je fus tellement saisi par cette lecture qu’alors même 46 que je n’y entendais rien, je le revois encore assis sur sa chaise, le texte devant lui, lisant : « La neige fine tombe flocon par flocon. »
Tout ceci se passait en 1891. Il avait soixante-seize ans. J’en avais vingt et un. Il me revient à la mémoire que cette année encore je participai au rite Toji, au solstice d’hiver. Les moines travaillaient le riz pour en faire des galettes et eurent une nuit entière de récréation. La première de ces galettes était offerte au Bouddha, la seconde au roshi. Roshi Kosen était si friand de galettes de riz trempées dans la sauce au daikon1374 râpé qu’il n’en était jamais rassasié. Ce jour-là, il demanda un second service que lui refusa son moine assistant au motif qu’il ne serait pas bon pour lui de manger autant. Le roshi répondit : « Ça ira bien si je prends un médicament pour la digestion. »
Le 16 janvier de l’année suivante, en 1892, le roshi mourut. J’étais présent. Je me trouvais en compagnie de ses moines assistants dans la pièce voisine. Tout d’un coup nous entendîmes le bruit d’une lourde chute dans la chambre du roshi. Le moine de service bondit dans la chambre et trouva le roshi gisant, inconscient, par terre. Il semble qu’il ait eu une crise cardiaque en sortant des toilettes et qu’il se soit cogné la tête en tombant. On appela immédiatement le médecin, mais lorsqu’il arriva il constata qu’il était trop tard. Le roshi était déjà mort.
Shaku Soen1375 succéda à roshi Kosen comme abbé d’Engakuji. À la mort de Kosen, il revenait d’un séjour d’études à Ceylan sur le bouddhisme Theravada et c’était déjà une personnalité montante. Très brillant intellectuellement, il avait aussi reçu son inka shomei ; ou diplôme pour être roshi, alors qu’il était encore assez jeune, chose inhabituelle à cette époque où l’on exigeait au moins quinze ans de pratique pour atteindre un tel état de maturité spirituelle. Titulaire de son inka, il était allé à l’université de Keio pour étudier des sujets propres à l’Occident, ce qui, là encore, était assez inhabituel pour un prêtre zen. Beaucoup de gens l’avaient critiqué d’avoir franchi ce pas, roshi Kosen compris, qui l’avait averti que toutes ses études se rapportant à des thèmes occidentaux ne 48 lui serviraient à rien. Mais Shaku Soen ne prêtait pas attention aux critiques des gens et faisait son propre chemin. Ce fut dans l’ensemble une personnalité remarquable, remplie d’élans non conventionnels.
C’est lui qui accomplit les rites funéraires de roshi Kosen. Au printemps 1892, il était nommé nouvel abbé et je commençai à le fréquenter en sanzen.
Il me donna Mu1376 comme nouveau koan, voyant que je ne m’en sortais pas avec le « claquement d’une seule main » ; il pensait que je pourrais obtenir mon kensho1377 plus vite et plus tôt avec Mu. Il ne m’apporta aucune aide pour la résolution de ce koan et, après quelques séances de sanzen avec lui, je dus reconnaître que je n’avais plus rien à dire.
Suivirent quatre années d’âpre lutte, de combat mental, physique, moral, intellectuel. Je sentais qu’il était certainement assez facile de comprendre Mu dans son principe intellectuel, mais comment soutenir une relation vécue, sur le terrain de l’expérience, avec une chose aussi simple ? L’explication devait se trouver dans un livre. Je lus donc tous les livres zen sur lesquels je pouvais mettre la main. Dans le temple de Butsunichi où je vivais alors, il y avait un sanctuaire consacré à Hojo Tokimune1378, et l’on conservait dans une pièce de ce sanctuaire tous les livres et documents appartenant au temple. Je passai tout l’été à lire tous les livres que je trouvais. Bien que ma connaissance du chinois fût encore embryonnaire et que cela m’interdisait l’accès au sens de bon nombre de textes, je faisais de mon mieux pour recenser tout ce qui se rapportait à Mu, intellectuellement.
Un livre m’intéressait tout particulièrement. C’était le Zenkan Sakushin (Coups de fouets pour vous aider à franchir les barrières zen), compilé par un maître chinois de la dynastie Ming répondant au nom de Shenko. C’était un recueil d’écrits sur la discipline zen et sur les conseils donnés par différents maîtres zen sur la manière de s’y prendre avec le koan.
Il me parut évident de suivre un des conseils de ce livre : « Lorsque tu as assez de foi, ton doute est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as 50 suffisamment de satori. Toute la connaissance, l’expérience, les sentences merveilleuses, les sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu dois le jeter par-dessus bord. Mets toute ton énergie dans la résolution du koan. Tiens-toi assis, dos droit, sans te soucier de savoir s’il fait jour ou nuit, le mental uni-pointé sur le koan. Lorsque tu auras pratiqué cela pendant quelque temps, tu sentiras que tu sors du cadre espace-temps, comme un homme mort. Arrivé à cet état, quelque chose commence à monter en toi et c’est comme si ton crâne allait voler en éclats. L’expérience soudaine que tu fais alors ne vient pas de l’extérieur, elle jaillit du fond intime de ton être. »
Ainsi engagé sur la voie de l’effort moral, je pris l’habitude de passer plusieurs nuits dans une grotte située à l’arrière du temple de Shariden1379, où une dent du Bouddha est conservée comme relique. Mais il y avait encore en moi une fêlure dans la volonté, de sorte que je me laissais souvent aller à quitter la posture assise dos droit et que je cherchais de bons prétextes pour partir, comme la présence importune des moustiques.
J’étais très pris pendant ces quatre ans par différents écrits, notamment par la traduction en japonais de L’Évangile du Bouddha du Dr Carus, mais le koan continuait tout le temps à me travailler dans les couches profondes de mon esprit. C’était, sans aucun doute, mon « souci » dominant, et je me revois assis dans un champ, adossé à une meule de riz, me disant que si je n’arrivais pas à comprendre Mu, la vie n’avait plus de sens pour moi. Nishita Kitaro1380 écrit quelque part dans son journal que je parlais souvent de suicide à cette époque, bien que, personnellement, je ne m’en souvienne pas. Dès que je réalisai que je n’avais plus rien à dire sur Mu, je cessai d’aller voir Shaku Soen en sanzen, sauf pour le sosan ou sanzen obligatoire pendant la sesshin1381. Il était alors fréquent que le roshi me batte.
Il arrive souvent qu’une espèce de crise soit nécessaire dans la vie d’un homme pour le forcer à investir toute son énergie dans la résolution du koan. Il en existe une belle illustration dans le livre Keilyoku Soden (Histoires de ronces et de chardons), composé par un disciple d’Hakuin, qui relate une série d’anecdotes piquantes sur la pratique zen. 52
Un moine venait d’Okinawa pour étudier le zen sous la guidance de Suio, un des grands disciples d’Hakuin, homme rugueux et au caractère trempé. C’est lui qui apprit la peinture à Hakuin. Le moine passa trois ans auprès de Suio à travailler sur le koan du « claquement d’une seule main ». Le temps pour lui de revenir à Okinawa approchait à grands pas et il n’avait toujours pas résolu son koan, ce qui le rendait très déprimé. Il alla vers Suio en larmes. Le maître le consola en disant : « Ne t’inquiète pas. Diffère ton départ d’une semaine et reste dans la posture assise avec toute la détermination dont tu es capable. » Sept jours passèrent, le koan était irrésolu. Le moine revint vers Suio qui lui conseilla de repousser son départ d’une semaine encore. Lorsque cette semaine se fut écoulée et alors qu’il n’avait toujours pas trouvé la solution de son koan, le maître dit : « Il y a beaucoup d’exemples chez les anciens de gens qui ont atteint le satori au bout de trois semaines, essayez donc une troisième semaine. » Mais la troisième semaine passa sans que le sens du koan soit dévoilé. Alors le maître dit : « Essayez cinq jours de plus. » Les cinq jours passèrent sans que le moine soit plus avancé dans la résolution du koan. À la fin le maître dit : « Cette fois essayez trois jours de plus et si, après ces trois jours, vous n’avez toujours pas trouvé la solution, vous devrez mourir. » Alors, pour la première fois, le moine décida de consacrer le peu de vie qui lui restait à la résolution du koan. Et au bout de trois jours il la trouva.
La morale de l’histoire c’est que chacun doit décider de mettre tout ce qu’il a dans l’effort. « L’extrémité de l’homme est l’occasion de Dieu. » Il arrive souvent qu’à l’instant même où l’homme tombe dans l’abîme du désespoir et décide de mettre fin à ses jours, le satori vienne. Je reconnais que dans beaucoup de cas le satori aurait pu survenir alors qu’on est déjà sur le chemin de la mort.
Dans le cours de la vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun doit aller jusqu’au bout de lui-même, sans se laisser d’échappatoire. Une chose seulement doit être faite.
Cette crise ou situation extrême survint pour moi lorsqu’il fut finalement convenu que je devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king. Je compris que la sesshin rohatsu1382 du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m’était offerte de participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.
Jusqu’à ce moment j’avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or tant que j’avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme une entité séparée de Mu, et ce n’était pas là le vrai samadhi. Mais vers la fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d’être conscient de Mu. J’étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu’il ne restait plus trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C’est cela le vrai samadhi.
Et pourtant, cette forme de samadhi n’est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s’en réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d’irruption hors du samadhi et de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c’est ça. »
Je n’ai aucune idée du temps que je passai en samadhi. J’en fus réveillé par un son de cloche. Je me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions tests sur Mu. Je répondis à chacune d’elles à l’exception d’une seule sur laquelle j’hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils me semblaient transparents. J’étais transparent aussi.
Je voudrais souligner l’importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement expérimenté. Après kensho, je n’étais pas complètement éveillé à mon expérience. C’était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j’entendis cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle était en fait l’expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.
Par la suite je ne rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d’autres koans sont nécessaires pour rendre kensho, l’expérience initiale, transparente, mais c’est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de sa nature.
…Cowper says “universal nature” but he actually means what he views of beautiful or grand In nature. This kind of thing only, “Prompts with remembrance of a présent God!””
The division here of God and nature is very disagreeable. Not to be able to look at the broad oak or “the green blade that twinkles in the sun” without being “prompted” to think of something else, must cause a perpétuai splitting of the mind. This is what Christ warns us against, in “Judge not” and “Let not thy right hand know what thy left hand doeth.”
The nature mystics, on the other hand, are forgetful of God, either leave him out altogether or put him in perfunctorily, or use the word God as a synonym for Nature or Reality. As pointed out above, passion distinguishes their attitude from pantheism, though there is often an insensible flowing from one to the other. The finest example of nature myslicism is found in Wordsworth, The Excursion, (I, 199.)
“He beheld the sun
Rise up, and bathe the world in light! He looked—
Océan and earth, the solid frame of earth
And ocean’s liquid mass, in gladncss lay
Beneath him:—Far and wide the clouds were touched,
And in their silent faces could he read
Unutterable love. Sound needed none
Nor any voice of joy; his spirit drank
The spectacle: sensation, soul and form
All melted in him; they swallowed up
His animal being; in them did he live,
And by them did he live; they were his life.”
Wordsworth then inserts two lines that might well have been omitted from the poem, since they represent an intellectual afterthought:
“In such access of mind, in such high hour
Of visitation from the living God,
but continues, showing that there was actually no ‘visiting’ of one person, by Another:
Thought was not; in enjoyment it expired.
No thanks he breathed, he proffered no request;
Rapt in the still communion that transcends
The imperfect offices of prayer and praise.
One more extract, from Tintern Abbey:
A sense sublime
Of something far more deeply interfused,
Whose dwelling is the light of setting suns,
And the round ocean and the living air
And the blue sky, and in the mind of man—
A motion and a spirit, that impels
Ail thinking things, all objects of all thought,
And rolls through all things.”
These two passages represent the high water mark of nature mysticism in English Literature. They are full of Zen.
They portray a condition of “satori,” of illumination. But the next point is of cardinal importance; these lines of the Daffodils,
“They stretch’d in a never-ending line along the margin of a bay:
Ten thousand saw I at a glance Tossing their heads in sprightly dance,”
are also full of Zen but are not mystical, still less pantheistic.
The first example, from the Excursion , shows us the mind of Man in its union with the universe. The second, from Tintern Abbey, shows us the universe as perceived by the man in union with it. The third, Daffodils, shows us something very different, apparently, from either. We see, not the mind of man, nor the universe, but the daffodils, and when we see them as Wordsworth also saw them, as they really are, that is sufficient. Mysticism is like Zen, in this respect, that you cannot believe or disbelieve in mysticism. You are either a mystic or nothing. But the great gulf fixed between mysticism and Zen is this. Mysticism uses the object, the finite, as a telescope to look into the infinite. Zen looks at the telescope.
We say, very loosely, “There is Zen in this,” “This is far from Zen,” but we must notice there is a great difference, both in art and life, between Zen and talking about Zen. Compared with the extract from the Excursion, the following poem of Bashô on a similar subject:
“A wild sea,
The Milky Way stretching across
To the isle of Sado.”
Another of Bashô, to compare with the Daffodils. (Note that though both poems speak of the author’s feelings, both are equally objective, since they do so to express the nature of the flower itself.)
“How they pull the heartstrings—
Corning along the mountain road—
These violets!”
The most famous of all haiku, of which I give an unconventional translation, has this same quality, that is, of expressing an unsymbolical, unallegorical fact, which is nevertheless a Fact, and The Fact.
“The old pond.
A frog jumps in—
Plop!”
Against this translation it may be urged that “plop” is an unpoetic, rather humorous word. To this I would answer, “Read it over slowly, about a dozen times, and this association will disappear largely.” Further, it may be said, the expression “plop” is utterly different in sound from “mizu no oto.” This is not quite correct. The English “sound of the water” is too gentle, suggesting a running stream or brook. The Japanese word “oto ” has an onomatopoeic value much nearer to “plop.” Other translations are wide of the mark. “Splash” sounds as if Bashô himself had fallen in. Yone Noguchi’s “List the water sound,” shows Bashô in a graceful pose with finger in air. “Plash,” by Henderson, is also a misuse of words. Anyway, it is lucky for Bashô that he was born a Japanese, because probably not even he could have said it in English. [. . .]
At the moment of the “plop,” the sound and the silence, the movement and the stillness, were perceived unseparated, uncontrasted, unantagonised, as they were before the Spirit of God brooded over the Chaos. And if you have seen one piece of reality, you have seen ail, for the parts are not less than the whole. Montaigne says,
“ Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ny d’autre nuit. Ce Soleil, cette Lune, ces Étoiles, cette disposition, c’est celle même que vos aïeux ont jouyé, et qui entretiendra vos arrière-neveux.
Non alium videre patres : aliumve nepotes
Aspicent.”
Suzuki says, “This leap is just as weighty a matter as the fall of Adam from Eden.” This is true enough, but this is mysticism1383.
“Every one of us, as a human being, has self-consciousness and is conscious of other human beings surrounding him. Hence it naturally cornes about that at the level of ordinary existence ail of us possess a more or less definite idea as to what kind of a thing man is. The classical Western philosophy going back to Aristotle élaborates and defines this commonsense image of man as a “rational animal”.
The image of Man peculiar to Zen Buddhism emerges exactly when such a commonsense image of man, be it pre-philosophical or philosophical, is smashed to pièces. The ordinary image of man on which our daily life is based, and on which our social life is carried out, does not, according to the typically Zen conception, represent the true reality of Man. For man, as pictured in such a way, is but a “thing” in the sense that it is nothing but an objectified man, i.e. man as an object. Such cannot be a true picture, because according to Zen, Man in his true reality is, and must be, an absolute selfhood.
Without tarrying on the plane of common-sense or empirical thinking, where the primary expérience of Reality, including even the absolute ego, in its pure “is-ness” is necessarily broken up into objectified pièces, Zen proposes to grasp Man directly as an absolute selfhood prior to his being objectified into a “thing”. Only then, it maintains, can we hope to obtain a true image of Man representing him as he really is, that is, in his real, immédiate “is-ness”.
The image of Man peculiar to Zen is thus derived from a dimension which absolutely transcends the bifurcation, so characteristic of the human intellect, of the subject and object. As will be easy to see, such an image of Man can never be obtained as long as we pursue the question in the form of “what is man?” The question must necessarily and inevitably take on the form of “who am I?” Otherwise expressed, Man must be intuited in his most intimate subjectivity. For, no matter how far we may go searching after our own ’self on the plane of intellectual analysis, the ’self goes on being objectified. However far we may go in this direction, we always end up by obtaining the image of our ’self seen as an object. The ’self itself, the real subjective subject which goes on searching after itself, remains always beyond our reach, eluding forever our grasp. The pure subjectivity is reached only when man steps beyond the ken of the dichotomizing activity of intellect, ceases to look at his own “self” from the outside as an object, and becomes immediately his own “self”. The Zazen, “sitting cross-legged in méditation”, is a way specifically devised in order that the subject might delve ever deeper into its own interior so that the bifurcated “self”—the “self” as dichotomized into the “self” as subject and the “self” as object—might regain its own original unity. When, at the extremity of such a unity, man becomes truly himself and tums into a pure and absolute selfhood, when, in other words, there remains absolutely no distinction any longer between the “self” qua subject and the “self” qua object, an epistemological stage is reached where the “self” has become so perfectly identified with itself and has so completely become one with itself that it has transcended even being a “self”. The precise point at which the “self” becomes one with it—“self” in such an absolute manner has come to be known, in accordance with the technical terminology of Dôgen, as “the-mind-and-body-dropping—off” (shin jin datsu raku). This is immediately followed by the next stage—to be more strictly exact, it is a stage which is actualized at the very same moment as the actualization of the first one—that of “the-dropped-off-mind-and-body” (datsu raku shin jin). This second stage refers to the experiential fact that the moment the mind-and-body, i.e. the “self”, falls off into Nothingness, there is resuscitated out of the Nothingness the same mind-and-body, i.e. the same old “self” itself, but this time completely transformed into an absolute Self. The “self” thus resuscitated from its death to itself carries outwardly the same mind-and-body, but the latter is the mind-and-body that has “dropped off”, that is, transcended itself once for ail. The image of Man in Zen Buddhism is an image of Man who has already passed through such an absolute transformation of himself, the “True Man without any ranks” as Lin Chi calls him.
It is evident that such an image of Man as has just been sketched implicitly occupied in Zen Buddhism a place of cardinal importance throughout its entire history. This is evident because from the very beginning Zen centered around the radical and drastic transformation of Man from the relative into the absolute selfhood.
Man was but a natural product of the special emphasis which Zen laid on the expérience of enlightenment.
Explicitly, however, and in terms of the history of thought, the concept or image of Man did not occupy a key-position in Zen Buddhism prior to the appearance of Lin Chi. Before him, Man had always remained in the background. The image had always been there implicitly, but not explicitly. “Man” had never played the rôle of a key-term in the history of Zen thought before Lin Chi. Rather, the real key terms had been words like Mind, Nature, (Transcendental) Wisdom, Reality (or Absolute-dharma) and the like, ail of which were directly or indirectly of an Indian origin and which, therefore, inevitably had a strong flavor of Indian metaphysics.
With the appearance of Lin Chi, however, the whole picture begins to assume an entirely different, unprecedented aspect. For Lin Chi sets out to put Man at the very center of Zen thought, and to build up around this center an extremely vigorous and dynamic world-view. The image of Man as absolute selfhood which, as we have seen, had always been there implicitly hidden, so to speak, behind the scenes I was suddenly brought out by Lin Chi into the dazzlingly bright light of the main stage. At the same time we witness here the birth of a thought5 which is truly original and indigenous to the Chinese soil.
Lin Chi’s thought is characteristically Chinese in that it puts Man at the very center of a whole world-view, and that, further, his conception of Man is extremely realistic to the extent of being almost pragmatic. It is pragmatic in the sense that it always pictures Man as the most concrete individual who exists at this very place and at this very moment, eating, drinking, sitting and walking around, or even “attending to his natural wants”. “O Brethren in the Way”, he says in one of his discourses, “you must know that there is in the reality of Buddhism nothing extraordinary for you to perform. You just live as usual without ever trying to do anything particular, attending to your natural wants, putting on clothes, eating meals, and lying down if you feel tired. Let the ignorant people laugh at me. The wise men know what I mean to say”.
The pragmatic Man, however, is not at ail an ordinary “man” as we represent him at the level of common-sense thinking, for he is a Man who has come back to this world of phenomena from the dimension of absolute Reality. His is a two-dimensional personality. He, as a most concrete individual, living among the concretely existent things, does embody something supra-individual. He is an individual who is a supra-individual—two persons fused into a perfect unity of one single person. “Do you want to know who is our (spiritual) ancestor, Buddha (i.e. the Absolute)? He is no other than yourself who are here and now listening to my discourse!” (Lin Chi) The world-view presented by Lin Chi is a very peculiar view of the world as seen through the eyes of such a two-dimensional person. But in order to have a real understanding of the nature of this kind of world-view, we must go back to our starting point and try to analyze the whole problem in a more theoretical way. In so doing, our emphasis will be laid on two cardinal points: (1) the epistemological structure of the process by which such a double-natured person comes into being, and (2) the metaphysical structure of the world as it appears to his eyes1384.
« Période espagnole » 1385 :
XIIe s. Foyer de la cabbale en Provence — Piétisme rhénan.
~1230 Foyer de Gérone.
1240-1300 Abraham Aboulafia, identification à Dieu dans l’extase prophétique.
1240-1305 Moïse de Leon, compilateur du
~1280 Zohar
~1290 Foyer de Castille.
1391 Massacres en Espagne.
1481 Premier Auto-da-fe.
1492 Décret d’expulsion d’Espagne.
« Période levantine » :
Foyer italien.
1536 Foyer en Palestine (début de l’essor à Safed)
1555 Joseph Caro (1488-1575), recueil de ses extases.
Moïse Cordovero (1522-1570).
Isaac Louria (1534-1574) et Lourianisme
1665 Sabbataï Zwi (1626-1676) faux messie. Enthousiasme populaire.
« Période polonaise » :
Mouvement hassidique fondé par le Ba’al shem Tov.
Dov Baer de Loubavitch (1773-1827)
Cette table situe quelques-unes des principales « figures » d’une foule innombrable. Sur les 35 noms retenus, la moitié vivent entre 1000 et 1300, grande période des civilisations urbaines arabe et perse, finalement presque détruites par les Mongols (les invasions de Gengis Khan se situent autour de 1220), auxquels succédèrent des Turco-Mongols (Tamerlan/Timur exerce ses ravages autour de 1400). Double coup de hache avant et après des pestes particulièrement meurtrières dans les villes.
On n’oubliera pas que les entités politiques arabes puis turques étaient seules en contact avec le monde chrétien : elles ont fait écran à notre connaissance des mondes musulmans de la Perse, de l’Asie centrale et de l’Inde, eux-mêmes étrangers et souvent hostiles aux mondes arabes et turcs 1386. L’image d’une infinie variété affectant les vécus et les pensées doit être substituée à la vision mythique d’un « grand califat » réglé par le seul Coran. Cette variété s’explique par la situation centrale des régions concernées, constituant un carrefour si on la compare à l’excentrement et au relatif isolement d’une presqu’île européenne chrétienne avant sa domination maritime, d’une péninsule indienne, d’une plaine chinoise protégée des zones civilisées par des déserts brûlants ou glacés. Nous distinguons plusieurs appartenances ou groupes : (1) à prédominance soufie, (2) à prédominance marquée par les « hommes du blâme », (3) non classés dont des mystiques d’Afrique du nord, (4) influencés par une théosophie.
« CARTE DES LIEUX » selon des zones réparties en six colonnes de l’ouest vers l’est et en deux rangées du nord au sud. On retient les lieux présumés de naissance et de décès. On n’oubliera pas la mobilité d’un Ibn‘ Arabî (de Murcie à Damas !) ou de Ghâzalî le Philosophe (Tus, Bagdad, Damas, Nishapour, Tus) ou de Jîlî (de Bagdad en Inde ?). Une figure est alors présente deux fois (lien signalé par un « > »). Le nom figure en caractères gras au lieu de « séjour » privilégié.
ANDALOUSIE
Ibn’ Arabî Murcie 1165 > Ibn Abbad Ronda 1332 > |
ANATOLIE
Rûmî (1-2) > Konya -1273 Sultan Valad (1-2) Konya 1226-1318 |
|
MAGHREB
Ibn al-Arîf (3) Marrakech ?-1141 Ibn Abbad de Ronda (3) > Fez -1390 |
ÉGYPTE
Ibn al Faridh (3) Le Caire 1181-1235 |
SYRIE
Sohravardi (4) > Alep -1168 Ibn « Arabi (4) > Damas -1240
ARABIE Nombreux pèlerinages à La Mecque
|
AZERBAIJAN (Nord-Ouest de l’Iran)
Sohravardi Azerbaijan 1155 > Shabestarî (4) Tabriz ?-1340 |
KHORASAN (Nord-Est de l’Iran ) Bistâmî (2) Bastam 777-848/9 Sulamî (2) Nishapour 937-1021 Kharaqânî (2) Kharaqan 960-1033 Hamid Ghâzâli (2) (philos.) Tus & Bagdad, Damas, Nishapour 1058-1111 Ahmad Ghâzâli (2) (sûfî) Tus apr.1058-1126 Attâr Nishapour 1142-1220 Jâmî 1414 > Isfarayini Kasirq 1242 > |
ASIE CENTRALE (Ouzbékistan, Afghanistan…)
Kalabadhi (1) Boukhara ?-995 Abu-Sa’id (2) Meyhana 967-1049 Ansari (2) Herat 1006-1089 Kubrâ Khwarezm 1145-1220 Rûmî Balkh 1207 > Naqshband (2) Boukhara 1317-1389 Jami (2) Herat > 1492 |
IRAK
Rab’ia (1) Basra ?-801 Junayd (1) Bagdad 830-911 Hallaj (1) Bagdad > 922 Niffari (1-3) Irak 879-965 Hamid Ghazali (philosophe) à Bagdad Isfarayini (2) Bagdad > 1317 Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 > |
IRAN
Hallaj Tûr, FARS ~857 > Hamadani (1-2) Hamadan 1098-1131 Ruzbehan (4) Shiraz 1128-1209 Nasafi (4) Iran-sud ?-1290 Saadi (2) Shiraz 1208-1292 Lahiji (4) Shiraz ?-1507 Sarmad > |
INDE
Hujwiri (2) Ghazna Lahore ?-1074 Maneri (2) Maner, BIHAR 1263-1381 Jîlî > Inde ? >1428 Ahmad Sirhindi (2) Sirhind, PENJAB 1564-1624 Sarmad (3) > Delhi -1661 |
Ce tableau comporte des colonnes situant les figures par zones géographiques du nord (deuxième colonne : Angleterre) au sud (cinquième colonne : Italie et Espagne). Sectionné en deux parties, il se déroule en six rangées, soit une rangée par siècle. Les influences s’exercent verticalement (selon des « écoles ») et horizontalement par proximités (selon des « relations »).
|
Iles Anglaises |
France (Nord-Est Flandres) |
Vallée du Rhin |
Italie Espagne |
1100 |
|
Guillaume de St-Thierry (~1085-1188) |
|
J. de Flore (-1202) Humiliés |
1200 |
Ancreen Riwle (~1240) |
Béguines Hadewijch.I (~1230) Hadewijch.II (~1280) Marg.Porete (+1309) |
Eckhart (~1260-1328) |
François d’Assise (1182-1226) Spirituels Clarisses Jacopone.da Todi (1236-1306) Dante (+1321) |
1300 |
Richard Rolle (~1295-1349) Nuage d’Inconnaiss. (~1370) Hilton (+1396) Julian de Norwich (~1343 apr.1416)
|
Ruusbroec (1293-1381) Bruxelles
Gerard.Grote (1340-1384)
Congrég. de Windesheim
Gerlach.Peters (1378-1411) |
Jean Tauler (~1300-1361) Strasbourg
Suso (~1295-1366) Cologne puis Constance
Théologie Germanique (~1390 ?) |
Déclin franciscain Conventuels |
|
Iles Anglaises |
France (Nord-Est Flandres) |
Vallée du Rhin |
Italie Espagne |
1400 |
Margery Kempe (~1373 ~1440) |
L’Imitation (~1408) de Th. a Kempis Denys le Chartreux (1402-1471) Herp (Harphius) (1400-1477) Franciscain |
Luther imprimera Théologie Germ. en 1516/18 |
Observants (Foligno) Colette (1381-1447) Réforme Clarisses Catherine de Gênes (1447-1510) |
1500 |
|
Louis de Blois (1506-1566)
P. Pullen et Claesinne van Nieuwlant (~1587) à Gand |
La Perle (~1520, éd. 1535) le Tempel M.van.Hout (+1547) Chartreuse Cologne Institutions pseudo-Taulériennes (1548) G.Kalckbrunner (+1566) & P.Canisius |
Capucins (~1520) Thérèse d’Avila (1515-1582) Jean de la Croix (1542-1591) Isab. Bellinzaga Breve Compendio (~1580) Ph. Neri (-1595) et l’Oratoire |
1600 |
v. Pembroke et Canfield Augustin Baker (1571-1641) traduit le Nuage. Hilton. |
Archange de Pembroke
Benoît de Canfield (1562-1610)
|
Dom Beaucousin et ses chartreux trad. la Perle (1602) |
Anne de Jésus (1545-1621) A. de St Barthél. (1549-1626) C. de Barbanson Chrys. de St-Lô |
Les figures appartenant à une « religion » franciscaine sont soulignées. Leurs appartenances sont indiquées sous leurs noms (capucins : ca, Tiers Ordre Régulier : T, récollets : R). Suivent les dates de naissance et de décès, puis s’il y a lieu et entre parenthèses, la date soulignée de la première édition d’une première œuvre influente. Des figures remarquables « sous influence » sont indiquées sans soulignement. Les traits verticaux ou d’égalité horizontaux marquent des influences attestées de personne à personne (les multiples relations indirectes par les œuvres ne sont pas indiquées). Les pointillés séparent des figures superposées, mais qui n’ont pas eu de relation de personne à personne.
L’esquisse comporte deux volets, le premier en bonne page concerne surtout des capucins, le second au verso concerne surtout le Tiers Ordre Régulier (et ses associés laïcs) ainsi que des récollets. Le capucin Pierre de Poitiers figure dans ce second volet à cause de son rôle tardif de défenseur des mystiques (« L’auteur du Jour Mistique » sera invoqué par madame Guyon dans les Justifications).
François d’Assise 1182-1226
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Rhéno-flamands >1300
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
H. de Balma ~ 1400
Harphius 1400-1477
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
François Nugent == Benoît de Canfield
(ca) 1569-1635 (ca) 1562-1610 (1608)
| |= Marie de l’I. [Mme Acarie]
| | 1566-1618
Martial d’Étampes Marie de Beauvilliers
(ca) 1575-1635 (1630) 1575-1657 (1631)
|
| Const.de Barbanson == dom Augustin Baker
| (ca) 1582-1631 (1623) 1575-1641
| |
| Capucines de Flandres à Douai
Jean-François de Reims
(ca) -1660 (1635)
Jean-Chrysostome de S.Lô
(T) 1594-1646 (1651)
| |
Cal Bona (-1674), V. Gelen (-1669) |
________________________
Marie de l’I. [Canada] J. de Bernières |
1599-1672 1602-1659 |
| | Jean Aumont
| | (T) -1689 (1660)
Mectilde [du Saint-Sacrement] | Victorin Aubertin
1614-1698 | (R) 1604-1699) (1667) Jacques Bertot | …… 1620-1681 Archange Enguerrand Pierre de Poitiers | (R) 1631-1699
(ca) -1683 (1671) |_______________|
Madame Guyon
1648-1717
Autres figures : Séverin Rubéric (R) — >1625, Jean-Évangéliste de Bois-le-duc (ca) 1588-1635, Eloy Hardouin de S. Jacques (R) 1612 ?-1661, Paul de Lagny (ca) -1694, Alexandrin de la Ciotat (ca) — 1706, Maximien de Bernezay (R).
L’ensemble dces figures ayant connu le XVIIe siècle couvre un siècle et demi environ. Leur séquence déborde le siècle de part et d’autre, puisque certains naissent dans la seconde moitié du XVIe siècle et d’autres connaîtront le début du Siècle des Lumières.
L’approche dissocie le saint du mystique et relativise les notions d’écoles calquées sur l’appartenance à un ordre. Elle compense — difficilement, par suite d’un manque de sources — le déséquilibre observé entre modèles consacrés et vie menée dans le monde laïc. Les figures d’intérêt mystique représentent un peu plus de la moitié de l’ensemble : soit 33 présences féminines (F), 16 appartenances à l’ordre du Carmel (c), des bénédictin (e) s (b), 9 jésuites (j), 11 capucins (cp), des récollets (r), des membres du Tiers Ordre franciscain (t), 14 laïcs (L).
Des regroupements d’importances inégales sont indiqués en colonne « Gr [oupe] » : 1. Parisiens actifs au début du siècle, 2. autour de François de Sales, 3. autour de Port-Royal, 4. au nord du royaume, 5. Parisiens actifs plus tardivement, 6. École du pur amour, 7. normands ou en relation, 8. quiétistes, 9. étrangers. Toutes les figures ne sont pas regroupées (vie en province, ermites…).
Apparaissent quelques noms illustres de religieux qui ne sont pas des mystiques, tels que Bossuet ou Labadie. L’on peut parfois les considérer comme des « contre-exemples », mais ils ne furent pas indifférents aux mystiques. Enfin la présence de quelques étrangers n’appartenant pas à la sphère d’expression française, tel Baker ou Sandaeus (auteur d’un célèbre dictionnaire de termes mystiques), qui écrivaient en latin, s’impose parce que la moitié des éditions du XVIIe siècle étaient faites dans cette langue encore largement lue. De même Angelus Silesius poète silésien, ou Robert Barclay mystique quaker, illustrent le débordement de frontières linguistiques ou des dénominations religieuses.
L’ordre chronologique est essentiel si l’on s’interroge sur les rencontres et des influences possibles. Lorsque l’on adopte l’ordre alphabétique, l’accès par nom est évident, mais la liste ne constitue alors qu’un repérage.
NOM (PRÉNOM) |
naiss. |
décès |
âge |
Gr. |
App. |
1 Anne de Jésus |
1545 |
1621 |
76 |
9 |
c,F |
Anne de Saint-Barthélémy |
1549 |
1626 |
77 |
9 |
c,F |
Brétigny (Jean Quintanadavoine) |
1556 |
1634 |
78 |
1 |
|
Gallemant (Jacques) |
1559 |
1630 |
71 |
1 |
|
Beaucousin (Richard) |
1561 |
1610 |
49 |
1 |
|
Canfield (Benoit de —) |
1562 |
1610 |
48 |
1 |
cp |
Quiroga (Joseph de Jésus Maria) |
1562 |
1628 |
66 |
9 |
c |
Ange de Joyeuse |
1563 |
1608 |
45 |
1 |
cp |
Coton (Pierre) |
1564 |
1626 |
62 |
1 |
j |
10 Isabelle des Anges |
1565 |
1644 |
79 |
9 |
c,F |
Marie de l’Incarnation (Acarie) |
1566 |
1618 |
52 |
1 |
c,F |
François de Sales |
1567 |
1622 |
55 |
2 |
|
Saint-Samson (Jean de —) |
1571 |
1636 |
65 |
|
c |
Chantal (Jeanne de —) |
1572 |
1641 |
69 |
2 |
F |
Le Gaudier (Antoine) |
1572 |
1622 |
50 |
|
j |
Marie de Beauvilliers |
1574 |
1657 |
83 |
1 |
b, F |
Baker (David-Augustin) |
1575 |
1641 |
66 |
4 |
b |
Rubéric (Séverin) |
|
Apr.1625 |
|
|
r |
Bérulle (Pierre de —) |
1575 |
1629 |
54 |
1 |
|
20 Martial d’Étampes |
1575 |
1635 |
60 |
|
cp |
Marie de Valence (Teyssonnier) |
1576 |
1648 |
72 |
|
F |
Joseph du Tremblay (« Père J. ») |
1577 |
1638 |
61 |
1 |
cp |
Gregorio da Napoli |
1577 |
1641 |
64 |
|
|
Madeleine de Saint-Joseph (de Fontaines) |
1578 |
1637 |
59 |
1 |
c,F |
Sandaeus (Maximilien) |
1578 |
1656 |
78 |
9 |
|
Marie de Jésus (de Bréauté) |
1579 |
1652 |
73 |
1 |
c,F |
Marguerite d’Arbouze |
1580 |
1626 |
46 |
|
b, F |
Cambry (Jeanne de —) |
1581 |
1639 |
58 |
4 |
F |
Saint-Cyran (Jean-Ambroise Duvergier de H.) |
1581 |
1643 |
62 |
1 |
|
30 Vincent de Paul |
1581 |
1660 |
79 |
5 |
|
Camus (Jean-Pierre) |
1582 |
1652 |
70 |
2 |
|
Constantin de Barbanson |
1582 |
1631 |
49 |
4 |
cp |
Jaspart (Hubert) |
1582 |
1655 |
73 |
|
|
Bourgoing (François) |
1585 |
1662 |
77 |
1 |
|
Condren (Charles de —) |
1588 |
1641 |
53 |
5 |
|
Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc |
1588 |
1635 |
47 |
9 |
cp |
Lallemant (Louis) |
1588 |
1635 |
47 |
5 |
j |
Saint-Jure (Jean-Baptiste) |
1588 |
1657 |
69 |
6 |
|
Catherine de Jésus |
1589 |
1623 |
34 |
|
c,F |
40 Marie des Vallées |
1590 |
1656 |
66 |
6 |
F |
Marillac (Louise de —) |
1591 |
1660 |
69 |
|
F |
Angélique Arnauld |
1591 |
1661 |
71 |
3 |
F |
Louise de Ballon |
1591 |
1668 |
77 |
|
b, F |
Agnès (Mère) |
1593 |
1671 |
78 |
3 |
F |
Chrysostome de Saint-Lô (Jean) |
1594 |
1646 |
52 |
6 |
t |
Chardon (Louis) |
1595 |
1651 |
56 |
|
|
Falconi (Jean) |
1596 |
1638 |
42 |
9 |
|
Rigoleuc (Jean) |
1596 |
1658 |
62 |
5 |
j |
Marie-Madeleine de Jésus (de Bains) |
1598 |
1679 |
81 |
5 |
c,F |
50 Marie de l’Incarn. (du Canada) (Guyart) |
1599 |
1672 |
73 |
|
c,F |
Granger (Geneviève) |
1600 |
1674 |
74 |
6 |
b, F |
Surin (Jean-Joseph) |
1600 |
1665 |
65 |
5 |
j |
Eudes (Jean) |
1601 |
1680 |
79 |
7 |
|
Bernières (Jean de —) |
1602 |
1659 |
57 |
6 |
L |
Victorin Aubertin |
1604 |
1669 |
65 |
|
r |
Noulleau (Jean-Baptiste) |
1604 |
1672 |
68 |
|
|
Charlotte Le Sergent |
1604 |
1677 |
73 |
|
b, F |
Cyprien de la Nativité |
1605 |
1680 |
75 |
|
c |
Cluniac (Pierre) |
1606 |
p1642 |
|
5 |
j |
60 Armelle (Nicolas) |
1606 |
1671 |
65 |
5 |
F, L |
Aumont (Jean —) (« Le vigneron ») |
1608 |
1689 |
81 |
6 |
L |
Civoré (Antoine) |
1608 |
1668 |
60 |
|
j |
Olier (Jean-Jacques) |
1608 |
1657 |
49 |
5 |
|
Amelote (Denis) |
1609 |
1679 |
70 |
5 |
j |
Neuvillette (Madeleine de —) |
1610 |
1657 |
|
5 |
F, L |
Labadie (Jean de —) |
1610 |
1674 |
64 |
|
|
Renty (Gaston de —) |
1611 |
1649 |
38 |
7 |
L |
Agnès de Jés.Maria (Bellefonds) |
1611 |
1691 |
80 |
5 |
c,F |
Hardouin de S.Jacques (Eloi) |
1612 ? |
1661 |
|
|
cp |
70 Antoinette de Jésus |
1612 |
1678 |
66 |
|
F |
Louys (Epiphane) |
1614 |
1682 |
|
|
|
Catherine/Mectilde de Bar (Mère du St-Sacrement) |
1614 |
1698 |
84 |
7 |
b, F |
Laurent de la Résurrection |
1614 |
1691 |
77 |
5 |
c |
Maur de l’Enfant-Jésus |
1615 |
1690 |
|
|
c |
Guilloré (François) |
1615 |
1684 |
69 |
|
j |
Bourignon (Antoinette) |
1616 |
1680 |
64 |
9 |
F |
Blémur (Jacqueline Bouette de —) |
1618 |
1696 |
78 |
7 |
b, F |
Moine (Claudine) |
1618 |
p1655 |
|
5 |
F, L |
Hamon (Jean) |
1618 |
1687 |
69 |
3 |
L |
80 Claude Martin (dom —) |
1619 |
1696 |
77 |
7 |
b |
Bertot (Jacques) |
1620 |
1681 |
61 |
6 |
|
Barré (Nicolas) |
1621 |
1686 |
65 |
5 |
|
Pascal (Blaise) |
1623 |
1662 |
39 |
3 |
L |
Boudon (Henri-Marie) |
1624 |
1702 |
78 |
7 |
|
Scheffler (Angelus Silesius) |
1624 |
1677 |
53 |
9 |
L |
Rancé (Armand-Jean de —) |
1626 |
1700 |
74 |
|
|
Boniface Maes |
1627 |
1706 |
79 |
9 |
|
Bossuet (Jacques-Bénigne) |
1627 |
1704 |
77 |
5 |
|
Malaval (François) |
1627 |
1719 |
92 |
8 |
|
90 Molinos (Michel de —) |
1628 |
1696 |
68 |
8 |
|
Enguerrand (Archange) |
1631 |
1699 |
68 |
6 |
r |
Le Gall de Querdu |
1633 |
1694 |
61 |
7 |
|
Bon (Marie de l’Incarnation —) |
1636 |
1680 |
44 |
8 |
F |
Petrucci (Pierre-Matthieu) |
1636 |
1701 |
65 |
8 |
|
Piny (Alexandre) |
1640 |
1709 |
69 |
5 |
|
La Combe (François) |
1640 |
1715 |
74 |
8 |
|
La Colombière (Claude de —) |
1641 |
1682 |
41 |
|
|
Hélyot (Claude et Marie) |
1644 |
1682 |
37 |
5 |
F, L |
Poiret (Pierre) |
1646 |
1719 |
73 |
9 |
L |
100 Barclay (Robert) |
1648 |
1690 |
42 |
9 |
L |
Guyon (Jeanne-Marie) |
1648 |
1717 |
69 |
6 |
F, L |
Scougal (Henry) |
1650 |
1678 |
28 |
9 |
|
Fénelon (Franç. de Salignac de —) |
1651 |
1715 |
64 |
6 |
|
Honoré de Sainte Marie (dom —) |
1651 |
1729 |
78 |
5 |
c |
Milley (François-Claude) |
1668 |
1720 |
52 |
|
|
Caussade (Jean-Pierre de —) |
1675 |
1751 |
76 |
6 |
j |
Dutoit (Jean-Philippe) |
1721 |
1793 |
72 |
6 |
|
Bellinzaga (Isab.)(« d.milan ») |
|
1624 |
|
9 |
F, L |
César de Bus |
|
1607 |
|
|
|
110 Laurent de Paris |
|
1631 |
|
|
cp |
Jean-François de Reims |
|
1660 |
|
|
cp |
Pierre de Poitiers |
|
1683 |
|
|
cp |
Bernezay (Maximien de —) |
|
Apr.1686 |
|
|
r |
Paul de Lagny |
|
1694 |
|
|
cp |
Simon de Bourg-en-Bresse |
|
1694 |
|
|
cp |
Un tel tableau quasi-exhaustif permet certaines approches quantitatives qui n’ont jamais été faites avec validité statistique. Elle est ici vérifié par ce que l’on dispose de plus de cent noms.
On est en premier lieu surpris de la longévité exceptionnelle des membres de la population ainsi assemblée, la moyenne s’établissant autour de soixante-trois ans, longévité étonnante pour l’époque, même au sein d’une classe relativement protégée des effets des guerres et des famines. Une longue vie donne aussi plus de chance à la reconnaissance ultérieure, ce qui introduit un biais statistique notable. Observons quelques données de nature statistique :
1. La répartition des naissances par tranches de quinze ans (ce qui représente une demi-génération) est la suivante pour les figures dont les dates sont connues :
1540-1554 : 2
1555-1569 : 10
1570-1584 : 19
1585-1599 : 16
1600-1614 : 22
1615-1629 : 17
1630-1644 : 8
1645-1659 : 6
Une période rapidement ascendante précède 1570. La distribution reste remarquablement uniforme entre 1570 et 1630, soit seize à vingt-deux naissances par tranche de quinze ans. Cette uniformité suggère une identification assez correcte des figures spirituelles nées pendant cette longue durée de soixante ans. Une décroissance rapide des naissances se produit ensuite entre 1630 et 1660 où l’on redescend à la valeur initiale minime de deux naissances pour la dernière tranche ! Elle ne s’explique pas par un manque d’intérêt de notre part pour le siècle suivant, car nous avons recherché en vain des figures mystiques nouvelles jusqu’en 1740 environ, à la suite de notre intérêt premier pour l’époque où vivaient madame Guyon et les membres de son cercle.
2. Le cumul brut des naissances, des morts, et leur différence s’établissent selon la table suivante :
1570 : 12 12
1585 : 31 31
1600 : 47 47
1615 : 69 3 66
1630 : 86 17 69
1645 : 94 36 58
1660 : 100 48 52
1675 : 102 67 35
1690 : 102 81 21
Les différences (dernière colonne) constituent une estimation du nombre de figures spirituelles vivant au même moment. Nous avons constaté que la communication devint fréquente entre aînés et cadets à partir de 1600 environ : il fallait attendre la constitution d’une génération aînée de grande valeur.
On observe une distribution de présences simultanées, dont le maximum atteint 69 autour de 1630, ayant des valeurs supérieures à 40 entre 1600 et 1660, la moyenne étant proche de 60. Le maximum est divisé par deux autour de 1675. Cette décroissance confirme l’extinction progressive, en une génération, de la mystique (visible). Elle s’explique par une suspicion générale qui commence vers 1660 : les mystiques n’écrivent plus (condition pour leur repérage ultérieur !) et se cachent. Diverses explications ont été avancées : montée du despotisme et de l’intolérance religieuse, influence de valeurs ascétiques jansénisantes, du rationalisme, etc.
La présence simultanée ne peut assurer des rencontres mystiquement utiles que pour la moitié de ces valeurs, soit la moitié de la durée d’une vie (entre trente et soixante ans d’âge pour les « aînés » ou entre quinze et quarante ans pour les « cadets »). Ceci conduit à une moyenne de 30 spirituels environ en potentiel de coexistence « utile » pour les 60 meilleures années (1600-1660).
Ces mystiques, petite fraction des spirituels, auraient donc a priori peu de chance de se croiser dans une zone d’expression française du XVIIe siècle où l’on estime à près de deux cent mille le nombre de clercs et de religieuses (pour près de vingt millions d’habitants). D’où s’ensuit une grande prudence requise quant aux réseaux d’influences construits à partir d’une si faible fraction.
Cette analyse montre que l’essor des vécus mystiques suppose des conditions particulières rarement réalisées. Elle s’est produite dans une fenêtre temporelle étroite — entre 1600 et 1660 — dont il demeure des traces (faibles comparées à l’abondance du « bruit » qui tend à les recouvrir, causé par le fonctionnement des appareils religieux et civils). Puis l’éclatement des références religieuses et la disparition d’un langage commun entraînent la dispersion des expressions du vécu mystique, ce qui rend le paysage ultérieur à 1700 apparemment vide : la mystique sobre, qui ne se manifeste pas par une théâtralité (visions, apparitions, pèlerinages, etc.), n’émet qu’un faible signal noyé par la rumeur du marché des croyances et des pouvoirs.
Le lecteur qui aura eu le courage de parvenir jusqu’ici par une lecture continue a le droit d’oublier bien des noms d’une « botanique mystique » foisonnante ! Certains se demanderont « par qui, par quoi et par où commencer ». Voici en un tableau douze figures et œuvres choisies qui nous accompagneraient dans l’île déserte. Elles sont présentées suivant l’ordre chronologique des textes, entre 1100 et 1600, et selon trois colonnes : noms, œuvre(s) choisie(s), notre source préférée.
NOM |
ŒUVRE(S) |
SOURCE |
Guillaume de St-Thierry |
Lettre d’or |
Trad. J. Déchanet |
François d’Assise |
Ms. de Pérouse-Assise |
Tr. Desbonnets-Vorreux |
Hadewijch I & II |
Lettres & Poèmes |
Tr. J. B. Porion |
Angèle de Foligno |
Livre de l’Expérience |
Tr. M. J. Ferré (selon l’ordre des « pas ») |
Maître Eckhart |
Chois de Sermons et Traités |
Tr. P. Petit |
Tauler |
Sermons |
Tr. Hugueny et al. |
|
Le Nuage d’Inconnaissance |
Tr. A. Guerne |
Ruusbroec |
Noces |
Tr. J. A. Bizet |
Julian of Norwich |
Révélations de l’Amour divin |
Tr. A. M. Reynolds |
Catherine de Gênes |
Vie |
Tr. Debongnies |
Thérèse d’Avila |
Le Château Intérieur |
Tr. Marie du Saint-Sacrement |
Jean de la Croix |
Càntico |
Tr. René Gaultier (1622) |
En cet instant où deux générations mystiques s’achèvent, résumons les éléments que nous avons pu établir. Autour de Chrysostome puis de Bernières à Caen, l’Ermitage forme le premier « nœud » dans l’histoire de notre école. Dès le vivant de Bernières, celle-ci va essaimer hors de Caen. Tel un « delta spirituel », trois courants sont issus de l’esprit de l’Ermitage :
Mgr de Laval fonde un deuxième Ermitage à Québec, en association avec les mystiques d’outre-Atlantique : Mme de la Peltrie, Marie de l’Incarnation, certains « émigrés » venus de Normandie.
Mère Mectilde fonde les bénédictines du Saint-Sacrement, centrées sur la vie mystique : l’inspiration bénédictine s’y entrelace avec le courant issu du Tiers Ordre Régulier franciscain. De nos jours, ce courant est toujours vivant.
Le troisième courant est incarné par M. Bertot, quand il est nommé confesseur du très renommé couvent de bénédictines de Montmartre. Il y apporte l’esprit de l’Ermitage qui va nourrir le cercle animé par Mme Guyon et Fénelon : ce sera le deuxième « nœud », le deuxième chapitre de l’histoire.
Le graphe synthétique suivant ésume notre compréhension de cette première étape de l’École du Cœur. Le lecteur y verra la « carte » des contacts inter-personnels qui permirent aux mystiques de cette époque de partager leur expérience. C’est au sein de ce réseau amical que se trouvent les figures fondatrices de la mystique française du XVIIe siècle, qui, tels des aimants, attirèrent les spirituels qui aspiraient à vivre l’oraison de quiétude.
Antiquité chrétienne : Augustin, Œuvres de Saint Augustin, La Trinité/De Trinitate, Bibliothèque Augustinienne 15-16, Desclée de Brouwer, 1955 —, — Cassien (Jean), Conférences, SC. — Grégoire de Nysse, La vie de Moïse…, « Sources Chrétiennes » [SC] n° 1bis. — Desprez (Dom Vincent), Le Monachisme primitif, Des origines jusqu’au concile d’Éphèse, Abbaye de Bellefontaine, 1998.
Antiquité « païenne » : Plotin, Ennéades I-VI, Traduction Émile Bréhier, 1924-1938, Belles Lettres — Proclus, Théologie platonicienne I-VI, Belles Lettres, 1968 —, — Proclus, Hymnes et prières, Trad. H. D. Saffrey, Arfuyen, 1994.
Approches de la mystique (quelques !) : Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, guide complet de la vie spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Courtioux 36230 Mers-sur-Indre), 2008. — Silburn (Lilian), « Le vide, le rien, l’abîme », in Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient, Hermès, Paris, Minard, 1969. Hermès 2, Nouvelle série, Paris, Éditions des Deux Océans, 1981. — Al-Ghazali, Al-Munqid min adalal (erreur et délivrance), trad. F. Jabre, Beyrouth, 1969 — Bergson (Henri), Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.
Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Doctrine et Histoire [DS], Paris, Beauchesne, -1995.
Espagne : Melchiades Andres [MA], La teologia espanola en el siglo XVI, I & II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), 1976 -- Bataillon (Marcel), Érasme et l’Espagne, 1937, rééd. Droz, 1998. — Études de Miguel Asin Palacios.
Histoires de la mystique : Bremond (Henri), Histoire du sentiment religieux (11 vol., Paris, 1916-1933 ; rééd. avec études, compléments de l’auteur, [indispensable] Index, Grenoble, Millon, 2006. — Cognet (Louis), Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968. — Vandenbroucke (Dom Fr. —) La spiritualité du Moyen-Âge, Aubier, 1961. — Mursell (Gordon), English spirituality, 2 vol., S.P.C.K, London, & Westminster John Knox Press, Louisville, USA, 2001.
Histoires du Carmel : Crisogono, L’école mystique carmélitaine, trad. française, 1934. — A. E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris, 1982.
Islam : M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965 ; J. S. Trimingham, The sufi orders in Islam, Oxford, 1971 -- S. A. A. Rizvi, A History of sufism in India, I et II, Munshiram, 1983 -- The Heritage of Sufism, 3 vol., ed. by L. Lewisohn, Oxford, 1999. -- Sulami, La lucidité implacable, par R. Deladrière, Arlea, 1991, 1999. — Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1843. — Rûmî, Odes mystiques, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Klincksieck, 1973. — Kharaqani, Paroles d’un soufi, par C. Tortel, Seuil, 1998.
Israël : Philon d’Alexandrie, De vita contemplativa, Cerf, 1963. — Baron (S. W.), Histoire d’Israël, 1957. Trad. française, 1961. — Baer (Yitzhak), Historia de los judios en la Espana cristiana, Tel-Aviv 1945, 1959 ; Riopiedras, Barcelona, 1998. -- Zohar, translation and commentary by D. C. Matt, Stanford, 2004-.
Angèle de Foligno : Le livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. Ferré, traduit avec la collaboration de L. Baudry, Droz, 1927.
Benoît de Canfield, La Règle de Perfection, Quinze chapitres de De la Volonté de Dieu essentielle d’après la première édition [Rouen, Jean Osmont, 1609], Arfuyen, 2008. — [L’œuvre complète comporte quarante-neuf chapitres :] La Règle de Perfection The Rule of Perfection, Édition critique Jean Orcibal, P.U.F, 1982.
Bernard (de Clairvaux), Œuvres I & II, Traduites et préfacées par M.-M. Davy, Aubier, 1945. — Œuvres mystiques [Sermons sur le Cantique], Préface et traduction d’Albert Béguin, Seuil, 1976.
Breve compendio intorno alla perfettione christiania, dove si vede una prattica mirabile per unire l’anima con Dio. — Achille Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590)/suivi de/Abrégé de la perfection chrétienne (1588) [le Breve Compendio], « Christus » n° 83, Desclée.
Catherine de Gênes : P. Debongnie, La grande Dame du pur amour, Sainte Catherine de Gênes 1447-1510, Études Carmélitaines, Desclée, 1960.
Chartreux : SC 88 ou 274 (Lettres des premiers chartreux). — Guigues II, Lettre sur le vie contemplative (l’Échelle des moines)/Douze méditations, SC 163, 1970. — Guigues du Pont, Traité sur la Contemplation, Analecta Cartusiana, 1985.
Christine de Stommeln, L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres, 2005.
Claire d’Assise, Documents…, par D. Vorreux, éd. Franciscaines, 1983. — Écrits, SC 325, Cerf, 1985.
Climaque (Saint Jean —), L’Échelle sainte, Trad. française par le P. Placide Deseille, Abbaye de Bellefontaine, « Spiritualité Orientale » n° 24, 1999.
Denys (Pseudo-) [Denys l’Aréopagite], Œuvres complètes, traduction Gandillac, Aubier, 1943, 1980.
Eckhart, Œuvres, trad. P. Petit, Gallimard, 1942.
François d’Assise, Documents, Ecrits et premières biographies rassemblés et présentés par les PP. Théophile Desbonnets et Damien Vorreux, Éditions Franciscaines, 1968. — Ecrits, Vies témoignages Édition du VIIIe centenaire, I & II, Sources franciscaines - Cerf, sous la direction de J. Dalarun, 2010. — Vauchez (André), François d’Assise, Fayard, 2009.
Gerlac Peters, Le Soliloque Enflammé, Trad. [de l’édition de Cologne de 1616] par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Saint-Maximin, Var, c. 1921. — Gerlac, Les Soliloques enflammés avec Dieu, Paris, Arfuyen.
Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, Cerf, « Sources chrétiennes » [SC] 82. Lettre aux frères du Mont-Dieu, SC 223. — Verdeyen (Paul), La Théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, Paris, FAC, 1990.
Hadewijch I & II : J. — B. P [orion], Hadewijch d’Anvers [Poèmes], Seuil, 1954. — J. — B. P [orion], Hadewijch, Lettres spirituelles/Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, Genève, Ad Solem, 1972. — Hadewijch d’Anvers, Les Visions, Trad. Georgette Epiney-Burgard, Genève, Ad Solem, 2008. -- Hadewijch, The complete works, [Lettres, Poèmes, Visions] by mother Columba Hart, o.s.b., ‘Classic of Western Spirituality’, New-York, Paulist Press, 1980.
Harphius, Théologie mystique…, Traduction par J.-B. de Machault, Paris, 1616. Dont « L’Eden » : « Livre troisième intitulé… Paradis des Contemplatifs ».
Hugues de Balma, Théologie mystique, SC 408, 1995.
Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C., A. Tralin, Paris, 1914 [9e vol. ajouté aux Œuvres complètes de J. T. traduites par E.P. Noël].
Jacopone de Todi, Chants de pauvreté, trad. de S. et I. Mangano, Arfuyen, Paris, 1994 [éd. bilingue de huit laudes]. — J. Pacheu, Jacopone de Todi…, Tralin, 1914 [éd. bilingue translitérée de très nombreux laudes].
Jean de Dalyatha : Beulay (Robert), L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha, mystique syro-oriental du VIII siècle, Beauchesne, 1990.
Jean de la Croix I (Textes et traductions) : Vida y obras… B.A.C., 1974 devenu Obras completas, Editorial de Espiritualidad, 1992 ; Obras completas preparada por E. Pacho, Editorial Monte Carmelo, Burgos [gros corps lisible] — Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2001 ; « Bibliothèque Européenne », Desclée de B., 1959 [traduction de Cyprien de la Nativité, 1641, « belle infidèle »].
Jean de la Croix II (Biographies) : « Vida de san Juan de la Cruz, por fray Crisogono de Jesus », in Vida y obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., 1974 & Crisogono de Jesus, Vie de Jean de la Croix, Cerf, 1998. — À compléter par : Historia de la vida… de José de Jesus Maria [Quiroga], Bruxelles, 1628 (réimpr. récente espagnole, trad. française 1638 & 1642 par Cyprien).
Jean de la Croix III (Études) : J. Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 2e ed., 1924, 1931 — J. Orcibal , Saint Jean de la Croix et les Mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1966 — Max Huot de Longchamp, Saint Jean de la Croix, pour lire le docteur mystique, édition revue et augmentée suivie de la Vive flamme d’amour traduite et commentée, coll. « Sources mystiques », 2010. — Chambron (J.) « Le vide chez St Jean de la Croix, dénuement et vive flamme », 144-156, dans Hermès 6, Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, 1960.
Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, Bellefontaine, 1977.
Laredo : Fidèle de Ros, Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948.
Louis de Blois, Institution spirituelle [bilingue], Centre Saint Jean de la Croix & Éditions du Carmel, 2004.
Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Paris, Albin Michel, 1984.
Mistici Francescani Secolo XV, volume III, Editrici Francescane, Milano, 1999.
Misticos Franciscanos Espanoles, B.A.C, 3 vol., 1948.
Monachisme : Leclercq (Dom Jean —), L’amour des lettres et le désir de Dieu, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, Cerf, 1957. — Oury (Dom Guy), L’héritage de Saint-Benoît, introduction aux auteurs spirituels de l’Ordre, Solesmes, 1988.
Neri : biographie par Bacci, 1622 (trad. française 1643) ; L. Ponelle et L. Bordet, Saint Philippe Néri et la société romaine de son temps, Paris, 1928.
Nuage d’Inconnaissance, trad. d’Abel Guerne, « Documents spirituels », Cahiers du sud 6, 1953. — Cloud of Unknowing : P. Hodgson, 2 vol. (The Cloud… & Dionise…), Oxford Univ. Press, 1958.
Osuna : Fidèle de Ros, Le père François d’Osuna, Beauchesne, 1936. — Francisco de Osuna, Tercer Abecedario espiritual, B.A.C., 1972.
Pères du Désert : Apophtegmes des Pères du Désert : Regnault (Dom Lucien —), Paroles du désert d’Égypte, Solesmes, 2005.
Perle évangélique (La-) 1602 : Ed. par Daniel Vidal, Grenoble, 1997.
Philocalie des Pères Neptiques (reprise des 11 vol. de l’éd. de Bellefontaine en 2 vol.) Paris, Desclée/Lattès, 1995.
Rolle (Richard) : Le Chant d’Amour, SC 168 & SC 169 — Incendium amoris, trad. M. Noetinger, 1929.
Ruusbroec : Jan Van Ruusbroec, Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis », Turnhout, Brepols. [Œuvres complètes en 10 vol. dont :] The spirituals Espousal, CIII, 1988. — Œuvres choisies, traduites du moyen-néerlandais et présentées par J.-A. Bizet (1946), [dont :] Les Noces spirituelles. — La Pierre brillante, trad. et commentaire par Max Huot de Longchamp, suivi de L’Ornement des Noces spirituelles, trad. de 1606 par un chartreux de Paris, « Sources mystiques », Centre St-Jean-de-la-Croix/Éditions du Carmel, 2010. — Chambron (J.), « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable » in Hermès I, Les Voies de la Mystique, Paris, 1981, 2008.
Suzo : L’œuvre mystique de Henri Suso, 5 vol., Paris, Egloff, 1946.
Syméon le Nouveau Théologien, Chapitres Théologiques Gnostiques et pratiques, SC 51bis (1957) ; Catéchèses I, II, III, SC 96, 104, 113 ; Traités Théologiques et éthiques I & II, SC 122 & 129 ; Hymnes I, II, III, SC 156, 174, 196 (1973).
Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny — G. Théry — M.A.L. Corin, 1927-1935 (en 3 vol.). « Sagesses chrétiennes » (en 1 vol.), Cerf, 1991. — Œuvres complètes de J. T., 8 volumes, trad. de E.-P. Noël, Paris, A. Tralin, 1911-1913.
Teresa : Santa Teresa de Jesus, Obras completas, B.A.C., 1974 ; traduction par Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910, Cerf, 1995, 2 volumes : Œuvres & Lettres.
Théologie Germanique : Théologie Germanique par Marie Windstosser, Paris, 1911 (réimpr. 1994) — Anonyme de Francfort, Le Petit Livre de la Vie Parfaite, par Gérard Pfister, préf. d’A. de Libera, Arfuyen, Orbey, 2000.
Nos rééditions de textes mystiques des principaux auteurs traités dans cet ouvrage sont accessibles sous www.madameguyon.fr & www.cheminsmystiques.fr (ou. com) et le plus souvent sont téléchargeables. On s’y reportera en compléments de lecture.
Des érudits ont rédigés les études remarquables qui sous-tendent notre travail : il s’agit de Jules Chavannes (1856) [sur Dutoit et son époque], de G. D. Henderson (1934) [sur les Écossais guyoniens], plus récemment de Jean Orcibal [sur Fénelon, Guyon, des protestants anglais, etc.], de Jacques Le Brun [sur Fénelon, le quiétisme français vécu par ses nombreuses figures,…], de Marjolaine Chevallier [sur Pierre Poiret], de Marie-Louise Gondal [sur Madame Guyon], de Hans-Jürgen Schrader [sur les piétistes d’outre-Rhin], de Patricia A. Ward [l’influence en Amérique]. On trouvera tous les autres sources spécifiques en notes par figures (médaillons).
La diversité des sources décourage une reprise bibliographique qui serait disparate. Les références figurent donc en notes de bas de page. Plusieurs sources sont souvent regroupées autour d’une figure. Les contenus sont parfois détaillés lorsqu’il s’agit de « dossiers » regroupant leurs écrits sous un titre généraliste.
La structure très méditée de la Table générale des matières a recours à quatre niveaux de titres. Cette « colonne vertébrale » sert aussi d’index des noms propres. On y retrouve toutes les figures bénéficiant d’un médaillon.
Abandon à la Providence divine attribuée précédemment au P. de Caussade [1695 & ~1741, 1861] 283
Aberdeen = Le groupe d’Aberdeen 455
Amérique = Quiétisme favorablement reçu en Amérique 595
Baruzi = Jean Baruzi. 608
Beauvillier = Les ducs et duchesses de Beauvillier et de Chevreuse 395
Bernières Henri = Henri de Bernières (-1701), neveu de Jean 181
Bergson = Henri Bergson (1895-1941). 606
Bernières = M. de Bernières prend la relève 140
Bertot = Monsieur Bertot 209
Bremond = Henri Bremond (1865-1933). 604
Cheynes = Le docteur Georges Cheynes. 476
Chrysostome de Saint-Lô du Tiers Ordre Régulier franciscain (illustr.) 64
Clorivière = Pierre de Clorivière (1735-1820). 598
Cognet = Louis Cognet 613
Constant = Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830). 563
d’Argentan = Louis-François d’Argentan (1615-1680), capucin. 100
Dudouyt = L’abbé Dudouyt 182
Dupuy = Isaac Dupuy (? — apr.1737) 402
Dutoit = Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit. 557
Dutoit = Lettres spirituelles 554
Enguerrand = Archange Enguerrand (1631-1699), « le bon franciscain ». 205
Falconi =Juan Falconi (1596-1638) 40
Fénelon = Bref rappel biographique. 346
Fénelon = Clément et Cassien 359
Fénelon = FRANÇOIS DE FÉNELON 343
Fénelon = Lettres spirituelles. 370
Fénelon = Madame Guyon et Fénelon. 349
Fénelon = Oeuvres 359
Fleischbein =Frédéric de Fleischbein (1700-1774) 519
Forbes = 1. Alexander, 4 th Lord Forbes of Pitsligo (1678–1762). 467
Franciscains = L’origine franciscaine de l’École du cœur 65
François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon. 573
Garden = James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733). 457
Gondal = Madame Gondal 613
Granger = Geneviève Granger (1600-1674). 207
Guyon = Autorités par Mme Guyon 301
Guyon = I. Le témoignage. 263
Guyon = Jeunesse et voyages 238
Guyon = L’animatrice du cercle fondé par monsieur Bertot 241
Guyon = La chasse et les prisons. 244
Keith = Le Dr. James Keith (-1726) 473
Kierkegaard = Sören Kierkegaard (1813-1855). 600
La Colombière = Claude La Colombière (1641-1682) 106
La Peltrie = L’entreprise secrète de Mme de la Peltrie 172
Langalerie = Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée. 561
Le Sergent = Charlotte Le Sergent (1604-1677). 138
Lehodey = Vital Lehodey (1857–1948). 603
Lopez = Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 27
Maizerets = Ango de Maizerets 180
marquis = Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits) 437
marquis = marquis de Fénelon (1688-1745). 435
Marsay = marquis de Marsay (1688-1755) 507
Massoulié = Frère Antonin Massoulié (1632-1706) critique. 334
Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) disciple de Jean de Saint-Samson (1571-1636) 217
Mectilde = Mère Mectilde (1614-1698) 121
Mézy = M. de Mézy (-1665) 179
Molinos = Miguel de Molinos (1628-1696) 53
Mortemart = La « petite duchesse » de Mortemart (1665-1750) 414
Moyen court = La Voie exposée dans le Moyen Court. 323
Palafox = Le quiétisme en Espagne ; Palafox. 46
pèlerins = La circulation des pèlerins 449
Pétillet = Daniel Pétillet (1758-1841). 560
Petrucci = Pier Matteo Petrucci (1636-1701) 59
Poiret = Pierre Poiret (1646-1719) 479
Quiroga = Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628) défend Jean de la Croix 33
Ramsay = Le chevalier Ramsay (1686-1743) 459
Renty = Gaston de Renty (1611-1649) 96
Rojas = Antonio de Rojas (~1630) 38
Schopenhauer = Arthur Schopenhauer (-1860). 600
Textes, études = Sources de textes mystiques et d’études 635
Voie = « Vie nouvelle et divine » (Seconde partie des Torrents). 329
Voie = Deuxième « voie » passive de lumière ». (Les rivières). 324
Voie = Deuxième et troisième degrés : course de l’âme à sa perte, dépouillement, mort. 327
Voie = Troisième « voix passive en foi ». (Les torrents). 326
Watteville = « L’Abbé » de Watteville, chaînon caché. 501
En vue d’alléger les notes, nous référons aux sources très fréquemment utilisées par des acronymes ou par des titres réduits (seule la première occurrence de la source est alors décrite en entier comme reprise ci-dessous) :
[Amitiés mystiques] pour Les Amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement Catherine de Bar 1614-1698, Moniale et fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, D. Tronc avec l’aide de moniales de l’Institut du Saint-Sacrement, coll. Mectildiana, Parole et Silence, 2017.
A.S.-S. pour Archives Saint-Sulpice, rue du Regard, Paris.
[Chavannes] pour J. Chavannes, Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; réimpression Kessinger Legacy Reprints, Kessinger Publishing, www. Kessinger.net. (Source à compléter par A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911).
[CG I, II, III] pour Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, 2003 — Tome II Combats, 2004 — Tome III Chemins mystiques, 2005, D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances ». Les autres titres édités par D.T. (sauf la Vie) sont décrits en entier.
[CF] pour Correspondance de Fénelon, édition établie avec J. Le Brun et I. Noye, Klinksieck puis Droz, 1972-1999 & 2007.
Discours ou D. pour Madame Guyon, Discours sur la Vie intérieure, tomes I & II, Coll. « Sources mystiques », Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2016.
DS pour le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, Beauchesne, Paris 1933-1992.
[Écrits sur la Théologie] pour Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique. Préface. Lettre. Catalogue. Introduction et notes par Marjolaine Chevallier. Éditions Jérôme Millon, 2005. Associer à : M. arjolaine Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985 & Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994 référé infra sous [P. P.].
[Henderson] pour Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1934, comportant étude et correspondances. Ouvrage rare disponible en réédition sous le même titre dans coll. « Chemins mystiques ».
[Itinéraire spirituel] pour Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, Rouen, 1990, 1997 (2e éd. Revue).
Jean Orcibal est fréquemment cité sans la source : il s’agit généralement de ses notes à la [CF], édition établie avec J. Le Brun et I. Noye, Klinksieck puis Droz, 1972-1999 & 2007 ; moins fréquemment : « Etudes… », de Jean Orcibal, Études d’histoire et de littérature religieuse, Klinksieck, 1997.
[P. P.] pour Marjolaine Chevallier, Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994.
Vie par elle-même ou Vie pour Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, D. T., Honoré Champion, Paris, 2001, 2014
Avant 1700, les mystiques appartenaient à l’une des branches de la famille chrétienne. Le Siècle des Lumières change profondément la situation en Europe tandis que l’élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause ce référentiel parce que l’on reconnaît la validité d’autres cultures associées à d’autres religions. Faut-il continuer après 1700 à s’en tenir au seul occident chrétien ?
L’ « étoilement mystique » déborde le cadre composé jusqu’à maintenant de figures souvent catholiques et d’expression française. Certaines figures se rattachent toujours aux grandes Traditions du Livre ou d’Orients, mais d’autres découvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse ou par quelque mode d’emploi. Quelques-unes ignorent même la fente qui leur est ouverte intérieurement et pour un instant ; elles poursuivent alors leur quête.
Les deux dernières parties de ce Florilège d’expériences mystiques rendent ainsi compte d’une bifurcation : V. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700 et VI. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800.
Je ne crois pas au « crépuscule des mystiques » évoqué par Louis Cognet. Certes le langage commun à toute théologie a disparu (il avait été précisé juste à temps dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie) 1389. S’en est suivi l’absence d’un corps facilement reconnaissable d’auteurs-témoins susceptible d’être triés selon un critère théologique ou regroupés par Ordres religieux.
L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou plus poétiquement à un « étoilement ». Il s’agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici en premier l’appartenance à l’un ou l’autre de deux types de vécu : I. Le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou s’est converti. II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires. Voyons de plus près la structure au second niveau :
Pour les figures qui constituent le premier de deux ensembles, le « jardin mystique » est taillé à la française, selon une répartition en plusieurs massifs,
« I. Fidèles aux Traditions » présente des figures sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé « L’école du Cœur » assure une certaine continuité avec le tome précédent d’Expériences mystiques sous ce même nom. Le second chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième aborde quelques grands textes des auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il glane quelques mystiques juifs ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier cinquième chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il évoque de rares figures indiennes, chinoises et japonaises. Au sein de chaque chapitre l’ordre est chronologique, ordonné par dates de décès.
II. Diverses confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein des luttes qui leur firent oublier la prise de conscience de dimensions jusqu’alors ignorées. Car se succèdent sur trois siècles trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de son évolution vers toujours plus de complexité et de variété.
La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein d’une tradition reçue et vérifiée disparaît de l’esprit des modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » alors qu’ils sont le plus souvent agnostiques.
L’abandon de croyances traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant diversement, des « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une expérience insaisissable ?
Pour des figures relevées au cours du dernier XXe siècle, le jardin mystique se présente « à l’anglaise » dans un espace sauvage aux aperçus inédits. « II. Hors cadres » présente ainsi des figures qui n’ont pas rattaché leur rencontre « d’un plus Grand qu’eux-mêmes » 1390 à une Tradition. Leurs vies ont toutefois été changées, marque qui leur est commune. Ces pèlerins cheminent hors piste sans pouvoir facilement situer ce qui leur est arrivé (nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand-place du marché spirituel en maîtres proposant quelque « nouvel enseignement »).
Les deux premiers chapitres présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l’exercice de leur réflexion (« chercheurs ») soit par l’exercice de leur intuition (« poètes »). Les trois derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de « l’instant mystique », ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l’épreuve, enfin des « témoins pour notre temps ». Ils confirment la nature mystique de certaines expériences, même si cela n’est pas évident à leurs yeux.
Plus d’une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre 1391. Leur nombre est ainsi rendu comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident, tomes II à IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.
J’ai regretté de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques ce qui favorise les Ordres.
J’ai ici décidé d’être très ouvert dans ma récolte de figures « sauvages ». Leur nombre comparable à celui des figures « sages ». Certaines entrées se situent à la frontière du champ mystique. Elles paraîtront à certains en être distantes ? Il est utile de séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies. Le lecteur est au contact de sensibilités diverses réunies autour d’une même Source.
La frontière entre analyse intellectuelle et expérience intérieure est arbitrairement placée sur une pente douce...
Des contributions ont pourvu à une large récolte.
Lilian Silburn avait établi le projet d’un volume portant sur les « instants mystiques » en assemblant un dossier préparatoire de textes pertinents. Nous ne pouvons qu’en éditer un bon nombre en seconde partie « Hors cadres » sans pouvoir proposer des correspondances avec les vécus du sivaïsme du Cachemire. Elles existent dans des notes et tableaux qui n’ont pas encore été transcrits. L’essentiel de l’esprit mystique que L. S. a si généreusement distribué se découvre dans ses nombreux écrits et plus intimement dans : Jacqueline Chambron, Lilan Silburn, une vie mystique, Paris, Almora, 2015.
Je présente ce florilège en étant très conscient de l’injustice qui consiste à citer très brièvement les plus grandes figures — elles sont aisément accessibles ailleurs — pour accorder une grande place à quelques témoignages ou études dispersées en publications difficilement accessibles.
Le lecteur ignorera une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes et cela suffit à justifier le florilège. Nous limitons les renseignements de nature identitaire. On les trouve sur divers sites dédiés dont en premier lieu sur Wikipedia.
§
Présentations, analyses dérivées de l’expérience, références et notes en Garamond 10 point normal
Témoignages intérieurs et mystiques en Garamond 10 points gras
Recours au dossier assemblé par Lilian Silburn préparant une étude de « l’Intant » mystique. Certains extraits sont longs (H.G.Wells).
Nombreuses suggestion d’emmanuel C.
Ratissé large !
Je poursuis de « 6. Chercheurs » à « 10. Témoins pour notre temps » des rangements thématiques, ici au niveau individuel tenant compte du caractère inclassable des regards ou des expériences. Il faut rendre compte d’approches très diverses : l’éléphant est vu avec distance ou bien touché en divers endroits ou parfois maîtrisé et ‘chevauché’. 1392
« 6. Chercheurs » est surtout composé de « penseurs » attirés par l’intuition qu’il existe un vaste espace intérieur, mais voilé : la « mystique ». Leurs intelligences s’en approchent par « ni ceci ni cela ». Nous sommes ici aux confins ou « marches du Royaume ».
Sa première Critique distingue une raison pure qui ne dépend pas des phénomènes : « Il me fallait limiter le savoir pour faire place à la croyance ». Il se retrouve ainsi sur le seuil de la foi de son enfance, que lui avait inculquée sa mère, piétiste croyante. Même indépendance dans sa seconde Critique de la raison pratique qui établit la valeur morale comme une libre décision valant en soi.
Kant rejette la théologie ancienne et ses preuves parce qu’elles procèdent comme si Dieu était un phénomène. Il se situe tout autant à contre-courant d’une majorité de modernes qui, eux aussi, n’admettent l’existence que des phénomènes.
Mal compris des prédécesseurs puis des successeurs, il reste à lire1393 : il libère de toute condescendance de certains religieux envers les mystiques et leur « foi du charbonnier » comme des biochimistes.
Schelling dans le Système de l’Idéalisme transcendental définit une « intuition intellectuelle » qui est libre et produit son objet, c’est l’organe de toute pensée transcendentale1394.
Dans la 8e Lettre philosophique sur le dogmatisme et le criticisme, il écrit :
« Nous possédons un pouvoir mystérieux et extraordinaire de nous retirer, des modifications du temps, dans notre moi le plus intime, dépouillé de tout ce qui lui vient du dehors, et là, d’avoir en nous l’intuition de l’éternité sous la forme de ce qui ne change pas. Cette intuition est l’expérience la plus intime et la plus propre à nous-même, de laquelle seule dépend tout ce que nous savons et croyons d’un monde supra-sensible. C’est dès l’abord cette intuition qui nous convainc qu’il existe quelque chose, dans le sens propre de ce mot, tandis que tout ce à quoi nous attribuons ordinairement, le terme d’exister n’est qu’apparence. Elle se distingue de toute intuition sensible en ce qu’elle est produite exclusivement par liberté et est étrangère et inconnue à tout individu dont la liberté, dominée par la pression de la puissance des choses, suffit à peine à produire une conscience. Cependant il existe aussi pour ceux qui ne possèdent pas cette liberté de l’intuition de soi, des approximations de cette intuition, des expériences médiates par lesquelles elle fait pressentir sa présence. Il y a un certain sens intime dont on n’a pas pleine conscience et que l’on tend en vain à voir se développer. Jacobi l’a décrit. Et il existe aussi une esthétique achevée (le mot étant pris dans son sens ancien) qui fait accomplir des actes empiriques qui ne [sont] explicables que comme imitation de cet acte intellectuel, et ne seraient absolument pas compréhensibles si nous n’avions, pour parler comme Platon, vu un jour le modèle dans un monde intellectuel. […]
« Sans doute notre savoir doit sortir de l’expérience ; mais toute expérience objective est conditionnée par une autre, par une expérience immédiate dans le sens le plus strict du mot, sortant d’elle-même et indépendante de toute causalité objective. […]
« Cette intuition intellectuelle apparaît quand nous cessons d’être objet pour nous-mêmes et quand, replié sur soi, le moi qui perçois est identique avec le moi perçu. En ce moment de l’intuition disparaissent pour nous temps et durée : nous ne sommes plus dans le temps, mais le temps ou plutôt l’éternité pure et absolue est en nous. Nous ne sommes pas perdus dans l’intuition du monde objectif, mais il est perdu dans notre intuition.. » (Werke, I, p. 316 et suiv.)1395
Samedi 30 Août 56. (11 h 1/4 heures soir.)1396
Journée merveilleusement belle de limpidité, d'éclat et de fraîcheur. Matinée, lac, montagnes, couchant, nuit, tout a été à souhait, resplendissant de grâce, ravissant de pureté. — Vécu à l'aventure, en flâneur et admirateur. Cela m'a servi. Le voile de mélancolie qui entourait mon coeur s'est peu à peu éclairci et je finis par rentrer assez gai chez moi, à 11 heures du soir, treize heures après être sorti de la maison. La nature avait commencé, les enfants et les amis avaient continué, la femme seule a pu achever cette guérison quotidienne dont j'ai actuellement besoin. J'ai beau me le dissimuler, me le masquer ou le nier, c'est l'amour qu'il me faut ou son ombre. Tout le reste me distrait sans m'apaiser et endort ma souffrance sans me réjouir. / Ainsi mes yeux se sont nourris du spectacle inépuisable des eaux, du ciel, de la lumière et du paysage, pendant des heures. [...]
Dimanche 31 Août 56.
(11 heures matin.) Je ne trouve aucune voix pour ce que j'éprouve. La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe dans ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j'entends battre mon coeur et passer ma vie. Je ne sais quoi de solennel, la paix des tombes sur lesquelles chantent les oiseaux, l'immensité tranquille, le calme infini du repos m'envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j'assiste à quelque mystère, d'où je vais sortir vieux ou sans âge. Je ne sens ni désir, ni crainte, ni mouvement, ni élan particuliers ; je me sens anonyme, impersonnel, l'oeil fixe comme un mort, l'esprit vague et universel comme le néant ou l'absolu ; je suis en suspens, je suis comme n'étant pas. — Dans ce moment, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité ; elle regarde circuler en dedans d'elle ses astres et sa nature avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d'un monde, qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l'esprit s'est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l'être, comme les gouttes de pluie dans l'océan (lui les a engendrées. L'âme est rentrée en soi, retournée à l'indétermination, elle s'est réimpliquée au-delà de sa propre vie ; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. Jours vécus, habitudes formées, plis marqués, individualité façonnée, tout s'efface, se détend, se dissout, reprend l'état primitif, se replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angle, sans dessin arrêté. C'est l'état sphéroïdal, l'indivise et homogène unité, l'état de l'oeuf où la vie va germer. Ce retour à la semence est un phénomène connu des druides et des brahmanes, des néoplatoniciens et des hiérophantes. Il est contemplation et non stupeur ; il n'est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l'être, et la conscience de l'omni-possibilité latente au fond de cet être. C'est la sensation de l'infini spirituel. C'est le fond de la liberté. — À quoi sert-il ? à dominer tout le fini, à se dominer soi-même, à donner la clé de toutes les métamorphoses, à guérir de toutes les courbatures morales, à maîtriser le temps et l'espace, à reconquérir sa propre totalité en se dépouillant de tout ce qui nous est adventice, artificiel, meurtri, altéré. Ce retour à la semence est un rajeunissement momentané, et de plus il est un moyen de mesurer le chemin parcouru par la vie, puisqu'il ramène jusqu'au point de départ. [...]
Le maître de Bergson.
Ravaisson insiste avec Aristote sur une idée d’activité de l’Etre, d’une définition de l’Etre comme énergie. Ce qui nous permet d’approcher l’Etre, ce n’est pas le langage mathématique, ce n’est pas la discontinuité qu’impose arbitrairement la quantité au réel qu’elle fragmente, c’est au contraire le geste qui explique cette continuité du réel, le geste créateur, l’énergie et l’action qui sont à sa source. C’est ainsi seulement que l’on peut percer ce plafond que la philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l’esprit humain : « en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on arriv[e] à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et qui dans l’action se fait voir à l’esprit qui réfléchit sur soi-même » (p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un mode intuitif.1397.
Passivity.—Although the oncoming of mystical States may be facilitated by preliminary voluntary operations, as by fixing the attention, or going through certain bodily performances, or in other ways which manuals of mysticism prescribe; yet when the characteristic sort of consciousness once has set in, the mystic feels as if his own will were in abeyance, and indeed sometimes as if he were grasped and held by a superior power. This latter peculiarity connects mystical states with certain definite phenomena of secondary or alternative personality, such as prophetic speech, automatic writing, or the mediumnistic trance. When these latter conditions are well pronounced, however, there may be no recollection whatever of the phenomenon, and it may have no significance for the subject’s usual inner life, to which, as it was, it makes a mere interruption. Mystical States, strictly so-called, are never merely interruptive. Some memory of their content always remains, and a profound sense of their importance. They modify the inner life of the subject between the times of their recurrence. Sharp divisions in this region are, however, difficult to make, and we find all sorts of gradations and mixtures. [. . .]
The simplest rudiment of mystical experience would seem to be that deepened sense of the significance of a maxim or formula which occasionally sweeps over one. “I’ve heard that said all my life,” we exclaim, “but I never realized its full meaning until now.” “When a fellow monk,” said Luther, “one day repeated the words of the Creed: ‘I believe in the forgiveness of sins,’ I saw the Scripture in an entirely new light; and straightway I felt as if I were born anew. It was as if I had found the gate of paradise thrown wide open.” This sense of deeper significance is not confined to rational propositions. Single words, and conjunctions of words, effect of light on land and sea, odors and musical sounds, ail bring it when the mind is tuned aright. [. . .]
A more pronounced step forward on the mystical ladder is found in an extremely frequent phenomenon, that sudden feeling, namely, which sometimes sweeps over us, of having “been here before,” as if at some indefînite past rime, in just this place, with just these people, we were already saying just these things. [. . .]
The prime characteristic of cosmic consciousness is a consciousness of the cosmos, that is, of the life and order of the universe. Along with the consciousness of the cosmos there occurs an intellectual enlightenment which alone would place the individual on a new plane of existence—would make him almost a member of a new species. To this is added a State of moral exaltation, an indescribable feeling of elevation, elation, and joyousness, and a quickening of the moral sense, which is fully as striking, and more important than is the enhanced intellectual power. With these come what may be called a sense of immortality, a consciousness of eternal life, not a conviction that he shall have this, but the consciousness that he has it already. [...]
I had spent the evening in a great city, with two friends, reading and discussing poetry and philosophy. We parted at midnight. I had a long drive in a hansom to my lodging. My mind, deeply under the influence of the ideas, images, and emotions called up by the reading and talk, was calm and peaceful. I was in a state of quiet, almost passive enjoyment, not actually thinking, but letting ideas, images, and emotions flow of themselves, as it were, through my mind. All at once, without warning of any kind, I found myself wrapped in a flame-colored cloud. For an instant I thought of fire, an immense conflagration somewhere close by in that great city; the next, I knew that the fire was within myself. Directly afterward there came upon me a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination impossible to describe. Among other things, I did not merely come to believe, but I saw that the universe is not composed of dead matter, but is, on the contrary, a living Presence; I became conscious in myself of eternal life. It was not a conviction that I would have eternal life, but a consciousness that I possessed eternal life then; I saw that ail men are immortal; that the cosmic order is such that without any peradventure ail things work together for the good of each and all; that the foundation principle of the world, of all the worlds, is what we call love, and that the happiness of each and all is in the long run absolutely certain. The vision lasted a few seconds and was gone but the memory of it and the sense of the reality of what it taught have remained during the quarter of a century which has since elapsed. I knew that what the vision showed was true. I had attained to a point of view from which I saw that it must be true. That view, that conviction, I may say that consciousness, has never, even during periods of the deepest depression, been lost.”1398.
I just now spoke of friends who believe in the anœsthetic (375)1399 revelation. For them too it is a monistic insight, in which the other in its various forms appears absorbed into the One.
"Into this pervading genius," writes one of them, "we pass, forgetting and forgotten, and thenceforth each is all, in God. There is no higher, no deeper, no other, than the life in which we are founded. 'The One remains, the many change and pass;' and each and every one of us is the One that remains. . . . This is the ultimatum. . . . As sure as being—whence is ail our tare—so sure is content, beyond duplexity, antithesis, or trouble, where I have triumphed in a solitude that God is not above."1
Note 1 : Benjamin Paul Blood: The Anœsthetic Revelation and the Gist of Philosopha, Amsterdam, N. Y., 1874, pp. 35, 36.
Mr. Blood has made several attempts to adumbrate the anoesthetic revelation, in pamphlets of rare literary distinction, privately printed and distributed by himself at Amsterdam. Xenos Clark, a philosopher, who died young at Amherst in the '80's, much lamented by those who knew him, was also impressed by the revelation. "In the first place," he once wrote to me, « Mr. Blood and I agree that the revelation is, if anything, non-emotional. It is utterly flat. It is, as Mr. Blood says, `the one sole and sufficient insight why, or not why, but how, the present is pushed on by the past, and sucked forward by the vacuity of the future. Its inevitableness defeats all attempts at stopping or accounting for it. It is all precedence and presupposition, and questioning is in regard to it forever too late. It is an initiation of the part. » The real secret would be the formula by which the `now' keeps exfoliating out of itself, yet never escapes. What is it, indeed, that keeps existence exfoliating? The formal being of anything, the logical definition of it, is static. For mere logic every question contains its own answer—we simply fill the hole with the dirt we dug out. Why are twice two four? Because, in fact, four is twice two. Thus logic finds in life no propulsion, only a momentum. It goes because it is a-going. But the revelation adds: it goes because it is and was a-going. You walk, as it were, round yourself in the revelation. Ordinary philosophy is like a hound hunting his own tail. The more he hunts the farther he has to go, and his nose never catches up with his heels, because it is forever ahead of them. So the present is already a foregone conclusion, and I am ever too late to understand it. But at the moment of recovery from anoesthesis, just then, before starting on life, I catch, so to speak, a glimpse of my heels, a glimpse of the eternal process just in the act of starting. The truth is that we travel on a journey that was accomplished before we set out; and the real end of philosophy is accomplished, not when we arrive at, but when we remain in, our destination (being already there)—which may occur vicariously in this life when we cease our intellectual questioning. […]
(384) […] A Canadian psychiatrist, Dr. R. M. Bucke, gives to the more distinctly characterized of these phenomena the name of cosmic consciousness. "Cosmic consciousness in its more striking instances is not," Dr. Bucke says, "simply an expansion or extension of the self-conscious mind with which we are all familiar, but the superaddition of a function as distinct from any possessed by the average man as self-consciousness is distinct from any function possessed by one of the higher animals."
"The prime characteristic of cosmic consciousness is a consciousness of the cosmos, that is, of the life and order of the universe. Along with the consciousness of the cosmos there occurs an intellectual enlightenment which alone would place the individual on a new plane of existence—would make him almost a member of a new species. To this is added a state of moral exaltation, an indescribable feeling of elevation, elation, and joyousness, and a quickening of the moral sense, which is fully as striking, and more important than is the enhanced intellectual power. With these come what may be called a sense of immortality, a consciousness of eternal life, not a conviction that he shall have this, but the consciousness that he has it already. [Cosmic Consciousness: a study in the evolution of the human mind, Philadelphia, 1901, p. 2.]
It was Dr. Bucke's own experience of a typical onset of cosmic consciousness in his own person which led him to investigate it in others. He has printed his conclusions in a highly interesting volume, from which I take the following account of what occurred to him :
(385) "I had spent the evening in a great city, with two friends, reading and discussing poetry and philosophy. We parted at midnight. I had a long drive in a hansom to my lodging. My mind, deeply under the influence of the ideas, images, and emotions called up by the reading and talk, was calm and peaceful. I was in a state of quiet, almost passive enjoyment, not actually thinking, but letting ideas, images, and emotions flow of themselves, as it were, through my mind. All at once,without warning of any kind, I Pound myself wrapped in a flame-colored cloud. For an instant I thought of fire, an immense conflagration somewhere close by in that great city; the next, I knew that the fire was within myself. Directly afterward there came upon me a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination impossible to describe. Among other things, I did not merely corne to believe, but I saw that the universe is not composed of dead matter, but is, on the contrary, a living Presence; I became conscious in myself of eternal life. It was not a conviction that I would have eternal life, but a conscious-ness that I possessed eternal life then; I saw that all men are immortal; that the cosmic order is such that without any peradventure all things work together for the good of each and all; that the foundation principle of the world, of all the worlds, is what we call love, and that the happi-ness of each and all is in the long run absolutely certain. The vision lasted a few seconds and was gone but the memory of it and the sense of the reality of what it taught have remained during the quarter of a century which has since elapsed. I knew that what the vision showed was true. I had attained to a point of view from which I saw that it must be true. That view, that conviction, I may say that consciousness, has never, even during periods of the deepest depression, been lost."1
Note 1 : Loc. cit., pp. 7, 8. My quotation follows the privately printed pamphlet which preceded Dr. Bucke's larger work, and differs verbally a little from the text of the latter.
Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du sentiment religieux 1400. Parallèlement à cette vaste entreprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.
« 1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie.... Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence...
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4.... À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique »1401.
« Moi qui demeure dans l’attitude naturelle, je suis aussi dans l’attitude naturelle et à tout instant le Moi transcendental, mais je ne m’en rends compte qu’en effectuant la réduction phénoménologique » (annot. L.S. : Husserl, Méditations Cartésiennes)
À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique1402.
« Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute1403.
[…]
À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine1404.
[…]
Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité1405.
Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée1406.
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste1407.
Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques1408.
Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son accomplissement.
« LA PORTE
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
[...]
La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
[...]
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence »1409.
L’âme ne se donne pas, elle est prise1410.
Ne pas nommer Dieu ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu /(on ne voit pas Dieu, on se sent vu par lui)1411
Selected Short Stories Penguin books (1er publication 1927) 1412.
“THE DOOR IN THE WALL
§ I
One confidential evening, not three months ago, Lionel Wallace told me this story of the Door in the Wall. And at the time I thought that so far as he was concerned it was a true story.
He told it me with such direct simplicity of conviction that I could not do otherwise than believe in him. But in the morning, in my own flat, I woke to a different atmosphere; and as I lay in bed and recalled the things he had told me, stripped of the glamour of his earnest slow voice, denuded of the focused, shaded table light, the shadowy atmosphere that wrapped about him and me, and the pleasant bright things, the dessert and glasses and napery of the dinner we had shared, making them for the time a bright little world quite cut off from everyday realities, I saw it all as frankly incredible. “He was mystifying!” I said, and then: “How well he did it! . . . It isn’t quite the thing I should have expected of him, of all people, to do well.”
Afterwards as I sat up in bed and sipped my morning tea, I found myself trying to account for the flavour of reality that perplexed me in his impossible reminiscences, by supposing they did in some way suggest, present, convey—I hardly know which word to use—experiences it was otherwise impossible to tell.
Well, I don’t resort to that explanation now. I have got over my intervening doubts. I believe now, as I believed at the moment of telling, that Wallace did to the very best of his ability strip the truth of his secret for me. But whether he himself saw, or only thought he saw, whether he himself was the possessor of an inestimable privilege or the victim of a fantastic dream, I cannot pretend to guess. Even the facts of his death, which ended my doubts forever, throw no light on that.
That much the reader must judge for himself. (107)
I forget now what chance comment or criticism of mine moved so reticent a man to confide in me. He was, I think, defending himself against an imputation of slackness and unreliability I had made in relation to a great public movement, in which he had disappointed me. But he plunged suddenly. “I have,” he said, “a preoccupation —”
“I know,” he went on, after a pause, “I have been negligent. The fact is—it isn’t a case of ghosts or apparitions—but—it’s an odd thing to tell of, Redmond—I am haunted. I am haunted by something—that rather takes the light out of things, that fills me with longings. . .”
He paused, checked by that English shyness that so often overcomes us when we speak of moving or grave or beautiful things. “You were at Saint Athelstan’s all through,” he said, and for a moment that seemed to me quite irrelevant. “Well”—and he paused. Then very haltingly at first, but afterwards more easily, he began to tell of the thing that was hidden in his life, the haunting memory of a beauty and happiness that filled his heart with insatiable longings, that made all the interests and spectacle of worldly life seem dull and tedious and vain to him.
Now that I have the clue to it, the thing seems written visibly in his face. I have a photograph in which that look of detachment has been caught and intensified. It reminds me of what a woman once said of him—a woman who had loved him greatly. “Suddenly,” she said, “the interest goes out of him. He forgets you. He doesn’t care a rap for you—under his very nose. . .”
Yet the interest was not always out of him, and when he was holding his attention to a thing Wallace could contrive to be an extremely successful man. His career, indeed, is set with successes. He left me behind him long ago; he soared up over my head, and cut a figure in the world that I couldn’t cut—anyhow. He was still a year short of forty, and they say now that he would have been in office and very probably in the new Cabinet if he had lived. At school he always beat me without effort—as it were by nature. We were at school together at Saint Athelstan’s College in West Kensington for almost all our school-time. He came into the school as my co-equal, but he left far above me, in a blaze of scholarships and brilliant performance. Yet I think I made a fair average running. And it was at school I heard first of the “Door (108) in the Wall”—that I was to hear of a second time only a month before his death.
To him at least the Door in the Wall was a real door, leading through a real wall to immortal realities.’Of that I am now quite assured.
[annot.marg. ms.: Le jardin (souligné) à 5 ans]
And it came into his life quite early, when he was a little fellow between five and six. I remember how, as he sat making his confession to me with a slow gravity, he reasoned and reckoned the date of it. “There was,” he said, ’a crimson Virginia creeper in it—all one bright uniform crimson, in a clear amber sunshine against a white wall. That came into the impression somehow, though I don’t dearly remember how, and there were horse-chestnut leaves upon the clean pavement outside the green door. They were blotched yellow and green, you know, not brown nor dirty, so that they must have been new fallen. I take it that means October. I look out for horse-chestnut leaves every year and I ought to know.
“If I’m right in that, I was about five years and four months old.”
He was, he said, rather a precocious little boy—he learned to talk at an abnormally early age, and he was so sane and “old-fashioned”, as people say, that he was permitted an amount of initiative that most children scarcely attain by seven or eight. His mother died when he was two, and he was under the less vigilant and authoritative care of a nursery governess. His father was a stern, preoccupied lawyer, who gave him little attention and expected great things of him. For all his brightness he found life gray and dull, I think. And one day he wandered.
He could not recall the particular neglect that enabled him to get away, nor the course he took among the West Kensington roads. All that had faded among the incurable blurs of memory. But the white wall and the green door stood out quite distinctly.
As his memory of that childish experience ran, he did at the very first sight of that door experience a peculiar emotion, an attraction, a desire to get to the door and open it and walk in. And at the same time he had the clearest conviction that either it was unwise or it was wrong of him—he could not tell which—to yield to this attraction. He insisted upon it as a curious thing that he knew from the very beginning—unless memory has played (109) him the queerest trick—that the door was unfastened, and that he could go in as he chose.
I seem to see the figure of that little boy, drawn and repelled. And it was very clear in his mind, too, though why it should be so was never explained, that his father would be very angry if he went in through that door.
Wallace described all these moments of hesitation to me with the utmost particularity. He went right past the door, and then, with his hands in his pockets and making an infantile attempt to whistle, strolled right along beyond the end of the wall. There he recalls a number of mean dirty shops, and particularly that of a plumber and decorator with a dusty disorder of earthenware pipes, sheet lead, ball taps, pattern books of wallpaper, and tins of enamel. He stood pretending to examine these things, and coveting, passionately desiring, the green door.
Then, he said, he had a gust of emotion. He made a run for it, lest hesitation should grip him again; he went plumb with outstretched hand through the green door and let it slam behind him. And so, in a trice, he came into the garden that has haunted all his life.
It was very difficult for Wallace to give me his full sense of that garden into which he came.
There was something in the very air of it that exhilarated, that gave one a sense of lightness and good happening and well-being; there was something in the sight of it that made all its colour clean and perfect and subtly luminous. In the instant of coming into it one was exquisitely glad—as only in rare moments, and when one is young and joyful one can be glad in this world. And everything was beautiful there. . .
Wallace mused before he went on telling me. “You see,” he said, with the doubtful inflection of a man who pauses at incredible things, ’there were two great panthers there. . . Yes, spotted panthers. And I was not afraid. There was a long wide path with marble-edged flower borders on either side, and these two huge velvety beasts were playing there with a ball. One looked up and came towards me, a little curious as it seemed. It came right up to me, rubbed its soft round ear very gently against the small hand I held out, and purred. It was, I tell you, an enchanted garden. I know. And the size? Oh! it stretched far and wide, this way (110)
[trait vertical en marge jusqu’à . . . in another world]
and that. I believe there were hills far away. Heaven knows where West Kensington had suddenly got me. And somehow it was just like coming home.
’You know, in the very moment the door swung to behind me, I forgot the road with its fallen chestnut leaves, its cabs and tradesmen’s carts, I forgot the sort of gravitational pull back to the discipline and obedience of home, I forgot all hesitations and fear, forgot discretion, forgot all the intimate realities of this life. I became in a moment a very glad and wonder-happy little boy—in another world. It was a world with a different quality, a warmer, more penetrating, and mellower light, with a faint clear gladness in its air, and wisps of sun-touched cloud in the blueness of its sky. And before me ran this long wide path, invitingly, with weedless beds on either side, rich with untended flowers, and these two great panthers. I put my little hands fearlessly on their soft fur, and caressed their round ears and the sensitive corners under their ears, and played with them, and it was as though they welcomed me home. There was a keen sense of homecoming in my mind, and when presently a tall, fair girl appeared in the pathway and came to meet me, smiling, and said, “Well?” to me, and lifted me and kissed me and put me down and led me by the hand, there was no amazement, but only an impression of delightful rightness, of being reminded of happy things that had in some strange way been overlooked. There were broad red steps, I remember, that came into view between spikes of delphinium, and up these we went to a great avenue between very old and shady dark trees. All down this avenue, you know, between the chapped red stems, were marble seats of honour and statuary, and very tame and friendly white doves.
“Along this cool avenue my girlfriend led me, looking down—I recall the pleasant lines, the finely modeled chin of her sweet kind face—asking me questions in a soft, agreeable voice, and telling me things, pleasant things, I know, though what they were I was never able to recall. . . Presently a Capuchin monkey, very clean, with a fur of ruddy-brown and kindly hazel eyes, came down a tree to us and ran beside me, looking up at me and grinning, and presently leaped to my shoulder. So we two went on our way in great happiness.”
He paused. (111)
“Go on,” I said.
“I remember little things. We passed an old man musing among laurels, I remember, and a place gay with parakeets, and came through a broad shaded colonnade to a spacious cool palace, full of pleasant fountains, full of beautiful things, full of the quality and promise of heart’s desire. And there were many things and many people, some that still seem to stand out clearly and some that are vaguer; but all these people were beautiful and kind. In some way—I don’t know how—it was conveyed to me that they all were kind to me, glad to have me there, and filling me with gladness by their gestures, by the touch of their hands, by the welcome and love in their eyes. Yes—”
He mused for a while. ’Playmates I found there. That was much to me, because I was a lonely little boy. They played delightful games in a grass-covered court where there was a sundial set about with flowers. And as one played one loved. . .
’But—it’s odd—there’s a gap in my memory. I don’t remember the games we played. I never remembered. Afterwards, as a child, I spent long hours trying, even with tears, to recall the form of that happiness. I wanted to play it all over again—in my nursery—by myself. No! All I remember is the happiness and two dear playfellows who were most with me. . . Then presently came a somber dark woman, with a grave, pale face and dreamy eyes, a somber woman, wearing a long soft robe of pale purple, who carried a book, and beckoned and took me aside with her into a gallery above a hall—though my playmates were loth to have me go, and ceased their game and stood watching as I was carried away. “Come back to us!” they cried. “Come back to us soon!” I looked up at her face, but she heeded them not at all. Her face was very gentle and grave. She took me to a seat in the gallery, and I stood beside her, ready to look at her book as she opened it upon her knee. The pages fell open. She pointed, and I looked, marveling, for in the living pages of that book I saw myself; it was a story about myself, and in it were all the things that had happened to me since ever I was born. . .
“It was wonderful to me, because the pages of that book were not pictures, you understand, but realities.”
Wallace paused gravely—looked at me doubtfully.
“Go on,” I said. “I understand.” (112)
’They were realities—yes, they must have been; people moved and things came and went in them; my dear mother, whom I had near forgotten; then my father, stern and upright, the servants, the nursery, all the familiar things of home. Then the front door and the busy streets, with traffic to and fro. I looked and marveled, and looked half doubtfully again into the woman’s face and turned the pages over, skipping this and that, to see more of this book and more, and so at last I came to myself hovering and hesitating outside the green door in the long white wall, and felt again the conflict and the fear.
“‘And next?’ ” I cried, and would have turned on, but the cool hand of the grave woman delayed me.
’ “Next?” I insisted, and struggled gently with her hand, pulling up her fingers with all my childish strength, and as she yielded and the page came over she bent down upon me like a shadow and kissed my brow.
“But the page did not show the enchanted garden, nor the panthers, nor the girl who had led me by the hand, nor the playfellows who had been so loth to let me go. It showed a long gray street in West Kensington, in that chill hour of afternoon before the lamps are lit; and I was there, a wretched little figure, weeping aloud, for all that I could do to restrain myself, and I was weeping because I could not return to my dear playfellows who had called after me, ‘Come back to us! Come back to us soon!’ I was there. This was no page in a book, but harsh reality; that enchanted place and the restraining hand of the grave mother at whose knee I stood had gone—whither had they gone?”
He halted again, and remained for a time staring into the fire.
“Oh! the woefulness of that return!” he murmured.
“Well?” I said, after a minute or so.
’Poor little wretch I was!—brought back to this gray world again! As I realized the fulness of what had happened to me, I gave way to quite ungovernable grief. And the shame and humiliation of that public weeping and my disgraceful home-coming remain with me still. I see again the benevolent-looking old gentleman in gold spectacles who stopped and spoke to me—prodding me first with his umbrella. “Poor little chap,” said he; “and are you lost then?”—and me a London boy of five and more! And he must needs bring in a kindly young policeman and make a (113) crowd of me, and so march me home. Sobbing, conspicuous, and frightened, I came back from the enchanted garden to the steps of my father’s house.
[4 traits verticaux en marge jusqu’à… those early years]
’That is as well as I can remember my vision of that garden—the garden that haunts me still. Of course, I can convey nothing of that indescribable quality of translucent unreality, that difference from the common things of experience that hung about it all; but that—that is what happened. If it was a dream, I am sure it was daytime and altogether extraordinary dream. . . H’m!—naturally there followed a terrible questioning, by my aunt, my father, the nurse, the governess—everyone. . .
“I tried to tell them, and my father gave me my first thrashing for telling lies. When afterwards I tried to tell my aunt, she punished me again for my wicked persistence. Then, as I said, everyone was forbidden to listen to me, to hear a word about it. Even my fairy-tale books were taken away from me for a time—because I was too “imaginative”. Eh! Yes, they did that! My father belonged to the old school. . . And my story was driven back upon myself. I whispered it to my pillow—my pillow that was often damp and salt to my whispering lips with childish tears. And I always added to my official and less fervent prayers this one heartfelt request: “Please God I may dream of the garden. O! take me back to my garden.” Take me back to my garden I often dreamt of the garden. I may have added to it, I may have changed it; I do not know. . . All this, you understand, is an attempt to reconstruct from fragmentary memories a very early experience. Between that and the other consecutive memories of my boyhood there is a gulf. A time came when it seemed impossible I should ever speak of that wonder glimpse again.”
I asked an obvious question.
“No,” he said. “I don’t remember that I ever attempted to find my way back to the garden in those early years. This seems odd to me now, but I think that very probably a closer watch was kept on my movements after this misadventure to prevent my going astray. No, it wasn’t till you knew me that I tried for the garden again. And I believe there was a period—incredible as it seems now—when I forgot the garden altogether—when I was about eight or nine it may have been. Do you remember me as a kid at Saint Athelstan’s?” (114)
“Rather!”
“I didn’t show any signs, did I, in those days of having a secret dream?”
§ 2
He looked up with a sudden smile.
’Did you ever play North-West Passage with me? . . . No, of course, you didn’t come my way!
“It was the sort of game,” he went on, ’that every imaginative child plays all day. The idea was the discovery of a North-West Passage to school. The way to school was plain enough; the game consisted of finding some way that wasn’t plain, starting off ten minutes early in some almost hopeless direction, and working my way round through unaccustomed streets to my goal. And one day I got entangled among some rather low-class streets on the other side of Campden Hill, and I began to think that for once the game would be against me and that I should get to school late. I tried rather desperately a street that seemed a cul-de-sac, and found a passage at the end. I hurried through that with renewed hope. “I shall do it yet,” I said, and passed a row of frowsy little shops that were inexplicably familiar to me, and behold I there was my long white wall and the green door that led to the enchanted garden!
“The thing whacked upon me suddenly. Then, after all, that garden, that wonderful garden, wasn’t a dream!”
He paused.
“I suppose my second experience with the green door marks the world of difference there is between the busy life of a schoolboy and the infinite leisure of a child. Anyhow, this second time I didn’t for a moment think of going in straight away. You see—. For one thing, my mind was full of the idea of getting to school in time—set on not breaking my record for punctuality. I must surely have felt some little desire at least to try the door—yes. I must have felt that. . . But I seem to remember the attraction of the door mainly as another obstacle to my overmastering determination to get to school. I was immensely interested by this discovery I had made, of course—I went on with my mind full of it—but I went on. It didn’t check me. I ran past, tugging out my (115) watch, found I had ten minutes still to spare, and then I was going downhill into familiar surroundings. I got to school, breathless, it is true, and wet with perspiration, but in time. I can remember hanging up my coat and hat. . . Went right by it and left it behind me. Odd, eh?”
He looked at me thoughtfully. ’Of course I didn’t know then that it wouldn’t always be there. Schoolboys have limited imaginations. I suppose I thought it was an awfully jolly thing to have it there, to know my way back to it; but there was the school tugging at me. I expect I was a good deal distraught and inattentive that morning, recalling what I could of the beautiful strange people I should presently see again. Oddly enough I had no doubt in my mind that they would be glad to see me. . . Yes, I must have thought of the garden that morning just as a jolly sort of place to which one might resort in the interludes of a strenuous scholastic career.
’I didn’t go that day at all. The next day was a half-holiday, and that may have weighed with me. Perhaps, too, my state of inattention brought down impositions upon me, and docked the margin of time necessary for the detour. I don’t know. What I do know is that, in the meantime, the enchanted garden was so much upon my mind that I could not keep it to myself.
“I told—what was his name?—a ferret-looking youngster we used to call Squiff.”
“Young Hopkins,” said I.
’Hopkins it was. I did not like telling him. I had a feeling that in some way it was against the rules to tell him, but I did. He was walking part of the way home with me; he was talkative, and if we had not talked about the enchanted garden we should have talked of something else, and it was intolerable to me to think about any other subject. So I blabbed.
’Well, he told my secret. The next day in the play interval I found myself surrounded by half a dozen bigger boys, half-teasing, and wholly curious to hear more of the enchanted garden. There was that big Fawcett—you remember him?—and Carnaby and Morley Reynolds. You weren’t there by any chance? No, I think I should have remembered if you were. . .
’A boy is a creature of odd feelings. I was, I really believe, in spite of my secret self-disgust, a little flattered to have the atten-116-tion of these big fellows. I remember particularly a moment of pleasure caused by the praise of Crawshaw—you remember Crawshaw major, the son of Crawshaw the composer?—who said it was the best lie he had ever heard. But at the same time there was a really painful undertow of shame at telling what I felt was indeed a sacred secret. That beast Fawcett made a joke about the girl in green —’
Wallace’s voice sank with the keen memory of that shame. ’I pretended not to hear,’ he said. ’Well, then Carnaby suddenly called me a young liar, and disputed with me when I said the thing was true. I said I knew where to find the green door, could lead them all there in ten minutes. Carnaby became outrageously virtuous, and said I’d have to—and bear out my words or suffer. Did you ever have Carnaby twist your arm? Then perhaps you’ll understand how it went with me. I swore my story was true. There was nobody in the school then to save a chap from Carnaby, though Crawshaw put in a word or so. Carnaby had got his game. I grew excited and red-eared, and a little frightened. I behaved altogether like a silly little chap, and the outcome of it all was that instead of starting alone for my enchanted garden, I led the way presently—cheeks flushed, ears hot, eyes smarting, and my soul one burning misery and shame—for a party of six mocking, curious, and threatening schoolfellows.
’We never found the white wall and the green door . . .’
’You mean —’
’I mean I couldn’t find it. I would have found it if I could. ’And afterwards when I could go alone I couldn’t find it. I never found it. I seem now to have been always looking for it through my schoolboy days, but I never came upon it—never.’
’Did the fellows—make it disagreeable?’
’Beastly. . . Carnaby held a council over me for wanton lying. I remember how I sneaked home and upstairs to hide the marks of my blubbering. But when I cried myself to sleep at last it wasn’t for Carnaby, but for the garden, for the beautiful afternoon I had hoped for, for the sweet friendly women and the waiting playfellows, and the game I had hoped to learn again, that beautiful forgotten game . . .,
’I believed firmly that if I had not told — . . . I had bad times after that—crying at night and wool-gathering by the day. For two (117) terms I slacked and had bad reports. Do you remember? Of course you would! It was you—your beating me in mathematics that brought me back to the grind again.’
§ 3
For a time my friend stared silently into the red heart of the fire. Then he said: ’I never saw it again until I was seventeen.
[2 traits verticaux en marge jusqu’à… And the night]
’It leaped upon me for the third time—as I was driving to Paddington on my way to Oxford and a scholarship. I had just one momentary glimpse. I was leaning over the apron of my hansom smoking a cigarette, and no doubt thinking myself no end of a man of the world, and suddenly there was the door, the wall, the dear sense of unforgettable and still attainable things.
’We clattered by—I too taken by surprise to stop my cab until we were well past and round a corner. Then I had a queer moment, a double and divergent movement of my will: I tapped the little door in the roof of the cab, and brought my arm down to pull out my watch. “Yes, sir!” said the cabman smartly. “Er—well—it’s nothing,” I cried. “My mistake! We haven’t much time! Goon! ” And he went on. . .
’I got my scholarship. And the night after I was told that I sat over my fire in my little upper room, my study, in my father’s house, with his praise—his rare praise—and his sound counsels ringing in my ears, and I smoked my favorite pipe—the formidable bulldog of adolescence—and thought of that door in the long white wall. “If I had stopped,” I thought, “I should have missed my scholarship, I should have missed Oxford—muddled all the fine career before me! I begin to see things better’!” I fell to musing deeply, but I did not doubt then this career of mine was a thing that merited sacrifice.
’Those dear friends and that clear atmosphere seemed very sweet to me, very fine but remote. My grip was fixing now upon the world. I saw another door opening—the door of my career.’
He stared again into the fire. Its red light picked out a stubborn strength in his face for just one flickering moment, and then it vanished again.
’Well,’ he said and sighed, ’I have served that career. I have (118) done—much work, much hard work. But I have dreamt of the enchanted garden a thousand dreams, and seen its door, or at least glimpsed its door, four times since then. Yes—four times. For a while this world was so bright and interesting, seemed so full of meaning and opportunity, that the half-effaced charm of the garden was by comparison gentle and remote. Who wants to pat panthers on the way to dinner with pretty women and distinguished men? I came down to London from Oxford, a man of bold promise that I have done something to redeem. Something—and yet there have been disappointments. . .
’Twice I have been in love—I will not dwell on that—but once, as I went to someone who, I knew, doubted whether I dared to come, I took a short cut at a venture through an unfrequented road near Earl’s Court, and so happened on a white wall and a familiar green door. “Odd!” said I to myself, “but I thought this place was on Campden Hill. It’s the place I never could find out somehow—like counting Stonehenge—the place of that queer daydream of mine.” And I went by it intent upon my purpose. It had no appeal to me that afternoon.
’I had just a moment’s impulse to try the door, three steps aside were needed at the most—though I was sure enough in my heart that it would open to me—and then I thought that doing so might delay me on the way to that appointment in which my honour was involved. Afterwards I was sorry for my punctuality—I might at least have peeped in and waved a hand to those panthers, but I knew enough by this time not to seek again belatedly that which is not found by seeking. Yes, that time made me very sorry. . .
“Years of hard work after that, and never a sight of the door. It’s only recently it has come back to me. With it there has come a sense as though some thin tarnish had spread itself over my world. I began to think of it as a sorrowful and bitter thing that I should never see that door again. Perhaps I was suffering a little from overwork—perhaps it was what I’ve heard spoken of as the feeling of forty. I don’t know. But certainly the keen brightness that makes effort easy has gone out of things recently, and that just at a time—with all these new political developments—when 1 ought to be working. Odd, isn’t it? But I do begin to find life toilsome, its rewards, as I come near them, cheap. I began a little (119)
[traits verticaux en marge sur cette page]
while ago to want the garden quite badly. Yes—and I’ve seen it three times.”
“The garden?”
“No—the door! And I haven’t gone in!”
He leaned over the table to me, with an enormous sorrow in his voice as he spoke. ’Thrice I have had my chance—thrice! If ever that door offers itself to me again, I swore, I will go in, out of this dust and heat, out of this dry glitter of vanity, out of these toilsome futility. I will go and never return. This time I will stay. . . I swore it, and when the time came—I didn’t go.
’Three times in one year I have passed that door and failed to enter. Three times in the last year.
“The first time was on the night of the snatch division on the Tenants” Redemption Bill, on which the Government was saved by a majority of three. You remember? No one on our side—perhaps very few on the opposite side—expected the end that night. Then the debate collapsed like eggshells. I and Hotchkiss were dining with his cousin at Brentford; we were both unpaired, and we were called up by telephone, and set off at once in his cousin’s motor. We got barely in time, and on the way we passed my wall and door—livid in the moonlight, blotched with hot yellow as the glare of our lamps lit it, but unmistakable. “My God!” cried I. “What?” said Hotchkiss. “Nothing!” I answered, and the moment passed.
’ “I’ve made a great sacrifice,” I told the whip as I got in. “They all have,” he said, and hurried by.
“I do not see how I could have done otherwise then. And the next occasion was as I rushed to my father’s bedside to bid that stern old man farewell. Then, too, the claims of life were imperative. But the third time was different; it happened a week ago. It fills me with hot remorse to recall it. I was with Gurker and Ralphs—it’s no secret now, you know, that I’ve had my talk with Gurker. We had been dining at Frobisher’s, and the talk had become intimate between us. The question of my place in the reconstructed Ministry always lay just over the boundary of the discussion. Yes—yes. That’s all settled. It needn’t be talked about yet, but there’s no reason to keep a secret from you. . . Yes—thanks! thanks! But let me tell you my story.
“Then, on that night things were very much in the air. My (120) position was a very delicate one. I was keenly anxious to get some definite word from Gurker, but was hampered by Ralphs” presence. I was using the best power of my brain to keep that light and careless talk not too obviously directed to the point that concerned me. I had to. Ralphs” behaviour since has more than justified my caution. . . Ralphs, I knew, would leave us beyond the Kensington High Street, and then I could surprise Gurker by a sudden frankness. One sometimes has to resort to these little devices. . . And then it was that in the margin of my field of vision I became aware once more of the white wall, the green door before us down the road.
“We passed it talking. I passed it. I can still see the shadow of Gurker’s marked profile, his opera hat tilted forward over his prominent nose, the many folds of his neck wrap going before my shadow and Ralphs” as we sauntered past.
’I passed within twenty inches of the door. “If I say good night to them, and go in,” I asked myself, “what will happen?” And I was all a-tingle for that word with Gurker.
“I could not answer that question in the tangle of my other problems. “They will think me mad,” I thought. “And suppose I vanish now? —Amazing disappearance of a prominent politician!” That weighed with me. A thousand inconceivable petty worldliness weighed with me in that crisis.”
Then he turned on me with a sorrowful smile, and, speaking slowly, ’Here I am!’ he said.
’Here I am!’ he repeated, ’and my chance has gone from me. Three times in one year the door has been offered me—that door that goes into peace, into delight, into a beauty beyond dreaming, a kindness no man on earth can know. And I have rejected it, Redmond, and it has gone —’
’How do you know?’
“I know. I know. I am left now to work it out, to stick to the tasks that held me so strongly when my moments came. You say I have success—this vulgar, tawdry, irksome, envied thing. I have it.” He had a walnut in his big hand. “If that was my success,” he said, and crushed it, and held it out for me to see.
’Let me tell you something, Redmond. This loss is destroying me. For two months, for ten weeks nearly now, I have done no work at all, except the most necessary and urgent duties. My soul is full of unappeasable regrets. At nights—when it is less likely I shall be recognized—I go out. I wander. Yes. I wonder what people would think of that if they knew. A Cabinet Minister, the responsible head of that most vital of all departments, wandering alone—grieving—sometimes near audibly lamenting—for a door, for a garden!’
§ 4
I can see now his rather pallid face, and the unfamiliar somber fire that had come into his eyes. I see him very vividly tonight. I sit recalling his words, his tones, and last evening’s Westminster Gazette still lies on my sofa, containing the notice of his death. At lunch today the club was busy with his death. We talked of nothing else.
They found his body very early yesterday morning in a deep excavation near East Kensington Station. It is one of two shafts that have been made in connexion with an extension of the railway southward. It is protected from the intrusion of the public by a hoarding upon the high road, in which a small doorway has been cut for the convenience of some of the workmen who live in that direction. The doorway was left unfastened through a misunderstanding between two gangers, and through it he made his way.
My mind is darkened with questions and riddles.
It would seem he walked all the way from the House that night—he has frequently walked home during the past Session—and so it is I figure his dark form coming along the late and empty streets, wrapped up, intent. And then did the pale electric lights near the station cheat the rough planking into a semblance of white? Did that fatal unfastened door awaken some memory?
Was there, after all, ever any green door in the wall at all?
I do not know. I have told his story as he told it to me. There are times when I believe that Wallace was no more than the victim of the coincidence between a rare but not unprecedented type of hallucination and a careless trap, but that indeed is not my profoundest belief. You may think me superstitious, if you will, and foolish; but, indeed, I am more than half convinced that he had, in truth, an abnormal gift, and a sense, something—I know (122) not what—that in the guise of a wall and door offered him an outlet, a secret and peculiar passage of escape into another and altogether more beautiful world. At any rate, you will say, it betrayed him in the end. But did it betray him? There you touch the inmost mystery of these dreamers, these men of vision and the imagination. We see our world fair and common, the hoarding and the pit. By our daylight standard he walked out of security into darkness, danger, and death.
But did he see like that?”
Jean Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une « bonne feuille » de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :
« Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée.
L’état théopathique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel1413, peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchie en leur pureté native. »
Nous passons de littéraires érudits au scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité — physique quantique débordant le sens commun — à un élargissement conceptuel. Il rend possible une ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique et expérience mystique :
« 1414 La grande avancée fut d’avoir l’idée que cette chose unique — esprit ou monde — peut fort bien être capable d’autres formes d’apparence que nous ne pouvons pas appréhender, et qui n’impliquent pas les notions d’espace et de temps. Cela implique une libération complète de notre préjugé invétéré. Il y a probablement d’autres ordres d’apparence qu’en forme d’espace-temps. Ce fut, je crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant1415. Cette libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller systématiquement contre les résultats clairs que l’expérience du monde, tel que nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par exemple — pour parler du cas le plus important — l’expérience telle que nous la connaissons impose indubitablement la conviction qu’elle ne peut survivre à la destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie), elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ? Non. Pas dans le type d’expérience dont nous savons qu’elle doit nécessairement se dérouler dans l’espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d’apparence dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d’« après » est dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui s’opposent à ce qu’elle soit considérée comme possible. C’est cela que Kant a fait par son analyse, et c’est cela qui, selon moi, fait son importance philosophique.
Dans le seul domaine de la physique, la « libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de « cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des manifestations physiques 1416.
En complément de L’intuition de l’instant, nous présentons un texte de Bachelard publié en 1939 dans le numéro 2 de la revue MESSAGES : MÉTAPHYSIQUE ET POÉSIE, qui prolongent la méditation de l’auteur sur le problème du temps.
« I.
La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité.
Tandis que toutes les autres expériences métaphysiques sont préparées en d’interminables avant-propos, la poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d’un prélude de silence. D’abord, en frappant sur des mots creux, elle fait taire la prose ou les fredons qui laisseraient dans l’âme du lecteur une continuité de pensée ou de murmure. Puis, après les sonorités vides, elle produit son instant. C’est pour construire un instant complexe, pour nouer sur cet instant des simultanéités nombreuses que le poète détruit la continuité simple du temps enchaîné. (104)
En tout vrai poème, on peut alors trouver les éléments d’un temps arrêté, d’un temps qui ne suit pas la mesure, d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe. D’où un paradoxe qu’il faut énoncer clairement : alors que le temps de la prosodie est horizontal, le temps de la poésie est vertical. La prosodie n’organise que des sonorités successives ; elle règle des cadences, administre des fougues et des émois, souvent, hélas, à contretemps. En acceptant les conséquences de l’instant poétique, la prosodie permet de rejoindre la prose, la pensée expliquée, les amours éprouvées, la vie sociale, la vie courante, la vie glissante, linéaire, continue. Mais toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but, c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur ; c’est l’instant stabilisé où les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique. […]
II.
Mais est-ce du temps encore ce pluralisme d’événements contradictoires enfermés dans un seul instant ? Est-ce du temps, toute cette perspective verticale qui surplombe l’instant poétique ? Oui, car les simultanéités accumulées sont des simultanéités ordonnées. Elles donnent une dimension à l’instant puisqu’elles lui donnent un ordre interne. Or le temps est un ordre et n’est rien autre chose. Et tout ordre est un temps. L’ordre des ambivalences dans l’instant est donc un temps. Et c’est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. […]
III
[…] En lisant Mallarmé on éprouve souvent l’impression d’un temps récurrent qui vient achever des instants révolus. On vit, alors, en retard, les instants qu’on aurait dû vivre ; sensation d’autant plus étrange qu’elle ne participe d’aucun regret, d’aucun repentir, d’aucune nostalgie. Elle est faite simplement d’un temps (107) travaillé qui sait parfois mettre l’écho avant la voix et le refus dans l’aveu.
D’autres poètes, plus heureux, saisissent naturellement l’instant stabilisé. Baudelaire voit, comme les Chinois, l’heure dans l’œil des chats, l’heure insensible où la passion est si complète qu’elle dédaigne de s’accomplir : “Au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges...1417” Pour les poètes qui réalisent ainsi l’instant avec aisance, le poème ne se déroule pas, il se noue, il se tisse de nœuds à nœuds. […]
En méditant dans cette voie, on arrive soudain â cette conclusion : toute moralité est instantanée. L’impératif catégorique de la moralité n’a que faire de la durée. II ne retient aucune cause sensible, il n’attend aucune conséquence. Il va tout droit, verti-111calement, dans le temps des formes et des personnes. Le poète est alors le guide naturel du métaphysicien qui veut comprendre toutes les puissances de liaisons instantanées, la fougue du sacrifice, sans se laisser diviser par la dualité philosophique grossière du sujet et de l’objet, sans se laisser arrêter par le dualisme de l’égoïsme et du devoir. Le poète anime une dialectique plus subtile. Il révèle à la fois, dans le même instant, la solidarité de la forme et de la personne. Il prouve que la forme est une personne et que la personne est une forme. La poésie devient ainsi un instant de la cause formelle, un instant de la puissance personnelle. Elle se désintéresse alors de ce qui brise et de ce qui dissout, d’une durée qui disperse des échos. Elle cherche l’instant. Elle n’a besoin que de l’instant. Elle crée l’instant. Hors de l’instant, il n’y a que prose et chanson. C’est dans le temps vertical d’un instant immobilisé que la poésie trouve son dynamisme spécifique. Il y a un dynamisme pur de la poésie pure. C’est celui qui se développe verticalement dans le temps des formes et des personnes.
BACHELARD L’Intuition de l’instant.
–Roupnel : L’être, étrange lieu de souvenirs matériels, n’est qu’une habitude à lui-même. Ce qu’il peut y avoir de permanent dans l’être est l’expression, non d’une cause immobile et constante, mais d’une juxtaposition de résultats fuyants et incessants, dont chacun a sa base solitaire, et dont la ligature, qui n’est qu’une habitude, compose un individu.
-34... l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout de qui est durable même, est le don d’un instant.
-35... l’attention... reçoit toute sa valeur d’intensité dans un seul instant.
-36 L’attention aussi est une série de commencements, elle est faite des renaissances de l’esprit qui revient à la conscience quand le temps marque des instants. Etc.
-57... la nouveauté est évidemment toujours instantanée.
-47... la vie néglige de vivre, le cœur néglige d’aimer. C’est en dormant que nous perdons le Paradis... Alors nous sentons une sourde souffrance quand nous allons à la recherche des instants perdus (quand nous comparons aux heures riches, avec leur joie) les heures intellectuellement lentes parce qu’elles sont relativement pauvres, les heures mortes parce qu’elles sont vides... les heures sont-telles interminables parce qu’elles ne donnent rien.
Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout. Non pas l’heure pleine, mais l’heure complète. L’heure où tous les instants du temps seraient utilisés par la matière, où tous les instants réalisés dans la matière seraient utilisés par la vie, l’heure où tous les instants vivants seraient sentis, aimés, pensés. L’heure par conséquent où la relativité de la conscience serait effacée puisque la conscience serait à l’exacte mesure du temps complet.
Finalement le temps objectif, c’est le temps maximum ; c’est celui qui contient tous les instants. Il est fait de l’ensemble dense des actes du Créateur. »
Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de dogmatismes peu britanniques 1418 :
« [Le roitelet] dresse la tête, et l’espace d’une ou deux secondes, prend conscience de lui-même, attendant, parmi l’obscurité du labyrinthe des branches, attendant une délivrance dont il ne peut avoir la moindre notion. Mais nous, qui pouvons atteindre, si nous le voulons, à la pleine connaissance de cette délivrance, nous avons totalement oublié qu’il y a quoi que ce soit à attendre. […]
Les potins, les rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments, tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit ne sont rien de plus que des potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]
La troisième chose dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante ; et que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des œuvres d’art, ces éléments positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]
La religion est aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative, et en quelle quantité, nous faut-il ? Aucune, disent les humanistes sentimentaux ; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le dôme bleu de la nature. Résultat : ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans, possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non sensorielle, ce qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux inférieurs d’existence non sensorielle ; et à cela s’ajoutent de simples imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible et sont unis avec le Fondement divin.
Pour ceux d’entre nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité, il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit :
Il y a une Divinité ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.
Le Fondement est transcendant et immanent.
Il est possible aux êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.
Atteindre à cette connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et l’objet de l’existence humaine1419.
Huxley cite une lettre récente d’une femme qui raconte son « expérience sauvage » datant de l’école qui l’a affectée durant toute sa vie1420 :
« I was a girl of 15 or 16, I was in the kitchen toasting bread for tea and suddenly on a dark November afternoon the whole place was flooded with light, and for a minute by clock time I was immersed in this, and I had a sense that in some unutterable way, the universe was all right. This has affected me for the rest of my life, I have lost all fear of death. . . »
« 87, rue de Chateaubriand, Châtenay-Malabry (Seine)1421.
« Dimanche, 1958.
... Du temps que je préparais une thèse sur l’aliénation mentale, j’étais arrivé sur les fous que je suivais de près à cette conclusion : c’est que chacun de nous souffre inévitablement, dans le cours de sa vie, une expérience presque intolérable à laquelle il lui faut désormais faire place, s’il veut vivre et vivre sain d’esprit.
Quelle expérience ? Celle que je tente d’approcher vers la fin de mon “Clair et Obscur”. (Ce n’est pas si facile.) Celle, il me semble, à laquelle fait allusion Teilhard de Chardin, quand il écrit au Supérieur des Jésuites : “Je n’ai cessé d’être dominé par la pensée profonde d’une convergence en moi de l’univers tout entier.”
Ou Nicolas de Cuse : “J’étais, dans cet instant, pareil au Christ qu’a peint Brunelleschi et qui voit à la fois toutes les parts du monde comme s’il avait la tête couverte d’yeux.”
Ou Kierkegaard : “Sitôt que tu te penses, tu te perds, car former une idée de soi, c’est se prendre pour un autre.”
Et si tu songes que l’infini offre précisément une pensée contradictoire — le nombre infini étant par définition aussi grand que la plus petite de ses parties (cf. Cantor) —, nous ne sommes pas très loin de ce que les philosophes (et les hommes de la rue) ont de tout temps appelé l’expérience de l’infini et celle de l’absolu.
Il y a là de quoi troubler un homme d’une (153) manière durable, il y a là de quoi lui donner la crainte de devenir fou... Ici, une parenthèse ; il s’agit de ce que tu sais aussi bien que moi. Relis ÉTIENNE qui est, je pense, l’une de tes plus grandes œuvres. Tu y verras courir en filigrane tout ce que je viens de te dire...
Il va de soi que la foi religieuse est une façon de composer avec cette expérience terrible et, EN L’ÉTENDANT A LA VIE ENTIÈRE, de lui ôter son venin : si tu veux, une façon de délayer le poison. (C’est là parler grossièrement de Dieu — mais je me place à un point de vue grossier : le point de vue de la guérison, et le reste s’ensuit.) Au demeurant, l’idée d’un Dieu qui soit à la fois infini et POURTANT personnel, à la fois absolu et POURTANT parfait, porte en soi une telle contradiction que toute autre contradiction peut sembler à ce prix claire et aisément acceptable...
... J’avais le sentiment — un peu confus — que notre amitié n’avait cessé, de tout temps, de progresser, sans graves nuages. Mais si ! les nuages y étaient. En classant de vieilles lettres, je m’aperçois que pas une année ne s’est passée sans que tu m’aies adressé, une fois au moins, de graves, de violents reproches. S’ils étaient justes ou injustes, c’est ce que je serais aujourd’hui bien incapable de dire... mais l’amitié, c’est d’abord, c’est surtout DE CHERCHER QUELQUE CHOSE ENSEMBLE. Et, bien sûr, d’avancer ENSEMBLE dans la recherche. Les conversations n’y changent pas grand-chose, à moins que l’on n’y soit particulièrement habile, peut-être. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas sûr que ce soit le tien... »
Sur les Instants mystiques1422
« La vie serait difficilement supportable si elle ne reposait pas sur des instants privilégiés qui font jaillir la saveur d’une réalité estompée la plupart du temps. De même que les chansons populaires ne donnent que les sommets d’une action, les moments pathétiques et des détails parfois infimes, mais non point arbitraires, notre « vraie » vie se fait d’« états » en « états », rebondit d’instants en instants d’élite ; et ces « instants » peuvent être déclenchés par les accidents les plus divers, les plus inattendus, par un rayon de soleil, une musique, un beau visage, un morceau de ciel entre les nuages, la vue d’une fleur ou le bruit d’un torrent, le froissement d’une feuille, un poème, une pierre qui tombe.
Ces « instants » sont à la base de la poésie et de la mystique ; certains prennent une valeur décisive. L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter. La religion en tisse l’étoffe de ses rites. Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’une « précipitation » à obtenir, d’un contact à établir, qui, dans la vie courante et pour le commun des hommes, serait difficilement supportable1423.
S’il est possible de s’évader du temps, vieux rêve des hommes, l’instant qui n’est ni être ni néant sera le lieu privilégié possible, le point de rencontre des deux branches de la croix. S’il est vrai que les choses ne sont, essentiellement, que les reflets des attributs divins, chacune, vue sous un certain angle et dans (108) certaines conditions, nous pourra présenter l’image du Visage désiré.
Devenu fou d’amour pour sa cousine Laïla, Qais, le héros platonisant des Banou Amir, passait attentivement du sable à travers un tamis. Interrogé sur cette occupation bizarre, il répondit : « Je cherche Laïla partout dans l’espoir de la trouver un jour quelque part. » (Attar, Langage des Oiseaux...) « Tu demandes où est Laïla et Laïla s’irradie en toi. » (Harraq).
En toi et partout. Mais comment la reconnaître ? Les poètes déclarent qu’ils se contenteraient à la rigueur de la voir en rêve, de voir quelqu’un qui l’aurait vue, d’entendre parler d’elle, de baiser la trace de ses pas, de respirer l’air qui a passé par sa poitrine. L’un d’eux a dit :
Ne dis pas que sa demeure est à l’orient du Nejd ;
car tout le Nejd est pour elle une demeure.
Il y a pour elle une mansion près de
chaque point d’eau, et près de chaque
campement il y a des traces d’elle.
Le monde des contingences peut devenir un trésor. Un roi, raconte Al Attar (Langage des Oiseaux), rencontra dans une forêt un bûcheron qu’il aida à charger un fagot de bois mort. Le soir, le bûcheron vint au camp et prétendit vendre son fagot au poids de l’or ; car il était, dit-il, devenu sans prix depuis que ses vieilles branches avaient été touchées par le roi.
« Elle est retrouvée ! Quoi ? L’Eternité » crie Rimbaud. « Quel âge as-tu ? demandait-on à Qais, le “Fou de Laïla” — mille quarante ans... J’ai vécu mille ans, lorsque, pendant un instant, Laïla m’a dévoilé son visage. » Je n’ai vécu qu’un instant, dit Ibn Hazm dans un de ses poèmes, celui du baiser furtif que j’ai pris au front du Bien-Aimé1424.
Un reflet de cette conception illumine toute une région de la poésie moderne, de Blake à Baudelaire, à Gide et à Proust. Elle y prend des aspects divers selon ce qui est entendu au juste par les mots : temps et éternité, et l’équilibre ne sont pas toujours (109) gardés entre l’immanence et la transcendance. Il y a plusieurs façons d’opposer l’instant et l’éternité. Fernand Gregh (La gloire des cœurs) a écrit :
L’Éternité jadis on la mettait là-bas
Dans une ombre où plus tard aboutissaient les pas...
Aujourd’hui nous l’avons incluse dans l’instant.
C’est l’étoffe dont est faite chaque seconde.
C’est le dedans de l’âme et le dessous du monde.
On peut dire : il n’y a que l’instant ; profitons-en. On peut dire : l’instant est un moyen d’entrer en contact avec l’absolu et de savourer l’éternel. On peut se borner à faire ressortir la valeur de l’instant. Parfois de façon simpliste. « Qu’importe... si... ! » Il y a là-dessus des tirades de Musset.
André Gide laïcise l’instant des mystiques, mais ses phrases célèbres retiennent le reflet d’étranges lumières. Cherche Dieu partout, conseille-t-il. Donne-toi à la sensation tout entier pour y trouver plus de délices. « Chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable ; sache parfois t’y concentrer uniquement. » Gide n’ignore pas que le royaume de Dieu peut s’atteindre, en un sens, dès ici-bas ; mais on ne sait jusqu’à quel point sa conception de l’instant dépasse la sensation, l’hédonisme et la morale. Il s’agit surtout d’écarter « les femmes et les enfants », de ne demander qu’à la terre (dans le sens où Blake dit l’éternité jalouse des productions du temps) ses nourritures.
Un des plus étranges personnages de Dostoïevski, Kirilkov, éprouve qu’il y a « des instants où soudain le temps s’arrête et devient éternité ». Ses instants lui viennent « une fois tous les trois jours » — ce qui est trop souvent et incite un de ses amis à diagnostiquer l’épilepsie. Il les met au service de son athéisme mystique, veut, grâce à eux, diviniser l’homme, et finit par se suicider pour réaliser le « point suprême ».
À ses heures de satanisme romantique, Baudelaire s’écriait : « Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » et il creusait avec Poe l’idée de gratuité, d’acte inutile et pervers. À d’autres moments, il cherche « le salut dans la bonne minute » qu’il ne faut pas lâcher « sans en extraire l’or ». Il faut s’enivrer sans cesse pour échapper au temps, mais, après avoir joué avec lui comme avec un serviteur docile, on se retrouve, au réveil, plus soumis que jamais à sa « brutale dictature ».
Quant à Marcel Proust, certains instants lui permettent de « retrouver » (et de placer dans la durée bergsonienne en même temps que dans le domaine presque sacré de l’art) des souvenirs, noyaux d’un ensemble émotif richement qualifié. Ces moments de « temps retrouvé » font sans doute plus que catalyser des associations d’idées et d’émotions, mais il est difficile de dire s’ils dépassent le plan psychologique.
« Les heures de la folie se mesurent par l’horloge, mais celles de la sagesse, aucune horloge ne peut les mesurer », dira William Blake, qui circule avec aisance de l’enfer au ciel, qui sait que « le rugissement des lions, le hurlement des loups, la fureur de la mer en tempête, l’épée destructrice, sont des portions de l’éternité trop grandes pour l’œil de l’homme » et que « si les portes de la perception étaient nettoyées, toutes choses apparaîtraient à l’homme comme elles sont, infinies. »
§
Les soufis musulmans ont méthodiquement souligné dans leurs traités le rôle de l’instant (waqt1425) dans la réalisation métaphysique et mystique. Le soufi engagé dans la voie spirituelle, disent-ils, est « le fils de l’instant » et l’instant est « tranchant comme un sabre ». En un clin d’œil l’esprit perçoit des réalités ordinairement voilées. On ne peut le retenir, cet instant précieux, mais l’attention du fond du cœur qu’on lui apporte fera germer en l’être des fruits inestimables, tandis que l’insouciance le fait perdre à jamais.
Le maître Al Junayd rencontra un jour un derviche assis sous un mimosa et lui demanda ce qu il faisait. « J’ai eu un instant et l’ai perdu ici, dit l’homme ; maintenant je reste assis et pleurant. — Depuis quand ? — Depuis douze ans. Le cheikh ne fera-t-il pas une prière en ma faveur pour que je retrouve mon instant ? » Al Junayd le quitta, se rendit à La Mecque, pria et sut qu’il était exaucé. À son retour, il trouva le derviche à la même place. « Pourquoi n’es-tu pas parti, lui dit-il, puisque ton vœu a été accompli ? » Et l’homme lui fit cette réponse : « O cheikh, je m’étais mis à cette place de désolation après y avoir perdu mon bien le plus précieux ; est-il convenable que je la quitte après l’avoir retrouvé et joui de la société de Dieu ? Je mêlerai ma poussière à celle de cet endroit pour me lever, le jour de la Résurrection, de cette poussière qui est la demeure de mes délices. » (Hujwiri, Kachf al mahjoub).
« Quand l’instant passe, dit Al Junayd, pour l’intéressé, que ce soit dix ou mille ans, c’est la même chose. » Le waqt, dit Al Quchayri, « c’est ce qui domine un tel moment », c’est sur quoi doit se porter toute l’attention du soufi. « Se préoccuper du temps perdu, c’est perdre encore du temps. » Il faut les manier avec prudence, ces instants précieux. « Les soufis disent que le waqt est tranchant comme un sabre. La lame du sabre est lisse au toucher, mais le tranchant coupe si on le heurte. Celui qui se soumet à l’impératif de l’instant est sauf, mais celui qui va à son encontre se brise et meurt. » C’est que l’instant est le lieu d’insertion, si l’on peut dire, du surnaturel, le point de suture du temps et de l’éternité. « Quand Dieu envoie à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas choisi lui-même, les soufis disent : « Un tel est sous l’empire du waqt » ; c’est-à-dire qu’il est la proie du mystère.
« L’instant, précise Al Hujwiri, est ce par quoi un homme devient indépendant du passé et de l’avenir, par exemple, quand une influence divine descend dans son âme et unifie son cœur. » Il ne peut plus se préoccuper ni du passé ni de l’avenir et s’absorbe dans son instant, complètement dominé par la touche divine (présence ou absence, union ou séparation, joie ou angoisse) qui lui arrive sans que sa volonté puisse rien pour l’attirer ou la repousser, car l’infant ne dépend pas de l’effort humain et ne peut « s’acheter au marché ». Et revenant à la comparaison avec le sabre, l’auteur du premier traité persan de soufisme ajoute : « L’instant coupe les racines du futur et du passé. L’épée est un compagnon dangereux ; elle peut faire de son maître un roi, mais peut aussi le détruire. Elle ne distingue pas entre le cou de son maître et celui d’un autre. »
Ces instants sont intermittents, dit Al Sarraj (Lumà) ; s’ils étaient continuels, ceux qui les subissent ne seraient plus sociables ; les forces humaines ne pourraient plus les supporter.
Leur excès, leur fréquence, le déséquilibre entre leur force et celle du sujet, ne sont pas des signes de perfection, mais plutôt de faiblesse ; c’est seulement l’état de grâce, le hâl, qui affermit en l’homme délivré alors du temps, zaman, l’instant changeant, waqt, et transforme celui-ci en une vie dans l’éternelle présence. (Hujwiri). Quand ces éclairs rapides qui descendent du monde divin sur le chercheur se stabilisent, dit Al Suhrawardi Maqtûl (çafir-i-Sîmurgh), l’âme atteint le stade délicieux de la « tranquillité » sakîna, étape de quiétude avant la nuit obscure de l’annihilation, fana.
Il faut d’ailleurs se garder de s’arrêter aux délectations spirituelles, aux phénomènes extérieurs ou psychiques. Un amant, raconte Jalaleddîn al Rumi dans le Mathnawi, vint s’asseoir dans un jardin auprès de son Aimé ; mais, au lieu de s’occuper de lui, se mit à lire un ouvrage sur l’amour puis à analyser ses états d’âme. « Ce n’est donc pas moi que tu aimes, lui fut-il dit, mais tes états que tu chéris à travers moi. Je suis la résidence de l’Aimé, non l’Aimé lui-même. » L’Aimé, poursuit le poète, est le maître des états ; le soufi encore assujetti aux états changeants est le fils de son « instant » ; il s’attache à l’instant comme à son père ; mais le parfait, plongé dans l’amour pur, ne s’occupe plus des instants ni des états.
Le pur amour n’est pas seulement indifférent aux punitions et aux récompenses, il vise au-delà des états et des grâces. Aboulqâcim al Nahawandi était resté longtemps sans assister au concert spirituel (sama). S’étant rendu à une séance, il entendit chanter : (113)
« Il est debout dans l’eau, altéré ; mais on ne lui donne pas à boire... »
À ce vers, les assistants bondirent pour la danse extatique. Quand ils se rassirent, il leur demanda ce qu’ils avaient compris. La plupart répondirent qu’il s’agissait de la soif des « états » et de leur privation. Mais cela ne le satisfaisait pas. Pour moi, dit-il, ce vers veut dire : « Il est au milieu des « états » et favorisé de tous les charismes, mais il n’a pas l’Essentiel. La Vérité est au-delà de tous les « états » et charismes. (Al Sarraj, Luma et Al Chazali, Ihya).
Les soufis ont des méthodes pour cultiver les instants, favoriser leur naissance, les régulariser, les canaliser, en tirer tout le fruit et faire progresser ainsi dans l’itinéraire spirituel. La sama notamment, concert mystique, la « imara danse extatique, peuvent contribuer à faire sortir les « instants » du cœur comme le choc du fer fait sortir le feu du silex, à préparer l’âme à recevoir la Vérité, à faire surgir ces éclairs rapides et d’une aveuglante splendeur dont parle le Coran (XIII, 13 ; XXIV, 43), qui s’infusent dans l’être.
L’instant peut d’ailleurs venir en toutes sortes d’occasions. Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil ; comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel. L’âme se saisit elle-même en son fond essentiel, en son sirr, son « secret », qui est « entre l’être et le non-être », et où « Dieu a accès directement » (Sarraj, Luma).
« Quand je m’absente, il apparaît et quand il apparaît, il me fait disparaître »
dit un vers du mystique baghdadien du Ier siècle Abou'l Hasan al Nûri (Luma).
La commotion peut venir à l’occasion d’un spectacle, d’un accident, d’une phrase qui provoque une réflexion, un retour (114) sur soi, une conversion morale au premier degré, une introversion mystique au second. Il peut s’agir de l’audition d’un de ces versets coraniques si chargés de force que certains s’évanouissaient ou mouraient en les entendant psalmodier. Il peut s’agir d’une allégorie, le monde apparaissant au mystique comme un système de correspondances. Un chauffeur de hammam tunisien, Abû Ja' far al Qamûdi alluma un jour son feu. La vue de la flamme dévorant le bois le mit si brutalement en présence d’une réalité métaphysique si imposante que, brusquement « introverti », il se consacra à la vie mystique1426. Obsédée par l’idée du Jugement dernier, la sainte femme Rabi'a n’entendait jamais le muezzin sans évoquer l’appel de l’archange, ne sentait jamais de chaleur sans s’imaginer le Grand Jour, ne voyait jamais tomber de neige sans penser à la précipitation des çuhuf, ces feuilles où seront écrites les bonnes et les mauvaises actions des hommes. (Cha'rawi). Ainsi Malik ben Dinar, sortant un soir et surpris par la neige, resta jusqu’à l’aube immobile, oubliant ce qu’il avait à faire. Une femme se présenta un jour chez Junayd, se plaignant que son mari voulût en épouser une autre « sur » elle. « Il en a le droit, d’après la loi, dit le maître. — Tu ne parlerais pas ainsi, dit la femme, si j’avais le droit de me dévoiler et si je te montrais mon visage. » À ces mots, Junayd tomba évanoui. Réveillé il dit à ceux qui l’interrogeaient : « C’est comme si la Vérité (qu’Elle soit exaltée !) m’avait dit : « S’il était permis à quelqu’un de Me voir en ce monde, j’enlèverais le voile qui cache mon visage pour qu’il me voie. Il saurait alors que celui qui a quelqu’un comme moi ne doit avoir dans son cœur nul autre que moi. » (Çafoùri).
Souvent l’allégorie est fournie par un chant entendu par hasard. Le grand poète égyptien « Omar ibn al Fàridh (1181-1235), le « sultan des amoureux » entendit un jour, sur les bords du Nil, un foulon qui s’écriait : « Ce morceau de drap m’a coupé le souffle. S’il ne se dégraisse pas, qu’il soit déchiré ! » S’appliquant ces paroles, Ibn al Fàridh se mit à les répéter avec (115) ferveur, souhaitant pour son propre cœur la déchirante purification. Une autre fois, il entendit des gardes qui chantaient :
Seigneur, nous avons veillé attendant ton arrivée.
Seigneur, tu ne l’as pas permis. Nous nous
sommes endormis pour rêver de toi. Seigneur,
le rêve n’est pas venu ; sans doute ne nous
prêtes-tu aucune attention.
Saisi à la gorge par « l’instant », le poète se mit à chanter :
O habitants de Thayba, n’avez-vous pas à offrir les mets de l’hospitalité ? La nuit vous a conduit un hôte étranger.
Puis, perdant tout contrôle de lui-même, il se mit à déchirer ses vêtements, à gesticuler, pleurer et gémir jusqu’à l’aube ; imité bientôt par la foule attroupée. Alors, refusant sans doute de remettre ses habits, il chanta encore :
Les habits ! par celui qui a ouvert la porte !
je ne reprends pas ce que j’ai jeté par amour.
Ce qui est passé est passé. Ce que Dieu a décrété, il
l’a décrété. Prenez ce que vous tenez ; habillez-vous ;
moi, j’ai cet état et l’état est ce qui change1427.
La musique est par excellence la voix du monde supérieur. Mais un simple rythme entendu par hasard peut faire descendre « l’instant ». Jalâleddin al Rûmi se mit à tournoyer en entendant les coups de marteau du batteur d’or, lequel, au risque de gâcher sa feuille de métal précieux, ne voulut plus s’arrêter, pour ne pas interrompre l’extase du maître.
Il y a mieux : n’importe quoi peut être l’occasion du déclic mental qui amène le contact.
Paul Valéry a vu (préface au Svedenborg de Martin Lamm) que « chez les mystiques, les perceptions des sens eux-mêmes reçoivent des valeurs non moins singulières que celles attribuées aux mots. Un son fortuit ou (comme il en fut pour Jacob [116] Boehme) un reflet sur un plat d’étain, ne sont pas réduits à ce qu’ils sont et aux associations d’idées qui peuvent en dériver ; ils prennent puissance d’événement et, comme par actio presentiae, deviennent “catalyseurs”, provoquent un changement d’état. Le sujet passe alors sans difficulté dans sa vie seconde, comme si le phénomène initial fût un élément commun, un point de contact et de soudure des deux “univers”.
N’importe quoi peut être l’écho de ce que les musulmans appellent le mitsaq, le Pacte primordial conclu entre Dieu et les âmes dans les reins d’Adam, quand elles ont entendu pour la première fois la parole enivrante à jamais : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” et qu’elles ont répondu : “Si.” (Coran, VII, 171). C’est parce que cette parole délicieuse bruit encore à leurs oreilles comme à celles de Dzù'l Nùn al Miçri (Mu'nawi), que la voix d’un chien, le chant d’un rossignol, la vue d’une rose peut les faire entrer en extase. Ibn al Fâridh se réjouissait à l’extrême d’entendre le grincement d’une porte ou le bourdonnement d’une mouche, ou d’admirer la souple et noble démarche d’un chameau.
“Il n’y a pas de chose qui ne célèbre ses louanges”. dit le Coran. Il faut savoir entendre le chant de Simurgh sur la montagne de Qaf, dit al Suhrawardi. Il faut être toujours disponible comme al Nûri, qui, entendant un chien aboyer, s’écria : Labbaïka wa sou'dak, nous voici, à toi, obéissants... », comme les pèlerins en entrant sur le territoire sacré. (Al Ansari, Ibn al Jawzi).
Dans certains cas, le courant établi est trop fort pour l’organisme. Le thème de l’évanouissement ou de la mort subite dans la plénitude de l’« état », ne manifeste pas seulement la force magique de la musique et de la poésie, mais aussi leur valeur métaphysique et mystique, comme instruments de la « libération » des illusions et du « retour » à la Réalité. Les recueils hagiographiques et les traités de soufisme sont pleins de telles anecdotes1428. Citons seulement la suivante, où se mêlent étroitement la mystique, la magie et l’humour. (117)
Un disciple de Dzù' 1 Nùn al Miçri se rendit à Bagdad et assista à un samà. Saisi par la musique, il se mit à tournoyer, puis il poussa un grand cri et tomba. Les assistants le secouèrent en vain ; il était mort. Dzû'l Nûn apprenant cela en Égypte se rendit à Bagdad avec ses disciples et fit venir le musicien dont le chant avait été l’occasion de la mort du novice, et il fit chanter sa troupe jusqu’à ce que l’homme tombât mort. « Un meurtre pour un meurtre ! s’écria-t-il satisfait, et il reprit aussitôt le chemin de son pays. Ibn Khallikan, qui rapporte cette histoire, affirme que la musique peut avoir de tels effets et déclare qu’un fait semblable se produisit de son temps. « Il y avait avec nous à Arbela, dit-il, un musicien renommé, Chuj â ad-din Jibril ben al Awâni. Un peu avant l’année 620 (1223) il se rendit à un concert spirituel. Je n’étais qu’un enfant, mais je me rappelle bien les circonstances, ma famille et d’autres personnes ayant alors parlé de l’événement. Il chanta la belle qacida composée en 581 par le petit-fils d’Ibn al Taâwizi et qui commence par : “Puisse une ondée printanière descendre sur toi le soir...” Quand il en fut à ce vers : “Ses yeux sont des épées dont les fourreaux sont les paupières...”, quelqu’un se leva et le pria de le répéter ; ce qu’il fit deux ou trois fois. Cependant l’homme, poussant un cri sourd, tomba mort. Chûj a ad-din déclara que pareille chose était déjà arrivée à l’un de ses concerts ».
Une autre fois., le même Dzù'l Nùn al Miçri entendit, au cours d’un concert sacré, à Bagdad, un chanteur qui disait :
Ton amour, tout jeune encore, me tourmente. Que sera-ce quand il sera grand ?
Tu as réuni dans mon cœur un amour qui était dispersé. N’auras-tu pas pitié d’un homme affligé qui pleure, alors que rit celui qui est sans amour ?
Al Miçri se leva, et tomba à terre ; du sang lui coulait sur la figure. Mais lui ne mourut pas ; il réprimanda même quelqu’un qui l’imitait sans être véritablement dominé par « l’instant ». (Yafi'i, Rawdh, Sarraj, Lumà et Ghazali, Ihyà).
Si un geste était accompli, si une parole était prononcée avec une sincérité parfaite, leur efficacité n’aurait pas de limite.
Abù'l Hasan al Dinùri ne put un jour écrire : « Bismillah, au nom de Dieu » sur un morceau de verre, sans que ce verre se fendît et que lui-même ne tombât évanoui (Yafi'i). Un hassid juif de Pologne incendia sa maison pour avoir prononcé le mot : « Feu », après avoir gardé longtemps le silence (Martin Buber). Les lampes de la mosquée de Bagdad se brisaient quand Samnoun discourait sur l’amour.
Les « instants », somme toute, jalonnent la « voie », et le cheminement sur cette voie est un « retour » (Coran, LXXXVIII, 25), un retour « au séjour de la Vérité » (Coran, LIV, 55). Ce retour vers son Seigneur est prescrit à l’âme « apaisée ». (Coran LXXXIX, 27). Toute chose retourne à sa source, dit Al Suhrawardi Meqtùl1429, la motte de terre à la terre, la lumière à la lumière, l’âme à sa patrie, grâce à un appel, à une révélation, à une transmutation.
Il s’agit de reprendre contact plus étroitement avec la source, de prendre conscience que tout être a ses racines dans l’Être, de réaliser l’unité essentielle de l’Existence véritable, de revenir, par la négation et par l’affirmation, par le renoncement et par l’amour, à la grande Ténèbre qui est aussi l’intolérable Lumière. Après avoir épuisé la vie « énigmatique », après avoir bu jusqu’au fond la coupe de l’amour, peut-être les créatures retrouveront-elles dans le sein divin une existence plus haute encore que si elles étaient restées sans le savoir à l’état de possibles.
En attendant, même s’ils ne réalisent pas tous d’emblée la transmutation décisive, les instants montrent la route, affermissent et font prendre patience.
S’il y a des gens qui ont pu se débarrasser de leur amour, moi je ne peux guérir de mon amour pour Laïla.
Et pourtant tout ce que j’obtiens d’elle, ce sont des espoirs qui passent comme des éclairs...
disait Al Naçrabadî. L’essentiel est « d’avoir un cœur, de prêter l’oreille et de devenir témoin ». (Coran L, 36).
§
Les mystiques chrétiens, nous l’indiquerons seulement en passant, ont bien connu « l’instant » dans ses divers sens. Il faut être toujours content du moment présent, dit Fénelon ; et ce conseil n’est pas seulement d’ordre moral. Sainte Catherine de Gênes ne prenait connaissance des choses qu’à mesure qu’elle les voyait successivement se produire, de moment en moment, le moment divin étant pour elle le moment présent. La bienheureuse Anna Taïgi (+ Rome, 1837) fuyant l’église pour éviter l’extase, la trouvait dans la rue à l’occasion d’une fleur, d’un insecte, d’un chant d’oiseau.
Chez les mystiques espagnols, l’analogie est d’autant plus frappante avec les spirituels musulmans que la présentation littéraire est souvent la même. Ramon Lull ne déclare-t-il point avoir composé L’Amant et l’Aimé à l’imitation des soufis ? À Salamanque, le soir de Pâques 1571, la novice Isabelle de Jésus chante pendant la récréation du Carmel une copla où le nom du Sauveur remplace un nom profane : « Que mes yeux te voient, — ô bon et doux Jésus ! — Que mes yeux te voient — et qu’aussitôt je meure ! » Sainte Thérèse, qui venait de passer par un état de sécheresse et de déréliction, tomba en arrêt sur le mot muero, et demeura quelque temps hors d’elle-même. Au sortir de cette transe douloureuse, elle improvisa le fameux poème : « Je meurs de ne pas mourir. Muero por que no muero1430 ». Plusieurs auteurs pensent d’ailleurs qu’elle mourut en réalité d’une « blessure d’amour1431 ».
Plusieurs fois saint Jean de la Croix fut inspiré par l’audition accidentelle d’un chant profane. « Je meurs d’amour. — Chéri, que ferai-je ? — Eh bien ! meurs ! » 1432.
En Extrême-Orient, l’école bouddhiste zen, influencée par le taoïsme chinois et très florissant aujourd’hui au Japon, a fait en quelque sorte de l’instant la base de sa méthode. Le bouddhisme a toujours insisté sur l’importance des mutations brusques, des commotions qui impriment à l’âme un changement de direction (açrayaparavrtti, samvega) ; l’orientent dans la voie au terme de laquelle elle peut trouver l’« instant » par excellence qu’est l’illumination (bodhi). Les textes classiques sont pleins de récits de conversions brusques, dues généralement à l’intuition de la « souffrance », de ses origines et à la résolution d’y mettre fin par la délivrance (mukhti). Mais des circonstances fortuites et apparemment indifférentes peuvent être l’occasion du contact entre l’effort personnel et la grâce extérieure, du mouvement décisif de l’âme, de l’adhésion qui enracine en elle la bodhicitta, « pensée d’illumination », qui transmue en or le cuivre des faits de conscience (dharmas).1433
L’école zen1434, basée sur l’intuition et la méditation, déclare elle-même que sa doctrine est incommunicable. Elle est née d’un sourire du Bouddha. Celui-ci prit un jour un bouquet de fleurs, le regarda et sourit sans mot dire. Aucun de ses disciples ne comprit, à l’exception du plus jeune, qui sourit aussi. Depuis lors, assurent les maîtres, la pensée zen, dans son essence, se transmet sans le secours des mots qui laisseraient échapper le plus important. Chacun doit trouver lui-même le Bouddha qu’il porte en soi. L’enseignement peut seulement préparer le terrain. De même, les méditations dans les postures techniques aideront à se désencombrer. L’essentiel est de lire dans le grand Livre sacré qu’est la nature pour y trouver la liberté de l’âme par un effort intuitif incommunicable. « La chute des feuilles mortes et la floraison des fleurs nous révèlent la sainteté de la Loi de Bouddha... Les fleurs aussi peuvent devenir Bouddha... Le printemps vient nous visiter ; que sa miséricorde est grande ! Chaque fleur nous présente l’image du Parfait... » disent les penseurs et les poètes de la secte. On demanda un jour au sage Gensha d’exposer la doctrine Zen. Il allait parler quand un oiseau passa dans le ciel en poussant un petit cri. « Oh ! s’écria le sage, ce petit oiseau qui prêche l’essence de la doctrine et proclame la suprême vérité... » Et il se tut. Un maître à qui l’on posait une question analogue, se contenta de dire : « Il fait un temps nuageux aujourd’hui. Je ne répondrai pas ».
La réalisation que cherche le zeniste est obtenue au moyen des satoris (wou en chinois). Le satori est un « instant », un regard intuitif sur la nature cachée des choses, un cataclysme mental qui renouvelle la vision du monde et unifie la vie de t l’esprit. Les maîtres peuvent seulement entraîner le disciple à renoncer aux habitudes de pensée ordinaire1435 et le préparer à profiter des occasions de révélation qui peuvent être fournies par les circonstances les plus banales. Le satori se produira comme le déclic d’une horloge, quand l’accord entre l’interne et l’externe permettra le contact. L’étincelle qui amène l’explosion peut être la chose la plus insignifiante en apparence. Soudain, le serpent devient dragon. Il y a toutefois des degrés dans les satoris. (122)
À soixante ans, un bonze se rendit compte qu’il n’avait pas atteint la vérité et se rendit chez le célèbre Hakuin (XVIIIe siècle) qui lui enseigna ses méthodes de méditation. Au bout de six ans, le bonze n’obtenait toujours rien. « Méditez encore pendant trois ans, lui dit le maître, et si vous n’avez pas trouvé alors, je vous donnerai ma tête à couper ». Trois ans après, toujours rien. Hackuin toutefois demanda un délai de trois mois, au bout desquels le disciple, désespéré, et ne voulant pas couper la tête de son maître, décida de partir et de se suicider. Un défilé montagneux lui parut favorable, et il s’apprêtait à se précipiter dans un torrent, quand un rayon de soleil filtra à travers un nuage mauve. Alors il comprit et son âme fut remplie à jamais de la joie qui ne peut être ravie.
Hackuin décrit de façon impressionnante les angoisses où le jetait sa concentration de pensée sur un problème. « Un soir, dit-il, la cloche du temple vibra et renversa tout mon état mental. C’était comme le fracas d’un bassin de glace qui éclate, comme la chute d’une maison toute en jade ». Tous ses doutes se trouvaient fondus comme de la neige au soleil et toutes les complications évanouies.
Koho (Chine, XIIIe siècle) décrit ainsi son illumination : « Il me sembla que l’espace sans limite s’était brisé en pièces et la terre immense toute nivelée. Je m’oubliai, j’oubliai le monde. J’étais comme un miroir qui en aurait réfléchi un autre ». Bukko (aile siècle) entreprit à dix-sept ans l’étude de la doctrine ; il croyait en avoir pour une année. Il travailla cinq ans sans résultat. Une nuit, il entendit, dans la chambre d’un autre moine, un coup frappé sur une table. Ce son lui révéla « l’homme originel ». « Je quittai, dit-il, mon siège en hâte et courus dans la nuit au clair de lune. Regardant le ciel, je ris aux éclats et dis : “Oh ! que Dharmakâya est grand ! Comment peut-il être si grand, si immense, pour l’éternité ?... » Je sentis tous les liens qui m’avaient si longtemps enserré se rompre... Je pensais encore : même si je n’éprouve pas de plus grand satori, je suis maintenant mon maître à moi-même ». Et il composa des vers :
D’un coup j’ai brisé la cave aux fantômes... (123)
Il existe une relation vivante entre l’« instant » mystique et la poésie. Sans vouloir identifier l’un à l’autre et méconnaître l’opposition entre les lois de l’expression et l’expérience en son fond indicible, il reste que la poésie est l’instrument de choix pour dire ce qui peut être dit et pour créer la possibilité d’un éveil, pour traduire partiellement le discours que prononce toute chose, discours qu’il suffit d’entendre pour être « insensible au mal, à la douleur et au péché ». (Nukariya).
Ce n’est pas sans raison que les anecdotes des mystiques orientaux s’épanouissent si souvent en un vers.
Plusieurs zénistes, chinois ou japonais, ont laissé. des poésies connues sous le nom de Ge1436, dans lesquelles ils ont essayé d’exprimer ce qu’ils ont perçu au moment du satori. Par exemple Seppo (IXe siècle), dont les yeux s’ouvrirent alors qu’il roulait un écran, composa ce poème :
Comme j’étais abusé, comme j’étais abusé, en vérité !
Soulevez l’écran et venez voir le monde...
Yenju (Xe siècle) entendit un jour tomber un amas de charbon, eut le satori, et composa :
Quelque chose est tombé ? Ce n’est pas autre chose ?
À droite et à gauche, il n’y a rien de terrestre.
Les rivières et les montagnes et la grande terre,
En elles tout révèle la personne du Dharmaraja.
Yengo (m. 1135) se refuse à toute confidence précise :
Un évènement heureux dans la vie d’un jeune homme romantique,
C’est sa fiancée seule qui est autorisée à le savoir.
Le petit haïkaï, goutte de rosée qui reflète l’univers, est particulièrement bien adapté à exprimer allusivement la qualité de 1' « instant ». De fait, le maître du haïkaï, Bashô (XVIIe siècle) était zeniste. Le poète gyrovague, épris de la nature, a, plus qu’aucun autre peut-être, rapproché la création artistique et l’illumination et s’est efforcé de mener une existence intégralement poétique qu’il distingue à peine de la vie religieuse. Sa première conversion (morale) avait été due au vif sentiment de l’instabilité du monde qui l’avait saisi lors de la mort d’un ami et de l’incendie de sa maison. Sa seconde conversion (mystique) fut le satori qui fondit sur lui, en 1682, quand il entendit le plongeon d’une grenouille dans une mare :
« Une vieille mare
Et le bruit de l’eau
Où plonge la grenouille ».
« Esotérisme constant et total qui n’est ni un symbolisme ni un occultisme, qui ne tire pas sa force d’un secret gardé par des initiés, mais du grand mystère de la vie découvert par l’homme et auquel il prend part1437 ».
Une sentence attribuée à « Ali, gendre de Mohammed, formule : « Les hommes sont endormis et quand ils meurent, ils s’éveillent ». La mort naturelle, pensent les soufis est le symbole de la mort mystique. L’éveil au monde des Archétypes a pour condition la mort au monde des contingences. « Mourez avant de mourir », dit un hadith attribué au Prophète1438. Et un distique persan :
Avant que tu ne meures de la mort naturelle,
Éprouve que tu portes en toi l’éternel paradis. »
[c. Emmanuel, « Voici le butinage usuel… Je pensais aussi à « l’intuition de l’instant » de Bachelard. Lilian aurait pu presque le cosigner :]
« Il apparaît d’abord maintenant que c’est l’épaisseur même de l’intervalle continué qui explique la nature même de l’instant, qui fait de l’instant intuitif, dans lequel je rencontre l’immédiat, ce qu’il est, à savoir une fente lumineuse, comme une raie de lumière dans la nuit pour un voyageur perdu, perdu dans la nuit noire et qui ne sait pas où il va, qui avance à tâtons dans les ténèbres, à tâtons, successivement — Plotin aime bien cette métaphore du tâtonnement —, et qui soudain aperçoit dans la nuit une fente, un volet mal fermé, et qui se dirige vers cette maison. Seulement ceci est peu dire parce que la fente est en effet une fente dans le noir ; mais par contre elle reste comme un fanal, elle demeure, elle est chronique, elle me permet de me diriger. Supposez que non seulement cela soit une fente, mais encore que son apparition elle-même ne dure qu’un instant, qu’elle ne soit pas seulement un point ou une raie lumineuse, mais encore qu’elle ne dure elle-même qu’un instant. Voilà donc ce qui nous sert à nous guider et qui n’est ce qu’il est, à savoir cette intuition de l’instant, que parce que par ailleurs elle intervient, elle clignote dans l’épaisseur de l’intervalle. C’est donc l’intervalle qui fait l’instant, si vous préférez, n’est-ce pas : s’il n’y avait pas d’intervalle, il n’y aurait pas d’instant. S’il n’y avait pas de continuation, il n’y aurait pas de commencement. L’homme ne peut commencer, et le commencement n’a sa saveur aventureuse, son côté périlleux, passionnant, que parce que l’homme en général continue, imite, rabâche, radote, pastiche, contrefait, fait le singe, et de temps en temps il y a un instant béni pendant lequel lui-même est un initiateur. Donc de la même manière, c’est l’épaisseur même de cette continuation qui explique ce qu’est ce clignotement dans la nuit : s’il faisait jour, on ne verrait pas la raie lumineuse et on ne verrait pas non plus le clignotement. De même, en raisonnant de fil en aiguille, en pensant de fil en aiguille, nous dirions que c’est de même la relativité de la connaissance qui donne sa raison d’être et son sens même à l’intuition.
Heureusement que la connaissance est relative, parce que si elle ne l’était pas, l’intuition ne serait pas ce qu’elle est pour nous, à savoir une percée immédiate, instantanée, dans le plafond de l’a priori. C’est parce qu’il a un plafond à percer, si vous voulez, c’est la présence de ce plafond… du moment que l’homme n’est pas… il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas de plafond du tout, bien sûr, et qu’il n’y ait pas d’a priori, que l’homme soit de nouveau un ange et commerce quotidiennement avec la chose en soi. Mais comme il faut y renoncer, comme ce n’est pas possible, comme ce sont des chimères, comme ce sont des angélismes, et que l’homme n’est qu’un homme, disons qu’il vaut mieux qu’il y ait en effet ce plafond de l’a priori pour que l’intuition ait sa valeur de percée instantanée. En somme, cet a priori qui consacre notre finitude, par là même et du même coup, par le fait même, ipso facto, explique et donne sa raison d’être à la possibilité de le percer, d’aller au-delà. »
Vladimir Jankélévitch, extrait de « L’immédiat », 1960.
Chimiste, Nobel1439.
« The quote I like best is that of Wolfgang Pauli, who said:
To us [. . .] the only acceptable point of view appears to be the one that recognizes both sides of reality—the quantitative and the qualitative, the physical and the psychic—as compatible with each other, and can embrace them simultaneously. It would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be seen as the complementary aspects of the same reality.
Just realize what Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are not also simultaneously waves.
Although this matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out . . . at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are ultimately subjective.
There is a simple example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter, must decide beforehand which set of properties—particle or wave—they intend to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers in one experiment.
§
[Schrödinger] asks whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many fewer minds, perhaps only one.
§
Question: Would any of the panel care to comment on paranormal phenomena? —Answer: What most interests me is the very concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone company for—a universal mind or a collective mentality [. . .] What goes on in a good mathematician’s head is close to the answer.
§
On the process of imagination? The degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful thing, and it lives in the whole universe. It does everything—it dances, it sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole of society say to a child that it is time to stop playing [. . .] the track prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood. »
« Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié. Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin 1440.
“18 décembre 1932. Tout à l’heure, sous un des portiques du Trocadéro, je m’étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu’ils n’ont qu’aux premiers beaux jours. Pendant deux ou trois secondes, j’ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma seizième, ma dix-septième année. Cela m’a fait une impression étrange, plus pénible qu’agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé comme autrefois s’il ne serait pas délicieux de s’anéantir en tout cela, comme une goutte d’eau dans la mer, de n’avoir plus de corps, mais juste assez de conscience pour pouvoir penser : ‘Je suis une parcelle de l’univers. L’univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, la Seine et les maisons qui la bordent...’ Cette pensée bizarre ne m’a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c’est peut — être quelque chose de ce genre qui nous attend de l’autre côté de la mort. Et brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu’il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage [Julien Green, Journal (1928-1934)]
Il y a eu dans ma vie un moment très court dont je n’ai jamais parlé à personne, mais auquel je pense quelquefois et qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 1933, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur au fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers. Quel sens ces mots pourraient-ils avoir pour celui qui n’aurait pas éprouvé exactement ce que j’avais éprouvé moi-même ?” (cité par L. Silburn, Le Vijnanabhairava, Pans, De Boccard, 1961, p. 118, n. 1).
Les moments d’inexplicable bonheur1441
“La vie entière de J.Green a été ponctuée par des moments d’un bonheur incomparable et inexplicable qu’il évoque souvent dans son journal, dans son autobiographie et même dans ses romans.
Essayant de définir cet état extraordinaire dans son journal du 15 octobre 1953, il le décrit comme ‘une émotion paralysante’ — son intensité oblitère en effet presque toute sensation extérieure — sans rapport avec ‘un sentiment de bonheur purement humain’, et ‘religieux à cause de son extrême gravité et à cause du mystère de son origine’1442
‘Il me semble que la première fois que je l’éprouvai fut vers ma huitième année, dans une salle de classe du lycée Janson. En regardant par la fenêtre, je voyais le toit en dos d’âne d’une galerie couverte qui menait du petit au grand lycée et ce fut en regardant ce toit que je fus saisi d’une joie mystérieuse qui fondit sur moi tout â coup. Je crois que je demeurai dans cet état indescriptible pendant plusieurs minutes, ne sachant plus bien ce qui se passait autour de moi, ne sachant pas, surtout, pourquoi je me sentais si heureux.’
Dans le premier volume de son autobiographie, Green a encore évoqué cette expérience, en apportant de nouvelles précisions :
‘… je me souviens plus particulièrement du toit de métal, parce que c’est en le regardant que je fus tout à coup arraché à moi-même. Pendant plusieurs minutes, j’eus la certitude qu’il existait un autre monde que celui que je voyais autour de moi, et que cet autre monde était le vrai. J’en éprouvai un bonheur que je renonce à décrire, car je le crois au-delà des ressources du langage humain.
Tout ce que j’avais connu jusqu’alors d’agréable n’était rien en comparaison. Ce n’était pas la même chose, ce n’était pas du même ordre, ce n’était pas dans le même pays... Un moment plus tard, je me retrouvai au milieu de mes camarades et la voix de M. Soyer passait au-dessus de nous comme dans un rêve d’ennui. Triste et abasourdi, je repris conscience de ce qu’on appelle la réalité. Bien des fois, j’ai réfléchi à cette minute extraordinaire pendant laquelle il me sembla que tout devenait immobile comme si le temps eût cessé d’exister, et je ne pensais à rien, ni à moi ni à personne ni à Dieu. Simplement, j’étais, encore le ‘je’ est-il de trop dans cette histoire, mais plus j’en parle, moins tout cela est exprimable. Quand je compris que c’était fini, j’eus envie de pleurer. Sombres étaient la classe, les murs, les têtes des garçons, la lumière elle-même, et j’eus l’impression que nous étions tous à l’étroit comme dans une prison.
Et peut-être était-ce tout ce que je devais savoir en ce monde de l’univers invisible (...)’1443
L’année suivante, Green connut une expérience tout aussi intense. Il passait pour la première fois ses vacances d’été à la campagne au bord de la Seine, et cette découverte enivrait littéralement le jeune parisien. Cependant ce fut sans rapport avec la nature, mais tout simplement dans la maison qu’il lui advint quelque chose de ‘parfaitement insolite’.
” (...) je me trouve près d’une paroi peinte en ocre clair et c’est en regardant cette paroi que je deviens tout à coup la proie d’un bonheur sans nom qui m’arrache à moi-même au point que je ne sais plus où je suis. Ce n’est pas le bonheur d’être en vacances à Andrésy ni même le bonheur de l’enfance, c’est le bonheur sans cause venu on ne sait d’où et qui passe à travers les âmes comme le vent passe à travers les arbres. Combien de temps cela dura-t-il ? Je n’en sais rien, mais l’impression que j’en reçus fut très forte. »1444
Ces moments de bonheur « ne dépendaient jamais des circonstances extérieures. C’est même là ce qui les distinguait des moments de bonheur ordinaire : ce n’était pas parce qu’il faisait beau ou que tout allait bien que j’étais heureux, c’était à cause d’autre chose que je ne comprenais pas, que je ne comprends pas encore. »
Ivresse de vivre
Puisque Green insiste tant sur ce point, il faut assurément distinguer ce bonheur-là de joies d’une extrême acuité, mais d’une qualité différente qui sont liées au bien-être physique et à l’environnement. L’enfant de neuf ans, élevé à Passy, jouissait prodigieusement d’être aussi proche de la nature :
« J’étais tellement heureux de me trouver là. que je vivais, me semble-t-il, dans une sorte d’ivresse. Il fallait me prendre par la main et me secouer un peu pour obtenir de moi quelque chose qui ressemblât à de l’attention. » Et encore : « À Andrésy j’étais heureux à en avoir mal aux dents. J’entends par là qu’à certains moments où la joie de vivre fondait sur moi, je sentais dans mes molaires un chatouillement horrible et délicieux que je n’ai jamais pu m’expliquer. Je me roulais par terre comme un fou. Il ne m’était pas possible de faire cent pas sur une route de campagne sans sauter et chanter. » (PP. 103 et 105.)
Cette exubérance s’accentua encore avec la puberté. Green était né en 1900. Son récit des printemps 1913 et 1914 laisse la plus vive impression de sa sensibilité. En rentrant du lycée parisien au Vésinet où sa famille venait de louer une villa auprès d’un lac, le jeune garçon éprouvait à la vue de la campagne « une joie panique ». Et le jeudi, « le visage dans l’herbe, je riais tout seul. Je ne savais que faire de tant de bonheur. Je ne me posais aucune question, je ne me demandais pas pourquoi j’étais heureux, je subissais une sorte d’écrasement de tout mon être sous le poids d’une force inconnue. Me retournant sur le dos, je contemplais le ciel entre les millions « de petites feuilles pâles que traversait la lumière. Il me semblait n’être plus moi-même, mais bien tout ce que je voyais. J’étais l’air, j’étais l’espace. » (P.159.)
Un ravissement
Mais voici encore une autre sorte de bonheur. C’est en explorant ses plus anciens souvenirs pour rédiger Partir avant le jour que Green se rappela soudain avec une vive émotion, après un demi-siècle d’oubli, « une minute de ravissement tel que je n’en ai jamais connu depuis ».
Se trouvant un soir dans une chambre non encore éclairée — il avait alors cinq ans ou presque — il leva les yeux vers la fenêtre :
« j’aperçus le ciel noir dans lequel brillaient quelques étoiles. Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage ? Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie et je ne sais qu’en dire. J’étais seul dans cette pièce sans lumière, et le regard levé vers le ciel j’eus ce que je ne puis appeler qu’un élan d’amour. J’ai aimé en ce monde, mais jamais comme en ce court moment, et je ne savais qui j’aimais. Pourtant je savais qu’il était là et que me voyant il m’aimait aussi. Comment cette pensée se fit-elle jour dans mon cerveau ? Je n’en sais rien. J’étais sûr que quelqu’un était là et me parlait sans paroles. Ayant dit cela, j’ai tout dit. Pourquoi faut-il écrire que dans aucun discours humain je ne retrouvai ce qu’il me fut donné de ressentir ; le temps de compter jusqu’à dix, alors que j’étais incapable de former trois mots intelligibles et que je ne me rendais même pas compte que j’existais ? Pourquoi faut-il écrire que j’oubliai cette minute pendant des années, que le torrent des jours et des nuits l’effaça presque de ma conscience ? Que ne l’ai-je gardée dans les heures difficiles. Pourquoi m’est-elle rendue maintenant ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? »
La rupture
[annot.marg. : oui]
Green croit pouvoir dater de quelques mois plus tard la première rupture dans son existence, une [annot.marg. : sorte de1445] « sorte de catastrophe », lorsqu’un « moi » séparé se substitua à la conscience enfantine, diffuse, heureuse, sans souci du corps. Auparavant « je vivais d’un bonheur inexprimable dont je n’ai pas tout à fait perdu le souvenir. L’amour était en moi et autour de moi comme l’air que je respirais. (... Puis, un jour) à un moment que je n’arrive pas à situer, je me trouvai assis devant la fenêtre quand j’eus tout à coup la conscience d’exister.
« Tous les hommes ont connu cet instant singulier où l’on se sent brusquement séparé du reste du monde par le fait qu’on est soi-même et non ce qui nous entoure (...) pour ma part, je sortis à ce moment-là d’un paradis. C’était l’heure mélancolique où la première personne du singulier fait son entrée dans la vie humaine pour tenir jalousement le devant de la scène jusqu’au dernier soupir. Certes, je fus heureux par la suite, mais non comme je l’étais auparavant, dans l’Eden d’où nous sommes chassés par l’ange fulgurant qui s’appelle Moi. »
Le secret des enfants
« Dieu parle avec une extrême douceur aux enfants et ce qu’il a à leur dire, il le leur dit souvent sans paroles. La création lui fournit le vocabulaire dont il a besoin, les feuilles, les nuages, l’eau qui coule, une tache de lumière. C’est le langage secret qui ne s’apprend pas dans les livres et que les enfants connaissent bien. À cause de cela, on les voit s’arrêter tout à coup au milieu de leurs occupations. On dit alors qu’ils sont distraits ou rêveurs. L’éducation corrige tout cela en nous le faisant désapprendre (...) Tel homme (...) meurt (...) la tête pleine d’un savoir futile, ayant oublié l’essentiel dont il avait l’intuition à l’âge de cinq ans. Pour ma part, j’ai su ce que savent les enfants et tous les raisonnements du monde n’ont pu m’arracher complètement ce quelque chose d’inexprimable. »
La religion
J.Green appartenait à une famille traditionnellement protestante, venue du sud des États-Unis après la guerre de Sécession, et sa mère, qui le comblait d’amour, lui lisait la Bible et le soir, lorsqu’elle venait lui souhaiter bonne nuit, lui faisait répéter des prières dans sa langue que l’enfant ne comprenait pas encore. Peut-être ce fait contribua-t-il à lui donner l’écoute attentive des langages secrets. « L’essentiel de ce que je crois aujourd’hui m’était donné alors, dans la pénombre où parlait le plus grand amour. »
Sa mère mourut à la fin de 1914, laissant toute la famille dans une grande douleur. Elle semble avoir eu une sympathie cachée pour le catholicisme et, peu après, J. Green découvrit que son père venait de se convertir. Comme il en avait un brûlant désir, il se prépara à devenir lui aussi catholique.
Dans la pension parisienne où ils habitaient depuis peu, le père et fils occupaient la même chambre. Il se peut qu’une contagion spirituelle ait joué parfois entre eux. Un soir, pendant que son père priait, l’adolescent éprouva soudain un bonheur qui l’arrachait à lui-même :
« Pendant quelques minutes, je n’eus l’esprit occupé que de Dieu. Je n’aurais su dire ce qui se passait en moi, mais ma pensée, au lieu d’aller de droite et de gauche comme elle faisait d’habitude, se trouva comme immobilisée en une sorte de ravissement que je n’ai jamais plus éprouvé depuis. » (Journal, 30 mai 1941.)
Il priait aussi lui-même avant de se coucher puis tombait vite dans le sommeil. « Une nuit pourtant je ne pus m’endormir. Ne pourrai-je jamais l’oublier ? J’étais étendu sur le dos quand tout à coup un sentiment de bonheur indescriptible s’empara de tout mon être. Il me sembla que les menaces qui pesaient sur le monde n’existaient plus, que toute tristesse avait subitement pris fin et que dans une sécurité profonde et totale, tout s’épanouissait dans la joie. Je n’ai aucun souvenir du temps que dura cet état. Je ne pensai pas à Dieu, je ne pensai à rien, à vrai dire je ne pensai pas, j’oubliai qui j’étais. »
On trouve naturel que, passionné pour la vie intérieure et très croyant, l’adulte ait vu dans le sentiment de présence vécu à cinq ans « une déclaration d’amour de Dieu à l’enfant qui comprenait avec son cœur »1446. Ainsi que le souligne J. Petit, il demeure par contre généralement plus réservé sur l’interprétation de ses incompréhensibles bouffées de bonheur, car « l’illusion est toujours possible » et « comment rattacher cela à la religion ? »
À l’âge mûr
Telles furent les premières expériences d’un bonheur rare qu’eut J. Green enfant et adolescent. Comment ont-elles évolué par la suite ? Le journal qui s’étend à partir de 1926 sur une cinquantaine d’années permet de s’en rendre compte, mais nous n’en retiendrons ici que quelques aspects.
On voit d’abord qu’elles reviennent de temps à autre et que Green continue à les apprécier hautement. Le 10 mai 1933, il déclare impossible d’assimiler au plaisir sexuel ce bonheur qui est « beaucoup plus grand, parce qu’il raconte pas sans raison promenade à beaucoup plus profond, et beaucoup plus simple. Et parce qu’il est simple, il ne s’analyse ni ne se décrit. On ne raconte pas le bonheur, mais il y a des moments où il fond sur nous, sans raison apparente, au plus fort d’une maladie, ou pendant une promenade à travers des prés, ou dans une chambre obscure où l’on s’ennuie ; on se sent tout à coup absurdement heureux, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. J’ai éprouvé cela hier, dans un salon de thé [annot.marg. : de l’/] de l’avenue de l’Opéra, une autre fois alors que je lisais Sense and Sensibility, et très souvent dans ma petite enfance ».
Le 20 décembre 1935 : « L’autre jour, en écoutant la musique, j’ai eu l’impression délicieuse de la proximité d’un autre monde. Derrière le voile impalpable, il est là, le monde de la vérité, ce royaume de Dieu qui m’intriguait tellement quand j’étais enfant ».
Le 28 octobre 1937 : « Je me demande si ce n’est pas par la musique que nous entrons le plus facilement en contact avec nous-mêmes, avec cette partie secrète de nous-mêmes que le monde nous cache, avec Dieu, peut-être. »
En février de la même année, à Londres, comme il était allé au théâtre, « Je me sentais si heureux que j’ai cru un moment à la proximité du bonheur, seul nom que je puisse donner à cet événement mystérieux qui n’a pourtant guère de rapport avec ce qu’on entend généralement par le mot bonheur. Ce n’est pas la joie humaine, mais la joie humaine y conduit quelquefois. (...) Ce quelque chose d’inexprimable était là, derrière l’épaisseur de ce monde. » Green garde bien « l’immobilité morale » et la « passivité absolue » qu’il sait nécessaires dans ces cas-là, mais la pièce commence et « les paroles des acteurs ont tout dispersé ».
Le 14 juillet 1937, comme il traversait la Manche, étendu dans sa cabine, un peu déprimé, « tout à coup, au plus profond du silence — car le murmure égal de la mer était comme un silence qu’on aurait pu entendre, un silence scandé — j’ai perçu un bruit très singulier qui ressemblait aux cris très lointains d’une grande multitude. Puis il m’a paru qu’on chantait, que des milliers de voix chantaient â l’unisson, mais ne chantaient qu’une seule note, toujours la même, et il y avait dans ce chant une variété étonnante et telle que les mots ne peuvent la décrire [notre annot./cf. Canfield sur sa conversion en Angleterre]. Au même instant je me suis senti transporté d’une joie immense, j’ai eu l’impression que l’univers entier baignait dans un élément que je ne puis appeler que le bonheur, et dans ce bonheur tout s’anéantissait. Pendant trois ou quatre minutes, j’ai écouté ce cantique de gloire et brusquement il a pris fin, mais j’en ai gardé une impression très vive. Mon inquiétude a cessé aussitôt :
Le 6 novembre 1948 : “Avant-hier, en traversant la rue du Bac, j’ai éprouvé pendant une ou deux secondes, pas plus, cette indescriptible sensation de bonheur dont j’ai parlé. Le monde s’est aboli autour de moi et avec le monde, le temps, ce cauchemar. Je me demande quelquefois si ce n’est pas là comme un avant-goût de la vie éternelle, une sorte d’irruption de l’éternité dans temps, si ces mots peuvent avoir un sens.”
Si cette dernière expérience rappelle celles de l’enfance où le sujet, absorbé en lui-même, s’abstrayait quelques instants de toute perception extérieure, plus tard, les états relatés ont une moins brusque intensité, ils révèlent un déplacement qualitatif, les choses restant perceptibles, un dépaysement intérieur. Ainsi, le 6 août 1968, en se promenant à la campagne, Green côtoie un petit mur à demi caché par une vigne vierge et qui lui semble avoir quelque chose de magique. “En le regardant, on était ailleurs... le temps s’abolissait ou plutôt menait à des siècles en arrière et surtout ailleurs. L’impression était fugitive, mais forte.”1447
Ou encore le sentiment éprouvé reste plus léger : paix, sécurité profonde, sans rien d’aigu. Le 11 octobre 1965, il jouit à la campagne
[page suivante, ms. de citation intercalée :]
[“Le sentiment du néant, ce moment d’indescriptible angoisse que j’ai connu quatre ou cinq fois dans ma vie, je l’ai retrouvé hier pendant quelques secondes ; La toute puissante présence du vide, ou mieux celle du rien, si ces mots veulent dire quelque chose ; mais comment m’y prendre autrement qu’avec des mots ? Rien. Il n’y a rien. L’innommable horreur du non-être. C’est peut-être ce qu’éprouvent les mourants qui n’ont pas la foi. Mais ce vertige a peu duré. L’Ecriture est là pour franchir les abîmes du désespoir.”
Julien Green. Journal Tome XI (La terre est si belle) - 12 avril 1977 — p.118 de l’édition du Seuil (paru en 1982).]
de la qualité du silence, de la plus grande immobilité des choses. “J’étais assis sur le canapé et regardais l’ombre que faisait une chaise de paille sur le mur. Cela suffisait pour que je me sente dans cet autre pays qui n’a pas de nom. Là cesse toute inquiétude.”
[add.marg. : titre/Les heures sombres]
Les heures sombres
Remarque capitale pour l’écrivain dont on ne saurait présenter les moments de bonheur sans mentionner les phases d’angoisse ou de mélancolie, mais envisager les puissantes contradictions greeniennes n’entre pas dans notre propos. Notons donc simplement que son journal apporte mainte illustration de cette alternance et que dans certains cas, les seuls qui nous concernent ici, la tristesse peut être l’autre volet d’une même disposition intérieure, l’élan vers le divin s’accompagnant de dégoût du monde.
Ainsi le 22 mai 1949, Green note : “Aux Champs-Élysées. Antonio et Rosario. Ils ont dansé une danse péruvienne dont la musique était si belle qu’elle faisait mal et donnait un grand dégoût du monde, du temps, de tout ce qui retient l’homme prisonnier.”
En octobre 1947 il se souvient d’un moment “qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 33, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur du fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers (...) je fus pris pour la première fois d’une mélancolie que je n’ai jamais pu chasser tout à fait de mon esprit.”
[notre add. : vérifier si l’on ne trouve pas la cit. précédente ds les œuvres de L./Par ailleurs Green est oublié de notre V. Des Lumières à nos jours] [add.marg. : titre/Le ciel étoilé]
Le ciel étoilé
Au centre des contradictions de notre auteur, on trouverait justement la lumière. Le soleil suscite chez lui tantôt un émerveillement tantôt une angoisse ou des névralgies aiguës (Journal du 4 août 1946). Ni une hypersensibilité oculaire ni le fait qu’à l’âge de quatorze ans il ait vu sa mère morte dans une chambre que le soleil “éclairait gaiement” ne suffisent à expliquer cette particularité. Il y a là comme un point d’équilibre instable, le même regard pouvant déclencher des effets opposés.
Quelle que soit l’origine de pareille ambivalence, si l’on cherche son sens profond, l’on découvre que, souvent, la lumière pour Green, au lieu de symboliser le bien suprême comme pour la plupart des gens, représente le monde visible, l’activité diurne et ses passions, c’est-à-dire le mirage dans lequel nous vivons tandis que la nuit devient le lieu de repos, symbolise l’effacement du moi et suggère le monde invisible, divin. Certaines pages de l’œuvre sont des hymnes à la nuit et au ciel étoilé, ce ciel noir où brillaient des étoiles à la vue duquel l’enfant avait pour la première fois ressenti la présence divine.
"...J’aime le ciel nocturne où je vois un ordre (...) Là (l’âme) trouve Dieu, là Dieu l’attire à lui en une seconde prodigieuse (... Cette présence du ciel nocturne) me rassure (...) et me pacifie dans la mesure où elle m’anéantit, moi et mes absurdes petits problèmes. Elle met fin à toute ambition terrestre. Elle remet tout à sa place. » (28 février 1957.)
En Caroline du Nord le 9 juin 1937. « Hier soir, à dîner, j’ai ressenti tout à coup ce bonheur étrange que je ne puis définir. Je voyais derrière les vitres le sable jaune pâle et la mer d’un bleu de turquoise, quand j’ai entendu au fond de moi-même quelque chose me dire d’aller sur la plage à nuit tombée (...) j’ai attendu qu’il fit noir. Le ciel était déchiré de longs éclairs qui le parcouraient d’un bout à l’autre (...) Les vagues furieuses faisaient un bruit de canonnade. Dans l’obscurité brillaient ça et là des débris de pourriture rejetés par l’Océan, des poissons morts ou phosphorescents et j’ai reconnu la carcasse d’un requin que j’avais regardé l’après-midi. J’ai écouté le grand cri qui venait du large et je suis resté là quelque temps, le cœur plein d’amour, dans un sentiment de sécurité profonde. »
11 août 1938. Green a évoqué la fenêtre fermée le long de laquelle l’homme, tel un pauvre insecte, grimpe et regrimpe sans fin.
« La nuit passée, je me suis promené sur la route. En regardant le ciel étoilé, j’ai éprouvé une joie si profonde que tous les mots dont je pourrais me servir la traduiraient mal. Je me suis arrêté en proie au bonheur mystérieux dont on ne peut rien dire. Il m’a semblé que, tout doucement, la fenêtre s’ouvrait un peu. Ce doit être ainsi quand on va mourir, quand le corps ne souffre plus et que l’âme se tient sur le seuil de la nuit.
« La nuit, la nuit, de tout temps j’ai senti qu’elle m’était favorable. Elle marque pour moi l’évanouissement d’un monde d’apparences, le monde éclairé par le soleil, avec ses couleurs et son perpétuel bruit de paroles ; elle accomplit dans le domaine sensible ce que nous devrions pouvoir accomplir dans le domaine de l’esprit, et ce qu’elle propose aux yeux de la chair attire invinciblement le regard intérieur (...). »
Quelquefois favorisés par la beauté visuelle, par la musique, par une joie ordinaire, mais généralement sans aucun rapport avec les circonstances, surgissant plutôt [add.interligne : « plutôt » — « souvent » barré — écriture de L.] dans l’immobilité et la solitude, mais aussi dans la rue, ces instants de bonheur fondent sur l’homme et ne se laissent pas saisir.
Mais on trouve aussi dans ce journal qui est souvent celui d’un poète une abondance d’impressions très fraîches, parfois des sentiments familiers qui tissent à la longue, en marge des sommets et des tourments, un bonheur plus accessible.
[Add. ms. Green/1re expérience, intuition brève, mais précise de l’intériorité.]
[Henry ms. :]
p.1 « Lorsque la Conscience-ici se ramasse et se tend de tous ses pouvoirs pour embrasser et comprendre le Phénomène, elle se heurte à un vide sans fond, omniprésent et insaisissable incompréhensible évidence à elle-même et absolument comprise. Si alors elle risque sa pensée et sa force à se tenir en face de cette pure lumière invisible, elle en éprouve une tension insoutenable et sent que sa raison va s’y perdre, car elle voit sans pourtant le COMPRENDRE, que sa propre origine à elle, conscience égoïque pensante, est cet in-nommable RIEN.
Entre deux électrodes soudaines au contact, l’étincelle crépite, fulgure et va CARBONISER tout l’édifice individuel, l’incarné, moi-et ici-conscience.
p.2 Si le geyser de l’amour divin ne jaillissait pas au point précis, au cœur de la rencontre et fait éclore la mortelle étincelle en une fontaine ruisselante de lumière-eau-feu qui s’écoule et bondit dans l’ivresse de l’union.
Les Maîtres ne sont pas des hommes qui se sont tournés vers cette lumière et la désignent aux autres, ils sont cette lumière elle-même, plus ou moins brillantes, ils ne sont pas des hommes qui ont la Connaissance et en font part, ils SONT cette connaissance elle-même, plus ou moins large, mais toujours entière. Ils n’ont rien atteint et n’ont pas été atteints et si leur nature propre s’est révélée au cours du temps, c’est que celui-ci est le milieu
p.3 où l’immanence absolue déploie la transcendance du monde, les splendeurs de la manifestation dont elle est l’essence atemporelle.
(...)
p.4 Du haut des collines boisées qui enserrent la vallée de Cuxa, je vois le clocher carré de l’église abbatiale, cri de pierre dressé vers le ciel pâle.
(…)
p.5
(…)
Je débouchais vite sur une clairière de hauts peupliers e m’y avançait sans méfiance quand la Présence me sauta dessus de l’intérieur et me maintint collé contre un tronc d’arbre dans un bonheur dont certes je connaissais le goût, mais qui cette fois insistait et s’infiltrait dans des zones jusque là fermées dont il libérait des
p.6
énergies très fines et de haut voltage et ça fondait dans la tête. Les vagues d’assaut partaient du cœur et me passaient par-dessus la tête en inondant tout. Je tenais mon souffle vaillamment (…) se sont présentés sous ce déluge tous les doutes et restrictions, de telle sorte qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à reconnaître l’évidence : c’était CA la réalité et je pouvais y séjourner IN-CON-DI-TIO-NNELLEMENT même si ce n’est pas tout le temps aussi foudroyant…
Attiré par le torrent tout proche, j’allai m’asseoir au bord sur les grosses pierres…
(…)
p.7
(…)
À côté de cela, le samadhi ordinaire
p.8
est presque une douleur. Et pourtant je ne l’ai pas supporté longtemps, je crois que j’ai pensé ne plus pouvoir en revenir. (fin)
« Drogue = créativité continuelle de l’énergie ; jaillissante = vasana libérés : leur irruption.
Drogue Daumal […] n’est pas du tout expérience mystique
De même de Milosz, Épître à Storge, pp. 96-98
« Sous l’effet du L.S.D.
J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non pas par le cœur, mais par magie. Les portes scellées se sont ouvertes d’un seul coup et comme par effraction sur le secret le plus intime, la merveille sacrée des arcanes divins. “Tu as voulu voir, eh ! Bien : vois...". Et pour cela, d’abord sois détruit et vois se disloquer ta propre apparence, subis ta décomposition vivante et consciente, deviens ce feu d’artifice éblouissant que tu as allumé et qui te consume en illuminant l’univers de ses jaillissements imprévisibles.
Par la brèche béante que tu es devenu et qui t’engloutit — le lieu où tu es néant — surgissent en surabondance les trésors éternels dont tu étais le dépositaire ignorant, les dragons et los dieux, les puissances de la vie et de la mort, les Temples et les Soleils, tous les mondes brusquement délivrés, et vois alors que tu es cela au prix de n’être rien. Mais si tu as peur, tu es perdu et les monstres te dévorent sans fin. Si au contraire tu t’abandonnes à cette irruption avec une audace à sa mesure, alors la félicité surabonde et les champs de gloire emplissent les espaces où tu plonges aussi profondément que tu t’y élèves.
Tout ce que j’ai à faire alors, c’est d’assumer le voyage que je ne peux plus interrompre, s’y abandonner, et si possible en jouir. En effet, c’est un voyage et il faudra revenir à la conscience ordinaire, à la vie ordinaire, la “réalité” dont on s’est un moment échappé... Pourtant ce voyage s’est déroulé comme dans un rêve où je n’aurais jamais eu l’initiative et où les choses “m’arrivent” dans une succession hétéroprogrammée. Un “voyage organisé,” certes par des organisateurs étranges, mais inaccessibles et tout-puissants. Tout ce que je vois et éprouve, si nouveau et intense que ce soit, c’est pourtant comme à travers un scaphandre impondérable — mais qui peut devenir écrasant si je lutte pour l’enlever — il se dissout de lui-même et tombe en fin de parcours — et en dépit des monts et merveilles qu’il m’a permis d’explorer, il porte un signe dérisoire que maintenant je peux lire à la lumière sans éclat de la conscience ordinaire : il se nomme facticité.
Devant le miroir, le visage apparaît étranger, objet incompréhensible et fascinant jusqu’à la terreur — sans parler des déformations perceptibles — il semble dire : je suis Toi et je ne te reconnais pas. Et moi je ne sais plus si je suis là en face, ou ici, en face aussi ! Une envolée massive d’énergie corrosive s’attaque avec la voracité des sauterelles au champ de l’identité. Épuisé, le corps s’arrache enfin à l’aimantation mortelle du miroir. Je suis roué de courbatures.
Couché sur le divan, dès que je fermais les yeux, jaillissait la profusion des images, lumières tournoyantes aux couleurs intenses, sans cesse changeantes dans la création ininterrompue des formes. Une richesse stupéfiante, inépuisable où défilaient tous les arts de tous les temps connus et inconnus, temples, statuaires, monstres et idoles, champs d’oiseaux, envols d’animaux fabuleux, chimères. (Voir notes prises par C.)
Soudain un vortex noir se creusa en moi, énorme ventouse de Néant, abîme implacable, et en une fraction de seconde j’éprouvai une angoisse absolue et tentai de reculer. Mais je sus aussitôt que là était ma perte et qu’il fallait passer à travers. Et je pus lâcher prise, me laisser aspirer par cette dévoration aveugle. Elle disparut instantanément, laissant place au flot turquoise d’un océan de lotus, au cramoisi d’aigles royaux planant en majesté dans un espace de beauté infinie d’une douceur inhumaine.
Mais sous l’efflorescence ininterrompue de ces créations, je sentais s’opérer une activité prodigieuse. Comme des abeilles soudain déchaînées, des courants de conscience, flux ou vibrations s’entrecroisant, interférant, délivrant leurs secrets avec une vitesse fulgurante défiant toute mémoire possible. J’avais pénétré pour un temps très bref dans la salle des machines où s’effectuent à l’insu de la veille les opérations formidablement complexes de la constitution du réel et en premier lieu de ce qui s’appelle “MOI”.
Je comprends aujourd’hui que, contrairement à ce que j’attendais et redoutais un peu, l’acide ne m’avait nullement introduit dans mon “inconscient psychanalytique”, mais dans une couche beaucoup plus fondamentale — le niveau “moléculaire” de la conscience dans un pur et perpétuel ACTUEL. Ce monde est inconnu de la psychologie. C’est à peine si le concept d’“énergie” peut le laisser soupçonner. Le complexe d’Œdipe et toute notre petite flore psychosociale n’ont pas plus d’épaisseur par rapport à ce monde que la couche de terreau à la surface du globe par rapport aux masses centrales en fusion.
Mais le “voyage organisé” ne me permettait pas de perdre mon temps et de faire miennes ces découvertes entrevues. Il ne m’était pas possible de vivre là. Je puis dire pourtant que j’ai rencontré des Puissances précises aux fonctions différenciées, mais leurs noms je les ignore. Leur activité est incessante et intègre des millions d’opérations par seconde. Ce sont Elles qui me constituent et constituent l’univers.
Le soleil se couchait lorsque je descendis le boulevard Saint-Germain et le monde baignait dans une lumière fluide, transfiguré en sa propre réalité, rêve réel, prodigieuse mécanique vivante et parfaitement huilée dans l’ordre absolu de ses innombrables phénomènes — j’étais dedans, j’étais CE monde — Il me restait pourtant encore un doute : pour que ce ne soit pas une illusion, il fallait que je puisse agir dans et sur ce monde sans qu’il me rejette comme étranger à lui ou que ne s’effondre la conscience que j’en avais. J’entrai alors avec prudence dans un bureau de tabac et achetai des cigarettes. Tout se passa normalement tandis que j’avais l’impression de fonctionner par des automatismes dont je n’avais aucun moyen d’apprécier la pertinence. Je me tournai vers C. qui m’accompagnait depuis le début du voyage. Il sourit avec une pointe d’ironie. “Mais oui, m’assura-t-il, tu es tout fait normal...”. Je sentis alors mes pieds sur le sol et je sus, de savoir absolu, que je pouvais faire confiance, une confiance inconditionnée, à l’ordre du monde, ordre à la fois imprévisible et parfait où rien, absolument rien,, ne pouvait arriver qui ne fut nécessaire de toute éternité.
Illusion et réalité ne font qu’un. Je me laissai quasiment glisser dans une gaîté légère, une ivresse lucide : la vie devenait un pur jeu, une féérie dansante où rien n’a de conséquences.
Dans une première phase, moi, la conscience-ici, l’individu, opère une intériorisation de sa propre identité singulière. Au cours de l’absorption spontanée ou induite, les puissances — ou fonctions — sont ramenées au centre avec douceur et y reposent ainsi blotties contre l’origine : le troupeau de moutons qui s’était dispersé dans la vallée est rassemblé, serré autour de son berger. La conscience-ici, moi, jouit de son unité singulière dans la paix et la certitude évidente de son autonomie. Le “monde extérieur” perd de sa force contraignante, les mille et un dragons qui l’habitaient cessent de mordre, ils forment à l’extérieur un large cercle assoupi et docile. La conscience-ici, moi, est comme un vase précieux qui ne laisse pas échapper l’huile. Telle est la puissance de l’unité, ou de rassemblement.
Mais qu’il s’agisse d’une “phase” qui a mis un certain temps pour s’établir et ne sera pas dépassée, ou d’une “base” déjà établie d’emblée, ou de toute autre façon, cette unité singulière est nécessaire pour que se réalise la phase — ou opération — de l’unité universelle ou de déploiement.
Alors la conscience-ici, moi, abandonne le tranquille oratoire où elle se recueillait, le vase est brisé et l’huile se répand en abondance parfumant l’univers. Elle traverse le cercle des dragons en souveraine et s’ils se réveillent joue avec eux comme la dompteuse avec les lions.
L’identité singulière ne l’intéresse plus, Elle la perd sauvagement en absorbant le monde et réalise par là l’unité universelle. Elle n’a plus rien à préserver et peut alors, identique à l’univers dont elle est l’origine, l’engloutir en elle et se perdre elle-même en elle-même au-delà de toute identité. (5)
II
Il faut dire d’abord que le principe même d’une comparaison entre l’expérience lysergique — prise comme type de ce que les drogues nobles peuvent produire de plus puissant — et l’expérience mystique introduirait d’emblée une position radicalement fausse si la “différencie” n’était pas immédiatement marquée.
“J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non par le cœur, mais par magie”.
Cette “introduction” est essentielle. En effet l’acide n’est pas un moyen différent d’aborder au même rivage que la mystique ». Car « la » mystique n’est pas un moyen, et si, pour la commodité toujours ambiguë de l’exposé, nous conservons ce substantif, il ne faut entendre par là rien d’autre que le mouvement apparent qui conduit une conscience individuelle à la découverte et à la réalisation de l’unicité.
Cela dit, pourrons nous alors considérer l’acide comme un procédé entre d’autres capables de promouvoir ou de faciliter ce processus ? La réponse porte sur tous les procédés en général : les procédés — pratiques de tous ordres — ne sont ni nécessaires ni suffisants pour que SE PRODUISE l’accès à la Réalité - une seule et unique condition peut le faciliter, mais non d’ailleurs le PRODUIRE - c’est la présence vivante d’un véritable maître reconnu comme tel. 1
L’acide — la molécule de di-éthylamide de l’acide lysergique interférant sur le métabolisme cérébral — PRODUIT effectivement des phénomènes au niveau de la conscience et la modifie profondément de façon momentanée.
C’est lorsque ces phénomènes produits s’apparentent le plus aux découvertes spontanées de la vie mystique que la méprise peut être à son comble.
note 1 : Conformément à la conception d’ensemble de cette revue, je nomme « véritable maître » celui qui n’utilise aucun procédé et « agit » par sa seule présence. cf...
Car je ne veux pas dire que l’acide ne donne pas à voir, outre nos arcanes psychiques, quelque chose de l’Essentiel — mais, au prix de cette effraction qui force les secrets divins, il la fait voir au plus près, mais par derrière et je suis infiniment séparé de cet Essentiel que j’ai touché, peut-être, mais en rêve... Le jour se lève sur la descente du voyage lysergique, le jour se lève, il faut tenter de vivre.
La description de l’expérience lysergique a pu se faire à la première personne ; moi, l’écrivant et moi, le « héros » de l’expérience ne font qu’un. Par contre pour celle de la vie mystique, la troisième personne s’est imposée sous la forme de : « la conscience-ici, moi ». Au moment de poursuivre, cette différence se maintient et elle n’est pas insignifiante.
Le L.S.D. excite et distord momentanément l’activité cérébrale. La vie mystique est elle-même l’élargissement à l’infini du Cœur, Conscience originelle unique et absolue recouvrant elle-même sa propre essence. C’est la découverte de ce Cœur qui caractérise l’entrée de la vie mystique, et rien d’autre. C’est la réalisation de l’unité du cœur individuel, du cœur cosmique et du Cœur divin qui caractérise les étapes de cette vie jusqu’au point où toute étape a disparu. Il n’y a là rien de commun avec la dislocation toute provisoire des structures psychiques intégrées. La « défonce » — fort bien nommée — est l’inverse du rassemblement unifiant. C’est pourquoi la paix, la liberté et la félicité mystiques sont totalement inconnues de la conscience droguée. La « félicité » qu’elle peut éprouver non seulement n’est qu’un excès de sensualité passagère et mutable en angoisse, mais dans la mesure où, avec tous les autres phénomènes lysergiques, elle est SUBIE et produite, elle ne peut évidemment pas être liée, comme la félicité mystique, à la prise de conscience spontanée de la liberté fondamentale qui flue d’un cœur éveillé.
Quant au célèbre EGO, il risque d’en sortir tout déplumé comme un coq après la bataille à la recherche piteuse d’une médecine tranquillisante.
Bien heureux s’il en tire une leçon de sagesse. Si tout se passe bien, il n’en tirera rien d’autre qu’il ne puisse tirer de sa propre nature. Aussi, l’attaque de l’identité devant le miroir, si elle a un intérêt psychologique incontestable et donne le grand frisson glacé de la menace schizophrénique — je ne suis pas passé loin de la Spaltung, mon cher ! – n’a non plus rien à voir avec « l’extinction mystique du moi » laquelle n’est autre que la reconnaissance que ce « moi » n’ayant aucune réalité par lui-même, n’existe pas et ne s’est donc pas éteint non plus. L’illusion objective-objectale qui se dissipe alors sans effort (!) et sans violence laisse la place à une conscience cosmique interpersonnelle plongée dans un silence sans fond et souverainement libre — ce qui nous a menés au-delà de l’unité de déploiement déjà décrite — N’allons pas prendre la vessie d’un cochon, même habitée d’une bougie, pour la ténébreuse lumière des abysses divines que nous évoque Ruysbroek. Cette conscience-ici se prend pour un moi limité et séparé, c’est-à-dire pour un objet dans le monde. Tel est le statut initial de tout individu. D’où découle sa peur, non seulement de la mort — ultime destruction —, mais aussi de tout ce qui peut porter atteinte à son intégrité individuelle, tant corporelle que psychique, tout ce qui menace l’assurance de cet édifice. Et dans la mesure où ce « moi » s’est construit en rapport direct avec" l’Autre » il reste dépendant en profondeur de ce regard qui l’a constitué à un moment où la conscience-ici, encore indifférenciée, mais pourtant éminemment active, ignorait son propre pouvoir de constitution souverain, faute, précisément, d’être centrée par un « JE » explicite. Tel est le sens et la fonction de la psychogenèse que la psychologie moderne et spécialement la psychanalyse, a mis à jour. Le passage par cette phase égoïque de la conscience-ici est indispensable pour que puisse s’effectuer le dégagement vers l’intériorité véritable et la découverte de l’unité cosmique et divine.
Lorsque tombe soudain et pour un instant cette illusion limitante qui constitue le « moi », la conscience-ici vit son unité à l’universel et/ou avec Dieu. Mais si, à ce moment, se formule en elle « Je suis l’univers » ou « Je suis Dieu », la fluidité merveilleusement libre qui se levait est instantanément figée en une objectivation plus redoutable.
Dieu en moi se fendit jusqu’au plus intime du Cœur. De cette adorable blessure s’écoule un lait intarissable dans la coupe de l’univers. Je la bois et je m’enivre. Je suis le lait, la coupe et le buveur.
C’est en vain que je chercherais qui opère en moi ces merveilles.
Ce par quoi toutes choses existent n’a pas d’existence propre, car Il est pur Amour. Si le monde existe, c’est que Dieu lui a sacrifié sa propre existence.
Lui m’a donné Son existence. Tapi au fond de moi comme un mendiant inconnu, Lui, la toute Splendeur, Il s’en remet à moi l’obscur pour jouir de la gloire dont il s’est dépouillé, l’arracher au Néant où l’a plongé son Amour innommable. Il en est ainsi de toute créature.
Aussi renonçai-je à Le louer Lui-même - c’est là vaine idolâtrie, impiété suprême –Moi, l’existant, je l’ai rejoint dans sa Non-Existence afin que Sa Solitude Se connaisse et que je m’y oublie en y accédant.
Dans cet échange démesuré, l’égalité s’est établie et dès lors le dépouillement n’a plus eu lieu.
10.02.81 »
Beaucoup plus proches de l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines1449.
Purification.
Le grand flux de l’océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l’algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m’agite et l’air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
Mélopée.
O Terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’ossements qui blanchissent1450.
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l’air puissant
de l’immense l’univers,
He, he, he !
Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m’éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l’idée que j’étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu’imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c’est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde.1451
33 1452.
It’s only the dawn of love, the way winds up the hill;
Weary not, ahead lay many hardships still.
The morning’s caravan is ringing with the cry:
“Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »1453
Barren is this land, never grows green here the grass;
In vain you sow the seeds of desire, toil and till.
These are the wounds of love, they will never disappear
Even if you try to wash them; they are unwashable.
Time, O Mir, is jealous of Joseph’s beauty;
So do not waste it, never has it returned, nor will.
86
We should have freely known the garden
Like the intimate scent of the rose;
We would have wafted then with the breeze,
And breeze itself we would have been.
Being all desire from head to foot
Has made a slave and servant of me;
Or else, had I been heart all free Of desire,
God I would have been.
What be they like, O Lord, who wish
To be admitted to bondsmanship?
I am filled with shame to think of it
That ever God I should have been.
Though such we are now that we have
A claim even on the Maker’s pride,
If we had been entirely
Our own, what would we then have been?
90
The one whom we are seeking
Is present in everything;
Who therefore should we seek
And search for nothing?
An inn of selflessness
Is this universe,
Take heed and quickly come
Into your senses.
It is the capital
Of life’s market place,
So bid for only the heart
And nothing else.1454
100
It’s all dust like the quicksand,
There is no water here;
The stormy sea of this world
Is nothing but a mirage.
If even you now saw
This city of the heart
You’ll wonder how long it has
Remained uninhabited.
L’INFINI 1455
Toujours j’aimai cette hauteur déserte
Et cette haie qui du plus lointain horizon
Cache au regard une telle étendue.
Mais demeurant et contemplant j’invente
Des espaces interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si profonde
Tranquillité que pour un peu se troublerait
Le cœur. Et percevant
Le vent qui passe dans ces feuilles — ce silence
Infini, je le vais comparant
À cette voix, et me souviens de l’éternel,
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi
Dans tant d’immensité, ma pensée sombre,
Et m’abîmer m’est doux en cette mer.
[…]
Ne suis-je donc pas seul ? Il faut que de très loin
Me soit venu un signe, et je dois sourire, surpris,
De me sentir ainsi comblé dans la douleur.
III
Lumière de l’amour ! éclaires-tu aussi les morts ?
Signes d’un temps meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?
Soyez, gracieux jardins, et vous, montagnes empourprées,
Les bienvenus, et vous, muets chemins des bois,
Témoins d’un tel bonheur, et vous étoiles souveraines
Dont les regards alors m’ont tant de fois béni !
Et vous, amants aussi, ô beaux enfants du jour de mai,
Calmes roses, et vous, lys, que de fois je vous loue !
Sans doute les printemps s’en vont, une année chasse l’autre,
Alternant, combattant, ainsi le temps passe en orages
Au-dessus des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,
Et aux amants une autre vie est accordée.
Car les jours, les ans des astres, tous étaient, Diotima
Autour de nous éternellement réunis.
En bleu adorable fleurit
Le toit de métal du clocher. Alentour
Plane un cri d’hirondelles, autour
S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil
Au-dessus va très haut et colore la tôle,
Mais silencieuse, là-haut, dans le vent,
Crie la girouette. Quand quelqu’un
Descend au-dessous de la cloche, les marches, alors
Le silence est vie ; car,
Lorsque le corps à tel point se détache,
Une figure sitôt ressort de l’homme.
Les fenêtres d’où tintent les cloches sont
Comme des portes, par vertu de leur beauté. Oui,
Les portes encore étant de la nature, elles
Sont à l’image des arbres de la forêt. Mais la pureté
Est, elle, beauté aussi.
Du départ, au-dedans, naît un Esprit sévère ;
Si simples, sont les images, si saintes,
Que parfois on a peur, en vérité,
Elles, ici, de les décrire. Mais les Célestes,
Qui sont toujours bons, du tout, comme riches,
Ont telle retenue, et la joie. L’homme
En cela peut les imiter.
Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut aller avec le Divin se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu.
Est-il sur la terre une mesure ? Il n’en est
Aucune. Jamais monde
Du Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre.
Elle-même, une fleur est belle, parce qu’elle
Fleurit sous le soleil. Souvent, l’œil
Trouve en cette vie des créatures
Qu’il serait plus beau de nommer encore,
Que les fleurs. Oh ! comme je le sais ! Car
À saigner de son corps, et au cœur même, de n’être plus
Entier, Dieu a-t-il plaisir ?
Mais l’âme doit
Demeurer, je le crois, pure, sinon, de la Toute-Puissance avec ses ailes approche
L’aigle, avec la louange de son chant
Et la voix de tant d’oiseaux. C’est
L’essence, c’est le corps de l’être.
Joli ruisseau, oui, tu as l’air touchant
Cependant que tu roules, clair comme
L’œil de la Divinité par la Voie Lactée,
Comme je te connais ! des larmes, pourtant,
Sourdent de l’œil. Une vie allègre, je la vois dans les corps mêmes.
De la création alentour de moi fleurir, car
Je la compare sans erreur à ces colombes seules
Parmi les tombes. Le rire,
On le dirait, m’afflige pourtant, des hommes
Car j’ai un cœur.
Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont
La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,
Et sont dans leur pureté pareille à l’enfant. Souhaiter un bien plus
grand,
La nature de l’homme ne peut en présumer.
L’allégresse de telle retenue mérite elle aussi d’être louée
Par l’Esprit sévère qui, entre
Les trois colonnes souffle, du jardin.
La belle fille doit couronner son front
De fleur de myrthe, parce qu’elle est simple
Par essence, et, de sentiments.
Mais les myrthes sont en Grèce.
Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme,
Voie son image alors, comme peinte, elle ressemble
À cet homme. L’image de l’homme a des yeux, mais
La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un
Œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et
D’un homme tel, ont l’air indescriptibles,
Inexprimables, indicibles. Quand le drame
Produit même la douleur, du coup la voilà. Mais
De moi, maintenant, qu’advient-il, que je songe à toi ?
Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là,
Et qui se déploie telle l’Asie. Cette douleur,
Naturellement, Œdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement.
Hercule a-t-il aussi souffert, lui ?
Certes. Les Dioscures dans leur amitié n’ont-ils pas,
Eux, supporté aussi une douleur ? Oui,
Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais
Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse,
Est aussi une douleur.
Douleur aussi, cependant, lorsque l’été
Un homme est couvert de rousseurs —
Être couvert des pieds à la tête de maintes taches ! Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. Jeunes, il éclaire la route aux vivants,
Du charme de ses rayons comme avec des roses.
Telles douleurs, elles paraissent, qu’Œdipe a supportées,
D’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose.
Fils de Laius, pauvre étranger en Grèce !
Vivre est une mort, et la mort est aussi une vie.
Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie ce mythe du poète et il faut y insister pour comprendre la passion de sa responsabilité, le désir d’absolu qu’il y a dans sa vie. Pour lui, le pieux fidèle des « Puissances », le monde est divisé en deux parties, tout à fait suivant la conception grecque, platonicienne. En haut « les immortels marchent heureux dans la lumière », inaccessible et pourtant participant à notre existence. En bas, au contraire, repose et travaille la masse obscure des mortels dans le moulin aveugle de l’action quotidienne :
Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus,
Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés
À leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier,
Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup
D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse
La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies.
Comme dans Le Divan occidental de Goethe, le monde se divise en deux parties, la nuit et la lumière, jusqu’au moment où l’aurore « a pitié de la souffrance », jusqu’au moment où paraît un médiateur des deux sphères. Car ce Cosmos ne serait qu’une double solitude, solitude des dieux et solitude des hommes, si entre eux ne se formait pas un lien bienheureux, mais fugitif, si le monde supérieur ne reflétait pas le monde inférieur et si celui-ci, à son tour, ne reflétait pas le précédent.
Les dieux, eux aussi, là-haut, qui « marchent heureux dans la lumière », ne jouissent pas du bonheur, ils n’ont pas conscience de leur être, tant que cet être n’est pas senti par quelqu’un :
Oui, les éléments sacrés ont toujours besoin pour leur gloire,
Comme les héros ont besoin d’une couronne, du cœur des hommes, pour les connaître.
C’est ainsi que le bas aspire vers le haut et le haut vers le bas, c’est ainsi que l’esprit se tend vers la vie et que la vie s’élève vers l’esprit : toutes les choses de la nature immortelle n’ont pas de sens tant qu’elles ne sont pas connues de mortels, tant qu’elles ne sont pas aimées par les habitants de la terre. La rose ne devient véritablement rose que lorsqu’elle retient un regard contemplateur et le coucher du soleil ne devient une merveille que quand il se reflète sur la rétine d’un œil humain. De même que l’homme, pour ne pas périr, a besoin du divin, de même le divin, pour être vraiment, a besoin des hommes, et c’est pourquoi il appelle à la vie des témoins de sa puissance, une bouche qui le chante — le poète, qui, lui seul, en fait vraiment une divinité.
Cette idée essentielle de la philosophie d’Hölderlin a beau, comme presque toutes ses idées poétiques, n’être pas de lui, elle a beau n’être qu’un emprunt « à l’esprit colosse » de Schiller, combien le froid concept de l’auteur des Dieux de la Grèce :
Le grand Maître des mondes était sans joie,
Quelque chose lui manquait, c’est pourquoi il créa des esprits,
Miroirs fortunés de sa béatitude.
… S’élargit ici. Combien est différente la vision orphique qu’a Hölderlin de la naissance du poète :
Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance,
Comme autant de pensées,
Assez de signes et de flammes et de flots,
Serait muet et solitaire,
Et triste dans ses ténèbres,
Et nulle part ne se retrouverait parmi les vivants,
Si la communauté terrestre n’avait pas un cœur pour chanter.
Ce n’est donc pas parce qu’il est triste ou parce qu’il s’ennuie dans son oisiveté, comme chez Schiller, que le Divin donne naissance au poète — toujours, chez Schiller, persiste l’idée que l’art n’est qu’un « jeu » supérieur —, c’est par une nécessité essentielle : sans le poète, le Divin n’existe pas ; à proprement parler, c’est le poète qui lui donne l’être. La poésie — et ici on touche le fond des idées d’Hölderlin — est une nécessité de l’Univers ; elle n’est pas seulement une création qui s’opère à l’intérieur du Cosmos, elle est vraiment l’appel à l’être du Cosmos lui-même. Les dieux n’envoient pas les poètes en ce bas monde par jeu, mais bien par nécessité : ils ont besoin de lui — lui, le « Messager de la Parole jaillissante » :
Mais les dieux sont fatigués
De leur propre immortalité ;
Ils ont besoin d’une chose, les Immortels,
Et cette chose, ce sont les héros et les hommes,
Ce sont les mortels. Oui,
Puisque les êtres célestes n’ont pas conscience de leur existence,
Il faut bien, s’il est permis de le dire,
Que quelqu’un d’autre leur révèle
Le sentiment de leur existence :
Ils ont besoin d’un pareil homme.
Ils ont besoin de cet homme-là, les dieux, et de même les humains ont besoin des poètes, qui sont
Les vases sacrés
Où se conserve le vin de la vie,
L’esprit des héros.
C’est dans les poètes que se concilient les deux parties de l’Univers, l’élément supérieur et l’élément inférieur, ce sont les poètes qui dissolvent le désaccord du dualisme dans l’harmonie nécessaire, dans la commune unité, car
Les pensées de l’esprit unanime
S’épanouissent silencieusement dans l’âme du poète.
Ainsi, à la fois élue et maudite, la personne du poète, née de la terre, mais pénétrée de divinité, s’interpose entre la solitude des dieux et celle des hommes, appelée qu’elle est à contempler divinement le Divin et à le rendre sensible aux habitants de la terre sous forme d’images terrestres. Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les dieux : son existence est une mission, il est le degré sonore jusqu’où, « comme par un escalier, descendent les choses célestes ». Grâce au poète, l’obscure humanité vit symboliquement le Divin : comme dans le mystère du calice et de l’hostie, les hommes se nourrissent, dans sa parole, du corps et du sang de l’Infini. (Stefan Sweig, Le Combat avec le démon).
Correspondances1459
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées ;
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
« Le cerveau – est plus vaste que le ciel –
Car - posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement – et Vous – aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car – comparez-les - Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement – et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car - pesez-les – à un Gramme près –
Et – ils diffèreront – s’ils diffèrent –
Comme le fait la syllabe du son – 1460 »
L’éternité1461 [c. Emmanuel]
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
William James présente et commente Tennyson1462 après avoir cité Martin Luther « When a fellow-monk one day repeated the words of the Creed: 'I believe in the forgiveness of sins,' I saw the Scripture in an entirely new light; and straightway I felt as if I were born anew. It was as if I had found the door of paradise thrown wide open. »
« A more pronounced step forward on the mystical ladder is found in an extremely frequent phenomenon, that sudden feeling, namely, which sometimes sweeps over us, of having "been here before," as if at some indefinite past time, in just this place, with just these people, we were already saying just these things. As Tennyson writes : (370)
"Moreover, something is or seems
That touches me with mystic gleams,
Like glimpses of forgotten dreams
"Of something felt, like something here;
Of something done, I know not where;
Such as no language may declare." 1463
Sir James Crichton-Browne has given the technical name of "dreamy states" to these sudden invasions of vaguely remini-scent consciousness.
[citations remontées:]
« The Two Voices. In a letter to Mr. B. P. Blood, Tennyson reports of himself as follows: —
"I have never had any revelations through anxsthetics,' but a kind of waking trance—this for lack of a better word—I have frequ-endy had, quite up from boyhood, when I have been ail clone. This hàs corne upon me through repeating my own name to myself silently, till ail at once, as it were out of the intensity of the consciousness of individuality, individuality itself seemed to dissolve and fade away into boundless being, and this not a confused state but the clearest, the surest of the surest, utterly beyond words—where death was an almost laughable impossibility—the loss of personality (if so it were) seeming no extinction, but the only truc life. I am ashamed of my feeble description. Have I not said the state is utterly beyond words?"
Professor Tyndall, in a letter, recalls Tennyson saying of this condition:
"By God Almighty I there is no delusion in the matter ! It is no nebulous ecstasy, but a state of transcendent wonder, associated with absolute clearness of mind."
Memoirs of Alfred Tennyson, ii. 473.
« Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.
De la réalité du monde sensible, in chapitre VIII, Conscience et réalité1464.
« sortant de terre, aux branches roidies tendues vers les nuages, en une tempête se livraient ces terres lézardées, ces vallées entre des collines, et jusque dans la pesanteur des blocs de rochers il y avait une tempête pétrifiée. À présent je pouvais, de tableau en tableau1466, ressentir quelque chose, sentir ce qui liait ces œuvres, les faisait s’entr’appeler, sentir combien leur vie profonde affleurait dans la couleur, combien les couleurs vivaient l’une par l’autre, comment l’une, d’une mystérieuse puissance, supportait toutes les autres, et je pouvais en tout cela deviner un cœur, l’âme de celui qui l’avait fait et qui répondait pour lui-même, par cette vision, aux spasmes du doute le plus terrible, je pouvais sentir, pouvais savoir, pouvais pénétrer, je pouvais jouir des précipices et des cimes, du dehors et du dedans, le tout dans le dix millième de temps qu’il me faut pour écrire ces mots, et j’étais comme dédoublé, maître de ma vie cependant, maître de mes forces, de mon jugement, je sentais le temps s’écrouler, savais qu’il ne me restait plus que vingt minutes, puis dix, puis cinq seulement, et je me retrouvai dehors, héla une voiture, me fis conduire.
Dans ce genre de conférences où la grandeur des chiffres en appelle à votre imagination et où la diversité, l’opposition des forces en jeu exige un don de synthèse, ce n’est point l’intelligence qui l’emporte, mais une vertu mystérieuse pour laquelle je ne connais pas de nom. On la trouve parfois chez les êtres assez intelligents, pas toujours. Je la possédais en cette heure-là, comme jamais encore, comme jamais peut-être je ne l’aurai. Je pus obtenir pour ma société bien plus que ce que le comité m’avait imposé dans le plus favorable des cas, et je l’obtins de même qu’en rêve on cueille des fleurs sur un mur nu. Les visages des messieurs avec qui je traitais me semblaient curieusement proches. Je pourrais. sur eux, te dire des choses qui ne sont pas en rapport, même le plus lointain, avec l’objet de nos préoccupations. Je constate à présent qu’un gros poids m’a été ôté.
Mai 1901
Ce que je t’ai écrit, à peine pourras-tu le comprendre, et moins encore combien ces images ont pu m’émouvoir. Cela te fera l’effet d’une lubie, d’une singularité, d’une bizarrerie, et pourtant — si on pouvait seulement l’exposer, si on pouvait l’extraire de soi et le mettre au jour. Il y a en moi quelque chose d’analogue. Les couleurs des choses, en des heures étranges, me tiennent en leur pouvoir. Mais que sont au juste les couleurs ? N’aurais-je pas pu dire aussi bien : la forme des choses, ou le langage de la lumière et de l’obscurité, ou je ne sais quel phénomène innommé ? Et les heures — quelles sont ces heures ? I1 s’écoule des années, et pas une seule de ces heures ne survient. — Et puis, n’est-il pas puéril de te confier qu’une puissance ignorée de moi me tient parfois en son pouvoir ? Si je pouvais la saisir, non point la saisir — car c’est elle qui me saisit —, mais la retenir quand elle s’évanouit à nouveau. S’évanouit-elle d’ailleurs ? N’exerce-t-elle pas sur moi, en secret, une action formatrice, quelque part, dans une voie que me ferme un incessant sommeil intérieur ? À présent que j’ai parlé, je suis forcé d’en dire plus long. Il flotte pour moi autour de ces objets quelque chose d’inexplicable à moi-même, et qui ressemble à de l’amour — peut-il y avoir un amour de l’informe, de l’inconsistant ? Mais bien sûr, oui, parfaitement : afin que tu n’aies pas une piètre idée de mes confidences, il faut que j’aille plus loin et, cherchant à comprendre ce qui m’y pousse, j’ai l’impression d’avoir à t’empêcher de sous-estimer une chose... qui m’est chère. (199)
N’as-tu jamais entendu parler de Rama Krishna ? Peu importe. C’était un brahmane, un pénitent, l’un des grands saints de l’Inde, l’un des derniers, car il est mort seulement vers les années quatre-vingt, et quand je suis arrivé en Inde, son nom vivait encore partout. Je connais maints traits de sa vie, mais aucun ne me touche autant que le court récit décrivant son illumination ou sa résurrection, bref l’expérience qui le singularisa entre les hommes et fit de lui un saint.
Il se passa simplement ceci [trait marginal L.] : il allait par la campagne, au milieu des champs, jeune garçon de seize ans, quand il leva son regard vers le ciel et vit un cortège de hérons blancs traverser le ciel à une grande altitude : et rien d’autre, rien que la blancheur des créatures vivantes ramant sur le ciel bleu, rien que ces deux couleurs l’une contre l’autre, cet ineffable sentiment de l’éternité, pénétra à l’instant dans son âme et détacha ce qui était lié, lia ce qui était détaché, au point qu’il tomba comme mort ; et lorsqu’il se releva, ce n’était plus le même, qui s’était effondré. C’est un prêtre anglais d’une espèce assez ordinaire, qui me l’a raconté, « une violente impression optique sans aucun contenu spirituel, disait-il, il s’agit, voyez-vous, d’une anomalie dans le système nerveux ». Sans aucun contenu spirituel ! Que ne suis-je un être cultivé comme vous ! Si seulement vos sciences, langues sans doute merveilleuses, capables de tout dire, n’étaient pas un monde qui me demeure fermé ! si seulement je n’étais spirituellement infirme, et si je possédais un langage, dans lequel puissent se déverser les muettes incertitudes du Moi profond ! Mais hélas !
Je veux tenter pourtant d’évoquer le jour où cela se produisit, non pour la première fois, mais plus fort peut-être qu’auparavant et que dans la suite. Une vision, rien d’autre, et je suis frappé aujourd’hui seulement par l’usage ambigu que nous faisons de ce mot : qu’il doive désigner quelque chose d’aussi ordinaire que la respiration et en même temps... De même en va-t-il pour moi du langage : je ne puis m’attacher à aucune de ses vagues pour me laisser (200) porter par elle, sous moi cela s’évade et me laisse au même lieu.
[traits marginaux de L. sur la page]
N’ai-je pas dit que les couleurs des choses, en des heures, étranges, ont un pouvoir sur moi ? N’est-ce pas plutôt moi qui acquiers de l’empire sur elles, la capacité pleine et entière, pour une quelconque durée, de leur arracher leur mystère abyssal, au-delà de toute parole — ce pouvoir n’est-il pas en moi, n’est-ce pas lui que je sens dans ma poitrine comme un gonflement, une abondance, une présence sublime, exaltante, près de moi, en moi, à l’endroit où le sang vient et va ? Voilà ce qui eut lieu autrefois, en ce jour gris de pluie et de tempête, dans le port de Buenos Aires, de bon matin — voilà ce qui eut lieu alors, et toujours. Mais si tout était en moi, pourquoi ne pouvais-je fermer les yeux et jouir, aveugle et muet, du sentiment ineffable de moi-même, pourquoi devais-je me tenir sur le pont et regarder, regarder devant moi ? Et pourquoi contenait-elle, cette couleur des vagues écumantes, abîme qui s’ouvrait et se refermait, pourquoi cet objet approchant sous la pluie lourde, éclaboussé d’embruns, pourquoi ce petit bateau aux couleurs aigres (c’était la barcasse de la douane qui se dirigeait vers nous), ce bateau et la caverne d’eau, la vague en marche qui roulait avec lui, pourquoi la couleur de ces choses me semblait-elle (semblait ! semblait ! je savais pourtant qu’il en était ainsi !) contenir non seulement le monde entier, mais aussi toute ma vie ? Cette couleur, faite de gris et de brun fauve et d’obscurité et d’écume, où il y avait un abîme et une plongée, une mort et une vie, une épouvante et une volupté — pourquoi ici, sous le regard de mes yeux, devant ma poitrine exaltée, toute ma vie se creusait-elle en venant à moi, passé, avenir, écumant d’une présence inépuisable, et pourquoi cette seconde immense, cette jouissance sacrée, tirée de moi-même et en même temps du monde qui s’ouvrait à moi, comme si la poitrine s’était épanouie pour lui, pourquoi cette existence double, cette communion, ce dehors et ce dedans, ce Toi pénétrant, étaient-ils liés à ma vision ? Pourquoi, si les (201) couleurs ne sont pas un langage dans lequel se livrent l’inexprimé, l’éternel, l’illimité, un langage plus sublime que les sons, parce que s’échappant tout droit, telle une flamme d’éternité, de l’existence muette, et renouvelant notre âme. La musique est pour moi, comparée à cela, comme la vie féconde du soleil.
Il peut en être ainsi, ou autrement. Peut-être suis-je à mi-chemin entre l’homme insensible et brut qui ne perçoit rien de tout cela, et celui dont l’âme cultivée sait déchiffrer et lire, là où je ne découvre, étonné, que des signes. Quelqu’un, cela traîne dans ma mémoire depuis le temps de mon enfance, a comparé le firmament à une pensée non développée. Cela pourrait convenir ici. Le ciel du sud, certes, avec ses feux ardents, dans les rares nuits où mon être tout entier se dilatait vers lui comme le miroir inaltéré d’une eau, me semblait être parfois une immense promesse sous laquelle tressaillait la mort comme un son d’orgue. Mais ce que je prenais pour une promesse pouvait n’être aussi que le pressentiment grossier d’une très grande pensée dont mon âme ne savait s’emparer.
Couleur. Couleur. Le mot à présent me paraît misérable. Je crains de ne pas m’être fait comprendre de toi comme je le souhaiterais. Et je désire ne rien favoriser en moi qui puisse m’isoler des hommes. Mais, à vrai dire, je ne suis jamais davantage un homme que dans les instants où je me sens vivre avec une vigueur centuplée, et cela m’arrive quand ce monde toujours muet et clos devant moi, un monde de pesanteur et d’étrangeté, s’entrouvre et m’engloutit, un avec lui-même, en une unique vague d’amour. Ne suis-je pas alors au-dedans des choses tellement plus un homme, tellement plus moi-même que jamais, dénué de nom, solitaire, mais nullement figé dans l’esseulement, comme si coulaient de moi les vagues de cette énergie qui m’élit compagnon des fortes, muettes puissances qui siègent tout autour sur leurs trônes et se taisent, et moi au milieu d’elles ? Et n’est-ce pas là, toujours, que tu accèdes sur de sombres chemins, quand tu vis, assidu et souffrant, parmi les vivants ? [trait marginal] Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre, lorsque tu as éprouvé ce que toujours tu pressentais sans jamais le croire, lorsque tout est en ruine autour de toi et que nulle part le terrible ne pouvait être laissé inaccompli — la vague de l’étreinte ne s’enroulait-elle pas alors, issue du plus profond de l’événement, t’attirant en elle, et tu te retrouvais solitaire et inadmissible, grand et comme délivré dans tous tes sens, dénué de nom, souriant de bonheur. Pourquoi la nature mendiante et muette, qui n’est que vie vécue, vie désirant encore être vécue, impatiente des froids regards dont tu la touches, [trait marginal] ne devrait-elle pas, en des heures rares, t’attirer en elle et te montrer qu’elle aussi, dans ses profondeurs, possède des grottes sacrées où tu peux être un avec toi-même, alors qu’au-dehors tu étais devenu à toi-même étranger ?
Tant que des idées plus hautes, et qui s’implanteront avec autant de vivacité en moi, ne me rendront pas méprisable de telles hypothèses, je veux m’en tenir à elles.
Et pourquoi les couleurs ne pourraient-elles pas être les sœurs des douleurs, puisque les unes comme les autres nous attirent dans l’éternel ?
(1908)
Le soleil était encore assez haut quand nous arrivâmes, mais je fis aussitôt obliquer dans l’obscurité des rues étroites. Ferdinand et sa sœur étaient assis côte à côte tandis que nous glissions sans bruit et leurs regards passaient (236 ; saut de 203 — la page précédente ! — à 236) je fus seul avec elles. Dans leur repos parfait, rempli de vie jusqu’au bord elles paraissaient baisser les yeux sur elles-mêmes, regarder devant elles, mais elles ne me voyaient pas. Cependant — [trait marginal] ce fut peut-être la dernière chose dont je me fusse rendu compte à la seconde où j’entrai avant qu’une autre chose ne se produisît chez moi — elles n’étaient pas sans regard : cela pouvait tenir à la vie merveilleuse dont le haut de la paupière était chargé, vie qui affluait vers la racine du nez et se perdait sous les yeux avec une sublime gravité.
À cet instant il m’arriva quelque chose : un effroi sans nom. [trait marginal] Il ne vint pas de l’extérieur, mais de quelque part des incommensurables lointains d’un abîme intérieur. Ce fut comme un éclair. La salle telle qu’elle était : rectangulaire, avec des murs blanchis à la chaux et les statues qui se tenaient là, se remplit à l’instant d’une lumière beaucoup plus forte que celle qu’il y avait réellement. Les yeux des statues étaient soudain dirigés sur moi et dans leurs visages s’accomplit un sourire complètement indicible. Cependant le contenu véritable de cet instant était en moi celui-ci : je comprenais ce sourire parce que je savais que je ne voyais pas cela pour la première fois. D’une façon quelconque, dans un monde quelconque, je me suis trouvé devant ces statues, j’ai entretenu quelque commerce avec elles et, depuis, tout en moi a attendu pareil effroi et il m’a fallu provoquer en moi un ébranlement aussi terrible pour que je redevienne ce que je fus. — [trait marginal] Je dis « depuis » et « jadis », mais rien des modalités du temps ne pouvait vibrer dans le ravissement où je m’étais perdu. Il était sans durée et ce dont il était rempli se passait hors du temps. C’était la sensation d’appartenir à la texture de ces statues, de couler quelque part avec elles dans un même flot, c’était un mouvement rythmique inaudible vers un but, mouvement plus fort que la musique et différent d’elle. C’était la sensation d’être tendu intérieurement vers quelque chose, de se mettre en marche. Cela ressemblait à un voyage : des pieds innombrables qui avancent, des cavaliers innombrables, le matin d’un jour solennel, un air virginal, le petit matin (237) avant le soleil — [trait marginal] voilà donc pourquoi arrivait cette grande lumière blafarde dont l’éclair avait traversé la salle et mon cœur — c’était un jour d’espoir et de décision. Quelque part avait lieu une solennité, une bataille, un glorieux sacrifice. Voilà ce que signifiait ce tumulte dans les airs, cette dilatation et contraction de l’espace — voilà ce que signifiait en moi cet élan indicible, cette sociabilité débordante alternant avec la veulerie d’un abattement où passe le souffle de la mort. Car je suis le prêtre qui va accomplir cette cérémonie — je suis aussi la victime, qui est offerte. Tout cela pousse à la décision, se termine par le franchissement, d’un seuil, par In sensation d’avoir abordé, d’être ici — par le fait que je me tiens ici, moi au milieu d’elles. Tout est encore du présent, dans le ruissellement de leurs robes, dans leur sourire initié, mais [trait marginal] voilà que tout cela s’éteint déjà au fond de leurs visages qui se pétrifient. Cela s’éteint et a disparu. Rien ne demeure qu’un abattement caressé du souffle de la mort. Les statues sont autour de moi, cinq. Maintenant seulement, je prends conscience de leur nombre. Étrangères, elles se tiennent devant moi dans la lourdeur de la pierre, les yeux obliques. Grands sont leurs corps. Ils sont construits — comme chez les animaux ou les dieux — de formes excessivement fortes. Leurs visages sont étrangers : des lèvres retroussées, l’arc des yeux proéminent, des joues puissantes, un menton autour duquel coule le flot de la vie. Ces physionomies sont-elles encore humaines ? Rien en elles ne suggère le monde où je respire et me déplace. N’y a-t-il pas dans ces masques au sourire ambigu à la fois un regard aux aguets arrivant de l’autre monde et une menace entièrement relative au moment présent comme d’une atmosphère qui se condense en une masse compacte ? [trait marginal] Ne suis-je pas devant ce qu’il y a de plus étranger dans un monde étranger ? N’est-ce pas ici l’horreur éternelle du chaos dont le regard apparaît dans cinq physionomies virginales ? [trait marginal], Mais, mon dieu, qu’elles sont réelles ! Elles ont une présence sensible à couper le souffle. Édifié comme un temple (238) leur corps se hausse sur des pieds forts et magnifiques. Leur solennité n’a rien de celle de masques. Ce sont des femmes nubiles, des fiancées, des prêtresses. C’est le corps qui donne son sens au visage. Dans leur physionomie il n’y a rien que la rigueur de l’attente, la force choisie et l’élévation de leur race, la connaissance de leur propre rang. Ce qui les fait apparaître figées, c’est le serrement de cœur que donne une auguste cérémonie, elles participent à des choses qui surpassent toute idée ordinaire qu’on peut en avoir.
Qu’elles sont belles ! Leurs corps sont pour moi plus convaincants que mon propre corps. Il y a dans cette matière formée un enseignement plus profond que celui que je n’ai jamais reçu de mes membres. Il y a en elle une intention si forte que j’en suis tendu, moi aussi. Je n’ai jamais vu auparavant quelque chose comme les proportions et la surface de ces corps. L’espace d’un battement de paupières, l’univers ne semblait-il pas s’ouvrir à moi ?
Mais inversement, même alors, tandis que je me parais tellement, si rapidement redevenu prosaïque et en possession de mes esprits — cette matière là devant moi, elle n’est pas redevenue prosaïque. [trait marginal] Si solide qu’elle semble, il y a en elle je ne sais quoi, de liquide, je ne sais quoi qui se consume dans l’attente, elle arrive de quelque part et elle trahit qu’elle veut aller quelque part. Elle est en train d’accomplir un voyage, elle atterrit à cet instant. Veut-elle m’emmener ? D’où viendrait autrement cette intuition d’un départ en voyage en moi également, cette dilatation rythmée de l’atmosphère, ce cheminement d’un pied ferme le long d’un large fleuve inconnu, ce glissement ascendant sur le flanc d’une montagne incurvée jamais vue — d’où viendrait toute cette turbulence mystérieuse, ce tumulte silencieux — qui me menace ou auquel je commande ? Il y a — me dis-je en réponse, infaillible comme quelqu’un qui rêve — il y a dans ces robes le mystère de l’infini. Non seulement cette chose plissée qui ruisselle des épaules jusqu’au-dessous du genou, non toute la surface est vêture et voile toujours en mouve239ment, secret manifeste. Le rideau là-bas qui-flotte doucement, n’est-il pas une partie de moi toujours en mouvement ? N’ai-je pas reçu des membres invisibles que je meus inconsciemment dans un rêve ? Ne les ai-je pas reçus pour soulever le voile avec des mains étrangères à la terre et entrer dans le temple vivant éternel ? — [double trait marginal] Si en moi un sens s’éveillait, qui fût supérieur à tous les sens, s’il pouvait dominer de l’intérieur ! — entendis-je une voix répondre en moi, fluide et décidée comme le bondissement d’une eau qui jaillit, et une nouvelle pensée se pressa avec la précédente. Celui qui serait véritablement à la hauteur de ces statues devrait les approcher autrement que par l’intermédiaire de l’œil, avec à la fois plus de vénération et de hardiesse. Et pourtant son œil devrait le lui commander, contemplant, contemplant, mais ensuite s’affaissant, s’éteignant comme chez celui qui est subjugué. Et cette pensée me souleva comme une grande marée qui, pénétrant chez vous, vous saisit sous les aisselles. Elle me souleva et me porta au-devant des statues tandis qu’elle les soulevait et les portait vers moi.
Mon regard ne s’affaissa pas, mais une forme s’affaissa sur les genoux d’une des prêtresses, quelqu’un reposa, le front sur le pied d’une statue. J’ignorai si je le pensai ou si cela eut lieu. Il existe un sommeil dans la veille [trait marginal] sommeil qui ne dure que quelques respirations et qui possède en lui une plus grande force de métamorphose et s’apparente plus à la mort que le lent et profond sommeil des nuits.
……….
De nouveau je m’avisai de ma propre existence. [trait marginal] Sans aucun doute, me dis-je, je suis ici au pouvoir du présent, plus fortement et d’autre façon qu’il est généralement accordé d’y être. Cette chose qui est ici devant moi, remplissant mon œil, nie dirige quelque part, dans l’infini. Il se peut que ce soit de ces statues que mon âme reçoive sa direction, il se peut que ce soit d’une autre chose, dont elles sont les messagères, et que ce soit en cette qualité qu’elles font cercle autour de moi. (240)
Car il est curieux que je ne les embrasse pas particulièrement dans ma vision comme des êtres présents, mais que je les appelle à moi de quelque part avec un constant étonnement, avec un sentiment de douce inquiétude, comme un souvenir. [trait marginal] En fait j’ai souvenance de ces statues et c’est dans la mesure où je m’abandonne à ce souvenir que je suis capable de m’oublier moi-même. Cet oubli de moi-même est un événement rare et distinct. C’est un dépouillement grandiose qui jette bas dans les ténèbres une partie après l’autre, un voile après l’autre. Il serait voluptueux, si la volupté atteignait des régions aussi hautes. En me débarrassant sans mesure de moi-même, en me dissolvant, je deviens de plus en plus fort. Indestructible, voilà ce que sont celles en face de moi. Il serait impensable de vouloir se presser contre leur surface. Cette surface n’est en effet absolument pas là : elle naît d’une arrivée constante de profondeurs insondables jusqu’à elle. Elles sont là et sont inaccessibles. Ainsi suis-je moi-même. C’est par là que nous communions.
Il y a une chose que je pressens avec la rapidité de l’éclair durant cet instant : où réside le fondement de ma splendeur présente, je méprise le nombre et toutes les distinctions. Cela appartient à ce dont je me suis débarrassé. Je sens que la grandeur plus qu’humaine de ces êtres se dissout à mon contact, se résorbe en néant. Puis que leur multiplicité n’est pour moi rien d’autre que l’unité. Puis je sens cela à la fois — et je sens que cela fait partie d’un seul et même ordre avec les autres phénomènes. De ces voyages qui, il y a peu d’instants, m’étaient offerts, je n’ai plus besoin. À demeure je suis au bord de ce fleuve étrangement large et jamais vu, je me tiens au sommet de cette montagne au versant incurvé. C’est d’elles seulement que j’ai besoin, les porteuses d’éternité, avec lesquelles je me fais moi-même divinité. De leur station debout à cet endroit, du ruissellement de leurs robes, de leurs physionomies qui regardent sans regard d’un œil qui connaît, coule ce seul mot « Éternellement ». En reconnaissant l’hiéroglyphe de leurs visages — car depuis très longtemps leurs (241) visages en sont un seul pour moi et de la tête aux pieds elles sont véritablement figure et j’ignore en les contemplant tout rang d’antériorité et de postériorité — en reconnaissant complètement en un dernier transport les signes qui y sont liés, je sais comme ultime connaissance : je n’ai pas besoin d’elles, moi non plus. Elles me sont seulement nécessaires, comme je le suis pour elles. Elles ne se tiendraient pas devant moi si je ne les aidais pas à s’édifier d’éternité à éternité. Et tandis que je me sens devenir de plus en plus fort et que sous le souffle de ce seul mot : « Éternellement, éternellement ! » je perds de plus en plus de moi-même, vibrant comme la colonne d’air échauffé au-dessus d’un brasier, m’éteignant comme la lampe dans la pleine lumière du jour, je me pose la question : « Si l’inaccessible se nourrit de ce qui est en moi et si l’éternel se bâtit son éternité avec ma personne qu’y a-t-il donc encore entre la divinité et moi ? »
Il est un langage divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct, fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein d’images et visions de splendeur,
C’est le langage de Dieu à ceux qu’il a choisis,
Par lequel l’Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime les desseins de son cœur
Éclaire les rêves ineffables ;
C’est le langage des visions, qui se révèle
Dans une frange de ciel bleu, dans son immensité,
Dans la pureté des printemps d’argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans le frémissement de la moisson dorée, la puissance d’un cèdre majestueux
Dans le battement de l’aile blanche d’une colombe,
Ou l’envergure des ailes d’un aigle,
Dans la beauté du cœur de l’homme ou dans l’éclat de son regard,
Dans la colère de la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit profonde, le silence des étoiles,
Le crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se lève, du soleil qui décline
Dans ce langage, langage suprême, la mare aussi
Me soumet son éternelle énigme.
Là-bas, dissimulée dans l’ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle demeure la prunelle des yeux
Du prince de la forêt aux mystérieux secrets,
Aux infinies méditations.
Octobre 1905 1467.
Pas de comparaisons : le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre épouvante j’ai accepté
L’uniformité des plaines toujours semblable,
Le cercle du ciel devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j’invoquai,
J’attendais de lui messages et dévouement,
Puis je me mis en route et naviguai sur l’arc
Des voyages qui n’ont pas de commencement.
J’irai content où plus de ciel me fut donné,
Et vainement la claire angoisse m’accompagne
Des coteaux jeunes encore de Voronèje
Vers ceux de tous les hommes, ceux radieux de Toscane.
(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.1468.
§
Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,
Tant qu’avec ma compagne-mendiante
Je savoure l’immensité des plaines,
Et la brume, et la faim, et la tempête.
Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul, satisfait et serein,
Ces jours et ces nuits sont bénis […]
(Janvier 1937, Voronèje)1469.
§
Sur la terre vide, rebondissant malgré soi
D’une exquise démarche claudicante,
Elle s’avance, à peine, à peine devançant
Sa rapide compagne, et l’ami d’un an plus âgé.
Elle est portée par la pesante liberté
De l’infirmité qui donne de l’âme,
Et l’on dirait qu’une splendide énigme,
Voudrait en sa démarche s’attarder,
Nous enseignant que ce temps printanier
Est l’aïeule de la pierre tombale,
Et que tout va commencer éternellement.
[…]
Ce qui fut démarche va devenir inaccessible.
Les fleurs sont immortelles. Le ciel est compact.
Et ce qui sera n’est qu’une promesse.
(Mai 37, Voroneje)1470.
« Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie1471 et des paradis artificiels s’évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m’envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière.
Il arrive qu’aux moments de danger mortel l’émotion se trouve anesthésiée et l’appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C’est ce qui m’arrivait. Je reconnus vite que j’avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubrifiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s’ouvrait à l’étage supérieur et à l’entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. À l’étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L’air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.
Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C’était une sorte de poste de manœuvre et d’observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d’appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.
Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d’une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait — détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j’appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu’il fallait constamment actionner pour que la maison ne s’écroulât pas. Je vis bientôt que c’était un travail quasi impossible et c’est alors qu’heureusement apparurent des serviteurs.
VII
C’étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m’observaient et l’un d’eux, dès qu’il m’eut vu faire trois ou quatre fois la même manœuvre, vint me faire signe que désormais il s’en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l’édifice. Délivré de ces tâches, je m’installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d’observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J’appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l’un d’eux s’assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l’ordre.
Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu’à l’étage d’en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite — car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent — et j’avais toutes les peines du monde à remonter.
Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c’est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c’est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j’oserai même espérer y parvenir. C’est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j’irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.
VIII
Enfin ma maison s’était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l’étage intermédiaire, maintenaient l’équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.
Prudemment, j’essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l’escargot, mais grâce à elle, comme l’automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu’à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m’arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c’est souvent de la maison qu’il s’agit et non de moi. Peut-être même qu’en ce moment je ne dis rien et que c’est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.
IX
J’achevai donc de me lever sur mes jambes, je m’étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c’était une assez bonne image de moi-même.
Je m’habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau — l’humanité à part ! — Chaque chose à chaque instant accomplissait l’action nécessaire, sans discuter. L’unique unique sans s’altérer se niait indéfiniment en infinités d’unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme — mais ici, cela n’allait plus tout seul, et l’homme regardait tout cela de l’air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose — à part l’humanité — décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu’à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l’infusoire à l’éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n’eût été l’humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu’elle faisait sur l’univers.
X
Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n’était pas si vieux que cela, et Totochabo n’était pas son vrai nom (c’était un sobriquet chipéway), c’était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu’un ancien mécanisme m’avait amené devant le café qu’il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.
Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit
-- Vous n’avez pas l’air encore bien remis de votre beuverie.
-- Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.
Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j’étais tellement ivre qu’on m’avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu’on m’avait laissé là en pensant qu’après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.
Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :
-- Et c’est ainsi que j’ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d’aller se pendre ? Il rit et dit :
-- Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose. N’est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon — et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j’ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils n’ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?
XI
Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l’homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu’elle ne tient pas debout. L’état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l’homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.
Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n’avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :
-- Qu’un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d’insectes pondre, même sans fécondation, des œufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l’homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n’arrive jamais à l’état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s’est accommodé de son état embryonnaire et n’a pas plus que l’homme le désir d’en sortir. C’est la larve d’une espèce de salamandre que l’on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d’après un mot du pays, axolotl. On n’était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu’au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l’intervention de la curiosité touche-à-tout de l’homme, dite science naturelle, n’aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l’état adulte.
« La différence entre l’axolotl et l’homme, c’est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu’elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu’il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l’axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.
“Quant à l’enseignement, s’il n’est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d’ailleurs, que les vieilles larves d’axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.
‘Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l’envers, peut-être conviendrait-il alors d’aller se pendre, mais alors, par les pieds ?’
XII
Comme il disait ces dernières paroles, d’autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :
— Vous prétendez que nous marchons fur la tête et voyons tout à l’envers ? De quel droit ? Quel est votre critérium de l’endroit et de l’envers ? Répondez-nous, mais cette fois, sur un exemple concret, et pas avec des comparaisons et des analogies vagues ! [sic]
Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :
DRAME DE LA JALOUSIE/‘JE L’AIMAIS TROP’, DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L’AI TUÉE”.
puis cet autre :
AYANT TUÉ SON AMANT A COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS
Cela suffira, dit-il pour l’exemple que j’ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l’appelons “amour”. Et à l’opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l’amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que “l’eau et le feu” ; c’est pour nous l’image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l’un n’existe que par l’autre. Sans le feu, l’eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l’eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l’eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l’eau ; et jamais nous n’avons la perception d’ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l’un par l’autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s’élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire “ennemis comme l’eau et le feu” et à appeler “amour” les suicides â deux et les meurtres passionnels.
“C’est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l’envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j’ai dans la puissance de l’homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j’entends qu’ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d’escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j’ai plusieurs choses urgentes à faire.”
Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre. »
Paralysé depuis la Grande guerre.
Ma mort n’est pas la mort. Elle est la mort de tout ce que j’ai vécu sans l’aimer. La mort des choses pour quoi je n’aurais pas su mourir.
Je suis le frère d’un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m’arrête, il commencera à courir quand je m’endormirai, il battra des ailes quand on nous aura, lui et moi, oubliés1472.
§
Le moi n’est que le négatif de l’unité vivante, la soif de l’indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n’ayant eu de joie qu’à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d’une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. ... Sauver son âme, ce n’est pas se sauver, mais s’abjurer. 161473.
Dans « Le Livre Mystique », il dit :... Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d’elle ; atteindre à ce lyrisme d’avant l’erreur qui n’a que faire de la vérité. 26
Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100
Je ne mériterai pas de m’appeler poète, tant que je n’aurai pas compris c’est-à-dire devancé mon époque. Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m’a fallu scruter leurs passions pour connaître qu’ils le sont naturellement et que c’est à force d’être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu’ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, oû tout homme au fond de sa joie, n’avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu’elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n’en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d’un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l’attente de ce bien-être alors qu’il se croyait plus enfoncé que jamais dans l’entreprise de sauver son cœur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).
Pendant l’occupation sa chambre devient l’asile des Juifs persécutés. Benda, d’abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l’admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre j’avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des mort-nés. Il avait fallu le mal qu’on me faisait pour m’apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».
En 1942 Simone Weil qui se rend à l’abbaye d’En Calcat pour assister aux offices de la Semaine sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu’on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l’on a vécue. On n’est soi que dans son cœur, on n’aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n’est heureux que par la façon que l’on a d’être l’être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n’étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu’à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d’aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s’évanouissant la forme qu’on prête à la vie pour n’en laisser subsister que l’instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j’ai senti alors que tout ce qui en moi n’était pas s’évanouissait ; et il ne restait qu’une sensation au bas de laquelle j’étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l’instant d’après, tout entier. Mon capitaine m’a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n’était pas feinte : Il pleurait ; et je n’ai compris qu’à ce moment-là combien cet homme m’aimait : « Bousquet, m’a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » — « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n’a aucune espèce d’importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ; et s’il était content de m’avoir eu sous ses ordres. Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m’emportait. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. 115 1474.
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m’empêcher de lire ce qui paraît ni d’approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C’est perdre mon temps, chaque jour m’en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j’ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon cœur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c’est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m’a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n’ai même pas assez d’air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j’ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n’importe qui. Mais prendre la taille d’un homme, ce n’est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m’égalerai à moi-même que dans l’imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c’est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n’existe que par l’assentiment des autres. Mon être est dans l’acte de foi qu’on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l’extrême, c’est vrai. Des doctrines mineures aident l’homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l’à-coup de la naissance, comment l’ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n’est pas qu’il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait qu’il n’a qu’à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c’est en sentir en nous le défaut et il n’y a pas de plus douloureuse expérience parce qu’elle inaugure l’explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l’homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre cœur. Nous nous réfugions dans l’image de l’homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l’homme comme une odeur, l’enfume et l’asphyxie.
Ni la mémoire ni l’imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s’incline au témoignage d’un souvenir plus complet. De même, l’imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n’être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l’être, mais il lui semble que l’existence est son ombre. 143
Ma première expérience majeure – radicale et submergeante, bien qu’elle ne fut, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète – est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms…1475
Dans l’unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C’est l’heure de veiller avec mon ignorance
Sous l’unique et pure étoile de la Foi
C’est l’heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J’ignore ce qu’Il opère
Ce qu’Il me donne, ce qu’Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu’Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m’est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C’est l’heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu’au jour où Dieu dira à l’âme
D’entrer en soi-même et en Lui.1476.
Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens, mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. 1478.
O nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.
Quand nous sommes groupés par d’immobiles lampes
Dans l’altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.
Non ! tu n’es pas la mort, tu es l’obscure attente,
Tu n’es pas la noirceur, les étoiles t’aimantent.
Humaine, notre sœur fluide aux alentours,
Tu colores en nous les veines où tu cours,
Nos vœux montent le long de tes souples vertèbres
Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.
Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,
Dans tes prolongements cherche à se ressaisir.
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse, Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée, elle n’est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
« ATTENTE
J’ai vécu sans le savoir
Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
Les ans ont fui sous mes yeux
Comme à tire d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
Fuient les hirondelles...
Mais voici que j’ai soudain
Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose.
Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage. »1479.
« Qui a vu tout se vider, sait presque de quoi tout se remplit
Avant de parcourir mon chemin j’étais mon chemin
Beaucoup de ce que j’ai cessé de faire en moi continue, seul, de se faire en moi.
Dormant, je rêve ce qu’éveillé je rêve.
Et mon rêve est continu.
Et sans cette répétition éternelle de tout, soi-même de soi-même, à chaque instant, tout durerait un instant. L’éternité même durerait un instant.
Une chose, tant qu’elle n’est toute, est bruit, et toute, est silence.
Ma pesanteur vient des gouffres.
Ne parle de sa parle propre que la blessure.
Une aile n’est ni ciel ni terre.
L’homme est de l’air dans l’air et pour être un point dans l’air il lui faut tomber.1480
« À LA NATURE1481
Nature qui ne fais aucune différence entre les êtres et pour qui le jour et la nuit sont équivalents.
Délivre-moi du mal, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose soit à éviter et par conséquent de la peur et du scrupule ; délivre-moi du bien, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose puisse être désiré, et par conséquent de l’envie, de la jalousie, de la cupidité et de l’orgueil.
Donne-moi la liberté du vent.
L’EXPÉRIENCE DU VIDE
Quel âge avais-je ? Six ou sept ans je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ç’a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine [...] Dans ce trou béant, tout absolument tout risquait de s’engloutir. [...] Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une apathie sereine — l’état du dormeur éveillé. In « les îles »
LE CHAT MOULOUD
Il succombait à une loi d’amour universelle qui s’exerce sur nous bien rarement et qui s’était emparée de son être, l’avait modelé et pétrie. Autrefois le soleil pouvait lui sembler cuisant ou la nuit glacée. Désormais il n’était pas un endroit du monde qu’il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.
Psaume XLVII
1. Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu’il en est indigne, — et qu’elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s’étonnera qu’elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en dessous de son ambition.
12. Il n’aura plus aucun scrupule de cette place d’amour, — parce qu’il saura qu’on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d’autres âmes entrent dans l’amitié de Dieu.
14. Pour qu’elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c’est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu1482.
Claude Vigée, Un entretien, Études, juin 1992, 799-807.
[…]
Pour être franc et décrire exactement ce qui se passe là, il faut dire que c’est une espèce de mouvement des jambes à l’intérieur de soi-même. Ça prête à rire, mais c’est un vrai mouvement du corps. C’est comme si l’âme incarnée intérieure — qui a des bras et des jambes, puisqu’elle est incarnée (c’est l’âme personnelle, la même chose que notre corps, mais vécu de l’intérieur) — marchait à l’intérieur d’elle-même vers un lieu dont elle est issue, dont elle est sortie. Celui du parfait repos, de la toute confiance.
On appelle cela la Foi, en français. Malheureusement ce mot est devenu un terme ambigu, galvaudé. Il signifie le plus souvent le fait de croire en quelque chose qui n’est pas vrai, qui n’est rien. Alors qu’il ne s’agit pas de croire en, mais d’arriver à, de faire confiance à un domaine en soi-même qui est avant soi-même, mais vers lequel on marche, physiquement avec ses jambes et son corps, mais à l’intérieur de soi.
[…]
Au milieu du jour du Yom Kippour, il y a le Moussaf, l’office « ajouté » à l’ordinaire de tous les jours, où l’on rejoue la cérémonie centrale du Yom Kippour au Temple de Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans le Talmud et en partie dans la Torah.
C’est une prosternation totale. D’abord une descente à genoux, puis la tête par terre et si possible allongé. Quatre fois. Le chantre chante le texte talmudique qui décrit tout ce que faisait le grand-prêtre au moment d’entrer dans le Saint des Saints, une fois par an. Le grand-prêtre, le Kohen gadol, appelait le Nom de Dieu, le tétragramme YHWH, à haute voix. Tout le peuple entendait cela dehors, prosterné. C’était l’instant où le Nom intérieur, secret, le YHWH qu’on ne sait pas prononcer aujourd’hui, était clamé, par le grand-prêtre seul. Voilà ce qui est revécu le jour du Yom Kippour. C’est tout à fait bouleversant pour qui comprend cela : tout un peuple, les orgueilleux, les humbles, les riches, les pauvres, les jeunes gens, les vieillards qui vont bientôt mourir, les pères de famille bedonnants et grisonnants, les femmes aussi, tous les âges, les enfants... tout ce monde par terre dans un anéantissement de soi qui est une élévation, puisque tout à coup le Nom, c’est-à-dire l’être secret qui désigne le passage vivant de Dieu dans l’histoire d’Israël, est évoqué. On partage pour un instant, quatre fois de suite, puisqu’il y a quatre prosternations, le passage de Dieu.
C’est pour moi une expérience très semblable à celle de la poésie. Elle m’arrache des larmes sans raison. Des larmes absurdes, d’exultation et de crainte, au sens de la crainte de Dieu, c’est-à-dire de la proximité de la Vie, de ce qui est en nous, au profond de nous-mêmes. Car tout cela se passe en nous, dans l’âme humaine qui tout d’un coup devient un espace secret et ouvert, un réceptacle.
Mon expérience de la poésie est venue à partir de choses pareilles. Mozart m’y a amené, parce que j’étais né dans une famille très détachée du judaïsme, ignorante. Ensuite a eu lieu la catastrophe, la guerre, la Shoah, la destruction de presque tout le peuple juif en Europe. Dans ma famille, six personnes sur sept ont été massacrées. Durant toute ma vie, je n’ai résisté intérieurement à toutes ces horreurs que parce que j’avais eu des expériences du genre de celle dont je viens de vous parler, qui sont celles d’une montée et d’une récession vers le domaine le plus secret, qui n’est pas celui de mon être, mais dont mon être est issu et vers lequel je parviens parfois à me tourner pour écouter et recevoir. Ensuite, il faut donner ce qu’on a reçu, cette joie, ce rayonnement, cette force, ce flux, au sens magnétique ou électrique. Il n’y a pas d’image exacte pour dire cela. C’est une gloire, en hébreu on utilisé le mot kavod, quelque chose qui à la fois pèse et rayonne. Un poids intérieur et effulgent.
Voilà ce qu’il faut rendre, car on n’a pas le droit de le garder pour soi. Et comment le rendre ? Par la façon dont on vit et dont on parle. Parler, c’est donner, c’est diriger vers l’autre ce qu’on a reçu.
[…]
-- Comment se fait-il alors qu’on écoute si peu les poètes ? pourquoi sont-ils si difficiles d’accès ?
– Cette difficulté s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de la littérature et de la poésie. Au cours des deux derniers siècles, le mouvement de la langue a été celui d’un dessèchement et d’un arrachement aux expériences que je viens d’évoquer. Une espèce de brutalisation et d’arrachement à la source humaine transcendantale — humaine... mais transcendantale — dont les arts sont issus. Alors l’écran, l’occultation du flux originaire produit un art inhumain et un langage mort, insignifiant.
On appelle cela l’absurde, de nos jours. La poésie en souffre énormément.
« Du chaos naissent les Milieux et les Rythmes. C’est l’affaire des cosmogonies très anciennes. Le chaos n’est pas sans composantes directionnelles, qui sont ses propres extases. Nous avons vu dans une autre occasion comment toutes sortes de milieux glissaient les uns par rapport aux autres, les uns sur les autres, chacun défini par une composante. Chaque milieu est vibratoire, c’est-à-dire un bloc d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante. Ainsi le vivant a un milieu extérieur qui renvoie aux matériaux ; un milieu intérieur, aux éléments composants et substances composés ; un milieu intermédiaire, aux membranes et limites ; un milieu annexé, aux sources d’énergie, et aux perceptions-actions. Chaque milieu est codé, un code se définissant par la répétition périodique ; mais chaque code est en état perpétuel de transcodage ou de transduction. Le transcodage ou transduction, c’est la manière dont un milieu sert de base à un autre, ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. Justement la notion de milieu n’est pas unitaire : ce n’est pas seulement le vivant qui passe constamment d’un milieu à un autre, ce sont les milieux qui passent l’un dans l’autre, essentiellement communiquants. Les milieux sont ouverts dans le chaos, qui les menace d’épuisement ou d’intrusion. Mais la riposte des milieux au chaos, c’est le rythme. Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’est l’entre-deux, entre deux milieux, rythme-chaos ou chaosmos : “Entre la nuit et le jour, entre ce qui est construit et ce qui pousse naturellement, entre les mutations de l’inorganique à l’organique, de la plante à l’animal, de l’animal à l’espèce humaine, sans que cette série soit une progression…” C’est dans cet entre-deux que le chaos devient rythme, non pas nécessairement, mais a une chance de le devenir. Le chaos n’est pas le contraire du rythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. Il y a rythme dès qu’il y a passage transcodé d’un milieu à un autre, communication de milieux, coordination d’espaces-temps hétérogènes. Le tarissement, la mort, l’intrusion prennent des rythmes. »
Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation :
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis ;
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.
Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.
Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.
Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?
Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
Elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.
« Il suffit d’un geste1485.
Atmosphère, ambiance, climat, milieu, ces mots disent ou tentent de dire quelque chose qui influe sur notre existence toute entière. Alors que le premier mode de perception se traduit par la discontinuité et la partialité, ce second mode de perception, que l’on peut nommer perceptude, est marqué par la continuité et la prise en compte de tous nos liens avec le monde. La perceptude ne peut être circonscrite et mise à distance. Elle est l’aire où nous ne sommes plus des observateurs fixes faisant face à des objets ; elle est le territoire dont nous participons pour en devenir une part insécable.
« Ce second mode de perception auquel le plus souvent nous ne prêtons pas attention est en fait premier. C’est sur la plage de la perceptude, à la fois finie et sans limites, que va se découper la perception discontinue et partielle. Nous considérons la perception comme évidente et première alors qu’elle est toujours une élaboration seconde (...)
« Il est caractéristique de la perceptude que le percevant ne choisit pas, qu’il ne privilégie pas tel ou tel élément, qu’il ne met pas à part tel ou tel trait ; il est contraint de tout prendre, de tout recevoir, de tenir compte à la fois de tout ce qui lui arrive et de trouver peu à peu dans cet ensemble son rôle et sa fonction. Les différenciations ne seront établies que plus tard. »
« L’état d’hypnose tel que je le comprends ne serait rien d’autre que la perceptude. Elle est à la fois ce qui est toujours présent à nos vies et toujours supposé pour que nous puissions appréhender quelque chose du monde environnant. C’est ce que disent à leur manière les praticiens de l’hypnose : il existe une hypnose quotidienne qu’il n’est nul besoin de nommer hypnose, car le moindre geste, celui de la marche, de la lecture ou de l’écriture, pour être accompli avec aisance, suppose l’absorption et l’oubli. Et d’autre part tout humain est hypnotisable, c’est-à-dire qu’il peut avoir accès au fondement, il peut se rendre d’où il vient. La perceptude est là en effet sous-jacente à toute perception, mais par ailleurs les hypnotiseurs prétendent la faire passer au premier plan et en proposent l’expérience. Donc la mettre à la lumière du jour, alors qu’elle agit dans la lumière de la nuit. En d’autres termes, l’état hypnotique est partout et il s’agirait de le faire apparaître quelque part. Étrange procédure parce qu’elle aboutirait alors à l’apparition d’un fond sans la figure ou d’un contexte qui aurait perdu son texte. »
[…]
Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié, Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin. »
(83) « Le Vieil Homme Jaune éclata de rire et dit : “Subtil ! Profond ! Pratique la méditation ! C’est ainsi que l’on peut monter dans le ciel en plein jour” ! »
(Tchen jen nei tchouan, Biographie de l’homme réalisé)
149 VOL PACIFIQUE — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 150
… s’est abattu lundi soir sur la côte Est, à Taitung, avec des vents atteignant 160 km/heure. Il a traversé la Chaîne Centrale pour se diriger ensuite vers le détroit de Taiwan au cours des premières heures de mardi matin. »
Mais le calme était revenu, le Pacifique était re-pacifié.
Le Grand Matin.
Un vent frais soufflait sur l’océan.
Je repensai à Lafcadio Hearn, à ce passage de « la Mer du Japon » :
« La route blanche suit les ondulations d’une ligne de falaises basses — le littoral de la mer du Japon. Sur la gauche, par-delà tantôt une étroite bande de terre caillouteuse, tantôt une barre de dunes, ses eaux bleues frémissent, vastes et amples, jusqu’au pâle horizon derrière lequel s’étend la Corée, sous le même soleil incandescent. Parfois, à travers de brusques trouées dans la falaise, on aperçoit par éclairs le bouillonnement des vagues... »
Brusques trouées... éclairs.
C’était Lafcadio à ses meilleurs moments. C’était le Japon.
C’était les gorges de Taroko.
Brusques trouées... éclairs.
[trait en marge]
L’océan Pacifique était une immense trouée béante sillonnée d’éclairs.
Une trouée entre les civilisations, comme ces autres trouées, ces vides entre les pensées.
Pensée et civilisation. Et puis les trouées où quelque chose d’autre se passe. Pas simplement le contraire (150) de la pensée et de la civilisation. Non, car le contraire reste encore dans la même logique.
Il y a autre chose.
Un autre espace mental.
Prolégomènes à la culture pacifique...
Entrer dans le courant, pénétrer jusqu’au blanc.
Çunyata.
Çunyata et soleil.
Solitude solaire... [ fin du trait]
À Taitung, on fait une escale de vingt minutes. Dans
le silence tropical, seul le bruissement des journaux
servant d’éventails. Puis un saut par-dessus la pointe
sud de l’île, et c’est Kaohsiung.
157 LE PAYS QUI N’EXISTE PAS — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 158
[…] Revenons à notre Voyage dans la Chine ancienne. Nous avions interrompu notre lecture à l’endroit où il était question de « lieux où règne le chaos et où tout flotte dans une vague immensité insondable » et d’un « pays qui n’existe pas ». L’errance fantastique du Voyage aboutit au territoire dans lequel s’étend le pays qui n’existe pas. Ce pays est l’équivalent de la « perle noire » de l’allégorie.
C’est cela que j’appelle le « monde blanc ».
Bien des noms.
Une réalité.
Par-delà les noms et les formes.
Mon être le plus profond vit dans un pays qui n’existe pas — mais qui est plus vivant que toutes les nations, toutes les institutions, toutes les formes constituées.
Et ce « pays » peut se rencontrer partout et n’importe où.
Si bien que je suis virtuellement « chez moi » partout et toujours.
Quand j’étais enfant, je voulais devenir « correspondant étranger ». J’ai maintenant réalisé cette ambition dix mille milles au-delà de mes espérances. Je suis le correspondant d’un pays qui n’existe pas, mais auquel on ne peut guère accéder que par une existence totalement explorée.
Vous y êtes ? Bon, alors maintenant je peux m’endormir tranquille.
[…]
[annoté « souffle »]
1.Hegel et Tchang San-fong
Hegel, si je m’en souviens bien, recommandait comme première tâche « importante » au réveil (il concédait, je présume, qu’on chie un petit coup auparavant en toute bonne conscience) de lire les journaux du matin — afin de se mettre à l’unisson avec les événements mondiaux et dans un état d’esprit politiquement réaliste. Cela me semble la pire des aliénations. Au réveil historique de Herr Hegel, je préfère de loin l’attitude de l’Immortel Endormi de Tchang San-fong
Endormi sur un oreiller de pierre
Oublieux du calendrier, des saisons
Quand le ki descendra dans l’abdomen
La nature spirituelle sera réalisée.
Le ki monte à la cavité mystérieuse
Chaque souffle, inspiration, expiration, naturel et aisé
Ni confondu ni séparé.
Homme paisible, je semble paresseux, endormi tout le jour
Mais je dors sans dormir
Je pratique le vrai Tch'an...
(12) En fait, dans l’esprit humain, le processus de rationalisation n’a pas entraîné un dépassement de la conscience mythique, mais n’a fait que la réprimer. Cela explique que cette conscience mythique (pareille en ceci à tant d’autres caractéristiques mentales que la civilisation a réduites à l’état d’impulsions souterraines), refasse surface sous des formes dégradées et déformées. La vie moderne grouille de ces manifestations dégradées de la conscience mythique — il suffit de penser à l’intérêt passionné que suscitent les horoscopes, au fanatisme désespéré qui pousse les gens à adopter toutes sortes de religions plus ou moins absurdes, au caractère fortement irrationnel de l’activité politique.
Proposer un mythe, c’est-à-dire un complexe d’images que sous-tend une conception de la vie, c’est encourager, avant tout, le développement de l’esprit humain en tant que totalité, et le développement d’une forme de vie qui y corresponde, sur le plan personnel comme sur le plan social. C’est ranimer le sens d’une humanité harmonieusement développée. Il ne semble pas utile de montrer avec insistance combien l’humanité moderne est éloignée de cette harmonie. La seule solution, la conclusion « logique » dans la situation actuelle, en suivant les directions majeures de la pensée contemporaine (c’est à dessein que j’emploie ici le terme de « direction » — car un développement harmonieux serait évoqué plutôt par un étoilement, une constellation) consiste à amputer totalement l’humanité de ses facultés, et à faire de l’homme un être « unidimensionnel », le mot « homme » en l’occurrence n’étant plus qu’un euphémisme. Ainsi, il fonctionnera de façon plus efficace dans la machine — et qui d’autre qu’un illuminé pourrait nier que c’est la machine qui compte et que le bonheur humain dépend de l’adaptation totale de l’homme à la machine ? En ce sens, le poète est un illuminé.
[trait marginal]
Le désir d’un monde sans faille, la nostalgie de l’unité et d’une expérience unificatrice, paraissent inévitablement aberrantes dans une civilisation qui, tout en satisfaisant de nombreux désirs (qu’elle a pour la plupart créés de toutes pièces au préalable), laisse insatisfait le seul besoin fondamental dont, plus que n’importe qui, les poètes ont conscience. C’est l’expression de ce besoin qui court comme un filet blanc à travers la poésie moderne, comme un courant plus rapide, plus impétueux, dans le flot enflé et banal de la littérature.
4
Hölderlin, cette figure toujours exemplaire, connaissait ce désir comme en témoigne sa nostalgie (13) de la Grèce, cette Grèce que son ami Hegel décrivait comme « un monde immaculé, qu’aucune scission n’est venue corrompre » :
Et quand ton âme jaillit
De nostalgie vers d’autres temps
Tu restes seul sur la berge froide
Près de tes compagnons, sans les voir...
et il paya le désir qu’il avait de ce monde, et la volonté de pénétrer ses secrets, de son isolement et de son aliénation.
Whitman le connaissait, ce désir. Ce que Hart Crane devait appeler la « psychose américaine », illustrée de façon exemplaire par Whitman, c’est le désir de ce même monde blanc — désir qui, déchiré entre son élan propre et la force d’inertie de la société telle qu’elle est, peut devenir pathologique. La « psychose américaine », qui est le désir de la blancheur et du monde blanc, peut se rencontrer partout dans la littérature américaine, là où celui-ci est le plus intense.
Si Walt Whitman le connaissait (parfois masqué sous un chauvinisme plus superficiel de la bannière étoilée), Melville le connaissait aussi, et chez lui rien ne venait le masquer, ce qui explique le caractère plus fou de son œuvre :
... une baleine blanche. Ôtez les écailles de vos yeux (15) pour la voir, hommes, ayez l’œil, cherchez l’eau blanche ; si vous voyez ne serait-ce qu’une bulle, criez !
Hart Crane aussi
Combien d’aurores, froides de son repos d’où naissent des ondes,
Les ailes de la mouette plongeront-elles, son corps pivot du vol
Répandant des cercles blancs de tumulte...
William Carlos Williams aussi :
... ce qu’il y a de difficile de réaliser, c’est que le coup doit pénétrer jusqu’au blanc, au moins en un endroit.
et puis Jackson Pollock (il suffit de voir la masse blanche confuse de la « mappa mundi »), et Robert Duncan aussi, parfois :
Blanc, blanc blanc comme
une frontière s’avançant dans la mort
c’est ça notre vie, c’est ça l’amour
ligne après ligne
déferlant dans l’éclat...
Le désir du monde blanc n’est pas exclusivement américain. Nous le rencontrons également à l’autre pôle du monde moderne, en Russie, où son représentant le plus frappant est Dostoïevski, dominant de haut les vasières moralisantes du Jdanovisme qui devait suivre. (16)
La Russie de Dostoïevski, terre de saints et de prophètes, c’est aussi le désir et la quête du monde blanc.
Raskolnikov, Rogoshin, Dimitri — au milieu du tourbillon des sentiments et des complexités de l’âme, harcelés par une meute de questions sans réponse définitive, cherchant à traverser les couches sociales et individuelles de l’humanité pour approcher une vérité nue et élémentale, un état élémental d’extase, ce que Stefan Zweig, dans son essai sur Dostoïevski, appelle « la sensation incandescente » (weissglühende Empfindung), et qu’il dit être l’élément lyrique des romans, leur véritable raison d’être.
5
Ayant ainsi indiqué très brièvement la présence de ce désir du monde blanc dans le monde moderne, essayons maintenant d’examiner de plus près l’expérience même de ce monde. Car, avant d’être une idée (riche de prolongements possibles), et un mythe (contenant virtuellement_ un programme de vie), [trait marginal] c’est bien une expérience, centrée sur le corps — une expérience psychophysiologique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. Pour l’auteur de cet essai, c’est là l’expérience poétique essentielle, sans laquelle il n’y a pas de poésie véritable.
(17) Dans ce contexte, il faut citer l’ouvrage de Robert Graves The White Goddess (La Déesse blanche) qui se présente comme une exploration du thème essentiel de toute poésie.
Pour Graves, la vraie poésie est une poésie dédiée à la muse, qui suppose le culte et la vénération de la Déesse blanche. Tout en reconnaissant cette Déesse blanche, il y a pour nous quelque chose au-delà de la poésie dédiée à la muse, au-delà de la poésie de la Déesse blanche, et dont l’absence entraîne la dégénérescence de cette poésie elle-même, et c’est la poésie du monde blanc. Au-delà de la Déesse, il y a le monde.
L’amour conçoit Dieu comme étant doux, écrit Maître Eckhart, mais l’intelligence va plus profond et conçoit Dieu comme pur étant.
Comment décrire l’expérience du monde blanc, et de la condition de l’être à quoi elle donne accès ? Le monde, c’est, avant tout, la terre.
Si le processus de rationalisation a signifié que l’homme moderne s’est trouvé coupé de la conscience mythique, en ce qui concerne la vie de son corps, cela a signifié qu’il s’est trouvé coupé de la terre.
La réalité incandescente du sein maternel de la terre, écrit Georges Bataille, ne peut être atteinte ni possédée par ceux qui n’en prennent pas conscience. C’est cette incapacité à reconnaître la terre, ce dédain (18) où ils tiennent l’étoile sur laquelle ils vivent, l’ignorance de la nature de ses richesses, c’est-à-dire de l’incandescence que cette étoile renferme en elle, qui a mis l’existence de l’homme à la merci des marchandises qu’il produit, et dont la plus grande partie est consacrée à la mort.
[trait marginal]
Il faut remarquer que cette expérience de la terre est expérience de l’incandescence (la blancheur) de la terre ; et elle est plus fondamentale que tout naturisme ou culte de la nature.
C’est cette forme d’expérience de la terre, extrêmement difficile, sinon impossible, à se représenter pour l’homme moderne (qui est tout juste capable d’accepter une certaine dose de naturalisme — sous forme de jardins, de parcs, de réserves), qu’Artaud rapporte dans la description qu’il donne des Tarahumaras :
Ils ont la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature
et il ajoute cette recommandation concernant la vie que nous menons maintenant :
La vie doit être vécue de nouveau métaphysiquement, et cette attitude exigeante, qui répugne aux hommes d’aujourd’hui, est l’attitude de toutes les races pures.
L’expérience de la terre, qui inaugure la connaissance (19)
du monde blanc, est à la fois physique et métaphysique.
Voyons d’abord son aspect le plus physique :
Les attributs des poètes du cosmos, écrit Whitman, sont concentrés dans le corps physique, et dans la jouissance des choses.
Le corps physique, c’est-à-dire, pour exprimer ceci en termes plus fondamentaux, la chair érotique — car l’expérience en question est, profondément, une expérience sexuelle.
Ce qui deviendra plus tard la notion, l’intuition, la philosophie, le mythe du monde blanc — dont de vagues prémonitions peuvent naître dans l’expérience initiale — est concentré essentiellement dans la chair érotique au contact des choses et des éléments : les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseaux, les seins d’une fille...
[trait marginal]
Être au centre de l’univers, percevant les phénomènes aussi profondément que possible, visant un infini réseau de relations, une expérience aigüe de la beauté de toute chose, une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
8 (162)1488
« La grotte dans la grande montagne est profonde. Là se brise le monde entier.
Celui qui connaît le joyau de l’esprit qui brille dans l’Inné, connaît la Voie. Qui d’autre, parmi tous les bavards ?
Celui qui a apaisé son esprit par la fusion dans l’Inné, atteint dès lors la présence souveraine.
À qui a compris cela, il ne reste plus rien à comprendre.
Si vous pouvez retenir le souffle prisonnier et dans l’obscurité faire de l’esprit une lampe, vous touchez l’Ultime.
C’est la plus parfaite des montagnes, le lieu de la plus grande joie.
Quand la terre est contenue tout entière dans le corps, le mot et l’esprit voyagent loin.
Ainsi du sel qui se dissout dans l’eau, ainsi de l’esprit qui prend femme. »
9
Si je dis que ce que j’essaie d’écrire ici, maladroitement peut-être, se situe dans le champ métaphysique (mais pas au sens où l’entendent les philosophes), si je vais même jusqu’à dire que cette rencontre était d’ordre métaphysique, les porcs — et je ne leur en veux pas — en feront des gorges chaudes. Eux qui piétinent la physique subtile de la vie, ne risquent guère d’en saisir la méta-physique. Ruysbroeck évoque « la rencontre essentielle avec Dieu (163) dans la nudité de l’être ». C’est cela que j’essaye de dire, l’ascension purement physique dans le métaphysique, au-delà des liens personnels — quoique, en ce qui me concerne, je ne parlerais jamais de Dieu. Mon `monde n’a rien à voir avec Dieu. Autrefois, le monde était plein de Dieu, maintenant il est plein de l’Homme, et je ne me sens chez moi ni dans l’un ni dans l’autre. Tous deux sont bruyants, pesants, encombrants.
À moi le libre jeu du vide et de la plénitude, et la vérité qui est la vague pure, née de ce libre jeu forme précaire, vide lumineux, puissance qui n’a pas besoin d’exercer un pouvoir...
La vérité, dit Hegel quelque part (autrefois je dévorais les ouvrages philosophiques...), est un délire où se dissout chacun des protagonistes (« la femme veut devenir écume », avait-elle dit), mais qui, cette dissolution achevée, est lui-même simple et transparent.
Simple, transparent.
Presque rien.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
3 (178)
Ne pas savoir où l’on est, qui l’on est, afin de pénétrer, sans identité, l’espace indéterminé, et laisser venir les images essentielles. Assis là, tournant entre mes doigts un morceau de corail rouge ramassé sur une plage à quelques kilomètres d’ici. Seul, avec des visions fugitives de phoque gris, de héron, de coton des marais dans le vent. Dehors, dans la grisaille, si l’on écoute attentivement, on perçoit, en plus du cri du courlis, le glapissement de la gambette et le sempiternel ka-gaya-ka de la mouette. Savoir s’abîmer dans cette solitude.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
16 (191)
Voyager vers le nord, c’est voyager au centre de soi-même. Je suppose qu’il en est de même pour le sud, l’est ou l’ouest (n’importe quelle « direction pure », si l’on peut dire), mais il me semble bien que le nord, avec l’est peut-être, est privilégié. Lorsqu’on (192) s’avance vers le nord, le paysage se dénude, les points d’intérêt se raréfient. Le moi éclate. Ce silence gris-bleu parmi les joncs d’un ruisseau — un héron ! Le vent racle les sables et une mouette grise s’acharne contre lui. De petits lochs noirs pleins de nénuphars. Le moi éclate et se perd dans une jouissance extatique. Quand on approche de l’extrémité, il n’y a presque plus rien. Là-haut, la pluie a cessé, c’était à Kyle of Tongue :
Un cri d’oiseau
m’a vidé le crâne
des meules de foin
s’alignaient dans les champs
un bateau de pêche
se balançait à l’ancre —
â Kyle of Tongue
par une matinée bleue.
(fuzeshin, fuzebutsu, fuzemotsu1489).
DÉRIVES — DÉLIRE INSULAIRE
5 (196)
Ici on appelle cette île (probablement à cause de son soubassement calcaire) l’île blanche. Elle me plaît pour cette raison, et aussi parce que c’est un lieu salin, où le sel se concentre.
La recherche d’un lieu de concentration, voilà le but de toute ces errances, de tous ces écrits ; voyager et écrire formant un processus indivisible, car je ne fais pas grand cas d’une pensée d’où le corps est absent.
La recherche d’un lieu essentiel... Le lieu, c’est là où je m’espace, c’est cet espacement même.
6
Oui, ce que je vois au fond de moi, c’est une énergie (qui ne sait trop que faire d’elle-même, et [197] préfère peut-être rester une énergie pure, indéterminée) effectuant des figures insensées au centre d’un espace ouvert.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
2 (201)
Réflexions en rond dans une cabine de trois mètres carrés :
« Au début Lie Tsou aimait beaucoup voyager. L’adepte Hou-teh'iou Tsou « lui dit : « On me dit que vous aimez voyager. Qu’aimez-vous donc dans les voyages ? » « Pour moi », dit Lie Tsou, « le plaisir du voyage réside dans l’appréciation de la variété. Lorsqu’ils voyagent, la plupart des gens ne font que contempler ce qu’ils ont devant les yeux. Moi, quand je voyage, je contemple le processus du changement. » — « Je me demande », dit Hou-tch'iou Tsou, « si votre manière de voyager ne ressemble pas beaucoup à celle des autres, malgré que vous la considériez si différente. À chaque fois que les gens regardent quelque chose, ils regardent nécessairement des processus de changement, et l’on peut très bien apprécier les mutations des choses extérieures, tout en restant totalement inconscient de ses propres mutations. Ceux qui se mettent en peine pour voyager au-dehors n’ont pas la moindre idée des découvertes qui peuvent être faites au-dedans. Celui qui voyage à l’extérieur dépend des choses de l’extérieur. Celui qui voyage en lui-même y trouve tout ce dont il a besoin. Voilà la forme de voyage la plus élevée, alors (202) que bien piètre est celle qui dépend des choses du dehors. »
Après cela, Lie Tsou n’alla plus jamais nulle part, comprenant qu’il n’avait jusqu’alors jamais su vraiment ce que voyager signifiait...
Je suppose que j’en suis encore au stade où l’on veut « voir du pays » — encore que ces déplacements d’un lieu à l’autre me mènent toujours, tôt ou tard, au seuil d’un non-lieu. C’est ce non-lieu qui m’attire fondamentalement. Est-il possible ou même souhaitable de s’y installer ? C’est ce qui reste à voir. [trait marg. : « je suppose…]
Mais il me semble que, même si je parviens réellement à ce non-lieu, cela ne signifiera pas la fin de mes errances. Comme ale dit O Hou, le maître Tch'an : « Ne dites pas que seuils ceux qui n’ont pas réalisé leur moi doivent errer çà et là. Même ceux qui l’ont parfaitement réalisé continuent à errer. »
Ils continuent à errer, tout comme ils continuent à manger du riz. Sinon ils emprisonneraient et momifieraient la réalité vivante.
Il faut rester dans le courant.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
5 (204)
Il y a une petite bibliothèque appartenant aux Pères Blancs dans le vieux quartier de Tunis, impasse Kradechji, et j’y vais lire une bonne partie de mes après-midi, entouré d’étudiants tunisiens plongés dans la politique du Proche-Orient, la situation économique du Maghreb et autres sujets du même type — des étudiants qui préparent des thèses, travaillent à des problèmes nationaux, délibérément modernistes, tandis que cet homme errant est assis là parmi eux, sans nation, qui non seulement n’avance pas avec le temps (205), mais ne lutte pas contre lui non plus : travaillant dans la pure idiosyncrasie pour rejoindre, au-delà, le clair courant universel. Il ne lit pas Bourguiba, mais Abu Bahr al-Kalâbâdhi (10e siècle) : « Si l’extase d’un homme est faible, il en fera toute une histoire. Mais si elle est réelle et forte, il se taira. » Et Hafim al Assmur : « Chaque matin, Satan me dit : “Que vas-tu manger, et quels vêtements vas-tu porter, et où vas-tu demeurer ?” Ou bien encore : “Sur le chapeau de la pauvreté sont inscrites trois renonciations : renonce à ce monde, renonce à l’autre monde, renonce au renoncement.”. » [trait marginal « Si l’extase…]
Promenades dans les rues avec mon ami arabisant ; apprentissage de quelques phrases d’arabe ; lectures dans la bibliothèque ; puis, après cinq ou six jours, la route.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
15 (210)
La nuit, dans le vieux quartier de Sfax, je circule parmi les petites échoppes des tailleurs, des cordonniers, des forgerons, des bijoutiers, etc. (et quand je parle de petites échoppes, je veux dire qu’elles sont vraiment petites : l’Arabe peut vivre et travailler dans un espace de la taille d’une natte ; quoique ce soit peut-être ce même homme, ou alors son frère, que l’on voit marcher dans l’immensité du paysage, entouré de kilomètres d’étendues désertiques, unique point dans l’espace), puis j’entre dans la mosquée ; (211) c’est l’heure des prières du soir et, sandales à la main, je me trouve un coin éloigné dans la pénombre, un coin qui n’est traversé plus tard que par un chat en vadrouille. Et je m’assois là, dans le murmure des prières venues de la grande salle, pour faire un peu de méditation à ma façon — sans religion, sans prières, mais concentré :
« La vérité jaillit comme un éclair dans les espaces créés par l’absence de pensée. »
Je suis le dernier à quitter la mosquée.
« Il se souvient. Le cendrier, la table basse, la fenêtre et sa lumière pâle. Il voit, mais sans voir. Il entend, mais sans entendre. Il a levé un bras, prononcé quelques mots et une infinité de bras, de mots se sont levés, ont retenti. Et depuis, il cherche. Cette émotion. Il est là. Il écrit des mots. Il ne sait plus. Il ne comprend plus. L’autre s’est mis à parler et c’est comme si c’était la première fois. Oui, un commencement. Le matin ou l’enfance. Comme une lumière — et c’est toutes les lumières. Un lieu — et ce sont tous les lieux. Il attend. Il se dit : ça vient, mais c’est déjà parti. Il croit que c’est le temps, mais non. Autre chose. Comme une effervescence minuscule : il fait un lit, il marche dans une rue quelconque et c’est là. Comme une clarté au milieu du jour, mais sans lumière. Sans rien d’autre pour le dire que quelques mots, soudain, très simples — table, cri ou silence ou nuit… - et qui insistent. Alors, il les prend : ils forment de petits organismes brefs, pareils à des coquillages qu’il porterait à l’oreille pour écouter. Ou des cristaux brûlants du même éclat multiplié, mais d’où venu ? Il regarde autour de lui : montée d’escalier, mur, visage, cuvette, matin sur la vitre. C’est comme une vague unique, silencieuse, invisible. Toutes les choses la reflètent et, en même temps, elles y brillent, s’y effacent. Ça vient, oui, mais c’est immobile. Ce n’est rien de ce qu’il peut dire. Mais il parle, malgré tout. Pour écouter entre les mots, comme dans le coquillage. Ce vide bruissant. Il dit chut !, écoute. Il dit : c’est la voix de la mer. »1490
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement1491. Nul retour en arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours de leur existence qui retrouve son cours habituel — mais depuis chargée d’une nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin après l’appel.
Il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer toute entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession. 1492
Prémices de l’instant :
« Il existe une certaine classe de fantaisies d’une exquise délicatesse, qui ne sont point des pensées et auxquelles je n’ai pu jusqu’à présent adapter le langage. J’emploie le mot « fantaisies » au hasard... Elles ne surgissent dans l’âme (si rarement, hélas !) qu’aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du monde des rêves. Je n’ai la notion de ces « fantaisies » qu’aux premières approches du sommeil et quand j’ai conscience de cet état. Je me suis rendu compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute... De plus, ces fantaisies s’accompagnent d’une extase délicieuse qui dépasse en volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes... 1493.
Plus loin E. A. Poe se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de provoquer ce phénomène, et il ajoute qu’il s’est appliqué à empêcher que le passage à partir de... l’instant de fusion entre la veille et le sommeil..., passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n’allât se perdre dans le domaine du sommeil.
MARINETTE BRUNO. L’Expérience Mystique d’un Poète1494.
« William Wordsworth, l’un des quatre ou cinq plus grands poètes anglais, n’est guère connu en. France du public non-angliciste, car il en existe très peu de traductions. Seuls, certains passages de ses longs poèmes et quelques-unes de ses courtes pièces ont été traduits (1) ; une œuvre aussi fondamentale que le Prélude, autobiographie de près de huit mille vers, n’a jamais paru en français. On peut incriminer la difficulté de traduction d’un style tantôt plat ou abstrus, tantôt sublime de dépouillement et de concentration. À vrai dire, ni le visage victorien du « Poète Lauréat », solennel et moralisant, ni celui, pastoral, inauguré par Matthew Arnold, pour pallier la désaffection portée au penseur, n’avaient chance de nous attacher. Il nous reste à découvrir d’autres Wordsworth, dont l’un pourrait nous initier à un genre littéraire presque inexistant dans notre pays, illustré chez les Anglo-saxons par une lignée fort originale, celle des « mystiques de la nature », et qui répond à un besoin, tard venu, mais à présent perceptible en France même : l’éveil d’une sorte de sensibilité cosmique.
L’exégèse wordsworthienne a beaucoup évolué depuis un quart de siècle avec deux révélations bien différentes, mais essentielles. La première, d’ordre biographique, remonte à 1922 1495. Legouis 775 découvrit que Wordsworth, alors âgé de vingt-et-un ans, lors d’un séjour à Orléans et à Blois, pendant la Révolution, avait eu une liaison avec une jeune fille française, Annette Vallon, dont il avait reconnu l’enfant1496. La seconde a trait à l’œuvre même. En 1926, E. de Selincourt publia une édition critique du Prélude, comprenant la version originale et toutes les variantes successives1497. Le Prélude n’avait paru qu’en 1850, après la mort de l’auteur, et la première rédaction date de 1805. Pour comprendre un poète qui eut dix ans de génie, entre vingt-sept et trente-sept ans, et qui corrigea ses grandes œuvres de jeunesse lors d’une longue vieillesse passablement renégate (il est mort à quatre-vingts ans), ce travail est fondamental. Il se complète par l’édition critique de l’œuvre entière, dont plusieurs tomes sont déjà sortis.
Sur ces bases nouvelles la critique rebondit. Deux livres entre autres nous offrent de Wordsworth deux visages particulièrement nouveaux et opposés. L’un, celui de Herbert Read, est un essai brillant, aisé, relevé d’anecdotes et d’humour, et dans lequel Wordsworth est traité avec quelque désinvolture. L’autre, de Raymond Havens, est un ouvrage de plus de six cents pages ; c’est une critique approfondie, fouillée, patiente, dont la première partie, une étude synthétique, ne craint pas de s’appuyer sur une analyse littérale des différentes versions du Prélude, qui constitue la seconde partie.
Herbert Rend publia en 1930 1498 un Wordsworth dont la thèse sensationnelle fit scandale, car il était le premier à utiliser l’épisode d’Annette pour expliquer la personnalité du poète et la genèse de son œuvre. Read en effet prétend démasquer l’auteur du Prélude en substituant à la fiction d’un sage et d’un idéaliste le portrait véridique d’un Wordsworth au tempérament sensuel et enthousiaste sous des apparences de froideur, doublé d’un penseur rationaliste et humaniste. Pour lui, la formation du poète et surtout la curieuse évolution de son génie s’expliquent, non par l’influence de la nature célébrée dans l’autobiographie, mais par une double expérience lors du séjour en France : d’une part les idéologies et les systèmes qui foisonnaient dans une ambiance rationaliste et humanitaire éveillèrent son intelligence, tandis que par ailleurs une passion « délirante » exaltait sa sensibilité. Cependanf, sa famille lui ayant, semble-t-il, coupé les vivres, le jeune homme rentrait en Angleterre, et, peu après, la guerre entre les deux pays devait le séparer d’Annette pour neuf ans. Sous le coup d’expériences aussi intenses, bientôt tourmenté par « l’aiguillon du remords vipérin », il « traversa des années d’incertitude et de misère. 776
Trop proche encore de sa « faute », il écrivit de douloureux, mais ternes poèmes sur les mères abandonnées, et chercha, par une sorte de fidélité transposée, à préciser l’idéal républicain qu’il avait adopté en France, assimilant la doctrine de Godwin, se mêlant aux milieux politiques les plus avancés. Puis, la souffrance calmée, l’inspiration prit son essor pour une glorieuse décade. Mais avec le temps, avec la faillite d’un amour éphémère, il se produisit un phénomène inverse de « compensation ». « Une crise émotionnelle », dit Head, « ne peut se résoudre sans créer une réaction de l’intelligence. » Le refoulement du remords détermine un « camouflage rationnel » : Wordsworth perd la foi en la France et ses idéals humanitaires, la foi dans la spontanéité de la jeunesse, et finalement son honnêteté. Quand son mariage avec Mary Hutchinson, dix ans plus tard, aura mis le point final à l’aventure, quand il aura « sacrifié son intégrité morale à sa réputation morale », il brûlera de plus en plus tout ce qu’il avait adoré, il tuera jusqu’à sa faculté d’émotion pour aller sombrer peu à peu dans le conformisme politique et religieux. dans le formalisme poétique. Le déclin de son inspiration s’explique donc par le processus ruineux diu remords.
Telle est, sommairement résumée, la thèse de Read. Originale et suggestive en ce qu’elle explique, elle pêche par ce qu’elle ignore. Elle rend compte des « poèmes de remords » qui ne laissent pas de faire assez singulière figure dans l’ensemble de l’œuvre, et prouve que la crise dite intellectuelle du jeune homme a été provoquée par une raison sentimentale. mais elle n’aide guère à en comprendre le dénouement. Si la passion de Wordsworth pour Annette et son contact avec l’idéal révolutionnaire ont été seuls à l’origine de son inspiration, pourquoi celle-ci a-t-elle attendu six années pour éclore, pourquoi ensuite a-t-elle disparu soudain au bout de dix ans ? Alléguer une « intermittence du cœur » élude le problème qui assurément se pose encore. Read prétend enlever au poète un masque, celui du sage ; à vrai dire il lui en substitue un autre, celui d’un animal moral, car ce portrait d’un passionné froid, dont le génie est lentement tué par son remords, suppose au fond chez Wordsworth une préoccupation ou une susceptibilité morale exclusive, qui est peut-are plutôt celle du critique ; c’est par trop insister ! Read a raison de souligner la place de l’élément sensible dans la personnalité de Wordsworth, mais il a tort de ne le faire qu’à demi. Car s’il grossit démesurément l’une des aventures de cette sensibilité, c’est au détriment des autres. Certes Wordsworth est un instinctif, un émotif, mais il fallait suivre ce trait jusque dans ses manifestations extrêmes, jusqu’à l’animisme, jusqu’au mysticisme dont, attendu que tout le Prélude en témoigne avec éclat, il est assez étonnant qu’on en soit encore à discuter l’importance.
Head reconstitue habilement le secret écarté du long poème autobiographique. Mais ne conviendrait-il pas aussi de tenir compte de ce que Wordsworth y déclare expressément ? Head est à cet égard assez léger, si léger qu’il va « jusqu’à révoquer en doute tout ce que sa thèse n’explique pas. Ainsi Wordsworth se serait trompé sur le rôle, qu’a joué la nature pour lui, il aurait une philosophie « fantaisiste sinon fausse » et le Prélude, bien que sincère. travestirait la vérité à l’insu de son auteur. Ces points de vue font l’objet de longs développements sans originalité, Read s’en rapportant, pour J’analyse des sources de la pensée de Wordsworth, à la thèse de A. Beattie (5), qui discerne dans cette œuvre l’exposé d’un système fondé sur l’associationisme de Hartley, et s’épanouissant en un rationalisme de bon aloi. Read tient qu’après son séjour en France, Wordsworth est dans un état d’hypersensibilité qui, lorsqu’il renoue avec la nature, le conduit â une « extase sensorielle ». Il poursuit : « sur la hase d’une expérience purement physique, Wordsworth construisit sa philosophie de la nature et sa théorie du développement individuel. Les deux étaient, en un sens, rationalistes ; c’est-à-dire que, par la loi de l’association, tout découlait des sensations physiques primaires, — tout peut-être, sauf l’intuition finale de cet agent secret, impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants. » Malheureusement il se trouve que cette intuition finale (à laquelle s’applique assez mal la dernière expression, qui est sans guillemets, tirée de Wordsworth) constitue la clef de voûte de la personnalité et de l’œuvre du poète. Le masque associationiste a été sévèrement malmené par un autre commentateur (6) qui, dénonçant dans la thèse de Beattie de la mauvaise foi. et jusqu’à des supercheries dans les citations, soutient le transcendantalisme (le Wordsworth. Nous pourrions ajouter à cette galerie maint autre portrait : Wordsworth en idéaliste platonicien (J.W. Beach), ou en démocrate révolutionnaire, ou en chrétien, — orthodoxe pour les uns, pour d’autres sentant un peu le fagot. Ces critiques tantôt se complètent, tantôt se détruisent, elles sont en tout cas l’indice d’une énigme.
Pour déchiffrer cette énigme, il faut d’abord ne pas chercher dans ces poèmes une philosophie. Wordsworth n’a pas de philosophie, il n’a pas essayé de résoudre sa vie en idées. S’il utilise parfois une formulation philosophique, ce sont des haillons de I'époque qu’il faut écarter pour découvrir la vivante nudité qu’ils cachent : Wordsworth a de la vie moins une conception qu’une expérience, une expérience Brûlante et très particulière, que son ouvre, h dessein poétique, vise â nous livrer aussi directement que possible. ou du moins à nous suggérer, afin d’en communiquer la saveur, peut-être la nostalgie. Exprimer cette expérience en termes de philosophie, ce serait la mutiler et la banaliser, — si l’on y parvenait, —, mais elle échappe à l’entreprise. En effet, si l’on s’en tient à la lettre, toutes les interprétations sont possibles, si l’on garde les définitions ordinaires des termes si fréquents de « raison », « imagination », « passion », le non-sens règne. Wordsworth passe it juste titre pour un écrivain malaisé. Ses pages les plus caractéristiques, souvent les plus belles, nous entretiennent d’états psychologiques plutôt rares, (l’une nature subtile et mal connue. À mesure que s’enrichit la littérature non religieuse du mysticisme, et que s’en fonde une psychologie, ces confidences peuvent nous devenir moins mystérieuses. L’une des dernières interprétations qui en ont été proposées, celle de Raymond Havens, nous paraît plus complète et plus satisfaisante.
Elle admet l’anti-rationalisme fondamental de Wordsworth, d’un Wordsworth qui ne redoutait pas l’intelligence et ne dédaignait pas le savoir, mais qui refusait de reconnaître l’exclusivité ou même la suprématie de cette faculté humaine. Pour lui d’autres comptaient davantage ; réduire l’instinct, l’intuition, l’« imagination » à ce qui est pensable, ç’eaît été trahir ce qu’il sentait. Il n’a été rationaliste que pendant ses années de crise morale, alors que son effort pour trouver une solution intellectuelle aux problèmes posés par la vie l’a mené près du désespoir. Au contraire, son abandon du rationalisme marque sa guérison et inaugure sa belle période créatrice. « Une grande partie de la poésie philosophique de Wordsworth. », dit Havens, « est une tentative pour justifier rationnellement l’importance que ses sentiments et son expérience lui faisaient attribuer à la Nature. » Et il analyse, de ce contact avec la nature, les modes les plus étranges, ceux dont la critique s’était jusqu’ici détournée. Il montre la place que Wordsworth assigne à la peur, non au courage qui subjugue la peur, — — non sans (toute à la crainte poltronne et avilissante, — mais à la terreur sacrée qui saisit l’homme devant les spectacles grandioses ou hallucinants de la nature et l’arrache à la routine du quotidien, au contentement niais, à l’apathie de l’esprit. D’autres circonstances concourent également à déclencher cette intensification psychologique : la solitude et le silence en particulier, qui permettent « de jouir de la plénitude de ce qui est offert. » Havens souligne ensuite que, seul peut-être des poètes modernes, Wordsworth, si l’on consent à admettre ce qu’il affirme sans métaphores, est animiste, qu’il s’entretient avec les « esprits » des forêts, conçoit les forces naturelles comme des êtres, et prête aux bruits et aux spectacles communs un rôle surnaturel, — non d’ailleurs sans des réticences formulées sur le tard. Havens voit lit « le sens du mystère et du sacré avec lequel les primitifs considèrent les forces naturelles », mais aussi une a localisation instinctive de l’Esprit immanent » chez un poète foncièrement préoccupé de la Vie intérieure.
Car justement, si. Wordsworth a le culte de la nature, c’est moins pour elle-même (c’est pourquoi il en ignore tels aspects : le gaspillage et la cruauté par exemple), que pour son ministère. Peur, solitude, silence, beauté, grandeur, suscitent en lui le sens du sublime et de l’inconnu, éveillant par là ses facultés les plus hantes. La nature est « la principale porte (l’entrée dans le monte de l’esprit », le cadre et l’occasion d’expériences spirituelles à lies degrés divers et qui culminent dans l’extase mystique. Nous en rappellerons l’un des récits les plus complets :
« ... cet état béni
Où s’allège le poids du mystère,
La lourde, harassante énigme du monde,
Où doucement nous guide notre sensibilité,
Et bientôt, le souffle de cette enveloppe charnelle
Et jusqu’à la circulation du salir ;
Presque suspendu, le corps est endormi,
Et l’on devient une âme vivante.
Alors, d’un regard pacifié par le pouvoir
De l’harmonie et la profonde puissance de la joie,
L’on pénètre dans la vie des choses1499. »
Confrontant les principaux passages analogues, Havens y retrouve toutes les caractéristiques des expériences tenues pour mystiques dans tous les pays et de tout temps, à savoir l’arrêt des fonctions physiologiques habituelles et de l’activité mentale au profit d’une expérience entièrement ineffable, qui laisse après coup une impression de libération, de joie, de force, d’union avec l’essence du. monde.
Au paroxysme de cet état, la nature qui en a été l’inspiratrice disparaît ; eIle n’est plus ni vue, ni imaginée, ni pensée, puisque alors « la lumière des sens — S’éteint, mais avec un éclair qui a révélé — — Le monde invisible » (Prélude, VI, 600) et que, « en cette heure grandiose — De visitation du Dieu vivant, — — La pensée n’(est) plus, s’étant évanouie dans le bonheur. » (Excursion, I, 213) Que reste-t-il ? Selon William James, cette expérience e n’a aucun contenu spécifique. Elle peut se marier avec les matériaux fournis par les philosophies et les religions les plus diverses. » Les récits que nous en avons — ne sont que des interprétations, sa transposition dans la mentalité du sujet. Pour le mystique néanmoins cette interprétation importe, elle en traduit le sens, la valeur. Les relations d’extase chez Wordsworth, d’un lyrisme dépouillé, sont souvent suivies des plus grandes envolées « philosophiques » de sa poésie. Il y glorifie généralement une force impersonnelle :
« ... J’ai senti
Une présence qui me trouble de la joie
De pensées élevées, un sentiment sublime
De quelque chose de très profondément infus,
Dont la demeure est la lumière des soleils couchants,
Et le courbe océan, la vivante atmosphère,
Le ciel bleu, et l’esprit de l’homme.
J’ai senti une force, un esprit, qui meut
Tous les êtres pensants, tous les objets de la pensée,
Et circule partout…1500. »
Toutefois quelques moments furent marqués de la conscience du Divin. Havens discute longuement les opinions religieuses de Wordsworth pour conclure que le plus certain en est l’incertitude : tel passage essentiel comporte de graves variantes, tel autre est imprécis, d’aucuns sont nettement panthéistes, il en est de conciliables avec le transcendantalisme chrétien, Coleridge considérait son ami comme un demi-athée. Sa religion, Wordsworth l’avait apprise tout seul, dans le temple de la nature et ses extases en constituaient l’élément dynamique. À mesure que celles-ci se raréfièrent pour cesser complètement vers trente-quatre ans, il fut amené à chercher une compensation dans la religion établie, à laquelle il n’avait guère songé ; jusque là, et à essayer de concilier, tant bien que rial, sa propre expérience religieuse avec les dogmes et les rites. Du reste, il n’a pas su reconnaître ses expériences mystiques pour telles. Il les a confondues avec d’autres impressions d’un niveau spirituel moins élevé ; et en un sens, dit très justement Havens, peut-être avait-il raison, car c’est toute son attitude vis-à-vis du monde et de la vie qui fleure le mysticisme ; aucun des moments décrits dans le Prélude n’est profane. Ainsi ce crépuscule d’enfance où il naviguait sur le lac avec ses camarades ; ayant laissé l’un d’entre eux, le jeune ménestrel de la bande, sur une île, ils s’éloignèrent doucement au son de la flûte. Alors, dit Wordsworth,
l’eau silencieuse,
Absolument immobile, s’étendit sur mon esprit,
Pesant de tout son poids de bonheur, et le ciel,
Plus que jamais splendide, s’enfonça
Dans mon cœur, s’emparant de moi comme un rêve1501.
Ce n’est pas là tout-à-fait une expérience mystique, mais un état voisin. Il en est ainsi, remarque Havens, dans la plupart des grandes pages du Prélude : peu à peu le monde matériel s’évanouit, et il naît une émotion qui s’achève en l’impression bienheureuse d’être ravi, « possédé ».
Ce passage illustre le pouvoir transformateur de l’imagination qui, au sens wordsworthicn, est inséparable de la vision mystique. Il n’est bien sûr aucunement question de l’imagination dans son sens courant, liée au pittoresque, au superficiel, à l’imaginaire et que Wordsworth et Coleridge dénomment « Fantaisie ». Wordsworth d’ailleurs, Havens l’a signalé dans son chapitre liminaire, était fort terre-à-terre, dépourvu de fantaisie, soucieux d’exactitude concrète (ses précisions scrupuleuses, ses détails superflus, sa prolixité allant parfois jusqu’à gâcher sa poésie) et, d’après Coleridge, doué d’un bon sens qui faisait équilibre à sa propension mystique. De cette « Imaginations » des Romantiques anglais, Coleridge emprunta la notion à Kant, pour qui l’esprit qui perçoit est actif et créateur, non passif, cette activité étant due à l’imagination. Coleridge en discuta avec Wordsworth, mais chacun des deux amis avait là-dessus ses idées personnelles et celui-ci ne copie pas celui-là. Pour Wordsworth, il s’agit d’une faculté qui, éliminant les perceptions accessoires, intensifie l’essentiel, l’enrichit d’impressions relatives à son cadre, à ses attaches de tout ordre, et permet de donner ainsi de l’objet une image plus compréhensive, plus significative, phis profondément vraie que la simple photographie rapide qu’en emporte un esprit non imaginatif. L’imagination à elle seule ne donne pas l’intuition de la vérité, mais elle aide à la découvrir. Cependant lorsque Wordsworth dans un passage célèbre dit que l’imagination
« N’est qu’un autre nom pour le pouvoir absolu,
Et l’intuition la plus claire, l’amplitude de l’esprit,
Et la Raison dans son mode le plus exalté1502. »
c’est que, songeant à ses expériences mystiques, il entend alors cette imagination supérieure qui, chez les plus doués, s’accompagne d’intuition et de raison sublime.
Ainsi, nourrie de tous les aspects étranges ou grandioses de la nature que Wordsworth aimait, et conduisant à la communion avec la Vie profonde, l’Imagination est la faculté poétique par excellence. « Grâce à l’imagination », dit Wordsworth, « le fait pur et simple apparaît relié à cet infini sans lequel il n’est pas de poésie. » Alors, à son tour, la poésie universalise les faits particuliers dont elle s’occupe, elle suggère l’unité latente sous la diversité, elle révèle le merveilleux caché dans le quotidien, et nous apporte de « plus authentiques nouvelles du monde invisible ».
Ce portrait d’un Wordsworth spontanément mystique, lavé de rationalisme comme de toute étiquette philosophique, proposé par Havens sans effet oratoire, mais avec une entière loyauté, avec une connaissance du sujet jamais prise en défaut, nous paraît mettre 782 en lumière l’aspect fondamental, le centre de gravité d’une personnalité assurément multiple. Ce jugement, Havens ne le porte pas ; il ne se départit pas d’une attitude de relativisme et d’objectivité. On peut regretter qu’avec une telle richesse d’argumentation, il n’ait pas cru devoir synthétiser ses résultats, ni conclure avec plus de force. Les faits qu’il établit tirent pourtant à conséquence, en particulier à trois égards : d’abord l’éclosion et l’achèvement de la période poétique, en second lieu l’unité de cette expérience sous ses trois faces : animisme de l’enfance, mysticisme de l’adolescence et poésie de l’âge mûr, enfin la signification pour nous, aujourd’hui, de cette aventure intérieure.
L’interprétation mystique de Havens explique l’énigme que la thèse intellectuelle et sentimentale de Read laissait irrésolue. En effet, Annette oubliée, le remords expié puis dépassé (mais non refoulé), la tendance à tout raisonner contenue, la crise se dénoue. Wordsworth voit cesser l’écartèlement de son être, qui résultait de la soumission de sa pensée au rationalisme, tandis que sa sensibilité continuait de s’abreuver en secret aux sources mystiques. « Je respire enfin », dit-il, « j’ai secoué le fardeau de ce moi artificiel. » Et voici son éloge de cette transformation (éloge qui contredit la thèse du remords) :
« Toute poussière que nous soyons, l’esprit immortel croît en nous
Comme l’harmonie dans la musique ; il y a un agent secret
Impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants,
Les unifie. Que c’est étrange ! Que toutes ces terreurs.,
Ces souffrances, ces misères d’autrefois,
Les regrets, les contrariétés, les lassitudes mêlés
Dans mort esprit, aient, pu contribuer,
Contribuer utilement, à me créer
La calme existence qui est mienne lorsque je
Suis digne de moi-même ! Louange à jamais !
Bénis soient les moyens que la Nature a daigné employer1503. »
Quand il admet la prééminence de l’expérience qui fut « la gloire de sa jeunesse », Wordsworth en prend une conscience à la fois plus précise et plus large ; il l’interprète, la situe, l’apprécie, et du même coup recouvre la foi en son génie, - la maturité précédemment acquise et qui s’exerçait la vide trouve sa plénitude et l’inspiration jaillit. Le retour aux anciennes valeurs était presque une nécessité psychologique : les enfances très marquées pèsent lourdement sur l’adulte, même si le jeune homme a passagèrement brise le joug, et ce retour s’accompagne d’une justification rationnelle de ces voleurs sensibles (c’est le mécanisme ordinaire de bien des conversions politiques ou religieuses). Chez Wordsworth, cette justification revêt la forme non d’une systématisation philosophique, mais d’une conception quasi sacerdotale de la poésie. Tout a été dit sur l’importance (le la révolution qu’opère en littérature sa théorie de la « diction poétique », mais on a peu remarqué quel était son propos lorsqu’il entreprend son œuvre. Il envisage celle-ci non sous l’espèce de petites pièces anecdotiques sur un vieux paysan, la chélidoine, l’alouette ou même le devoir — qui n’en auraient été que l’aspect secondaire —, mais centrée sur un immense poème orphique où aurait été résumée la sagesse de l’humanité. Le projet enthousiasma Coleridge ; il était si grandiose que Wordsworth, doutant un peu de lui, écrivit cette autobiographie de son esprit qu’est le Prélude pour faire l’inventaire de ses possibilités. Dès les premières pages, il confie ses espoirs et ses craintes. Il constate qu’« il lui manque beaucoup intérieurement », et souhaite que l’avenir lui apporte « une intuition plus claire ». Il se considère comme « un mauvais intendant qui a beaucoup reçu et ne rapporte rien ». Hélas, la seule partie de l’ouvrage qui vit jamais le jour, L’excursion, le livre le plus ambitieux du poète, fut un demi-échec. L’inspiration déjà sombrait. Au lieu d’une épopée initiatique, Wordsworth nous laissa la célèbre Ode sur l’immortalité, où il nous livre lui-même la raison de cette impuissance :
« Notre naissance n’est qu’un sommeil et un oubli.
L’âme qui se lève en nous, étoile de notre vie,
Eut ailleurs son couchant,
Et revient de bien loin.
Mais ce n’est pas sans souvenirs,
Ni totalement dépouillés,
Que nous venons de Dieu, notre patrie :
Nous traînons après nous des nuages de gloire,
Et les cieux enveloppent notre première enfance !
L’ombre de la prison commence à se fermer
Sur l’enfant qui grandit,
Mais il voit encore la lumière ; il contemple sa source
En ses heures de joie ;
Le jeune homme qui s’éloigne du Levant tous les jours davantage
Est encore prêtre de la nature,
Et la vision splendide
Le suit sur son chemin ;
Puis l’homme enfin la voit s’évanouir,
Se dissiper dans le terne éclairage de la vie quotidienne. »
Jusqu’au bout, pendant pris d’un demi-siècle encore, Wordsworth affirmera sa volonté d’optimisme et de poésie, mais lorsque les expériences mystiques s’atténuent, s’espacent puis cessent, la source vive de son inspiration tarit. Trois ans après la dernière extase dont nous ayons un témoignage daté (Prélude, Vl, 592-603), la 784 grande décade créatrice est close. Ainsi Wordsworth guérit de son désespoir lorsqu’il revient à son expérience intérieure d’enfance, mais l’inspiration, qui a pris son essor pour célébrer cette dernière, a les ailes brisées quand la glorieuse vision s’efface. Si, dans le temps, Ies deux expériences sont aussi intimement liées, c’est que, dans leur essence même, elles sont très voisines.
Les plaisirs des sens goûtés par le garçon robuste et intrépide dans les solitudes du Pays des Lacs s’accompagnent d’impressions d’un autre ordre : hantise de « modes d’existence inconnus », sensation de l’individualité vivante des choses, intuition d’une réalité immense et cachée, — au point que le poète raconte cornaient, pour échapper à cette emprise, il devait tâter l’écorce rugueuse des arbres en allant à l’école. La plupart des enfants dépassent vite ce stade d’une perception régie, comme chez les primitifs, par le sens de la « participation » défini par les sociologues, et en gardent peu de souvenirs ; en grandissant, ils prennent du monde une conscience plus formelle, plus logique, modelée par l’éducation. Chez Wordsworth, l’animisme est particulièrement intense, durable, et il constitue, de son propre aveu, une phase importante du développement de son esprit. Nous y voyons le mode naïf, instinctif, presque inconscient, d’une appréhension de l’au-delà des formes, ou de l’au-dedans, de l’au-dessous (Selincourt a noté l’abondance des mots composés avec le préfixe under dans son œuvre), et qui se présente, un peu plus tard sous l’aspect mystique.
C’est en effet lorsque cette appréhension atteint son maximum d’intensité que soudain, l’adolescent ayant, malgré tout, développé une perception normale et objective du concret, elle rompt le cours d’une pensée déjà banale et produit l’extase. Ce n’est plus vraiment alors une communication avec des forces surnaturelles, c’est surtout l’abolition de la conscience normale, c’est l’indicible fusion où Wordsworth décèle « l’auguste puissance de l’âme », et dont on lui reprochera d’avoir fait l’instrument d’une divinisation de l’homme. Impossible de définir plus nettement la teneur de cette expérience. Le jeune homme en jouissait, il en sentait l’inévitable autorité, mais sans la comprendre ni la nommer. L’interprétation qu’il en donne dans l’autobiographie est plus tardive, car nous avons vu qu’il ne la pense et ne l’exprime qu’après sa crise de jeunesse, lors de sa guérison. L’expression de cet ineffable en quoi consiste pour une part sa poésie est un rare et magnifique achèvement littéraire ; c’est intellectuellement une tentative assez réussie, puisque, si elle demeure, — bien sûr, — prisonnière des mots, elle échappe néanmoins au carcan des philosophies et des religions, — — les contradictions des commentateurs en font foi.
Mais du point de vue spirituel, elle pose le problème suivant : n’est-il pas vrai qu’en racontant sa vie profonde, sans doute déjà rien qu’en la pensant, Wordsworth la délimite et l’épuise, qu’en l’utilisant il l’use ? Dans quelle mesure l’échec de son mysticisme fat-il la rançon de sa poésie, de même qu’il devait à son tour entraîner le déclin de l’inspiration ?
Quoi qu’il en soit, l’animisme et le mysticisme forment deux aspects successifs, selon l’âge mental du sujet, d’une seule faculté de perception de l’au-delà, disons d’une certaine réalisation intérieure, et la poésie en est la phase d’extériorisation. Ainsi apparaît l’unité de cette vie et de cette pensée, qui réside dans une mysticité innée, indéracinable, confessée dans un passage d’une beauté un peu lourde, mais puissante, et d’une telle audace qu’il ne fut pas retenu, même dans la première version du Prélude (Selincourt le cite, p. 512, dans son édition critique du livre) :
« Ce que nous voyons comme formes et comme images,
Flottant au fil de notre esprit, et ce que nous sentons
Comme pensée active et reconnaissable :
Faculté de prévoir, intelligence, volonté,
Non seulement cela n’est pas digne d’être considéré
Comme notre être, apprécié pour ce que nous valons,
Mais ce n’est au contraire que le petit côté de la vie ;
Cette conscience-là, pour moi, n’est qu’accidentelle,
Qu’un abandon de l’unique vie intérieure
Qui vit en tout chose, préservée du contact
Avec la faculté secondaire et trompeuse par laquelle,
Dans notre faiblesse, nous créons des distinctions,
Pour croire ensuite que nous avons perçu,
Et non inventé, toutes nos mesquines limites.
Vie intérieure dans. laquelle
Tous les êtres vivent avec Dieu, eux-mêmes
Sont Dieu, existant dans le puissant Tout,
Aussi impossibles à distinguer que l’Orient sans nuage,
À midi, l’est de l’Occident sans nuage, lorsque
Tout l’hémisphère n’est qu’un bleu céruléen. »
Dans cet esprit d’identité, non seulement Wordsworth a cru pouvoir faire de sa « Vie intérieure » l’aliment de sa poésie, mais il a réellement confondu les deux, les voyant également caractérisées par le fonctionnement de la faculté qu’il appelle : « l’imagination ». Cette confusion représente d’ailleurs, en l’état de la poésie anglaise vers 1800, un acte révolutionnaire et significatif, que notre poète est le premier à commettre, qui pose le Romantisme et dont certaine littérature d’aujourd’hui, pas seulement en Angleterre, vit peut-être encore. Quelques linéaments d’une analyse de l’état imaginatif à son stade le plus élémentaire nous permettront de saisir cette actualité.
La nature est à l’origine de l’imagination ; mais Wordsworth n’est pas un écrivain naturaliste, comme tant d’autres anglo-saxons : il s’intéresse assez peu aux mœurs des oiseaux, ou aux dates des fleurs ; les caractéristiques des choses qui relèvent de l’observation scientifique ne lui importent guère. Ami des éléments, le vent, l’espace, la lainière, les nuages, amoureux des formes et des lignes : masses de montagnes, enchevêtrement d’arbres, 786 silhouettes de rochers, épris des bruits dans le silence, ce qu’il leur demande, c’est un sens mi-spatial, mi-moral, d’immensité, de grandeur, de mystère. Il est sensible à la beauté des spectacles, mais au fond c’est leur aspect moral qui l’attire, j’entends le pouvoir qu’ils ont de susciter en lui des sentiments que son instinct le pousse à cultiver. Sa méditation dans la solitude exclut l’esthétisme autant que la complaisance romantique, le processus en étant non pas une effusion, mais au contraire un recueillement. Sous l’effet. de multiples causes d’ordre physiologique ou mental1504 : l’air rare des cimes, le rythme de la marche, le calme et l’harmonie du spectacle, naît l’oubli des « soucis dégradants », vient le détachement des peurs et des envies. Alors, sous l’influence d’un événement quelconque, parfois minime, souvent inattendu, une force invulnérable s’irradie dans le corps et l’esprit, libérant une nouvelle manière de sentir, plus intuitive, d’une intensité extraordinaire. Ces instants, dit Wordsworth en substance, possèdent une propriété vivifiante qui nourrit notre esprit, répare nos forces rehausse le bonheur, nous aide à nous élever, et nous relève si nous sommes tombés (Prélude, XII, 208-218). La littérature moderne connaît bien cet « instant ». E. Dermenghem en donne l’image suivante : « Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil, comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel... L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter... Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’un contact à établir...1505 ».
Que se passe-t-il donc ? Une rupture des cadres logiques et froids de la conscience habituelle au profit d’une nouvelle faculté dite imagination, qui orchestre la perception du moindre objet à l’unisson de l’univers, qui branche l’âme sur un plan d’existence plus subtil ; alors le balancement des jonquilles sous la brise participe de la danse cosmique universelle et vous tient dans sa fascination ; alors une lande surplombée de collines, un étang désert, une femme portant une cruche sur la tête et qui lutte avec peine contre la tempête, forment un spectacle empreint d’une « désolation visionnaire », sous l’irrésistible empire de laquelle Wordsworth enfant est inondé d’une jubilation inoubliable ; alors, à un degré de plus, se révèle « l’âme de tous les mondes ».
Il y a, semble-t-il, un « instant » qui préexiste à toute expérience mystique ou poétique proprement dite — à telle enseigne que bien des gens l’ont éprouvé, qui ne sont ni des artistes ni des saints. Parfois, il prélude à l’une ou à l’autre, c’est-à-dire qu’il atteint un point critique oit la conscience vire : ou bien l’impression tend à s’exprimer, elle s’immobilise, s’incarne selon le moule d’un tempérament artistique, se cristallise en œuvre d’art, ou bien elle se dépouille progressivement de tout élément humain, elle tend vers un vide sensoriel, émotionnel mental, toujours plus poussé, pour s’achever en extase. Mais, la poésie ayant son origine dans le souvenir d’une émotion, qui déclenche une nouvelle émotion apparentée et culmine dans l’incandescente prise de conscience imaginative, nous nous trouvons en face du triple problème de l’origine, de la différenciation et de la portée de ces deux expériences mystique et poétique. Nous ne saurions prétendre le résoudre ici, notre seul but est de montrer quel intérêt le cas de Wordsworth offre à cet égard.
Wordsworth est peut-être le premier poète qui ait (l’entreprise, trop neuve, devait passer inaperçue) décrit avec lucidité, avec précision, des phénomènes psychologiques redécouverts par le symbolisme, le surréalisme et toutes les formes modernes d’une quête artistique de l’absolu, formes si prestigieuses, si parées de sortilèges, adonnées à une incantation si dangereuse et si superbe que nous en oublions qu’elles nous égarent dans un monde poétique fermé. Certes, Wordsworth, comme les modernes, a confondu mystique et poésie, mais tandis que ceux-ci, posant d’abord la confusion, s’interdisent l’accès à l’ineffable, celui-là a connu d’abord une extase spirituelle que sa poésie vise à laisser transparaître : leurs expériences sont donc voisines, mais la perspective est renversée. Les uns explorent le domaine verbal, humain, jusqu’à l’extrême limite de l’imprévu, de l’étrange, du rare, l’autre cherche dans l’humble et le familier ce qui peut inciter au dépassement de l’humain.
Enfin, en ce qui concerne plus spécialement le mysticisme de notre poète, une autre conclusion se dégage. C’est la laïcité de son expérience. Certes, Wordsworth fut un chrétien, mais, d’une part, sa période mystique dont l’apogée se situe vers dix-sept ans et qui se termine vers la trentaine est antérieure, nous l’avons signalé, à son adhésion réfléchie au christianisme, et même parfois difficilement conciliable avec lui ; d’autre part, si l’enfant avait reçu une éducation religieuse ordinaire, celle-ci fit si peu d’impression sur lui qu’il n’en est nulle part question dans la grande autobiographie spirituelle. Certes encore, son témoignage de l’extase coïncide avec celui des mystiques de toutes religions y compris les chrétiens, néanmoins la voie qu’il emprunte pour parvenir à ce but diffère et innove. À la dévotion religieuse est substitué un culte de la nature. La scission entre spiritualité et christianisme, que le panthéisme amorce sur le plan intellectuel, est opérée par Wordsworth sur le plan de l’expérience intérieure. À vrai dire cette initiative est passagère et isolée : il est encore trop tôt, Wordsworth subit la défaite des individualistes vieillissants qui survivent l’audace de leur jeunesse, incapables de la soutenir. Mais d’autres ne tarderont pas à retrouver, chacun à sa façon, Je chemin d’un mysticisme indépendant : Shelley, Emily Brontë puis E. Carpenter, Thoreau et Whitman pour n’en citer que quelques-uns. Le 788 besoin de dépassement, dont l’homme ne peut étouffer la criante exigence, se cherche une forme moderne qui satisfasse, non plus à la sentimentalité ou à la crédulité religieuses, mais à une sensibilité cosmique et à une mentalité scientifique. Wordsworth ne saurait être érigé en exemple : un siècle et demi s’est écoulé depuis la composition du Prélude ! Toutefois il appartient à la lignée des précurseurs dont l’étude critique devrait nous aider à dégager les lois d’une dialectique intérieure obscure dont la connaissance et l’exercice conditionnent certainement notre évolution. » MARINETTE BRUNO.
« Une nuit je parlais et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « — L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée […] La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : « Tu m’as visité cette nuit. »1506.
Ecrivain et philosophe suisse, auteur d'un journal intime exceptionnel tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur et l'universalité de son message.
« La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe de ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie... l’immensité tranquille, le calme infini du repos, m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps... Dans ces moments, il semble que ma conscience se retire dans son éternité. Elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature, avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit de sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan qui les engendre. Cet état est contemplation et non stupeur. Il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être et la conscience de l’omnipossibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. »1507.
Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales…
Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective.
À cette seconde — avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou — j’ai entrevu le sens de cette singulière expression : il n’y aura plus de temps (Apocalypse, X, 6).1508.
Il y a des instants, dit-il, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie universelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre ; je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. Il doit se transformer physiquement ou mourir. Et une joie si immense avec ça ! Si elle durait plus de cinq secondes, l’âme ne la supporterait pas et devrait disparaître. En ces cinq secondes, je vis toute une vie et je donnerais pour elle toute ma vie, car elles valent. Pour supporter ces dix secondes, il faudrait se transformer physiquement…1509
Soudain, avec une sûreté, une délicatesse ineffables une chose se fait voir, se fait entendre, vous ébranle et vous bouleverse jusqu’à vos profondeurs… On entend, on ne cherche plus ; on se laisse combler sans s’informer du donateur ; une pensée flamboie comme un éclair, s’impose comme une nécessité, et ne vous laisse aucune hésitation sur la forme où l’exprimer — je n’ai jamais eu le choix. C’est une extase dont la formidable tension se résout par moments en un torrent de pleurs, tandis que le pas involontairement, se précipite ou se ralentit ; on est ravi, hors de soi-même et l’on garde nettement conscience d’une infinité de frissons délicats et de ruissellements qui vous parcourent jusqu’aux orteils ; c’est une profondeur de béatitude telle que la douleur et la tristesse ne font plus l’effet d’un contraste, mais semblent une condition requise, une nuance appelée de toute nécessité par cette profusion de lumière, d’indépendance, de divinité…1510
« …shipwreck by sickness, starvation, freezing, and once on the banks of the Humboldt River, in Utah, fought for his life hall a day with the Shoshone Indians. After five years’ wandering, at the age of twenty-one, he returned to the country where his childhood had been passed. A moderate sum of money from his dead mother enabled him to spend some years in study, and his mind, after lying so long fallow, absorbed ideas with extraordinary facility. He graduated with high honors four years after his return from the Pacific Coast. Outside of the collegiate course he read with avidity many speculative books, such as the ‘Origin of Species,’ Tyndall’s ‘Heat’ and ‘Essaye,’ Buckle’s ‘History,’ ‘Essaye and Reviews,’ and ranch poetry, especially such as seemed to him free and fearless. In this species of literature he soon preferred Shelley, and of his poems, ‘Adonais’ and ‘Prometheus’ were his favorites. His life for some years was one passionate note of interrogation, an unappeasable hunger for enlightenment on the basic problems. Leaving college, he continued his search with the same ardor. Taught himself French that he might read Auguste Comte, Hugo and Renan, and German that he might read Goethe, especially ‘Faust.’ At the age of thirty he fell in with ‘Leaves of Grass,’ and at once saw that it contained, in greater measure than any book so far found, what he had so long been looking for. He read the ‘Leaves’ eagerly, even passionately, but for several years derived little from them. At last light broke and there was revealed to him (as far perhaps as such things can be revealed) at least some of the meanings. Then occurred that to which the foregoing is prefaced.
It was in the early spring, at the beginning of his thirty-sixth year. He and two friends had spent the evening reading Wordsworth, Shelley, Keats, Browning, and especially Whitman. They parted at midnight, and he had a long drive in a hansom (it was in an English city). The raid, deeply under the influence of the ideas, images and emotions called up by the reading and talk of the evening, was calm and peaceful. He was in a state of quiet, almost passive enjoyment. All at once, without warning of any kind, he found himself wrapped around as it were by a flame-10-colored cloud. For an instant he thought of fire, some sudden conflagration in the great City; the next, he knew that the light was within himself. Directly afterwards came upon him a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination quite impossible to describe. Into his brain streamed one momentary lightning flash of the Brahmic Splendor which has ever since lightened his life; upon bis heart fell one drop of Brahmic Bliss, leaving thenceforward for always an aftertaste of heaven. Among other things he did not come to believe, he saw and knew that the Cosmos is not dead matter but a living Presence, that the soul of man is immortal, that the universe is so built and ordered that without any peradventure [sic] all things work together for the good of each and all, that the foundation principle of the world is what we call love and that the happiness of every one is in the long run absolutely certain. He claims that he learned more within the few seconds during which the illumination lasted than in previous months or even years of study, and that he learned much that no study could ever have taught.
The illumination itself continued not more than a few moments, but its effects proved ineffaceable; it was impossible for him ever to forget what he at that time saw and knew; neither did he, or could he, ever doubt the truth of what was then presented to his mind. There was no return, that night or at any other time, of the experience. He subsequently wrote a book1511 (28a.) in which he sought to embody the teaching of the illumination. Some who read it thought very highly of it, but (as was to be expected for many reasons) it had little circulation.
The supreme occurrence of that night was his real and sole initiation to the new and higher order of ideas. But it was only an initiation. He saw the light but had no more idea whence it came and what it meant than had the first creature that saw the light of the sun. Years afterwards he met C. P., of whom he had often heard as having extraordinary spiritual insight. He found that C. P. had entered the higher life of which he had had a glimpse and had had large experience of its phenomena1512. »
Les cahiers de cette « mystique dans le monde » furent publiés post-mortem par Auguste Poulain 1513. Instants :
« 24 octobre 1884. Le plus parfait ne peut être ni le but, ni la pensée dominante de ma vie, même dans ses détails. Il est comme le balancier, que tient l’équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu’il espère atteindre. Il est comme le gouvernail dans la main du pilote dont tous les regards et les mouvements ne tendent cependant qu’au port.
9 juillet 1885. Cette lumière me démontrait, par l’état même où mon âme se trouvait alors, qu’il n’y a que Dieu qui puisse se faire voir ainsi à nous, ou nous faire voir en lui certaines vérités, sans aucun intermédiaire qui nous les représente. Tandis que tout ce que nous connaissons naturellement nous est représenté par un signe, soit image, soit parole, soit idée ou langage intérieur.
11 mars1886. Il y a quelques jours, le dimanche des Quarante-Heures, comme j’exposais à Dieu toute ma misère et mon extrême ignorance du premier mot de la perfection, il me dit intérieurement : « La sainteté, c’est moi », et dans la lumière et la paix qui accompagnaient ces paroles, je le vis en effet comme un centre mystérieux vers lequel rayonnaient, convergeaient toutes les âmes, par les voies qu’il leur avait tracées, et la sainteté consistait à approcher le plus près possible de ce Centre divin, et même à se perdre en Lui…
2 juillet 1891. La région où Dieu se montre n’est pas séparable de Lui-même. Tout intermédiaire cesse.
1er novembre 1891. [Hier] je pensai avec une extrême confusion que Dieu s’était donné à mon âme qui n’avait jamais rien fait qui put mériter cette récompense, bien assurément ; et je demandai à mon époux comment il avait pu et voulu se prodiguer ainsi à ma misère. Il me répondit avec une grande netteté et une grande tendresse : « L’Amour n’a d’autre raison que lui-même. »
14 mai 1895-1897. Au cours de l’oraison de l’après-midi, mon âme, comblée de la possession divine, fut pour un temps, sortie de cet état très simple, et se vit tout à coup comme le prisme qui reçoit la lumière, laquelle est une, ou nous semble une, et pourtant se décompose dans le prisme en toutes les couleurs connues, et Dieu me faisait entendre que le rayon unique de la lumière divine engendre ainsi dans l’âme toutes les œuvres que Dieu veut d’elle, pour elle-même et pour les autres…
8 février 1908 ; au milieu de cette tourmente, de cette douloureuse crise qui déchire le cœur, de cet accablement d’affaires, je suis touchée de voir que, sitôt que mon âme se souvient de Dieu, elle trouve qu’il est déjà là présent, plus présent à mon cœur que mon cœur même, de sorte que le recueillement et l’union ne sont point à refaire, mais qu’ils subsistent à un certain degré et en permanence, au fond de toutes les multiplicités, travaux et douleurs, même troublants, de la vie.
« Il faudrait prier le Saint-Esprit de nous délivrer de l’illusion du temps dont nous sommes tous victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n’est rien, puisqu’il n’existe pas pour Dieu. Il ne devrait donc pas exister pour nous. C’est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous obtenions cette grâce de ne jamais savoir l’heure, nous serions déjà dans l’Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une barque rapide sur un affluent du Paradis.
Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil.
L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus “dans un miroir”. Il s’agit de retrourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. (1894)
On t’a dit que tu avais une âme immortelle qu’il s’agissait de sauver, etc. Mais nul ne t’a dit que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s’engloutir, où le fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s’est englouti. (1912)
On s’est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d’épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d’un bloc de granit. Ce paradoxe apparent est une vérité si on l’applique au monde infini des âmes. Seulement chacune d’elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur.
Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire.
Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d’autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu’on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées.
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. » (1916.)1514.
Militante 1515.
« [Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :
« … Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce que on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. … Ah, Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang… ; elles sont déchargées ici, on les répartir dans des cellules, on les raccommode, puis on les charge à nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc, est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec des yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il est très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tire des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : “Vae victis” valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme elles ont vite fait de mourir. - Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lourd, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui le conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se mit à frapper encore plus fort… A la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles restaient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans un visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi, ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, et des larmes coulaient de mes yeux — c’étaient ses larmes ; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais, les beaux pâturages verts et libres de Roumanie ! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant — la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, et les hommes, inconnus, terribles — les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche… Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, et notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment ; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite. Je vous serre dans mes bras Sonitchka. Votre R. Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout. La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire — envers et contre tout. Joyeux Noël !... R. »
« Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines1516 qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
§
« Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là1517, mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d’une extrême douceur qu’on a quand tout d’un coup la voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes. Matériellement il n’en était rien ; mais je sentis tout d’un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu’il n’y avait plus pour moi en effet l’effort d’adaptation ou d’attention que nous faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles : les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque là péniblement roulé à terre, “décollant” brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.
[…]
Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi... »
« Une absorption de la pensée non sans analogie avec celle que cherche à induire notre sloka1518 a été expérimentée par W. H. Hudson [Ornithologue, naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique] au cours de ses randonnées à travers les déserts arides de la Patagonie, dont la grise et monotone étendue se déroule à l’infini dans un silence parfait :
Pendant1519 ces journées de solitude, dit-il, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit... Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité avec celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. »
Si Hudson décrit avec finesse cette transformation fondamentale, s’il analyse bien ses composantes — plus loin il parle encore très justement de « cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures », il se trompe sur sa nature véritable parce que, en dépit d’une absorption réelle, l’agitation mentale n’ayant pas tout à fait disparu en lui, il n’avait pu qu’effleurer l’état nirvikalpa. »
LES PLAINES DE LA PATAGONIE 1520
[…] (217)… ces arbres <, et> avaient évidemment été fréquentés par une troupe de Cerfs ou d’autres animaux sauvages pendant fort longtemps, car les troncs en étaient polis au point d’être lisse comme le verre à force de frottements ; le sol piétiné formait un plancher de sable propre, fin et jaune. La colline qui portait ce petit bois avait une forme particulière ; aussi il me fut facile de la retrouver plus tard ; je finis par m’y rendre et m’y reposer tous les jours à midi. Je ne me demandais pas pourquoi je choisissais cet endroit, pourquoi je faisais parfois des détours de plusieurs kilomètres pour m’y asseoir. Je n’y songeais même pas, j’agissais inconsciernment. Plus tard, quand je méditai là-dessus, je trouvai une explication l’image de cet endroit où je m’étais reposé une fois se confondait avec le désir du repos ; dès que je pensais au repos apparaissait le désir de ce bouquet d’arbres aux troncs polis entre lesquels s’étendait un lit de sable net ; et bientôt j’eus contracté l’habitude de revenir, comme une bête, me reposer au même endroit.
Il n’est peut-être pas exact de dire que je me reposais, puisque je n’étais jamais fatigué ; pourtant, cette halte à midi, pendant laquelle je demeurais assis une heure sans bouger, m’était étrangement agréable. Toute la journée le silence me semblait délicieux ; il était parfait et très profond. Il n’y avait pas d’insectes et le seul bruit d’oiseau — un faible pépiement d’alarme émis par une espèce de roitelet furtif — ne s’entendait guère que deux ou trois fois par heure. Les seuls bruits que j’entendisse en chevauchant étaient les pas assourdis de mon cheval, le raclement des branches contre ma botte ou ma chabraque, et le halètement du chien.
C’était même pour moi un soulagement que d’échapper à ces bruits en mettant pied à terre pour m’asseoir ; car au bout d’un moment le chien posait sa tête sur ses pattes et s’endormait, et alors il n’y avait plus aucun bruit, pas même le bruissement d’une feuille. Car à moins que le vent ne souffle vigoureusement dans cette région, il ne se produit aucun frémissement, aucun chuchotement parmi ces raides petites feuilles persistantes, et les buissons se dressent, immobiles, comme s’ils étaient sculptés dans la pierre. Un jour que j’écoutais le silence, je me demandai soudain l’effet que je produirais si je me mettais à crier. Sur le moment, cela me parut une horrible suggestion de l’imagination, une « pensée criminelle et incertaine », qui me fit presque frissonner, et je m’empressai de la chasser de mon esprit. Mais pendant ces journées de solitude, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit ; des formes animales ne traversaient point mon champ visuel, des voix d’oiseaux n’assaillaient guère rues oreilles. Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible. Ailleurs, j’avais toujours pu penser librement à cheval ; dans les pampas, aux endroits les plus solitaires, c’était quand je voyageais au grand galop que mon esprit s’enflammait. À présent, un cheval entre les jambes, j’étais devenu incapable de réflexion : mon esprit avait soudainement perdu sa nature de machine à penser : il s’était transformé en une machine destinée à je ne sais quelle fonction (218) inconnue. Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure, et je me sentais aussi libre d’appréhension que je le suis aujourd’hui, assis dans une chambre, à Londres. Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité contre celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas : elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne l’peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. Il est probable que la plupart des hommes peuvent se rappeler des cas similaires dans leur propre expérience ; mais fréquemment l’instinct ranimé est d’un caractère si purement animal et si répugnant à nos sentiments raffinés ou humanitaires qu’on le dissimule jalousement et qu’on résiste à ses inspirations. C’est chez les militaires et les marins, et chez les personnes qui mènent une existence de voyages et d’aventures, que ces retours soudains et surprenants se produisent avec le plus de fréquence. La surexcitation qu’éprouvent les hommes en, allant au combat, laquelle affecte même ceux qui sont d’un naturel timide et les pousse à faire montre d’une témérité sans bornes et d’un mépris du danger qui les étonnent eux-mêmes, est un cas bien connu. Ce courage instinctif a été comparé l’ivresse ; ivresse différente de celle que donne l’alcool, car elle n’obscurcit pas les facultés de l’homme : au contraire, celui-ci a conscience de ce qui se passe autour de lui beaucoup mieux que l’individu qui conserve tout son sang-froid. Chez l’homme qui est courageux à froid dans la bataille, les facultés sont à l’état normal : celles de l’homme qui s’y rend enflammé d’une émotion instinctive et joyeuse sont aiguisées à un point surnaturel1521. Quand l’homme.timide par tempérament a éprouvé une sensation de cette nature, il considère le jour qui la lui a apportée comme le plus heureux qu’il ait jamais connu ; il lui semble que ce jour se détache nettement et brille d’un étrange éclat parmi les jours qui ont composé son existence.
[…] Il se produit dans la vie des instants miraculeux où le cocon se dissout soudain ou devient transparent et où l’homme se peut voir lui-même dans sa nudité originelle
[…] Le retour à un état d’esprit instinctif ou primitif s’accompagne d’une sensation d’épanouissement qui, chez les êtres très jeunes, atteint un bonheur intense qui parfois les rend fous de joie, comme des animaux qui viennent de s’évader de (224) leur cage. Pour une raison semblable, la vie civilisée est une répression continuelle, bien qu’elle puisse ne pas paraître telle jusqu’à ce qu’un aperçu de la nature à l’état sauvage, un soupçon d’aventure, un accident, la rende soudain indiciblement fastidieuse ; nous sentons alors que la perte que nous avons subie en nous éloignant de la nature excède notre gain.
C’est un épanouissement joyeux de cette espèce, la sensation éprouvée en revenant à un état mental que nous avons dépassé par la croissance, que j’éprouvais dans la solitude patagonne ; car j’étais sans aucun doute revenu en arrière ; et cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures, représentait l’état mental du sauvage pur. Il pense peu et raisonne peu, ayant en son instinct un guide plus sûr ; il est en harmonie parfaite avec la nature et presque au même niveau, mentalement, que les libres animaux dont il fait sa proie et qui, à leur tour, font parfois leur proie de lui. Si les plaines de la Patagonie affectent quelqu’un de cette manière, même à un degré bien moindre d’intensité que dans mon cas, il n’est pas étrange qu’elles s’impriment si vivement dans l’esprit, qu’elles restent fraîches dans la Mémoire et qu’elles y reviennent fréquemment ; alors que d’autres paysages, si grandioses et si beaux qu’ils puissent être, s’effacent peu à peu et finissent par disparaître. À un degré léger, le plus souvent sans doute à un degré très léger, tous les spectacles et les sons naturels nous affectent de la même manière, mais l’effet est souvent passager et disparaît avec le premier choc de plaisir, pour être suivi dans certains cas d’une profonde et mystérieuse mélancolie. Le verdoiement de, la terre, la forêt, la rivière et la colline, la brume bleue et le lointain horizon, les ombres des nuages balayant la surface du paysage inondé de soleil — voir cela est comme un retour chez soi, un chez-soi qui est davantage notre chez soi que toutes les autres demeures que nous connaissons. Le cri de l’oiseau sauvage nous perce jusqu’au cœur ; nous n’avions jamais entendu ce cri, et il nous est plus connu que la voix de notre mère.
« J’entendis, dit Thoreau, un rouge-gorge au loin, le premier que j’eusse entendu, me sembla-t-il, depuis bien des milliers d’années, et dont je n’oublierai jamais la note pendant bien d’autres milliers d’années — le même chant doux et puissant que jadis. Oh ! le rouge-gorge du soir ! »
Hafiz chante :
O brise du matin, souffle-moi un souvenir de l’ancien temps :
Si, après mille années, tes odeurs flottent sur ma poussière,
Mes ossements, se levant plein de joie, danseront dans le sépulcre !
Or, nous sommes nous-mêmes les sépulcres vivants d’un passé mort, ce passé qui fut nôtre pendant des milliers et des milliers d’années, avant que cette vie du moment présent ai commencé ; ses vieux ossements dorment en nous : morts, oui, pourtant ils ne sont ni morts ni sourds aux voix de la nature. Le bruyant Bupresté, le grondement de la cataracte, le tonnerre des longues vagues sur le
[242 absences des reproductions des pages 226 à 242 du livre UN FLÂNEUR EN PATAGONIE]
[…] Je me rappelle avec un sourire la surprise que reçut mon esprit enfantin quand j’appris que notre « primevère » n’était pas la primevère. Alors, je m’en souviens, vint l’époque où je pus chevaucher sur la plaine ; et je fus surpris de constater que cette herbe aux ânes, dissemblable en cela de la belle-de-quatre heures, du liseron et des autres fleurs du soir de notre jardin, était aussi une fleur sauvage. Je la reconnus à son parfum auquel on ne peut se méprendre, mais sur ces plaines où l’herbe était tondue ras la plante était petite, n’atteignant que quelques centimètres de haut, et ses fleurs n’étaient pas plus grandes que des boutons d’or. Plus tard, je la retrouvai dans les bois marécageux du fleuve de la Plata ; elle y poussait haute et drue, A une hauteur d’un mètre cinquante A un mètre quatre-vingts en certains cas, avec de grosses fleurs — qui ne dégageaient qu’un faible parfum. Plus tard encore m’aventurant en de plus longues expéditions, parfois pour accompagner les troupeaux, je la trouvai en abondance extraordinaire sur les pampas au sud du Rio Salado ; là, c’était une plante haute et svelte comme une herbe parmi les hautes herbes, portant de larges fleurs ouvertes d’environ deux centimètres et demi de diamètre, A raison de deux ou trois au maximum sur chaque plante. Enfin on se rappellera qu’en débarquant pour la première fois en Patagonie, sur une partie déserte de la côte, je humai dans l’air le parfum bien (243) connu, un peu après l’aube et que regardant à mes pieds je découvris une plante qui poussait dans le sable aride à quelques mètres de la mer ; elle poussait là, basse et en forme de buisson, avec des tiges raides et horizontales et une profusion de fleurs petites et symétriques.
Tout ceci et bien d’autres choses encore, avec nombre de scènes et événements du passé, est évoqué dans mon esprit par la fleur que je tiens dans ma main ; mais alors que ces scènes et ces événements je me les rappelle avec plaisir, il s’agit d’une espèce de plaisir mental qu’on ressent « fréquemment, et qui est très léger en intensité. Au contraire, quand je rapproche la fleur de mon visage et aspire son parfum, j’éprouve un ébranlement de plaisir pénétrant et une transformation mentale si considérable qu’elle ressemble à un. miracle. Pendant un espace de temps si court que si on pouvait le mesurer on constaterait probablement qu’il ne dure qu’une fraction de seconde, je ne suis plus dans un jardin anglais en train. d’évoquer ce passé disparu et d’y songer consciemment ; le temps et l’espace semblent annihilés et le passé est devenu le présent. Je suis de nouveau sur la pampa herbeuse, où je viens de dormir très profondément sous les étoiles ; je voudrais dormir à présent aussi profondément sous un toit ! C’est l’instant du réveil, et mes yeux s’ouvrent sur la pure voûte du ciel, rougie dans sa moitié orientale d’une tendre couleur ; et au moment où la nature se révèle ainsi A ma vue, dans la fraîcheur, dans la beauté exquise du matin je perçois dans l’air le subtil parfum de l’herbe aux ânes. Les fleurs m’entourent de toutes parts sur des kilomètres, sur des lieues en cette vaste étendue plate […]
(245) Tout ceci vient et passe comme un éclair, mais la scène est précise et la sensation correspondante, la prise de possession d’une sensation perdue, est merveilleusement réelle. Rien de ce que nous voyons ou entendons ne peut ainsi rétablir le passé. La vue du peuplier, le bruit du vent dans son feuillage d’été, le chant des tarins aux ailes d’or que je retrouve en captivité, ramènent bien des scènes de jadis à mon esprit […] ; mais ce n’est qu’une image jusqu’à ce que l’odeur du peuplier ait touché le nerf de l’odorat ; alors cela devient quelque chose de plus…
Dans ce dernier chapitre sur le parfum de l’evening primrose qui s’appelle apparemment hélas l’herbe aux ânes en français Hudson étudie avant Proust la redécouverte d’une « sensation perdue ».
« La considération de la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments autobiographiques et enfin les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute sur le sens spirituel de l’œuvre de Kafka. Albert Camus a justement caractérisé celle-ci comme “l’aventure individuelle d’une âme en quête de la grâce”. Kafka lui-même estimait qu’“écrire est une forme de la prière”. Et il ne s’agit pas là d’une vague assimilation de la religion et de l’art. Kafka dépassait les limites de la littérature et cherchait si aucun recours n’est laissé à l’homme malheureux transcendant un Dieu personnel, car Kafka est très loin de tout panthéisme. Il est vrai que Dieu n’apparaît pas ou apparaît à peine, et à travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet innommé est là, à chaque page. Il y est, comme on l’a fait remarquer, “présent par son absence même”. D’ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte, par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa nostalgie du Dieu vivant.
[…]
À la fin du Procès, lorsque K. est atrocement mis à mort, deux occasions de salut lui sont suggérées. L’une appartient à l’ordre de la justice stricte : au moment où les deux exécuteurs, échangeant de sinistres politesses, s’offrent le couteau l’un à l’autre, K. pourrait le saisir (il se rend compte qu’on lui en donne l’occasion) et, s’il le plongeait dans son propre cœur, il satisferait lui-même à l’exigence de justice et trouverait le salut. La deuxième suggestion est plus mystérieuse et me semble appartenir à l’ordre de la grâce. Une lumière s’allume dans la maison la plus proche. Une figure humaine, à la fenêtre, se penche et tend les deux bras. “Qui était-il ?... Y avait-il là une aide ?” Mais K. laisse échapper l’invitation de la grâce comme il a laissé échapper celle de la justice.
[…]
Je voudrais citer encore deux textes. D’abord ce passage d’une lettre de Kafka à son père : “C’est de toi qu’il était question dans mes œuvres ; je ne faisais qu’y laisser libre cours aux plaintes que je ne pouvais épancher sur ta poitrine1522”.
Ces lignes sont adressées au père humain dont les rapports avec son fils furent une lamentable tragédie. Elles sont navrantes dans leur humilité, dans leur affection. Mais j’y vois une allusion inconsciente à un autre Père sur la poitrine duquel Kafka aurait voulu épancher ses plaintes et dont il est secrètement question dans toute son œuvre. Ici l’autre texte :
“Qui est-ce qui te trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton cœur ? Qui est-ce qui tâtonne à la poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t’appelle sur la route sans pouvoir entrer par la porte ouverte ? Ah, c’est précisément celui que tu troubles, celui dont tu ébranles le cœur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin d’ici, loin d’ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je puis à peine la trouver dans l’obscurité. Si seulement je tenais ta main, je crois que tu ne me rejetterais pas alors. M’entends-tu ? Es-tu seulement dans ma chambre ?... Pour moi, c’est une question de vie ou de mort que de décider si, oui ou non, tu es ici1523.”
Ce texte dont on remarquera l’ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être dite par l’âme qui cherche à l’Innommé, ou inversement — rejoins les plus belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix ne serait pas déplacé. »
23 janvier. Il ne s’agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c’est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n’est qu’au prix d’un arrachement de tout l’être intérieur, d’une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde. Il a créé le monde avec nous […] Quelle douceur de penser que même en L’offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu’Il désire au plus profond du Sanctuaire de l’âme1524.
Ma première expérience majeure — radicale et submergeante, bien qu’elle ne fut, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète — est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms…1525
Surmontez le côté assez doctoral du physicien deux fois Nobel « qui sait » et à qui l’on demande un peu de tout sur tout, pour deviner sa « belle naïve contemplation » portée par la Nature (Spinoza). Quoi d’autre ?
« […] L’être éprouve le néant des souhaits et des volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. Des exemples de cette religion cosmique se remarquent aux premiers moments de l’évolution dans certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. À un degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les données du cosmos. […] Or les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l’image de l’homme et donc aucune Église n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant, leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme, mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. […]
[Le savant] convaincu de la loi de causalité de tout événement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. […] Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude des désirs égoïstes.
Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu, à aucune théologie ? […]
La mer revêt une grandeur indescriptible, particulièrement quand les rayons du soleil l’atteignent. On se sent comme dissous dans la nature et on se confond en elle. On perçoit alors l’insignifiance de l’homme et cela rend heureux. » (1931, « voguant vers l’Amérique »). 1526.
« Mon but ne dépend pas du temps. Et pourtant je n’ai pu l’atteindre que dans les plus humbles conditions et par un entier effet de la grâce. Ainsi un jour, étant monté à pied avec un ami jusqu’à Ravello, je connus, sans que j’y fusse aucunement préparé, une plénitude. Étendu à plat ventre sur les dalles de la terrasse Cimbrone, je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres. Mon esprit se perdait dans les jeux de cette transparence, de cette résistance, puis il se retrouvait tout entier. Il me semblait assister à ce spectacle devant lequel s’égarent toutes les intelligences : à une naissance, la mienne. Un autre être ? Pourquoi un autre ? Et il me semblait que je commençais alors seulement d’exister. »
Un peu plus loin, évoquant le souvenir de ces moments exceptionnels qui vous poursuit jusque dans le « néant » quotidien, il s’écrie :
« Et pourquoi dans un millième de seconde ne serais-je pas précipité de nouveau au fond de cet être qui m’est plus intérieur que moi-même ? »1527.
« C’était une péritonite avec perforation 1528; le malade était désormais à l’agonie [...] Il ne me restait plus qu’à calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. [...] De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : “Jésus, aide-moi ; docteur, aide-moi” [...] comme une litanie d’angoisse [...] La mort était dans la maison ; j’aimais ces paysans, je sentais la douleur et l’humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi ?
Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme une pousse sous l’écorce de l’arbre. Je tendais l’oreille à la nuit et il me semblait être entré, d’un coup, dans le cœur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d’une plénitude infinie. Vers l’aube, le malade approcha de la fin. […] J’étais libre dans ces étendues silencieuses : je sentais encore en moi le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j’errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon chien… »
Je m’assis dans mon lit pour regarder à travers la longue fenêtre juste en face de moi, et j’y contemplai les lumières qui se reflétaient dans les étroites rues boueuses de cette petite ville. Je pensais au plaisir que donnait à Charles Lamb la clarté des lampadaires sur les pavés mouillés, quand soudain une brume d’un blanc bleuté, translucide, brillante, déroba à mes yeux ce monde et toute expérience du séjour que j’y faisais. Avec la brume me vinrent une paix et une joie ineffables.
Je n’avais pas conscience de ma propre personnalité. Je ne pensais pas : la pensée est limitée par le langage, les mots et la condition. J’étais tout entier éveil, sentiment, acuité d’esprit, mais inconditionnés, si « Je » pouvais alors être encore appelé « Je ».
On ne peut guère décrire une expérience dans laquelle on est saisi dans — quoi ? Quelque chose que je n’avais jamais lu, sur quoi je n’avais jamais médité, dont je n’avais jamais su qu’elle existât — comme un enfant avant sa naissance ne pourrait comprendre une description de ce monde.
La brume devint plus dense, et à mesure qu’elle devenait plus profonde, la connaissance, le réconfort, le rayonnement, la paix, – en un mot l’extase, s’approfondissaient aussi, jusqu’à ce que « Je » semblai être « Cela » et « Cela » semblait être « Je ». Nous étions confondus, mêlés, fusionnés.
« Je », ma personnalité, avais disparu — où ? Énigme laissant un frémissement de béatitude au sein d’un frémissement. Assouvissement serait le mot qui comprendrait tout cela.
Toute entière conscience, éveil, et cependant, quand je revins, il n’y avait pas d’incidents à raconter. Lorsque j’étais immergée, j’étais dans tout ce qui a été, fut, et sera ; je me rends compte à présent que l’homme mesure l’espace et le temps, rien n’est après ou avant, mais simultané, tout est là.
Soudain, la brume, la lueur, disparut comme elles étaient venues. J’étais toujours assise dans mon lit, tenant le drap, les yeux grands ouverts, regardant les lumières dans la rue.
Ma première pensée fut : « Eh ! bien, au-dessous de tout il y a ce calme, cette joie, cette assurance ; peut-être est-ce là “les bras éternels” » ? Puis une curieuse chose m’advint. Je regardai le monde en dehors de la fenêtre, tâtai les meubles de ma chambre et dis : « Comme c’est étrange, ce monde est une ombre. J’ai touché le Réel et ce qui est toujours “là” tout ce monde que j’ai connu sera désormais irréel. Pourquoi est-il là ? Pour expérimenter quoi ? Je m’étendis pour dormir et me réveillai plus reposée que d’habitude. Mon corps et mon esprit étaient rafraîchis, je compris la sensation d’être “comme la lavé de rosée”. Tous les événements sur cette planète sont comme des ondulations sur la mer ; le calme s’y trouve à jamais dans les profondeurs. Comment serait-il possible de n’être jamais troublée ? (Inutile de dire que je suis souvent troublée, mais peut-être moins qu’auparavant.)1529
Cheminements1530 (p.14) Ce n’est pas un souvenir d’enfance, mais d’adolescence… //
Ainsi donc, je partis en forêt accompagne de mes habituelles préoccupations et portant en moi la mélancolie coutumière des beaux jours d’été (c’était l’époque où je désirais toujours « être ailleurs »). Dans quelle disposition intérieure me trouvais-je ce jour-là ? Je ne sais. Je crois me souvenir seulement que j’étais dans un état d’attente, comme il arrive fréquemment à la belle saison lorsque la beauté partout éclate et que nous attendons une sorte de révélation d’une telle gloire (nous chercherions en vain un tel aliment dans un paysage hivernal)…//
Je ne devais pas marcher longtemps ce jour-là… et m’assis bientôt à la frontière du soleil et de l’ombre contre un arbre bordant une clairière. Depuis combien de temps étais-je quand cela se déclencha brusquement je ne saurais dire, et si je lisais, je dus abandonner très rapidement ma lecture pour concentrer mon attention avec une grande intensité sur le lieu où je me trouvais. Contrairement à la nature propre des instants que semblent révéler surtout une présence derrière les apparences, c’est une ouverture qui se produisit. Une mystérieuse correspondance, comparable à un fluide traversant plusieurs corps s’établit entre moi, la mousse garnissant le tronc des arbres, les rayons du soleil et une mouche verte et dorée qui se maintenait dans l’air à la même place. J’admirais le battement rapide de ses ailes que les rendit invisibles et alors… sans que je sache comment, bouleversement de tout mon être. Les objets environnants, que je continuais à voir, s’estompèrent légèrement : ils ne me frappaient plus par eux-mêmes, mais en tant que soutien, que symbole d’autre chose. En réalité ce que je perçus à cet instant ce fut l’énergie, ce fut la Force unique qui traverse toutes choses et dont le rapide battement d’ailes de la petite mouche avait été l’élément conducteur.
Cette révélation concrète de l’unité de l’univers par la Force, que je n’envisageais jusqu’alors que discursivement, entra soudain dans ma vie par l’expérience. L’illumination fut brève, mais ses conséquences immenses, car ce n’est pas seulement la présence de l’énergie qui me fut révélée, mais la valeur de l’intuition, comme méthode de connaissance. Jusque-là, j’avais vécu dans l’abstrait, brusquement je pénétrais dans le concret, j’avais traversé la barrière des mots, je touchais la substance vivante et non plus sa représentation.
Je restai longtemps comme hébété, sans mouvement et absolument étranger à tout sauf à l’immense jouissance que cette découverte m’avait procurée. J’étais à la fois allégé et enrichi. Souvent j’avais connu déjà d’intenses moments de « communion avec la nature », mais ces sortes de contemplations poétiques me faisaient régulièrement souffrir en me donnant par trop le sentiment de mon impuissance (à pouvoir tout saisir et tout pénétrer). Cette fois ce fut bien différent : quelque chose vint à moi, qui ne me demanda aucun effort à recevoir et j’en fus empli à pleins bords.
(p.24) 14-8-1944
J’ai été le sujet, hier soir, avant de m’endormir et dans cet état qui précède le sommeil — (et qui) cette fois était rendu particulièrement lucide par l’absorption de café assez fort dans l’après-midi — d’une étrange sensation.
Je me sentais entièrement dépouillé de moi-même, ne m’appartenant plus, et je crus un instant qu’allait s’ouvrir enfin en moi l’intuition, le plus haut satori, aussi essayai-je de prolonger cet état le plus possible pour voir ce qui allait se passer.
Au fond, je suis incapable de le décrire, mais je le sens parfaitement : je flottais dans le cosmos, je n’étais plus attaché à rien et cependant je sentais admirablement que l’univers formait un tout dont j’étais à la fois solitaire et indépendant. Surtout je me sentais incroyablement libre, je ne subissais plus aucune des séductions habituelles de la pensée ou du corps (de maya). C’était merveilleux ! Toutefois je savais, durant que j’étais le sujet de cette expérience, que cet état n’était pas complet — que quelque chose de plus aurait dû venir (se produire).
(p.71) 26-8-56
Il n’y a guère de doute que ce sont les états poétiques de complète disponibilité qui, par les puissants effets qu’ils produisent en nous, nous permettent d’accéder naturellement à une vie supérieure illuminée. Rien ne ressemble moins à ce que l’on entend habituellement par mystique (ou alors il faut enfin la définir).
Habituellement les états poétiques nous retiennent par leur séduction particulière ou séparée, par ce qui résulte ou se dégage de l’espèce de tension qui les a provoqués. Nous demeurons « accrochés » à la jouissance qu’ils provoquent en nous, même lorsqu’elle est triste ou amère. En général, plus nous nous complaisons dans cette jouissance, plus nous nous éloignons de l’illumination ou de l’éveil auquel la poésie peut donner lieu. Certes, cette complaisance est très favorable à l’écriture, car c’est en général dans la passivité jouisseuse que s’élèvent, en nous, les mots qui formeront le poème. Mais nous nous éloignons cependant de la pure expérience poétique qui n’a pas d’objet, car ce sont les choses telles qu’elles sont.
Je comprends enfin maintenant que la poésie c’est la vie quotidienne, mais vue dans la réalité absolue.
Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
Au soleil
p.89, 10-7-1960
Un souvenir de cette sensation si forte il y a quelques jours, au milieu de la nuit, et alors que j’étais parfaitement éveillé, de la présence d’un autre. Il pénétra dans la chambre par la fenêtre, à laquelle je tournais le dos, la tête de mon lit se trouvant non loin d’elle. Il dépassa ma couche pour s’arrêter auprès de la table, vers la porte. J’ouvris les yeux avec la certitude que je verrais la présence… mais rien. Et cependant, quelle intense sensation en moi de la force de l’autre ! Si j’avais pu me concentrer davantage sur lui, j’aurais certainement pu me laisser envahir par l’énergie qui en émanait.
p. 94, 5-11-1960
Cette montée à nouveau hier soir du monde « infernal ». Je ne l’avais plus ressentie avec une telle force depuis quelques mois. Il m’envahit de toute part, mais il est loin d’être un monde tentateur ! Cette sensation affreuse par tout mon être d’être en contact avec une des forces ou la force qui me soutient à la fois moi-même et l’univers.
p. 99, 3-4-1961
Hier, peu avant de m’endormir et m’en empêchant s’éleva soudain en moi une certaine disposition qui m’arracha à moi-même et je me vis flottant dans le cosmos, perdu au milieu des étoiles et des planètes. Bien entendu, je ne me voyais pas comme un objet ou un « autre », c’est à dire séparé de moi-même, non, je m’éprouvais comme sujet. À peine un petit lien subsistait avec mon corps allongé et cependant je sentais, comme jamais peut-être, que si j’avais pénétré par mégarde dans un monde différent et élargi, c’était en grande partie grâce à ce corps abandonné, grâce à des influences émanant de lui : la « disposition » (le mood, comme disent les anglais) n’avait pu se développer à ce point qu’à la faveur d’un état inconscient, engendré par des réactions physiques. Comment est-ce venu ? Comment le déclic s’est-il produit ? Nullement par un effort de concentration ou par une pensée quelconque – mais par, dirai-je, un effluve issu de mes cellules, pas seulement cérébrales, mais y aboutissant pour y subir les transformations (en images, etc.) me permettant de prendre « conscience ».
p. 105, 24-5-1961
Chose étrange : plus nous cherchons l’illumination, les instants, moins nous avons de chance de les voir venir, car par nos efforts nous faussons des opérations secrètes auxquelles il faut laisser toute la spontanéité.
p. 117, 6-9-1964
Nouveau déclenchement de sensibilité à tous les niveaux, mes facultés d’appréhender le monde visible et invisible se mettent toutes en mouvement en même temps, me frappant comme une grêle opiniâtre. Le déferlement est implacable ! Il pénètre et sort à la fois (car il n’y a plus la moindre différence entre l’extérieur et l’intérieur)
p.129, 25-12-1965
Couché, fenêtre entrouverte, vers 10 h, j’entends un jeune merle qui chante ! Et, du coup, tout est aboli : il n’y a plus dans tout l’univers que lui et son chant, ce chant qui m’ouvre les portes de l’indicible. Après être demeuré quelques minutes sans pensée et perdu dans un état indescriptible, je sens remonter en moi de semblables impressions très anciennes — Que de fois j’ai entendu avec joie ou avec une mélancolie infinie le merle qui chantait au printemps : dans des jardins de ville, dans des parcs lointains, dans des campagnes idylliques… toujours avec le même sentiment de « suspension ».
p. 150, août 1971
Sentiment inexprimable de la vie dans son mouvement fou, incessant et en moi ; brusque tableau en raccourci de la naissance à la mort. Le tragique mêlé à la joie la plus incroyable : celle où nous ne nous appartenons plus, où nous sommes brusquement happés par un incommensurable courant de force, une Énergie inconnue qui mène tout… on ne sait où ? D’ailleurs, où mènerait-elle puisque le temps ne la regarde pas et qui je la sens éternelle ?
p.152, octobre 1971
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis l’expérience de Genève où subitement j’avais vu s’élever à nouveau en moi les deux aspects de la vie : l’un terrible, insupportable — fait d’horreur, de bruits insoutenables, de mouvements incessants en tous sens (l’Obscur, le Mal ?) —, et l’autre : pure merveille, joie, félicité, amour sublimé. Délice à son degré extrême (le Clair, le Bien ?). Les deux mêlés, s’interpénétrant, indissociables. L’un accompagnement toujours l’autre, alors que la vie habituellement les sépare ; le terne quotidien les tamise (heureusement !) : tout semble si bien réglé, équilibré…
Grand sensible mystiquement, mais trop attaché à comprendre et posséder en vue de construire une « œuvre » : l’expérience tournera court.
« Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l’impression du compact. La matière a cessé d’être indiscutable.
[…]
Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d’emblée déborde.
De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l’animation, la vie, l’accomplissement.
[…]
Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l’infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d’acquérir et de s’approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d’acquisition, de rétention et — ruminant mental — d’élaboration, d’intégration. Serait-ce, comme il semble, l’« Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C’est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n’en a plus, on n’en refait plus. On y est complètement inintéressé.
La personne qui se maintient par renouvellement de l’avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu’une maligne lyse a tout liquidé, qu’y a-t-il ? /Le Vide ?1531
§
Une fonction n’avait plus envie de fonctionner.
C’est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j’étais défait, je l’ignorais.
[…] revint le penser. Pas comme d’habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue.
[…]
Il y avait contemplation.
Un immense spectacle « élucidé » m’était présenté à contempler.
Vue considérablement plus large qu’il ne m’est naturel, et avec plus d’éléments, de plus de portée, parfaitement se répondant...
Comment cela se faisait-il ?
J’étais au repos. Première condition. D’abord le repos, pas un repos qui n’aurait été qu’une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d’un degré au-delà, qui est abandon à la perte d’intervention.
Plus aucun captage. […]
Être très éveillé et suprêmement détaché. […] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s’y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à en prendre note, d’une façon ou d’une autre, à en rechercher l’empreinte pour un futur souvenir.
Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]
À un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela — […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l’intervention, le réveil de ce centre départageur qui fait l’intelligent, donnant à mesure ses appréciations1532.
§
Et voici quelques lignes que Billeter ne cite pas :
Domaine du calme. J’y étais alors.
Vraiment.
Non pas en passant, mais comme si à la manière d’une partie d’assemblage, j’avais été enclenché dedans.
Accru, nouveau, total. Calme fondamental. Retour à la base.
L’Inutile enfin dissipé.
L’espace (à contempler) et le temps (propre à contempler : plus scandé) et la respiration ralentie (soutien du contemplateur), suffisante, égale, ces trois conjugués propices aux vues d’ensemble étendue invitaient à la jouissance de ce qui va avec majesté, avec souveraineté.
La grandeur était là, incomparable.
Grandeur quand il n’y a plus de raisonnement, et que cesse l’interception de l’intruse qui tout le temps s’immisce partout. Grandeur, quand la restrictrice, la médiocrisante est partie.
Ce qui alors passe dans l’esprit, posément, non commenté, non analysé, passe contemplé1533.
§
« La vraie poésie se fait contre la poésie »1534
C’est tout à fait par hasard que je suis tombé sur ce texte d’Henri Michaux il y a quelques années, alors que j’étais occupé à lire les Actes des P.E.N. Clubs. À ma connaissance il n’est pas indiqué dans les bibliographies les plus sérieuses de Michaux, et notamment dans le numéro de L’Herne qui lui a été consacré sous la direction de Raymond Bellour. Il s’agit d’un discours prononcé lors du 14e Congrès International des P.E.N. Clubs, lequel eut lieu à Buenos Aires du 5 au 15 septembre 1936. Henri Michaux appartenait au groupe des écrivains belges participants, non en qualité de délégué, mais comme invité d’honneur. Parmi les Français les délégués comprenaient Jules Romains, Benjamin Crémieux et Dominique Braga ; Georges Duhamel, Jacques Maritain et Jules Supervielle étaient invités d’honneur. En ces années où les plus importants des écrivains allemands étaient persécutés par les nazis et réduits à l’émigration, où également commençait la Guerre d’Espagne, le sujet principal abordé par ce Congrès fut naturellement celui de la fonction sociale des écrivains. Et la présence de Marinetti, chantre de l’Italie mussolinienne et laudateur de la guerre comme « seule hygiène du monde », n’alla pas sans provoquer un léger incident avec les représentants français. Henri Michaux n’intervint qu’au cours de l’après-midi du 14 septembre 1936, quand le dernier point du Congrès vint à l’ordre du jour : l’avenir de la poésie. Il succéda à la tribune à Jules Supervielle.
Ce n’est pas, il faut le dire, la recherche de n’importe quel rebut de n’importe quelle personne un peu notoire, qui nous amène aujourd’hui à republier un texte qui fut à peine diffusé en France. C’est le contenu même de ce texte, où Michaux exprime directement comme il ne l’a jamais fait ailleurs sa conception de la poésie. Celle d’une curiosité invincible pour les états dangereux de soi. Recherche qui ne saurait être saluée que beaucoup plus tard par une société sur laquelle tout poète se doit d’être en avance.
Lionel Richard
Depuis l’ouverture de ce Congrès, nombre de recommandations ont été adressées à l’écrivain : de se pencher sur les problèmes sociaux, de songer aux répercussions de sa parole, de peser ses responsabilités, sans compter d’autres exhortations qu’on trouve plus souvent dans les sermons.
Cette façon de concevoir l’homme et l’artiste en l’homme, comme parfaitement conscients l’un de l’autre et associés, ou le deuxième commandé par le premier, assez naturelle, s’il s’agit de journalistes ou d’essayistes, moins s’il s’agit de créateurs, devient très malaisément applicable aux poètes.
Le poète n’est pas un excellent homme, qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain.
Le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous.
Le poète ne se livre pas à cette opération, et, le voudrait-il, maigres les résultats. La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunions politiques. Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard ; marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve, et du genre le plus délicat. Nous avons un exemple analogue dans un poète fasciste au verbe extrêmement violent, qui paraît passionnément et presque exclusivement pris par la grandeur de son pays, dont les poèmes cependant sont restés intacts et beaux et pareils, dans un climat intérieur plutôt paisible et classique et en tout cas en dehors de la politique.
Troisième exemple, un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand poète, Louis Aragon devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique. Peu importe d’ailleurs ces exemples auxquels on pourrait opposer d’autres, où le talent poétique serait sans doute discutable. Le phénomène dont je parle a surpris tout le monde depuis longtemps et les poètes les premiers.
Non, le poète ne fait pas passer ce qu’il veut dans la poésie. Ce n’est ni une question de volonté, ni de bonne volonté. Poète n’est pas maître chez lui.
De même il n’est guère dans nos moyens de faire entrer la réalité dans le rêve ni le jour dans la nuit.
Il ne suffit pas d’observer des chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très opiniâtrement d’en contempler en rêve pour les y voir venir. Il n’y a pas de moyen certain de provoquer l’apparition d’êtres en rêve. La volonté n’y suffit pas ni l’intelligence.
Ainsi à un degré moindre la Poésie d’inspiration.
Mystérieusement, tel problème social, politique, qui émeut et intéresse l’homme dans la prose de l’existence, si je puis dire, perd, arrivé dans la zone de ses idées poétiques, tout trouble, toute vie, toute émotion, toute valeur humaine. Le problème n’y circule plus, n’y vit plus ou bien il n’est jamais descendu dans ces profondeurs.
En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale.
Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires.
C’est cela la transfiguration poétique.
Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social.
Pour éviter la contradiction sur des noms actuels, je préfère choisir l’exemple d’un artiste créateur, d’un genre beaucoup moins pur que la Poésie, mais sur lequel l’unanimité de sympathie s’est faite : Charlie (42) Chaplin. Il a créé un type de vagabond, dit Charlot, nettement immoral. Des coups de pied, des crocs en jambe aux policemen quand il en rencontre ; il bafoue toutes les autorités, il ne travaille pas. S’il travaille, il brise tout, il trompe son patron, il n’a pas le respect de la femme d’autrui, il est chapardeur à l’occasion, il est une non-valeur sociale et cependant il a eu une action telle, il a tant réconcilié de gens avec la vie qu’on pourrait l’appeler un des bienfaiteurs de notre époque. N’ayons pas sur l’art des vues d’instituteurs. Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ? Non pour leur morale sans doute, mais pour avoir donné un nouvel élan vital, une nouvelle conscience.
C’est pourquoi, loin de les comparer à des prêcheurs répandant la bonne ou la mauvaise parole, il faut les comparer au premier homme qui inventa le feu. Fut-ce un bien, un mal ? Je ne sais. Ce fut un départ nouveau pour l’humanité. Une succession de départs nouveaux et cela fait une civilisation. C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie, sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires.
L’on voit ainsi que la poésie, plutôt qu’un enseignement, et plus même qu’un ensorcellement, une séduction, est une des formes exorcisante de la pensée. Par son mécanisme de compensation, elle libère l’homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui étouffait de respirer. Elle résout un état d’âme intolérable en un autre satisfaisant. Elle est donc sociale, mais de façon plus complexe et plus indirecte qu’on ne le dit.
Sans en avoir l’air, je réponds de la sorte à la question : « Où va la poésie ? ». Elle va à nous rendre habitable l’inhabitable, respirable, l’irrespirable.
Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique.
Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux. (Une part seulement. Le poète, mon ami Jules Supervielle vient d’exprimer une idée analogue.)
Une assurance accrue provenant de l’assurance donnée par les sciences en général, une assurance plus particulière due aux progrès de la psychopathologie, de la psychanalyse, de l’ethnographie, peut-être de la métapsychique, et d’un néooccultisme, une connaissance de plus en plus circonstanciée des rapports cerveau-intelligence, cerveau-glandes, cerveau-sang, esprit-nerfs, l’étude de plus en plus poussée et expérimentale des troubles du langage, de la cénesthésie, des images, du subconscient et de l’intelligence, tend à donner au poète la curiosité de toucher tout cela de l’intérieur, et le goût de plus audacieuses incursions aux états seconds, aux états dangereux de soi.
D’autre part, les modifications dans la vie privée et sociale des hommes, de plus en plus rapide grâce au machinisme et à l’intrusion de la science dans les éléments les plus humains, forceront le poète à créer parallèlement une nouvelle optique. Tel est, je crois, le plus grand avenir immédiat de la Poésie.
Mais un poète (il en est né peut-être un aujourd’hui) bouleversera sans doute cette nouvelle poésie. Tant mieux.
Car la vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l’époque précédente, non par haine sans doute, quoiqu’elle en prenne naïvement parfois l’apparence, mais appelée qu’elle est à montrer sa double tendance, qui est premièrement d’apporter le feu, le nouvel élan, la prise de conscience nouvelle de l’époque, deuxièmement, de libérer l’homme d’une atmosphère vieille, usée, devenue mauvaise.
Le rôle du poète consiste à être le premier à la sentir, à trouver une fenêtre à ouvrir, ou plus exactement à ouvrir un abcès du subconscient.
C’est peut-être en ce sens qu’on a dit « Le poète est un grand médecin », comme le comique d’ailleurs. Ainsi manifeste-t-il sa deuxième tendance que j’ai appelée exorcisante. Il fait disparaître l’envoûtement de l’époque précédente, de sa littérature, et en partie de l’époque présente. Ces deux tendances se conjuguent du reste en une seule poussée vers l’avenir.
On voit qu’au départ le poète est seul, il part seul à la découverte. Sa vraie action sociale vient plus tard quand l’humanité presque malgré lui se l’incorpore.
Cette incorporation devient si naturelle qu’on imagine souvent rétrospectivement et non sans simplicité que le poète a donné le ton de l’époque précédente. Ainsi devient éternellement actuel, le poète, qui a eu le courage de ne pas l’être trop tôt.
Henri Michaux
§
Perceptions mises au service de l’auteur ce qui est malheureux et rend la lecture pénible ; logomachie, mais aussi des éclairs :
H. MICHAUX VERS LA COMPLÉTUDE
SAISIE ET DESSAISIES 1535
On reçoit on reçoit
on a l’enchantement de recevoir
de secrètement sans fin
l’Impalpable recevoir
Jour de naissance de l’illimitation
Un autre Monde m’accepte
m’agrée m’absorbe m’absout
Armistice des passions
Des bancs de clarté
souterrainement
souverainement
l’émanation d’exister
l’agrandissement d’exister
le promontoire, l’impétuosité d’exister
Je suis à l’arrivée de la plénitude
l’instant est plus que l’être
L’être est plus que les êtres
et tous les êtres sont infinis
J’assiste à l’invasion qui est une évasion
Temps mobile
à plusieurs étages
ascendants, panoramiques
Un invisible véhicule m’emporte
Résonance
Résonance de toutes parts
Présences
j’entends des mots qui prophétisent
à haute voix
Parcours
parcours sur un fil
La lenteur de la conscience
lutte contre la vitesse d’inconscience
Démis des sens
Pris par l’essence
Une conscience en cercle
sur ma conscience
se pose
se superpose
J’existe en double
Entre les lignes de l’Univers
un microbe est pris
Eboulements
éboulements indéterminés
Visionnaire par extension
par limpidité
par surcroit
Les mots relus dans les flammes
et la relégation s’étendent
s’étendent
vastes, sacrés, solennels
en lumières violentes
en bourgeonnements
Infini
Infini qui n’intimide plus
Je lis
Je vois
Je parcours l’évangile des cieux ouverts
Lumière
Je viens
J’habite la lumière
Souleveuses impuissances
Accès à Tout
… à s’y méprendre
Miséricorde par ondulations
Miracle dans un miracle
Ondes me propagent
indéfiniment me prolongent
Mosaïques
du plus petit
du plus en plus petit
du plus humble
du plus subdivisé
Colloide
Des moments crient
Trompettes assurément longues
L’édifice plie
j’avais des jambes autrefois
la main aussi se détache
Des mots interviennent pour me traverser
Je saute d’une clairvoyance
dans une autre clairvoyance
L’ouïe comblée
C’était il y a trente ans
c’est maintenant
Carillon rétrospectif
Une plante m’écoute
Facettes en faucilles
oui me mettent en frissons
Tremblement au dedans des éléments
Mon cœur voudrait prendre le large
L’or de 1'ininterruption s’amasse
Afflux
Afflux des unifiants
Affluence
L’Un enfin
en foule
resté seul, incluant tout
l’Un
Spacieux
sanctifiant
espacement au point culminant
au point de béatitude
Rédemption
le monde entre en vibration
avec le sentiment de l’Indicible
Le solide, le dur, le construit
est troublé par le léger, l’impalpable
L’Impérissable déplace, dément le mortel
le Sublime éponge, dévaste le commun
le Sublime hors du sanctuaire
Oscillant dans l’immense
l’écho
où réside l’être
au-delà de l’être
Calme
Recherche
Une comparaison fouille pour moi
J’avance
pour la continuation
pour la perpétuation
Des portes font le guet
De forts rideaux de pression
Progression d’abandons
À nouveau la cohérence se desserre
Circonstantiel devient contre
À contre temps un trou noir….
la poitrine se détache
De beaucoup à nouveau me déleste
Plus d’occupant
Carcasse en feuilles mortes
Dans combien de temps la résurgence ?
Une pensée fait une fugue
Significations décollées
Les brisures prennent le route
Orienté autrement
grelottant au chaud
Le lieu de la compréhension
ne rejoint plus les lieux de l’excitation
Des impressions d’intentions étrangères
Vibrations
Vibrations-fouets
Un son vient de l’ombre
aussitôt forme une sphère
une grange
un grouret
une armada
un univers d’Univers
dégrisé
totalement dégrisé de l’habituel
contredit contredisant contradictoire
lié délié
étouffé éclatant
proclamé oblitéré
en brèche nulle part
unique cent mille
perdu
partout
Je ne lutte plus
je m’amalgame
L’infini et une région
S’y diriger
Cela en quoi le mal se manifeste
Cela en quoi le bien se manifeste...
D’un coup
un voile fait des milliers de voiles
de l’opacité,
de l’opposition des créatures
est écarté
Bivouac en plein ciel
Sources
plus de demain
plus de missions
Je n’ai pas d’origine
je ne me rappelle plus mes épaules
où donc le dispositif pour vouloir ?
après un long voyage
Rien
seulement Rien
« Rien » s’élève du naufrage
Plus grand qu’un temple
plus pur qu’un dieu
« Rie » suffit
frappant le reste d’insignifiance
d’une inouïe, invraisemblable
Pacifiante insignifiance
Bénédiction par le Rien
pour l’éternité
« Rien »
réjouissant le cœur
distribué à tous
La table vit de moi
je vis d’elle
Est-ce tellement différent ?
Existe-t-il quoi que ce soit
de totalement différent
manteau table tissu tilleul
colline sanglier
différents seulement
parce que semblebles
Par dessus tout
effaçant tout
Unité
Totatement
Tous les êtres
le règne de l’existence commun è. tous
Magnifique
La grande flaque de l’intelligence
étendue sur le monde
inerte
apaisée
sans compétition
sans griffes
sans ambition
en voie de rencontre
embrassant embrassé
Monde
Perdus les outils
retrouvé la semence
Le comble
le comble m’appelle
seulement le comble
Universels bras qui tiennent tout enlacé
Univers donné
donné par dépouillement
Ablation
Oblation
union dans le tréfonds
Attirance
Porté à une puissance plus haute
extrêmement haute
à une puissance
invraisemblablement haute
Séparé de la séparation
je vis dans un immense ensemble
inondé de vibrations
la poitrines aux cent portes ouvertes
Une flotille d’embarcations part de nous
part de tous
Dans le dénuement est conféré l’aigu
le plane, le grand, le grandiose
l’agilité, l’unicité, l’étendue
l’énormité, la libéralité
Instruit invisiblement
Un lieu est donné
quand tous les leix sont retirés
À personne
pour nulle chose
on ne pourrait plus porter envie
Tourbillons endormis
le joyau reste
Saisie, dessaisies
Flux
Afflux
Affluente attirance
Brouillage des signaux
Vagues de vertige
sur les pentes du dévalement
Les révélateurs
Envahissante
bousculante
félicité qui veut toute la place
élémentaire
éliminatrice
Fini le parcours des prétextes
la flèche part dès qu’il y a oubli
Le privilège de vivre
inoui
dilaté
vacant
suspendu dans le temps
L’Arbre de la Science
Omniscience en toutes les consciences
percevant le perpétuel…..
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi1536.
"... Dans deux minutes, je serai chrétien.
” Athée tranquille, je n’en sais évidemment rien lorsque, las d’attendre la fin des incompréhensibles dévotions qui retiennent mon compagnon un peu plus qu’il ne l’avait prévu, je pousse à mon tour la petite porte de fer pour examiner de plus près, en dessinateur, ou en badaud, le bâtiment dans lequel je suis tenté de dire qu’il s’éternise (en fait je l’avais attendu, tout au plus, trois ou quatre minutes)...
» Le fond de la chapelle est assez vivement éclairé. Au-dessus du maître-autel vêtu de blanc, un vaste appareil de plantes, de candélabres et d’ornements est dominé par une grande croix de métal ouvragé qui porte en son centre un disque de mêmes dimensions, mais d’une nuance imperceptiblement différente, sont fixés aux extrémités de la croix. Je suis déjà entré dans des églises, pour l’amour de l’art, mais je n’ai jamais vu d’ostensoir habité, ni même, je crois, d’hostie, et j’ignore que je suis en face du saint-sacrement, vers lequel montent deux files de cierges allumés. La présence des disques supplémentaires et les complications dorées du décor me rendent plus difficile encore l’identification de ce soleil lointain.
« La signification de tout cela m’échappe, d’autant plus aisément que je ne la poursuis guère. Debout près de la porte, je cherche des yeux mon ami et je ne parviens pas à le reconnaître parmi les formes agenouillées qui me précèdent. Mon regard passe de l’ombre à la lumière, revient sur l’assistance sans ramener aucune pensée, va des fidèles aux religieuses immobiles, des religieuses à l’autel, puis, je ne sais pourquoi, se fixe sur le deuxième cierge qui brûle à gauche de la croix. Non pas le premier ni le troisième, le deuxième.
» Et c’est alors que se déclenche, brusquement, la série de prodiges dont l’inexorable violence va démanteler en un instant l’être absurde que je suis et faire venir au jour, ébloui, l’enfant que je n’ai jamais été.
« Tout d’abord, ces mots me sont suggérés : Vie spirituelle.
« La dernière syllabe de ce prélude murmuré atteint à peine en moi la rive du conscient que commence l’avalanche à rebours. Je ne dis pas que le ciel s’ouvre ; il ne s’ouvre pas, il s’élance, il s’élève soudain, fulguration silencieuse, de cette insoupçonnable chapelle dans laquelle il se trouvait mystérieusement inclus. Comment le décrire avec ces mots démissionnaires, qui me refusent leurs services et menacent d’intercepter mes pensées pour les consigner au magasin des chimères ? Le peintre à qui il serait donné d’entrevoir des couleurs inconnues, avec quoi les peindrait-il ?
« C’est un cristal indestructible, d’une luminosité presque insoutenable (un degré de plus m’anéantirait) et plutôt bleue, un monde, un autre monde d’un éclat et d’une densité qui renvoient le nôtre aux ombres fragiles des rêves inachevés. Il est la réalité, il est la vérité, je la vois du rivage obscur où je suis encore retenu. Il y a un ordre dans l’univers, et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l’évidence de Dieu, l’évidence faite personne de celui-là même que j’aurais nié un instant auparavant, que les chrétiens appellent notre père, et de qui j’apprends qu’il est doux, d’une douceur à nulle autre pareille, qui n’est pas la qualité passive que l’on désigne parfois sous ce nom, mais une douceur active, brisante, surpassant toute violence, capable de faire éclater la pierre la plus dure et, plus dure que la pierre, le cœur humain.
» Son irruption déferlante, plénière, s’accompagne d’une joie qui n’est autre que l’exultation du sauvé, la joie du naufragé recueille à temps, avec cette différence toutefois que c’est au moment où je suis hissé vers le salut que je prends conscience de la boue dans laquelle j’étais sans le savoir englouti, et je me demande, en me voyant par elle encore saisi à mi-corps, comment j’ai pu y vivre, et y respirer.
« En même temps une nouvelle famille m’est donnée qui est l’Église, à charge pour elle de me conduire où il faut que j’aille, étant entendu qu’en dépit des apparences une certaine distance me reste à franchir, qui ne saurait être abolie que par le détour de la gravitation.
» Toutes ces sensations que je peine à traduire dans le langage inadéquat des idées et des images sont simultanées, comprises les unes dans les autres, et après des années je n’en aurai pas épuisé le contenu.
« Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de celui dont je ne pourrai jamais plus écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse, devant que j’aie le bonheur d’être un enfant pardonné, qui s’éveille pour apprendre que tout est don.
» Le miracle dura un mois. Chaque matin, je retrouvais avec ravissement cette lumière qui faisait pâlir le jour, cette douceur que je n’oublierai jamais, et qui est tout mon savoir théologique. La nécessité de prolonger mon séjour sur la planète quand il y avait tout ce ciel à portée de la main de m’apparaissait pas très clairement, et je l’acceptais par reconnaissance plutôt que par conviction.
« Cependant, lumière et douceur perdaient tous les jours un peu de leur intensité. Finalement, elles disparurent sans que pour autant je fusse rendu à la solitude.
« La vérité me serait donnée autrement. J’aurais à chercher après avoir trouvé. »1537
[Note de L. :] coup de fil de Jourdain qui insiste pour que l’ensemble des textes qu’il a choisis paraissent… Je lui dis mon souhait qu’on voit apparaître la succession des expériences… (…)
S.26.3.77.
Une présentation proposée pour Hermès ? :
UN FULGURANT INSTANT.
En une seconde, le décor s’effondre, la Réalité éclatante l’a foudroyé — définitivement ;
tel est, pour Stephen Jourdain, l’Éveil
Treize années de conversations amicales, extrêmement minutieuses, patientes, denses, m’ont persuadée qu’il s’agit bien pour celui-ci, d’une Unique « Expérience »
« Expérience » formidablement « une » : unifiant à jamais celui en qui elle a tonné, celui qui l’a fait tonner.
« Expérience » unique : toutes celles qu’il fit avant n’en furent que le pressentiment — la rupture essentielle ne s’était pas effectuée, le renversement radical n’avait pas eu lieu, le décor de carton n’avait point brûlé — Expérience unique, car celles qu’il fit ensuite ne furent jamais que la même, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher — même si les modalités sans fin se renouvellent rendant chaque paysage — intérieur et extérieur – infiniment présent, infiniment « lui », infiniment réel — Expérience unique, révélant l’Unique, Moi," Moi, Steve, sans qu’il y manque un cheveu de ma tête ».
Une expérience aussi instantanée, ultime, radicale, décisive, une « expérience » ayant ce caractère de Personne Particulière, elle aussi tout fait Unique, est peut-être unique, en un autre sens encore : elle est si l’on n’omet aucun des traits que Stephen Jourdain souligne avec une si farouche insistance, certainement tout à fait rare ; exceptionnelle ; à peu près jamais décrite dans notre culture.
Seul le satori du Zen évoque un semblable vécu : mais Stephen Jourdain n’a guère entendu parler de celui-ci que grâce à ses dialogues avec moi ; ile n’a jamais fait le moindre effort pour prendre connaissance des textes que je lui signalais.
Il y aurait répugné : comme d’une sorte d’incongruité. Stephen Jourdain (qui n’a pas eu d’éducation religieuse) n’a donc jamais fait le moindre exercice inspiré par qui que ce soit. -
Non que son effort ne soit constant, extrême, voire parfois excessif peut-être ? – Mais s’il s’agit de favoriser l’Eveil, le seul exercice qui éveille est… l’Eveil ! – et ce n’est pas un exercice ; mais un certain « acte » qu’un certain soir, à seize ans, il a su effectuer ; et que, depuis, il sait accomplir.
Il ne s’agit pas de technicité (position Zazen, posture du koan pratique du mantra, etc etc - : tout cela appartient au décor de carton-pâte, et est parfaitement étranger à l’effraction soudaine qu’est l’Éveil.
... Le réalité-Moi, fulgurante ; se révélant Elle-même à Elle-même, dans l’Acte qui La constitue (car c’est cet Acte qui la constitue) ; embrasant, en l’instantanéité de cet Acte, le moins et le monde factice, fracassés ; imposant l’Unique Réalité MOI, immanente à tout.
C’est cela que Stephen Jourdain veut — non pas faire découvrir à d’autres, comme il put le désirer jadis ; non pas comparer à l’expérience de qui que ce soit (« l’échange ne m’intéresse pas ») — c’est cette conflagration radicale et définitive qu’il veut comprendre et dire. - Comprendre, car la Raison est immanente à l’Éveil ; elle peut donc le décrire et l’expliciter clairement en tous ses aspects. – Dire : car les mots sont chargés de la Réalité qu’ils désignent.
Voici quelques textes de Stephen Jourdain.
G.Lanfranchi
§
Textes choisis par l’auteur à intégrer dans un article avec quelques citations (rien n’est inédit)
Ou donner une présentation d’ensemble ici, et citer tel passage dans la partie thématique C et D
[notes de L. :]
Le Monde [cf. texte infra] Le vikalpa se dissipe. La chose apparaît — réelle — .
Le monde plein de signification.
Un peu mieux que la drogue, mais sur ce plan.
La vision n’est plus terne :
2, 3 [cf. textes infra] La vie anime tout
Mais aussi :
Clarté intense et douce, abyssalement centrale — Saisie miraculeuse, sans fin de l’essence « soi » par elle-même.
§
P.1 LES « INSTANTS »
« Ç’a ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est dans La Rue, tout vous arrive précédé de l’article défini, et se met comme à briller, et un extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l’impression qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours ?
Au milieu de la nuit, je me réveille. Le compartiment est plongé dans l’obscurité, et tout le monde dort. Merveilleux déjà, ça, ce retour à soi-même dans des ténèbres pleines de fracas et enluminées de présences endormies, qui vous emmènent... ; comme l’éveil a une flamme profonde et claire, et douce, alors !
… Ma place est à côté de la fenêtre, j’ai ramené mes jambes sur la banquette, et, par le biais de la vitre supérieure, je plonge dans la nuit bleue. Ca ne boude pas, et ça fourmille d’étoiles ; présence et blancheur diffuse d’un nuage solitaire, qui stagne.
Il me semble me souvenir que je pense à Mercedes qui va me trouver tellement plus mûr, plus « homme » que l’année dernière.
Je regarde le nuage...
Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent :
Soudain, la substance du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — barbe-à-papa spirituelle ? intériorité faite talc ? ... ; en même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime ; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un amour infini et me le dit. Et dans cette voix, oh fabuleux bonheur ! Je reconnais la mienne, JE SUIS LE NUAGE.
2 Le Paradis, dans un de ses visages du moins, c’est beaucoup de petites choses toutes pareilles, anonymes, interchangeables, l’univers, l’expérience faits sable, et ce sable fait vie, conscience, et cette vie, ces myriades d’âmes minuscules surgissant - non, étant, simplement, et ne venant de nulle part, étant 1à sans origine et n’en finissant plus, dans leur bouillonnement sec, leur bourdonnement de talc, de s’évanouir, de se dissoudre, de rejoindre les ténèbres à force de devenir infimes, à force de s’enfouir et de se resserrer en elles-mêmes - étant là sans origine et n’en finissant plus de sombrer, et étant là une fois encore, elles ou d’autres, champ poudreux d’extase, et recommençant à n’en plus finir de sombrer..., dans des instants qui ne se continuent plus les uns les autres, qui forment flots et s’éternisent.
Une espèce de chaleur se déclare au sein des choses. Et puis chacune d’elles — le pied de la table, les barreaux de la chaise, cette pile de livres, le mur derrière — devient un milliard de points vivants, vibrants, bourdonnants, quelque chose comme du plâtre ou de la neige poudreuse tassée qui vivraient. Et ici encore, incompréhensiblement, on baigne dans la félicité.
(La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était avant ; dans le métro, à six heures du matin, en rentrant de surboum.)
J’étais réveillé depuis un bon bout de temps, mais l’idée : « je suis réveillé » ne m’était pas, cette fois-là, venue. Et cette veille innocente gardait la spontanéité du rêve, elle courait, courait sans frein, vive et pure, s’incarnant en une cascade de pensées menues (mais était-ce exactement des pensées ?), mince et solitaire ruisseau d’or dévalant sans un bruit, gaîment, au cœur des ténèbres.
À un moment, la conscience « je veille » est venue me visiter au fond de cet or, doucement et silencieusement, comme un flocon de neige vous arrive sur la joue ; sans rompre le charme, sans que certaine machinerie se remette en marche, sans rien altérer.
Et instantanément, de cette veille qui se redoublait, j’ai glissé dans la clarté incroyablement intense et douce, sans âge, 3 abyssalement centrale d’une perception nouvelle de mon propre fait - saisie miraculeuse, sans fin, de l’essence « moi » par elle-même, conscience, connaissance d’être, existence, ineffable « moi-ité », merveille.
(Ce pourrait être une description de « l’éveil ». Pourtant, je dois l’affirmer, il ne s’agissait encore que d’un « instant », d’un état ; sans commune mesure ni commune nature avec cet avènement intraduisible : l’usage de la faculté de conscience.)
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
§
4 L’ÉVEIL
Ce n’est pas sans ressembler à l’éveil en sursaut. Si vous voulez, c’est cette commotion, en imaginant quelque chose d’infi[ni] ment plus abrupt et incisif encore […] alors que l’être intérieur a déjà les yeux grands ouverts. Alors que la conscience de soi ordinaire jette tous ses feux. C’est émerger comme d’un coma de cette conscience-là. C’est, sans préavis aucun, au milieu de l’acte lucide de son esprit, crever le papier de cette soi-disant veille. Défoncer le papier de cet esprit. (Éveil, Revue Tel quel, 1977.)
Et tout d’un coup je me suis retrouvé dans un avant, un commencement insoupçonné de moi-méme, veillant d’une veille sans limite, me sachant — et me sachant me sachant — et me sachant me sachant me sachant : à l’infini, et m’éprouvant totalement identique à cette veille, cet abîme d’auto-conscience ; qui n’était point chose qui m’était donné, mais au contraire qu’essentiellement je ne subissais pas, faisais moi-même brûler.
(Cette vie m’aime Gallimard 1963.)
C’est, une seconde avant — puis une demi-seconde avant — puis un dixième de seconde avant, être dans la chambre familière de son esprit en train de vaquer à sa réflexion, normalement (bien que peut-être avec un zèle inhabituel ? voire excessif ?), puis Il faudrait pouvoir l’écrire hors de la feuille avec le fouet d’un éclair. Ce qui arrive n’est pas la suite. Ce qui arrive n’appartient pas à la séquence, éclate à l’extérieur du segment d’histoire intime. À l’extérieur de l’anecdote vivante en train de s’élaborer, la décapitant. Ce qui se passe n’appartient pas à la continuité subjective. Ne relève ni de l’avant, ni du pendant, ni de l’après. L’évènement surgissant prend place hors de la destinée du moi, et accuse celle-ci d’être une illusion. L’évènement qui fulgure — la conscience qui déjà a fulguré, dans une instantanéité si totale qu’au moment de l’éveil, l’âme a eu la sensation qu’elle ouvrait les yeux depuis le centre de l’illumination, veille en amont de l’histoire d’un esprit — qui brûle son fil… (Éveil, Revue Tel quel, 1977.)
A brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom, achèvement inouï de l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette lumière n’est pas un état passivement subi : c’est un acte que désormais 4 je sais accomplir. Elle n’est point non plus, à proprement parler, une expérience que je fais : elle est moi, elle est exactement Steve Jourdain. Quant à ce type-là, la chose est manifeste : il commence en cet instant. Je sais de certitude absolue que je viens de réaliser la découverte la plus importante et la plus précieuse qu’il soit donné de faire â l’homme ; la roue, l’écriture, l’atome vraiment ne sont que poussières en regard de ceci ; moi, élève de seconde, moi, pour qui le grand problème est de trouver assez de courage pour passer aux actes avec Véra, oh Véra ! – je romps le pain avec la Vérité, et les plus grands savants, les plus grands philosophes, font de l’astronomie sans savoir que la Terre tourne. (L’étoile soi , Tel Quel, 1963.)
C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis. » Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement : « je pense, donc je suis », et en faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même correspondait à « je pense » et « je suis » jusqu’à ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. rEn m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse de la phrase ne se produisait pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, dont je ne soupçonnais pas l’existence, a dû jouer — et l’évènement s’est produit, avec une soudaineté surnaturelle. (Une unique expérience ,Tel Quel, 1965.)
5 LE MONDE TRANSFIGURE
Pendant deux années environ, cette conscience est demeurée, comment dire ? une pure incandescence spirituelle, sans produire dans ma perception du monde extérieur de modifications majeures. Et puis, un soir, dans une maison de vacances, alors que je me trouvais, comme lors de « l’éveil », couché, mais cette fois-ci dans une pièce éclairée, et les yeux ouverts, les choses ont brusquement changé… (Éveil Tel Quel, 1977.)
Ce qui n’intéresse dans les choses, ce n’est pas leur beauté, ou leur harmonie, ça je m’en fiche complètement, c’est qu’elles sont. Car un jour un certain déclic a joué, un certain voile s’est déchiré, et il m’a été donné d’avoir la perception effective de leur existence, et de découvrir ainsi que du simple fait d’être, — une chose, quelle qu’elle soit, recèle une valeur à quoi le Beau et l’Harmonieux ne rêvent même pas. Oui, une valeur tellement aiguë, génératrice par son contact d’un bonheur tellement intense, tellement inespéré qu’auprès de cela le Parthénon lui — mme n’est que paille. (Cette vie m’aime ,Gallimard, 1963.)
D’une seconde sur l’autre, c’est comme si une taie que l’on avait sur les yeux — ou plutôt, dans l’âme — se déchirait, et l’on se met à voir avec une intensité fabuleuse, et à voir tout, à voir comme l’on ne soupçonnait pas qu’il fût possible de voir tout ce qui là, autour de soi, foisonnait sans qu’on le sache depuis toujours, — et cela, sans le plus petit effort, et d’une seule saisie, comme on ramasse une gerbe.
Et jusqu’à ce que cela s’éteigne, jusqu’à ce que, soudain, vous happe la formidable et mystérieuse pesanteur de la vision habituelle, la chair de poule lance ses vagues, l’œil s’écarquille, le visage se fait grave, le pas, minuscule, en hommage au bouleversant bonheur qui est là. (Cette vie m’aime ,Gallimard, 1963.)
7 – Alors, qu’est-ce que c’est, cette transfiguration ? Que se passe-t-il dans « le monde » ?
Vous êtes, supposons-le, en train de vous promener dans votre quartier...
Qu’advient-il de la rue X ?
Soudain, le paysage familier se fendille, tombe comme une écorce. Dessous est une rue inconnue. Dessous est une ville inconnue — en tous points semblable à celle qui vient de disparaître, et jamais même entr’aperçue.
Jamais même pressentie par votre sensibilité dans ses instants les plus magiques. Oui, il faut le dire : jamais même approchée par elle lors de ses illuminations puériles les plus fines !
En même temps que se manifeste cette surnaturelle fraîcheur du regard, le sentiment de la réalité des choses croit immensément, devient un tonnerre, et celui du présent aussi.
Vous remarquez cent mille détails, vous embrassez cette armée d’un seul geste de l’attention (comme si quelque chose avait forcé le métal du trait attentif habituel â s’ouvrir, & se déployer dans toutes les directions).
Votre vision des couleurs est le théâtre d’un grand bouleversement, elle aussi. En fait, il me semble bien que vous êtés en train d’apprendre le sens de ce mot : couleur.
Est-ce tout ?
Non point. Il me reste à évoquer un autre aspect de la révolution s’opérant dans votre perception du monde, un autre visage, peut-être plus essentiel encore, du vrai monde :
En même temps que se produisait cet écarquillement, cette panoramication de votre attention, un nouveau principe qualitatif naissait.
En même temps que, pour la première fois, vous preniez possession de votre donri e visuelle, apprenant que l’image matérielle du monde est un infini totalisable, ou, si l’on préfère, une totalité sans bord, germait de cette espèce de paysage absolu, de surpaysage, une qualité totalement inconnue de l’état de conscience habituel, une famille d’impressions rigoureusement neuve, irréductible à une quelconque exaltation de ces totalisations spirituelles partielles qui ont pour noms : Physionomie, Mélodie, Ambiance, mais pouvant être considérée comme l’au-delà de cet ordre supérieur d’émois - l’ultra-mélodique, l’outre-poésie.
Et voici pourquoi de vos yeux, en cet instant précis, de vos yeux qui découvrent le spectacle morose d’un terrain vague moucheté de vieux papiers et de hardes, cerné de tours, jaillissent des larmes de bonheur !
J’ajouterai, pour finir, cette remarque :
Tout déplacement du corps, toute rotation de la tête, entraîne 8 – pour une humanité bien élevée, du moins — une modification du paysage contemplé. Dans la vision habituelle, cette modification est vécue cornrne un événement se produisant à l’intérieur du même tableau. Dans la vision « éveillée », ce même changement renouvelle si profondément le tableau, qu’il devient tout fait un autre tableau.
Porteur, bien sûr, d’une autre de ces impressions supramélodiques.
Plaçant l’âme au contact d’un nouvel individu de la population qualitative exquise à laquelle elle s’est ouverte.
Et voici pourquoi l’apparition dans votre donnée visuelle d’une section de palissade, d’une amorce de toit en Eternit et d’un jeune épicéa, vient de déterminer, au fond de vous, le déferlement, l’explosion d’une nouvelle lame de félicité ! (Éveil, Tel Quel , 1977.)
J’avais dix-huit ans à l’époque. « L’éveil » brûlait donc au centre de moi depuis deux années.
Depuis un certain temps, je suivais un fil, sans avoir la moindre idée qu’il pourrait me conduire à cet embrasement de toute ma perception., sans rechercher quoi que ce soit, vraiment. J’avais découvert une chose singulière. Chaque fois que je posais mon regard sur un groupe d’objets, ou plutôt, sur le tableau formé par tel ou tel groupe particulier d’objets, quel que soit le groupe, quel que soit le tableau, je pouvais faire apparaître dans ce spectacle matériel une signification — ou du moins, quelque chose qui me faisait m’écrier en moi-même : « Mais cela veut dire quelque chose ! cela veut dire quelque chose ! » Je ne savais pas très bien ce que je voulais dire par là, mais la présence de cette espèce de signification était absolument patente, et cette signification était absolument spécifique de la conjonction particulière d’objets regardée. J’avais le sentiment, puissant, que si je le voulais, je pourrais formuler cette signification, je pourrais déchiffrer le texte, l’histoire qui affleurait dans le tableau... Comment je m’y prenais pour faire émerger ces significations ? J’isolais n’importe quel secteur du paysage visuel,... un morceau de toit en zinc et telle cheminée... la cime d’un arbre contre un nuage rose... une boulette de papier au bas d’une armoire..., j’accomplissais un certain acte intérieur, qui produisait un regard capable de voir l’être un que formait l’ensemble,… et la signification était là !
Ce soir-là, je me trouvais dans une chambre rose, couché, et je devais être en train de regarder quelque chose de cette façon particulière. Et tout d’un coup, j’ai senti cela monter comme un spasme dans le décor qui m’entourait. (Éveil, Tel Quel , 1977.)
Communiqué indépendamment du dossier précédent L. S. (= trier ! µ)
interview, publiée primitivement par la revue Tel Quel, faisant suite à la parution du premier livre de Stephen Jourdain, « Cette vie m’aime ». Les questions étaient posées par les collaborateurs de cette revue.
Pour commencer, je crois qu’on peut vous demander — tout le monde n’a pas lu votre livre « Cette vie m’aime », tout le monde ne l’a peut-être pas lu de la façon dont il aurait fallu le lire — de préciser pourquoi vous l’avez écrit, dans quel esprit, s’il existe une différence sensible entre le ton employé et ce que vous vouliez communiquer, s’il s’agit d’une entreprise de simple communication plus que de description de l’expérience dont vous parlez, et de nous parler justement de cette expérience.
Tout d’abord, si vous le voulez bien, je vais vous poser la question : qu’est-ce que ce livre ?
« Cette vie m’aime » est une suite de courts textes décrivant différentes expériences que j’ai faites tout au long de ma vie, depuis ma petite enfance. Elles sont très diverses, par leur nature, et par le degré de leur intensité. Il y a la petite impression bizarre minuscule fêlure du niveau normal de conscience : il y a la lueur fugitive, il y a le coup de sonde, il y a une prise de conscience de soi qui domine tout le reste, qui le domine si absolument que lorsqu’elle se produisit, l’idée ne m’effleura pas qu’il pouvait exister une relation entre elle et ce que j’avais connu précédemment. Dans mon livre, je n’ai pas indiqué aussi nettement que j’aurais pu le faire qu’une telle distance existait entre cette prise de conscience et mes autres aventures, je n’ai pas dit en clair, que pour moi elle était l’unique sommet. Ceci est sûrement à l’origine de bon nombre de malentendus qui se sont produits à propos de ce livre.
Cette expérience cruciale, je l’ai faite à brûle-pourpoint quand j’avais seize ans.
C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis ». Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement : « je pense, donc je suis », et en faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même correspondait à « je pense » et « je suis » jusqu’à ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. En m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse et prodigieuse de la phrase ne se produisait pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, dont je ne soupçonnais pas l’existence, a dû jouer, et, en une fraction de seconde, sans que j’aie l’impression d’une césure, dans la foulée, je me suis trouvé dans un arrière-plan impossible et tout à fait inconcevable de ce « je » qui pensait. L’entrée dans cet arrière-plan est l’expérience autour de laquelle gravite Cette Vie m’aime.
Je voudrais que vous tentiez de nous préciser les traits de cette expérience, et que vous nous disiez pourquoi vous la qualifiez de « cruciale ».
Pourquoi je la qualifie de « cruciale » ? Pourquoi est-elle « l’expérience », et non une expérience ? Je sais avoir alors touché l’existence dans sa plus grande profondeur, dans son fond absolu. J’ai trouvé dans cet instant l’évidence que j’étais parvenu là au-delà de quoi il n’y a rien où l’on puisse s’enfoncer, ne serait-ce que de l’épaisseur d’un cheveu. Lorsque j’emploie l’expression « expérience cruciale », je pense peut-être encore à un autre trait de ce jaillissement de conscience de soi, je pense peut-être au sentiment, à l’évidence que je ressens que cette conscience est le commencement, la première chose. Il ne s’agit bien sûr pas d’un commencement dans le temps. Cette précision donnée, j’avoue qu’aussi clair qu’il soit pour mon intuition, le sens ici du mot « commencement » demeure une énigme pour ma pensée.
Vous devez vous douter que ce genre de propos, aujourd’hui, dans la société où nous nous trouvons, provoque presque immédiatement une extrême méfiance et une extrême réticence. Il est évident que, sitôt que vous allez parler comme vous le faites de votre expérience, on va la classer sous des dénominations qui auront un très fort caractère péjoratif. Par exemple, on va lui mettre l’étiquette « spiritualisme ». Comment réagissez-vous à ce genre d’étiquetage ?
Depuis que je parle de ce qui m’est arrivé, j’ai eu rarement à faire autre chose qu’à détruire, à essayer de détruire les idées fausses que l’on se faisait de mon expérience.
D’abord, bien sûr, elle a été confondue avec une expérience religieuse. Il est possible qu’à une certaine époque le mot « religieux » ait eu un sens autre que celui dont il est maintenant chargé, je ne sais pas, mais aujourd’hui il est inadéquat à mon expérience, et même contraire à sa nature. Contraire, comment dirais-je ? Par sa saveur, mais aussi dans son sens : lorsque l’on pense à un Dieu, on conçoit — du moins je le suppose — une chose qui vous est extérieure, qu’il s’agisse d’un « vous », d’un « tu », ou d’un « il ». Or, cette « chose » est le contraire d’un « vous », d’un « tu » et d’un « il », elle se trouve juste dans la direction opposée. Elle est essentiellement la première personne. Ceci me paraît creuser définitivement le fossé entre l’expérience religieuse et mon expérience.
Maintenant, en ce qui concerne l’étiquette « spiritualisme »… Sans nul doute, c’est une expérience spirituelle, puisqu’elle est une expérience de l’esprit, puisqu’elle est l’éveil de la personne intérieure à elle-même, et la naissance de la personne intérieure. Puisque encore, elle est simplement cette expérience : « l’esprit ». Mais chaque fois qu’on me parle de « spirituel », il me semble discerner chez mon interlocuteur une sorte de dédain à l’égard de la personne physique, de mépris pour elle et pour le monde extérieur, pour l’être humain et le monde humain. Comme s’il fallait laisser là ces broutilles si l’on voulait aller vers l’Essentiel, traverser cette forme impure si l’on désirait atteindre l’aristocratique Vérité. Rien, absolument rien, en la chose qui a surgi en moi ne commence de fonder une telle attitude, — qui me paraît même le signe certain du fourvoiement.
Je voudrais retrouver un passage de votre livre dans lequel vous disiez qu’on ne pouvait qualifier le monde de « monde extérieur ». Vous venez d’affirmer que votre expérience n’est pas une expérience spiritualiste, ni une expérience religieuse, au sens courant de ces mots, et j’aimerais savoir si l’on ne vous a pas fait le reproche d’idéalisme. Vous dites, à un moment donné (j’ai retrouvé le passage) : « Si je me considère dans ma nature physique, bien sûr l’arbre m’est extérieur. Mais en tant qu’esprit, croyez-vous que cela ait un sens de dire : il m’est extérieur ? Croyez-vous que cela ait le moindre sens de dire : cette étendue, ce lieu sont extérieurs à cela qui d’aucune façon n’appartient à l’espace ?
Le monde dit « extérieur », dont ma personne physique fait partie, n’est pas extérieur à mon « âme », cela est certain. Il est dans mon « âme » (encore que ce « dans » ne soit pas vraiment satisfaisant). Si je ne disais que ça, l’on pourrait m’accuser d’idéalisme. Mais je dis aussi que le monde — l’arbre — est extérieur à ma personne physique, et je ne conteste pas la réalité de cette autre rive de moi-même. Je sais y être, mystérieusement, présent tout entier, absolument présent, comme je suis tout entier présent et absolument présent en la rive « esprit ». La seule différence, c’est que je suis cette dernière rive avant d’être l’autre, et que si de celle-là j’aperçois la rive « esprit », depuis la rive « esprit » toute autre rive — toute autre demeure de moi-même paraît impossible. En tant que je suis « mon âme », dans laquelle réside toute ma vie, tout le vivant de moi-même, le monde est en moi, en tant que je suis cette personne physique, dans laquelle réside tout le vivant de moi-même, le monde est hors de moi. Il faudrait préciser ce qu’est dans l’expérience, dans le vécu — qui est son seul pays — cette non-extériorité du monde à l’esprit. On s’attendrait à ce qu’elle produise une décoloration, une uniformisation, une dissolution du monde : il n’en est rien. Non seulement pour le moi qui respire le monde acquiert une densité, un relief, une présence, une réalité inimaginables, et sans aucun signe d’estompement de la diversité, mais pour « l’âme », pour la personne intérieure, c’est presque le phénomène contraire de l’uniformisation et de la dissolution qui se produit : une sorte de chape pâle, présente dans l’extérieur depuis si longtemps que l’on avait fini par oublier qu’elle recouvrait quelque chose, se déchire comme un songe, et le ruissellement oublié est là, l’eau dont une sorte de terrible maladie avait fait perdre tout souvenir, et jusqu’au souvenir d’avoir soif, et dont chaque moment, chaque goutte, chaque molécule — chaque paysage, chaque fraction du paysage, chaque fraction de chaque fraction du paysage — constitue, outre une merveille, une joie desquelles la notion avait également cessé d’habiter l’esprit, une chose éloignée de toutes les autres par un infini de différence, éloignée infiniment de toutes les autres par une différence dont on recouvre soudain le sens, et qui est en soi une merveille aussi aiguë que celle que recèlent les choses qu’elle sépare et fait exister. L’élément que l’esprit retrouve comme un amant amnésique le souvenir et la présence de l’amante, comme une personne en train de mourir d’asphyxie, l’oxygène et la vie. Dans les quelques passages de textes orientaux que j’ai lus, et dans les propos que m’ont tenus des gens qui connaissent bien ces textes, j’ai trouvé la trace de cette non-extériorité du monde à la conscience. Mais là, elle semble produire décoloration et dissolution, elle semble signifier que le monde extérieur est illusoire. Ceci est tout à fait contraire à mon expérience. Le monde extérieur n’est pas une illusion. Quand cette conscience jaillit, tout ce qui était mirage et mensonge brûle, et seul demeure « ce qui est vrai ». Le monde demeure. L’illusion, c’est cette sorte de double mental du monde dont je parlais, c’est le rejet du monde hors de l’esprit, meurtre des paysages et agression contre l’être intérieur commis par le souci de « réalisme ».
Je parle d’un moi-esprit et d’un moi-personne physique, et cette distinction n’est pas artificielle. Cependant, il n’est bien sûr qu’un unique et indivisible « moi ».
Je voudrais vous poser une question à propos de cette expérience et de la façon dont elle s’est déclenchée à l’occasion de votre lecture de Descartes. Elle s’est peut-être déclenchée avant… Vous en parlez comme d’un moment ou comme d’une suite de moments… Est-ce qu’elle est vécue constamment, ou est-ce qu’elle est vécue par surgissements ?
C’est une question tout à fait intéressante parce qu’elle va m’obliger à préciser la nature de cette expérience. Non, ce n’est pas un « moment ». Les expériences que j’avais faites auparavant étaient des états, des « moments ». Des états et des « moments » qui ne changeaient pas la nature même de celui qui les vivait. Qui affectaient un esprit dont le moyeu restait inchangé. Alors qu’avec cela qui a éclaté à l’improviste au cours de cette rumination de la phrase de Descartes, c’est le moyeu lui-même, c’est le centre lui-même qui est affecté. Ici, ce qui change, le siège de l’événement, est le centre, le sujet, la première personne. Le siège de l’événement, et l’événement lui-même. « JE ». Je parle d’un changement, et il s’agit d’un changement inouï, d’une inimaginable révolution, et en même temps il n’y a pas l’ombre d’un changement, et ceci provient de la nature de la chose qui apparaît, qui n’est pas un objet, mais la première personne, qui n’est pas non plus une chose parmi les autres choses de l’existence, mais l’existence elle-même, ou son axe, qui n’est point « quelque chose » au sens que l’on donne normalement à ces deux mots, qui existe, qui existe infiniment, mais laisse absolument intact, intouché, vierge, celui de qui elle bouleverse la vie.
Si j’ai bien compris, vous voulez dire que cet événement est en quelque sorte l’intelligence de ce que vous étiez, la compréhension et l’intelligence de votre rapport au monde ?
Cet événement est l’éveil de la personne intérieure à elle-même, l’éveil de l’esprit à lui-même, à son propre fait. Dans la vie intérieure normale, nous sommes tous persuadés — je l’étais non moins que les autres — que notre être intérieur est dans la pleine conscience de lui-même. Certes, nous convenons que nous pourrions parfaire cette lumière, peut-être indéfiniment. Mais nous entendons : de la façon dont on pourrait rendre plus clair un jour qui déjà s’est levé. Ce dont il nous est absolument impossible de douter, ce qui nous paraît assuré au-delà de toute interrogation, c’est que nous connaissions d’ores et déjà le jour, que nous soyons dans la vision authentique de notre être intérieur — quand bien même cette vision pourrait être aiguisée —, que nous connaissions la réalité de nous-mêmes. Mon expérience m’a appris que sur ces points, nous nous trompions, et que tout au long de la vie, alors que nous avons la conviction d’étreindre notre vrai moi, en réalité nous n’embrassons qu’un moi-postiche, qu’un carton-pâte qui usurpe notre identité.
Est-ce que vous ne croyez pas qu’il y a une ressemblance entre cette chose dont vous nous parlez, et certaines expériences qu’ont pu faire des philosophes et en particulier Descartes. Ce n’est peut-être pas un hasard si votre expérience est partie du Cogito de Descartes ? Je me demande si elle ne se résout pas à une sorte d’évidence, d’évidence fondamentale à partir de laquelle une connaissance est rendue possible. En fait, ce que je dessine là est le grand souci des philosophes qui ont recherché une évidence première (il y a Descartes, il y a Husserl…), et qui, à partir de cette évidence, ont…
Je pense qu’en effet il peut très bien exister une parenté entre ce que Descartes touchait dans le Cogito et mon expérience. Il est certain que le Cogito est plus qu’une évidence intellectuelle, c’est une percée. Tout de même, je puis affirmer que l’expérience qui se cache derrière cette phrase n’est pas la mienne. Ne serait-ce que parce que celui qui a vécu mon expérience ne peut plus sérieusement faire œuvre de philosophe, et cela, bien qu’il estime détenir avec cette conscience l’unique point de départ possible de la pensée philosophique (!), et la seule chance de cette pensée. Certes, il est bien libre de tenter de bâtir un système ! — rien là qui soit une offense à son expérience — la véritable offense serait qu’il perde cette liberté. Mais celui qui s’est « éveillé », qui est devenu son moi central, son essence, a touché l’inconsistance fondamentale de la vie psychologique, de la pensée, de la vérité. Et si un jour il est conduit, probablement par la volonté de parvenir à rendre compte de ce qu’il a vécu, à bâtir une philosophie, il ne pourra perdre de vue une seule seconde que la plus haute vérité qu’il peut énoncer est privée de réalité, est exactement aussi irréelle et illusoire que la plus humble ou la plus frivole pensée. Cette particularité de mon expérience de constituer une percée au travers de la pensée, de la vérité, est, par ailleurs, l’un de ses traits essentiels.
Vous avez parlé tout à l’heure de l’activité de l’esprit qui est sûr de se saisir dans la conscience et qui ne saisit que du carton-pâte. Quant à moi, je ne peux laisser passer tout à fait cela. Moi aussi j’ai l’impression lorsque je me saisis consciemment que c’est du carton-pâte. Exactement comme vous, et c’est pour cela que j’écris. À ce moment-là, je quitte cet univers de carton-pâte et me trouve dans la relation réelle de l’esprit avec lui-même. Je crois qu’il y a d’autres expériences qui n’ont peut-être rien de commun avec la vôtre, mais qui ont autant qu’elle le pouvoir de restaurer cette relation et de faire tomber le carton-pâte.
Si je vous comprends bien, ce qui vous contrarie et que vous récusez, c’est la pure nature illusoire de ce qui est vécu hors de cette proximité absolue de soi-même. Peut-être vous paraît-il trop simple de rendre compte de tout ce qui se passe dans une tête en disant qu’il y a d’un côté la réalité, qui serait cette atteinte de la conscience par elle-même, et de l’autre, l’illusion, qui embrasserait tout ce qui peut proliférer hors de ce contact premier et fondamental. Il est possible que vous ayez raison, il est possible qu’il soit trop simple de voir les choses de cette façon. Tout de même, si je suis fidèle à mon expérience, si je viens résider là où je me trouve, si je viens me situer en ce lieu de réalité et de vérité, je ne puis que dire : telle qu’elle est vécue dans l’état habituel de conscience, la vie intérieure est une illusion — qu’affirmer : cette vie recèle une formidable mystification, elle est à tout moment susceptible de s’écrouler comme un château de cartes, elle est à la merci du hasard qui amènera le regard dans la direction du tour de passe-passe. Il y a un mirage de cette vie mentale en déroulement, il y a quelque chose qui va se détruire, s’évanouir pour n’avoir jamais existé.
Non… Ce que je veux dire exactement c’est que moi aussi je crois que cette vie de l’esprit qui semble essentielle aux gens est un château de cartes, et ce qui le fait tomber, pour moi, c’est le fait que j’écrive. Ce que je veux dire, c’est que deux expériences qui sont probablement très différentes et dont je ne vois pas les rapports sont capables de détruire cette réalité. J’admets que la vôtre est capable de détruire cette espèce de château de cartes de l’esprit dont beaucoup se satisfont, mais simplement je lui retire le privilège d’être la seule à pouvoir le faire.
Ce qui m’empêche d’admettre que des expériences autres aient le pouvoir de démasquer et de réduire en cendre la masse entière des mirages présents dans la conscience, pour ne laisser subsister en cette dernière que « le vrai », c’est que je suis confronté avec la double évidence que ce pouvoir est la conséquence immédiate de la nature particulière de mon expérience, et que cette dernière a l’exclusivité absolue de sa nature. « L’éveil » est l’unique foyer où brûle la nature de « l’éveil », « l’éveil » est unique, et je retrouve avec une grande force le sentiment de cette qualité si je me reporte à ce trait de « l’éveil » de n’être pas un état, de n’être pas une expérience de l’âme, mais l’âme elle-même : une unique expérience peut prétendre à la caractéristique de n’en être pas une.
Je le répète, mon aventure n’est pas quelque chose que vivrait un sujet inchangé : elle est le sujet lui-même. C’est radicalement différent. Mais peut-être cette différence n’est-elle éprouvée comme radicale que par quelqu’un en qui cette « chose » a surgi.
Je voulais vous demander comment vous viviez votre expérience ?
Comment je la vis, comment elle s’inscrit dans la vie quotidienne ? Pour beaucoup de personnes s’intéressant à ce genre d’expérience, il semble qu’il existe, qu’il doive nécessairement exister une contradiction entre ce qu’ils nomment l’« expérience ultime » et la vie quotidienne. Moi je n’ai jamais entrevu, jamais même commencé d’entrevoir cette contradiction. Je n’ai jamais senti la moindre brouille entre le fait de jouer au billard, par exemple, ou le fait d’avoir une activité sexuelle quelconque, et la nécessité de vivre cette « chose ». La nature de cette « chose » exclut une telle contradiction, de la même façon qu’elle n’exige pour briller aucune sorte de sacrifice. Cette opinion que la contradiction existe pourrait provenir du fait que, n’ayant pas l’« ultime expérience », connaissant par ouï-dire ce moi mystérieux de qui elle est l’avènement, les gens se figurent qu’il a perdu la qualité humaine. Alors, tout naturellement, ils sont amenés à imaginer une contradiction entre la vie humaine, la vie quotidienne, et « l’éveil ». Comme je l’ai dit plusieurs fois à Philippe Sollers, cette personne que j’ai, au-dedans de moi-même atteinte, que je suis devenu en me devenant, n’est pas l’espèce de Grand Machin exsangue, le Grand Machin Impersonnel que j’ai si souvent rencontré au cours de conversations qui avaient pour sujet Cela (impersonnalité, anonymat, sont des mots qui ont une place dans une description de mon expérience, mais pas dans le sens que leur donne quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent la personne qui s’intéresse à l’« expérience ultime ») ; elle n’est pas non plus la naïve chauve-souris qui en ce moment prend son essor, parallèlement à l’idée que l’homme n’a peut-être pas dit son dernier mot avec l’homo sapiens. Non, elle n’est pas ces choses. Elle est « la personne humaine ». Et c’est peut-être cela, en vérité, le plus grand miracle présent dans cette expérience, la plus grande merveille : en atteignant à quelque chose qui dépassait l’homme que j’étais, je n’ai point trouvé une chauve-souris, je n’ai point trouvé une entité martienne ; j’ai trouvé, sur cette cime qui dominait inimaginablement l’homme, cette personne humaine que je venais de quitter, cristallisée, éclose, née. Ceci est un autre trait essentiel de mon expérience, et l’une des choses qui me feraient penser que l’expérience des Orientaux n’est pas la mienne. Il est vrai que si j’ai beaucoup entendu, je n’ai que très peu lu, il est vrai aussi que l’expérience de l’Orient n’est peut-être pas celle des orientalistes.
À partir du moment où vous prenez conscience de vivre une prise de conscience, cette prise de conscience s’écroule.
Eh bien non, voyez-vous… D’être en train de vivre cette prise de conscience, l’ultime prise de conscience, est l’une des choses qui sont réfléchies à l’infini dans l’ultime prise de conscience. « Je » me sais infiniment, et sais infiniment qu’il se sait de cette façon-là, il a conscience infiniment d’être en train de se savoir infiniment, et de la signification de cette conscience infinie de lui-même, — d’être : vivant l’ultime approfondissement, touchant le fond absolu, connaissant l’achèvement de la vie. « L’éveil » — j’essaierai désormais de me limiter à ce terme quand je me référerai à mon expérience — n’est pas détruit par la conscience de ce qu’il est, cette conscience est naturellement présente en lui, elle est même l’une de ses composantes essentielles. « L’éveil » qui ne saurait pas qu’il est « l’éveil » ne serait pas « l’éveil ». D’autre part, vous avez parlé d’un écroulement de cette prise de conscience. Si cette « chose » était différente de la première personne, elle pourrait passer. Mais elle la première personne et ce fait, sans que je puisse très bien vous expliquer pourquoi, assure sa permanence. De plus, elle n’est pas quelque chose qui m’est donné et qui pourrait m’être retiré, elle est quelque chose que j’engendre, une flamme que je fais brûler, que je sais faire brûler. Dès que cette conscience, il y a seize années, a jailli en moi, je me suis trouvé sachant quel acte je devais accomplir pour qu’elle soit encore en moi, et accomplissant cet acte, librement. Cette conscience est ma perpétuelle création, elle est la perpétuelle créatrice d’elle-même. Qualité qui découle immédiatement de sa nature.
Je voudrais vous poser quelques questions pratiques qui vont peut-être, malheureusement, interrompre votre réflexion. Vous vous référez à une illumination, une révélation que vous avez eue à seize ans. Je voudrais d’abord savoir si vous avez essayé de comprendre les conditions objectives dans lesquelles s’est réalisée cette révélation ? Pour préciser ma question, avez-vous essayé de voir les rapports avec la psychologie, avec, par exemple, les recherches psychanalytiques ? Est-ce que l’érotisme, la vie sexuelle avaient une part dans votre révélation ? Ensuite, quant au résultat de cette révélation, vous dites : « je ne suis pas séparé du monde lorsque je suis dans cet état. Je vois toujours la partie de billard », n’est-ce pas. Bon. Mais lorsque vous donnez des exemples, quelque temps après, vous parlez de moments de la vie qui sont de pures consommations et qui ne sont absolument pas opératoires, ni dans le monde ni dans la société.
Enfin, la dernière question, également d’ordre pratique. Georges Bataille a essayé de donner une sorte de recette pour obtenir ce qu’il appelle l’« extase ». Or, vous, vous parlez de votre expérience, vous parlez de voies longues, de voies directes, vous parlez par métaphores, mais vous ne donnez pas de mode d’emploi pour arriver au but. On pourrait reprendre les questions une à une. D’abord la première, de façon que Jourdain l’ait présente à l’esprit pour répondre, car il ne peut totaliser ses réponses. La première question : Avez-vous essayé de définir les environnements de cette expérience faite à seize ans ? Avez-vous essayé de voir en quoi elle se distinguait de toute espèce de phénomène historique, psychique, etc. ?
Je n’ai jamais étudié ce contexte systématiquement, mais il est évident que j’ai été amené à regarder de ce côté. Je crois en effet que le contexte mental particulier de mon éveil a été important. Je ne pense pas que ce soit par hasard que cette conscience ait surgi alors que j’étais en train de me livrer à un travail intellectuel très défini, cette interminable empoignade avec le Cogito. Je vois deux parties dans le contexte. La première : des circonstances psychologiques précises, très éclairées et facilement analysables ; la deuxième : une sorte de fond beaucoup moins visible, et beaucoup plus difficilement nommable : l’état dans lequel se trouvait, à l’époque, ma vision du monde extérieur. Je vous ai indiqué sommairement les circonstances psychologiques qui ont dû faire jouer le déclic, qui ont dû m’amener dans le voisinage de ce déclic inconnu, qu’à un moment, par hasard, j’ai effleuré. Mais dans quel état se trouvait en ces jours-là ma vision du monde ? Tout d’abord, une chose est certaine : le monde dans lequel je vivais n’était pas celui de la vision ordinaire. Depuis deux années, cela avait commencé de « bouger » du côté de l’extérieur. Quelques mois avant, j’avais lu les poèmes de Rimbaud, et ils avaient précipité et rendu plus profonde l’altération, pour parvenir à un certain monde très défini. Faire l’analyse de ce monde serait trop long. Ce que je puis dire est qu’il était essentiellement dynamique. Un univers arc-bouté, tendu, jaillissant, un univers en acte un univers en marche, un univers qui fuyait comme un grand fleuve en crue. Ce monde particulier devait certainement beaucoup aux mots, au verbe. Je suppose qu’il est un moment, faste, dans la vie de chaque homme où certains mots, certaines grappes de mots, deviennent une sorte de lentille colorée au travers de laquelle il se met à voir l’univers, qui s’imprègne totalement de cette coloration. C’est ce qui s’est passé pour moi quand j’ai lu Rimbaud. Je suis incapable de dire comment les mots imprégnaient le monde, la nature de cette relation entre les mots et le monde. Il faudrait d’ailleurs, pour le dire, savoir ce qu’est un mot.
Vous n’avez pas essayé de contester de l’extérieur cette expérience ? Vous n’avez songé qu’à en profiter, vous n’avez pas essayé…
L’évidence présente dans cette expérience exclut toute contestation. Par ailleurs, pour entreprendre de contester une chose de l’extérieur, il faut croire à la réalité de cette extériorité, dans la réalité d’une position depuis laquelle la chose, qui apparaîtrait alors comme un objet, pourrait être observée et contestée. Or, l’une des natures essentielles de « l’éveil » est la connaissance du caractère illusoire de l’extériorité dans laquelle nous sentons notre personne intérieure (qui, je vous le rappelle, est une même chose que « l’éveil ») immergée au cours de la vie mentale habituelle, d’un « non-moi-esprit » qui en réalité est la création du moi-esprit et se trouve immergé en lui. D’ailleurs, quand bien même cesserais-je de savoir que tout cela qui se présente à moi comme existant par-delà les limites de mon intériorité est une hallucination, cette observation de « l’éveil