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Copyright 2021 Dominique Tronc

Mère MECTILDE Tome I







Mère MECTILDE

Tome I



Présentation

Amitiés Mystiques

Correspondance avec Mr de Bernières

Itinéraire spirituel

Doctrine

Entretiens

Une Ame offerte

Châteauvieux

Amitiés Spirituelles

Présentation des deux tomes « MECTILDE I & II »



Ce gros dossier MECTILDE ne peut être lu rapidement ni en entier. Il ne saurait être réduit ni même simplement « retaillé » sans perdre une grande partie de son intérêt. Des regards très variés et complémentaires convergent sur la mystique figure. Ce totum - incomplet - ouvre vers d’innombrables manuscrits accumulés en plusieurs siècles par les « filles » de la fondatrice. Nous sont proposés des études et des textes bien choisis par des bénédictines très vivantes intérieurement mais méconnues aux regards distraits ou seulement historiques.

Destinés surtout à usage interne, leurs supports imprimés deviennent rares. Il m’a semblé urgent d’en photographier certains, de les transcrire à l’aide d’un bon outil en reconnaissance de caractères, de les corriger a minima pour en assurer la lecture aisée. Surtout il m’a semblé essentiel de transférer ces ouvrages - déjà rares et perdus au regard du plus grand nombre - en textes informatisés transmissibles. Quelques-uns en recherche d’intériorité, comfortés et prêts à suivre l’exemple offert par des « aîné(e)s », pouvant y avoir ainsi accès sans déplacement ni limitation géographique ou culturelle. C’est notre devoir de transmettre une Tradition.

Je propose le dossier en deux forts volumes (A4 proche de l’in-folio, Garamond petit mais lisible, état « in progress ») après avoir réédité les principaux écrits mystiques de « l’autre » mystique : Madame Guyon, une « Sœur dans le monde » pour qui Mectilde était « une sainte ».

Lancienne fut religieuse, la plus récente demeura laïque ; changement d’époque ! Ce sont les deux grandes mystiques atteignant la fin du Grand Siècle. Le fonds manuscrit protégé dans l’Ordre fondé par la Mère Mectilde est partiellement couvert dans ce totum. Celle que ses proches appelaient également « notre Mère » - en compagnie de « notre Père » Fénelon - a été sauvée par des disciples dont le fidèle pasteur Poiret.

C’est fort surprenant, absolument unique - peut-être peut-on y voir un effet de grâce - que de disposer de deux immenses ensembles de textes intérieurs provenant de ces deux femmes qui s’apprécièrent. Un « Fichier Central »1 ouvre sur des milliers de textes de Mectilde recueillis, copiés et recopiés sur trois siècles par ses « filles ». Guyon fut sauvée en vingt ans par Poiret.

Un travail comparatif devrait être entrepris : les deux femmes ont bien des points communs même si elles ont vécus fort distinctement, ce qui élargit le spectre des conditions et milieux rencontrés, des monastères aux Cours et des puissants aux prisons.

On relève l’approche intérieure commune qui leur a attiré des « ennuis » au sens ancien fort pour Guyon) de vieillesses sans repos pour toutes deux qui partagent les mêmes soucis de services rendus. Le « lavement des pieds » de jeunes bénédictines ou de disciples et visiteurs étrangers. Même intensité exigeante – elle provient de leur origine intérieurement commune puisqu’elles sont rattachées à une filiation née du franciscain Chrysostome de Saint-Lô, passant par Monsieur de Bernières (puis par son chapelain Bertot pour la jeune Mme Guyon). Même dons d’écriture et de parole qui porte intérieurement. Contacts successifs avec deux épouses royales, donc expérience des Puissants. Les différences seraient les espaces où elles rayonnent : celui « interne » clôturé du monastère, celui « externe » - à peine plus libre - de la ville et de la Cour.

Il s’agit de « sauver » l’universel mystique au moment où les Traditions qui l’accueillent au sein de chaque culture ancienne (chrétiennes, en terres d’Islam, Orients ) ne résistent pas aux bouleversements qui caractérisent notre siècle. Au moment où l’écriture laisse place au direct visuel, il faut transmettre l’intériorité vécu et suggérée par paroles recueillies de figures exemplaires.

Pour Mère Mectilde il y a urgence car l’Ordre qu’elle fonda ne recrute plus guère de nos jours. Les archives 2 sont très soigneusement stockées et classées à Rouen sous la houlette de sœur Marie-Hélène Rozec du couvent proche de Craon, avec laquelle j’ai exploré le fonds , ayant eu la chance de rencontrer quinze ans auparavant ses prédécesseurs archivistesdont la très intérieure Mère Andral que l’on retrouvera infra.

Mais ces dossiers connaîtront peut-être le sort des fonds de la bibliothèque jésuite de Chantilly préservés physiquement à Lyon, mais perdus quant à l’orientation spirituelle qu’ils transmettaient. Seuls des bibliothécaires partageant leur orientation spirituelle pouvaient la suggérer aux visiteurs (dans mon cas, la transmission eut lieu par André Derville qui assura la bonne fin de l’édition du Dictionnaire de Spiritualité jusqu’à la dernière lettre Z)3.

J’ai constitué entre 2002 et 2017 une base photographique unique par sa taille (37 000 photographies de 74 000 pages choisies – quelques centièmes des archives – 39 Gigaoctets) et son organisation structurée (racine unique ouvrant sur 454 dossiers et sous-dossiers). Dom Joël Letellier, animateur de la collection « Mectildiana », ami sur une vingtaine d’années, m’a accueilli dans sa collection 4.

Il s’agit aujourd’hui de mettre à la disposition des chercheurs spirituels le « double » informatisé de manuscrits choisis outre le présent fichier rassemblant les principaux ouvrages sur Mectilde publiés par ses soeurs. En recommandant l’étude rédigée par dom Joël, guide qui ouvre sur des travaux et sur leur esprit. Il reste maintenant à l’exploiter car je n’ai qu’effleuré les contenus des manuscrits.

Pour l’instant les lettres de Mectilde peuvent aisément être sorties du totum.

Dans Ame offerte, ‘Comme un encens devant la face du Seigneur’ de dom Joël Letellier constitue la clé bibliographique.

Dans Ecrits Châteauvieux, l’Introduction de Louis Cognet & son choix dans le Bréviaire de certaines pièces sont admirables (tandis que d’autres sont faibles et suspectes comme le confirme l’archiviste Molette).

Dans Amitié spirituelle l’Introductions de Molette est utile pour l’histoire des mss et sa confirmation de réécritures. Dupuis et Milcent apportent moins.– Lettres nombreuses mais moins intéressantes que le choix d’ Ecrits Chateauvieux par Louis Cognet. Réécritures  suggérées par Molette . A la lecture il me semble que l’ouverture du Bréviaire aux ‘filles’ par Mectilde a du s’accompagner d’une refonte. Hypothèse à étendre sur d’autres mss. provenant de l’Ordre ? d’où s’impose UN CHOIX mystique plutôt qu’une édition intégrale aveugle ...Sauf si le ms. Paris ou tel autre révèle une source pure ignorée ...Sauf si le recours direct aux mss. révèle une saisie avant manipulations5. Etude de Mectilde à faire en partant du Fichier central, ce qui demande un temps considérable…

Itinéraire spirituel, Origines…, Entretiens familiers… oeuvres proviennent de sœurs « intérieures » remarquables mais demeurées confidentielles (usage interne à l’Ordre).

Dans le remarquable Pologne l’histoire douloueuse de ce pays culmine dans le récit des années de guerre 1940 sv. Dimensionnement « MECTILDE » ~ 7 millions de caractères sans espaces…

§

J’ouvre en privilégiant l’intériorité mystique soit par les écrits spirituels de Véronique ANDRAL et les choix opérés par sœur CASTEL et par moi-même dans Amitiés mystiques. Ensuite place à la correspondance avec Monsieur de Bernières. Suivent les publications des sœurs de l’Ordre et d’Amis : Ame offerte , Mme de Châteauvieux Une amitié spirituelle.

Au tome II suivront l’ouvrage de J.Daoust, Documents, Ecoute, L.Inédites, Pologne, Rouen.






TITRES d’OUVRAGES

Table des matières

Présentation des deux tomes « MECTILDE I & II » 4

TITRES d’OUVRAGES 6

ITINÉRAIRE SPIRITUEL [M.-V. ANDRAL] 9

Origine des recueils de Conférences [M.-V. Andral, ajout] 81

DOCTRINE SPIRITUELLE [Marie-Véronique ANDRAL] 89

ENTRETIENS FAMILIERS [Soeur CASTEL] 107

LES AMITIÉS MYSTIQUES de Mère Mectilde [D.T.] 144

CORRESPONDANCE AVEC Monsieur de BERNIÈRES [dom Eric de Reviers] 341

AME OFFERTE 499

ECRITS spirituels à Madame DE CHÂTEAUVIEUX 590

UNE AMITIÉ SPIRITUELLE 640

TABLE réduite aux premiers niveaux 793

Fin 795











Base MYST Dominique Tronc


Structure de l’arborescence MECTILDE en photos de MSS, Fichier Central, Etudes etc.


38.7 Go 454 dossiers 36 398 fichiers (photos)








ITINÉRAIRE SPIRITUEL [M.-V. ANDRAL]

= Véronique Andral, Catherine de Bar Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, 2e éd. 1997.



ITINÉRAIRE SPIRITUEL

&

ORIGINE DES CONFERENCES

Par Véronique Andral, osb. ap.

1997

Suivi des

ENTRETIENS FAMILIERS

[Par Marie-Catherine Castel, osb. ap.]

1984

Réimpression assurée par D. Tronc, 2016 [tome séparé A5], 2021 [présent A4]




Depuis une vingtaine d’années, les Bénédictines du Saint Sacrement, en France d’abord, puis en Italie, en Allemagne et aux Pays-Bas, ont fourni un effort remarquable pour faire connaître la pensée de leur fondatrice, Mère Mectilde du Saint Sacrement (1614-1698). La documentation la concernant est très étendue, puisqu’on a gardé des milliers de lettres de la fondatrice, en partie autographes, en partie transcrites par des contemporains. Elle se trouve dans les archives des différents monastères étant ou ayant été membres de l’Institut des Bénédictines du Saint Sacrement, mais également à la Bibliothèque Nationale à Paris et ailleurs. Afin de maîtriser quelque peu cette masse de documents, qui se recoupent en partie, les archivistes du monastère des Bénédictines de Rouen les ont ordonnés en un fichier, ce qui en facilite l’usage et l’exploitation.

Sœur Véronique Andral, du monastère d’Erbalunga en Corse, vient d’écrire un livre, paru également en italien, qui retrace, à partir de ces documents, l’itinéraire spirituel de Mère Mectilde du Saint Sacrement 6. L’auteur avait déjà écrit l’article du D.S. 7 ; et dans le livre de J. Daoust « Mectilde de Bar », un chapitre de sa main rénovait et mettait dans ses justes perspectives la spiritualité de la fondatrice 8. Pendant le XIXe siècle, on avait, en effet, retouché assez profondément, dans un sens doloriste, les écrits de Mère Mectilde. Dans sa contribution au livre de J. Daoust, comme aussi dans l’article du D.S., Sœur Véronique a replacé cette spiritualité. dans la perspective pascale qui lui est propre.

Il est probable que H. Brémond, dans son « Histoire du sentiment religieux », s’est laissé guider par ces éditions du XIXe siècle, jointes à quelques pratiques propres au temps, dans son jugement quelque peu réservé sur Mère Mectilde de Bar 9. Sœur Véronique dissipe cette équivoque.

Son livre est utile à un autre titre : il traduit en français de notre temps des expressions et des termes qui, au XVIIe siècle, avaient un sens différent. À cela s’ajoute que chaque époque connaît ses mots et expressions-slogans qui sont, pour ainsi dire, en l’air et que tout le monde emploie sans en bien cerner le sens précis. En notre temps, liberté, communication, démocratie ou conscience personnelle appartiennent à cette catégorie de mots-slogans. Au XVIIe siècle, pour se limiter au domaine spirituel, réparation, victime, anéantissement ressortent du même genre d’expressions et il est assez délicat, prêtant parfois à un contresens, de s’en servir sans une « traduction » appropriée.

Ceci vaut pour tous les écrits spirituels et mystiques du Grand siècle, d’autant plus que la langue était encore en évolution. Du Bellay, Ronsard et le groupe de la Pléiade avaient, au XVIe siècle, fortement contribué à créer un français noble, une véritable langue. Mais ce n’est pas sans raison que Richelieu, lorsqu’il fonda en 1635 l’Académie française, lui assigna comme première tâche la publication d’un Dictionnaire français.

L’abondance des écrits de Mère Mectilde du Saint Sacrement, aussi bien que la langue utilisée encore en formation, en rendent l’accès peu aisé. Ce livre nous en facilite la lecture. Ce n’est qu’une esquisse, « un essai qui voudrait tracer quelques pistes en vue d’une recherche ultérieure, plus approfondie ». Mais les pistes en sont déjà bien tracées.

On survole, en quelques pages, la jeunesse : naissance à Saint-Dié le 31 décembre 1614, entrée à 17 ans chez les Annonciades de Bruyères, expulsion pendant la guerre de Trente Ans avec sa communauté décimée par la famine et la peste, son élection à 22 ans, en 1636, comme supérieure de ce qui reste de la communauté, que les malheurs du temps conduisent bientôt à l’extinction totale. C’est alors qu’elle entre en 1639 chez les Bénédictines de Rambervillers, où elle fait profession le 11 juillet 1640.

C’est à ce moment que commence la première étape de son ascension spirituelle, caractérisée ainsi : « Vers la mort mystique et la résurrection ». Cette période se clôt au début de 1662. Jusqu’en 1653 la vie reste mouvementée : fuite de Rambervillers à cause de la guerre, séjours à Paris, en Normandie, de nouveau à Paris, d’où elle est appelée comme prieure d’abord à Caen, puis à Rambervillers ; nouvelle fuite de là à Paris, alors que la ville est en pleine ébullition de la Fronde. Cette vie avec ses attaches en différents endroits explique en partie les influences diverses qu’on constate dans la spiritualité de Mère Mectilde : influence bénédictine avec les réformes en Lorraine (D. Didier de la Cour), des Mauristes et de Montmartre à Paris ; influence de la mystique espagnole avec saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila ; influence de l’École Française ; et enfin, celle prépondérante, du groupe de spirituels normands, notamment le Père Jean Chrysostôme de Saint-Lô et surtout Jean de Bernières.

Malgré ces multiples influences, Mère Mectilde connaît sa voie spirituelle bien propre. Elle passe par une purification, « anéantissement », qu’elle résume vers la fin de cette période (le 17 octobre 1657) en six points : « 1. Ne tenir à rien. 2. Aimer l’abandon. 3. Souffrir en silence. 4. Vivre sans choix. 5. Épouser la croix. 6. Se conformer en tout au bon plaisir de Dieu » 10. Cette étape se termine sur une union très intime qu’elle caractérise elle-même comme un passage « en Jésus Christ comme en la source de sa vie ». Cette « néantisation » est plutôt « une transformation de notre nature qui dépasse et accomplit notre être en le faisant passer dans le domaine divin, but de sa création et de sa rédemption dans le Christ » 11.

Une deuxième étape suit alors, qui durera douze ans. On peut dire que, durant ces années, Dieu a pris au sérieux le désir de Mère Mectilde d’être « victime ». Elle se sent alors sous le coup de la justice divine, qui la fait entrer dans ce que saint Benoît écrit au douzième degré d’humilité : « Conscient à toute heure du fardeau de ses péchés (le moine) se voit déjà traduit au redoutable jugement de Dieu ». Dieu forme pour ainsi dire en elle l’état de victime, afin de la libérer plus parfaitement d’elle-même et de la préparer à entrer dans l’union substantielle. Saint Benoit décrit ainsi cette union : « Il parviendra bientôt à cette charité divine qui dans sa perfection chasse dehors la crainte ; ... Alors il agira par amour du Christ... sous l’action de l’Esprit Saint » 12.

Malgré l’union substantielle qu’on peut qualifier de mariage mystique, l’ascension spirituelle de Mère Mectilde continue pour aboutir à sa Pâque au moment de sa mort en 1698. Car, dans notre participation au mystère eucharistique, nous sommes unis à la mort et à la résurrection du Seigneur ; les deux aspects de ce mystère vivent en même temps en nous. Mais, dans notre expérience humaine, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre aspect qui l’emporte. Mère Mectilde a donc connu une alternance de souffrances et de consolations. Celles-ci ont parfois une cause extérieure, mais la plupart du temps il s’agit d’expériences spirituelles, par lesquelles Dieu avive l’amour en elle et la rend plus malléable à la perfection.

En chaque étape de sa vie, le mystère eucharistique est vécu très profondément par Mère Mectilde, avec cet aspect de victime qui lui est propre. Nous pouvons penser que ce sont surtout les malheurs du temps (guerres de religion, sacrilèges commis par des soldats protestants) qui ont retenti dans sa vie. N’est-ce pas plutôt un germe de sainteté que Dieu a semé en elle dès sa jeunesse, germe qu’elle a accueilli et que Dieu a fait grandir ? Quoi qu’il en soit, Dieu a pris au sérieux ce que Mère Mectilde lui a offert. Sa vie et son expérience mystique sont à la fois un honneur et une interrogation pour l’humanité et pour chacun de nous : que faisons-nous des grâces reçues ? Quelle place prend dans notre vie, en particulier, le mystère eucharistique, don du Seigneur Jésus à son Église et à chaque chrétien ?

Avant de conclure, disons encore un mot du livre que Mère Mectilde a écrit et fait imprimer déjà de son vivant : « Le véritable esprit des religieuses adoratrices du T.S. Sacrement ». La rédaction en a été commencée durant la retraite de fin 1661— début 1662. Le livre, imprimé dès 1683, a reçu des compléments durant toute sa vie et est passé de 10 à 19 chapitres en la dernière édition. Sœur Véronique Andral montre à plusieurs reprises à quel point ce livre est autobiographique. Une édition moderne, faisant état des divers remaniements, s’impose afin de mieux connaître la vie spirituelle de Mère Mectilde du Saint Sacrement.

Dom Vincent Truijen, osb

Abbé de Clervaux

Feuille des Oblats de Paris et de Clervaux — 1991

INTRODUCTION

Ceci est une esquisse seulement, un « essai » qui voudrait tracer quelques pistes en vue d’une recherche ultérieure plus approfondie. Nous nous sommes contentées de coudre ensemble des textes que nous versons au dossier. Trop et trop peu, car nous sommes en face de documents d’une richesse extraordinaire. Et nous n’avons pu tout explorer.

Grâce à la compétence et à la bienveillance des Sœurs archivistes de Rouen, nous avons pu consulter des vies manuscrites inédites, la correspondance avec Bernières, les « Relations » de Mère Mectilde au Père Chrysostôme et nombre d’autres écrits. Sans compter tous ceux qui ont été déjà publiés. Nous n’avons pu utiliser que les textes datés, cela nous a privées de bien des richesses, mais il fallait choisir.

Tout au long de notre recherche a paru une route, vertigineuse certes, mais cohérente et fidèle à elle-même dans sa progression. Après l’enfance et la vie tourmentée qu’elle connût chez les Annonciades, Mère Mectilde semble commencer la première grande étape de sa vie lors de sa Profession de vie Bénédictine. Elle atteint son som met lors de la retraite de 1661-1662. On pourrait 1' intituler :

« Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». « Vous êtes morts... mourez donc ! » insiste saint Paul (Col. 3, 3-5). C’est la seule route de la vie. Nous le verrons amplement.

La deuxième étape commence aussitôt et dure douze ans. On pourrait dire que Mère Mectilde a gravi les douze degrés de l’humilité de la Règle de saint Benoît selon laquelle plus on s’abaisse, plus on s’élève. Ainsi, « terrassée » sous le poids de la divine justice, comme le publicain de l’Évangile et le moine de saint Benoît, elle parvient bientôt à l’amour parfait du Christ, sous la conduite de l’Esprit.

Nous arrivons ainsi au sommet de l’union « substantielle » que d’autres nommeraient « mariage spirituel ». Mais l’épouse doit être en tout semblable à son Époux crucifié.

Voici la dernière étape, et c’est encore saint Paul qui paraît bien l’illustrer :

« Offrons notre personne comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu » (Rm. 12,1) et « nous portons sans cesse la mise à mort de Jésus dans tout notre être afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous » (2 Co. 4, 10 ; Ant. Ben. XIIème dim. T.O.).

Ces trois étapes nous parlent de l’unique Mystère qui éclaire toute sa vie : cette route est la route pascale de Jésus-Christ où Il entraîne son Église tout au long des siècles en se donnant à Elle dans son Corps livré et son Sang répandu pour la transformer en Lui-même et continuer, par Elle, le mystère de la Rédemption.

« J’ai désiré d’un grand désir, dit notre aimable Sauveur, de manger cette Pâque avec vous, avant que de souffrir » (Lc. 22, 15).

« Jésus-Christ, dans le Très Saint-Sacrement conserve ce désir, Il n’est pas encore rassasié, Il dira jusqu’à la consommation des siècles : Desiderio desideravi. Et tant qu’il y aura une âme sur la terre capable de sa grâce, I1 sera dans un désir infini de l’attirer à son Amour en mangeant la Pâque eucharistique avec elle... et parce qu’Il nous regarde comme les membres de son corps mystique, Il ne peut être satisfait que nous ne soyons unies et transformées en Lui. Courons donc, mes Sœurs, courons au Très Saint Sacrement, allons rassasier les désirs infinis de ce Cœur adorable ! » (Véritable Esprit, chap. 8).


LISTE DES MANUSCRITS UTILISES

Les textes de l’Itinéraire Spirituel de Mère Mectilde sont pris dans les Manuscrits suivants :

— P 101 (cf. note 1).

— P 108 et P 105, manuscrits XVIIème et XVIIIème siècles, très fidèles, provenant du monastère de la rue Cassette, conservés au monastère de Rouen.

— Les références Mg. concernant les manuscrits archives du monastère du Mas-Grenier, dont certains sont des copies de manuscrits anciens donnés par le couvent de Saint Nicolas de Port au XIXème siècle, mais appartenant au « fonds Lorraine ».

— Rumbeke (Z 4).

— D 12

— N 250

— P 108 bis

— Les numéros, entre parenthèses, sans autre référence, renvoient au fichier alphabétique de tous les textes de Mère Mectilde.

Les textes déjà édités appartiennent à :

— Catherine de Bar, Documents Historiques,

Rouen, 1973 = D.H.

— Catherine de Bar, Lettres Inédites,

Rouen, 1976 = L.I.

— Catherine de Bar, Fondation de Rouen,

Rouen, 1977 = F.R.

— Catherine de Bar, En Pologne avec les Bénédictines de France, Téqui, 1984 = En Pologne.

— Mère Mectilde du Saint Sacrement,

Entretiens Familiers, Bayeux, 1984 = E.F.

— Catherine de Bar, Lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 = Amitié spirituelle.

ENFANCE

Catherine de Bar est née à Saint-Dié, le 31 décembre 1614. Elle est baptisée le jour même de sa naissance.

Le P 101 [1] 13 , p. 5. nous apprend que « la Mère Mectilde a dit plusieurs fois qu’elle avait eu la vocation religieuse à deux ans, et même auparavant, ce sont ses propres termes », rapportés, dit la rédactrice, d’après les Mémoires de la comtesse de Châteauvieux. « La raison lui a été avancée » dit le même manuscrit. C’est une enfant précoce !

Giry [2], de son côté, écrit : « Elle n’avait pas encore atteint l’âge de trois ans, comme elle l’a dit plusieurs fois depuis, qu’elle se sentît portée à se donner entièrement à Dieu, d’une manière particulière, pendant tout le cours de sa vie, et l’impression qu’elle en a conservé lui a toujours fait penser qu’elle appartenait à Dieu et qu’elle ne devait vivre que pour Lui » (Vie, p. 2).

L’abbé Berrant [3] rapporte le même fait « d’après les Mémoires de Madame de Rochefort qu’il a en mains » et ajoute : « C’est ce que Dieu permit qu’elle déclarât à une personne de confiance, en s’affligeant et se condamnant elle-même de n’avoir pas été fidèle à de si précieuses grâces » (Ber. p. 2).

Son désir d’être religieuse date donc de l’éveil de sa raison. C’est une constante de son enfance. Témoin cette anecdote rapportée par le P 101 : « Comme elle était douée d’une volonté tenace et d’un tempérament très vif, il était fort difficile de venir à bout de ses caprices, jusqu’au jour où ses éducatrices trouvèrent le mot magique pour faire céder le petit personnage : « Si vous agissez ainsi, vous ne serez point religieuse ».

Elle montre très tôt de l’attrait pour la prière, la pénitence, la charité. On souligne déjà son amour pour le Très Saint Sacrement. À six ans elle lit les « Vies des Saints » et essaie de les imiter. Elle voit en songe sept ostensoirs et s’écrie : « Ha ! venez voir le Saint Sacrement que j’ai ! » Mère Mectilde a toujours pensé que ce songe était prophétique. « Elle s’est souvenue toute sa vie de ce songe... elle a toujours assuré qu’elle n’établirait que sept maisons et qu’à la septième elle s’en irait » (P 101).

À huit ans, une maladie d’yeux mal soignée lui fait perdre la vue. La veille de l’Ascension 1624, sa mère la conduit à une procession. « Cette dévote mère, prit pour intercesseurs auprès de Dieu les saints dont on portait les reliques, et en particulier sainte Odile ». Elle est subitement guérie. Miracle ! (P 101, p. 7).

Peu de temps après, sa mère tomba malade. Catherine la croit perdue, monte sur son lit, et lui fait cette prière : « Je vous prie, ma bonne maman, quand vous irez en Paradis après que vous aurez fait la révérence à la Sainte Trinité, de lui demander pour moi la grâce que je sois religieuse. Après, vous vous tournerez vers la Très Sainte Vierge et la supplierez qu’elle me prenne sous sa protection et me serve de mère » (P 101, p. 6). Sa mère guérit, mais n’oublia pas sa prière. Après sa mort, alors que la vocation de sa fille était si traversée, elle lui apparaîtra pour l’encourager et l’assurer qu’elle sera religieuse.

D’après Giry, elle fit sa première communion à. l’âge de neuf ans « contre la coutume, parce que l’on vit en elle des dispositions qui permettaient de lui avancer cette grâce ». Bien plus tard, Mère Mectilde, parlant à des petites filles qui se préparaient à leur première communion leur dit : « De la première communion dépendent toutes les autres, et quand elle est bien faite, on s’en ressent toute la vie. Je sais une personne (et ici nos biographes y voient une confidence personnelle, Giry p. 3), que la grâce qu’elle y a reçue a été comme un germe qui en a produit une infinité d’autres et l’a conduite à la perfection où Dieu l’appelait. Ce qui est aussi arrivé à plusieurs autres »... et poursuivant son discours elle dit : « Tout ce que l’on y demande à Notre Seigneur, on l’obtient. Pour ce qui est de moi, je lui demandai la grâce de vaincre mes passions » (P 101, p. 10). D’après Collet 4 (1 p. 7) la deuxième grâce qu’elle demanda fut celle d’être toute à Dieu.

« Elle allait à la messe aux Capucins qui n’étaient pas loin » (P 101, p. 11). Elle lit la formule des vœux du Tiers Ordre qui l’enchante, et se met à prêcher l’Évangile à ses frères et sœurs et à ses amies. Un franciscain l’ayant entendue, lui prédit qu’elle serait une sainte religieuse et une excellente supérieure (C. 1, p. 7). C’est encore un capucin qui au cours d’une de ses maladies, lui donne une image du Nom de Jésus. Elle guérit.

Son zèle manifeste sa vivacité de caractère. Entendant un garçon proférer toutes sortes de blasphèmes, elle le supplie de se taire, lui offre dans ce but son goûter, puis sa petite bourse, puis, n’obtenant aucun résultat, elle se jette sur lui et l’étend à terre à coups de poing... Elle avouera plus tard s’en être confessée plusieurs fois ! Elle va trouver bientôt un meilleur moyen de « venger l’honneur de Dieu » !

On lui propose de pousser ses études, elle s’y livre avec enthousiasme. Trop. Elle voit qu’elle y perd la paix et risque de s’éloigner de Dieu, alors elle y renonce pour jamais (C. 1, p. 9). Ceci est peut-être un trait hagiographique, car elle eut une excellente formation. Mais cela nous montre aussi l’absolu de son caractère.

« À l’âge de quatorze ou quinze ans, le récit des effroyables sacrilèges commis par les hérétiques contre le Très Saint Sacrement dans le temps des guerres d’Allemagne en l’année 1629, la touchèrent si vivement qu’animée d’un zèle ardent pour venger les intérêts de la gloire de cet auguste Mystère, elle s’offrit dès ce temps-là à la divine Majesté pour en être la victime » (Giry p. 3). Voilà donc la meilleure manière de « réparer » ! Mais elle ne se doute pas encore de ce que cela pourra signifier dans la suite. C’est un premier germe qui va se développer.

À seize ans, dit Collet elle convertit un gentilhomme qui avait pour elle un « penchant très vif », et il entre en religion.

On essaie de la marier contre son gré, elle en tombe malade. Son prétendant croit faire sa conquête en se couvrant de gloire. Il part en guerre. Il y est tué. Catherine est libre et son désir de vie religieuse grandit de plus en plus.

Ce désir datait de sa plus tendre enfance, nous l’avons vu, et, écrit-elle au Père Chrysostôme en juillet 1643 : (239) 14 « Plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade... ce désir... épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire... Dans différentes assemblées de personnes de son âge, le désir qui dominait son cœur prenait un tel ascendant sur ses sens même qu’elle restait insensible et comme immobile, en sorte qu’elle était contrainte de se retirer »... « les cartes lui tombaient des mains », précise le P 101, p. 15.

Le bon Père lui répond : « Je dirais que dans cette vocation je vois beaucoup de Dieu, mais aussi quasi beaucoup de nature. Cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu. Tout le reste... était Pouvrage de la nature ». Mais le P 101 rapporte que le Père disait aussi « en parlant de la vocation de cette vénérable Mère, que ce n’était pas seulement une vocation de volonté, comme ont ordinairement les autres personnes qui désirent se consacrer à Dieu... mais que c’était plutôt une passion qui la portait à embrasser ce saint état. C’est ce que le Révérend Père a déclaré à une religieuse du même hospice » (P 101, pp. 4-5).

Après bien des résistances, son père céda à son désir, elle guérit.

Ces quelques notes nous révèlent déjà le caractère et les dispositions de Catherine : vive, passionnée, entière, puissamment saisie par la main de Dieu qui l’attire. Son extrême impétuosité a besoin d’être maîtrisée.

CHEZ LES ANNONCIADES

Dans la relation au Père Chrysostôme que nous venons de citer, Mère Mectilde dit d’elle-même : « Cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait, ne se donnait pas le temps de la réflexion : elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus... »

Elle a recours aux Capucins. Ils lui indiquent les Annonciades de Bruyères qui étaient sous leur juridiction. Elle est attirée par le « côté marial » de l’Ordre. On pourrait souligner d’ailleurs tout au long de sa vie le rôle et la présence de la Sainte Vierge.

À dix-sept ans, en novembre 1631, elle entre au monastère. Elle prend l’habit en janvier 1632. Sa devise « Ego Dei sum » date de cette époque, mais elle était déjà en germe dans la grâce de ses trois ans.

Son tempérament a un besoin impérieux de nourriture et de sommeil. Jeûnes et veilles lui sont très durs à supporter. Elle emploie tous les moyens héroïques pour se vaincre. À la suite d’une violente tentation de gourmandise, elle a recours à la Sainte Vierge, et, « par le pouvoir de son Fils » « demanda de perdre le goût, dans le manger, ce qui lui fut accordé de manière qu’il ne lui resta que ce qu’il faut pour prendre sa nourriture et non pas pour se flatter de la délicatesse des viandes. C’est de son propre témoignage qu’on le sait. » (P 101, p. 21). Autrement dit, elle est délivrée de la gourmandise, mais n’a pas « perdu le goût ».

Plus tard, ses lettres nous révéleront qu’elle trouve « admirable » l’orge qui la nourrit, apprécie le raifort (sorte de radis noir), les confitures et le chocolat d’Espagne... ajoutant avec humour qu’elle en « régale » ses infirmières (Lettre à la Mère Prieure de Toul, 9 octobre 1675, L.I. p. 327), (508).

« Elle avait la parole prompte et la réplique incisive. Quand elle rencontrait l’erreur ou qu’elle attaquait un désordre, elle se laissait aisément entraîner à une impétuosité de langage qui donnait à son ton quelque chose d’altier » (C. p. 16). Encore un remède héroïque : un caillou dans sa bouche. Le biographe nous assure qu’elle n’éleva plus la voix. Nous verrons qu’elle n’en a pas fini avec son caractère.

On remarque aussi, dans les débuts de sa vie religieuse chez les Annonciades, combien elle est sujette aux « hauts et bas ». Après les accès de la plus grande ferveur, elle tombe dans des dégoûts non moins profonds « la solitude lui causait un ennui accablant » (alors que plus tard ce sera sa plus grande tentation) ; sa « douleur était de ne pas aimer et servir Dieu ». Marie la console, tandis que sa supérieure l’accable, pour la « former ».

Au cours d’une épidémie qui ravagea la communauté, sa détresse fut à son comble. Elle demanda alors à Marie d’être sa Mère maîtresse.

Voici comme elle le racontera plus tard : « Un jour, me trouvant dans de grandes peines et n’ayant personne à qui ouvrir mon cœur, je m’adressai à la sainte Mère de Dieu en ces termes : “O Très Sainte Vierge, m’auriez-vous amenée ici pour me faire périr ? Il ne fallait que me laisser dans le monde puisque je ne trouve pas ici les moyens de servir Dieu avec plus de sainteté et de pureté. Vous voyez que je ne sais à qui recourir pour m’apprendre mes devoirs, que je n’ai personne, que je ne sais ni prier ni faire oraison. Servezmoi donc, s’il vous plaît, de mère et de maîtresse. Apprenez-moi tout ce qu’il faut que je sache”.

“Cette très aimable mère lui servit en effet de maîtresse et lui apprit aussitôt par une impression intérieure à faire l’oraison sur l’Ave Maria, en sorte que jour et nuit elle y demeurait appliquée. Quelque temps après, cette divine maîtresse lui donna les souffrances de Notre Seigneur à considérer, et elle en fit, avec la même fidélité, son occupation continuelle, et la très sainte Mère de Dieu lui fit passer sa tentation par le secours qu’elle lui donna intérieurement. Cette digne Mère ajouta : ‘Je puis dire que c’est de la très Sainte Vierge que j’ai appris tout ce que je sais. Elle a toujours été depuis ce temps, ma sainte maîtresse. J’étais toujours appliquée à elle, m’y adressant pour toutes choses’ (2896).

Et voici que le Père Étienne, capucin, la lance vers la perfection avec trois moyens infaillibles : n’avoir que Dieu en vue, par une grande pureté d’intention, remplir bien ses devoirs, tendant toujours au plus parfait (P 101, p. 25).

Catherine part à fond de train vers cette perfection, et après une période d’extrême ferveur, retombe dans une prostration générale, ‘mélancolie’ ! : ‘tout la fatiguait, l’ennuyait... les paroles les plus inoffensives l’irritaient, elle avait peine à se supporter elle-même’. Nous dirions : après un fort surmenage par excès de zèle, elle fait un peu de dépression. De ce temps date la parole : ‘Quoi ? Faire toujours la même chose, toujours à la même heure, de la même manière, quelle servitude !’ et la ‘prophétie’ de Mère Angélique, sa Supérieure : ‘Rassurez-vous, ma Sœur, vous ne serez pas si heureuse que de faire toujours la même chose’. Elle ne croyait pas si bien dire.

De cette expérience, on pourrait peut-être conclure que Catherine n’a pas encore trouvé sa ‘petite voie’ d’abandon, d’humilité, d’anéantissement : elle découvre ses limites et apprend que la perfection se reçoit plus qu’elle ne se conquiert.

Convaincue de son indignité, elle demande à faire une retraite de quarante jours pour se préparer à sa Profession. Pas de demi-mesure ! et le P 101, p. 28 nous rapporte que : ‘la nuit de devant sa Profession... elle se vit en esprit conduite par deux anges au pied de la Sainte Vierge qu’elle voyait comme dans un trône ; elle fut présentée à cette Reine du Ciel par ces Esprits angéliques, lui offrant humblement ses vœux ; cette Mère d’amour les reçut et les présenta à la Très Sainte Trinité qui les eut si agréables que Jésus-Christ les signa de son Précieux Sang’.15

Catherine reçoit des grâces inexprimables sous le drap mortuaire en prévision des croix à venir. ‘Elle trouva sous ce drap de mort le principe de la vie’ (P 101, p. 29).

Une nouvelle étape commence. Nous sommes en 1633. Mais la ‘mélancolie’ reparaît, pire que jamais. Elle dépérit, elle a de violents maux de tête. Quand on lui fait des compliments, la préférant aux autres, elle s’en trouble outre mesure croyant les peiner. Ses Sœurs la rassurent et l’embrassent tendrement, elles n’en sont pas jalouses. Mais son humilité s’en alarme un peu trop, dirait le Père Chrysostôme.

Sœur Saint Jean, tel est son nouveau nom, est aux prises avec Dieu qui se sert de tout pour réaliser en elle une ‘formation accélérée’, et c’est bien nécessaire, puisqu’à vingt ans, elle est nommée Vice — Gérante, avec une Supérieure qui ne 1'accepte pas. Elle essuie bien des humiliations, mais ‘notre Mère Saint Jean a toujours aimé ses ennemis, même d’un amour de préférence’ (P 101, p. 38). Elle est cependant très appréciée de ses Sœurs. On reconnaît déjà son talent pour exprimer les mystères de la foi. Elle fait une conférence sur l’Eucharistie ‘qui par sa vertu change et transforme les âmes en Jésus Christ’. La Communauté en est émerveillée, mais la Supérieure lui dit :” Taisez-vous, vous n’êtes qu’une bête, vous ne savez ce que vous dites », craignant qu’elle ne s’enorgueillisse d’un tel succès (P 101, p. 31).

C’est alors qu’a lieu la grâce de la Pentecôte 1634 : « Depuis son entrée en religion, elle avait travaillé sans relâche à. vaincre deux défauts qui étaient d’autant plus difficiles à surmonter qu’ils semblaient lui être naturels : c’était d’être extrêmement prompte et d’ailleurs très sensible au point d’honneur. Elle joignait au travail, la prière, demandant sans cesse à Notre Seigneur qu’il lui fit la grâce de les lui ôter, et particulièrement dans le temps de la sainte Communion. Le jour de la Pentecôte de l’année 1634, ses désirs furent accomplis : la douceur et la modération lui furent données en échange et furent comme naturalisées en elle » (Berrant, p. 18).

Donc, le caillou dans la bouche n’avait pas été tout à fait efficace ; d’ailleurs, il ne faut pas croire qu’il n’y eut plus de combats, nous en verrons des traces, mais une étape est franchie.

Voici la guerre, la famine, sa Supérieure meurt et, à vingt-deux ans, Mère Saint Jean va gouverner la maison. Elle se fait l’humble servante de ses Sœurs (C. 1, p. 35). La Communauté est comblée de grâces, mais dès 1635, c’est l’exode. Le monastère est brûlé. Les Sœurs se réfugient à Commercy en février 1636 ». C’est dans cette situation dramatique, que Mère Saint Jean est élue Supérieure.

À la guerre, à la famine, s’ajoute la peste. Mère Saint Jean se fait infirmière. Atteinte elle-même, elle reste quinze heures sans donner signe de vie. Tandis qu’on la croit morte, elle « parait au jugement de Dieu », mais est renvoyée sur terre en vue d’une mission mystérieuse. D’après son propre témoignage, ce fait étrange se renouvellera trois fois dans sa vie (2600). Nous le verrons en son temps.

Plusieurs de ses Filles meurent de la peste, d’autres s’en retournent dans leur famille. Les Annonciades mènent une vie pleine de dangers. C’est alors que se situe la grande tentation dont elle parle dans la « Relation » déjà citée.

Voici le récit du P 101, p. 50 :

« Comme Dieu se servait du mérite personnel qu’Il avait mis lui-même dans cette sainte fille pour insinuer et inspirer le respect à des gens de guerre qui pour l’ordinaire ne sont que trop sujets à la dépravation 16, le diable, par un contrepied, voulut se servir du même mérite pour gâter et corrompre le cœur et l’esprit de quelque personne qui par la sainteté de son état et le rang où Dieu l’avait mis et établi au-dessus d’elle aurait dû servir de rempart à sa pureté. Mais Dieu, plus puissant, tira sa propre gloire de la malice du démon, puisqu’il s’en servit pour l’accomplissement des grands desseins qu’il avait sur sa servante... »

« Elle se trouva dans des dangers si évidents de perdre sa pureté qu’il lui fallut une Providence spéciale pour la préserver ». La Providence lui donna le moyen de s’en tirer en lui faisant conseiller de changer d’Ordre. Il est donc probable qu’elle fut poursuivie par un de ses Supérieurs.

Elle dit dans sa « Relation » : « Des personnes dont elle devait le moins se défier et qui par état ne devaient la porter qu’à Dieu, lui furent une occasion de tentations les plus violentes » (Duquesne [5] p. 60).

Pour la première fois, la tentation trouve en elle un écho, la pauvre Mère en est épouvantée et se croit perdue. Le Père Chrysostôme assure que c’est un miracle qu’elle s’en soit sorti. Elle croit ne plus pouvoir revenir à Dieu, mais bien conseillée par un séculier, puis par son confesseur, enfin par un religieux qui acheva de l’éclairer, elle comprit que le seul moyen qui lui restait pour échapper à tant de périls était de quitter son Ordre pour un autre plus strict où elle vivrait en clôture.

Mère Saint Jean cherche avec anxiété l’Ordre où le Seigneur la veut. La Sainte Vierge l’invite à entrer dans la plaie du côté de son Fils sur ses genoux tel qu’il était quand on le descendit de la croix (P 108bis, c. III), et elle fait le vœu de n’avoir jamais plus d’autre volonté que celle de Dieu. Ceci est aussi un premier pas. Nous retrouverons ce vœu. Elle devra le refaire, et cela ne l’empêchera pas d’être « en procès avec Notre Seigneur » qui voulait ce qu’elle ne voulait pas. Et il ne s’agissait de rien moins que de notre fondation (P 101, p. 405).

Durant son séjour chez les Annonciades, Mère Saint Jean fit un « songe mystérieux » qu’elle a rapporté sous la figure d’un rêve.

Ce songe est comme l’anticipation symbolique de tout son cheminement. Les biographes le citent au début, au milieu ou à la fin de sa vie, et en font l’exégèse. Il nous suffit pour le moment d’en lire le texte, selon la version du P 101, p. 33 :

« Il me sembla que j’étais dans une foire où il y avait grand nombre de boutiques enrichies de tout ce que l’on peut imaginer de plus beau et de plus précieux ; et que j’étais marchande, et que j’avais une boutique qui paraissait encore plus magnifique que les autres.

Comme j’étais occupée à regarder toutes mes richesses, j’entendis un grand bruit et chacun courait en disant : “Voici le Seigneur !”. Je me sentis aussitôt dans une si grande ardeur de le voir que je fis mon possible pour découvrir où il était ; et l’ayant vu qui s’arrêtait à toutes les boutiques, je pensais en moi — même qu’il viendrait aussi à la mienne ; ce qui m’obligea de me tenir à l’entrée pour le recevoir, ne pouvant me résoudre d’abandonner cette belle boutique pour aller plus loin au-devant de lui.

Enfin mon Seigneur arriva, au milieu d’une grande foule de peuple : il était vêtu d’une longue robe blanche avec une ceinture d’or, les cheveux tirant sur le blond pendaient sur ses épaules, le visage un peu long et les yeux si charmants qu’ils enlevaient tous les cœurs.

Il ne fit, à la vérité, que passer devant moi ; mais en passant il me jeta un regard si pénétrant que j’en demeurai toute transportée et vivement pressée de quitter ma boutique pour le suivre, ce que je fis dans le même moment. Je pris néanmoins dans ma robe ce qu’il y avait de plus beau et de plus facile à emporter, et je le suivis, ainsi dans la foule qui était si prodigieuse que je ne pouvais presque l’apercevoir.

Je ne me sentis pas seulement pressée de le suivre, mais encore obligée de marcher sur les vestiges de ses pieds. Il fallait une grande attention pour les reconnaître parmi ceux de ce peuple ; ce qui fut cause que je négligeai tout le reste et que je perdis insensiblement tout ce que je portais.

Cette populace s’étant petit à petit dissipée, je me trouvai hors de la ville, seule avec Notre Seigneur que je tâchai de suivre de plus près qu’il m’était possible. Alors je tombai : toute mon attention et ma plus grande hâte furent de me remettre sur ses vestiges.

Il me mena par des chemins très difficiles, fort étroits, tout pierreux et pleins d’épines qui emportaient mes souliers, ma coiffure et mes habits. J’avais les bras, les mains, les pieds et tout le corps ensanglantés.

Enfin, après des peines si inconcevables, et que les ronces et les épines m’eurent dépouillée de mes habits, je me trouvai revêtue d’une robe blanche et d’une ceinture d’or comme Notre Seigneur, dans un beau chemin où je le suivais toujours de près, sans pourtant qu’il me regardât. Je pensais en moi-même : “Au moins s’il me regardait, je serais contente !” Ensuite je me disais pour me consoler : “Il sait bien que je l’aime !”, sentant une certaine correspondance de son Cœur au mien, comme d’une espèce de cornet (sic) ou conduit qui aboutissait de l’un à l’autre et qui les unissait de telle sorte que les deux ne faisaient qu’un.

Après avoir bien marché à la suite de Notre Seigneur, je me trouvai dans une grande prairie où l’herbe paraissait d’or (qui signifie la charité) tout émaillé de fleurs, où étaient de gros moutons, la tête levée, qui ne se repaissaient que de la rosée du ciel, car quoi qu’ils fussent jusqu’au cou dans ces pâturages, ils n’en mangeaient point.

Il me fut montré que ces moutons représentaient les âmes contemplatives qui ne se repaissent que de Dieu et ne se rassasient que de sa divine plénitude. Parmi ces moutons, j’en remarquai un qui était fort maigre et s’éloignait du troupeau : il s’en retirait si fort qu’à la fin il le quitta tout à fait.

J’aurais bien voulu jouir du bonheur de ces âmes que ces moutons me représentaient, mais il ne me fut permis que de les regarder, et ainsi je passai outre, en suivant toujours mon divin guide.

Il me mena ensuite dans une grande plaine, à I » extrémité de laquelle était un palais magnifique ; mais la porte était si basse et si étroite qu’à peine la voyait-on, ce qui me fit croire que jamais je n’y pourrai passer. J’en fus extrêmement affligée. Alors Notre Seigneur, qui n’avait pas fait semblant de me voir depuis ce regard qu’il m’avait jeté en passant devant ma boutique, se retourna et me regarda.

Je compris en même temps qu’il fallait pour entrer dans ce palais que je fusse toute anéantie : dans le moment, Notre Seigneur entra, et moi avec lui : mais je fis tant d’efforts pour passer après lui que, non seulement ma tunique fut emportée, mais que j’y laissai ma peau étant tout écorchée.

Je me perdis en Lui, mais si perdue que je ne me retrouvai plus ».

BÉNÉDICTINE À RAMBERVILLERS

Enfin Mère Saint Jean fait connaissance du monastère de Rambervilliers. Elle est séduite par la règle de saint Benoît et commence son noviciat le 2 juillet 1639. D’après l’abbé Berrant (p. 28) c’est pendant son noviciat avec Mère Benoîte de la Passion [6] qu’elle reçoit la grâce mariale dont nous possédons le texte qui fut « écrit de sa propre main » ou du moins copié sur l’autographe. Nous le donnons ici intégralement (2876). Il se passe de commentaire.

Écrit de la propre main de notre vénérable Mère Institutrice parlant d’elle-même en tierce personne.

À la Gloire et Louange de l’Auguste et toute Immaculée Mère de Dieu.

« Une personne ayant confiance en la très Sainte Mère de Dieu dès le commencement de sa vie religieuse, elle la supplia de lui apprendre à prier et à méditer sur les sacrés mystères de Notre Seigneur. Elle continuait de s’appliquer à elle et d’y avoir toujours recours, y fondant toutes ses espérances et en quelque façon s’appliquant plus à elle-même qu’à Dieu même (cf. p. 13 de ce travail).

Un jour, étant à l’oraison le matin à l’ordinaire, cette personne s’adressant à cette aimable Mère de bonté, comme elle avait coutume de faire, et voulant s’occuper intérieurement, cette auguste Mère d’amour sembla disparaître, ce qui surprit beaucoup cette personne, et la voulant toujours voir et l’avoir pour objet, elle lui présenta Notre-Seigneur Jésus-Christ et se tint comme debout derrière son divin Fils ; et comme cette personne ne comprenait point pourquoi cette souveraine de son cœur en usait de la sorte, elle lui fit entendre qu’elle était cachée en son Fils, et qu’il était de son pouvoir et de sa bénignité de le produire dans les âmes et de le faire connaître, mais qu’en le produisant de la sorte elle était encore plus intime à l’âme, et qu’elle devait apprendre que cette grâce était le fruit des petites dévotions et pratiques qu’elle avait faites en son honneur et l’effet de sa confiance ; et lui ayant fait comprendre l’utilité de cette confiance filiale que nous devons avoir en sa bonté, cette âme fut éclairée des vérités suivantes :

1° Que tous les devoirs d’amour, de tendresse, de confiance, de respect et de fidélité à son service, retombaient en Dieu d’une manière avantageuse à l’âme ; en ce que cette auguste Mère de bonté étant divinement abîmée en Dieu, tout ce qui est fait en son honneur retourne dans cette adorable source, y étant elle-même anéantie d’une manière incompréhensible à nos esprits ; et j’ose dire et assurer que la sincère dévotion à la très pure et très immaculée Mère de Dieu est la porte du salut et de la vie intérieure.

2° La deuxième vérité est qu’encore qu’il semble que l’âme s’est attachée par tendresse à la très Sainte Vierge plus qu’à Dieu, si l’âme est fidèle, elle sera fort instruite des voies de la grâce, et cette tendresse, si elle est sainte comme elle doit être, ne manquera jamais de porter l’âme à une union à Notre Seigneur Jésus-Christ très intime, et j’ose dire singulièrement, parce que la très Sainte Mère de Dieu, n’ayant point de vue en elle-même, ne peut retenir aucune créature pour elle, c’est pourquoi de nécessité elle les réabîme toutes en Jésus-Christ.

Plût à Dieu que tout le monde connaisse cette vérité ; l’on n’aurait jamais scrupule de trop aimer cette glorieuse souveraine du ciel et de la terre. Selon ma petite expérience et de la manière dont je l’ai appris, il faut commencer par la Mère ; puis elle-même nous conduira à son divin Fils, et, qui a le plus de pouvoir de le faire connaître et de le produire en nous, que celle qui l’a conçu par l’opération du Saint — Esprit ?

Aimez Marie et vous ne mourrez pas qu’elle ne vous fasse aimer Jésus ; c’est son propre et c’est ce qu’elle ne manque jamais de faire si nous voulons correspondre aux grâces qu’elle nous présente.

Quand je rencontre une âme qui a ce qu’elle doit avoir pour la Mère de mon Dieu, je tiens, ce me semble, son salut en mains, je veux dire que je m’en tiens en assurance. Si toutes les âmes en étaient persuadées, elles l’aimeraient tendrement et y auraient confiance entière. L’on ne doit point craindre de lui trop donner ni d’excéder aux devoirs qu’on lui rend, puisque rien ne demeure en elle et que tout retourne à Jésus et en Jésus.

J’aurais bien plus à dire, si je pouvais exprimer les avantages de cette dévotion, mais ce peu suffira pour cette fois.

Il est certain qu’elle ouvre l’intelligence et fait comprendre des choses ineffables sur les sacrés Mystères, sur les voies de la grâce. Elle apprend à faire oraison, la mortification ; elle soutient et console dans les peines. Elle préserve de tomber dans les tentations. Elle chasse nos ennemis visibles et invisibles et nous défend contre leurs malicieux desseins.

O. Mère admirable, vos bontés ne se conçoivent point faute de confiance et de nous abandonner amoureusement entre vos mains. Faites-moi la miséricorde de me regarder en votre bénignité, quoique j’aie toute ma vie abusé de vos grâces, ne rejetez pas le cœur contrit et humilié qui se connaît infiniment indigne ».

Comment ne pas penser à Grignion de Montfort ?

PREMIÈRE GRANDE ÉTAPE

VERS LA MORT MYSTIQUE ET LA RÉSURRECTION.

« Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).

Le 11 juillet 1640, Mère Saint Jean fait Profession. Elle se nomme désormais Sœur Catherine Mectilde. D’après Giry (p. 9) : « Ce fut dans ce temps où l’on peut dire qu’elle commença à être élevée au— dessus du commun des justes et à avoir part aux communications les plus sublimes dont Dieu favorise ses épouses quand il lui plaît ».

De cette époque date l"'Abrégé d’une retraite de l’année 1640 ». On ne saurait majorer l’importance de ce texte pour la suite du cheminement de Mère Mectilde. Nous le citons donc aussi intégralement :

ABRÉGÉ D’UNE RETRAITE DE L’ANNÉE 1640

(2621). Qui me donnera la grâce d’être tellement crucifiée au monde que le monde et toutes les créatures me soient croix, que je sois si profondément plongée dans la vérité véritable de mon néant et de mon abjection que je me tienne le reste de ma vie sous les pieds de tous les démons, que l’est i m e et l’honneur des créatures me soient un enfer, que je sois hors de leurs idées et de leurs affections, et puisque je suis intérieurement en la disposition que Dieu connaît et qu’il me fait ressentir, je dois vivre dans un éloignement si grand de tout ce qui peut donner vie et satisfaction à mes sens et à mon propre esprit, que ma vie doit être une mort continuelle.

Je me voue à la grâce et à la puissance de Jésus-Christ pour entrer dans la vérité véritable de ce que dessus, et pour demeurer le reste de ma vie en abjection à moi-même et à tout le monde.

Mon âme sent toujours quelque agitation si elle n’est dans le véritable anéantissement. Toute autre disposition me semble étrangère et je n’y puis quasi avoir d’application.

Mon Dieu, il n’y a que vous qui concevez ce qui se passe dans votre esclave, il me suffit que vous le connaissiez, que votre miséricorde et votre justice achèvent votre ouvrage et qu’il en soit selon vos éternels desseins.

Je sens un mouvement quasi perpétuel qui tend où Dieu me veut réduire : « Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin » (sainte Catherine de Gênes).

Silence en esprit d’anéantissement.

Cette petite phrase, tirée du même manuscrit, peut déjà nous servir de clé d’interprétation :

« Pouvoir être anéantie c’est un grand mystère et le plus grand qui se puisse faire en l’âme, parce qu’elle n’est plus en elle, mais toute à Jésus-Christ ».

N’oublions pas, en lisant ce texte, de quelle épreuve Sœur Mectilde vient de sortir, et la motivation de son changement d’Ordre : « être crucifiée au monde... » elle rejette ce « monde » qui a failli la perdre. « La vérité véritable de mon néant... » : de quoi ne suis je pas capable, si je ne suis ensevelie dans l’humilité. « L’estime et l’honneur... », n’ont-ils pas été, en partie, la cause du piège qui lui a été tendu ? Elle veut être effacée de leur souvenir et de leur affection. Elle sent sa faiblesse en face de tout ce qui peut « donner vie » à ses sens et à son propre esprit... c’est pourquoi elle parle de devoir vivre dans une mort continuelle. Or, la Profession est une « mort au monde », elle la désire ardemment. Mais qui peut accomplir cela ? « La grâce et la puissance de Jésus-Christ seul » peut la faire demeurer dans « l’abjection » : l’humiliation profonde à ses propres yeux et aux yeux de tous. Elle n’a la paix que dans le « rien ».

Elle sent en elle une opération de Dieu qui la purifie : elle s’est donnée à Dieu pour cela. Elle se livre à sa justice et à sa miséricorde pour que tout lui advienne selon ses éternels desseins. Elle reprend l"'Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum ». Ancilla = esclave. Et ce but où Dieu la mène c’est d’être arrachée à elle-même pour être transformée en Celui par qui et pour qui elle a été créée : Dieu.

Mais tout cela est scellé dans le « silence » pour demeurer dans le « Rien » : l’humilité parfaite qui seule laisse libre l’action de Dieu.

Dès avant l’entrée en scène de Bernières, nous avons les mots-clefs : néant, abjection, mort continuelle, tendance au véritable anéantissement. Tout son désir la porte à être tirée de son être pour parvenir à sa fin : être transformée en Dieu. Il y a là en germe le mouvement pascal qui domine sa vie, dit dans le vocabulaire du temps, avec la radicalité qui la caractérise : « sortir de moi-même pour entrer en Jésus — Christ ».

Nous pouvons relever deux citations qui nous apprennent qu’elle lit sainte Catherine de Gênes. D’abord cette expression étrange : « Sous les pieds de tous les démons ». Pour la bien comprendre, il faut recourir aux explications de sainte Catherine : le démon est fixé dans un état de méchanceté qui ne peut empirer. Il ne peut nuire aux hommes que dans la mesure où ces derniers lui en laissent la possibilité en cédant à la tentation ; tandis que l’homme peut toujours croître en méchanceté et, donnant au démon la possibilité de nuire, il est « pire que lui ». Cela signifie donc plus simplement que l’on prend conscience d’être capable de tout mal.

Et puis la sentence qui clôt cet « Abrégé » : « Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin ». Pour la comprendre il faut relire le chapitre trente-deuxième de son livre « Comment se fait l’anéantissement de l’homme en Dieu par l’exemple du pain ». (La vie et les œuvres de Catherine Adorna, traduite par Desmarets, Paris, 1662).

Le pain proteste parce que celui qui le mange lui « ôte son être » et elle lui répond : « Pain, ton être est ordonné pour sustenter mon corps qui est plus digne que toi ; et tu dois être plus content de la fin pour laquelle tu es créé que de ton être propre : parce que ton être ne serait point estimable si ce n’était à cause de sa fin. Ta fin est ce qui te donne une dignité à laquelle tu ne peux parvenir que par le moyen de ton anéantissement. Donc si tu ne vis que pour parvenir à ta fin, tu ne te soucieras pas de ton être, mais tu diras : “Tirez-moi promptement de mon être et me mettez en l’opération de ma fin pour laquelle je suis créé”. C’est ainsi que Dieu fait de l’homme, lequel a été créé pour la fin d’être uni à Dieu et d’être transformé en Dieu » (op. cit. p. 159).

Voilà donc ce vers quoi Mère Mectilde aspire de toutes ses forces.

Mais la guerre se rallume en Lorraine. En septembre de la même année, Mère Mectilde quitte son monastère pour Saint Mihiel en compagnie de Mère Benoîte et de Mère Bernardine ? Elles connaissent une extrême misère et sont secourues par Monsieur Guérin8, un envoyé de saint Vincent de Paul. Mère Mectilde et ses compagnes vont en pèlerinage à Benoîte-Vaux les 1er et 2 août 1641. Elles demandent à Marie de les protéger du « péril des soldats » et de trouver quelque bonne Abbesse qui veuille bien les recevoir en attendant des jours meilleurs. Le 21 août, Sœur Mectilde et une de ses compagnes partent pour l’abbaye de Montmartre où elles sont accueillies huit jours plus tard par l’abbesse Marie de Beauvillers. Elles y restèrent un an (Documents Historiques, Rouen, 1973, pp. 53 et 56).

En continuité avec l « 'Abrégé » de sa retraite, nous relevons ce passage dans une lettre qu’elle écrivait de là à Mère Benoîte en octobre 1641 :

« Je vous supplie, donnez-moi fortement et instamment à Dieu et le priez qu’il captive toutes les puissances de mon âme en sorte que je meure mille fois plutôt que de l’offenser. Cette crainte de tomber dans le vice me donne mille frayeurs et m’empêche d’être si parfaitement résignée de sortir d’ici (Montmartre), encore que je m’abandonne à Dieu autant que je puis. Je voudrais de très bon cœur descendre dans les enfers plutôt que de déplaire à Dieu, secourez-moi de vos prières à ce sujet.

Or, la plus ordinaire pensée que j’ai de présent, c’est le désir d’être parfaitement anéantie et d’être attachée sur la très précieuse croix. Quant à l’anéantissement, je le comprends intérieur et extérieur, m’étant avis que sans icelui je n’avancerai pas vers Dieu ; et pour l’extérieur, il est facile avec la grâce ; mais l’intérieur, je le trouve difficile parce qu’il me semble que toute la diligence est peu si Dieu même n’anéantit les puissances. La vivacité de mon esprit me travaille beaucoup, et le peu de constance qui est en moi me prive de beaucoup de grâces ». (L.I., p. 123).

Deux choses qu’elle reprochera plus tard à sa chère comtesse de Châteauvieux !

Mère Mectilde réalise que cet « anéantissement » est l’œuvre de Dieu, et que le mieux est de s’y soumettre et abandonner et, comme elle l’écrit à une de ses Sœurs en 1643 :

« Je vous convie encore de vous aider à détruire en vous abandonnant de bon cœur à toutes sortes de désolations, vous abaissant devant sa Majesté pour recevoir les effets de sa miséricordieuse justice qui vous purifie par son éternel amour ». (L.I., p. 125).

N’oublions pas ce lien que Mère Mectilde fait toujours entre la justice, la miséricorde et l’amour. C’est très important pour comprendre ce qu’elle entend par « victime de la Justice ». Elle parlera plus tard à Anne de Béthune [9] de sa « miséricordieuse justice qui n’est autre que son amour ». C’est par miséricorde que sa justice purifie l’âme pour la transformer dans l’amour. Et c’est par amour que la Justice la rend capable de recevoir la miséricorde !

LA NORMANDIE. LE PÈRE CHRYSOSTOME.

Le 7 août 1642, Mère Mectilde quitte Montmartre. Elle se réfugie à Barbery, fait la connaissance de Dom Louis Quinet 1° qui lui amène Bernières [11], accompagné du fidèle Roquelay [12]. C’est désormais dans leur correspondance que nous verrons surtout le cheminement de Mère Mectilde jusqu’à la mort de Bernières.

Le processus de mort vers la résurrection va aller s’amplifiant :" Je meurs sans mourir, je ne sais plus où j’en suis » (5 mars 1643), (1244). « Qu’il me convertisse ou que je meure ! » Le 15 mars 1643, elle écrit encore à Roquelay : « Il me semble avoir un grand attrait pour chérir la sainte abjection, le sacré abandon et sainte dépendance. Pour moi, je trouve celui qui goûte parfaitement ces points, qu’il possède une béatitude en terre et qu’il se peut estimer un des heureux hommes du siècle. Quelles félicité et béatitude y a-t-il au ciel que Dieu ? Et si une âme en terre est toute absorbée et perdue en lui, que peut-elle désirer ? Il faut que je vous avoue que je n’envisage point le Paradis, qu’il me suffit d’être toute à Dieu, non seulement de m’être donnée à Dieu, mais d’être toute délaissée à Dieu. II me semble que cet abandon se conçoit bien mieux de pensée qu’il ne s’explique de parole. Désirez, mon cher frère, cette sainte perte de moi-même. J’aime beaucoup cette béatitude :

Bienheureux qui se voit réduit

à porter dans son impuissance

la Puissance qui le détruit.

(Béatitude dite « de la Mère de S. Jean (Le Sergent). Désirez qu’elle s’accomplisse en moi (908).

Mais voici juin 1643 : c’est la rencontre avec le Père Jean Chrysostôme 13. Nous avons là des documents de première valeur : juillet 1643, la Relation de Mère Mectilde au Père Chrysostôme, avec la réponse du Père (239). Une deuxième série de propositions avec réponses, et une troisième série de réponses.

Mère Mectilde fait une relation de toute sa vie pour se faire bien connaître. Nous avons déjà noté son violent désir de vie religieuse où le Père voit beaucoup de “nature”. Ensuite, Mère Mectilde raconte la grâce extraordinaire qu’elle a eu la nuit précédant sa profession, dont nous avons aussi parlé. Elle fait allusion à la couronne lumineuse qui parût ce jour-là au-dessus de sa tête. Très sagement, le Père l’exhorte à ne pas faire fond sur les grâces extraordinaires sujettes à beaucoup d’illusions, et à fonder sa perfection sur “la mortification et la vertu”. Cela revient comme un refrain dans ses réponses, mais en même temps il ne cesse de l’encourager et d’approuver son cheminement. Elle raconte ensuite la grande tentation et sa résolution de changer d’Ordre. On remarque aussi l’attrait de Mère Mectilde pour la “volonté de Dieu” que nous avons déjà noté.

Dès son entrée à Rambervillers, elle se donne à l’oraison “de bonne sorte”, son attrait pour la contemplation se développe. Sa Mère Maîtresse (Mère Benoîte) la pousse vers l’oraison passive et silencieuse. Le Père met en garde et encourage en même temps. Il lui conseille de ne pas se livrer sans discernement à la “passivité”.

À Montmartre, elle est dans l’épreuve : privations, réprobation, peines intérieures, “cachots ténébreux” (que l’on retrouvera dans sa correspondance avec A. de Béthune.. ). Elle souffre par soumission à la divine justice.

Le Père lui répond : ce sont des purifications. Il faut les souffrir patiemment et remercier Dieu qui purifie et dispose ainsi à la passivité de la contemplation. “L’âme étant affective, l’opération d’amour refluera en l’appétit sensitif (d’où tourments et maladies). L’âme, se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle”.

Il lui recommande : “Quant à la nourriture et au dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi à toutes les austérités”, “elle aura besoin d’ailleurs de soulager son corps”. (Donc, la fameuse scène du parloir où il lui intime les plus effrayantes mortifications était peut-être une exception, qu’on aura d’autant plus remarquée. Ici, le Père paraît fort sage).

Enfin, il l’exhorte à ne pas mettre tout le fond de la perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification. Il donne des conseils sages et modérés pour la conduite de cette oraison passive.

Mère Mectilde parle de ses peines et aridités à la communion : “En ses communions, elle allait de tout son cœur recevoir son Dieu avec le désir d’être tout à Lui et qu’il fut tout pour elle, mais toujours sans sentiments sensibles, et lorsqu’elle avait communié, elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à sa Majesté. Il lui semblait qu’il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché à son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son Tout. Elle cherche et ne trouve pas. La foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de l’y aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait, et lorsqu’elle était en liberté, elle adorait sa divine retraite et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelques fois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.

D’autres fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon ce qu’il plaira à sa Majesté”.

Le Père l’exhorte à s’abandonner à la conduite de Dieu, car ces peines lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée, et de laquelle elle est encore bien éloignée.

De cette expérience sortira le chapitre du Véritable Esprit : “De la sainte communion en général”. De plus, nous verrons que Mère Mectilde entrera un jour dans ce centre de son âme qui lui est actuellement fermé, et... qu’elle n’en pourra plus sortir !

Enfin elle lui fait part de l'  « état » d’épreuve où elle se trouve en ce moment : « Il semble qu’elle aura une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de la sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement ; savoir : langueur, ténèbres et captivité ».

Sur quoi le bon Père conclut : « Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme... » 17


La deuxième série de propositions est aussi datée de juillet 1643. Le Père modère l’impétuosité de Mère Mectilde et l’exhorte à la discrétion, c’est le maître mot de cette série. (Nous la résumons à regret).

Mère Mectilde : « Mon attrait particulier est un entier abandon de tout moi-même à Dieu et un parfait anéantissement, en un mot, je voudrais être abîmée en Dieu ». 18

Le Père : « Cet attrait serait fort saint, mais il le faudrait ménager discrètement... »

Mectilde : « Est-il bon de se laisser entièrement à l’amoureuse Providence de Dieu et en cet abandon ne prendre pas grand soin des choses temporelles, ni même de ce que l’on deviendra, mais se satisfaire de cette pensée : Je suis toute à Dieu ? (Ego Dei sum) ».

Le Père : « Il faut user de discrétion : il faut que le spirituel soit très indifférent à tous états, mais ainsi que le disait saint Ignace, il doit travailler comme s’il n’était point attaché à la Providence, et en même temps néanmoins il doit tout espérer de Dieu comme si son travail n’était qu’une chose adjointe ».

Mectilde : « En l’oraison faut-il forcer son entendement ?...»

Le Père : « Il ne faut point forcer son entendement, mais il le faut conduire doucement »... Mectilde : « J’ai un désir ardent de solitude et de me retirer de tant d’occupations... »

Le Père : « Il faut tendre à la solitude discrètement... Rester dans l’obéissance... »

Ce désir de solitude sera pour Mère Mectilde une vraie tentation qui la poursuivra longtemps.

Bref, il semble que Mère Mectilde ait trouvé le directeur qu’il lui fallait et qu’on pourrait beaucoup nuancer le portrait traditionnel de ce bon Père grâce à ces sages conseils.

Le troisième écrit est un vrai petit traité où le Père confirme les attraits de Mère Mectilde. Essayons de les résumer en quelques mots.

— Désir de vie solitaire et séparée des créatures. Retraite, secret, silence.

— Attrait et disposition pour l’oraison. C’est l’anticipation du ciel : contempler et aimer.

— Dévotion au Saint-Sacrement où Jésus est « caché » et appel à honorer « par état » cette vie cachée.

— Pour entrer en communication de l’Esprit de Jésus et dans les opérations de sa vie divine, il faut entrer dans ses états d’anéantissement et d’abjection. Imiter Jésus serviteur et humilié, participer à tous ses « états ». (Ceci ne saurait être trop souligné. Chaque mot porte).

— Bien avare à qui Dieu ne suffit. 19 Dans la pauvreté suprême de toute créature, vous vous trouverez riche par la pure jouissance du Dieu de votre amour. C’est un repos et joie inconcevables.

— Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. Bienheureuse l’âme qui n’a point d’autre désir que d’aimer du pur amour, la faim que vous sentez est une grâce qui n’est donnée qu’à peu... Elle ira toujours croissant... à mesure que vous vous purifierez.

— Par tout cela, vous acquerrez la paix de l’âme et reposerez en Dieu. Je vous annonce beaucoup de combats et de tentations pour parvenir à la possession du Pur Amour.

— Ayez une dévotion particulière à Marie (et là nous trouvons un tableau raccourci du mystère de Marie qui annonce ce qu’en dira Mère Mectilde dans ses conférences).

— La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup, ne pas négliger de s’instruire.

— Dévotion à l’Âme de Jésus : entrer dans ce ciel intérieur vous merveilles d’amour ».

On peut dire que Mère Mectilde a bien profité de tout cela. Par ailleurs, le Père Chrysostôme a une très haute estime de sa dirigée. « Il a dit souvent qu’il trouvait plus de spiritualité dans le petit réduit de Saint Maur que dans toute la grande ville de Paris, et que, tout théologien qu’il était, la Mère Mectilde du Saint — Sacrement lui avait appris des secrets qu’il ne trouvait point dans les livres » (Giry, p. 11).

« Un ami de Bernières écrit de son côté : “Je n’ai point encore pu voir les religieuses dont notre bon Père Jean Chrysostôme fait un grandissime état, particulièrement de la Mère Mectilde du Saint Sacrement : il dit qu’elle va comme un géant dans les grandes voies de l’amour, et qu’elle est fortement fondée en pure vertu”. Une religieuse qui a demeuré avec elle à Saint Maur nous assure qu’elle était toujours en prières, autant qu’elle pouvait, et que lorsqu’elle en sortait, son visage paraissait extraordinairement animé de l’amour de Dieu, dans une ardeur à mettre tout le monde en ferveur » (P 101, p. 151).

« Monsieur Boudon [14], archidiacre d’Évreux, fit bientôt connaissance avec la Mère Mectilde lorsqu’elles furent arrivées à Saint Maur, de laquelle il écrivit ainsi à une Supérieure : “J’ai eu la grâce de voir la Mère Mectilde pour avoir avec elle une conversation du Royaume du ciel, d’où nous primes occasion de nous écrire mutuellement... Les paroles de cette servante de Dieu étaient un or purifié au feu...". Dans une autre lettre qu’il écrivit à une autre Supérieure, il parle ainsi : “J’ai eu la grâce de voir à Saint Maur pour la première fois la Mère Mectilde, car j’estime cela comme une véritable grâce. Je puis assurer que je l’ai trouvée tellement remplie de Dieu que j’en sens en moi-même les effets. Elle me causa une véritable joie céleste... ce que la présence de cette pieuse fille a opéré en moi est inexprimable” (ibid. p. 50).

BERNIÈRES

Voyons maintenant la correspondance avec Ber — fières et Roquelay. Dès Montmartre, Mère Mectilde nous apprend qu’elle souffrait par soumission à la divine justice. Elle va être de plus en plus aux prises avec cet attribut divin. N’oublions pas qu’elle la définit : “La miséricordieuse justice qui n’est autre que son amour”. L’amour qui purifie.

Le 15 mai 1644, elle écrit à Jourdaine de Bernières 15 : “Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix ; mais notamment des intérieures, lesquelles met-tent quelquefois dans quelque sorte d’agonie ; dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères :” Iustus es Domine ». Oh ! que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement, lequel je trouve (nonobstant ses violences) tout plein de miséricorde. « Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez pour moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté de lui faire hommage ». « Adorez cette divine justice » (2524).

Le 7 juillet : « Je suis toute à sa puissance, attendant avec paix et repos les effets de son adorable justice » (75 b).

Et le 13 août 1644 ce texte étonnant à Bernières : « Ne pouvant me persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser les yeux pour regarder la plus impure des créatures et le plus sale néant qui ne fut jamais sur terre... Si elle me mandait que la très sainte et très aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers, je n’aurais nulle difficulté de porter croyance à une telle sentence. Car en esprit j’y suis en quelque manière abîmée, ne voyant aucune place qui me soit convenable que le plus affreux de ces cachots que je porte par hommage à la divine, très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu, que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde. Si j’osais je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre, parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour-propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher frère, voilà tout ce que je puis dire dans l’état présent » (2276).

Tout est œuvre de l’amour, il n’y a pas d’antinomie. Mais sur ses vieux jours, on entendra un autre son de cloche : « Il est juste, Il est vrai, mais penchez plutôt du côté de sa bonté que de celui de sa justice » (Entretien sur l’abandon, 2436). La miséricorde deviendra première, nous le verrons.

Ainsi Mère Mectilde est prise entre le sens très aigu de son néant, de son péché, et l’impétueux désir d’être toute à Dieu.

Le 18 août 1644, elle écrit à Bernières : « Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d ’être à lui sans aucune réserve » (572).

RETRAITE

Le 30 septembre 1644, Mère Mectilde écrit au Père Chrysostôme :

« Mon très Révérend Père, l’obéissance m’a donné dix jours de temps pour entrer en retraite, commençant dès la veille de saint Denys. Je vous supplie, mon très cher Père, de me dire votre pensée et votre sentiment sur cette retraite, à quoi je dois occuper mon esprit et quels doivent être les sujets de mes méditations ; je vous supplie aussi de prier notre bon Seigneur pour moi et de m’appliquer votre sainte bénédiction pour commencer cette œuvre que je désire faire à la plus grande gloire de Dieu. Je vous supplie que je sache de vos nouvelles avant ce temps, si je ne puis avoir la consolation de vous voir. En ce temps je vous écrirai très particulièrement ; recommandez-moi, je vous prie, aux saintes prières du bon frère Jean Baptiste et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Vous savez mes besoins et connaissez mes misères ; je me repose sur votre charité, espérant qu’elle continuera ses effets puisque Notre Seigneur en sera glorifié et que mon âme en pourra être convertie, selon SES désirs. Notre Très Révérende Mère et toutes mes Sœurs vous présentent leur humble recommandation. Je suis en Notre Seigneur, toute vôtre... » (2135).

Le Père lui répond :

« Notre très chère Mère, Jésus soit votre lumière et votre conduite !

Dans votre retraite, tendez à l’amour divin, car vous y avez disposition particulière. Prenez pour vos sujets d’oraison ceux auxquels la grâce vous inclinera intérieurement, auxquels vous pourrez joindre l’amour de Dieu qui vous parait en l’Incarnation, en la sainte Eucharistie et au crucifiement. Voyez aussi si vous vous porterez aux méditations de l’Être divin, de l’immensité, bonté, sainteté, infinité et toute-puissance. Ne lisez que des sujets d’amour divin.

Je soumets tous ces avis à votre Révérende Mère Supérieure à laquelle je présente mes humbles recommandations, et aussi à nos Mères de la Résurrection, Dorothée et Angélique (moniales de Rambervillers).

Je vous renvoie les papiers de la Mère Benoîte et ma réponse. Je tâcherai de vous voir au plus tôt, dans la fin de vos exercices, je prierai chaque jour pour vous, je vous supplie de faire le même, car à présent j’en ai grand besoin. Écrivez chaque jour ce que vous aurez fait et ensuite je vous en dirai mon sentiment. Bon courage, Dieu est avec vous » (312).

Dans une lettre écrite à Bernières le 25 de l’an 1645, nous voyons que Mère Mectilde continue son chemin vers le Rien-Tout : c’est le Mystère pascal.

« Le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu. Cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs... la mort, l’anéantissement est mon affection... La vue de ma misère est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi — même » (1304).

LE PROJET D’ERMITAGE

« Au commencement de l’année 1645, la Mère Bernardine avec la Mère Mectilde furent obligée de retourner à Rambervillers. Cinq mois après, elles retournèrent à Saint Maur où elles trouvèrent M. de Bernières qui leur découvrit le dessein qu’il avait de se retirer en une solitude. Elles louèrent son dessein et lui avouèrent qu’il y avait longtemps qu’elles pensaient à faire la même chose, et depuis ce temps, leurs entretiens ne roulèrent que sur cette matière. La Mère Mectilde écrivit deux lettres à M. de Bernières à Paris, dans lesquelles elle lui représente au vif les grands désirs qu’elles avaient pour la solitude. Elle lui fit aussi savoir qu’elles sont déjà au nombre de cinq qui avaient ce dessein, qu’elles le prient de prendre cette affaire en mains, et d’avertir en même temps le Père Chrysostôme pour en savoir son sentiment là-dessus » (N 250, p. 53).

Le 30 juin Mère Mectilde écrit à Bernières : « (Je) vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous faire observer, nos désirs sont extrêmes... Et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est le chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement... Il faut être pauvre de toutes sortes pour l’amour de celui qui nous appelle dans sa voie » (1386).

Elle conclut une de ses lettres : « Les cinq hermitesses vous saluent ! » Et Bernières écrit à un ami, à Caen, le 4 juillet 1645 : « Monsieur... Au reste j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et pour vivre dans l’éloignement du monde et dans la pauvreté et abjection, inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, et connues de Dieu seul. Il y a longtemps que Notre-Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les servir au-dehors et de favoriser leur solitude, puisque Notre-Seigneur nous a donné l’attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans aucun dessein de se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes qui s’immoleraient à Dieu les unes après les autres.

Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir sera de mourir dans la misère, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous. Cherchez donc un lieu propre pour ce sujet où elles puissent demeurer closes et couvertes, avec un petit jardin, dans un lieu sain et auprès de pauvres gens, car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus... Ces personnes sont fortes en nature et en grâce. Faites donc ce dont je vous prie pour ce sujet, et surtout gardez le silence, sans en parler à personne du monde » (P 101, p. 200).

Le 12 juillet il écrit encore à ses amis de Caen : « Cherchez tous ensemble par-delà une maison qui soit propre à nos ermites, leur dessein est approuvé... La Mère Mectilde est une âme toute de grâce... »

Le 4 juillet Mère Mectilde avait écrit de son côté parlant encore de son projet : « La résolution est toujours ardente ». Et le Père Chrysostôme lui répondait : « Un peu de patience pour votre ermitage, entrez maintenant dans la pure solitude du cœur ».

Mais Bernières est ruiné (il devait fournir ledit ermitage), ce qui renverse le projet. Le désir ardent de solitude n’est donc pas réalisé. Détachement, suivi d’un bond en avant, ce que nous vérifierons plusieurs fois dans la suite.

L’œuvre de Dieu avance dans son âme :

Le 10 février 1646, elle écrit à Bernières : « Notre-Seigneur m’a fait beaucoup de miséricordes (qui me plongent dans le) silence... La puissante et très adorable main de mon Dieu me touche et m’attire efficacement... Il me semble que je commence à vivre depuis que mon Dieu règne plus absolument en moi » (794).

Le 26 mars 1646 le Père Chrysostôme meurt. Grande désolation et grand détachement. Elle assiste en esprit à son agonie et en reçoit de grandes grâces. Elle y fait allusion dans une lettre du 12 mai 1646 : « Depuis l’instant de sa mort, il m’a fait changer de disposition... Il me semblait que Jésus-Christ me remplissait (de son Esprit). Je me trouve changée, mais non au point que j’espère l’être... Je me trouve plus forte et plus abandonnée » (758).

Boudon raconte de son côté dans la « Vie » du Père Chrysostome « L’homme intérieur » p. 319 : « L’homme de Dieu, par les mouvements de sa grâce et d’une sainte confiance en la bonté de son Dieu, avait promis à une personne avec laquelle l’esprit de son aimable Maître l’avait uni très saintement, qu’avant trois jours après son décès, il la viendrait entretenir du Royaume de Dieu à l’imitation de son divin Sauveur dont il est rapporté dans les Actes des Apôtres qu’il leur apparut après son humiliante mort et sa glorieuse résurrection, leur parlant beaucoup du Règne de Dieu. La personne avec qui il avait fait cette promesse fut persuadée qu’elle fut accomplie par Notre Seigneur même qui lui dit dans l’intérieur de l’âme que son bon serviteur lui avait été tellement uni qu’il était comme un autre lui-même, et qu’ainsi il voulait qu’elle sût qu’il lui paraissait en sa personne sacrée, et que c’est ainsi qu’il s’acquittait de ce qu’il lui avait promis ».

D’après l’abbé Berrant (p. 54), voici le récit de cette grâce, récit que lui a fourni le Père Guilloré 16 :

« L’emploi de la Mère Mectilde à Saint Maur était de pourvoir aux nécessités journalières de la communauté. Le dimanche de la Quasimodo, étant à la cuisine occupée dans les fonctions de ce même emploi, mais bien plus du désir qu’elle avait de participer à l’esprit de son bienheureux Père (Chrysostôme), ayant éprouvé depuis sa mort, en plusieurs occasions que je serais trop longue à rapporter, des secours qui ne lui laissaient aucun doute de sa béatitude, il lui sembla que Notre Seigneur dans ce moment la remplissait du Sien propre. (Notons l’humour du Seigneur : tu veux l’esprit de ton Père Chrysostôme ? Je te donne le mien !). Ce qui produisit dans son âme d’admirables effets. Elle se trouva changée de dispositions intérieures, étant plus courageuse, plus abandonnée et toujours plus fortifiée pour aller à Dieu dans la pureté de ses voies et de son Esprit. Elle fut encore pénétrée d’une lumière qui lui fit connaître, même sensiblement, la manière dont Dieu remplit le monde par son immensité, et que toutes choses sont abîmées en lui comme en leur centre ; il lui donna l’intelligence du droit qu’il s’était acquis par sa mort sur toutes les créatures animées et inanimées, et cette impression fut si forte qu’elle resta plusieurs mois gravée dans son âme qui ne voyait que Dieu en tout. Si elle agissait et parlait, c’était sans autre réflexion que sur cette plénitude de Dieu et ce domaine de Jésus-Christ, et tout ce qu’elle touchait semblait perdre son être naturel, tant elle le voyait investi de celui de Dieu ».

Après la mort du Père Chrysostôme le manuscrit P 108 bis, p. 43, nous apprend que : « Ne pouvant pas ensuite, tout éclairée qu’elle était, se conduire autrement que par l’obéissance, elle se mit sous la direction de la Mère de Saint Jean l’Evangéliste1, religieuse de Montmartre d’un très grand mérite, qui était Supérieure d’une petite Communauté au Faubourg de la Ville-l’Évêque. Cette nouvelle directrice lui interdit absolument toutes les pénitences que le Père Chrysostôme lui avait ordonnées ». Elle quitte sa ceinture de fer. (L’abbé Berrant situe ce fait en juin 1646, p. 56) : « Que si elle n’était si crucifiée de corps sous la Mère de Saint Jean, elle le fut beaucoup plus du côté de l’esprit, car ce fut alors qu’elle entra par ses avis dans le creuset purifiant où il faut se tenir pour arriver à l’indépendance de toutes les créatures et au Pur Amour de l’Être incréé, et pour mettre sa félicité dans un parfait dénuement de tout soi-même. Sur quoi elle disait souvent qu’elle sentait à toute heure la main du divin Amour qui se faisait justice en elle et qui y détruisait, par la voie d’un crucifiement douloureux, jusqu’au moindre reste de son amour-propre ».

Cette Mère de Saint Jean n’est autre que Charlotte Le Sergent [18]. Brémond en fait l’éloge dans l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France (Tome II, pp. 467 à 484), où il renvoie à l"'Abrégé » de sa vie par la Mère de Blémur 18 (pp. 481-483). Il parle de ses relations avec Mère Mectilde.

« De toutes les élèves de Charlotte Le Sergent, c’est Catherine de Bar qui lui fut la plus chère et qu’elle a le mieux façonnée à sa propre image. Elle avait connu d’avance la vocation particulière de cette future “victime” dont nous admirerons plus tard le génie et l’apostolat ».

« Étant en oraison ce matin, lui écrivait-elle, je vous ai vue entre les bras de Jésus-Christ, comme une hostie qu’il offrait à son Père pour lui-même et d’une manière où votre âme n’agissait point, mais elle souffrait en simplicité ce que l’on opérait en elle... Vous n’avez rien à craindre, le je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr de votre voie... Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout » (Abrégé p. 116-118).

« J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière devant laquelle la vôtre a disparu, et je voyais en cette région lumineuse un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout » (Abrégé p. 127).

Au mois de juillet, Mère Bernardine s’en va à Rambervillers et demande à Mère Mectilde de la remplacer à la tête de la petite communauté. À cette idée, Mère Mectilde a une réaction si violente que les Sœurs en sont effrayées. Elle a fait vœu de ne vouloir que la volonté de Dieu, mais il lui faut trois jours de combat pour retrouver la paix avec l"'indifférence ». « Je ne pouvais plus avoir de volonté que pour l’anéantir en la Sienne ». Elle progresse dans le détachement et l’abnégation, mais ce n’est pas fini.

CAEN

6 novembre 1646. Autre coup de massue : on la demande comme supérieure à Caen. Mère Mectilde résiste tant qu’elle peut. Elle écrit à Bernières : « La lecture des vôtres m’a surprise et je vais vous dire tout simplement ce que j’en pense. Premièrement : je doute aussi bien que vous si l’ordre de Dieu m’appelle en cette maison. Secondement : je n’ai ni grâce ni capacité pour être supérieure. Troisièmement : je crains de perdre l’esprit d’oraison qui semble prendre quelque petit accroissement, celui de pénitence, de la sainte pauvreté et abjection que notre bienheureux Père nous a si saintement imprimée en nos esprits. Quatrièmement : notre Communauté n’y consentira jamais. Il faut un coup de la toute-puissante main de Dieu pour me tirer d’avec elles : vous savez l’amitié que nos Sœurs ont pour nous.

Je sais bien quelle est cette maison, il y a longtemps que l’on m’en a parlé. Mais comme j’ai une très grande répugnance à la supériorité, et que d’ailleurs je suis liée à une Communauté de laquelle je ne sortirai jamais par moi-même, je me laisse et m’abandonne à Dieu sans réserve pour être et faire tout ce qui Lui plaira au temps et à l’éternité. Et si d’aventure vous voyez jour pour faire cette affaire, pour l’amour de Dieu, avant que de vous conclure demandez bien son saint Esprit pour connaître la divine volonté. Je m’en repose entièrement sur votre charité ; vous connaissez mes petites dispositions, et Notre Seigneur nous ayant liés par les chaînes de son divin Amour, portez-moi toujours à ce qui est plus purement sa gloire. Je porte un certain état d’insensibilité à toutes choses pour me rendre à Dieu seul, et si vous y remarquez son bon plaisir, je m’y sacrifierai de très bon cœur, car je ne veux plus vivre que pour Jésus — Christ.

Pour moi, je pense que dès aussitôt que l’on nous aura vue, que cette bonne dame désistera de ses poursuites. Vous savez, mon très cher frère, que je ne suis qu’une pauvre idiote et incapable de quoi que ce soit.

Voilà ce que j’avais à vous dire sur cette affaire. Ne serait-ce point cette croix que notre bon frère Jean nous a annoncée de la part de Dieu ? Car elle est de supériorité. Bon Dieu ! N’y a-t-il point moyen de souffrir sans être supérieure ! Recommandez le tout à Dieu autant qu’il vous sera possible. C’est l’affaire de sa gloire, il la faut conduire discrètement et purement pour Lui seul. J’ai une grande joie de la voir entre vos mains. J’ai de la peine à quitter mon état pauvre et abject pour posséder plus de commodités, et, en apparence, plus d’éclat. Mon cœur se pourra résoudre à faire le voyage, mais non à accepter la supériorité. Je ne pense pas que cela soit, ou bien Dieu me donnera d’autres grâces.

À Dieu, mon très cher frère ; voyez avec quelle simplicité je vous écris. Vous voulez bien, car vous êtes un bon frère et celui qui m’est donné de Dieu par la bouche de notre bienheureux père. Je suis en son amour... (775).

« J’aime mille fois mieux un petit coin dans mon état d’abjection que toutes les abbayes de France » (1287). Mais au milieu de mille orages : « de quelque côté que le navire tourne, l’âme envisage toujours son Dieu, mais d’un regard simplement amoureux qui la fait perdre et abîmer dans le sein de la divinité... Qu’il fait bon être tout à Dieu, que l’âme s’anéantisse pour laisser régner Jésus-Christ en elle, de son règne de puissance et d’amour ». Elle a un désir ardent que Jésus soit tout. « Je n’ai pu avoir d’autre désir depuis qu’il m’a fait connaître que la créature n’a rien à faire en ce monde que de s’anéantir pour laisser vivre en elle Jésus-Christ » (17 novembre 1646), (1714). Voici un mot-clé de tout son cheminement.

Le 16 février 1647 encore un écho de la lutte : « Les créatures me pourchassent. Je ne suis point morte, mais toute vivante à moi-même dans la recherche de mon repos. O. Sainte Solitude !... Je n’irai pas à Caen ! » (Elle a eu un accident de santé : palpitations ?).

Mais le 26 février elle rend les armes : silence et éloignement de toutes choses. Captivité à l’ordre de Dieu. Abandon par adhérence amoureuse à son divin plaisir. La santé va mieux. Lorraine, Saint Maur, Caen... (des trois côtés la même croix l’attend). « Que je ne fasse rien de ma volonté... il faut être anéanti et mourir à tout » (2962).

Le 11 mai 1647, elle annonce : « Notre bonne Mère remet tout à mon choix ». Et elle se tourne vers Bernières : « Choisissez pour moi ce qui est le plus de Dieu ». Elle a horreur de la supériorité qui l’attend de tous côtés, mais elle est prête à tout. Le 25 mai : « J’ai reçu mes obédiences », elle va partir à Caen.

Dès son arrivée, qui n’est pas saluée avec enthousiasme, Mère Mectilde demande au Seigneur de lui inspirer quelle conduite adopter. Il lui répond : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». Et c’est ainsi qu’elle gagne le cœur de cette communauté. Le 25 juin 1647, elle a un grand dégoût de sa charge, mais elle est dans la paix au milieu des contrariétés. En août elle fait une retraite et écrit à Bernières :

« Puisque je n’apprends point de vos nouvelles, je vous en donnerai des nôtres, et vous dirai que j’ai fait quatre ou cinq jours de retraite avec tant de consolations, que je reprenais vie et rajeunissais à vue d’œil. II me semblait que j’étais dans mon centre, me voyant séparée des créatures, et seule avec le divin objet de notre amour. Je vous confesse que mon âme y prit grand plaisir ; mais d’autant que l’ordre de Dieu ne la veut point dans cette jouissance, on l’a fait passer avant que de sortir de retraite dans un nouveau sacrifice au bon plaisir de Jésus. J’ai vu comme le divin plaisir me devait être toute chose, et à même temps mon cœur plein d’amour et de respect pour Lui. Il rendait les hommages les plus intimes que la grâce lui fournissait, et à même temps abîmait le désir de perfection et de jouissance.

Mon âme disait à son Seigneur : « Mon Dieu, il me semblait du passé que vous me faisiez l’honneur de m’attirer à la contemplation de vos divines grandeurs et dans une sorte d’amour qui semblait me devoir consommer. Et à présent vous retirez votre abondance pour me lier à votre divin plaisir et pour le respect duquel vous me faites faire ce que naturellement je répugnais. Mais c’en est fait : je suis toute à vous et toute sacrifiée à votre adorable plaisir. Je suis pour votre amour la servante de vos servantes. Que si en nettoyant les robes de vos épouses, la mienne en est poudreuse, je me confie et m’abandonne à votre bonté. Mes intérêts, ma perfection et mon salut est entre vos mains, et je proteste que je ne suis plus qu’une victime de votre bon plaisir.

O Plaisir divin que vous êtes précieux aux yeux de mon âme ! Que votre amour fasse ma consommation puisque Jésus-Christ le désire.

Au reste, mon bon, mon très cher et très intime frère, je ne doute plus de la volonté de Dieu sur notre demeure ici. J’ai connu assez manifestement que tel était son ordre, et les effets de ses miséricordes me confirment tous les jours. Durant les jours de ma retraite, il a touché jusqu’au fond un de nos esprits qui s’est venu jeter entre nos bras pour avoir quelque assistance. Votre, etc. » (2529). C’était la plus rebelle. Le 12 décembre 1647 elle écrit : « qu’il me donne la force et le courage pour me bien surmonter et être toute à tous » (1177). Mère Mectilde se donne tout entière à sa tâche, elle y réussit, et le Seigneur la comble de grâces (10 septembre 1648) : « Depuis notre petite retraite, il me semble que je suis toute renouvelée... Je reçois des forces tout autres que du passé ; mon esprit est plus libre, plus dégagé et moins sensible qu’il n’était... au reste, je ne sais ce que je fais ni ce que je suis, il faut mourir dans le pur abandon à la sainte Providence » (1268).

On sait combien fut bénéfique pour cette Communauté son séjour à Caen. Nous en avons quelque écho dans le témoignage d’une de ses religieuses, qui n’était pas des plus faciles, et que Mère Mectilde parvint à dompter. Ainsi nous le rapporte le P 101 : « Un jour, elle crut que j’avais besoin de prendre quelque chose de plus que la Communauté à la collation, à cause que j’étais indisposée. Comme je suis d’une humeur prompte, je lui résistai ; elle me fit venir au milieu du réfectoire pour me faire manger ce qu’elle m’avait fait servir, je ne le voulus point ; elle me menaça de la discipline, je n’en fis point d’état. Le soir elle vint voir nos Sœurs qui coulaient la lessive (car elle avait grand soin de celles qui étaient dans le travail). Je descendis pour voir nos Sœurs, et lorsque je l’aperçus, je m’enfuis et barrais la porte de la chambre où je couchais. Le lendemain étant allée à la cuisine, pour quelque chose de mon emploi, j’y rencontrais deux de nos Mères qui me parlèrent sur ma résistance et me conjurèrent de ne point demeurer dans ma mauvaise disposition ; mais tout ce qu’elles me dirent m’endurcit encore plus et je leur parlai même avec mépris et murmure de notre digne Mère. La lecture pour le travail sonna, et je m’y en allais : je ne sais ce qu’elle y dit, mais sa présence me changea tout d’un coup, en sorte que de moi-même je m’accusai de ma rébellion et de toutes les fautes que j’avais faites dont elle me parut touchée en m’en imposant pénitence. Les deux Mères, à qui j’avais déchargé mon cœur, s’entreregardaient l’une l’autre, car elles me croyaient endurcie ; ce fut Dieu qui me toucha par la présence de notre digne Mère. Cela m’est arrivé bien des fois.

Nous nous assemblions à ses pieds pendant les récréations, où elle nous parlait de Dieu. Les jours où nous communiions, elle prenait du temps avant la sainte messe pour faire une conférence sur la fête ou sur l’Évangile pour nous entretenir pendant l’Action de grâces. Quelquefois elle nous disait que le bon Dieu ne lui avait rien donné pour nous dire.

Un soir qu’elle était fort occupée, elle m’envoya pour elle au parloir à M. de Roquelay, ami de M. de Bernières, en attendant qu’elle pût s’y rendre. Je ne sais ce que ce bon prêtre me dit, mais je lui répondis sans façon. Le lendemain, le bon Dieu me donna la pensée de demander à notre digne Mère mes intentions pour la communion, car elle ne nous avait rien dit ce jour-là. Elle se mit à me chapitrer et à me dire que je trompais les créatures et me priva de la sainte communion. Je puis assurer que je fus aussi satisfaite de cette mortification que si j’avais communié. Elle me disait souvent que l’affection qu’elle avait pour moi ne lui permettait pas de me rien pardonner. J’avais de mon côté tant de respect pour elle que, quoiqu’elle fut bien aimable, je tremblais néanmoins quand elle tenait chapitre et quelle prenait son sérieux.

Les personnes qui l’avaient le plus désobligée étaient celles pour qui elle passait les nuits et qu’elle assistait davantage dans les maladies, les servant dans les choses les plus basses et les comblant de marques de bonté et d’affection.

Un jour que l’on avait assemblé le chapitre pour proposer une affaire sur laquelle j’étais fort opposée, je me laissai emporter avec quelques autres et je n’y voulus point consentir ; je parlais fort mal à propos ; mais comme j’aimais notre digne Mère, je fus touchée de ma faute et lui en demandai pardon. Elle refusa de m’écouter plusieurs fois que je me jetais à ses pieds pour lui demander pardon, la guettant partout où elle allait. Le vendredi suivant, elle tint chapitre et quand je vins à dire mes coulpes, elle m’ordonna de prendre sur l’heure la discipline pour les emportements que j’avais faits et me fit demander pardon à chacune en particulier au chapitre, et puis le finit. À la sortie, plusieurs me plaignaient de la pénitence que j’avais faite pour elles et pour moi ; mais j’y avais reçu tant de grâces que je 1'attribue aux prières que notre digne Mère fit pour moi. Après cette mortification, elle m’envoya quérir pour savoir ma disposition. Je la lui dis simplement et quoiqu’on voulut me porter à la désapprouver auprès de Monsieur l’Abbé de Barbery, je ne le fis pas et je lui dis au contraire qu’elle avait eu raison d’agir de la sorte : Je lui disais à elle-même les peines que j’avais contre elle sur ce que je voyais qu’elle souffrait à d’autres des choses pour lesquelles elle me mortifiait : elle me répondait que mes fautes lui étaient sensibles.

Lorsqu’il arrivait que j’avais quelque peine qui me portait à me priver de la sainte communion, je lui allais dire ce que j’avais fait et lorsqu’elle jugeait que je ne devais pas me confesser, elle me donnait pénitence et j’étais en repos, sans plus réfléchir sur ma peine. Que si au contraire elle me disait de me confesser, je le faisais sans réflexions, et souvent ma peine était levée tant elle avait de grâces pour mettre les consciences en repos.

J’avais souvent l’avantage d’être auprès d’elle pour lui aider à faire des ouvrages, ce qui me procurait bien des instructions pour ma conduite. Nous avions une telle confiance en elle que nous ne nous rebutions jamais quoiqu’elle eût bien de la fermeté dans ce qu’elle jugeait être pour notre perfection et que son extérieur fût majestueux, ce qui la faisait craindre et respecter » (P 101, p. 278).

Voici donc, en passant, un petit portrait de Mère Mectilde réformatrice.

RELATIONS SPIRITUELLES AVEC BERNIÈRES

Tout au long de cette correspondance, on pourrait souligner aussi un autre cheminement : son attachement-détachement pour Bernières, les « bonnes âmes » et les serviteurs de Dieu. Elle est amenée progressivement au silence sur son intérieur. Il faut noter aussi que, passant par des épreuves non communes, elle avait bien besoin de secours. De plus, il y a beaucoup d’affinité entre son attrait personnel et la voie de Bernières. Ils ont tous deux le même Père spirituel et en sont marqués, chacun selon sa grâce propre.

Dès novembre 1643, Mère Mectilde et Bernières échangent une sorte de « carte du Tendre » nommée « terre d’anéantissement » où ils décrivent leurs fermes de « pauvreté », de « délaissement ou abandon », reliées à la ferme de « mépris ». La quatrième ferme est « douleur ». Divertissement dans le goût du temps, mais typique.

La litanie : abjection, abandon, mépris, pauvreté, privation (779) reviendra souvent, sinon à toutes les pages. Par exemple dans cette lettre du 1er décembre où elle ajoute en substance : « C’est l’Avent, je n’écris plus, mais vous, écrivez-moi ». Le même mois, une lettre à Roquelay réclame lettres et visites.

En mars, elle parle à Bernières de ses écrits, demandant qu’on ne les montre à personne « car de plus de mille personnes vous n’en trouverez pas une de ma voie ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un petit échantillon dans cet écrit » (2546). Bernières est donc peut-être le seul entre mille à pouvoir la comprendre.

Il y avait d’ailleurs un continuel échange d’écrits et de « dispositions » dans ce petit groupe : Mère Benoîte, le Père Chrysostôme, le Père de Gondran [19], Mère Mectilde, la « bonne âme » [20] la chère S... (cf. la lettre à Roquelay du 10 décembre 1644), (25). Sans parler de la Mère de Saint Jean.

Mère Mectilde attend beaucoup de Bernières : le 18 août 1644 : « Il me veut convertir par votre moyen... puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés et procurés que je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée... » (P 101, p. 176), (572).

Et voilà qu’on lui reproche ses lettres trop fréquentes !

21 octobre 1644 : « J’ai trouvé long votre silence... M. de Barbery m’écrit que j’étais trop prolixe en mes lettres, notamment en celles que je vous écrivais (je ne sais où il les avait vues !) et qu’en cela j’agissais contre la grâce. Ceci arrêta un peu ma plume jusqu’à ce que j’en serai assurée d’ailleurs... Vous me dites que je suis devenue muette... Que j’aime ce dénuement, mais que j’en suis éloignée ! » (61).

Sa plume ne s’arrête qu’à moitié. Mais le 3 janvier elle dit : « Écrivez-moi... si vous y êtes poussé par le Saint Esprit ». Le 29 janvier, nous entendons encore la double note : « Abandon, perte, anéantissement », mais « ne m’oubliez pas, écrivez-moi ».

En juin, c’est le projet d’ermitage dont nous avons déjà parlé. Le bon Père Chrysostôme tombe malade, Bernières devient « l’ange » de Mère Mectilde (753).

Le 25 septembre : « Je vous désire la perfection des trois degrés de la sainte pauvreté de toutes créatures, le mépris véritable, actif et passif de toutes créatures, et la souffrance sans consolation d’aucune créature ». Ces trois souhaits sont une citation du Père Chrysostôme (cf. H. Boudon « L’homme intérieur », p. 411), ce qui n’empêche pas son désir de communiquer avec Bernières (il n’est donc pas une « créature » ?).

5 novembre 1645 : elle est mortifiée d’être privée de son entretien : « Tâchez de revenir pour me dire ce que la grâce vous a donné » (1728). Le 7 novembre (sa plume ne chôme pas) elle dit à Roquelay son bonheur d’avoir lu les écrits de Bernières, et le 11, elle écrit à Bernières : « C’est donc aujourd’hui que j’entre dans la privation de votre chère présence... Je ne puis vous dire les bons effets que vos écrits font en moi... Que vous êtes heureux, mon très cher frère, d’être hors des créatures et de vous-même ! ... Dieu est Dieu... Je vous supplie, envoyez-moi la suite de votre disposition présente... (elle lui fait des adieux très touchants) : À Dieu, le cher amant de mon Dieu !...» (P 101, p. 205) (et surtout, ne m’abandonnez pas !), (185).

Le 15, encore une lettre à Bernières (que dirait l’Abbé de Barbery ?), tout enflammée du désir d’être blessée d’amour. « J’ai plus de passion que jamais de me retirer en solitude pour me délaisser toute à Jésus... vivre sans l’aimer, c’est mourir » (428).

Une autre lettre de 1645 nous apprend que le cher Ange est en solitude avec le bon Père. Elle est en « privation » et exprime son désir de rencontre et d’échange sur « les petits sentiments que la miséricorde de Dieu me donne de tendre à la pureté de son saint amour... il y a un je ne sais quoi qui m’arrête encore en ce passage, et je crois que la divine justice n’est point encore satisfaite... qu’elle détruise en moi tout ce qui empêche l’établissement de son règne et la pureté des saintes unions » (1721).

On voit que la Justice continue son œuvre de purification et ce n’est pas fini.

Le 16 février, Bernières est malade, le Père aussi. Elle sacrifie les deux âmes incomparables « les deux plus rares trésors du cabinet 20 de mon affection ». Encore un échange de billets de « dispositions » entre les trois ou les quatre (Bernières, Roquelay, le Père et Mère Mectilde). « C’est un de mes plus singuliers plaisirs que de savoir une âme qui par la douce violence du divin amour souffre le total anéantissement d’elle-même » (52).

À la mort du Père Chrysostôme, Bernières devient son père et son frère (1061) : « Soyez en ce monde ce qu’il m’était » (130).

Et le 5 octobre 1646 : « Comment vous portez-vous vous trois ? Votre silence est bien grand... vous commencez d’abandonner votre pauvre Sœur ».

Le 18 janvier 1647, elle aspire à « Votre saint entretien que je désire autant qu’il m’est possible sans me retirer de la soumission que je dois avoir à toute privation » (630).

Le 15 juin 1647, elle est Supérieure à Caen : « Vos saintes instructions sont la seule consolation qui me reste dans la douleur que mon peu d’anéantissement me fait ressentir sur cette élection » (1966). Durant son séjour à Caen, elle est près de Bernières, ce qui explique le peu de correspondance en ce temps-là.

Le 7 septembre 1648, Mère Mectilde lui écrit : « Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean ». Ce « rien » est celui de saint Jean de la Croix. Ici, nous pouvons signaler l’influence du grand Docteur mystique sur la Mère de Saint Jean, Bernières et Mère Mectilde.

Bernières connut et apprécia saint Jean de la Croix. Nous en avons pour preuve cette lettre que lui adressa la Mère de Saint Jean : « Je me doutais bien, lorsque vous me dites que vous tiriez des lumières du Père Jean de la Croix, que vous seriez bientôt conduit dans le sentier secret des peines et des doutes où j’aime mieux votre âme que dans les clartés où elle semblait être auparavant ». Et elle le pousse résolument dans le sentier du « rien » sanjuaniste (Mg 7, p. 603).

Il serait fort intéressant de relever dans le « Chrétien Intérieur » mainte et mainte page directement inspirée de saint Jean de la Croix ; mais Bernières n’en a pas moins sa physionomie bien particulière : tout son « rien » semble se cristalliser autour de « Jésus pauvre, abject et souffrant », autour de « l’amour de l’abjection » 21 . La méditation assidue de l’Evangile le pousse à la pauvreté, au dénuement, à la « dernière place » d’une manière qui en fait un ancêtre authentique du Père de Foucauld — avec cette différence essentielle qu’il mène cette vie abjecte, non au cœur du Sahara, mais en pleine ville de Caen.

Mère Mectilde partage avec ardeur l’amour de « l’abjection » de Bernières, elle s’engage sur la voie du rien pour imiter le Christ qui s’est « anéanti », le Mystère Rédempteur étant au centre de sa vie et de sa doctrine, mais elle ne s’arrête pas à l’abjection, elle va jusqu’au bout du Mystère Pascal, et comme elle a profondément assimilé la doctrine de saint Jean de la Croix, elle se plaît à nous décrire cette voie comme le chemin qui mène droit à Dieu dans une marche intrépide qui est celle de la « Montée du Carmel », écartant délibérément tout ce qui n’est pas Dieu seul, guidé par la lumière — obscure — de la pure foi.

« Pour se laisser guider sûrement par la foi, à cet état de contemplation, écrit saint Jean de la Croix, l’âme non seulement doit se tenir dans l’obscurité dans cette partie d’elle-même qui a rapport avec les créatures et le temporel, c’est-à — dire sa partie sensitive et inférieure, mais aussi dans cette partie qui a rapport à Dieu et aux choses spirituelles ; c’est-à-dire sa partie raisonnable et supérieure ».

« L’âme doit se dépouiller complètement et volontairement de tout ce qu’elle peut contenir d’affection aux choses d’en haut ou d’en bas ; elle le fera dans toute la mesure où cela dépend d’elle, et alors qui empêchera Dieu d’agir en toute liberté dans cette âme soumise, dépouillée, anéantie ? Que celui qui aspire à s’unir à Dieu ne s’appuie pas sur ses connaissances, qu’il ne s’attache pas à ses goûts ni à ses sentiments, ni à son imagination, mais qu’il croie que Dieu est, ce qui ne peut être saisi ni par l’entendement, ni par les tendances, ni par l’imagination, ni par un sens quelconque » (cf. La Montée du Carmel, livre II, chap. 4, Éd. 1641-1665).

Et l’on sait comme saint Jean de la Croix passe en revue tous les biens auxquels l’âme risque de s’arrêter sans excepter les plus hautes grâces surnaturelles, répétant toujours comme un refrain : « A cela, il ne faut pas s’attacher, cela il faut le fuir, cela il faut l’oublier ».

Mère Mectilde connaissait la Montée du Carmel, elle sait le rappeler à ses Filles qui se désolent dans leurs ténèbres :

« Dieu donc est et nous ne sommes rien ; mon Dieu, très chère, que je trouve de grandes forces et de grandes grâces dans la pratique de ce néant en foi ! Il porte l’âme à un si précieux abandon qu’elle y demeure toujours dans une paix toute divine. Souvenez-vous de ce qui est dans “La Montée du Carmel” qui est la figure de la perfection où l’âme spirituelle doit atteindre : le commencement du sentier dit : RIEN ; plus loin : RIEN ; avancez, il vous dit encore : RIEN ; après avoir fait quelques progrès dans cette montée, vous trouvez encore cette même leçon : RIEN ; un peu plus avant, vous entendez cette devise : “Vous serez d’autant plus que vous voudrez être moins” ; continuant le chemin, l’âme dit, avec une admirable expérience : “Depuis que je me suis mise au rien, j’ai trouvé que rien de me manque” (1707), à Mère Saint Placide.

Et voici le commentaire des sentences du “graphique” dans une lettre à la comtesse de Châteauvieux dont l »'esprit vif et curieux » lui donnait beaucoup de fil à retordre. Ne lui lança-t-elle pas un jour : « Vous avez grand sujet de dire que votre esprit va trop vite, car en effet il prévient celui de Dieu ! » (2804)

« Depuis que je me suis mise à rien

J’ai trouvé que rien ne me manque ».

Ce sont les paroles d’un grand saint qui l’avait bien expérimenté. Vous vous trompez, ma chère Fille, la vie intérieure n’est pas dans les lumières, mais dans le pur abandon à la conduite et à l’Esprit de Jésus.

L’unique moyen pour faire un grand progrès dans la vie spirituelle, c’est de connaître devant Dieu notre néant, notre indigence, notre incapacité. En cette vue et dans cette croyance que nous avons tant de fois expérimentées, il faut s’abandonner à Dieu, se confiant en sa miséricorde, pour être conduite selon qu’il lui plaira : soit en lumières, soit en ténèbres ; et puis simplifier son esprit sans lui permettre de tant voir et raisonne r.

Il faut vous contenter de ce que Dieu vous donne sans chercher de le posséder d’une autre façon. Ce n’est point à force de bras que la grâce et l’amour divin s’acquièrent, c’est à force de s’humilier devant Dieu, d’avouer son indignité, et de se contenter de toute pauvreté et basseté. Il faut vous contenter de n’être rien et

« Vous serez d’autant plus

Que vous voudrez être moins ».

La vie de grâce n’est pas comme la vie du siècle : il faut s’avancer et se produire dans le monde pour y paraître et y être quelque chose selon la vanité ; mais dans la vie intérieure, on y avance en reculant. C’est-à-dire : vous y faites fortune en y voulant rien être et vous paraissez d’autant plus aux yeux de Dieu que moins vous avez d’apparence et d’éclat aux vôtres et à ceux des créatures.

« Pour être quelque chose en tout

I1 ne faut rien être du tout ».

Les richesses de la vie de grâce, c’est la suprême pauvreté.

« Ut iumentum factus sum... », dit David (Ps. 72) : « J’ai été fait comme la jument » et j’ai demeuré avec vous. Demeurez à Dieu comme une pauvre bête incapable de quoi que ce soit, sinon d’être ce qu’il lui plaira ; ignorant tout et ne sachant rien que sa très sainte volonté à laquelle vous serez abandonnée et soumise sans le connaître. Et vous verrez que sa grâce, son amour et son Esprit régneront en vous » (1391). (cf. Une amitié spirituelle au grand siècle, Lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux, Téqui, Paris, 1989, pp. 115 à 117).

Comment ne pas rappeler ici le chapitre 7 du même Livre II de la « Montée du Carmel », que Mère Mectilde a sûrement lu et médité :

« Ayant dit que le Christ est le chemin, et que ce chemin c’est mourir à notre nature, tant pour le sensible que pour le spirituel, je veux donner à entendre comment cela se fait, à l’exemple du Christ ; car il est notre exemple et notre lumière.

« Tout d’abord, pour le sensible, il est certain qu’il mourut, en esprit pendant sa vie, et en réalité pendant sa mort ; attendu, comme il dit, qu’il n’eut pas en sa vie où reposer sa tête, et encore moins en mourant.

« Pour le spirituel, il est manifeste qu’à l’instant de sa mort il fut aussi anéanti en l’âme, sans aucune consolation ni soulagement, le Père le laissant ainsi dans une intime aridité selon la partie inférieure. Ce qui le contraignit à crier, en disant : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Ce fut, dans la partie vulnérable de son être, la plus grande déréliction qu’il ait connue en sa vie. Et c’est en elle qu’il fit la plus grande œuvre qu’il ait opéré en toute sa vie par ses mi-racles et ses autres œuvres, tant sur la terre que dans le ciel, à savoir de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu. Ce qui se fit au moment et à l’instant où ce Seigneur se trouva le plus anéanti en tout : soit quant à l’estime des hommes, car, le voyant mourir, ils s’en moquaient plutôt que d’en faire aucun cas ; soit quant à la nature, puisque, mourant, il s’anéantissait en elle ; soit quant à la protection et consolation spirituelle du Père, qui en ce temps l’abandonna, afin qu’anéanti et réduit ainsi comme à rien, il payât purement la dette et unis l’homme à Dieu. D’où vient que David dit de lui : J’ai été réduit à néant, sans rien savoir.

« Il faut donc que l’homme spirituel entende le mystère de la porte et du chemin du Christ pour s’unir à Dieu ; et qu’il sache que tant plus il s’anéantit pour Dieu selon ces deux parties : la sensible et la spirituelle, tant plus il s’unit à Dieu et fait une œuvre meilleure. Et lorsqu’il sera réduit à rien, ce qui sera l’extrême humilité, alors l’union spirituelle sera faite entre l’âme et Dieu : c’est le plus haut état où l’on puisse parvenir en cette vie. Il ne consiste pas en réconforts, en goûts, en sentiments spirituels, mais dans une vive mort sur la croix, sensible et spirituelle, c’est-à-dire intérieure et extérieure » [22]

On ne saurait mieux dire. Le dernier paragraphe éclaire tout le cheminement de Mère Mectilde. Nous verrons comment « réduite à rien » dans l’extrême humilité, elle sera unie à Dieu de la manière la plus parfaite « où l’on puisse parvenir en cette vie ».


Mais revenons en septembre 1648, où Mère Mectilde fait une retraite (notons l’importance des retraites dans sa vie). Il se fait alors un changement, et elle écrit le 28 que « ayant trouvé le souverain Bien », elle qui était si avide de converser avec les « bonnes âmes », les trouve insipides, mais pas Bernières ! Ils sont tous les deux dans un « état de silence » (155) et la Mère de Saint Jean, écrivant à Bernières, fait de longs développements sur cet « état ». Citons-en quelques passages :

« En ce nouvel état de silence, il se fait cette division de l’esprit avec l’âme, dont j’ai oui dire qu’a parlé saint Paul (Heb. 4, 12), et Dieu retire ses opérations dans l’intime de l’âme et semble rebuter toutes les autres puissances qu’il met en aveuglement et comme dans une léthargie spirituelle où elles ne peuvent mouvoir du côté de Dieu ni comprendre ce qu’Il fait dans ce fond, et comme elles se voient rejetées de cette partie, et qu’elles ont une inclination naturelle d’agir, sitôt qu’elles trouvent des appuis au dehors, elles s’éparpillent et font du tintamarre dont il ne se faut pas plus mettre en peine que du vent qui souffle, et vivre beaucoup séparé et en négligence de ce côté-là. Il doit suffire à l’âme que sa volonté en soit séparée et qu’elle porte ce tintamarre par esprit de pénitence, en patience et humilité ; car qui douterait que cet état de simple silence, de nudité et de mort d’esprit n’ait ses commencements, ses progrès et sa perfection qui, pour le dire en vérité, ne sera que dans l’état de la béatitude, en sa consommation, se tromperait. Il y a ses nuits, ses jours, ses printemps, ses étés, ses automnes et ses hivers ; et c’est de la sagesse toute puissante et souveraine de Dieu d’agir ainsi sur ses créatures, de leur donner pour leur ôter et les désapproprier de tout appui, et enfin de leur faire perdre terre en elles-mêmes, les mettant par état et disposition dans leur néant pour leur apprendre, par leur propre expérience, qu’ils sont enfants d’Adam. Oui, cela nous est très nécessaire pour nous tenir bas, petits et humbles, recourant à notre Père, nécessités par la connaissance de notre indigence et misère. Nous fâcher, nous ennuyer de cela, ou nous troubler, c’est amour-propre ; c’est méconnaître et oublier que nous sommes héritiers de l’impureté et misère de notre premier père ; et c’est humilité de porter tous ces effets misérables avec esprit de douceur, de pénitence et de résignation. L’entende qui pourra ! Il en faut venir là, ou bien n’avancer guère dans les voies de l’Esprit.

Sommes-nous plus que saint Paul qui a ressenti cette peine ? Mon Dieu, que je plains certaines âmes qui se donnent plus de peines que leurs peines mêmes ne leur donnent, par leur empressement d’esprit pour se faire quittes des ressentiments de leur partie inférieure, et voudraient vivre dans leur chair et corruption comme si elles étaient angéliques. Oui, c’est une bonne pratique d’humilité de porter son abjection devant Dieu avec résignation (Mg 7, pp. 604-606).

Vous ne vous devez étonner si dans cette voie de silence, vous ressentez plus vivement les attaques de vos passions ; c’est que dans l’oraison sensible qui frappe les sens, elles s’étourdissent, mais elles ne meurent point que par un bien long travail, après lequel peu y arrivent ; mais dans un “état de silence”, comme on travaille à leur mort totale, elles crient bien haut, mais patience !

Tout ne se fait pas en un jour, il faut monter les degrés de la montagne, et puis en haut se trouve le festin et les mets délicieux... Il faut dans cet état, abandonner nos intérêts spirituels et nous tenir content de tout... jetant les yeux vers Dieu en tout » (Mg 7, p. 613).

Mère Mectilde, à son tour, dans un « Escrit sur l’oraison » nous parlera longuement de cet « état de silence », d’une manière qui complète et approfondit ce qu’en dit la Mère Saint Jean. Il a pour nous son prix, car il fait écho à son expérience. Nous pouvons donc citer ici ce texte important, quoique non daté et probablement postérieur :

« Il me semble selon ma petite connaissance et expérience, qu’une âme que Dieu veut conduire dans le silence intérieur, doit passer trois voies sur lesquelles je n’ai dessein de m’arrêter, ce qui serait trop long, et mon ignorance trop grande pour en bien parler. Je dis donc que, selon ma pensée, il faut que l’âme entre premièrement dans l’anéantissement du sens extérieur et soit en état » que tout ce qui est sensible soit trouvé à dégoût et croix à cette âme, ou bien elle goûtera très imparfaitement le sacré repos et silence de l’âme où Dieu seul agit, mais à sa mode. Ce qu’il convient souffrir pour cela, quant aux sens extérieurs, l’expérience nous l’apprend, et tel parle de ce doux et sacré repos de l’âme en Dieu, que s’il savait les détroits qu’il faut passer pour y arriver, je ne sais s’il aurait assez de courage pour se mettre dans la poursuite d’icelui.

Mais pour entrer dans le second degré qui est l’anéantissement des vues et sentiments des sens intérieurs, il y a bien autre chose à souffrir, telle que si cette divine Sagesse qui semble être le martyre de ces âmes qu’elle veut faire entrer dans ses divins sentiers, ne ménageait ces opérations par des ressorts qu’elle proportionne à la petite capacité de l’âme, certes elle perdrait souvent courage dans le chemin. ll y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, mais ce n’est pas mon dessein que de m’y arrêter, non plus que sur le troisième degré ou anéantissement où il faut que cette âme entre, qui est dans les anéantissements de la mémoire, entendement et volonté 23. Combien de temps l’âme est à comprendre cela, bien qu’il lui en soit donné quelques petits rayons de lumière, où elle a bien peine à se rendre, tant elle trouve cela opposé à la raison et hors de sa compréhension. Et certes si Dieu ne retirait à l’âme tous les appas et tous les appuis qu’elle tire de ses propres lumières, des affections de la volonté et autres dispositions qui laisse en l’âme (sic) je ne sais pas bien comme elle s’en pourrait retirer, d’autant que les tentations sont extrêmes sur ce sujet, et les difficultés étranges sur toutes les appréhensions où l’on entre de perte de temps dans un état si obscur à l’esprit.

Ce serait une grande entreprise que de vouloir déduire les tentations que nous nous donnons à nous-même, et surtout celles que les directeurs qui n’ont pas entrée dans cette voie, donnent. Ce n’est pas une petite grâce quand Dieu lui en fait rencontrer un qui la puisse assurer et fortifier dans sa voie, où je tiens que c’est presque une chose impossible d’entrer sans ce secours, à moins que d’avoir un trait tout extraordinaire, ou une âme téméraire qui soit peu fondée en humilité et connaissance d’elle-même ; et telles personnes, selon ma pensée, ne sont pas appelées à ce silence, mais une oisiveté les y attire et non pas l’Esprit de Dieu qui n’est point contraire à ses ordres qui sont tels qu’il a mis la direction dans son Église dont il ne se faut retirer que quand Dieu nous en ôte tous les moyens : alors il supplée par lui-même en une manière digne de sa bonté.

L’âme donc étant arrivée à ces dénuements et comme toute anéantie en Dieu, entre dans ce sacré silence, dont les commencements sont un peu pénibles, bien que mêlés de suavités, par une certaine expérience de la présence de Dieu en l’âme, laquelle ayant passé du sens à l’esprit, de l’esprit ou raisonnement à la lumière de la foi, est conduite dans une autre lumière qui, selon ma pensée, doit ou peut-être nommée une lumière « mestoyenne » entre la lumière de la gloire et celle de la foi. Si elle a un autre nom, je ne le sais pas. Dans cette lumière, l’âme est possédée de Dieu qui agit en elle comme un peintre sur une toile préparée pour son ouvrage, où il met divers traits de son pinceau. D’abord il semble que Dieu fasse un silence dans toutes les puissances qu’il tient liées et obscurcies, mais en disposition de tout ce que le maître veut. L’esprit remue un peu pour connaître ce que l’on veut faire. Il est rebuté et obscurci, l’on le fait simplifier, et dit par disposition : « Que vous plaît-il faire ? ». L’on le simplifie, l’on le captive de tous côtés, enfin il perd terre et n’a sur quoi s’appuyer. Il demeure en Dieu comme tout perdu, et Dieu est l’âme de son âme qui n’a autre capacité qu’en lui, de sorte que s’il opère, il se fait quelque chose, sinon elle repose en lui en patience et humilité, connaissant qu’il ne lui doit rien.

Autre fois, Dieu se manifeste, mais comme retiré en lui-même, et l’âme le connaît présent et est en respect comme un valet devant son maître. Autre fois l’on la désapproprie de tout et l’on la met dans le néant de toute opération où elle jouit d’un grands repos et quiétude, ne voulant ni n’étant appliquée à rien en particulier, mais est prête à tout ce que l’on voudra lui manifester ; et me semble que c’est la plus ordinaire disposition de cet état de silence.

Autre fois, elle sent une plénitude de Dieu qui semble la posséder toute, et même quelquefois les sens y participent par des goûts et suavités qui leur sont communiqués. Et l’âme est dans des actes ou dispositions continuelles de sacrifice. Autre fois, toute captive d’une impression du saint amour qui la dégage de tout, qu’elle trouve insipide, pour apparence de bon qu’il ait, et n’estime que ce qui procède de l’amour. Et comme elle connaît que c’est de Dieu même, elle ne peut vouloir que Dieu ou son bon plaisir.

L’entendement semble élevé dans cette lumière, sans les opérations de son raisonnement, mais par une manifestation qui est prompte et subite, et les effets qui s’ensuivent le sont aussi, faisant un si subit changement en l’âme qu’elle n’a le loisir de s’apercevoir comme il se fait, mais elle y est sans savoir comment, et ne l’aperçoit qu’après qu’elle y est établie.

Autre fois, quand l’âme est en doute ou agitée de quelque dérèglement, ou bien abattue en elle-même, il semble que Dieu se manifeste à elle pour l’accoiser 24 , instruire, relever. Enfin, selon son besoin, il lui dit quelques paroles distinctes qui tout d’un coup l’élèvent à Dieu et fait les effets selon que Dieu le veut et les besoins de l’âme qui, enfin pour le faire court, n’a rien à faire en cet état qu’à laisser faire et recevoir tout passivement, et laisser Dieu dans son repos en elle, quand il veut, et opérer quand il désire ; être simple, abandonnée, simplifiée, humble, fidèle en ses obligations et surtout éviter la dissipation des sens, égarement d’esprit, empressement intérieur et extérieur dans ses opérations, tant de l’un que de l’autre. La pureté de cœur et de conscience et désengagement d’esprit sont absolument nécessaire. Mon ignorance m’empêche d’en dire davantage, sinon que le rien est disposé à tout, ne désire rien, ne fait élection de rien, il ne refuse rien, Dieu y agit comme bon lui semble. C’est, ce me semble, l’état où doit être l’âme.

De dire les morts, les agonies, les tentations qu’il faut souffrir pour y arriver, l’expérience l’apprend mieux que le discours d’une simple et ignorante fille. Mais enfin les fruits qui s’en recueillent sont très doux, la paix que l’âme y goûte, la font passer par-dessus bien des difficultés, et connaît que c’est en vérité que Dieu seul peut contenter notre esprit et que c’est son véritable centre. J’y crois bien d’autres avantages, mais il ne m’est pas donné la liberté de les pouvoir dire : il m’en faut demeurer là, suppliant Notre Seigneur de nous y conduire par telles voies qu’il voudra.

Quand j’ai parlé de cette lumière qui est « mestoyenne » entre la lumière de gloire et celle de la foi, je veux dire qu’encore bien que l’âme, dans l’état du silence intérieur, soit en foi en Dieu qui agit en elle à sa manière, elle y reçoit une autre lumière qui éclaircit celle de la foi, le propre de laquelle est de captiver et assujettir l’entendement humain à la vérité des mystères que la foi nous enseigne, sans les voir ni comprendre, les croyants dans la vérité de ce qu’ils sont sans autres distinctions. Mais en celle qui est donnée à l’âme en cette voie, l’entendement est élevé avec tant de certitude des choses qui lui sont proposées, qu’elle n’en pourrait jamais douter, bien qu’elle le voulût, ayant une belle intelligence secrète et intime qui la tient très certaine de tout ce qui lui est donné à croire, qui, selon ma pensée, peut être appelé don d’intelligence que le Saint Esprit verse en l’âme.

Je me suis aussi oubliée de dire qu’en cet état de silence intérieur l’on ne peut donner aucune loi ni exercice, ni l’âme en prendre, mais qu’elle doit attendre et recevoir ce qui lui est donné en toute simplicité. Sa règle et méthode est de n’en point avoir, étant souffrante et non agissante dans cette voie, (566).

Le 8 octobre 1648, Mère Mectilde demande à Bernières de lui écrire sur la « pure union ». Pure et nue foi et silence prodigieux y conduisent... ses puissances ne se taisent pas comme il faut, que faire ? Ne gardez pas le silence à mon égard ! « Allons à Dieu purement en nous entr’aidant l’un l’autre » (781).

Le 5 novembre 1648 : « Mon âme aime et chérit la vôtre plus intimement, plus cordialement et fortement que jamais... Plût à Dieu vous tenir une ou deux heures à notre parloir... À Dieu jusqu’à lundi, je ne peux me pouvoir mortifier de me priver de vous écrire le plus souvent que je pourrai, je vous conjure de l’agréer » (804).

Le 7 décembre 1648 : « Mon âme ressent une grande tendresse pour la vôtre ». La dirigée devient peu à peu directrice : « courage, demeurez fidèle... ». On voit aussi dans cette dernière lettre que Mère Mectilde s’enfonce toujours davantage dans la « nuit obscure » : « Notre Seigneur me conduit par les ténèbres et la pauvreté, je ne sais plus ce qu’il fera de moi, je ne connais plus, je ne goûte plus, je ne vois plus, je ne sais plus rien sinon qu’il faut se perdre, et encore ne sais — je de quelle sorte je me dois perdre. Tout ce que je puis faire c’est de demeurer paisible en m’abandonnant à la divine conduite sans retour » (169).

RAMBERVILLERS

Mère Mectilde a terminé son séjour à Caen. On la retrouve à Rambervillers où elle vient d’être élue Prieure.

Le 7 de l’an 1651 : « C’est ici une étrange solitude... » Elle est dans le « tintamarre » et en éprouve une révolte à en tomber malade. Elle est perplexe et a la tentation de se retirer dans un monastère où elle aurait la paix. Elle projette de demander un « Bref » au Pape pour se tirer de là. Mais « je ne veux rien faire de ma volonté ». Elle ne désire qu’oraison et solitude. Une abbaye en Alsace, comme sa sœur le lui avait proposé ? Non, elle préfère porter la besace que la cros

se ! Ce qu’il lui faut, c’est un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n’être plus connue de personne). Elle craint que sa « petite oraison » ne s’évapore dans ce tracas (2158).

Bernières lui répond avec beaucoup de sagesse :

De l’hermitage de saint Jean Chrysostome

ce 14 février 1651.

Dieu seul et il suffit.

Je répondrai brièvement à vos lettres, qui sont les premières et les dernières que j’ai reçues de votre part, lesquelles m’ont beaucoup consolé d’apprendre de vos nouvelles, et de votre état extérieur et intérieur. Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers, quoique vous fussiez contrainte de quitter Rambervillers ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à Paris pour y subsister, et faire subsister votre refuge qui secourra vos Sœurs de Lorraine ; que d’aller au Pape pour avoir un couvent, ou viviez solitaire, ou que de prendre une abbaye : La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il faut mourir, et de la mort de l’obéissance et de la croix. Madame de Mongommery vous y servira et Dieu pourvoira à vos besoins, si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, que vous devez suivre en toute liberté !

Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des peines d’esprit et des souffrances que vous portez parmi les embarras et les affaires que votre charge vous donne, puisque ce sont vos embarras et affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme « une grande oraison », que Dieu vous donnera quand il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir, et le laissez faire. Quand il veut édifier dans une âme une grande perfection, il la renverse toute ; l’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison, faites-la comme vous pouvez, et comme Dieu vous le permettra, et il suffit. Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez ce me semble ni consolation divine, ni humaine. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix, par ce que je vous désire la pure fidélité à la grâce, et que je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre Communauté, si vos soins ont succès à la bonne heure ; s’ils ne l’ont pas ayez patience, au moins vous aurez cet admirable succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la

Mère Benoîte religieuse particulière, vous pourriez peut-être vous retirer en quelque coin ; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller aux autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces... Courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les lois de l’obéissance et de l’ordre de Dieu.

À Dieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit Jésus pauvre", c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens (P. 101, p. 320).

RETOUR A PARIS

Mais la guerre redouble et la Communauté se disperse. Mère Mectilde part avec quatre des plus jeunes Sœurs le lé mars 1651. Elles arrivent à Paris le 24 mars, en pleine Fronde. Mère Mectilde retrouve la paix de l’âme. Elle rejoint ses Sœurs réfugiées au faubourg Saint Germain dans la plus grande pauvreté.

Ici se place sa grande et « presque dernière tentation de fuite à la Sainte Baume » (voir la lettre à Bernières de janvier 1651).

Voici le récit du P. 108 bis, p. 54, qui nous paraît le plus complet :

« Cependant la tentation qui la poussait à se renfermer dans un hermitage alla dans ce temps si loin qu’elle avait déjà formé tout le plan de sa retraite. Elle s’était proposé d’aller dans les rochers qu’on lui avait dit être sur les côtes de Marseille, et pour cela de sortir de la maison, sur une obédience qu’elle aurait obtenue à l’insu de ses Sœurs, et de passer ensuite à Lyon d’où elle leur enverrait par la poste une lettre qu’on a trouvée parmi ses papiers, de son écriture, mais contrefaite, où il y avait seulement ce peu de mots : “Une religieuse nommée Mectilde du Saint Sacrement a passé par ici. Dieu en a disposé. Priez Dieu pour le repos de son âme”. De là, elle espérait, comme son Père saint Benoît, se renfermer dans quelque grotte en Provence où, inconnue à tout le monde et dénuée de tout autre secours que de celui de la Providence, elle se serait immolée comme une victime par les plus cruelles mortifications, sans qu’aucune personne vivante n’eût jamais pu la déterrer. Mais Dieu, qui avait de toutes autres vues sur elle, mit deux grands obstacles à ce projet lorsqu’elle s’y attendait le moins, et qui ne furent pas longtemps sans le renverser.

Le premier fut une grâce très particulière dont Il lui plut de la favoriser en une veille de Pâques. Elle avait passé tout le Carême dans une grande application à l’oraison pour se soutenir par ce pain spirituel, au défaut du matériel dont elle était privée, et lorsqu’elle était, durant la nuit de cette grande solennité, toute remplie du mystère que l’Église y célèbre, et qu’en considérant Jésus Christ qui, étant mort aux créatures dans son sépulcre, y trouve cette résurrection par laquelle Il vit uniquement à Dieu son Père, elle lui demandait qu’il opérât en elle quelque chose de semblable et bénit la résolution où elle était de se renfermer dans un hermitage comme dans un tombeau, pour y reprendre une nouvelle vie en Lui seul.

Et voici que tout à coup il lui fut dit d’une voix intelligible : “Adore et te soumets” 25 à tous les desseins de Dieu qui te sont inconnus à présent ». Ces paroles furent comme un coup de foudre qui la terrassa. Elle se trouva renversée, le visage contre terre, toute anéantie de corps et d’esprit, et ayant comme un grand poids sur elle qui l’empêchait de se relever ; de quoi elle n’eut la permission qu’après qu’elle eût fait à Dieu une solennelle promesse de ne plus disposer en rien d’elle-même par sa propre inclination, mais d’attendre qu’il la plaçât par ce qu’elle verrait être uniquement de sa sainte volonté.

L’autre accident qui rompit le dessein de Marseille et arrêta la Mère Mectilde, malgré qu’elle en eût, à Paris, fut la maladie violente dont elle fut attaquée qui la réduisit à toute extrémité...

Remarquons que ce grand désir de « reprendre une nouvelle vie en Lui seul » sera exaucé, d’une autre manière, en 1662. Nous le verrons. À propos de cette « vie nouvelle » nous pouvons citer ici une lettre de Bernières, malheureusement non datée, mais qui montre bien la parenté profonde de ces deux âmes

« Cette vie nouvelle que vous voulez n’est autre que la vie de Jésus Christ, qui nous fait vivre de la vie surhumaine (pour cette expression voir le « Chrétien Intérieur » qui en parle surabondamment) vie d’abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d’anéantissement, voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus Christ, et qui consomme l’âme en son pur et divin amour. Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. O ! qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré. Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or. Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-la à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ (P 105, p. 481).

Le 3 juin, elle écrit à Bernières : « Je suis dans un lieu où les serviteurs de Dieu sont en grand nombre (le Paris dévot de l’époque)... mais Notre Seigneur ne veut pas que je fasse en cela ma fortune. Il me retire dans le fond où je trouve en Lui seul infiniment plus par la sainte union que tout ce que les créatures me peuvent donner par leur éloquence... O Que c’est un grand secret d’être seule avec Dieu seul et de lui laisser faire son ouvrage ». Elle dit aussi : « Je trouve quantité d’âmes qui vont à Dieu, mais j’en trouve peu dans la profonde voie de mort et d’anéantissement... Cette voie n’est pas connue... il faut pourtant laisser tout mourir afin que Dieu seul soit P » (684). Logique implacable qui ravirait le Père de Condren.21 !

Le 14 juillet, elle lui demande « un pauvre petit mot » si son trait intérieur le lui permet : « S’il ne vous le permet pas, je n’en veux pas » (383). Voici un progrès très net.

Fin juillet, début août, elle tombe malade d’une étrange manière (N 250, p. 74). Elle sort de la messe et semble « une morte ». Une religieuse la suit : « Cette religieuse s’assit auprès d’elle et la tint entre ses bras une demi-heure, après elle revint à elle et poussant un profond soupir elle dit : “Quelle privation !”. On n’a jamais pu apprendre d’elle ce que ce soupir voulait dire, mais une autre personne vertueuse assura qu’en ce moment elle avait vu la Mère Mectilde devant Dieu, et qu’elle avait été renvoyée pour être mise sous la presse des souffrances et des croix ». Est-ce sa deuxième comparution au jugement de Dieu ?

Elle parle de sa maladie dans une lettre du 25 novembre : « J’aurais bien voulu vous écrire durant le fort de ma maladie. J’avais besoin de votre secours, mais... je ne pouvais tenir ma plume... je ne devais vivre que trois jours d’après les médecins. Le jour de saint Louis on me croyait morte... Il n’y a que quinze jours j’étais encore à l’extrémité... Dieu est admirable dans ses conduites, il me mène à la mort et me remet dans la vie... (J’étais dans un entier abandon...) une i mpuissance de faire autre chose que de me laisser dans cet état de mort pour me rendre sans réserve à celui qui pouvait me donner la vie...".

Elle est « demeurée en Dieu » tout au long de cette maladie : « Il y a je ne sais quoi au fond qui fait que l’âme passe tellement en Dieu qu’elle n’a et ne peut plus avoir de vouloir ou non vouloir, tout lui est un » (796).

Le 2 décembre, elle est encore malade, elle a eu trois rechutes... Le 5 mars 1652, elle écrit à Roquelay et lui parle de sa « grande maladie qui fut au mois d’août » et lui décrit son « état de mort » : « Il me tient dans un état qui me semble plus tenir de la mort que de la vie... Je suis quasiment sans être... C’est une vie de mort... Sans désirs, sans choix, sans inclinations, sans volonté, sans ardeur et sans affection de quoi que ce soit... Pourvu que je meure dans l’état de mort, rien ne me fait peine » (150).

LE CENTRE DU NÉANT

Mais voici une nouvelle étape :

Le 7 septembre 1652, Mère Mectilde écrit à Bernières : « Je ne sais et ne connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses. J’ai bien passé par le tamis, depuis que je vous ai écrit... Je vous dirai un jour les miséricordes que Notre Seigneur m’a faites depuis un an et demi, et qu’il les a bien augmentées depuis quelques mois ». « J’observe tant le silence pour les choses intérieures que j’ai perdu l’usage d’en parler... Je n’ai pas la liberté intérieure de communiquer » (799).

Elle s’enfonce dans le silence et écrit le même jour à Mère Benoîte : « Je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte... » (L.I., p. 145), (946).

Et le 24 septembre elle écrit au frère Luc de Bray [22] : « ... Depuis que je ne vous ai écrit, Notre Sei-gêneur a bien permis de choses ! Je voudrais vous en pouvoir dire le détail, mais le papier n’est pas assez secret. Tout ce que je vous puis dire c’est que Dieu est bon d’une bonté infinie et que sa sainte conduite est admirable et adorable tout ensemble. La Providence m’a fourni quelques sujets d’humiliation par le saint zèle de quelques bonnes personnes. Je laisse cette histoire pour vous dire que Notre Seigneur me fait la miséricorde de me soutenir en m’humiliant ; mais je ne puis vous cacher les sentiments de mon cœur qui ressent les effets de la grande miséricorde de Notre Seigneur, ce me semble. Néanmoins je suis en doute de l’état que je porte depuis quelque temps, je ne le puis bien exprimer : je suis et ne suis point, je ne sais où je suis, je ne sais ce que je suis ni ce que je veux ou ce que je ne veux pas. Concevez, si vous pouvez, ce que je voudrais dire... Je n’ose pas passer plus outre, je n’ose rien dire de plus parce que je ne sais pas, si je suis plus ou moins anéantie ; Dieu seul sait ce qui se passe et ce que je suis. Il me semble que je vois un peu plus de séparation des créatures, et que même je dois m’abstenir de la conversation des saints qui sont sur la terre, à raison de la malignité de mon orgueil ou de la subtilité de ma vanité... Je suis en état d’observer plus de silence que du passé et de me tenir dans mon néant où l’on m’a fait reculer d’une étrange sorte pour en trouver le fond, et là, n’être plus trouvée des créatures. O Quel bonheur d’avoir trouvé le centre de son néant. Je ne suis point dans les lumières ni dans l’oraison, je ne sais plus ce que c’est que d’être intérieure, je ne sais plus ce que c’est que grâce ou faveur, je ne sais plus rien désirer, mon âme est devenue stupide, elle n’a plus aucune inclination : le ciel, la terre, la vie, la mort, c’est la même chose. Je ne sais plus rien que le Rien même. O bienheureux néant ! Voilà tout ce que j’en peux dire. C’est à vous et à vous seul que je le dis, car je garde un plus grand silence que du passé ; je n’écris plus, même à notre très bon M. de Bernières. Ce n’est pas que j’aie volonté de rien lui cacher, mais ma loi m’abîme dans le néant et je ne trouve rien à écrire parce que je ne puis dire ce que je voudrais pouvoir exprimer, si Notre Seigneur me le permettait... » (658).

Elle complète sa pensée dans la lettre suivante adressée au même frère : « Je ne veux au ciel ni en la terre que sa très sainte et très pure volonté. Je fais banqueroute à tout le reste, même à ma propre perfection, car je commence à voir que Dieu seul est et que lui seul doit être, et le reste tout anéanti...

J’ai un grand désir d’être fidèle à l’avenir, et je crois que Notre Seigneur me veut dans le silence et dans le néant. Je n’ai jamais si bien connu ma petite voie, et il me semble que Notre Seigneur me donne quelquefois de petites lumières qui me font tenir dans mon centre.

Priez-le bien qu’il me fasse la grâce de me bien laisser à sa vertu et à sa puissance afin qu’il fasse sa très sainte volonté, sans que j’y mette opposition. Il me semble que je ne me soucie plus de rien et je vois bien l’amusement où j’ai été en ma vie passée sous des apparences de perfection et de vertu ; mais j’en suis, par le secours divin, détrompée, et je vois bien que pour être à Dieu il ne faut que se taire et laisser agir Dieu sans vouloir tant d’appuis dans les créatures... J’y ai renoncé et par une espèce de vœu pour me lier à une fidélité plus grande. Je ne communique plus et n’écris plus, je ne parle plus de mon intérieur. Je me tiens en silence et m’en trouve parfaitement bien. Pour ce qui est des discours que l’on fait de moi, ils ne me font point de peine ; il me semble que Dieu fait son œuvre et je l’adore sans me troubler ; sa grâce me soutient et me fait tout porter avec respect de ses ordres. Faut-il pas être détruite ? Et que m’importe par qui Dieu passe et opère ma destruction, pourvu que je le sois, si par les anges ou par les démons ou par les saints de l’Église militante : tout est bon et tout est égal en la vue du bon plaisir de Dieu. Voilà ce que je vous puis dire » (1094).

Mère Mectilde a trouvé le « fond » de son néant, mais il y a plusieurs fonds, et elle va aller de fond en fond au moins jusqu’en 1662, comme nous le verrons. Il est évident que sa voie s’approfondit et se simplifie. Elle va en reparler à Bernières en lui envoyant le livre de « La Sainte Abjection », 26 œuvre du Père Chrysostôrne, le 23 novembre 1652 :

« Notre Seigneur me fit la miséricorde de me faire rentrer d’une manière toute particulière dans le centre de mon néant où je possédais une tranquillité extrême, et toutes ces petites bourrasques (elle vient de subir de très grandes humiliations) ne pouvaient venir jusqu’à moi parce que Dieu, si j’ose parler de la sorte, m’avait comme caché en Lui... Cela a bien détruit mon appui et ma superbe qui m’élevait de pair avec les saints, et à qui ma vanité semblait se rendre égale ! Oh ! Je suis bien désabusée de moi-même. Je vois bien d’un autre œil mon néant et l’abîme de mes misères ! J’étais propriétaire de l’affection et de l’estime des bonnes âmes. Notre Seigneur a rompu mes liens de ce côté-là... Il m’a semblé que Notre Seigneur faisait un renouvellement en moi d’une manière bien différente des autres dispositions que j’ai portées en ma vie : il me dépouillait même de lui-même 27 et m’a fait trouver repos et subsistance hors de toutes choses, n’étant soutenue que d’une vertu secrète qui me tenait unie et séparée. C’est que Notre Seigneur me fait trop de miséricordes » (830).

LA FONDATION

Cette rafale de persécutions vient de ce que l’on commence à parler de notre fondation. Mère Mectilde écrit à Bernières le 2 janvier 1653 et lui demande conseil : « Déterminez-moi ».

Elle raconte toute la genèse de la fondation, ses résistances : « Il n’y a que moi qui suis sous la presse et qui ai sujet de trembler. J’ai déjà voulu rompre trois ou quatre fois, mais parce que cette œuvre pourrait

être anéantie en même temps, l’on m’en fait scrupule de péché d’y résister ou d’empêcher l’effet... Je ne sais, mon très cher frère, si je dois tout quitter, ou soutenir le poids qui sans doute me fera succomber, je n’ai point de fond intérieur pour y subvenir et je ne vois en moi que misères si effroyables que la moindre serait capable de me faire mourir, si Notre Seigneur ne me soutenait... Je voudrais bien m’en retirer si j’en savais le moyen. C’est donc à vous que j’ai recours en cette angoisse... Déterminez-moi et me dites absolument ce que je dois faire pour la gloire de Notre Seigneur. Vous savez quelque chose de ma voie et ce que Dieu veut de moi » (P 101, p. 430), (1057).

Bernières lui fait un devoir de ne pas résister. elle écrit encore à Marguerite du Saint Sacrement23, carmélite, fille de Madame Acarie qui l’exhorte aussi vivement à accepter le fardeau de la supériorité (P. 108, p. 295).

Mère Mectilde n’hésite plus et on entre en pourparler avec Dom Placide Roussel, Prieur de Saint Germain des Prés, qui ne va pas faciliter les choses. Elle écrit à Madame de Rochefort, une de ses bienfaitrices : « Notre affaire n’est pas si avancée que M. Picoté 24 le fait croire partout où il parle. Rien n’est conclu... J’y ai des répugnances toujours plus grandes, et certainement, si elles augmentaient, je pourrais bien en mourir. Ce qui me console c’est que tant de malheurs viendront qu’il faudra tout abandonner. Il faut faire l’impossible pour aller à la Sainte Baume, et je veux toujours espérer » (P 101, p. 445). La nuit de Pâques n’a donc pas été tout à fait concluante ? Mais Collet continue (c’est à lui que nous empruntons la suite VI, p. 17). « Elle priait Dieu avec ardeur de lui faire connaître sa volonté, prête à partir au moindre signal ; mais il arriva au contraire cinq ou six fois différentes que, s’entretenant de son projet avec Jésus Christ après la sainte communion, elle se sentit arrêtée, comme si deux mains puissantes l’eussent retenue par les épaules... Elle comprit par là que Dieu lui ordonnait de renoncer à ses projets de retraite ». Ce sont les derniers sursauts de sa tentation du désert.

Mère Mectilde apprend donc à « mourir » de toutes les manières. Le 22 janvier 1653, elle écrit à Mère Dorothée :

« O ma très chère Sœur ! Que d’abîmes je conçois, mais dans un silence si grand que je n’en puis rien dire !... Il n’y a que Dieu qui soit capable de son œuvre : nous n’avons qu’à nous laisser mourir et il saura bien nous donner la vie... Je ne veux plus avoir de pensée que pour la mort. Voilà à quoi nous sommes appliquées, mais mort sans relâche en la manière que Dieu l’entend... Lui seul doit être et tout le reste anéanti » (L.I., p. 152), (1359).

Et le 15 février à Anne Loyseau (future postulante) : « ... C’est ma passion présente d’être réduite au néant en toutes manières... Et quand je serai anéantie, je ferai des merveilles devant Dieu pour vous, et d’une manière efficace, CE NE SERA PLUS MOI, MAIS JÉSUS EN MOI ! » (L.I., p. 154). (Voilà le secret de son « désir de mort ! »

Le 22 février 1653, elle écrit encore à Mère Benoîte : « O que de morts il faut faire avant que de l’être !... J’apprends une leçon bien rigoureuse, qui me va dépouillant de toute la vie que je prenais dans les âmes saintes ; je m’y suis trop souillée et j’y ai pris trop de satisfaction, c’est pourquoi Notre Seigneur m’en prive tous les jours, et me va tellement dénuant qu’il me semble me vouloir faire vivre comme un mort sur la terre, sans prendre plus aucune vie en quoi que ce soit ; et je reçois tous les jours assez de lois intérieures dans le fond de mon esprit pour être certaine que ma petite voie n’est que silence et anéantissement. Demeurons dans l’abîme où la conduite de Dieu nous tient, et que chaque âme soit victime selon son degré d’amour, n’étant plus rien qu’une pure capacité de son bon plaisir. Laissons-nous consommer comme il lui plaira » (L.I., p. 154), (55).

Le même jour, à Roquelay : « Il y a des degrés dans le saint anéantissement, je n’y suis pas encore tout — à-fait, j’ai bien besoin d’un entretien avec notre bon frère (Bernières) » (842).

Et encore à Mère Benoîte : « Car pour vous parler en fond de vérité, je ne suis que ténèbres et misère extrême ; mais il ne se faut pas toujours regarder : si je m’arrêtais à ce que je suis, jamais je n’ouvrirais la bouche. O Mon Dieu, je ne vois en moi qu’abomination et péché. Croyez que je suis bien réduite, et pas encore assez, j’espère descendre dans un plus profond abîme. Priez Dieu qu’il soutienne l’âme pendant qu’il la détruit jusqu’à la moelle des os... Il ne m’est plus permis d’avoir aucun désir ni l’ombre d’aucune curiosité. Il nous faut tout perdre et laisser abîmer, chacun dans sa voie, et dans la sainte et adorable conduite de Dieu. Demeurons chacune dans nos degrés ; quoique le mien soit extrême, je n’en veux jamais sortir, car il faut perdre son être propre afin que Dieu seul soit » (L.I., p. 161), (1354) 28.

On voit d’ailleurs dans cette lettre comme Mère Mectilde est passée de dirigée à directrice avec son ancienne Mère Maîtresse, et qu’elle la distance maintenant dans la voie du Rien.

Mais la fondation approche. Le deuxième dimanche de Carême, 9 mars 1653, (ici nous citons le N. 249, D.H. p. 159) : « Madame la comtesse de Châteauvieux25 et Madame la Duchesse de la Vieuville25, sa fille unique, étant toutes deux malades en sorte qu’on n’en espérait pas vie, notre Révérende Mère Supérieure mit en prière la Communauté, et elle encore plus que toutes s’appliqua avec ferveur à demander à Dieu leur guérison ».

Et Mère Mectilde, dans un entretien familier, dit elle-même : « Comme je voulais prier pour la santé de Madame la Duchesse de la Vieuville, fille unique de ma chère comtesse de Châteauvieux, “on” me dit :

“Applique-toi à l’œuvre que l’on veut de toi et laisse — là ta duchesse, on en aura soin”. En effet en peu de temps elle se porta mieux, et l »'On » me fit voir comme Dieu serait adoré dans l’Institut, me montrant un grand nombre de personnes dehors et de dedans, appliquées comme de véritables adorateurs. Je voyais des âmes toutes unies et toutes collées à Dieu d’une manière qui me consolait beaucoup, car je voyais que Notre Seigneur y prenait ses complaisances, et qu’il aurait des victimes selon son cœur » (« On » désigne Jésus — E.F., p. 34).

N 249 continue : « Et tout cela se passa avec tant de majesté et de splendeur que, touchée d’un étonnement profond, elle lui dit : “Seigneur, puisqu’il en va ainsi, que c’est votre œuvre, et que c’est une chose si admirable, que ne la faites-vous réussir par vous-même, car quelle est la créature digne d’y travailler ? Moins encore moi, la plus chétive” (D.H., p. 159). Et toutefois, se voyant assurée que Dieu voulait qu’elle le fît, elle baissa le col et se soumit à cette adorable volonté, acceptant dès lors d’y travailler et de se consommer en holocauste à ce Dieu d’amour qui daigne ainsi se glorifier en ses créatures. (...) Dix jours après, qui fut le jour de la fête de saint Joseph, cette même vue lui revint, et avec plus de clarté, et de véhémence de l’esprit de Dieu pour l’animer. Il y eut cela de particulier, qu’il lui fut montré que saint Joseph serait le protecteur spécial et le pourvoyeur de la maison du Saint Sacrement, comme il l’avait été de la sainte Famille du Verbe incarné, sur la terre.

Et comme Notre Seigneur lui faisait entendre sa complaisance particulière sur cette œuvre, par ces mots, qu’il lui répéta plusieurs fois : » C’est mon œuvre, et je la ferai", elle prit la hardiesse de lui dire : « Seigneur, si c’est votre œuvre, donnez-en moi donc le signe : que le Saint Sacrement nous soit accordé, et vous, grand saint Joseph, employez-vous pour cela ». À la sortie de son oraison, elle écrit d’elle-même au Père Prieur pour le lui demander. C’est la seule fois, dit — elle, qu’elle agit d’elle-même dans cette affaire. Contre toute attente la permission est accordée.

Mère Mectilde laisse déborder sa joie dans une lettre à la comtesse de Châteauvieux (D.H., p. 187) : « Ma doublement vraie et unique fille, je vous viens dire bonjour dans un transport de joie très grand que je ressens dans le fond de mon âme, au regard de la possession aimable du Très Saint Sacrement de l’Autel. O ! que je me sens infiniment votre obligée, de m’avoir donné tout ce que le Paradis aime et adore, et qui est l’objet béatifique des saints ! Que de mystères pleins d’étonnement ! C’est à vous, ma chère fille, que je dois cet honneur et cette grâce... »

« De ces deux dernières visites divines, il en demeura à cette digne Mère, comme elle l’a confessé, d’admirables effets pour son âme, entre autres une occupation intérieure très élevée qui lui dura plus d’un an » (D.H., p. 161).

Le 25 mars 1653, l’abbé Berrant nous rapporte d’après le Père Guilloré, que « pendant la grande messe du jour heureux de cette première Exposition, la Mère Mectilde fut ravie en esprit dans le temps de la consécration ; elle vit à l’élévation de la sainte Hostie, la sacrée Mère de Dieu qui présentait ce nouvel Institut et toutes les âmes qui y étaient comprises, à Notre Seigneur Jésus Christ pour (en) obtenir la bénédiction, afin que par elle, ce petit nombre de victimes se multipliât au centuple. Notre Seigneur eut pour agréable cette offrande des mains de la Sainte Vierge et lui dit qu’il prendrait ses complaisances dans cet établissement » (p.102). C’est à cette époque que l’abbé Berrant situe le vœu que fit Mère Mectilde de ne jamais se plaindre, et l’acte suivant dont il cite la deuxième partie : « Prosternée... etc. » (p. 108). Le voici en entier d’après le D 55, p. 271 :

« Mon Dieu, je me sacrifie derechef et totalement à vous en Jésus et avec Jésus et par Jésus. Et comme l’offrande de moi-même est déjà faite, et par cela, j’espère, acceptée de Dieu par sa grande miséricorde, je demeure dans l’attente de l’accomplissement de ses desseins sur moi en qualité de victime de la divine justice pour le péché 29 , et même dans un désir extrême de l’heure aimable des souffrances par lesquelles il plaira à Dieu me consommer et m’anéantir comme une victime sur la croix de Jésus.

Prosternée aux pieds de mon Dieu et tout infiniment adorable au Très Saint Sacrement de l’Autel, je choisis aujourd’hui par votre miséricorde la grâce d’être en opprobre et abjection dans toutes les créatures, et ce pour votre amour et union de vous-même, et seulement parce qu’il vous plaît, et par obéissance à votre pur vouloir divin sur moi. J’accepte la mort humiliante et dans votre amour je la désire. Je ne veux plus prendre part à aucune créature, mais être traitée comme une abominable et une excommuniée 30. Voilà la résolution que votre pure grâce a mise en mon âme, ne pouvant rien que par la force de votre Esprit ».

Remarquons combien Mère Mectilde ne s’appuie pas sur elle-même en prenant une telle résolution, mais agit seulement « par obéissance à son divin vouloir ». C’est ainsi que Mère Mectilde s’enfonce toujours plus dans sa vocation et éprouve un attrait toujours plus grand pour le silence et le rien.

Le 3 mai 1653, elle écrit à Bernières : « Le silence et la solitude sont ma vie ! »... « Je commence à bien voir d’une autre manière que du passé le néant de toutes choses et le misérable amusement des âmes qui ne se rendent pas tout à Dieu... Mon âme semble ne vouloir plus rien en ce monde ni en l’autre que de se laisser toute à son Dieu et qu’il soit en elle selon son bon plaisir... (Boudon l’a soutenue et rassurée sur son état passé)... Je ne sais si je vais à la perfection dans l’état où je suis, je ne vois plus rien. Dieu, Dieu et il suffit, car je sais seulement qu’il EST » (811). Et le 20 mai à Roquelay : « Je ne fais que de me laisser à Dieu avec un esprit de complaisance à son bon plaisir... Je ne sais plus rien de la vie intérieure et je dirais, si j’osais, ce verset de votre cantique :

“Une très sincère innocence

me met toute à l’indifférence”.

C’est un grand repos que d’être bête... Priez Notre Seigneur qu’il me fasse taire et qu’il me tienne en solitude » (1718).

Bernières essaie de la confier au Père Lejeune [26], Mère Mectilde s’enquiert « s’il est homme d’oraison et de foi nue... Qu’il ne brouille pas, car il y a des docteurs qui défont ce que Dieu fait » et elle ajoute : « Je suis résolue de plus jamais rien écrire de moi, ni des faveurs, ni des grâces reçues... Écoulons-les en Dieu et demeurons nous-mêmes en Lui... Je ne veux plus rien être. Il faut que Dieu seul soit et que nous ne soyons plus. Autrefois j’ai dit ces choses, mais je crois que je n’en avais pas si bien l’expérience que je la goûte aujourd’hui » (Lettre à Roquelay, 22 juin 1653), (1049).

Le 9 août, nous apprenons qu’elle a encore envie de se retirer de la fondation (1747).

Le 2 septembre, grande lettre à Bernières. La direction avec le Père Lejeune ne marche pas, elle ne peut rien dire, mais elle est prête à essayer et obéir. De son état présent elle ne sait comment parler à Bernières : « Il y a quelque effet de miséricorde, mais il y a aussi beaucoup de misère, je me défie de tout, laissant tout à Dieu en Dieu... Une chose me rebute de parler de ce qui se passe en moi, c’est l’amusement où je vois quelques âmes en ce pays, et j’en connais qui consomment toutes leurs grâces à l’évaporer en remarques, en paroles et en écritures ».

Autre cause de son silence : elle ne sait pas si ce qui lui arrive est réel. Sur le moment, elle n’en doute pas, mais ensuite crains d’être trompée et donc préfère le silence et l’abandon. Donc pas besoin de directeur « qui soit après moi toutes les semaines »... « Ma paix est grande et ma joie intime, toutefois sans attache... Je me vois sur la terre quasi comme n’y étant point, et cependant je suis, avec ces dispositions, le néant, la misère et le péché même. Le moyen d’accorder tout cela ? C’est ce qui me fait taire ».

Elle est censurée par tout le monde. Le P 101, p. 345 raconte que pendant qu’elle était à l’hospice du « Bon Amy » elle fut persécutée par « un religieux ». « Cette persécution de ce religieux dont il est parlé ici dura plusieurs années, après lesquelles il vint voir la Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Aussitôt qu’elle fut avertie qu’on la demandait, elle se leva d’une grande vitesse, avec une joie extraordinaire qui paraissait sur son visage. Une religieuse lui demandant qui elle allait voir “Un des plus grands amis que j’aie au monde, répondit-elle, et si la modestie et les grilles ne m’en empêchaient, je l’embrasserais de tout mon cœur, tant je lui suis obligée, Dieu s’étant servi de lui pour humilier et détruire mon orgueil et mon amour propre”. En disant ces paroles, elle courut au parloir comme si elle eût volé. C’est la religieuse qui était présente qui nous l’a raconté ».

Elle écrit donc à Bernières : « J’avais une joie si extrême de ce que Dieu faisait son œuvre en détruisant mon orgueil et ma propre excellence que je ressentais un amour sensible pour tous ceux qui m’humiliaient... Ces petites rencontres, m’ont à ce que je crois, fait beaucoup de bien et je puis dire avec un peu d’expérience que Dieu nous fait une merveilleuse grâce quand il nous abandonne à la croix des humiliations, des souffrances, etc. Car je ne vais que de moment en moment : j’oublie tout, mais je ne m’oublie pas assez moi-même. Je ne fais plus d’austérités particulières, il y a longtemps que cet attrait n’est plus, ma générale pénitence, c’est d’être dévorée par la sainte et amoureuse Prouidence, d’être toujours disposée pour faire ce que Dieu veut ». « Les desseins particuliers de cette fondation sont admirables... Je suis un pauvre instrument pourri... » et elle termine : « Hé bien, mon très cher frère, je me suis bien épanchée aujourd’hui avec vous ! Mon esprit a produit plus que je ne pensais... » (745). Heureusement pour nous qui voyons mieux ainsi l’œuvre de la grâce en elle.

Le 25 novembre, Mère Mectilde écrit à Roquelay : « Votre silence me pesait un peu... » Le Père Lejeune ne la contente pas, elle préférerait Bernières. Elle parle de la fondation, s’en trouve indigne, est « dans son néant ». « Ce néant me tient lieu de tout : Dieu et il suffit. À Dieu, très cher frère, je vous prie, ne me laissez pas si longtemps » (743). Toujours ce même contraste savoureux.

Le 12 mars 1654, a lieu la pose de la croix où l’on remarque son visage tout rayonnant d’une joie surnaturelle. Anne d’Autriche fait la première amende honorable28

Mère Marguerite de la Conception nous a conservé un « Acte fait au moment du commencement de l’Institut, rue Férou. Mars 1654 ». Nous allons mettre ici (écrit-elle) un acte que la Mère Mectilde du Saint Sacrement a écrit de sa main et signé de son sang, qu’elle fit dans ce temps-là, qui est comme une rénovation de toutes les consécrations qu’elle avait faites à Notre Seigneur. Elle commence en ces termes :

« En l’union et par l’Esprit Saint de mon Seigneur Jésus Christ que je crois, que j’adore et pour lequel je veux mourir : moi, sœur Catherine Mectilde du Saint Sacrement renouvelle toutes les donations, consécrations, sacrifices et immolations de tout moi-même que j’ai faites dans ma vie passée à mon Sauveur Jésus Christ et à sa très Sainte Mère. Je les réitère de tout mon cœur, je les ratifie et les confirme par ce présent acte et par lequel je me rends (sans) réserve à Jésus. En foi de quoi j’ai signé de mon sang :

Sœur Catherine Mectilde du Saint Sacrement, religieuse indigne, victime de Jésus au Très Saint Sacrement et esclave de Marie sa très Sainte Mère.

“Loué et adoré soit à jamais le très Saint Sacrement de l’Autel” Jésus, Jésus, Jésus que j’aime et que je veux aimer en sacrifiant ma vie pour lui. Oh que je puisse mourir de l’amour de mon adorable Jésus ! Ainsi soit-il. Toute la grâce que je demande c’est d’aimer et de mourir uniquement pour Jésus. Jésus faites-moi la grâce que je puisse mourir de regret de vous avoir déplu et que je puisse mourir de votre amour. Rien en moi que pour Jésus. C’est ma volonté pour jamais.

Sœur Catherine Mectilde du Saint Sacrement, religieuse indigne » (N 248. p. 449).

Le 16 mars, nous apprenons que le Père Lejeune n’a pas encore approfondi ses dispositions... « Mon esprit est au comble de l’ignorance ». Elle a une espèce de rebut pour tout ce qui la tire du néant. « Au reste, je ne sais plus ce que c’est que dévotion, goût, ferveur, vous diriez d’un mort ou d’un insensible à tout, sinon à la sainte abjection, mépris et rebut des créatures »... Elle a le désir de se lier plus particulièrement aux opprobres de Jésus (Souvenons-nous de l’acte cité plus haut) : « Il faut se perdre sans ressource pour ne plus se retrouver. Il me semble que c’est là, où la main adorable de Dieu me conduit ». C’est bien ce que nous verrons.

Elle parle ensuite de la maison du Saint Sacrement : « Je n’ai jamais vu une affaire si détruisante... l’on me croit au comble de mes plaisirs et satisfactions, et j’y suis au comble de mon abjection... Voilà comment il faut être : crever de peine, de honte, de i m puissance et d’abjection, et que l’on vous croie dans la félicité. C’est mourir sans secours et porter sa peine dans le néant » (149). Le Seigneur a pris son offrande au sérieux.

Le 20 mars elle lui demande une lettre à défaut de visite. « Je usus supplie de m’aider à mourir parfaitement ». « Associez cette pauvre petite maison à votre saint ermitage et faites prier Dieu pour nous afin que nous puissions être tout à fait anéanties et n’être plus rien en nous pour être tout à Jésus et en Lui »... « Je me recommande à tous et les prie nous obtenir la grâce de silence, de retraite et de néant pour toutes les âmes qui viendront céans, car c’est l’esprit de la fondation » (1125). Elle a donc reçu une grâce « capitale » !

Voici maintenant l’installation de Notre Dame Abbesse qui lui donne une grande joie ; elle en écrit à Mère Dorothée le 28 mai 1654 : « Je ne trouve plus en moi la capacité de me réjouir de quoi que ce soit. Il faut pourtant excepter une chose qui m’a donné grande satisfaction : c’est qu’ayant fait faire une Notre Dame plus haute, sans comparaison, que moi tenant son enfant sur son bras droit, et de la main gauche tenant une crosse, comme étant la généralissime de l’Ordre de saint Benoît et très digne Abbesse, Mère et Supérieure de cette petite maison du Saint Sacrement, on nous l’apporta samedi veille de la Pentecôte. Je vous avoue que son abord me fit frémir de joie et de consolation, voyant ma sainte maîtresse prendre possession de son domaine ». « Il me semble que ma confiance passée s’est renouvelée en moi plus fortement que jamais » (L.I., p. 162), (1361).

Le 23 juin 1654 Mère Mectilde écris à Bernières : « ... Je tends à être toute anéantie dans le bon plaisir de Dieu qui est l’âme de mon âme et la vie de ma vie... Je ne veux plus rien attendre ni recevoir des créatures si ce n’est la contradiction ou le mépris... Il me semble que j’ai une plénitude de Dieu et une plénitude de misère. Voilà une grande contrariété et cependant cela ne me trouble pas, je ne m’afflige plus du tout de ce qui m’aurait fait peine autrefois » (1162).

« j’ai quelquefois des distractions dans le temps de l’oraison et de la sainte messe, et ces jours passés je voyais d’une manière ineffable comme Jésus répare dans le très Saint Sacrement. Cela fut bien étendu, et j’appris comme nous devions faire l’amende honorable que nous sommes tous les jours obligées de faire dans cette maison devant le très Saint Sacrement. Après, j’ai reçu encore une autre intelligence qui fait, ce me semble, de bons effets, où j’ai appris qu’il n’y avait que Jésus Christ digne des regards et de l’amour de son Père. Cela me porte à m’oublier moi-même et attendre que toute cette petite Communauté le fasse aussi, nous oubliant toutes et oubliant aussi les créatures pour être toutes occupées de Jésus Christ en la manière qu’il lui plaira » (Ibid.)

Encore une grâce « capitale » que l’on retrouvera dans la suite. Elle ajoute : « Le petit noviciat fait très bien ; il semble entrer dans l’esprit de saint Benoît qui est de mort et de séparation... Je vous recommande instamment cette petite troupe qui doivent être les victimes du très Saint Sacrement ». Encore deux thèmes qui feront fortune. Le 15 septembre elle réclame des lettres et se dit indigne de cette fondation.

Elle écrit à une religieuse de Rambervillers en 1654 : « Depuis quelque temps, je vois une espèce de béatitude à être rejetée, méprisée, crucifiée et maudite des créatures, et me semble que je ne serai jamais parfaitement à Dieu si je ne passe par là. Il plaît à Dieu m’y mettre au regard de plusieurs, mais non pas de tous. Ainsi le bonheur n’est pas accompli. J’avoue qu’il faut une très haute grâce pour le soutenir, mais ma confiance est dans la vertu et miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ. Il sait détruire et soutenir, et si vous entendez dire beaucoup de choses de moi, ne vous en étonnez pas... Laissons-le faire, tout ira bien et il ménagera notre sanctification au milieu des obstacles que la nature, les créatures et le démon nous dressent. Il me semble que l’âme ne peut plus prendre aucun plaisir sur la terre que dans le bon plaisir de Dieu ; dès aussitôt qu’on l’envisage, il calme tout, jusqu’au premier mouvement qu’il a la puissance de retenir. Apprenons à nous perdre. Soyons victimes en vérité et non en figure. Immolons nos vies, nos intérêts et nos sentiments au bon plaisir de Dieu. Préférons-le à tout 31 et prenons notre complaisance dans le renversement de nos desseins. Je vois que c’est une infidélité à l’âme de désirer quelque chose ; c’est à Jésus Christ de désirer pour elle et de former des desseins sur elle. Je n’oserais plus rien souhaiter. Il me semble que Notre Seigneur veut que nous demeurions plus en lui qu’en nous et que nous soyons plus agies de son Esprit que du nôtre. Commençons à vivre pour lui dans la pureté de son amour. Donnons-lui cette gloire, que le reste de nos années qui sont bien courtes, soient purement pour lui sans plus de retour sur nous, non pas même sur notre propre perfection » (L.I. p. 166), (2483). Après quoi elle déclare qu’elle n’a jamais vécu un moment pour Jésus Christ, mais pour elle et les créatures ! Nous nous permettons d’en douter, car cette lettre est bien l’écho de son expérience et de sa vie. Mais enfin, elle n’est qu’à la moitié de sa course (elle a quarante ans).

Le 26 janvier 1655 elle a encore un désir : elle écrit à Bernières : « Il me semble que la plus grande et la dernière de mes joies serait de vous voir et entretenir encore une fois avant de mourir, et autant qu’il m’est permis de le désirer, je le désire, mais toujours dans la soumission, car la Providence ne veut plus que je désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre pour tout retrouver en Dieu ». Quand on sait la véhémence des désirs de Mère Mectilde dans sa jeunesse, on voit le chemin parcouru.

Elle parle ensuite de son monastère « ce petit trou solitaire » et ajoute : « s’il m’était permis de me regarder en cette maison, je serais affligée de son établissement, me sentant incapable d’y réussir. Mais il faut tout laisser à la disposition diuine ». Elle le consulte sur son désir de ne s’appuyer que sur Dieu seul et ajoute : « Il me semble aussi que je n’ai point d’ambition de faire un monastère de parade. Au contraire, je voudrais un lieu très petit et où on ne soit ni vu ni connu de qui que ce soit. Il y a assez de maisons éclatantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la magnificence. Je désirerais que celle-ci l’honorât dans le silence et dans le néant ». Elle termine : « un mot, je vous supplie » (878).

D’après Collet, Bernières lui répond : « Ne doutez pas que je fasse mon possible pour aller vous voir cetété prochain afin de nous entretenir encore une bonne fois en notre vie, y ayant l’apparence que ce sera la dernière, soit que la mort nous surprenne, soit que l’incommodité de mes yeux ne me permette pas de faire ce voyage plus souvent... Je vous confesse que c’est la plus haute fortune qu’une créature puisse faire en la terre que de sortir de soi-même pour entrer en Dieu et y vivre de la même vie de Dieu, à l’image de Jésus Christ qui n’a d’autre support (suppôt ?) 32 que le Verbe divin, et dont la vie, par conséquent toutes les opérations, ont été divines. Si nous nous voyons jamais, n’attendez pas d’autre discours de moi que de vous déduire les merveilles d’une âme anéantie et qui ne subsiste qu’en Dieu seul, tant pour vivre que pour opérer. C’est le principe de la grandeur de nos actions. Pour arriver là, vous faites très bien de ne point chercher l’éclat ni la magnificence pour votre maison, et de ne mettre aucun appui sur les créatures. L’abjection, la pauvreté, la petitesse, le mépris, attirent plus Jésus Christ dans un monastère que tous les moyens dont la prudence humaine se sert » (P 101, p. 633), (C. VII, p. 24). Il faudrait s’arrêter à chaque mot de ce texte important, et l’on comprend la joie de Mère Mectilde à la lecture de ces lignes.

Nous pouvons placer ici un petit épisode qui fut soigneusement caviardé dans le P 101, où, à une certaine époque, on a tâché d’effacer ce qui regardait les relations de Mère Mectilde avec Bernières (serait-ce au moment où Rome a mis à l’index le « Chrétien intérieur » ?). Bref, voici, en résumé, ce que nous avons pu déchiffrer : Bernières est venu voir Mère Mectilde à Paris, les voilà tous deux au parloir, perdus en Dieu. Cet entretien dura plusieurs heures, si bien qu’ils en oublient de prendre leur repas, au grand désespoir de la Sœur tourière et de la Communauté. Ils étaient tous les deux plus ou moins en extase... Pourquoi s’en étonner ? Cela n’arriva-t-il pas à sainte Thérèse avec saint Jean de la Croix ? Et saint Benoît avec sa sœur Scholastique, n’ont-ils pas passé la nuit à louer Dieu ? Honnis soit qui mal y pense !

LES SEPT ANS D’ÉPREUVE.

C’est à peu près à cette époque que commence une période très douloureuse de la vie de Mère Mectilde qui ne se terminera qu’avec la retraite de 1661-1662. L’auteur du N 249, parlant de cette période, écrit :

« Pendant plus de sept ans, après l’établissement de l’Institut, elle porta des peines intérieures si extrêmes que son corps ne les pouvait soutenir. L’on crut souvent qu’elle en mourrait... Aussi elle a confessé depuis que la peine était pour lors si grande que selon les sentiments de la nature, elle aurait reçu en grâce très singulière la mort... Même il lui est échappé de dire à une de ses amies intimes que notre Institut était fait à la pointe de Pépée contre toutes les puissances de l’enfer qui l’avaient combattu sept ans durant, que les détresses mortelles qu’elle portait en esprit en ce temps étaient si épouvantables qu’elle appelait cela le poison infernal dont tous les jours elle en buvait à pleine coupe, disait-elle. C’est tout ce que nous pouvons en dire (car elle ne s’en expliquait pas) ».

Nous avons donc beaucoup moins de textes que du temps de la grande correspondance avec Bernières. Et l’auteur du N 249 ajoute :

« Mais il est certain qu’avec tous ces horribles maux et de corps et d’esprit, son visage ne fut jamais moins doux et son esprit moins quiet et agréable que pendant sa plus grande santé. Au contraire, dans ses entretiens spirituels en discours ou par écrit, c’était une fluidité de paroles, une clarté et netteté à s’énoncer, et surtout une onction si grande de grâce que tous ceux qui l’entendaient étaient dans l’admiration. Ils l’auraient été bien davantage s’ils eussent su les rudes états que son intérieur portait lors » (N 249, p. 68).

Nous pouvons suivre un peu cette période dans les lettres qu’elle écrivit à Mère Benoîte et à Mère Dorothée. Elle est malade depuis janvier 1657. En avril 1657, elle écrit à Mère Dorothée : « Si je considérais le poids que je porte, je serais abîmée de douleur ; mais autant que je le puis, je le laisse sur les épaules de Notre Seigneur et tâche de m’anéantir sous ses pieds. Mais c’est avec tant d’infidélité que j’en ai horreur et je vous supplie d’en demander pardon pour moi » (L.I., p. 170), (746). Elle fait allusion à son prochain départ pour la Lorraine, car les médecins lui ont ordonné les eaux, et elle a choisi Plombières. Elle passe par Nancy, Rambervillers, Épinal, et reste un mois à Plombières d’où elle écrit à Mère Benoîte le 24 juin : « I1 est vrai que vous êtes bien crucifiée, et j’espère que je le serai un peu avec vous, et toutes deux dans le silence, sans se plaindre à personne qu’à Dieu seul. Je ne doute point qu’il soit votre force, priez-le qu’il soit la mienne. Plus je considère les affaires, plus je vois d’embarras pour moi et dans l’embarras ma ruine, si Dieu n’a pitié de moi... Heureuse l’âme qui possède la solitude ! » (L.I., p. 172), (1595).

Le 21 juillet elle écrit encore à Mère Dorothée. Dans ces deux lettres elle manifeste le désir de retourner un jour en Lorraine : « Ma santé est assez bonne, mais sitôt que je clocherai, je ferai tant de bruit que l’on me renverra, et pour lors sera bien habile qui me retiendra à Paris (L.I., p. 174), (46).

Et le 18 août à Mère Benoîte : « Pour ma retraite (elle espère encore pouvoir se retirer de sa charge) je l’ai toujours fort à cœur, et espère que le temps viendra ou que la mort me retirera. Ma santé est bien ébranlée... mais cela n’est encore rien, il n’en faut pas parler » (L.I., p. 177), (95).

Le 17 octobre, elle écrit à Mère Dorothée et lui parle de la consultation qu’elle vient de faire avec les « serviteurs de Dieu ». Voici ce qu’en dit Collet : (accablée d’épreuves de toutes sortes) « elle perdit courage et résolut de quitter la France, de retourner en Lorraine et d’abandonner une œuvre qu’elle se jugeait incapable de mener à sa perfection. D’ailleurs, pensait — elle, la fondation étant achevée, les raisons qu’on avait alléguées pour l’obliger d’y prêter les mains n’existaient plus. M. de Bernières se rendit à Paris sur ces entrefaites. Elle le pria de conférer de ses doutes avec quelques-uns des plus saints et des plus éclairés serviteurs de Dieu qu’elle connût. Selon ses désirs, il choisit saint Vincent de Paul, M. Olier, ancien curé de Saint-Sulpice, M. Boudon et le Père Hayneuve..., jésuite. Les ayant réunis au parloir du monastère, il leur présenta un écrit où elle exposait l’état de son âme et les motifs de sa démission en ces termes :

« Nous supplions très humblement les serviteurs de Dieu que la divine Providence assemble ici, de nous vouloir donner leurs conseils selon les lumières que le Saint Esprit leur communiquera, sur cette maison et particulièrement sur ce que Notre Seigneur veut de moi au regard d’icelle, portant un grand désir de la remettre entre les mains de quelques âmes qui aient la capacité d’y établir la pure gloire de Dieu, me trouvant absolument incapable de le faire pour les raisons suivantes : la première est que je n’ai point les grâces, ni les talents nécessaires pour y agir de la manière qu’il faut ; la seconde est que me trouvant fort impuissante, stupide et ténébreuse, je ne puis m’appliquer sans violence d’esprit à la conduite, n’ayant que des ignorances extrêmes. Troisièmement, je connais par expérience que ma conduite n’y établira jamais le bien en sa perfection, n’ayant pas, comme j’ai déjà dit, ce qu’il faut pour cela, perdant la mémoire, mon entendement étant hébété et plein de ténèbres causées par un fond d’orgueil épouvantable qui est en moi et par lequel je suis toute opposée à Jésus Christ, cet orgueil faisant de si mauvais effets en moi que toutes mes opérations en sont corrompues. Je le crois la source de tous mes maux puisqu’il me rend indigne des miséricordes de Dieu pour moi et pour les autres.

Au regard de ce monastère, voici mes petits sentiments : premièrement je conçois un si grand malheur de faire une œuvre de telle conséquence qui ne soit point l’œuvre du pur esprit de Dieu, qu’il vaudrait mieux qu’elle s’abîmât dans le néant que de subsister un moment hors de cette pureté.

Le dessein de cette fondation étant très saint en apparence, il est fort à douter que l’excellence extérieure d’icelle n’épuise la grâce et la substance intérieure, à moins que Notre Seigneur y donne des sujets capables de la maintenir par une très grande fidélité.

La principale pensée sur ladite fondation a été de la recevoir pour un petit nombre d’âmes qui veulent se donner à Dieu sans réserve, oubliant la conversation avec les créatures autant qu’il est possible, les religieuses devant vivre en icelle comme des recluses ; l’on n’y devrait rien connaître que la vie et les états de Jésus Christ. Point de parloirs que pour la nécessité des affaires.

Le motif le plus important de ladite fondation est d’y vivre de la vie cachée et anéantie du Fils de Dieu dans le très Saint Sacrement selon les degrés de grâce d’une chacune, d’y être pauvres, abjectes, inconnues et rebutées par hommage et union à Jésus Notre Seigneur dans la sainte Hostie.

La difficulté étant de trouver des âmes assez généreuses pour entrer dans ces saintes dispositions, mon âme en souffre une douleur extrême.

Je souffre au regard de cette maison, tant d’amertume dans l’âme et des angoisses si crucifiantes que je suis dans un regret continuel de cet établissement et voudrais donner mille vies pour l’anéanti r s’il n’est pas dans l’esprit et dans les desseins de Jésus Christ et je prie ardemment les serviteurs de Dieu d’en examiner les circonstances et de voir si c’est l’œuvre de Dieu et ce qui se doit faire pour la mettre dans un état où il la veut pour sa gloire.

Pour moi, je confesse derechef qu’il m’est impossible d’y réussir, ayant toujours cru et assuré plusieurs fois que je ne ferai point le plus important de cette œuvre, et connu que je n’en avais point les talents, mon trait intérieur me portant à la solitude pour me rendre à Dieu, sortant du tracas des charges que j’ai exercées depuis plus de dix ans sans discontinuation, mon âme gémit sous le poids de mes misères et je crois ne me pouvoir sauver qu’en quittant tout et me retirant en profond silence et en lieu inconnu pour y faire mourir mon orgueil naturel duquel je ne puis me défaire et qui prend vie dans les grandes occupations. J’ai toujours cru que Notre Seigneur voulait que je me retirasse puisque j’ai fait, ce me semble, ce qui m’était donné à faire en cette œuvre et jusqu’à présent je n’avais point eu la liberté de la quitter, mais depuis quelques mois il me semble que je puis me retirer sans en porter aucun scrupule et mon âme a une pente si grande et si profonde à me jeter dans un trou caché, gardant un profond silence, que la seule pensée me donne une nouvelle vie. Je ne vois pas lieu de rendre à Notre Seigneur ce que je lui dois, ni de me sauver que par là.

Pour augmenter mon incapacité, j’ai perdu l’ouïe d’un côté et commence à être fort étourdie de l’autre.

Dans les affaires il me faut une si grande attention pour les comprendre que j’en souffre violence. Mon âme ne voudrait être captive de rien comme elle n’est capable de rien que de s’abaisser devant Dieu, gémir sa vie pleine de crimes, demander miséricorde et tâcher de me séparer du péché ».

Les arbitres, après avoir mûrement examiné, chacun en particulier ce mémoire, le discutèrent ensuite tous ensemble. Ils convinrent unanimement et déclarèrent que l’attrait de Mère Mectilde pour la solitude et ses projets de retraite n’étaient qu’une tentation ; que l’établissement était véritablement l’œuvre de Dieu ; qu’elle devait s’y consacrer toute entière et qu’elle résisterait à la volonté divine en l’abandonnant (P 101, p. 638 ; P 105, p. 363 ; D.H., p. 295), (C. VII, pp. 25-26), (2379).

Voici maintenant comme Mère Mectilde en parle à Mère Dorothée dans sa lettre du 17 octobre 1657 : « Il est vrai, ma très chère Mère, que nous avons fait consultation pour quitter cette maison, mais l’on ne nous a pas accordé notre demande. L’on me condamne d’y rester tant que les supérieures en disposeront : vous êtes mes supérieures, je suivrai toujours vos ordres le plus expressément que je pourrai ; je vous assure du moins que c’est ma volonté. Si vous saviez comme je deviens, vous auriez pitié de moi. Je n’entends quasi plus, et comme je suis sourde, je deviens aussi stupide ; vous diriez qu’on parle à une bête ; on voit cela et on ne me laisse pas quitter. Il faudra bien en venir là, si la Providence continue à me laisser devenir bête tout à fait, comme j’en prends le chemin. J’aspire à un petit trou, n’étant plus capable de rien, et ne crois pas pouvoir être totalement à Dieu que lorsqu’il me séparera de tout. Je suis trop faible pour être parmi les créatures, je m’y souille sans cesse, etc. Si ma surdité augmente, malgré le monde, il faudra me laisser aller. J’abandonne le tout à Notre Seigneur : il sait ce qu’il veut faire de nous ; il faut demeurer dans son bon plaisir et attendre ses ordres. Il me semble que par sa grâce je suis toujours prête. J’aspire sans vouloir déterminé, je désire et je meurs à tout désir. Ma toute chère Mère, c’est une belle et bonne chose de n’avoir plus de choix.

Voici six points que je trouve excellents, voyez s’ils vous agréent : 1° ne tenir à rien. 2° aimer l’abandon. 3° souffrir en silence. 4° vivre sans choix. 5° épouser la croix. 6° se conformer en tout au bon plaisir de Dieu. En voilà assez. À Dieu, jusqu’à une autre fois... Priez Dieu que je meure incessamment afin que lui seul soit notre unique vie » (L.I., p. 178), (2593).

Le 5 février, elle écrit encore à Mère Dorothée : « Mourons donc incessamment, chacune dans sa voie... Plus nous tardons à mourir, plus nous retardons la vie, le règne et la consommation de Jésus Christ en nous ». (L.I., p. 179), (156). C’est donc bien la mort pour la vie, et quelle vie : celle de Jésus en nous !

Le 21 mars 1659 c’est l’inauguration du monastère de la rue Cassette, et le 3 mai Bernières meurt. Mère Mectilde l’écrit à Mère Dorothée : « Ce grand saint est mort avant que de mourir, par un anéantissement continuel en tout et par tout, et nous pouvons dire de lui ce que dit l’Écriture : « Beati mortui qui in Domino moriuntur », « Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur » (Ap. 14, 13), (L.I., p. 182), (146). Et elle ajoute : « mourons incessamment, mourons toujours, car dès que nous cessons de mourir nous cessons de vivre » (L.I., p. 183), (146).

Voici un fidèle écho de l’enseignement du P. Chrysostôme rapporté par Boudon dans « L’homme intérieur » p. 241 : « O mort ! o mort donc qui vaut mieux que toutes les vies ! Que mon âme te désire incessamment le reste de mes jours que je ne veux plus être que des jours de mort. O Mon aimable Jésus que je ne vive plus que de cette mort afin que vous viviez uniquement en moi. O Que bienheureux sont ceux qui meurent dans le Seigneur ! »

Elle l’écrit aussi au frère Luc de Bray qui était alors à Rome, le 27 juin 1659 : « Cette mort qui me serait très sensible si je ne la regardais dans l’ordre du bon plaisir de Dieu, et ne le trouvais plus proche de nous que lorsqu’il vivait parmi nous ». Elle essaie de s’ouvrir : « Je suis plus seule que jamais, ne parlant à personne et me sentant portée à un grand éloignement de tout le monde. Sans doute c’est par pauvreté et par ma très grande abjection ; je suis infiniment au-dessous de tout le monde ; il me semble que je ne tiens plus de place dans qui que ce soit, et je voudrais bien être cachée en Jésus Christ dans le très Saint Sacrement de l’Autel. J’appauvris tous les jours et suis si rebutée de moi-même que je ne voudrais plus paraître. Mais, mon Dieu, il faut que je soutienne la charge que mes péchés m’ont attirée, et si j’en pouvais être quitte, je m’enfuirais dans le fond d’une solitude pour y apprendre à mourir. Je suis dans un état intérieur que je ne puis dire. Dieu seul le connaît. Je n’ai pas le pouvoir ni la capacité de l’exprimer... Il faut demeurer dans l’abandon nu et crucifié, quelquefois jusqu’à l’extrême » (1163, autographe). Elle espère pouvoir lui parler plus facilement s’il vient la voir, de retour à Paris, dans un an !

Le 31 août, elle écrit à Mère Benoîte une lettre de détresse : « Ma croix n’est pas encore finie ; il faut que je l’embrasse et peut être faudra-t-il que j’y meure. Je dois être hostie de Jésus Christ, qu’il me consomme selon la complaisance de son amour. Ce me serait trop de grâce de posséder la solitude que je désire et que j’ai toujours fort à cœur... mes péchés s’y opposent... et je meurs de n’être pas à lui comme je dois. C’est un enfer, au dire du bon M. de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus Christ, je veux dire qu’il soit privé de sa vie en nous 33. C’est ce que je fais tous les jours en mille manières. J’en suis en une profonde douleur et c’est pour cela que je gémis et que je vous prie et conjure de redoubler vos saintes prières... J’en ai un besoin si grand que je me sens périr. Ma très chère Mère, soutenez-moi, me voici dans une extrémité si grande que si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir... Donnez-moi votre secours, par la charité que vous avez puisée dans le Cœur de Jésus Christ, comme à une âme qui a perdu la vie et qui ne peut ressusciter que par Jésus Christ » (L.I., p. 183), (570).

Cette dernière phrase est très importante et s’éclairera pendant la retraite de 1662 par le texte : « Dieu tient l’âme dans la mort avant que de lui donner sa vie divine ». En ce moment, elle vit cette « mort » et commence à comprendre que Jésus Christ seul peut la ressusciter. Mère Mectilde continue (ceci est peut-être une deuxième lettre) :

« Je vous avoue que j’admire quelquefois comment je le puis soutenir, mais je vois que c’est la force divine de Jésus Christ qui fait et souffre tout. Il faut une patience étrange dans ces conduites... Quand il plaît à Notre Seigneur me laisser seulement approcher de l’ombre de la croix, hélas ! je suis à demi-morte, mais il la suspend au-dessus de moi et la soutient par sa vertu divine. Cependant je ne me saurais plaindre : aussi n’ai-je pas le mot à dire. Je demeure comme abîmée aux pieds de Notre Seigneur, le laissant faire ma ruine, ma destruction et ma consommation comme il lui plaît... Nous demeurons ainsi mourante sans mourir, souffrante sans souffrir, car en vérité je ne puis dire que je souffre. Tout ce qui était le plus fort à soutenir, c’est une effroyable destruction qui se fait au fond de l’âme : tout y meurt, tout y est perdu ; je ne sais où je suis, ce que je suis, ce que je veux, ce que je ne veux pas, si je suis morte ou vivante, cela ne se peut dire. Priez Dieu qu’il me fasse sortir du péché : je suis horrible devant ses yeux divins » (L.I., pp. 184-185), (570-1685).

Le 3 septembre 1659 elle envoie la « Messe mystique » à Mère Dorothée, pour son divertissement. C’est peut-être bien la « Messe mystique » de M. Quatorze30, que l’on trouve souvent recopiée parmi ses écrits, mais elle ajoute : « Si Notre Seigneur me donnait grâce et lumière, je l’étendrais un peu plus et le rendrais fort intelligible et très suave, car tous les jours et à tout moment nous la pouvons célébrer. Mais je voudrais dire quelque chose de plus, si Dieu le voulait, qui serait comme Jésus Christ est immolé incessamment en nous, et comme il y continue son sacrifice et nous sacrifie avec lui ».

Cela sera développé au cours de la retraite de 1662 et dans le « Véritable Esprit ». Textes bien préférables à celui de M. Quatorze. Puis, elle fait encore allusion à ses épreuves de santé et autres. « J’étais tuée de corps et d’esprit », et elle ajoute : « Croyez, ma très chère Mère, que la mort ne m’est douloureuse qu’à cause que Jésus Christ n’a point vécu en moi, et que c’est une chose effroyable d’avoir empêché sa vie divine de s’établir en moi. Oh ! quel enfer dans une âme quand Jésus Christ n’y vit point ! » (L.I., p. 186), (3007).

Le 15 septembre nous relevons encore dans une lettre à Mère Benoîte : « Je vous écris, ma toute chère Mère, sans autre liberté intérieure que celle que le néant me donne, et je me sens si indigne de vous occuper un moment, nonobstant les besoins où je me trouve, que si je suivais mon sentiment, je serais dans un silence perpétuel, même avec les serviteurs de Dieu, ne trouvant rien à dire dans l’abîme où je suis descendue et dans lequel je trouve la paix, la tranquillité et la joie au-dessus de moi-même. Je suis devenue bien plus petite que je n’étais, mais pourtant encore très éloignée de ce que je dois être et que Notre Seigneur veut de moi » (L.I., p. 187), (969).

Mère Mectilde continue donc sa route vers le Rien/Tout. Elle aspire toujours à la solitude et à être retirée du « tracas » (elle a été réélue en juillet 1659). « Je vous supplie, ne m’abandonnez pas. Je vous demande par grâce une neuvaine à l’Âme sainte de Jésus et à son très adorable Cœur, pour honorer toutes les douleurs intérieures et secrètes et qui sont encore inconnues, dont il a été navré et cruellement blessé en sa douloureuse Passion et qu’il continue d’être dans le très Saint Sacrement de l’Autel, quoiqu’il ne soit plus passible ni mortel. Je vous supplie de me faire cette aumône pour les adorer pour moi et y avoir la part que son amour et sa miséricorde m’y veut donner, quoiqu’infiniment indigne » 34.

Nous avons déjà rencontré cette dévotion à l’Âme de Jésus chez le Père Chrysostôme et chez Bernières. Ici, elle communie à sa Passion intérieure (voir aussi le chapitre IV du « Véritable Esprit »). Ceci est un indice de l’objet de sa contemplation à cette époque. Elle est appelée à avoir part à ces souffrances inconnues. (Les révélations du Sacré Cœur à sainte Marguerite Marie datent de 1672)

« Un samedi dans I'octave de Tous les Saints » 1659, elle reçoit une grâce particulière de la Sainte Vierge : « Je crois que c’est une manifestation intellectuelle qui lui laissa une joie et une liesse intime dans une pleine assurance et sentiment de bienveillance de la Mère de miséricorde ». Elle avoue que pendant sa vie elle reçut plusieurs fois de semblables grâces. Un autre jour, dans la même octave pendant la sainte Messe, elle reçut « une joie inénarrable que je ne saurais exprimer... C’est une paix au-delà de ce que l’on saurait dire, en un mot c’est une calme béatifique »... (2916). Voici donc un intermède.

Le 9 octobre 1660, nous retrouvons Mère Mec — tilde en route vers le rien. Elle écrit au frère Luc de Bray : « Tout va d’un bon air d’abjection pour moi et j’ose vous assurer que jamais je ne fus réduite dans la plus profonde abjection et petitesse... Je commence à voir clairement que j’ai toute ma vie abusé de la grâce et trompé les serviteurs de Dieu... J’aspi re au centre du néant » (P 101, p. 700), (2064).

Mais dans ce même mois, elle fait une petite retraite qui lui donne un peu de « respir ». Elle en parle à Mère Benoîte : « Il faut encore que je confesse qu’il me fait trop de miséricordes. Je suis au dernier jour d’une petite retraite que j’ai faite pour reprendre un peu de respir pour continuer ma course et me rendre aux desseins de Notre Seigneur qui veut que je marche dans la mort continuelle, que je demeure en lui et que j’attende tout de lui ; et cela me paraît si vrai qu’il me semble que je n’ai pas un bon mouvement que je ne le voie sortir de son Cœur divin. Je vois sa force et sa patience qui m’environnent et je suis toute surprise que dans les occasions assez fâcheuses à l’esprit humain, il retient tous les sens et fait un si grand calme dans le fond que l’âme en demeure toute étonnée : elle voit bien que ce n’est point son ouvrage ; enfin c’est son plaisir d’agir ainsi à l’endroit de la plus infidèle de ses créatures »... « Je vous dirais bien des choses si j’en pouvais prendre le temps. Mais j’espère que Notre Seigneur vous donnera quelque pressentiment de ce que je suis : je n’en sais rien moi-même, j’aime mieux me perdre et m’abandonner que de le connaître » (Octobre 1660), (L.I., p. 193), (2814).

Voici, à n’en pas douter, un petit début de « résurrection ».

Dès janvier 1661, Mère Mectilde est malade. Le 18 février, elle écrit à Mère Benoîte :

« Pour moi, il faut qu’en passant je vous dise que quoiqu’accablée dans de continuels tracas, je ressens d’une manière singulière la présence efficace de Jésus Christ Notre Seigneur. Certainement quand il lui plaît, tous temps et toutes occasions lui sont propres. Il opère ce qu’il veut et fait connaître à l’âme que son œuvre est indépendante, même au-dedans, et qu’il n’a besoin que de son amour et de sa toute-puissance quand il veut opérer souverainement.

Avec tout cela je suis plus que jamais plongée dans 1'abîme de mon abjection, car son ouvrage ne m’ôte pas cette connaissance et ce sentiment. N’en disons pas davantage ; mais pour 1'amour de ce même pur et divin Amour, priez-le qu’il fasse sa très sainte volonté en moi et qu’il se contente lui seul en toutes les différentes dispositions que sa divine Providence me fait porter.

Je ne sais qu’un secret dans la vie intérieure : c’est le cher et précieux abandon de tout nous-mêmes au plaisir de Dieu. Qu’il vive et règne lui seul et il suffit, sans nous réfléchir ni sur le progrès, ni sur les dons de Dieu, ni même sur notre éternité. Que le pur et divin Amour nous consomme comme il lui plaira, puisque nous ne som mes créées que pour lui seul... si vous voyez comme je suis dévorée, vous auriez pitié de moi. Le corps même n’y peut quelquefois subvenir. Mon Dieu, ma très chère Mère ; il me semble que Notre Seigneur veut que je me perde entièrement ; mais je suis encore toute pleine de moi-même et des créatures » (L.I., p. 195), (412).

Au mois de mai, Mère Mectilde est à toute extrémité ; c’est le dernier assaut, dedans et dehors, avant la retraite de novembre. Nous avons un bon témoignage de son état dans sa lettre du 20 juillet 1661 à Mère Benoîte qui est « la seule au monde » avec qui elle puisse encore parler.

« Il y a plusieurs mois que je suis tombée dans un état que je ne sais ce que ce pourra être, s’il sera bon ou méchant. Ce n’est pas toujours les occupations qui me privent de la chère consolation de vous écrire... mais il m’est survenu une étrange suspension des organes et puissances de mon âme, en telle sorte que mon corps en restait affaibli et me trouvant sans vigueur et quasi à la mort, me semblant qu’un souffle me pourrait ôter la vie. J’ai été fréquemment de cette sorte durant ce temps.

Quoique l’interdiction soit grande et que je n’ai d’usage que pour le nécessaire de mes obligations qui survenaient dans ces rencontres, mon âme avait en fond une occupation profonde non distincte, mais qui semblait dévorer et consommer quelque chose, quelquefois dans une paix et cessation si profonde qu’il n’y paraissait pas seulement, même dans le fond, un petit respir de vie... I1 faut que je meure aux secours, aux lumières et à tout ce qui peut donner le moindre appui. Cependant vous voyez que j’en cherche auprès de vous, ma très chère Mère. Il est vrai, et tout en le cherchant et le demandant, je le remets dans le Cœur adorable de Jésus Christ, voulant me tenir dans l’abîme où je suis suspendue, sans assurance de rien. Je puis dire dans l’apparence — selon le raisonnement — de tout perdre et de faire naufrage.

Si vous pouvez, ma très chère et intime Mère, prier Dieu pour moi, ne m’en dites que ce qu’il lui plaira. Il faut tout perdre, je le vois bien, mais la nature inférieure cherche à mettre le bout du pied pour avoir quelques respirs. Oh ! que la mort totale est rare ! Ce qui fait le comble de la croix, c’est que je ne vois point que ce qui se passe soit opération de Dieu. D’une part je crains la certitude, à cause de l’appui que j’y prendrais, et, de l’autre part, je vois tout perdu. Enfin je ne puis juger de mes dispositions ou états présents, sinon qu’ils seront ma ruine ou la résurrection de mon âme éternellement : ou grande miséricorde, ou grande justice.

J’adore dans le silence de mon cœur tout ce que Dieu en ordonnera. Je suis et ne suis plus. Vous seriez étonnée de me voir : à ce qu’on dit, je parais bien plus morte que je ne suis. Bref, ma très chère Mère, je ne sais plus que dire, je demeure quasi sans parole, je n’ai rien à dire, je suis abandonnée : il faut demeurer là, ne pouvant aller ni haut ni bas, ni de côté ni d’autre. Si l’âme savait qu’elle expire en Dieu, vraiment elle serait plus que très contente : mais elle ne sait où elle est, ni ce que l’on fait, ni ce qu’elle deviendra. Le seul abandon au-dessus de l’abandon est le soutien secret de l’âme... voici un échantillon de ma pauvreté, ma très chère Mère » (L.I., pp. 197-198), (293).

Nous ne pouvons que renvoyer au chapitre XII du « Véritable Esprit » : « Dieu tient l’âme dans la mort avant que de lui donner sa vie divine », qu’elle écrivit au cours de sa retraite de 1661. La seule différence entre ces deux textes c’est que l’un est écrit pendant l’épreuve et l’autre après.

Mère Benoîte tâche de la réconforter dans une lettre datée du 21 novembre 1661 (a-t-elle tant attendu ? Où est-ce la réponse à une autre lettre ? Pourtant elle paraît bien répondre à celle de juillet... ou est-ce dû à la « Poste » de ce temps-là entre la France et la Lorraine ?).

"... J’adore en Jésus Christ et par Jésus Christ la hauteur et la profondeur des desseins que Dieu son Père a sur les âmes : il faut que son règne soit accompli et le vouloir de ses divines complaisances ; il me semble que votre état de mort est effroyable et capable d’ôter la vie au corps, à moins d’un miracle ; ce qui m’étonne est que votre état a peu d’intervalle, car l’expérience nous apprend qu’après cet état de mort, le corps est quasi épuisé de ses forces. J’avoue que Celui qui fait mourir fait revivre notre faiblesse par la puissance de sa très sainte main. Laissons-nous perdre dans les abîmes de sa conduite adorable et de ses miséricordes infinies. L’abandon parfait d’une âme n’empêche pas que l’on ne cherche pas un peu à se soulager ; il est vrai que quand il plaît à Dieu, l’on ne trouve pas de soulagement au ciel ni en la terre. Il faut donc mourir et être ensevelie en celui qui prend son triomphe de gloire dans la mort de ses créatures. Bienheureux mille fois les morts qui sont passés et trépassés en Jésus Christ qui est notre pure vie » (L.I., p. 199), (805a).

Entre temps, le 1er novembre 1661, Notre Seigneur demande à Mère Mectilde une « victime totalement perdue ». Elle décrit elle-même dans un long texte l’état extrême de cette vocation extrême. Elle cherche sans la trouver, cette victime parmi les Sœurs de sa Communauté. Elle crut un moment que cette victime était Anne de Béthune, abbesse de Beaumont-Lez-Tours avec qui elle eût une correspondance assidue. Mais l’abbesse mourut avant d’arriver au point où Mère Mectilde s’efforçait de l’entraîner. Pour ses filles, et pour ses biographes, c’est clair : cette « victime » était Mère Mectilde elle-même, car en la décrivant elle fait son propre portrait. Durant les grandes épreuves de la fin de sa vie, une de ses filles le lui rappellera, elle s’en trouvera trop indigne !

Victime totalement perdue et abandonnée au bon plaisir de Dieu pour porter l’effet de cette qualité de victime

(Écrit de Notre Mère)

« Je ne sais par quel moyen je pourrai réussir à contenter Notre Seigneur qui semble me presser de lui donner une hostie sur laquelle il puisse faire les impressions de sa sainteté pour réparer les profanations qu’elle reçoit en son divin Sacrement par les impies. J’ai jeté les yeux sur toute l’étendue de ce monastère et je n’ai su sur qui arrêter ma vue quoique toutes les âmes qui y sont semblent lui être immolées à cet effet. Il est vrai, elles le sont, mais celle que l’on demande est un surcroît, d’autant que Jésus Christ la veut pour se l’unir à lui-même dans son état d’anéantissement et d’hommage à la sainteté divine pour en porter avec lui les effets selon l’étendue de sa grâce en elle, sans laquelle aucune âme n’est capable de la soutenir pour peu que ce soit, voire même en la plus petite partie.

O. divin Jésus, s’écriait mon âme, choisissez-vous à vous-même cette hostie victimée à votre sainteté profanée. Vous me la demandez et vous savez que je n’en puis trouver si vous-même ne l’amenez dans le lieu destiné à les y préparer. Mais que désirez-vous de si particulier en cette victime par-dessus celles qui vous sont dans ce lieu sacrifiées ? Vous voulez, ô divin Jésus, une âme toute séparée d’elle-même et des créatures, toute dépouillée et toute anéantie, capable de porter les états que vous avez portés durant votre très sainte vie, et que vous portez encore dans ce mystère divin. Vous voulez qu’elle soit tellement abandonnée à votre divine et très sainte volonté que vous en fassiez tout à votre plaisir, sans retours, sans plaintes, et sans jamais se lasser d’être hostie avec vous, plongée dans un abîme de douleurs, de peine, d’amertume, d’angoisse, d’agonie et de mort, tellement remplie de désolation que l’on puisse dire d’elle ce que les prophètes ont dit de vous-même : “l’homme de douleur” ; sans secours sensible d’aucune créature ni de vous-même, portant un état de rigoureuse privation, de soustraction, de ténèbres, d’impuissance, de captivité, de délaissement extrême, et si j’ose dire, de réprobation, et tout ceci par union à Jésus Hostie à son Père et victime du péché pour la gloire de la sainteté et justice divine. O Mon Dieu, où trouverons-nous une âme qui vive dans une perte non d’une année ou de quelque temps, mais de perte éternelle, sans ressource pour elle-même, demeurant ainsi abîmée dans la volonté divine et dévouée à son bon plaisir, qui en fera sa complaisance éternelle, et cela pour toujours, sans relâche, sans retour et sans appui.

Il faut une âme pure, touchée d’un trait de grâce toute singulière pour entrer et porter ces états ; il faut être dévorée par la sainteté divine en la manière qu’il lui plaira faire son opération. Il faut qu’une telle âme se résolve de tout perdre, les secours et consolations humaines des créatures, qu’elle s’assure qu’elle en sera le rebut et le mépris très sensible, et peut-être très cruellement traitée, voire même jusqu’à la persécution. Il faut qu’elle ne sache plus où poser son pied ni reposer son chef sur la terre, et que toute agonisante sur la croix, elle y expire avec Jésus hostie et victime à la sainteté divine.

Qui sera l’âme fortunée et million de fois très heureuse qui remplira ce dessein amoureux et infiniment adorable de Jésus, qui sera cette généreuse prostituée et toute perdue dans la volonté divine de Jésus hostie et victime ? O quel bonheur, quelle grâce, quel avantage, quel honneur, quelle gratification ! O mon divin Sauveur, permettez-moi de vous dire que vous voyez une troupe de victimes en ce lieu qui vous sont dévouées par un ardent désir de réparer votre gloire. Choisissez vous-même celle qu’il vous plaira appliquer à votre sainteté d’une manière si particulière, et qui soit comme l’objet sur lequel vous imprimiez et insinuiez plus précisément votre divine ressemblance de victime. Nous voilà toutes à vos pieds. Faites votre élection selon votre bon plaisir, et la remplissez de la plénitude de la grâce de ce sacré état où votre bonté la veut établir, et si aucune ne vous agrée pour ce singulier et très auguste dessein, prenez celle qu’il vous plaira et la placez en ce lieu afin qu’en elle vous ayez une double complaisance, mais plutôt, ô divin Jésus, appropriez-vous toutes les âmes de cette maison en la manière la plus intime qu’il vous plaira, et en faites autant de pures et de véritables victimes de votre sainteté, profanée dans l’hostie. Elles s’y vouent et s’y consacrent toutes par la parole de mon cœur qui la verse dans le vôtre, et spécialement celle sur qui de la troupe sainte vous voulez vous appliquer par dessus toutes. Car je vois que c’est votre particulier dessein, et que c’est le sujet qui me presse et m’empresse. Qui est celle-là qui se donnera à moi dans les dispositions que je viens de dire, ou du moins dans une sainte et sérieuse résolution par grâce extraordinaire de ferveur et d’abandon, par amour pur et union à Jésus Victime, se donnera librement, volontairement, pleinement, absolument, cordialement, constamment et éternellement à moi pour que j’en fasse, par la puissance qui m’en est donnée de Jésus, mon hostie, et que comme telle, je la présente à Jésus Christ le Saint des saints, pour rassasier son désir et lui donner le plaisir en ce lieu d’avoir une victime_ singulière en l’état et en volonté de tout souffrir, tout soutenir, et de mourir éternellement sans relâche pour l’amour, gloire et louange à sa sainteté divine. Je vous supplie, mon adorable Seigneur, de donner mouvement à celle que vous voulez qui vous soit de cette sorte immolée, de venir me rendre le vœu de son cœur et que je vous en fasse l’hostie que vous me pressez de vous donner, et que je voudrais pouvoir acheter au prix de mille vies, pour votre pur amour et entière satisfaction.

Ceci est une petite expression de la victime que Notre Seigneur a demandée ; c’est un petit crayon de son abandon, pour être la proie du plaisir de Jésus Christ au divin Sacrement.

Il y a environ vingt-six ou vingt-sept ans le jour de la fête de tous les Saints de l’année 1661 que Notre Seigneur demanda une victime totalement perdue et abandonnée à son plaisir pour porter l’effet de cette qualité de victime » (1157).

RETRAITE

Mère Mectilde continue donc à être très malade. C’est une véritable agonie. Reprenons le récit du N 249 :

Comme à la fin cette horrible peine l’avait réduite aux derniers abois, ses religieuses firent de nouveau appeler les médecins qui ne manquèrent point de lui ordonner toutes sortes de remèdes, ni cette patiente Mère ne manqua pas non plus de les faire fort exactement quoiqu’elle fut bien assurée qu’ils ne lui feraient que du mal, parce qu’elle savait bien que sa maladie, dont elle ne voulait pas s’expliquer, ne procédait point d’une cause naturelle ; mais elle voulut obéir aveuglément à sa Communauté qui l’en priait avec instance, ignorant ce qui se passait... (Au bout de ces traitements) les médecins la trouvèrent tellement empirée qu’ils la condamnèrent à n’en relever jamais... et comme elle vit cela, elle ne laissa point échapper l’occasion de faire une retraite, de quoi elle avait un grand désir, en ayant demandé à la Communauté le consentement sous prétexte de se préparer à la mort, quoiqu’en son âme, elle ne croyait point trop ce que disaient les médecins, puisqu’elle était fort assurée qu’ils ne connaissaient point du tout son mal, mais elle ne demandait pas mieux que de s’al l e r unir à son véritable Médecin qui saurait bien autrement la guérir que ceux de la terre, et sa Communauté y consentit à la fin, quoiqu’avec bien de la répugnance pour le désir qu’elle avait de la servir dans ses maux et de ne la point perdre de vue pour le peu de temps qu’on leur disait qu’elles avaient à la garder, mais le grand respect qu’elles avaient toutes pour elle fit qu’elles y donnèrent les mains. I1 est vrai qu’elles commençaient de s’apercevoir déjà de quelque chose de sa vraie maladie et de juger que ce remède lui serait le plus propre de tous.

Ainsi elle y entra le 21ème de novembre, jour de la fête de la Présentation Notre Dame 1661, et n’en sortit que la veille de Notre Dame de février 1662, et y recouvra en effet une parfaite santé, parce que, comme nous l’avons su depuis, dans sa retraite Dieu lui changea sa voie et lui ôta cette étrange peine intérieure qui la tuait et qui lui fut enlevée, dit-elle un jour, comme qui lui aurait ôté un casque de dessus la tête, et son tempérament premier fut si parfaitement rétabli que quand ses religieuses la virent, elles furent tout à fait surprises de la trouver ainsi rajeunie et refaite ; même depuis ce temps-là Dieu lui a continué une santé très forte, parce que cela était nécessaire à sa gloire à cause qu’elle n’eût autrement pu agir à l’établissement de la congrégation qui l’a obligée de faire plusieurs voyages et porter de grands travaux ; et ce fut dans cette retraite qu’elle fit l’écrit suivant qui ne sortit pas tout d’un trait de sa plume comme les autres, mais à diverses reprises parce que, pour consoler ses filles à qui une si longue absence ennuyait fort, elle leur envoyait de fois à autre quelques feuillets pour leur servir d’entretien et de consolation spirituelle, et leur donner part en même temps, avec une bonté de vraie mère, des dispositions qu’elle portait dans sa chère solitude, comme cela il s’est trouvé bien plus long que les autres (N 249, p. 61).

Suivent les « feuillets » de cette retraite :

1. Dieu ayant fait ce monastère... D.H., p. 128), (334).

2. Quand je considère... (D.H., p. 135), (2562).

(On retrouvera ces deux textes dans les deux premiers chapitres du « Véritable Esprit », remaniés, mais non notablement changés).

3. Suite de la même retraite : O quel abîme !... (D.H., p. 139), (2424).

(C’est le chapitre XII du « Véritable Esprit » : « Dieu tient l’âme dans la mort avant que de lui donner sa vie divine ». C’est la description de sa propre expérience « pascale », qui nous fait un peu entrevoir quelle est cette vie divine, achetée par une telle mort. On pourrait en faire un commentaire ligne à ligne à partir de tout le chemin parcouru jusqu’ici).

4. Voici encore une suite de la même retraite : « De la vie cachée en Jésus Christ » (D.H., p. 142), (485).

(C’est le chapitre XI du « Véritable Esprit »).

« Pour consoler ses filles »... parmi tant de sublimités, elle savait aussi glisser des billets pleins d’humour, au goût du temps, dont voici un échantillon :

« Épître à la Communauté de Paris pour les divertir dans une retraite qu’elle fit de six semaines.

« Je ne suis pas encore au pays des morts, quoique ces jours passés on parlait d’y faire voile. Je ne sais si le vent nous sera bon. Je ne sortirai pas des frontières de l’Arabie Heureuse sans prendre, par un mot, congé de mes compagnes et surtout de mon vice-roi dont les assurances que vous me donnez qu’il est satisfait, me console merveilleusement. Commandez partout de notre part que l’on continue, et que j’en saurai gré à mon retour à. celles qui n’y auront pas manqué.

La santé est admirable en ce pays, l’air qu’on y respire fortifie le cerveau. Néanmoins celles qui l’ont fort affaibli, je ne leur conseillerais pas d’y venir. 11 y faut de bons estomacs. Mais quoi qu’il en soit, vous diriez que c’est mon air natal.

C’est une contrée où il y a mille sortes de fruits, mais par malheur mon estomac n’en peut point digérer. C’est pourquoi je les souhaite aux délicats qui aiment les choses exquises. J’ai toujours mangé également, jusques ici on ne parle point de nous retrancher les vivres. Ils sont en ce pays plus abondants qu’en France. Je conseillerais à ceux qui y meurent de faim d’y venir. Il est vrai qu’il faut y avoir des amis pour s’y introduire. Pour moi, j’y suis venue à la faveur d’une Dame de mérite qu’on y reconnaît la Toute Puissante. Elle domine sur les Etats du Roi. Personne ne lui ose contredire. Si quelqu’un s’adresse à vous pour y venir, dites-leur de ma part qu’ils envoient des messagers à cette Grande Princesse, et qu’il n’y a pas moyen d’y subsister que sous sa souveraine protection.

Au reste, j’ai ri de tout mon cœur quand vous me dites que les tambours manquent à ma suite, et que c’est pour cela que j’ai demandé des bâtons. Au pays où je suis, les tambours n’y sont point en usage, on n’y entend que des sons harmonieux et qui ne sont point composés d’instruments musicaux dont on use à Paris. Il faudrait un temps pour en faire une description plus entière.

Le panier postillon ne peut différer de partir, il est retenu plus qu’il ne faudrait, dans une autre rencontre, vous aurez de mes nouvelles.

Je salue d’affection toute la compagnie.

Aux lieux Hérauts » (N 255 p. 478) (1207).

Mais revenons au N 249 où la rédactrice cite une lettre à la comtesse de Châteauvieux écrite durant cette retraite :

« Je ne puis différer davantage la consolation que je prends de vous demander de vos chères nouvelles ; vous verrez en cela que je ne suis point morte, non certainement je ne le suis point, au contraire, il me semble que je prends vie et qu’au lieu d’être occupée de la mort, je suis appliquée à aimer. Je ne puis penser au passé, encore moins à 1' avenir. Mon âme ayant rencontré son Dieu à l’entrée de sa solitude, elle s’y est liée d’une telle sorte qu’elle n’a pu encore entreprendre d’autre pensée. Il faut qu’il me serve de tout et que son amour fasse ma préparation pour la mort, car je n’y puis nullement réfléchir. O très chère, que je vois par expérience que si les âmes se laissaient à Dieu, qu’il leur serait toutes choses. Il les soutiendrait et les substanterait de lui-même et de ses ineffables miséricordes. Oh ! que la solitude est désirable, puisqu’elle nous fait posséder Dieu plus pleinement et avec moins d’ombrage ; elle est, si je ne me trompe, le centre de mon âme et la santé de mon corps. Je m’y porte très bien jusqu’à présent, nous n’espérons pas moins de la suite » (N 249, p. 202).

« Je vous avoue que j’aurais un très ardent désir que Dieu seul soit en moi et en toutes choses. Demandons bien la perte et la ruine totale de nous — mêmes, car Dieu ne vit en nous qu’à mesure que nous mourons à nous. Hâtons-nous donc de mourir pour ne plus retarder un bien si grand. Et si vous me demandez en quoi il faut mourir, je vous dirai : en tout. Vous le verrez plus distinctement dans le petit livre du Mantelet de l’Époux où vous apprendrez les diverses sortes d’habillements dont il faut se dépouiller. L’adorable Providence en fournit mille rencontres à l’âme qui voudra être fidèle. Combien de petites occasions de douceur, de condescendance, d’humilité, de soumission ! Combien de sacrifices dans une journée ! Tout cela avance notre mort. Mais le coup qui nous ôte la vie ne peut être donné que de Dieu même. I1 faut l’attendre avec une prodigieuse patience, souffrance et profonde humilité, nous en estimant très indignes, mais nous confier en sa bonté sans empressement. Ce sera quand il lui plaira.

Nous ne vivons par pour nous-mêmes (Rom. 14, 7), aussi ne devons-nous pas mourir pour nous-mêmes » (1102), (suite de cette lettre d’après le N 256, p. 131. Elle serait à citer entièrement).

Elle écrit de même à Madame de Rochefort [31], avec qui elle parlait « plus à cœur ouvert qu’à toute autre, leur liaison étant très intime » : « Je suis entre la vie et la mort, sans me pouvoir occuper de l’un ni de l’autre. Je suis entrée en retraite par le sentiment de M. Bertot pour me préparer à bien mourir, et je ne suis à rien moins appliquée : toute ma capacité semble se vouloir fondre et consommer en Dieu sans pouvoir faire de retour sur le passé ni mettre ordre au présent. Il faut vivre et mourir de cette sorte, ce qui fait que je ne puis juger si ce sera pour ce coup que la main toute puissante de Dieu tranchera le fil de cette languissante vie » (P 101, p. 706), (L.I., p. 398), (cité par l’abbé Serrant p. 127).

« Il me semble que je me suis vue en ma retraite comme Moise sur la montagne, d’où on lui fit considérer la beauté et l’étendue de la Terre Promise sans y entrer. Hélas ! j’ai bien sujet de croire que mon sort sera à peu près semblable et que je n’aurai eu dans ma solitude que quelque faible connaissance des beautés du ciel, en suite de quoi je pourrai recevoir un commandement de mourir sans entrer dans cet heureux séjour, et en cela Dieu fera justice, ayant trop abusé de ses grâces ; après tout, je suis prête à la mort et je ne puis rien dire ni faire que de demeurer en respect et en amour. Si la main de Jésus Christ me fait mourir en mon désert, il fera un coup de justice et de miséricorde, et ma destruction me sera agréable, pourvu qu’il y trouve son bon plaisir » (cité par Giry, p. 25). (On peut voir comment le parallèle entre Moise et Mère Mectilde a été « interprété » par Hervin p. 415 : Moise sur le mont Nebo est devenu Moise sur le Sinai » !).

Dans une autre lettre à la même, elle parle ainsi :

« Je prie Notre Seigneur qu’il soit votre divin Maître et qu’il grave au fond de votre cœur les leçons de son Pur Amour. C’est lui seul qui le peut faire efficacement, et moi je dois demeurer dans mon néant où parmi les morts je me vois comme ensevelie sans espérance de vie que la pure bonté de Jésus Christ qui est la seule et unique Vie. J’adore ce Verbe divin anéanti sous la figure d’un enfant (nous sommes au temps de Noël) et caché sous la sainte hostie, comme une source de vie de laquelle dépend notre résurrection et hors de laquelle il n’y a que mort et enfer éternel. Il me semble que nous devrions avoir une singulière dévotion à Jésus comme Principe et Source de Vie, et que nous devrions nous tenir incessamment en cet état de mort en sa sainte présence, afin qu’il nous spire un petit mouvement de sa Vie divine. Oh ! que cette vie est adorable et efficace ! Un moment de cette vie en nous vaut mieux que tout ce qu’il y a de grand au ciel et en la terre. Je voudrais que nous en fussions bien persuadées afin que nous eussions plus de fidélité à mourir, car cette précieuse vie ne vient en nous qu’après la mort de notre propre vie. Mourons donc, et mourons avec plaisir, puisque cette mort nous cause un bien infini en son excellence et en sa durée. Ayez cette charité pour moi de prier Notre Seigneur qu’il consomme toute la malheureuse et impure vie de moi-même, afin de faire place à sa Vie divine par laquelle seule il reçoit des hommages purs et saints de nous » (P 101, p. 709), (207), (cité par Berrant p. 129).

Tout ceci serait à confronter avec le chapitre XII du « Véritable Esprit », et particulièrement la fin de ce chapitre qui nous livre, à n’en pas douter, l’expérience décisive de cette retraite.

Voici donc Mère Mectilde « passée en Jésus Christ comme en la source de sa vie » et ce « germe ou fond de vie » qui demeure en elle « n’est autre que Jésus-Christ lui-même. Ce n’est point une grâce ou participation de quelque faveur, il faut dire que c’est Jésus Christ lui-même qui est dans ce fond misérable, comme vie et centre de vie, mais vie essentiellement vie. Je dis “Vie” et ne puis dire autrement parce que je n’ai pas de terme pour mieux exprimer ce que je comprends » (2424). Elle est « heureusement ressuscitée », par la pure bonté et miséricorde de Jésus Christ. « Cette vie divine est sans prix, et elle n’est achetée que par la mort ». À ce point, on peut dire que c’est une grâce exceptionnelle, mais ce n’est rien d’autre que la mort/vie pascale où nous a plongés notre baptême et qui s’approfondit à chaque communion, afin d’être vécue dans l’humble quotidien. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus Christ qui vit en moi » (Gal. 2, 20).

Mère Mectilde écrivait à sa chère comtesse, quelque peu épouvantée devant ce chemin si radical de mort universelle : « Ma chère fille ne vous rebutez point sur cet état de mort totale de soi-même. Ce n’est point l’œuvre de la créature, mais l’œuvre de la main toute puissante de Dieu qui y fait entrer l’âme à mesure qu’elle se dépouille et qu’elle se désapproprie de tout ce qui occupe et qui remplit son fond. C’est l’état pur et saint que vous avez voué au baptême. C’est celui qui nous fait cesser d’être ce que nous sommes pour faire être et vivre Jésus-Christ en nous » (A.S. = Une amitié spirituelle au grand siècle, p. 228), (2258).

Cette résurrection coïncide, ô paradoxe ! avec ce qu’elle nomme « état d’anéantissement ». Voici ce qu’elle en dit dans une relation de retraite : « Aujourd’hui en mon oraison et tout particulièrement après la sainte communion, j’ai eu lumière sur l’état d’anéantissement que je compris mieux que je ne peux l’exprimer. Il me semble que c’est une grâce, laquelle dénuant l’âme d’elle-même, la revêt de Jésus Christ d’une manière spéciale et que le même Jésus Christ demeure en elle, il y est présent par union intime et devient ensuite le principe de ses actions et de sa vie. J’eus l’intelligence de ces paroles de saint Paul “Je vis, mais non pas moi, c’est Jésus Christ qui uit en moi”, lesquelles décrivent naïvement l’état d’anéantissement, car si Jésus Christ vit en nous, il faut qu’il y soit présent d’une présence d’union que sa grâce opère quand il lui plaît. Il faut que l’âme en soit prévenue passivement, et alors elle doit cesser d’agir par elle-même, laissant faire l’Esprit de Jésus Christ qui vit en elle » (B.N. 19693, p. 278), (418).

Ceci nous rappelle bien des pages de M. Olier (pour ne citer que lui) qui a si vivement vécu cette transformation après de terribles épreuves. 35

Même du temps de Mère Mectilde cette doctrine du « Rien » avait du mal à passer, et notre rédactrice du N 249 en fait cette glose :

« Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas. C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâce et par des infusions de lumières : par conséquent l’esprit humain n’y saurait voir goutte pour les comprendre par lui-même. Ce Rien dont notre Mère parle avec tant d’admiration, se trouve de cette nature. C’est sans doute un dépouillement de l’âme effectué par la grâce qui la met en nudité et en vide pour être revêtue de Jésus Christ et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter. Mais nous pouvons dire encore que la nature par elle-même ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su du rien faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre où il la peut mettre » (copie du manuscrit de Tourcoing, p. 33).

Il ne s’agit donc pas d’une « néantisation » ni d’une « mutilation » de notre nature, mais d’une transformation qui à la fois dépasse et accomplit notre être en le faisant passer dans le domaine divin, but de sa création et de sa rédemption dans le Christ.

À partir de cette « résurrection » le ton de la correspondance change, il ne sera plus guère question que des affaires de l’Institut ou de la destinataire. Ses conseils spirituels sont adaptés à chaque personne et jaillis de sa propre expérience. Son dynamisme et son intrépidité, guidés par l’Esprit Saint, l’emportent et emportent ses correspondantes à travers la mort en toutes choses vers le saint abandon et la pureté de l’amour divin. Son amour du très Saint Sacrement éclate et le terme de victime résume de plus en plus l’essentiel de sa vocation : don total à Jésus dans l’Eucharistie pour participer à tous ses « états », lui être « associée » en sa qualité de victime « pour la gloire de Dieu et le salut des hommes ». Entrer dans son sacrifice avec ses dispositions, car c’est ainsi seulement que l’on peut réparer sa gloire offensée dans l’Eucharistie. Il est le seul et unique « réparateur » (cf. Bérulle et l’École française. Cochois, p. 90). L’adoration perpétuelle, signe et moyen de cette union continuelle à Jésus Eucharistie, n’a de valeur que si toute notre vie tend à être une union à sa vie « eucharistique » d’adorateur du Père et d’intercesseur pour les hommes. Et sa propre vie nous envahira vraiment si nous sommes fidèles à mourir sans cesse à tout ce qui fait obstacle à cette vie é nous. Toute notre tendance doit être de « devenir des Jésus Christ ». « La communion est la consommation de l’Institut », mais il la faut faire saintement.

Bien sûr, Mère Mectilde n’est pas au bout de son chemin, et si la comtesse de Rochefort fait allusion à sa « résurrection », elle se récrie dans une lettre datée de Pâques 1662 : « Il me tarde de vous entretenir pendant qu’il me semble avoir la liberté de parler ; vous savez que je ne la possède pas toujours et que souvent je suis dans un silence de mort. Ce n’est pas que je sois ressuscitée, hélas, nenny ! mais j’ai vu un petit brin du bonheur de l’âme qui ne vit que de Jésus, en Jésus. Je ne sais s’il me sera possible de vous l’exprimer ». (P 101, p. 709), (cité par l’abbé Berrant, p. 128).

Nous verrons dans le « Véritable Esprit » qu’elle a eu la grâce d’en dire quelque chose, bien que, chaque fois, elle proteste de n’en pouvoir rien dire, et cela se comprend : certaines expériences sont au-delà de toute explication. Cependant elle avait un don pour parler des choses de Dieu, et de ces années 1661-1662 datent nombre de conférences remarquables dont certaines sont reprises dans le « Véritable Esprit ». Il faudrait un volume pour en explorer les richesses, sans parler de sa correspondance où on ne peut que glaner.

Mais reprenons son itinéraire. Ici commencent les douze ans qui vont la conduire au mariage spirituel.

DEUXIÈME GRANDE ÉTAPE

LES DOUZE ANS ET LE DOUZIÈME DEGRE D’HUMILITÉ

Le moine « conscient à toute heure

du fardeau de ses péchés,

se voit déjà traduit

au redoutable jugement de Dieu...

Il parviendra bientôt à cette charité divine qui dans sa perfection

chasse dehors la crainte...

alors il agira par amour du Christ...

sous l’action de l’Esprit Saint »

(R.B., 7, 64. 67. 69).

Mère Mectilde « terrassée » sous le poids de la divine justice, parviens à l’union parfaite avec le Christ, dans l’Esprit.

TERRASSÉE

Les biographes de Mère Mectilde signalent bien des grâces reçues au cours de ses mystérieuses maladies. Ainsi l’abbé Berrant nous rapporte que « Le 9 janvier 1663... la Mère Mectilde se trouva mue intérieurement de prier Dieu qu’il la terrassât comme il avait fait le grand Apôtre, afin qu’elle n’eût plus le malheur de s’opposer à son domaine sur elle, s’étant donnée en même temps à la divine justice pour en porter les effets en la manière qui donnerait le plus de gloire à Dieu : une secrète confiance qu’elle sentait alors lui faisait attendre avec quelque sorte d’impatience le jour de la conversion de saint Paul, dans l’espérance que Notre Seigneur lui ferait quelque grâce par les mérites de ce grand saint. Ce jour étant arrivé, elle redoubla ses instances : étant à l’oraison elle sentit une grande inquiétude par tout le corps, avec une défaillance si excessive qu’il lui était presque impossible de se tenir l’espace d’un “Miserere” en une même posture. Elle ne laissa pas d’aller communier et ensuite l’action de grâce, de faire la lecture dans la chambre commune ; mais son mal augmentant d’un moment à l’autre l’obligea de quitter le livre pour se mettre contre terre, lui étant impossible de se soutenir, ce qui ayant effrayé ses filles, elle s’efforça de les rassurer ; mais elles la prièrent de trouver bon que le chirurgien qui était alors dans la maison, la vit pour en juger, lequel lui ayant touché le pouls, il la trouva très mal et dit qu’il la fallait saigner au plus tôt. S’étant mis en devoir de le faire, dans le moment qu’il piqua la veine, elle vit une ombre qui lui fut représentée comme si c’eût été l’ombre d’une main divine qui passait sur elle, et se sentit percer le cœur de même que si on lui avait passé une épée au travers du corps. Ce coup fut si puissant que la violence de la douleur jointe au poids terrible dont elle se sentit opprimée lui ôta le sentiment et la connaissance. On ne peut être plus mal qu’elle ne fut sans mourir.

Pendant le temps qu’elle demeura sans parole et sans connaissance, elle se trouva comme écrasée sous le poids de la divine justice en sorte que depuis ce moment l’impression de son néant et du domaine que Dieu a sur sa créature a produit des effets d’abaissement intérieur et extérieur où elle a été le reste de sa vie. Étant revenue à elle, on la mit au lit où elle demeura tout le temps de sa maladie dans un accablement et anéantissement universel : à peine pouvait-elle prononcer une seule parole. Le ressentiment du coup lui demeura longtemps, souffrant les mêmes douleurs que si elle avait eu une véritable plaie.

Elle souffrit de corps et d’esprit des maux qu’on ne peut exprimer, et sa seule consolation en cet état était de se faire lire le Livre de Job. Elle disait quelquefois agréablement à la Mère Anne du Saint Sa-crement32 : “Ma Mère, l’orgueil est abattu !” (...) Tout ce qui s’est passé dans cette maladie lui avait fait tant d’impression que dix-huit mois avant sa mort elle en dit quelque chose à une de ses plus proches parentes, ce qui fit juger que l’impression lui en était resté toute sa vie » (Berrant, p. 131).

Le 16 juin 1663, elle écrit à la comtesse de Châteauvieux : « Mourons tous les jours pour nous apprendre à bien mourir » (1 Cor. 15, 31) ; le meilleur moyen c’est d’être fidèle à conserver en son intérieur la présence de Jésus Christ et de suivre les sacrés mouvements qu’Il nous donne... Pour ma santé, elle est entière » (97).

Le 28 juin 1664, elle écrit à Mère Benoîte : « Jésus soit l’unique vie de nos cœurs ! C’est l’unique souhait que nous devons faire... C’est la joie des cœurs qui n’aiment que sa pure gloire de le voir agir en souverain. Mon Dieu, ma très chère Mère, que ne règne — t-il partout dès à présent, sans résistance de la part de ses créatures ! Ce serait le paradis sur terre. Mais Jésus continue sa vie cachée et captive dans la plupart des âmes, dans lesquelles il n’a pas la liberté d’opérer selon son amour, et cela est affligeant. Priez-le, ma très chère Mère, que je ne sois pas de ce nombre, qu’il vive et règne en nous par l’adorable Eucharistie. Oh ! que ce mystère est grand et peu connu des hommes ! Je m’étonne que tout le monde ne s’occupe à le considérer et à en expérimenter les effets. Quelle union ineffable ! Pour moi, je ne demande point d’autre grâce que de porter en moi les effets de ce divin mystère : tout s’y renferme et Dieu même ne peut rien faire de plus à notre faveur » (L.I., p. 207), (193).

Dans cette année 1664, le P 101 (p. 746), nous fait assister à une scène qui ne manque pas de saveur et que les hagiographes ont parfois défigurée : « Dans le temps dont nous parlons, (vers Pâques 1664), il fut donné un avis important à la Mère Mectilde pour le communiquer à la Reine Mère, de laquelle il devait sans doute être fort bien reçu ; mais comme elle n’entreprenait jamais rien qu’elle n’eût consulté le Seigneur, elle fit d’instantes prières pour connaître sa divine volonté. Dans ces dispositions, il arriva qu’un soir, pendant l’examen après Complies, elle fut ravie en extase et vit Notre Seigneur Jésus Christ au très Saint Sacrement de l’Autel, comme dans un trône avec deux cercles, l’un plus éloigné dans lequel il semblait renfermer tout le monastère pour le séparer du monde par cette espèce de clôture, le second qui était auprès de Notre Seigneur contenait seulement les religieuses qu’elle voyait toutes ramassées dans ce cercle autour du Fils de Dieu, comme des brebis à l’entour de leur pasteur qui les aime et les caresse ; et elle entendit le très aimable Seigneur qui disait : » Je suis le Roi des Filles du Saint Sacrement et ma mère en est la Reine ». Elle comprit aussitôt que Dieu ne voulait pas qu’elle donnât cet avis, qu’elle prit appui dans les grands de la terre, mais qu’elle se reposât absolument sur le soin de son amoureuse Providence pour tout ce qui regardait cette Maison. Elle s’y rendit si fidèle que la Reine étant venue peu de jours après au monastère, elle ne lui en dit pas un mot. Elle n’avait pas de peine à suivre le conseil du Prophète en se déchargeant sur le Seigneur du poids de toutes ses affaires *36, et d’attendre de sa main libérale ce qui était nécessaire pour la subsistance de son troupeau.

Mais, pour achever ce que nous avons commencé, cette vision durant trop longtemps, une religieuse, se doutant que cette favorite du ciel était au festin de son Maître, la tira par sa robe et la fit revenir pour donner l’eau bénite, selon la coutume ; qui avait été retardée de plus d’une demi-heure à ce sujet ».

Si nous comprenons bien la « pointe » de la parabole, c’est le Seigneur qui a donné une petite leçon à Mère Mectilde, tentée de trouver appui du côté de la Reine. « Que vas -tu chercher Anne d’Autriche ? C’est moi le Roi, et c’est ma Mère la Reine... » pourrait-on traduire. Et ce n’est pas la première fois de sa vie, ni la dernière, que le Seigneur lui donne des leçons d’abandon et de confiance.

La nuit, faisant l’adoration, elle fut terrifiée par un vacarme extraordinaire, et Jésus : « Pourquoi crains — tu ? Je suis avec toi. De quoi te mets-tu en peine, petit avorton ? Est-ce ici ton œuvre ? N’est-ce pas la maison de Jésus et de Marie ? » (P 101, p. 639).

Au moment de la fondation de Rouen, tandis qu’elle disait : « Seigneur, je n’ai pas d’argent, donc je n’irai pas à Rouen », I1 lui répond encore : « Petit avorton, t’ai-je jamais manqué ? »

Les hagiographes ont cru bon de gommer la « leçon » de Jésus, et supprimer le « petit avorton » et le « tu ». Merci à Monique des Anges et à Mademoiselle de Vienuille de nous les avoir conservés (F.R. p. 32, P 101, p. 875).

TOUL

Mais reprenons notre histoire. 1664 est l’année de la fondation de Toul. Dès le 8 décembre 1663, la sainte Vierge lui avait donné l’inspiration de cette fondation qui fut très laborieuse. Mais nous n’en retenons que l’aspect « intérieur », selon notre propos.

En août 1664, Mère Mectilde écris à Mère Bernardine (qui se trouve à Toul) : « Il faut bénir Dieu de tous les événements contraires, comme de tout ce qui réussit à nos souhaits. Je vous assure, ma très chère Mère, qu’il faut toujours être prête à voir tout périr et renverser, et l’on ne peut avoir de vrai repos que dans le renversement et dans les contradictions. Abandonnons tout à la divine Providence : Dieu sait bien ce qu’il veut faire : s’il ne veut rien, j’en suis contente. Sa divine volonté soit triomphante en tout et partout... Ayons patience, ma très chère Mère, et nous tenons fermes à l’ordre de Dieu pour le vouloir en sa manière et non selon notre esprit » (L.I., p. 212), (509).

Et le 12 août de la même année : « Pour répondre à votre chère lettre, ma très chère Mère, par laquelle vous me témoignez le déplaisir que vous avez du renversement du prétendu établissement de Toul, je vous conjure de ne vous fâcher de cela ni d’autre chose qui me doive affliger. Je ne sais si c’est la grâce ou la stupidité qui opèrent, mais rien ne m’a surprise ni affligée... Croyez-moi, je ne fais jamais une affaire que je ne sois toute prête, avec la grâce de Notre Seigneur, d’en voir le renversement. C’est ainsi que l’on me fait marcher, et c’est ce qui me tient en repos quand les coups arrivent.

Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne autant de tranquillité qu’Il m’en donne sur ces deux sujets qui, selon la raison humaine, seraient insupportables, mais qui, dans l’ordre de Dieu, sont pleins de mystères qu’Il nous fera connaître un jour. Que si nous regardons l’affront qui nous en revient, hélas, ma très chère Mère, nous n’avons encore rien souffert en comparaison de Jésus Christ... Mais tout est dans la main du Seigneur. “S’Il est pour nous, qui sera contre nous ?” (Rom. 8, 31). Il ne faut point se rebuter. Si nous avons le cœur droit, ne nous affligeons de rien, laissons faire Dieu » (L.I., p. 213), (2501).

En octobre 1664, elle écrit une longue lettre à la Mère Anne du Saint Sacrement qu’il faudrait citer en entier : « Je ne crains point : « Si Deus pro nobis, quis contra nos ? » (Rom. 8, 31)... Je ne sais d’où vient que notre bonne comtesse (de Châteauvieux) est si mal satisfaite de cet établissement, sinon que Dieu lui fait faire pénitence de l’avoir voulu faire pour détruire celui de Rouen. Il faut bénir Dieu de tout !... Je commence à voir que dans la souffrance et dans la douleur on enfante les monastères de l’Institut, et non autrement. Mais la joie d’y voir adorer le très Saint Sacrement nous paiera bien de nos peines... Prenons donc courage et bénissons Dieu en tout et partout ; n’ayons rien au cœur que son amour et en la bouche mille louanges : « Quoniam bonus... » (Ps. 105).

« Je m’attends à passer ma vie dans la contradiction, soit que je fasse des établissements ou non. C’est ma portion pour le reste de mes jours. Le pain d’abjection ne me manquera pas, d’autant qu’il me faudrait une suffisance angélique pour remplir dignement la place que j’occupe et je suis la plus misérable de toutes les créatures. Tout ce que je vois et expérimente me confirme de plus en plus qu’il faut tout attendre de Dieu seul... Au milieu de tous ces tracas et persécutions, Notre Seigneur m’a toujours tenue en sa sainte main, sans permettre que ma paix soit altérée un moment... » (P 101, p. 760), (L.I., p. 214), (2355).

RÉPARATION

Le 8 décembre 1664, elle fait la première amende honorable à Toul. Elle en écrit à Mère Anne du Saint Sacrement : « Que ne puis-je mourir de douleur et de regret des affronts que je fais à mon Dieu ! O Jésus comment me souffrez-vous ? Chère enfant, je vous appelle au secours, gémissez et réparez pour moi. Je sors de notre cérémonie où j’ai fait la première amende honorable avec une humiliation si profonde et si grande que je ne la puis exprimer. O mon Dieu, que j’en ai de sujet ! Je n’en dis pas davantage, mais je loue Dieu et le bénis de ce qu’il fait son œuvre sans nous et qu’il n’a besoin de personne “quoniam bonus”. Demandez miséricorde pour moi afin que mes péchés n’attirent point l’ire de Dieu sur la terre. Voyez, chère enfant, l’état où je suis. Mon Dieu, mon Dieu, sauvez les pécheurs et faites régner votre divin Fils ! » (L.I., p. 217), (P 101, p. 765), (1047).

Elle reprend les mêmes pensées dans une longue lettre à Mère Benoîte de la Passion le 12 décembre : « L’humiliation me vient toujours en partage, aussi bien après que l’œuvre est faite comme auparavant. J’en remercie Notre Seigneur et usus supplie d’en faire autant pour moi. La honte, l’opprobre et la contradiction sont mon partage et je me sens si confondue devant Notre Seigneur que je ne sais où me mettre. Son très saint nom soit éternellement béni ! Je suis indigne de le faire honorer... Je n’ambitionne qu’une chose, c’est de mourir de douleur pour les outrages que mes péchés ont fait à Jésus mon Sauveur et ceux de mes frères les pécheurs... » (Rom. 9, 3). (L.I., p. 218), (2547).

Mais voilà une éclaircie : elle écrit le 15 décembre à Mère Anne du Saint Sacrement : « Depuis quelques jours Notre Seigneur m’a fait la miséricorde de me tenir plus près de lui et de me rendre certaines petites vues de Lui et de sa conduite qui me soutenaient du passé et qu’Il m’avait suspendue dans nos grandes contradictions... Je ne puis assez l’adorer, bénir et remercier : aidez-nous, je vous en conjure » (L.I., p. 221), (P 101, p. 768), (2327).

Mère Mectilde racontera plus tard, en 1697, qu’un jour « faisant la réparation, il y a plus de vingt ans (était-ce ce jour-là ?), j’avais quelques petits mouvements extraordinaires qui faisaient que j’étais fort touchée, autant et plus de mes propres péchés dont j’a-vais la vue présente, que de ceux des autres, me trouvant donc fort peinée intérieurement en (la) vue de mes péchés qui m’étaient d’un grand poids, et comme je craignais de communier dans cet état, ne sachant plus que faire de moi, tant j’étais désolée, me voyant si misérable et si chargée de péchés, il me fut dit intérieurement : “Puisque tu as percé ton Dieu, que tu l’as outragé, que tu lui as fait des plaies par tes péchés, fourre-toi dans ces même plaies que tes péchés ont faites, tu y trouveras ta guérison, ton salut et enfin tu trouveras la vie dans ce qui t’avait donné la mort”. Celles de dessous les pieds de Notre Seigneur est mon attrait. On y peut toujours demeurer parce qu’on y est caché, séparé, et que Notre Seigneur nous y souffre et prend plaisir à nous y voir ».

(Une sœur lui demande : « et celle du côté ? »). « On peut y aller aussi quelquefois, mais pour y demeurer toujours il faudrait des âmes bien épurées et bien séparées d’elles-mêmes et de tout le créé, car c’est une fournaise qui veut tout consommer. Il faut aimer du pur amour ou l’on n’y peut demeurer » (2303) et (1947).

À propos de la plaie du côté, nous pouvons relever cet aveu, encore dans un « Entretien familier » (2374) :

« Pour arriver à cet état bienheureux (où dans son néant on trouve Dieu) il faut se dépouiller de tout — quand je dis : tout, je ne réserve rien. Oui, il faut se dépouiller aux pieds de Notre Seigneur, à ses pieds, non dans son Cœur, on ne peut entrer dans le Cœur divin, que l’âme ne soit toute dépouillée. C’est donc aux pieds de ce divin Sauveur que l’on met bas ce que l’on possède, puis l’on se coule doucement dans son Cœur où l’âme se trouve unie sans apercevoir comme cela se fait ».

Souvenons-nous que, lorsqu’elle était encore annonciade, Marie l’a invitée à entrer dans la plaie du côté de son Fils (p. 17) et nous verrons comment elle est « passée » dans ce Cœur adorable en 1697 (p. 184).

Mais revenons à cette journée de « réparation » où Jésus l’a invitée à entrer dans ses plaies, car nous avons la prière qu’elle composa à la suite de cette grâce. Donnons-en du moins quelques extraits : (...) « O excès, ô bonté, ô amour infini, ô charité trop grande ! ô mon Sauveur, vous souffrez que mes péchés vous f as — sent d’innombrables blessures sans vous plaindre ! et après avoir navré ainsi votre humanité sainte, vous me dites d’entrer dans ses douloureuses et délicieusement amoureuses ouvertures pour y trouver un asile et mon lieu de défense contre la juste colère de votre Père ; et comme si vous étiez insensible à vos propres douleurs, vous me dites si amoureusement que je demeure dans vos sacrées plaies, que je me cache dans ces cavernes divines 37 que je m’y tienne comme perdue... O excès, ô amour ! voilà le langage que vous tenez à l’âme criminelle qui devrait la noyer dans les larmes d’une sincère contrition et d’un amour dévorant le cœur et la vie ! O. Jésus, vous êtes le Sauveur des pécheurs, vous êtes celui à qui je dois tout ! Faites-moi la miséricorde de ne sortir jamais de ces adorables blessures que mes péchés et votre amour vous ont faites. Que mon âme y soit si profondément plongée qu’elle n’en puisse jamais revenir, que là votre précieux sang la purifie, et que votre amour la consomme en vous pour ne plus paraître hors de vous. Amen » (Mg 7, p. 636).

PARIS

Mère Mectilde s’en retourne à Paris en 1665. Elle sait que mille tribulations l’attendent, mais cela ne trouble ni son intrépidité, ni son action de grâce. Elle en écrit à Mère Benoîte : « Je ne vous puis dire, ma très chère et intime Mère, combien je suis obligée à l’infinie bonté de Dieu. Si j’avais pu vous entretenir, je vous en aurais dit quelque chose, mais Il ne l’a pas voulu : son saint nom soit béni ! ... Je voudrais bien vous dire quelques petites choses de cette fondation, mais je n’ai pas assez de loisir. C’est assez de vous dire que c’est la sacrée Vierge qui l’a faite pour son Fils, et qu’elle est consacrée à l’honneur de son âme sainte et de toutes les opérations du Verbe en elle et de ses retours adorables vers lui. Priez cette âme sainte, ma très chère Mère, qu’elle soit l’âme de notre âme et qu’elle nous tire dans ses sacrés anéantissements : c’est l’état qu’elle a toujours porté sous les opérations du Verbe éternel » (L.I., p. 223), (1121).

Ici Mère Mectilde situe la source et le modèle de l’anéantissement, à la manière de Bérulle 33 dans celui de l’âme sainte de Jésus à l’égard du Verbe. Pensée que l’on retrouve dans un écrit du « Bréviaire » (418), une lettre à un serviteur de Dieu (2133) et plusieurs autres écrits.

« Il ne vivait que du Verbe de Dieu pour nous ap-prendre à ne vivre que de Lui ». Voici donc un « anéantissement » bien positif. « Anéantissement par plénitude », disait Bérulle.

Nous donnons ici quelques textes sur ce sujet fort important :

« Le Fils de Dieu qui nous doit servir d’exemple et à qui nous nous devons conformer en tout, qui seul, comme homme a dignement servi Dieu, qu’a-t-il fait ? “exinanivit semetipsum”. Il s’est anéanti d’un anéantissement qui ne se peut concevoir. Pour laisser régner en lui la divinité, il a été l’homme le plus anéanti de tous les hommes et jamais personne ne le peut être si fort, ayant perdu le “suppôt” humain. Je ne puis dire ce que je voudrais, et je viens à la pratique de ce parfait néant que je vois en ce divin Jésus, qui rend à son Père toute la gloire qu’il mérite par cet anéantissement où il demeure en sa présence dans une soumission parfaite et respect à tous ses ordres dans un état d’hommage et d’adoration, dans cet esprit de mort et de victime en la présence de Dieu, qui honore sa grandeur parfaitement, et sa sainteté et souveraineté » (Mg 6, p. 42).

« Il faut que vous soyez comme une capacité de Dieu : c’est-à-dire que nous soyons tellement conformes aux volontés de Dieu en nous et sur nous, que nous n’ayons plus d’autre volonté et d’autre désir que ceux de Jésus, par une soumission si entière à ses conduites sur nous, quelles qu’elles soient : soustractions, crucifiement, contradictions, toujours soumises, comme à proportion que l’Humanité de Notre Seigneur a été adhérente à la divinité : que notre âme soit une capacité de Dieu par la soumission entière et déiforme 38 à tout ce qui sera de son bon plaisir » (Mg 4, p. 182).

« Il me semble que Notre Seigneur veuille dans notre petite retraite nous communiquer quelque part de l’anéantissement parfait où la grâce peut élever une âme fidèle dès ce monde icy ; parce que dès la première oraison il nous fut représenté la manière que la divine Sagesse a gardé au mystère de l’Incarnation en détruisant et en anéantissant la subsistance humaine et terminant par la Personne du Fils cette nature humaine dénuée, et ainsi accomplissant cette merveille si profondément cachée en Dieu jusqu’alors, et faisant qu’un homme fut Dieu, menant une vie divinement humaine, d’où arrive que le moindre regard, soupir, parole, la plus petite action et la plus légère souffrance de Jésus-Christ est divine et d’un mérite infini.

« Quand l’âme découvre cet admirable secret, elle entre dans des admirations qui ne se peuvent exprimer, de cette nouveauté si étrange qu’un Dieu soit homme, qu’il soit le frère des hommes, quoique chétifs et misérables, qu’il vive et qu’il meure : l’âme est contente puisqu’elle a de quoi glorifier infiniment Dieu en la personne de Jésus Christ, c’est pourquoi elle désire vivre continuellement en Lui, par une union très étroite, et être toute perdue et abîmée en Lui, car le plus grand de ses désirs et la grâce après laquelle elle soupire, c’est celle-là ; mais grâce qui ne peut être accordée que dans l’anéantissement et par le dénuement parfait d’elle-même, par participation à celui de la nature humaine en l’Incarnation.

« Pour devenir Jésus Christ par grâce, il faut que la grâce nous fasse entrer dans la privation de nous — même correspondante à celle qui se passa à l’Incarnation à l’égard de la nature humaine par l’union hypostatique qui deuint le principe de sa vie et de ses actions et qui lui fit mener une vie divine et ineffable : car Jésus Christ ne vivra jamais en nous dans la perfection de sa grâce, qu’elle ne nous anéantisse aussi d’une manière inconcevable et qu’elle ne devienne heureusement pour nous le seul principe de notre vie et de nos actions. Il n’appartient qu’à la nature humaine de Jésus Christ d’avoir le Verbe divin pour suppôt, mais il est donné au parfait chrétien qui entre dans le dénuement parfait de soi-même, que Dieu soit la source de sa vie.

« C’est cet état que je conçois et que je ne puis exprimer. Il est pourtant totalement nécessaire, et l’âme y doit avoir sa principale attention, c’est-à-dire d’être anéantie à elle-même et vivante en Jésus Christ et par Jésus Christ seulement. En cette disposition, l’Esprit divin la possède, lui donne les mouvements et les conduites pour tout ce qu’elle a à faire et à souffrir conformément à ses desseins, de sorte qu’elle n’est pas, c’est Dieu qui vit en elle, mais d’une vie intime et profonde et si cachée qu’elle ne se découvre que par lumières particulières.

« Le dénuement de la nature humaine dans l’in carnation n’est opéré que par l’union immédiate de Dieu ; et c’est la foi qui lui procure ce bonheur incomparable. Dieu qui est essentiellement lumière et amour ne vient à l’âme que par une lumière amoureuse qui est la foi... C’est un divin rayon obscur, mais néanmoins d’une splendeur admirable qui met l’âme en possession d’une connaissance divine de toutes choses et son écoulement est la source de la pure oraison...

« Notre Seigneur après la communion imprimait en mon âme quelque connaissance et quelques effets de l’état susdit et que c’était le premier effet de ce sacrement admirable dans les âmes... là, l’âme anéantie puise dans sa source...

« Le fond de l’âme étant anéanti par l’union amoureuse à Jésus Christ, cet état porte l’âme à toutes sortes d’anéantissements intérieurs et extérieurs, c’est-à-dire dans la privation des lumières humaines, des conduites de notre esprit... dans la mortification, dans la pauvreté, le mépris et la croix. Enfin ce fond anéanti par grâce, comme nous avons dit, engendre et produit Jésus Christ en nous, nous faisant mener une vie conforme à la sienne. C’est le principal effet de la grâce chrétienne que cet anéantissement et c’est l’unique voie pour tendre à la perfection de l’amour.

« Cette grâce donc, autant que je la peux comprendre, est une communication spéciale et abondante de Jésus Christ en l’âme, c’est une assistance particulière de son divin Esprit qui la possède et y fait sa demeure. L’union qui s’en suit est étroite, anéantissant l’âme en elle-même et la faisant vivre toute en Dieu, par rapport de la vie de l’âme de Jésus Christ dans le Verbe et du Verbe dans l’Humanité sainte, et c’est en ceci que consiste la parfaite imitation de Jésus Christ. La plupart des âmes s’appliquent à l’imiter en faisant des actions semblables aux siennes, souffrant et opérant comme lui : mais tout cela est extérieur, si l’on n’entre dans la manière dont il opérait et vivait en la terre, savoir par la conduite et union du Verbe 39....

“Ces paroles : ‘A meipso nihil facio ; opera Patris facio semper’ me furent fortement imprimées dans mon oraison, et reçu, il me semble, éclaircissement sur celle qui me donnait à connaître le progrès admirable de l’Humanité sainte au regard de la divinité ; et que l’âme, par rapport, doit entrer dans une manière d’opérer semblable. C’est là aussi où elle puisera la grâce pour mener une vie toute unie et anéantie en soi-même. Car comme chaque mystère de Jésus Christ a sa grâce et influence particulière, cet assujettissement de l’Humanité sainte au Verbe opère beaucoup de grâce en l’âme qui contemple et s’y unit en foi” (B.N. Ms. Fr. 19.693, pp. 218-291), (418).

Le mardi de Pâques 1665, Mère Mectilde écrit à Mère Bernardine une lettre où affleure son expérience profonde : 15 avril 1665 :

“Je ne puis mieux commencer ma lettre que par les sacrées paroles de Jésus ‘Pax vobis’, la paix de Jésus soit en vous, règne en vous et demeure éternellement avec vous !

C’est cette paix que Jésus donne à ses disciples et qui est la marque ou un effet de sa glorieuse résurrection. Quand Jésus donne sa paix à une âme, il lui donne son Esprit, il lui donne son amour : c’est une grâce merveilleuse d’avoir cette paix qui calme le trouble de nos intérieurs, qui chasse les craintes, qui tient l’âme dans un simple et amoureux abandon à l’opération divine. Oh ! que cette paix est précieuse, ma toute chère ! Je vous la désire du plus intime de mon cœur et prie Notre Seigneur de la mettre pour toujours au milieu de votre cœur. Que cette paix soit dominante sur tout vous-même, en sorte que votre âme soit environnée et soutenue de cette paix divine, que rien de la terre ni de l’enfer même ne vous la puisse ôter. Et qu’en tout et partout, vous portiez la paix de Jésus, c’est ce que je vous souhaite, ma toute chère Mère. C’est la bonne portion que Notre Seigneur nous donne dans le mystère de sa vie ressuscitée. I1 faut la recevoir avec respect et le supplier qu’il la rende immuable par sa vertu divine.

Et qu’est-ce que cette paix, sinon la présence de Jésus et sa demeure dans nos cœurs ? C’est pourquoi le Saint Esprit réside au milieu de la paix, le prophète nous l’assure : ‘In pace locus eius’. Et si nous l’avons, le Saint Esprit nous enverra le divin amour. O la grande et adorable possession ! Priez Notre Seigneur, ma toute chère, qu’il nous donne sa paix : mais que dis-je, nous la donne, mais qu’il nous fasse la grâce de recevoir la sainte paix avec toutes ses suites et ses sacrés effets, afin que nous soyons en vérité les enfants de Dieu qui sont mus et animés de son même Esprit” (L.I. p. 232).

Grâce pascale et trinitaire qui aide puissamment à porter les épreuves de la vie.

Il y a des âmes, ma toute chère Mère, que Dieu conduit par des sentiers de perte et d’actuelle abnégation d’elles-mêmes. Il semble que tout conspire à la ruine des moindres choses qui les pourrait un peu consoler. Leurs voies ne sont que mort et que langueurs, que des abjections qui semblent presque infinies, et ce n’est pas un petit sacrifice de vivre de cette sorte, notamment quand la Religion nous charge de ses emplois les plus forts.

Pour moi, je puis dire que Dieu a trouvé un moyen de me rendre abjecte effroyablement en faisant notre Institut. Je n’en puis revenir. Vous diriez que tout aboutit à m’y plonger toujours plus avant. Il faut bénir Notre Seigneur et le laisser faire comme il lui plaira, quoique l’esprit humain et la superbe crèvent de voir sa conduite si renversante de nos desseins. Cependant il faut marcher, agir et faire bonne mine comme si tout succédait selon nos désirs. Il ne faut pas seulement qu’on voie la moindre amertume dans nos paroles ni dans nos actions ; nul n’est capable de nos peines, comme aussi personne ne nous peut consoler quand Dieu se mêle de nous crucifier » (391).

TÉMOIGNAGE DU FRERE LUC DE BRAY

Nous pouvons citer ici un témoignage du Frère Luc de Bray adressé à la comtesse de Châteauvieux le 30 juillet 1671, qui nous donne un portrait spirituel de Mère Mectilde à cette époque par quelqu’un qui l’a bien connue :

« Madame, Jésus soit la vie de notre vie et l’esprit de notre esprit pour le temps et l’éternité !

« Plusieurs raisons m’obligent à garder le silence au sujet de la connaissance que j’ai de la vie et vertu de la Révérende Mère Mectilde du Saint Sacrement ; mais le respect que j’ai pour votre piété et pour votre personne, à qui je dois tout, m’oblige à le rompre. Je vous dirai, Madame, qu’il y a environ vingt ans que j’ai le bonheur de connaître ladite Révérende Mère, et depuis ce temps-là j’ai eu une étroite liaison et communication avec elle, tant de vive voix que par écrit, là où j’y ai toujours remarqué l’Esprit de Dieu en toutes choses et la pratique des vertus au suprême degré : 1° une humilité profonde, 2° une pureté et chasteté angélique, 3° une très véritable pauvreté, 4° une pénitence au-dessus des forces humaines, 5° une charité sans bornes, 6° une oraison sans intermission, c’est — à — dire une union très intime et continuelle avec Dieu, 7° un dénuement total, 8° un amour de Dieu et du prochain autant qu’une âme le peut avoir pendant sa détention corporelle, 9° l’amour de la croix et du mépris ne s’est jamais départi de chez elle : la plupart de ses amis l’ont abandonnée et méprisée, et dans cet état elle s’est conformée à Jésus Christ abandonné et méprisé. Je ne vous dis rien, Madame, de son zèle pour faire régner son divin Époux dans les âmes, votre piété en a l’expérience. Je ne vous dis rien de la grande conformité qu’elle a eue en toutes choses à la très sainte et adorable volonté de Dieu, vous en êtes vous-même témoin depuis plusieurs années que la divine Providence vous a étroitement unies pour travailler de concert à l’établissement de plusieurs monastères de l’Institut de l’adoration perpétuelle du Très Saint et très adorable Sacrement de l’autel.

Voilà, Madame, ce que je puis dire pour le présent de cette sainte âme que je considère comme ne vivant plus, mais que Jésus Christ vit en elle. Je la révère comme l’âme la plus unie et transformée en Dieu qu’il y ait au siècle. Je la considère comme une seconde sainte Térèse sur la terre : aussi y a-t-il beaucoup de rapport en plusieurs choses, lesquelles on est obligé de tenir présentement secrètes.

Comme tout ce que dessus, Madame, n’a été écrit que pour satisfaire votre pieux désir et obéir à vos ordres, c’est pourquoi je vous supplie qu’il ne soit vu et lu que de vous seule. C’est la grâce que vous demande celui qui est en tout respect et en l’amour de Notre Seigneur Jésus Christ, Madame, votre... » (D 12, p. 518).

On comprend que la comtesse ait été ravie de cette lettre et... qu’elle n’ait pu la garder pour elle seule. Le bon Père Luc gardera son estime pour Mère Mectilde jusqu’au bout de leur longue vie. Dans sa lettre du 14 juin 1694 à Jeanne Marguerite de Montmorency, il écrira : « Je vous recommande la santé de la Révérende Mère du Saint Sacrement de la rue Cassette : Que Dieu bénisse ses bons desseins ! Vous savez que c’est mon intime amie ». (Lettres d’une solitaire inconnue ou Jeanne Marguerite de Montmorency, révélée par la correspondance avec le Père Luc de Bray. Première édition publiée par les soins d’un ancien supérieur de séminaire. Orange. Chez Jules Escoffier, imprimeur libraire. 1841, p. 153.

Nous pouvons peut-être compléter ce témoignage par quelques extraits de « Vues et dispositions très saintes et très solides de notre digne et précieuse Mère » que ses filles ont si fidèlement recopiées :

« À la sainte communion, je me trouvai dans un grand silence avec tranquillité d’amour, sans production, mais avec attention et désir d’union. Je compris que le plus grand empêchement des âmes à l’oraison était qu’elles faisaient trop d’elles-mêmes et qu’elles ne se laissaient pas assez à Dieu dans une passive attention à son bon plaisir.

« M’entretenant par une humble application à la douce présence de Dieu sur une autre vue de l’actuelle application de Jésus Christ à son divin Père, je voyais qu’en tout ce qu’il a opéré, son âme sainte était actuellement regardant Dieu, j’étais excitée d’être actuellement adhérente à Dieu.

« Je vis une âme dans un état pitoyable et digne de compassion : elle était excessivement pauvre et très languissante, elle expérimentait un si grand délaissement que je ne le puis quasi exprimer. Notre Seigneur, la très Sainte Vierge ni les saints n’en prenaient pitié, elle soupirait et gémissait sans sans cesse. Après, je fus consolée par une vue de la bonté de Dieu qui l’avait retirée de si abominables péchés pour lui faire la grâce de tendre à la voie de son pur amour.

« Un jour, étant à l’oraison, il me fut montré un chemin, lequel comme je crois, était le sentier secret par lequel l’âme doit marcher pour entrer dans la vie, or ce chemin conduisait l’âme à Dieu, mais il était grandement difficile et bien rude au commencement ; il y avait des obscurités épouvantables et des dangers très grands, quantité de ronces et d’épines qu’il fallait traverser et en ressentir les piqûres ; ces choses retenaient quelquefois longtemps l’âme dans le chemin sans avancer ; plus avant, il était étroit, mais moins dangereux, la lumière n’était pas pénétrante, il fallait marcher sans appui, sans secours et sans lumière ni assistance de quelque côté que ce fut. L’âme allait à Dieu par tendance aveugle au-dessus des sens, elle n’était, ce lui semblait, soutenue ni du ciel ni de la terre et il fallait marcher sans aucune consolation ni appui. Au bout de ce chemin, la divinité y paraissait comme dans une lumière inaccessible qui considérait ou regardait cette âme, mais nonobstant qu’elle la voyait dans des peines et des souffrances très grandes à raison de cette terrible nudité, elle ne lui donnait aucun secours qu’elle ait pu remarquer ni sur quoi prendre quelque appui. Je remarquai une chose en cette voie, c’est que l’âme, ne pouvant s’arrêter sur aucune chose, elle paraissait fort élevée de terre, tendante immédiatement à Dieu, mais elle ne pouvait se reposer sur aucune chose de la terre ni s’attacher au ciel. Elle était comme suspendue, uoltigeant sans se pouvoir arrêter sur rien qui soit, et quoique quelque petite faveur semblait paraître quelquefois, elle ne s’y pouvait appliquer, d’autant qu’il y avait autre chose que cela qui l’attirait sans toutefois rien distinguer ni connaitre. La vue de ce chemin fut très prompte, néanmoins je vis et compris bien tout ceci et quelque intelligence m’en demeura dans l’esprit que je serais trop longue à rapporter 40.

« Mon âme, voulant se donner à son Dieu incontinent après la sainte communion, se trouvant dans Dieu et lui appartenant sans aucune réserve, elle ne pouvait lui offrir aucune chose, mais seulement prenait une singulière et merveilleuse complaisance de se voir toute à Dieu et que Dieu était tout plein et satisfait de lui-même. Incontinent après, je vis mon âme élevée au-dessus de toutes créatures et adhérente amoureusement à son Dieu qui lui était très présent, car il lui semblait que lui-même l’élevait et lui faisait voir comme elle devait être indépendante de toutes les créatures, qu’elle devait marcher dans un grand éloignement de tout le créé et des créatures sans en retenir aucune, même dans l’oraison, qu’elle devait s’appliquer à la pureté d’icelle sans se lier ou captiver aux moyens (...).

« Au reste, il ne faut plus rien cacher : au milieu de mes infidélités Notre Seigneur me continue ses miséricordes et me découvre un pays dans lequel on le peut posséder seul dès ce monde ici. Tout mon soin est de me laisser conduire à ce bienheureux état et de souffrir les dépouillements et dénuements dans lesquels il faut entrer. I1 est vrai que l’expérience seule peut apprendre à l’âme la vraie union, c’est-à-dire qu’il faut que Dieu y mette l’âme avant que de savoir ce que c’est. Si je désirais encore quelque chose, ce serait de revoir N... et d’être aussi avec vous quelques jours pour recevoir des avis propres à l’état où Dieu me veut mettre. Mais dans la privation de tous secours, je m’abandonne à Dieu et le laisse opérer en moi ses saintes volontés. Vraiment Dieu se trouve dans le néant, et c’est une pure ignorance de le chercher ailleurs, ce qui fait que mon âme est dans une indépendance de toutes les créatures, il les faut toutes outrepasser pour arriver à Lui (Ct. 3, 4), et si on ne les perd toutes on ne le peut rencontrer. Mais aussi quand on l’a trouvé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire que de se reposer en Lui sans connaissance et sans amour particulier de choses quelconques, tout est abîmé dans la divinité et il semble que l’âme dans son fond a la connaissance et l’amour éternel que Dieu se porte à lui-même *. Tant plus on avance dans les voies de Dieu, tant moins on a de choses à dire. Dieu qui ne s’exprime point est celui qui possède l’âme et qui la plonge dans un silence extérieur et intérieur (...).

« La chose du monde qui crucifie plus mon intérieur c’est la louange et l’estime des créatures. Quand l’on me prie de quelque chose ou qu’on me demande quelque avis et qu’on croit que j’ai quelques grâces et que je suis bien unie à Dieu, que je suis pure et dégagée des choses de la terre, ou qu’on dit que j’ai des perfections, des vertus, etc. c’est la chose du monde qui me crucifie et afflige le plus, parce que mon âme éclairée du fond de la pure vérité qui voit par une lumière véritable et d’expérience l’abîme profond de son néant, non seulement d’être, mais encore de péché, dans cette vue mon âme souffre de se voir gratifiée de quelque don et miséricorde de Dieu et elle se voudrait toujours voir au-dessous de tous les démons, sans être ni paraître aucune chose en elle-même ni aux créatures. Mon Dieu, pourquoi souffrez-vous qu’on ait recours à mes prières ? Pourquoi ne détrompez-vous pas ceux qui m’ont en estime ? Vous savez tout, et quand il vous plaira de me manifester en fond, tout le monde connaîtra qu’il est en vérité abomination, superbe ; l’orgueil souffrirait bien l’estime et la louange des hommes, mais la vérité de Dieu ne le peut supporter et l’un détruit l’opération de l’autre. Lorsque cette adorable vérité paraît, l’orgueil s’enfuit, se cache et s’absente. O Divine Vérité, régnez en mon âme ! Je vous adore comme Dieu même, car rien n’est vérité que Dieu. Dieu donc est vérité et sa vérité est Dieu. Il faut donner l’empire à la vérité, Dieu seul est tout, tout le reste n’est rien. Je me voue et me consacre à la divine Vérité, je veux y adhérer de tout mon cœur par la force de la grâce et voir tout le reste dans le rien... Il serait à désirer d’un intime souhait d’être en profonde solitude pour éviter le mensonge et la vanité des créatures, pour ne les point amuser dans de vaines créances de moi-même, puisque Dieu me connaît servante inutile (Lc 17, 10), je dois avoir peine à souffrir que les créatures me croient quelque chose de meilleur (...).

« Quand tout semble renversé, que je me voie quasi accablée et à ne savoir plus où on en est, trouvant opposition partout, dans les esprits, dans les affaires, je me retire au Très Saint Sacrement ou dans mon intérieur et je demeure là quelque temps comme une personne qui n’est point, et cependant que je suis ainsi abîmée dans mon néant, Dieu opère son œuvre et fait ses affaires, et je vois dans la suite que toutes réussissent ; en vérité, il faut s’abandonner à Dieu (...).

« Je porte une disposition que tout me crucifie. La supériorité me serait d’un poids insupportable si Dieu ne me soutenait. Je ne sais comment font les autres, mais pour moi, je porte le faix de tous les intérieurs de mes Sœurs. Je les vois plus clairement que le jour qui m’éclaire : les faiblesses des esprits, les infidélités, tout cela me charge devant Dieu. Croiriez-vous même que l’affection qu’on me témoigne me crucifie ? Tout ce qui satisfait les autres n’est pour moi qu’amertume. Je n’aurai désormais autre chose. Dieu ne m’a pas ren­voyée pour enfiler des perles.

« Dieu m’a donné une tendresse et un je ne sais quoi pour les âmes affligées et peinées qui fait qu’elles me sont toujours présentes à l’esprit et que je n’en saurais quitter le soin tant que leurs peines durent. Il semble qu’il m’ait fait pour telles âmes. Ah ! si elles connaissaient leur bonheur ! Je suis certaine qu’il y en aura plus de sauvées par cette voie que par celle des consolations. C’est un piège où plusieurs se perdent, parce qu’il faut une grande humilité et beaucoup de fi­délité pour recevoir ces dons sans s’en rien approprier ou attribuer. J’estime ces âmes ainsi consolées, mais je ne les envie pas. Il ne faut point nous regarder ni son —

* à nos intérêts, cela est trop bas. Je voudrais faire ce qu’on raconte d’une femme qui ayant d’une main un flambeau allumé et de l’autre une cruche d’eau, par­courait la ville, et étant interrogée de ce qu’elle vou­lait faire, répondit qu’elle voulait brûler le Paradis et noyer l’enfer afin que les hommes n’eussent plus que

Dieu seul en vue et qu’ils fissent le bien pour son pur amour et qu’ils évitassent le mal par la seule crainte de lui déplaire » (R 19, p. 300), (15).

UNION SUBSTANTIELLE

Reprenons le récit de l’abbé Berrant (p. 160).

« En l’année 1674, elle a déclaré à son directeur (Guilloré) avoir porté douze ans entiers la disposition intérieure suivante qui était un esprit terrassé (allusion à la grâce du 25 janvier 1663) et humilié pour ses péchés et ceux de son prochain jusque sous les pieds des démons et ceux de toutes les créatures qu’elle connaissait, en la lumière de Dieu, être plus innocentes qu’elle, ne voyant à son égard qu’un poids de la justice de Dieu qui la réduisait dans un abaissement où elle n’aurait pu subsister un moment si elle n’eût reçu la force des plaies sacrées de Notre Seigneur dont elle tirait incessamment sa vie et son soutien. Cette disposition a produit en elle un fond si prodigieux d’abaissement qu’elle n’était presque plus capable d’aucun mouvement de vanité ni d’estime d’elle-même ; en sorte qu’elle ne pouvait comprendre comment on pouvait seulement en avoir quelque pensée 41.

« Après ces douze ans, Dieu l’attira si profondément dans l’intime de l’âme qu’elle n’en sortait point. (Souvenons-nous du temps où elle ne parvenait pas à y rentrer !). Cette union était si simple et si surnaturelle qu’elle ne la pouvait exprimer autrement qu’en disant qu’elle était abîmée dans une région qu’elle nommait « substantielle » 42 et que cette partie était si profonde et si délicate que l’on pouvait dire que c’était la portion de Dieu en l’âme. Tout ce qu’elle faisait dans l’exercice de sa charge et dans les emplois distrayants où elle était occupée sans cesse, ne la tirait point de ce fond où elle opérait tout sans se distraire un moment de son abstraction, d’autant que ce n’était point proprement elle qui agissait au-dehors, puisqu’il lui semblait qu’on lui faisait faire toutes choses sans qu’elle s’y appliquât. Les sens ni l’esprit humain n’avaient point d’entrée dans ce cabinet sacré dont elle ne pouvait sortir, quand même elle l’eût voulu.

« Dans la sainte communion, elle était bien plus retirée dans ce divin centre que dans les autres temps ; elle était alors comme incapable de faire autre chose que de jouir du divin Objet qu’elle possédait et dont elle était possédée. C’est pourquoi ses Actions de grâce duraient si longtemps » (Guilloré).

« Selon le rapport d’un de ses directeurs, très expérimenté dans les voies surnaturelles (le P. Guilloré), « elle a souvent expérimenté en la sainte communion une présence presque sensible de Notre Seigneur Jésus Christ, lequel s’appliquait à elle si admirablement qu’il semblait même unir son divin cœur à celui de cette âme sainte. Ce qui opérait en elle une union très intime qui a duré plusieurs années. Elle était en cet état toute à son bien-aimé et son bien-aimé tout à elle » 43.

Ainsi donc, après les sept ans qui l’ont conduite à la « mort mystique » et à la « résurrection » de 1662, commencèrent ces douze ans d’épreuve qui creusent en elle un « abîme » d’humilité et la préparent aux très hautes grâces d’union que nous venons de rapporter. Deuxième sommet de sa vie, plus élevé que le premier. Mais la route n’est pas terminée et nous allons entrer bientôt dans la troisième période qu’elle nommera « l’enfer du Pur Amour » où toutes ces belles grâces passeront aussi par le creuset d’une manière qui ne s’explique que par sa vocation particulière de « victime » telle que nous l’avons vue décrite dans le texte de novembre 1661.

ADORATION DE LA JUSTICE DE DIEU

Le 1er décembre 1675, Mère Mectilde tombe gravement malade, maladie mystérieuse d’ailleurs, où elle comparait au jugement de Dieu et fait une expérience d’abandon et de « délaissement ».

Voici deux textes qui nous en portent quelque écho :

Le premier est une lettre d’un serviteur de Dieu (signé G.) du 26 avril 1676. D’après l’abbé Berrant, c’est le Père Guilloré qui l’a écrit et signé de sa propre main (p. 162) :

« Le 25 avril 1676, me rendant compte des dispositions où elle (la Mère Mectilde) avait été dans sa maladie qu’elle avait eue sur la fin de 1675, lorsque j’ent rai pour la confesser, voici ce qu’elle me dit : « Je sentis pendant trois jours que je fus en péril de mort, un transport qui se fit de mon esprit en Dieu, peut — être était-ce une imagination, mais je vous le dis comme je le pense : pendant ce temps ce fut non pas un abandon, car l’âme est pour lors à elle-même, mais un délaissement de moi-même, toute perdue à la souveraineté et à la justice de Dieu ; et tout cela sans aucune pensée particulière ni raisonnement, en sorte que je n’avais pas même le moindre retour sur mon mal et n’avais aucune distraction qui me tirât de cet état, tant j’y étais perdue et anéantie ». Et puis elle m’ajouta : « Cela même m’a encore duré deux mois après ; et comme toutes les nuits je ne dormais pas, étant à mon séant, toute ramassée et les mains jointes, je les passai entières devant cette souveraineté et cette justice de Dieu, sans distraction qui m’en divertit, avec une pénétration qui ne se peut dire ».

Le deuxième texte est cité par l’abbé Berrant (p. 162) d’après le témoignage de la Mère de Blémur :

« Le 4 décembre elle communie et annonce qu’elle sera guérie le 8, mais « elle fut ce même jour 4 décembre, depuis 11 heures du soir jusqu’à 3 heures du matin sans parole et sans connaissance, et comme une personne en suspens. Pendant cette interdiction, elle se trouva en esprit dans un lieu fort spacieux où Dieu lui paraît comme sur un trône élevé autour duquel étaient quantité d’adorateurs qui avaient chacun un autel d’or sur lequel chaque âme immolait à Dieu son être en sacrifice, lequel retournait à Dieu par Jésus Christ, seule victime digne de Dieu. Ils étaient tous dans un si profond respect et si abîmés que rien n’était capable de les distraire un moment de leur application ; elle se vit au milieu de cette sainte assemblée comme étant moins que rien, attendant son arrêt au pied de l’Agneau. Elle l’entendit enfin prononcer : il fut rigoureux, mais ne fut pas pour des peines éternelles. On lui commanda de reprendre son corps dont l’esprit ayant été tiré comme hors de la région de ce monde, se croyait déjà hors de sa prison, laquelle paraissait insupportable à une âme si proche de son retour à Dieu. Son corps lui parût, à ce qu’elle a dit à une amie, comme un vêtement blanc où était écrit partout en gros caractères le nom de Dieu en lettres d’or, mais d’un or qui ne se trouve point ici-bas. L’âme se retrouva donc dans le corps par la volonté divine, mais si séparée d’elle-même et de toute créature que sans cet ordre et l’avantage qu’elle avait de voir son Dieu partout où elle se voyait elle-même, elle eût succombé sous le poids de la douleur. Étant un peu revenue, on entendait qu’elle disait par des paroles entrecoupées : “Mes ennemis n’ont point paru : je n’en aurais pu supporter la vue sans mourir... J’avais bien des dettes, mais mon Sauveur Jésus Christ a tout payé. Hélas ! faut-il encore se trouver dans les mêmes effrois ? O terrible jugement ! Si toutes les créatures le connaissaient, elles vivraient bien d’une autre manière qu’elles ne font”. Et puis élevant la voix elle disait : “Mes Sœurs, travaillez à établir le règne de Dieu en usus : tout le reste n’est qu’amusement. J’ai vu devant la majesté Divine que toute la terre n’était rien, et de plus je l’ai vue digne de l’ire de Dieu, et si un jour il me le permet, je vous en dirai davantage. J’en avais assez pour mourir, mais dans le moment où j’étais prête à passer, il a exaucé vos vœux ; il a eu plus d’égard à vos désirs qu’aux miens, il ne m’a pas renvoyée pour enfiler des perles, mais pour souffrir et travailler sur nouveaux frais”.

Elle est hors de danger le 8 décembre, mais passe encore plus de six mois avant d’être rétablie. Écrivant à M. l’abbé d’Etival, elle lui dit : “C’est à présent que je commence à vivre, car jusqu’ici je n’ai pas encore vécu”. Et elle lui marque plusieurs choses semblables qui lui firent juger que Dieu avait fait en cette âme un renouvellement de grâce et de miséricorde qui l’avait fait entrer dans un degré plus sublime. Elle demeura six mois dans les dispositions intérieures dont Dieu l’avait favorisée les trois premiers jours de sa maladie » (Berrant, p. 168).

Elle disait bien que Dieu ne l’avait « renvoyée » que pour souffrir et travailler plus que jamais pour le bien de l’Institut. 1676 ne se termine pas que le pape In-nocent XI n’ait érigé en congrégation les maisons de Paris, Toul, Rambervillers et Nancy. La même année commence les pourparlers pour la fondation de Rouen, qui ne fut pas une petite affaire. La comtesse de Châ teauvieux était morte le 8 mars 1674 et c’est pendant la convalescence de cette maladie, en janvier 1676, que Mère Mectilde voit en songe sa comtesse qui lui dit : « Hâtez-vous » de faire la fondation de Rouen qu’elle avait empêchée (cf. Fondation de Rouen, p. 25 et suiv.). Mère Mectilde y part pour la première fois le 8 mars 1677. La fondation a lieu le 1er novembre 1677, mais cet établissement n’est vraiment achevé que sept ans après, en 1684.

La supériorité est toujours pour Mère Mectilde une très lourde charge. Nous le voyons le 3 juillet 1680. Elle éprouve une grande peine de sa réélection, mais, écrit-elle à Mère Bernardine : « A la très sainte communion, il m’a semblé que Notre Seigneur m’a dit qu’il se trouvait avec sa très sainte Mère pour soutenir le poids, et que ce seraient lui et elle qui présideraient et soutiendraient tout. J’en ressentis les effets dans le moment, me trouvant dans un grand calme avec une douce indifférence, me semblant que Notre Seigneur et sa très sainte Mère étaient en moi qui recevaient cette charge » (L.I., p. 344), (470).

Et le 1er octobre à une religieuse de Montmartre : « J’aurais besoin d’un peu de solitude et de séparation d’une vie pleine de tracas, cependant il faut marcher... » (730).

En décembre 1680, elle est encore malade. Elle en écrit le 3 janvier 1681 à une religieuse de Rouen : « Cette maladie, très chère, m’a bien plus étourdie que celle que j’eus il y a cinq ans. Je vous confie dans le secret du cœur que Notre Seigneur, en frappant le corps, a assommé l’esprit. J’ai été cinq jours sans quasi savoir où j’étais ni ce qu’il voulait faire, le mal était assez grand pour mourir, mais je n’avais certitude de vie ni de mort ; je fus ainsi suspendue dans un abandon qui n’était connu que de Dieu seul, cependant, il a plu au Seigneur me renvoyer, j’ai la créance que ce n’est que pour souffrir, mais d’une manière que je ne pourrais l’exprimer ni trouver de consolation sur la terre ; je n’y en dois plus chercher, je ne sais pas même si il lui plaira me rendre digne d’achever son ouvrage. Je puis vous assurer que je n’y agirai qu’avec un entier anéantissement, car je suis encore à ne savoir où je suis, mais n’importe, il faut n’être rien et cependant agir comme si l’on était capable de quelque chose... » (F.R. p. 253) (236)

Le 2 juillet 1683, elle écrit à son amie Anne de Béthune : « Il faut vous dire que j’ai été remise aujourd’hui sous le pressoir de la charge, quoique j’y eusse renoncé d’une manière particulière. Notre Seigneur m’a réduite sous sa justice. Je mérite bien d’en porter le poids. Il me serait bien doux, si j’y faisais mon devoir » (2036).

TROISIÈME GRANDE ÉTAPE

L’ENFER DU PUR AMOUR

« Offrons notre personne comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu

(Rom. 12, 1).

Nous portons sans cesse la “mise à mort” de Jésus dans tout notre être, afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous" 44 (2 Cor. 4, 10).

1684. Nous ne pouvons mieux faire que de citer encore l’abbé Berrant qui résume parfaitement cette épreuve, en s’appuyant sur un récit de Mère Mectilde dont on retrouve l’écho tout au long de sa correspondance avec Anne de Béthune.

Il nous parle d’abord, en résumé, de ses épreuves extérieures, puis il cite Mère Mectilde (pp. 228 et suivantes) :

« Tout ce qui s’est passé depuis ce temps (1684) jusqu’à la fin de sa vie nous fait juger que sans une grâce extraordinaire, il eût été impossible qu’une personne accablée sous le poids de l’âge et des infirmités continuelles les eût pu soutenir comme elle l’a fait avec une douceur angélique, une paix divine et une égalité d’âme que rien au monde n’a pu troubler, toutes les différentes épreuves qu’elle a portées dans ses dernières années qu’on peut dire avec certitude avoir été les plus sensibles de sa vie. Pendant ces jours d’épreuve, tout ce qu’elle entreprit tourna en croix pour elle, et ces croix, se succédant les unes aux autres par un secret de la sainte Providence, ne la laissèrent pas un moment sans souffrance. Elle ne s’en plaignait jamais, et elle louait et bénissait Dieu avec plus d’ardeur lorsqu’il la mettait sous le pressoir des humiliations et des afflictions les plus sensibles qu’elle portait plutôt en ange qu’en pure créature, quoiqu’elle n’y fut pas insensible. Sa plus grande peine était de voir souffrir la Communauté à son occasion ; elle disait quelquefois avec sa paix et sa douceur ordinaires : “Je suis le Jonas, il faut me jeter dans la mer, et la tempête s’apaisera”.

Dans ces années d’épreuve, on noircit sa réputation par des calomnies, on désapprouva sa conduite, on blâma sa trop grande confiance en Dieu, on trouva même à redire à sa grande bonté. Ce qui avait été dans sa prospérité des sujets d’admiration devint ensuite la matière de son humiliation. Monsieur l’abbé de La Pérouse, grand serviteur de Dieu, lui dit un jour : “Ma Mère, vous avez à présent si peu d’amis que si, par malheur, on vous menait en [place de] grêve 45 pour vous exécuter, il ne faudrait point de mouchoir pour vous pleurer”. Comme il avait été quelques années absent, il était si surpris de ce qu’il voyait, comparé avec ce qu’il avait vu autrefois, qu’il n’aurait pu en revenir s’il n’avait regardé les choses de plus haut et admiré les voies dont Dieu se sert pour la sanctification de ses élus. Plus on abaissait cette digne épouse de Jésus anéanti, plus elle s’abaissait elle-même : on ne voyait en elle en toute rencontre que mort et anéantissement. Dieu même s’est souvent mis de la partie pour la crucifier, lui faisant porter des états de ténèbres, de sécheresse et d’une mort terrible dans l’intime de son âme, et lorsqu’il lui plût de consommer le sacrifice de la victime, il l’affligea par une vue continuelle qui lui faisait croire qu’elle était réprouvée et perdue sans ressource. C’était toujours la conduite de Dieu sur cette sainte victime que de lui donner par avance la vue des états par lesquels il la voulait faire passer ; ce qu’on remarqua surtout sur la fin de sa vie ».

Ici, l’abbé Berrant cite le texte de la « Victime totalement perdue » du 1er novembre 1661. II affirme que c’est bien d’elle qu’il s’agit. Il cite ensuite une lettre à Madame de Béthune et conclut : « Les personnes qui ont connu particulièrement l’une et l’autre assurent que l’état qu’elle a exprimé lui convenait mieux qu’à Madame de Beaumont » (p. 239).

Voici ce que rapporte Mère Mectilde 46 :

« Le 15ème de juin 1684, étant sur notre lit après matines, environ sur les trois heures et demie, je tâchais de prendre un peu de repos, mais bien loin de pouvoir dormir, je me suis sentie tirée dans une grande application pour voir comme dans un miroir une âme que Dieu avait choisie pour son plaisir et de laquelle il se jouait et sa très sainte Mère aussi.

« L’on m’a fait voir les différents états de cette âme, et comme elle avait été blessée de plusieurs flèches du divin Amour qui l’on tirée des créatures et l’ont fait marcher dans plusieurs degrés de purification. Elle est arrivée à un point de très grande mort dans ses sens, étant sevrée de tout ce qui les peut contenter et même de ce qui semble absolument nécessaire pour soutenir la vie, la nature en elle étant dans un extrême dénuement qui cause de très profondes souffrances, ne sachant où s’appuyer ni où prendre quelque peu de réconfort, étant dans un dépérissement qui ne se peut exprimer ; et après que Notre Seigneur l’a conduite jusqu’à ce point que l’on peut dire une terrible mort, et qu’il n’y a plus de goût en rien de créé pour elle, que même toutes les créatures animées et inanimées lui sont croix, ce Dieu saint ayant lié et comme garrotté son cœur par des sacrifices presqu’infinis, et par des recoulements (sic) ineffables en lui, de telle manière que la pauvre âme ayant tout sacrifié et abandonné toutes choses pour être plus intimement et parfaitement toute à lvi, jusqu’aux intérêts éternels qu’elle a remis en lui, bref par une remise entière et totale, autant que l’âme le peut dans l’étendue de la lumière de la grâce.

Étant donc dans cet état de pure immolation où il semblait qu’ayant tout rendu à son Dieu, elle ne pouvait porter son amour et sa fidélité plus loin, ce Dieu infiniment adorable dans ses desseins ayant reçu cette âme avec les agréments de son amour et de sa complaisance infinie, trouve un nouveau moyen de la plonger dans un état que nous pouvons nommer, ainsi qu’il nous l’a fait connaître, l’enfer de l’Amour, et je crois que l’on peut appliquer ici ces paroles du Cantique que : “l’amour est plus fort que la mort” (Ct. 8,6). Cette âme donc qui s’était ainsi abandonnée par amour pur au divin Objet aimé, a été mise dans cet enfer que je viens de dire, et j’ai vu comme Notre Seigneur l’a traitée et achèvera de la traiter jusqu’à la satiété de son divin plaisir, pouvant dire qu’il en fait son jouet par rapport de son humanité adorable qui l’a été de sa divinité.

Concevez, s’il vous plaît, que l’Époux a lié cette âme par un contrat entre lui et elle que l’on peut dire irrévocable, et étant assuré de sa fidélité par le divin mariage qu’il a contracté avec elle, il fait une nouvelle épreuve de son amour, mais d’une manière qu’on peut appeler cruelle, sans sortir du respect que l’on doit aux opérations de Dieu. Et sans m’arrêter à toutes ces démarches, je dirai seulement ce que cette âme soutient présentement et ce que l’on fait pour la faire crever et je dis désespérer, si Dieu secrètement ne la soutenait. Il lui a ôté les appuis de ses sacrifices, les joies de voir ses pures et sincères immolations, les consolations de l’avoir toujours préféré en toutes choses et de n’avoir rien refusé à son amour. Ce divin Époux semble ignorer ce qu’elle a fait pour lui ; et comme s’il avait lieu de s’en plaindre, il lui soustrait le plaisir de penser à lui, il s’arrache lui-même de son cœur (s’il est permis de parler ainsi pour exprimer les angoisses infernales de cette âme). Il semble qu’il s’est séparé d’elle jusques à la substance, ne le pouvant trouver en aucun endroit d’elle-même ; il a fait de son intérieur une affreuse solitude 47 où il ne se trouve que des monstres effroyables qui à tout moment semblent la vouloir engloutir, elle croit périr à toute heure.

Les démons sont déchaînés pour la tourmenter par mille spectres et craintes terribles : on lui imprime la perte éternelle sans ressource, ils lui font mille insultes et, pour la crever de douleur, ils lui demandent : “Où est ton Dieu que tu as tant aimé et servi avec tant de zèle ? Où est sa sainte Mère que tu as tant fait honorer et qui était toute ta confiance ? etc.” Ils font mille et mille autres insolences, et en feraient encore bien davantage s’ils en avaient la liberté ; et cette chère âme, se croyant abandonnée de Dieu, ne ressentant plus l’amour tendre et ardent qu’elle avait pour son Dieu, et de plus excitée par ses ennemis, se plonge dans une mer de douleurs, des crêve-cœur continuels, des désespoirs profonds, et j’ose dire qu’elle devient quelquefois comme toute forcenée de furie et d’espèce de rage, qui la ferait abîmer et précipiter dans l’enfer.

O Mon Dieu, qui pourrait exprimer ce qui se passe dans cette âme et ce qu’elle souffre actuellement sans quasi point de relâche, elle n’ose quasi penser à son Dieu ! Elle voudrait n’avoir plus d’être ni de vie, toute sa tendance serait de pouvoir rencontrer la mort, sans se soucier de quelle manière elle lui arrive : elle l’avancerait même de tout son cœur, s’il lui était possible. Je puis dire que la langue humaine ni la plume ne sauraient exprimer la profondeur ni l’étendue de ce que cette âme souffre, et je crois que l’on peut dire de cet état ce que l’on dit des derniers temps où la persécution et les fléaux de Dieu seront tels que “si ces jours n’étaient abrégés en faveur des élus” (Mt. 24, 22), aucun ne se pourrait sauver. Mais Notre Seigneur qui sait jusqu’où il porte la puissance de sa grâce, sait soutenir divinement et non sensiblement.

Je ne finirais pas si je continuais à dire quelque petite circonstance de cet état : Notre Seigneur me l’a fait voir comme l’enfer du Pur Amour où l’âme soutenait la jalousie de l’Epoux divin par une épreuve in — concevable et inexplicable 48. C’est, me semble, un arrachement de Dieu qui fait sentir à l’âme comme s’il lui disait un A Dieu éternel à ne jamais revenir, comme s’il ne voulait plus de son amour ni de sa fidélité, comme s’il méprisait sa tendresse, son zèle et son amour qui avait été si sincère pour lui qu’elle s’est séparée vigoureusement de toute autre chose, comme s’il l’abandonnait aux démons et à l’enfer, à toutes les révoltes de la nature et même à la persécution des créatures. Et cette chère âme qui dans les commencements de cet état, tenait son divin Sauveur dans son cœur qui la fortifiait, ne trouve plus à présent que des rebuts, des délaissements éternels, sans se soucier d’elle en aucune manière, et se voyant ainsi rebutée et méprisée, il s’élève une certaine furie en elle qui la ferait éclater d’un bout du monde à l’autre, mais se trouvant resserré par une violence intérieure, son cœur semble s’écarteler et se briser en mille pièces. Et je puis assurer qu’elle serait capable d’être transportée hors d’elle-même, si elle n’était retenue par une main invisible. Je suis obligé de finir ». (15 juin 1684).

Et l’abbé Berrant poursuit :

« C’est avec grande raison que la Mère Mectilde exprime son état de peine extrême par le mot d’enfer du Pur Amour, qui est selon les maximes des maîtres de la vie spirituelle 49 un purgatoire effroyable par lequel passent quelques âmes d’élite appelées à une perfection peu commune. L’Ecriture en fait le tableau dans Job, Jérémie, Jonas et le saint roi David. Ces passages s’adressent premièrement et principalement à Jésus Christ, le modèle des élus, et ensuite à quelques âmes à qui il a daigné communiquer ses souffrances et les délaissements de sa Passion.

“Dieu abaisse beaucoup l’âme, écrit le bienheureux Père Jean de la Croix, afin de l’élever ensuite beaucoup, et s’il ne modérait promptement les sentiments que l’âme a si vivement imprimés dans l’esprit, elle abandonnerait son corps en peu de jours ; mais le feu de ces peines ne se fait sentir que de temps en temps et non pas continuellement ; il est quelquefois si violent que l’âme croit voir l’enfer ouvert sous elle et tout près de l’engloutir. Ces sortes de gens sont du nombre de ceux qui descendent tout vivants dans les enfers et qui y sont purifiés comme dans le purgatoire”.

Et dans le chapitre suivant : “Les hommes qui sentent l’amertume de cette nuit ont été prévenus ordinairement des douceurs divines et ont rendu à Dieu des services considérables, c’est pourquoi la privation d’un état si heureux et l’impossibilité apparente de le recouvrer leur perce le cœur d’une douleur infiniment sensible”.

Il marque ensuite comme rien ne peut adoucir son chagrin, jusqu’à ce que Notre Seigneur achève de la purifier dans le temps et en la manière qui lui plaira.

“Elle ressemble, dit-il, à un homme qu’on tient les mains et les pieds liés dans une obscure prison : il ne peut ni se remuer, ni rien voir, ni recevoir le moindre soulagement ; de même l’âme gémit dans les chaînes, dans les croix, dans les ténèbres, immobile, sans aide, jusqu’à ce que l’esprit soit amorti, humilié, purifié, si dégagé des choses matérielles et sensibles, si subtil, si simple qu’il puisse devenir en quelque sorte un (seul) esprit avec l’Esprit de Dieu, selon la mesure et le degré de l’union d’amour à laquelle la miséricorde divine voudra l’élever”.

Tout ce que nous venons de dire me semble renfermé dans ce principe de saint Augustin, lorsqu’il explique ces paroles du Psaume 121 “Fiat pax in virtute tua”. “O Jérusalem, ô cité qui est bâtie comme une ville dont tous les habitants sont en une parfaite union, que la paix s’établisse dans votre force, parce que votre force est votre dilection et charité mutuelle. Écoutez le Cantique des Cantiques : ‘L’amour est fort comme la mort’. L’admirable expression, mes frères, ‘l’amour est fort comme la mort !’ Pouvait-on exprimer plus noblement et plus vivement l’efficacité de la charité ? Qui résiste, je vous prie, à la mort ? On résiste au feu, à l’eau, au fer ; on résiste aux puissances et aux rois ; mais quand la mort vient seule, qui est-ce qui lui résiste ? Il n’y a donc rien de plus fort qu’elle ; c’est pour cela que la charité lui est comparée et que l’on dit qu’elle est forte comme la mort. Et parce que la charité a la force de tuer en nous ce que nous avons été afin que nous commencions d’être ce que nous n’étions point auparavant, on peut dire en un sens qu’elle cause en nous une espèce de mort très réelle” (saint Augustin. Ps. 121, 12, Enarrationes in psalmos).

On ne peut douter que cet état dont on vient de parler n’ait été celui de la vénérable Mère Mectilde dans ses dernières années ».

ÉPREUVES

Mais reprenons le cours de notre histoire : 1684 est l’année de la fondation de la deuxième maison de Paris. En 1685, c’est l’agrégation du monastère de Caen, et surtout, à cette époque c’est le procès Ta-1on34 qui fut dramatique. L’abbé Berrant le raconte tout au long d’après la Mère de Blémur (pp. 184-220). Ce fut une très lourde croix pour Mère Mectilde. Le 3 mars 1685, elle écrit à Mère Gertrude de Sainte Oppor-tune : « Il a plu à Notre Seigneur nous visiter en nous faisant porter une grosse croix qui semble faire un tort inconcevable à notre Institut. Bénissez le Seigneur qui me l’a envoyée. Il est trop juste que je souffre. Je l’adore et veux ses adorables volontés pour toutes les humiliations et destructions qu’il lui plaira. Mais priez-le, chère Mère, qu’il conserve l’Institut. Jésus Christ en est le père, et la très sainte Vierge la mère ; Jésus Christ en est le roi et sa très sainte mère la reine. Je ne puis avoir d’autre appui. Je leur abandonne tout. C’est ici le temps que Notre Seigneur a choisi pour m’anéantir. C’est peu de chose de ma ruine et de ma mort. C’est une pécheresse que l’on traite comme elle le mérite. N’en soyez pas en peine, mais priez ardemment la mère et le fils de bénir l’Institut et de le conserver... Nous sommes toutes, ou peu s’en faut, bien consternées et bien humiliées. Toute ma douleur c’est de n’être pas seule à porter cette croix. Ce qui la rend si terrible, c’est que c’est une victime qui la produit, qui sort de son état de victime et qui hasarde son salut, et voilà où et sur quoi il faut gémir, verser des larmes de sang et mourir. À Dieu, ne parlez de cela qu’à Notre Seigneur et à sa très sainte Mère. Le reste n’y peut apporter aucun soulagement » (462).

Mère Mectilde fait une supplique à Notre Dame de Benoîte-Vaux et s’of f re en sacrifice pour le salut de sa malheureuse fille. Elle tombe gravement malade, mais ne parvient pas à toucher le cœur de la rebelle (cf. Fondation de Rouen, p. 182, note).

De cette année date un petit billet écrit de sa propre main que l’on trouva plus tard dans son bréviaire et qui contenait ce qui suit : « Le premier vœu est de ne me justifier jamais d’aucune accusation que l’on ferait de moi. Le second de ne me plaindre jamais, quelque mauvais traitement que l’on me fit » (N 261/2, p. 75), (A l’écoute de Saint Benoît, p. 91), (2026).

Le 14 mars, elle compose l’acte suivant qui dans le manuscrit porte ce titre : « Acte de notre digne Mère après sa maladie de l’année 1685. Le 14 mars » (N 261/2, p. 74) :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Ainsi soit-il.

Il est bien juste, mon adorable Sauveur, que je vous laisse en proie l’être que vous m’avez rendu, et que je ne le tienne plus comme rendu à moi-même, mais que vous retenez dans le vôtre divin, comme l’ouvrage de votre toute-puissance, pour vous être présenté à toute heure, pour le faire porter ce que vous jugerez être de votre gloire, n’ayant plus rien à savoir, à considérer et à voir que votre unique plaisir. C’est uniquement pour lui donc, ô mon Dieu, que je suis sur la terre et que je ne puis avoir aucun autre motif, quelque bon qu’il puisse être, et comme je dois être toujours sous votre bras adorable, je ne dois plus rien attendre ni espérer que l’accablement de cet être que vous m’avez reproduit. Il n’est plus à moi, il n’y a plus rien pour moi. Je suis et ne suis plus. C’est Dieu seul qui est. Oserai-je continuer sans me plaindre TETIGIT ME DOMINE 50 (sic), mais avec tant de justice que si l’on avait la capacité de tous les êtres, ce serait pour les fondre en votre présence. Votre justice m’a touchée » (P 105, p. 387), (465).

En août 1685, nous avons l’autographe d’une supplique de Mère Mectilde au Prieur de Saint Germain des Prés, en vue de la prochaine élection. Point n’est besoin d’en faire un commentaire :

[ici l’autographe]

En septembre 1687, à propos de la mort de Sœur Marie des Anges, maîtresse des novices à Rouen, elle écrit : « Qui dit victime, dit une âme collée à la croix, qui ne vit que dans la croix et n’est pas un moment sans la croix... Les Filles du Saint Sacrement ont deux apanages : l’humilité et la croix. Les voilà assez bien partagées ; mais c’est le don que Notre Seigneur au divin Sacrement leur fait, celui qu’il a porté lui-même et qu’il souffre encore lui-même dans le divin Sacrement. Hélas, combien de mépris et de mauvais traitements y souffre-t-il encore ? C’est pour avoir rapport à ces états qu’il nous y a donné une si bonne part, tâchons d’y bien remplir ses desseins. Amen » (2772).

L’affaire de Liesse 35 lui donne une surabondance d’ennuis et d’humiliations, que l’on peut suivre dans sa correspondance avec Anne de Béthune, toujours à la même époque. Et en 1688, commence la fondation de Pologne qui lui réserve aussi bien des tracas. Il suffit de lire les lettres si touchantes qu’elle leur adresse. On y voit sa tendresse maternelle, son humour, ce qui n’exclut pas de sérieux examens de conscience à l’usage de la Prieure et de la Communauté, son grand souci de l’union dans la charité qui est fort battue en brèche par la reine au caractère difficile (Cf. En Pologne avec les Bénédictines de France, pp. 184-210).

GRÂCE D’ABANDON

En 1688, Mère Mectilde reçoit une grâce d’abandon ainsi relatée par l’abbé Berrant. En 1694, nous retrouverons cette même grâce qui ira cette fois jusqu’au « délaissement » »

« Le jour des Rois de l’année 1688, Notre Seigneur fit pendant le Salut des reproches à cette digne Mère de ce qu’elle n’était pas encore abandonnée totalement. Ces reproches la touchèrent vivement et elle dit à Notre Seigneur : « N’êtes-vous pas le Maitre Souverain ? Je veux vos volontés et je m’y abandonne ». Ce fatal abandon, effrayant la nature qui en envisageait les suites, faisait qu’elle avait peine à y entrer. Mais malgré ses répugnances elle s’abandonna simplement à. tout ce que Notre Seigneur voudrait faire d’elle, en quelque extrémité qu’il la pût réduire. Il lui tomba en même temps dans l’esprit qu’elle deviendrait comme percluse entre les mains d’autrui, ce que naturellement elle appréhendait le plus, n’aimant point à dépendre des autres par l’état d’infirmité. Cependant Notre Seigneur voulut cette épreuve. Le lendemain, après la messe du convent, elle fut encore faire la lecture dans la chambre commune et parla à ses filles avec tant de bonté qu’elles furent comblées de sa charité. Étant remontée à sa cellule, elle y fut attaquée d’apoplexie. Ayant dit à Notre Seigneur : « Est-ce ici la vie ou la mort ? », il ne lui fut répondu autre chose sinon : « Abandonne-toi ! ». Ce qu’elle fit sans retour. On courut aux sacrements : à la dernière onction, elle perdit la parole et la connaissance, mais non sa tranquillité. Une paix divine parut toujours sur son visage mourant... Elle souffrit des douleurs inconcevables... Elle fut quelque temps abandonnée à la douleur, c’est-à-dire que son esprit en était occupé. Quelque moment après, elle en fut tirée sans savoir où elle était, n’étant ni au ciel ni en la terre, mais comme passée en Dieu dans une grande paix et un parfait repos. Elle aurait bien désiré, s’il lui eût été permis, de rester dans cet heureux état : mais à peine en eût-elle goûté la douceur qu’on l’obligea à revenir, sans savoir pourquoi ni ce que l’on voulait faire d’elle, sinon qu’elle eût à s’abandonner ; elle reçut alors la grâce d’un entier abandon ; elle revint en effet, mais une partie d’elle-même resta dans ce bienheureux centre, se trouvant bien plus dégagée et séparée de tout le créé qu’auparavant » (p. 223).

Elle en revint... et le jour de la Purification elle guérit.

Le 17 février 1688. Elle écrit à Anne de Béthune : « Je suis comme dans un pays étranger ou comme tombée des nues. Je ne sais quasi où je suis. Je dirais volontiers que je ne suis plus de ce monde. J’aurais besoin d’être dans un trou, cachée aux créatures. Je ne sais ce que Notre Seigneur veut faire de moi, mais je puis vous dire que je porte un fond d’anéantissement un peu extraordinaire, je crois que j’achève mon triennat pour le dernier. Il y a encore quatorze mois... (560).

Et elle poursuit : « Je portais une disposition qui semblait désirer d’être broyée sous le sacré pressoir de la conduite de Dieu qui me réduirait dans l’abîme du néant, comblée d’abjections. Je ne sais comme je me voyais, il me semblait que par là serait accomplie la pensée de la bienheureuse Mère de Saint Jean : que je sortirais des créatures et que les créatures me laisseraient au néant. Cette vue me donnait du charme que j’ai cependant laissé en Dieu pour ne pas m’occuper de ce qui n’est pas encore présent. Il faut néanmoins être toujours dans la main du Seigneur et souffrir qu’il nous tourne de tous côtés selon son plaisir » (17 et 18 février 1688) (1662).

Le 3 février 1691, elle écrit à la Mère Prieure du deuxième monastère de Paris, très éprouvée : « Ce sont mes péchés qui attirent tous ces malheurs... demeurons bien abandonnées et nous confions en sa miséricordieuse bonté... Pour moi, Notre Seigneur fera justice, mais je suis touchée vivement quand je vois que mes péchés font et attirent un tel malheur. Je voudrais qu’il tombât sur moi seule et point sur vous ni sur l’Institut » (591). Et le 26 novembre : « C’est une terrible croix que d’être croix à tant de victimes et à tout l’Institut » (559).

Le 5 janvier 1692, elle parle encore « des abîmes d’abjection où la divine Providence m’a plongée. Je vous avoue que Notre Seigneur m’y a fait trouver la joie et la satisfaction qui n’est pas concevable... Notre Seigneur connaît ma faiblesse. J’avais besoin de son secours pour me soumettre à ses adorables conduites qui n’étaient pas très agréables à l’esprit humain. Je crains que je ne les chérisse pas assez et que Notre Seigneur les retire. Cependant je ne demande pas le retour de la médaille, je connais les merveilles de grâce qui sont renfermées dans les états humiliés. Il me semble que mon dégagement est plus grand et que je n’ai plus rien à craindre : j’ai tout perdu ce que l’amour propre chérissait le plus » (2967).

VISITE CANONIQUE

En mars 1693, a lieu la visite canonique. Elle va trouver le visiteur au parloir et rapporte ainsi l’entretien :

« J’ai été au scrutin où je n’ai dit que très peu de paroles, les voici : « Mon Révérend Père, je ne viens pour accuser personne, mais pour m’accuser moi-même, et c’est ce que je fais de tout cœur, vous disant, mon Révérend Père, que je suis la seule criminelle, je mérite les châtiments qu’il vous plaira. Si vous aviez agréable de faire un acte de justice, ce serait de me mettre en prison. Vous me feriez une grâce singulière dont je vous serais sensiblement obligée ». Il me dit qu’il me mettait dans la prison de l’amour divin, après quoi il me renvoya » (P 137/2, p. 376).

Voilà une petite scène qui ne manque pas d’humour.

« VICTIME »

Mère Saint François de Paule, une de ses chères filles, Prieure du deuxième monastère de Paris, lui rappelle la « victime » que Notre Seigneur jadis lui demanda, (cf. p. 116) serait-ce elle ? Elle lui répond : « Vous me parlez d’une victime que Notre Seigneur me demanda il y a plusieurs années. Oh ! chère Mère, je suis trop pécheresse et infiniment indigne de remplir cette place ».

Et pourtant... nous en voyons l’accomplissement.

DÉLAISSEMENT

En janvier 1694 elle est encore malade, et s’en — fonce toujours plus dans le rien et l’abandon. Voilà ce qu’elle en dit dans un entretien familier :

24 février 1694 : « Je puis vous dire que j’ai été plusieurs jours qu’il me semblait que je n’étais plus. Vous ne pouvez croire le contentement et la paix où on est. Je ne vous dirai pas que je n’avais pas de répugnance ni de sentiments du côté de la nature... mais c’est une bête, elle sera toujours bête et toujours sensible... il la faut souffrir en patience... C’est un bonheur infini de se laisser ainsi dans un pur abandon » (1951).

26 février 1694 : « Je ne suis pas revenue pour être sur le trône ni pour être à mon aise, ni pour avoir des consolations et être caressée... J’ai été dans un pays perdu où j’ai connu bien des choses. J’imagine vous, si vous étiez je ne sais pas où, et que l’on vous prit en l’air sur un gouffre affreux, et que vous y fussiez suspendue plusieurs jours, prête à tomber, sans sa-voir ce qui vous soutient, n’étant que comme un filet, que feriez-vous ?... J’ai vu ce gouffre et j’ai connu que je le méritais bien, et il me semblait qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour me faire tomber dans cet abîme dont je n’étais soutenue que par un filet de la bonté et de la miséricorde de Dieu » (2126).

28 mars 1694 : « Portons-lui en esprit d’humilité toutes nos fautes, nos misères... Si nous faisons des fautes involontaires... ne nous en étonnons point... si vous tombez, mettez-vous encore plus bas et avouez votre misère devant Notre Seigneur et croyez que c’est là ce dont vous êtes capables. Criez à lui et il vous pardonnera, et si vos fautes sont volontaires, il faut crier plus haut, et il ne laissera pas de vous les pardonner. Notre Seigneur est si aisé à contenter ! Je ne l’aurais jamais cru, mais je l’ai appris. Il m’a fallu pourtant faire quelques sacrifices un peu durs et sensibles, mais ils ont été adoucis par la bénignité de Notre Seigneur. »

Et elle entretient longuement ses filles sur l’abandon et le délaissement, faisant allusion à sa maladie.

« Oui, mes enfants, dans l’abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l’âme jusque dans le sein de Dieu... Je trouve néanmoins qu’il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l’âme fait d’elle-même. Car dans l’abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons... Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j’ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d’abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l’on fait d’une chiffe, qu’à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n’est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! »... « Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, toute abandonné à lui sans retour sur moi ».

Et elle parle longuement de la paternité de Dieu :

« Je ne vois rien de plus consolant et de plus ravissant pour une âme que de dire : Dieu est mon Père. En plusieurs endroits de l’Evangile, il nous le montre, et même il semble nous en faire un commandement exprès comme en celle d’aujourd’hui : « N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’en avez qu’un qui est au ciel » (Mt. 23, 9). Cette parole qu’il dit à sainte Magdeleine après sa résurrection me charme : « Je monte à mon Dieu et à votre Dieu, à mon Père et à votre Père » (Jo. 20, 17). Quelle consolation à une âme : mon Dieu est mon Dieu, mais il est aussi mon Père !...

« Avant hier, après la sainte communion, il me semblait que mon âme criait après les pécheurs et qu’elle disait : Venez, venez, pécheurs, venez voir l’amour ineffable d’un Dieu et les merveilles qu’il opère dans les âmes. Venez voir cet abîme sans fond de miséricorde et d’amour ! Abyssus abyssum (Ps. 11, 8 Vulg.)... S’il est Dieu il a aussi un cœur de père. Chose admirable : celui qui est le Principe de la très Sainte Trinité est mon Père, le Père d’un Dieu est mon Père ! Et c’est une vérité de foi que nous devons croire aussi fermement que le très Saint Sacrement, puisque Jésus Christ l’a dit.

“Voyez qu’il ne dit pas : ‘Soyez parfaits comme MON Père céleste est parfait’, mais ‘comme VOTRE Père céleste est parfait’. Nous sommes d’une origine divine. Quelle gloire pour nous, mes Sœurs, d’avoir un Dieu pour Père ! Quoi ? Celui qui est mon Dieu est mon Père ! Confions-nous donc en lui. Non, mes Sœurs, il ne vous abandonnera pas. Vous aurez le poison dans le cœur sans en mourir. C’est un Dieu juste, il est aussi infiniment bon. Croyez-moi, penchez plutôt du côté de la bonté que de la justice. Non, il ne veut point perdre les âmes, je vous l’ai déjà dit. Il les aime et les porte toutes dans son Cœur adorable” (2436). Ceci nous rappelle une lettre de Mère Mectilde à la comtesse de Châteauvieux où elle lui écrivait : “Dieu est tout bon, mon enfant, et très miséricordieux, aussi bien que très juste” que l’auteur du “Véritable Esprit” a traduit, un peu sèchement : “Dieu est aussi bon qu’il est juste” (2706) et (841).

MISÉRICORDE

Relevons encore dans les “Entretiens familiers”, le 1er avril 1694 : “Puisez en Dieu un fond de confiance et demandez-lui pardon de l’out rage que vous lui faites en vous défiant de sa bonté. Il se tient moins offensé d’un crime que de la défiance en sa miséricorde”... “Gardez-vous de la défiance : Dieu est votre Père et votre Sauveur... regardez-le en ces qualités et non comme un tyran. C’est lui faire une injure insupportable que de se défier de sa bonté... Quelque criminelle ou méchante que vous soyez, Dieu est toujours votre Père et il a plus de bonté pour vous que vous n’avez de malice. Quant à moi, j’ai fait pis que tout ce que vous pourriez avoir fait... néanmoins, je le regarde toujours comme mon Père et dans cette confiance, je ne crains point qu’il me perde, j’espère en ses miséricordes” (2004).

Le Samedi Saint 10 avril 1694 : “La maladie que j’ai eue m’a été très utile, elle m’a fait voir la grande miséricorde de Dieu dans laquelle je suis demeurée. Je ne puis assez admirer cette divine miséricorde dont je suis environnée et qui me soutient toujours... (tout ce texte serait à relire)... Je suis restée entre les mains de mon Dieu pour être tout ce qu’il lui plaira, souffrir tout ce qu’il voudra et demeurer toujours dans la mort. C’est ce que ma maladie m’a appris de vivre dans cet esprit de mort. Et cet ‘esprit de mort’ consiste à demeurer toujours en Dieu. Oui, toujours en Dieu, sans jamais m’en séparer un seul moment. Dieu en tout, Dieu partout, Dieu toujours”... Je lisais hier aux Ténèbres, un verset que j’aime bien : “Je dormirai et me reposerai” (Ps. 4). Voilà comme je désire être. Oh ! le bonheur d’une âme de se reposer en Dieu... Dieu est dans l’intime de votre âme. Vous l’y trouvez à tout moment y faisant actuellement sa demeure. Regardez-le donc toujours pour adhérer à lui, pour vouloir tout ce qu’il veut, pour vous y soumettre. Priez-le de vous attirer toute à lui “Trahe me post te” (Ct. 1, 3). Il y a deux choses à faire dans la vie pour être à Dieu : adorer et adhérer toujours. Donc adorer et adhérer à tout ce qu’il permet, l’aimant, le voulant et l’agréant par soumission à ses ordres... C’est ainsi que vous dormirez et reposerez doucement en Dieu, l’adorant et lui adhérant toujours » (1875).

Sa confiance et son abandon ne sont pas toujours bien reçus. Elle écrit à Mère Saint François de Paule le 10 mai 1694 : « Si nous avions autant de foi et de confiance en la bonté de Notre Seigneur que vous en avez, nous serions plus à notre aise que nous ne sommes, mais je n’ose rais dire qu’il faut espérer que la divine Providence se souviendra de nous : c’est une espèce de crime, parce que l’on se moque de ma confiance et que l’on en fait une raillerie. Cependant je ne désiste point, ce sont mes péchés qui retardent les effets de cette aimable Prouidence, mais Notre Seigneur ne les regardera pas toujours, sa miséricorde préviendra en bénédictions, ayons patience ».

Dans la même lettre, on relève aussi ce passage significatif pour bien comprendre notre vocation : « Les chères vôtres du 8 courant, ma très honorée et très chère Mère, m’ont consolée de voir les grâces que Notre Seigneur vous fait dans vos croix qui sont quasi comme les nôtres, mais c’est l’état des victimes. Il ne faut point se flatter d’autre chose. Voilà notre portion et celle de tous les chrétiens qui sont tous victimes par le saint baptême, mais qui ne le connaissent pas. C’est une grande grâce que Dieu nous a faite de nous donner la lumière et de nous y avoir engagées par notre Institut » (2048, autographe).

Le 26 mai 1694, elle écrit à Mère Marie de Jésus, en Pologne : « Ce mot, ma très chère Mère, est seulement pour vous assurer que j’ai ressenti l’effet de vos saintes prières, dont je vous rends mille grâces de tout cœur ; elles m’ont ramenée de l’autre monde où j’étais déjà par la meilleure partie de moi. Je ne sais pourquoi Notre Seigneur m’a renvoyée, sinon pour commencer à faire pénitence ; mais mon âge si avancé me la fera faire bien petite et indigne d’être présentée à Notre Seigneur ; mon recours est sa très sainte Mère qui sera mon avocate et qui suppléera à mon impuissance. Je vous conjure de la bien prier pour moi. Si j’étais près de vous, je vous dirais les miséricordes qu’elle m’a faites dans ma maladie qui a duré près de trois mois et dans laquelle je me suis trouvée plus de trois fois à l’agonie... j’ai pensé retomber plusieurs fois ; il faut que je demeure toujours abandonnée à son divin plaisir » (En Pologne, p. 186), (110).

LA VIERGE MARIE

Nous pouvons deviner les miséricordes que lui a faites la Vierge Marie en reprenant ces précieux « Entretiens familiers » :

« Le 16 février 1694, notre digne Mère nous dit : « Je suis bien pauvre et bien indigente de toutes ma-nières... Je suis dans l’abjection, l’humiliation, l’anéantissement... Dieu soit béni ! Je suis dans un terrible état dehors et dedans, je ne suis rien en toutes manières, même dans l’Institut. Mais quoique je n’y sois plus rien en tout, ma consolation et ma joie est que la très Sainte Mère de Dieu en prend soin et qu’elle en est la Mère. J’en suis déchargée, non d’une manière, sachant que j’ai encore en main l’autorité de supérieure, mais toujours voilà qui est fait ! La très Sainte Vierge réparera pour moi les fautes que j’ai commises. Elle a tout pris sur elle, elle aura soin de tout, elle en a fait son affaire ; je l’en ai remerciée. Prenez bien garde à ce que je vous dis : je ne parle pas en l’air ni de ma tête : je mourrai dans cette certitude, et c’est ma joie, que l’Institut est dans ses saintes mains : elle aime cette œuvre, c’est son ouvrage, vous le connaîtrez au ciel... Je le dis encore : rien de plus saint dans l’Église de Dieu que l’Institut quand il sera dans sa perfection. Oui, la Sainte Vierge a tout entre ses mains, elle a tout pris » (2058).

Le 20 février 1694, notre digne Mère dit à une autre religieuse : « OUI, la très Sainte Mère de Dieu est votre Mère... elle l’a toujours été et le sera toujours, n’en doutez jamais. Il est vrai qu’elle a pris un soin nouveau de l’Institut et de vous toutes... elle pourvoira à tout. Donnez-vous seulement bien à elle, lui faisant toutes une dédicace nouvelle de vos cœurs et que ce soit avec joie, avec confiance et avec certitude qu’elle est votre mère et que l’Institut est dans ses bénites mains » (2122).

Le 25 février, une autre religieuse revient à la charge et elle reprend :

« L’Institut est la très sainte œuvre de l’Église de Dieu, et premièrement l’ouvrage de la très Sainte Vierge et sa très sainte œuvre, car l’Institut est sien et elle l’a repris tout de nouveau entre ses mains sacrées. Présentement, je me trouve déchargée d’un grand poids. Lorsque je me vis sur le point de quitter la terre, ne sachant sur qui me démettre de cette œuvre, je priai cette Mère de bonté d’en prendre soin. Elle le fit, mais d’une manière si admirable et si consolante pour l’Institut et pour moi, que j’en fus dans un très grand transport de joie, et si j’auais suivi les mouvements de mon cœur, j’aurais fait assembler la Communauté pour venir rendre hommage à cette Mère de miséricorde, en action de grâces de ses bontés pour l’Institut... Je vous assure de nouveau que j’eus une grand joie de le voir retourner d’où il était sorti » (2119).

Enfin, le 19 mars, elle nous révèle le sujet de sa grande joie : « Je ne saurais me lasser de répéter la joie et la consolation que j’ai eues pendant ma maladie, de voir que la très Sainte Mère de Dieu avait remis l’Institut DANS SON CŒUR D’OU IL ÉTAIT SORTI » (1971).

DERNIERS LABEURS

Le 7 juin 1694, Mère Mectilde écrit à Mère Anne de Sainte Madeleine en vue des élections : « Pour moi, je m’en suis retirée et déclaré que je renonçais à tout ce que l’on pourrait faire à mon sujet. Jugez, très chère Mère, si je serais assez misérable de souffrir à l’âge de 80 ans que l’on me remit dans cette terrible charge... J’y ai renoncé par écrit bien signé » (L.I., p. 355), (1455). Mais elle sera sur la brèche jusqu’au bout.

Le 22 juin, elle fait part à Mère Marie de Jésus du retard des Constitutions 51 : impossible d’achever le reste qui doit avoir rapport aux Constitutions... elle ajoute : « Hélas, ma très chère Mère, je ne sais pourquoi Notre Seigneur m’a renvoyée des portes de la mort, sinon pour vivre encore un peu de temps dans un rude sacrifice : je ne suis revenue que pour cela. Priez Notre Seigneur qu’il me fasse la grâce d’y être bien fidèle, car il faut que tout ce qui reste encore soit absolument et entièrement détruit » (En Pologne, p. 187), (2776).

Le 28 juin, elle écrit à la Mère Prieure du deuxième monastère de Paris à propos de « babil de filles » qui tentaient de mettre la brouille entre les deux maisons : « Ne me plaignez point, mes souffrances ne sont que des mouches... Ne vous inquiétez de rien, ne vous troublez de rien, laissez tout tomber aux pieds de Notre Seigneur. I1 consommera tout par sa miséricorde. Ne me plaignez point, très chère, hélas, je ne souffre rien, je ne mérite que l’enfer, voyez que je ne souffre que des pailles. Allons, souffrons et mourons ! Ne vous faites point malade... ayez courage et patience, et à toute extrémité l’on n’en peut que mourir ! Mais il faut vivre et soutenir ce que le Seigneur voudra » (1740).

Relevons en passant ce mélange d’intrépidité, d’humour, et de sollicitude maternelle : « souffrons et mourons ! », mais « ne vous faites point malade »... « l’on n’en peut que mourir ! »... « mais il faut vivre I »...

Le 12 juillet 1694, elle écrit à la Mère Prieure de Rambervillers : « Comme c’est à l’ordinaire la conduite de la divine Providence de me tenir sur la croix que je veux de tout mon cœur toujours adorer et embrasser, à peine suis-je sortie de ma maladie qui m’a duré près de six mois, que je m’en trouve environnée d’un grand nombre qui renouvellent quasi à toute heure mes sacrifices... son saint nom soit béni » Elle lui parle ensuite de Monsieur leur nouveau supérieur qui « fait bien le martyre » : « ménagez-le le plus honnêtement que vous pourrez, et n’en espérez guère de secours. Ne vous attendez qu’à Dieu seul qui est l’unique, fidèle et parfait ami ; ayez-y un entier recours. Prenez donc vos mesures pour ne point choquer le personnage... il pourrait bien vous causer des croix. Croyez-moi, ne vous en faites pas, car elles viennent en dormant et au moment que l’on ne les attend pas (L.I., p. 357), (249).

Au milieu de tout ce tracas, l’humour et le bon sens n’ont pas perdu leurs droits.

En août 1694, elle revient encore sur l’abandon : « Abandonnez-vous entièrement entre les mains de Dieu... c’est le seul moyen d’avoir toujours la paix... car une âme qui lui est ainsi toute abandonnée lui est plus agréable que cent autres qui ne sont point dans cette disposition, et lorsqu’il la troue dans une âme, il y vient répandre des profusions de grâces. Oui, des profusions, tant il aime cet abandon et que partout où il trouve cette vertu, il la comble de bénédictions (E.F., p. 59), (2654).

Le 26 août 1694, elle parle encore de ce mystérieux jugement qui a eu lieu lors de sa maladie, dans une lettre à Mère Suzanne de la Passion : « Plus je vais en avant, et plus je crains le compte qu’il faut rendre de ce terrible emploi (celui de prieure). Cependant il faut espérer ses divines miséricordes avec une humble confiance. Si je pouvais vous entretenir, je vous dirais bien des choses en confiance, m’étant trouvée moi — même à ce terrible passage dans ma maladie. J’en devrais être convertie, mais ma lâcheté me fait perdre les miséricordes que Notre Seigneur m’a faites. Employez uos saintes prières pour me faire commencer à être plus fidèle. Réparez pour moi, car je ne puis être encore longtemps en ce monde. Il faut payer la dette du péché par la mort qui doit détruire l’être pécheur »...

« Je vous dirai seulement ce qui fit mon plus grand poids dans mon agonie : ce fut la sainteté de l’Institut que je n’ai jamais bien rempli, et si la sacrée Mère de Dieu ne fut venue à mon secours en me déchargeant du poids de l’Institut, j’aurais péri immanquablement. O. très chère ! Quel épouvantable état de se trouver suspendue sur l’embouchure de cet effroyable abîme ! Priez Notre Seigneur me faire la miséricorde, par sa très Sainte Mère, que je n’y retourne plus. Le seul effroi serai capable de faire mourir » (En Pologne, p. 188), (179).

Ensuite, elle lui fait part de son projet de leur envoyer le Règlement des Offices auquel elle travaille assidûment. (Ce Règlement est d’ailleurs en tous points remarquable. Celui de la Mère Prieure est un « véritable portrait » de Mère Mectilde par elle-même).

Le 30 décembre 1694, elle écrit à Mère Saint François de Paule : « Il faut que j’aime ma petitesse et mon abjection, je crois qu’il sera permanent et que ce sera celui qui consommera ma vie ; j’y suis, par la grâce de Dieu, si bien apprivoisée que je suis aussi contente que si j’étais dans un meilleur état ! » (Autographe n° 78), (1179).

On peut ainsi suivre Mère Mectilde au cours de ses dernières années grâce surtout aux Entretiens familiers et à sa correspondance avec Mère Saint François de Paule. Mais son chemin est tout tracé et nous avons déjà tout dit. Abandon et miséricorde sont les maîtres-mots, comme dans cette lettre du 4 février 1695 à Mère Saint François de Paule :

« Il faut s’abandonner à Dieu au-dessus de l’hu-main. Il lui plaît nous tenir dans l’épreuve, en vérité elle est grande, mais sa bonté est plus grande que notre désolation. Il faut croire que son infinie miséricorde prendra soin de vous en l’aimant et en le ser-vant de tout votre cœur. Ne vous accablez pas, la sacrée Mère de Dieu est votre Mère. Je vous conjure de saluer souvent son très Saint Cœur tout plein de bonté pour l’Institut. Ne vous affligez point, mais perdez-vous en Dieu par votre saint abandon, en priant et espérant » (511).

CONFESSION

Le 20 mai 1695, samedi avant la Pentecôte, Mère Mectilde fait une confession extraordinaire relatée en détail par une de ses filles. Elle était bien malade lorsque, ce jour-là, « elle se leva dès 5 heures et s’habilla disant qu’il fallait qu’elle allât à confesse, entendre la Messe et communier. La Mère Sous-Prieure lui fit toutes sortes de remontrances pour l’en empêcher, lui faisant voir qu’elle se faisait mourir. Malgré tout ce qu’elle lui put dire, cette digne Mère tint toujours ferme en lui répondant seulement que Dieu demandait cela d’elle et que la très Sainte Vierge la pressait de le faire et lui avait dit dès le matin : « Va t’en ! », qu’elle n’y pensait point du tout, « mais, ma pauvre Mère, quand on me chasse, il faut bien y aller ! Que voulez-vous que je fasse ? Je me suis bien doutée que vous vous y opposeriez et je lui ai dit : “Très Sainte Mère de Dieu, elles ne me laisseront pas aller ! Faites donc qu’elles ne me contraignent point, si vous voulez que je fasse ce que vous demandez de moi”. Elle lui ajouta : “Mais, ma Mère, ne vous en mettez pas en peine, j’espère avec la grâce de Dieu, que je n’en serai pas plus mal”. Sur cette parole, la Mère la laissa descendre. Elle marchait avec tant de vitesse et de légèreté que nous en étions tout étonnées. Elle ne voulut ni bras ni bâton, sans doute que la Sainte Vierge lui donnait des forces, car autrement cela lui eût été impossible. Et en effet, elle a avoué depuis qu’il lui avait semblé qu’on la soulevait pour la faire aller plus vite. Avant que de descendre, elle nous disait de prier la très Sainte Mère de Dieu, et elle le faisait elle-même, qu’elle lavât ses péchés dans le sang de son divin Fils. Et quand elle fut remontée dans sa chambre, elle dit qu’elle avait auparavant représenté à la très Sainte Mère de Dieu qu’il fallait qu’elle se confessât, et qu’elle lui avait répondu : “Hé bien, confessez-vous !” Mais comment ferai-je ? lui dit-elle, sera-ce au Père N. ? Celui que j’attends ne viendra pas assez tôt. Elle me répartit : “Dites ce que vous savez et ne vous inquiétez pas”. (C’est qu’elle avait envie de faire une confession extraordinaire). Il m’a donc semblé qu’elle s’en chargeait, nie disant que je ne m’en misse pas en peine, et je me suis mise en devoir de me confesser, sans savoir ce que je voulais dire. Je n’ai pas plus tôt commencé qu’une si grande multitude de choses me sont venues à l’esprit que je ne finissais point. Je me suis confessée des résistances que j’ai eues au Saint Esprit, des obstacles que j’ai mis à ses grâces, à ses desseins, et de toutes les infidélités que j’ai faites contre lui et des mauvais effets que j’ai pu causer dans les âmes qui ont pu retarder leur perfection, enfin j’ai dit tout ce que j’avais à dire » (E.F.), (2918).

INVITATION AU PARADIS

Et la narratrice continue : « Le même jour, étant seule avec elle, elle me dit qu’elle avait été à même de s’en aller dans cette maladie, que l’on l’y avait même comme invitée avec beaucoup d’honnêteté, que l’on (« on » c’est Jésus) n’a pas coutume de lui en tant faire, que la très Sainte Mère de Dieu lui avait dit « Vous pouvez, si vous voulez, venir », me laissant espérer une issue favorable sous sa protection, et comme mes affaires me reuinrent dans l’esprit, comme la chose qui y mettait plus d’obstacle, il me semblait qu’elle s’en chargeait, me disant que je ne n’en misse point en peine, mais je n’ai choisi ni la vie ni la mort ; je me suis contentée de dire : « Il en sera tout ce que Dieu voudra », ne sachant pas si ce ne serait pas une tentation, mais si ce n’en était pas, j’ai perdu un bon coup, je n’y reviendrai jamais ! (E.F.), (2918).

« Le lundi de Pentecôte, elle dit : « la seule chose qui me ferait désirer de mourir serait pour connaître Dieu plus parfaitement que nous ne le faisons en cette vie, et l’aimer davantage, car la connaissance produit l’amour ; mais Dieu en sait le moment, ce sera quand il voudra. Il ne faut pas vouloir en retarder ni avancer le temps ». Le mardi : « Je suis aussi languissante intérieurement qu’extérieurement, je ne saurai plus rien faire, je n’ai plus de vigueur, mais je porte ma langueur en esprit de pénitence... Il faut demeurer dans la disposition où Dieu nous met, le bénir toujours et toujours ». Et le jeudi : « Il faut tout avaler... encore s’il n’y avait que moi qui en goûte ! » (Br III, pp.21-23).

Voici bien Mère Mectilde peinte au naturel. Mais ses affaires la poursuivent et elle les poursuit courageusement. Elle écrit à ses chères filles de Pologne où cela marche mal. Un bon chapitre pour la Mère Prieure (949), des exhortations aux anciennes (1738). Elle travaille aux Constitutions, au Règlement des offices. Elle se sent trop vieille : « Nous verrons bien des affaires, surtout une prieure, car je n’y puis demeurer davantage. Cela perd la Religion, car il y en a qui n’obéissent plus à ce que nous disons. Je ne corrige plus et cependant les habitudes se forment... » Elle trouve la Communauté difficile et plaint celle qui lui succédera. Nous verrons cependant que quelques jours avant sa mort, elle saura très bien reprendre une de ses filles, lui laissant cette algarade comme dernier souvenir.

DÉTRESSE

Nous avons ensuite trois lettres au Père Paulin, son directeur qui fut aussi, dans sa jeunesse, son fils spirituel. Elles nous montrent la grande détresse intérieure où elle se trouvait en 1695, 1696 et 1697.

Le 30 décembre 1695, elle lui écrit :

« J’avais bien prétendu avoir la consolation, mon très cher Père, de vous dire deux mots sur l’état que je porte qui est fort touchant. J’ai besoin de vous parler pour vous faire concevoir que, selon ce que je vois, il faut abandonner mon salut. Je vois toute ma vie si effroyable que je conclue que sans un secours extraordinaire de grâce, il faut périr. Je vous conjure, mon bon Père, par les entrailles de la divine miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ, de vous appliquer pour moi en sa sainte présence et que par le saint ange, vous me disiez ce que Notre Seigneur veut de moi, car je ne saurais jamais vous exprimer comme je suis, sinon de vous dire en deux mots que je ne vois qu’horreur et péché dans tout le cours de ma vie, je ne vois que crimes et péchés, dans l’incertitude de ma perte éternelle. Une autre que moi en serait au désespoir, mais je suis insensible à mon malheur. Je partirai sans que vous en ayez aucune compassion, je vous conjure, au nom du divin enfant Dieu, de vous y appliquer et de me dire ce que Dieu vous en fera connaître, en attendant que je puisse vous mieux exprimer ce que je sens. Comptez que je ne suis que péché, orgueil, vanité et tout ce qu’il y a de plus indigne. Je ne vois en moi que tout cela. Je ne me suis jamais vue de la sorte. Je vous prie au nom de Notre Seigneur et de sa très Sainte Mère, de m’écrire un mot après que vous aurez prié pour moi. Ne m’abandonnez pas, je suis moi-même dans l’abandon, car je ne puis me tirer de l’état où je suis. Je me vois périr avec une espèce de paix qui me devrait effrayer. C’est votre indigne fille » (885).

En 1696 un autre billet, elle le supplie de lui répondre, de demander son salut par la Sainte Vierge : « Je ne sais si je dois demeurer dans le silence, abandonné à l’adorable Providence sur plusieurs choses que je devrais vous dire, mon Révérend Père, et sur les réponses que j’attendais de votre charité. Ma détestable vie me fait une terrible frayeur pour passer à l’éternité. Si vous n’avez rien à me dire par la sollicitation de votre saint ange, redoublez du moins vos saintes prières. Je puis m’en aller sans avoir la consolation de vous revoir, je ne suis mal que d’un rhume, mais l’on meurt en tout temps, je ne puis m’assurer d’un moment. J’ai toujours espéré que usus m’obtiendrez miséricorde par la très puissante et très immaculée Mère de Dieu. Je vous supplie que ma confiance ne soit pas sans effet. Je sais que si vous lui demandez mon salut, elle vous l’accordera. Ne tardez pas un moment de lui demander, s’il vous plaît, et m’en donner des nouvelles. Ne refusez pas, mon très Révérend et bon Père, d’em — ployer pour cet effet tout le pouvoir que Notre Seigneur vous a donné. Votre charité ne sera pas sans récompense. J’attends ce secours comme d’un des vrais et sincères amis qui me reste sur la terre. Il y a longtemps que je sollicite intérieurement votre charité, mais il faut que Notre Seigneur parle à votre bon cœur. Écoutez donc sa divine parole et me la faites entendre. S’il ne vous donne rien, je tiendrai mon doute véritable. Un petit mot en charité pour la plus indigne qui soit sur la terre, indigne d’être dans l’honneur de votre bonté » (1185).

Le 4 mai 1697, elle lui écrit : « ... Priez (Dieu) mon très cher et bon Père, qu’il me regarde en sa divine miséricorde, je n’ai plus que vous sur la terre, et que je vois déjà un pied dans le ciel. Si vous allez le premier, comme je le crois, venez me secourir dans ce terrible passage qui sera pour moi plus que terrible parce que je mourrai comme une misérable pécheresse sans pénitence, à moins que vous ne m’obteniez miséricorde, c’est la charité que j’espère de votre bon cœur qui en recevra une éternelle récompense. C’est votre indigne fille et servante » (P 105, p. 352).

Puis elle s’explique davantage (p. 354) :

« Je vous avais écrit trois mots très cher (Père) dans la dernière confiance, mais Notre Seigneur m’a retenue et n’a pas voulu que j’augmente votre douleur. Je confesse que je n’étais pas raisonnable, mais comme mon cœur était fermé à tout le monde, mon penchant se tourna vers vous pour vous faire la confidence de l’état que je portais, qui est des plus surprenants, mais il est juste et saint dans la conduite de Dieu. Je ne dis pas : je le veux, il est déjà voulu, et je suis sans choix et sans élection ; mon Dieu étant le maître, je veux qu’il en use comme il lui plaira, et comme un martre absolu qui n’a pas besoin du consentement de sa créature. Son très saint Nom soit béni ! Continuez-moi vos saintes prières, car je ne sais ce que je deviendrai. En ma vie, je n’ai été de la sorte. Attendons-en les suites comme Dieu les voudra... j’ai été assez mal depuis quinze jours, je m’attendais tous les jours de suc-comber, mais l’on me fait vivre malgré moi et l’on me souffle de la vie quand je n’en puis plus. Adorons et attendons ce qu’il plaira au Seigneur de conclure. Je ne sais où tout cela aboutira. Bénissez, aimez et adorez-le pour moi ; je n’en puis dire davantage, je ne puis plus tenir ma plume, tout me quitte. Priez Notre Seigneur pour moi et sa très Sainte Mère, qu’il ne me quitte jamais » (1684).

La même année, elle écrit encore :

« Quoique vous soyez persuadé que je vous oublie...

... Il faut attendre la fin qui sera peut-être un effet très rigoureux de sa justice. Il y a déjà bien du temps que je portais quelque chose, mais à présent l’on m’y a abîmée. C’est ce qui a arrêté ma plume.

... Avec cela vous saurez que j’ai été toutes ces saintes fêtes dans une langueur mortelle, avec oppression quasi continuelle, tout cela n’est rien, n’y pensez pas, il faut mourir. J’ai pensé plusieurs fois que c’était la fin. Je vous confie mon enfer ou mon purgatoire, avec défense d’en parler à qui que ce soit, cette saillie est un effet de ma parfaite confiance en vous, mais avec confiance que vous brûlerez cette lettre sans y manquer, vous me ferez plaisir de me la renvoyer, pour me donner lieu de vous en écrire d’autres » (2632).

Elle est donc bien plongée dans « l’enfer du Pur Amour ».

JOIE

Entre temps, elle a eu une « joie », ainsi le rapporte une de ses filles dans un entretien familier du 21 novembre 1696 :

« Notre digne Mère étant à la récréation nous dit : « Il faut que je vous fasse part d’une petite joie que j’ai eue ce matin qui n’a pas duré longtemps, puisque ce n’a été que depuis la sainte communion jusqu’au retour à notre place, où heureusement une de nos Sœurs m’aidait, car je crois que sans cela j’aurais eu de la peine à y retourner. Ce n’est qu’une idée ou une imagination, comme usus voudrez, que j’ai eue sur la fête d’aujourd’hui, quoique cela n’ait guère duré ».

Une religieuse lui dit : « Ma Mère, usus n’avez pas laissé de voir bien des choses ? » Elle lui répondit « Oui, il n’en faut guère pour cela. Ce que nous disons est en manière de récréation : il faut autant se divertir à cela qu’à autre chose. La joie n’est pas une chose qui me soit ordinaire, mais quoique je n’en aie point, je n’ai pas laissé d’en avoir une très sensible au sujet du mystère de la Présentation de la très Sainte Mère de Dieu au Temple, où il me semblait voir la très Sainte Trinité pour ainsi dire, quoique ce terme ne soit pas propre, dans l’admiration et toute transportée hors d’elle-même à la vue de cette petite colombe si belle et si parfaite, parce que jusques alors il ne s’était rien uu sur la terre qui en approchât. Et le Père éternel n’avait encore rien vu hors de lui-même de si beau ni de si parfait que cette petite créature, l’Humanité Sainte du Verbe n’étant pas encore formée. Il en fut charmé, à notre façon de comprendre, car je sais que le transport et l’admiration marquent une surprise dont

Dieu ne peut être capable ; mais je me sers de ces termes pour m’expliquer.

« Il me semblait donc voir la très Sainte Trinité tout appliquée à la considérer, y prenant un plaisir infini. On peut lui appliquer ce qui est dit dans la Genèse, et à plus juste titre, qui est dans la création du monde : « Dieu ayant considéré ses œuvres, il vit qu’el-les étaient bonnes », parce qu’ici c’est le chef d’œuvre de ses mains, c’est pourquoi il ne la trouve pas seulement bonne, mais très parfaite, très excellente et très digne de lui. Il se complaît dans son œuvre, s’applaudissant lui-même d’avoir si bien réussi dans ce chef d’œuvre de grâce et de nature...

« Le plus grand plaisir que Dieu a eu dans cette pure et innocente créature a été de se retrouver en elle. Il s’y est vu comme dans un miroir, et voilà ce qui l’a charmé et rempli d’admiration, et la joie qu’il en a eue a été si grande que, quoiqu’elle soit son ouvrage, il la regarde aujourd’hui avec autant de complaisance que s’il ne l’avait jamais hue. Toute la très Sainte Trinité s’est écoulée en elle avec une telle plénitude de grâce qu’il fallait une capacité telle que celle que Dieu lui avait donnée pour les contenir toutes.

« Le Père la regardant et l’aimant comme sa fille. Le Fils qui ne s’est point encore incarné... la regarda dès ce moment comme celle qui devait être sa mère. Le Saint Esprit comme son épouse. Et en ces trois qualités, elle fut comblée par les Trois divines Personnes. La joie de Dieu en a fait ma joie dans cette rencontre ».

Et notre narratrice de conclure : « Ceci n’est qu’une faible expression de ses paroles qui étaient si sublimes et élevées que l’on ne les a pu bien retenir, cela surpassant nos pensées et notre compréhension. De fois à autre elle répétait comme toute pénétrée : « Il est vrai que j’ai vu de belles choses en un moment qui m’ont transportées de joie. J’en ai pensé tomber, étant presque hors de mois » (2120) et (D 12, p. 9).

CONSOMMATION

En 1697, nous pouvons relever encore deux échos de son âme :

Le 22 mai, elle écrit :. « Quand il plaît à Dieu d’anéantir l’on ne peut s’échapper de ses divines mains. J’y suis si plongée que de ma vie je n’en reviendrai ; mais, à vous dire vrai, pour mon particulier j’y ai trouvé le paradis, mais il n’en est pas de même d’une Communauté qui n’a que des murmures et des plaintes... Mais si j’y ai trouvé la paix et le repos dans ma destruction, j’y ai trouvé une douleur mortelle de ce que vous souffrez et que les autres maisons en peuvent souffrir. La mort serait plus agréable, mais elle n’est pas à notre choix » (3020).

Et le 16 septembre de la même année : « Notre Seigneur est si miséricordieux qu’il donne par sa grâce le soutien dans les croix que son adorable Providence fournit. Comme il me fait la grâce de ne rien voir que dans sa très sainte volonté, je suis calmée au moment que je l’envisage, quoique la nature y trouve de quoi sacrifier, mais il le faut vouloir. Je n’ai pas de peine pour ce que je puis souffrir et qui peut tomber sur moi, mais j’en ressens pour ce que vous en souffrez vous-même et que tout l’Institut pâtit. C’est là ma croix, et non ce qui me pourrait toucher moi seule. Mon Dieu me paraît si saint, si juste et si adorable en tout ce qu’il m’envoie, que je n’ai rien à dire sinon : lustus es Domine ! (1178).

Ceci rappelle ce qu’elle écrivit à Fénelon36 la même année : « Je sens en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu’aussitôt qu’il m’y met, je baise, je caresse ce précieux présent ; et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon cœur éclate en bénédictions et est content d’être détruit et écrasé sous toutes ces opérations pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée » (D.H., p. 31).

Le 12 octobre 1697, elle nous dit en nous parlant de Dieu comme à son ordinaire : « Jamais je n’ai eu moins de lumière et jamais je n’ai été si éclairée que je le suis à présent. Comment — nous dit-elle agréablement — comprendre et entendre cela ? C’est pourtant véritable : c’est une antithèse. Je vous dirais qu’il ne faut pas tant de multiplicité pour la vie intérieure, mais je conseille d’aller tout simplement à Notre Sei­gneur ».

Une religieuse lui ayant demandé si l’abaissement de l’âme devant Dieu faisait son anéantissement, elle lui répondit : « L’abaissement de l’âme devant Dieu, quoique ce soit une très sainte disposition, ne fait pas son anéantissement. Il faut bien que Dieu fasse en elle d’autres opérations pour la disposer à cet anéan­tissement. Et quand il l’en a rendue capable, il la dé­truit et anéantit comme il lui plant, par des dispositions pénibles et crucifiantes et si intimes et secrètes qu’elle ne les connaît pas elle-même. Il y aurait bien des cho­ses à dire là-dessus, si Notre Seigneur m’en donnait la grâce. Mais il faut qu’il me la donne, je ne l’ai pas à présent. Il m’est très pénible de parler et d’agir, mais pour souffrir j’y prends mon plaisir ».

Ce même jour au soir, qui était le samedi, nous parlant de la sainte communion elle nous dit : « A quoi me sert-il de manger Dieu s’il ne me mange ? Nous le mangeons par la sainte communion, mais cela ne suffit pas pour demeurer en lui, il faut qu’il me mange et qu’il me digère ; c’est ce que je lui demanderai demain à la sainte communion ». Une des religieuses qui était présente quand elle dit ces paroles ne manqua pas le lendemain de l’interroger pour savoir si Notre Seigneur lui avait accordé ce qu’elle lui aurait demandé. Elle lui répondit avec une certaine allégresse : « Oui, il m’a. mangée, et je dirais même là-dessus les plus jolies choses du monde, mais dans le temps où nous sommes, cela serait fort mal tourné. Notre Seigneur est un trop gros morceau pour moi, je ne peux pas le digérer, mais moi, il me digère en un moment. Et comment ? Ce n’est pas à la façon que nous digérons les viandes... La réponse donc que Notre Seigneur a faite à ma demande, puisque vous la voulez savoir a été : “Oui, je le veux, passe en moi”. Je me suis coulée comme un petit mou-cheron en Dieu ; c’est proprement le Tout qui absorbe le néant. Voilà ce que j’appelle être mangée et digérée de Dieu. Une âme mangée et digérée de la sorte est passée en Dieu, il la cache dans sa face, elle est absorbée en lui et pour ainsi dire elle fait partie de lui-même ».

Et elle poursuit : « J’ai vu en passant son Cœur adorable comme un brasier ardent capable de consommer toute la terre. Je ne suis pas restée cependant dans ce divin Cœur parce que je suis trop impure ; il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir sous ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures. Il ne s’irrite point contre elles, pour tous les outrages qu’il en reçoit à tout moment. Au lieu de nous foudroyer comme nous le mériterions, il n’en a pas même de ressentiment. Il n’est pas vindicatif : toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui. Il nous pré-vient par ses grandes miséricordes. Il nous presse intérieurement de retourner à lui, et nous n’avons pas plutôt conçu le regret de nos fautes et demandé pardon qu’il nous a déjà pardonné, oubliant tout le passé sans nous en faire aucun reproche. Un auteur dit qu’un flocon d’étoupe jeté dans un brasier n’est pas plus tôt consommé que nos péchés le sont en Jésus Christ aussitôt que nous avons du regret de les avoir commis » (1974).

Cet « auteur » est peut-être bien sainte Marguerite-Marie. Du moins elle s’exprime ainsi.52 Ce texte est très important, car il nous montre combien la vue de la miséricorde l’a emporté sur celle de la justice. Mère Mectilde « n’en revient pas » (ainsi pourrait — on traduire son « effrayée ») de voir jusqu’où va la miséricorde du Seigneur. Elle reparlera de cette expérience à une de ses filles en particulier, qui le rapporte comme suit :

« Ces jours-ci je pensais que comme nous communions et que nous mangeons Notre Seigneur, il faut aussi que Notre Seigneur nous mange. Savez-vous bien comment il nous mange ?... c’est que quand l’âme est fidèle, Notre Seigneur l’attire en lui et se l’unit si intimement qu’il en fait une petite portion de lui-même, si bien que, étant ainsi toute unie à Jésus Christ, elle demeure en lui. O Précieuse demeure ! elle est ineffable : c’est une fournaise ardente où l’âme est toute embrasée, toute remplie de lumières et toute inondée de grâces. Si vous aviez été un moment dans cette demeure, vous concevriez ce que je ne puis exprimer, car c’est quelque chose de si divin et délicieux que je n’ai point de paroles pour le dire.

Elle me dit des termes encore plus forts et expressifs que je n’ai pu retenir, tant ils étaient élevés ; mais d’une manière si suave qu’il me semblait qu’elle goûtait ce qu’elle me disait, et que c’était par la divine expérience qu’elle en avait » (P 123, p. 46).

Un autre jour du même mois elle dit : « On m’a appris depuis peu que lorsqu’on se trouve occupé d’inutilités, il faut s’en séparer aussi promptement que l’on se déferait d’un charbon de feu qui serait tombé sur la main, parce qu’il n’y doit point avoir de vide dans notre vie et que tout appartient à Dieu. C’est une sorte de petit reproche que l’on m’a fait, me disant intérieurement : “Tu ne l’ignorais pas, mais tu n’en faisais pas mieux”. C’était une de ces nuits passées... J’apprends — encore tous les jours bien des choses ».

— Mais, ma Mère, quand on s’aperçoit qu’on est dans l’inutilité, c’est souvent après y avoir perdu des heures...

« Qu’importe ! Sortez-en au plus tôt sans songer au passé. Pour peu qu’une âme fasse de son côté, Dieu est si bon, il a un amour et un penchant si grand pour sa créature qu’il ne saurait se tenir en repos : il faut qu’il lui fasse des grâces » (E.F., p. 119), (1974).

Dans la même conversation, elle nous apprend qu’elle ne fait point de résolutions : « Une religieuse disait qu’elle ne commettait point de fautes sans en concevoir du regret, et la preuve qu’elle en donnait c’est qu’elle prenait toujours la résolution de n’y point retomber. Notre digne Mère prit la parole : « Qu’est-ce que c’est de vos résolutions ? vous empêchent-elles de faire des fautes ? Je suis assurée qu’après toutes ces belles résolutions, vous en faites aussi facilement. Pour moi, je ne sais point faire de résolutions, mais ce que je fais, c’est de me tenir auprès de Notre Seigneur. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour m’empêcher de tomber ! Je vous conseille de vous en servir et vous verrez que vous vous en trouverez bien... Oh ! qu’il fait bon être à Dieu ! (Ego Dei sum !). Pour moi, je me tiens toujours sous sa main adorable » (1970).

1698 — LA PÂQUE DE MERE MECTILDE

Nous arrivons à la dernière année. Elle n’a pas quatre mois à vivre. Et voici un « écrit de notre digne Mère sur la disposition à la mort » daté de 1698. Il est très précieux pour nous, aussi nous le donnons en entier :

« Une Fille du Saint Sacrement qui a usé ses jours à adorer Notre Seigneur au divin Sacrement doit mourir en parfaite adoratrice, c’est à quoi elle doit remplir son obligation et consommer son sacrifice de la manière la plus parfaite puisqu’il y consomme son être en réalité par la mort qui le détruit. Il est donc important d’en remplir l’esprit de la religieuse mourante afin qu’elle perfectionne sa mort dans l’esprit du Sacrifice. Je crois qu’une religieuse adoratrice voudra de bon cœur consommer saintement son adoration en se rendant soumise à la très sainte volonté de. Dieu, prétendant se reconcentrer en Dieu, passant de la vie à la mort pour n’en jamais revenir. C’est là le parfait Sacrifice. C’est pourquoi celles qui assistent les mourantes diront dévotement l’oraison du Saint Sacrement qui est à notre usage en esprit de réparation pour l’agonisante, priant Notre Seigneur de lui faire la grâce de consommer dignement son sacrifice par une adoration parfaite et éternelle qui sera l’effet d’une sainte mort » (2870).

On aimerait suivre jour après jour les deux dernières semaines de Mère Mectilde, et l’on voit presque comme un « signe » sur sa vie que ces deux dernières semaines soient la Semaine Sainte et celle de Pâques.

Mardi Saint : 25 mars. C’est le jour anniversaire de la naissance de l’Institut.

Ensuite son biographe note seulement : « Elle assista encore, quoique très languissante, à tout l’office de la Semaine Sainte ».

Comment a-t-elle passé son dernier Jeudi Saint ? Qu’a-t-elle dit à ses Filles ce jour-là ? On peut le présumer en — relisant une de ses conférences. Malheureusement elle n’est pas datée, mais elle est sans aucun doute une des dernières :

« J’aurais assez d’ambition pour désirer faire cette action encore pour la dernière fois de ma vie, mais Notre Seigneur m’en ayant ôté le pouvoir, je me contenterai de vous exhorter à le faire saintement.

« Quand on vous lavera les pieds, ne regardez point celle qui vous les lave, mais regardez que c’est Notre Seigneur qui le fait et qui est à vos pieds. Ne voyez que Jésus. En un mot, faites cette action avec un esprit intérieur pour honorer celle de Notre Seigneur. C’est ainsi qu’il faut toujours agir et vous y trouverez bénédiction.

« Préparez-vous et appliquez-vous à recevoir les grâces que Notre Seigneur veut vous départir par celle qui fera le lavement des pieds. Demandez-les-lui aussi pour elle et priez-le de l’y préparer.

« Je vous le répète, agissez toujours ainsi, avec esprit intérieur. Quand je vois qu’on fait humainement les choses divines, cela me tue. Appliquez-vous à tous les mystères de Notre Seigneur et à ses souffrances excessives. C’est réellement qu’il est mort, ce n’est pas une imagination. Il n’y a pas une créature sur la terre qui, si elle avait une entière connaissance des souffrances de Notre Seigneur, en pourrait supporter la vue sans mourir. II n’y a que le Père éternel, qui les a fait souffrir à Jésus, et son Fils Jésus Christ qui les a endurées, qui en connaissent toute la grandeur. Hélas, nous sommes si sensibles au moindre affront qu’on nous fait, les grands cœurs les ressentent si vivement, et Notre Seigneur qui avait le plus grand et le plus beau de tous les cœurs, jugez de ce qu’il a dû éprouver au milieu de tant d’opprobres et de souffrances en tous genres.

« Ah ! j’ai un cœur de chair pour moi, et pour mon Dieu je n’ai qu’un cœur de pierre. Je suis sensible à tout ce qui me regarde et si insensible pour Jésus Christ notre Seigneur ! Si nous ne pouvons nous occuper comme nous le voudrions des souffrances de notre adorable Sauveur, soyons-en dans l’humiliation et la confusion et entrons au moins dans quelque compassion des excessifs tourments qu’il endure pour l’amour de nous. On dit que ce n’est qu’au jour du jugement que nous connaîtrons tout ce que Notre Seigneur a souffert pour nous et l’étendue de son excessive charité pour les pécheurs. O Mon Dieu, permettez-moi de vous dire que cette connaissance alors ne nous servira de rien. Je vous prie donc de nous avancer ces lumières et ces connaissances, de nous les donner à présent afin que nous en profitions, que nous vous connaissions et que nous vous aimions !

« Le Père éternel nous a donné son fils unique : c’est beaucoup, mais en un sens ce serait peu pour nous, s’il ne nous l’avait encore donné pour nous sauver et nous racheter en mourant pour nous. Oh ! quelle excessive charité !

« C’est bien en ce saint temps que Dieu fait toutes choses nouvelles (Apoc. 21, 5), que tout va être renouvelé. Recevez donc une nouvelle vie en Jésus Christ et par Jésus Christ.

« C’est par la communion que Jésus Christ se met à vos pieds. Oui, Jésus Christ est à nos pieds dans la communion. Hélas, s’il n’y est pas encore plus mal qu’à nos pieds ! Notre Seigneur n’a jamais regardé que la gloire de son Père, le salut et la conversion des pécheurs, et sa plus grande douleur en mourant fut de voir combien il y en aurait qui ne voudraient profiter de sa mort. Ah ! combien n’y en a-t-il pas qui ne veulent pas que les souffrances de Jésus leurs soient appliquées et qui n’en profitent point ! Priez beaucoup en ces saints jours pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire » (880).

Le mardi de Pâques, elle était encore en pleine activité, puisqu’elle se préparait à faire le chapitre des emplois. Écoutons plutôt ce dernier souvenir d’une de ses filles :

« Le mardi 1er avril 1698, sachant que notre digne Mère allait faire les officières, je la priai de ne me point donner d’emploi parce que j’étais bien aise de me retirer pour m’appliquer davantage à Dieu. Elle prit la parole, ne me donnant pas le temps d’achever ce que je lui voulais dire, et me parla d’une manière forte, me témoignant qu’elle n’était pas contente de ma demande : “Vous serez ce que Notre Seigneur voudra, me dit-elle, je ne puis souffrir les âmes qui disent qu’elles seront bien aises de ceci ou de cela, il ne faut être bien aise que de faire la volonté de Dieu et de souffrir pour lui”. Ce sont les dernières paroles qu’elle m’a dites en particulier avant que de mourir » (2003).

Et cependant, le même jour, elle va dans le jardin à une chapelle dédiée à la Sainte Vierge, et y reste plus d’une heure en prière ; et comme ses filles la pressent de rentrer, elle leur dit : « je ne le puis, il faut que je remette l’Institut entre les mains de la sainte Mère de Dieu ». Est-ce un pressentiment ? C’est à croire, car, encore ce mardi, elle fait part à une de ses filles de sa mort prochaine, et prie une autre d’aller à sa place voir au parloir une de ses amies pour lui faire dire qu’elle n’était plus de ce monde et lui disait « A Dieu ! ».

Le mercredi, elle fait encore cette confidence : « Je me sens attirée et pressée d’aller à Dieu ; la seule douleur de mes chères filles me fait peine ; mais il faut qu’elles s’y disposent, et dans peu ».

Et c’est dans la nuit du mercredi au jeudi — ce précieux jeudi — qu’après avoir fait ses trois heures d’oraison et dit son office, elle est terrassée par la maladie. Vers la fin de la matinée on lui donne les derniers sacrements et on lui porte la communion.

Le vendredi elle semble un peu mieux, mais le samedi on juge son état désespéré. À une dame pensionnaire qui lui disait : « Hé ! quoi, ma Mère, vous nous délaissez ! » Elle répond par les paroles du Seigneur à Marie-Madeleine : « Je m’en vais à mon Dieu, je m’en vais à mon Père ! »

Enfin le dimanche de Quasimodo, jour de « Pâques closes », 6 avril, (anniversaire présumé du premier Jeudi Saint) entre minuit et une heure elle fait sa dernière communion et prolonge longtemps son Action de grâce. Vers six heures, le Père Paulin, son confesseur, lui demande : « Ma Mère, que faites-vous ? à quoi pensez — vous ? » Elle lui répond par ces deux mots qui ouvrirent jadis sa mission de fondatrice et qu’elle redit si souvent depuis : « J’adore et me soumets ». Quelque temps plus tard, comme il lui demandait un mot pour ses filles en pleurs autour d’elle : « Dites-leur, mon père, qu’elles me sont et me seront toujours présentes. Qu’elles se jettent à corps perdu dans les bras de la très Sainte Vierge ».

Ce sont ses dernières paroles. Vers les deux heures, elle se redresse et s’assied sur son lit, puis elle incline la tête et rend l’esprit si doucement qu’on ne peut saisir son dernier soupir. Elle avait quatre-vingts-trois ans.

Elle avait dit un jour de Quasimodo : « C’est aujourd’hui “Pâques closes”. Voilà qui est fait pour cette année. Nous ne reverrons plus les jours saints. Pâques signifie “passage”. Où êtes-vous ? Passées en Jésus Christ ? Vous avez toutes communié, et par la sainte communion vous êtes passées en Jésus Christ. Mais ce n’est pas tout, il y faut demeurer et n’en plus revenir » (10 avril 1695). (1967).

Ainsi s’acheva la Pâque de Mère Mectilde.

Le Lundi de Quasimodo, en la fête (transférée cette année-là) de l’Annonciation, tandis que la Communauté « versant un torrent de larmes », se trouvait dans l’impossibilité de chanter, les moines de Saint Germain des Prés vinrent fraternellement à leur secours et chantèrent le premier service pour Mère Mectilde. On la déposa « à la chapelle de Saint Joseph où il y a une grande grille qui donne sur l’église du dehors ».

Voici la « première épitaphe » relevée par l’abbé Berrant (p. 280) :

Au pied de cet autel gît la parfaite amante d’un Dieu qui, par amour,

dessus le même autel en victime innocente pour nos péchés s’immole chaque jour.

Mectilde qui se fit, lorsqu’elle était vivante, une loi d’imiter en tout ce même Dieu

par une charité tout à fait surprenante

se fit, pour les pécheurs, victime dans ce lieu. Pleine du feu divin qu’animait un grand Zèle, tous les jours aux yeux du Sauveur

elle immolait son esprit et son cœur

pour réparer t’offense criminelle

que la créature infidèle

tous les jours commettait contre son créateur. Elle mit tous ses soins à réparer la gloire

de son Dieu méprisé par les profanateurs.

Pour une œuvre si sainte, si digne de mémoire, elle établit ici de vrais adorateurs

qui jour et nuit en ta présence

de ta divine Majesté

immolent par l’austérité

d’une sévère pénitence

leurs esprits et leurs corps

pour fléchir la clémence

d’un Dieu irrité.

Elle fut la première à leur donner l’exemple : on la vit jour et nuit adorer dans ce temple, le faire retentir de ses saintes louanges.

Ne soyons pas surpris qu’ayant dans ces bas-lieux dès son vivant fait l’office des anges

elle le fasse à présent dans les cieux.

La deuxième épitaphe, qui ne nous est pas connue, est peut-être plus simple que celle-ci, qui le saura jamais ? À ce jour, le cercueil de Mère Mectilde n’a pas été retrouvé. Seul il avait disparu parmi ceux de toutes ses filles de la rue Cassette. Peut-être, même dans la gloire, ne veut-elle pas que nous nous arrêtions à « cet objet humain » (comme elle disait), mais que nous recueillions comme héritage son cœur et son esprit, comblés par l’Esprit de Dieu.

ÉPILOGUE

Mère Monique des Anges, une des plus fidèles copistes des écrits de Mère Mectilde, a consigné dans le manuscrit D 12 quelques « lettres de plusieurs personnes de vertu et de mérite touchant la Révérende Mère Mectilde du Saint Sacrement, tant durant sa vie qu’après sa mort, qui feront voir combien elle était en estime et réputation de sainteté de tous ceux qui avaient le bonheur de la connaître » (D 12, p.518).

Elle commence par la lettre du Frère Luc de Bray, déjà citée. On y trouve aussi le témoignage du Père Guilloré, relevé en son temps.

Enfin, pour la petite histoire, nous relevons quelques passages parmi les lettres d’un certain « Monsieur de V. grand serviteur de Dieu ». Les sages, les savants, etc. peuvent arrêter ici leur lecture. Mais enfin ce nouveau « Pélerin d’Emmaüs » clôt assez bien la « route pascale » de Mère Mectilde, et nous donne, à tout le moins, une idée de l’estime en laquelle la tenaient « ceux qui avaient le bonheur de la connaître ».

Cette première lettre est adressée à une de ses religieuses et datée du 16 avril 1698 :

« Jésus soit aimé.

J’ai reçu votre lettre ce matin, après avoir dit ma messe pour votre sainte défunte, dans laquelle vous me marquez sa maladie : c’était un fruit mûr pour le paradis ; Jésus Christ la voulait récompenser de ses travaux qu’elle avait souffert pour sa gloire. Oh ! qu’elle est heureuse et grande devant Dieu ! Adressons-nous à elle dans nos besoins, car j’espère (tout pécheurs que nous sommes) qu’elle nous assistera. Je veux bien vous dire un petit secret comme à une de mes amies, que vous ne direz à personne : vous ne m’en parlerez pas même. C’est qu’étant parti le lendemain de l’Annonciation pour aller voir mes sœurs religieuses à Rosay53, comme je revenais, entrant dans un bois, j’eus une présence de la vénérable Mère du Saint Sacrement, et à l’instant je la vis à mon côté droit qui m’accompagnait et qui marchait avec moi : tout cela se passait dans le plus intime de mon âme, sans que les sens y eussent part. Je ressentais une grande paix et une douceur de paradis : elle m’entretenait de la grandeur de Dieu :

Magnus Dominus et laudabilis nimis in civitate Dei nostri” Ps. 47, 2 et de sa grande bonté

"Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde" Ps 72, 1-7.

Je lui répondais durant cette contemplation : cela dura un peu de temps. Après quoi je dis en moi-même, cette vue étant passée : Hélas ! Ma Mère Mectilde du Saint Sacrement serait-elle morte ? Car je ne savais pas qu’elle l’était : ceci arriva à une heure après midi.

Je poursuivis mon chemin, toujours très content et plus que je ne vous saurais dire, à pied, mon bâton à la main.


Vers les 4 heures après midi, je trouvai un de mes amis qui me dit entre autres choses que la Révérende Mère du Saint Sacrement était morte et que ses

filles étaient en pleurs ; je baissai la tête et lui dis fort peu de choses ; mais quand je l’eus quitté, je disais et redisais les paroles des pèlerins d’Emmaüs :

Nonne cor nostrum ardens erat in nabis dum loqueretur in via ?” (Luc 24, 3). Je ne m’étonne plus de ce que mon cœur était si ardent pendant que cette digne Mère m’entretenait des bontés et de la

sainteté de son divin Maître.

Brûlez ma lettre et me croyez, ma très chère Mère, votre très humble... ».

Vaine recommandation ! La lettre suivante nous apprend que la Mère n’a pu tenir sa langue :

« Jésus soit aimé ! 1er Mai 1698.

Ma révérende Mère, je viens de recevoir votre lettre que la personne qui vient de Paris m’a remise ; elle m’a promis qu’elle vous donnerait celle-ci en mains propres. Vous me faites grand plaisir de me dire que vous n’avez communiqué ma lettre à personne, cependant d’autres le savent : je ne sais pas comment cela se fait !...»

Monsieur de V. n’en continue pas moins ses confidences. Relevons-en encore deux : A la même religieuse.

« Jésus soit aimé 1 » Mai 1698.

Je prie Dieu qu’il vous fasse sainte, et ma chère Mère de Jésus aussi. Je vous renvoie vos écrits et vous suis fort obligé.

J’ai été bien en peine, ma chère Mère, depuis que je ne vous ai vue, mais Dieu merci, notre vénérable Mère Mectilde du Saint Sacrement, que j’ai invoquée, m’en a ôté et m’a fait un grand plaisir. Vous saurez qu’un nommé Monsieur Chevreuil, peintre, étant venu ici et s’en retournant à Paris, je le priai de vouloir bien porter un paquet de papiers de conséquence aux Feuillantines, à la Mère de Sainte Cécile, qui les ferait tenir à leur adresse ; il me le promit et les mit dans une boîte, afin d’être plus en sûreté : je lui réitérai encore en partant d’en avoir bien soin et de prendre garde de la perdre. Je fus bien surpris le soir du même jour de recevoir une lettre de lui qui m’écrivait que la boîte s’était crevée en chemin et que mes papiers étaient perdus. Je fus sensiblement mortifié et je m’en allai à mon oratoire prier la vénérable Mère du Saint Sacrement de me faire recouvrer mes papiers.

Madame notre Abbesse qui sut ma peine m’envoya quérir et elle me dit qu’elle prenait bien part à ma mortification ; elle ajouta : « Mais comment n’invoquez-vous point de ces grandes âmes que vous avez connues ? »

— Je l’ai déjà fait, lui dis-je.

— Et qui ?

— La vénérable Mère Mectilde du Saint Sacrement.

— Oh ! bien, repartit-elle, si elle est si sainte que l’on dit, elle vous fera trouver vos papiers.

— Madame, je l’espère, lui dis-je.

Quatre jours après, on me manda des Feuillantines qu’un pauvre homme inconnu leur avait apportées exprès mes papiers qu’il avait trouvés le long d’un bois, à quatre lieues de Paris ; et nos gens qui conduisaient la charrette me dirent qu’ils croyaient que la boîte s’était défaite au commencement du faubourg Saint Antoine.

Remerciez notre bonne Mère pour moi. Mes très humbles saluts à la Révérende Mère Prieure, à la Mère Sainte Madeleine, à la Mère de Jésus et à toutes vos bonnes amies. Je suis votre... »

On aimerait savoir le nom de cette bonne Abbesse, nouveau Saint Thomas !

Enfin, voici une dernière lettre de Monsieur de V. à un religieux, cette fois, où il résume ses relations ante et post mortem avec notre Mère Mectilde :

« Jésus soit aimé » 1698. Mon Révérend Père,

Un abbé de mes amis me priant d’aller avec lui aux Filles du Saint Sacrement, remercier la Révé-rende Mère Fondatrice Mectilde du Saint Sacrement, d’un grand plaisir qu’elle lui avait fait, car elle tâchait de faire plaisir à tout le monde ; nous y fûmes, nous la remerciâmes : et en prenant congé d’elle, elle me dit de la venir quelquefois voir : je le souhaitais beaucoup ; mais je fus vingt ans sans y aller ; Notre Seigneur ne m’en donnant pas la pensée, jusqu’à l’année 1695 que je la fus voir, et que je continuais à lui parler jusqu’à sa précieuse mort. Il est vrai que c’était un plaisir de l’entendre parler de Dieu et des grandeurs de la Sainte Vierge. J’étais surpris et j’admirais la force de son esprit à son âge, et son grand amour pour Dieu.

Environ dix mois avant sa mort, elle m’apparut. Je connus dans ma vision qu’elle mourrait bientôt et qu’elle ne passerait pas l’année, comme il arriva ; c’était le jour de la Sainte Trinité, deux de juin de l’année 1697, et elle est morte le six d’avril 1698. Je vis quelque temps après des anges qui la portaient et qui disaient : « Nous la voulons, nous l’aurons, vos prières ne seront plus exaucées ».

Elle m’a assisté depuis sa mort en diverses rencontres, et je l’ai vue dans la gloire parmi les saints.

Une fois, disant une grand messe de Requiem pour elle, je la vis pendant que le chœur chantait l’offertoire « libera animas... » sous la forme d’une colombe très blanche qui prit son vol de dessus la crédence par-dessus l’autel et alla dans la plaie du côté du Christ qui était sur l’autel, et elle s’y cacha.

Une autre fois, je la vis qui avait un grand crucifix : le bois prenait du haut de la guimpe jusqu’aux genoux, il tenait sur sa poitrine, quoique je ne le visse point attaché : le Christ était vers moi, et le bois de la croix tenait au scapulaire de la vénérable Mère Mectilde du Saint Sacrement. Après que j’eus bien regardé le Christ, je dis à la Mère : « Je vous vois toujours ou caressée de Jésus Christ ou avec lui, et point Notre Dame que vous aimez tant ! » — Oh ! que je l’aime, me dit-elle, oh ! que je l’aime ! ». Elle ajouta ces paroles : « Mais voici (en serrant ce grand crucifix entre ses bras sur son cœur, avec une sainte ardeur, mais si tendre qu’en y pensant encore à présent j’en suis tout touché) elle disait ces paroles de l’hymne de Saint Bernard :

« Iam quod quaesivi video

quod concupivi teneo...

(Je vois déjà ce que j’ai cherché et je tiens maintenant ce que j’ai désiré avec tant d’ardeur...) » et plusieurs autres paroles de l’amour de Jésus Christ.

Comment ne pas penser à l’antienne de sainte Agnès ?

Ecce quod concupivi, iam video,

quod speravi, iam teneo :

Illi sum iuncta in coeiis

quem in terris posita

tota devotione dilexi. 37

NOTES

1. P 101 : Biographie de Mère Mectilde, rédigée par sa nièce, Gertrude de Vienville. La lettre d’approbation, signée du

Chanoine Simon Gourdan, de l’Abbaye de Saint Victor est datée du 26 avril 1701.

2. GIRY François (1635-1688). Provincial des Minimes qui a écrit une Vie de Mère Mectilde, dans la Vie des Saints, trois volumes, 1719.

3. BERRANT Pierre. Aumônier de la Visitation de Melun. Directeur spirituel d’une haute valeur. Il a demeuré de 1690 à 1715 à Melun. Il était un des correspondants de Malebranche. Sa mère, Madame de Faverolles habitait à Marcilly.

4. COLLET (Dom Firmin-Dunstan), né le 21 juin 1824 à Fay-en-Haye (Meurthe et Moselle), profès de l’Abbaye Saint Pierre de Solesmes le 8 décembre 1848. Quitte Solesmes vers 1865 pour être secrétaire de Mgr Mermillod, évêque de Genève. Décédé en 1892. Il a écrit une Vie de Mère Mectilde, restée manuscrite, qui est conservée à l’Abbaye de Pradines.

5. DUQUESNE (abbé) : Vie de la Vénérable Mère Catherine de Bar, dite en religion Mectilde du Saint Sacrement, Nancy, 1775.

6. BREM (Elisabeth de), Mère Benoite de la Passion, à vingt — trois ans, veuve, entre chez les Bénédictines de Rambervillers ; en 1634, elle est maîtresse des novices, et de 1653 à sa mort en 1668, elle est Prieure. Mère Mectilde fut son amie intime (Documents historiques, Rouen, 1973, p.225).

7. GROMAIRE, Mère Bernardine de la Conception, Prieure du

monastère de Rambervillers lorsque Mère Mectilde y prit l’Habit de saint Benoît, était une des plus grandes religieuses de son temps. En 1653, Mère Bernardine vient rejoindre Mère Mectilde à Paris, elles travaillent conjointement à l’établissement de l’Institut. Sous-Prieure au premier monastère, elle aida à la fondation de Toul et en fut la première Prieure ; et fut Prieure pendant dix ans du deuxième monastère de Paris (Saint-Louis). Elle est décédée rue Cassette, le 28 janvier 1692 á minuit.

8. GUÉRIN (Julien), prêtre missionnaire à Tunis (1605 — 1648), soldat puis Lazariste en 1640. Envoyé par M. Vincent pour porter des aumônes en Lorraine. Il y perd sa santé, et envoyé à Saintes puis à Tunis (1643) où il s’occupe des esclaves, convertit le fils du « Dey » de Tunis. Il y meurt de la peste en 1648. Grandet, Les Saints Prêtres Français, du XVIIème siècle, 1897, T. I, p. 190 ; d’après le manuscrit original de Letourneau PSS.

9. BÉTHUNE (Anne-Berthe de) (1637-1689). Petite-nièce de Sully, ministre de Henri IV, petit-fils de Philippe, comte de Selles-sur—Cher, gouverneur de Gaston d’Orléans, fille d’Hippolyte de Béthune, qui légua à Louis XIV les 2 500 manuscrits qui forment le fonds Béthune, à la Bibliothèque Nationale. Anne-Berthe fut confiée, à l’âge de trois ans, à sa cousine Anne Babou de la Bourdaisière, abbesse de Beaumont-lès-Tours. En 1669, à la mort de Madame de Vaucelas, elle fut choisie pour lui succéder à la tête de l’Abbaye de Beaumont—lès—Tours, où elle fit son entrée le 15 octobre 1669. Une amitié spirituelle la liait à Mère Mectilde (Les Bénédictines de France en Pologne, Rouen, 1984, p. 119).

10. QUINET (Dom Louis), religieux de l’Ordre de Citeaux, né à la Houblonnière (diocèse de Lisieux) vers 1595, mort à Barbery en 1665, se fit recevoir à Paris docteur en théologie, fut mis à la tête de l’Abbaye de Royaumont et devint Abbé de Barbery en 1638. Il introduisit dans ces deux maisons une discipline plus régulière. Il était confesseur de Richelieu. A.Glaire, Dictionnaire des Sciences Ecclésiastiques, Paris, 1868.

11. BERNIERES—LOUVIGNY (Jean de) trésorier de France à Caen. Né en 1602, mort en 1659, il avait établi une Communauté composée d’ecclésiastiques et de laïcs qui vivaient ensemble, unis par les liens de la ferveur et de l’oraison ; c’est ce qu’on appelait l’Ermitage. Il contribua aussi à l’établissement d’hôpitaux, de couvents, et à la fondation de l’Église du Canada. Il fut l’ami et le conseiller de saint Jean Eudes (1601-1680) et de Henri — Marie Boudon (1624-1702) et de nombreux « spirituels », prêtres et laïcs.

12. ROOUELAY, prêtre, était le secrétaire de Jean de Bernières.

13. Jean Chrysostême de Saint—Lé, né à Frémont, diocèse de Bayeux. Il étudie à Rouen auprès du P. Caussin s.j. À dix-sept ans, il entre au couvent de Picpus, du Tiers—Ordre de saint François, près de Paris. Professeur de philosophie et de théologie à 25 ans, « définiteur général » de son Ordre et supérieur du couvent de Picpus à trente et un ans, il est Provincial de France à quarante ans et habite au couvent de Nazareth à Paris. Il eut la confiance de Louis XIII et de Richelieu — lesquels lui confièrent des affaires épineuses qu’il mena à bonne fin, à leur satisfaction — et celle des reines Marie de Médicis et Anne d’Autriche. Ami de Bernières, qui le fait connaître à Mère Mectilde, il meurt le 26 mars 1646. D’après certaines lettres de Mère Mectilde à Bernières, il semble que l’authenticité et le très grand zèle du Père Jean Chrysostôme lui aient attiré beaucoup d’inimitié, même dans son couvent. C’est pourquoi quand Mère Mectilde, après la mort du Père, désirera obtenir un de ses portraits et surtout ses écrits elle sera obligée à de longues tractations diplomatiques et sera accompagnée de son amie Madame de Brienne. Elle n’obtiendra jamais les écrits qui seront publiés seulement plus tard : Henri Boudon, L’homme intérieur, Paris, 1 ? 58 — D.S. fsc. II Col. 1125 — (D.H. p.28, n.26).

14. BOUDON Henri-Marie, né le 14 janvier 1624 à la Fère (Aisne), filleul d’Henriette de France, fille de Henri IV et reine d’Angleterre, mort le 31 août 1702. Il est très lié avec les spirituels de son temps : le Père Bagot, Bernières de Louvigny, saint Jean Eudes. Il fut chargé de l’éducation du futur évêque de Québec, l’abbé de Laval-Montigny ; archidiacre d’Évreux, il connut dans ce ministère de très grandes épreuves. Il fut spirituellement très uni durant plus d’un demi-siècle à Mère Mectilde. C’est au monastère de la rue Cassette que l’abbé Boudon tint à dire sa première messe, le jour de l’Annonciation, reporté, en 1655, au lundi 5 avril. La cause de béatification de M. Boudon a été introduite à Rome en 1888, mais a été abandonnée depuis (Fondation de Rouen, 1977, p. 352). Un archidiacre d’Évreux au grand siècle, Henri-Marie Boudon, Pierre Coulombeau, 1988.

15. BERNIÈRES (Jourdaine de) (28 février 1596-1670), dite de Sainte-Ursule, sœur cadette de M. de Bernières, fille de Pierre de Bernières, sieur d’Acqueville et de Louvigny, et de Marguerite de lion—Roger, qui fondèrent un monastère d’Ursulines à Caen.Cf. Dom Oury, Marie de l’Incarnation, Ursuline, Correspondance, Solesmes, 1971, P. 949-950.

16. GUILLORÉ François (1615-1684) né au Croisic, il est admis au noviciat des Jésuites le 22 octobre 1638. Il enseigne pendant onze ans, puis se consacre au ministère de la direction des âmes et à la prédication. Ce sont surtout ses œuvres spirituelles qui ont fondé sa réputation. Une édition complète de cinq volumes de ses œuvres spirituelles a été publiée en 1684 par l’auteur. Après avoir gouverné les maisons de Nantes et de Dieppe, il mourut à Paris en pleine activité le 29 juin 1684. D.T.C. fasc. XLVIII, col. 1989.

17. « Abrégé de la vie de la vénérable Mère Charlotte LE SERGENT dite de Saint Jean l’évangéliste, religieuse de l’Abbaye Royale de Montmartre », par Madame de Blémur. Paris, Lambert, 1685 (B.N. Cote 8° L. n° 27. 12 442).

18. BLÉMUR (Marie Jacqueline Bouette de) (1618-1696). Entrée à cinq ans à l’Abbaye de la Trinité de Caen, peu de temps après sa profession, elle fut nommée Prieure. Vers 1678, elle entra au monastère de la rue Cassette.

19. P. de GONDRAN. Supérieur de la maison des Jésuites de Rouen.

20. Marie des Vallées, dite « la bonne âme », visionnaire et mystique, née à Saint-Sauveur-Lendelin (diocèse de Coutances) le 25 septembre 1590, d’une famille de petite noblesse sans fortune. Elle est atteinte de troubles psychologiques profonds qui la font passer pour possédée. Durant ce temps (1615-1618), elle accepte de souffrir des peines extrêmement profondes en réparation des fautes commises par les sorciers.

De 1621 à 1633, durant une période de douze ans elle est étroitement associée aux douleurs de la Passion du Christ. En 1641, elle rencontre saint Jean Eudes dont elle sera le soutien spirituel dans l’œuvre qu’il entreprenait alors.

Elle meurt le 25 février 1656. Les jugements portés sur la « sœur Marie » trop passionnés de son temps, sont aujourd’hui plus favorables et plus nuancés. Catholicisme fasc. 35, col. 665-666.

21. CONDREN (Charles de) Oratorien, Docteur de Sorbonne, né à Vaubrun, près de Soissons, en 1588, mort en 1641. Il fut le deuxième Supérieur Général de l’Oratoire. Il refusa l’archevêché de Reims et de Lyon, même le cardinalat. Ses œuvres ne furent imprimées qu’après sa mort. Il fut tenu en très grande considération par les plus hautes autorités religieuses de son temps.

22. BRAY (Luc de), religieux cordelier, de l’Ordre de saint François d’Assise a été en relations avec Mère Mectilde pendant plus de vingt-cinq ans. Elle l’avait connu par leur ami commun, Jean de Bernières-Louvigny (F.R. p. 354).

23. ACARIE Marguerite, sœur Marguerite du Saint Sacrement (1590-1660), quinzième professe du grand couvent de Paris. Élue prieure du petit couvent de la rue Chapon en 1624. Elle était la seconde fille de Madame Acarie.

ACARIE (Barbe Avrillot, Madame), (1565-1618), introductrice du Carmel en France avec le Cardinal Pierre de Bérulle. Veuve en 1613, elle entre au Carmel. Béatifiée par Pie VI en 1791.

24. PICOTÉ Charles, est le prêtre qui avait fait le vœu, au nom de la Reine Anne d’Autriche, d’établir un monastère de moniales vouées à l’Adoration perpétuelle du très Saint Sacrement en réparation des profanations commises pendant les guerres et pour demander la paix du Royaume. Ce vœu va faciliter la réalisation de notre fondation. Monsieur Picoté, p.s.s. (1597-1679), confesseur de Monsieur Olier, prêtre en 1626.

25. La GUESLE (Marie de), mariée en 1625 au comte René de Vienne de Châteauvieux, décédée au monastère de la rue Cassette le 8 mars 1674. Elle fut, avec son mari, une aide infatigable et généreuse pour Mère Mectilde dans la fondation de notre Institut. Nos archives possèdent un très grand nombre de copies des lettres adressées par Mère Mectilde à la Comtesse. (Cf. Catherine de Bar, Une amitié spirituelle au XVIIème siècle, Rouen, 1989).

De ce mariage naquirent un fils, mort en bas âge et une fille, Françoise-Marie qui épousa en 1649, François II de la Vieuville (cf. op. cit.).

26. D’après le Père Charles Berthelot du CHESNAY (Revue « Notre vie » T. IV n° 28. 1952, pp.103 à 111, note 13), il s’agit du Père Paul LEJEUNE (1591-1664), jésuite, dont on connaît surtout les « Relations » du Canada. Il ne se contentait pas d’envoyer à Mère Mectilde des remèdes curieux, il lui prodiguait surtout des conseils d’ordre spirituel dont elle rendait compte à son directeur Bernières. (Corresp. T.IV, pp. 451-499, manuscrit Tourcoing). Ce bon serviteur de Dieu lui avait été présenté par la Duchesse de Bouillon. Bernières le tenait en haute estime, comme l’attestent les « Œuvres spirituelles » (2° éd. 1677, T. II, pp. 125-127 et p. 363 : « Un apôtre et un saint »).

[27. Le P 101, p. 345 raconte que pendant qu’elle était à l’hospice du « Bon Amy » elle fut persécutée par « un religieux ». « Cette persécution de ce religieux dont il est parlé ici dura plusieurs années, après lesquelles il vint voir la Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Aussitôt qu’elle fut avertie qu’on la demandait, elle se leva d’une grande vitesse, avec une joie extraordinaire qui paraissait sur son visage. Une religieuse lui demandant qui elle allait voir “Un des plus grands amis que j’aie au monde, répondit-elle, et si la modestie et les grilles ne m’en empêchaient, je l’embrasserais de tout mon cœur, tant je lui suis obligée, Dieu s’étant servi de lui pour humilier et détruire mon orgueil et mon amour propre”. En disant ces paroles, elle courut au parloir comme si elle eût volé. C’est la religieuse qui était présente qui nous l’a raconté »].

28. Note sur l’Amende Honorable. (E. Glotin, O.S. art. Réparation, T. 13, col. 388). Paris 12 mars 1654 : la paix revenue dans le Royaume et conformément à un vœu formé pendant la rébellion, la régente Anne d’Autriche présida la mise en clôture des premières Bénédictines de l’Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement, fondées par son amie Catherine de Bar (D.S. T. 10, col. 885-888 ; art. Mectilde du Saint-Sacrement). Elle fut invitée, devant l’ostensoir de la rue Férou, à lire, corde au cou et cierge allumé sur la « colonne de réparation », une amende honorable d’une belle facture trinitaire où, au nom de tous ses sujets, elle plaidait coupable pour les profanations eucharistiques commises pendant les troubles. Le pouvoir politique restituait au peuple chrétien, « sublimée » au service du Mystère d’universelle réconciliation (Eph. 2, 16) la « symbolique réparatrice » qu’il lui avait jadis empruntée.

L’Amende Honorable ou « Réparation d’honneur » (opposée à la réparation pécuniaire) introduite en France du XVème au XVIIème siècle, était une peine infligée, avant l’exécution capitale, pour tout délit grave contre Dieu, l’Église, l’Etat, l’ordre public... mais aussi le crime de sang... Le condamné, en chemise, le cierge à la main et la corde au cou, à genoux devant tous, demandait pardon (Cf. Glotin, ibid. col. 370-373). Mère Mectilde l’a adoptée pour signifier la solidarité dans le péché qui lie tous les hommes et donc aussi les moniales à leurs frères du monde, rachetés d’une manière surabondante par la solidarité dans le Christ (Rm. 5, 12-21...).

La Réparation d’honneur faite au Très Saint Sacrement, le Cierge en mains, est une action d’humiliation, nous confessant criminelles, mais elle ne peut être reçue du Père que par Jésus — Christ.

Donc en cette sainte action nous nous unirons très particulièrement à Jésus-Christ Notre Seigneur pour, par lui, réparer la gloire de son Père et la sienne dans son divin Sacrement. Cela fait il faut nous laisser en foi dans cette véritable croyance qu’il réparera en nous et nous rendra dignes, par lui, de le glorifier. I1 faut demeurer simplifiées dans cette union de soi à Jésus (Documents Historiques, Rouen, 19 ? 3, p.123).

29. HAYNEUVE Julien, né à Laval le 3 septembre 1588, entré dans la Compagnie de Jésus le 31 mai 1608. Théologien, disciple du Père Lallemant et son successeur à Rouen en 1631. Il mourut à Paris, le 31 janvier 1663. Catholicisme, Fasc. 19, col. 541.

30. M. QUATORZE, « Pieux solitaire laïc qui vivait inconnu à Paris ». Une note lui est consacrée dans la « Vie de M. Olier » par Faillon, 4° éd. Paris, 18 ? 3, p. 426.

31. ROCHEFORT (Comtesse de) Catherine de la CROIX de CHEVRIÈRES, née en 1614, épouse en 1633 Anne de la Baume de Suze, Comte de Rochefort. Elle est veuve en 1640 avec quatre enfants.

Des procès interminables l’obligent à demeurer à Paris. Installée rue Férou, elle rencontre Mère Mectilde en 1651. Très vite, Madame de Rochefort confie ses désirs de perfection à son amie. À travers les Lettres de Mère Mectilde à la Comtesse nous voyons les dépouillements et la montée d’une âme vers Dieu.

Rappelée en Dauphiné par de graves difficultés familiales en 1661, elle doit briser ses projets de vie religieuse à peine entrevus. Elle meurt sur ses terres de Savoie en 1667 assistée par son fils qui vient d’être sacré archevêque d’Auch.

La Comtesse était donc bien placée pour connaître les circonstances de la fondation de l’Institut ainsi que la pensée de la Mère Mectilde sur son œuvre.

32. LOYSEAU Anne, sœur Anne du Saint Sacrement, issue d’une famille de parlementaires. Née en 1623, elle prit l’habit rue Cassette en octobre 1660 et fit profession le 31 janvier 1662. Cellerière en 1684, sous-prieure en 1689, elle sera élue Prieure trois jours après le décès de Mère Mectilde. Elle mourut un an plus tard, le Vendredi-Saint 1699 (L.I p. 148, n° 1).

33. BÉRULLE (Pierre de), (1575-1629). Fondateur de l’Oratoire de France (1611). Introduit en France les carmélites réformées de Térèse d’Avila. Il fut l’un des plus profonds et plus prestigieux maîtres de « L’École Française » de spiritualité.

Une spiritualité de l’adoration. M. Dupuy, Desclée, 1964, pp. 211 à 221. Formule du vœu de servitude en 1614 version B : « Je révère le dénuement que l’humanité de Jésus a de sa subsistance propre et ordinaire, pour être revêtu d’une subsistance autre... et en l’honneur de cela je renonce à toute puissance, action, droit, propriété et liberté que j’ai de disposer de moi ». p. 218 : l’union à l’humanité du Christ est ce qui conduit à l’anéantissement. p. 221 : le dénuement de subsistance humaine du Christ intéresse particulièrement Bérulle, il peut être le point de départ d’un mouvement qui aboutit à l’adoration.

34. TALON Françoise, (sœur Françoise de la Résurrection) prit

l’habit en janvier 1672 à 28 ans et fit profession en janvier 1673. Elle apporta 6000 livres en présent, ainsi que des « joyaux » pour l’ostensoir, du linge et des étoffes. Sa mère était protestante et son père avait fait plusieurs dons au monastère en demandant des messes et des prières pour la conversion de sa femme. Il obtint cette grâce, mais, quelques années plus tard, devenue veuve, Madame Talon retournera au protestantisme et réclamera au monastère les dons faits par son mari, et, en outre, les intérêts des sommes données. Une partie de cet argent avait été employée pour la fondation de Rouen. On conseilla à Mère Mectilde d’intenter un procès afin de prouver son bon droit. Elle aurait préféré tout rembourser si elle avait eu la somme nécessaire, mais finalement, malgré ses répugnances, elle entama une procédure et l’on reconnut ses droits. Déboutée, la plaignante attaqua de nouveau. Tout cela entraîna de pénibles conséquences dans la vie du monastère, la Sœur de la Résurrection ayant fait cause commune avec sa famille. C’est alors que brilla l’immense charité de Mère Mectilde qui accepta, pendant plusieurs années, les rebuts, les injures, voire les méchancetés de cette Sœur pour sauver son âme aveuglée. C’est une page douloureuse de la vie du monastère de la rue Cassette, mais illuminée par la charité de la Mère et de ses Filles.

35. En 1683, la Prieure du monastère N.D. de Liesse du diocèse de Reims réfugiée à Paris, fait appel à Mère Mectilde pour réformer sa Communauté. Deux religieuses y sont envoyées et la Communauté fait les vœux de l’Institut en août 1686. Mais des difficultés insurmontables et très douloureuses vont rendre la situation intenable et obliger les filles de Mère Mectilde à rentrer dans leur monastère.

36. FÉNELON (François de SALIGNAC de La MOTTE), (1651-1715), attaché à la paroisse de Saint Sulpice, précepteur des ducs de Bourgogne, d’Anjou et de Berry, archevêque de Cambrai. cf. Varillon, Fénelon et le Pur Amour, éd. du Seuil, 1957.

37. Antienne de sainte Agnès :

Ce que j’ai désiré, je le vois enfin,

ce que j’ai espéré, je le possède :

je suis unie dans les cieux à Celui que sur terre

j’ai aimé de toute mon âme.

[Chronologie et index omis] µ à rétablir !




Origine des recueils de Conférences [M.-V. Andral, ajout]

ORIGINE DES RECUEILS DE CONFERENCES DE MERE MECTILDE SUR L'ANNEE LITURGIQUE. [Mère Marie-Véronique Andral]

[Ce texte dactylographié a servi à la préparation d’un article traduit puis publié en italien comme l’indiquent en tête les annotations manuscrites : « Introduction au 3e livre italien / Mère Marie-Véronique Andral (texte de l’introduction donnée à s. Marie-Bruno par Mère Marie-Véronique) / A USAGE PRIVE (ne pas communiquer avant l’impression de ce livre / Paru (Italien) en 1997 »]


Mère Mectilde a toujours eu grand soin d'instruire ses filles sur les mystères et les fêtes de l'année liturgique. Déjà en 1647 lorsqu'elle fut nommée Prieure au monastère du Bon Secours de Caen, nous pouvons relever ce témoignage d'une de ses religieuses :

"Nous nous assemblions à ses pieds pendant les récréations où elle nous parlait de Dieu... Elle prenait du temps avant la sainte messe pour faire une conférence sur la fête ou sur l’Evangile. L’explication de la Règle suivait celle de l’Evangile… Toutes les veilles de fêtes elle doublait la conférence et n'en laissait passer aucune sans instruire à fond du mystère qu'on y devait célébrer... On ne se lassait jamais de 1 'écouter".(P101 p.278)

Donc, dès avant notre fondation en 1653, on apprécie les conférences de Mère Mectilde. Mais bientôt ce sera elle-même qui les communiquera1à ses filles absentes. Nous en avons un exemple dans la lettre à Mère Saint François de Paule du 23 Juin 1666 :

"J'écrirai à la Mère N. pour la prier de vous prêter quelques petites choses qu'elle a recueillies sur quelques évangiles de l'année. Peut-être que cela pourra vous servir et aider à donner un peu d'intelligence pour les autres. J'aurai un singulier plaisir d'instruire votre âme, ce sera toujours le plus souvent que je pourrai".(3074)

Une autre lettre, sans date, à une demoiselle, nous apprend que le livre du(baptême, qui deviendra le Bréviaire de la Comtesse de Châteauvieux, commence à circuler :

"Voilà de petites pensées que l'on vous a promis sur le baptême. Je vous supplie d'agréer la simplicité avec laquelle elles sont exprimées. C'est le langage et la méthode que nous tenons entre nous... Je ne puis assez regretter le tort que l'on fait aux âmes de ne leur point faire connaître ce qu'elles sont et ce qu'elles doivent être par Jésus Christ".(181),

Enfin elle écrit à une Carmélite, à propos du "Véritable Esprit", le 5 Février 1683 :

"La chère Mère de Jésus m'a témoigné que vous désiriez un petit livret qui contient plusieurs petites simplicités utiles à nos novices postulantes pour leur faire un peu entendre l'esprit de notre saint Institut... La chère Mère de Jésus vous enverra quelque livret pour contenter votre piété, ou plutôt votre humilité. Elle les a fait imprimer à mon insu, j'en ai été très mortifiée et pour réparer cela, j'ai défendu de le produire à qui que ce soit hors de nos Maisons. Je ne vous exclue pas du nombre..."(140)

D'après ces trois indications, nous, pouvons deviner l'origine de tant de recueils manuscrits, écrits du vivant de la Mère, et contenant des conférences "recueillies par la Mère N.", le livre du baptême, si souvent recopié et dont nous avons encore de nom­breux exemplaires. Et nous avons la certitude que la "chère Mère de Jésus" n'est pas étrangère à la publication du "Véritable Esprit". Nous pouvons comparer son travail de rédaction avec les textes plus archaïques que nous ont conservé les manuscrits, ce qui nous permet d'en apprécier la valeur.

LE TRAVAIL DE LA MERE N.

Est-ce elle qui a falt le recueil en le recopiant ou, plus probablement, a-t-elle recueilli au vol les conférences faites par Mère Mectilde ? La critique interne du texte peut nous aider à voir plus clair.

Que des textes aient été "sténographiés", relevés presque mot à mot, c'est possible, vu la mémoire dont étaient douées certaines Soeurs en ce temps-là, vu aussi le texte lui-même quand il relève du langage parlé et que l'on trouve soudain, en cours de texte, des phrases comme celles-ci :

" Ma,Soeur, dites-moi, qu'est-ce que cette fête ?

- C'est la naissance du Fils de Dieu".(1591)

ou :

"Ayant fini par ces paroles son entretien..."(175)

ou :

"Elle interrogea une religieuse lui disant : -Ma Soeur, répondez-moi, qui est celui qui vient ? - elle lui dit :Ma Mère, c'est le Fils de Dieu. - Et pourquoi, lui répartit-elle, vient-il ? -la religieuse : pour nous racheter...etc (503)

DIFFERENCES ENTRE LES CONFERENCES.

On peut aussi relever une certaine différence entre les conférences datées des années 60-70 et celles de 80-90. Les premières sont souvent plus courtes, avec un plan plus précis (qui s'étend parfois d'une année à l'autre)

Par exemple pour la Toussaint, Mère Mectilde dit en 1663 :

"La fête de tous les Saints est la fête de la sainteté de Dieu, c'est ce que je vous fis voir il y a deux ans".

C'est la première conférence (2853)

La deuxième est datée de 1662, c'est le chapitre "Des trois demeures de Dieu"(2029) du Véritable Esprit. En 1663 elle poursuit :

"l'année passée je vous dis qu'il y avait trois maisons du Seigneur", elle ajoute "et aujourd'hui je vous ferai voir...que Jésus est cette demeure de Dieu".

C'est la troisième conférence (2084)

Toute la sainteté des saints est une participation à la sainteté de Jésus Christ ; d'abord la sainteté de Marie reine de tous les saints. Et suit le commentaire de "Soyez saints parce que je suis saint" (2807) Tout cet enchaînement ne paraît pas fortuit.

Certaines conférences paraissent rédigées et se trouvent mot à mot dans des lettres écrites à la même époque. On peut comparer par exemple la lettre du mardi de Pâques 1665 à Mère Bernardine (L.I. p.232) et la conférence datée du même jour (325) Il semblerait même que la lettre ait été transformée en conférence

On peut relever en ce sens quelques omissions ou variantes :

"(Je ne puis mieux commencer ma lettre que par les sacrées paroles de Jésus) :Pax vobis… .etc". "Oh que cette paix est précieuse (ma toute chère), je vous la désire...". La conférence porte : « désirons- la ", et tous les "vous" deviennent "nous". Plus loin : "C’est ce que je vous souhaite (ma toute chère Mère)". "Priez" devient "prions" etc. Le premier paragraphe de la conférence est absent de la lettre, il semblerait le fruit d’une expérience personnelle mis là pour étoffer la lettre un peu courte, et portant sur le même sujet, ce qui n’enlève rien à l’authenticité de l’ensemble.

Les conférences de la fin de sa vie n’ont certainement pas été rédigées à l’avance, du témoignage même de la Mère qui parle de l’a­bondance du cœur, se répète et n’en finit plus, mais avec une onction qui tenait son auditoire dans le ravissement. Une de ses secré­taires avoue même que ses termes étaient si sublimes qu’elle n’a pu les retenir tous (2120). On peut voir fonctionner cette manière de relever les paroles et entretiens de la Mère dans les dernières années de sa vie, au cours des récréations où elle leur parlait de Dieu et du mystère du jour. Tout était relevé par une ou plusieurs soeurs qui ensuite confrontaient leurs cahiers. Nous en avons un exemple au début de la conférence pour la fête de la Présentation (2467) :

"Ensuite elle parla à une partie de la communauté qui était présente ; j’en ai déjà écrit quelque chose en un autre endroit. Je rajouterai seulement ici ce qu’une autre a encore retenu, nous avons réuni le tout ensmble".

FIDELITE DES COPISTES

La Mère Monique des Anges de Beauvais, très fidèle copiste de Mère Mectilde, a relevé une longue liste de textes sur la charité, la présence de Dieu, Jésus Christ, la communlon, le pur amour, la divine volonté, et elle ajoute :

"Toutes ces diversités ont été tirées des entretiens familiers de notre Révérende Mère, dans les temps des récréations, et quoique je les aie mises par chapitres, ceux qui prendront là peine de les lire verront bien qu'ils ne sont point suivis, quoique les articles traitent du même sujet, et que ce sont choses qui ont été dites en divers temps". Voilà un beau réflexe d'honnêteté.

Mère Monique est aussi la seule à signaler les passages du "Bréviaire de la Comtesse de Châteauvieux" qui ont été tirés de St Jean Eudes, et elle précise qu'elle n'a pu "obmestre descrire" l'acte de renouvellement des voeux du baptême (de st Jean Eudes) parce que Mère Mectilde en fait le commentaire.

Tout cela nous montre que les Filles de Mère Mectilde ont tra­vaillé avec une scrupuleuse honnêteté et que la Mère ne s'est pas sentie trahie puisque dès 1666 elle répand ces recueils dans les autres maisons et qu'elle en envoie à ses amies. On pourrait même avancer qu'elle exerçait un certain contrôle sur le travail de ses rédactrices. Certaines pièces portent un "Vu et approuvé" de sa main avec sa signature. D'autres, très recopiés, existent en "ver­sion primitive" et "version officielle". Par exemple les "Pensées sur l'Institut". On ne peut affirmer qui a fait ces corrections, mais elles ont été connues et approuvées par la Mère. D'ailleurs il est typique de remarquer que Mère Mectilde ne cesse de retou­cher ses textes, en particulier les Constitutions, le Règlement des Offices, qui fut peut-être terminé après sa mort. La multitude des copies (en dépit de tout ce qui a été perdu) nous montre le succès de cet enseignement.

LES ANNEES LITURGIQUES

Parmi ces copies nous trouvons de véritables "Années Liturgiques" visiblement composées d'un choix de conférences ou autres écrits se rapportant au temps ou à la fête. Cela commence généralement au saint temps de l'Avent (parfois le 1er janvier) temporal et sanctoral mêlés, suivant le bréviaire monastique et quelques fêtes propres à notre Institut. Et pour finir, le commentaire d'évangiles de certains dimanches de l'année. On trouve aussi des conférences dispersées parmi d'autres écrits, L'ensemble de ces conférences a été dactylographié par le monastère de Bayeux, selon les meilleures versions. C'est sur cette base que nous avons travaillé.

II L'EXPERIENCE DE MERE MECTILDE.

Dans ces conférences Mère Mectilde cite abondamment la sainte Ecriture, comme l’a si bien remarqué sœur G. [illis.], sans séparer pour cela l’Eucharistie de l'office du jour ; elle commente autant l'évangile que telle ou telle antienne ou répons. Elle ne semble pas non plus séparer sa vie d'oraison de sa vie liturgique. Elle ignore les problèmes surgis de notre temps entre une piété dite subjective et une piété dite objective... une spiritualité de type carmélitain et une de type monastique ou bénédictin. Le mot "con­templation", quoique peu fréquent, ne porte pour elle aucune ambi­guité,. Sa parenté avec St Jean de la Croix ne la détourne pas de sa contemplation "bénédictine" du mystère du Christ et de l'Eglise. Bien sûr, elle est tributaire de son temps, et l'Ecole Française aurait beaucoup à nous dire sur ce point. Il suffit de consulter quelques livres de l’introduction à Bérulle ou Olier, sans oublier St Jean Eudes. Au fond, Mère Mectilde ne cherche pas de "théories", elle s'instruit et elle vit, à la lumière de l'Esprit Saint, ce que lui donne "la sainte Eglise" : le missel, le bréviaire, les Pères, les docteurs, les saints, les spirituels de son temps, la tradition vivante où elle baigne. Un lien étroit fait un seul tout de la messe, de l'office, de l'adoration, de l'oraison, de la vie quotidienne, et le but est toujours le même : "devenir des Jésus Christ".

Son expérience personnelle, très riche et très profonde, lui porte un surcroît de lumières qui n'est pas à négliger. Donnons seule­ment un exemple où cette expérience affleure discrètement à la fin d'une conférence sur l'Avent :

"La sainte Mère de Dieu s'anéantit dans les âmes qui lui ont de la dévotion, pour les donner toutes à son Fils. Elle souffre que l'on l'aime, que l'on lui rende des hommages : cela lui plaît. Vous voyez des âmes si ardentes pour la Mère de Dieu qu'il semble qu'el­les n'aient d'amour que pour elle. Mais savez-vous bien ce qu'elle fait, cette sainte Mère, possédant ainsi une âme ? Elle y fait en­trer son Fils, et lorsqu'elle l'a unie à lui, elle s'anéantit, se retire et ne paraît plus, Non qu'elle ne prenne toujours soin de cette âme, mais elle a fait par son pouvoir qu'elle l'a toute con­vertie à son Fils. " (1431)

Voyons maintenant l'expérience source de ce texte :

« Ecrit de la propre main de notre vénérable Mère Institutrice, par­lant d'elle-même en tierce personne. A lagloire et louange de l'auguste et toute immaculée Mère de Dieu.

"Une personne ayant confiance en la très sainte Mère de Dieu [au] commencement de sa vie religieuse, elle la supplia de lui apprendre à prier et à méditer sur les sacrés Mystères de Notre Seigneur. Elle con­tinuait de s'appliquer à elle et d'y avoir toujours recours, y fondant toutes ses espérances et en quelque façon s'appliquant plue à elle-même qu'à Dieu même.

« Un jour, étant à l'oraison le matin à l'ordinaire, cette personne s'adressant à cette aimable Mère de bonté, comme elle avait coutûme de faire, et voulant s'occuper intérieurement, cette auguste Mère d'amour sembla disparaître, ce qui surprit beaucoup cette personne, et la vou­lant toujours voir et l'avoir pour objet, elle lui présenta Notre Sei­gneur Jésus Christ et se tint comme debout derrière son divin Fils ; et comme cette personne ne comprenait pas pourquoi cette souveraine de son coeur en usait de la sorte, elle lui fit entendre qu'elle était cachée en son Fils, et qu'il était de son pouvoir et de sa bénignité de l’introduire dans les âmes et de le faire connaître, mais qu'en le produisant de la sorte, elle était encore plus intime à l'âme, et qu'elle devait apprendre que cette grâce était le fruit des petites dévotions et pratiques qu'elle avait faites en son honneur, et l'effet de sa confiance ; et lui ayant fait comprendre l'utilité de cette confiance filiale que nous devons aroir en sa bonté, cette âme fut éclairée des vérités suivantes : cette auguste Mère de bonté étant divinement abîmée en Dieu, tout ce qui est fait en son honneur retourne dans cette adorable source ... la très Sainte Mère de Dieu, n'ayant point de vue en elle-même, ne peut retenir aucune créature pour elle, c'est pourquoi de nécessité elle les réabîme toutes en Jésus Christ" (2876) It. p.21-22.

La veille des Rois 1678, la Mère Monique des Anges écrit dans son histoire de la fondation du monastère de Rouen :

"Elle parût dans une gaîté extraordinaire, comme si elle eût été hors d'elle. Le matin elle nous fit une conférence admirable sur le mystère de l'Epiphanie. Tout le reste du jour, il semblait â la voir, qu'elle ne se possédait pas. Toutes celles qui venaient à sa rencontre, elle leur disait : "Nous avons vu son étoile et nous sommes venues l'adorer".

Le 21 novembre 1696 à la récréation elle leur dit :

"Il faut que je tous fasse part d'une petite jouissance que j'ai eue ce matin et qui n'a duré que depuis le moment de la commu­nion Jusqu'à ce que je fusse arrivée à notre place. Heureusement qu'une de nos soeurs m'aidait car autrement je crois que j'aurais eu de la peine à y retourner. Ce n'est qu'une idée ou une imagination que j'ai eu sur ]a fête de ce Jour."

-- Ma Mère, dit une religieuse, quoique cela n'ait guère duré, vous avez probablement vu bien des choses.

-- Oui, il ne faut pas grand temps pour cela. Ce que je vais vous dire est en manière de récréation. Autant nous divertir à cela qu'à autre chose.

« La joie n'est pas un sentiment qui me soit ordinaire. Mais malgré cela, je n'ai pas laissé que d'en avoir une très sensible au sujet de la présentation de la Très Sainte Mère de Dieu au Temple : il me semblait voir la très Sainte Trinité pour ainsi dire dans l’admiratlon (si j'ose me servir de ce terme qui n'est pas propre) et comme transportée à la vue de cette petite colombe si belle et si parfaite, car jusqu'alors il ne s'était rien vu sur la terre qui en approchât. La sainte Humanité du Verbe n'étant pas encore formée, le Père éternel n'avait encore rien vu hors de lui- même de si beau, de si parfait que cette petite créature ; il en fut charmé (selon notre façon de comprendre et de parler, car je sais que ce terme, ainsi que le transport et l'admiration marque une surprise dont Dieu ne peut être capable). Il me semblait donc voir la Très Sainte Trinité tout appliquée à considérer cette incomparable Vierge et y prenant un plaisir infini. On peut lui appliquer à juste titre ces paroles de la Genèse : "Dieu ayant considéré ses oeuvres vit qu'elles étaient bonnes". C'est ici le chef d’oeu­vre de ses mains, c'est pourquoi il ne îa trouve pas seulement bonne mais très parfaite; très excellente et très digne de lui(...) le plus grand plaisir que Dieu a eu dans cette pure et innocente cré­ature a été de se retrouver en elle. Il s'y est vu comme dans un miroir, et la joie qu'il en a eue a été si grande que, quoiqu’elle soit son ouvrage, il la regarde aujourd'hui avec autant de complaisance que s'il ne l'avait jamais vue. Toute la Sainte Trinité s'est écoulée en elle avec une telle plénitude de grâce qu’il fal­lait une capacité telle que celle que Dieu lui avait donnée pour les contenir toutes. Le Père la regarda et l'aima comme sa fille, le Fils ...la regarda comme celle qui devalt être sa Mère, le Saint Esprit la regarda comme son épouse, et en ces trois qualités elle fut comblée par les trois Personnes divines. La joie de Dieu a fait ma joie en cette rencontre". (2120)

III L’ ENSEIGNEMENT DES CONFERENCES

Mère Mectilde nous rappelle d’abord que notre vie chrétienne s’enracine dans le Mystère Pascal de Jésus où nous plonge notre baptême, et que l’Eucharistie fait grandir en nous chaque jour.

Après l’Eucharistie, et ne faisant qu'un avec elle, le grand moyen qui nous est offert pour entrer dans la Pâque du Christ et parti­ciper à tous ses Mystères c'est la célébration de l'année liturgi­que vécue par l'Eglise toute entière, et singulièrement dans la vie monastique où elle a une telle place. Voici donc la première affirmation de Mère Mectilde :

L'EGLISE CONTINUE SUR TERRE LA VIE DE JESUS CHRIST

La vie de tous les chrétiens est une suite de sa vie.

"Un Père dit que tous les chrétiens jusqu’à la fin du monde font une suite des années de Jésus Christ. C'est pour cela qu'il s'est fait pain, voulant être une nourriture, afin qu'étant inti­mement uni à nous par la communion, nous devenions tout lui-même". (1240)

Or, les mystères de Jésus Christ sont passés en tant qu'évênements historiques, mais l'Eglise nous les représente chaque année pour nous les faire célébrer, contempler, adorer et surtout pour nous y faire participer. Voici ce qu'elle dit à propos de Noël. :

"Jésus naît dans les chrétiens au moment qu'ils sont baptisés, mais comme très peu conservent cette grâce qui est d'un prix infini, sa charité l'oblige à venir derechef et à se manifester dans les âmes" (2641)

"Il est donc venu et il vient encore incessamment, c'est ce que nous disons dans un répons de l'Office : "Veniens, veniet…». C'est de quoi il le faut prier sans cesse : "Venl, Domine.(2641 )

Cette venue est permanente :

"Préparons-nous pour avoir part à la grâce du mystère que l'Eglise nous propose. Le mystère est passé, je l'avoue, et il ne s'est fait qu'une fois ; mais la grâce n'en est point passée pour les âmes qui s'y préparent à faire naître Jésus Christ dans leur coeur. Il est né une fois en Bethléem, et il naît tous les jours par la communion qui est une extension de l'Incarna­tion, ainsi que disent les Pères".(2573)

La naissance de Jésus dans la chair n'a eu lieu qu'une fois, en un temps donné, en un lieu précis. Son retour n'aura pas lieu "ici ou là" mais à la fin des temps ; on pourrait dire : il mettra fin au temps. Entre les deux il y a la "venue" mystérieuse et sacramentelle de Jésus présent dans l'Eglise jusqu'à la fin du monde, au plus profond de notre être chrétien, grâce à l'Eucharistie.

"Notre Seigneur s'incarne pour ainsi dire de nouveau en tous ceux qui le reçoivent afin que nous le conservions et manifestions par nos bonnes oeuvres, et que nous exprimions ses vertus dans le cours de notre vie. Il y a des mystères infinis dans la sainte communion ; car, mes soeurs, quand vous possédez Jésus-Christ dans votre poitrine, Jésus Christ vous possède, et vous ne le changez pas en vous, mais il vous change en Lui, et vous présentant ainsi à son Père revêtues de lui-même, nous ne pouvons que lui être fort agréables". (1591)

Pour recevoir ce don infini, que nous est-il demandé ? désirer sa venue :

"Voici le temps des désirs. L'Eglise en est toute remplie et elle le manifeste par les saints Offices. Unissons-nous à elle et crions avec les justes : "Rorate..." (3021)

"Demandons incessamment la venue et la demeure de Jésus dans nos âmes, non pas comme il est né en Bethléem, n'y étant que pour un temps, mais c'est son dessein de demeurer pour toujours, jusqu'à la consommation des siècles, en nous qui sommes ses temples".(2573)

C'EST PAR LA FOI QU'ON ENTRE DANS LE MYSTERE

Mère Mectilde insiste beaucoup sur la foi : "Pour pénétrer dans la grâce du mystère, il faut se l'approprier par la foi" qui nous fait aller au-delà de toute intelligence humaine :

"Tous les mystères renferment en soi des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l'esprit humain que tout ce que l'on peut trouver dans les livres et tout ce que l'on en peut dire n'est rien moins que ce qui en est ; que la raison humaine se taise, elle n'en n'est pas capable. La foi seule peut nous le faire comprendre"(503)

Ici Mère Mectilde fait discrètement allusion à une foi éclairée par un don de contemplation qu'elle nomme une lumière "mestoyenne" entre la foi ordinaire et la vision béatifique : le don d'intelligence, ajoute-t-elle. Ceci est le fruit d’une expérience personnelle.

Ce n'est $as une foi spéculative, mais une foi agissante qui nous pousse à l'imitation :

"Mon Dieu, que nous avons peu de foi l Quand est-ce qu'elle nous animera et qu'éclairées de ses lumlères, nous agirons selon l'es­prit et la grâce des mystères ! Car, mes Soeurs, il ne suffit pas de les adorer et admirer, mais il faut y entrer par imitation en nous conformant aux vertus que Jésus Christ y pratique. Nous devons en­trer en conformité d'état avec Notre Seigneur...Voilà ce qui nous fera glorifier Notre Seigneur de nous conformer à lui dans ses souf­frances, d'avoir part à ses états. C'est le fruit que nous devons rapporter de ce mystère... Les mystères n'opèrent rien dans les âmes quand nous n'entrons pas en l'imitation de ce qu'ils représentent" (2484).

ON NE PEUT MIEUX ENTRER DANS LES MYSTERES QUE PAR CONFORMITE (191)

et voilà le plus important. Mère Mectilde s'en explique :

"Les mystères nous sont représentés par notre Mère la sainte Eglise pour nous y conformer par état autant que nous le pouvons. Méditez et examinez sérieusement les circonstances qui s'y rencon­trent pour entrer en communication de pratique, comme chrétiennes et membres de Jésus Christ votre chef ; et jamais nous ne serons unies à lui si nous ne faisons les mêmes choses que lui". (2573)

C'est le seul moyen pour en recueillir les fruits :

"Je ne fefai point la description du sacré mystère, mais seulement je dirai les fruits que nous devons en tirer. Il ne faut jamais que les mystères soient inutiles en nous, et après les avoir connus et adorés, il nous y faut lier et entrer en l'esprit et en la grâce du mystère". (2113)

"Tous les mystères de la vie de Jésus opèrent dans les âmes divers effets, et je prends plaisir quelquefois de voir les divers sentiments qu'un même mystère opère dans les âmes".(476)

LA VIERGE MARIE

Dans l'écrit déjà cité à la louange de la Mère de Dieu, Mère Mectilde ajoutait :

"Il est certain qu'elle ouvre l'intelligence et fait comprendre des choses ineffables sur les sacrés mystères" (2876)

Elle a dit ailleurs :

"C'est d'elle que j'ai appris tout ce que je sais"(2896) It.p.13(F) p.37(l).

Marie nous communiquera les dispositions de son propre Coeur pour y par­ticiper :

"Goûtez la suavité d'un Dieu anéanti dans le sein virgi­nal de sa bénite Mère, Attachez-vous à ses pieds et ne les quittez pas. Entrez dans les dispositions de son très saint Coeur… Entretenez-vous avec cette auguste Mère et la suppliez qu'elle vous fasse entrer dans les dispositions que vous devez avoir pour participer aux grâces que le renouvellement des divins mystères doit opérer en votre âme". (1580) L.I.pp.20-21.

TOUS LES MYSTERES DANS LE MYSTERE. L'EUCHARISTIE.

C'est avec prédilection que Mère Mectilde contemple tous les mystères dans le Mystère : "Tous les mystères de Jésus Christ sont renfermés dans le Très Saint Sacrement. Toujours ils s'y renouvellent" (2484)

"Nous ne devrions jamais nous départir du saint ciboire, ou plutôt du Coeur de Jésus Hostie. C'est là que nous recevons la grâce de tous les mystères, puisqu’ils s'y rencontrent tous dans le Très Saint Sacrement...Cet auguste Sacrement est tout ce que la sainte Eglise a de plus divin. O divin Jésus, venez vous-même nous instruire des vérités de vos adorables mystères, ou plutôt restez où vous êtes et attirez nos coeurs à vous !"(476)

Elle dira encore à propos de l'Epiphanie :

"Cette fête ... nous convient plus particulièrement qu'à aucune autre, selon l'esprit de notre sainte vocation qui nous destine à adorer comme eux le même Jésus Christ dans l'auguste Sacrement de l'autel qui renferme tous les autres mystères de sa vie. C'est pourquoi vous pouvez l'y fdorer comme enfant et dans la crèche avec les saints Rois"(2338).

Et pour l'ascension :

"Dieu renouvelle ses grâces et se misé­ricordes dans les grandes fêtes. C'est pourquoi, quoique les mystè­res ne s'opèrent plus, et que Notre Seigneur, par exemple, étant toujours dans sa gloire, n'y entre pas demain, il ne laisse pas de renouveler et opérer en nos âmes, dans la sainte communion, les effets et la grâce du mystère. Il viendra donc demain en vous, par cette précieuse communion, pour vous tirer en lui et vous unir à lui, faisant la même demande pour nous qu'il fit autrefois pour ses apôtres (Qu'ils soient un) Tout ce que vous devez désirer en ce monde est qu'elle ait son effet en vous"(3157)

Les mystères de Jésus Christ demeurent tous perpétuellement présents dans l'Eucharistie. Le "Mystère", au sens de Saint Paul est tout entier présent dans chaque mystère, et chacun des mystères est inclu dans le Mystère où nous fait entrer l'Eucharistie.

"Puisque nous ne pouvons comprendre ses divins mystères, adorons-les et nous anéantissons. Laissons-nous confondre et abîmer dans ses saints mystères. Il est bien meilleur pour nous d'en être remplies et d’en porter la grâce que de les comprendre. Abandonnons-nous pour cela à l'Esprit de Jésus. L'on ne connaît point Jésus Christ à moins de ruminer et de se nourrir de ses sacrés mystères, de ses "états" et de ses vertus. Les apôtres ne le connurent après sa résurrection qu’à la fraction du pain, et il se donne â nous à la sainte communion sous la figure du pain”(2690).

LE CORPS MYSTIQUE. L'EGLISE.

Mère Mectilde ne s'arrête pas à ce qui ressemblerait à un intimisme un peu individualiste et sentimental. Sa vue est ecclésiale. Tous les membres de Jésus Christ concourent au développement de son Corps mystique dans l'unité et la diversité de la même vocation.

C'est ce qu'elle veut dire en assurant que chaque âme honore un « état » ou mystère de Jésus, c'est toujours en vue du corps tout entier :

"Jésus Christ est le chef de l'Eglise, elle en est le corps et tous les fidèles doivent avoir rapport à leur chef, ils en doivent être animés et en tirer leurs influences et leurs mouvements. Si bien, mes soeurs, que Jésus Christ étant notre chef adorable, nous devons être animées de lui, n'agir et n'opérer que par sa grâce et sa lumière, et surtout avoir rapport à lui. Comment cela ? En portant ses états par pratique et conformité de vie. Chaque âme en honore quelqu'un...Voilà ce qui fait la perfection et l'achèvement du corps mystique de l'Eglise avec Jésus Christ son chef, par la liaison et l'union des membres avec lui”. (2484)

Comme nous l'avons vu, tout s'ordonne autour du Mystère Pascal de Jésus célébré et participé afin de "devenir des Jésus Christ". Relevons encore un texte qui résume bien cet enseignement :

« Voilà de grands mystères qui viennent de se passer et dont nous devons être encore toutes remplies : l'institution du Très Saint Sacrement, la mort et la résurrection de Notre Seigneur, Joignons-y l'Incarnation (25 mars).

« Voyons si nous avons participé à ces grands mystères. Si nous sommes mortes avec Jésus Christ, nous ressusciterons avec lui. Il n'y a pas de mystère qui ne porte ses grâ­ces, mais tout cela est renfermé dans l'auguste Sacrement de l'autel et toutes les fois que nous communions, Jésus vient en nous les re­nouveler et nous donner part à sa glorieuse résurrection ; car les mystères de Notre Seigneur ne nous sont donnés que pour participer à leur grâce et pour opérer en nous l'effet et les grâces qu'ils renferment et nous faire mener une vie conforme à celle de Notre Seigneur (2949)






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DOCTRINE SPIRITUELLE [Marie-Véronique ANDRAL]


Publié dans

J. Daoust, Catherine de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Téqui, 1979, pages 49-86


Que nous avons déplacé dans ce tome premier pour rassembler les deux seuls écrits de Mère Andral comme pour alléger le tome second.


Titre initial dans Daoust, op.cit. :

DOCTRINE SPIRITUELLE DE MERE MECTILDE DU SAINT-SACREMENT [Mère Marie-Véronique]

Présentée par Mère Marie-Véronique [ANDRAL]bénédictine du Saint-Sacrement






Pour situer ce que Mère Mectilde nous dit de notre vocation, il nous faut partir du baptême où nous recevons cette qualité de « victime » qu'il nous faut bien expliquer et que l'on traduirait volontiers selon Vatican II par le « sacerdoce royal des fidèles ».

Voici donc d'abord quelques textes sur le baptême qui nous introduisent dans sa doctrine, tout imprégnée de l'enseignement de saint Paul et de saint Jean, et centrée sur le Mystère pascal de Jésus-Christ.

LE BAPTÊME

« Le baptême nous conforme à la mort et à la vie nouvelle de Jésus-Christ, ce qui est la grâce même du christianisme ».

Le Père

« Le baptême est une naissance spirituelle qui nous fait être les enfants de Dieu. Et comme c'est aux enfants à imiter leur Père, nous sommes conviés par le Fils de Dieu d'être parfaits ainsi que notre Père céleste est parfait. »

« Le dessein de Jésus dans votre baptême a été de vous référer toute à la gloire de son Père, de vous adopter pour son enfant, de vous associer avec Jésus-Christ pour partager l'héritage éternel ».

« Nous sommes par le baptême faits enfants de Dieu ; Dieu nous adopte par grâce ainsi que Jésus-Christ l'est par nature. Si nous avions l'usage de raison nous entendrions la voix du Père éternel

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qui dit, lorsque l'on oint au sacrement de baptême : « Je te reçois pour mon enfant, pour ma fille, je mets en toi mon Fils humanisé afin que tu vives de sa vie et de son Esprit, et que tu sois toute cachée en lui, auquel je prends toutes mes complaisances ».

Le Fils

« Dans le baptême, vous regardez Jésus-Christ comme votre chef ; or, si Jésus-Christ est votre chef, il faut nécessairement que vous soyez son membre... Jésus-Christ, comme votre chef, influe vie et vertu en ( votre âme). De même, si votre âme agit, ce ne doit être que par obéissance à Jésus qui est son chef. Elle le doit suivre, c'est-à-dire elle ne doit point avoir d'autre disposition que celle qu'il lui donne... Elle le doit suivre partout, à la croix, à la mort... Elle le doit imiter en sa patience, en sa charité, en son humilité, en ses souffrances, en sa fidélité, en son amour... ».

« Vous vous êtes donnée et consacrée totalement à lui pour demeurer en lui pour jamais ».

Voici un texte capital que l'on retrouve souvent sous sa plume :

« Par le baptême, vous avez fait profession de Jésus-Christ ».

« C'est faire profession de la même profession que Jésus-Christ a faite au moment de son incarnation, où il se dédia si parfaitement et divinement à la pure gloire de son Père... »

« Dans votre baptême, vous recevez deux vies en Jésus : sa vie de mort et sa vie ressuscitée. Saint Paul dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Jésus »... Votre baptême est une expression de la mort de Jésus en croix et de sa résurrection : il faut donc que vous y ayez part et union. II faut mourir continuellement à vous-même et aux créatures : voilà le rapport à la croix. Et il faut que vous marchiez, comme dit saint Paul, en nouveauté de vie. Aussi Jésus-Christ a fait toutes choses nouvelles en vous. Il vous donne un être tout nouveau et une grâce toute nouvelle. Vivez donc d'un coeur et d'un esprit renouvelés ; faites un changement de vie ».

L'Esprit-Saint

« Le baptême est un mystère plein de vérité dans lequel il se fait une consécration certaine des âmes à Dieu qui se les dévoue par l'onction intérieure de la grâce et la présence de son Esprit... (c'est) l'établissement d'un nouvel être et la préparation à une nouvelle vie, ce qui fit que saint Paul nomme le baptême une rénovation intérieure, et Jésus-Christ, en saint Jean, une naissance pure et spirituelle que Dieu opère solitairement dans les personnes qu'il a destinées pour être ses enfants et les cohéritiers de son Fils unique ».

« Si la grâce est le Saint-Esprit, il faut donc que vous avouiez que le Saint-Esprit est tout en vous par Jésus-Christ, puisque le baptême vous remplit toute de sa grâce, vous renouvelle tout en lui ».

Temples de la Trinité

« Le baptême est une consécration de nos âmes faite par Jésus-Christ à la très sainte Trinité... Votre âme et tout votre être étant référés à Dieu par votre baptême, vous n'êtes plus à vous, et vous ne pouvez plus vivre pour vous. Votre âme est un temple dédié aux trois divines personnes et Jésus-Christ en a fait la dédicace et l'oint de l'onction sacrée de sa grâce au baptême. Vous devez regarder votre âme comme un temple consacré. Il faut que Dieu seul règne dans son temple et que, si vous servez les créatures, ce soit pour son pur amour. Que le temple de votre âme reçoive les continuels sacrifices, les immolations, les victimes présentées à Dieu en odeur de suavité ».

« La foi nous apprend que Dieu est immense, qu'il remplit le ciel et la terre de sa majesté, qu'il est dans les âmes d'une manière particulière et qu'il y est gravé d'un caractère ineffaçable ; je dis plus : qu'il y réside en vérité. Ce sont vérités de foi qui nous doivent faire marcher dans un profond respect et adoration d'un Dieu tout présent en nous. Oui, l'auguste Trinité y réside... Quelle est son occupation ? Oh ! mes soeurs, cela est incompréhensible : il fait dans les âmes ce qu'il fait dans l'éternité : le Père engendre son Fils et le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit, toute l'auguste Trinité y forme Jésus-Christ... Cette vérité de foi bien établie en nous, je vous demande si ce n'est pas un objet assez charmant pour nous tenir dans l'admiration et dans une continuelle contemplation ? O bonheur infini ! mais trop peu connu de la plupart des chrétiens qui ignorent ce trésor qu'ils possèdent et qui leur a été donné par Jésus-Christ au baptême ».

« Nous savons de foi que le coeur du chrétien est le temple du Dieu vivant : l'Apôtre nous en assure, et l'Église nous apprend que ce temple intérieur est dévoué et consacré au baptême à la sainte-Trinité par Jésus-Christ, et que les trois divines personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont continuellement résidentes dans ce temple, et jamais n'en sortent, quoi qu'il puisse arriver durant le cours de cette vie. Cette vérité étant de foi, il ne faut donc que se recueillir en soi-même pour adorer en nous l'auguste Trinité, lui présenter nos hommages et nos sacrifices, dont le plus excellent est de nous immoler à sa gloire incessamment, par Jésus-Christ qui nous présentera à son Père ».

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« Comme elle (la Sainte-Trinité) est toujours en nous, nous devons toujours être en elle, et effectuer en nous les paroles de Jésus à la Samaritaine lorsqu'il dit que « le temps était venu que le Père aurait des adorateurs qui l'adoreraient en esprit et en vérité », non plus en Jérusalem seulement, mais partout et surtout en nous-mêmes : en esprit par la foi, et en vérité du fond du coeur par amour... Renouvelez vos voeux et promesses faites au baptême (en cette fête de la Trinité).

Baptême et profession

Voici un parallèle intéressant que l'on retrouve assez souvent sous la plume de Mère Mectilde et qui rejoint certaines affirmations de Vatican II sur les « états de perfection ». Tout chrétien est appelé à la perfection de la charité, en vertu de son baptême : nous avons déjà relevé un texte en ce sens. La profession religieuse est de l'ordre des moyens pour mieux réaliser notre engagement baptismal, un moyen qui est en même temps un « charisme » et un ministère dans l'Église.

« Le baptême oblige précisément à la perfection. Mais les autres états de l'Église comme celui des religieux, obligent plutôt aux moyens de la perfection qu'à la perfection même, car ils obligent à l'observance des voeux qui nous y frayent le chemin et nous donnent facilité pour y parvenir, mais ils supposent l'obligation que nous y avons ».

Il faut remarquer le sens que Mère Mectilde donne au mot « perfection » dans cette même pièce : ce n'est pas une perfection « moralisante », mais la perfection « chrétienne », ainsi défime :

— elle nous conforme à la mort et à la vie nouvelle de Jésus-Christ ;

— elle imprime dans nos âmes son caractère et sa ressemblance de Fils qui est la ressemblance du Père : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » ;

— elle nous fait entrer dans la loi de grâce qui est une loi d'amour.

Mère Mectilde recopie pour la comtesse de Châteauvieux l'acte de renouvellement du baptême de saint Jean Eudes (Royaume de Jésus, vue partie), où il est dit :

« Promesse et profession très grandes et qui m'obligent en qualité

de chrétienne à une très grande perfection et sainteté... C'est faire profession non seulement de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, mais c'est faire profession de vous-même ... C'est faire la même profession que vous avez faite devant la face de votre Père dès le moment de votre incarnation et que vous avez très parfaitement accomplie en toute votre vie... d'être dans un état d'hostie et de victime continuellement sacrifiée à la pure gloire de Dieu. Voilà le voeu et la profession que j'ai faits au baptême ».

Mère Mectilde commente longuement cet acte, et se plaît à répéter souvent que « par le baptême nous avons fait profession de Jésus-Christ ». Dans un chapitre de paix en 1672, elle reprend le même enseignement :

« Je ne vous dirai rien, mes soeurs, sur la rénovation de vos voeux (un bon serviteur de Dieu doit vous en parler). Je ne trouve rien de plus important que de nous acquitter du voeu que nous avons fait au baptême : voeu de Jésus-Christ, et qui renferme tous les autres voeux. Avons-nous jamais bien conçu ce que c'est que ce saint voeu : vivre de la vie de Jésus-Christ ? Et les voeux que nous avons professés ne sont que les moyens pour parvenir à celui que nous avons fait au baptême, auquel on ne pense point. Si toute la vie du chrétien doit être une suite des années de Jésus-Christ, avec plus de raison nos vies et nos années ne doivent-elles pas être la suite de la vie et des années de Jésus-Christ mon Maître, nous qui avons la grâce d'être religieuses, et les voeux que nous avons professés ne sont que des moyens pour parvenir à celui que nous avons fait au baptême... Les Pères disent que la profession religieuse est un second baptême... cela est vrai. Les voeux solennels que nous avons faits sont tous renfermés dans celui du baptême, car, mes soeurs, faisant voeu de suivre Jésus-Christ, c'est plus que pauvreté, que chasteté, obéissance, puisque c'est de vivre comme Jésus-Christ... Nous sommes consacrées à Dieu par le baptême et resacrées par les voeux de religion ».

« La fête de la Présentation et consécration de la très sainte Vierge à Dieu doit être, pour toutes les personnes qui lui sont consacrées d'une manière ou d'une autre, l'occasion de se renouveler dans l'esprit de leur consécration et dans la fidélité aux devoirs qui y répondent.

Le baptême est appelé par les saints Pères une consécration, et c'est en effet la plus religieuse, la plus indispensable et la plus divine de toutes les consécrations après celles de l'Homme-Dieu, car un chrétien est un religieux de la religion de Jésus-Christ, seul instituteur et fondateur des chrétiens. L'Église est son cloître, l'Évangile sa Règle, Jésus-Christ son modèle, le baptême sa profes-

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sion ; les voeux qu'il fait c'est d'adhérer à Jésus-Christ et à ses maximes, de l'imiter toute sa vie et de lui consacrer son coeur sans réserve, et le temple où se fait cette consécration c'est Jésus-Christ, le vrai temple de la divinité en qui nous sommes tous entés, incorporés et sanctifiés par le baptême.

Renouvelons-nous donc tous dans l'esprit de la profession solennelle par laquelle nous nous sommes voués et consacrés à notre Dieu dans le baptême, comme parle le catéchisme du Concile de Trente, et travaillons à nous rendre plus fidèles à accomplir ce voeu primitif, essentiel, capital et le plus grand de tous selon l'expression de saint Augustin ».

Ce texte ne serait-il pas de Bérulle ? Il est recopié parmi les conférences de Mère Mectilde, il exprime du moins sa pensée... et en indique peut-être la source. *


L'EUCHARISTIE

Sacerdoce royal des fidèles * * victimes pascales avec le Christ

Le baptême et l'Eucharistie sont intimement liés. Le premier nous fait enfants de Dieu, membres de Jésus-Christ, qui nous consacre à Dieu son Père et nous fait entrer dans son Mystère pascal de mort et de résurrection. Il nous « ordonne à l'Eucharistie », nous rend capables d'y participer par le sacerdoce royal de Jésus-Christ, qui nous donne la possibilité de nous offrir avec lui au Père, c'est-à-dire, en définitive, d'être « victime » avec lui, par lui et en lui. Tout cela a été rappelé par Vatican II.

« Dans le renouvellement de votre baptême, vous ne faites pas un acte nouveau de vous donner à Dieu, mais c'est que vous renouvelez la donation et le Sacrifice que Jésus-Christ a faits à la Sainte-Trinité. Et c'est ce qu'on désire vous faire concevoir, afin que vous connaissiez que tous vos actes et sacrifices ne sont que des suites de ceux que Jésus-Christ a faits pour vous. Donc renouvelez votre baptême pour vous renouveler dans le sacrifice que

• Textes parallèles de Vatican II : Sacrosanctum concilium n°' 5, 6 ; Lumen gentium, n° 7.

•• Sur le sacerdoce royal, voir aussi : Ad Gentes n° 15, Sacrosanctum concilium n° 14 et Lumen gentium n° 26.

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Notre-Seigneur a fait de vous. Vous ne pouvez faire un sacrifice de vous-même à Dieu plus saintement que celui que Jésus-Christ en a fait à son Père. Il le faut continuer et ne vous en retirer jamais, ainsi vivre actuellement dans cet esprit d'hostie, non par votre choix, mais parce que Jésus-Christ vous y assujettit par son sacrifice. Et faisant de la sorte, vous êtes victime, non de votre volonté (par votre propre initiative) mais de (par) celle de Jésus-Christ ».

« Étant à Dieu, nous sommes données et sacrifiées à lui par Jésus-Christ, comme membres de son Corps mystique et parce que toutes choses appartiennent à Dieu. Nous sommes donc nécessairement à lui, mais d'une manière ineffable, par le Sacrifice de Jésus-Christ, tant en la croix que sur l'autel. Car en la croix, vous y avez été crucifiées mystiquement. Voyez saint Paul, ce qu'il en dit. Et vous êtes mortes avec lui. C'est pourquoi vous êtes obligées de vivre d'une vie de mort... car « votre vie est cachée en Jésus-Christ » comme dit l'Apôtre. Donc si votre vie est cachée en Jésus-Christ, rien ne doit paraitre en vous que Jésus-Christ... En un mot vous devez mener une vie crucifiée, puisque vous l'êtes avec Jésus-Christ.

« Quant au sacrifice de l'autel, vous savez comme c'est le mémorial de celui de la croix et une continuation de ce très adorable sacrifice... Il y a cela de différent qu'il n'est plus sanglant, mais efficace... et comme vous n'étiez pas sur le calvaire pour consentir à votre crucifiement, Notre-Seigneur veut que vous consentiez à celui de l'autel pour accomplir ce qui manquait à sa Passion, de sorte que, comme son membre, vous êtes offertes au Père avec Jésus-Christ et par Jésus-Christ, et le prêtre vous tient mystiquement entre ses mains, et vous êtes en l'hostie en cette manière.

« O dignité de l'état chrétien d'être fait une même chose avec Jésus-Christ, d'être crucifié avec lui et d'être tous les jours immolé sur l'autel avec lui ! »

Or, notre qualité de victimes s'enracine là, et n'est rien de plus et rien d'autre que celle de tous les chrétiens.

« Oh ! qu'une fille du Saint-Sacrement est heureuse quand elle remplit sa vocation que l'on peut dire trois fois sainte I Rien n'est plus divin sur la terre et disons que c'est la vocation de tous les chrétiens, car ne sont-ils pas choisis et n'ont-ils pas l'honneur du divin caractère qui les fait enfants de Dieu et consors à Jésus-Christ et par conséquent destinés pour posséder les trésors de sa

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grâce, demeurant unis à lui non seulement comme enfants de Dieu, mais comme ses membres, ne faisant qu'un corps avec Jésus-Christ, ainsi une même hostie et victime, revêtue de ses adorables dispositions. Si donc la grâce qui nous unit à lui doit nous faire entrer comme ses membres dans le zèle et les intérêts de sa gloire, la participation au très Saint-Sacrement qui est la grâce substantielle du christianisme et la source de toutes les grâces, le doit faire bien davantage. « O dignité admirable, mais que très peu de chrétiens veulent reconnaître et encore moins y adhérer, ignorant leur grandeur et la parfaite union qu'ils ont avec Jésus-Christ, ne se souvenant plus qu'ils sont victimes pour être immolés avec lui, comme parle saint Paul, et qu'ils ont reçu ce divin caractère au baptême » (Pensées sur la Réparation).

« Je vous invite à redoubler vos fidélités pour vous rendre de véritables victimes ; mes chères filles, ce n'est pas une qualité nouvelle, c'est un titre que Jésus-Christ nous a imprimé au baptême, avec obligation de le rendre efficace ». (Lettre à la communauté de Paris).

Enfin, cet « écrit tiré sur l'original » où Mère Mectilde précise elle-même ce qu'elle entend par notre « voeu » de victime :

« Ce n'est pas proprement un voeu particulier. Tous les chrétiens sont faits par le baptême les victimes de Dieu, par rapport et union à Jésus-Christ, et comme les membres sont unis au chef, qu'ils en sont animés, ce divin Sauveur étant fait la victime de son divin Père, les chrétiens, comme membres, lui étant unis, ne se peuvent dispenser d'entrer dans cet état de victime. C'est par cette obligation que nous sommes appliquées à cet état et que nous croyons être obligées d'en porter, par la grâce de notre Institut, les dispositions. Parce que, outre les obligations communes des chrétiens, nous nous lions à cette qualité de victime de son divin Père pour réparer sa gloire outragée par les pécheurs, et pour cet effet, il s'est immolé sur la croix comme une victime qui y consomme sa sainte vie, mais qu'il sacrifie encore à toute heure sur l'autel pour nous obtenir miséricorde et pour des motifs infinis et tout divins qui ne se peuvent exprimer en si peu de paroles. L'amour qu'il nous porte et les sacrés désirs de son divin coeur de se communiquer à nous et de nous transformer en lui, le tiennent dans cet état de victime sur l'autel jusqu'à la consommation des siècles ».

« Quelle plus noble fin pourriez-vous avoir que celle de Jésus ? » (Véritable Esprit).

« Que nos soeurs estiment pour faveur singulière la grâce de leur vocation qui les divinise, en quelque sorte, en les associant à Jésus-Christ en son état d'hostie et de victime pour les immoler à son divin Père avec lui, et réparer sa gloire ».

« Celle qui fait la réparation doit communier afin de s'unir et s'offrir avec Jésus-Christ plus intimement par cette sacrée manducation, entrant dans les intentions de cet adorable Sauveur qui se fait, dans le très Saint-Sacrement, hostie de louange, de réconciliation, d'expiation, d'impétration envers Dieu son Père ».

« Prions-le de nous lier à lui de telle sorte qu'il soit l'âme de notre âme et la vie de notre esprit, nous faisant être une même hostie sacrifiée avec lui pour sa pure gloire, nous unissant à tout ce qu'il a fait depuis son Incarnation et à tout ce qu'il fait encore dans la divine Eucharistie pour exalter son Père, réparer sa gloire et sauver les pécheurs ».

Sacerdoce des fidèles

« Et puisque la communion nous fait entrer en union de sacrifice avec Jésus-Christ, et qu'elle nous rend même sacrificateurs avec lui, par participation de son divin sacerdoce, faisons usage du droit que cette qualité nous donne... présentons au Père cette victime adorable, digne de sa suprême grandeur et unissons-nous à Jésus-Christ qui fait de notre coeur un autel où il s'immole... pour rendre à son Père une gloire et un hommage infinis. Sacrifions-nous donc avec lui et mêlons notre voix à celle de son sang pour demander la conversion de tous ceux qui le méconnaissent et l'outragent. Il fait en nous la même demande qu'il fit à son Père lorsqu'il institua ce Mystère adorable : « Mon Père, lui dit-il, glorifiez votre Fils comme votre Fils vous glorifie ». Disons-le avec lui de tout notre coeur, ne doutant pas que le Père éternel n'écoute notre voix qui est dans ce moment la voix même de Jésus-Christ, comme dit un Père de l'Église ». (Pensées sur la Réparation).

Nous pouvons encore relever quelques passages dans une conférence « sur le voeu de victime » où nous trouvons les mêmes pensées. Ce voeu est mis très heureusement en parallèle avec l'unique et double commandement :

« C'est l'état que (le Fils de Dieu) a porté dans tout le cours de sa sainte vie, voire il l'a porté dès l'éternité dans le sein de son divin Père et depuis sa naissance au monde. C'est cet agneau sans macule qui a été immolé et occis en figure par tous les sacrifices de l'ancienne loi et qu'il a consommé réellement en sa personne

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dans tous les états de sa sainte vie... et cela pour la gloire de son Père et le salut de ses frères : et c'est votre obligation, mes chères soeurs... Disons seulement deux mots de votre obligation de victime : mes chères soeurs, je la trouve renfermée dans le saint Évangile où Notre-Seigneur, étant interrogé d'un Docteur de la Loi de ce qu'il devait faire pour être sauvé, Jésus-Christ lui répond qu'il faut aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, et son prochain comme soi-même. Voilà ce qu'il vous dit à présent dans le désir que vous avez d'être parfaites »... (ensuite, elle s'étend sur la nécessité de mourir à tout, en tout, afin d'être totalement consacré à Dieu, car pour elle, mourir, c'est passer dans le domaine de Dieu. « Beati mortui qui in Domino moriuntur », commente-t-elle souvent... Petitesse, pauvreté, dépouillement, nuit).

« Je vous le réitère, mes chères soeurs, le voeu de victime que vous avez promis à Dieu demande une perfection consommée. C'est quelque chose de plus que le voeu de pauvreté, de chasteté, d'obéissance... par le voeu de victime tout est dans les mains, tout est dans le coeur de Dieu, tout est immolé à Dieu, non seulement nos corps, nos biens, nos volontés, nos actions, nos pensées, mais tout notre être est immolé sans réserve quelconque, et cela dans la pure vue de Dieu seul, pour sa seule gloire et pour le salut de nos frères. Et c'est la seconde obligation en qualité de victimes du très Saint-Sacrement. Il faut donc que nous ayons une charité parfaite pour notre prochain; car de croire que vous aimerez Dieu parfaitement sans aimer votre prochain avec tendresse, c'est un abus (au sens du XVIIe siècle : une tromperie). « Qui dit qu'il aime Dieu et n'aime point son prochain, dit saint Jean, est un menteur ». Cela ne se peut. L'amour de Dieu et du prochain est inséparable. Voyez Jésus-Christ dans la divine Eucharistie s'immolant sans cesse à la gloire de Dieu son Père et en même temps pour le salut de ses frères. Aimons-les donc, réparons pour eux devant Dieu ».

Nous voyons brièvement d'après ces textes, que le fondement théologique de notre vocation est dans notre baptême qui nous rend capables de participer au Sacrifice rédempteur, actualisé dans le sacrifice eucharistique.

Cette participation transforme toute notre vie en une offrande sacrificielle, en une Pâque. Cette offrande n'est autre que celle du Fils unique s'accomplissant dans ses membres l'Église.

Et ce qui nous est spécial — comme nous le verrons avec plus de détail — c'est que nous nous offrons avec cette intention particulière de réparer pour les péchés qui s'attaquent plus directement au Christ dans son Eucharistie. Mais cette réparation même, adressée au Christ, ne se fait que par lui.

« Il n'y a qu'un seul Jésus-Christ, vrai et digne réparateur de sa gloire et de celle de son Père » (Pensées sur la Réparation).

Réparation eucharistique *

Nous avons vu que « outre les obligations communes des chrétiens, nous nous lions à cette qualité de victime de son divin Père pour réparer sa gloire outragée par les pécheurs ».

Peut-on maintenant essayer de cerner ce que Mère Mectilde entend par là, sans jamais perdre de vue ce qui précède, puisqu'il n'y a qu'un seul Réparateur, Jésus-Christ ?

Nous connaissons bien les circonstances historiques qui l'ont amenée à fonder un monastère où l'on adore jour et nuit Jésus dans l'Eucharistie en réparation des outrages qu'il reçoit dans ce Sacrement.

Dans l'Eucharistie, Jésus est dans l'acte de son plus grand amour. C'est là, dans le Mystère pascal de sa mort rédemptrice et de son passage au Père, qu'il nous aime jusqu'à l'extrême. Dans l'Eucharistie, il livre à tous les temps, à tous les lieux, à tous les hommes son mystère de salut. Il permet à chacun de participer à ce sacrifice unique.

Par sa présence continuelle parmi nous, il nous invite continuellement à vivre notre Pâque, à passer au Père avec lui, mourant au péché et vivant pour Dieu. Et cet amour infini proposé, livré aux hommes, comment est-il reçu ? Voilà ce qui a touché, « navré », c'est-à-dire blessé à mort, le coeur de Mère Mectile, c'est

« ... de voir l'amour infini d'un Dieu si indignement récompensé y. — « Pour la charité incompréhensible de Jésus-Christ et pour l'amour passionné qu'il porte aux hommes, ils l'arrachent de son trône eucharistique, et ils en font ce qu'on ne peut exprimer (Véritable Esprit).

Textes parallèles de Vatican II : Lumen gentium n° 9, 10, II, 26 et 34. Presbiterorum ordinis, n° 2.

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On ne peut oublier que Jésus a droit, dans son Mystère eucharistique, à un culte, une adoration, un amour. Le but ultime de tout culte, adoration, amour, c'est le Père, par son Fils, dans l'Esprit. Jésus est grand Prêtre et médiateur : mais il est Dieu, Fils de Dieu : « Qui me voit, voit le Père ». On ne peut opposer ni dissocier le culte rendu au Dieu unique, incarné en son Fils.

Le culte rendu au Fils dans son Eucharistie, est une louange au Père qui nous le donne, et il ne fait que prolonger la célébration du sacrement ; et si cette adoration, cet amour ne lui sont pas rendus, pourquoi, dans l'Église, certains membres ne s'emploieraient-ils pas à réparer ce manque en se consacrant à lui, et à intercéder pour que tous sachent rendre grâce pour ce don merveilleux, en vivent et le célèbrent en participant à la rédemption qui nous est offerte ?

« Pourrait-on trouver étrange que l'Esprit de Dieu ait donné mouvement de bâtir des monastères où les âmes soient reçues pour ce sujet, et sans nulle autre considération que la gloire de Jésus dans l'Eucharistie ? » (Véritable Esprit).

« Qu'elles ramassent, s'il se peut, dans leur coeur toute la reconnaissance que les pécheurs devraient rendre à Jésus-Christ pour l'excès de son amour... tant pour réparer la gloire et l'honneur qu'ils dérobent à Jésus-Christ leur aimable Sauveur, que pour obtenir miséricorde ». (Véritable Esprit).

« Bref, l'intention de celle qui reçoit cette fondation est de la rendre tout à Jésus-Christ dans la sainte Hostie et de lui procurer des « victimes », à savoir des âmes qui s'immolent à sa grandeur abaissée dans ce divin Sacrement et qui soient offertes actuellement à Jésus-Christ Notre-Seigneur en réparation et satisfaction de sa majesté offensée et méprisée dans le très Saint Sacrement. C'est pourquoi les âmes qui seront reçues en cette maison doivent avoir non seulement la vocation d'être religieuses, mais aussi une vocation particulière pour adorer le très Saint-Sacrement et se conformer à sa sainte vie cachée et anéantie, étant le principal esprit de cette fondation d'être revêtues et remplies des états et dispositions de Jésus dans son divin Sacrement ; ainsi sont-elles choisies pour s'immoler avec lui à son Père pour réparer sa gloire » (Véritable Esprit).

« Pourra-t-on blâmer une petite étincelle de la charité de Jésus-Christ qui s'est écoulée dans le coeur de ses victimes, qui produit par respect et rapport à Jésus ces effets qui ont paru en sa mort.

Jésus-Christ meurt pour satisfaire /1 à la justice de son Père, pour réparer sa gloire, et au même temps pour le salut du monde ; voilà ce que cette petite troupe tâche de faire en esprit et en volonté, quoique infiniment incapable d'y suffire, mais par union à Jésus-Christ duquel nous tirons le mérite et la vie de toutes les oeuvres que nous faisons. Voilà quelles sont les filles du Saint-Sacrement, et voilà en abrégé quelle est leur vocation ». (Véritable Esprit).

« Quelle plus noble fin pourriez-vous avoir que celle de Jésus-Christ ? » (Véritable Esprit).

Et nous revenons à notre premier point : notre vocation particulière se situe au coeur de notre vocation chrétienne; c'est indissociable. C'est la participation au Mystère pascal de Jésus.

Le Mystère pascal nous est présenté chaque année dans la sainte Liturgie, et il est revécu par l'Eglise tout entière, et singulièrement dans la vie monastique et bénédictine qui s'enracine elle aussi dans notre baptême et notre sacerdoce royal.

LA LITURGIE

Le Mystère du Christ vécu dans l'Église et par l'Église

Après la célébration eucharistique et ne faisant qu'un avec elle, le grand moyen qui nous est offert pour entrer dans la Pâque du Christ et participer à tous ses mystères, c'est la sainte Liturgie, la célébration de l'Office divin qui a une telle place dans notre vie monastique, mais qui est aussi au coeur de toute vie chrétienne.

Dans ses conférences sur les Mystères et les fêtes de l'année, Mère Mectilde nous montre comment elle vivait la liturgie et la faisait vivre à ses filles. On pourrait résumer ainsi son enseignement :

1. Il faudrait traduire : s rétablir les justes rapports entre le Père et ses enfants

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Toute la vie des chrétiens (de l'Église) sur terre est une suite de celle de Jésus-Christ.

Les mystères de Jésus-Christ sont passés en tant qu'événements historiques, niais la sainte Église nous les représente chaque année pour nous les faire célébrer, contempler, adorer, et surtout pour nous y faire participer.

Nous y entrons par la foi et la conformité de vie avec Jésus-Christ.

Les mystères de Jésus-Christ demeurent tous perpétuellement présents dans l'Eucharistie. Le « Mystère », au sens de saint Paul, est tout entier présent dans chaque mystère, et chacun des mystères est inclu dans le Mystère où nous fait entrer l'Eucharistie.

Mère Mectilde ne sépare pas l'Eucharistie de l'Office, dans la célébration de ces mystères et dans les commentaires qu'elle en donne. Elle cite autant l'Évangile que telle ou telle antienne ou répons. Un lien étroit fait un seul tout de la messe, de l'office, de l'adoration, de l'oraison, de la vie quotidienne, et le but est toujours le même : devenir des Jésus-Christ !

« Tout est mystère en Jésus-Christ », dira-t-elle au sens de révélation de l'amour du Père et acte de salut.

« Un Père dit que tous les chrétiens jusqu'à la fin du monde font une suite des années de Jésus-Christ. C'est pour cela qu'il s'est fait pain, voulant être notre nourriture afin qu'étant si intimement uni à nous par la communion, nous devenions tout lui-même ».

« Jésus naît dans les chrétiens au moment qu'ils sont baptisés, mais comme très peu conservent cette grâce qui est d'un prix infini, sa charité l'oblige à venir derechef et à se manifester dans les âmes ».

« Il est donc venu et il vient encore incessamment, c'est ce que nous disons dans un répons de l'office : « Veniens veniet... ». C'est de quoi il le faut prier sans cesse : « Veni, Domine... ».

« ... (Préparons-nous) pour avoir part dans la grâce du mystère que l'Église nous propose. Le mystère est passé, je l'avoue, et il ne s'est fait qu'une fois, mais la grâce n'en est point passée pour les âmes qui s'y préparent à faire naître Jésus-Christ dans leur coeur. Il est né une fois en Bethléem, et il naît tous les jours en nous par la communion qui est une extension de l'Incarnation, ainsi que disent les Pères ».

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[Photos omises]

Monastère d'Ervalunga (Corse)

Calice de 1683 Monastère de Rouen, Cliché Lesueur Archives départementales de Seine-Maritime


« Voici, Madame, le temps des désirs. L'Église en est toute remplie, et elle le manifeste par les saints offices. Unissons-nous à elle et crions avec les justes : « Rorate... ! ».

« Les mystères nous sont représentés par notre mère la sainte Église pour nous y conformer par état autant que nous le pouvons. Méditez et examinez sérieusement les circonstances qui s'y rencontrent pour entrer en communication de pratique, comme chrétiennes et membres de Jésus-Christ votre chef ; et jamais nous ne serons unies à lui si nous ne faisons les mêmes choses que lui. C'est pour cela qu'il vient au monde, qu'il prend une nature comme nous, qu'il se fait enfant, qu'il est pauvre, humble, docile, obéissant, silencieux. Voilà les marques de son enfance. Ainsi d'un autre mystère... ».

« Demandons incessamment la venue et la demeure de Jésus dans nos âmes, non pas comme il est né à Bethléem, n'y étant que pour un temps, mais c'est son dessein de demeurer pour toujours jusqu'à la consommation des siècles, en nous qui sommes ses temples ».

« L'on dira possible que Jésus-Christ n'est né qu'une fois ; il est vrai quant au temporel ; cependant la sainte Église la présente tous les ans aux fidèles pour être le sujet de leur dévotion et adoration, afin que Notre-Seigneur leur départe les fruits et mérites infinis de sa sainte nativité, naissant spirituellement dans nos âmes ».

Pour le Carême

« La sainte Église prononce aujourd'hui arrêt de mort sur toutes les créatures... c'est le dessein de la sainte Église en nous mettant aujourd'hui la cendre sur la tête ».

« La sainte Église nous avertit aujourd'hui que nous ne sommes que poudre et cendre... il faut nous retirer dans la solitude et garder un profond silence, et pour cela entrer dans les dispositions de Jésus-Christ notre Seigneur ».

« L'Esprit de Dieu chassa Jésus dans le désert. Il faut entrer dans le carême comme dans un désert que l'Église nous présente... la vue de Jésus dans le désert sera d'un merveilleux soutien... L'Église, qui sait l'importance de cette vérité, nous la remet en mémoire tous les ans au jour des cendres quand elle nous dit :

« Memento, homo... ». L'Esprit a inspiré cette cérémome à son épouse la sainte Église, afin de l'appliquer à ses enfants et que par cette parole de vérité, ils aient la force d'entrer dans le désert...

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C'est une espèce de commandement que l'Église nous fait de remémorer notre néant ; cette seule occupation est suffisante pour bien passer la solitude du carême et faire un très grand progrès dans la sainte oraison, et par conséquent dans les usages et rapports que nous devons avoir aux sacrés états de Jésus et aux dispositions saintes qu'il a portées au désert ».

« J'ai coutume de solenniser tous les ans en ce jour les désirs sacrés du coeur adorable de Jésus, en suite des paroles que l'Église nous propose à l'office divin : « Desiderio desideravi... ». (Jeudi de la Passion).

C'est par la foi et la conformité de vie qu'on entre dans le Mystère

« C'est la foi qui nous donne entrée dans les Mystères » (elle détaille foi, humilité, pureté et amour).

« Pour pénétrer dans la grâce du Mystère, il faut se l'approprier par la foi... Pour mieux pénétrer dans la grâce du Mystère, il faut, mes soeurs, vous l'approprier à chacune de vous... Dites-vous à vous-même : Dieu a fait pour moi... ce qu'il a fait pour tout le monde ».

« Tous les mystères renferment en soi des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l'esprit humain que tout ce que l'on peut trouver dans les livres et tout ce que l'on en peut dire n'est rien moins que ce qui en est ; que la raison humaine se taise, elle n'en est pas capable. La foi seule peut nous le faire comprendre ».

« Mon Dieu, que nous avons peu de foi ! Quand est-ce qu'elle nous animera et qu'éclairées de ses lumières, nous agirons selon l'esprit et la grâce des mystères ! Car, mes soeurs, il ne suffit pas de les adorer et admirer, mais il faut y entrer par imitation, en nous conformant aux vertus que Jésus-Christ y pratique. Nous devons entrer en conformité d'état avec Notre-Seigneur... voilà ce qui nous fera glorifier Notre-Seigneur de nous conformer à lui dans ses souffrances, d'avoir part à ses états. C'est le fruit que nous devons rapporter de ce mystère... Les mystères n'opèrent rien dans les âmes quand nous n'entrons pas en l'imitation de ce qu'ils représentent ».

« On ne peut mieux entrer dans les mystères que par conformité ».

« Je ne ferai point la description du sacré mystère, mais seulement je dirai les fruits que nous en devons tirer. Il ne faut jamais que les mystères soient inutiles en nous, et après les avoir connus et adorés, il nous y faut lier et entrer en l'esprit et en la grâce du mystère ».

« Tous les mystères de la vie de Jésus opèrent dans les âmes divers effets, et je prends plaisir quelquefois de voir les divers sentiments qu'un même mystère opère dans les âmes ».

« Goûtez la suavité d'un Dieu anéanti dans le sein virginal de sa bénite Mère. Attachez-vous à ses pieds et ne les quittez pas. Entrez dans les dispositions de son très saint coeur— entretenez-vous avec cette auguste Mère et la suppliez qu'elle vous fasse entrer dans les dispositions que vous devez avoir pour participer aux grâces que le renouvellement des divins mystères doit opérer en votre âme ».

Tous les mystères dans le Mystère

« Tous les mystères de Jésus-Christ sont renfermés dans le très Saint-Sacrement. Toujours ils s'y renouvellent ».

« Nous ne devrions jamais partir du saint ciboire, ou plutôt du Coeur de Jésus hostie. C'est là que nous recevons la grâce de tous les mystères, puisqu'ils s'y rencontrent tous dans le très Saint-Sacrement. J'y trouve le mystère de la naissance de Jésus. Nous y avons celui de la circoncision, l'Epiphame qui est la manifestation de Jésus-Christ. Bref, nous y avons son baptême, sa vie cachée, conversante... ; en un mot il renferme tous les mystères. Cet auguste sacrement est tout ce que la sainte Église a de plus divin. O divin Jésus, venez vous-même nous instruire des vérités de vos adorables mystères, ou plutôt : demeurez où vous êtes, et attirez nos coeurs à vous ».

A propos de l'Épiphame :

« Cette fête... nous convient plus particulièrement qu'à aucune autre, selon l'esprit de notre sainte vocation, qui nous destine à adorer comme eux le même Jésus-Christ dans l'auguste sacrement de l'autel, qui renferme tous les autres mystères de sa vie. C'est pourquoi vous pouvez l'y adorer comme enfant et dans la crèche avec les saints rois ».

Voici deux derniers textes qui résument bien tout son enseignement :

« Jésus-Christ est le chef de l'Église ; elle en est le corps et tous les fidèles doivent avoir rapport à leur chef, ils en doivent être

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animés et en tirer leurs influences et leurs mouvements. Si bien, mes soeurs, que Jésus-Christ étant notre chef adorable, nous devons être animées de lui, n'agir et n'opérer que par sa grâce et sa lumière, et surtout avoir rapport à lui. Comment cela ? En portant ses états par pratique et conformité de vie. Chaque âme en honore quelqu'un... Voilà ce qui fait la perfection et l'achèvement du corps mystique de l'Église avec Jésus-Christ son chef, par la liaison et l'union des membres avec lui ».

« Voilà de grands mystères qui viennent de se passer et dont nous devons être encore toutes remplies : l'institution du très Saint-Sacrement, la mort et la Résurrection de Notre-Seigneur. Joignons-y l'Incarnation (25 mars). Voyons si nous avons participé à ces grands mystères ? Si nous sommes mortes avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec lui. Il n'y a pas un mystère qui ne porte ses grâces, mais tout cela est renfermé dans l'auguste Sacrement de l'autel, et toutes les fois que nous communions, Jésus vient en nous les renouveler et nous donner part à sa glorieuse résurrection, car les mystères de Notre-Seigneur ne nous sont donnés que pour participer à leur grâce et pour opérer en nous l'effet et les grâces qu'ils renferment et nous faire mener une vie conforme à celle de Notre-Seigneur ».


ADORATION *

Après les sacrements du baptême et de l'Eucharistie, nous venons de voir l'importance de la liturgie pour nous faire participer à la vie et aux « états » ou Mystères de Jésus-Christ. C'est là tout le trésor de l'Église. C'est dans ce prolongement que nous pourrons situer l'adoration telle que la conçoit Mère Mectilde.

On pourrait dire que le culte eucharistique a trois aspects principaux qu'il ne faut jamais dissocier :

1. La célébration eucharistique, ou la divine liturgie qui inclut messe et office, selon le cycle de l'année, de la semaine et du jour liturgique.

Textes parallèles de Vatican II Sacrosanctum concilium, n° 2, 83.

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2. L'adoration du Christ toujours présent dans le Sacrement et demeurant parmi nous en « dynamisme de don » puisqu'il est conservé pour être mangé, pour que se consomme le sacrifice, et « pour l'extension de la grâce du Sacrifice ».

3. La vie « pascale », conséquence logique de la célébration et de l'adoration et qui est le but ultime pour lequel le Sacrement a été institué.

Dans l'Église, les charismes sont divers pour vivre et accentuer chacun de ces trois aspects, sans jamais en perdre un de vue. Il est évident que chez nous, après la célébration et dans son prolongement, l'adoration a une place de choix en vue d'une manière particulière de vivre la vie pascale : le tout étant vécu d'une manière typiquement monastique et bénédictine.

Mais l'adoration, pour Mère Mectilde, est quelque chose de beaucoup plus vaste que le fait de « ne jamais laisser le Saint-Sacrement ni jour ni nuit sans hommage ». Elle attache, bien sûr, la plus grande importance à l'adoration perpétuelle. Elle n'hésite pas à dire : « Le point principal et essentiel de l'Institut est l'adoration perpétuelle ». Mais elle ajoute :

« Car tout le reste ne dépend pas de nous ; nous avons besoin de secours étranger pour l'exposition du très Saint-Sacrement, nous avons besoin du ministère des prêtres pour l'administration des sacrements et ainsi du reste ; mais pour l'adoration, nous n'avons besoin de personne : soyez toujours en adoration, rien ne vous en empêche, ceci est toujours en votre pouvoir »

a) Notre adoration est un « charisme », un « ministère » dans l'Eglise :

« L'Église vous a reçues dans son sein en qualité de ses adoratrices pour suppléer à ses autres enfants qui ne rendent point leurs hommages à Jésus-Christ ».

b) Cette adoration ne s'arrête point à Jésus-Christ comme on pourrait peut-être le croire, mais monte avec lui et en lui jusqu'au Père :

'« Jésus est cet aigle eucharistique qui s'élève jusqu'au trône de Dieu par l'union hypostatique, contemple, adore et comprend les perfections divines renfermées dans l'Essence de Dieu. Il est dans le très Saint-Sacrement de l'autel, faisant ces fonctions mysté-

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rieuses, rendant à l'auguste Trinité un hommage et une gloire infinis. Nous sommes ces petits oiselets, ne faisant que voltiger sur la terre, sans pouvoir prendre l'essor vers cette majesté suprême pour contempler ses grandeurs. Nous devons nous glisser sous les ailes de cet aigle eucharistique afin que par son vol et l'ardeur de ses traits, nous soyons élevées jusqu'à l'union divine et que nous puissions adorer ce Soleil de l'Essence divine qui ne peut être compris ni fixement regardé que par lui-même. Quand nous sommes devant cette majesté sacramentelle nous devons nous tenir, comme je viens de dire, sous les ailes de Jésus-Christ, et faire ce qu'il fait au regard de son Père.

c) Cette adoration est toujours intimement liée au sacrifice. Le Christ présent est toujours envisagé dans son « état de victime », lisons : sa vie pascale. Il est vu comme l'adorateur du Père, le rédempteur des hommes. Toujours ce « double regard » dont nous avons parlé. L'accent est mis sur l'action de grâce, la louange, mais aussi le don mutuel, sans réserve. Tout cela par et dans l'amour.

« Le don ineffable qu'il nous fait par ce Sacrement ne se peut reconnaître dignement que par l'amour. Amour reconnaissant des grâces infinies que Dieu a mises pour nous dans la divine Eucharistie et singulièrement du don ineffable qu'il nous y fait de tout lui-même... Amour unissant et transformant l'âme en Jésus-Christ qui s'épuise tout en amour dans ce Mystère incompréhensible, qui est la fin de son institution... Il veut vivre en nous afin que nous vivions en lui et par lui ».

« Amour douloureux aussi, parce que Jésus n'a pas l'amour et la gloire qui lui sont dus et parce que tant de pécheurs ne font pas usage du sang de Jésus et de sa présence réelle au très Saint-Sacrement où il donne sa vie encore tous les jours pour eux mystiquement comme il l'a donnée sur la croix n.

« Oh ! plût-il à Dieu de brûler nos coeurs de cet amour douloureux et que nous puissions mourir de contrition pour nos péchés et ceux de nos frères, les hommes pécheurs ! » (Pensées sur la Réparation).

Notons au passage que Mère Mectilde n'est absolument pas la « victime innocente » en face des pécheurs, mais elle se sait solidaire et les appelle ses « frères ». Elle se situe au même rang qu'eux et insiste toujours pour dire que c'est d'abord en nous, pour nous, qu'il faut vivre la réparation :

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« Ce n'est pas comme le commun des chrétiens qui se contentent de faire honorer Notre-Seigneur en faisant quelque oeuvre extérieure à sa gloire. Il faut que nous ayons un zèle ardent pour que nous arrachions de nos coeurs tout ce qui l'empêche de régner en nous et d'y avoir ses complaisances. Ce n'est pas assez, il faut porter son amour dans le coeur de ceux qui le profanent et contribuer à leur salut en réparant pour eux. (Mais) c'est en nous qu'il faut commencer de réparer la gloire de cet adorable Sauveur, c'est en nous qu'il faut que la justice et la sainteté opèrent pour nous rendre de véritables victimes. Travaillons donc généreusement à nous défaire de tout ce qui lui est contraire. Ne tardons pas un moment de nous mettre en état de recevoir les effets de sa grande miséricorde ».

C'est par l'amour que se fait notre réparation. Elle y insiste : « Vous êtes des réparatrices d'amour et vos réparations doivent être faites en amour, puisque vous êtes le supplément des pécheurs qui sont sans amour. Oh ! que nous serions heureuses si nous pouvions nous fondre en la présence de ce divin Sauveur et que nos coeurs fussent brisés et consommés des précieuses flammes de son amour ! Plaise à Dieu de nous rendre dignes de l'aimer de ce pur et violent amour qui dans le ciel transforme les bienheureux en Jésus ! Amour violent, amour tranquille tout ensemble, amour qui brûle sans consumer, amour qui triomphe de tout et qui rend Dieu maître absolu de nous-mêmes » (Lettre à la communauté de Rambervillers).

d) Notre adoration consiste donc essentiellement en une contemplation aimante du Mystère eucharistique, qui nous conduit à une entrée toujours plus profonde dans la participation de ce Mystère, une identification toujours plus grande au Christ dans sa Pâque, elle va donc rayonner sur toute notre vie et la transformer. Mère Mectilde parle d'« actuelle adoration » (dans les pensées manuscrites sur l'institut) :

« La première chose qu'il faut faire, est de reconnaître devant Dieu la grâce de cette occupation à laquelle la sainte Providence nous a destinées d'être toujours en actuelle adoration et que tout notre être et toutes nos opérations soient référés à l'honneur de ce très Saint-Sacrement n.

(A cela, Mère Mectilde tient beaucoup :

« Travaillez, puisque Dieu vous y assujettit, à la bonne heure ; pùissiez-vous vous nourrir, et toute la communauté, de votre travail, mais travaillez avec esprit intérieur afin que Dieu soit

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glorifié... Acquittez-vous bien des emplois que l'obéissance vous impose ; mais que votre esprit et votre coeur ne cessent pas pour autant d'adorer toujours. Votre adoration, vous le savez, doit être continuelle... Pour être toujours en adoration, il n'est pas nécessaire de dire à tout moment : Mon Dieu ! je vous adore ! Un seul acte suffit ; et tant que vous ne le rétractez pas et que vous ne faites rien contre cet acte, vous êtes en adoration. Ne faites donc qu'un acte d'adoration... et tâchez qu'il subsiste ».

« Le « voeu » d'adoration perpétuelle doit être un renouvellement universel de toute notre vie et de toutes nos actions n.

Mère Mectilde nous apprend l'adoration perpétuelle de Dieu présent dans le temple de nos âmes. Elle y revient très souvent. Nous l'avons vu à propos du baptême. Lisons seulement ce texte :

« De quelle étendue doit être cette adoration ? Dans tous les moments de notre vie et de toute l'étendue de notre être. Mais il ne suffit pas pour la remplir (notre vocation d'adoratrices) d'être seulement une heure ou quelque temps en sa présence au choeur. Il faut que notre adoration soit perpétuelle, puisque le même Dieu que nous adorons au très Saint-Sacrement nous est continuellement présent en tous lieux. Il faut que nous l'adorions en esprit et en vérité, faisant que tous nos exercices soient une adoration continuelle par notre fidélité à nous rendre à Dieu en tout ce qu'il demande de nous, car dès que nous manquons de fidélité nous cessons d'adorer.

En esprit, par la certitude de votre foi... en vérité, l'adorant de tout votre être et de tout votre coeur ».

« (...) Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que vous ayez actuellement une certaine tendance à Dieu présent en vous, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en vous comme il y est en vérité, la très Sainte-Trinité y faisant sa demeure : le Père y agissant et opérant par sa puissance, le Fils par sa sagesse et le Saint-Esprit par sa bonté. C'est donc dans l'intime de votre âme que ce Dieu de majesté réside et que vous devez l'adorer continuellement... Vous devez être par votre vocation et votre profession les véritables et perpétuelles adoratrices de Jésus-Christ... Commençons tout de bon d'adorer Jésus-Christ en esprit et en vérité, à être de vraies adoratrices perpétuelles. Adorons-le partout et en tout ce que nous faisons... Cet esprit d'adoration... vous rendra en même temps de véritables victimes toujours immolées à sa gloire et à son honneur ».

« Demeurez en Dieu... vous n'avez qu'à rentrer en vous-mêmes, car Dieu est dans l'intime de votre âme. Vous l'y trouverez à tout moment, y faisant actuellement sa demeure. Regardez-le donc toujours pour suivre son esprit, pour adhérer à lui, pour vouloir tout ce qu'il veut, pour vous y soumettre. Priez-le de vous attirer tout à lui : « Trahe me post te ». Il n'y a que deux choses à faire dans la vie pour être à Dieu : adorer et adhérer toujours n. (Entretiens familiers).

N'est-ce pas là toute la vie de Mère Mectilde ? Et cela nous rappelle ses dernières paroles : « J'adore et je me soumets ». Comme elle l'écrivait en cette même année 1698, elle « consomma ainsi son sacrifice par une adoration parfaite et éternelle qui fut le fruit de sa sainte mort... C'est là le parfait sacrifice ». Nous dirions : la parfaite eucharistie.

Mère Mectilde exhorte vivement ses filles à accomplir fidèlement leur heure d'adoration :

« Puisque l'adoration perpétuelle est une des plus essentielles obligations, il faut la soutenir avec vigueur et sans aucune relâche, ne manquant jamais notre heure d'adoration par notre faute. Il ne faut pas que des obligations peu importantes nous la fassent quitter et négliger et que des bagatelles soient préférées à ce que nous devons à Notre-Seigneur, puisque notre principale affaire est d'adorer Jésus-Christ sur l'autel n.

Mais elle sait aussi reconnaître les difficultés dans lesquelles on peut se trouver et apaiser les scrupules de celles qui sont surchargées de travail « dans l'ordre de l'obéissance ». Il est toujours possible d'adorer « en esprit n

« Quant à votre heure du Saint-Sacrement, vous êtes assez en nombre pour les remplir, mais si l'emploi qui vous occuperait pendant l'heure que vous avez tirée est dans l'ordre de l'obéissance, soit de votre office ou d'autre chose que l'obéissance vous fait faire, vous ne la devez pas reprendre, s'il est possible, dans le temps de la récréation, ni veiller pour la remplir ; vous en ferez seulement un quart d'heure, afin que vous puissiez prendre le sommeil quand on sonnera le coucher, cela suffira. Mais s'il n'y avait personne pour remplir les heures d'adoration, vous seriez obligée de remplir la vôtre...

Quand vous y manquez par vos emplois et surcharges, adorez en esprit quand vous n'y pouvez être présente...

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Vous pouvez dire votre office à l'heure de votre adoration quand vous prévoyez que le temps vous manquera pour le dire dans un autre moment...

Pour l'oraison de communauté, la nécessité du monde vous engageant au travail vous dispense de la reprendre par obligation ; votre heure du Saint-Sacrement peut y suppléer ».


Oraison

On peut trouver l'essentiel de la doctrine de Mère Mectilde sur la prière dans le petit recueil à la comtesse de Châteauvieux. C'est un sujet fort vaste et très important que nous ne pouvons aborder sans allonger démesurément ce travail. Recueillons seulement quelques miettes, ou quelques perles, qui nous montrent la continuité et l'unité de sa pensée.

« Qu'est-ce que l'oraison ? sinon la présence de Jésus-Christ »

« La disposition de la sainte Messe n'est autre que celle de vos oraisons qui vous rend la victime de Jésus-Christ, portant dans votre fond un désir d'être hostie avec lui, immolée à la gloire de son Père, en une disposition simple d'adorer tout ce que Jésus-Christ y opère pour sa gloire et notre sanctification, vous abandonnant à tous les desseins qu'il a sur votre âme en ce divin Mystère, y demeurant en silence, en attention, en sacrifice et en respect, vous souvenant que vous êtes membre de Jésus-Christ et par conséquent vous êtes sacrifiée avec lui ».

« Ne nous lassons pas, demandons et prions par Jésus-Christ et en union avec lui, ou plutôt laissons-le prier et demeurer en nous, et demeurons à ses pieds en silence et respect. Il est dit que l'Esprit de Dieu est en nous, qu'il prie et gémit en nous... Demeurons donc unies à cet Esprit-Saint de Jésus, abandonnons-nous à sa conduite et travaillons par sa grâce à faire mourir en nous tout ce qui s'oppose à son règne. Imitons la sacrée Mère de. Dieu et son époux saint Joseph, qui, unis de coeur et d'affection, étaient toujours adorant et contemplant Jésus qu'ils tenaient au milieu d'eux »

« Comment est-ce que vous satisferez aux obligations que vous avez de prier pour l'Église, pour les morts, pour les pécheurs, bref pour beaucoup de choses que l'on vous recommande actuellement ?

Je vous ai dit autrefois que, comme chrétienne, vous êtes membre de Jésus-Christ et que vous faites partie de son corps mystique qui est l'Église. Vous ne pouvez vous en séparer qu'en renonçant à Jésus-Christ et à votre baptême. Vous voilà donc éternellement liée à l'Église. Et dans cette union vous entrez nécessairement dans toutes ses intentions, bien que vous n'y soyez pas actuellement appliquée, et c'est une impuissance d'être autrement. Donc, ma fille, vous priez avec l'Église, pour l'Église et pour ses intentions... Ne soyez donc point en scrupule... vous priez comme Dieu veut, cela vous suffit ».

Il faudrait parler de la pure foi (très inspirée de saint Jean de la Croix), du pur abandon (M. de Genève), du pur amour (sainte Catherine de Gênes) qui ont une telle place ici — du : « Mourez, et vous verrez Dieu, cela est infaillible » — que nous retrouverons à propos de la vie pascale. C'est partout le même mouvement très simple. Il n'est plus guère nécessaire d'insister.


Vie eucharistique, vie pascale

Nous avons dit que la divine liturgie, prolongée par l'adoration perpétuelle, est elle-même ordonnée à ce que nous avons nommé « vie pascale » et que Mère Mectilde appelle « vie eucharistique ». Quelle est donc cette vie qui contient la substance et la moelle de notre vocation ? Nous l'avons déjà dit et abondamment montré : c'est la vie même de Jésus, la vie du Christ dans sa Pâque, mort au péché, vivant pour Dieu, qui nous entraîne vers le Père dans son passage de la mort à la vie.

« C'est là cette vie de Notre Seigneur Jésus-Christ dans son très Saint-Sacrement,- à laquelle les religieuses de cette maison doivent avoir un rapport tout particulier... Voilà la consommation dont je ne suis pas digne de parler... ce second dessein qui est le principal et qui donne vie au premier motif de cette fondation (qui est l'adoration perpétuelle) ».

Ou encore : « Le principal esprit de cette fondation (est) d'être toutes revêtues et remplies des « états et dispositions » (des Mystères) de Jésus dans son divin Sacrement ».

Relisons quelques pages du Véritable Esprit (1re édition), où Mère mectilde nous parle de cette vie. Pour bien faire, il faudrait étudier cette « Retraite » où Mère Mectilde a fait elle-même l'expérience de cette mort et de cette vie :

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« Quand je considère, mes soeurs, le bonheur des filles du Saint-Sacrement, j'en suis hors de moi-même... car plus je considère cet ouvrage très petit aux yeux des hommes, plus je le trouve grand dans la lumière de Dieu... toute la grandeur de cet ouvrage tire son prix et son excellence de Jésus anéanti dans l'hostie, c'est une production de son amour, une émanation de l'état qu'il y porte qui doit produire en vos coeurs des effets admirables... un des plus surprenants, mes soeurs, c'est de nous communiquer sa vie eucharistique. Mais qu'est-ce que cette vie ? Il est dans ce sacrement pour y être mangé de nous, pour nous nourrir, pour nous sustenter de lui-même, et son dessein est de se rassasier de nous pour son plaisir... Il vit en nous selon la vie que nous lui donnons... Il est donc à notre pouvoir, mes soeurs, de faire vivre Jésus en nous par sa grâce. Mais il est encore une autre sorte de vie dont il est vivant dans ses chers amis, et c'est de cette vie que je souhaiterais ardemment qu'il vécût en nous, parce que cette vie lui est infiniment plus glorieuse et qu'il reçoit plus de gloire d'une âme dans laquelle il vit de cette vie, que des royaumes entiers où de telles âmes ne se rencontrent point. Quelle est donc cette vie précieuse ? Je ne la puis exprimer, mes soeurs_ c'est de cette vie, sans m'en expliquer davantage, que Jésus mon Sauveur demande de vivre en nous » (Véritable Esprit).

On peut éclairer ce texte par un autre :

« Jésus-Christ mène en nous deux vies : pour l'une, il ne m'appartient pas d'en parler ; pour l'autre, c'est ce que nous devons concourir avec lui pour la former en nous par la pratique de toutes les vertus, nous abandonnant à sa conduite, lui donnant lieu en notre coeur, l'adorant et toutes ses divines perfections et opérations, puisque sans cesse il opère pour nous transformer tout en lui, comme une greffe divine. Cela étant, son divin Esprit nous introduira dans l'intime de notre âme pour connaître quelque chose de cette autre vie dont je ne puis vous parler, cela n'appartient qu'aux âmes « mortes ». Il y faut porter respect et y avoir une certaine tendance, non par présomption d'esprit, mais pour nous voir, par la participation de cette vie divine, unies parfaitement à Dieu comme à notre fin. C'est pour cela que nous sommes créées ».

« Misit me vivens Pater... Ainsi que je vis pour mon Père, de même celui qui me mangera vivra de moi et pour moi ». Que ces paroles sont adorables et qu'elles contiennent de mystères ! Oh ! Si Notre Seigneur me faisait la miséricorde de vivre uniquement pour lui, savez-vous que je n'aurais point de presse d'aller au paradis ? Je m'offrirais de bon coeur à Dieu pour vivre neuf cents ans si tel était son bon plaisir ! Hé, pourquoi ? Parce que je posséderais en moi le paradis même. Car Jésus étant ma vie, les trois divines personnes desquelles il est inséparable seraient en mon âme comme dans le ciel, et elles y recevraient par Jésus, principe de ma vie, des adorations et des amours dignes d'elles, qui est le seul motif qui doit nous faire désirer le paradis ».

(Après la communion) « Respice in faciem Christi tui ! Seigneur, regardez votre Christ, ce n'est plus cette abominable pécheresse, c'est votre Fils bien-aimé... Je sais une personne avoir vu une âme au sortir de la communion devenue toute Jésus-Christ, c'est-à-dire que Jésus-Christ paraissait uniquement en tout elle-même, et jusqu'en son extérieur. Cela est vérifié par les paroles de Jésus-Christ : « Misit me vivens Pater... » et le témoignage des saints Pères qui disent que par la sainte communion, l'âme est ume à Jésus-Christ de l'union la plus parfaite, qu'elle est faite os de ses os et chair de sa chair ! Oh ! que cela est étonnant ! et de dire que cette union ne subsiste pas seulement autant que les sacrées espèces durent, mais toujours, si l'âme demeure en grâce, non que Jésus-Christ y soit sacramentellement, mais il y demeure d'une façon mystique et spirituelle : il y est principe de vie »

« C'est la consommation de notre Institut que la sacrée communion, mais il la faut faire saintement, nous y disposant par la séparation et anéantissement de tout l'humain et propre vie qui est en nous, pour ne faire qu'une même chose avec lui et que par unité d'esprit nous soyons les dignes victimes de Jésus-Christ ».

Mais revenons au « Véritable Esprit ». Deux chapitres sont consacrés à la description de cette vie : « De la vie cachée en Jésus-Christ » et « Dieu tient l'âme dans la mort avant que de lui donner la vie ».

Relevons quelques miettes du premier :

« Saint Paul nous annonce de la part de Dieu : « Vous êtes mortes, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Si votre vie est ensevelie en Jésus, vous ne devez plus paraître avoir nul mouvement de vie. Jésus seul doit paraître vivant, puisque en vérité, il est l'unique source de vie... Donc vous êtes mortes parce que Jésus seul est vivant... oh ! heureuse mort qui donne vie à Jésus ! Jamais il n'est si glorieux en nous, quelque amour que nous ressentions pour lui, qu'en le faisant vivre de cette sorte : l'âme en cet état porte tout et soutient tout. Jésus est vivant uniquement en elle, et il suffit pour tout de mourir incessamment ».

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Enfin, le chapitre « Dieu tient l'âme dans la mort avant que de lui donner la vie » qui serait à lire en entier et qui s'ouvre par les cinq « rien » de saint Jean de la Croix. C'est la mort mystique décrite sous l'image du grain de froment qui pourrit, de saint Jean. Nous ne sortons pas du mystère pascal. Mais, dit-elle, au fond de cette mort,

« il y a un germe de vie qu'on peut dire un fond de vie... et ce germe ou fond de vie n'est autre que Jésus-Christ. Ce n'est point une grâce ou participation de quelque faveur. Il faut dire que c'est Jésus-Christ lui-même qui est dans ce fond misérable comme Vie et centre de vie. Mais vie, essentiellement Vie : je ne puis dire autrement parce que je n'ai pas d'autre terme pour mieux exprimer ce que je comprends... et ce germe de vie Jésus-Christ pousse et produit en l'âme chose ineffable et qui ne se peut dire. L'âme est passée en Jésus-Christ comme en la source de sa Vie ». (Véritable Esprit).

Elle ressuscite à une vie nouvelle.

« Quant à la vie divine que Jésus-Christ reproduit en ces âmes mortes et pourries, c'est au degré qu'il lui plaît de se manifester, à quelques-unes plus, aux autres moins ; mais pour peu qu'il se donne, c'est trop et infiniment plus que l'âme n'oserait espérer ; car les moments, comme les plus petites parcelles de cette vie sont si précieuses qu'il faudrait souffrir tous les martyres imaginables pour avoir la grâce de la posséder au plus petit point que Notre-Seigneur la voudrait donner ; mais sachez pour toujours que c'est un don de Dieu et qu'il n'est acheté que par la mort, il n'est point de monnaie sur la terre de son prix et de sa valeur ». (Véritable Esprit).

C'est un des refrains de la correspondance à ses filles :

« Beati mortui qui in Domino moriuntur » : mourez donc de cette belle mort, je souhaite que vous ne soyez pas un moment sans mourir, afin que Jésus, par l'auguste Eucharistie, vive et règne uniquement en vous. O Vie ! Vie qui n'est point connue ! ô vraie Vie ! ô vie éternellement divine ! » (Lettre à une religieuse).

Voilà donc la consommation de la vie eucharistique que Mère Mectilde renonce elle-même à décrire. C'est la vie même de Jésus en nous, c'est la continuation de son sacrifice en nous.

« Le sacrifice de Jésus-Christ sera éternel. Il a été sanglant sur la croix, mais il se continue d'une manière admirable dans toutes les âmes, et se continuera à jamais sur le coeur de son divin Père ».

Cette consommation du mystère pascal de Jésus en nous rejoint le douzième degré d'humilité de notre Père saint Benoît. Il est vécu, par nous, bénédictines, à la manière monastique et bénédictine. Il ne faut jamais oublier que Mère Mectilde affirme que ce n'est pas pour rien que le Saint-Esprit a choisi des bénédictines pour en faire des adoratrices car, dit-elle :

« Entre toutes les Règles de l'Église de Dieu, celle-ci se trouve la plus propre pour y lier notre saint Institut ».

Voici donc notre chemin tout tracé : la sainte Règle.


VIE MONASTIQUE

Le Mystère pascal dans la Règle et la vie du moine

Mère Mectilde a été conquise à Rambervillers par la lecture de la sainte Règle. Pouvons-nous soupçonner ce qui fut pour elle une illumination ? Si l'on en croit ce qu'elle en dira par la suite, il semble bien que c'est le Christ partout présent qui l'a attirée.

Saint Benoît se fait l'écho de l'appel évangélique à la vie parfaite et nous le présente ainsi dès le Prologue : « Retourne, à la suite du Christ Roi, par le labeur de l'obéissance, à ton Père », et : « Participons aux souffrances du Christ par la patience, afin de mériter de participer à son royaume ». Voilà notre vocation chrétienne et monastique, notre vocation « pascale ».

C'est donc dès le Prologue que nous commençons à pressentir comment l'Eucharistie devient tout naturellement le centre d'une telle vie, puisque c'est principalement là que s'accomplit notre Pâque avec le Christ.

Le chapitre VII nous décrit de nouveau cette participation à la passion du Christ « qui s'humilie sera exalté ». Il est une exaltation céleste, celle dont il est dit : « C'est pourquoi Dieu l'a exalté », à laquelle on parvient par une descente et une humiliation jusqu'à la mort et au « néant ». C'est celle-là que va nous décrire saint Benoît. Faisons attention aux citations

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scripturaires de cette échelle, et nous verrons comme par transparence se dessiner un visage qui nous livre la clef de ce chapitré.

Relevons seulement au 2e degré : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de celui qui m'a envoyé ». Cette parolè du Christ contient tout le mystère de l'Incarnation avec déjà l'annonce de la Rédemption : « Pas ma volonté, mais la tienne ».

Le 3e degré nous met en possession de tout le mystère : c'est par le chemin de l'obéissance que l'on va à Dieu, alors le moine se soumet en toute obéissance à son supérieur, imitant le Seigneur de qui l'Apôtre a dit : « Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort ». « C'est pourquoi Dieu l'a exalté », continue saint Paul.

Le 4e degré est tout à fait mectildien : on participe à la Passion par la patience, comme disait le Prologue : affronté aux choses dures et contraires, aux « injustices ». Le Seigneur lui-même se fait attendre ! C'est la mort tous les jours, ce que Mère Mectilde appelle « vie de mort », mais : « à cause de Toi ». On est traité comme des brebis destinées au sacrifice, voilà les « victimes », et tout cela en liaison avec Celui qui nous a aimés et s'est livré pour nous, « à cause de Celui qui nous a aimés, nous remportons la victoire » : voilà Pâques.

Au 6e degré, nous trouvons le Rien ou néant qui a une telle place chez Mère Mectilde : véritable humilité, le moine reconnaît ce qu'il est en vérité et en est content ; comblé, dans sa pauvreté, car ainsi il est « toujours avec Toi ». Voilà une expérience mectildienne que l'on pourrait illustrer par bien des textes. Elle commente souvent : « Ad nihilum redactus sum... semper tecum ».

Et le 7e degré nous met en présence du Christ sur la croix. Le moine redit avec lui le Ps. 21 « Je suis un ver et non un homme... le rebut : l'abjection ». Encore un mot clef qu'il faut bien comprendre : non pas l'amour morbide de l'échec, mais la joie de participer un peu à l'humiliation du Seigneur par un retour d'amour qui ne peut venir que de lui. Puis le Ps. 87 : « J'ai été élevé (sur la croix), humilié et confondu », enfin, le Ps. 118 : « Il est bon que vous m'ayez humilié afin que j'apprenne vos commandements qui rappelle l'épître aux Hébreux : « Il apprit, par tout ce qu'il souffrit ce que c'est que d'obéir ».

[Photos]

Lutrin-Aigle

Monastère de Caen, Calvados

Monastère de Tourcoing (Nord)


Les quatre degrés suivants signalent les plus élémentaires manifestations d'humilité extérieure, et enfin saint Benoît nous montre son moine au 12e échelon sous l'image du publicain de l'Évangile, toujours et partout humilié et courbé. Il est sous le coup de la Justice, c'est pourquoi il est justifié ! Alors, libéré, possédé par la charité parfaite, sous la motion de l'Esprit-Saint, il agit en tout par amour du Christ (et pas seulement de la vertu, comme disait Cassien). D'autres parleront d'union transformante, de mariage spirituel. Pour nous, c'est Pâques, c'est la « vie eucharistique » consommée.

Il faudrait aussi dire un mot du chapitre si important de « l'observance du Carême » qu'on a peut-être trop lu dans un sens « moralisant ». C'est en tout temps, il est vrai, que la vie du moine doit retracer l'observance du Carême. Qu'est-ce à dire, sinon :

— garder sa vie en toute pureté, effacer les négligences des autres temps ;

— par l'ascèse, la prière, la lecture, l'offrande spontanée et joyeuse de tout ce que l'Esprit nous inspire de faire pour,.. et voilà le but :

« Attendre la sainte Pâque dans l'allégresse du désir spirituel ». Voilà ce que doit être toute la vie du moine, voilà ce qu'est le Carême : l'homme, poussé par l'Esprit dans le désir de la Pâque accomplie.

« J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque avec vous ». Le moine est celui qui désire Pâques, qui marche vers Pâques dans l'allégresse de l'Esprit., et qui en prend les moyens : il meurt avec le Christ, tous les jours, afin de ressusciter avec lui.

Nous pouvons maintenant commencer à deviner quel est ce « rapport » profond que Mère Mectilde a trouvé entré l'enseignement de la Règle et le Mystère du Christ tel qu'il nous est donné dans l'Eucharistie. C'est la clef de ses constitutions. Mais que nous dit-elle de ce « rapport » ? Nous avons un chapitre du « Véritable Esprit » sur ce sujet. En voici un passage :

« S'il m'était permis de rapporter en détail quel doit être l'esprit et les dispositions d'une vraie bénédictine, vous seriez convaincues que, par la fidèle pratique de sa sainte Règle, elle aurait toutes les qualités d'une hostie, et qu'elle entrerait dans des rapports admirables avec Jésus dans la divine Eucharistie ».

Toutes nos Constitutions ne sont que l'explication et la pratique de ce qu'elle nous dit ici : une vraie bénédictine, par la fidèle pratique de la sainte Règle, a toutes les dispositions d'une hostie.

Voici quelques textes de Mère Mectilde sur la Règle :

« Vous me direz : « Vous nous demandez bien des choses : vous nous parlez des voeux, et des obligations envers le Saint-Sacrement... » — Mes soeurs, cela ne se contredit pas, au contraire : il y a une liaison très étroite entre les états que Jésus porte au Saint-Sacrement et notre Règle. L'esprit de notre Règle est un entier anéantissement et une parfaite obéissance. Qu'est-ce qu'il y a de plus admirable dans notre divin Sacrement que l'anéantissement de Notre-Seigneur et sa parfaite obéissance ? Et son anéantissement aurait été. peu de chose si son obéissance à Dieu son Père n'avait été jusqu'à la mort de la croix. C'est ce que nous dit l'Apôtre : « Il s'est anéanti, il a été obéissant jusqu'à la mort ». Vous voyez donc l'excellence de notre sainte Règle : c'est avec beaucoup de raison qu'on dit de notre saint patriarche qu'il était rempli de l'esprit de tous les justes, puisqu'il était possédé de l'Esprit de Jésus-Christ qui contient toute justice ».

Elle écrit à la comtesse de Châteauvieux un Jeudi Saint :

« Si Notre- Seigneur me donne la grâce d'exprimer ce que sa lumière m'en découvre, vous verrez que ce n'est pas sans mystère qu'il choisit des religieuses de saint Benoît pour être ses victimes dans son très Saint-Sacrement, puisque la grâce de cet ordre y a tant de rapport. Mais le grand malheur est qu'il n'est point connu et que les âmes même qui l'ont professé ne l'entendent point. Prions Notre-Seigneur qu'il réveille cette grâce et cet Esprit en nous L.

« Toute la substance de notre sainte Règle n'est qu'obéissance et je ne m'en étonne pas, puisque notre bienheureux Père saint Benoît était rempli de l'esprit de tous les justes qui n'est autre que celui de Jésus-Christ Notre Seigneur, modèle d'une parfaite obéissance, de laquelle il a fait voeu dès le moment de son Incarnation. C'est l'état qu'il a porté dans sa vie divinement humaine, et c'est celui qu'il porte encore dans sa vie eucharistique où il s'est engagé d'être et de demeurer jusqu'à la fin des siècles. O mes soeurs, quel amour devrions-nous avoir pour l'obéissance dans la vue d'un Dieu obéissant ! Mais aussi quelle fidélité nous devons à cette vertu puisque notre sainte Règle, qui nous l'enjoint si expres-




sément, n'est qu'une émanation du coeur de Jésus dans celui de notre saint Père. C'est l'obéissance même de Jésus qui sanctifie la nôtre et qui nous donne grâce et force pour obéir. »

« Que nous dit notre glorieux Père saint Benoît dans sa Règle ? Demandez-lui bien son esprit d'anéantissement. C'est le saint le plus anéanti qui ait paru sur la terre, et celui qui est le plus élevé au ciel /2. Je laisse à part un saint Jean-Baptiste et les Apôtres... Quel honneur pour vous, mes soeurs, d'être enfants d'un si digne Patriarche. Ne le soyez pas seulement de nom et d'habit mais par imitation. Vous ne pouvez mieux honorer notre bienheureux Père qu'en pratiquant sa sainte Règle. Il reçoit une augmentation de gloire dans le ciel lorsque quelqu'un de ses enfants se sanctifie. Oui, mes soeurs, vous ne pouvez mieux lui témoigner votre amour et votre respect qu'en observant sa sainte Règle. Ce n'est point assez de la porter dans vos pochettes, de la mettre sur votre coeur, il en faut prendre l'esprit. C'est celui de saint Benoît qui n'est autre que celui de Dieu même. Jamais il n'y a eu saint si uni et si perdu en Dieu par l'anéantissement. Il le fait bien voir dans quelques chapitres de sa Règle : je vous montrerai bien trois ou quatre endroits qui le font bien connaître. Elle est toute fondée sur l'Évangile et sur l'Écriture. Se peut-il rien de plus saint ? Ce sont les paroles de Jésus-Christ ».

« Étudiez bien et examinez bien la sainte Règle pour en prendre l'esprit. Vous trouverez qu'elle ne porte qu'à la soumission et à la dépendance. L'obéissance est donc votre principale obligation en qualité de religieuses de saint Benoît ; elle ne l'est pas moins en qualité de filles du Saint-Sacrement, puisque notre Institut nous oblige à un rapport de conformité avec Jésus-Christ qui a été obéissant jusqu'à la mort de la croix. Obéissance qu'il continue encore sur l'autel... Saint Paul dit de lui deux choses : qu'il a obéi et qu'il s'est anéanti. Après cet exemple, ne cherchez pas de raisons pour vous dispenser d'obéir. Lisez souvent notre sainte Règle pour vous en imprimer l'esprit. Vous y trouverez toutes de quoi vous sanctifier si vous êtes fidèles à suivre ses maximes ».

« Les Constitutions .. doivent contenir la manière de bien observer laRèle de notre glorieux Père saint Benoît. Entre toutes les règles de l'Église de Dieu, celle-ci se trouve la plus propre pour y lier notre saint Institut, puisqu'elle renferme en soi les voies d'une perfection très élevée : et par son austérité nous fait vivre dans la mort, par rapport à la qualité de « victime • ; et vous rend des

« hosties pacifiques » par l'obéissance très simple et l'humilité profonde qu'elle vous enseigne ; et par les louanges divines qu'el-

2. Saint Benoit « le plus anéanti de tous les hommes » : ceci peut être interprété comme une pieuse exagération de mère Mectilde, ou comme une application de la phrase de saint Grégoire : « Ce saint homme n'a pu enseigner autrement qu'il n'a vécu », en référence à l'échelle de l'humilité du chapitre 7.

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le nous ordonne de chanter jour et nuit, comme aussi de l'oraison continuelle, elle vous fera devenir des « holocaustes » consumés par les pures flammes de l'amour divin ».

Ici, Mère Mectilde s'inspire de la terminologie des sacrifices de l'Ancien Testament, mais elle ne perd pas de vue pour autant celui qui les accomplit tous et à qui cette vie nous rend conformes : Jésus-Christ dans son Mystère pascal. Et l'on peut dire que son charisme propre de fondatrice a été de mettre en lumière l'étroite relation qui unit la vie bénédictine au Mystère pascal du Christ perpétué dans l'Église par l'Eucharistie.

C'est d'abord dans la célébration de cette Eucharistie « source et sommet » de toute vie chrétienne que, selon son enseignement, nous exerçons notre sacerdoce royal, reçu au baptême, exprimé avec plus de plénitude par notre profession monastique, et qui consiste à nous offrir avec le Christ en hostie vivante, sainte et agréable à Dieu. L'office divin du jour et de la nuit prolonge ce sacrifice de louange et d'intercession pour le salut du monde entier.

De plus, notre consécration particulière au Christ perpétuellement présent dans son Sacrement nous engage à lui rendre un culte d'adoration perpétuelle « pour l'extension de la grâce du sacrifice » en nous et dans toute l'Église, particulièrement en faveur de ceux qui se rendent coupables envers l'Eucharistie. Cette dernière intention, fortement marquée dès l'origine, est comprise par Mère Mectilde dans cette perspective « éminemment apostolique » qui nous « associe à Jésus-Christ prêtre et victime pour la gloire du Père et le salut de tous les hommes » et qui rassemble dans l'unité les enfants de Dieu dispersés.

C'est dans cet esprit que nous reconnaissons dans laRègle de saint Benoît la route évangélique qui nous conduit toutes ensemble au royaume du Père par l'humble obéissance à la suite du Christ notre véritable roi et à travers son sacrifice.


CONCLUSION

On pourrait terminer par ce texte de Dürrwell qui décrit ainsi la situation de l'Église (et donc de tous les chrétiens) depuis la résurrection du Christ et l'envoi de l'Esprit-Saint :

« Comme le Christ, avec lequel elle s'identifie, elle est victime pascale, immolée en elle-même et vivant de Dieu. Grâce à l'Église, le monde entier est un calvaire sur lequel le Christ meurt et ressuscite. En elle, le Christ ne cesse de passer de ce monde au Père, de se « sanctifier » (Jn, 17), de s'immoler pour ne vivre qu'en Dieu.

« Arrivé au terme dans le Christ individuel, ce même et unique sacrifice se maintient dans l'Église, en un devenir toujours actuel jusqu'à la Parousie » (La Résurrection de Jésus, p. 282).

Au coeur de l'Église notre Mère, ne serions-nous pas le signe de cette activité perpétuelle, du don de la Vie à travers la mort, qui se fait essentiellement dans la participation à l'Eucharistie, mais informe tout notre être et toute notre vie pour en faire un acte pascal, uni à celui du Christ, et que l'Église revit tout au long de l'année liturgique.

L'adoration perpétuelle, dans la pensée de Mère Mectilde, n'est pas seulement la perpétuité de louange et d'intercession autour de l'Eucharistie, en étroit prolongement avec la célébration eucharistique et liturgique, c'est une vie, cette vie « pascale », dont l'adoration est à la fois signe et moyen, à sa juste place, comme nous l'avons expliqué.


Notre place dans l'Église avec Marie

Il faudrait dire aussi un mot de la place de la Vierge Marie dans notre vie, elle que Mère Mectilde a toujours considérée comme son inspiratrice, la véritable mère et fondatrice de son oeuvre, et qu'elle se plaisait à nommer « notre unique abbesse ». Marie a vécu dans sa personne le mystère que vit l'Église et que nous venons d'expliquer. C'est pourquoi nous ne pouvons vivre notre vocation qu'en elle et avec elle.

Citons encore un petit texte sur Marie, choisi entre beaucoup d'autres tous aussi beaux et riches de doctrine :

« La très Sainte Vierge a les mêmes inclinations que son cher Fils. Or comme il n'est venu sur la terre que pour les pécheurs, qu'il n'a cherché que la gloire de son Père et n'a vécu que pour le faire Connaître et honorer, et opérer notre salut, aussi la très Sainte Vierge qui a participé plus que personne aux dispositions de Jésus-Christ, ayant entré dans les desseins de Dieu dès le moment de son Immaculée Conception, tout le temps de sa sainte vie elle n'a recherché que la gloire de Dieu et le salut des hommes. Elle a toujours eu un parfait rapport avec son Fils. Elle a partagé ses souffrances sur la croix... (elle a été) le soutien de l'Église naissante... pour la consolation des apôtres et des disciples qu'elle instruisait des Mystères de son Fils en particulier. Car nous ne lisons point qu'elle ait prêché en public, comme elle l'aurait pu faire. Elle avait assez de science et de lumière pour cela. Mais elle aima mieux travailler au salut des hommes dans le silence et dans la retraite, par ses prières et oraisons que par de longs discours, honorant la vie cachée de Jésus-Christ. Présentement qu'elle est dans le ciel, elle n'a pas diminué son zèle pour le salut des pécheurs. Elle a toujours le même désir de les sauver et encore plus de pouvoir pour les aider. Elle prie toujours son Fils pour eux. Rien ne lui est impossible. Il suffit pour le comprendre de dire qu'elle est Mère de Dieu... C'est par elle que toutes les grâces que Dieu leur fait sont distribuées, elle en est le canal. La très Sainte Vierge connaît tous nos besoins, elle voit tout en Dieu. Son pouvoir, son crédit, sa bonté aussi bien que sa compassion est au-delà de ce que nous pouvons penser ».

« Je ne saurais assez vous exciter à l'amour et à la confiance que vous devez avoir au très saint Coeur de la très Sainte Mère de Dieu, et ce qui doit plus l'augmenter en nous, c'est parce que l'Institut est sorti de son très saint coeur ».

« C'est son oeuvre, vous le saurez au ciel » (Entretien familier).








ENTRETIENS FAMILIERS [Soeur CASTEL]

MERE MECHTILDE DU SAINT SACREMENT Catherine de Bar



Cum permissu superiorum

1984 – Monastère des Bénédictines BAYEUX


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AVANT-PROPOS


Entretiens familiers ? De quoi s’agit-il ?

D’un enseignement plus libre, agrémenté d’humour ou de propos plaisants, donné à la Communauté de la rue Cassette au cours de récréations, ou à quelques Sœurs restées auprès de leur Mère après une lecture du matin, ou encore à une de ses filles qui, pour le mieux retenir et en faire profiter d’autres, l’a consigné par écrit.

Il nous a semblé que ces textes pieusement recueillis par les premières moniales de l’Institut étaient toujours chargés d’une vie qu’il ne fallait pas laisser perdre. De plus, ils devaient nous faire pénétrer davantage dans l’intimité de notre Mère alors qu’elle achevait dans la souffrance une vie pleine d’expérience.

Sans doute y eut-il de tout temps des entretiens familiers dans la Communauté de la rue Cassette. Mais ceux qui nous ont été conservés intéressent une époque bien déterminée, les années où les filles de notre Mère Mechtilde ont commencé à craindre de la perdre. À l’exception du billet de 1685 mis en tête de ce recueil, c’est un peu en « novissima verba » que ses paroles ont été recueillies. Des textes dispersés entre 1687 et 1692. Puis très suivis, parfois jour par jour en 1694 et 1695, pendant la convalescence de graves maladies, puis à nouveau plus isolés en 1696 et 1697.

Avant de poser les yeux de notre cœur sur cet enseignement de notre Mère, peut-être convient-il de faire quelques remarques. Elles seront des points de lumière sur un style de vie et de langage qui n’est plus celui de notre XXème siècle finissant.

1. Les grandes maladies de notre Mère Mechtilde — elles ont jalonné toute sa vie — semblent avoir été voulues par le Seigneur pour lui révéler quelque chose de sa lumière, et aussi ses exigences. Dans l’abandon de ses retours à la vie, n’était-il pas normal qu’elle confie son expérience à quelques-unes de ses filles qu’elle savait capables de comprendre ? Si nous, qui lisons à trois siècles de distance, nous ne comprenons pas toujours, c’est que Dieu nous conduit par un autre chemin. Est-il meilleur ? Quoi qu’il en soit de notre adhésion personnelle, il reste à s’incliner devant une vie si pleine de souffrance, d’abnégation, de mépris de sa propre valeur, et toute donnée à l’amour et à l’adoration.

2. Le XVIIème siècle, c’est le Grand siècle. Tout y était grand y compris le style et la façon de converser, aussi bien que les exposés théologiques et les échanges spirituels. L’hyperbole y était d’usage courant. Alors avant d’aborder les textes de ce temps, il nous faut tout simplement savoir dépasser l’hyperbole. La lecture de la Bible nous a appris à le faire, spécialement celle des psaumes dans notre prière quotidienne.

3. Des mots se sont perdus ou ont changé de sens. À nous de les lire avec le sens qu’ils avaient à la fin du XVIIème siècle. Pour y aider nous avons demandé au dictionnaire de Furetière (1619-1688), un vrai contemporain de notre Mère Mechtilde, de nous donner une définition des termes un peu surprenants. Nous ferons donc précéder certains textes d’un bref lexique qui précisera la portée d’un mot. Dans d’autres cas quelques lignes pourront éclairer une situation, attirer l’attention sur une personne ou un point d’enseignement.

Pourquoi avoir choisi de mettre ces explications en tête du texte plutôt qu’en notes ? Parce que, pensons-nous, mieux renseigné, on s’intéressera davantage à la lecture, et prévenu de l’embûche, on la dominera plus facilement.

§

De l’ensemble des textes groupés dans divers manuscrits sous le titre d’Entretiens familiers, nous avons éliminé pour cette publication ceux à qui manquait cette marque de familiarité. Ils seraient plutôt à classer parmi les conférences ou chapitres. Nous avons de même abrégé certains textes qui, après avoir commencé en « entretien », se faisaient trop spirituels. Quant aux fragments déjà publiés dans les livres précédents, nous les avons écartés s’ils pouvaient l’être sans dommage, mais maintenus s’ils étaient nécessaires à l’enchaînement de la pensée.

Nous avons gardé quelques récits d’entretiens privés avec une Sœur. C’est dans le cas où l’on percevait nettement que cette Sœur avait l’intention de partager avec d’autres.

§

Cette réflexion nous amène à nous demander à qui nous devons d’avoir accès à ce trésor de famille. Nous ne pouvons avoir aucune certitude, vu le caractère toujours impersonnel des manuscrits. Mais il nous paraît fort vraisemblable que Mère Monique des Anges, la narratrice de l’histoire de la fondation de Rouen, soit l’une de ces fidèles copistes. Peut-être n’a-t-elle pas recueilli elle-même tous ces propos, mais elle les a consignés et nous lui avons emprunté bon nombre de textes de ce recueil.

Monique de Beauvais, celle que notre Mère Mechtilde appelait « mon petit Ange », était entrée rue Cassette en 1667. Elle y fut maîtresse des novices avant d’être l’une des fondatrices de la maison de Rouen. Elle fut élue Prieure rue Cassette en 1713 et mourut en 1723. On lui doit plusieurs excellents manuscrits et nous pensons pouvoir faire confiance à sa « conscience professionnelle », vu la phrase inscrite à la page 6 du N. 254 : « J’avertis que toutes les lettres qui sont dans ce livre ont été tirées sur les originaux de Notre Mère ».

Nous pensons aussi être dans la vérité en reconnaissant dans une autre narratrice

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Mère Marie-Bénédicte du Saint-Sacrement (De Béon de Lamezan) qui fut la secrétaire particulière de notre Mère Mechtilde dans les dernières années de sa vie. Que savons-nous d’elle ? Bien peu de choses. Elle fit profession rue Cassette en 1683, fut Prieure du 2 juillet 1699 au 2 juillet 1705. Puis elle fut envoyée au monastère de Rouen où elle vivait encore en 1711. Comme secrétaire de notre Mère Mechtilde elle ne la quittait guère. Elle était habituée à saisir sa pensée, à la transcrire fidèlement et à l’écrire rapidement. Aussi pouvons-nous la deviner sous certaines expressions rencontrées au cours des dialogues rapportés.

Il est évidemment bien dommage que nous ne puissions identifier ces moniales qui conversent avec leur Mère, la poussant parfois dans ses retranchements, et « plaidant le faux pour savoir le vrai ».

Que l’Esprit Saint qui inspira l’enseignement de la Mère ouvre tout au long des siècles le cœur de toutes ses filles à le recevoir comme un don de Dieu.

§

Ainsi qu’il est dit au dernier chapitre de la Règle, les quelques explications données ici ou en tête des textes ne sont qu’une « faible ébauche ». Les introductions et les notes des volumes publiés par le monastère de Rouen et l’abbé Daoust renseigneront plus amplement sur les personnes et la spiritualité évoquées dans ce recueil.

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MANUSCRITS UTILISES

N 254 et N 261 : Saint-Nicolas-du-Port

Cr C : Craon

sont de l’écriture de Mère Monique des Anges.


P 123 : Paris

B 532 : Bayeux

ils sont identiques sauf quelques détails (ainsi que Limon D). Copies du XIXème siècle ou début du XXème dont certains textes ne se trouvent dans aucun manuscrit ancien, sans doute perdu ou passé en d’autres mains. Car on reconnaît à ces copies un véritable cachet d’authenticité.

C 404 : Caen

D 12 et D 55 : Dumfries


T 16 : Tourcoing

copie moderne de C 411 disparu.


Les références sont indiquées à la fin de chaque texte avec leur numéro d’ordre dans le catalogue général.

ENTRETIENS

Billet 1685


D’après les lettres du début de 1685 (Fondation de Rouen pp. 315-316) on comprend que Notre Mère venait d’être gravement malade. À la suite de cette maladie, elle écrivit le 14 mars un acte de nouvelle remise d’elle-même à Dieu (n° 465). Il est permis de penser que le billet suivant daté de 1685, est en rapport avec ces événements. Les mots de présentation appartiennent au manuscrit.

« Vœu ».

Il s’agit là, sans doute d’un engagement pris envers elle-même, d’une résolution, et non d’un vœu au sens fort de promesse faite à Dieu.


On trouva dans son bréviaire un petit papier, écrit de sa propre main, qui contenait ce qui suit :

Le premier vœu est de ne me justifier jamais d’aucune accusation que l’on ferait de moi.

Le second de ne me plaindre jamais quelque mauvais traitement qu’on me fît.

n° 2026 N261/2 p.75

21 septembre 1687

Le 21 septembre 1687, Notre digne Mère étant à la récréation nous dit : « Hier soir en me couchant, je faisais réflexion en moi-même d’où vient qu’il y a si peu d’âmes unies à Dieu. La pensée me dit qu’il ne tenait pas à Notre Seigneur que nous ne fussions unies à lui, qu’il en avait un désir infini, et qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il ne tenait qu’aux âmes d’avoir cette union. Que pour cela elles n’avaient qu’à être fidèles continuellement à la grâce qui leur était donnée à tout moment pour remplir le dessein qu’il avait sur elles. Et que si elles avaient cette fidélité à leur grâce, qu’en peu de temps elles arriveraient à la plus parfaite union où nous voyons que ces grands saints sont arrivés, n’y ayant eu que cette fidélité qui leur a attiré cette grâce d’union et d’élévation à Dieu ».

Là-dessus une religieuse lui dit : « Mais, ma Mère, ces âmes qui n’ont qu’une petite grâce, qui ne sont pas appelées à une si grande perfection n’arriveront pas à cette si haute union ». « Tout de même, lui répondit-elle, si elles sont fidèles à correspondre à tout moment à cette petite grâce, elles auront l’avantage d’être unies à Dieu selon leur degré de sainteté que Dieu prétend leur donner. C’est pourquoi donc nous n’avons qu’à être toujours fidèles chacune selon sa grâce, et nous serons unies à Dieu divinement et amoureusement, et plus rien sur la terre nous fera peine. Nous serons en Dieu et Dieu sera en nous. Oh ! quel souverain bonheur ! »

n° 2121 N254/2 p.108

Le jour des Saints Anges 1687

Ces lignes sont un témoignage de la foi de Notre Mère Mechtilde envers les Anges, et de sa vénération pour ces créatures spirituelles en qui elle voyait des modèles de notre propre vocation. C’est toujours la même foi qu’aux jours de la fondation du monastère de Rouen. « Ma sœur, l’église est toute pleine d’Anges », disait-elle à la sacristine la veille du jeudi où l’on devait y exposer le Saint Sacrement pour la première fois (Fondation de Rouen p.59).

« Anéanti », « anéantissement ».

Il est bon peut-être de rappeler que ces termes signifiaient l’humiliation profonde que l’homme doit normalement éprouver devant la grandeur de Dieu. « L’anéantissement de soi-même devant la Majesté divine est une action fort chrétienne ». (Furetière).

On peut revoir aussi le petit lexique de « La source commence à chanter ».


Le jour des Saints Anges (1687) elle nous dit ce qui suit : « Ce que j’aime plus dans notre saint Ange, c’est le profond anéantissement, respect et abaissement où il est continuellement devant la majesté divine, dont il est si pénétré qu’il en est tout anéanti. Faisons une sainte liaison avec lui pour participer et entrer en communication de tout ce qu’il fait au regard de Dieu, à qui il rend incessamment des hommages, des adorations, des vénérations, comme à son Dieu de qui il sait qu’il dépend, et qui lui a donné l’être. Prions-le qu’il nous donne part à sa fidélité et soumission à lui. Oui, à sa fidélité, car il en a une très grande à accomplir les volontés de Dieu. Et enfin à son anéantissement profond qui l’abîme devant la grandeur de Dieu, se voyant comme un rien en sa divine présence.

n° 1993 N254/2 p.61

1689 Je vous exhorte à fuir l’humain ».

L’humain, c’est ce qui est propre à l’homme, ce qui vient « du monde », en opposition au divin, à la grâce. C’est la même pensée dans le conseil de « se séparer des créatures % ce qui écarte de Dieu et occupe inutilement l’esprit.

L’année 1689, elle dit à une religieuse en retraite : « Nous avons une grande nécessité de recourir à Dieu fréquemment, devant faire comme dit saint Paul de prier sans intermission. Cela s’entend d’avoir toujours un penchant vers lui et d’être attentive à sa sainte présence ». Cette religieuse la fit ressouvenir de ce qu’elle nous avait dit d’elle là-dessus autrefois, qu’elle avait appris à prier sans intermission. « Oui, dit-elle, c’était nuit et jour, je ne dormais qu’à demi. Je demandais une grâce à Dieu depuis longtemps, qu’il ne m’a pourtant point accordée, c’était d’être recluse ; tellement qu’un jour de Pâques, il me fut imprimé une parole intérieure en ces termes : « Adore le dessein que j’ai sur toi, qui t’est inconnu, et t’y soumets ».

Le samedi 11 mars, elle dit encore à cette même religieuse en retraite : « Quand vous serez en des occasions où l’on dira des choses qui ne se doivent pas dire, au lieu de vous y joindre, dites : “Nous ne sommes pas à la récréation pour s’indigner, ou pour désapprouver, ou pour blâmer, etc., parlons de quelque chose de meilleur”. Ne vous amusez point à exhorter ou dire quelque chose par forme d’exhortation, car ceux-là en pourraient savoir autant, et n’en profiteraient pas ».

« Je vous exhorte à fuir l’humain, à vous tenir toujours dans le recueillement ; c’est assurément le plus parfait de ne point regarder la créature dans quoi que ce soit ». Elle lui disait cela à propos sur la peine que la religieuse lui témoignait d’être toujours dans le mépris dans sa pensée, qui faisait qu’elle s’y appliquait toujours. Elle dit encore là-dessus : « Tant que vous pourrez vous passer de vous en plaindre ce sera incomparablement mieux. Et pour obtenir cette force intérieure, il faut que vous fassiez quelques prières à la très Sainte Vierge ».

Sur quelque chose qu’elle lui proposait de faire, elle lui répondit : « Il n’est pas le temps à présent, et je n’en ai pas la lumière, mais on y verra ; Notre Seigneur nous éclaircira pour cela. Il ne faut pas prévoir tant de choses.

Jour à jour et de moment à moment, il faut attendre les croix ou les lumières que Dieu nous veut donner, et ne point tant prévenir les choses. Enfin, lui dit-elle, faites un bon usage de votre retraite en vous séparant bien des créatures et de vous-même ». n° 1892 T16 p.17

2 février 1692

On demanda à notre vénérable Mère si elle n’avait pas demandé à la Sainte Vierge bien des grâces pour la Communauté et ce que la Sainte Vierge lui avait dit. Notre Mère répondit : « Elle m’a fait connaître qu’elle avait le cœur et les mains toujours pleines pour donner, mais que l’on n’avait pas la volonté disposée à recevoir ».

n° 2416 P123 p.135

1692 « Notre bonne Mère ».

Tout fait penser qu’il s’agit de Mère Bernardine de la Conception (Gromaire), Prieure du monastère de Rambervillers quand notre Mère Mechtilde y fit profession en 1640. Elle le restera jusqu’en 1643, puis Sous-Prieure rue Cassette, Prieure à Toul, à Nancy, à l’Hospice Saint Marc (plus tard Saint Louis au Marais), deuxième maison de Paris.

En 1685, elle fut remplacée par Mère Saint François de Paule. On ignore la date du décès de Mère Bernardine, mais à partir de 1692 il n’est plus fait mention d’elle dans les lettres. Par ailleurs, c’est sous le nom de « bonne Mère » que notre Mère Mechtilde en parlait dans les lettres de la fin de sa vie.

« J’aurais dit de belles choses à Notre bonne Mère, si je n’avais craint de l’attendrir, et de m’attendrir moi-même », dit-elle à une religieuse, qui lui répondit : « Si j’avais le bonheur de mourir entre vos bras, j’en serais si pénétrée que je mourrais avec joie, espérant aller tout droit en Paradis, mais après je trouverais bien à décompter ». Elle lui dit : « Non, non, il nous sera fait selon notre foi, ce n’est point sur notre mérite que nous fondons notre salut. Pour moi je crois certainement qu’une personne qui mourrait avec grande confiance en la bonté et au mérite de Notre Seigneur, pourvu qu’elle n’ait de péché volontaire, qu’elle irait tout droit en Paradis. Quelle consolation a une âme en mourant de dire : je quitte la terre pour aller à mon Père qui est aux cieux. Quel bonheur a cette âme de retourner à Dieu duquel elle est sortie ! Mais la réflexion vient bientôt troubler notre joie en vue de nos péchés et de nos fautes, par la crainte des jugements. Mais nous pouvons dire à Notre Seigneur : vous n’êtes point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, dont je suis du nombre. Vous êtes notre Sauveur, sauvez-moi par vos mérites et votre infinie bonté. Pour moi je crois qu’une âme qui serait bien pénétrée de cette confiance n’aurait rien à craindre ».

Revenons aux comparaisons humaines. Quelle est la créature, pour peu qu’elle ait le cœur bien fait, qui voulût perdre une personne qui aurait en elle une entière confiance ? Je crois qu’il n’y en a point qui en soit capable, à plus forte raison devons-nous l’espérer de Dieu. Il nous fait une comparaison dans l’Évangile qui confirme notre confiance, lorsqu’il nous dit qu’il nous aime incomparablement plus que les pères charnels n’aiment leurs enfants, nous disant : quel est le père qui donnera une pierre à son enfant lorsqu’il lui demandera du pain. Il nous fait entendre par là que nous devons avoir plus de confiance et d’abandon en lui que les enfants n’en ont pour leur père. Si notre cause était entre les mains du Père éternel, et que nous n’ayons pas, en la personne de son Fils, un Sauveur et un Rédempteur qui n’est point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, je vous avoue qu’une pécheresse comme moi aurait bien lieu de craindre.

n° 882 N261/3 p.48

1692 « Abjection ».

Condition servile qui fait tomber une personne dans le mépris. Et aussi, mépris de soi-même. « Le mérite des premiers chrétiens, des premiers religieux, a été de vivre dans l’abjection, dans l’humilité, dans le mépris du monde. Ce mot vieillit, on ne s’en sert guère que dans les livres de dévotion » (Furetière). Ce mot a été employé par Saint François de Sales, Pascal, etc.

Une religieuse lui parlant sur ses affaires, à propos, elle dit : « Dieu fera de moi ce qu’il lui plaira, mais je ne veux jamais sortir de l’état où je suis, c’est-à-dire de l’abjection. Je commence à me connaître mieux que je n’ai jamais fait. Ah, que c’est une bonne chose de demeurer dans son abjection. Nous devons aussi demeurer dans la divine Providence sans nous mouvoir, nous laissant détruire comme il lui plaira, sans inquiétude et sans empressement. Que Dieu nous anéantisse couine il voudra, nous ne devons point sortir de l’état où il nous met. Il faut toujours avoir patience et être bien persuadé d’une vérité qui est que Dieu ne nous doit rien, que s’il nous fait souffrir nous en méritons cent fois davantage ». La religieuse lui dit : « Ma Mère, Dieu vous relèvera devant que de mourir ». « Je ne veux point que Dieu me relève, lui répondit-elle. Je veux mourir dans mon abjection, répéta-t-elle encore, et n’en veux point sortir ».

Ensuite, cette religieuse prenant l’occasion de lui parler sur elle, lui dit qu’elle était toujours bien misérable et infidèle, qu’elle était toujours surprise de ses passions, quoique depuis vingt-huit ans elle demandait à Dieu la fidélité dans les occasions sans pouvoir l’obtenir, qu’elle était toujours aussi prompte à dire plusieurs choses plus tôt qu’elle n’y avait pensé, et aussi superbe, ce qui l’affligeait beaucoup. D’autant que communiant presque tous les jours elle ne voyait point de changement en elle, ni point d’humilité quoiqu’elle ne cessait de prier Notre Seigneur de lui donner cette sainte vertu, qu’elle craignait d’abuser du Saint Sacrement puisqu’elle en profitait si peu.

Elle lui répondit : « Persévérez à demander et faites de votre côté ce que vous pourrez, et soyez certaine que Dieu vous accordera votre demande. Si ce n’est à la vie, ce sera à la mort et dans le temps que vous ne pourrez plus profaner ses grâces. Car à présent s’il vous donnait cette fidélité vous croiriez faire beaucoup et vous entreriez par là dans quelques vaines complaisances de vous-même. Il est bon que nous connaissions de quoi nous sommes capables et ce que nous sommes en nous-mêmes. Les grâces que Dieu nous fait ne servent bien souvent qu’à nous porter à l’élévation, non qu’elles fassent cet effet, mais parce que tout a été corrompu en nous en Adam. Nous portons un être malheureux de péché qui est toujours opposé à Dieu, et le Baptême, tout-puissant qu’il est, ne nous ôte point cette pente naturelle que nous avons toujours au mal. C’est pourquoi il nous est avantageux de connaître notre misère et de voir en nous plusieurs défauts, pour détruire en nous-mêmes la propre estime et l’orgueil qui nous est si naturel. Car autrement, quelque bonne volonté que vous ayez d’être humble, (...) si vous n’appreniez par votre propre expérience ce que vous êtes, jamais vous ne vous connaîtrez à fond ».

J’aime beaucoup que l’on sente sa misère, et j’estime plus une personne qui aura, si vous voulez, des passions à combattre, bien des choses à réprimer, quoiqu’elle tombe par fragilité involontairement dans plusieurs défauts, qu’une autre qui paraîtra mieux réglée. Parce que les fautes que nous commettons involontairement portent après elles leur humiliation, et tout ce que nous avons à faire est d’avoir patience et nous en humilier devant Dieu. Ce n’est pas une petite affaire que de se supporter soi-même ; il faut une grande patience pour attendre les moments de ses miséricordes. Nous n’avons rien de bon qui ne vienne de Dieu. En attendant qu’il achève de nous purifier il faut supporter nos misères. C’est encore un effet de sa miséricorde de nous les faire ressentir.

Cette religieuse lui dit encore qu’à l’égard de la présence de Dieu elle souhaitait fort en faire sa principale occupation, mais qu’elle n’y pouvait parvenir et que, quelquefois, une bagatelle, une chose de rien qu’une telle a dit ou fait, revenait sans cesse dans son esprit pendant toute la journée sans qu’elle pût s’en défaire, que cela lui faisait beaucoup de peine de se voir amuser par des bagatelles sans pouvoir faire autrement. Elle lui répondit : « Ce que vous avez à faire en pareille occasion est, sans vous tourmenter ni peiner davantage, ne plus regarder les choses comme vous avez fait du passé, mais vous en détourner et les regarder comme une croix que vous portez tant qu’il plaira à Dieu vous en délivrer. Cela n’est pas croyable la patience qu’il faut avoir pour se supporter dans ses misères, c’est notre principal exercice ».

n° 2885 N261/3 p.50

13 février 1694

Le 13 février 1694, durant une maladie de notre digne Mère, elle nous dit : « Il me serait d’une douceur et d’une consolation inexplicables, si je reviens, de voir la Communauté vivre à l’avenir dans une paix et une union plus grandes que jamais, et dans un saint attachement à Dieu, qui ne voit plus que Dieu, qui n’aime plus que Dieu, qui ne cherche plus que Dieu, qui ne veut plus vivre que pour Dieu. Dieu m’a tenue plusieurs jours aux portes de la mort. Ah ! il est juste de rendre à son souverain domaine l’hommage qui lui est dû : ce n’est point dans les lumières et dans les clartés que la foi subsiste ; mais dans les précieuses ténèbres

Il serait avantageux que cet objet humain (Notre vénérable Mère parle d’elle-même, de l’affection qu’on lui portait), qui vous a occupées, ne soit plus, afin de faire place entièrement à Dieu, pour qu’il soit tout, qu’il anime tout, qu’il possède tout. Je sais que cette conduite est dure à la nature, que l’on y rencontre de cruelles crucifixions, d’étranges morts. Mais c’est dans la mort que l’on doit chercher la vie. Il semble que je rêvasse un peu, cependant je dis des vérités ». Quelques-unes de nos Mères lui ayant dit que, afin d’obtenir sa conservation de la bonté divine, elles avaient bien promis d’être plus fidèles à l’avenir, notre vénérable Mère répondit : « Mes Sœurs, vous ferez bien, car je vous assure qu’il n’y a que Dieu à contenter et à chercher, tout le reste n’est rien. Oh ! que je voudrais qu’on en fût persuadée ! Oh ! si l’on voyait cette vérité telle qu’elle est, on ne s’amuserait pas à la bagatelle comme on s’y amuse, ni à tant de petites choses auxquelles on s’arrête, dont on s’entretient. Une parole, par exemple, qu’on nous aura dite et qui nous choque, une autre qui déplaît. Et pour cela on laisse Dieu, on oublie ce qu’on lui a promis, on néglige ses obligations. Ainsi toute la vie se passe et l’on se trouve à la mort qui nous mène... où ? en enfer !...

À cette parole prononcée, dite d’un ton pénétrant, une religieuse s’écria : « Ah ! ma Mère, en enfer ! Qu’est-ce que vous nous dites ? Vous allez bien loin, vous voulez donc nous effrayer... » Notre digne Mère répondit : « Oui, ma Mère, je vous le dis encore : en enfer... je sais ce que je vous dis. Oui, j’ai vu quelque chose, mais je ne veux pas le dire. Ah ! si l’on pouvait concevoir ce que c’est que de n’être pas à Dieu, de ne pas faire ce qu’il demande de nous dans notre état et surtout de ne pas remplir une vocation religieuse ! Et quand on se voit au moment où il en faut répondre... Ah ! la terrible chose ! Cela ne se peut concevoir, pourtant c’est ce qui n’est que trop vrai... Nous y arriverons toutes, mes Sœurs, c’est à nous à y penser et à y bien penser, afin de vivre d’une autre manière que nous n’avons fait par le passé. Je vous conseille donc de vous bien attacher à Dieu, de n’avoir plus tant de petites complaisances humaines, de petites amitiés pour les créatures qui vous font faire des imperfections, et vous détournent de la fidélité que vous devez à Dieu. Ah ! plus rien que Dieu, mes Sœurs, croyez-moi, ne cherchez que lui, et faites tout votre possible pour lui plaire, le préférant à tout le reste. Tout mon désir est de vous voir ainsi tout à lui et le contentant en toutes choses ».

n° 2107 P123 p.124

15 février 1694

Il semble bien que l’auteur de cette page soit la secrétaire de notre Mère Mechtilde, Mère Marie-Bénédicte du Saint Sacrement (Voir l’avant-propos).

« Rambervillers ».

Monastère de Bénédictines, agrégé à l’Institut le 29 avril 1666. C’est là que notre Mère Mechtilde fit profession de Bénédictine le 11 juillet 1640. Elle en fut meme Prieure pendant quelques mois avant son installation à Paris. Il demeura toujours très cher à son cœur. L’histoire de ce monastère est racontée dans le volume « Documents historiques ».

« Filles du Saint Sacrement ».

Ce terme de « fille » qui nous rebute aujourd’hui, était alors donné à toute personne qui n’avait pas été mariée et en particulier à celles qui se sont consacrées à Dieu, ayant fait vœu de virginité. Ainsi connaitra-t-on les Filles de l’Annonciation, les Filles du Calvaire, les Filles de la Charité, etc.

« Dans l’Église de Dieu il n’y a rien de plus saint que l’Institut ».

Sans doute va-t-on trouver forcée cette expression de notre Mère Mechtilde. Ce n’est pas chez elle une pensée passagère, mais une conviction profonde. « Je brûlerais pour cela », dit-elle. Elle ne canonise pas ses moniales, qu’elles soient de la rue Cassette ou d’ailleurs, loin de la. Mais elle comprend avec son intuition et ses lumières de Fondatrice que l’occupation de l’adoration du Fils de Dieu dans l’Eucharistie et l’adoration du Père en union avec le Fils, est effectivement l’occupation la plus sainte à laquelle des âmes puissent se livrer. Or, c’est proprement la raison digne de l’Institut.

Notre Révérende Mère m’ayant ordonné et recommandé fort expressément d’écrire à notre maison de Rambervillers, me dit de leur mander de sa part qu’elle les priait et leur recommandait sur toutes choses d’aimer bien leur vocation de Filles du Saint Sacrement, d’avoir une grande estime et un grand respect pour l’Institut, parce qu’il n’y a rien de plus saint dans l’Église de Dieu. « Je le dis avec vérité, ajouta-t-elle, je le sais et je pourrais même en dire davantage ; mais il ne faut pas tout dire, cela suffit ». Sur quoi je lui répartis : « Ma chère Mère, il serait pourtant fort nécessaire de nous faire savoir tout ce que vous en connaissez ». Mais elle ne voulut point dire davantage. Seulement elle me dit bien d’assurer nos Mères de Rambervillers que Dieu bénirait leur maison et les comblerait de bénédictions pourvu qu’elles fussent bien fidèles à aimer l’Institut et à bien remplir leurs devoirs envers le Saint Sacrement.

Elle me dit aussi que Dieu bénirait de même toutes les autres maisons de l’Institut, qu’elles ne devaient se mettre en peine de rien que de donner à Notre Seigneur par leur fidélité tout le contentement qu’elles lui doivent.

Quand je dis, continua notre Révérende Mère, qu’il n’y a rien de plus saint dans l’Eglise que l’Institut, je le dis sans intérêt, car mon Dieu sait bien que je n’y prends aucune part, Notre Seigneur me tenant dans un état que lui seul connaît. C’est son œuvre, c’est à lui seul qu’il en faut laisser la gloire. Pour moi, ma portion est le néant et l’abjection, je n’ai jamais prétendu autre chose.

Je dis à Notre Mère que j’allais écrire tout ce qu’elle venait de dire. « Oui ma Sœur, me répondit-elle, écrivez-le ; si vous voulez je le signerai de mon sang. Oui, encore une fois je vous le dis, et je brûlerais pour cela, dans l’Église de Dieu il n’y a rien de plus saint que l’Institut. J’en ai connu la sainteté plus que jamais depuis que Dieu m’a mise dans l’état où je suis. Il n’est pas connu comme il devrait l’être, peut-être le sera-t-il davantage dans la suite.

Il faut prier Dieu de donner tout son esprit à celles par qui il veut faire subsister cette œuvre, pour en soutenir les intérêts, pour la maintenir dans la sainteté, et pour réparer les fautes que moi, misérable, j’ai faites dans la place que j’ai remplie si indignement. Si ce désir m’était permis, je voudrais savoir celle qui doit venir après moi. Dieu demande d’elle de grandes choses. Que Notre Seigneur lui fasse la grâce de s’en bien acquitter, et de bien remplir ses devoirs pour soutenir la sainteté de l’Institut. Voilà les sentiments d’une pauvre mourante, d’une personne qui approche de sa dernière heure. Écrivez-le aux autres maisons, les exhortant à aimer de toute leur capacité ce saint Institut, et que toutes les âmes qui le professent s’y rendent fidèles autant qu’il leur sera possible. C’est là leur principale obligation ».

n° 2282 B532 p.3

16 février 1694

Le 16 février 1694, notre digne Mère nous dit : « Je suis bien pauvre et bien indigente de toute manière. Notre Seigneur sait à quel point de misère je suis réduite en toute façon : je suis dans l’abjection, l’humiliation, l’anéantissement, je mérite bien aussi que tout l’enfer se soulève contre moi. Dieu soit béni ! Je suis dans un terrible état dehors et dedans, je ne suis rien en toute manière, même dans l’Institut. Je n’y tiens point de place, n’ayant fait que le profaner. Mais quoique je n’y sois plus rien en tout, ma consolation et ma joie c’est que la très sainte Mère de Dieu en prend soin et qu’elle en est la Mère. J’en suis déchargée, non d’une manière, sachant que j’ai encore en main l’autorité de Supérieure, mais toujours voilà qui est fait ! La très sainte Vierge réparera pour moi les fautes que j’ai commises. Elle a tout pris sur elle, elle aura soin de tout, elle en a fait son affaire ; je l’en ai remerciée. Prenez bien garde à ce que je vous dis : je ne parle pas en l’air, ni de ma tête : je mourrai dans cette certitude, et c’est ma joie, que l’Institut est dans ses saintes mains : elle aime cette œuvre, c’est son ouvrage, vous le reconnaîtrez au ciel. Il faut redoubler de dévotion envers elle et avoir pour elle une dévotion toute particulière. Je le dis encore : rien de plus saint dans l’Église de Dieu que l’Institut quand il sera sans sa perfection. Oui, la Sainte Vierge a tout entre les mains, elle a tout pris ».

Une religieuse demanda à notre vénérable Mère si c’était le jour de la Purification que cela était arrivé. Elle répondit : « Non, c’est le jour que Dieu connaît ; il s’y passa des choses que personne ne sait, et que je ne sais pas moi-même ». « Elle a donc repris tout ce qu’elle vous avait confié », repartit la religieuse. « Oui, j’en ai usé indignement ».

n° 2058 P123 p.127

20 février 1694

Le 20 février 1694 notre digne Mère dit à une autre religieuse : « Oui, la très sainte Mère de Dieu est votre Mère. Je ne le dis pas seulement à présent que je suis malade, mais je vous dis qu’elle l’a toujours été, et elle le sera toujours, n’en doutez jamais. Il est vrai qu’elle a pris un soin nouveau de l’Institut et de vous toutes. C’est pourquoi ne vous mettez-en peine de rien que de lui plaire, vous laissant à sa protection maternelle : elle pourvoira à tout.

Donnez-vous seulement bien à elle, lui faisant toutes une dédicace nouvelle de vos cœurs et que ce soit avec joie, avec confiance, et avec certitude qu’elle est votre Mère et que l’Institut est entre ses bénites mains.

Il y a là-dessus des choses que l’on ne sait pas et que je ne veux pas dire, mais qui sont pourtant véritables. Pourvu que nos misères nous humilient devant Dieu, il est content. Allez, on perd bien du temps dans la vie, je le reconnais avec douleur ».

n° 2122 P123 p.128

24 février 1694 « Dégagement ».

Notre Mère Mechtilde explique elle-même sa pensée dans les lignes qui suivent. Terme cher à M. de Bernières. Il est plus aimable que « dépouillement », moins austère, mais tout aussi radical avec son sens de vide : oubli de soi, abandon, libération. Dégager le passage afin que Dieu pénètre.

Le dégagement intérieur met l’âme dans le repos, la paix et la tranquillité. Pour posséder cette paix et avoir ce saint dégagement, il faut ne s’attacher à rien, ne tenir à rien, ne se mêler de rien, ne prendre part à rien, être comme si l’on n’était point. Je puis vous dire que j’ai été plusieurs jours qu’il me semblait que je n’étais plus : vous ne pouvez croire le contentement et la paix où l’on est. Je ne vous dirai pas que je n’avais plus de répugnances, ni de sentiments du côté de la nature, qui a toujours fait voir ses immortifications ; mais c’est une bête, elle sera toujours bête et toujours sensible, jusqu’à ce qu’il plaise à Notre Seigneur de la réduire : il la faut souffrir en patience, en attendant la destruction entière.

Laissons-nous bien entre les mains de Notre Seigneur, mes Sœurs, pour être tout ce qu’il veut, pour aller où il veut, car c’est un bonheur infini et que l’on ne peut concevoir de se laisser ainsi dans un pur abandon : Dieu met haut, il met bas, il nous mène, nous ramène, il nous conduit partout où il lui plaît, sans que l’âme sorte de sa paix et de son repos. Ce n’est pas que je veuille dire que l’âme sorte de sa place, quand je dis que Notre Seigneur nous mène, nous ramène et nous fait aller où il lui plaît. Mais c’est que étant toute délaissée à son bon plaisir, il use de nous selon ses volontés adorables.

Alors l’âme sait une chose qui est que Dieu est et c’est là qu’elle s’arrête, ne s’amusant plus à regarder, ni à réfléchir sur tout ce qui se passe en elle ou hors d’elle. N’y faisant pas même attention, elle demeure toujours en Dieu.

n° 1951 P123 p.63

25 février 1694

Le 25 février 1694, une de nos Mères demanda à notre digne Mère ce que Notre Seigneur lui avait fait connaître sur l’Institut, lui disant qu’elle avait bien envie de le savoir pour sa consolation. Elle répondit : « Il m’en a fait voir des choses si admirables qu’on ne les peut exprimer ; moi-même je ne puis vous en rien dire, sinon que l’Institut est la très sainte œuvre de l’Église de Dieu et premièrement l’ouvrage de la très sainte Vierge et sa très sainte œuvre, car l’Institut est sien et elle l’a repris tout de nouveau entre ses mains sacrées ».

La même religieuse ayant demandé quel jour cela s’était passé, notre digne Mère répondit : « Je ne puis vous le dire ne l’ayant pas remarqué ; mais ce qui est bien certain, c’est que la très sainte Vierge a bien voulu se charger de notre Institut et présentement je me trouve déchargée d’un grand poids. Lorsque je me vis sur le point de quitter la terre, ne sachant sur qui me démettre de cette œuvre, je priai cette Mère de bonté d’en prendre le soin. Elle le fit, mais d’une manière si admirable et si consolante pour l’Institut et pour moi, que j’en fus dans un très grand transport de joie, et si j’avais suivi les mouvements de mon cœur j’aurais fait assembler la Communauté pour venir rendre hommage à cette Mère de miséricorde, en actions de grâces de ses bontés pour l’Institut ».

Elle répéta encore, avec grande ardeur, toute pénétrée d’amour et de reconnaissance : « Oui, c’est son ouvrage, il est sien et présentement j’en suis entièrement déchargée, elle en aura soin. Je vous assure de nouveau que j’eus une grande joie de le voir retourner d’où il était sorti. Je vous dis cela comme une rêverie de malade ; mais n’en dites mot, je vous prie ».

n° 2119 P123 p.129

26 février 1694

Notre digne Mère nous dit en jetant les yeux sur une descente de croix placée au pied de son lit : « Si j’avais l’esprit libre, je penserais à plusieurs choses, mais il est aux pieds de mon Maître, pour y être écrasé comme il lui plaira, et il faut qu’il y demeure. Je ne suis pas revenue pour être sur le trône, ni pour être à mon aise, ni pour avoir des consolations et être caressée, mais pour recevoir les coups de mon Maître et être écrasée comme il voudra. Aussi bien je ne mérite que l’enfer ».

Une religieuse lui dit : « Ma Mère, Notre Seigneur prend plaisir à vos souffrances » ! Elle répondit : « Ah ! si cela pouvait lui donner le moindre plaisir, j’en aurais cent fois plus que lui. J’ai été en un pays perdu où j’ai connu bien des choses. J’imagine, vous, si vous étiez je ne sais pas où, et que l’on vous prît en l’air sur un gouffre affreux, et que vous y fussiez suspendue plusieurs jours prête à tomber, sans savoir ce qui vous soutient, n’étant que comme un filet, que feriez-vous ?... J’ai vu ce gouffre et j’ai connu que je le méritais bien, et il me semblait qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour me faire tomber dans cet abîme, dont je n’étais soutenue que par un filet de la bonté et de la miséricorde de Dieu ».

n° 2126 B532 p.8

7 mars 1694

Quelques religieuses s’entretenant de croix et de souffrances avec notre digne Mère, elle leur dit : « Mes Sœurs, ne demandez pas de croix ni d’humiliations. Mais prions Notre Seigneur de nous faire la grâce d’accepter avec amour, respect et soumission, celles qu’il lui plaira de nous envoyer, et de demeurer abandonnées à son bon plaisir ». « Oui, ma Mère, mais quand Dieu voit une âme ainsi abandonnée, il ne l’épargne pas, nous le voyons en vous puisque vous avez tant souffert durant toute votre vie ».

« Je n’ai pas souffert grand-chose, n’en n’ayant pas été digne. Il est bien vrai que j’ai eu dans le cours de ma vie de petites contradictions et humiliations ».

Elle parla ensuite de ce qui lui était arrivé au commencement de l’Institut, disant que cela venait de ce que beaucoup de personnes, et même de personnes de piété, croyaient qu’elle entreprenait cette œuvre par vanité, par un esprit d’élévation et de complaisance. Puis se tournant amoureusement vers une image de la Sainte Vierge, elle ajouta : « Elle m’est témoin, et elle sait bien si j’ai jamais recherché de moi-même à faire cette œuvre, si je l’ai entreprise par mon propre esprit, ou si jamais je l’ai regardée avec complaisance, ou si j’en ai eu de la joie par rapport à moi. Elle sait combien, au contraire, j’ai prié Notre Seigneur de s’adresser pour cela à des âmes choisies et fidèles. Cette divine Mère sait encore ce qui m’en fut montré un jour, le deuxième dimanche de Carême, comme aujourd’hui, après la sainte Communion. Oui, je ferais des volumes entiers de toutes les choses admirables que l’on m’en fit voir. Comme je voulais prier pour la santé de Madame la Duchesse de la Vieuville, fille unique de ma chère Comtesse de Châteauvieux, on me dit : “Applique-toi à l’œuvre que l’on veut de toi, et laisse là la Duchesse, on en aura soin”. En effet en peu de temps elle se porta mieux, et l’on me fit voir comme Dieu serait adoré dans l’Institut, me montrant un grand nombre de personnes dehors et dedans, appliqués comme de véritables adorateurs. Je voyais des âmes toutes unies et toutes collées à Dieu d’une manière qui me consolait beaucoup, car je voyais que Notre Seigneur prenait ses complaisances, et qu’il aurait des victimes selon son cœur ».

Ici notre digne Mère s’arrêta, et comme on la pressait de dire tout ce qu’on lui avait fait voir, elle répondit : « Quand je le voudrais, je ne le pourrais pas, c’est au-delà de toute expression et de toute idée ».

n° 2600 B532 p.10

19 mars 1694

Le 19 mars 1694, elle dit : « Je ne saurais me lasser de répéter la joie et la consolation que j’ai eues pendant ma maladie de voir que la très sainte Mère de Dieu avait remis l’Institut dans son cœur dont il était sorti. Une Fille du Saint Sacrement ne devrait jamais avoir de peines, ni d’inquiétudes si elle savait ce que la très sainte Mère de Dieu lui est. Je vous dirai que moi-même, toute indigne et toute misérable que je suis, je l’ai expérimenté, ressentant une certaine joie ».

Quelques-unes lui dirent : « Ma Mère, vous vous récréez avec elle ? » Non seulement elle ne s’en défendit point, mais elle fit bien entendre que cela était vrai, qu’elle la consolait dans ses souffrances, dans ses croix et dans ses peines, qu’elle lui aidait à les porter.

n° 1971 P123 p.146

19 mars 1694

Ce même jour qui était la fête de Saint Joseph, une religieuse lui demanda le matin si ce grand saint ne lui avait rien dit. « Il faut l’aimer plus que jamais, lui répondit-elle, et avoir en lui une grande confiance. C’est un des plus puissants saints du Paradis (après la Sainte Vierge), et qui a plus de pouvoir. Le croirez-vous ? Oui, il a un très grand pouvoir. Il faut dire plusieurs Te Deum pour honorer les liaisons et rapports qu’il a à la très Sainte Trinité ; il n’y a pas de saint qui en ait comme lui. L’Institut lui a de très grandes obligations ; il faut lui en remettre l’intérieur dans ses mains et le prier d’en être le conducteur.

Je vous ai dit que l’Institut est fait pour les anéantissements d’un Dieu, et pour remplir ses desseins, il faut s’y conformer. Nous ne pouvons lui rendre la gloire que nous lui devons que par nos anéantissements.

La très sainte Mère de Dieu a pris un soin tout particulier de l’Institut ; que cela vous réjouisse ; ayez donc en elle plus de confiance et d’espérance que jamais : je ne suis plus rien qu’un vieux tison. Je ne suis plus rien dans l’Institut ». Une religieuse lui disant que cela lui devait donner de la joie, elle lui répondit : « Ma pauvre Mère, je n’ai jamais eu de joie depuis que l’Institut est entre mes mains ».

n° 2005 P123 P.146

20 mars 1694

La veille de notre glorieux Père saint Benoît (20 mars 1694), elle pria tout le monde de lui demander pardon pour elle de toutes les fautes et manquements qu’elle avait commis envers lui, de ne l’avoir pas assez honoré, ni prit son esprit en toute sa conduite.

Une religieuse lui ayant demandé comment il fallait honorer ce grand saint, elle lui répondit : « Il faut rendre grâces à la très Sainte Trinité de toutes les élévations et excellences singulières dont elle l’a gratifié, s’en réjouir avec le Ciel, et demander à Notre Seigneur la grâce de l’imiter en toutes ses vertus ».

n° 2124 P123 p.147

Mars 1694. Après sa maladie « ... Comme en celle (évangile) d’aujourd’hui ».

À cette époque, le mot « évangile » était indifféremment masculin ou féminin. (Dictionnaire de l’Académie Françoise 1694).

Oui, mes Sœurs, une âme abandonnée fait le jouet de Dieu, il s’en joue couille il veut, elle se laisse peloter, tourner, virer, et se laisse mener comme Dieu la mène, elle n’a aucune résistance. Il y en a qui disent qu’on ne peut pas retenir son esprit. Vous seriez bien habiles, mes Sœurs, si vous en veniez à bout, il court sans cesse, et il ne faut non plus s’étonner de ses courses que d’un oiseau qui vole. On dit qu’en mettant un grain de sel sur la queue, on l’attrape ; il en va de même de l’esprit. Laissez-le donc là et n’ayez soin que de retenir le cœur soumis et abandonné.

Je disais tantôt que l’abandon quoiqu’il soit le chemin le plus abrégé pour aller à Dieu, qu’il n’était pas pour cela le plus aisé, parce qu’il y a beaucoup à souffrir du côté de la nature, qui, se voyant toute délaissée et ne sachant plus où se prendre, entre quelquefois dans la rage et le désespoir. Il faut un courage étonnant pour demeurer ainsi, car mille retours de compassion et de tendresse sur soi-même viennent à la traverse. Ah ! mon Dieu, si j’avais le secours de cette personne, cette grâce qui me manque, ce soutien que je n’ai plus ! Et toutes ces plaintes viennent de ce qu’elle ne peut souffrir de se voir abandonnée ; mais laissez-la crier, elle trouvera à la fin son tombeau.

Il vous viendra, si vous voulez, une tentation, Dieu permettra que le démon vous fasse des impressions malignes, vous suggérant des pensées contre Dieu, dans lesquelles il semble que votre perte est assurée, qu’il vous abandonne et qu’il vous rebute, quoiqu’il n’en soit pourtant rien, mais nos sens, notre imagination et le démon se mêlent ensemble qui nous font croire ces choses. Mais croyez-moi, mes Enfants, cela n’est point, ne sortez point pour cela de votre abandon, puisque si vous ne voulez point être abandonnées c’est de vous abandonner. Plus ces pensées vous viennent, plus tenez-vous aux pieds de Jésus Christ : il prend un plaisir extrême à y voir ces pauvres âmes qui se sentent rejetées de lui et pour qui il a des tendresses infinies. Oui, si vous voyiez les bontés de ce cœur adorable, l’amour de ce cœur adorable, les tendresses de ce cœur adorable pour les âmes qu’il ne veut jamais perdre, oh ! que vous auriez de confiance ! Dites donc dans ces occasions, où il semble que votre perte est assurée, ne sentant point de grâce pour vaincre ce que vous ressentez : il est juste, ô mon Dieu, que n’ayant pas fait profit de vos grâces, j’en sois maintenant destituée pour pouvoir vaincre en moi ce qui s’élève contre vous.

Tournez-vous toujours du côté de Dieu. Soyez assurées qu’il ne vous veut point perdre. De nous-mêmes nous ne pouvons rien, et si Dieu ne nous soutenait par une grâce autant puissante qu’amoureuse nous tomberions à tous moments dans mille péchés, et tout présentement que je vous parle, vous et moi nous sommes capables d’en faire une infinité. Qu’est-ce qui me retient donc ? C’est mon Dieu qui veille sur moi ; et quand vous êtes retirées en solitude adorez cette puissance qui vous soutient et qui vous empêche de tomber. Dans ma maladie, que je fus délaissée à moi-même, je ne savais où j’en étais, je fis bien des choses qui m’ont rendue bien abjecte. En vérité on ne se connaît point, jusqu’à présent j’avais cru que j’étais capable de souffrir quelque chose, mais l’expérience m’a fait voir le contraire. Je disais : BONUM MIHI HUMILIASTI ME — il est bon, Seigneur, que vous m’ayez humiliée —, car ce fut pour moi une maladie d’abjection.

Je me plaignais, je n’avais point de repos et je disais : « Ah ! j’ai été malade bien des fois, j’ai eu des maux de poitrine, des coliques assez violentes, des fièvres ardentes, j’ai été plusieurs fois à la mort, mais celle-ci je ne sais où j’en suis, je n’ai plus de cœur, que suis-je donc ? Je ne me connais plus, Dieu m’a frappée jusque dans la substance de mon être. Il est vrai que j’en avais assez pour partir, mais Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, tout abandonnée à lui et sans retour sur moi.

Abandonnons-nous donc mes Sœurs, Dieu est Père, nous voyons dans les conduites qu’il tient sur l’Eglise qu’il veut que nous nous abandonnions à lui. Voyez l’Évangile d’aujourd’hui, je ne l’ai point lu, mais dans quelques petits passages de l’Office j’ai compris que Jésus Christ disait : « N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’avez qu’un Père qui est au ciel et qu’un Maître qui est Jésus Christ » (Mt 23, 9). Vous me direz : mais j’ai un père qui m’a donné l’être ! Il est vrai, mais cet être n’est qu’un

être passager et fini, mais l’être que vous avez reçu de Dieu est un être qui ne finit point. Oui, c’est une vérité de dire que Dieu est notre Père, c’est lui-même qui nous a produits et c’est lui seul qui nous conserve, puisque s’il ne nous soutenait pas nous tomberions tout à l’heure dans le néant. Je ne vois rien de plus consolant et de plus ravissant pour une âme que de dire : « Dieu est mon Père ». En plusieurs endroits de l’Évangile il nous le montre et même il semble nous en faire un commandement exprès comme en celle d’aujourd’hui : « N’appelez, dit-il, personne sur la terre votre père, car vous n’en avez qu’un qui est au Ciel ». Cette parole qu’il dit à Sainte Magdelaine après la Résurrection me charme : « Je monte à mon Dieu et à votre Dieu, à mon Père et à votre Père ». Quelle consolation à une âme, mon Dieu est mon Dieu, mais il est aussi mon Père.

n° 2436 P123 p.166

Le texte porte : « Lui-même sera notre viande ». C’est le seul terme de ce recueil que nous avons cru bon de modifier pour éviter d’émouvoir les sensibilités. Il est cependant intéressant de préciser que dans le langage du XVIIème siècle, « viande » désignait simplement les aliments, la nourriture prise dans un sens général. C’est ce que dit Furetière. Et de même Littré : « Toute espèce d’aliment, tout ce qui est propre à soutenir la vie ». cf. Claudine Moine (1618-16 ?) Ma vie secrète (Desclée) p.119.

La misère du temps et le pressant besoin de la maison faisaient craindre à quelques-unes de manquer des choses nécessaires à la vie. Notre vénérable Mère tâchait de consoler celles qu’elle voyait plus inquiètes à ce sujet et qui appréhendaient même de mourir de faim.

Jamais, leur dit-elle entre autres choses, on n’a vu des victimes abandonnées de Dieu. Mais les victimes de leur côté doivent s’abandonner à Notre Seigneur, qui est leur Père, leur Dieu, et leur Sauveur : il prendra soin d’elles de quelque manière que ce soit. Ne nous mettons donc point en peine de quelle mort nous mourrons : la victime ne doit point envisager le genre de sa mort, mais l’objet de son sacrifice. Si Dieu nous laisse mourir de faim en ce monde, il nous rassasiera dans le Ciel par des mets infiniment délicieux : lui-même sera notre nourriture.

Jugez, mes Sœurs, quel bonheur d’être nourries éternellement de Dieu même. Je vous souhaite à toutes son pur amour et de n’avoir point d’autre objet que lui seul dès cette vie.

n° 1886 P123 P.137

1er avril 1694

Le 1er avril 1694, notre digne Mère reprit fortement une religieuse qui témoignait une crainte excessive de n’être pas du nombre de ceux qui gagneraient le Jubilé. « Vous allez toujours dans l’extrême, lui dit-elle. Puisez en Dieu un fond de confiance et demandez-lui pardon de l’outrage que vous lui faites, en vous défiant de sa bonté. Il se tient moins offensé d’un crime que de la défiance en sa miséricorde, témoin Judas qui fit un plus grand péché par son désespoir, que par celui qu’il avait fait en vendant Notre Seigneur. Voulez-vous un exemple plus fort ? Changez de sentiments et que je ne vous voie plus à la désespérade et menant tout le monde en enfer avec vous ». Puis elle lui dit agréablement : « Vous avez donc bien envie d’y aller, d’après ce que je vois, au moins il le paraît par vos paroles. Modérez-les aussi bien que vos sentiments et gardez-vous de la défiance : Dieu est votre Père et votre Sauveur. Croyez-vous qu’il vous veuille perdre ? Regardez-le en ces qualités et non comme un tyran, ainsi qu’il paraît que vous faites. À quoi bon se retirer de la confiance pour se jeter dans le désespoir ! »

Sachez, mes Sœurs, que vous trouverez Dieu à la mort conne vous l’avez fait pendant votre vie. Vous êtes ses enfants, ses épouses et ses victimes ; il est en vous, et vous le portez toujours dans vos cœurs ; il vous comble de ses grâces, vous tenant unies à lui par son amour, mais d’une manière si intime que vous êtes comme tout entrées en lui. Voudriez-vous vous en séparer ? C’est lui faire une injure insupportable que de se défier de sa bonté. Non, mes Sœurs, rien ne peut lui être plus désagréable que d’entrer dans un cœur où il trouve de la défiance. Quelque criminelle ou méchante que vous soyez, Dieu est toujours votre Père et il a plus de bonté pour vous que vous n’avez de malice. Quant à moi, j’ai fait pis que tout ce que vous pourriez avoir fait, et j’ai mérité l’enfer plus que tout le monde ensemble ; j’ai fait pis que tous les Juifs, ayant une infinité de fois crucifié Notre Seigneur par mes péchés. Néanmoins je le regarde toujours comme mon Père et dans cette confiance je ne crains point qu’il me perde, j’espère en ses miséricordes.

Parlant encore sur le Jubilé et sur la confession, elle dit à une autre religieuse : « Il faut vous examiner pour voir si en toutes choses vous n’avez cherché que le plaisir de Dieu, toute votre ambition devant être bornée à faire régner ce plaisir de Dieu en vous : rien d’humain n’y doit être préféré. Il ne faut pas que vous ayez d’autres vues : faites une chose, faites-en une autre (vos notes si vous voulez), toujours toutes choses dans cette vue du bon plaisir de Dieu ».

n° 2004 P123 p.138

Avril 1694

Notre digne Mère, au mois d’avril 1694, nous entretenait familièrement de la confiance que nous devons avoir en la miséricorde de Dieu. Elle nous dit à ce propos : « Un jour, faisant la réparation, il y a plus de vingt ans, j’avais quelque petit mouvement extraordinaire qui faisait que j’étais fort touchée, autant et plus de mes propres péchés dont j’avais la vue présente, que de ceux des autres.

Me trouvant donc fort peinée intérieurement en vue de mes péchés qui m’étaient d’un grand poids, et comme je craignais de communier dans cet état, ne sachant plus que faire de moi tant j’étais désolée, me voyant si misérable et si chargée de péchés, il me fut dit intérieurement : « Puisque tu as percé ton Dieu, que tu l’as outragé, que tu lui as fait des plaies par tes péchés, fourre-toi dans ces mêmes plaies que tes péchés ont faites, tu y trouveras ta guérison, ton salut et enfin, tu trouveras la vie de ce qui t’avait donné la mort ».

n° 2303 CrC p.193

Avril 1694

Les lignes suivantes ont été empruntées à un autre manuscrit qui est pour la première partie, moins personnel que le Cr C.

(...) « Celles de dessous les pieds de Notre Seigneur sont mon attrait, l’on y peut toujours demeurer, parce que l’on y est cachée, séparée, et que Notre Seigneur nous y souffre, et prend plaisir à nous y voir ». « Et celle du côté ? » lui dit-on. Elle répondit : « On y peut aller aussi quelquefois, mais pour y demeurer toujours il faudrait des âmes bien épurées, et bien séparées d’elles-mêmes et de tout le créé, car c’est une fournaise qui veut toujours consommer. Il faut aimer du pur amour, ou on n’y peut demeurer ».

n° 1974 (fin) D12 p.4

2 avril 1694.

« Je me suis trouvée toute nature ».

Laissons Furetière nous expliquer l’expression : « Nature se dit figurement en matière de Religion, de la volonté de l’homme, du penchant au péché qui est né avec lui. L’homme dans l’état de nature corrompue est en état de péché. Il n’y a que la grâce qui lui fasse vaincre les passions de sa nature fragile et corrompue ».

Je ne saurais assez vous dire, mes Sœurs, combien nous sommes contraires à nous-mêmes. Nous sommes notre plus grand ennemi, d’autant plus dangereux que nous nous en défions moins et que nous vivons plus en assurance avec lui, quoiqu’il nous séduise à toute heure et à tout moment. On s’en prend à celle-ci ou celle-là. Hélas ! prenez-vous-en à vous-même, car c’est vous-même qui vous faites tout le mal que vous avez, et vous êtes à vous-même le plus grand obstacle que vous puissiez avoir au bien.

Je ne saurais assez m’étendre sur la misère, ni trop gémir sur l’aveuglement, la pauvreté et l’impuissance de la créature qui vit dans l’insensibilité, n’étant point touchée de ces grandes vérités que tout n’est rien, que tout passe, qu’il faut finir, qu’il faut mourir, quoiqu’elle soit tout près de la mort, car nous en approchons à toute heure. Si nous étions pénétrées de ces vérités, vivrions-nous comme nous le faisons ? Serions-nous aussi humaines ?

Il faut avouer que c’est une pauvre chose que la créature ! Je vous le dis d’après ma propre expérience. Je me suis vue en cette maladie tout près de la mort et je me suis trouvée toute nature. J’étais toute nature auparavant, et depuis que Dieu m’a renvoyée, je me trouve encore toute nature. Je prévoyais bien cela, et c’est ce qui faisait que je n’aurais pas été fâchée de mourir, mais bien de revenir, et que je ne l’ai fait que malgré moi et en versant des larmes. Nous sommes toujours nature : nature à la vie, nature à la mort. C’est une suite du péché de notre premier père. Qu’il a fait de désordre en nous ! Un de mes sujets d’étonnement dans les commencements était que le baptême, tout puissant qu’il est, ne nous ôte point cette misérable capacité de péché et la pente naturelle que nous y avons. Ni même la sainte Communion qui fait en nous des effets si merveilleux ; car un moment après, vient-il une petite occasion, nous y succombons.

Une religieuse dit alors à notre digne Mère : « Mais Dieu a pitié de notre faiblesse.

— Vraiment il le faut bien ; sans cela, il y a longtemps qu’il nous aurait foudroyées. Voyez s’il a pardonné seulement une seule fois aux Anges et comme il les a traités. Hélas ! s’il n’avait pas pitié de nous et de notre faiblesse, que ferions-nous ?

— C’est qu’il nous aime infiniment ».

n° 1199 B532 p.21

2 avril 1694

Je trouve à la vérité que c’est une très grande grâce que le jubilé. Mais à mon sens, et dès ma jeunesse, j’ai trouvé dans la confession quelque chose de si grand et qui m’imprimait tant de respect et d’estime pour ce sacrement que je ne voyais rien qui le surpassât. Car enfin quoique nous n’y recevions pas le Corps de Notre Seigneur Jésus Christ, ses mérites nous y sont appliqués et c’est (en) une participation et une action qui rend beaucoup de gloire à Dieu, parce que par là nous nous humilions devant, et en confessant nos fautes, nous avouons que nous sommes criminelles.

Mais nous devons regarder Dieu uniquement en la personne du prêtre, sans avoir égard à ses qualités naturelles ou surnaturelles. Il nous suffit qu’il nous tienne la place de Dieu. Je m’étonne que tant de personnes s’y entretiennent de bagatelles : il me semble que c’est un défaut de respect. Cela n’est pas bien et je ne le puis souffrir. Il faut nous confesser avec humilité et avec la résolution de nous corriger, et si nous ne pouvons nous empêcher de commettre les mêmes fautes que nous avons confessées, du moins tâchons que le nombre en soit diminué et que nos chutes deviennent moins fréquentes.

n° 1553 B532 p.23

10 avril 1694, Samedi Saint

La maladie que j’ai eue m’a été très utile, elle m’a fait voir la grande miséricorde de Dieu dans laquelle je suis demeurée. Je ne puis assez admirer cette divine miséricorde dont je suis environnée et qui me soutient toujours. Je ne sais d’où vient que j’ai été malade, comme j’ai été malade et ce qui s’est passé dans ma maladie. C’est une maladie que Dieu a faite exprès, qui m’a mise plusieurs fois à la mort. Et dans le temps où j’ai cru m’en aller, on m’a jetée et l’on n’a plus voulu de moi, on m’a renvoyée. Je suis restée entre les mains de mon Dieu pour être tout ce qu’il lui plaira, pour souffrir tout ce qu’il voudra, et demeurer toujours dans la mort. C’est ce que ma maladie m’a appris, de vivre dans cet esprit de mort. Et cet esprit de mort consiste à demeurer toujours en Dieu. Oui, toujours en Dieu sans jamais m’en séparer un seul moment. Dieu en tout, Dieu partout, Dieu toujours.

Je lisais hier aux Ténébres un vers que j’aime bien : « Je dormirai et je me reposerai... »

Voilà comme je désire être, dormir et me reposer en Dieu, que plus rien sur la terre ne me trouble, plus de créature, plus de moi-même. Oh ! le bonheur d’une âme de se reposer en Dieu, et de s’oublier d’elle-même et des créatures ! N’êtes-vous pas assez lasses de vivre en vous-mêmes et dans les créatures ? Pour moi, je le suis bien.

Croyez-moi, laissez là toutes les créatures aussi bien que vous, et demeurez en Dieu pour y dormir et vous y reposer. Il n’est pas nécessaire d’aller si loin pour cela, vous n’avez qu’à rentrer en vous-même, car Dieu est dans l’intime de votre âme. Vous l’y trouvez à tout moment y faisant actuellement sa demeure. Regardez-le donc toujours pour adhérer à lui, pour vouloir tout ce qu’il veut, pour vous y soumettre. Priez-le de vous attirer tout à lui. « Trahe me post te ». Il y a deux choses à faire dans la vie pour être à Dieu : Adorer et adhérer toujours. Donc adorer, et adhérer à tout ce qu’il permet, l’aimant, le voulant et l’agréant par soumission à ses ordres. Voilà le moyen que rien de tout ce qui peut arriver en la vie ne nous puisse troubler. C’est ainsi que vous dormirez et reposerez doucement en Dieu, l’adorant et lui adhérant toujours.

n° 1875 B532 p.24

12 avril 1694. Lundi de Pâques

Je ne veux plus souffrir l’humain, partout où je le trouverai je lui ferai la guerre et je donnerai des coups de bâton à celles qui n’en voudront pas sortir, je ne suis revenue que pour cela. Je veux le détruire en vous toutes, ou du moins j’y ferai mon possible, parce que dans ma maladie j’ai eu des connaissances là-dessus et j’ai su que cela déplaisait infiniment à Dieu. Il ne peut souffrir que dans ses victimes l’humain remplisse ce qu’il devrait seul occuper. Je vous ai vues toutes pleines de l’humain, et Dieu me l’a fait connaître. J’ai résolu de vous en faire sortir bon gré, mal gré, car, après ce saint jubilé et ces saintes Pâques, il faut que Jésus Christ règne en vous. Et si vous ne le faites régner par amour, il régnera par force à vos dépens : vous en aurez du déplaisir et vous vous en repentirez. Des Filles du Saint Sacrement ne devraient être que des filles du pur amour. Jamais, jamais elles ne devraient avoir de retours sur elles. Et, de même que Jésus Christ n’a eu en vue que la gloire de son Père et nos intérêts, elles ne doivent en toutes choses avoir d’autres vues que la gloire de Dieu et les intérêts de Jésus Christ.

Or quels sont ses intérêts ? Son règne, son amour dans les âmes. Faites-le donc régner en vous, aimez-le pour lui-même, ne souffrez plus que l’humain tienne en vous la place de Dieu, ne regardez point les causes secondes, ne vous arrêtez point à raisonner : pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? C’est une telle qui m’a choquée, c’est une autre qui m’a offensée. Ne vous en prenez à personne : c’est vous-mêmes qui vous faites tout le mal que vous avez. Sortez de l’humain. Je ne dis pas que vous en sortirez tout à fait, cela ne se peut en cette vie, nous en sommes toujours environnées ; mais j’entends que vous ne vous y reposiez pas, que vous ne vous en occupiez pas volontairement. Aussitôt que vous vous trouvez dans l’humain, quittez-le pour ne voir que Dieu et son bon plaisir.

L’Ange dans le ciel, avant qu’il eût péché, était beau, plein de gloire et de lumière, parce qu’il regardait Dieu. Mais du moment qu’il s’est recourbé vers lui-même il est devenu une laide bête, et, par le péché du premier homme, il a communiqué son venin à toute la nature. Voilà pourquoi nous nous regardons toujours, c’est le malheureux penchant de la nature corrompue et, comme je le disais hier, c’est que nous avons en nous un fond de démon qui nous porte toujours à l’élévation.

n° 1214 P123 p.131

18 avril 1694. Octave de Pâques

« Temps ».

C’est l’état de l’atmosphère ;

le ciel, l’espace dans lequel se déplacent les nuages. Ainsi : « Un temps sans nuages » (Furetière).

Oh ! que j’aime la présence de Dieu dans une âme ! Que je trouve qu’elle y fait du bien. Penser que l’on est environné de Dieu, que nous sommes en lui, que nous vivons et nous nous mouvons en lui, que c’est lui qui nous soutient et nous anime, qu’il nous fait être ce que nous sommes, que sans lui nous ne serions point, quel effet cela ne produit-il pas dans le cœur ? Je compare cette présence de Dieu au temps : vous le voyez quelquefois rempli de petits moutons. Lorsqu’il fait un grand air et du vent ils se dissipent et il n’en demeure pas un : il devient d’une beauté et netteté admirable. Ou bien, si vous voulez, que quelques rayons de soleil viennent à paraître ils opèrent le même effet.

De même aussi : ayez l’intérieur rempli de mille choses qui vous peinent, vous inquiètent, vous troublent et vous embarrassent l’esprit, appliquez-vous à cette divine présence, remettez-vous en Dieu, regardez-le, n’ayez en vue que lui, pensez à ses bontés, à ses miséricordes, occupez-vous de ses grandeurs et de ses perfections infinies, perdez-vous dans son immensité divine et adorable, vous voyez qu’imperceptiblement tout se dissipe. Vous trouvez votre âme dans un calme, dans une paix et dans un repos si grand que cela surprend.

n° 176 P123 p.165

3 mai 1694 « Une expression de ses états ».

Jésus manifeste, communique ses états à l’âme. Ils s’impriment en elle, laissent en elle une trace, et à son tour elle doit les manifester extérieurement par ses actes.

Le 3 mai 1694 à la récréation du soir, notre digne Mère parla sur les dispositions que demande la sainte Communion.

Communiez tous les jours si vous voulez, dit-elle, je le veux bien, mais aussi que la sainte Communion opère en vous la mort à vous-même ! Jésus Christ doit faire une expression de ses états dans une âme qui communie souvent ; ils doivent être imprimés en elle et on les y doit voir pour y conformer sa vie. Elle les doit exprimer dans ses actions et ses paroles, et dans les occasions elle doit mettre en pratique les vertus de Jésus Christ, comme son esprit de sacrifice et de mort, son humilité, etc... etc. Pour communier avec fruit, il faut que cet adorable Sacrement produise en vous ces effets. Et en vérité j’ai de la peine quand je vois que l’on communie fréquemment et que l’on ne prend pas l’esprit de Jésus Christ et que l’on n’a point de rapport avec lui.

Je ne vous dis pas de ne point communier, prenez bien mes paroles. Mais je vous dis, en communiant souvent, de vivre selon la grâce de la Communion, vous revêtant de Jésus Christ, en prenant son esprit et en ne vivant que pour lui. Et pour cela il faut, je vous le répète, mourir à vous-même.

Une religieuse prenant la parole dit qu’elle était bien éloignée de ces pratiques et par conséquent de répondre à la grâce de la Communion ; c’était sa grande peine de n’être pas à Dieu comme elle désirait.

Notre vénérable Mère répondit : « Pour être à Dieu, il n’y a pas à faire tant de choses que l’on se l’imagine ; il ne faut pas tant se tourmenter et s’inquiéter pour le connaître. Deux choses suffisent. L’une, de regarder uniquement Dieu en tout et partout, dans toutes nos actions, nos pensées, nos paroles, n’ayant que la seule vue de le contenter et de faire sa sainte volonté, sans nous amuser à vouloir plaire aux créatures. La seconde, c’est de nous séparer toujours de l’humain. C’est cet humain qui nous arrête et nous amuse toujours, qui nous entortille et nous embarrasse l’esprit à mille réflexions et retours inutiles, à mille bagatelles qui nous détournent de l’attention que nous devons avoir continuellement à Dieu et à sa sainte présence. Ôtez-moi ce misérable humain, je ne le peux souffrir ».

Notre digne Mère ajouta en plaisantant : « Depuis que j’ai été malade, je suis colère, et si colère que je voudrais toujours me fâcher quand je le rencontre quelque part. Il m’est insupportable. Je ne veux plus le voir en vous autres. Je ne veux plus que Dieu en vous. Je vais être bien méchante, car partout où je trouverai ce misérable humain, je le battrai ».

Et regardant la religieuse qui venait de parler, elle lui dit, en plaisantant toujours : « Assurément, je vous taperai bien si vous ne détruisez tout l’humain, et si vous ne l’ôtez de vos cœurs. C’est indigne à des âmes qui ne sont créées que pour Dieu, de regarder autre chose que lui et de s’amuser ainsi à la créature. Vous voyez que je ne me lasse point de vous rabattre la même chose et de me récrier sur cet humain. C’est que dans ma maladie, j’en ai connu l’amusement, et comme toutes les âmes s’y laissent aller, perdant par là une infinité de grâces et se retardant beaucoup dans la perfection. Car tant qu’elles s’y arrêtent, elles n’avancent point et demeurent toujours humaines. Sortez-en donc bien vite, mes Sœurs ! Faites-le tomber dans le néant avec vous afin de vous retrouver en Dieu. C’en est le moyen véritable et sûr. Croyez-moi, je vous dis vrai. Faites-en l’expérience en vous séparant de l’humain qui, jusqu’à présent, n’a fait que vous souiller et vous retirer de Dieu ».

n° 2108 B532 p.27

Mai 1694

Un jour, à la récréation, notre vénérable Mère nous parlant d’une manière qui nous tenait toutes fort attentives, une religieuse entra, qui ne s’apercevant pas de notre application, fit beaucoup de bruit et empêcha la Communauté d’entendre. On s’en plaignit en la priant de cesser, sur quoi notre digne Mère nous dit : « Voilà comme nous n’entendons point la voix de Dieu, quand nos sens et nos passions font du bruit : la voix de Dieu est si délicate qu’il faut un grand calme pour la pouvoir entendre ».

n° 2895 P123 p.134

21 mai 1694

Le vendredi d’après l’Ascension elle dit aux novices : « Écrivez en gros caractères : telle je suis étant novice, telle je serai après ma profession. Si vous avez été lâche avant votre profession vous le serez encore après. Celles-là seraient heureuses qui se seraient mortifiées et vaincues, afin d’entrer ensuite dans les dispositions de la grâce ».

n° 2117 P123 p.135

26 juin 1694

Notre vénérable Mère s’adressant à une novice qui devait faire profession trois jours après, parla de la grandeur de cette action et des obligations qu’elle nous impose en des termes les plus forts.

Les religieuses qui étaient présentes se récriant sur la difficulté de remplir ces obligations : « Hélas, dit Notre Mère, trop heureuse si à quatre-vingts ans je pouvais dire que je suis religieuse ! Mais j’en suis bien éloignée et je peux dire au contraire que je ne l’ai jamais été, et qu’à l’âge où je suis, je ne sais encore ce que c’est qu’être religieuse. Car c’est quelque chose de si grand et de si divin qu’il est impossible à l’esprit humain de le pouvoir comprendre. La profession est un second baptême, c’est de plus un engagement d’éternité, c’est une promesse faite à Dieu même, après laquelle nous n’avons plus aucun droit sur nous, et nous ne devons plus disposer de nous en aucune manière.

Le vœu de conversion de mœurs nous oblige à combattre sans cesse nos penchants, nos humeurs, nos inclinations. En un mot il faut nous préparer à être contraires à nous-mêmes, à sacrifier à tout moment. C’est de plus l’obligation d’une victime qui ne doit plus vivre de sa propre vie. De nous croire capables de remplir par nous-mêmes toutes les obligations où la profession religieuse nous engage, ce serait une grande témérité. Que faut-il donc faire ? Il faut, pour bien faire profession hors de nous-mêmes, faire, c’est-à-dire considérant d’un côté la grandeur d’une obligation où nous nous engageons et de l’autre notre incapacité, faiblesse et impuissance, mettre tout notre appui et notre confiance en Dieu, espérant qu’il nous fera la grâce d’être fidèles et de remplir nos devoirs, et ne faire aucun fond sur nous-mêmes. La plupart des personnes qui font profession ne savent pas ce qu’elles font. Hélas ! je ne le savais pas moi-même, quoique je fisse tout ce que je pus pour m’y préparer, et que je paraissais avoir beaucoup de feu et d’ardeur, et avec tout cela je n’ai rien fait. Je ne sais ce que tout est devenu, car j’ai bien mal rempli mes devoirs ».

Une lui ayant dit qu’elle souhaitait fort être à recommencer, elle lui répondit : « Si vous ne pouvez pas la recommencer vous pouvez toujours la renouveler. Pour moi je dirais volontiers : je ne savais, mon Dieu, ce que je faisais lorsque je me suis engagée à de si grandes choses, et depuis que j’ai eu quelque petite connaissance, je ne les ai pas remplies et je me trouve présentement entièrement incapable de les pouvoir jamais remplir si vous ne m’en faites la grâce. Après la profession, il ne faut plus que l’humain tienne en nous la place de Dieu, vous ne le pouvez faire sans une grande infidélité ».

n° 2127 B532 p.33

Août 1694 « Et d’où vient ».

« D’où » avait le sens de pourquoi ? pour quelle raison ? Il est renforcé par « vient » employé ici comme semi-auxiliaire.

Saint Augustin dit que les œuvres sans la foi sont des œuvres mortes, comme la foi sans les œuvres est une foi inanimée parce qu’elle n’a pas devant les yeux son unique objet qui est Dieu seul. Ah ! si nous avions toujours Dieu devant les yeux, nous serions plus sages que nous ne sonnes. C’est pourtant une vérité que nous sommes obligées de croire sous peine de damnation éternelle que Dieu est partout et qu’il voit tout. Oh ! mais vous me direz, je ne le vois pas. Il est vrai, mais Dieu n’est pas sensible, c’est un pur esprit qui ne peut tomber sous nos sens. Il est pourtant vrai qu’il est partout. Il est en vous, en nous ; en vous et en nous, nous dit-elle parlant à trois ou quatre qui étions présentes.

Il faut que je vous donne un exemple qui vous le fera connaître. À présent que le temps est sombre, vous ne voyez pas le soleil. Il n’est pas visible à vos yeux. Cependant, il luit, et s’il n’était point, l’on ne verrait goutte. Aussi disons que Dieu est en nous, et que nos corps lui servent de nuées et d’ombres pour se cacher. Comme le soleil de la nature ne se voit pas à cause des nuées qui le cachent, de même le soleil de la grâce qui est Dieu ne se voit pas, car nos sens et nos corps sont les nuées sous lesquelles il se cache à eux. Mais la foi nous le découvre et est comme un soleil qui se fait voir à plein sur le midi.

Une religieuse lui ayant dit : « Mais, ma Mère, il semblerait à parler selon que l’on voit les grands du monde prospérer qu’il n’y a point de Dieu, ou qu’il ne voit pas tout le mal qui se fait : par exemple, un Prince d’Orange qui fait tant de ravages ». Elle lui répondit : « Dieu se fait des saints partout et de toutes les manières. Nous n’avons qu’à adorer ses conduites adorables et nous y soumettre à l’aveugle. Il est un bon Père qui a soin de ses enfants et il ne permettra pas qu’une seule périsse. Il nous faut seulement abandonner en toutes choses à son aimable volonté, sans nous mettre en peine d’aucune chose : c’est là le seul secret de vivre toujours content, quoi qu’il arrive. Car qui peut empêcher une maladie de venir et une personne de mourir ? Aucune créature sur la terre n’est assez puissante pour cela. Ainsi de tout le reste ».

Et parlant à une malade, elle lui dit : « Abandonnez-vous entièrement entre les mains de Dieu pour qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira, soit pour la vie ou pour la mort, il n’importe. Abandonnez-vous toute à lui, c’est là le seul moyen d’avoir toujours la paix, car sans cet abandon général nous ne faisons rien qui vaille, et avec cette disposition toutes nos actions auront les qualités qu’il demande de nous.

Car une âme qui lui est ainsi toute abandonnée lui est plus agréable que cent autres qui ne sont point dans cette disposition, et lorsqu’il la trouve dans une âme, il y vient répandre des profusions de grâces. Oui, des profusions, tant il aime cet abandon et que partout où il trouve cette vertu il la comble de bénédictions.

À quoi bon se tant inquiéter pour l’avenir : il n’arrivera rien que par la permission de son adorable Providence. À quoi donc servent toutes ces inquiétudes ? Qu’à nous troubler et à nous faire perdre le moment présent qui ne reviendra plus. Ne pensons qu’à ce moment présent qui nous est donné pour gagner l’éternité. Tout ce qui vous occupe l’esprit pour l’avenir n’arrivera peut-être pas. Et d’où vient vous en embarrasser inutilement. Il sera assez temps quand les choses seront arrivées. Oh ! mais le temps est misérable, et nous mourrons peut-être de faim ! Et qu’importe de quelle manière nous mourrons, il nous faut toujours mourir. Vous ne voyez pas que le démon fait tout ce qu’il peut pour nous empêcher de profiter de ce moment présent, duquel bien ménagé dépend notre éternité. Et ce moment qui s’écoule si vite conduit insensiblement à la mort, et alors il ne sera plus temps de regretter le passé. Travaillez, mes Sœurs, pendant que vous êtes encore jeunes, et ne perdez pas des moments si précieux que les saintes âmes du Purgatoire voudraient bien avoir. Ah ! qu’elles les emploieraient bien mieux que nous ne faisons. Demandons pardon à Dieu de tant de moments mal employés et tâchons de mieux faire à l’avenir ».

n° 2654 N261/3 p.42

Août 1694

Une religieuse ayant dit quelques paroles à son avantage en sa présence, elle lui répondit : « L’humain n’honore point Dieu, Dieu l’a en horreur, fuyez-le comme une peste et comptez que tout ce que vous dites et que vous faites par l’humain, non seulement c’est du temps perdu, mais bien plus c’est que vous en rendrez compte. Il ne faut jamais rien dire ni rien faire que par l’esprit de Dieu. Ce n’est pas lui qui vous vient de faire parler. Et que savez-vous si je n’en prendrai point de vanité ». Elle s’anima (...) et nous parla sur cette matière avec tant de chaleur qu’elle nous fit comprendre la douleur qu’elle avait de voir régner l’humain presque partout, et que la plus grande partie de la vie se passait dans l’humain qui ferait un jour notre douleur à la mort.

Je ne demanderais pas, nous dit-elle, que l’on fît de si grandes choses, mais en tout et partout beaucoup de pureté d’intention. Je sais que vous la dirigez dès le matin, mais autant que faire se peut, il faut réitérer cette pureté en toutes vos actions, portant une certaine attention et esprit intérieur qui dit en vous-même : je m’en vais ici ou là, non pour ce que l’on m’y appelle ni autres raisons, mais parce que Dieu le veut. Allez toujours vous simplifiant en toutes occasions.

En religion, l’on est plus coupable pour ne pas faire le bien que pour faire le mal, parce que l’on est hors des occasions : c’est à quoi peu de personnes pensent. Et sous prétexte que la conscience ne reproche pas de grandes fautes, l’on se croit en assurance, mais l’on peut se perdre d’une façon comme de l’autre. Il faut y prendre bien garde.

n° 2881 N261/3 p.45

7 septembre 1694

La veille de la Nativité de la très sainte Vierge, elle nous dit de lui demander trois grâces qu’elle avait reçues dès ses premiers moments : la première, qu’elle avait connu Dieu ; la seconde, qu’elle l’avait adoré ; la troisième, qu’elle s’y était abîmée.

n° 1934 P123 p.148

8 novembre 1694

Cette page nous éclaire sur la vie spirituelle de la Communauté de la rue Cassette, et elle nous fait communier à ses aspirations par delà les siècles. Ainsi voyons-nous que les Pères avaient leur place dans les lectures de la Communauté, les fautes contre la charité fraternelle faisaient l’objet de coulpes spontanées, et le rapport communion-charité » était mis en lumière et expérimenté.

« La lecture du matin » dont il est parlé ici est ce rassemblement de la Communauté qui s’est fait dans tous nos monastères jusqu’à la remise en question des Coutumes. Les moniales y travaillaient tout en écoutant une lecture faite par la Prieure qui pouvait aussi donner avertissements et avis. Certains jours il arrivait à quelques Sœurs moins pressées dans leur emploi de continuer plus longtemps l’échange avec la Prieure. C’est ce souvenir que cette page évoque.

« Par de certaine occasion ».

Signifie occasion précise, attendue. Dans ce sens au XVIIème siècle, l’adjectif « certain » pouvait se placer avant le nom alors que, aujourd’hui, il aurait un sens indéfini. Dans notre texte : « certaine occasion » s’oppose à « choses que l’on ne prévoit point ».

Étant à la lecture du matin, que l’on nous fît sur la sainte Communion, des sentiments des Pères qui conseillent d’en approcher souvent, elle nous dit ensuite : « Voilà une fort belle lecture et combien consolante. Communiez donc, mes Sœurs, avec amour et avec profit. Aimez votre prochain puisque Dieu veut que vous l’aimiez comme vous-même, et qu’il vous le commande. Regardez-le en lui et ne vous arrêtez point à ses défauts, ni aux peines qu’il vous a pu faire pour en avoir du ressentiment. Car il arrive bien souvent que le prochain nous fait de la peine ou nous cause quelque déplaisir sans le vouloir et sans dessein de le faire. Et cela par de certaine occasion qui se présente, ou des choses qui arrivent que l’on ne prévoit point. C’est pourquoi il faut l’excuser et regarder que Dieu le permet sans lui en vouloir de mal. J’aime bien que l’on communie souvent, mais il faut cette charité pour le prochain, Dieu même nous l’ordonne.

Il est vrai que l’on dit de belles choses du Saint Sacrement. J’avoue qu’il y a des livres qui en disent d’admirables et merveilleuses. Et si pourtant je vous disais qu’avec toutes les beautés que l’on en dit, je ne trouve point encore que l’on en parle selon ce que je voudrais. Je cherche partout quelqu’un qui voulût dire ce que je souhaite d’entendre, mais je ne trouve personne. Vous me pourrez dire : dites vous-même ce que vous voudriez que d’autres disent. Je vous répondrais que je le voudrais bien si je le pouvais, car je crois même que cela serait utile et nécessaire à la gloire de Dieu, que Notre Seigneur en serait glorifié, plus aimé et admiré dans ce mystère. Mais je ne le peux, je n’en suis pas digne, n’étant qu’une misérable.

Savez-vous bien qu’il y a plusieurs étages en nous. Il y a l’étage des sens qu’il faut surpasser, et les autres auxquels il ne faut pas que nous nous arrêtions, mais nous élever à Dieu par une foi vive qui nous le fait connaître au plus intime de nous-mêmes où il habite en vérité. Et nous le devons croire pour lui rendre nos hommages et nos respects. Faisons donc, mes Sœurs, un saint usage de la sainte Communion, en nous tenant bien unies à Jésus Christ, et toutes rentrées en lui par la grâce de ce sacrement adorable qui doit opérer en nos âmes cet effet divin. C’est le dessein de Jésus Christ Notre Seigneur. Oh mon Dieu ! ayant la possession d’un si grand bien, nous devrions être saintes et tout à Dieu ».

Ensuite après qu’elle nous eût parlé, plusieurs dirent leurs coulpes. Et m’étant accusée que j’avais dit des paroles sèches à quelqu’une, elle prit la parole et me dit : « Eh ! vous communiez souvent et vous manquez de douceur. L’effet et le profit de la sainte Communion n’est pas à avoir de belles pensées, de grandes lumières, mais à pratiquer les vertus de Jésus Christ qu’il ne manque pas de nous y communiquer. C’est là le fruit que nous en devons tirer. Pratiquez-les donc dorénavant en toutes occasions, et soyez toute douceur et charité envers tout le monde. Ce sera par là, dit Notre Seigneur, que l’on connaîtra que vous êtes mes disciples ».

Lui ayant demandé l’après-dîner, par occasion sur ce qu’elle nous avait dit le matin, comment une âme qui est agitée de toutes sortes de peines, qui ne lui donnent aucune capacité de s’élever à Dieu, qu’à peine même peut-elle croire qu’il y eût un Dieu, pouvait voir qu’elle demeurait en Dieu, elle me répondit : « C’est par la volonté que l’on le connaît. Il faut laisser là vos sens et tout ce qui s’y passe, dont vous n’êtes pas la maîtresse. Votre volonté suffit pour demeurer en Dieu. Il y a bien des choses où il ne faut point faire d’attention, qu’il faut laisser passer comme si elles étaient hors de vous sans vous troubler, vous tenant en paix ».

n° 415 N261/3 p.112

2 décembre 1694. Un jeudi

Date présumée : 1694

Ce texte 1557a a été emprunté au manuscrit N 254.

Le 2 décembre 1694 à la récréation du soir elle se mit insensiblement à parler de Dieu, et commença par quelques petites réflexions sur l’éternité et le jugement, nous disant : « Je m’en occupe quelquefois la nuit. À la vérité, c’est une chose terrible que cette décision d’éternité, et la seule pensée est capable de mettre la terreur dans l’esprit des plus hardis ». Une jeune religieuse lui dit qu’elle y pensait souvent, et qu’elle en avait beaucoup de crainte. Elle lui répondit : « Vous qui êtes jeune vous ne devez pas tant vous occuper de ce qui donne de la crainte, comme de ce qui peut vous exciter à l’amour de Notre Seigneur. Il faut que les jeunes gens s’animent par des motifs qui les portent à faire tout par amour et dans la seule vue de contenter Dieu et lui plaire uniquement. Souvenez-vous que l’amour fait faire de plus grandes choses pour Dieu que non pas la crainte ».

« O ma Mère, lui repartit la religieuse, si on avait l’expérience et les connaissances que vous avez on ferait bien des choses ».

Elle lui répondit : « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Il n’est pas nécessaire d’en tant savoir, une seule chose suffit : Croire Dieu. Le croyant vous le connaîtrez, le connaissant vous l’aimerez. Voilà tout ce que vous avez à faire, et ce que je voudrais pour moi-même. Donc : croire Dieu et l’aimer, ensuite agissez, faites tout purement pour son amour, quittez tout l’humain, ne regardez point la créature, confiez-vous en Dieu et vous y abandonnez, perdez-vous en lui et demeurez là ».

Une religieuse lui ayant dit qu’elle trouvait bienheureuses les âmes du Purgatoire, quelques peines qu’elles souffrissent, la même qui lui venait de témoigner sa frayeur sur la pensée de l’éternité et du jugement lui dit qu’elle craignait fort le Purgatoire et qu’elle voudrait bien s’en passer. Notre digne Mère lui répondit : « Faites si bien que vous n’y alliez point, accomplissez la leçon que je vous ai donnée, faites toutes vos actions avec pureté d’intention, ne voyez que Dieu en toutes choses, vivez du pur amour et vous l’éviterez, car le pur amour a son Purgatoire en cette vie ».

n° 1960 N254/2 p.117

8 décembre 1694 « Ne feignez pas ».

Un sens ancien du verbe feindre, qui veut dire craindre. « C’est un homme franc qui ne feint pas de dire la vérité ». Dans ce sens, il est de style familier.

Le jour de l’Immaculée-Conception elle dit à une Novice : « Qu’est-ce que vous avez demandé à la très sainte Mère de Dieu aujourd’hui ? Ne feignez pas de lui demander beaucoup, cela ne lui fera point de peine. Au contraire ce serait l’offenser que de ne lui rien demander, car plus elle donne plus elle a à donner. Ses trésors sont inépuisables. Demandez-lui que toutes vos pensées et les conceptions de votre esprit soient saintes, qu’elle les sanctifie ».

Elle dit qu’en ce jour elle disait plusieurs rosaires de « Tota pulchra es Maria et macula non est in te », qu’elle ajoutait sur les

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Pater « Tu gloria Jerusalem tu laetitia Israël, tu honorificentia populi nostri, tu advocata peccatorum », expliquant chaque parole d’une manière si tendre et si respectueuse qu’elle donnait de la dévotion.

Le lendemain la même Novice lui dit : « Ma Mère je m’unis à vos dispositions, car je n’en ai aucune ». Elle lui répondit : « Fi ! Fi ! Unissez-vous à celles de la très sainte Mère de Dieu dans ce saint temps. Priez-la qu’elle vienne aimer son Fils en vous, pour vous, et qu’elle vous apprenne à l’aimer. Aimez votre pauvreté, lisez quelques bons livres dont vous puissiez tirer quelque instruction. Ne perdez point de moment à vous rendre à Dieu aussi parfaitement que vous vous y devez en qualité de chrétienne, et comme une personne qui lui est consacrée s’y doit rendre entièrement. Ne perdez point de temps, ne perdez point de temps encore une fois, quoique vous n’ayez pas prononcé les vœux de la sainte religion vous n’y êtes pas moins obligée. Commencez par être attentive à Dieu au fond de votre âme où il réside, écoutez-le, il vous fera connaître tout ce que vous devez faire et vous manifestera ses saintes volontés ».

n° 1989 N254/2 p.128

Date présumée : 1694

Ce texte 1557a a été emprunté au manuscrit N 254. Comme il se trouve fragmenté en d’autres manuscrits, nous avons inscrit en tête de certains paragraphes le numéro matricule de ceux-ci.

Au n° 2651, nous retrouvons le terme « abjections ». Il a simplement sa place dans l’énumération. On peut revoir le n° 2885 (année 1692).

Je trouve que la souffrance a de grands avantages et qu’elle apporte dans une âme une grande paix et un grand repos. Mais, me dira quelqu’une, je ne l’expérimente point, au contraire ! Je sens du trouble aussitôt que j’y suis. C’est que vous n’avez pas d’estime pour la croix, c’est que vous raisonnez humainement et que vous regardez les causes secondes au lieu d’y regarder le bon plaisir de Dieu, sa volonté, et la recevoir de sa divine main, comme effectivement elle en vient. Ne dit-il pas dans la Sainte Écriture : C’est moi qui fais tout le mal de la Cité hors le péché. Il a permis que les choses soient arrivées de la sorte. (En parlant de quelque affaire qui affligeait).

Après l’amour de Dieu et de sa très sainte Mère, il n’y a rien de plus aimable que la croix. Elle est si aimable que vous ne voyez pas un seul saint qui ne l’ait aimée et qui n’ait souffert, qui plus qui moins. Ils ne sont entrés dans la gloire que par la croix, c’en est là le seul et unique chemin. La croix et l’humiliation, car sans l’humilité l’on ne va pas au ciel ! 0 humilié, que tu es rare, mais croyez-moi, il n’y a de bonheur que dans l’humiliation et dans la croix, mais il n’est pas connu. Toute la fortune d’une âme est dans la souffrance, et pour apprendre à être bien intérieure et ce que c’est de la vie spirituelle, il faut être bien crucifiée. On ne l’apprend véritablement que là-dedans.

(n° 2651) Rien n’est meilleur que les confusions, humiliations, abjections, rebuts, mépris, etc. Les saints en faisaient leurs mets les plus exquis et ils en étaient toujours affamés, on ne pouvait les rassasier d’opprobres. Ce n’étaient pas les sentiments de la nature qui leur faisaient estimer ces choses, ils les regardaient dans la lumière de Dieu. Il n’y a rien au monde qui nous profite tant, ni qui nous soit plus avantageux. Comptez pour perdus tous les jours de votre vie où vous n’aurez souffert de ce

(n° 2673) Si aujourd’hui Dieu vous donne une bonne croix, prenez-la et ne pensez point à celle du lendemain, de peur qu’en vous en occupant vous ne veniez à être infidèle à celle d’aujourd’hui. À chaque jour suffit sa peine, allons de moment en moment. La vertu ne subsiste et ne s’accroît dans une âme que par la souffrance.

(n° 2564) Quand j’étais jeune je demandais à Dieu d’être humiliée. J’aurais voulu que l’on me suppliciât et qu’on traînât mon corps sur une claie comme un chien pourri. Présentement je suis très sensible à la moindre humiliation et ma nature appréhende beaucoup les croix. Vous, mes Sœurs, qui êtes jeunes, aimez-les de tout votre cœur, travaillez avec courage à vous vaincre vous-mêmes, à vous mortifier, à crucifier votre amour-propre, la nature et l’orgueil, car lorsque l’on est vieille on ne peut plus rien faire.

n° 1557a N254/2 p.118

Sur la confession

Il est vrai qu’il est facile de faire des confessions de routine et d’habitude, quand elles sont aussi fréquentes qu’elles le sont ici. Car se confesser tous les jours de quantités d’imperfections sans une véritable douleur et résolution de s’en corriger, c’est abuser du sacrement, et le rendre nul et sans profit ainsi que l’on vient de vous le lire. Je conseillerais de faire, et ce serait mon sentiment, connue font les bons Pères de la Mission, par la méthode que leur en a donné Monsieur Vincent, ce grand serviteur de Dieu comme vous savez, qui disait de se confesser seulement de trois choses et plus principales, où l’on est plus facile à tomber, afin de prendre à tâche de s’en corriger, et que l’on en soit davantage excité à la douleur et au regret d’avoir offensé Dieu. Faites ainsi, mes Sœurs, et par ce moyen, vos confessions vous seront plus profitables. Et quand vous vous serez amendées de ces trois défauts-là, vous en prendrez après cela trois autres, et insensiblement par là vous les détruirez l’un après l’autre. Car toujours d’aller confesser les mêmes choses, qui ne sont souvent que des faiblesses dont on n’a pas la douleur qu’il faudrait avoir pour rendre la grâce du sacrement efficace, il serait mieux de ne s’en point confesser. Même cela ne fait qu’amuser un confesseur. Ne dites donc que trois articles et, si vous voulez, des péchés de votre vie passée. Afin de vous rendre ce sacrement plus utile, une fois par semaine suffirait bien pour en approcher.

Je voudrais qu’à confesse l’on ne s’amuse pas à tant dire de choses sur les dispositions où l’on se trouve souvent, qui nous mettent dans des sentiments qui ne sont pas toujours péché, ainsi que plusieurs se l’imaginent, puisque la volonté n’y étant point, il n’y peut avoir de péché. Mais, ce que je conseillerais, c’est qu’en se confessant, l’on s’étudie toujours à dire ses fautes d’une manière qui puisse donner plus de confusion. C’est-à-dire faire bien connaître au confesseur le fond et le penchant que l’on a, par exemple, à l’orgueil, à la superbe, etc., en disant les motifs par lesquels nous avons fait ou dit les choses, cherchant les termes qui peuvent plus nous coûter d’humiliation, et donner plus de connaissance au confesseur sur notre fond. J’entends néanmoins que cela se fasse avec prudence et sagesse, succinctement, car il n’est pas nécessaire de faire pour cela de longues histoires au confesseur.

n° 498 N254/2 p.120

Date présumée : 1694

Ne soyez point curieuses de savoir les choses que vous n’avez que faire ; et, même pour les affaires de la maison, ne vous informez point si l’on a ou si l’on n’a point. Ne vous inquiétez de rien, laissez tout à la Providence qui en aura soin, et si elle veut que nous souffrions il faut le vouloir, ce n’est pas si grande chose, pourvu que Notre Seigneur soit content et que nous fassions son plaisir cela nous doit suffire. Ne pensons qu’à lui plaire et il pensera pour nous ainsi qu’il le disait un jour à sainte Catherine de Sienne : « Ma fille pense pour moi et je penserai pour toi ». Patience, patience, je vous dis : encore un peu de patience, vous verrez les bontés de Dieu et qu’il ne nous abandonnera pas, mais confiez-vous en lui comme des enfants aux soins de leur Père. Et priez la très sainte Mère de Dieu qu’elle protège l’Institut, qu’elle le prenne en sa protection, qu’elle ait soin de toutes les maisons, et de pourvoir à leurs nécessités temporelles, mais surtout au spirituel pour sa perfection, c’est le principal.

n° 2242 N254/2 p.125

Date présumée : 1694 « Abject ».

Désigne ce qui est méprisable, sans élévation, abandonné comme inutile. Employé rarement seul, cet adjectif s’accompagne ordinairement d’une autre épithète qui lui sert de commentaire et d’explication. Ici « petites et abjectes » ; dans les anciennes Constitutions au chapitre 7,5 : « Les travaux vils et abjects ».

Contentez-vous d’être petites et abjectes. Y a-t-il du mal, me direz-vous, de souhaiter d’être plus sage que l’on est ? Saint Paul ne le veut point. C’est à Dieu à nous donner ses grâces comme il lui plaît, et s’il ne nous donne qu’une petite grâce, pourvu que nous soyons fidèles à cette petite grâce et que nous ne voulions jamais l’offenser, cela suffit, il ne nous en demande pas davantage. On est toujours occupé de soi-même, oubliez-vous, contentez-vous non de ce que vous êtes, non de ce que vous sentez, mais de ce que Dieu est et qu’il sera toujours. Réjouissez-vous de toutes ses divines perfections, le reste ne vaut pas la peine que l’on y pense. À mon âge je dois avoir un peu d’expérience, croyez-moi, ne vous souciez que de Dieu, ne désirez que Dieu, tout le reste n’est rien.

n° 290 N254/2 p.126

Date présumée : 1694

L’attrait des plaies du Seigneur était familier à Mare Mechtilde. cf. textes n° 2303 et n° 1974 du mois d’avril 1694, pp. 44-45.

Vous autres qui êtes de bonnes âmes qui servez et aimez Dieu de tout votre cœur, vous ne devez point craindre la mort, mais la désirer. Elle vous doit causer de la joie dans l’attente de posséder Dieu.

J’entends que vous dites : qu’est-ce qui peut croire cela ! Je l’avoue, mais aussi je vous réponds que si vous n’avez point d’assurance sur vos bonnes œuvres vous en devez avoir en la bonté de Notre Seigneur. Nous confiant en lui, en ses mérites infinis, puisqu’il a tant fait pour notre salut, nous avons lieu de tout espérer, et de recourir à lui pour recevoir les effets de ses miséricordes. N’étant pas venu pour

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les justes, mais pour les pécheurs — c’est lui-même qui l’a dit — nous pouvons hardiment lui représenter et nous en prévaloir, pour augmenter notre confiance.

Ah ! qu’est-ce qui n’en aurait pas en ce divin Sauveur qui a tant souffert pour nous racheter, qui nous a donné son sang et sa vie par une mort si cruelle et si douloureuse. Mettons-nous dans ses plaies sacrées, cachons-nous-y, oui, dessous ses pieds adorables, fourrons-nous dans les trous de ses plaies. Quand nous serons là, le Père éternel ne nous ira pas chercher pour nous condamner, nous y serons en sûreté et hors de crainte de ressentir les effets de sa colère et de sa justice.

n° 3003 N254/2 p.127

Date présumée : 1694

Dieu ne demande pas mieux que de nous remplir de lui-même et de ses grâces, mais il nous voit si pleines d’orgueil et d’estime de nous-mêmes, que c’est ce qui l’empêche de se communiquer. Car si une âme n’est fondée dans la véritable humilité et mépris d’elle-même, elle est incapable de recevoir les dons de Dieu. Son amour-propre les dévorerait, et Dieu est obligé de la laisser dans des pauvretés, dans des ténèbres et stérilités pour la tenir dans son néant, tant c’est une disposition nécessaire que cette humilité. Si Dieu fait des grâces à ces âmes pleines d’elles-mêmes elles se les approprient au lieu de les référer toutes à Dieu, se réfléchissent par une vaine complaisance et par des retours remplis d’amour-propre, et souillent ainsi les dons de Dieu.

Travaillez à acquérir la véritable humilité et un parfait mépris de vous-mêmes, étant ce qui vous rendra agréables à Dieu.

n° 348a N254/2 p.129

Mercredi des Cendres 1695

Cette page pourrait se rattacher au texte n° 1951 du 24 février 1694, cf. pp. 29-30, dont elle ferait un bon développement.

« Sans regarder la créature ». C’est-d-dire ce qui vient du créé. On dirait plutôt : les causes secondes. C’est ce sens.

Le Mercredi des Cendres 1695, elle dit à une religieuse : « Eh ! bien ! qu’avez-vous fait pour recevoir les Cendres ? » Elle lui répondit : « Je me suis unie à la sainte Église pour entrer dans les dispositions convenables pour que cette action fasse en moi l’impression qu’elle doit faire ». Elle lui répondit : « C’est bien, mais l’impression que les Cendres doivent faire est une impression de mort, d’anéantissement, de pénitence et de séparation. Nous devons être comme le grain de froment qui pourrit avant de renaître. De même nous devons mourir à nous-mêmes avant que de ressusciter et de vivre de cette vie divine. Or, pour arriver à cet heureux état il faut se quitter et s’oublier entièrement, ne pensant non plus à soi que si nous n’étions plus au monde, pour nous perdre en Dieu, ne plus nous occuper de nos intérêts, et ne plus chercher si nous avançons, et ce que nous deviendrons. Il faut nous laisser tout à Dieu et nous oublier. Que Dieu fasse de nous tout ce qu’il voudra : toute notre affaire est de le regarder et de n’avoir d’autre soin que de toujours nous unir à lui, et d’adhérer à lui. Voilà l’unique occupation de l’âme, sans aucun retour ni réflexion, demeurant tout en silence pour contempler Dieu, tout voir en lui. Si nous avons soin de nous tenir toujours près de Dieu en cette sorte, le regardant actuellement, il aura soin de nous, car il prend ses complaisances et il opère dans l’âme qui s’oublie en toutes choses, qui ne veut rien que lui, qui s’abîme toute en lui qui est son tout, étant indifférente à quoi que ce puisse être, ne cherchant qu’à jouir de lui et à se remettre toute en lui. L’âme de cette manière meurt à elle-même, elle est contente et tranquille en quelque état qu’elle soit et quoi qu’il lui arrive, parce qu’elle ne veut uniquement que Dieu. Et elle prend tout ce qui lui vient comme venant de Dieu, sans regarder la créature.

n° 2007 P123 p.157

10 avril 1695

Le 10 d’avril 1695, elle nous dit : « C’est aujourd’hui Pâques closes. Voilà qui est fait pour cette année, nous ne reverrons plus les saints Jours. La Pâque signifie passage. Où êtes-vous passées ? En Jésus-Christ. Vous avez toutes communié, et par la sainte Communion vous êtes passées en Jésus-Christ. Mais ce n’est pas le tout, il y faut demeurer et n’en plus revenir ».

n° 1967 N254/2 p.91

28 avril 1695

Le 28 avril 1695, notre digne Mère étant à la récréation le Jeudi au soir, elle commença tout d’un coup à nous dire, interrompant le discours indifférent dont on s’entretenait : « Jeudi, aujourd’hui Jeudi, ce précieux Jeudi qui doit être toujours pour nous un jour de Pâques et de réjouissance, et qui est si vénérable et si plein de grâces ! On peut dire, mes Sœurs, que c’est le jour que Notre Seigneur s’épuise pour ses créatures par l’institution de ce divin Sacrement. Nous devrions être, nous autres, en de continuelles admirations, reconnaissances et Actions de grâces envers ce mystère adorable. Oui, les Filles du très saint Sacrement devraient être tout hors d’elles-mêmes à la vue des prodiges et des merveilles que Notre Seigneur opère pour elles dans ce divin Sacrement. Car pour qui est-ce qu’il s’y met ? si ce n’est particulièrement pour vous, mes Sœurs. C’est là où je peux dire qu’il vous a produites lui-même, pour lui-même, en ce mystère ineffable. Oh ! si je pouvais et s’il m’était permis de dire tout ce que j’en sais : comment il a fait cet Institut, de quelle manière il s’est servi d’une misérable comme moi, et pourquoi il vous a appelées à cette sainte vocation, cela vous surprendrait. Mais ce sont des secrets que Notre Seigneur découvrira en son temps !

Revenons au saint Jeudi. Il est vrai que le Dimanche est très considérable à tous les chrétiens, parce qu’il est tout dédié et consacré à l’honneur de la très auguste Trinité. Et un auteur tient que ce jour est si abondant en grâces et en bénédictions, que toutes les créatures s’en ressentent par quelque impression extraordinaire, chacune en sa manière et selon sa capacité. (...) Mais si ce jour est si précieux et si fécond en bénédictions, le Jeudi l’est-il moins, mes Sœurs, puisque le même Dieu que nous adorons le Dimanche en lui-même se donne et se communique tout à nous le Jeudi. Et on peut nommer ce jour, avec justice, celui des profusions de l’amour d’un Dieu.

Jour dont tous les moments nous doivent être chers et précieux, particulièrement à nous autres qui avons l’honneur d’être consacrées à ce très auguste Mystère. Ah ! mes Sœurs, n’en soyons point ingrates, reconnaissons le don de Dieu qui n’est pas moins que Dieu même. Invention prodigieuse de son amour, non seulement pour nous communiquer ses grâces, mais pour se donner tout lui-même, car enfin il se donne tout sans se rien réserver. Quoi ! voir un Dieu perdu pour nous, si je l’ose dire, en ce divin Sacrement ! Qui est-ce qui pénètre cela ? Qui est-ce qui connaît ce que c’est que ce mystère adorable ? Qui est-ce qui en pourrait parler dignement ?

Quand j’entends tout ce que ces grands prédicateurs nous en disent, j’aurais envie de leur aller dire : qu’est-ce que vous nous dites de ce sacrement ? Tout ce que vous dites est véritable, je l’avoue, mais ce n’est rien en comparaison de ce qui en est : Ah ! que je désirerais que Notre Seigneur inspirât et découvrît à quelque âme le secret de ce Mystère, et lui donnât la capacité d’en parler, car en vérité nous ne le connaissons point. Nous avons la foi de ce Mystère, mais c’est une foi languissante et grossière. Nous nous contentons de le croire au très saint Sacrement, mais notre foi n’est point animée. Ah ! si nous connaissions une fois les merveilles de ce divin Mystère, et vous et moi, mes Sœurs, nous mourrions d’amour ».

n° 2123 N254/2 p.144

30 avril 1695

Le texte précédent daté du jeudi 28 avril, et celui-ci daté du 30 expriment la pensée de Notre Mère Mechtilde sur l’Institut et notre vocation. Entre les deux, le vendredi 29, elle fit à ses filles au chapitre des coulpes une exhortation sur le môme sujet, dont le texte est conservé par ailleurs. On peut donc dire que le jeudi elle prépara avec ses filles son exhortation du lendemain, qu’elle eut besoin de commenter encore davantage en répondant aux questions posées dans l’entretien familier qui suivit la lecture du samedi matin.

« Relâche ».

Mot employé ici pour « relâchement », alors que son sens normal est celui de détente. Mais trop de détente il est vrai aboutit au relâchement. Et, à l’extrême, à la cessation, ce que veut dire aussi « relâche ».

1695, c’est l’année de la fondation de Dreux, qui fut l’occasion d’humiliations et de mépris pénibles. On peut voir des allusions de Mère Mechtilde à ses épreuves et à ses souffrances dans les Lettres qu’elle écrivit à cette époque (1693-1694) aux maisons de Lorraine et de Rouen.

Le 30 avril 1695, étant toute pénétrée sur la sainteté de l’Institut, après la lecture du matin, étant demeurée avec cinq ou six religieuses elle leur en dit des choses ravissantes, paraissant comme une personne qui est hors d’elle-même. Mais c’était en des termes si divins et particuliers que jamais, à ce qu’ont assuré celles qui étaient présentes, elle n’avait parlé de l’Institut de cette façon, que l’on ne pouvait rien entendre de plus beau ni de plus admirable, et qui excitait davantage à en donner de l’amour et de l’estime, ses paroles étant aussi fortes que pleines de grâce et d’onction, mais on n’a pas eu assez de bonheur pour les retenir. Et comme son entretien était familier, il était interrompu par plusieurs choses que l’on lui disait ou questions que l’on lui faisait, ce n’était point un discours suivi.

En voici seulement quelques mots qu’une religieuse en a écrit : « Mes Sœurs, l’Institut est fait pour nous. Prenez bien garde de le laisser tomber, soyez sur vos gardes, ne vous relâchez pas dans toutes les saintes pratiques qu’il contient, mais surtout prenez garde que le zèle que vous devez avoir pour l’adoration ne se ralentisse pas en vous. Demandez à la très sainte Mère de Dieu la grâce de bien remplir vos obligations et qu’elle vous obtienne l’esprit de notre Institut, car c’est elle qui l’a inventé, qui l’a présenté à son divin Fils. Oui, mes Sœurs, l’Institut est une invention de cette Mère de bonté. Je sais comme cela s’est passé, j’en vois l’heure, le moment, et l’action qu’elle a fait pour cela. Ce sont des secrets qui ne me sont pas permis de dire. Encore une fois, mes Sœurs, soutenez avec rigueur un si saint Institut que Notre Seigneur a fait pour vous, ne le laissez pas tomber. Je sais qu’il sera combattu et persécuté, même par de bonnes gens qui le feront passer pour une chose imaginée, etc. Mais il triomphera n’étant pas l’ouvrage de l’esprit humain, mais de celui de Dieu. C’est son doigt divin qui l’a fait, c’est lui qui l’a produit dans l’Église. Nous sommes présentement dans l’humiliation, comme vous savez, mais courage, mes Sœurs, regardons-nous comme le grain de froment qui pourrit, ainsi que Notre Seigneur le dit dans l’Évangile, demeurons cachées et anéanties autant qu’il plaira à Dieu. L’Institut éclatera un jour et persévérera jusqu’à la fin des siècles, c’est ce qu’un serviteur de Dieu m’a assuré. Vous savez ce qu’en a dit le bon Père Narcisse pendant qu’il vivait ».

Une religieuse lui dit : « Mais ma Mère, si nous avions une supérieure qui voulût mettre le relâche, que ferions-nous ? » Elle lui répondit : « La très sainte Mère de Dieu ne permettra pas que vous ayez des supérieures autres que comme il faut. Mais il y aura toujours des suppôts du démon qui travailleront à détruire l’œuvre du Seigneur, ou à diminuer sa sainteté. C’est une de mes peines, et que j’ai eue dès les commencements. J’ai tant demandé cette grâce qu’il ne se trouve point de ces sortes de gens dans le troupeau des victimes, mais dans les plus saintes compagnies il s’en trouve toujours quelqu’une. Voyez dans les histoires des saints, une sainte Fare n’a-t-elle pas eu la douleur de voir deux misérables réprouvées parmi ses saintes filles ? Et tant d’autres ! Et dans le collège de Jésus, n’y a-t-il pas eu un Judas ?

Je ne vous saurais assez dire, mes Sœurs, de veiller sur vous pour vous garantir du relâche ; l’on pourrait peut-être à la suite trouver trop d’austérités, que l’abstinence, le jeûne, etc. ne sont pas supportables dans ces temps-ci, et que le corps étant mieux sustenté serait plus en état de soutenir l’adoration perpétuelle. C’est la proposition que l’on m’a tant fait de fois en nous établissant, me donnant des prétextes que si nous n’étions pas si austères et que l’on fit la règle mitigée, que l’on recevrait beaucoup plus de sujets, et qu’ainsi l’Institut s’amplifierait et se multiplierait de beaucoup plus. J’ai toujours répondu à toutes les personnes qui me portaient à la mitigation que je n’y pouvais pas consentir, et qu’il valait mieux nous en tenir et demeurer à ce que nous avions déjà professé, que les sujets qui se présenteraient dans l’Institut, étant bien appelés de Dieu, recevraient grâce pour en soutenir l’austérité ».

Là-dessus, on lui demanda ce qu’il faudrait faire pour se préserver des malheurs qui pourraient arriver touchant le relâche, soit de l’adoration ou des austérités que l’on pratique dans l’Institut. Elle répondit : « Le meilleur moyen est de bien prier, avoir beaucoup de recours à Notre Seigneur et à sa très sainte Mère, leur demander grâce et lumière pour ne rien faire de contraire à vos obligations, vous tenant bien unies les unes avec les autres par le lien d’une charité sainte. C’est ce dont je vous conjure et vous exhorte de toutes mes forces de conserver cette union et charité, car, mes Sœurs, si vous êtes dans la charité et que vous vous aimiez les unes les autres, Notre Seigneur ne vous délaissera pas. Il versera sur vous ses abondantes bénédictions, et vous donnera un grand secours que vous n’espérez pas. Mais si vous êtes désunies, n’attendez que des malheurs et des misères, la maison ne subsistera pas, Dieu vous abandonnera.

Quand je vous dis que vous vous aimiez les unes les autres, je n’entends pas une amitié naturelle qui porte souvent plus à l’imperfection que de produire des effets d’une vraie charité chrétienne et religieuse.

Je vous recommande aussi fort l’obéissance, comme le fondement principal de la religion, et une humilité profonde pour ne point suivre son esprit, ni ses propres lumières, qui souvent nous égarent beaucoup.

Tendez toutes, mes Sœurs, à être des petites crucifiées avec Notre Seigneur Jésus Christ afin de ne faire qu’un même sacrifice avec lui ».

Quelques-unes lui dirent : « Mère, si vous vouliez bien écrire tout ce que vous nous venez de dire pour le bien de l’Institut, car toutes les autres religieuses qui sont dans les maisons ne vous entendent point, et si ces choses étaient écrites elles en profiteraient. Elle répondit : « Je ne le peux pas, elles ne me sont données que dans le moment à vous dire, je ne les prémédite point, c’est pour vous seules, c’est à vous à en profiter. Même après que je vous ai parlé, je ne sais plus ce que je vous ai dit, c’est pourquoi il m’est impossible de l’écrire ni de le redire. Et vous toutes, je vous défie de l’écrire et de le redire en la manière qu’il m’est donné, car c’est un je ne sais quoi que l’on met en moi pour me faire parler que l’on ne peut concevoir... »

Elle n’acheva pas ce qui semblait qu’elle voulait dire là-dessus, que quelques mots entre ses dents que l’on ne put entendre.

Une religieuse : « Ma Mère, obtenez-nous la grâce de faire usage de ce que vous nous dites ».

Notre vénérée Mère : « Ah ! faites usage de Jésus Christ qui est en vous par la sainte communion, car par une communion vous avez bien plus que tout ce que je vous dis. Vous avez le Verbe adorable, la Parole éternelle et substantielle. Ah ! un Dieu se donne à nous, demeure avec nous. Et si vous saviez comme moi de quelle manière Dieu demeure avec nous, vous seriez avec moi toutes transportées et hors de vous-mêmes. Notre Seigneur mène à la mort et ramène à la vie quand il lui plaît. J’ai eu quelque temps une petite fièvre qui semblait me miner et je disais : il n’est pas possible de revenir avec cela. Ces jours passés, j’ai été bien mal, je croyais que c’était fini, mais j’ai senti qu’on me soufflait pour me faire revivre, qu’on me redonnait la vie, et tout à coup j’ai senti ma vigueur se rétablir et, comme vous voyez, me voilà bien maintenant. Il m’en arrive autant presque toutes les fois que je suis malade. Dans la dernière maladie, il me semblait qu’on me refaisait une nouvelle poitrine, et je me suis trouvée rétablie tout d’un coup. Selon l’humain, il semble que je n’ai plus guère de temps à vivre, mais dans l’ordre de Dieu, je puis être encore longtemps sans mourir ».

n° 2000 N254/2 p.162

20 mai 1695

« Le même jour étant seule avec notre digne Mère » :

Des expressions de ce genre nous font penser qu’il s’agit bien ici de paroles rapportées par sa secrétaire personnelle, Mère Marie Bénédicte du Saint Sacrement. cf. texte du 15 février 1694 p. 24 et du 16 octobre 1697 p. 120, où la copiste semble être au courant de ses démarches. De même, sans doute, les autres textes de 1697, tirés du même manuscrit.

Un samedi (20 mai 1695 — veille de la Pentecôte), notre vénérable Mère étant malade depuis huit jours d’une grosse fièvre qui, la veille au soir en particulier, s’était considérablement augmentée et lui avait causé une très mauvaise nuit, contre toute apparence et au grand étonnement de la Communauté, elle se leva dès trois heures du matin, disant qu’il fallait qu’elle allât à confesse, qu’elle assistât ensuite à la Messe, et qu’elle y communiât. La Mère Sous-Prieure lui fit toutes sortes de représentations pour l’en empêcher, mais malgré tout ce qu’elle put lui dire notre digne Mère tint ferme en lui répondant seulement que Dieu demandait cela d’elle, et que la Sainte Vierge la pressait de le faire et lui avait dit dès le matin : « Va-t’en ». Elle ajouta : « Je n’y pensais point du tout, mais, ma pauvre Mère, quand on me chasse il faut bien que je m’en aille. Que voulez-vous que je fasse ? Je me doutais bien que vous vous y opposeriez, aussi ai-je dit à la Sainte Vierge : “Très sainte Mère de Dieu, elles ne me laisseront pas aller ; si vous voulez que je fasse ce que vous demandez de moi, faites donc qu’elles ne m’en empêchent point”.

“Mais, continua notre vénérable Mère, ne vous en mettez point en peine, j’espère avec la grâce de Dieu n’en être pas plus mal”.

Sur cette parole la Mère Sous-Prieure la laissa descendre. Elle marchait avec tant de vitesse et de légèreté que nous en étions tout étonnées. Elle ne voulut ni bras, ni bâton ; sans doute que la Sainte Vierge lui donnait des forces, car autrement cela lui eût été impossible. Et en effet, elle a avoué depuis qu’il lui avait semblé qu’on la soulevât pour la faire aller plus vite.

Avant de descendre elle nous dit de nous unir à elle pour prier la Sainte Vierge de lui laver ses péchés dans le sang de son divin Fils. Et lorsqu’elle fut remontée elle nous rapporta de la manière suivante ce qui lui était arrivé : “J’ai d’abord représenté à la Sainte Vierge qu’il fallait que je me confessasse. Eh bien, me dit-elle, confessez-vous.

— Mais comment ferai-je ? Sera-ce au Père N. ? Celui que j’attends ne reviendra pas sitôt.

— Dites ce que vous savez et ne vous inquiétez pas. (C’est que notre digne Mère voulait faire une confession extraordinaire).

Il m’a donc semblé qu’elle s’en chargeait et je me suis mise en devoir de me confesser sans savoir ce que je voulais dire. Mais je n’eus pas plutôt commencé qu’une si grande multitude de choses me sont venues à l’esprit que je ne tarissais point. Je me suis accusée de résistances à l’Fsprit-Saint ; des obstacles que j’ai mis à ses desseins et à ses grâces, et de toutes mes infidélités contre lui, des mauvais effets que j’ai pu causer dans les âmes et qui ont pu retarder leur perfection ; enfin j’ai dit tout ce que j’avais à dire”.

Le même jour étant seule avec notre digne Mère, elle me dit qu’elle avait été à même de s’en aller dans cette maladie, qu’on l’y avait même invitée avec beaucoup d’honnêteté, qu’on avait peu coutume de lui en tant faire, que la très sainte Mère de Dieu lui avait dit : “Vous pouvez venir si vous voulez”, lui laissant espérer une réception favorable sous sa protection. “Mes affaires, continua Notre Mère, me revenant à l’esprit, comme la chose qui y mettait plus d’obstacle, il me sembla que la Sainte Vierge s’en chargeait et me disait que je ne m’en misse point en peine. Mais je n’ai choisi ni la vie ni la mort, je me suis contentée de dire : Il en sera tout ce que Dieu voudra, car je ne savais pas si ce n’était point une tentation. Si ce n’en était point une, j’ai perdu un bon coup, je n’y reviendrai jamais”.

n° 2918 D55 p.222

21 mai 1695

Le lendemain, jour de la Pentecôte, elle assista à la Messe de Communauté et resta au Chœur jusqu’après la grand’Messe. Nous ne pouvions la voir sans admiration, car après l’état où elle avait été le vendredi, il était évident que Dieu avait fait un coup de sa puissance.

La nuit suivante ne fut point bonne, mais on peut en attribuer la cause à un rêve qu’eut notre vénérable Mère et qu’elle nous raconta le lendemain en sortant de l’action de grâces après la Communion. C’était une véritable apparition, car celles qui veillaient Notre Mère ont assuré qu’elle n’avait point fermé l’œil ni pris un moment de repos toute cette nuit. Voici comme elle nous redit ce qui lui était arrivé :

“J’ai vu cette nuit une multitude de petites âmes du Purgatoire qui criaient après moi, me tendant les bras et les mains, et me disaient en me faisant les dernières instances : ‘Secourez-nous, tirez-nous d’ici avant que vous ne sortiez de ce monde’. Elles en parlaient comme si je n’avais plus guère de temps à vivre. Je leur répondis : ‘Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Je n’ai rien, et je n’ai plus la possibilité de faire comme par le passé’. Ces âmes étaient celles de plusieurs personnes que j’ai connues, qui même m’ont rendu quelques services et pour qui j’aurais dû faire dire des messes, mais je n’en ai pas eu le moyen, et je ne le puis encore présentement.

Dans ce moment entra la Mère Sous-Prieure, lui disant : ‘Ma Mère, je ne sais ce que vous avez fait cette nuit, car vous n’avez point dormi un instant’. Notre digne Mère lui répéta ce qu’elle venait de nous dire, et ajouta : ‘Oui, ma Mère, chaque fois que vous sortiez de notre chambre elles revenaient, et je les voyais les bras et les mains étendues vers moi, me pressant fortement de ne point m’en aller de ce monde que je ne les eusse soulagées’.

Nous croyons que, ne sachant que faire pour délivrer ces pauvres âmes, elle se donna à Notre Seigneur pour souffrir pour elles ; car ce même jour la fièvre la reprit, elle fut fort abattue et toujours occupée de ces petites âmes dont elle nous parlait continuellement, nous excitant à en avoir compassion et à leur faire aumône de nos prières et bonnes œuvres afin de contribuer à leur délivrance. Elle demeura toute pénétrée de ces pensées durant plusieurs jours ; et le jeudi suivant allant voir une de nos sœurs converses malade, elle lui recommanda ces petites âmes du Purgatoire. Chaque fois, pour ainsi dire, qu’elle la visitait, elle ne manquait pas de l’engager à offrir ses souffrances pour leur soulagement. Mais ce jour-là elle insista encore plus fortement que de coutume, lui disant qu’il y avait un grand nombre de ces âmes à qui il ne fallait que très peu de choses pour les délivrer de leurs peines, comme un acte de silence ou de patience, une parole de charité ou de consolation ou quelque bon office rendu au prochain. Ces pauvres petites âmes, disait-elle, ont une ardeur incroyable d’aller à Dieu ; c’est une grande charité que d’avancer leur bonheur, quand ce ne serait que de quelques moments...”

n° 1997 D55 p.224

23 mai 1695

Le mardi de la Pentecôte, 23 mai 1695, étant auprès d’une de nos sœurs converses malade, elle lui dit : Eh bien, ma chère sœur, vous avez reçu aujourd’hui Notre Seigneur. Comme vous êtes toute à lui, il s’est donné tout à vous. Oui, si votre cœur est tout à lui, le sien ne vous manquera point, comptez là-dessus. Il est venu à vous pour être votre supplément et vous tirer en lui. J’ai bien besoin qu’il soit le mien et qu’il fasse tout en moi ; car je suis aussi languissante intérieurement qu’extérieurement. Je ne saurais plus rien faire, je n’ai plus de vigueur. Mais je porte ma langueur en esprit de pénitence en attendant que j’en puisse faire une meilleure. Il faut demeurer dans la disposition où Dieu nous met, le bénir toujours, et toujours acquiescer à droite, à gauche, de tous côtés ; voilà ce que nous avons à faire. Ma pauvre sœur, le Bon Dieu nous renvoie encore pour faire pénitence ; mais il la faut faire à sa mode, et non à la nôtre. On voudrait agir, on voudrait faire quelque chose, et Dieu veut que nous fassions pénitence dans l’abjection, dans la dépendance, dans l’impuissance, que nous la fassions par notre propre anéantissement. Et après tout, qu’importe en quelle manière ce soit, pourvu que nous fassions ce que Dieu veut ?

Le grand secret pour être toujours contente, c’est de s’accommoder à la mode de Dieu, à sa façon, et en tout ce qui arrive (bon ou mauvais, sans en faire la distinction) de voir toujours la volonté de Dieu en Dieu même, et Dieu même en sa volonté. Ne voyez jamais rien hors de Dieu, pas même une petite piqûre, ou quelque léger chagrin que dès le matin vous prévoyez devoir vous arriver dans la journée. Voyez tout dans Dieu, et ne vous arrêtez ni à l’humain, ni aux causes secondes ; mais attachez-vous au plaisir de Dieu et à sa volonté pour vous y conformer. Ne nous amusons plus, la fin approche.

La seule chose qui me ferait désirer de mourir serait pour connaître Dieu plus parfaitement que nous ne faisons en cette vie, et l’aimer davantage. Car la connaissance produit l’amour. Mais Dieu en sait le moment, ce sera quand il voudra. Il ne faut pas en vouloir retarder ni avancer le temps ».

n° 2002 N254/2 p.174

24 mai 1695 « Pour assister au Veni Creator ».

En effet, jusqu’à la réforme liturgique de Vatican II, la fête de la Pentecôte avait une octave pendant laquelle l’hymne de Tierce était remplacé par le Veni Creator.

Le lendemain mercredi (de la Pentecôte 1695), quoiqu’elle fut encore malade, elle ne laissa pas de se rendre au Chœur pour assister au Veni Creator. Une religieuse qui n’y avait pas été lui dit que cela lui avait donné beaucoup de confusion, et pourquoi elle descendait, si elle n’était pas aussi bien dans sa chambre. Elle lui répondit : « Il est dit que le Saint Esprit descendit sur l’Assemblée et non pas ailleurs. Ce n’est pas que je vous condamne, chacun a ses vues. C’était la mienne d’aller avec le gros de la Communauté ; il y a toujours plus de bénédiction qu’autre part. Je ne dis pas pour cela qu’on ne puisse pas le recevoir en d’autre lieu ».

Étant allée ensuite voir cette bonne sœur converse malade, après lui avoir dit plusieurs bonnes choses, elle fut quelques moments sans parler. Et puis, levant les yeux au ciel, d’un ton languissant et pénétré, elle prit la parole comme si elle eut voulu répondre à sa pensée, ne disant que des mots entrecoupés. « Qu’il se passe de choses où le Saint Esprit n’a point de part. Il y a bien à mourir. La plupart du temps, c’est l’humain ou les créatures qui nous font agir. Nous ne devrions jamais prononcer une parole ni faire la moindre action que nous n’ayons consulté intérieurement l’Esprit de Dieu. Nous ne devrions pas dire d’autre prière pendant toute l’octave que le Veni Creator, pour demander au Saint-Esprit qu’il nous remplisse de ses grâces. Les besoins que nous en avons sont grands ».

n° 1998 N254/2 p.176

25 mai 1695

Le lendemain jeudi (de la Pentecôte 1695), elle dit à propos sur ce qu’on parlait : « Priez Notre Seigneur, qui est dans le très Saint Sacrement un lien de charité, qu’il lie les cœurs, afin qu’il y ait plus d’union que jamais dans la Communauté. Lorsque la charité y régnera parfaitement, tout ira en bénédiction. Cette maison est la maison de Dieu et de ses complaisances ».

Ce même jour, étant auprès de la sœur malade, l’exhortant à souffrir elle lui dit : « Puisque Dieu vous renvoie, c’est une marque que vous n’êtes pas encore prête, et qu’il y a encore quelque chose à détruire en vous. La pauvre Mère N. qui est toujours mal et languissante, se vient de plaindre à moi de ce qu’elle n’est qu’à charge à la maison ; et plusieurs choses pareilles. Je lui ai répondu : Eh bien, ma chère Mère, quand cela serait il en faut porter l’humiliation et toutes ses suites, l’abjection, le mépris, la douleur, etc. Il faut tout avaler, ce sont de bons mets dont il faut nous nourrir quand Dieu nous met en cet état. Ce sont les miens les plus ordinaires, j’ai mille embarras et affaires qui me les attirent. Hélas, dit-elle en soupirant encore, s’il n’y avait que moi qui en goûte (comme si elle eut voulu dire que cela lui serait moins sensible). Mais Dieu veut que plusieurs y participent, et que des personnes qui ont plus de vertu que moi les dévorent. Demeurons bien abandonnées à Dieu, et comme il dit lui-même : vos pensées ne sont pas mes pensées, ni vos voies ne sont pas mes voies.

En toutes rencontres mettez-vous au-dessous de tous. Ne faites aucun fond sur les créatures, n’y mettez pas votre appui, n’en attendez rien. Ne faites fond que sur Dieu seul ».

n° 1996 N254/2 p.177

28 mai 1695

La maison de Saint Louis, c’est le deuxième monastère de Paris. Quelques jeunes moniales venues de Toul en 1674 s’installent d’abord dans un petit « hospice » de la Porte Montmartre, rue Saint Marc, puis en 1684 dans l’hôtel de Turenne, rue Neuve Saint Louis au Marais.

La Prieure en était depuis 1685 Mère Marie de Saint François de Paule (Françoise Charbonnier), professe de Toul, où elle fut maîtresse des novices. De faible santé, elle fut une disciple fervente et fidèle de notre Mère Mechtilde qui lui écrivit de nombreuses lettres. Elle mourut à Paris en 1710.

Une vêture « de conséquence ».

De grande importance, à considérer et ne pas négliger (pour la qualité de la famille sans doute).

« Carrière ».

Signifie : course, chemin. Il faut entendre : Plus j’approche du terme de ma carrière ».

Le jour de la Sainte Trinité, ayant appris un accident arrivé à une religieuse de notre maison de Saint Louis, et que la Mère Prieure était retombée malade, ce qui troublait la joie d’une vêture de conséquence qu’elles avaient, elle dit à ce propos : « La Providence dispose les choses d’une manière qu’elle ne permet pas que nous ayons de joie qu’elle ne soit mêlée d’amertume. Il faut adorer ses conduites. On peut dire que l’Institut est tout rempli et environné de croix. Les Filles du Saint Sacrement doivent être des victimes de la croix, des victimes crucifiées, des victimes attachées inviolablement à la croix. C’est leur partage et à quoi elles doivent s’attendre. Il n’en faut pas douter, nous le voyons par les effets ».

Le lendemain étant à la récréation, la conversation commença sur la difficulté qu’elle avait de parler. Elle dit : « Ma consolation est que j’éviterai par là bien des fautes ». Une demoiselle qui était présente prit la parole lui disant : « Ma Mère, à votre égard vous ne vous en souciez pas, car si vous ne parlez plus aux créatures vous en parlerez davantage à Dieu ». Elle lui répondit : « Ah ! Plût à Dieu que je lui puisse bien parler, je ne souhaiterais que cela, mais je voudrais bien lui parler comme il faut. Il entend bien ce qu’on lui dit sans qu’il soit nécessaire de se donner la peine de prononcer des paroles. Ce n’est pas de même avec les créatures. Le Père éternel parle toujours, et s’il n’a jamais prononcé qu’une parole, encore la prononce-t-il si bas qu’elle n’est entendue que de lui seul. Cette parole est son Verbe qu’il engendre toujours ; et se contemplant et s’aimant dans son Verbe, ils produisent un terme de leur amour qui est le Saint Esprit. Et cette procession des trois divines Personnes, et les complaisances qu’elles prennent entre elles, fait et fera pendant toute l’éternité toute leur occupation, sans qu’elles s’en lassent jamais, y prenant un plaisir infini. C’est de la théologie. Ce qui fait aussi tout le bonheur et la félicité des bienheureux, félicité si grande que pour la posséder, si nous en connaissions l’excellence, il n’y a pas de souffrance sur la terre que nous ne fussions prêtes à endurer.

Saint Augustin, animé de la foi de ce mystère, disait à Dieu : « Coupez, taillez, vous êtes le maître, faites tout ce que vous voudrez ». Il lui donnait carte blanche. Et Saint François qui après avoir travaillé (de) longues années, essuyait beaucoup de peines et de souffrances avec tant d’humilité que l’on ne l’appelait que l’humble François, ayant eu par une faveur particulière de Dieu le bonheur de voir pendant quelque moment l’essence divine, disait à Dieu : « Je suis payé de tout ce que j’ai fait par le passé. Il faut que je recommence à vivre tout de nouveau pour gagner l’éternité ». Plus ce bonheur est grand, plus nous devons craindre de le perdre.

98

……….manque § µ

Une religieuse lui dit : « Je n’ose dire à Dieu de me faire souffrir, quoiqu’il faille bien mieux souffrir en celui-ci qu’en l’autre. Je connais ma faiblesse, je crains de n’être pas fidèle à Dieu, et il me semble que ce serait à moi une témérité ». Elle lui répondit : « Il y a bien de la différence entre demander à Dieu de souffrir en cette vie pour obtenir miséricorde en l’autre, et demander à Dieu des souffrances par une confiance présomptueuse en soi-même et en ses propres forces. Celle-ci est téméraire parce qu’on s’appuie sur soi-même, mais l’autre ne l’est pas. Dieu qui connaît votre intention aussi bien que votre faiblesse, s’il vous l’accorde il vous donnera une grâce et une force proportionnée à la souffrance qu’il vous enverra.

Je compte pour rien les petites souffrances journalières, quelques abjections, quelques humiliations. Mais quand on en a de grandes, il faut une grâce particulière pour les porter, mais Dieu la donne.

C’est une grande miséricorde que Dieu fait à une âme lorsqu’il la sauve. Plus j’approche de ma carrière, plus je crains la mort par l’appréhension que j’ai d’être privée de la possession de mon Dieu, étant aussi indigne que je suis de ses miséricordes. Oh ! épouvantable et cruelle privation, elle est bien plus sensible en l’autre monde qu’en celui-ci, parce que la connaissance que nous avons de Dieu étant plus parfaite nous en fait ressentir plus vivement la séparation. En cette vie, il y a de certains temps où l’on est comme stupide, je l’expérimente par moi-même, l’on n’est pas si sensible ; mais en l’autre monde il n’en est pas de même. Là tout est vie, et l’on est toute vive pour souffrir, et l’on le sera pendant toute l’éternité. Nous courons d’une vitesse surprenante à ce dernier moment, moment terrible où l’on doit faire la décision de notre éternité ».

n° 1987 N254/2 p.178

29 mai 1695

Je ne comprenais pas autrefois ces paroles : « Par la patience vous posséderez vos âmes », mais un peu d’expérience m’a rendue savante sur cette matière. Je ne la croyais pas une vertu si nécessaire, mais j’ai bien compris depuis que par elle on vient à bout de tout, et que sans elle on ne fait rien. « Par la patience vous posséderez vos âmes » : il faut bien de la patience pour se souffrir soi-même, sans compter tous les rencontres de providence qu’il faut soutenir. Vous dit-on une grosse injure, vous fait-on un bon affront, c’est pour lors qu’il faut que vous disiez à vous-même : « Patience ! ». La pratique de la patience est en tout temps nécessaire. Il ne suffit pas de croire Jésus Christ au très Saint Sacrement de l’autel, il faut encore porter foi et croyance à ses divines paroles. C’est lui qui dit que par la patience nous posséderons nos âmes. Il y avait un jour un ermite ou un religieux à qui son Supérieur avait dit de dire sur son chapelet : patience, patience, et sur les gros grains : grosse patience, ce qu’il fit pendant quarante ans, au bout desquels il n’eut plus affaire de le dire, car il fut comblé de grâces. Il ne faut jamais se rebuter, Dieu a ses moments, si ce n’est dans un temps c’est dans un autre, persévérez et ayez patience dans quelque état que vous soyez. Faute de patience nous gâtons tout et retardons beaucoup nos affaires. Je voudrais être après toutes ces personnes peinées qui se désolent et se tourmentent pour leur crier : Patience ! Patience ! Il ne faut que cela, eussiez-vous les plus méchantes inclinations du monde, le plus mauvais naturel, toute la malice dont une créature est capable, pourvu que vous n’y adhériez point, ne vous mettez pas en peine.

— Mais c’est que j’ai un esprit que je ne peux arrêter !

— Eh bien, patience, laissez-le courir. Ne voit-on pas tous les jours des personnes qui ont des qualités naturelles qu’elles ne peuvent vaincre du tout, par là elles font très souvent des fautes qui leur attirent de bonnes humiliations. Ces personnes n’en sont pas moins agréables à Dieu qui permet qu’à notre naissance les planètes nous dominent par leurs influences qui font de très mauvais effets en nous. Est-ce pour nous perdre ? Non, mais pour nous être un sujet d’exercice, pour nous obliger à recourir à Dieu, pour faire en nous un fond d’abjection qui nous empêche de nous élever, ce que nous ne ferions si nous avions des meilleures qualités.

n° 1055 N254/2 p.182

29 mai 1695

Il faut se contenter chacun dans son état, et ne point envier le bien que l’on voit dans son prochain, le seul ordre de Dieu nous doit suffire. Ma grâce est petite, je l’avoue, mais j’en suis aussi contente que si j’en avais une qui m’élevât au rang des séraphins. Et quoique j’aie connu des personnes bien plus favorisées que moi, jamais je ne les ai enviées, au contraire, je bénissais Dieu des miséricordes qu’il leur faisait, y prenant autant de part que si c’eût été à moi-même, et par là je me rendais leur bien commun.

Il y en a quelquefois qui disent : « Dieu fait bien plus de grâces à celui-ci, à celle-là, qu’à moi ». Jamais il ne faut regarder les grâces que Dieu fait aux autres pour les envier, ni vous contrister de ce que vous en avez moins, au contraire vous devez vous réjouir que Dieu soit glorifié dans ces âmes. Il y a plusieurs demeures en la maison de Dieu. Pourvu que vous remplissiez votre petite mesure de grâce, vous serez aussi contente dans le ciel que ceux qui seront dans un rang plus élevé. Faites profit de ce que vous avez et ne vous amusez pas à examiner si les autres en ont plus. Nous ne devrions jamais nous regarder nous-mêmes, mais toujours Dieu.

n° 547 N254/2 p.184

29 mai 1695

Rien n’est plus variable dans les âmes que la grâce, car elle se fait ressentir de moment en moment, tantôt par la souffrance puis par quelque petite consolation, et en mille manières. Dieu le permet pour nous dégager et nous désapproprier même de l’attache à la grâce, car il y en a que, quand ils la ressentent la voudraient tenir à deux mains de peur qu’elle ne leur échappe. Pourquoi ? Pour quelques petites consolations qu’elles y ressentent. Il faut se désapproprier de l’attache à Dieu même quand il n’est que par rapport à nous, pour ne le désirer ni rechercher que par rapport à lui-même.

— Mais, dit une religieuse, ce qui embarasse, c’est qu’on ne sait si on est digne d’amour ou de haine.

— Étant pécheresse vous savez bien que vous êtes digne de haine, mais vous ne vous en contentez pas, vous voulez autre chose avec. On veut toujours être quelque chose, si ce n’est dans les créatures c’est dans Dieu, et rien au monde n’est plus rare que de trouver une personne qui se contente de n’être rien en tout pour que Dieu soit tout en elle. Mais, dira quelqu’une, je ne connais point ma voie, on dit qu’il la faut connaître, tant que je ne la connaîtrai point je ne sais pas ce qu’il faut que je fasse ? — Dieu dit à tous les chrétiens : « Soyez saints parce que je suis Saint », votre voie est de tendre à la perfection que Dieu demande de vous dans l’état où il vous a mis, et le chemin pour y arriver est de suivre les mouvements intérieurs que vous avez : de vous mortifier d’un côté, de sacrifier d’un autre ; faites-y attention, si vous êtes fidèle vous n’en manquerez pas, voilà votre voie, ne dites plus que vous ne la connaissez pas.

— Mais, reprit une religieuse, celle-là est bien trop générale, dites-moi la mienne particulière ? Elle lui répondit : « Votre voie est la petitesse et l’abjection ». La religieuse lui repartit : « Ah fi ! ma Mère, je n’en veux point, je suis payée ! ». Elle reprit agréablement : « Allez, allez, vous êtes une bonne pièce ». Comme voulant lui dire : vous pensez autrement que vous ne dites, je sais quels sont vos sentiments.

n° 2652 N254/2 p.185

29 mai 1695

Une autre religieuse se plaignant à elle de ce que, depuis plusieurs années elle n’avait pas été un moment sans souffrance, elle lui dit : « Ah ! ma chère Mère, que vous êtes heureuse de ce que Dieu vous ait trouvée digne de souffrir ! Oh ! quel bonheur de pouvoir dire : depuis tant d’années je n’ai pas été un moment sans souffrance, quelle consolation pour vous ! Que je m’estimerais heureuse si j’en pouvais dire autant, mais j’en suis bien éloignée, je n’ai jamais rien souffert, je n’en suis pas digne, ce sont des faveurs qui ne sont réservées que pour les âmes que Dieu chérit. Réjouissez-vous donc, ma chère Mère, puisque vous en êtes du nombre, vous en avez bien du sujet, rien n’est plus excellent, plus digne de Dieu et qui nous unit tant à lui que la souffrance, je ne sache rien de meilleur ». — « Mais je n’en ai point fait d’usage », lui dit cette religieuse. Elle lui répondit : — « Notre Seigneur en a fait usage pour vous, ne vous en inquiétez pas ».

n° 2868 N254/2 p.186

31 mai 1695

« Bras séculier ».

Proprement puissance temporelle et laïque par opposition à l’autorité ecclésiastique. Mais Notre Mère Mechtilde s’explique elle-même sur ce qu’elle entend par la et ce qu’elle redoute. C’est une allusion aux grandes difficultés financières qu’elle connut, surtout à la fin de sa vie.

« Griefs ».

Est ici adjectif ayant même sens à peu près que « grand » qu’il renforce. On peut dire grave. cf. Coulpes grièves aux anciennes Constitutions chapitre 25.

La veille du très Saint Sacrement 1695, étant trois ou quatre dans sa chambre, elle s’adressa à une de nous et lui dit : « Que pensez-vous de cette fête, et quel nom lui donnez-vous ? » La religieuse lui répondit : « Je crois que c’est la fête de ses anéantissements.

— Cela est vrai, repartit-elle, mais encore, comment ? Quel autre nom ?

— La fête de son Amour, lui dit la religieuse, envers nous.

— Cela est bien, reprit-elle, mais ce n’est pas encore cela. Et moi, je crois qu’il la faut appeler la fête des magnificences de Notre Seigneur. N’est-ce pas en ce grand jour que l’on peut dire que le Cœur de mon Sauveur est ouvert et qu’il en découle continuellement des abondances de grâces. Oui, c’est là où il les donne à pleines mains, il ne faut que les aller recevoir. Oui, mes Sœurs, allez vous exposer à ses pieds, tenez-vous-y avec respect, amour et confiance, et vous recevrez les dons qu’il veut vous faire. Vous pouvez lui demander tout ce que vous voudrez durant cette sainte Octave, il ne vous refusera rien, et une des choses que je vous prie, mes Sœurs, de lui bien demander, c’est qu’il ne permette pas que nous tombions dans le bras séculier ».

Comme on lui demandait ce qu’elle entendait par là, quelqu’une de nous croyant que c’étaient les Commissaires dont nous étions menacées, qu’elle voulait que Notre Seigneur nous préservât, elle dit : « Non, ce n’est point cela que je veux dire. J’entends que nous ne soyons pas assujetties par la nécessité de notre pauvreté de mendier aux séculières, et par cette raison être obligées de ménager leurs bonnes grâces et amitiés par des complaisances et des manières qui nous seraient nuisibles pour notre perfection et nous détourneraient de l’entière séparation de l’humain où nous devons tendre. Je n’avais demandé que deux choses à Notre Seigneur, la première que nous ne soyons jamais obligées de dépendre des créatures pour le temporel, afin d’éviter bien des choses que je prévoyais ; la seconde d’être en pouvoir de recevoir les filles sans exiger rien pour leur dot. Voilà ce que j’aurais voulu que Notre Seigneur m’eût accordé. Et c’est ces deux choses qui sont la cause et la source de mes griefs et grands péchés. Au lieu d’avoir mérité d’être exaucée Notre Seigneur m’a renvoyée bien loin et m’a réduit au point d’humiliation où je suis présentement. Il était bien juste que mon orgueil fût puni de la sorte ».

n° 1936 N254 p.1

12 juin 1695 (sic)

Le Dimanche d’après l’octave du très Saint Sacrement, 12 juin 1695, notre digne Mère à la récréation du soir nous dit des choses ravissantes tant sur la présence de Dieu que sur les Supérieures, ce qui obligea quelqu’une à lui faire plusieurs petites questions sur ce sujet. Voilà ce que l’on en a pu recueillir, que nous mettrons par article, tant les demandes que l’on lui a faites que ses réponses.

« Mes Sœurs, il ne faut regarder que Dieu dans ses Supérieures, quand même elles seraient les plus ignorantes et les plus imparfaites du monde. Jamais il ne les faut mépriser ou condamner parce que Dieu dit en leur personne : “Qui vous offense m’offense et qui vous méprise me méprise”. Vous savez ce qui est rapporté de Sainte Gertrude dans sa vie, où elle dit d’elle-même qu’étant encore jeune religieuse et ayant vu par la maison trois ou quatre religieuses ensemble qui parlaient contre la Supérieure, s’étant approchées d’elles et y avoir seulement prêté l’oreille, elle fut privée pendant neuf jours des faveurs que Notre Seigneur avait accoutumé de lui faire.

Demande : Quand on est dans la compagnie de personnes qui disent leur sentiment, comment faire ? Cela est assez difficile.

Réponse : Retenez les vôtres et les anéantissez.

Demande : Mais si, par exemple, j’avais une Supérieure qui soit méchante ?

Réponse : Pourquoi portez-vous jugement sur votre Supérieure pour la croire méchante ? Cela ne vous est pas permis.

Demande : Mais si j’en avais une pour qui j’eus de l’antipathie, le moyen que je puisse avoir de l’ouverture pour elle et de la confiance, pour moi je ne lui dirais rien !

Réponse : Oh ! ma Sœur N..., une religieuse qui suit son antipathie, et qui n’a point de confiance en sa Supérieure ne fera jamais bien du chemin hors d’elle-même. Si elle fait cinq ou six pas elle s’arrêtera tout court pour réfléchir, pour raisonner : ma Supérieure est-elle éclairée ? Est-ce par l’Esprit de Dieu qu’elle me fait faire telle chose ? Et quand même elle avancerait encore un peu plus avant dans la sortie d’elle-même, croyez-moi elle y reviendra bientôt, parce que Dieu ne bénit jamais une religieuse qui ne fait point son devoir envers sa Supérieure, et étant hors de la conduite de Dieu elle ne peut se perfectionner.

Demande : Si une Supérieure n’avait pas l’expérience pourrait-on s’adresser à une autre qui en aurait davantage ?

Réponse : Vous pourrez bien vous confier à une bonne amie qui sera, si vous voulez, plus éclairée, cela est tout naturel, mais elle n’aura pas grâce pour vous.

Demande : Mais si j’étais moi-même plus savante et plus éclairée ?

Réponse : Il faut avoir bien de la présomption pour le croire. Mais posez le cas que cela fût, vous ne devez pas vous en rapporter à vos lumières, car vous n’avez pas grâce pour vous conduire, on n’est jamais bon guide de soi-même, notre amour-propre est trop subtil, il s’en faut défier. Il y a toujours grâce et bénédiction de se remettre entièrement de sa conduite à sa Supérieure, vous ne risquez rien à le faire, puisqu’elle est obligée au secret comme un confesseur.

Demande : Mais si, après avoir été à ma Supérieure, je n’en suis ni plus en repos, ni plus contente ?

Réponse : Il ne faut pas regarder si vous êtes contente ou non, ni chercher à vous contenter ; quand elle ne vous dirait qu’un mot il faut en demeurer là, le seul respect de l’obéissance vous doit suffire.

Demande : Si en s’ouvrant à sa Supérieure on ne s’en trouve ni plus échauffée, ni plus éclairée, à quoi cela sert-il de le faire ?

Réponse : Quand cela ne vous donnerait que l’occasion de faire un sacrifice à Dieu, vous le devriez faire ; de plus, vous faites votre devoir, et vous avez toujours la bénédiction de l’obéissance.

Demande : Si on n’a pas de confiance à une Supérieure y a-t-il obligation de s’ouvrir à elle pour tous ses mouvements intérieurs ?

Réponse : C’est le plus parfait, et cela se devrait, parce que votre Supérieure est chargée de vous, et doit vous porter au jugement de Dieu. Mais elle ne l’est qu’autant que vous avez d’ouverture pour elle, et elle n’y portera point ce que vous ne lui aurez pas dit.

Celles qui agissent envers leurs Supérieures avec réserve et dissimulation sont chargées d’elles-mêmes et de leur propre conduite, elles porteront leur fardeau au jugement de Dieu, et une Supérieure n’en sera pas responsable.

Demande : Mais si j’avais pour ma Supérieure toute la soumission et la confiance que l’on peut avoir, etc... et que nonobstant, lorsque j’irais pour lui parler je me trouve dans l’impuissance de pouvoir rien dire, ne porterait-elle pas au jugement de Dieu ce que je ne lui aurais pas dit, puisque c’est malgré moi, et qu’il n’y a pas de ma faute ?

Réponse : Si vous ne pouvez rien dire, ne dites rien. Elle ne portera pas ce que vous ne lui avez pas dit.

Demande : Une Supérieure porte-t-elle au jugement de Dieu les religieuses qui meurent avant elle ?

Réponse : Oui, tout comme les autres.

Je ne comprends pas comme on peut trouver des Supérieures, tant leur poids est grand et qu’elles sont chargées ! Il y en a peu de sauvées ou toujours ce n’est qu’avec beaucoup de peine.

Étudiez-vous, comme je vous ai déjà dit à ne regarder jamais que Dieu en vos Supérieures, agissez avec elles en simplicité et soumission, n’y allez point pour en être estimées, approuvées, etc. Que rien d’humain ne vous fasse agir dans ce rencontre, ce ne sera pas si vous voulez directement pour s’en faire aimer, mais ce sera pour en venir à ses fins, pour la faire condescendre à ce que nous voulons, et la faire entrer dans nos sentiments.

On veut tant de qualités à une Supérieure, on la veut si parfaite que, quand on lui voit quelque défaut, on dit qu’elle n’en est pas capable ; comme si elle n’était pas créature comme les autres, et encore, quelquefois plus misérable ! Les Supérieures ne sont pas des Anges, Dieu ne donne pas aux communautés religieuses un Saint Michel, un Saint Raphaël pour les conduire. Il ne faut pas s’y attendre. Vous en choisissez une parmi vous, sujette aux mêmes faiblesses que vous. Toute la différence qu’il y a c’est qu’elle est par son élection revêtue de l’autorité de Dieu, pourvu que son élection soit canonique et qu’elle ne soit pas dans le dérèglement. Quoique d’ailleurs elle ait beaucoup d’imperfections et de défauts, il ne faut pas laisser de vous y soumettre et lui obéir, car remarquez bien ce que je vous va dire, elle pourra bien n’avoir pas grâce pour elle (il y en a qui ne laissent pas d’être très imparfaites et même qui s’y perdent), mais elle l’aura toujours pour vous. Dieu ne manque jamais de lui donner pour les âmes qui sont sous sa conduite, pourvu que de votre côté vous n’y mettiez point d’obstacles, agissant avec elle en simplicité et avec confiance, regardant Dieu en sa personne. Car si vous faites autrement, Dieu permettra pour vous punir qu’elle n’aura pas grâce pour vous, et ce sera par votre faute, n’ayant pas fait votre devoir envers elle, et cela il n’y a point d’exemption pour aucune. Quand elle serait la dernière et la plus incapable, il suffit qu’elle ait l’autorité de Dieu pour que vous soyez obligée de vous y comporter de la sorte. J’ai des exemples et des expériences à l’infini des grâces et des bénédictions que Dieu répand sur les personnes religieuses qui ne regardent que Notre Seigneur en leur Supérieure, mais je ne peux pas les dire.

Je vous assure que l’on fait bien des fautes sur ce que l’on doit à une Supérieure ».

Comme on la pria instamment de les faire connaître, elle répondit : « Si je les disais on croirait que je me veux faire adorer sur mes vieux jours. Tant que je serai à la place où je suis, je ne le dirai point, mais si je n’y étais plus, je vous le montrerais par mon exemple qui vous en communiquerait mieux que mes paroles ; et j’en gémis devant Dieu et ne suis pas toujours trop à mon aise. On croit que ce sont mes affaires temporelles, mais ce n’est rien moins : les spirituelles me tiennent bien plus à cœur. Je suis chargée de toutes vos infidélités, et toutes les fautes que vous faites j’en porte le poids devant Dieu, et il faut que je paye pour vous. Il y a longtemps que je gémis, et je le prie d’y mettre ordre ».

Quoiqu’on pût faire pour l’obliger à nous éclaircir davantage sur nos manquements envers une Supérieure, nous n’en pûmes rien tirer, sinon qu’elle les laisserait par écrit après sa mort.

n° 1963 N254/2 p.187

Date présumée : 1695

Parlant sur le mépris que nous devions faire de toutes les choses de la terre, elle dit : « Négatif tout le créé ; vous donne-t-on des louanges, vous dit-on des injures : négatif. Soyez indifférentes à tout, car tout ce qui n’est pas Dieu est négatif, et l’affirmatif c’est Dieu seul. Ne vous attachez qu’à Dieu, ne cherchez que Dieu, et ne vous souciez que de Dieu ».

n° 2453 N254/2 p.199

Date présumée : 1695

Le point principal et essentiel de l’Institut c’est l’adoration perpétuelle, car tout le reste ne dépend pas toujours de nous : nous avons besoin de secours étranger pour l’exposition du très Saint Sacrement ; nous avons besoin du ministère des Prêtres pour l’administration des Sacrements et ainsi du reste ; mais pour l’adoration, nous n’avons besoin de personne : soyez donc toujours en adoration, rien ne vous en empêche, cela est toujours en votre pouvoir.

n° 2021 P123 p.119

1695

Anéantissez-vous profondément, et souffrez pour celui qui vous aime avec tant d’excès, ou si la Croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez ; mais l’amour est encore plus rigoureux que la Croix, il vous fera plus souffrir. Si vous aimez purement, et sans retour sur vous-mêmes, vous goûterez une bonne souffrance. L’amour a deux regards, l’un vers Dieu en l’aimant purement et vous sacrifiant pour l’amour de lui, l’autre vers le prochain, priant et réparant pour lui, lui rendant service purement pour l’amour de Dieu. Aimez véritablement, et vous éprouverez ce que c’est que la souffrance de l’amour.

n° 2401 B532 p.46

Du jour de la Présentation de la très sainte Vierge 1696.

Notre digne Mère étant à la récréation nous dit : « Il faut que je vous fasse part d’une petite joie que j’ai eue ce matin qui n’a pas duré longtemps, puisque ce n’a été que depuis la sainte Communion jusqu’au retour à notre place, où heureusement une de nos sœurs m’aidait, car je crois que sans cela j’aurais eu de la peine à y retourner. Ce n’est qu’une idée ou une imagination comme vous voudrez que j’ai eue sur la fête d’aujourd’hui, quoique cela n’ait guère duré ».

Une religieuse lui dit : « Ma Mère, vous n’avez pas laissé de voir bien des choses ? » Elle lui répondit : « Oui. Il n’en faut guère pour cela, ce que nous disons est en matière de récréation. Il faut autant nous divertir à cela qu’à autre chose. La joie n’est pas une chose qui me soit ordinaire, mais quoique je n’en aie point, je n’ai pas laissé d’en avoir une très sensible au sujet du mystère de la Présentation de la très sainte Mère de Dieu au Temple, où il me semblait voir la très Sainte Trinité pour ainsi dire, quoique ce terme ne soit pas propre, dans l’admiration, et toute transportée hors d’elle-même à la vue de cette petite Colombe si belle et si parfaite, parce que jusques alors il ne s’était rien vu sur la terre qui en approcha. Et le Père éternel n’avait encore rien vu hors de lui-même de si beau, ni de si parfait que cette petite créature, l’Humanité sainte du Verbe n’étant pas encore formée. Il en fut charmé à notre façon de comprendre. Car je sais que le transport et l’admiration marquent une surprise dont Dieu ne peut être capable, mais je me sers de ces termes pour m’expliquer.

Il me semblait donc voir la très Sainte Trinité tout appliquée à la considérer, y prenant un plaisir infini. On peut lui appliquer ce qui est dit dans la Genèse, et à plus juste titre, qui est dans la création du monde, Dieu ayant considéré ses œuvres, il vit qu’elles étaient bonnes, parce qu’ici c’est le chef-d’œuvre de ses mains. C’est pourquoi il ne la trouve pas seulement bonne, mais très parfaite, très excellente, et très digne de lui. Il se complaît dans son œuvre, s’applaudissant lui-même d’avoir si bien réussi dans ce chef-d’œuvre de grâce et de nature, car jusques alors il n’avait vu ni reconnu en aucune créature ses perfections divines. Mais il les trouve toutes admirablement bien représentées dans l’âme de la très sainte Vierge, que toute la très Sainte Trinité avait enrichie de tous les dons et les grâces qu’une pure créature peut être capable, excepté de lui donner sa divinité. Et on peut dire en une manière qu’il ne pouvait rien faire de plus grand, mais non pas généralement parlant, car la puissance de Dieu étant une puissance infinie, il ne la faut jamais borner.

Jusques alors il n’y avait point eu de sacrifices ni de victimes agréables à Dieu. Tout avait été corrompu par le péché, et si Adam avait été créé en grâce, il n’y avait guère persévéré. Le péché avait tellement défiguré l’image de Dieu qu’elle ne se retrouvait plus dans aucune créature. C’est pourquoi le plus grand plaisir que Dieu a eu dans cette pure et innocente créature a été de se retrouver en elle. Il s’y est vu comme dans un miroir, et voilà ce qui l’a charmé, et rempli d’admiration, et la joie qu’il en a eue a été si grande, que quoiqu’elle soit son ouvrage, il la regarde aujourd’hui avec autant de complaisance que s’il ne l’avait jamais vue. Toute la très Sainte Trinité s’est écoulée en elle avec une telle plénitude de grâces qu’il fallait une capacité telle que celle que Dieu lui avait donnée pour les contenir toutes.

Le Père la regardant et l’aimant comme sa fille, le Fils qui ne s’est point encore incarné, étant aussi grand et aussi puissant que lui, ne lui devant rien, voyant le plaisir que Dieu son Père prenait dans cette petite créature, dit en lui-même : si une pure créature est capable de lui donner tant de plaisir, que sera-ce donc de celui qu’il recevra par mon humanité ? Je me ferai homme afin de lui donner un plaisir et une joie infiniment plus grande que celle qu’il reçoit aujourd’hui. Et il la regarda dès ce moment comme celle qui devait être sa mère, le Saint Esprit comme son épouse, et en ces trois qualités elle fut comblée par les trois divines Personnes.

La joie de Dieu a fait ma joie dans cette rencontre. Mais voyons maintenant les dispositions qu’elle y a portées. La première, un profond anéantissement, elle s’est abîmée dans sa profonde petitesse, par hommage à la grandeur de Dieu, ce qui lui a été si agréable qu’il n’y a pas pris moins de complaisance qu’il en a eue de retrouver son image en elle. La seconde : elle a adoré Dieu, mais d’une adoration parfaite, c’est-à-dire en esprit et en vérité. La troisième, c’est qu’elle a tout référé à Dieu, ne se réservant rien, elle s’est remise en Dieu par un abandon total à toutes ses divines volontés, auxquelles elle a toujours été parfaitement soumise ».

Ceci n’est qu’une faible expression de ses paroles qui étaient si sublimes et élevées que l’on ne les a pu bien retenir, cela surpassant nos pensées et notre compréhension. De fois à autre elle répétait comme toute pénétrée : « Il est vrai que j’ai vu de belles choses en un moment qui m’ont transportée de joie. J’en ai pensé tomber, étant presque hors de moi ».

n° 2120 D12 p.9

12 octobre 1697

Le 12 octobre 1697, elle nous dit en nous parlant de Dieu comme à son ordinaire : « Jamais je n’ai eu moins de lumières et jamais je n’ai été si éclairée que je le suis à présent. Comment, nous dit-elle agréablement, comprendre et entendre cela ? C’est pourtant véritable, c’est une antithèse. Je vous dirais qu’il ne faut pas tant de multiplicités pour la vie intérieure, mais je conseille d’aller tout simplement à Notre Seigneur ».

Une religieuse lui ayant demandé si l’abaissement de l’âme devant Dieu faisait son anéantissement, elle lui répondit : « L’abaissement de l’âme devant Dieu, quoique ce soit une très sainte disposition, ne fait pas son anéantissement. Il faut bien que Dieu fasse en elle d’autres opérations pour la disposer à cet anéantissement. Et quand il l’en a rendue capable, il la détruit et anéantit comme il lui plaît, par des dispositions pénibles et crucifiantes, et si intimes et secrètes qu’elle ne les connaît pas elle-même. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, si Notre Seigneur m’en donnait la grâce. Mais il faut qu’il me la donne, je ne l’ai pas à présent. Il m’est très pénible de parler et d’agir, mais pour souffrir j’y prends mon plaisir ».

Ce même jour au soir qui était le samedi, nous parlant sur la sainte Communion elle nous dit : « A quoi me sert-il de manger Dieu s’il ne me mange ? Nous le mangeons par la sainte Communion, mais cela ne suffit pas pour demeurer en lui, il faut qu’il me mange, et qu’il me digère ; c’est ce que je lui demanderai demain à la sainte Communion ». Une des religieuses qui étaient présentes quand elle dit ces paroles ne manqua pas le lendemain de l’interroger pour savoir si Notre Seigneur lui avait accordé ce qu’elle lui avait demandé. Elle lui répondit avec une certaine allégresse : « Oui, il m’a mangée, et je dirais même là-dessus les plus jolies choses du monde, mais dans le temps où nous sommes cela serait fort mal tourné. Notre Seigneur est un trop gros morceau pour moi, je ne peux pas le digérer, mais moi il me digère dans un moment. Et comment ? Ce n’est pas à la façon que nous digérons les viandes. La réponse donc que Notre Seigneur a faite à ma demande, puisque vous la voulez savoir, a été : “Oui, je le veux, passe en moi”. Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu ; c’est proprement le tout qui absorbe le néant. Voilà ce que j’appelle être mangée et digérée de Dieu. Une âme mangée et digérée de la sorte est passée en Dieu, il la cache dans sa face, elle est absorbée en lui, et pour ainsi dire elle fait partie de lui-même ».

La religieuse lui dit : « Ma Mère, il faudrait pour cela être anéantie ». Elle lui répondit : « Ce serait le mieux. Une âme anéantie est un objet de complaisance à Dieu, il y prend un plaisir infini. Et comment ? Parce qu’il est tout dans cette âme, et qu’il ne trouve plus rien qui lui résiste. Une âme anéantie fait sa demeure en Dieu, il la cache dans sa face. Mais quoique vous ne le soyez pas encore, ne vous rebutez pas. Cela n’empêche pas qu’il vous mange. Il suffit que vous y tendiez. Les âmes anéanties sont fort rares ». « Je ne sais, lui dit la religieuse, s’il me mange, mais je n’en sens rien ». Elle lui répondit : « Cela se fait sans que l’on s’en aperçoive. Il n’est pas besoin que vous le sachiez ».

Plus cette digne Mère nous parlait sur ce sujet, plus son désir augmentait d’être toujours mangée de nouveau de Notre Seigneur. « J’ai vu, dit-elle en passant, son Cœur adorable couine un grand brasier ardent capable de consommer toute la terre. Je ne suis pas cependant restée dans ce divin Cœur, parce que je suis trop impure. J’ai demandé à Notre Seigneur de me mettre à ses pieds. Il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir à ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures, qui ne s’irrite point contre elles pour tous les outrages qu’il en reçoit à tous moments. Au lieu de nous foudroyer comme nous le méritons, il n’en a pas même de ressentiment, il n’est pas vindicatif. Toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui, il nous prévient par sa grande miséricorde. Il nous presse intérieurement de retourner à lui, et nous n’avons pas plus tôt conçu du regret de nos fautes, et lui en demandons pardon, qu’il nous a déjà pardonné, oubliant tout le passé, sans nous en faire aucun reproche. Et un auteur dit qu’un flocon d’étoupe jeté dans un brasier n’est pas plus tôt consommé que nos péchés le sont en Jésus Christ quand nous avons du regret de les avoir commis ».

n° 1974 D12 p.2

Octobre 1697 « Captivité ».

C’est une sujétion tyrannique, dit Furetière. Nous voulons être libre, ne pas nous contraindre, laisser tout l’effort à Dieu.

D’un autre jour dans le même mois, nous ayant parlé avec beaucoup d’éloquence sur tous les degrés d’anéantissement, elle nous dit ensuite : « On m’a appris depuis peu, que lorsque l’on se trouve occupée d’inutilités, il faut s’en séparer aussi promptement que l’on se déferait d’un charbon de feu qui serait tombé sur la main, parce qu’il n’y doit point avoir de vide dans notre vie, et que tout appartient à Dieu. C’est une manière de petit reproche que l’on m’a fait, me disant intérieurement : tu ne l’ignorais pas, mais tu n’en faisais pas mieux. C’était une de ces nuits passées. J’apprends encore tous les jours bien des choses ».

« Mais, lui dit une religieuse, lorsque l’on s’aperçoit que l’on est dans l’inutilité, souvent c’est après y avoir perdu des heures ». Elle lui répondit : « Qu’importe, sortez-en au plus tôt, sans songer au passé. Pour peu qu’une âme fasse de son côté, Dieu est si bon, et a un amour et un penchant vers sa créature si grand qu’il ne se saurait tenir en repos. Il faut qu’il lui fasse des grâces, et toute misérable que vous me voyez, si j’avais seulement gros comme une tête d’épingle de fidélité, je serais comblée. Nous savons beaucoup, mais nous ne voulons pas faire, nous ne voulons point de captivité. Il faudrait que Dieu fît tout, sans que nous en ayons la peine, et si Dieu nous laisse un peu dans notre pauvreté nous nous fâchons, comme si Dieu nous devait quelque chose ».

Une religieuse lui demanda comment elle l’entendait de se tenir près de Dieu. Elle lui répondit : « Que fait le soleil quand vous êtes en sa présence, ne vous éclaire et échauffe-t-il pas ? De même quand vous êtes auprès de Notre Seigneur, il vous éclaire de ses lumières, et vous donne les grâces qui vous sont nécessaires pour vous préserver de l’offenser ».

n° 1974 D12 p.4

16 octobre 1697

« Je ne suis pas à le lui dire ». Tournure ancienne pour : je ne tarde pas à le lui dire, je lui ai déjà dit, ce n’est pas la première fois.

Une religieuse étant seule avec cette digne Mère, le 16 octobre 1697, comme elle allait parler à une personne, elle lui dit : « Ma Mère, détournez-la donc de l’amusement où elle est avec tous ces directeurs ». « Je ne suis pas à le lui dire, lui répondit-elle, mais c’est qu’elle veut atteindre à de grands états, et la contemplation la plus sublime et élevée n’est pas assez haute pour elle. Elle veut une grâce qu’elle n’aura jamais et dont même elle n’est pas capable ». Elle lui répartit là-dessus : « Mais, ma Mère, est-ce que vous ne lui faites pas connaître son erreur, et que vous ne lui dites pas ? » Elle lui répondit : « Je ne suis pas à le lui dire, car je ne trompe point les âmes, mais elle ne me veut pas croire, et quand les âmes sont ainsi, il faut les laisser. C’est comme un torrent impétueux qui n’a point de digue, et que l’on ne peut arrêter. Mais Notre Seigneur permettra que dans la suite elle s’égarera elle-même, et sera obligée de revenir, et se rendre à ce qu’on lui a dit.

J’ai vu autrefois des choses qui me servent dans les occasions de comparaisons. Je me souviens qu’il y avait en un lieu des bêtes qui en voulaient sortir, et je leur ouvrais la porte pour leur en donner la liberté, et ces bêtes, au lieu d’y aller, s’allaient toujours heurter contre la muraille, et n’en prenaient point le chemin que je leur montrais. Voilà comme font ces âmes. Elles veulent aller à Dieu, mais elles n’en veulent pas prendre le chemin ni la bonne voie que l’on leur montre. Elles se heurtent à ceci, à cela, et au lieu d’en approcher, elles s’en détournent, car qui peut s’élever à Dieu par l’élévation ? Ne faut-il pas s’abaisser et rentrer dans son néant, c’est là uniquement où l’on trouve Dieu, quand on sait s’anéantir et ne vouloir rien être. Mais c’est que le penchant de la créature est l’orgueil et l’élévation. Nous avons hérité cela d’Adam notre premier père, et si vous le marquez vous verrez que toujours, tout ce que nous voulons et désirons, même pour les choses de Dieu, ne sont que par rapport à nous-mêmes. Tantôt nous cherchons un appui d’un côté, ou autre chose d’un autre, si bien que Dieu n’est jamais purement en nous le motif de nos intentions. 0 heureuses les âmes qui n’ont que le pur regard de Notre Seigneur, et qui font ce qu’elles peuvent pour lui plaire, et lui être fidèles dans ce qu’il demande d’elles ».

n° 2059 D12 p.12

6 novembre 1697

Le 6 novembre 1697, comme on lui parlait d’une fille, elle nous dit : « Croyez-moi, j’ai de l’expérience, et depuis bien quarante ans, et je dirais bien soixante, j’ai remarqué une chose, retenez-la bien. C’est qu’il faut bien prendre garde aux qualités naturelles de l’esprit qui ne changent jamais, et celles aussi de certaines petites âmes de grâces, qui ont l’esprit borné. Il faut beaucoup s’appliquer à connaître leur grâce, pour les conduire directement selon ce qu’elle demande d’elles, sans les retirer de leur simplicité, sous quel beau et bon prétexte que ce soit, ou de les produire, de vouloir qu’elles parlent bien, pour les faire valoir et estimer des autres. Prenant même garde de ne leur pas faire connaître leur élévation auprès de Dieu, parce que si une fois la bonne opinion d’elles-mêmes s’empare de leurs cœurs, les voilà perdues pour toujours, parce qu’ayant les esprits bornés elles se heurtent aux sentiments d’estime et de complaisances qu’elles ont d’elles-mêmes, et ne veulent pas croire ceux qui les en veulent dissuader. Si bien qu’à la fin elles perdent leur grâce, et le mal en est sur ce que l’on les en fait sortir, en la leur faisant connaître, et les élevant trop ».

n° 2066 D12 p.13

Date présumée : 1697

Cette nuit j’ai un peu prié Dieu, j’ai pensé que ce n’était pas assez d’avoir l’intention droite vers Dieu pour faire toutes ses actions en sa vue et en son amour, mais qu’il fallait encore avoir l’attention actuellement à lui, et à la grâce pour écouter à chaque moment ce qu’elle demande de nous afin de nous y rendre fidèle, car tout dépend de cette fidélité, « Hodie, si vocem... etc. », et si vous entendez sa voix prenez garde d’endurcir vos cœurs ; il faut quand elle frappe à nos cœurs l’écouter, et suivre ce qu’elle nous dit. Oh ! si l’on savait le malheur d’une âme endurcie qui a méprisé cette voix adorable, Jérémie en fait le portrait dans ses Lamentations.

Tenez-vous proche de Dieu, ne voyez rien hors de Dieu, ne le perdez pas de vue, ayez un bas sentiment de vous-même (...), aimez Dieu uniquement et constamment pour l’aimer éternellement.

n° 238 C404 p.615

Date présumée : 1697

« Ne vous souciez point de l’estime et de l’opinion des créatures ; conservez votre paix ». Là-dessus, cette religieuse lui dit qu’il s’agissait quelquefois des intérêts de la Religion ou des Supérieures qu’on est obligée de soutenir, et de se tirer à cause de cela de sa tranquillité. Elle lui répondit : « Dans ces occasions on a une loi qui nous dicte ce qu’il faut dire et faire ». La religieuse lui objecta qu’il fallait pour avoir la paix avoir quelquefois des complaisances avec certaines personnes peur de les choquer et de troubler la paix. Elle lui répartit : « Il ne faut point craindre cela, et dire ce qu’on croit être obligée et arrive ce qui pourra, Dieu fera le reste en temps et lieu ».

n° 317 N254 p.6

Date présumée : 1697

Heureuse l’âme anéantie. Vous voyez la terre pendant l’hiver : ce n’est que stérilité et désolation. Elle ne fait rien paraître des richesses qu’elle renferme ; tout paraît mort, sec et aride. Les âmes anéanties sont de même à l’extérieur : tout y est commun, pauvre, souvent imparfait, et, sous ces apparences, elles conservent de grandes richesses. Et, quand le printemps reviendra, vous les verrez briller à la faveur de leur divin soleil Jésus Christ Notre Seigneur. Nous ne sommes pas excusables des choses que nous ne pratiquons pas, pour les avoir sues et puis oubliées par inapplication et légèreté d’esprit.

n° 455 P123 p.149

Date présumée : 1697

Remarquons pour finir l’attention de Notre Mère Mechtilde à l’habitation et à la vie de la Sainte Trinité en nous. Nous avons rencontré plusieurs fois cette pensée au cours de ces pages.

« L’anéantissement de Dieu ».

Sans doute est-il inutile d’expliquer ce que Notre Mère Mechtilde veut dire. Cela se comprend aisément dans la mentalité de l’époque.

Par le pur usage de la foi, la Sainte Trinité habite en nous et y fait ce qu’elle fait dans le ciel, c’est-à-dire que le Père y engendre son Fils, et que le Père et le Fils produisent le Saint Esprit.

Dans les commencements que j’ai eu ces lumières, cette pensée de Dieu présent en moi y faisait une si forte impression et de tels effets que, toute transportée hors de moi-même je croyais aller jusqu’aux nues et faire des merveilles ; mais misérable que je suis, me voilà comme vous voyez, revenue toute nature et toute humaine. Tâchez cependant de vous accoutumer tout doucement à envisager Dieu présent en vous. Ne le faites pas par effort, ni en vous formant une idée (Dieu est incompréhensible), mais croyez qu’il est présent en vous par un acte de simple foi, et occupez-vous de cette vérité en allant et venant par la maison et en toutes rencontres.

Une âme qui est fidèle à cette pratique ne se laisse emporter ni à ses passions, ni à ses humeurs naturelles, ni au tourbillon des affaires même les plus embarrassantes. Au milieu de tous ces tracas, elle sent quelque chose qui l’élève au-dessus d’elle-même et de tout le créé, et c’est cette tendance vers Dieu présent en elle qui l’attire, lui disant intérieurement qu’elle n’est point faite pour cela, et que ce qu’elle possède en elle vaut mieux que toutes choses. Elle n’a plus besoin de direction d’intention, elle a toujours le cœur tourné vers le divin Objet.

Oh ! quelle merveille de voir l’anéantissement de Dieu à se tenir toujours en nous sans nous abandonner un seul instant, ni jour, ni nuit. Et nous ne voudrions pas nous contraindre un peu pour nous tenir en sa sainte présence. Ah ! travaillons-y tout de bon et ne vivons plus de nos sens.

Hélas, je sens ces vérités, je vous y exhorte et mes paroles n’ont point effet de grâces. Malheureuse que je suis ! On ne sait pas ce que je souffre, ni les pensées et sentiments que j’ai de moi à ce sujet. Quand vous ne savez que faire, pensez que Dieu est en vous et occupez-vous à le remercier de toutes les grâces qu’il vous fait actuellement ; vous en recevez une infinité auxquelles vous ne pensez point et que vous ne connaissez même point.

n° 2455 B532 p.65

C’est à dessein que nous ne faisons pas de table analytique pour ce petit volume. Nous laissons chaque moniale le soin de l’établir elle-même selon ses goûts et ses inclinations.

La table des matières se limite donc pratiquement à une simple nomenclature des dates ou des sujets des Entretiens [non reproduite : chronologique, couvrant les années 1685 sq., mais surtout 1694 à 1697]






LES AMITIÉS MYSTIQUES de Mère Mectilde [D.T.]

du Saint-Sacrement

(1614-1698)







Un Florilège établi par

Dominique Tronc






avec l’aide de moniales

de l’Institut des Bénédictines

du Saint-Sacrement











Copyright 2017 Dominique Tronc







Collection MECTILDIANA

dirigée par Daniel-Odon Hurel, c.n.r.s. et Joël Letellier, o.s.b.


La collection Mectildiana aux Éditions Parole et Silence regroupe un ensemble de textes relatifs à Mère Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine Mectilde de Bar, 1614-1698) en trois séries :


Série des « Œuvres complètes » présentant les écrits de Mectilde du Saint-Sacrement.

Série « Études et documents » consacrée à des études se rapportant au contexte mectildien.

Série « Œillade » destinée à faire connaître par des choix de textes la spiritualité mectildienne.


Série « Études et documents » :

1. Yves Poutet, Catherine de Bar (1614-1698). Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Moniale et fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, Avant-propos du P. Joël Letellier, o.s.b. Parole et Silence, 2012.

2. Autour de Jean de Bernières (1602-1659). Actes du colloque du samedi 13 juin 2009 à Caen, éd. par Jean-Marie Gourvil et Dominique Tronc, Parole et Silence, 2012.

3. Dominique Tronc, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Préface du P. Joël Letellier, o.s.b. Parole et Silence.






Préface

Le XVIIe siècle est souvent qualifié de « siècle mystique » par excellence et si, à chaque période de l’histoire du christianisme, pour ne parler que de la religion chrétienne, des hommes et des femmes ont vécu saintement et ont eu une vie spirituelle intense, il n’y eut peut-être pas une aussi grande floraison d’âmes mystiques engagées dans la contemplation des choses de Dieu, comme dans l’action caritative et apostolique, que dans ce « Grand Siècle » qui, pour nous, apparaît aussi déroutant que fascinant.

Au-delà des grandes figures ecclésiastiques telles que Richelieu, Bossuet ou Fénelon dont tout le monde a entendu parler, il y a des hommes et des femmes, et surtout beaucoup de femmes, grandes abbesses réformatrices, prieures, humbles moniales ou tout simplement personnes laïques vivant dans le monde, fortement éprises de spiritualité, d’intériorité, d’union à Dieu.

La grande histoire peut ne s’intéresser qu’à la politique, aux gens de pouvoir, aux guerres, aux alliances qui se font et se défont, mais il y a une plus grande histoire qui peut ne pas apparaître d’emblée, mais qui supplante en profondeur tout cela, c’est celle des âmes, des inclinations secrètes du cœur envers Dieu et le prochain. C’est cette Alliance de Dieu avec ses créatures aimées qui se révèle alors comme transcendant tout le reste et même peut-être le balayant comme choses futiles et éphémères.

À la recherche de l’essentiel, de la perle unique, les âmes spirituelles sont prêtes à un dépouillement total pour toujours mieux s’ouvrir au mystère de Dieu. Car c’est bien cela la mystique : l’élan intérieur suscité par la grâce divine pour mieux correspondre à la Parole aimante et agissante de Dieu, le don de soi à Dieu et aux autres pour que le mystère de Dieu se dévoile autant qu’il est possible ici-bas et transfigure celui ou celle qui le sert et le contemple. La plus noble et la plus vraie trame historique se situe là : dans le cœur à cœur de la prière, de la disposition intérieure et du dévouement de ces âmes éprises d’absolu et d’amour.

C’est à la découverte de ce monde intérieur du « Grand Siècle » que nous entraîne avec finesse et pédagogie Dominique Tronc en ces pages où la parole est largement donnée à des témoins authentiques gravitant autour de la figure emblématique de Catherine de Bar, en religion Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698) qui couvre en quelque sorte tout le siècle lui-même. Tout l’intérêt de ce florilège est de nous faire prendre conscience, à travers la succession chronologique des auteurs choisis, du monde spirituel qui est celui de l’époque et, aussi, de nous faire mieux percevoir les filiations de pensée, les connexions spirituelles, les ressemblances et les dissemblances.

Dominique Tronc connaît profondément cette période ou mysticisme et conflit cohabitent parfois durement alors même que le but à atteindre est la paix de l’âme. L’éditeur des écrits de Madame Guyon sait ce qu’il en coûte lorsque ce qui regarde la vie intérieure est exposé sur la place publique. Les accusations de quiétisme, de préquiétisme ou, à l’inverse, de jansénisme ont largement faussé les regards et jeté le discrédit ou le soupçon sur nombre d’auteurs spirituels. Ici, le regard se fait plus pur pour appréhender une plus juste réalité, de façon plus équilibrée et plus authentique.

De formation scientifique, Dominique Tronc s’intéresse à la mystique et, soutenu par son épouse Murielle qui collabore souvent à ses travaux, il nous a déjà livré un certain nombre d’ouvrages et de contributions sur cette période et principalement sur les réseaux spirituels en mettant en valeur les précurseurs, les contemporains et les héritiers notamment de Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Aidé ici par les sœurs archivistes bénédictines, il nous dresse un tableau chronologique de ces différents acteurs avec pour chacun, des extraits qui nous font entrer plus avant dans la mentalité de l’époque et dans une meilleure compréhension du contexte spirituel.

Nous tous avec lui sommes redevables du travail préparatoire des moniales qui ont recopié, classé, répertorié, archivé et, pour une part publié, les nombreux documents légués par leurs anciennes. Nous pensons tout spécialement à deux sœurs archivistes du monastère de Rouen aujourd’hui décédées : sœur Jeanne-d’Arc (Paule Foucard) et sœur Marie-Pascale (Paule Boudeville). Aujourd’hui, les études et recherches comme celle-ci sont grandement facilitées par l’attention et la compétence de sœur Marie-Hélène (Marie-Hélène Rozec), du monastère de Craon, archiviste de la Fédération Française de l’Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement, ainsi que par la disponibilité d’autres sœurs, telle celle ici de sœur Marie-Benoît (Hélène de Maillard Taillefer) pour la relecture de l’ensemble.

Nous pouvons remercier Dominique Tronc pour cette publication qui s’inscrit dans un vaste ensemble éditorial, celui qui prend corps peu à peu en cette collection Mectildiana au sein des éditions Parole et Silence.


P. Joël Letellier, o.s.b.

Abbaye Saint-Martin de Ligugé.

Le 29 septembre 2016, en la fête des saints Archanges.


Remerciements

Cette récolte de textes mystiques issus de Mère Mectilde est redevable aux générations de moniales qui les ont inlassablement copiés à partir des originaux disparus, puis partiellement édités à la fin du XXe siècle.

Je suis très heureux d’avoir été accueilli aux monastères de Rouen puis de Craon. Sœur Marie-Hélène Rozec, archiviste de la Fédération française des Bénédictines du Saint-Sacrement, a vérifié sur des manuscrits jugés sûrs -- et corrigés en de multiples endroits -- les extraits qui constituent ce Florilège. Rédactrice du chapitre “Histoire des transmissions”, elle m’a introduit avec patience aux nombreuses sources constituées sur plus de trois siècles au sein de l’Institut : nous les avons redécouvertes ensemble à Rouen et à Craon. Sœur Marie Benoît de Maillard-Taillefer a eu la patience de tout relire en suggérant d’utiles corrections. Qu’elles soient remerciées.




LES AMITIÉS MYSTIQUES DE MÈRE MECTILDE

Ouverture

« Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas.

« C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y saurait voir goutte pour les comprendre par lui-même.

« Ce « Rien » dont notre Mère [Mectilde] parle avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et en vide, pour être revêtue de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter.

« Mais nous pouvons dire encore que la nature par elle-même ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su, du rien faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à Rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où il la peut mettre. » 54.

Il n’est nul besoin de revenir sur la vie extérieure de Mère Mectilde (voyages, épreuves, fondation de l’Institut, etc.) puisqu’elle a été fort bien décrite dans tous ses détails. Notre point de vue sera tout autre, car nous allons nous centrer sur le vécu intérieur de Mectilde. Sa vie se nourrit en effet d’une expérience spirituelle profonde et les fondations ne sont que le jaillissement créateur qui en est issu : sans la grâce, l’action dans le monde n’aurait ni sens ni fondement. C’est cette intériorité qui attire encore à l’heure actuelle les femmes qui aspirent à rentrer dans la communauté : l’appel mystique vécu par la mère fondatrice s’est transmis de génération en génération, toujours vivant.

Autour de cet axe central, il nous a paru utile de rassembler des textes qui sont toujours d’actualité pour le chercheur spirituel, car ils émanent d’une personne qui a demandé la grâce et qui l’a reçue. Ce choix comprend essentiellement des lettres de Mère Mectilde : elle fut en effet en relation avec de nombreux correspondants qui partageaient la même recherche mystique. De nombreuses lettres possèdent une force intérieure toujours actuelle qui peut aider des chercheurs de vérité.

C’est tout un milieu que nous allons découvrir : c’est pourquoi nous avons donné à ce volume le titre d’Amitiés mystiques 55. Dès sa jeunesse et pendant une vie exceptionnellement longue pour l’époque puisqu’elle couvre quatre-vingt-trois années, Mectilde a connu un milieu très favorable à l’expérience intérieure. Nous verrons ainsi se succéder des correspondant(e)s que nous avons classé(e)s en trois groupes selon un ordre chronologique : des « aînés » dans la voie spirituelle l’ont aidée dans sa recherche intérieure ; puis elle a noué des amitiés avec des compagnes de la même génération ; enfin en tant que Mère Mectilde du Saint-Sacrement, elle a transmis son expérience à ses dirigées ou aux visiteurs.

 Chaque figure aura son entrée et un choix de textes. L’ordre chronologique sera respecté : il s’ouvre sur les initiateurs et s’achève sur des figures sous influence tandis que la première ANNEXE donne une liste de figures omises au fil du texte principal.

Nous verrons ainsi le franciscain du Tiers Ordre régulier Chrysostome de Saint-Lô, puis Jean de Bernières s’imposer comme ses directeurs principaux, tandis que Marie des Vallées et Charlotte Le Sergent ont exercé des influences profondes, mais plus discrètes (QUATRE « AÎNÉS DIRECTEURS »).

Mectilde ayant alors atteint la maturité peut fonder et animer mystiquement son Institut des bénédictines du Saint-Sacrement. Elle nous fait partager un “véritable esprit” qui l’anime par des extraits de Conférences et d’Entretiens.

Revenant au fil des amitiés mystiques nous nous attacherons à des COMPAGNES ET COMPAGNONS : l’amie Marie de Châteauvieux, la Mère Benoîte de la Passion (Élisabeth de Brême), Dorothée (Heurelle) deviennent des bénédictines rattachées à l’Institut. Le lorrain Épiphane Louys, confesseur mystique et abbé d’Estival, est en relation étroite avec la Mère Benoîte et aidera Mectilde. Monsieur Bertot, ami de Jean de Bernières et confesseur des ursulines de Caen puis des bénédictines de Montmartre, assurera des contacts.

Puis nous nous intéresserons à la génération suivante une AMIE & DES MONIALES. Elles se livraient en toute vérité et Mère Mectilde répondait sans complaisance avec toute la rigueur nécessaire au grand but poursuivi, mais guidée par l’amour immense dans lequel elle baignait.

Enfin, n’oublions pas des RELATIONS & INFLUENCES plus larges et parfois tardives. La Tradition bénédictine fut forte, les relations avec le jésuite Guilloré ou avec l’archiprêtre Boudon furent cordiales. À la fin de sa vie, la Mère du Saint-Sacrement rencontra madame Guyon et Fénelon, figures éminentes du courant de la quiétude issu d’une même source, l’Ermitage fondé par monsieur de Bernières.

§

Ce parcours chronologique ne livre qu’une petite partie de ce qui nous est parvenu, car les moniales nous ont préservés près de trois mille lettres et pièces diverses en les recopiant durant trois siècles 56. Ces lettres et d’autres pièces manuscrites 57 sont répertoriées dans un Fichier central 58 établi au siècle dernier. Nous disposons de près de mille d’entre elles, éditées à fin de lecture spirituelle 59 et connaissons souvent l’histoire des transmissions 60.

L’intérêt des correspondances l’emporte à l’époque classique sur celui des textes publiés, car elles traduisent des amitiés initiatrices qui respectent « l’autre » dans ce qu’il a de personnel et d’unique 61. Leur usage privé ou limité à des lectures dans un cercle discret permettait d’échapper aux censures de l’État et de l’Église. Enfin les lettres résistaient assez bien aux travaux éditoriaux de réécriture 62 courants à l’époque.

Ce Florilège a été établi par « distillations successives » opérées par lecture de l’ensemble des imprimés disponibles. Les extraits proposés ont été vérifiés et corrigés par sœur Marie-Hélène Rozec [s. M.-H.] en recourant à des manuscrits considérés comme fiables par les auteures du Fichier Central. Nous y avons adjoint des extraits de manuscrits, tels que ceux concernant Madame de Béthune, ainsi que des extraits d’écrits hors correspondances (Conférences et Entretiens). Dans tous les cas l’orthographe a été revue ainsi que la ponctuation.


Rares sont les ensembles de correspondances qui conservent une pleine utilité pour le lecteur d’aujourd’hui : pour le Grand Siècle, on peut citer celles de François de Sales, Jean-Joseph Surin, Marie de l’Incarnation (du Canada), Jeanne-Marie Guyon, François de Fénelon. Les lettres de Mère Mectilde sont de la même profondeur.

Afin de situer Mectilde au centre de relations multiples, nous commencerons par un bref rappel des durées qu’elle vécut en des lieux très divers : il témoigne d’une longue vie semée d’épreuves. On complétera cette présentation par les études disponibles citées en notes et annexes.

Le premier chapitre s’achève sur une « Chronologie et durée des états de vie ». Chaque personnalité incarnant la grâce de façon différente, des extraits tenteront de cerner l’esprit mystique qu’elle transmettait à des compagnes lorsque la formation spirituelle explicitée au second chapitre fut achevée. Le chapitre suivant situé presque au centre de gravité de l’ouvrage opère un choix dans des pièces sans destinataires (datées on non). Les trois derniers chapitres distribuent par correspondant(e)s celles dont les destinataires sont connu(e)s ; ils couvrent la plus grande partie du volume.

§

Pour aller au-delà de notre choix orienté mystiquement, on dispose d’un large éventail. Il fut édité par les sœurs de l’Institut à la suite de l’achèvement d’un Fichier Central listant les sources des pièces d’origine mectildienne distribuées dans l’Institut. Pour faciliter l’usage de cette vaste entreprise éditoriale, nous reconstituons sa trame en fin de l’annexe « Histoire de transmissions ».

Nous nous effaçons devant les témoignages mystiques livrés ici en caractères romains. Résultat d’une lente distillation opérée sur l’ensemble publié ainsi que sur certains manuscrits, puis vérifiés, ils prédominent largement au fil du texte principal. À lire sans ordre imposé !




MECTILDE (1614-1698)

La biographie de Mectilde 63 a été souvent et bien présentée 64. Précisons seulement ici les durées vécues dont rend compte la « Chronologie et durée des états de vie » (fin de ce chapitre). En effet seules des durées associées à des lieux de rencontres possibles entre personnes physiques permettent des influences profondes des aînés aux cadets sur la voie mystique.

La vie de Mectilde comporte deux périodes de durées comparables : jeunesse et années de formation intérieure, puis accomplissement d’« une mystique de présence continuelle à Dieu grâce à la pauvreté de cœur 65 ».

Jeunesse et années de formation intérieure :

En première moitié de vie, dix-sept années précèdent l’entrée dans un ordre religieux suivies de dix-neuf années qui connaissent voyages d’est en ouest et inversement. Ces déplacements forcés s’accompagnent de nombreuses épreuves. Elles sont  intérieures et extérieures. Un incendie et deux guerres sont vécus sur les marches du Royaume sans parler de la Fronde et de sa misère parisienne. Mectilde vit des changements d’état consacrés, d’annonciade en bénédictine « simple » puis prieure et fondatrice.

Cette période est souvent dramatique, extérieurement très active, parfois presque chaotique, partageant le lourd souci de la responsabilité de communautés : elle voudra s’y soustraire 66. Les événements ne renverseront pas l’équilibre de notre solide Lorraine, mais ne lui épargneront ni doutes, ni angoisses, ni maladies.

En durées, cette première moitié de la vie couvre près de huit années comme annonciade 67, puis quatre années comme bénédictine, ces dernières réparties presque également entre Rambervillers, Saint-Mihiel, Montmartre 68, la région caennaise. Et ce n’est pas fini : succèdent quatre années à Saint-Maur près de Paris, trois années au Bon Secours de Caen, enfin un semestre à Rambervillers 69.

Une moitié lorraine vécue à l’est, hors ou aux marches du royaume, est ainsi « équilibrée » si l’on peut dire par une autre moitié vécue à l’ouest ou au centre du royaume entre région parisienne et région de Caen. Les multiplicités de lieux et de déplacements sont souvent accompagnées de pauvreté, voire de misère. Au total deux « séjours » à Rambervillers, deux « séjours » caennais, six déplacements avec changements de vie 70.

Accomplissement d’une mystique de présence à Dieu.

Les quarante-sept années parisiennes de la deuxième période de maturité et de vieillesse comportent encore des déplacements liés aux fondations : ainsi quatre visites sont attestées pour celle de Rouen 71. Ce presque demi-siècle couvre trois années d’implantation parisienne, puis cinq années vécues au monastère de la rue Férou, enfin trente-neuf années plus paisibles (après une crise intérieure culminant en 1659, l’année de la mort de son guide Jean de Bernières). Elles sont vécues au monastère de la rue Cassette 72.

Adhérer-adorer

Après cet aperçu biographique, illustrons l’esprit communiqué autour d’elle. Mectilde laissera comme testament les deux seuls mots « adhérer-adorer » ; « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette “volonté de Dieu qui est Dieu même” ». Elle se situe mystiquement dans la ligne du franciscain capucin Benoît de Canfield ce qui s’explique assez naturellement par sa première appartenance franciscaine comme annonciade, un ordre proche des capucins, et parce qu’elle a passé un an à Montmartre auprès de l’abbesse Marie de Beauvilliers aidée au début du siècle par Benoît lors de la célèbre et difficile réforme du monastère.

D’autres influences indirectes s’exercent, dont témoignera un beau texte glosant Jean de la Croix si important pour elle 73, cité infra dans la section consacrée à Marie de Châteauvieux.  Il livre en même temps un aperçu sur la direction exercée par la fondatrice, bien adaptée à des intellectuels, direction ferme, mais aussi toute chargée d’une dynamique positive. Au-delà de Jean de la Croix, qui à l’époque n’est pas encore pleinement reconnu par tous, Mectilde a lu d’autres auteurs mystiques contemporains 74.

Mais nous donnons la priorité aux rapports directs entre personnes bien vivantes. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l’acquérir. Vous me direz peut-être qu’elle est trop rigou­reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu’est-ce donc que ces sacrifices qu’elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l’humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […]

Laissez à cette divine sainteté la liberté d’opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s’y opposent. Dès qu’elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s’imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l’on veut se donner la liberté d’aller partout ; [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l’on s’attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…

Il n’y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n’est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langa­ge, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n’avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l’anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l’éternité. Ce n’est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m’a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi 75.


Une conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie éprouvée :

Il n’est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité […]

C’est donc dans l’intime de votre [98] âme, où ce Dieu de Majesté réside, que vous devez l’adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seule­ment pour soutenir mon être, comme dans les créatures inani­mées, mais il y est agissant, opérant, et pour m’élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d’obstacle à sa grâce.

Imaginez-vous qu’il vous dit intérieurement : « Je suis toujours en toi, demeure toujours en moi, pense pour moi et je penserai pour toi et aurai soin de tout le reste. Sois toute à mon usage comme je suis au tien, ne vis que pour moi », ainsi qu’il dit dans l’Écriture : « Celui qui me mange vivra pour moi, il demeurera en moi et moi en lui » (Jn 6, 57).

Oh ! Heureuses celles qui entendent ces paroles et qui adorent en esprit et en vérité le Père, le Fils et le Saint-Esprit et Jésus Enfant dans sa sainte naissance avec les saints Mages, si vous voulez que nous retournions au Mystère de l’Épiphanie 76.



Chronologie et durées des états de vie


Cette chronologie 77, donnée aux deux pages suivantes pour un aperçu d’ensemble face à face, souligne les avatars et les DIFFICULTÉS surmontées au cours d’une longue vie.

Mectilde vécut de nombreux allers et retours de l’est à l’ouest sous plusieurs états (d'annonciade, de bénédictine, de fondatrice).

Les durées sont soulignées.

1614 31/12 : Naissance de Mectilde = 17 années avant l’entrée dans un ordre religieux.

1631 /11. Annonciades rouges de Bruyères (Vosges).

1633. « Soeur Catherine de Saint Jean l’évangéliste ».

1635. « Mère Ancelle ».

1635 29/05 : INCENDIE du couvent de Bruyères, exode Saint-Dié-Badonviller-Epinal.

1636 à 1638. Séjour à Commercy où elle tient une école.

1638 à 1639. Second séjour à Saint-Dié.

= 1631 /11 à 1639 /07 = 7 ans 8 mois annonciade (dont 4 ans 1 mois hors couvent de Bruyères).

1639 02/07 : Bénédictines de Rambervillers (Vosges).

1640 11/07 : « Soeur Mectilde » ou Catherine-Mectilde.

= 1639 /07 à 1640 /09 = 1 an 2 mois bénédictine à Rambervillers, Vosges.

1640 /09. GUERRE DE TRENTE ANS, départ vers Saint-Mihiel.

1640 /09 à 1641 21/08 : Saint-Mihiel.

= 1640 /09 à 1641 21/08 = 1 an bénédictine à Saint-Mihiel. Avant de se séparer les religieuses ajoutèrent chacune un nom à celui qu’elles portaient déjà. C’est ainsi que Mère Mectilde prit le nom « du Saint-Sacrement ». (Cf. P 101, 99). Mère Bernardine partit de Rambervilliers avec ses religieuses pour St Mihiel un peu après Pâques 1641.

1641 01/08 : Pèlerinage au sanctuaire marial de Benoîte-Vaux pour obtenier de la Vierge Marie la grâce d’être reçue à l’abbaye de Montmartre.

1641 21/08 : Départ pour Paris.

1641 24/08 : Refuge à Paris (Mlle Le Gras) = une nuit !

1641 25/08 à 1642 10/08 : arrivée à Montmartre suivie d’un séjour.

= une année au monastère des Bénédictines de Montmartre, Paris.

1642 /08. En Normandie à Caen, Almenèches, Vignats, Barbery.

1643 /06. Fin de séjour normand = 10 mois en Normandie.

1643 23/08 : Saint-Maur [des-Fossés], près Paris.

= 1643 /06 à 1647 /06 : = 4 ans à Saint-Maur près Paris.

1644 25/03 : Décès du P. Jean-Chrysostome.

1647 21/06 : Priorat des Bénédictines N.-D. du Bon-Secours de Caen.

= 1647 /06 à 1650 /08 : = 3 ans 2 mois au monastère des Bénédictines N.-D. du Bon-Secours de Caen.

1650 28/08 : prieure à Rambervillers = 7 mois à Rambervillers, Vosges.

1651 24/03 : GUERRE FRANCE-EMPIRE, arrivée à Paris, rue Saint Dominique, « Le Bon ami ».

1652 14/08 : Premier contrat de fondation.

1653 25/03 : Première exposition du Saint Sacrement lors de la fête de l’Annonciation, rue du Bac.

1653/05 obtention des Lettres Patentes.

1654 12/03 : Pose de la croix rue Férou et première Amende honorable prononcée par la Reine.

1654 22/08 : La Vierge est élue Abbesse perpétuelle.

= 1651 24/03 à 1659 21/03 : = 8 ans à Paris (dont 5 ans environ rue Férou en location de 1654 à 1659.

1659 21/03 : rue Cassette (installation).

1664 08/12 : Toul (fondation de).

1666 28/04 : Rambervillers (agrégation du monastère).

1669 08/04 : Nancy, Lorraine.

1684 Paris (Second monastère) (fondation du).

1685 Caen (agrégation du monastère des bénédictines).

1688 Varsovie & Châtillon-sur-Loing (fondations de).

1696 Dreux (fondation de).

1698 06/04 : Mère Mectilde décède à l’âge de 83 ans 4 mois 6 jours à la veille de l’Annonciation, transférée après Pâques cette année-là, le dimanche de Quasimodo.

= 39 ans rue Cassette, (1659-1698).


DES « AÎNÉS DIRECTEURS »


Nous privilégions les influences reçues de figures qui, ayant précédé Mectilde sur le chemin mystique, lui apportèrent de précieuses directions et des conseils : ils sont nés entre 1590 et 1604 soit au moins dix ans avant elle et c’est leur expérience qu’elle va revivre. Cette partie les regroupe ; elle se situe en « amont » dans l’histoire intime des amitiés d’une Mectilde encore « progressante ».

Mectilde eut en effet la chance d’être dirigée par quatre mystiques accomplis, un tel cas demeure unique à nos yeux -- et elle sut avec ténacité en tirer parti. En effet se succèdent : le Père Chrysostome de juin 1643 à son agonie en mars 1646, la « sœur Marie » des Vallées qui disparaît en 1656 78, la Mère de Saint Jean l’évangéliste (Charlotte Le Sergent 79), bénédictine qui demeurera cachée à Montmartre 80, enfin Monsieur de Bernières, actif à l’Ermitage de Caen jusqu’à sa mort soudaine en 1659. Seul ce dernier a fait récemment l’objet d’approches variées et d’éditions de textes.

Des relations intimes illustrent comment fonctionne un réseau d’amis qui s’entraident sur le chemin mystique. Elles nous sont parvenues grâce à l’Institut fondé par Mectilde. Ses soeurs bénédictines ont su les préserver dans leurs monastères, mais le corpus des textes accumulés reste à défricher.

Une telle diversité de relations croisées associée à leur préservation demeure à nos yeux uniques 81. Elles n’ont pas fait l’objet d’études aussi nombreuses que celles sur tel mystique largement reconnu qui demeure isolé, voire placé sur un piédestal. Cette relative absence, mais plutôt l’utilité toujours actuelle de méditer sur des relations exemplaires entre pèlerins mystiques justifie notre travail 82.

Nous commençons par l’« aîné » Père Chrysostome de Saint-Lô. Son disciple Jean de Bernières, qui le suivra dans le tour des amis que nous menons chronologiquement -- à défaut d’établir une synthèse qui demanderait un rappel des liens croisés entre les membres de ce réseau spirituel 83 -, écrivait à Mectilde peu après la disparition de leur « bon père » Chrysostome :

ce me serait grande consolation que [...] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père [...] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père [...] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu ? 84.


Jean-Chrysostome de Saint-Lô (~1595-1646)


Cette section consacrée au « Père des mystiques normands » sera ample dans sa présentation incluant celle de son cadre. Par contre nous ne situerons que brièvement les autres figures principales, pouvant renvoyer à leurs sources et à des études.

On connaît mal le passeur mystique Jean-Chrysostome 85, tandis que Bernières, Marie des Vallées, l’abbé d’Estival Épiphane Louys, et même certaines des compagnes et des dirigées de Mectilde sont aujourd’hui assez bien étudiés. Le Père Chrysostome est à la source d’un vaste réseau spirituel.

Le cercle mystique normand donnera naissance à trois branches : (1) celle ouverte par Mectilde, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; (2) celle prenant pied en Nouvelle-France, ensemencée par Marie de l’Incarnation et par François de Laval ; (3) une « école de la quiétude » dont le passeur est Monsieur Bertot puis l’animatrice Madame Guyon auprès de Fénelon et de membres de cercles cis (français) et trans (européens). Nous approchons dans le présent volume la branche d’un « delta spirituel » qui a été moins explorée par suite de la vie en clôture. Outre son intérêt propre, elle a assuré la conservation de très nombreux témoignages ainsi bien protégés jusqu’à notre époque et qu’il importe de sauver 86.

Il s’agit d’abord de présenter l’esprit franciscain qui anime aussi bien la jeune annonciade Mectilde que les membres de l’Ermitage fondé par Bernières sur la suggestion de Jean-Chrysostome, nombreux amis qu’elle rencontrera dans un malheur transformé pour elle en source d’approfondissement mystique.

L’esprit est transmis par un Provincial du Tiers Ordre Régulier franciscain dont la spiritualité encore proche du Moyen Âge ensemence le cercle mystique dont fera partie Mectilde. Un bref rappel historique précède ici les rapports entre le directeur et sa dirigée pour mieux situer une histoire -- qui reste ici française et donc somme toute locale -- dans le fil séculaire de la vénérable tradition mystique franciscaine. La tradition bénédictine est également importante pour Mectilde, mais nous l’abordons peu, seulement en fin de volume, car son caractère mystique est moins exprimé.

Tertiaires franciscains réguliers et Laïcs

L’historien Pierre Moracchini explique :

Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du Tiers-Ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c’est plus étonnant compte tenu de l’existence du premier ordre des frères mineurs – à un Tiers-Ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle87.

La première communauté du Tiers-Ordre Régulier franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401 et se propage jusqu’à Gênes où ils ont en charge l’hôpital 88 ; Catherine de Gênes (1447-1510) fut tertiaire franciscaine. De l’Italie arrivent deux membres du Tiers-Ordre Régulier, Vincent de Paris et son compagnon Antoine. Ils recherchent une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion, comme en témoigne le récit des tribulations de nos ermites aux mains des gens de guerre, alors qu’ils voulaient vivre cachés dans la forêt. Jean Marie de Vernon explique: 

Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, en 1590] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément… 89.

Pierre Moracchini résume ensuite l’histoire de la fondation qui prend forme :

Une fois guéri, Vincent reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. […] Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon : « Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la Demoiselle Flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième Règle de saint François d’Assize. […] Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M[onsieur] Acarie -- mary de sœur Marie de l’Incarnation, avant qu’elle entrast dans l’Ordre des Carmélites -- les Commentaires du docteur extatique Denis Rikel chartreux 90, sur la troisième Règle de saint François ».

Soulignons le lien de Vincent avec le couple Acarie : il se poursuivit probablement au sein du cercle qui incluait le chartreux Beaucousin, vit passer François de Sales. Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congrégation se développa et une bulle de 1603 ordonna qu’un Chapitre provincial fût tenu tous les deux ou trois ans. Le premier Chapitre eut lieu en 1604. Vincent de Paris étendit peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.

Apparaît le père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), figure centrale à laquelle se réfèrent les membres du cercle mystique normand qui n’entreprennent rien sans son avis. Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées (1590-1656), sa contemporaine qui va faire l’objet de la présentation suivante, jouira d’un prestige comparable et attirera chaque année ses membres à séjourner auprès d’elle.

Une vie chargée, des témoignages mystiques forts

Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en basse Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Âgé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612 au couvent de Picpus à Paris. Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France en 1622, définiteur général de son ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, puis premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves (après que la province de France eut été séparée en deux) en 1640.

Le temps de son second Provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Ste Élisabeth de Paris qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de Provincialat] […] Au confessionnal dès cinq heures du matin, il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt91.

Il alla en Espagne sur l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascension, du monastère de Burgos. Voyage rude et contraint, car il préférait la solitude :

Libéral pour les pauvres […] il ne voulait pas autre monture qu’un âne […] Dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat92.

Aussi, quand il fut enfin libéré de son provincialat, il éprouva une sainte joie et ne tarda pas à se retirer :

Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire […] passant à travers Paris […] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis…93.

Il enseignait : Qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’esprit de Dieu […] commencer par la vue des perfections divines […] ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu94.

Le cercle spirituel qui se rassembla autour de lui à Caen, comprenait Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont (sans doute tertiaire régulier), auxquels les historiens ajoutent Vincent de Paul et J.-J. Olier. Ils ont vécu ensemble « une doctrine d’abnégation, de désoccupation, de passivité divine…95» Jean-Chrysostome est la figure discrète, mais centrale à laquelle se référaient ces éminentes figures qui n’auraient rien entrepris sans l’avis de leur père spirituel :

L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis, marcher à grands pas, ou, pour mieux dire, courir avec ferveur dans les voies les plus simples de la haute perfection. […] La première est feu Mr de Bernières, de Caen. […] Le P. Jean-Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce, et qu’il n’aurait jamais de parfait repos qu’il n’y fût comme dans son centre 96.

Ce que nous connaissons provient de sa biographie écrite par Boudon. Les connaisseurs modernes de l’école des mystiques normands, Souriau97 et Heurtevent98, n’ajoutent guère à ses éléments : le premier éclaire le contexte historique ; le second ajoute qu’un de ses frères fut capucin, une de ses sœurs clarisse à Rouen : tout le milieu était donc d’inspiration franciscaine ! Boudon ne nous cache pas que son agonie fut difficile et qu’il traversa un dernier dépouillement intérieur. Il exerça peut-être un dernier soutien en liaison à des proches :

Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint Maur […] pour y voir la R. Mère du Saint-Sacrement [Mectilde], maintenant supérieure des Religieuses bénédictines du Saint Sacrement […] Elle était l’une des filles spirituelles du bon père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie : il passa environ neuf ou dix jours à Saint Maur, proche de la bonne Mère […] Au retour de Saint Maur […] il entra dans des ténèbres épouvantables […] il écrivit aux Religieuses :

 « Mes Chères Sœurs […] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi […] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille […] »

L’on remarqua que la plupart des religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher99.

Les trois seuls exemplaires connus des ouvrages de Jean-Chrysostome relèvent de deux sources100 : la première est constituée des Divers traités spirituels et méditatifs. Le Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, comporte des « Pensées d’Éternité d’un certain solitaire et d’un autre serviteur de Dieu » qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Si ce texte évoque les grandes peurs de la damnation, il possède par contre un côté biographique tout nouveau. Jean-Chrysostome y résume sobrement les biographies de deux amis 101 foudroyés par l’amour divin : après le coup de poing initial asséné par la grâce, la vie mystique est résumée en quelques périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre toute la durée de la vie. Une existence est dite en quelques paragraphes, ce qui nous livre une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition :

I. Le premier, étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’Éternité, en cette manière. C’est que huit jours durant, à même qu’il commençait la nuit à dormir dans son lit, (82) il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’Éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fonds de l’âme, y faisant une admirable impression.

II. Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit à l’oraison, Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement : ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.

III. Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui disaient sans cesse d’une commune voix « éternité d’amour », et son âme en demeurait fort élevée.

IV. Il passa à un état de peine, et demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer […] (84)

VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel.

VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit : Je t’ai aimé de toute Éternité : ce qui lui imprima une certaine idée de cet (85) amour divin, qui le séparait du souvenir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour, qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie102, laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute Éternité. […]

On passe maintenant à l’autre ami de Dieu :

I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.

II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : Mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.

III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]

IV. Après cet état, il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.

V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]

VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]

VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.

VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.

Dans son Traité second : La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul, Jean-Chrysostome balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place et toute la place au divin qui peut alors animer la créature : la passiveté mystique est le terme d’un long cheminement. Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et fournit des exemples plutôt qu’il n’expose une théorie :

Dieu tout bon a imprimé votre âme de Sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à Sa pure beauté. […] Le Bienheureux frère Gilles, Religieux mineur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il fallait que le spirituel fut un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu103.

À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu : de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant […] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour104.

Lors […] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme, qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour […] l’âme demeure souvent comme liée et garrottée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint-Esprit tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui105.

Le Traité troisième : les dix journées de la sainte occupation, ou divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour appartient aux schémas de retraites qui forment une littérature propre au XVIIe siècle. Leur forme répondait au besoin des directeurs dans les maisons religieuses (une retraite de dix jours est toujours pratiquée annuellement par les carmélites). Le thème de l’amour pur et la joie donnée par la grâce tranchent avec bonheur sur le pessimisme et la culpabilité qui se répandront dans les retraites de la seconde moitié du siècle. De la seconde source, Divers exercices…, nous retiendrons l’extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée :

Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état passé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même : allez droit à Dieu […] ne vous précipitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous […] Votre paix […] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fonds avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême. […]

Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul […] par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne [la grâce d’oraison], avec goût qu’elle seule savoure et peut dire106.

L’Exercice de la Sainte vertu d’Abjection, a été écrit pour répondre aux besoins du groupe de l’Ermitage fondé à Caen par son disciple Jean de Bernières. Le terme abjection ne doit pas être pris au sens péjoratif d’avilissement : il désigne l’humiliation et la prosternation intérieure devant la grandeur divine (second sens selon Littré), la prise de conscience due à la grâce que l’on n’est rien devant Dieu. Quelques extraits font comprendre l’extrême austérité du vécu de ces spirituels :

Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection/ Premier traité : de la sainte abjection. / La Société spirituelle de la sainte abjection ; / Pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé. / Avis. 107

Chapitre I. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe [orgueil] d’Adam.

Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lumières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’ambition, de l’orgueil, et de la vanité d’Adam […]

Chapitre II. Abjection dans le rien de l’être.

Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle, comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. Que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu. 2. Que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son créateur. 3. Qu’elle le voit dans une sublimité infinie. 4. Qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non-être, c’est-à-dire du néant et du rien.

La pratique. L’exercitant ainsi disposé : 1. Se réjouira de l’infinité Divine. 2. Il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu. 3. Il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute-puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime […]

Chapitre IV. Abjection d’inutilité.

Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occasion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. Il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infinité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] 4. Il supportera patiemment les inutilités des autres prochains. 5. Il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine […]

Chapitre XIX. Tourment d’amour en l’abjection.

La superbe vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin créateur où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables […] J’appelle cet état tourment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour […]

Méditation XXIII. De la sainte abjection de Jésus dans le reniement de St Pierre.

[108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’abjection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des Apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et coupable par un tel reniement […]

Méditation XXX. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement.

[130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mourir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extravagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tauler 108 […] souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conformes à Jésus […]

IV. Traité. Méditations d’abjection en la vue de la divinité.

Méditation I. D’abjection en la vue de l’existence divine.

Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire ; ainsi il s’est toujours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’encore que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien surtout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien […] chose inconcevable, qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer […]

Méditation XI. D’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine.

Considérez que Dieu […] reste toujours à connaître à l’infini dans son infinité.

Il semble que nous nous soyons éloignés loin de notre sujet ? Mais l’écart apparent nous permet d’être bien au fait du caractère rigoureux, mais attentif à l’autre, d’une initiation qui va façonner Mectilde :

L’initiation de Mectilde

Mectilde, âgée de vingt-huit ans et demi est depuis dix mois réfugiée en Normandie. Elle a rencontré en juin 1643 Chrysostome par l’intermédiaire de Jean de Bernières, l’un de ses dirigés qui a déjà pris soin d’elle sur le plan matériel et que nous rencontrerons plus tard comme directeur mystique 109 :

Monsieur, mon très cher Frère,

Béni soit Celui qui par un effet de son amoureuse Providence m’a donné votre connaissance pour, par votre moyen avoir le cher bonheur de conférer de mon chétif état au saint personnage que vous m’avez fait connaître.

J’ai eu l’honneur de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps, je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelqu’affliction que Notre-Seigneur m’envoya quelque temps après ma profession. Il m’a donné autant de consolation, autant de courage en ma voie et autant de satisfaction en l’état où Dieu me tient que j’en peux désirer en terre. Ô que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d’une grâce très intime que Dieu verse en lui ! Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. Ô que Dieu est admirable en toutes choses ! Mais je l’admire surtout en ces âmes-là.

Il m’a promis de prendre grand intérêt à ma conduite. Je lui ai fait voir quelques lettres que l’on m’a écrites sur ma disposition. Il m’a dit qu’elles n’ont nul rapport à l’état où je suis et que peu de personnes avaient la grâce de conduite, ce que je remarque par expérience.

Entre autres choses qu’il m’a dites, et qu’il m’a assurée, c’est que j’étais fort bien dans ma captivité, que je n’eusse point de crainte que Dieu voulait que je sois à lui d’une manière très singulière et que bientôt je serai sur la croix de maladies et d’autres peines. Il faut une grande fidélité pour Dieu.

Je vous dis ces choses dans la confiance que vous m’avez donnée pour vous exciter de bien prier Dieu pour moi. Recommandez-moi, je vous supplie, à notre bonne Mère Supérieure [Jourdaine, sœur de Jean de Bernières] et à tous les fidèles serviteurs et servantes de Dieu que vous connaissez. Si vous savez quelques nouvelles de la sainte créature que vous savez [Marie des Vallées], je vous supplie de m’en dire quelque chose. [...]

On sent que la jeune femme est nature dans sa relation, alternant compte-rendus, exclamations, incertitude présente quant à sa « carrière ». Cela changera en passant de la dirigée à la directrice ! Pour l’instant la jeune Mectilde a besoin d’être assurée en ce début de la voie mystique.

Le Père Chrysostome apportera donc point par point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; afin que son destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est rédigée à la troisième personne ! - du moins dans ce qui nous est parvenu110.

Premier texte : Relation au Père Chrysostome avec réponses, juillet 1643.

1re Proposition : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’elle épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile en sorte qu’elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état.

Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.

2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.

2e Proposition : cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait : la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.

Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle s’éloignait111 de Dieu.

Le dialogue se poursuit et se terminera sur une 19e proposition : le père Chrysostome est patient !

[...]

17e Proposition112 : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu’Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu’elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.

D’autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon qu’il plaira à Sa Majesté.

Réponse : Il n’y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.

18e Proposition : Son oraison n’était guère qu’une soumission et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.

Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.

Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la composée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle n’a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.

Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire, elles ne peuvent opérer ; en quoi il faut que l’âme se soumette comme dessus113 à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :

1. Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.

2. Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, pour l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.

3. Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :

1. d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;

2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d’aimer Dieu ;

3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;

4. si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne coopérer en se divertissant, l’amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner à Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’esprit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.

Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme :

1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.

2. De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq milles et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.

3. Que si portant son objet et à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.

19e Proposition : Il semble qu’elle aurait une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.

Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes [T4, 641] quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.

Dans le deuxième texte infra on note la précision et le soin pris de même pour encadrer la jeune femme (elle n’aura que trente ans à la mort de son directeur). Une liste (cette fois elle atteint trente points !) livre le parfum commun à l’école. Bertot proposera plus tard de façon très semblable un « décalogue » de règles à observer par la jeune madame Guyon (dans une filiation, on n’invente pas).

Nous livrons tout le texte malgré sa longueur, car il est unique par sa précision et sa netteté dans une direction mystique assurée avec fermeté par « le bon Père Chrysostome » : on est infiniment loin de tout bavardage spirituel.

Deuxième texte : Autre réponse du même père à la même âme 114.

Cette dévotion paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret du silence.

2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.

3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.

4. Je dirai que Dieu par une providence vous a obligée à honorer le saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu’à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.

5. Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adoration ou de respect, mais encore entrant dans les mêmes états. D’aucuns honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.

6. Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjection, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.

7. L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde [T4, 653] afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.

8. N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.

9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.

10. L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. Et l’âme dans son oraison s’unit à Dieu, tantôt par amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin115 objet qui lui paraît éloigné, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières [T4, 655] qu’il lui plaît. Ah ! Bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l’infection des sens.

11. L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expérience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.

12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir à servir plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.

13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et c’est en iceux la sanctification des nôtres ; car il a sanctifié les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par correspondance de vos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états [d’anéantissement] de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.

14. L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui-là est bien avare à qui Dieu ne suffit116. À mesure que votre âme se videra de l’affection aux créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche [T 4, 659] par la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.

15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l’indiscrétion et à la sauvagerie : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?

16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’ils soient de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu, par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite, vous acquerriez une paix suprême qui [vous établira dans la pure oraison117] et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.

17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit, est touchée d’admiration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !

18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !

19. Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, n’y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !

20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement [à son Père éternel] par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.

21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.

22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Oh ! En effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.

23. Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.

24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivité.

25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans des vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam, et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.

26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre rédemption, en tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.

27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.

28. L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.

29. Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et [pour] aimer ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l’oraison pas vive, en laquelle l’âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l’amour, pour être dévorée par ses très pures flammes suivant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez-vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.

30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; je dis ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimée, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous 118.


Marie des Vallées (1590-1656)

Cette influence est moins directe - les deux femmes, la simple servante dans le Cotentin et la supérieure à Caen ou à Rouen ne se sont très probablement jamais rencontrées. Les demandes de Mectilde se font donc par intermédiaires masculins, principalement par Bernières. Nous disposons de relations  dont se détache celle rédigée par saint Jean Eudes et renvoyons aux récentes éditions des « dits » admirables de la simple servante 119. On notera le souvenir très vivant de Marie des Vallées invoquée par la Mère du Saint Sacrement dans les dernières citations de cette section 120.

« Sœur Marie » possédée par Dieu

Les membres de l’Ermitage de Caen faisaient annuellement un séjour auprès de celle qu’ils appelaient « sœur Marie » même si elle ne demeura que simple servante. Nous en trouvons des traces écrites dans La Vie ou dans les Conseils. Voici un passage révélateur d’un séjour qui fut sûrement rapporté à Mectilde :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété, étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher qui était une voie de contemplation, demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles [les personnes de piété] lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y a que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente.

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre.121.

Que se passait-il autour d’elle lors d’une telle visite ? Une communication de cœur à cœur en silence se produit dans une prière commune mystique. Ce dont témoignent ses Conseils donnés probablement à Bernières :

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet, seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire 122.

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé 123.

Voici maintenant un exemple des dits rapportés dans la Vie admirable en grand nombre… mais à partir du chapitre IV 124 :

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde […]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. 125.

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »126.

Ses visions sont d’une grande beauté, mais parfois obscures, elles demandent attention et interprétation. Ce sont des analogies ou paraboles mystiques :

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla [donna] la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. »

Elle [la sœur Marie] continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle [la S. Vierge] lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequor quocumque ierit 127.

Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle 128.


Son exigence [de soeur Marie] est forte :

Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

Voulez-vous la contemplation ?

Non.

Quoi donc ?

Je demande la connaissance de la vérité !


Relations avec Mectilde

Marie des Vallées était considérée comme une sainte femme conseillère spirituelle avisée par beaucoup de personnes notables : Gaston de Renty ; Jean de Bernières ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec ; Mgr Pierre Lambert de La Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc.  Nous relevons des demandes transmises par Mectilde en 1652 et en 1654, sa confiance exprimée en 1677 puis 1683 en une « bonne âme », la « sœur Marie » qui l’accompagne intérieurement :

Mectilde écrit à Boudon :

[…] Travaillez pour la consolation de l’Église. Je suis outrée au dernier point lorsque je vois qu’elle souffre. Je me souviens d’une chose que vous avez vue dans les écrits de la bonne âme. Notre Seigneur a dit qu’il lui donnera une purgation, etc., car Notre Seigneur dit qu’il lui donnera aussi une saignée ; cela comprend beaucoup. Bienheureux ceux qui sont vrais enfants de l’Église, et bien unis à Jésus Christ 129.

Je vous supplie, mon très cher frère, de nous écrire autant souvent que vous le pouvez sans vous incommoder. Vous savez ce que vous m’êtes en Jésus Christ et comme il veut que vous soyez ma force et sa vertu. Recommandez-moi bien à M. Burel et lui racontez un peu, si notre Seigneur vous en donne la pensée, l’occasion qui se présente de faire un établissement pour adorer perpétuellement le Saint Sacrement. Dites-lui aussi que M. Tardif vint avant-hier me livrer une nouvelle persécution sur ce sujet, parce qu’étant à Saint-Denis, il vit un mémoire que j’avais écrit pour obtenir de Rome un bref pour me mettre en état de contracter avec les Dames qui fournissent pour établir cette piété. Elles se sont toutes recueillies et fournissent une somme assez suffisante dans le commencement, mais la tempête s’est levée si haut que je ne sais si elle ne renversera point l’œuvre. Car on me blâme d’une étrange manière, disant que mes prétentions sont d’être supérieure et que je me procure cette qualité jusque dans Rome. Il m’en dit beaucoup et de qui j’avais pris conseil sur une affaire de telle importance ; après tout cela, les messieurs du Port-Royal se joignent et redoublent d’importance, et je savais que cela fera de grand éclat et que je passe pour la plus ambitieuse de charges qui ne fut jamais, et pour bien d’autres choses qui exerceraient une personne moins stupide que moi ; mais je suis si bête que je ne me trouble point, laissant le tout à la disposition divine.

Je voudrais bien, mon très cher frère, que vous puissiez aller jusqu’à Caen voir M. de Bernières et prendre ses conseils et ses sentiments sur tout cela. M. Tardif veut que j’en confère avec la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées qui y résidait]. Il faudrait que vous et M. de Bernières vissiez cela avec le bon Frère Luc [de Bray], pénitent, qui demeure à Saint-Lô 130. J’aimerais mieux mourir que d’entreprendre cet ouvrage ni aucun autre s’il n’est tout à la gloire de Dieu.

Vous savez mes intentions et mes dispositions ; je vous en ai parlé avec sincérité et franchise. Vous pouvez parler à ces bonnes personnes librement. M. de Bernières a une charité si grande pour mon âme qu’il sera bien aise de me donner ses avis pour la gloire de Notre Seigneur. Nous ne cherchons tous que cela.

De vous dire que j’ai ardeur pour cette œuvre, je vous confesse ingénument que je ne l’ai point du tout et qu’il me faut pousser pour m’y faire travailler : les serviteurs de Dieu m’en font scrupule. J’ai donc consenti que l’on agisse, mais il y a si peu de choses fait, qu’on le peut facilement renverser si l’on connaît que ce n’est point de Dieu. Mais ce bon M. Tardif ne peut en aucune manière l’approuver, disant que j’ai une ambition effroyable de vouloir être supérieure, que c’est contre mon trait intérieur et contre les desseins de Dieu sur moi, qu’il a souvent manifestés, même par la bonne âme, et que, si elle consent à cela, qu’il soumettra son esprit et n’y répugnera plus.

Je suis en perplexité savoir si je dois continuer, et je voudrais bien qu’il eût plu à Notre Seigneur donner mouvement à la bonne Sœur Marie de l’approuver. Néanmoins, je m’en remets à la conduite de la Providence, vous assurant que j’y ai moins d’attache que jamais. L’accomplissement ou la rupture de cette affaire m’est, à mon égard, une même chose, et, si j’osais, je dirais que le dernier me serait plus agréable, tant j’ai de crainte de m’embarquer dans une affaire qui ne soit point dans l’absolu vouloir de Dieu. Je vous supplie et conjure de beaucoup prier et d’en aller au plus tôt conférer avec notre bon M. de Bernières avant que l’affaire soit poussée plus avant, et que je la puisse rompre en cas qu’il ne l’approuve pas. […] 131.

Mectilde sollicite la protection de « notre très chère sœur » par l’intermédiaire de Bernières :

À monsieur de Bernières, 1654. Je vous supplie me faire la faveur de faire savoir à notre très chère Sœur que nous prendrons la Croix132 le 10e de février, jour que nous faisons la fête de notre grande sainte Scholastique. Je la supplie, autant instamment que je puis, de vouloir derechef présenter cette œuvre à Notre Seigneur, et le prier très humblement y vouloir donner sa sainte bénédiction et que le tout soit uniquement pour sa gloire.

Je remets tous mes intérêts, si j’en ai en cette œuvre, pour être sacrifiée, par elle, à Jésus dans la sainte hostie. Je renonce de tout mon cœur à ce qu’il peut y avoir d’humain et proteste que je n’y veux que Dieu seul et l’honneur de sa sainte Mère, laquelle nous avons constituée notre très digne et très adorable supérieure. C’est elle, mon bon frère (362) qui est la vraie Mère et la très digne Mère du Saint Sacrement133. C’est elle qui est notre Prieure. C’est pour elle cette œuvre et non pour moi. Je la remets en ses saintes mains et n’en retiens pour moi que la peine et l’abjection. Je n’y veux rien, je n’y désire rien, je n’y prétends rien pour moi, au moins est-ce mon désir, et je supplie notre chère Sœur de prier Notre Seigneur et sa très sainte Mère d’y être parfaitement tout ce qu’ils y doivent être, et que nous ayons la grâce, par leur très grande miséricorde, d’être les vraies victimes du très Saint Sacrement.

Cette Maison s’établit à sa seule gloire pour, comme je vous ai déjà dit, réparer autant que l’on peut sa gloire, profanée dans ce très Saint Sacrement par les sacrilèges et (par les) impies ; et surtout par tous les sorciers et magiciens qui en abusent si malheureusement et horriblement.

Priez notre bonne Sœur [Marie des Vallées] qu’elle présente nos intentions à Notre Seigneur et lui demande, pour nous toutes et pour toutes celles que sa Providence conduira en cette Maison, la grâce de vivre de la vie cachée de Jésus dans ce divin Sacrement, savoir : d’une vie cachée et toute anéantie, que nous ne soyons plus rien dans les créatures et que nous commencions à vivre à Jésus, de Jésus et pour Jésus dans l’hostie.

Je voudrais bien qu’il plût à Notre Seigneur opérer ce jour ma vraie conversion, qu’il me fasse sortir entièrement de ma vanité et des créatures.

Tâchez de voir cette chère Sœur ; je vous en supplie, faites y votre possible, et lui remettez de ma part ce saint œuvre entre ses mains pour être présenté à Notre Seigneur. J’ai une grande passion qu’elle soit toute à Dieu et pour Dieu. Je lui demande un quart d’heure de son temps, si Dieu lui permet, pour s’appliquer à lui pour nous, et qu’elle continue à lui demander pour moi une très profonde humilité et la grâce de ne rien prendre en cette œuvre. J’ai un grand désir d’y vivre toute anéantie, mais je suis si impure que ma vie me fait horreur. Priez Notre Seigneur qu’il me change par sa toute-puissance, et que je sois, avant que de mourir, parfaitement à lui et pour lui, et, en son esprit, votre très fidèle et affectionnée...

Possible aurons-nous la croix dimanche prochain. Néanmoins toutes choses n’y sont pas encore disposées. Ce qui me satisfait le plus, c’est que j’ai mis cette œuvre entre les mains de mes supérieurs, pour en être fait comme Dieu les inspirera. C’est eux, contre leur ordinaire, qui me pressent d’achever et de prendre vitement la croix134.

Deux ans plus tard une autre référence à « sœur Marie » permet en outre d’introduire d’autres spirituels que nous n’aborderons pas ou peu : saint Jean Eudes et Mgr de Laval, le discret monsieur Bertot et d’autres familiers, tous de « bons ermites ». Le réseau formé autour de Bernières sous la houlette du P. Chrysostome est ainsi en relation avec Mectilde lorsqu’elle prend solidement pied à Paris (1654 est l’année de la pose de croix pour le nouveau couvent rue Férou) :

À monsieur de Bernières. Ce 21 Août 1654. Je ne vous fais que ce mot étant encore bien faible d’une petite fièvre que j’ai eue et de laquelle le Révérend Père Eudes vous dira des nouvelles. Nous avons eu l’honneur de le voir et recevoir beaucoup de sa charité dont toute notre petite communauté en reste touchée. Je crois que sa conférence opérera de grands effets, je vous supplie de l’en remercier135. Il vous dira de nos nouvelles et comme il m’a mandé de manger de la viande, ce que j’ai fait sans difficulté puisqu’il l’a voulu et que je sais qu’il est désintéressé. J’espérais qu’il ferait la bénédiction de l’image de Notre Dame, mais la sainte Providence nous en a voulu mortifier, c’est seulement demain que la cérémonie s’en fera, jour de l’octave de l’Assomption. Il m’a promis qu’il sera notre avocat vers la bonne sœur Marie [des Vallées]. J’ai admiré la conduite de Notre Seigneur : quand je l’ai désiré, il ne me l’a pas donné et quand tous désirs et volontés ont été anéantis en moi, il l’a voulu et lui a donné charité pour moi. Je ne doute point que ce ne soit un coup de la sainte et aimable Providence qui se plaît à faire des coups pareils. Je l’adore en tout et prends plaisir de la laisser régner partout sans me mettre en peine d’aucune chose. Ô mon très cher Frère, qu’il fait bon se perdre.

J’ai reçu trois ou quatre de vos chères lettres, mais si petites qu’il n’y avait quasi que deux mots. Nous avons vu Monsieur de [Bernay] et demain il nous fera conférence et je lui rendrai tous les petits services que je pourrai. Monsieur Bertaut [Bertot]136 dit hier la sainte Messe céans [ici], mais comme nous chantâmes aussitôt après la grand’Messe, je ne pus le voir, il me fit dire qu’il reviendrait.

Cette bonne dame que vous m’aviez mandé de bien recevoir et qui est intime de Timothée [Marie des Vallées] n’est point venue, je la régalerai le mieux que je pourrai.

Le Révérend Père Lejeune 137 nous vient voir souvent et a grand soin de ma santé, je vous prie l’en remercier quand vous lui écrirez, il a grande bonté pour nous.

Je vous reproche votre infidélité de n’être point venu à Paris avec Monsieur Bertaut. Notre Seigneur vous donnait cette pensée pour le bien et la perfection de ce nouveau monastère où toutes les âmes qui y sont ont une grande tendance à la solitude et à l’anéantissement. Un peu de vos conférences les ferait avancer, l’excuse que vous prenez pour couvrir votre prétexte de ne nous point écrire, de la sainte oraison, n’est point recevable; si c’était un autre que vous, je dirais qu’il fait des compliments spirituels. Je vous supplie de croire que je n’ai d’autre expérience que mon néant que je chéris et que j’aime, mais pour le reste, je suis tout à fait ignorante, donc, très cher Frère, par charité et pour l’amour de Dieu, écrivez-moi quand vous en aurez la pensée.

J’ai bien cru que M. de Montigny [François de Laval-Montigny 138] vous consolerait et édifierait par sa ferveur, je suis très aise de le savoir là : qu’il y puise bien le pur esprit de Jésus et qu’il s’y laisse bien anéantir afin qu’il soit rendu digne des desseins que Dieu a sur lui. Je salue humblement tous les bons ermites et les supplie de prier pour cette petite Maison qui tend bien à la vie solitaire. J’espère que Notre Seigneur nous donnera la joie et la chère consolation de vous y voir un jour, il me semble que ce sera sa pure gloire. Quoique j’y rencontrerai ma satisfaction, nous ne laisserons pas d’être tous anéantis en Jésus. Je suis en lui toute vôtre139.

Beaucoup plus tard, Mectilde se souvient par deux fois au moins de celle qu’elle n’a jamais rencontrée autrement qu’en prières qui furent jugées efficaces. Lors du premier chapitre tenu à Rouen le 12 novembre 1677, elle renouvelle le lendemain sa demande de protection 140 :

[…] Le jour des saints de l’Ordre, treizième de novembre, elle nous dit, au sortir de son action de grâce de la sainte communion, qu’elle avait eue toute la matinée, devant Notre Seigneur, une distraction sur le sujet de la « bonne âme », qui était qu’elle l’avait regardée comme la Sunamite [I Rg. 1,1-4], qui réchauffait en quelque manière Notre Seigneur des froideurs que les pécheurs lui donnaient sujet d’avoir contre eux, en s’étant offerte pour satisfaire pour eux et ayant porté les peines que leurs péchés méritaient. Cette bonne âme est une grande servante de Dieu de la ville de Coutances, dont la plupart du monde ignore la sainteté, la tenant pour une magicienne 141, parce que Dieu la conduit par une voie fort extraordinaire que les personnes les plus spirituelles ont censurée et n’approuvent pas.

Mais comme notre digne Mère connaît sa vertu et son mérite, tant par la communication qu’elle a eue avec elle par lettres, plus que par le rapport que les serviteurs de Dieu qui la fréquentaient lui en ont fait et plus aussi par les lumières que Notre Seigneur lui en a données et par les assistances qu’elle en a reçues depuis sa mort, si bien qu’elle a recours à elle et la prie souvent dans ses besoins et reçoit par son moyen des grâces très grandes, témoin celles qu’elle lui a faites ici, mais qu’elle n’a pas voulu déclarer. Elle eut donc le mouvement en commençant cette Maison de la mettre sous sa protection et de la prier qu’elle en prît soin, ce qu’elle lui promit. Nous avons cru que ç’avait été elle qui nous avait procuré toutes les traverses que nous avons eues, car l’on dit que toutes les âmes qui l’invoquent, elle ne leur obtient de Dieu que des croix et des humiliations, en connaissant le prix et l’excellence, et que ce sont les plus grandes faveurs qu’il puisse faire aux âmes en ce monde, elle-même en ayant été bien comblée, ayant souffert ce qui ne se peut concevoir. Notre digne Mère nous dit qu’elle obtiendrait aux religieuses de cette Maison la grâce du néant, de connaître Dieu en foi et d’être très pauvre intérieurement. Elle ajouta : « Cela n’est guère agréable pour l’amour-propre, qui veut toujours voir et sentir et ne peut souffrir sa destruction ».

Mectilde témoigne encore de sa confiance en écrivant en 1683 à une religieuse de Toul 142 :

Je suis toujours en transe [en appréhension] de faire aussi continuer les prières. Voilà un grand mal pour une personne aussi usée que votre bonne et digne prieure. Je l’ai, ma très chère fille, toujours à l’esprit et, comme la bienheureuse Marie des Vallées fait quantité de miracles, je la prie, et vous aussi d’y avoir recours. Ne cessez point que vous n’obteniez sa santé. Cependant, embrassez cette chère Mère pour moi, et lui dite de la part de Dieu que je lui défends de mourir.

Enfin dans une Conférence tardive :

Vous craignez, dites-vous, la vanité lors même que vous reportez à Dieu les grâces que vous en recevez, et que vous en avez même de n’en avoir point pris143 ! Ce sont des pensées qu’il faut mépriser et les laisser tomber sans y réfléchir. Tout le bien donc que vous voyez en vous reportez-le à Dieu, de peur qu’en vous y arrêtant trop vous ne profaniez en vous les dons de Dieu.

La bonne Marie des Vallées ayant une fois demandé à Dieu, pour faire partage avec lui, qu’il lui fasse connaître ce qui appartenait à Dieu en elle-même, afin que dans la suite elle puisse lui rendre ce qui lui appartenait, et qu’elle eût aussi sa part, qu’il était de justice de rendre à chacun ce qui lui convenait, il lui fut répondu fort distinctement : « Ce qui t’appartient est le néant d’être et le double néant de péché, l’ire de Dieu et sa justice ; l’enfer est ton partage, voilà tout ce qui t’appartient, tout le reste est à moi. » 144.

Mectilde s’inscrit dans un cercle vénérant la « sœur Marie » : Mgr de Laval emporta en Nouvelle-France une copie de la Vie admirable, alors que l’on ne transportait pas de bibliothèques lors des traversées maritimes aventureuses de l’époque. L’influence de sœur Marie atteindra à la fin du siècle madame Guyon qui se rattache au même réseau mystique de l’Ermitage par monsieur Bertot « passeur mystique » de Caen à Montmartre. Madame Guyon écrit en 1693 :

... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose 145.

L’influence se prolonge au XVIIIe siècle par les Conseils édités près d’Amsterdam en 1726 par le groupe du pasteur Poiret, l’éditeur de trésors spirituels 146. Le grand respect de tous les pèlerins mystiques que nous venons de citer envers celle qu’ils nommaient « sœur Marie » demeure gravé dans le bronze de la cloche du séminaire de Coutances : « † 1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere 147 ». Sœur Marie fut inhumée le 4 novembre 1656 dans la chapelle du séminaire de Coutances 148.




Charlotte Le Sergent (1604-1677)

Présentons cette figure cachée, puis sa direction de Bernières qui deviendra lui-même directeur de Mectilde. Nous abordons ensuite la relation de Charlotte avec Mectilde : « Vous n’avez rien à craindre… ».

§

Charlotte Le Sergent, bénédictine, maîtresse des novices et prieure connue sous le nom de Mère de Saint Jean l’évangéliste à l’abbaye de Montmartre, exerça un grand rayonnement sur le cercle normand :

On la consultait de tous côtés […] Monsieur de Bernières […] la sœur Antoinette de Jésus […] la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Mectilde] et plusieurs autres 149.

Elle fut attirée par le Carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles 150 », connut une nuit dont elle fut délivrée ainsi :

Voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrais mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] « J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas » [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple 151

Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers lui donna « un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations 152 »

Quand on lui demande son avis sur une religieuse « extraordinaire », elle répond avec humour en évoquant son vécu « ordinaire » de « bête en la Maison du Seigneur » :

Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.

Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez […] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…153.

Elle dirigea Bernières dont elle discerna l’excès d’activité et une compréhension imparfaite de « notre tout aimable abjection » 154.

Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets […] Vous me parlez, mon cher Frère, d’un état de déréliction et d’abandon aux égarements d’esprit. Je crois vous avoir déjà dit qu’il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure […]  C’est alors qu’il faut faire usage d’une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d’arrêter l’âme en Dieu, pendant le tintamarre qui se fait en bas, et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse s’il était abandonné à lui-même […]

On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée…155.

Elle lui adressa une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure : Bernières était en effet écartelé entre son désir d’être délivré du souci des biens et le recours que l’on faisait à ses capacités de gestionnaire. Il ne fut donc pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada ! Charlotte l’incita à pratiquer une pauvreté tout intérieure :

Votre esprit naturel est agissant et actif, Dieu le veut faire mourir […] Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation […] C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection, dans le détachement des goûts, des consolations et du repos intérieur [...] Pour l’extérieur, tout emploi vous doit être aussi très indifférent, et votre nouvel état d’oraison, de repos et de silence le demande, puis que son fondement est plus dans la mort de l’esprit et de ses propres opérations, que dans une retraite extérieure. Je sais que celle-ci est bonne quand elle vient de Dieu ; mais il la faut posséder sans attache. L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux [...] tout est aimable quand il vient de ce noble principe 156.

Relation avec Mectilde : « Vous n’avez rien à craindre ».

Déjà, avant de rencontrer « notre bon P. Chrysostome », Mectilde s’inspirait d’une belle devise de Charlotte Le Sergent :

J’aime beaucoup cette béatitude :

« Bienheureux qui se voit réduit

à porter dans son impuissance

la Puissance qui le détruit. »

Désirez qu’elle s’accomplisse en moi 157.

La direction du P. Chrysostome ayant été déterminante, mais brève, Charlotte, dont nous venons d’apprécier la vie mystique, prit le relais à partir de juin 1643. Véronique Andral cite une source manuscrite 158:

« Ne pouvant pas ensuite, tout éclairée qu’elle était, se conduire autrement que par l’obéissance, elle [Mectilde] se mit sous la direction de la Mère de Saint Jean l’évangéliste, religieuse de Montmartre d’un très grand mérite, qui était Supérieure d’une petite Communauté au Faubourg de la Ville-l’Evêque. Cette nouvelle directrice lui interdit absolument toutes les pénitences que le Père Chrysostome lui avait ordonnées. » Elle quitte sa ceinture de fer (L’abbé Berrant, p. 56, situe le fait en juin 1646) 159. « Que si elle n’était si crucifiée de corps sous la Mère de Saint Jean, elle le fut beaucoup plus du côté de l’esprit, car ce fut alors qu’elle entra par ses avis dans le creuset purifiant où il faut se tenir pour arriver à l’indépendance de toutes les créatures et au Pur Amour de l’Être incréé, et pour mettre sa félicité dans un parfait dénuement de tout soi-même. Sur quoi elle disait souvent qu’elle sentait à toute heure la main du divin Amour qui se faisait justice en elle et qui y détruisait, par la voie d’un crucifiement douloureux, jusqu’au moindre reste de son amour-propre. »

La Mère de Saint Jean l’évangéliste [ci-dessus] désigne Charlotte Le Sergent. Bremond en fait ainsi l’éloge :

De toutes les élèves de Charlotte Le Sergent, c’est Catherine de Bar qui lui fut la plus chère et qu’elle a le mieux façonnée à sa propre image. Elle avait connu d’avance la vocation particulière de cette future « victime » dont nous admirerons plus tard le génie et l’apostolat.

Étant en oraison ce matin, lui écrivait-elle, je vous ai vue entre les bras de Jésus-Christ, comme une hostie qu’il offrait à son Père pour lui-même et d’une manière où votre âme n’agissait point, mais elle souffrait en simplicité ce que l’on opérait en elle... » 160.

Charlotte encourage Mectilde :

Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.

J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir 161.

Le 7 septembre 1648, Mectilde écrit à Bernières :

Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean.

Ce « rien » est bien sûr celui de Jean de la Croix que Bernières connut et apprécia tôt 162 ; en effet la Mère de Saint Jean lui écrivait :

Je me doutais bien, lorsque vous me dites que vous tiriez des lumières du Père Jean de la Croix, que vous seriez bientôt conduit dans le sentier secret des peines et des doutes où j’aime mieux votre âme que dans les clartés où elle semblait être auparavant.163.

Monsieur de Bernières va à son tour prendre la relève. 




Jean de Bernières (1602-1659)

Jean de Bernières a édifié la maison de l’Ermitage, lieu de retraite à l’origine de l’école du Cœur où alterneront consacrés et laïcs au sein d’une filiation de directeurs spirituels. Son courant mystique né dans le milieu franciscain médiéval atteindra les rives du XIXe siècle selon les trois branches d’un « delta spirituel ».

Frère Jean « de Jésus pauvre »

Étrangement, il est difficile de cerner l’homme dans son intimité, car il s’efface dans une humilité gênante pour notre propos. Les amples études qui incluent son nom présentent le milieu, la doctrine et le rayonnement, mais n’abordent guère sa vie personnelle 164. Frère Jean ne put cependant disparaître entièrement, car son abondante correspondance fut à l’origine de compositions de « livres » : celui intitulé Le Chrétien Intérieur le rendit célèbre dès sa disparition. Après une éclipse liée à la condamnation de quiétistes dont lui-même, il a été redécouvert au XXe siècle et ses écrits sont depuis peu rendus accessibles 165.

Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.

Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux événements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.

Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de La Peltrie (1603-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une fondation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur :

Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage166.

On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672), puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :

Le groupe comprenait sept personnes, madame de La Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de La Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins167.

Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de La Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :

Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […], mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation168.

Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.

Bernières eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »169. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »170.

Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :

Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 171.

Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie longue et douloureuse de son directeur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé :

Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier172.

Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu173.

Mectilde écrit :

Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 174.

L’intériorité d’un directeur de conscience

Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent entre autres de la rencontre avec Mectilde dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis informent sur la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage qui sera achevé deux années plus tard.

Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui, monsieur de Rocquelay. Le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.

Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la « sainte Abjection » fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.

Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.175

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.

Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :

[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.176

Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la « nature » nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :

Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.177

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.178

La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce 179.

Les « Lettres à l’Ami intime » 180 sont des plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (très probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] 

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…181

Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :

Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour ; qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]

Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.

Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]

Ô, cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 182.

Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience183 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 184.

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 185.

Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.



Frère Jean est confident de Mectilde puis la dirige

Le P. Jean-Chrysostome meurt lorsque Mectilde a trente-deux ans. Un long chemin reste à parcourir. Pendant seize ans elle va bénéficier de la maturité intérieure de Bernières. Une séquence d’extraits de lettres nous est parvenue depuis 1643, lettre remerciant Bernières de l’avoir présentée au P. Chrysostome, citée précédemment en ouverture de la direction par ce dernier, jusqu’à la mort de Bernières survenue en 1659 à Caen.

Mais toute correspondance devient inutile lorsqu’ils peuvent se voir ou entrer facilement en relation par émissaires. On note donc une concentration des extraits que nous avons retenus sur quelques années où Mectilde réside à Saint-Maur près Paris de fin août 1643 à juin 1647, puis plus tard, lorsque Mectilde a quitté Caen (où elle résida de 1647 à 1650), reprise de correspondance couvrant de 1651 à 1654.

Notre choix s’arrête lorsque « tout est mis en place » sur le plan intérieur chez Mectilde. On se reportera à l’analyse détaillée de leur correspondance par Bernard Pitaud qui vient d’être éditée 186 . Elle peut être complémentée par Annamaria Valli 187.

Lorsqu’elle s’adresse au fidèle secrétaire de Bernières la jeune femme est fort entortillée, comme à l’occasion d’une lettre qui remerciait cinq mois plus tôt Bernières pour la rencontre de son premier directeur Chrysostome – mais cela changera complètement lorsque la jeune dirigée deviendra mystique accomplie directrice d’expérience ; c’est l’intérêt de suivre une correspondance au long cours parce qu’elle illustre une progression sur le chemin mystique. Commençons par citer intégralement une lettre qui témoigne de débuts laborieux :


Monsieur,

Béni soit Celui qui vous a donné la pensée de m’envoyer ce petit trésor que je reçois très cordialement, et qui tient très bien à mon dessein et affection. Je vous en remercie de tout mon cœur et le supplie qu’il consomme votre cœur de son divin et très désirable amour. Je vous conjure de n’être point chiche en mon endroit de telles choses qui sont très utiles à mon âme laquelle se trouve toute stérile et impuissante d’aucune chose. Ne vous étonnez pas, très fidèle serviteur de Dieu, si je ne produis rien de bon dans mes lettres, s’il n’y a rien dedans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté nonobstant qu’elle soit déplorable, je la souffre par soumission à Dieu aimant ses très saintes volontés, priez Dieu cher esclave de Marie que je puisse faire un saint usage des misères que je porte en moi, j’ai grand-peur que les redoutables paroles de mon Sauveur ne s’accomplissent en moi qui suis objet de sa justice : Ego vado et quaraetis me, et in peccato vestro moriemini 188, ayant résisté tant de fois à la grâce ce sera justement que Dieu m’en privera lorsque je la rechercherai et qu’il me laissera mourir dans mon péché ; plus je vais avant, plus je me sens vide de toutes choses. Mais le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu quoique le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée, il faut des personnes de crédit pour m’obtenir cette faveur de Sa Majesté adorable, vous qui avez l’honneur de converser avec les plus familiers de sa cour, ne voudriez-vous pas prendre la peine de me procurer leur secours et les effets du saint pouvoir que mon Sauveur leur a donné, s’il est vrai comme je n’en peux douter que vous êtes zélé de la perfection de votre indigne sœur, employez sérieusement votre force et votre pouvoir. Car je veux aller au Ciel avec vous. Je veux aller louer Dieu avec vous ; puisque sa sainte miséricorde a uni nos espoirs en son amour en terre, priez-le qu’ils le soient à l’éternité comme il m’en donne la volonté et d’être en lui très affectueusement, Votre. 189.

Deux jours plus tard, elle informe Bernières de la difficulté vécue lors du manque de vocation d’une cloîtrée de son monastère :

Je vous confesse, mon Frère, ma faiblesse et le peu de courage que j’ai eus à la réception non d’une croix, mais d’un monstre qui véritablement nous est plus sensible que toutes les croix imaginables. Vous avez su le désordre que le diable par ses tentations a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu. Je ne vous peux parler d’une chose si étrange sans ressentir les douleurs et les peines que je souffris lorsqu’ayant fait enlever cette créature qui était dans Paris pour l’amener où nous sommes, je la reçus plus morte que vive, ne sachant ce que je faisais. Il me semblait que c’était un démon que je traînais après moi. […] 190.

Puis deux semaines plus tard, l’échange s’inspire non sans préciosité d’une carte du Tendre :

Il y a environ quatre ou cinq ans que je suis en possession d’une terre quasi pareille à celle dont vous me faites la description. Je l’acquis par Douaire de mon époux lorsque, mourant sur la croix, il m’en fit présent comme d’une terre où le reste de mes jours je pourrais en toute assurance [amoureuse] faire ma demeure. Je trouve néanmoins quelque chose de différence de la vôtre, c’est que les fermes de la pauvreté et du délaissement ou abandon sont jointes ensemble, et sont faites en maison de plaisance où je vais presque d’ordinaire passer le temps. J’ai fait faire une galerie qui de ma grande salle voit facilement dans la ferme du mépris : ce sont mes promenades et mes divertissements que ces deux fermes. Quant à la quatrième que vous appelez douleur, il me semble qu’elle est un peu bien longue, et j’ai déjà fait mon possible pour la joindre aux autres et en faire une place digne d’admiration. Je n’en peux pourtant venir à bout, bien que ce dessein me coûte. Je vous supplie de voir si vous ne pouvez pas me servir et obliger en ce point […] 191.

Elle reçoit à ce moment des réponses [aujourd’hui perdues] de Bernières à son avant-dernière lettre et vit de premières sécheresses :

J’ai reçu les vôtres datées du vingt novembre par lesquelles vous m’avez si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu’il vous rende digne d’une perpétuelle union et qu’il vous honore de ses adorables croix. Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre. Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses [aimables] desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection, je veux m’y abîmer et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tous mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations. Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela, mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu ! C’est tout dire par ce mot. […] 192.

Deux mois passent, elle lui écrit :

Je prie Dieu qu’il accomplisse les sacrés souhaits que vous faites à mon âme par les vôtres du dix-huit courant reçues aujourd’hui. Allons, mon très cher Frère, courons avec Jésus. Je désire de le suivre avec vous du plus intime de mon cœur, ne me demandez pas pardon pour m’avoir éveillée. Un esprit bien surpris de sommeil se rendort au même temps qu’on l’éveille. Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède, c’est de rentrer en Dieu : cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs quoique je n’aie pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne. Néanmoins il me reste un doute, et je vous supplie de m’en dire votre sentiment et celui de notre très chère A[me] [probablement Marie des Vallées]. Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme. Ces attraits ne laissent pas grand discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée et, sans pouvoir exprimer ses désirs, elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en celui dont elle est sortie. La mort, l’anéantissement est mon affection, et mon grand plaisir est d’être hors du souvenir des créatures. Je vis dans une grande tranquillité d’esprit, parmi les épines intérieures que quelquefois la divine Providence me fait ressentir. La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même. […] 193.

Puis le mois suivant :

[…] Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée. Notre bon Père Chrysostome étant toujours surchargé d’affaires, je ne l’ose l’importuner de sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m’adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d’un Dieu vous oblige de me donner. [...] 194.

La nécessité spirituelle est largement comblée en cette période de lumières :

[…] Il n’y a rien dans cet écrit que vous puissiez faire transcrire, car de plus de mille personnes vous n’en trouverez point de ma voie, ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un bien petit abrégé en cet écrit, car des grands volumes ne suffiraient pour contenir le tout. J’espère néanmoins que vous en concevez suffisamment pour admirer la bonté de Dieu qui m’a enlevée par les cheveux comme le Prophète. Le bon Père Chysostome ne se peut tenir de remarquer quelle Providence de Dieu, et combien amoureuse sur une pécheresse comme moi. […] 195.

Les lumières durent peu, car souvent elles ne préparent qu’à recevoir courageusement ce qui les suit, un « nettoyage » intérieur. Un mois et demi passe de nouveau puis elle écrit à la sœur de Bernières :

Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix ; mais notamment des intérieures, lesquelles mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie ; dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : « Iustus es Domine ». Oh ! que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement, lequel je trouve (nonobstant ses violences) tout plein de miséricorde. « Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez pour moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté de lui faire hommage ». « Adorez cette divine justice. »  196.

Et à Rocquelay, le secrétaire de Bernières, un trimestre plus tard, lorsque le « nettoyage » s’intensifie de par la « main d’amour » :

[…] Ne pouvant me persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser les yeux pour regarder le plus impur et le plus sale néant qui fut jamais sur terre. […] Si elle me mandait que la très sainte et très aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers, je n’aurais nulle difficulté de porter croyance à une telle sentence. Car en esprit j’y suis en quelque manière abîmée, ne voyant aucune place qui me soit convenable que le plus affreux de ses cachots que je porte et souffre par hommage à la divine, très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu, que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde. Si j’osais, je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre, et parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour-propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher frère, voilà tout ce que je puis dire dans l’état présent. [...] 197.

Moins d’une semaine plus tard :

Monsieur, […] Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse. Il me veut convertir par votre moyen, j’en ai des preuves certaines puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés et procurés que je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée. Je crois que notre bon Dieu prend un singulier plaisir à la charité que vous me faites et je vous puis assurer qu’elle ne sera point sans récompense même dès cette vie, Sa Majesté veut bien que vous secondiez les désirs que j’ai d’être entièrement à Jésus Christ. Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d’être à lui sans aucune réserve.

Venant de recevoir une réponse de la sœur Marie des Vallées transmise par Bernières et peut-être une communication intérieure entre elles établie, elle poursuit ainsi :

La lettre de la bonne âme me jette dans un tel étonnement de la miséricorde d’un Dieu sur son esclave. J’ai été plusieurs jours dans une disposition intérieure que je ne puis exprimer, mais que vous pouvez bien comprendre. Les sentiments que j’ai sur ce qu’elle me dit sont si profonds que j’en reste anéantie jusqu’au centre de l’enfer ne pouvant concevoir que la souveraine majesté de mon Dieu daignant abaisser ses yeux divins pour regarder une abomination. Sa bonté m’abîme de toute part. Qu’il en soit glorifié éternellement ! Je vous supplie et conjure en son saint amour de continuer vos grandes et saintes libéralités en mon endroit et de me remettre de temps en temps dans le souvenir de cette sainte âme. Je voudrais bien qu’elle m’obtint la grâce d’être pleinement, entièrement et sans aucune réserve à Dieu. C’est toute ma passion que de rentrer en lui selon ses aimables désirs. […] 198.

Puis tout se calme, « nous voyons que Mère Mectilde continue son chemin vers le Rien-Tout » constate V. Andral :

Le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu. Cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs... la mort, l’anéantissement est [sic] mon affection [...] La vue de ma misère est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même 199.

À Saint-Maur de Paris, elle caresse l’idée de la solitude qu’elle espère vivre à Caen un jour - tentation qui ne se réalisera pas.

Véronique Andral fait le récit de ce projet d’ermitage, une tentation commune à bien des mystiques :

« Au commencement de l’année 1645, la Mère Bernardine avec la Mère Mectilde furent obligées de retourner à Rambervillers. Cinq mois après, elles revinrent à Saint-Maur où elles trouvèrent M. de Bernières qui leur découvrit le dessein qu’il avait de se retirer en une solitude. Elles louèrent son dessein et lui avouèrent qu’il y avait longtemps qu’elles pensaient à faire la même chose et, depuis ce temps, leurs entretiens ne roulèrent que sur cette matière. La Mère Mectilde écrivit deux lettres à M. de Bernières à Paris, dans lesquelles elle lui représente au vif les grands désirs qu’elles avaient pour la solitude. Elle lui fit aussi savoir qu’elles sont déjà au nombre de cinq qui avaient ce dessein, qu’elles le prient de prendre cette affaire en mains, et d’avertir en même temps le Père Chrysostome pour en savoir son sentiment là-dessus » (N 250, 53).

« Le 30 juin Mère Mectilde écrit à Bernières : « (Je) vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous faire observer, nos désirs sont extrêmes... Et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est le chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement... Il faut être pauvre de toutes manières pour l’amour de celui qui nous appelle dans sa voie » 200.

« Elle conclut cette lettre : Les cinq hermitesses vous saluent ! Et Bernières écrit à un ami, à Caen, le 4 juillet 1645 :

Monsieur... Au reste j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et pour vivre dans l’éloignement du monde et dans la pauvreté et abjection, inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, et connues de Dieu seul. Il y a longtemps que Notre-Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les servir au-dehors et de favoriser leur solitude, puisque Notre-Seigneur nous a donné l’attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans aucun dessein de se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes qui s’immoleraient à Dieu les unes après les autres.

Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir sera de mourir dans la misère, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous. Cherchez donc un lieu propre pour ce sujet où elles puissent demeurer closes et couvertes, avec un petit jardin, dans un lieu sain et auprès de pauvres gens, car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus... Ces personnes sont fortes en nature et en grâce. Faites donc ce dont je vous prie pour ce sujet, et surtout gardez le silence, sans en parler à personne du monde (P 101, 200).

« Le 12 juillet il écrit encore à ses amis de Caen :

« Cherchez tous ensemble par-delà une maison qui soit propre à nos ermites, leur dessein est approuvé... La Mère Mectilde est une âme toute de grâce... »

« Le 4 juillet Mère Mectilde avait écrit de son côté parlant encore de son projet : « La résolution est toujours ardente ». Et le Père Chrysostome lui répondait : « Un peu de patience pour votre ermitage, entrez maintenant dans la pure solitude du cœur ».

« Mais Bernières est ruiné (il devait fournir ledit ermitage), ce qui renverse le projet. Le désir ardent de solitude n’est donc pas réalisé. Détachement, suivi d’un bond en avant, ce que nous vérifierons plusieurs fois dans la suite. 201

Quittons cette tentation d’évasion – qui se reproduira – en poursuivant au fil chronologique. Le 30 juillet Mectilde écrit :

Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot 202 nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. [...] Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie. […] Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai éternellement obligée. À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous 203.

Puis le souci porte sur la santé du P. Chrysostome :

Je vous assure, Mon très cher Frère, que je vais faire prier Dieu en tous les lieux de ma connaissance pour la conservation de notre bon Père [Chrysostome]. Plus je fais de réflexion sur nos états plus je vois le besoin que nous avons de sa sainte conduite. […] Communiquez toutes choses à notre cher Père et ensemble concluez de ce qu’il convient de faire pour la gloire de Dieu, et pour la perfection de celles qui seront destinées à cette œuvre. Je vous supplie de me recommander à notre bon Père et lui dites que j’ai une entière croyance que Dieu me veut faire beaucoup de bien par lui. […] 204.

On retrouve le côté imagé, écriture tributaire des romans précieux :

Fidèle amant de Jésus !

Monsieur, Vous qui, par un très saint et particulier effet de la grâce, expérimentez quelque chose d’une douleur qui procède d’une très précieuse plaie d’amour, je vous conjure de contraindre le sacré archer qui décoche ses adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc de ses traits ou qu’il me tue et qu’il m’emporte, ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour. Ô que vous êtes heureux encore d’en être consommé ! Dites-moi, je vous prie en confiance et vraie simplicité, ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente. Ne dissimulez point. Parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures. Parlez à son esclave et la convertissez toute à Lui. Il veut cela de vous. C’est pourquoi je vous demande avec humilité, prosternée à vos pieds, cher et bien aimé de Jésus. Le saint personnage que vous m’avez donné pour guide ordonne de m’adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine. Considérez-moi, très fidèle serviteur de Dieu, et ayez pitié de moi ! […] 205.

La maladie ou l’usure du P. Chrysostome s’accentue au début de l’année suivante 1646 :

[…] Je suis pressée de vous mander derechef la maladie de notre cher Père qui est travaillé d’une fièvre quarte bien violente et dont les médecins ne jugent pas qu’il en puisse jamais échapper. Un bon religieux de son couvent m’a mandé qu’il n’y avait point d’apparence de guérison pour lui d’autant que la chaleur naturelle était toute dissipée et qu’il n’avait aucune force pour résister au mal. Nous voilà au point que nous avons (vous et moi) si vivement appréhendé, et, pour vous parler franchement, j’en suis extrêmement touchée et mon plus grand déplaisir, c’est de ne lui pouvoir rendre service, ni voir l’excès de ses douleurs. Mon très cher Frère, je crois certainement que vous devriez venir recevoir pour vous et pour moi ses dernières paroles. Vous lui devez ce devoir et ce respect que je souhaiterais lui pouvoir rendre. Ce serait d’un cœur et d’une affection toute filiale. Bon Dieu ! Que la perte d’un si saint personnage m’est sensible ! Faites prier Dieu pour lui de bonne sorte. Je vous en supplie, recommandez-le instamment à notre très chère Sœur, la Mère supérieure [Jourdaine], et à notre bon Frère, Monsieur Rocquelay. Je ne fais point de réponse au petit mot que la bonne âme [Marie des Vallées] me mande par vous. […] 206.

C’est l’agonie :

Fidélité sans réserve ! Sacrificate sacrificium, etc. Je n’espérais pas vous mander de si tristes nouvelles, mais il ne faut pas différer de vous dire que notre très cher Père [Chrysostome] reçut hier au soir l’Extrême-Onction.

Aujourd’hui matin, le médecin m’a mandé qu’il était à l’extrémité.

Je vous laisse à penser quelle surprise et quel choc j’ai reçu à ces nouvelles. Il sortit d’ici mercredi, fête de notre Bienheureux Père [saint Benoît = 21 mars]. Il était en si bonnes dispositions que j’en étais ravie. Il retourna trop tôt pour nous, car venant d’un bon air, le lendemain il retombe dans sa maladie, dont les médecins conclurent qu’il lui fallait tirer du sang. […] Dans l’extrémité où il est, on n’en attend plus que la disposition de l’ordre divin. […] C’est à présent que nous entrons dans le vrai dépouillement, car il me semblait qu’en le possédant, je jouissais d’une précieuse richesse. Je dirai désormais : « Mon père qui êtes aux Cieux », puisque je le crois dans la béatitude éternelle s’il meurt. Et je commence déjà à le prier fervemment qu’il me donne secours du ciel comme il l’a fait en la terre pour aller à mon Dieu. J’ai mandé au bon Frère Jean [Aumont]  de vous avertir promptement de tout. […] 207.

Et deux jours plus tard :

« Fiat voluntas tua ! »

Monsieur, C’en est fait, le sacrifice de notre saint Père est consommé ! Au temps où je vous écrivais son extrémité, il était déjà parti pour son voyage dans l’éternité. […] Je ne trouve point de paroles pour vous dépeindre ma douleur. Très cher frère, ayez pitié de moi et pour l’amour que ce saint Père vous portait, soyez-moi en ce monde ce qu’il m’était. Je ne doute point qu’il ne vous ait fait savoir sa mort en vous allant dire adieu. Je vous conjure, par le précieux sang de Jésus-Christ, de me mander ce que vous en avez appris. Vous me consolerez nonobstant que je le tiens et l’honore comme un grand saint. Il mourut donc lundi, vingt-six du courant, entre neuf et dix heures du soir. Le même jour, le matin, il m’envoya avertir qu’il était à l’extrémité et que le jour auparavant il avait reçu les Saintes huiles environ les trois heures après midi du lundi auquel jour on célébrait à Paris la fête de l’Annonciation. Il me vint un vif sentiment qu’il mourrait, dès lors je fis le sacrifice à mon Dieu et me trouvai dans la disposition de prier pour une âme qui s’allait rendre dans le cœur de Dieu. Le reste du jour se passa ainsi et je désirais passer l’heure de son agonie en prières. Quelque temps après neuf heures du soir, étant à genoux, il me vint en pensée de dire le Subvenite qui est une prière qui se fait pour les agonisants, en laquelle on prie les anges et tous les bienheureux de venir recevoir l’âme du mourant pour la conduire dans le Ciel. Un moment après, j’entendis un petit bruit et je fus saisie de crainte et de douleur dans le sentiment de ma perte, je ne vis rien, mais je demeurai dans la pensée qu’il était mort et je continuai de prier, même la nuit et le jour suivant. […] Je ne vous mande point les particularités de cette triste mort, je ne les ai pas encore reçues. […] ne craignons plus de faire imprimer ses écrits, envoyez-m’en afin que j’y fasse travailler et que je reçoive par la lecture d’iceux la grâce de son esprit… 208.

Mectilde indique que Chrysostome connut des « abjections » au sens du monde… et propose d’éditer ses écrits… si on peut les récupérer 209 :

[…] La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq. Ô Dieu de puissance infinie, laisserez-vous un saint dans l’anéantissement ? […] J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. Songeons au moyen de les retirer, je vous supplie : vous verrez avec le bon Père Elzéar ce qu’il faudra faire. Le Provincial lui donne quelque espérance, mais je crois que c’est un amusement et il paraît tel. Nous n’avons que ses écrits qui nous puissent imprimer la sainteté de sa vie et les maximes de la haute perfection qu’il concevait.

Très Cher Frère, les vôtres du 28 de mars que je reçus ces jours passés ont fortifié mon âme dans la perte de son support. […] pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m’est permis de recourir à vous, et notre saint Père me l’a ainsi ordonné en ma dernière visite… 210.

Mectilde, dans une réponse adressée à Jourdaine, sœur de Bernières, conte son deuil intérieur puis évoque la méconnaissance de Chrysostome par ses pairs puis la difficulté pour recouvrer les écrits du mystique :

[…] Il me semble que je n’ai plus de secours en terre et que je me dois désormais toute renfermer dans Dieu, où je trouverai celui qu’il a retiré de la terre pour l’abîmer dans l’éternité de son divin amour. Je vois néanmoins que mon dénuement n’est pas entier, puisqu’il me reste la chère consolation d’écrire à notre très cher frère et de recevoir ses avis et les vôtres. Notre saint Père nous a très instamment recommandé la communication avec grande franchise : ce sont ses dernières paroles que j’observerai toute ma vie à votre endroit et celui de nos deux bons frères. Ce fut l’avis qu’il me donna pour, après sa mort, conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu’il nous enseignait de pratiquer. Je suis très aise que l’on vous écrivît sa mort ; le bon Père Elzéar, son bon parent 211, nous vint voir et se chargea de nos lettres qui vous exprimaient quelque peu de ma douleur. Je ne sais si vous l’avez reçu. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de ma santé : elle sera toujours bonne lorsque je ne désisterai point de me rendre à Dieu.

J’écrivis ces jours passés à notre très cher frère où je lui mandais que notre saint Père demeurait toujours en abjection dans l’esprit de quelques-uns de leur maison, et Frère Jean [Aumont] m’a mandé qu’il n’en faut point parler.

J’avais prié Monsieur de N. de faire effort pour avoir quelques-uns de ses écrits, mais particulièrement celui des attributs divins. Il les a demandés avec trop peu de ferveur et, comme le Provincial lui demandait s’il les voulait voir et lire, il ne lui en témoigna point d’ardeur et le remercia. Pour dire vrai, j’en fus fâchée, car s’il les eût pris pour quinze jours, je les aurais fait copier. […] Frère Jean désire de nous voir. J’apprendrai encore quelque chose de lui ; j’ai demandé quelque chose pour conserver comme relique ; mais je n’ai pas été digne d’obtenir ce que je désirais. Un peu avant sa mort, il m’avait donné sa petite ceinture de fer qu’il a portée beaucoup d’années ; je la garde bien chèrement. Je suis ravie de voir dans les vôtres que vous ressentez des grâces de ce saint Père. […] 212.

Et dix jours plus tard elle livre à Bernières son expérience intime et de nouveau les difficultés pour obtenir des écrits :

[…] J’ai parlé au bon Frère Jean, lequel m’a priée de vous dire que vous l’excusiez s’il ne vous écrit point. Vous savez combien il vous est acquis, mais il ne peut faire davantage. Il est tellement observé qu’à peine lui peux-je (sic) dire deux mots. La divine Providence le tient dans quelque humiliation de la part de quelques-uns de son couvent.

Nous avons parlé de notre saint Père, non tant que je voudrais, mais autant que j’ai pu à la dérobée pour savoir les sentiments qu’il avait de lui. Il me dit qu’aux premiers jours de sa mort, il avait résolu de lui donner un an entier le mérite de toutes ses actions, mais qu’il n’a pu persévérer et qu’au lieu de prier pour lui, il se sent porté de le mettre au nombre de ses bons protecteurs. Je fus extrêmement consolée de l’entendre, d’autant que j’avais eu ce même sentiment la nuit de son enterrement, mais je ne le voulus pas publier. J’en dis néanmoins deux mots au révérend Père Elzéar et depuis ce temps que je vis, ce me semble, à une heure après minuit que je fus éveillée en sursaut, comme ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur. Je le vis d’une telle sorte qu’il ne me passe point de l’esprit et tout présentement, j’en ai la même idée. Je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver. Il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu, laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison. Voici la copie d’une lettre que notre bonne Mère Benoîte m’a écrite qui me confirme dans ma croyance. Je n’en ai parlé à personne qu’à ce bon Père. Vous savez que ce ne sont choses à publier s’il n’y va de la gloire de Dieu en la glorification de son saint Nom. Vous m’en direz votre sentiment. De plus, je suis capable d’être trompée et je le mérite pour mes grandes infidélités. […]

Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de ses dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs. Cela me touche sensiblement et me fait voir qu’à moins que d’un miracle, ils ne céderont rien et nous sommes en danger de tout perdre. La privation de ces écrits m’est à présent plus sensible que sa mort. Je me sens si obligée de me remplir de son esprit et de ses maximes que je recherche avec diligence tout ce que j’en peux avoir, et je vous supplie de m’y aider, car vous avez beaucoup de pouvoir. Le bon Frère Jean a défense de parler des particularités de la vie de ce saint Père et je n’oserais en écrire aucune chose, ni même rejeter ses merveilleuses fidélités. Cela n’est-il pas étrange ? Il en faut parler si discrètement dans son couvent que cela me fait peine. […] 213.

La censure veille :

Monsieur, J’ai reçu deux de vos lettres, la première du 19 d’avril et la seconde du 3 mai. Notre Révérende Mère Prieure me les envoya de Paris où j’étais pour lors et où je tentais les moyens d’arracher quelques écrits discrètement, partant des mains du Père Provincial, mais j’appris avec douleur qu’il avait protesté de n’en laisser sortir aucun de leurs mains quoiqu’on puisse faire et, lorsque vous m’avez mandé que vous étiez quasi assuré de les avoir, j’ai eu très grande difficulté de le croire. Je vois néanmoins par les vôtres dernières que vous en avez été refusé. Voilà une très grande perte que nous faisons dans la privation des choses dignes et précieuses, comme j’estime ses écrits. Il y a plusieurs contradictions sur iceux et par malheur on les fait examiner par des savants du temps qui ne comprennent rien à son divin style. Ils se sont extrêmement choqués sur ce mot de désoccupation et ont très grand regret que le premier petit traité qu’il en a fait est imprimé. Après qu’ils auront fait corriger ses écrits à leur mode, peut-être qu’ils les feront imprimer selon les paroles du Provincial. Si je ne regardais en cela l’ordre de notre bon Seigneur, j’en aurais de très sensibles déplaisirs et ne me pourrais empêcher de blâmer leurs procédés, mais il faut se soumettre et espérer que sa bonté infinie ne permettra point qu’une œuvre si sainte que les traités de ce saint Père soient ensevelie dans les ténèbres et je vais prier pour cela. […] 214.

Un trimestre passe, consolations  :

Monsieur, J’ai reçu deux de vos très chères lettres. La première datée du 2 août qui, me donnant des nouvelles d’une félicité éternelle par les réponses de la sainte âme, m’auraient ravie hors de moi-même si la puissance de notre divin Jésus ne m’avait retenue en captivant tellement ma joie et la douce consolation que je pouvais prendre que je demeurais quelque temps dans une autre disposition, comme si mon âme eut été élevée au-dessus de toute satisfaction et contentement même pour la gloire, sans voir autre chose que Dieu seul qui me devait suffire sans m’appuyer sur ce que lui-même en peut révéler. Peu de temps après, relisant derechef votre chère lettre et m’arrêtant sur cette flèche d’amour, cela fit en moi un effet d’anéantissement et d’admiration de la divine dignation [bienveillance, bonté] de notre bon Seigneur, et je connus l’obligation que j’avais d’être fidèle, pour donner lieu au saint amour de produire en mon âme ses saints et purs effets. Je fus encore dans un autre étonnement de voir que Dieu tout bon vous avait donné une charité si grande pour nous que de vous souvenir de mes misères dans un temps où je pense que le divin amour faisait d’admirables opérations en vous puisque vous étiez dans la communication de ses divins secrets. […] 215.

Chrysostome est un relais « d’en-haut » actif auprès de son ex-dirigée qui décrit son oraison passive :

Dieu seul et il suffit ! Mon très cher Frère, Je ne vous saurais exprimer combien de joie et de consolation j’ai reçu de vos chères lettres, et lumières et grâces que mon âme a reçues par la lecture d’icelles. Dieu tout bon soit à jamais béni de vous avoir donné la pensée de visiter en esprit votre pauvre Sœur. […]

Depuis la mort de notre bon Père, il me semble que j’ai changé de disposition et je ne sais si vous avez vu quelque petite chose, mais grande pour moi, que j’ai reçu de la divine bonté. Entre autres choses (je serais trop longtemps à dire le reste), il me fut donné d’entendre que cette année était pour moi une année de miséricorde et, pour vous parler franchement, il ne se passe guère de jours que je n’en reçoive de nouvelles. Je les attribue au mérite et à l’intercession de notre bon Père et admire une chose en lui à mon égard. La première fois que je m’en aperçus fut peu de jours après sa bienheureuse mort. Je me sentis poussée intérieurement de demeurer environ deux heures à genoux, les mains jointes, et mon âme se trouvait dans un si grand respect que je ne pouvais me mouvoir à l’extérieur.

Au commencement, je faisais une très humble et très douce prière à notre bienheureux Père de me donner part à son esprit. Enfin je désirais avoir liaison avec son âme, et entrer dans ses fidélités au regard de la grâce, et après cette petite prière je me trouve dans un grand silence. Mon âme adhérait passivement à son lieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses. Dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus Christ et cela se faisait, tout mon intérieur était rempli de Jésus Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction, que depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment, mais ceci fit des effets tout particuliers en moi. […] 216.

Le désir ou la tentation de solitude reprend en fin d’année 1646, ce qui provoque une très longue missive :

Mon très cher Frère, […] pour vous parler de mes sentiments, j’ai une entière répugnance aux charges et grades de religion, et mon attrait me porterait, ce me semble, à être comme le rebut d’une communauté, sans qu’aucune créature pensât à moi. Dans cette disposition, la partie supérieure de mon âme est tellement sacrifiée et soumise aux bons plaisirs de Dieu qu’il me semble n’y ressentir aucune rébellion, et il me fait cette grande miséricorde de demeurer toujours très abandonnée à sa sainte volonté. Voici ce que j’ai fait sur ce sujet, afin de n’y rien faire de moi-même 217. […]

Là-dessus je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé ; j’y trouve moins de réserve et une bien plus grande paix intérieure ; ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu ; et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que jamais je n’en avais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite, ni à gauche ; je la laisse choisir pour moi. Il me suffit de me délaisser et reposer tout en lui, de façon que les réponses que je recevrai de Lorraine soient d’aller ou de demeurer, je les recevrai comme les ordres de mon bon Seigneur et sans avoir d’autres regards, je ferai mon possible pour les accomplir. J’espère que dans quinze jours nous en aurons des nouvelles ; mais, en attendant, priez Dieu toujours, mon très cher frère, afin que Dieu seul soit au commencement, au milieu et à la fin de cette affaire.

Je vais maintenant vous parler de nos affaires temporelles 218 […] À la réserve de la charge de Supérieure, qui m’est toujours suspecte, je serais bien, ce me semble, à Caen. Vos saintes conférences et les fréquentes répétitions des saintes maximes de notre bon père me serviraient merveilleusement pour aller vite à la perfection. Je ne choisis rien du tout que les volontés tout aimables de Notre Seigneur. Voici quelque vue obscure d’une grande servante de Dieu, que je connais avoir de hautes grâces d’oraison et d’union. Elle me parla ainsi : « Ma Mère, environ sur l’heure du soir, j’eus une vision intellectuelle qui me représentait Notre Seigneur Jésus Christ devant vous, et vous à ses pieds, à deux genoux, les mains jointes. Notre Seigneur était debout, en habit de pauvre, et son divin visage paraissait tout triste ; il semblait faire quelque plainte et vous demander secours. Il leva la main droite et vous marqua au front et fit en vous quelque chose qui me fut inconnu. Durant ce temps-là, je criais : « Ma Mère, soyez fidèle ! Dieu a de grands desseins sur vous ». J’eus une pensée de ne vous point dire ceci, mais on me dit intérieurement d’une voix fort intelligible : « Ne crains point de lui dire, elle en sera plus humble ». La même personne me vit encore deux autres fois à la droite de Notre Seigneur, mais je n’ai point demandé ce qui s’y passait.

Notre bon Père a vu cette âme et a trouvé ses visions bonnes pour moi. Je les laisse à la sainte Providence. Tout ce que l’on me dit ne sert qu’à m’anéantir plus profondément. Il faut encore ajouter que cette vision a été donnée en Normandie ; cette âme à qui elle a été faite y était. Toutes ces pensées et ces vues ne me touchent pas, sinon pour me sacrifier et abandonner sans réserve aux desseins de Dieu et pour me tenir en grande humilité. J’ai cru vous devoir dire toutes ces choses, afin de vous donner toutes les connaissances qui vous peuvent aider à connaître les volontés de Dieu sur son esclave ; ce sera pour mon âme un très grand bonheur si Dieu me fait approcher de vous. Tous les sentiments que vous m’avez écrits sont très considérables. J’en ai tiré copie pour les envoyer à Rambervillers ; elles y verront leurs avantages. Quant à la conduite de nos Sœurs d’ici, elles sont toutes capables de me diriger et conduire… […] je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervillers, et pourvu que Dieu demeure en moi, et me retire et me préserve du tracas, tous lieux par sa grâce me sont indifférents. […] 219.

Le désir de solitude ne s’accomplira pas, elle aura des activités multiples et intenses. S’ensuit une suspension dans notre choix de pièces orientées vers l’intériorité 220. Car Mectilde devient le 21 juin 1647 (soit six mois après la date de l’extrait précédent) la prieure des Bénédictines du Bon-Secours de Caen. Elle y passera trois ans et deux mois avant de repartir comme prieure à Rambervillers, Vosges. En route vers l’est pour retrouver le couvent de Rambervillers sans savoir qu’elle y demeurera très peu de temps, chassée de nouveau par la guerre, cette fois entreprise par les Français, elle prévient ses amis :

À Monsieur de Rocquelay, « Route de Rambervillers » [29.01.1645]

Notre sortie de Paris a été en quelque façon si précipitée qu’il me fut impossible de vous écrire selon que je l’avais projeté. Sans doute que les nouvelles de notre voyage vous auront surpris comme elles ont fait beaucoup d’autres qui ne me croyaient jamais être de la partie. La divine Providence l’a voulu contre toute apparence humaine. Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins. […] 221.

« On la retrouve à Rambervillers où elle vient d’être élue Prieure. Le 7 de l’an 1651 : « C’est ici une étrange solitude... » Elle est dans le « tintamarre » et en éprouve une révolte à en tomber malade. Elle est perplexe et a la tentation de se retirer dans un monastère où elle aurait la paix. Elle projette de demander un Bref au Pape pour se tirer de là. Mais « je ne veux rien faire de ma volonté ». Elle ne désire qu’oraison et solitude. Une abbaye en Alsace, comme sa sœur le lui avait proposé ? Non, elle préfère porter la besace que la crosse ! Ce qu’il lui faut, c’est un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n’être plus connue de personne). Elle craint que sa « petite oraison » ne s’évapore dans ce tracas 222. [il y a six ans entre les 2 voyages]

Bernières lui répond par une belle et longue lettre :

De l’hermitage [sic] de saint Jean Chrysostome ce 14 février 1651.

Dieu seul et il suffit.

Je répondrai brièvement à vos lettres, qui sont les premières et les dernières que j’ai reçues de votre part, lesquelles m’ont beaucoup consolé d’apprendre de vos nouvelles, et de votre état extérieur et intérieur. Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre223. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers, quoique vous fussiez contrainte de quitter Rambervillers ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à Paris pour y subsister, et faire subsister votre refuge qui secourera vos Sœurs de Lorraine ; que d’aller au Pape pour avoir un couvent, ou viviez solitaire, ou que de prendre une abbaye : La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il faut mourir, et de la mort de l’obéissance et de la croix. Madame de Mongomery vous y servira et Dieu pourvoira à vos besoins, si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, que vous devez suivre en toute liberté !

Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des peines d’esprit et des souffrances que vous portez parmi les embarras et les affaires que votre charge vous donne, puisque ce sont vos embarras et affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme « une grande oraison », que Dieu vous donnera quand il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir, et le laissez-faire. Quand il veut édifier dans une âme une grande perfection, il la renverse toute ; l’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison, faites-là comme vous pouvez, et comme Dieu vous le permettra, et il suffit. Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez ce me semble ni consolation divine, ni humaine. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix, par ce que je vous désire la pure fidélité à la grâce, et que je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre Communauté ; si vos soins ont succès à la bonne heure ; s’ils ne l’ont pas ayez patience, au moins vous aurez cet admirable succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la Mère Benoîte religieuse particulière, vous pourriez peut-être vous retirer en quelque coin ; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller aux autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces... Courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les lois de l’obéissance et de l’ordre de Dieu. À Dieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit « Jésus pauvre », c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens 224.

Le deuxième priorat est bref : sept mois, interrompu par la guerre. Elle est revenue à Paris en 1651. Elle va fonder les bénédictines du Saint-Sacrement ce qui l’occupera fort à partir de 1652 et ouvre ainsi une seconde moitié de vie plus sédentaire. À partir de maintenant, nous avons moins de lettres intérieures à citer en relation avec Bernières et les amis de Caen 225.

D’abord une grande crise doit être surmontée : c’est ce que Véronique Andral que nous citons titre « Le centre du Néant » :

Le 7 septembre 1652, Mère Mectilde écrit à Bernières : « Je ne sais et ne connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses. J’ai bien passé par le tamis, depuis que je vous ai écrit... Je vous dirai un jour les miséricordes que Notre Seigneur m’a faites depuis un an et demi, et qu’il les a bien augmentées depuis quelques mois ». « J’observe tant le silence pour les choses intérieures que j’ai perdu l’usage d’en parler... Je n’ai pas la liberté intérieure de communiquer ». Elle s’enfonce dans le silence et écrit le même jour à Mère Benoîte : « Je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte... » 226.

Mère Mectilde a trouvé le « fond » de son néant, mais il y a plusieurs fonds, et elle va aller de fond en fond au moins jusqu’en 1662 […] sa voie s’approfondit et se simplifie. Elle va en reparler à Bernières en lui envoyant le livre de « La Sainte Abjection », œuvre du Père Chrysostome, le 23 novembre 1652 227 .

Notre Seigneur me fit la miséricorde de me faire rentrer d’une manière toute particulière dans le centre de mon néant où je possédais une tranquillité extrême, et toutes ces petites bourrasques [elle vient de subir de très grandes humiliations] ne pouvaient venir jusqu’à moi parce que Dieu, si j’ose parler de la sorte, m’avait comme cachée en Lui... Cela a bien détruit mon appui et ma superbe qui m’élevait de pair avec les saints, et à qui ma vanité semblait se rendre égale ! Oh ! Je suis bien désabusée de moi-même. Je vois bien d’un autre œil mon néant et l’abîme de mes misères ! J’étais propriétaire de l’affection et de l’estime des bonnes âmes. Notre Seigneur a rompu mes liens de ce côté-là... Il m’a semblé que Notre Seigneur faisait un renouvellement en moi d’une manière bien différente des autres dispositions que j’ai portées en ma vie : il me dépouillait même de lui-même et m’a fait trouver repos et subsistance hors de toutes choses, n’étant soutenue que d’une vertu secrète qui me tenait unie et séparée. C’est que Notre Seigneur me fait trop de miséricordes 228.

Le 9 août de l’année suivante 1653 elle a l’occasion de joindre Bernières par l’intermédiaire du fidèle Boudon :

Je vous fais ce petit mot pour vous assurer que j’ai mis en mains de Monsieur Boudon le livre que vous avez désiré que je vous envoie. Je crois qu’il le portera demain au messager. Ce bon Monsieur est à Paris depuis environ trois semaines ; nous l’avons vu avec Monsieur de Montigny 229, lequel est aussi un très grand serviteur de Dieu. Je l’ai mené ces jours passés à Montmartre où nous trouvâmes le Père Paulin 230. Je crois que vous savez qu’il demeure à Paris et qu’il fait merveille dans la sainte voie d’anéantissement. Pour moi, j’apprends à me taire, je m’en trouve bien231. Je sais quelque petite chose de mon néant et je tâche d’y demeurer et de n’être plus rien dans les créatures et qu’elles ne soient plus rien en moi. J’ai, ce me semble, quelque amour et tendance de vivre d’une vie inconnue aux créatures et à moi-même. Je me laisse à Notre Seigneur Jésus Christ pour y entrer par son esprit. Il y a plus de trois semaines que je n’ai vu le Révérend Père Le Jeune 232 ; je ne sais s’il est ou non satisfait de moi, je lui ai parlé selon ma petite capacité et l’avais prié de prendre la peine de m’interroger sur tout ce qu’il lui plairait, avec résolution de lui répondre en toute simplicité : je ne sais ce qu’il fera. Je suis toute prête de lui obéir et avec joie, si cela vous plaît, sur tout ce qu’il désire que je fasse.

Vos chères lettres me font plus de bien que toutes les directions des autres personnes. Je crois que c’est à cause de l’union en laquelle notre bon Père nous a unis avant sa mort, nous exhortant à la continuer et à nous entre-consoler les uns les autres. Je ne vous en demande pourtant que dans l’ordre qui vous en sera donné intérieurement, car je veux apprendre à tout perdre pour n’avoir plus que Dieu seul, en la manière qu’il lui plaira. Je vous supplie de prier Dieu pour moi afin que je sois fidèle à sa conduite. Je la vois bien détruisant mon fond d’orgueil et tout ce qui me reste des créatures. J’ai pourtant une petite peine qui me reste au regard de la fondation où la Providence nous a engagées et j’aurais beaucoup de pente à m’en retirer. Je vous manderai le sujet. Présentement, il faut finir : il est trop tard. Je viens de voir le Révérend Père Le Jeune. J’ai bien à vous écrire, mon très bon frère, mais, en attendant, priez Dieu pour moi 233.

Nous avons cité supra la demande de protection de Mère Mectilde par « notre très chère sœur » Marie des Vallées dans une lettre adressée à Bernières en 1654 ainsi que celle du 25 août de la même année citée infra qui présente les « bons ermites » groupés autour de Jean de Bernières.

Achevant ici presque notre choix, on consultera ses éditeurs récents : V. Andral et d’autres religieuses de l’Institut, B. Pitaud, E. de Reviers 234. Citons V. Andral :

Le 26 janvier 1655 elle a encore un désir : elle écrit à Bernières : « Il me semble que la plus grande et la dernière de mes joies serait de vous voir et en­tretenir encore une fois avant de mourir, et autant qu’il m’est permis de le désirer, je le désire, mais tou­jours dans la soumission, car la Providence ne veut plus que je désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre pour tout retrouver en Dieu ».235.

Quand on sait la véhémence des désirs de Mère Mectilde dans sa jeunesse, on voit le chemin parcouru.

Elle parle ensuite de son monastère « ce petit trou solitaire » et ajoute : « S’il m’était permis de me re­garder en cette maison, je serais affligée de son éta­blissement, me sentant incapable d’y réussir. Mais il faut tout laisser à la disposition divine ».236

Elle le con­sulte sur son désir de ne s’appuyer que sur Dieu seul : « Il me semble aussi que je n’ai point l’am­bition de faire un monastère de parade. Au contraire, je voudrais un lieu très petit et où on ne soit ni vu ni connu de qui que ce soit. Il y a assez de maisons écla­tantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la ma­gnificence. Je désirerais que celle-ci l’honorât dans le silence et dans le néant ». Elle termine : « un mot, je vous supplie » 237.

D’après Collet, Bernières lui répond : « Ne doutez pas que je fasse mon possible pour aller vous voir cet été prochain afin de nous entretenir encore une bonne fois en notre vie, y ayant l’apparence que ce sera la dernière, soit que la mort nous surprenne, soit que l’in­commodité de mes yeux ne me permette pas de faire ce voyage plus souvent... » 238.

En conclusion, voici un extrait d’une lettre non datée de Bernières, peut-être de 1652 :

Cette vie nouvelle que vous voulez n’est autre que la vie de Jésus Christ, qui nous fait vivre de la vie surhumaine, vie d’abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d’anéantissement, voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus Christ, et qui consomme l’âme en son pur et divin amour.

Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. Ô ! Qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré.

Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or.

Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-la à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ 239.

Il s’agit ici d’une mort mystique. Bernières meurt physiquement en 1659, mais Mectilde, après « sept ans d’épreuves » qui s’achèvent par sa retraite de 1661-1662, sera pleinement utile pendant près de quarante ans, épaulée par des ami(e)s et elle formera à son tour.


CONFÉRENCES ET ENTRETIENS


Au cours d’une grande retraite, du 21 novembre 1661 au 2 février 1662 sont ébauchés des textes nécessaires à la vie adoratrice des sœurs. En proviennent dix-neuf chapitres d’un ouvrage publié seulement en 1683 sous le titre : Le Véritable Esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Saint Sacrement.

L’édition de cet assemblage réalisé par sœur Marie de Jésus est revue par Mectilde pour être republiée dès l’année suivante 1684 ; suivront des éditions augmentées? 240. Nous n’abordons pas un texte qui traite dans sa plus grande partie de la vie pratique et liturgique au sein d’une communauté de moniales. Il reste orienté par l’amour qui répond à un amour reçu 241. Et même si la notion de « victime » pose problème aux contemporains – et il fallait à nos yeux l’aborder brièvement dans ces “Amitiés Mystiques”-- elle demeure pour Mère Mectilde distincte d’une offrande faite en vue d’une « réparation » de nature juridique – une interprétation souvent mise en avant à la fin du Grand siècle 242.

Il s’agit pour la fondatrice d’imiter Jésus-Christ, le « Principe Réparateur » qui donne sa grâce. L’inspiration provient du Breviloquium, œuvre de saint Bonaventure (1221-1274), le Général pacifique de l’Ordre des franciscains mineurs :

Puisque le Principe réparateur… très parfaitement répare et réforme par le don gratuit… le parfait progrès dans le bien ensuite s’opère selon l’imitation du Christ… » 243.

Mère Mectilde s’inscrit dans le sillage initié par François d’Assise, ce qui est naturel pour l’annonciade (même devenue bénédictine), dirigée par le P. Chrysostome de Saint-Lô qui appartenait au Tiers-Ordre Régulier franciscain.

Nous illustrons dans ce chapitre le “véritable esprit” mystique qui anime Mère Mectilde à l’aide d’un florilège issu des Conférences et Entretiens adressés à ses soeurs. Nous faisons suivre une séquence qui traduit une montée mystique par le bouquet d’extraits non datés.


Une séquence de Conférences et entretiens datés

Nous pouvons rendre la dynamique propre à la vie mystique en développement progressif chez Mectilde en la suivant chronologiquement de 1632 à 1698 -- soit durant deux tiers de siècle ce qui est très exceptionnel.

Mectilde s’exprime ici dans ses Conférences et Entretiens à ses moniales sans privilégier telle d’entre elles. Par la suite nous l’approcherons par des correspondant(e)s individualisé(e)s.

Nous indiquons l’année en tête des extraits (ils sont datés plus précisément dans leurs références en notes).


1632 (ou 1633)

Durant son séjour chez les Annonciades, Mère Saint Jean (premier nom de Mectilde) fit un « songe mystérieux » qu’elle a rapporté. Ce très beau et classique rêve mystique annonce le passage de la foire du monde au dépouillement d’une vie intérieure et anticipe sur le cheminement vital auquel Mectilde est appelée :

Il me sembla que j’étais dans une foire où il y avait grand nombre de boutiques enrichies de tout ce que l’on peut imaginer de plus beau et de plus précieux ; et que j’étais marchande, et que j’avais une boutique qui paraissait encore plus magnifique que les autres.

Comme j’étais occupée à regarder toutes mes richesses, j’entendis un grand bruit et chacun courait en disant : « Voici le Seigneur ! ». Je me sentis aussitôt dans une si grande ardeur de le voir que je fis mon possible pour découvrir où il était ; et l’ayant vu qui s’arrêtait à toutes les boutiques, je pensais en moi-même qu’il viendrait aussi à la mienne ; ce qui m’obligea de me tenir à l’entrée pour le recevoir, ne pouvant me résoudre d’abandonner cette belle boutique pour aller plus loin au-devant de lui.

Enfin mon Seigneur arriva, au milieu d’une grande foule de peuples : il était vêtu d’une longue robe blanche avec une ceinture d’or, les cheveux tirant sur le blond pendaient sur ses épaules, le visage un peu long et les yeux si charmants qu’ils enlevaient tous les cœurs.

Il ne fit, à la vérité, que passer devant moi ; mais en passant il me jeta un regard si pénétrant que j’en demeurai toute transportée et vivement pressée de quitter ma boutique pour le suivre, ce que je fis dans le même moment. Je pris néanmoins dans ma robe ce qu’il y avait de plus beau et de plus facile à emporter, et je le suivis ainsi dans la foule qui était si prodigieuse que je ne pouvais presque l’apercevoir.

Je ne me sentis pas seulement pressée de le suivre, mais encore obligée de marcher sur les vestiges de ses pieds. Il fallait une grande attention pour les reconnaître parmi ceux de ce peuple ; ce qui fut cause que je négligeai tout le reste et que je perdis insensiblement tout ce que je portais 244.

Cette populace s’étant petit à petit dissipée, je me trouvai hors de la ville, seule avec Notre Seigneur que je tâchai de suivre de plus près qu’il m’était possible. Alors je tombai : toute mon attention et ma plus grande hâte furent de me remettre sur ses vestiges.

Il me mena par des chemins très difficiles, fort étroits, tout pierreux et pleins d’épines qui emportaient mes souliers, ma coiffure et mes habits. J’avais les bras, les mains, les pieds et tout le corps ensanglantés 245.

Enfin, après des peines si inconcevables, et que les ronces et les épines m’eurent dépouillée de mes habits, je me trouvai revêtue d’une robe blanche et d’une ceinture d’or comme Notre Seigneur, dans un beau chemin où je le suivais toujours de près, sans pourtant qu’il me regardât. Je pensais en moi-même : « Au moins s’il me regardait, je serais contente ! » Ensuite je me disais pour me consoler : « Il sait bien que je l’aime ! », sentant une certaine correspondance de son cœur au mien, comme d’une espèce de cornet ou conduit qui aboutissait de l’un à l’autre et qui les unissait de telle sorte que les deux ne faisaient qu’un.

Après avoir bien marché à la suite de Notre Seigneur, je me trouvai dans une grande prairie où l’herbe paraissait d’or (qui signifie la charité) tout émaillé de fleurs, où étaient de gros moutons, la tête levée, qui ne se repaissaient que de la rosée du ciel, car quoi qu’ils fussent jusqu’au cou dans ces pâturages, ils n’en mangeaient point.

Il me fut montré que ces moutons représentaient les âmes contemplatives qui ne se repaissent que de Dieu et ne se rassasient que de sa divine plénitude. Parmi ces moutons, j’en remarquai un qui était fort maigre et s’éloignait du troupeau : il s’en retirait si fort qu’à la fin il le quitta tout à fait.

J’aurais bien voulu jouir du bonheur de ces âmes que ces moutons me représentaient, mais il ne me fut permis que de les regarder, et ainsi je passai outre, en suivant toujours mon divin guide.

Il me mena ensuite dans une grande plaine, à l’extrémité de laquelle était un palais magnifique ; mais la porte était si basse et si étroite qu’à peine la voyait-on, ce qui me fit croire que jamais je n’y pourrai passer. J’en fus extrêmement affligée. Alors Notre Seigneur, qui n’avait pas fait semblant de me voir depuis ce regard qu’il m’avait jeté en passant devant ma boutique, se retourna et me regarda.

Je compris en même temps qu’il fallait pour entrer dans ce palais que je fusse toute anéantie : dans le moment, Notre Seigneur entra, et moi avec lui : mais je fis tant d’efforts pour passer après lui que, non seulement ma tunique fut emportée, mais que j’y laissai ma peau étant tout écorchée.

Je me perdis en Lui, mais si perdue que je ne me retrouvai plus 246.

Avant 1639

C’est pendant son noviciat avec Mère Benoîte de la Passion qu’elle reçoit une grâce « de début ». Benoîte deviendra par la suite une confidente et amie à laquelle nous consacrerons une ample section. Il s’agit ici d’un compte-rendu écrit par Mectilde « de sa propre main » :

[…] Un jour, étant à l’oraison le matin à l’ordinaire, cette personne [Mectilde se présente indirectement] s’adressant à cette aimable Mère de bonté [la Vierge Marie], comme elle avait coutume de faire, et voulant s’occuper intérieurement, cette auguste Mère d’amour sembla disparaître, ce qui surprit beaucoup cette personne, et la voulant toujours voir et l’avoir pour objet, elle lui présenta Notre-Seigneur Jésus-Christ et se tint comme debout derrière son divin Fils ; et comme cette personne ne comprenait point pourquoi cette souveraine de son cœur en usait de la sorte, elle lui fit entendre qu’elle était cachée en son Fils, et qu’il était de son pouvoir et de sa bénignité de le produire dans les âmes et de le faire connaître, mais qu’en le produisant de la sorte elle était encore plus intime à l’âme, et qu’elle devait apprendre que cette grâce était le fruit des petites dévotions et pratiques qu’elle [la jeune Mectilde] avait faites en son honneur et l’effet de sa confiance ; et lui ayant fait comprendre l’utilité de cette confiance filiale que nous devons avoir en sa bonté, cette âme fut éclairée des vérités suivantes :

1° Que tous les devoirs d’amour, de tendresse, de confiance, de respect et de fidélité à son service, retombaient en Dieu d’une manière avantageuse à l’âme ; en ce que cette auguste Mère de bonté étant divinement abîmée en Dieu, tout ce qui est fait en son honneur retourne dans cette adorable source, y étant elle-même anéantie d’une manière incompréhensible à nos esprits ; et j’ose dire et assurer que la sincère dévotion à la très pure et très immaculée Mère de Dieu est la porte du salut et de la vie intérieure.

2° La deuxième vérité est qu’encore qu’il semble que l’âme s’est attachée par tendresse à la très Sainte Vierge plus qu’à Dieu, si l’âme est fidèle, elle sera fort instruite des voies de la grâce, et cette tendresse, si elle est sainte comme elle doit être, ne manquera jamais de porter l’âme à une union à Notre Seigneur Jésus-Christ très intime, et j’ose dire singulièrement, parce que la très Sainte Mère de Dieu, n’ayant point de vue en elle-même, ne peut retenir aucune créature pour elle, c’est pourquoi de nécessité elle les réabîme toutes en Jésus-Christ. […] 247.


1640

Dans un abrégé d’une retraite de l’année 1640, nous lisons en son début et à sa fin  : « … que je sois si profondément plongée dans la vérité véritable de mon néant et de mon abjection que je me tienne le reste de ma vie sous les pieds de tous les démons […] je sens un mouvement quasi perpétuel qui tend où Dieu me veut réduire : « Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin ».

Le lecteur moderne peut être choqué du caractère excessif de tels souhaits (Mectilde n’a pas encore rencontré son premier directeur mystique Chrysostome de Saint-Lô). La Mère Véronique Andral explique :

« Nous pouvons relever deux citations qui nous apprennent qu’elle lit sainte Catherine de Gênes. D’abord cette expression étrange : “Sous les pieds de tous les démons”. Pour la bien comprendre, il faut recourir aux explications de sainte Catherine : le démon est fixé dans un état de méchanceté qui ne peut empirer. Il ne peut nuire aux hommes que dans la mesure où ces derniers lui en laissent la possibilité en cédant à la tentation ; tandis que l’homme peut toujours croître en méchanceté et, donnant au démon la possibilité de nuire, il est “pire que lui”. Cela signifie donc plus simplement que l’on prend conscience d’être capable de tout mal.

Et puis la sentence qui clôt cet “Abrégé” : “Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin”. Pour la comprendre il faut relire le chapitre trente-deuxième de son livre “Comment se fait l’anéantissement de l’homme en Dieu par l’exemple du pain”. (La vie et les œuvres de Catherine Adorna [de Gênes], traduite par Desmarets, Paris, 1662).

Le pain proteste parce que celui qui le mange lui “ôte son être” et elle lui répond : “Pain, ton être est ordonné pour sustenter mon corps qui est plus digne que toi ; et tu dois être plus content de la fin pour laquelle tu es créé que de ton être propre : parce que ton être ne serait point estimable si ce n’était à cause de sa fin. Ta fin est ce qui te donne une dignité à laquelle tu ne peux parvenir que par le moyen de ton anéantissement. Donc si tu ne vis que pour parvenir à ta fin, tu ne te soucieras pas de ton être, mais tu diras : ‘Tirez-moi promptement de mon être et me mettez-en l’opération de ma fin pour laquelle je suis créé’. C’est ainsi que Dieu fait de l’homme, lequel a été créé pour la fin d’être uni à Dieu et d’être transformé en Dieu” (op. cit., 159).

Voilà donc ce vers quoi Mère Mectilde aspire de toutes ses forces » 248.

Nombre d’années passent où Mectilde est conduite par le P. Chrysostome puis par Monsieur de Bernières et d’autres : nous en trouverons témoignages dans les sections qui sont consacrées à ces correspondants directeurs. Mectilde a fait du chemin et sait maintenant résumer le « secret de la vie intérieure ». Nous la retrouvons vingt-deux ans plus tard :

1662

[…] Il faut aussi faire usage de la foi, qui est le secret de la vie intérieure, que tant de personnes cherchent et qui est trouvée de si peu parce que l’on la loge dans des élévations et faveurs extraordinaires. Et elle consiste à croire Dieu en nous, croire son immensité qui nous environne, nous pénètre et qui remplit tout notre être, et vivre et agir en sa sainte grâce en esprit de révérence ; écouter comme bonne brebis la voix de notre divin Pasteur qui dit qu’il connaît ses brebis et que ses brebis le connaissent. […] 249.

Voici pour cette même année 1662, de brefs extraits de retraite de Mectilde précédés de leur pagination. Elle est devenue « notre révérende mère prieure du Saint-Sacrement » :

(128) Tous êtres créés retournent au néant dans la succession des siècles et confessent par leur destruction qu’il n’y a que Dieu qui soit et qui existe par lui-même [j’omets plusieurs pages à fins personnelles du long document:]

(139) Ô quel abîme ! Il n’y a rien de si surprenant ! Tout paraît perdu. Rien, Rien, Rien, Rien, et tout Rien ! La nudité est si grande qu’on s’étonne comme l’âme se peut soutenir.

Si elle était sensible, elle mourrait de douleur. Mais elle ne se peut mouvoir, ni désister, ni vouloir aucune chose.

Tout paraît mort et tout dépend du souffle de Jésus-Christ.

Il est impossible à l’âme de trouver en sa vertu et capacité un souffle de vie. Ce sont des morts éternelles qui attendent leur résurrection de la pure puissance et bonté de Jésus-Christ, sans que l’âme y puisse contribuer à la moindre chose. L’âme voit cette mort clairement, et d’autres fois elle est capable de trouble ; mais quoiqu’il lui arrive différentes dispositions, la mort est toujours en fond.

Il y a ici quelque chose de semblable au grain de froment qui tombe en terre, y meurt et y pourrit. Mais dans le fond de sa propre pourriture, il y a une vie végétante qui s’y conserve et qui n’est point aperçue, car le grain paraît pourri. Cette vie végétante est une vertu productive qui se trouve dans toutes les plantes et qui leur donne vie. […]

(140) Il n’y a donc rien à faire ici qu’à souffrir sa mort et sa pourriture. Voilà tout le secret de la vie intérieure, qui donne tant d’emploi aux esprits, qui fait composer tant de livres et qui, le plus souvent, demeurent courts dans leurs lumières et productions, chargeant les âmes de mille pratiques ou intelligences humaines qui les éloignent de la simplicité de Jésus-Christ. […] 250.

Fin juillet et début d’août survient une étrange maladie :

Elle sort de la messe et semble « une morte ». Une religieuse la suit : « Cette religieuse s’assit auprès d’elle et la tint entre ses bras une demi-heure, après elle revint à elle et poussant un (79) profond soupir elle dit : Quelle privation ! On n’a jamais pu apprendre d’elle ce que ce soupir voulait dire, mais une autre personne vertueuse assura qu’en ce moment elle avait vu la Mère Mectilde devant Dieu, et qu’elle avait été renvoyée pour être mise sous la presse des souffrances et des croix ». Est-ce sa deuxième comparution au jugement de Dieu ? 251.

À l’automne, la veille de la Toussaint, dans une Conférence à ses sœurs, Mectilde évoque un sentier étroit caché à nos sens :

[…] Il faut que chacune observe les mouvements de son intérieur pour connaître le sentier secret où Dieu veut que l’âme marche dans la perfection. C’est l’importance de savoir ce qu’elle doit faire. Il faut dire souvent avec une sainte confiance ce verset du Prophète : « Vias tuas, Domine, etc. Seigneur, montrez-moi vos voies et enseignez le secret sentier par lequel je dois parvenir à vous. » (Ps. 24, 4). Pourquoi le nommons-nous « secret sentier » ? C’est parce qu’il est comme caché à nos sens qui veulent toujours voir, connaître, goûter et sentir. Et ce sentier étant étroit, il faut être dépouillé de notre propre esprit et de nos affections pour y marcher. Il est secret à cause que la seule foi est notre guide et qu’il ne faut point d’autre flambeau ni d’autre appui. […] 252.

Et le dernier jour de l’an, le silence qui « dispose l’âme à l’oraison » est célébré ainsi :

[…] Oui, mes Sœurs, je dis que c’est une chose très sainte que le silence. Le silence dissipe les nuages et chasse les ténèbres de l’intérieur ; il calme une âme et la met en possession d’une grande paix, par le moyen de quoi elle entre en union avec Jésus‑Christ, qui se présente dans le fond de cette âme et se communique d’une manière ineffable. Le silence dispose l’âme à l’oraison. Quelqu’une, peut-être me dira : « Je garde le silence le mieux qu’il m’est possible, je ne parle que dans l’ordre et quand il faut je me tiens retirée dans notre cellule et si pour tout cela je ne suis pas fille d’oraison ». Cela se peut faire. Mais vous saurez que le silence a plusieurs degrés. Il y en a, à la vérité, qui gardent le silence de la parole, lesquelles font un babil et tintamarre dans leur intérieur, qui les empêchent d’entendre cette Parole éternelle qui ne peut se représenter dans ces âmes, non plus qu’il ne vous serait pas possible de vous voir dans un miroir que l’on remuerait continuellement. Il y a donc le silence extérieur qui est une très bonne chose, pourvu qu’il soit accompagné du silence intérieur qui arrête le babil de l’esprit, nous éloigne de toutes les créatures et de nous-mêmes. Il y a un troisième silence plus intime et parfait qui fait entrer l’âme en union avec Dieu : silence des puissances, etc. Cela nous passe, nous n’en sommes pas là, et quand bien même j’en voudrais parler, je ne saurais moi-même ce que je dirais.

Entrons donc dans la pratique des deux premiers et nous irons bien loin. Retirons-nous de l’application des choses qui ne sont point de notre obligation ; tenons notre esprit recueilli, et lorsqu’il s’égare rappelons-le sans quasi qu’il s’en aperçoive. Il y en a qui se fâchent contre elles-mêmes et qui s’invectivent, voyant leur légèreté disant : « Oh ! Que je suis misérable, etc. ». Non, croyez-moi, mes Sœurs, il n’en faut pas user ainsi, mais s’habituer tout doucement à la récollection et actuelle présence de Dieu. Et vous voyant distraites et dissipées, changez d’objet c’est-à-dire laissez la créature et regardez Dieu comme qui retournerait une médaille et dites : « Mon Dieu » ou « Mon tout », et vous laissez ainsi emporter sans violence à ce divin objet et vous verrez qu’avec un peu de fidélité, vous arrêterez la légèreté de votre esprit et vous habituerez au silence et récollection intérieure ; j’en sais qui pour s’être servies de cette petite pratique ont fait un grand progrès en l’oraison. […] 253.

1663

Durant l’Avent, elle s’adresse à ses sœurs :

[…] Il est donc venu, et il vient incessamment. […] Il a fait sa course comme un étranger et pèlerin. Et quoiqu’il soit le souverain des créatures, il a souffert une pauvreté extrême. C’est de la sorte que nous devons vivre ici-bas, nous regardant comme étrangers, ne faisant fond ni appui sur aucune créature, nous souvenant que ce n’est point ici le lieu de notre patrie, y vivant dans un saint dégagement d’esprit.

[…] Non, non, mes Sœurs, ce n’est point chimères de mon propre esprit, mais vérité de foi qui nous doit faire marcher dans un profond respect et adoration d’un Dieu toujours présent en nous.

Oui, toute l’auguste Trinité y réside. Si vous me demandez où elle fait sa demeure, si c’est dans la tête, au cœur ou dans la poitrine, je vous répondrai que, comme notre âme occupe tout notre corps et qu’elle est indivisible, ainsi Dieu remplit toutes les facultés de notre âme ; il est partout et en toutes ses parties. Et quelle est son occupation ? Oh ! Mes sœurs cela est ineffable et incompréhensible. Il fait dans les âmes ce qu’il a fait dès l’éternité : le Père engendre son Fils ; et le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit. Toute l’auguste Trinité y forme Jésus-Christ. Ne voilà-t-il pas un beau sujet de contemplation ?

L’on croit que c’est une chose si extraordinaire qu’une âme contemplative, et cependant il n’y a rien si facile. Contempler, c’est regarder un objet. Cette vérité de foi établie de Dieu présent en nous, je vous demande si ce n’est pas un objet assez charmant pour nous tenir dans l’admiration et dans une continuelle contemplation.

Il n’est pas besoin de chercher Dieu par quantité de pratiques. Qui cherche n’a pas. Mais il faut jouir avec paix et douceur d’esprit de ce trésor infini, puisque nous le possédons aussi véritablement comme les saints le possèdent dans le ciel. Ô bonheur infini, mais trop peu connu de la plupart des chrétiens qui ignorent le trésor qu’ils possèdent et qui leur a été donné par Jésus-Christ dans le baptême. […] 254.

La veille de la Toussaint :

Mes chères Sœurs, j’avais dessein de vous dire quelque chose sur la solennité de demain, si Notre-Seigneur m’en avait donné la grâce et la capacité, mais voyant que pour parler de Dieu il faut tant de pureté, de sainteté et une âme si morte et dégagée de soi-même, et que je n’ai aucune de ces qualités, j’ai cru qu’il valait mieux me tenir dans le silence et m’enfoncer dans mon néant pour laisser au Saint-Esprit à vous instruire sur un sujet si saint, étant véritable qu’il ne manque jamais aux âmes qui se disposent à entendre sa divine voix. Il vous donnera intelligence des sacrées paroles portées dans l’Évangile de l’office du jour : « Ecce nos reliquimus », « Seigneur, voici, nous avons tout quitté » (Mt 19, 27), et comme ce n’est pas sans mystère que l’Église les approprie à tous les Saints de notre sacré Ordre, lesquels peuvent dire avec les Apôtres : « Ecce nos reliquimus ». C’est, mes Sœurs, ce qui fait aujourd’hui le sujet de leur triomphe et félicité dans le Paradis.

Oui, ils ont tout quitté pour suivre Notre-Seigneur ; non seulement les richesses, les honneurs et les plaisirs du monde, mais eux-mêmes. Ils ont mené ici-bas une vie renoncée et crucifiée. Vous voyez des âmes mortes à leur propre vie et seulement animées de la vie de Jésus. Plusieurs viennent dans les Cloîtres toutes déterminées à quitter tout ce que le monde leur peut promettre de grandeurs et de richesses ; mais très peu se quittent elles-mêmes. Elles veulent bien être pauvres, mais il ne faut pas que rien ne leur manque. Elles renoncent volontiers aux grands honneurs du monde, mais elles ne peuvent souffrir les mépris. Elles ne demandent pas une haute réputation, mais elles ont peine de se voir dans l’oubli des créatures, d’être négligées, abjectes et cachées aux yeux des hommes. Ce n’est point là avoir tout quitté.

Je ne dis pas qu’il y en ait entre vous qui soient dans ces sentiments ; je parle de moi-même qui porte en fond toute cette malignité, et qui suis encore pis que tout cela. Mirez-vous dans ce miroir horrible pour voir la laideur d’une âme toute vivante en soi-même et tout occupée de soi. Ou plutôt regardez ce beau miroir que l’Église nous présente en la personne de tant de saints Religieux et Religieuses qui ont été des modèles de perfection pour vous animer à les imiter et de pouvoir dire comme eux : « Ecce nos… Seigneur nous avons tout quitté ». Qui dit tout ne réserve rien. Heureuse l’âme qui le peut dire en vérité ; elle possède un trésor sans prix et une paix inexplicable. Car, je vous prie, qui peut troubler la paix d’une âme qui n’a rien et qui ne veut rien ? Rien du monde n’en est capable. […]

Remarquez que toutes nos inquiétudes viennent de nos désirs et qu’une âme qui s’est quittée elle-même en vérité est heureuse ; je ne dis pas seulement pour les choses extérieures, mais même pour les intérieures qui regardent nos perfections. Je ne vois point d’âmes qui ne se plaignent : les unes d’être pauvres, les autres de se voir ténébreuses, arides dans l’oraison, que Dieu semble ne les point écouter ; et toutes ces plaintes ne procèdent que de ce que l’on ne se quitte point soi-même en vérité. On vit de soi et pour soi, chose horrible, on se regarde toujours. Mon Dieu, si nous concevions bien combien il est avantageux de s’oublier soi-même, ses intérêts et toutes les créatures, tant créées qu’à créer, c’est-à-dire que nous créons nous-mêmes et dont nous emplissons nos intérieurs de désirs et mille niaiseries qui nous occupent. Nous devrions craindre l’estime et l’applaudissement des hommes comme un grand malheur, à raison qu’il y a très peu d’âmes qui ne se souillent et ne prennent quelque petite complaisance à ces choses. Il faut fuir tout ce qui est éclatant et nous abîmer dans notre néant ; c’est là où nous trouverons Dieu. […]

Oui, je sais une âme, laquelle voulant recevoir quelque faveur de Notre-Seigneur, s’anéantit au-dessous de tous les démons, s’estimant et se voyant plus abominable que l’enfer même ; et pour lors, Dieu descend dans cet abîme pour la favoriser de son union. Vous me direz que je devrais vous entretenir de la gloire des Saints ; mais, mes Sœurs, je vous parle de ce qui a fait les Saints qui est le renoncement d’eux-mêmes et la profonde humilité dont notre Glorieux Père Saint-Benoît nous parle si dignement dans notre sainte Règle et que ces grands Saints ont pratiqué si fidèlement. Priez-les de nous en obtenir de Dieu et la grâce et l’esprit, et pour lors nous pourrons dire comme eux « Ecce nos reliquimus, etc. » […]

Souvenez-vous que notre bonheur consiste dans la très profonde petitesse et séparation des créatures et de nous-mêmes, qui nous mettra au-dessus de mille petites choses qui nous occupent et inquiètent. Vous me demanderez s’il faut être insensible. Je vous réponds que non, l’on peut ressentir une peine, un déplaisir, la perte d’un parent ou d’un ami et porter en fond une soumission à Dieu très parfaite et une séparation de soi. Pleurez dans telles occasions, je ne vous le défends pas, mais conservez une âme dégagée. […]

Je ne voudrais pas être insensible, en ces rencontres, comme ces grandes âmes qui ne se touchent de quoi que ce soit. Non, non, mes Sœurs, il faut que nos larmes nous soient sujet d’abjection et occasion de nous tenir bien petites. Mais, je trouverais étrange qu’une victime, qu’une âme consacrée à Dieu, s’afflige et s’inquiète dans les petites occasions de mépris, d’oubli des créatures, et qui eût peine qu’on la négligeât. O mes Sœurs, c’est ce qui doit faire notre bonheur et notre perfection. […]

Quittons, mes Sœurs, quittons toutes choses pour suivre notre Maître Jésus-Christ ; demandez-en la grâce par les mérites de cette belle troupe qui nous a devancées. 255.

1664

Mes Sœurs, nous devons, sur ce divin modèle, pratiquer ces trois degrés de pauvreté. Pour la pauvreté des biens et des richesses du monde, nous y avons déjà renoncé par vœu exprès. Mais nous devons travailler à acquérir cette seconde pauvreté d’amis, d’appui et d’estime des créatures. Il y en a bien qui renoncent aux richesses, lesquelles ne quittent pas leur part de l’amitié des créatures, de leur estime, appui, etc. […]

L’exemple de la pauvreté de Jésus doit nous faire renoncer à toutes ces choses, pour passer à cette 3e pauvreté de nous-mêmes. Mais qui fait notre « nous-mêmes » ? C’est notre esprit, notre raison, nos puissances, surtout cette volonté propre. Il faut que la pauvreté nous dépouille de tous ces biens, à la vue de notre divin prototype en qui toutes ces choses étaient très saintes, et cependant il s’en est dépouillé par amour de la sainte pauvreté. […]

Étant ainsi appauvries de nous-mêmes, l’on nous introduira dans le mépris, car l’on méprise ordinairement les personnes pauvres, sans appui, et qui n’ont aucune marque de grandeur 256.

Environ sept années plus tard, Mectilde expose la signification du songe mystérieux vécu avant 1639 257:

1671 (?)

Un jour, étant à l’oraison, il me fut montré un chemin, lequel comme je crois, était le sentier secret par lequel l’âme doit marcher pour entrer dans la vie, or ce chemin conduisait l’âme à Dieu, mais il était grandement difficile et bien rude au commencement ; il y avait des obscurités épouvantables et des dangers très grands, quantité de ronces et d’épines qu’il fallait traverser et en ressentir les piqûres ; ces choses retenaient quelquefois longtemps l’âme dans le chemin sans avancer ; plus avant, il était étroit, mais moins dangereux, la lumière n’était pas pénétrante, il fallait marcher sans appui, sans secours et sans lumière ni assistance de quelque côté que ce fut. L’âme allait à Dieu par tendance aveugle au-dessus des sens, elle n’était, ce lui semblait, soutenue ni du ciel ni de la terre et il fallait marcher sans aucune consolation ni appui. Au bout de ce chemin, la divinité y paraissait comme dans une lumière inaccessible qui considérait ou regardait cette âme, mais nonobstant qu’elle la voyait dans des peines et des souffrances très grandes à raison de cette terrible nudité, elle ne lui donnait aucun secours qu’elle ait pu remarquer ni sur quoi prendre quelque appui. Je remarquai une chose en cette voie, c’est que l’âme, ne pouvant s’arrêter sur aucune chose, elle paraissait fort élevée de terre, tendante immédiatement à Dieu, mais elle ne pouvait se reposer sur aucune chose de la terre ni s’attacher au ciel. Elle était comme suspendue, voltigeant sans se pouvoir arrêter sur rien qui soit, et quoique quelque petite faveur semblait paraître quelquefois, elle ne s’y pouvait appliquer, d’autant qu’il y avait autre chose que cela qui l’attirait sans toutefois rien distinguer ni connaître. La vue de ce chemin fut très prompte, néanmoins je vis et compris bien tout ceci et quelque intelligence m’en demeura dans l’esprit que je serais trop longue à rapporter. […]

Au reste, il ne faut plus rien cacher : au milieu de mes infidélités, Notre Seigneur me continue ses miséricordes et me découvre un pays dans lequel on le peut posséder seul dès ce monde ici. Tout mon soin est de me laisser conduire à ce bienheureux état et de souffrir les dépouillements et dénuements dans lesquels il faut entrer. Il est vrai que l’expérience seule peut apprendre à l’âme la vraie union, c’est-à-dire qu’il faut que Dieu y mette l’âme avant que de savoir ce que c’est. Si je désirais encore quelque chose, ce serait de revoir N... [Bernières disparu en 1659 ?] et d’être aussi avec vous quelques jours pour recevoir des avis propres à l’état où Dieu me veut mettre. Mais dans la privation de tous secours, je m’abandonne à Dieu et le laisse opérer en moi ses saintes volontés. Vraiment Dieu se trouve dans le néant, et c’est une pure ignorance de le chercher ailleurs, ce qui fait que mon âme est dans une indépendance de toutes les créatures, il les faut toutes outrepasser pour arriver à Lui (Ct. 3, 4), et si on ne les perd toutes on ne le peut rencontrer. Mais aussi quand on l’a trouvé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire que de se reposer en Lui sans connaissance et sans amour particulier de choses quelconques, tout est abîmé dans la divinité et il semble que l’âme dans son fond a la connaissance et l’amour éternel que Dieu se porte à lui-même. Tant plus on avance dans les voies de Dieu, tant moins on a de choses à dire. Dieu qui ne s’exprime point est celui qui possède l’âme et qui la plonge dans un silence extérieur et intérieur […]258.

À la fin de la même année :

Supplions Jésus Enfant de préparer Lui-même sa demeure en nous. Mais que ferons-nous de notre part pour Lui donner entrée ? Je trouve trois choses nécessaires : la première est la foi, la deuxième, la pureté, la troisième, l’amour. Il faut de la foi ainsi que je vous disais, il y a quelques jours. C’est la foi qui nous donne entrée dans les mystères ; sans foi nous n’y serons pas admises. Il y a deux sortes de foi : une foi spéculative et une foi de pratique. La foi spéculative sans la foi de pratique ne nous sauvera pas. Croire Dieu dans le Très Saint-Sacrement, c’est une foi toute divine qui nous fait voir et connaître un Dieu pauvre, abaissé, anéanti, se réduisant sous un point pour venir à nous et être mangé de nous. Que de grands mystères nous découvre la foi ! Mais il y a une foi vicieuse et de démons qui croient et ne font pas. Que nous servira de croire, si nous n’en venons aux effets ? Il faut donc exercer une foi pratique. Je vois un Dieu qui s’abaisse, qui se réduit au rien et je voudrais encore être quelque chose dans l’esprit des créatures ! Un Dieu laisse toutes ses grandeurs, sa puissance et le reste, et je veux me soutenir et trouver de l’appui ! Un Dieu s’humilie, et je cherche à m’élever ! […]

Savez-vous bien pourquoi Notre Seigneur ne voulut point naître en la ville de Jérusalem ? C’est que tout y était plein de créatures. Il n’y avait point de maison vide ; tout est rempli d’intérêt et du reste. Il aima mieux prendre naissance à une pauvre étable vide et désoccupée, ce qui nous montre bien que si nous voulons que Jésus demeure en nous, il faut nous vider de tout, généralement. […] « Venez les petits ». Ce sont les humbles, seuls dignes d’apprendre des secrets si divins et cachés aux grands de la terre, n’étant autres que les superbes. Plus une âme est petite, plus Dieu se communique à elle. Il va la chercher jusque dans son néant où Il la remplit de tout Lui-même.

La pureté, pour seconde disposition, nous donnera entrée dans la grâce du mystère, n’ayant aucune vue humaine, faisant toutes nos actions purement et uniquement pour Dieu, plus pour les créatures ni pour nous-mêmes ; et c’est l’amour de nous-mêmes qui nous lie aux créatures. S’il y a quelque bien en nous, ne le voir qu’en Dieu qui l’y a mis.

L’amour nous y fera demeurer, et comme il se fait tard, je n’ai plus qu’un mot à vous dire, que je vous prie, mes Sœurs, de bien écouter : les mystères ne nous sont représentés par notre Mère la sainte Église que pour nous y conformer par état autant que nous le pouvons. Méditez et examinez sérieusement les circonstances qui s’y rencontrent pour entrer en communication de pratique comme chrétiennes et membres de Jésus-Christ, notre Chef ; et jamais nous ne serons unies à Lui si nous ne faisons les mêmes choses que Lui. C’est pour cela qu’il vient au monde, qu’il prend une nature comme nous, qu’il se fait enfant, qu’il est pauvre, humble, docile, obéissant, silencieux ; voilà les marques de son enfance. Ainsi d’un autre mystère. Considérez ce que nous devons pratiquer, voilà le profit que nous en devons tirer 259.


Enfin, douze années plus tard, en 1683, le Véritable Esprit 260 est paru :

1683

Je dirais volontiers une chose surprenante à plusieurs, que comme le grain de froment ne fait nulle coopération à sa renaissance, ou à sa nouvelle vie, que de demeurer en terre, et de pourrir ; que l’âme doit aussi demeurer ensevelie dans la terre de son propre néant, et de sa propre corruption, attendant avec une patience éternelle (c’est-à-dire prodigieuse) le point de sa résurrection ; car ce germe de vie caché en elle-même, sans qu’elle le découvre en ce temps-là, ne peut perdre sa vie dans cette terre, parce qu’il est vie ; Ego sum vita, et essentiellement vie, et que si l’âme par le péché n’étouffe et n’arrache ce germe précieux de vie, il poussera et fera une renaissance admirable en l’âme ; mais il faut remarquer que le grain de froment est demeuré pourri dans la terre, et qu’il n’y a eu que son germe qui a produit ; de même l’âme demeure comme ensevelie et perdue dans la terre de son néant, et ce germe de vie, Jésus Christ, pousse et produit en l’âme des choses ineffables, et qui ne se peuvent dire : Il faut donc que l’âme demeure toujours dans la mort, jusqu’à ce qu’elle soit passée en Jésus Christ comme en la source de la vie, et qu’elle attende qu’il se produise lui-même en elle comme vie : Le grain de froment est la comparaison que le Fils de Dieu nous a donnée en l’Évangile, et il se l’approprie à lui-même 261.

À nouveau un grand saut intérieur ; l’on se situe très loin de la « réparation » mal comprise :

1687

Le 21 septembre 1687, notre digne Mère étant à la récréation nous dit : « Hier soir en me couchant, je faisais réflexion en moi-même d’où vient qu’il y a si peu d’âmes unies à Dieu. La pensée me dit qu’il ne tenait pas à Notre Seigneur que nous ne fussions unies à lui, qu’il en avait un désir infini, et qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il ne tenait qu’aux âmes d’avoir cette union. Que pour cela elles n’avaient qu’à être fidèles continuellement à la grâce qui leur était donnée à tout moment pour remplir le dessein qu’il avait sur elles. Et que si elles avaient cette fidélité à leur grâce, qu’en peu de temps elles arriveraient à la plus parfaite union où nous voyons que ces grands saints sont arrivés, n’y ayant eu que cette fidélité qui leur a attiré cette grâce d’union et d’élévation à Dieu ».

Là-dessus une religieuse lui dit : « Mais, ma Mère, ces âmes qui n’ont qu’une petite grâce, qui ne sont pas appelées à une si grande perfection n’arriveront pas à cette si haute union » - « Tout de même, lui répondit-elle, si elles sont fidèles à correspondre à tout moment à cette petite grâce, elles auront l’avantage d’être unies à Dieu selon leur degré de sainteté que Dieu prétend leur donner. C’est pourquoi donc nous n’avons qu’à être toujours fidèles chacune selon sa grâce, et nous serons unies à Dieu divinement et amoureusement, et plus rien sur la terre ne nous fera peine. Nous serons en Dieu et Dieu sera en nous. Oh ! quel souverain bonheur ! » 262.

1689

À une religieuse en retraite : « Nous avons une grande nécessité de recourir à Dieu fréquemment, devant faire comme dit saint Paul de prier sans intermission. Cela s’entend d’avoir toujours un penchant vers lui et d’être attentive à sa sainte présence ». Cette religieuse la fit ressouvenir de ce qu’elle nous avait dit d’elle là-dessus autrefois, qu’elle avait appris à prier sans intermission. « Oui, dit-elle, c’était nuit et jour, je ne dormais qu’à demi. Je demandais une grâce à Dieu depuis longtemps, qu’il ne m’a pourtant point accordée, c’était d’être recluse ; tellement qu’un jour de Pâques, il me fut imprimé une parole intérieure en ces termes : “Adore le dessein que j’ai sur toi, qui t’est inconnu, et t’y soumets ». […]

Sur quelque chose qu’elle lui proposait de faire, elle lui répondit : « Il n’est pas le temps à présent, et je n’en ai pas la lumière, mais on y verra ; notre Seigneur nous éclaircira pour cela. Il ne faut pas prévoir tant de choses. » 263.

1692

L’an 1692 aborde les six dernières années de vie de Mectilde. Elle est âgée de 77 ans et tente de témoigner de la juste voie devant les jeunes sœurs : l’époque est troublée par la notion de péché et la crainte du jugement ? Pas de mérite, donc confiance !

Il nous sera fait selon notre foi, ce n’est point sur notre mérite que nous fondons notre salut. Pour moi je crois certainement qu’une personne qui mourrait avec grande confiance en la bonté et au mérite de Notre Seigneur, pourvu qu’elle n’ait de péché volontaire, qu’elle irait tout droit en Paradis. Quelle consolation a une âme en mourant de dire : je quitte la terre pour aller à mon Père qui est aux cieux. Quel bonheur a cette âme de retourner à Dieu duquel elle est sortie ! Mais la réflexion vient bientôt troubler notre joie en vue de nos péchés et de nos fautes, par la crainte des jugements. Mais nous pouvons dire à (18) Notre Seigneur : « vous n’êtes point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, dont je suis du nombre. Vous êtes notre Sauveur, sauvez-moi par vos mérites et votre infinie bonté. Pour moi je crois qu’une âme qui serait bien pénétrée de cette confiance n’aurait rien à craindre ».

Revenons aux comparaisons humaines. Quelle est la créature, pour peu qu’elle ait le cœur bien fait, qui voulût perdre une personne qui aurait en elle une entière confiance ? Je crois qu’il n’y en a point qui en soit capable, à plus forte raison devons-nous l’espérer de Dieu. Il nous fait une comparaison dans l’Évangile qui confirme notre confiance, lorsqu’il nous dit qu’il nous aime incomparablement plus que les pères charnels n’aiment leurs enfants, nous disant : quel est le père qui donnera une pierre à son enfant lorsqu’il lui demandera du pain. Il nous fait entendre par là que nous devons avoir plus de confiance et d’abandon en lui que les enfants n’en ont pour leur père. Si notre cause était entre les mains du Père éternel, et que nous n’ayons pas, en la personne de son Fils, un Sauveur et un Rédempteur qui n’est point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, je vous avoue qu’une pécheresse comme moi aurait bien lieu de craindre 264.

1693

[…] Quels sont les desseins de Dieu en nous envoyant ce feu divin ? C’est qu’il brûle. - Et quoi ? - Ce sont nos cœurs. Il ne consommera pas les choses extérieures, comme le feu matériel. Ce feu adorable ne veut consumer que les cœurs. Mon Dieu, vous êtes le feu qui brûle, mais où sont les cœurs qui se présentent pour en être embrasés ? Pour moi, depuis le temps que je reçois ce feu, il n’a point encore fondu ma glace, parce qu’elle est trop dure. […] 265.

En 1694, année faste en ce qui concerne les documents qui nous sont parvenus de la Mère du Saint Sacrement, nous avons glané de nombreux passages. Ils vont couvrir cette page et les suivantes :

1694

Il n’est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité […] C’est donc dans l’intime de votre âme, où ce Dieu de Majesté réside, que vous devez l’adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seule­ment pour soutenir mon être, comme dans les créatures inani­mées, mais il y est agissant, opérant, et pour m’élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d’obstacle à sa grâce.

[L’extrait se poursuit ainsi :] Imaginez-vous qu’il vous dit intérieurement : « Je suis toujours en toi, demeure toujours en moi, pense pour moi et je penserai pour toi et aurai soin de tout le reste. Sois toute à mon usage comme je suis au tien, ne vis que pour moi », ainsi qu’il dit dans l’Écriture : « Celui qui me mange vivra pour moi, il demeurera en moi et moi en lui » (Jn 6, 57). Oh ! Heureuses celles qui entendent ces paroles et qui adorent en esprit et en vérité le Père, le Fils et le Saint-Esprit et Jésus Enfant dans sa sainte naissance avec les saints Mages, si vous voulez que nous retournions au Mystère de l’Épiphanie 266. 

Le 13 février 1694, durant une maladie de notre digne Mère, elle nous dit : « Il me serait d’une douceur et d’une consolation inexplicables, si je reviens, de voir la Communauté vivre à l’avenir dans une paix et une union plus grandes que jamais, et dans un saint attachement à Dieu, qui ne voit plus que Dieu, qui n’aime plus que Dieu, qui ne cherche plus que Dieu, qui ne veut plus vivre que pour Dieu. Dieu m’a tenue plusieurs jours aux portes de la mort. Ah ! il est juste de rendre à son souverain domaine l’hommage qui lui est dû : ce n’est point dans les lumières et dans les clartés que la foi subsiste ; mais dans les précieuses ténèbres.

Il serait avantageux que cet objet humain (notre vénérable Mère parle d’elle-même, de l’affection qu’on lui portait), qui vous a occupées, ne soit plus, afin de faire place entièrement à Dieu, pour qu’il soit tout, qu’il anime tout, qu’il possède tout. Je sais que cette conduite est dure à la nature, que l’on y rencontre de cruelles crucifixions, d’étranges morts. Mais c’est dans la mort que l’on doit chercher la vie. Il semble que je rêvasse un peu, cependant je dis des vérités” […] 267.

Deux jours plus tard :

Quand je dis, continua notre Révérende Mère 268, qu’il n’y a rien de plus saint dans l’Église que l’Institut, je le dis sans intérêt, car mon Dieu sait bien que je n’y prends aucune part, Notre Seigneur me tenant dans un état que lui seul connaît. C’est son œuvre, c’est à lui seul qu’il en faut laisser la gloire. Pour moi, ma portion est le néant et l’abjection, je n’ai jamais prétendu autre chose.

Je dis à Notre Mère que j’allais écrire tout ce qu’elle venait de dire. Oui ma Sœur, me répondit-elle, écrivez-le ; si vous voulez, je le signerai de mon sang. Oui, encore une fois je vous le dis, et je brûlerais pour cela, dans l’Église de Dieu il n’y a rien de plus saint que l’Institut. J’en ai connu la sainteté plus que jamais depuis que Dieu m’a mise dans l’état où je suis. Il n’est pas connu comme il devrait l’être, peut-être le sera-t-il davantage dans la suite 269.

Au mois suivant :

Oui, mes Sœurs, une âme abandonnée fait le jouet de Dieu, il s’en joue comme il veut, elle se laisse peloter, tourner, virer, et se laisse mener comme Dieu la mène, elle n’a aucune résistance. Il y en a qui disent qu’on ne peut pas retenir son esprit. Vous seriez bien habiles, mes Sœurs, si vous en veniez à bout, il court sans cesse, et il ne faut non plus s’étonner de ses courses que d’un oiseau qui vole. On dit qu’en mettant un grain de sel sur la queue, on l’attrape ; il en va de même de l’esprit. Laissez-le donc là et n’ayez soin que de retenir le cœur soumis et abandonné. […]

Tournez-vous toujours du côté de Dieu. Soyez assurées qu’il ne vous veut point perdre. De nous-mêmes nous ne pouvons rien, et si Dieu ne nous soutenait par une grâce autant puissante qu’amoureuse nous tomberions à tous moments dans mille péchés, et tout présentement que je vous parle, vous et moi nous sommes capables d’en faire une infinité. Qu’est-ce qui me retient donc ? C’est mon Dieu qui veille sur moi ; et quand vous êtes retirées en solitude adorez cette puissance qui vous soutient et qui vous empêche de tomber. […] 270.

Le 28 mars 1694 : “Portons-Lui en esprit d’humilité toutes nos fautes, nos misères... Si nous faisons des fautes involontaires... ne nous en étonnons point... si vous tombez, mettez-vous encore plus bas et avouez votre misère devant Notre Seigneur et croyez que c’est là ce dont vous êtes capables. Criez à lui et il vous pardonnera, et si vos fautes sont volontaires, il faut crier plus haut, et il ne laissera pas de vous les pardonner. Notre Seigneur est si aisé à contenter ! Je ne l’aurais jamais cru, mais je l’ai appris. Il m’a fallu pourtant faire quelques sacrifices un peu durs et sensibles, mais ils ont été adoucis par la bénignité de Notre Seigneur.” Et elle entretient longuement ses filles sur l’abandon et le délaissement, faisant allusion à sa maladie.

Oui, mes enfants, dans l’abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l’âme jusque dans le sein de Dieu... Je trouve néanmoins qu’il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l’âme fait d’elle-même. Car dans l’abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons... Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j’ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d’abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l’on fait d’une chiffe, qu’à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n’est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! … Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, tout abandonnée à lui sans retour sur moi271.

Et elle parle longuement de la paternité de Dieu :

Je ne vois rien de plus consolant et de plus ravissant pour une âme que de dire : Dieu est mon Père. En plusieurs endroits de l’Evangile, il nous le montre, et même il semble nous en faire un commandement exprès comme en celle [cette conduite] d’aujourd’hui : “N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’en avez qu’un qui est au ciel” (Mt. 23, 9). Cette parole qu’il dit à sainte Magdeleine après sa résurrection me charme : “Je monte à mon Dieu et à votre Dieu, à mon Père et à votre Père” (Jn 20, 17). Quelle consolation à une âme : mon Dieu est mon Dieu, mais il est aussi mon Père ! […]

Avant hier, après la sainte communion, il me semblait que mon âme criait après les pécheurs et qu’elle disait : Venez, venez, pécheurs, venez voir l’amour ineffable d’un Dieu et les merveilles qu’il opère dans les âmes. Venez voir cet abîme sans fond de miséricorde et d’amour ! Abyssus abyssum (Ps. 11, 8 Vulg.) [...] S’il est Dieu il a aussi un cœur de père. Chose admirable : celui qui est le Principe de la très Sainte Trinité est mon Père, le Père d’un Dieu est mon Père ! Et c’est une vérité de foi que nous devons croire aussi fermement que le très Saint Sacrement, puisque Jésus Christ l’a dit.

Voyez qu’il ne dit pas : “Soyez parfaits comme MON Père céleste est parfait”, mais “comme VOTRE Père céleste est parfait”. Nous sommes d’une origine divine. Quelle gloire pour nous, mes Sœurs, d’avoir un Dieu pour Père ! Quoi ? Celui qui est mon Dieu est mon Père ! Confions-nous donc en lui. Non, mes Sœurs, il ne vous abandonnera pas. Vous aurez le poison dans le cœur sans en mourir. C’est un Dieu juste, il est aussi infiniment bon. Croyez-moi, penchez plutôt du côté de la bonté que de la justice. Non, il ne veut point perdre les âmes, je vous l’ai déjà dit. Il les aime (188) et les porte toutes dans son Cœur adorable » 272.

Ceci rappelle une lettre de Mère Mectilde à la comtesse de Châteauvieux où elle lui écrivait : « Dieu est tout bon, mon enfant, et très miséricordieux, aussi bien que très juste » que la copiste du Véritable Esprit a traduit, un peu sèchement : « Dieu est aussi bon qu’il est juste » 273.

Le 1er avril 1694, notre digne Mère reprit fortement une religieuse qui témoignait une crainte excessive de n’être pas du nombre de ceux qui gagneraient le Jubilé. « Vous allez toujours dans l’extrême… […] Sachez, mes Sœurs, que vous trouverez Dieu à la mort comme vous l’avez fait pendant votre vie. Vous êtes ses enfants, ses épouses et ses victimes ; il est en vous, et vous le portez toujours dans vos cœurs ; il vous comble de ses grâces, vous tenant unies à lui par son amour, mais d’une manière si intime que vous êtes comme tout entrées en lui. Voudriez-vous vous en séparer ? C’est lui faire une injure insupportable que de se défier de sa bonté. » 274.

Au mois d’août :

[…] Ah ! si nous avions toujours Dieu devant les yeux, nous serions plus sages que nous ne sommes. C’est pourtant une vérité que nous sommes obligées de croire sous peine de damnation éternelle que Dieu est partout et qu’il voit tout. Oh ! mais vous me direz, je ne le vois pas. Il est vrai, mais Dieu n’est pas sensible, c’est un pur esprit qui ne peut tomber sous nos sens. Il est pourtant vrai qu’il est partout. Il est en vous, en nous ; en vous et en nous, nous dit-elle parlant à trois ou quatre qui étions présentes.

Il faut que je vous donne un exemple qui vous le fera connaître. À présent que le temps est sombre, vous ne voyez pas le soleil. Il n’est pas visible à vos yeux. Cependant, il luit, et s’il n’était point, l’on ne verrait goutte. Aussi disons que Dieu est en nous, et que nos corps lui servent de nuées et d’ombres pour se cacher. Comme le soleil de la nature ne se voit pas à cause des nuées qui le cachent, de même le soleil de la grâce qui est Dieu ne se voit pas, car nos sens et nos corps sont les nuées sous lesquelles il se cache à eux. Mais la foi nous le découvre et est comme un soleil qui se fait voir à plein sur le midi. […]

À quoi donc servent toutes ces inquiétudes ? Qu’à nous troubler et à nous faire perdre le moment présent qui ne reviendra plus. Ne pensons qu’à ce moment présent qui nous est donné pour gagner l’éternité. Tout ce qui vous occupe l’esprit pour l’avenir n’arrivera peut-être pas. Et d’où vient vous en embarrasser inutilement. Il sera assez temps quand les choses seront arrivées. Oh ! mais le temps est misérable, et nous mourrons peut-être de faim ! Et qu’importe de quelle manière nous mourrons, il nous faut toujours mourir. […] 275.

Au mois d’octobre :

Pour honorer nos saints Anges gardiens, ce que nous pouvons faire, c’est de remercier demain Dieu de ce qu’il a préservé les vôtres et le mien de tomber dans le péché comme les Anges rebelles, et de ce que par sa miséricorde il les a confirmés en grâce, vous en réjouissant. […]

Il se fit un grand calme et un grand silence dans le Ciel” (Ap. 8,1). -Voilà par où je commençais il y a deux jours où je criais tant après mon prince Michel - et à même temps la guerre la plus sanglante qui ait jamais été de ces trois premières intelligences que Dieu avait créées. […]

Il n’y eut que Saint Michel qui reconnût Dieu, qui se soumit à Lui et résista au premier Ange qui avait déjà entraîné le second dans son parti avec le tiers des Anges inférieurs. Et comment résista-t-il ? Puisque ce ne fut pas par paroles et que dans le Ciel on n’en profère point. Ce fut par une impression qui était en lui qui signifie même son nom : Quis ut Deus ? Qui est semblable à Dieu ? et adora en même temps l’humanité sainte de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec les deux autres tiers des Anges qui s’unirent à lui. Ce fut là les armes avec lesquelles il chassa du Paradis tout ce qui était contraire à Dieu. Voilà pourquoi on le dépeint avec une épée flamboyante. […]

Je criais donc, il y a deux jours, comme une personne qui est hors de son bon sens. En effet, je n’étais pas trop sage, mais il me faut pardonner ces petites folies, cela ne m’arrive pas souvent. […]

Je criais donc de toutes mes forces, en manière de récréation, nous étions toutes ici assemblées : “Prince Michel ! Prince Michel ! Venez sur la terre exterminer et détruire dans toutes les créatures et dans moi-même toute la première, l’amour-propre, l’orgueil et tout ce qui est contraire à Dieu. Le zèle qui vous a animé à le faire dans le Ciel doit vous obliger à en venir faire de même sur la terre. Venez donc, prince Michel, la nécessité y est grande, et si vous ne faites, l’amour-propre régnera toujours.” […] 276.

En novembre :

[…] Lui ayant demandé l’après-dîner, par occasion sur ce qu’elle nous avait dit le matin, comment une âme qui est agitée de toutes sortes de peines, qui ne lui donnent aucune capacité de s’élever à Dieu, qu’à peine même peut-elle croire qu’il y eût un Dieu, pouvait voir qu’elle demeurait en Dieu, elle me répondit : “C’est par la volonté que l’on le connaît. Il faut laisser là vos sens et tout ce qui s’y passe, dont vous n’êtes pas la maîtresse. Votre volonté suffit pour demeurer en Dieu. Il y a bien des choses où il ne faut point faire d’attention, qu’il faut laisser passer comme si elles étaient hors de vous sans vous troubler, vous tenant en paix”. […] 277.

Le 2 décembre à la récréation du soir elle se mit insensiblement à parler de Dieu, et commença par quelques petites réflexions sur l’éternité et le jugement, nous disant : “Je m’en occupe quelquefois la nuit. À la vérité, c’est une chose terrible que cette décision d’éternité, et la seule pensée est capable de mettre la terreur dans l’esprit des plus hardis”. Une jeune religieuse lui dit qu’elle y pensait souvent, et qu’elle en avait beaucoup de crainte. Elle lui répondit : “Vous qui êtes jeune, vous ne devez pas tant vous occuper de ce qui donne de la crainte, comme de ce qui peut vous exciter à l’amour de Notre Seigneur. Il faut que les jeunes gens s’animent par des motifs qui les portent à faire tout par amour et dans la seule vue de contenter Dieu et lui plaire uniquement. Souvenez-vous que l’amour fait faire de plus grandes choses pour Dieu que non pas la crainte”.

“Ô ma Mère, lui repartit la religieuse, si on avait l’expérience et les connaissances que vous avez, on ferait bien des choses”.

- Elle lui répondit : “Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Il n’est pas nécessaire d’en tant savoir, une seule chose suffit : Croire Dieu. Le croyant vous le connaîtrez, le connaissant vous l’aimerez. Voilà tout ce que vous avez à faire, et ce que je voudrais pour moi-même. Donc : croire Dieu et l’aimer, ensuite agissez, faites tout purement pour son amour, quittez tout l’humain, ne regardez point la créature, confiez-vous en Dieu et vous y abandonnez, perdez-vous en lui et demeurez là”.

Une religieuse lui ayant dit qu’elle trouvait bienheureuses les âmes du Purgatoire, quelques peines qu’elles souffrissent, la même qui lui venait de témoigner sa frayeur sur la pensée de l’éternité et du jugement lui dit qu’elle craignait fort le Purgatoire et qu’elle voudrait bien s’en passer.

Notre digne Mère lui répondit : “Faites si bien que vous n’y alliez point, accomplissez la leçon que je vous ai donnée, faites toutes vos actions avec pureté d’intention, ne voyez que Dieu en toutes choses, vivez du pur amour et vous l’éviterez, car le pur amour a son Purgatoire en cette vie” 278.

Le 8 décembre, jour de l’Immaculée-Conception elle dit à une Novice :

Qu’est-ce que vous avez demandé à la très sainte Mère de Dieu aujourd’hui ? Ne feignez [craignez, sens ancien] pas de lui demander beaucoup, cela ne lui fera point de peine. Au contraire, ce serait l’offenser que de ne lui rien demander, car plus elle donne, plus elle a à donner. Ses trésors sont inépuisables. Demandez-lui que toutes vos pensées et les conceptions de votre esprit soient saintes, qu’elle les sanctifie.” […]

Le lendemain, la même Novice lui dit : « Ma Mère je m’unis à vos dispositions, car je n’en ai aucune ».

Elle lui répondit : « Fi ! Fi ! Unissez-vous à celles de la très sainte Mère de Dieu dans ce saint temps. Priez-la qu’elle vienne aimer son Fils en vous, pour vous, et qu’elle vous apprenne à l’aimer. […] Commencez par être attentive à Dieu au fond de votre âme où il réside, écoutez-le, il vous fera connaître tout ce que vous devez faire et vous manifestera ses saintes volontés » 279.

Le 17 décembre :

[…] Mais ne vous mettez point en peine si vous n’avez pas toutes les lumières et les connaissances que vous voudriez avoir. Il y a de certaines âmes qui aussitôt se barbouillent et s’inquiètent ! Mais un peu de patience ! C’est que le temps que Dieu a destiné n’est pas encore venu. Il achèvera son œuvre, mais vous n’êtes pas encore capables de recevoir ses dons et ses lumières. Cette incapacité ne vient pas seulement des imperfections volontaires, mais encore d’un fond d’orgueil et d’amour-propre qui est en nous si effroyable que nous en sommes remplies jusqu’à la substance de notre être. C’est ce fond malheureux d’Adam qui fait que si Notre Seigneur nous voulait faire quelque grâce particulière, nous les profanerions par notre vanité, ce qui l’oblige d’user envers nous comme un bon père qui refuse un couteau ou une épée à son enfant qui la demanderait pour jouer, dans la crainte qu’il ne se blessât. C’est pourquoi il attend à nous donner ses dons et ses faveurs particulières jusqu’à ce qu’il nous ait préparées à les recevoir, en nous purifiant par des conduites pénibles et humiliantes. Il a dit à ses Apôtres : « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’en êtes pas encore capables » (Jn 16, 12). Et que faut-il faire ? Un bon fond d’humilité. […] 280.

La veille de Noël :

Il faudrait un séraphin pour vous parler de ce mystère, encore n’en serait-il pas capable, tant il est profond et surpasse toutes nos idées. Quoi ! Un Dieu infiniment heureux en lui-même, infini en toutes ses perfections divines, seul capable de se connaître et dont la seule connaissance fait son bonheur et sa félicité, aussi bien que celle de tous les bienheureux ; ce Dieu infini, dis-je, dont nous ne pouvons comprendre les grandeurs, vient sur la terre et se fait petit enfant pour habiter parmi nous, il s’anéantit lui-même pour nous faire passer en lui ! Oh ! Quel abîme ! Qui le pourra comprendre ? Que toutes les créatures se taisent ! Aussi bien, tout ce qu’elles en sauraient dire n’approchera jamais de la moindre partie de ce qui en est. […]

Nous ne pouvons mieux honorer ce mystère que par un respectueux silence, rempli d’étonnement et d’admiration. La parole éternelle qui le garde nous en donne l’exemple. Tous les mystères, mais particulièrement celui-ci, renferment en soi des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l’esprit humain, que tout ce que l’on peut trouver dans les livres et tout ce que l’on en peut dire n’est rien moins que ce qui en est. Que la raison humaine se taise, elle n’en est pas capable. La foi seule peut nous le faire comprendre. […]

Elle interrogea une Religieuse lui disant : Ma Sœur, répondez-moi, qui est celui qui vient ?

- Elle lui dit : Ma Mère, c’est le Fils de Dieu.

- Et pourquoi, lui repartit-elle, vient-il ?

- La Religieuse : Pour nous racheter.

- Qu’est-ce qui l’y oblige ? lui demanda-t-elle.

- La religieuse : Son amour pour nous. […]

Vous avez raison, répondit-elle, car comme je viens de vous dire, ayant en lui-même tout ce qui pouvait le rendre infiniment heureux, il n’avait nul besoin de ses créatures, et elles ne pouvaient rien augmenter à sa félicité. Il ne pouvait jamais nous donner une plus grande marque de son amour. Il est dit en Saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son propre Fils » (Jn 3, 16), et en nous le donnant on peut dire qu’il nous a donné tout ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Entrons dans des sentiments profonds de reconnaissance envers le Père éternel, pour le grand don qu’il nous fait aujourd’hui. […]

Mais pour mieux pénétrer dans la grâce du mystère et entrer dans une véritable reconnaissance, il faut, mes Sœurs, vous l’approprier à chacune de vous et vous évertuer à penser aux bontés d’un Dieu qui vient par sa naissance se donner à vous. Dites-vous donc à vous-mêmes : « Dieu a fait pour moi seule ce qu’il a fait pour tout le monde ». Soyez-en persuadées, car il est très véritable, vous l’appropriant de la sorte, cela fera beaucoup plus d’impression dans votre esprit et dilatera votre cœur à l’aimer et l’embrasera de son amour. Car est-il possible de le croire et n’être pas toute enflammée d’amour pour un Dieu si bon qui a fait tant de choses pour nous ? Quoi ! Dieu m’aime et je ne l’aimerais pas ? Cela ne se peut. Il faut brûler d’amour. […]

Mais, me dira quelqu’une, on n’a pas toujours tant d’ardeur ni le sentiment de cet amour. Il est vrai, mais il ne faut pas s’en mettre en peine ; mais aussi, quand Dieu nous le donne, ne le refusez pas. Croyez-moi, allez tout bonnement, tout simplement à Dieu, comme de petits enfants vont à leur père, sans scrupule ; ne soyez pas si craigneuses. Prenez ce que l’on vous donne : si c’est des sentiments sensibles de l’amour de Notre Seigneur, à la bonne heure, soyez toutes embrasées du désir de l’aimer. Recevez tout et ne refusez rien ; non pour satisfaire votre amour propre ni lui permettre de se les approprier en y entrant trop sensiblement, mais seulement les recevant de Notre Seigneur pour faire en nous l’effet qu’il y veut produire. De même quand il vous fait porter une disposition plus pénible, des ténèbres, sécheresses, impuissances, etc. recevez tout également et soyez indifférentes à tout état, vous tenant à ce que Dieu vous donne, sans rien refuser, ni rien désirer que le règne de son bon plaisir en vous, qui ne s’y établira que par votre propre destruction. […]

Monsieur de Condren (1588-1641) fait une remarque et demande d’où vient que dans les bonnes fêtes et les grands mystères l’on est souvent dans les ténèbres et sécheresses intérieures. Il répond à sa question et dit : c’est que notre raison veut pénétrer dans le mystère pour le comprendre et comme elle n’y peut avoir entrée, cela étant au-dessus de sa capacité, voilà ce qui fait nos ténèbres. N’entrons jamais dans les mystères que par la pure foi. Laissons là notre raison et notre propre esprit, ils n’en sont pas dignes ; ils sont trop matériels pour concevoir ce qui est au-dessus des sens, ne les écoutons point. Suivons en simplicité l’esprit de la foi qui nous éclaire et nous fait croire des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l’esprit humain. […]

Un Dieu enfant ! Il naît au milieu de la nuit et au cœur de l’hiver, il est refusé de tout le monde et il n’y a pas de place dans les hôtelleries pour le loger. Toutes ces circonstances, et plusieurs autres que je serais trop longue à vous exprimer, sont toutes mystérieuses : […]

- Premièrement : c’est que le monde n’en était pas digne.

- Deuxièmement : c’est un soleil qui par sa lumière vient dissiper nos ténèbres beaucoup plus épaisses et plus obscures que les ténèbres matérielles, étant celles du péché.

- Troisièmement : et par sa chaleur fondre les glaces de nos cœurs, comme le soleil matériel fond la neige ; et moi, misérable que je suis, depuis 80 ans que je suis sur la terre et que j’ai passé cette fête, je n’ai pas encore un petit brin de ma neige fondue. […] 281.

On voit l’intensité d’amour de la Mère âgée qui a été à l’œuvre et s’est exprimée tout au long de l’année 1694.

1695

Voilà proprement ce que fait la pauvreté dans une âme : elle rafle tout et la dénue de manière qu’elle n’a plus rien, rien du tout, pas seulement le moindre appui ; autrefois, on avait encore un peu d’estime et de considération pour elle, elle avait quelques amis, mais la pauvreté a fait divorce et l’a dépouillée généralement de tout. Du temps passé de ma jeunesse, je croyais que tout le bonheur d’une âme, sa perfection et son élévation dans l’oraison, consistait dans ce vœu, car rien ne peut l’arrêter ainsi dégagée, ni l’empêcher d’être toujours élevée à Dieu. Il n’y a plus rien qui l’occupe, Dieu se donne lui-même à ces âmes, et fait leur unique possession. Elles vivent sur la terre comme si il n’y avait que Dieu et elles 282.

Le mercredi des Cendres :

[…] nous devons mourir à nous-mêmes avant que de ressusciter et de vivre de cette vie divine. Or, pour arriver à cet heureux état il faut se quitter et s’oublier entièrement, ne pensant non plus à soi que si nous n’étions plus au monde, pour nous perdre en Dieu, ne plus nous occuper de nos intérêts, et ne plus chercher si nous avançons, et ce que nous deviendrons. Il faut nous laisser tout à Dieu et nous oublier. Que Dieu fasse de nous tout ce qu’il voudra : toute notre affaire est de le regarder et de n’avoir d’autre soin que de toujours nous unir à lui, et d’adhérer à lui. Voilà l’unique occupation de l’âme, sans aucun retour, ni réflexion, demeurant tout en silence pour contempler Dieu, tout voir en lui 283.

1696

Une religieuse lui dit : « Ma Mère, vous n’avez pas laissé de voir bien des choses ? »

Elle lui répondit : « Oui, il n’en faut guère pour cela. Ce que nous disons est en manière de récréation : il faut autant se divertir à cela qu’à autre chose.

La joie n’est pas une chose qui me soit ordinaire, mais quoique je n’en aie point, je n’ai pas laissé d’en avoir une très sensible au sujet du mystère de la Présentation de la très Sainte Mère de Dieu au Temple, où il me semblait voir la très Sainte Trinité pour ainsi dire, quoique ce terme ne soit pas propre, dans l’admiration et toute transportée hors d’elle-même à la vue de cette petite colombe si belle et si parfaite, parce que jusques alors il ne s’était rien vu sur la terre qui en approchât. Et le Père éternel n’avait encore rien vu hors de lui-même de si beau ni de si parfait que cette petite créature, l’Humanité Sainte du Verbe n’étant pas encore formée. Il en fut charmé, à notre façon de comprendre, car je sais que le transport et l’admiration marquent une surprise dont Dieu ne peut être capable ; mais je me sers de ces termes pour m’expliquer.

Il me semblait donc voir la très Sainte Trinité tout appliquée à la considérer, y prenant un plaisir infini. On peut lui appliquer ce qui est dit dans la Genèse, et à plus juste titre, qui est dans la création du monde : « Dieu ayant considéré ses œuvres, il vit qu’elles étaient bonnes », parce qu’ici c’est le chef d’œuvre de ses mains, c’est pourquoi il ne la trouve pas seulement bonne, mais très parfaite, très excellente et très digne de lui. Il se complaît dans son œuvre, s’applaudissant lui-même d’avoir si bien réussi dans ce chef d’œuvre de grâce et de nature [...]

Le plus grand plaisir que Dieu a eu dans cette pure et innocente créature a été de se retrouver en elle. Il s’y est vu comme dans un miroir, et voilà ce qui l’a charmé et rempli d’admiration, et la joie qu’il en a eue a été si grande que, quoiqu’elle soit son ouvrage, il la regarde aujourd’hui avec autant de complaisance que s’il ne l’avait jamais vue. Toute la très Sainte Trinité s’est écoulée en elle avec une telle plénitude de grâce qu’il fallait une capacité telle que celle que Dieu lui avait donnée pour les contenir toutes.

Le Père la regardant et l’aimant comme sa fille. Le Fils qui ne s’est point encore incarné [...] la regarda dès ce moment comme celle qui devait être sa mère. Le Saint-Esprit comme son épouse. Et en ces trois qualités, elle fut comblée par les Trois divines Personnes. La joie de Dieu en a fait ma joie dans cette rencontre ». […]

Ceci n’est qu’une faible expression de ses paroles qui étaient si sublimes et élevées que l’on ne les a pu bien retenir, cela surpassant nos pensées et notre compréhension. De fois à autre elle répétait comme toute pénétrée : « Il est vrai que j’ai vu de belles choses en un moment qui m’ont transportée de joie. J’en ai pensé tomber, étant presque hors de moi. » 284.

1697

Nous arrivons à la fin de la vie de Mectilde :

Par le pur usage de la foi, la Sainte Trinité habite en nous et y fait ce qu’elle fait dans le ciel, c’est-à-dire que le Père y engendre son Fils, et que le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit.

Dans les commencements que j’ai eu ces lumières, cette pensée de Dieu présent en moi y faisait une si forte impression et de tels effets que, toute transportée hors de moi-même, je (126) croyais aller jusqu’aux nues et faire des merveilles ; mais misérable que je suis, me voilà comme vous voyez, revenue toute nature et tout humaine. Tâchez cependant de vous accoutumer tout doucement à envisager Dieu présent en vous. Ne le faites pas par effort, ni en vous formant une idée (Dieu est incompréhensible), mais croyez qu’il est présent en vous par un acte de simple foi, et occupez-vous de cette vérité en allant et venant par la maison et en toutes rencontres.

Une âme qui est fidèle à cette pratique ne se laisse emporter ni à ses passions, ni à ses humeurs naturelles, ni au tourbillon des affaires mêmes les plus embarrassantes. Au milieu de tous ces tracas, elle sent quelque chose qui l’élève au-dessus d’elle-même et de tout le créé, et c’est cette tendance vers Dieu présent en elle qui l’attire, lui disant intérieurement qu’elle n’est point faite pour cela, et que ce qu’elle possède en elle vaut mieux que toutes choses. Elle n’a plus besoin de direction d’intention, elle a toujours le cœur tourné vers le divin Objet.

Oh ! Quelle merveille de voir l’anéantissement de Dieu à se tenir toujours en nous sans nous abandonner un seul instant, ni jour, ni nuit. Et nous ne voudrions pas nous contraindre un peu pour nous tenir en sa sainte présence. Ah ! Travaillons-y tout de bon et ne vivons plus de nos sens.

Hélas, je sens ces vérités, je vous y exhorte et mes paroles n’ont point effet de grâces. Malheureuse que je suis ! On ne sait pas ce que je souffre, ni les pensées et sentiments que j’ai de moi à ce sujet. Quand vous ne savez que (127) faire, pensez que Dieu est en vous et occupez-vous à le remercier de toutes les grâces qu’il vous fait actuellement ; vous en recevez une infinité auxquelles vous ne pensez point et que vous ne connaissez même point 285.

D’un autre jour dans le même mois [d’octobre], nous ayant parlé avec beaucoup d’éloquence sur tous les degrés d’anéantissement, elle nous dit ensuite :

On m’a appris depuis peu, que lorsque l’on se trouve occupée d’inutilités, il faut s’en séparer aussi promptement que l’on se déferait d’un charbon de feu qui serait tombé sur la main, parce qu’il n’y doit point avoir de vide dans notre vie, et que tout appartient à Dieu. C’est une manière de petit reproche que l’on m’a fait, me disant intérieurement : tu ne l’ignorais pas, mais tu n’en faisais pas mieux. C’était une de ces nuits passées. J’apprends encore tous les jours bien des choses.

- Mais, lui dit une religieuse, lorsque l’on s’aperçoit que l’on est dans l’inutilité, souvent c’est après y avoir perdu des heures ».

- Elle lui répondit : « Qu’importe, sortez-en au plus tôt, sans songer au passé. Pour peu qu’une âme fasse de son côté, Dieu est si bon, et a un amour et un penchant vers sa créature si grand qu’il ne se saurait tenir en repos. Il faut qu’il lui fasse des grâces, et toute misérable que vous me voyez, si j’avais seulement gros comme une tête d’épingle de fidélité, je serais comblée. Nous savons beaucoup, mais nous ne voulons pas faire, nous ne voulons point de captivité [sujétion tyrannique]. Il faudrait que Dieu fît tout, sans que nous en ayons la peine, et si Dieu nous laisse un peu dans notre pauvreté nous nous fâchons, comme si Dieu nous devait quelque chose ».

Une religieuse lui demanda comment elle l’entendait de se tenir près de Dieu.

Elle lui répondit : « Que fait le soleil quand vous êtes en sa présence, ne vous éclaire et échauffe-t-il pas ? De même quand vous êtes auprès de Notre Seigneur, il vous éclaire de ses lumières, et vous donne les grâces qui vous sont nécessaires pour vous préserver de l’offenser » 286.

Le 12 octobre 1697, elle nous dit en nous parlant de Dieu comme à son ordinaire : « Jamais je n’ai eu moins de lumières et jamais je n’ai été si éclairée que je le suis à présent. Comment, nous dit-elle agréablement, comprendre et entendre cela ? C’est pourtant véritable, c’est une antithèse. Je vous dirais qu’il ne faut pas tant de multiplicités pour la vie intérieure, mais je conseille d’aller tout simplement à Notre Seigneur ».

Une religieuse lui ayant demandé si l’abaissement de l’âme devant Dieu faisait son anéantissement, elle lui répondit : « L’abaissement de l’âme devant Dieu, quoique ce soit une très sainte disposition, ne fait pas son anéantissement. Il faut bien que Dieu fasse en elle d’autres opérations pour la disposer à cet anéantissement. Et quand il l’en a rendue capable, il la détruit et anéantit comme il lui plaît, par des dispositions pénibles et crucifiantes, et si intimes et secrètes qu’elle ne les connaît pas elle-même. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, si Notre Seigneur m’en donnait la grâce. Mais il faut qu’il me la donne, je ne l’ai pas à présent. Il m’est très pénible de parler et d’agir, mais pour souffrir j’y prends mon plaisir ».

Ce même jour au soir qui était le samedi, nous parlant sur la sainte Communion elle nous dit : « A quoi me sert-il de manger Dieu s’il ne me mange ? Nous le mangeons par la sainte Communion, mais cela ne suffit pas pour demeurer en lui, il faut qu’il me mange, et qu’il me digère, c’est ce que je lui demanderai demain à la sainte Communion ». Une des religieuses qui étaient présentes quand elle dit ces paroles ne manqua pas le lendemain de l’interroger pour savoir si Notre Seigneur lui avait accordé ce qu’elle lui avait demandé. Elle lui répondit avec une certaine allégresse : « Oui, il m’a mangée, et je dirais même là-dessus les plus jolies choses du monde, mais dans le temps où nous sommes cela serait fort mal tourné. Notre Seigneur est un trop gros morceau pour moi, je ne peux pas le digérer, mais moi il me digère dans un moment. Et comment ? Ce n’est pas à la façon que nous digérons les viandes. La réponse donc que Notre Seigneur a faite à ma demande, puisque vous la voulez savoir a été : “Oui, je le veux, passe en moi”. Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu ; c’est proprement le tout qui absorbe le néant. Voilà ce que j’appelle être mangé et digéré de Dieu. Une âme mangée et digérée de la sorte est passée en Dieu, il la cache dans sa face, elle est absorbée en lui, et pour ainsi dire elle fait partie de lui-même ».

La religieuse lui dit : « Ma Mère, il faudrait pour cela être anéantie ». Elle lui répondit : « Ce serait le mieux. Une âme anéantie est un objet de complaisance à Dieu, il y prend un plaisir infini. Et comment ? Parce qu’il est tout dans cette âme, et qu’il ne trouve plus rien qui lui résiste. Une âme anéantie fait sa demeure en Dieu, il la cache dans sa face. Mais quoique vous ne le soyez pas encore, ne vous rebutez pas. Cela n’empêche pas qu’il vous mange. Il suffit que vous y tendiez. Les âmes anéanties sont fort rares » - « Je ne sais, lui dit la religieuse, s’il me mange, mais je n’en sens rien ». Elle lui répondit : « Cela se fait sans que l’on s’en aperçoive. Il n’est pas besoin que vous le sachiez ».

Plus cette digne Mère nous parlait sur ce sujet, plus son désir augmentait d’être toujours mangée de nouveau de Notre Seigneur. « J’ai vu, dit-elle en passant, son cœur adorable comme un grand brasier ardent capable de consommer toute la terre. Je ne suis pas cependant restée dans ce divin Cœur, parce que je suis trop impure. J’ai demandé à Notre Seigneur de me mettre à ses pieds. Il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir à ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce cœur adorable envers les créatures, qui ne s’irrite point contre elles pour tous les outrages qu’il en reçoit à tous moments. Au lieu de nous foudroyer comme nous le méritons, il n’en a pas même de ressentiment, il n’est pas vindicatif. Toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui, il nous prévient par sa grande miséricorde. Il nous presse intérieurement de retourner à lui, et nous n’avons pas plus tôt conçu du regret de nos fautes, et lui en demandons pardon, qu’il nous a déjà pardonné, oubliant tout le passé, sans nous en faire aucun reproche. Et un auteur dit qu’un flocon d’étoupe jeté dans un brasier n’est pas plus tôt consommé que nos péchés le sont en Jésus Christ quand nous avons du regret de les avoir commis » 287.

Une religieuse étant seule avec cette digne Mère, le 16 octobre 1697, comme elle allait parler à une personne, elle lui dit : « Ma Mère, détournez-la donc de l’amusement où elle est avec tous ces directeurs ».

« Je ne suis pas à le lui dire 288, lui répondit-elle [Mère Mectilde], mais c’est qu’elle veut atteindre à de grands états, et la contemplation la plus sublime et élevée n’est pas assez haute pour elle. Elle veut une grâce qu’elle n’aura jamais et dont même elle n’est pas capable. »

Elle lui répartit là-dessus : « Mais, ma Mère, est-ce que vous ne lui faites pas connaître son erreur, et que vous ne lui dites pas ? »

Elle lui répondit : « Je ne suis pas à le lui dire, car je ne trompe point les âmes, mais elle ne me veut pas croire, et quand les âmes sont ainsi, il faut les laisser. C’est comme un torrent impétueux qui n’a point de digue, et que l’on ne peut arrêter. Mais Notre Seigneur permettra que dans la suite elle s’égarera elle-même, et sera obligée de revenir, et se rendre à ce qu’on lui a dit.

J’ai vu autrefois des choses qui me servent dans les occasions de comparaisons. Je me souviens qu’il y avait en un lieu des bêtes qui en voulaient sortir, et je leur ouvrais la porte pour leur en donner la liberté, et ces bêtes, au lieu d’y aller, s’allaient toujours heurter contre la muraille, et n’en prenaient point le chemin que je leur montrais. Voilà comme font ces âmes. Elles veulent aller à Dieu, mais elles n’en veulent pas prendre le chemin ni la bonne voie que l’on leur montre. Elles se heurtent à ceci, à cela, et au lieu d’en approcher, elles s’en détournent, car qui peut s’élever à Dieu par l’élévation ? Ne faut-il pas s’abaisser et rentrer dans son néant, c’est là uniquement où l’on trouve Dieu, quand on sait s’anéantir et ne vouloir rien être. Mais c’est que le penchant de la créature est l’orgueil et l’élévation. Nous avons hérité cela d’Adam notre premier père, et si vous (122) le marquez vous verrez que toujours, tout ce que nous voulons et désirons, même pour les choses de Dieu, ne sont que par rapport à nous-mêmes. Tantôt nous cherchons un appui d’un côté, ou autre chose d’un autre, si bien que Dieu n’est jamais purement en nous le motif de nos intentions. Ô ! Heureuses les âmes qui n’ont que le pur regard de Notre Seigneur, et qui font ce qu’elles peuvent pour lui plaire, et lui être fidèles dans ce qu’il demande d’elles » 289.

Le 6 novembre 1697, me parlant sur l’oraison, elle me dit : « Je ne regarde jamais ce qui est plus élevé, ou plus bas, mais seulement l’attrait de Dieu sur les âmes, et où il les attire. Car la plus simple méditation est aussi bonne et aussi sainte pour une âme, quand elle y est appelée, que la plus haute contemplation. Il n’importe, pourvu que nous y soyons comme Dieu nous y veut. Je vous dirais moi-même que quelquefois on me met au commencement de l’oraison, et d’autres fois à la fin. Il ne faut pas tant se tourmenter. Je vous dirai ce que je ne dirais pas à tout le monde, qu’il faut à l’oraison attendre Dieu. Je veux dire qu’il opère en nous selon son plaisir, et le laisser faire notre destruction. La lecture est bonne et utile quand on n’y a rien, et que l’on est distraite. Vous en pouvez faire quelquefois, quoique je vous dirai que pour vous, vous ferez mieux de n’en point faire, et de souffrir en la présence de Notre Seigneur les dispositions pénibles où il vous met, et vos distractions, en vous en détournant doucement, sans vous en troubler et inquiéter. Portez tout en patience et soumission aux conduites de Dieu, vous contentant de n’avoir rien que des misères, pauvretés, impuissances, etc. Humiliez-vous seulement et tout ira bien, car l’humiliation de l’âme attire Dieu en elle. Contentez-vous donc de l’état souffrant que vous portez, et ne voulez rien autre chose »  290.

1698

Conférence du jeudi saint : les toutes dernières recommandations :

J’aurais assez d’ambition pour désirer faire cette action encore pour la dernière fois de ma vie, mais Notre Seigneur m’en ayant ôté le pouvoir, je me contenterai de vous exhorter à le faire saintement.

Quand on vous lavera les pieds, ne regardez point celle qui vous les lave, mais regardez que c’est Notre Seigneur qui le fait et qui est à vos pieds. Ne voyez que Jésus. En un mot, faites cette action avec un esprit intérieur pour honorer celle de Notre Seigneur. C’est ainsi qu’il faut toujours agir et vous y trouverez bénédiction.

Préparez-vous et appliquez-vous à recevoir les grâces que Notre Seigneur veut vous départir par celle qui fera le lavement des pieds. Demandez-les-lui aussi pour elle et priez-le de l’y préparer.

Je vous le répète, agissez toujours ainsi, avec esprit intérieur. Quand je vois qu’on fait humainement les choses divines, cela me tue. Appliquez-vous à tous les mystères de Notre Seigneur et à ses souffrances excessives. C’est réellement qu’il est mort, ce n’est pas une imagination. Il n’y a pas une créature sur la terre qui, si elle avait une entière connaissance des souffrances de Notre Seigneur, en pourrait supporter la vue sans mourir. II n’y a que le Père éternel, qui les a fait souffrir à Jésus, et son Fils Jésus Christ qui les a endurées, qui en connaissent toute la grandeur. Hélas, nous sommes si sensibles au moindre affront qu’on nous fait, les grands cœurs les ressentent si vivement, et Notre Seigneur qui avait le plus grand et le plus beau de tous les cœurs, jugez de ce qu’il a dû éprouver au milieu de tant d’opprobres et de souffrances en tous genres.

Ah ! j’ai un cœur de chair pour moi, et pour mon Dieu je n’ai qu’un cœur de pierre. Je suis sensible à tout ce qui me regarde et si insensible pour Jésus Christ notre Seigneur ! Si nous ne pouvons nous occuper comme nous le voudrions des souffrances de notre adorable Sauveur, soyons-en dans l’humiliation et la confusion et entrons au moins dans quelque compassion des excessifs tourments qu’il endure pour l’amour de nous. On dit que ce n’est qu’au jour du jugement que nous connaîtrons tout ce que Notre Seigneur a souffert pour nous et l’étendue de son excessive charité pour les pécheurs. O Mon Dieu, permettez-moi de vous dire que cette connaissance alors ne nous servira de rien. Je vous prie donc de nous avancer ces lumières et ces connaissances, de nous les donner à présent afin que nous en profitions, que nous vous connaissions et que nous vous aimions ! 291.

Le 6 avril vers 6 heures, le Père Paulin lui demande : « Ma mère, que faites-vous ? à quoi pensez-vous ? »

- « J’adore et me soumets ».


Un bouquet de conférences sans date

Après cette montée mystique, voici des extraits de conférences non datées :

Vous désirez que je vous dise quelque chose sur le saint Évangile aujourd’hui. Je ne sais que vous dire, car je suis dans une incapacité si grande que je ne puis seulement avoir une pensée. Je m’abîme dans le silence et dans le néant, croyant que, puisque Notre-Seigneur ne me donne pas de quoi vous contenter et édifier votre âme, qu’il veut lui-même être votre Maître et vous donner la leçon d’une très profonde humilité qu’il nous enseigne dans notre Évangile. Il est bien meilleur et plus efficace pour vous d’apprendre de Jésus, le plus humble et le plus anéanti de tous les hommes, à vous tenir dans la bassesse et vous tenir au dernier lieu au sacré convi 292 [festin] du banquet eucharistique. C’est à ce festin magnifique où vous êtes conviée, et où vous devez assister, mais écoutez le conseil de Jésus qui vous dit de vous tenir au dernier lieu. […] 293.

Mes Enfants, qu’avons-nous à faire de ce qui n’est pas Dieu ? De ce qui périra et retournera dans le néant ? La solitude et le silence sont très nécessaires à une âme qui veut être à Dieu ; non pas un silence oisif, mais un silence où l’on s’entretient avec Dieu et de ses mystères. Retirez-vous dans la vaste solitude, c’est-à-dire dans l’immensité de Dieu qui renferme tout. Quand vous êtes renfermées dans vos cellules, croyez que Dieu vous environne de plus près que ces murailles qui vous entourent. Non seulement il vous environne ainsi, mais il est même en vous. Toutes les créatures sont en Dieu ; l’hérétique, le païen sont en Dieu, mais ils n’en font pas d’usage, ils n’y pensent point. Et nous, sera-t-il dit qu’étant si proches de Dieu, nous nous en éloignons par notre faute ?

Je ne sais si c’est dans l’Évangile, mais il y a un passage de l’Écriture qui dit : « Ils entreront et sortiront ». Ils entreront et sortiront : que cela est mystérieux ! Ils entreront dans l’humanité de Jésus-Christ, et ils sortiront de l’humanité pour entrer dans la divinité, et de la divinité rentrer dans l’humanité. Un autre passage dit : « Je les engraisserai et les nourrirai ». Jésus ne veut perdre aucune de ses brebis 294.

§

[…] Qu’est-ce que c’est que nous-mêmes ? C’est tout ce qui nous compose, comme nos sens, nos inclinations, nos humeurs et notre amour-propre ; c’est là ce nous-mêmes pour qui nous avons tant d’amour et tant de passion, pour qui nous sommes si délicates. Notre maladie s’appelle : « Noli me tangere : ne me touchez point ». Nous sommes toutes remplies de nous-mêmes, de notre propre excellence. Si nous pouvions pénétrer tous les mouvements de notre cœur, nous les verrions tous pour nous-mêmes, et ce nous-mêmes est tout opposé à Dieu. Et les Saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. […] 295.

§

[…] Or, comme c’est une témérité à une âme de s’élever par soi-même, aussi c’est une crainte blâmable à celles qui ne se rendent point à Dieu lorsqu’il veut en prendre possession et agir Lui seul en elle. J’en sais une qui reçut un jour un soufflet à l’oraison avec ce reproche : « C’est porter peu de respect à la présence du roi ». Il y avait huit ans que cette personne résistait à son trait intérieur qui était la cessation de tout acte dans l’oraison, partie par respect, n’osant pas prétendre à cette grâce (de passivité) et partie de crainte d’être trompée. […] 296.

§

[…] Il vient à nous par la Sainte Communion pour nous faire participantes de ce divin mystère et nous donner la grâce de conformité avec lui. Hélas, nous le logeons d’une manière encore plus abjecte qu’il n’était dans l’étable de Bethléem puisqu’il y souffre des humiliations plus grandes. Car si nous le considérions dans l’étable entre deux bêtes, nos passions ne sont-elles pas des bêtes insatiables. Elles veulent que nous les contentions, et contre tout ce que la raison et la grâce nous peuvent inspirer, elles demandent qu’on les satisfasse et nous font gémir comme sous leur tyrannie. Cependant il se faut faire violence en leur résistant courageusement. La vie d’une Religieuse est un combat continuel et une opposition entière aux inclinations de la nature.

Le Royaume des Cieux souffre violence, comme je vous ai déjà dit, il n’y a que les violents qui le ravissent. Il faut aller contre nous-mêmes, car il ne faut pas penser qu’en suivant nos humeurs, cherchant nos petits contentements, en nourrissant notre orgueil, Notre Seigneur nous comblera de ses grâces : c’est un abus, il ne faut pas s’y attendre. Il ne les donne qu’aux âmes mortifiées et qui sans s’écouter font violence à la nature, se séparant de tout le créé et, recueillies en elles-mêmes, sont attentives aux inspirations de l’Esprit, les mettent en pratique avec fidélité, sont exactes à leur devoir, ponctuelles aux observances de Communauté, ne négligent rien de tout ce qu’elles croient agréer à Dieu, ne souffrent dans leur intérieur que Dieu seul sans s’occuper d’autrui volontairement. Or, je suis certaine qu’une âme qui serait fidèle à ces choses me dirait dans peu qu’elle est comblée de grâces infiniment plus qu’elle n’aurait osé l’espérer.

Priez le Saint-Esprit de vous éclairer et d’échauffer votre volonté afin que désormais vous ne refusiez rien à Notre Seigneur. Car, mes Sœurs, que pouvez-vous souffrir qu’il n’ait pas souffert pour vous le premier ? […]

Laquelle est-ce de vous, mes sœurs, qui veut l’imiter et vivre d’une vie crucifiée, abjecte, inconnue, méprisée, dans les pauvretés et humiliations, dans cet amour insatiable des souffrances ? Mais ces sentiments ne sont pas naturels, et nous ne les saurions avoir de nous-mêmes. C’est pourquoi Notre Seigneur vient en nous par la Sainte Communion pour nous les communiquer, et il s’incarne pour ainsi dire de nouveau en tous ceux qui le reçoivent afin que nous le conservions et manifestions par nos bonnes œuvres, et que nous exprimions ces vertus dans le cours de notre vie 297.

§

[…] Sachez que c’est Jésus-Christ qui fait tout le bien en nous. Et un malheur dans le christianisme c’est que l’on n’envisage point Jésus-Christ en tout et partout. Cependant lui seul est comme Dieu seul est. Sur la terre il n’y doit avoir et l’on n’y doit voir que Jésus-Christ. […] si nous avions une foi vive et bien établie en nous, nous serions dans de continuelles extases, non pas qu’à l’extérieur nous ne fissions toutes les choses comme il faut, mais l’intérieur serait toujours dans l’admiration. […] 298.

§

Vous me demandez les dispositions qu’il faut avoir pour recevoir le Saint-Esprit. Vous êtes dans la véritable, car rien ne dispose mieux une âme à sa venue que la souffrance. On pourrait l’appeler la fourrière du divin amour. Peut-être ne savez-vous pas ce que ce nom signifie ? Quand le Roi fait voyage, celui qui va devant préparer les logis pour Sa Majesté porte la qualité de fourrier. Ainsi je dis que la souffrance prépare merveilleusement une âme pour être la demeure du Saint-Esprit, parce que rien ne la purifie comme elle. Et remarquez que l’on ne peut avoir la pureté intérieure sans souffrir. Si Dieu veut s’unir une âme par quelque grâce extraordinaire, il faut qu’elle soit purifiée par des souffrances précédentes. Vous en voyez l’exemple dans les saintes âmes du Purgatoire. J’en faisais mon occupation ces jours-ci et je conclus, selon ma petite lumière, qu’il est impossible de posséder le moindre degré de pureté sans souffrance. Elle est même nécessaire pour la conserver. […]

Souffrez donc, ma chère Fille, tant et si longtemps qu’il plaira à Dieu. C’est la plus prochaine disposition à l’union divine. Si ces saintes âmes sont condamnées à souffrir de si cruelles peines avant que de jouir et de se reposer en Dieu, pourquoi nous autres n’achèterons-nous pas par la souffrance le même bonheur que Dieu nous veut communiquer dès cette vie ? Un seul moment de repos en Dieu paie bien tout ce que l’on a souffert. […]

Mais si vous ne vous contentez pas encore de cette disposition pour recevoir le Saint-Esprit et que votre âme aspire à quelque chose de plus doux et de plus intime, je vous conseille de vous abandonner à sa divine conduite pour les imprimer lui-même en vous : lui seul peut disposer et préparer une âme à lui-même. Mais abandonnez-vous pleinement, mais essentiellement et totalement, sans vouloir trouver en vous les dispositions nécessaires, ni vouloir les mettre vous-même en vous et vous verrez que vous serez remplie de sa plénitude sans quasi le savoir. Tout consiste à le laisser agir, en demeurant délaissée à sa puissance dans un profond néant. La dureté du cœur ni le bouchement des oreilles n’empêchent pas ses divines opérations. C’est un souverain qui agit indépendamment des dispositions de l’âme ; elle n’a qu’à donner son consentement. […]

Mais n’attendez pas un grand bruit, car c’est un esprit de paix. Il ne se trouve que dans la paix, et son opération est si subtile et si délicate qu’à peine 1’âme s’en aperçoit, à moins qu’elle ne soit extrêmement attentive. Il est vrai que s’il entre bien doucement, il ne laisse pas de faire bien du fracas et de terribles renversements, car il veut être le Maître. Il met tout à feu et à sang, et si on ne le laisse faire, il se retire. […]

Priez-le, je vous conjure, qu’il fasse en moi tout ce qu’il y veut faire : qu’il détruise, qu’il anéantisse et qu’il fasse en tout son bon plaisir. Ce doit être le nôtre de le laisser faire. […]

À Dieu, en Dieu, je vous y laisse 299.

§

« Je vous enverrai le Saint-Esprit que Mon Père m’a promis, mais c’est à la charge que vous entrerez dans la ville, et que vous vous retirerez pour vous disposer à le recevoir » (Lc 24,49) : dit notre Seigneur à ses Apôtres après les avoir repris de toutes les fautes qu’ils avaient commises par leur incrédulité, etc. Ce qui vous marque la nécessité que nous avons de nous disposer par la retraite si nous voulons le recevoir. […]

Le Saint-Esprit est le fruit de la venue au monde du Fils de Dieu, de ses travaux et de ses peines ; et il a fallu, pour que nous l’eussions, que le Fils de Dieu souffrît de si grandes peines ; et nous ne l’eussions point encore eu s’Il ne l’eût demandé. Le Saint-Esprit est donc le don de Dieu, et tout ainsi qu’un Roi puissant cherche dans son royaume ce qu’il a de plus précieux pour en faire un présent à la personne qu’il chérit le plus, de même le Père Éternel, n’ayant rien de plus grand que son Saint-Esprit, le donne aux hommes pour récompense des souffrances de son Fils. Cette Fête est donc très grande, aussi toute la Sainte Église s’y dispose-t-elle avec une dévotion toute particulière. […]

Que faut-il donc faire pour le bien recevoir et participer à ses fruits ? Deux choses, qui est de connaître quel grand don c’est que le Saint-Esprit, et ce qu’il faut faire pour le conserver. Ce sera mes deux points et le sujet de vos attentions. […]

Le Saint-Esprit est premièrement la lumière pour nous éclairer dans nos ténèbres, Il est la force dans nos faiblesses, Il est le feu dans nos froideurs. Nous savons par notre expérience quel besoin nous avons de toutes ces choses, étant si remplies de ténèbres que nous ne voyons goutte et ne savons la plupart du temps ce que nous faisons et où nous allons. Nous sommes si faibles que nous ne pouvons exécuter ce que nous savons que Dieu demande de nous. Nous sommes si froides pour Dieu, nous avons si peu de sentiments de Lui et de si bas, que nous nous en faisons honte à nous-mêmes. Donc voyez la grande nécessité que nous avons de recevoir le Saint-Esprit. […]

Mais que faut-il faire pour le conserver ? Écoutons ce que nous dit l’Apôtre Saint Paul : « Mes frères, sur toutes choses, je vous prie et vous recommande de prendre bien garde de contrister le Saint-Esprit » (Cf. Eph 4,30). Et comment le pouvons-nous contrister ? Écoutons ce qu’Il dit lui-même à l’épouse : « Aperi soror mea », ouvrez-moi, ma sœur, mon épouse (Ct 5,2). Il est toujours à la porte de notre cœur, prenons bien garde de la Lui fermer, car c’est là le contrister. Il faut donc, pour le peu de temps qui nous reste, nous exercer par une grande volonté et d’ardents désirs de le recevoir, et ce sera là Lui ouvrir la porte. Mais ce n’est pas assez, il faut ôter les obstacles qui Le pourraient empêcher d’entrer. Et comment ? Il faut se vider de l’esprit du monde et de soi-même, car deux contraires ne peuvent subsister ensemble. Ce qui est noir ne deviendra jamais blanc que tout le noir n’y soit plus. De même notre âme ne sera jamais blanche que tout le noir du péché n’en soit ôté. Mais il faut se vider si on veut être rempli du Saint-Esprit, puisqu’un vaisseau que l’on veut remplir, on le vide auparavant. […]

Mais enfin que faut-il faire pour recevoir ses fruits et le faire demeurer ? Trois choses avec lesquelles je finis. La première, l’humilité, puisque Notre Seigneur le dit lorsqu’on Lui demanda sur qui Il ferait reposer son Esprit Saint : Il répond que ce sera sur l’humble. Quittons donc tous les sentiments de notre propre intérêt, de notre amour-propre, de notre propre jugement, car c’est une nécessité si nous voulons qu’Il vive dans nous. La seconde, une soumission parfaite à tout ce qu’Il veut de nous. Et la troisième, et qui est le plus sublime et le plus excellent et infaillible, c’est l’abandon. S’Il nous veut dans la maladie ou dans la santé, il le faut vouloir, dans la joie ou dans la tristesse, dans le travail ou dans le repos, dans la souffrance ou dans la jouissance, il le faut vouloir. […]

Enfin il faut nécessairement que nous soyons brûlées ici-bas de ce feu, ou bien être brûlées dans l’éternité de celui d’enfer. Choisissez, c’est Dieu qui l’a dit. Ne cessons donc de le demander ; et puisque Dieu nous dit que si un enfant demande quelque chose à son père, qu’il ne lui refusera jamais (Lc 11,11), c’est une chose assurée, et que je vous souhaite aussi de tout mon cœur, Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit 300.

§

Une âme qui veut recevoir le Saint-Esprit doit premièrement se retirer, non tant dans la solitude extérieure que dans le fond de son intérieur. Deuxième, elle doit demander instamment cet Esprit Saint qui veut être autant demandé qu’il a dessein de se donner. Troisième, elle doit attendre et se reposer, ne sachant pas l’heure et le moment qu’il viendra. S’il est venu avec un grand bruit dans le Cénacle, il ne vient pas ainsi dans une âme. C’est si doucement et secrètement que la moindre sortie de ses sens fera qu’elle ne l’apercevra pas, et ne le trouvant pas chez elle, il passera outre sans s’arrêter. Quelle perte à une âme de perdre le Saint-Esprit ! […]

Il faut être comme une toile bien tendue et immobile sous la main du peintre pour recevoir les traits de sa grâce, car si vous êtes mouvantes et que vous ne demeurassiez fermes, il n’achèvera pas ses desseins ; car la toile qui se remue, le peintre ne peut y couler son pinceau 301.

§

Vous savez, mes Sœurs, que nous approchons de notre grande Fête : le grand mystère et l’épuisement de l’amour. Oui, Dieu, tout Dieu qu’il est, ne vous peut donner rien de plus. […] Depuis le temps que vous communiez, on ne devrait plus voir que Jésus-Christ. […] 302.

§

Il y a longtemps que la divine Providence travaille à détruire mes petits projets et me désapproprier des inclinations que j’aurais de réussir en quelque chose. Et quand je fais un peu de réflexion sur cette conduite, je la dois bien chérir, puisqu’elle prend un soin si particulier d’anéantir ce que je voudrais : elle m’oblige de vivre dégagée de l’attache que j’aurais à quelque chose, et à me séparer incessamment de ma propre satisfaction. Si nous étions assez fidèles à nous soumettre à sa conduite, nous verrions par expérience qu’elle ménage admirablement les occasions de nous sacrifier. […] Si nous suivons les routes de l’adorable Providence, elle nous mènera dans ce sacré Royaume, car elle nous éloignera si adroitement des créatures, de nos recherches, de nos inclinations, de nos désirs et du reste, que nous nous trouverons à la porte de ce palais royal […] 303.

§

Ce grain de moutarde est Jésus-Christ lequel s’anéantit dans les âmes ; mais y étant formé, il y croît, et y devient plus grand que tous les arbres, en sorte que tous les oiseaux du Ciel qui sont les puissances de l’âme, ses passions irascibles et concupiscibles et ses affections reposent et se nourrissent sous les branches de ce bel arbre Jésus-Christ, lequel porte le fruit de vie.

Ce levain que cette femme enferme dans trois mesures de farine est aussi Jésus-Christ, lequel enfermé dans les trois puissances de notre âme les fait lever, c’est-à-dire les élèvent de la terre aux choses du Ciel, leur donnent l’intelligence de tous les saints Mystères, et en un mot, en fait un pain digne de Dieu 304.

§

Un bon moyen pour se désoccuper de soi et des créatures est de regarder toutes choses dans l’ordre de Dieu. Exemple : une personne vous fait un déplaisir, à même temps il faut adorer Dieu qui permet cette occasion pour votre exercice et perfection, l’en remercier, et il se trouve qu’insensiblement nous nous élevons à Dieu, demeurant dans le calme et la paix, là où quand nous nous réfléchissons sur nous ou sur l’action de cette personne, quoique ce soit à bonne fin ou pour l’excuser ou autrement, nous nous rabaissons dans la créature, laquelle étant impure, nous souille toujours et nous embarrasse en mille réflexions et retours qui nous troublent et nous tirent de notre paix et de l’occupation avec Dieu 305.

§

[…] Dans l’oraison, l’on ne produira autre acte que celui d’abandon et de patience, négligeant tout ce qui se passe en l’intérieur, demeurant exposé au plaisir de Dieu qui se contente dans notre abjection d’une manière qui nous est inconnue. […]

Il se faut contenter d’un simple regard de Dieu, élevé au-dessus de tout soi-même, comme d’un simple souvenir de Dieu, sans autre appui que celui de la foi nue qui sépare l’âme du sensible. […]

Il faut s’abandonner au plus tôt, se laissant comme une souche ; et si une activité vous entraîne malgré vous, et que vous sentez que vous la suivez ou par raisonnement ou en autre manière, arrêtez-vous -- non que vous puissiez faire un silence en vous, ce n’est pas cela que je dis --, mais que votre intime volonté qui est à la fine pointe de l’âme se sépare de tout fatras et de ses insolences, n’y voulant avoir aucune part, laissant doucement les sens en leur crucifixion sans s’en mettre en peine, vous assurant que leur cri n’est que leur intérêt, leur perte et leur ruine qu’ils ne peuvent souffrir.

Tenez-vous donc simplement dans cet intime, toute abandonnée, sans savoir ni sentir comment, ni vouloir avoir assurance que vous êtes abandonnée, que vous êtes bien, ou que vous êtes séparée. Ne cherchez point des distinctions, mais comme une victime qui n’a ni yeux pour regarder, ni oreilles pour entendre, ni langue pour parler, demeurez sans savoir où vous êtes, ce que vous faites, ni ce que vous demandez, vous souvenant que notre vie est une mort. […] 306.

§

À mesure qu’une chose approche de son centre et de sa fin, elle ressent plus d’ardeur de s’y voir unie. Plus une âme s’approche de Dieu qui est sa fin, plus elle a de désir de s’y voir réunie ; et tout de même que le feu est dans une continuelle agitation hors de sa sphère, de même nos âmes sont agitées de milles passions, affections et dans de perpétuelles inquiétudes et changements jusqu’à ce qu’elles soient dans leur sphère qui est Dieu, le centre de leur repos. […]

Si vous me demandez pourquoi, c’est qu’étant faite pour Dieu rien du monde ne peut satisfaire une âme, et tout le temps qu’elle demeure dans les créatures, qu’elle vit des créatures, agit pour les créatures, elle souffre des violences et changements perpétuels, tout ainsi que le feu qui agit sans cesse et n’a aucun repos étant retenu ici-bas contre sa pente naturelle, n’y subsistant que par des causes étrangères. […]

Ayant de continuels désirs de nous voir unies à Dieu, puisqu’à toute heure nous approchons de la mort, vous me demanderez peut-être si on ne peut pas se voir réunie à Dieu en cette vie. Je vous répondrai que je crois qu’une âme qui serait fidèle à mourir sans cesse à elle-même et à toutes les créatures se verrait à la fin en possession de cette vie divine qui la mettrait au-dessus des inconstances et misères de la vie humaine et en possession d’une paix inexplicable ; et quoique son corps souffrit et que son esprit fut dans des peines, elle ne perdrait rien de cette paix divine qui se fait ressentir dans le centre de l’âme, non par des goûts et consolations sensibles, car tout cela n’est point Dieu ; et souvent ces âmes qui en sont remplies et semblent avoir beaucoup de ferveurs du service de Dieu se recherchent elles-mêmes dans ces dons et leur contentement. […]

Vous me demanderez s’il les faut rejeter lorsqu’ils nous sont donnés. Je dis que non, mais il se faut donner de garde de s’y complaire et s’y arrêter. Il les faut laisser en Dieu et les rapporter toute à lui et s’humilier, car il y des âmes qui ne feraient rien du tout et n’avanceraient pas un pas si elles n’avaient des consolations et douceurs sensibles.

Pour celles que Dieu conduit par des ténèbres et sécheresses, elles se doivent consoler infiniment, car si elles sont fidèles à tout ce que Dieu demande d’elles, nonobstant ces conduites rigoureuses, elles avanceront plus en un jour et feront plus de progrès que ces autres en beaucoup d’années. Tout consiste en une grande fidélité et à mourir sans cesse 307.

§

Mes Sœurs, le Royaume de Dieu souffre violence, il n’y a que les violents qui l’emporteront, et qui, par leurs combats, se rendent dignes de le trouver et de le posséder. Il est en nous, et il doit régner principalement sur notre volonté comme la meilleure pièce de notre intérieur, parce que n’étant pas maîtresses de notre entendement pour y faire régner Dieu comme il le devrait, étant quelquefois occupé de pensées bien sottes sans que nous le voulions ; de même notre mémoire, quoique nous fassions tous nos efforts pour ne nous ressouvenir que de Dieu elle ne nous fournit bien souvent que des sujets de nous en distraire ; mais pour notre volonté, Dieu nous en a laissé le libre arbitre, et c’est sur cette faculté qu’il veut faire paraître son pouvoir et y donner ses lois comme son Souverain. […]

Cela est un peu rude à la nature, parce que le règne de Dieu la captive, et elle ne peut souffrir qu’avec d’extrêmes violences tout ce qui la domine et qui est au-dessus d’elle. Voulant toujours user de son droit – non seulement sur nous-mêmes – par une usurpation qui n’est pas raisonnable elle l’étend fort souvent sur les autres, syndiquant, jugeant, condamnant indifféremment de tout ce qu’il lui plaît. Mes Sœurs, Dieu nous la demande, lui refuserons-nous ? Il ne nous contraindra jamais – comme il dit dans son prophète – , nous l’ayant donnée libre, il veut que nous lui en faisions le sacrifice librement. […]

Bien que je dise que Dieu établit son règne par préférence sur la volonté, il ne laisse pas de régner aussi sur tous nos sens à mesure que nous sommes mortes et crucifiées à nous-mêmes. Voyez une personne spirituelle : tout est réglé en elle. Mes Sœurs, c’est que Dieu y règne puissamment. Heureuse une âme qui n’y met point d’obstacles, ne s’occupant point de mille petits fatras dont la vie est si remplie ! Il est bien vrai de dire que si ce n’était pas Dieu même qui m’assure qu’il a établi son règne dans mon cœur, je ne le croirais pas, n’y voyant régner que mes passions et ma propre volonté. […]

Il y a un grand saint qui disait qu’il sentait le poids de Dieu. Qu’est-ce que ce poids de Dieu ? C’est un respect anéantissant envers cette Majesté infinie qui réside dedans nous et captive tous nos sens d’une manière ineffable. Et d’où vient qu’il l’appelle un poids ? C’est que cette présence de Dieu ne peut souffrir rien qui lui résiste qu’elle ne le sacrifie et ne l’immole. Il veut régner ; il faut que tout obéisse, et cela est inévitablement un poids à la nature qui veut toujours vivre et jamais mourir. […]

C’est une grâce que je demande à Dieu : que tout mon être se consume et s’anéantisse en sa Présence et que je fonde comme la neige de respect pour cette Majesté infinie. Et d’où vient qu’on en a si peu ? La cause en est facile à trouver : c’est que nous n’avons pas de foi ; car si nous le croyions présent en nous comme il y est, et que s’il nous laissait un moment sans nous soutenir par ses grâces journalières nous retournerions dans notre néant, sans doute nous ne nous distrairions pas si facilement. […]

C’est un sujet d’étonnement d’être si fort remplies de Dieu et d’y penser si peu ! Chose terrible et consolante tout ensemble, que, quoique nous soyons en grâce ou que nous n’y soyons pas, Dieu est toujours présent en nous et qu’il n’en détourne pas un moment ses yeux divins. Il attend sans cesse que nous nous retournions vers lui pour nous donner ses grâces et nous pardonner nos ingratitudes. Si nous vivions de cette vérité, rien ne nous ferait de peine et nous serions dans des sentiments continuels de reconnaissance envers une bonté si grande. […]

Il faut l’adorer en nous et faire des actes de foi de cette vérité, principalement les personnes qui ne sont pas avancées dans la vie spirituelle. Adhérez à lui sans cesse dans le fond de votre intérieur. Celui qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui. Il n’est en nous que pour recevoir nos hommages et nos adorations et pour nous transformer toute en Lui et nous faire une même chose avec Lui 308.

§

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l’acquérir. Vous me direz peut-être qu’elle est trop rigou­reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu’est-ce donc que ces sacrifices qu’elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l’humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d’opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s’y opposent. Dès qu’elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s’imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l’on veut se donner la liberté d’aller partout, de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l’on s’attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…

Il n’y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n’est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langa­ge, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n’avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l’anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l’éternité. Ce n’est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m’a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi 309.

§

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-mêmes. Il y avait un serviteur de Dieu qui disait que, si l’on le pressait, il ne sortirait que de l’orgueil. Ne sortirons-nous jamais de nous-mêmes, de notre propre terre ? Ah ! Mes Sœurs, il faut une force toute divine ; demandez-la bien à Dieu ; vous n’en pouvez sortir sans secours. Quand nous oublierons-nous nous-mêmes ? Quand ne nous soucierons-nous plus de nos intérêts ? D’où vient que la moindre parole nous choque si fort ? Dieu permet quelquefois que l’on exerce notre patience par des événements fâcheux et qui contrarient notre volonté, mais il faut dans ces rencontres lui montrer notre fidélité et notre amour pour lui 310.

§

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète, et même Dieu tient cette conduite sur les âmes sur qui il a dessein de perfection, leur laissant un poids d’humiliation... qui les tient toujours bas afin de conserver ses dons en elles, et cela parce que nous sommes si légères que la moindre grâce nous élève et nous fait oublier ce que nous sommes ; et cette peine, cette tentation ou cette abjection que Dieu nous laisse rabaisse notre orgueil, nous tient petites... nous apprenant ce que nous sommes 311.

§

Elle lui répondit [à une religieuse] : Persévérez à demander et faites de votre côté ce que vous pourrez, et soyez certaine que Dieu vous accordera votre demande. Si ce n’est à la vie, ce sera à la mort et dans le temps que vous ne pourrez plus profaner ses grâces. Car à présent s’il vous donnait cette fidélité vous croiriez faire beaucoup et vous entreriez par là dans quelques vaines complaisances de vous-même. Il est bon que nous connaissions de quoi nous sommes capables et ce que nous sommes en nous-mêmes. Les grâces que Dieu nous fait ne servent bien souvent qu’à nous porter à l’élévation […] 312.

§

Pour votre oraison, vous la commencerez par la foi, vous tenant en silence, et, faisant cesser tout babil et raisonnement, vous vous tiendrez en simplicité au-dessous de Dieu 313.

§

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez 314.

§

Écrit de notre révérende mère qui exprime ses sentiments sur son indignité à faire l’œuvre que Notre Seigneur a voulu qu’elle ait faite pour sa gloire dans le très Saint Sacrement :

Nous supplions très humblement les serviteurs de Dieu que la divine Providence assemble ici, de nous vouloir donner leurs conseils selon les lumières que le Saint-Esprit leur communiquera, sur cette maison et particulièrement sur ce que Notre-Seigneur veut de moi au regard d’icelle, portant un grand désir de la remettre entre les mains de quelques âmes qui aient la capacité d’y établir la pure gloire de Dieu, me trouvant absolument incapable de le faire pour les raisons suivantes : la première est que je n’ai point les grâces, ni les talents nécessaires pour y agir de la manière qu’il faut ; la seconde est que me trouvant fort impuissante, stupide et ténébreuse, je ne puis m’appliquer sans violence d’esprit à la conduite, n’ayant que des ignorances extrêmes. Troisièmement, je connais par expérience que ma conduite n’y établira jamais le bien en sa perfection, n’ayant pas, comme j’ai déjà dit, ce qu’il faut pour cela, perdant la mémoire, mon entendement étant hébété et plein de ténèbres causées par un fond d’orgueil épouvantable qui est en moi et par lequel je suis tout opposée à Jésus-Christ, cet orgueil faisant de si mauvais effets en moi que toutes mes opérations en sont corrompues. Je le crois la source de tous mes maux puisqu’il me rend indigne des miséricordes de Dieu pour moi et pour les autres.

Au regard de ce monastère, voici mes petits sentiments : premièrement je conçois un si grand malheur de faire une œuvre de telle conséquence qui ne soit point l’œuvre du pur esprit de Dieu, qu’il vaudrait mieux qu’elle s’abîmât dans le néant que de subsister un moment hors de cette pureté.

Le dessein de cette fondation étant très saint en apparence, il est fort à douter que l’excellence extérieure d’icelle n’épuise la grâce et la substance intérieure, à moins que Notre-Seigneur y donne des sujets capables de la maintenir par une très grande fidélité.

La principale pensée sur ladite fondation a été de la recevoir pour un petit nombre d’âmes qui veulent se donner à Dieu sans réserve, oubliant la conversation avec les créatures autant qu’il est possible, les religieuses devant vivre en icelle comme des recluses ; l’on n’y devrait rien connaître que la vie et les états de Jésus-Christ. Point de parloirs que pour la pure nécessité des affaires.

Le motif le plus important de ladite fondation est d’y vivre de la vie cachée et anéantie du Fils de Dieu dans le très Saint Sacrement selon les degrés de grâce d’une chacune, d’y être pauvres, abjectes, inconnues et rebutées par hommage et union à Jésus Notre-Seigneur dans la sainte Hostie.

La difficulté étant de trouver des âmes assez généreuses pour entrer dans ces saintes dispositions, mon âme en souffre une douleur extrême.

Je souffre au regard de cette maison, tant d’amertume dans l’âme et des angoisses si crucifiantes que je suis dans un regret continuel de cet établissement et voudrais donner mille vies pour l’anéantir s’il n’est pas dans l’esprit et dans les desseins de Jésus-Christ et je prie ardemment les serviteurs de Dieu d’en examiner les circonstances et de voir si c’est l’œuvre de Dieu et ce qui se doit faire pour la mettre dans un état où il la veut pour sa gloire.

Pour moi, je confesse derechef qu’il m’est impossible d’y réussir, ayant toujours cru et assuré plusieurs fois que je ne ferai point le plus important de cette œuvre, et connu que je n’en avais point les talents, mon trait intérieur me portant à la solitude pour me rendre à Dieu, sortant du tracas des charges que j’ai exercées depuis plus de dix ans sans discontinuation, mon âme gémit sous le poids de ses misères et je crois ne me pouvoir sauver qu’en quittant tout et me retirant en profond silence et en lieu inconnu pour y faire mourir mon orgueil naturel duquel je ne puis me défaire et qui prend vie dans les grandes occupations. J’ai toujours cru que Notre-Seigneur voulait que je me retirasse puisque j’ai fait, ce me semble, ce qui m’était donné à faire en cette œuvre et jusqu’à présent je n’avais point eu la liberté de la quitter, mais depuis quelques mois il me semble que je puis me retirer sans en porter aucun scrupule et mon âme a une pente si grande et profonde à me jeter dans un trou caché, gardant un profond silence, que la seule pensée me donne une nouvelle vie. Je ne vois pas lieu de rendre à Notre-Seigneur ce que je lui dois, ni de me sauver que par là.

Pour augmenter mon incapacité, j’ai perdu l’ouïe d’un côté et commence à être fort étourdie de l’autre.

Dans les affaires, il me faut une si grande attention pour les comprendre que j’en souffre violence. Mon âme ne voudrait être captive de rien comme elle n’est capable de rien que de s’abaisser devant Dieu, gémir sa vie pleine de crimes, demander miséricorde et tâcher de me séparer du péché 315.

§

La seconde chose que nous devons imprimer dans notre cœur en recevant la cendre est que nous mourrons, et que n’étant que pèlerines et passagères, nous devons être dégagées de tout ce qui est en ce monde, n’étant pas le lieu de notre demeure. Voyez un voyageur : il ne fait point bâtir une maison à un endroit, il n’achète pas un champ à un autre, pourquoi ? Parce qu’il n’a pas désir d’y faire sa demeure. Il ne fait que passer, ne s’amusant pas même à regarder ni considérer aucune chose. Recevons donc la cendre comme si c’était le dernier moment de notre vie ; que toutes nos actions se fassent comme la dernière que nous voudrions faire à l’heure de notre mort. Que ferait une personne à l’heure de la mort si elle avait le jugement de la raison libre ? Elle se soucierait très peu des choses de ce monde, qui ne paraissent que comme un néant ; à cette heure, les yeux sont bien éclairés. Elle mettrait toute sa capacité à s’occuper de Dieu. Elle ramasserait tous les actes d’amour qu’elle aurait fait en sa vie pour tâcher d’en former un des plus purs à ce dernier moment. […] 316.

§

C’est quelque chose de plus que de faire le vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. On peut, ayant fait ces vœux, se réserver quelque désir de sa perfection, etc., mais par le vœu de victime tout est dans les mains, tout est dans le cœur de Dieu […] Nous en devons porter trois [dispositions] qui sont : une humilité profonde, un abandon sans réserve et une séparation entière de nous-mêmes. […] 317.

§

Qu’est-ce que ce mot de Royaume de Dieu veut dire et comment le faut-il entendre ? Le Royaume de Dieu en nous n’est autre chose sinon que Dieu vit et règne dans l’âme qui le possède comme dans son palais divin. Il y est Maître, il y est souverain et y fait des lois, et tout lui est assujetti. Ce mot de Royaume de Dieu veut dire que Dieu seul est occupant l’âme, que rien ne paraît en elle que lui, qu’elle lui est si parfaitement soumise en tout que sa volonté ne paraît plus, ne lui restant que le seul et unique désir de le voir vivre en elle de plus en plus jusqu’à la perte de tout elle-même en Lui. Voilà son seul respir et la seule richesse qui lui reste. Et quoiqu’elle soit encore animée de ce désir, c’est d’une manière si tranquille et si douce que ce désir passe de Dieu en elle et d’elle en Dieu, continuant ainsi sans relâche et toutefois sans activité et sans aucun trouble. […] 318.

§

Souvent ce qui nous cause des peines, c’est que le fond de nos intérieurs est encore plein de propre vie : il ne se détruit pas assez suivant les mouvements de la grâce, et le vrai mépris de nous-mêmes n’est pas encore bien établi ; ce qui fait que nous ne pouvons encore soutenir en paix une longue privation. […] Ne désirez jamais qu’on pense à vous, ne dites et ne faites rien pour être considérées. Bref, ne tenez aucune place à rien. Soyez fidèles à cette pratique, intérieurement et extérieurement, et vous verrez que, n’étant plus rien dans les créatures ni en vous-même, vous serez tout en Dieu et à Dieu par Jésus-Christ.

Oh ! Mes très chères Sœurs, voilà le vrai et le solide chemin, et je dis en vérité devant mon Dieu qu’une âme est folle, malheureuse et aveuglée si elle ne prend ce parti ; elle se repaît de fumée, et croyant être spirituelle, elle n’est souvent que pure nature. Voilà mon ambition. Mais misérable que je suis, j’en suis plus loin que le ciel n’est de la terre. Ne faites pas, mes Sœurs, ne faites pas comme moi. Marchez tandis que vous avez la lumière. […] 319.

§

Nous sommes toutes en attente. Vous attendez que je vous parle, et moi j’attends que l’on m’en donne la grâce. Je me suis exposée pour cela, mais mes infidélités m’en rendent indigne. Exposez-vous vous-mêmes, mes chères Sœurs, exposez vos cœurs à Notre Seigneur et il les remplira. N’était qu’il est de mon obligation de vous dire un mot pour finir l’année, j’aurais grande pensée à me taire, car personne ne peut parler des mystères ineffables d’un Dieu anéanti, s’il ne possède la grâce des Mystères. […]

Demeurons-en là, et finissons en vous demandant pardon des sujets de mauvais exemples que je vous ai pu donner et d’avoir été obstacle à vos perfections, me rendant indigne par mes infidélités de recevoir de Dieu les grâces nécessaires pour vos conduites. Priez Notre Seigneur qu’il me pardonne et me fasse la miséricorde de vivre uniquement pour lui l’année suivante, car en un mot, mes très chères sœurs, avant que de fermer nos yeux au sommeil, faisons un petit peu de réflexion sur toute notre année. Voyons si elle est remplie, si nous pouvons dire en vérité qu’elle a été toute pour Dieu ? […] 320.

§

L’on a de coutume aussi de finir l’année par un exercice d’humilité et de charité, se demandant pardon les unes aux autres, vertu de charité que je vous recommande ou plutôt que Dieu vous ordonne par ma bouche. Ne dites jamais vos sentiments sur l’humeur ni sur la façon de faire de votre prochain directement ni indirectement, car ces sortes de libertés sont la peste de la Religion. Cela détruit entièrement la charité et l’union sans laquelle les Monastères ne sont plus que désordre et confusion. […]

Écoutez la mesure que Notre Seigneur donne à l’amour que nous devons avoir pour notre prochain : C’est de l’aimer comme nous-même, en sorte que nous le devons traiter comme nous voulons être traités. Nous lui devons procurer le bien que nous nous souhaitons à nous-mêmes, et vous voudrez dire quelque chose de votre prochain ? Faites réflexion si vous voudriez qu’on en dise autant de vous, cette pratique vous retiendra infailliblement. Que tout le monde soit en sûreté avec vous. […] 321.

§

Dans ces années d’épreuves, l’on noircit sa réputation par des calomnies, on désapprouva sa conduite, on blâma sa trop grande confiance en Dieu, l’on trouva même à redire à son extrême bonté ; ce qui avait été dans sa prospérité des sujets d’admiration, devint ensuite la matière de son humiliation, et chacun se crut en droit d’en parler à sa mode sans qu’elle ouvrît la bouche pour se justifier, quoiqu’il eût été facile de le faire 322. […]

(211) Deux heures avant sa mort, elle se fit encore toucher le pouls pour savoir si l’heure approchait. Mais on lui dit qu’il était toujours en même état. Ses yeux étaient aussi doux qu’à son ordinaire. Elle les arrêtait quelquefois sur la communauté désolée qui était autour de son lit et ensuite elle les élevait à Dieu comme pour lui offrir leurs peines et demander les grâces dont elles avaient besoin pour faire leurs sacrifices en la manière la plus parfaite. Plusieurs ont ressenti intérieurement les effets de son pouvoir dans cette occasion.

Sur les deux heures après midi, elle se leva assez ferme et s’assit sur son lit puis ayant appuyé sa tête sur son oreiller, à peine y fut-elle, qu’elle rendit son âme à Dieu, mais si doucement qu’on ne pouvait croire qu’elle fût passée. Cette mort arriva le dimanche de Quasimodo, 6e d’avril 1698, âgée de quatre-vingt-trois ans, trois mois et six jours. […]

(217) Si une Sœur, fusse la dernière de toutes, lui venait dire quelque sujet de peine, quelque léger qu’il fût, elle demeurait des heures entières à l’écouter et à la consoler avec autant de paix et de tranquillité que si elle n’eût eu que cela à faire. Il semblait que Dieu lui avait révélé le secret des consciences. Sa pénétration était si grande que ses filles appréhendaient de paraître devant elle lorsqu’elles avaient dans l’âme quelque chose qui leur donnait de la confusion. Il est arrivé plusieurs fois qu’elle leur a dit à l’oreille ce qu’elles voulaient lui cacher et que Dieu seul connaissait. Si celles qui allaient pour lui parler de leurs dispositions intérieures se trouvaient dans l’impuissance de le faire, soit par timidité ou pour d’autres raisons, elle les prévenait en même temps leur disant avec une extrême bonté : « Puisque vous ne pouvez me parler, écoutez-moi seulement. » […] 323.

§

Les beaux passages spirituels qui nous sont parvenus de Mectilde ou sur elle sont innombrables. Nous arrêtons ce premier florilège regroupant un choix de « dits » et témoignages non datés recueillis par des proches 324. Quittons maintenant Mectilde se livrant à des proches non identifiés pour nous attacher aux influences directes reçues puis exercées.




COMPAGNES & COMPAGNONS


Deux femmes légèrement plus âgées (il s’agit de l’amie Marie de Châteauvieux et d’Élisabeth de Brême ou Mère Benoîte de la Passion) et un homme (Épiphane Louys abbé d’Étival) sont nés entre 1604 et 1620. Ces compagnes et ce compagnon appartiennent à la génération de Mectilde.

À partir de maintenant, c’est Mectilde qui aidera spirituellement ses compagnes même si Mère Benoîte fut sa maîtresse de noviciat. Le « compagnon » Epiphane Louys, confesseur de Benoîte et de ses sœurs du Monastère de Rambervillers, collabore avec Mectilde lors de l’établissement de sa fondation.

Marie de Châteauvieux (~1604-1674)

L’amie « de caractère fort différent » sur laquelle veillait Mectilde depuis leur rencontre en 1651 lors du refuge à Paris des « petites religieuses de Lorraine » était une « femme vive et généreuse ». Née Marie de La Guesle, de son union en 1628 avec René de Châteauvieux elle eut deux enfants dont la cadette survécut et épousa en 1649 Charles de La Vieuville. Marie deviendra religieuse en 1662 à la mort de son mari.

Marie était « impérieuse, active, sensible et plus portée à aider les hôpitaux que des contemplatives. Ce n’est donc pas l’âme sœur qu’elle trouvait en la prieure, mais au contraire une femme supérieure qui n’hésitait pas à la contredire. On aimerait savoir davantage comment la comtesse fut séduite et progressivement transformée 325 ».

La correspondance, quoique la plus abondante qui nous est parvenue de divers destinataires, n’est pas aussi riche sur la vie intérieure que celles que nous venons de lire entre Mectilde et ses directeurs.

Marie de Châteauvieux doit passer de la pratique des vertus à la perte de la volonté propre :

Ce qui vous trouble quelquefois, c’est le désir que vous avez d’être parfaite. Vous voudriez ne point tomber, parce qu’il vous semble que tant de misères en vous causent votre retardement. Ayez patience que Notre Seigneur vous ait purifiée et, en attendant, demeurez humiliée sous le poids de vos imperfections. Il faut même se résigner d’être toute sa vie imparfaite. Vous faites consister la plus haute perfection à la pratique de quelques vertus. Elles sont toutes bonnes et nécessaires, mais la consommation de la vraie perfection consiste à la perte totale de notre volonté dans la volonté divine, de sorte qu’une âme est plus ou moins parfaite qu’elle est plus ou moins soumise et unie au bon plaisir de Dieu. Une âme qui veut ce que Dieu veut est contente ; et tous nos mécontentements viennent d’une volonté propre et des attaches secrètes que nous avons à nos propres inclinations 326.

Il lui faut passer de l’esprit au cœur :

[…] Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n’y avancez pas parce que vous voulez qu’elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l’inclination qu’il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu’il ne fait rien, il se rebute et se décourage. […]

Vous voulez connaître, vous voulez comprendre et vous ne voulez pas vous soumettre à l’aveugle à la conduite de Jésus-Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez ; mais votre esprit n’y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l’entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l’on vous enseignera là-dessus. L’affection que vous avez eue toute votre vie d’être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n’y prenez garde, car votre capacité s’applique toute à comprendre et il n’y a rien pour l’amour. Votre esprit épuise votre cœur. […]

« Pour être quelque chose en tout

il ne faut rien être du tout 327 ».

Les richesses de la vie de grâce, c’est la suprême pauvreté. […] 328.

Il faut acquérir l’oraison du cœur :

Cette oraison ne demande point d’autre instruction que les inventions que le Saint-Esprit inspire à l’âme. C’est l’amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s’ingérer de faire son office.

Cette oraison porte amour et respect des grandeurs de Dieu ; l’âme n’a qu’à se recueillir et s’occuper doucement de Dieu, voilà tout ce que j’en sais. Chacun en reçoit des effets différents selon les voies et les conduites de Dieu. Cette sorte d’oraison, quand l’âme est fidèle, doit opérer une profonde humilité, une grande simplicité. Douceur, charité, résignation, toutes les vertus s’y trouvent renfermées ; l’usage vous le fera expérimenter.

Ne gênez point votre esprit ; suivez Jésus Christ en humilité et simplicité 329.

Et la foi simple :

Tous les affirmatifs que nous prenons pour monter à la connaissance de l’Essence divine nous éloignent infiniment de la réalité de ce qu’elle est. La foi simple a bien plus d’efficace, laquelle se servant du négatif donne bien plus de gloire à Dieu et produit plus d’amour et d’assujettissement. […] Les attributs divins servent pour nous donner une connaissance grossière de Dieu ; mais la foi, qui élève l’âme dans une sainte ignorance de tous les affirmatifs, la fait entrer dans une simple et amoureuse croyance de ce que Dieu est en lui-même, surpassant toute lumière et toute intelligence. Elle croit Dieu dans la vérité de son Essence, sans lui donner aucune forme ni image, pour délié qu’il soit. […] 330.

La greffe réussit :

Votre voie est assurée ; et vous, ne doutez pas que Notre Seigneur ne vous appelle par ce sentier : vous en recevez trop de grâce et d’intelligence pour hésiter. J’avoue que cette voie est plus crucifiante que l’autre ; mais elle est aussi plus purifiante et plus sanctifiante. Elle est plus certaine parce qu’il y a moins du nôtre et qu’elle nous rend plus purement à Dieu. Soyez donc désormais en repos quand vous voyez votre prochain qui fait les bonnes œuvres que vous ne faites pas. […]

Aimons ce divin bon plaisir ; prenons nos félicités d’y être attachées. Les bienheureux n’ont point d’autre bonheur, et cette complaisance qu’ils ont dans l’accomplissement des volontés divines compose leur béatitude. Aussi voyez-vous sur la terre de certaines âmes qui, étant toutes mortes à elles-mêmes, jouissent d’une félicité anticipée. Car ayant perdu leur volonté propre dans la divine [volonté], elles sont toujours dans la satisfaction entière, ne voyant rien sur la terre hors du bon plaisir de Dieu. […] 331.

C’est par la foi que l’on connaît Dieu :

Ma très chère fille, je réponds à votre lettre sans vous rien dire davantage de celle que la bonne Mère N. vous a écrite, il faut trouver bon que Dieu me confonde dans mon néant comme il lui plaira.

Je vois sur ce que vous m’écrivez que vous travaillez toujours pour voir et pour connaître. Vous avez une curiosité secrète qui vous fera bien de la peine, car il faut être sourde, aveugle et muette, et je vous en vois bien éloignée. Il n’en est pas de la vie intérieure comme des choses extérieures que l’on voit, que l’on touche et que l’on goûte et comprend. La vie d’esprit lui est toute contraire : la foi est sa lumière et sa sûreté. Donc il faut apprendre à vivre de cette vie et négliger vos sens plus que vous n’avez fait du passé.

Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n’y avancez pas parce que vous voulez qu’elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l’inclination qu’il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu’il ne fait rien, il se rebute et se décourage.

Vous dites que vous ne comprenez pas ce que c’est que votre âme ; vous n’avez pas la capacité de la comprendre, non plus que de comprendre Dieu. Vous ne pouvez connaître l’un et l’autre que par la foi et par leur opération. Vous voyez bien que vous avez une âme puisque vous ressentez l’opération de ses facultés. Ne voyez-vous pas que vous avez une mémoire, un entendement et une volonté ? Vous vous souvenez, vous entendez et comprenez, et vous aimez. Voyez donc que vous avez une âme puisque ses puissances sont opérantes. Penseriez-vous voir votre âme en quelque figure ? Ne savez-vous pas qu’elle est faite à la semblance de Dieu ? Qu’elle est pur esprit, ainsi, qu’elle n’est point palpable ; de même Dieu n’est pas palpable, il n’est ni vu ni senti.

Vous me demandez : pourquoi dit-on quelquefois : « Je voyais Dieu qui faisait telle chose ? » C’est à cause de son opération qui se fait quelquefois voir et sentir à l’âme. Ainsi elle dit qu’elle a vu Dieu qui l’attirait, qui la soutenait ; et c’est un effet de sa grâce opérant en nous quelquefois sensiblement pour fortifier et encourager l’âme. D’autres fois il opère secrètement. Il faut que vous compreniez que le voir de l’âme est en foi. C’est la lumière de la foi qui lui fait voir. Et cette vue n’est qu’une croyance simple qui la tient dans cette vérité. Les sens grossiers n’y ont point de part. Les intérieurs y participent quelquefois, lorsqu’ils sont bien purifiés. De même vous comprenez que vous avez une âme à cause qu’elle opère et que vous ressentez souvent ses différentes opérations.

Une chose m’a fait peine en votre esprit : c’est qu’étant dans l’inclination de notre première mère qui nous a tous conçus en péché, vous avez retenu et conservé une partie de ses dispositions, sans vouloir pourtant être contraire à Dieu. Vous pensez que la grâce d’oraison et toute la sainteté de la vie intérieure s’acquièrent à force de travail d’esprit, de raisonnement, de lumière, de science ; et vous croyez tellement cela que quand la lumière ou la connaissance vous manquent, vous n’estimez plus rien ce qui se passe en vous. C’est là votre pierre d’achoppement et celle de votre grand retardement.

Ne vous ai-je pas tant dit autrefois que vous n’aviez que de l’esprit et point de cœur pour Jésus-Christ ? Vous avez une pente et une inclination naturelle de savoir, et c’est ce qui a mis en désordre nos premiers parents332. Vous voulez connaître, vous voulez comprendre et vous ne voulez pas vous soumettre à l’aveugle à la conduite de Jésus-Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez ; mais votre esprit n’y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l’entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l’on vous enseignera là-dessus.

L’affection que vous avez eue toute votre vie d’être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n’y prenez garde, car votre capacité s’applique toute à comprendre et il n’y a rien pour l’amour. Votre esprit épuise votre cœur. Je suis peinée de ce défaut en vous et ne le puis souffrir davantage. Il faut vous réduire en pauvreté d’esprit, puisque votre voie de grâce vous y oblige. Il faut que je sois impitoyable à votre amour-propre ; et cette connaissance que Dieu me donne sur votre âme, ma très chère fille, est une très grande miséricorde pour vous. Je vous assure de sa part que c’est là votre retardement et ce qui s’oppose le plus en vous à la sainteté de son règne et de son pur amour. Vous n’êtes point pauvre d’esprit puisque votre fond intérieur est tout plein de désirs : vous prenez un chemin à n’arriver jamais où vous désirez. Lorsque vous aurez appris à demeurer dans le néant et que vous vous en contenterez, vous verrez bien plus d’abondance et d’une manière bien plus épurée.

« Depuis que je me suis mis à rien,

j’ai trouvé que rien ne me manque 333 ».

Ce sont les paroles d’un grand saint qui l’avait bien expérimenté. Vous vous trompez, ma chère fille, la vie intérieure n’est pas dans les lumières, mais dans le pur abandon à la conduite et à l’Esprit de Jésus.

Il est bon de voir ce que Dieu nous montre comme notre propre misère, notre néant, notre impuissance, pour nous tenir dans l’humiliation et nous convaincre que nous ne sommes rien et ne pouvons rien que par sa grâce. Ces connaissances-là sont bonnes parce qu’elles nous sont données de Dieu. Mais celles qui sont recherchées par l’activité, la force et la diligence de notre esprit sont bien sèches devant Dieu, parce qu’elles n’ont pas l’onction de sa grâce.

L’unique moyen pour faire un grand progrès dans la vie spirituelle, c’est de connaître devant Dieu notre néant, notre indigence et notre incapacité. En cette vue et dans cette croyance que nous avons tant de fois expérimentées, il faut s’abandonner à Dieu, se confiant en sa miséricorde, pour être conduite selon qu’il lui plaira : soit en lumière, soit en ténèbres ; et puis simplifier son esprit sans lui permettre de tant voir et raisonner.

Il faut vous contenter de ce que Dieu vous donne sans chercher à le posséder d’une autre façon. Ce n’est point à force de bras que la grâce et l’amour divin s’acquièrent, c’est à force de s’humilier devant Dieu, d’avouer son indignité, et de se contenter de toute pauvreté et basseté 334. Il faut vous contenter de n’être rien, et

« Vous serez d’autant plus

que vous voudrez être moins ».

La vie de grâce n’est pas comme la vie du siècle. Il faut s’avancer et se produire dans le monde pour y paraître et y être quelque chose selon la vanité ; mais dans la vie intérieure, on y avance en reculant. C’est-à-dire : vous y faites fortune en n’y voulant rien être et vous paraissez d’autant plus aux yeux de Dieu que moins vous avez d’éclat et d’apparence aux vôtres et à ceux des créatures.

Les richesses de la vie de grâce, c’est la suprême pauvreté. Vous êtes bien loin de la posséder, car au lieu de vous dépouiller vous vous revêtez, sous prétexte de bien mieux faire. Quand le soleil est trop grand, il éblouit ; quand vous avez trop de lumière, elle vous offusque. Votre esprit naturel est ravi de ne demeurer point à jeun, et lorsqu’il n’a ni lumière ni sentiment, il crie miséricorde, il vous trouble et vous tire de la paix. Il faut, ma très chère fille, le mettre en pénitence : nous en sommes dans le temps ; et il ne faut point avoir de pitié de ses cris. Ce sont ses intérêts qui le font crier. Il faut fermer les oreilles à ses plaintes et vous contenter dans votre ignorance, votre impuissance et pauvreté.

Jusqu’ici vous n’avez pas cherché Dieu purement, mais vous vous êtes recherchée vous-même. Votre tendance secrète, et souvent manifeste, n’a été que de contenter et satisfaire votre esprit qui a toujours été partagé le premier ; et pourvu qu’il fût en repos, vous croyiez avoir fait beaucoup. Apprenez maintenant une leçon contraire, qui est de contenter Dieu, vous abandonnant à sa conduite en foi et simplicité sans l’éplucher, vous résignant humblement à ses saintes volontés, attendant en patience sa grâce et sa lumière, sans que l’activité naturelle de votre esprit la prévienne pour la dévorer et se satisfaire soi-même.

Voilà une grande leçon que je vous ai faite contre mon dessein, car je ne pensais pas vous rien dire, et cependant je vous ai dit la plus pressante vérité qui regarde votre état intérieur ; et me suis trouvée si remplie, si assurée de la vérité que je vous ai dite que je n’en puis nullement douter. Pensez-y, ma très chère fille, voilà vos liens intérieurs qui sont bien plus malins que vous ne pensez. Priez Notre Seigneur qu’il les rompe et qu’il vous fasse la grâce d’être comme un petit enfant, tout soumis et simplifié à sa sainte conduite.

Il y a longtemps que je vous prêche ces qualités, tâchez de vous en remplir et renoncez à tous désirs de savoir, de connaître, de sentir, etc.

« Ut jumentum factus sum », dit David 335 : « J’ai été faite comme la jument » et ai demeuré avec vous. Demeurez à Dieu comme une pauvre bête incapable de quoi que ce soit, sinon d’être ce qu’il lui plaira ; ignorant tout et ne sachant rien que sa très sainte volonté à laquelle vous serez abandonnée et soumise sans la connaître. Et vous verrez que sa grâce, son amour et son esprit régneront en vous 336.

Comment prier ?

Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. Les uns prient vocalement, et d’autres en esprit pur et simple. L’âme prie pour son prochain selon son degré d’oraison ; quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon en laquelle vous devez prier, c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’il les sanctifie toutes, et si votre prochain a des besoins particuliers qui soient à votre connaissance, vous les pouvez offrir à Notre Seigneur sans beaucoup vous en remplir, crainte que, sous prétexte de charité, vous ne jetiez votre esprit dans la dissipation et dans les égarements de votre imagination... Aimez votre prochain comme Dieu l’aime, et en l’état où sa sagesse éternelle le réduit ou le tient 337.

Enfin « La voie qui rend plus de gloire à Dieu est celle d’anéantissement » :

Il faut vous plaire dans la voie où Dieu vous a mise. Ce n’est pas vous qui l’avez choisie, mais la Sagesse éternelle l’a choisie pour vous et vous oblige de vous y appliquer, sans vous gêner [inquiéter] que vous ne faites rien de grand ni d’excellent pour la gloire de Notre Seigneur. La foi vous apprend que la plus grande et la plus digne gloire que vous lui pouvez donner, c’est d’être parfaitement soumise à son bon plaisir, c’est d’être la captive de son amour, c’est d’être sans choix, sans vie et sans aucune volonté ; parce que lorsque vous êtes de la sorte, il se glorifie parfaitement en vous.

En cet état, vous lui donnez plus de gloire que si vous bâtissiez mille hôpitaux et que si vous faisiez beaucoup d’autres bonnes œuvres dans lesquelles votre amour-propre prendrait vie dans votre bonne action. Au lieu que dans la voie où la bonté de Dieu vous mène, tout tend au néant et à la destruction de vous-même. […] 338 Ne sortez point de votre voie pour entrer dans une voie étrangère et qui ne vous est point propre. Et ce qui vous doit consoler et mettre en repos, c’est l’union que vous avez comme chrétienne à l’Église. Et comme vous faites un corps avec tous les chrétiens qui sont les membres de Jésus-Christ, toutes les bonnes œuvres qu’un bon chrétien fait, vous y avez part et vous y contribuez en une certaine façon ; à raison que vous êtes unie à ce membre comme faisant un même corps. Et dans cette sainte liaison, vous êtes charitable, humble et patiente avec votre prochain.

Il ne faut point vouloir faire ce qu’ils font, dans votre voie. Vous ne devez plus dire : « Je voudrais ceci ou cela », car la divine volonté doit tellement agir en vous qu’elle soit la toute-puissante dans votre âme, sans permettre à votre amour-propre de souhaiter, ou s’inquiéter de ne faire pas tant de bien que beaucoup d’autres.

Si Dieu ne veut point ces œuvres-là de vous, pourquoi les voulez-vous faire ? C’est un reste de la malignité que nous avons reçue d’Adam de vouloir toujours être et faire quelque chose qui nous paraisse, pour y prendre une secrète satisfaction. Nous ne pouvons mordre dans l’anéantissement ; la pensée d’icelui nous tourmente et cependant c’est notre salut. Dieu vous veut dans cet état : est-ce à vous d’en vouloir un autre ? La volonté de Dieu n’est-elle pas plus sainte que tout le reste ? Et ce que Dieu a choisi pour vous, ne vous est-il pas plus salutaire que tous les biens et bonnes actions que vous pourriez opérer ? Ô ma fille, serions-nous si téméraires de donner des lois à Dieu ? Pour moi, je vous avoue que j’ai tant de respect pour son bon plaisir, que j’aime mieux relever de terre des fétus, par son ordre, que de convertir tout l’univers par l’ardeur de ma volonté 339. Ô ma fille, quand serons-nous dans cette bienheureuse mort qui donnera vie au bon plaisir de Dieu en nous ? Il faut bien travailler à l’abnégation de nous-mêmes. Il faut bien détruire nos propres satisfactions. Je ne sais si vous avez bien compris ce que je vous veux dire touchant les bonnes actions qui sont faites par autrui. Je vous dis que comme vous priez avec tous les chrétiens à cause de l’union, que vous travaillez aussi avec eux 340.

La voie est d’anéantissement :

Ma chère fille, ne vous rebutez point sur cet état de mort totale de soi-même. Ce n’est point l’œuvre de la créature, mais l’œuvre de la main toute puissante de Dieu qui y fait entrer l’âme à mesure qu’elle se dépouille et qu’elle se désapproprie de tout ce qui occupe et qui remplit son fond. C’est l’état pur et saint que vous avez voué au baptême. C’est celui qui nous fait cesser d’être ce que nous sommes pour faire être et vivre Jésus Christ en nous 341.

Une rédactrice 342 cite une lettre de Mectilde à son amie de Châteauvieux qui n’est pas encore moniale. Elle est écrite durant sa retraite décisive de 1661-1662, une véritable agonie de la prieure selon V. Andral :

Je ne puis différer davantage la consolation que je prends de vous demander de vos chères nouvelles ; vous verrez en cela que je ne suis point morte, non certainement je ne le suis point, au contraire, il me semble que je prends vie et qu’au lieu d’être occupée de la mort, je suis appliquée à aimer. Je ne puis penser au passé, encore moins à l’avenir. Mon âme ayant rencontré son Dieu à l’entrée de sa solitude, elle s’y est liée d’une telle sorte qu’elle n’a pu encore entreprendre d’autre pensée. Il faut qu’il me serve de tout et que son amour fasse ma préparation pour la mort, car je n’y puis nullement réfléchir. Ô très chère, que je vois par expérience que si les âmes se laissaient à Dieu, qu’il leur serait toutes choses. Il les soutiendrait et les substanterait de lui-même et de ses ineffables miséricordes. Oh ! Que la solitude est désirable, puisqu’elle nous fait posséder Dieu plus pleinement et avec moins d’ombrage ; elle est, si je ne me trompe, le centre de mon âme et la santé de mon corps. Je m’y porte très bien jusqu’à présent, nous n’espérons pas moins de la suite.

Élisabeth de Brême, la Mère Benoîte de la Passion (1607-1668)

C’est à cette religieuse que l’historienne Mère de Blémur consacre sa plus longue notice dans sa revue de plusieurs dizaines d’abbesses et prieures bénédictines 343. Née à Sarrebourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6 344]. Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Mectilde), mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans avec une petite fille, elle entre chez les bénédictines de Rambervillers trois années plus tard et en deviendra la prieure en 1653 pour le rester jusqu’à sa mort. « Elle avait sous sa direction, entre les autres novices, la sœur Mechtilde […] ; la Maîtresse et la Novice se sont efforcées l’une l’autre de se surpasser pour la mortification 345 ».

Le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô témoigne :

[108] L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.

La figure étant peu connue hors de son Ordre, nous soulignons son approfondissement intérieur par de beaux « dits » rapportés par la Mère de Blémur, avant de proposer des extraits de lettres publiées par les bénédictines et/ou figurant dans un volume manuscrit :

[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.

[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs, mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abîme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...

[22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours de grand matin.

Dans une lettre à une supérieure :

[24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverais pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sortit du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.

Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoique j’aie de puissants attraits vers ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : « Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit ». L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.

[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fît en elle ce qu’il aurait agréable.

[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]

[33] Je n’ai plus d’intention, ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.

[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.

[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant 346.

[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : « Par trop d’amour il faut mourir », etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]



Correspondance de Mectilde avec la Mère Benoîte

Mectilde écrit du monastère de Montmartre en 1641 à Élisabeth, la Mère Benoîte :

[…] Je vous ai déjà souhaitée plus de mille fois en ce saint lieu où je suis. Ô Dieu, que vous auriez de consolation ! ou plutôt de sainte appréhension de marcher sur une terre arrosée et trempée du sang du sacré martyr saint Denis, ce grand maître de la théologie mystique 347 ! II faudrait un grand volume pour vous dépeindre la dignité du lieu et la sainteté qui s’y trouve. Il y a grande quantité de saintes reliques et des corps saints tout entiers, et s’il y a un paradis en terre, je puis dire que c’est Montmartre, qui est un vrai paradis terrestre où les vertus se pratiquent en perfection et où notre sainte Règle est gardée dans une observance très exacte. Je sais que vous avez été autrefois dans la pensée que la réforme n’y était pas. Je vous puis assurer et protester qu’elle y est si particulièrement pratiquée par les saintes religieuses de ce lieu que cela ravit d’admiration et je vous supplie d’en louer et remercier notre bon Dieu et qu’il continue ses saintes bénédictions. Souvenez-vous, s’il vous plaît, d’une lettre que je vous écrivis il y a quelque temps, où je vous racontais quelques merveilles de ce sacré lieu. Tout ce que je vous dis en cette lettre n’est rien à l’égal de ce que j’y trouve ; j’en glorifierai Dieu éternellement.

J’ai toujours grandement à l’esprit ma pauvre Marguerite 348. Je vous promets de faire mon possible pour elle. Si l’obéissance me laisse agir, je tâcherai de lui trouver quelque lieu vertueux et saint. Courage, ma très chère Mère, je prierai toutes les saintes âmes de ce lieu sacré de prier Dieu pour vous ; elles me l’ont déjà promis, mais à condition que vous ferez le même pour elles, mais surtout pour Madame l’Abbesse 349, qui est la première et la plus favorisée du Ciel. Je vous assure que toutes les vertus sont amassées en elle ; priez la divine bonté de les lui continuer puisqu’elle l’a choisie pour une œuvre si sainte.

Si vous saviez combien vos lettres me consolent, vous prendriez la peine de m’écrire plus souvent ; vous connaissez mon esprit et mon néant. J’aurais infiniment désiré de vous parler encore une fois, mais il plaît à ce Dieu d’amour me tenir dans la privation ; j’embrasse la sainte Croix avec vous, et désire de tout mon cœur mourir sur icelle. Je ne sais comment remercier cette adorable bonté de m’avoir retirée en un lieu où, par le secours divin et l’exemple que j’ai journellement devant les yeux, je peux devenir parfaite. Il faut que je vous dise que je crains bien qu’il ne durera guère et j’en suis déjà dans les appréhensions. Je vous supplie, donnez-moi fortement et instamment à Dieu et le priez qu’il captive toutes les puissances de mon âme, en sorte que je meure mille fois plutôt que de l’offenser. Cette crainte de tomber dans le vice me donne mille frayeurs et m’empêche d’être si parfaitement résignée de sortir d’ici, encore que je m’abandonne à Dieu autant que je puis. Je voudrais de très bon cœur descendre dans les enfers plutôt que de déplaire à Dieu, secourez-moi de vos prières à ce sujet. Or, la plus ordinaire pensée que j’ai de présent, c’est le désir d’être parfaitement anéantie et d’être attachée sur la très précieuse Croix. Quant à l’anéantissement, je le comprends intérieur et extérieur, m’étant avis que sans icelui je n’avancerai pas vers Dieu : et, pour l’extérieur, il est facile avec la grâce ; mais l’intérieur, je le trouve difficile parce qu’il me semble que toute la diligence est peu si Dieu même n’anéantit les puissances. La vivacité de mon esprit me travaille beaucoup, et le peu de constance qui est en moi me prive de beaucoup de grâces. […] 350.

À la mort du P. Chrysostome, la Mère Benoîte décrit à Mectilde son ressenti intérieur :

Vive l’anéantissement sacré de mon Dieu !

Par la lecture de votre lettre, j’ai appris que notre cher Père avait quitté la terre pour aller au ciel. J’eus une grande émotion de cœur qui me continua le long du jour (c’était le dimanche de Quasimodo). Cette émotion contenait en soi une grande ardeur d’esprit, qui brisait quasi les forces du corps. L’espérance, la réjouissance de sa béatitude emportaient le dessus sur la tristesse. Au commencement de l’office des morts, je fus outré 351 de nouveau d’une grande tristesse, mais l’intime complaisance au vouloir de ce grand Dieu ne permit point que les larmes coulassent. Il me semblait que mon âme se fondait en dilection du bon plaisir de Dieu. Étant en oraison après Vêpres, il me fut montré comme dans une nuée assez claire, que la perte que nous avons faite se trouvait dans le ciel, qu’on ne pouvait pas dire en vérité l’avoir perdu, que les pertes que l’on fait en Dieu se retrouvent pleinement en Lui. Vous savez, ma très Chère Mère, combien j’ai perdu, parlant humainement, néanmoins il n’était pas en mon pouvoir d’en faire le sacrifice à ce Dieu d’amour, parce que mon vouloir était tout anéanti dans le vouloir divin. Je ne saurais dire, ma très Chère Mère, l’occupation de mon esprit tout ce jour-là. J’aime autant en béatitude, et même davantage que l’assistance que j’en recevais lorsqu’il était en terre. Il nous peut beaucoup plus servir en ces hauts lieux qu’en cette vallée de larmes. Je suis bien plus près de lui à présent que lorsqu’il était vivant à Paris, parce que nous le trouvons en Dieu.

Il faut que je vous dise, ma Chère Mère, qu’un peu avant la mort, une nuit en dormant il me semblait voir un religieux de l’ordre de Saint-François, grandement vénérable, qui me parlait de Dieu et des choses de la perfection avec beaucoup de dilection pour moi. La nuit suivante, je vis le même religieux dans un lieu où il y avait une grande assemblée de peuple, entr’autres vous y étiez, Chère Mère, et notre Mère Prieure et une religieuse. Ce digne religieux était un peu éloigné de nous et tenait dessous ses pieds un serpent et beaucoup de bêtes venimeuses qui dans mon esprit représentaient le diable, la chair et le monde. Les ayant ainsi subjuguées, il s’en alla avec grande vitesse et agilité dans un lieu très haut et délicieux. Étant dans ce lieu délectable, il regardait toute l’assistance avec une grande douceur. Qu’est ceci, disais-je en moi-même ? Ne serait-ce point le Père Chrysostome qui s’en ira bientôt à Dieu ? Ma Chère Mère, je vous dis ceci en simplicité, et je n’y fais aucun fondement. J’avais écrit sept ou huit articles pour lui envoyer, cependant le ciel nous a ravi cette belle âme tant illuminée de l’esprit de Dieu. Il ne le faut plus chercher sur la terre, mais au ciel, à la source des fontaines de lumière. Ne croyez pas, ma très Chère Mère, qu’il vous ait laissée orpheline, non, non, il nous sera propice au ciel. […] Désirons infiniment, ma très Chère Mère, qu’il nous obtienne la grâce d’être vraiment passive au milieu des bourrasques et évènements fâcheux de la vie. C’est là où bute mon esprit. C’est la source d’humilité d’être passive aux pieds de Dieu. […] 352.

[11] En novembre 1650, alors à Rambervillers, Mectilde prend la direction spirituelle de son amie :

Ma révérende Mère, Je vous fais ces mots en hâte parce que la Providence me fournit une occasion pressée et j’ai désiré vous assurer que j’ai reçu fidèlement celles que votre charité m’a fait la grâce de m’écrire en date du cinq du courant, la lecture desquelles me donne un grand sujet de louer Dieu des miséricordes qu’Il fait à votre âme de vous instruire par Lui-même de ses sacrés sentiers. Je vous conjure de lui être fidèle ; il est vrai que lorsque la passivité est entière, l’âme n’a pas de peine d’être longtemps à l’oraison. Je vois bien que votre âme y était encore opérante quoique délicatement. Ne vous étonnez pas de voir cet abîme de malignité en vous, c’est une grâce et une lumière annexée à l’état en question et qui opère un anéantissement profond. Gardez-vous d’aucune activité sur cette vue de péché [... 13] quand le trait de la grâce est puissant et qu’il fait cessation de toute opération en l’âme, il n’y a point d’instruction pour lors, sinon de se laisser abîmer […] Voilà ce qu’il m’est donné de vous dire […] 353.

Peu après, en janvier ou février 1651, la mère Benoîte est réfugiée en Alsace et l’assistance par Mectilde se poursuit :

[...] [17] Disons donc sur le premier article de votre dernière lettre que, touchant le respect avec lequel je vous traite, je vous assure n’en avoir aucun scrupule et que je ne crois pas contrevenir à l’attrait de la grâce en agissant de la sorte avec vous et si cela vous peine d’une façon, il vous humiliera d’une autre. Je ne puis traiter autrement avec vous et même avec d’autres, car les âmes qui tendent à Dieu ont, je ne le sais quel rapport à notre Seigneur Jésus-Christ, qui m’oblige à les respecter (non les âmes simplement, mais la grâce de Jésus-Christ opérant en elles) ce n’est donc pas vous que je respecte en tant que créature ; mais Dieu essentiellement régnant en vous (voilà sur le premier point et vous devez ne point faire de retour là-dessus.)

Secondement, vous dites que vous avez ressenti les effets de notre assistance, jointe à la miséricorde que notre Seigneur vous fait de vous enseigner et que jamais vous ne seriez entrée dans la voie, etc. J’avoue que la Providence divine s’est voulu servir de moi pour vous comme elle fit autrefois d’une ânesse pour enseigner un prophète. Dieu se sert de qui il lui plaît, des bêtes comme des créatures : il faut toujours demeurer dans le néant et croire que [19] s’il ne m’avait envoyée vers vous, il vous aurait instruite plus efficacement lui-même ou il aurait suscité d’autres âmes pour vous aider à développer votre sentier. […] Donnez votre temps d’oraison au sacré silence […] 354.

De Paris, à la mère Benoîte réfugiée en Alsace, le 27 février 1651 :

[…] [25] Il est vrai, ma très chère mère, que la vraie récollection, ou plutôt recueillement de l’âme en Dieu est bien rare et de peu de durée en cette vie : il sera sans interruption dans la bienheureuse éternité. Dans cet état de paix et d’anéantissement, l’âme prie en criant bien haut quoiqu’en silence sans dire mot ; demeurez dans cette paix puisque Dieu vous y met et laissez tout le reste à son amoureuse Providence. Portez cette crainte que Dieu permet que vous ressentiez ; l’âme qui se laisse et s’abandonne tout à Dieu ne peut jamais périr ; mais puisque notre Seigneur vous tient dans cette peine sans inquiétude, portez-là sans y faire beaucoup de réflexion : vous êtes bien et devant Dieu et devant les hommes, j’en réponds ; bien que je sois une bien misérable pécheresse, je prends la hardiesse en sa divine [27] présence de vous parler ainsi, d’autant que ça été par son ordre tout ce que je vous ai dit, et si vous tâchez de le suivre, vous en verrez un jour la bienheureuse fin dans votre consommation. […] 355.

Paris, 1er mars 1652 :

[…] Il est bon pour votre âme que vous soyez sans lumière et sans connaissance, mais vous n’y êtes point encore tout à fait, il faut que vous y soyez encore davantage. [… 31] Je vous trouve secrètement attachée à l’intérêt de votre perfection ; soyez très libre sans vous divertir de Dieu. […] 356.

Les années passent ; Mectilde va fonder et écrit :

[…]. Je ne sais comme Notre Seigneur me tient ni ce qu’il veut faire de moi ; je me laisse tellement à sa disposition que je ne dis pas une parole pour avancer ou reculer cette œuvre. Elle n’est point à moi et l’on m’y fait porter un état d’anéantissement si grand que je n’ai reçu intérieurement aucune connaissance qui m’y lie. J’ai bien un lien secret, mais je vous avoue que je ne le comprends pas : tout ce qui m’a été donné, ça a été un jour à la Sainte Communion ; je compris la dignité et sainteté de cette adoration perpétuelle, j’en connus l’importance, et avec quelle pureté il y fallait agir. Mon esprit fut fait comme un mort, sans complaisance, sans désirs, sans ardeur et même sans avoir aucun être en cette affaire – je crois que vous me concevez – et dès lors je demeurais passive à cette œuvre, sans pouvoir résister ni l’avancer, car j’étais, ce me semble, morte à tout cela, et suis demeurée de la sorte, de manière que je n’y suis rien et n’y dispose de rien ; Dieu seul s’en est réservé la maîtrise. […] Continuez votre charité pour mon âme, je vous en supplie, puisque Notre Seigneur vous en donne le mouvement. […] J’ai reçu depuis peu des nouvelles de la bonne âme. Elle a reçu votre lettre avec grande joie. Écrivez-lui quand Notre Seigneur vous en donnera la pensée. Le bon frère qui m’écrivait pour elle est malade depuis quatre ou cinq mois ; priez Dieu pour lui. […] 357.

Quinze jours plus tard, le 7 septembre, Mectilde fait part de son épreuve :

[…] Ô ma chère Mère, si je pouvais parler, je dirais bien des choses ; mais je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte. Je prie Notre Seigneur qu’il vous fasse connaître comme je suis : il m’est impossible de le pouvoir exprimer. Je ne tiens plus de place. Je n’ai plus de voie, je ne sais plus ce que c’est [que la vie] intérieure ; je ne sais plus ce que je suis, ni où je suis ; je vis et il semble que je sois morte. Le néant est ma portion. Donnez-nous de vos nouvelles et priez Dieu pour nous […] 358.

Puis on pense que Benoîte va être emportée par la maladie (elle vivra encore quinze années). Mectilde :

Ma très chère Mère, Ayant appris par les lettres de notre bonne Mère l’état d’infirmité où vous êtes continuellement réduite, je me suis trouvée dans la disposition d’être fort touchée de la perte que je ferai de votre chère personne lorsque Notre Seigneur vous retirera de cette vie. C’est un sacrifice très grand et des plus grands que je puis faire ; mais il faut se résoudre à être dépouillée de tout sans aucune réserve. Ô que de morts il faut faire avant que de l’être ! En effet, ma toute chère Mère, selon les apparences et la continuation de vos maladies, il se faut résoudre de vous voir partir. J’ai été obligée ce matin à la sainte Communion de vous rendre à Dieu et à me désapproprier de tous les usages et de tous les appuis que j’avais en vous. C’était une vie secrète que je conservais, dans la consolation que je ressentais de notre sainte union.

Je sais bien que Dieu vous a donné charité pour moi autant que pour vous-même, et lorsque je voyais la part que votre bonté me donnait en votre sainte affection, mon âme s’en réjouissait et il me semblait que je ne pouvais manquer ayant votre charité pour appui. […]

Je reçois tous les jours assez de lois intérieures dans le fond de mon esprit pour être certaine que ma petite voie n’est que silence et anéantissement. Demeurons dans l’abîme où la conduite de Dieu nous tient, et que chaque âme soit victime selon son degré d’amour, n’étant plus rien qu’une pure capacité de son bon plaisir, laissons-nous consommer comme il lui plaira. Votre âme, ma très chère, approche de sa fin et du moment de sa totale consommation. Je la vois, ce me semble, se laisser en proie à l’amour divin qui fait ses opérations en différentes manières, je le révère de tout mon cœur et le supplie puisqu’il me met dans l’obligation d’un dépouillement éternel, qu’il vous permette encore une fois de me donner de vos nouvelles et que je demeure unie à vous comme lui-même nous a unies. […] Vous avez été ma chère et bonne maîtresse sur la terre, soyez-la encore au ciel. S’il m’était permis d’avoir encore quelque désir, ce serait de vous revoir avant la mort. Et même la pensée de ce cher bien me voudrait faire trouver quelque invention pour obliger les personnes d’ici à consentir que je fasse un petit voyage, qui ne durerait qu’un mois ou six semaines. […] Adieu donc, ma très chère Mère, allez à Dieu s’il vous retire de ce monde ! 359.

Six années passent, Bernières meurt, Mectilde croit devoir mourir, et de fait cela se produit mystiquement ; mais Monsieur Bertot et la carmélite Marguerite du Saint-Sacrement veillent, et survient le rétablissement. Mectilde écrit :

Ma très Révérende Mère, Il me semble qu’il y a si longtemps que je ne vous ai écrit, que j’en souffre un peu de peine, car mon plus grand bonheur en ce monde est de me trouver dans votre sainte union au Cœur de Jésus douloureux en croix, et anéanti dans le Très Saint Sacrement. Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne la vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps là, la divine Providence m’y fit faire un voyage afin d’y venir avec vous ! […] Néanmoins ma fin approche, et je meurs de n’être pas à lui comme je dois. C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières d’être un moment privée de la vie de Jésus Christ : je veux dire qu’il soit privé de sa vie en nous ; c’est ce que je fais tous les jours, en mille manières. J’en suis en une profonde douleur et c’est pour cela que je gémis, et que je vous prie et conjure de redoubler vos saintes prières. Au nom de Jésus en croix et sacrifié sur l’autel, faites pour moi quelques prières extraordinaires, par des communions et applications à Dieu dans votre intérieur. J’en ai un besoin si grand que je me sens périr, ma très chère Mère ; soutenez-moi, me voici dans une extrémité si grande que, si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir.

Monsieur Bertot sait mon mal, il m’a dit de vous presser de prier Dieu pour moi ardemment et s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment. Voici un coup important pour moi, et qui fait dire à ce bon Monsieur que je suis dans mon dernier temps. Donnez-moi votre secours, par la charité que vous avez puisée dans le Cœur de Jésus Christ, comme à une âme qui a perdu la vie et qui ne peut ressusciter que par Jésus Christ. […]

Je demeure comme abîmée aux pieds de Notre Seigneur, le laissant faire ma ruine, ma destruction et ma consommation comme il lui plaît. Quelques servantes de Dieu ont eu des pensées de l’état où Dieu me tient, entre autres la bonne Mère Marguerite du Saint Sacrement 360, qui me manda, lorsque j’étais fort malade, que je n’en mourrais point et que celui qui faisait le mal ferait lui-même la guérison. Cela arriva de la sorte, car ayant tous les jours la fièvre, avec des redoublements de frisson, un samedi, avant l’Immaculée Conception de Notre-Dame, l’on m’enleva mon mal tout d’un coup et je ne sais où on l’a mis ; il est à quartier [en rémission] pour revenir quand il plaira au Souverain Maître lui commander de revenir. Nous demeurons ainsi mourante sans mourir, souffrante sans souffrir, car en vérité je ne puis dire que je souffre. Tout ce qui était plus fort à soutenir, c’est une effroyable destruction qui se fait au fond de l’âme ; tout y meurt et tout y est perdu ; je ne sais où je suis, ce que je suis, ce que je veux, ce que je ne veux pas, si je suis morte ou vivante, cela ne se peut dire. Priez Dieu qu’il me fasse sortir du péché ; je suis horrible devant ses yeux divins. […] 361.

22 janvier 1660. Benoîte :

[…] Il faut que je vous dise, ma très chère Mère, que la liaison que mon âme a avec la vôtre va toujours croissant devant Dieu d’une manière que je ne peux vous dire et que Dieu seul connaît. Dimanche dernier après la sainte Communion, une personne a eu connaissance, ou plutôt impression, de ce qui s’est passé en vous pendant votre incommodité dernière, avec plusieurs circonstances ; et comme cette personne était obligée d’anéantir toutes les connaissances pour écouter son âme en Dieu, nonobstant, elle eut impression que tout ce qui s’était passé en vous était une singulière grâce de notre Bon Dieu, et que vous en ressentiriez les effets particuliers en votre âme. […] Je suis en peine d’une lettre que j’ai donnée à notre chère Mère, lorsqu’elle était ici, pour vous envoyer ; c’était pour Monsieur Bertot. Je la lui donnai ouverte, ce me serait une satisfaction de savoir si vous l’avez reçue. Notre chère Mère nous a dit que ledit Monsieur voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme. Je voudrais bien que Dieu vous donnât la pensée d’en avoir soin en sa présence […] 362

Mectilde :

Est-il possible, ma très chère et plus intime Mère, que je vous sache dans une maladie extrême, et que je sois privée de la chère et douce consolation de vous écrire un pauvre petit mot ? […] L’union très sincère qu’il m’a fait la grâce d’avoir avec vous, ma très chère Mère, quoique j’en sois infiniment indigne, m’a fait ressentir la perte que j’aurais faite en ce monde si Notre Seigneur vous en avait retirée. Je vous donnais à son plaisir et cependant je vous retenais encore. Je ne me trouvais pas à votre égard dans le total dégagement. Toute la communauté m’était présente et il me semblait qu’elle avait un extrême besoin de vous, quoique peut-être vous êtes dans un sentiment bien contraire. Mais Dieu connaît tout et j’espère de sa bonté que, toute languissante que vous êtes et toute anéantie, il vous fera encore vivre. Hélas, ma très chère Mère, je sais que ce souhait vous est à charge, et que la vie vous est une espèce de martyre, puisqu’elle vous retarde de votre totale consommation : et c’est être cruelle que de vous retenir […]

Je ne sais qu’un secret dans la vie intérieure, c’est le cher et précieux abandon de nous-mêmes au bon plaisir de Dieu : il vit et règne lui seul et il suffit […]

M. Bertot est ici, il vous salue de grande affection, voyez si vous avez quelque chose à lui faire dire. […] 363.

Autre de Mectilde :

Croiriez-vous, ma plus que très chère Mère, que le silence que j’observe à votre égard ne me soit pas crucifiant ? Oui, certainement, puisque vous êtes la seule au monde à qui je puis confier mes pauvres et chétives dispositions et tous les plis et replis de mon cœur.

Il y a plusieurs mois que je suis tombée dans un état que je ne sais ce que ce pourra être, s’il sera bon ou méchant. Ce n’est pas toujours les occupations qui me privent de la chère consolation de vous écrire. Depuis le voyage de notre bonne Mère [Bernardine de la Conception Gromaire], j’ai pris plus de repos et de temps, remettant à son retour les affaires qui se pouvaient différer.

Mais il m’est survenu une étrange suspension des organes et puissances de mon âme, en telle sorte que mon corps en restait affaibli, et me trouvais sans vigueur et quasi à la mort, me semblant qu’un souffle me pourrait ôter la vie. J’ai été fréquemment de cette sorte durant ces temps. […]

Mon âme avait en fond une occupation profonde non distincte, mais qui semblait dévorer et consommer quelque chose, quelquefois dans une paix et cessation si profonde qu’il n’y paraissait pas seulement, même dans le fond, un petit respir de vie. […]

C’est assez de vous pouvoir dire ce peu que j’écris, pour exciter votre très grande bonté à mon endroit de redoubler vos saintes prières et de vous appliquer à Notre Seigneur pour moi, autant qu’il vous en donnera la grâce et le mouvement, car il faut que je meure aux secours, aux lumières et à tout ce qui peut donner le moindre appui. Cependant vous voyez que j’en cherche auprès de vous, ma très chère Mère. Il est vrai, et tout en le cherchant et le demandant, je le remets dans le Cœur adorable de Jésus Christ, voulant me tenir dans l’abîme où je suis suspendue, sans assurance de rien. Je puis dire dans l’apparence — selon le raisonnement — de tout perdre et de faire naufrage. […]

Ce qui fait le comble de la croix, c’est que je ne vois point que ce qui se passe soit opération de Dieu. D’une part, je crains la certitude, à cause de l’appui que j’y prendrais, et de l’autre part, je vois tout perdu. Enfin je ne puis juger de mes dispositions ou états présents, sinon qu’ils seront ma ruine ou la résurrection de mon âme éternellement, ou grande miséricorde, ou grande justice. […]

J’adore dans le silence de mon cœur tout ce que Dieu en ordonnera. Je suis et ne suis plus. Vous seriez étonnée de me voir : à ce qu’on dit, je parais bien plus morte que je ne suis. Bref, ma très chère Mère, je ne sais plus que dire, je demeure quasi sans paroles, je n’ai rien à dire, je suis abandonnée ; il faut demeurer là, ne pouvant aller ni haut ni bas, ni de côté ni d’autre. Si l’âme savait qu’elle expire en Dieu, vraiment elle serait plus que très contente ; mais elle ne sait où elle est, ni ce que l’on fait, ni ce qu’elle deviendra. Le seul abandon au-dessus de l’abandon est le soutien secret de l’âme. Je ne sais si la divine Providence prend ce moyen pour me retirer de la charge où je suis, car à moins d’une grâce particulière je n’y puis subsister sans y faire confusion, car je ne vois ni n’entends pas pour l’ordinaire, du moins très souvent. Voici un échantillon de ma pauvreté, ma très chère Mère […] 364.

« Fragment d’une lettre de la Mère Benoîte écrite à la Mère Mectilde » en 1661 à la suite d’un décès :

[…] Après la dernière messe de Requiem que l’on chanta pour le repos de son âme, pendant l’Action de grâces de la première communion, je me trouvai tout d’un coup pénétrée d’une douce et cordiale affection vers cet âme, et cette pénétration fut accompagnée de douces et violentes larmes, je sentais dans mon âme une admirable liquéfaction comme si elle eût été présente à mon intérieur, ce qui me causa une joie et liesse très grande vers elle ; je fus si bien pénétrée des paroles suivantes dans mon intérieur, que je les prononçai de bouche : « Je suis au milieu du repos, des plaisirs et des contentements, je suis heureuse sans être bienheureuse, je suis l’une des plus heureuses de celles qui ne sont pas heureuses ». Je compris que cette âme était dans un état autant heureux qu’elle pouvait être, à la réserve de la vision de Dieu, elle disait qu’elle n’était pas parfaitement heureuse, à raison de cette privation. Mon entendement entra dans une grande occupation comme dans une nuit obscure qui occupa toutes mes puissances, et je fus certifiée que cette âme avait été privilégiée […] 365.

28 juin 1664 :

[…] Jésus continue sa vie captive et cachée dans la plupart des âmes dans lesquelles il n’a pas la liberté d’opérer selon son amour et cela est affligeant. Priez-le, ma très chère mère, que je ne sois pas de ce nombre. […] 366.



Correspondance avec Épiphane Louys, confesseur et collaborateur

Enfin on dispose de nombreuses lettres de direction par le Père Epiphane Louys, abbé d’Estival. La section consacrée à Épiphane (infra, après celle consacrée à Dorothée de Sainte Gertrude) en donne des extraits, mais il n’est pas toujours facile de déterminer quelle est la destinataire entre Benoîte, sa fille, les religieuses du couvent de Rambervillers.

Les bonnes directions mystiques sont fermes, ce dont témoigne ici, hors correspondance, la notice de la Vie de Benoîte, en N 283  :

[32] Quand cette servante de Dieu disait à ce père (je crois E[piphane] L[ouys] Prieur d’Estival), avec sa sincérité ordinaire, ce que l’Esprit Saint avait opéré en elle, par des paroles intérieures, ou par de fortes impressions, ou par quelque vision intellectuelle, il répondait que cela pouvait passer pour des imaginations qui n’étaient pas mauvaises ; mais fort communes ; que la différence qu’il trouvait entre elle et les autres, c’est que tout le monde ne prenait pas la peine de les ramasser pour s’en souvenir.

[33] Elle lui donnait quelquefois des billets de ce qui s’était passé entre Dieu et elle : il les prenait et elle n’en entendait plus parler. Elle lui écrivait pour des affaires et, en même temps, elle insérait dans le paquet de petits cahiers des communications dont Dieu l’avait honorée ; il répondait sur tout, excepté sur ce qui touchait cette matière ; et quand elle le priait dans ses lettres de lui marquer s’il avait reçu quelques écrits dont elle était en peine, il lui mandait qu’il ne se perdait pas de paquet, sans rien dire davantage.

Il lui défendit de rien écrire, la tenant en cette sévérité l’espace de près de huit mois, et cela en des termes qui ne modéraient pas le commandement, disant que c’était une occupation inutile, qui ne servait qu’à brouiller du papier et à prendre de l’appui sur des imaginations ; elle obéit.

[… 35] Elle supporta une si dure conduite pendant six ans, non seulement avec patience, mais avec joie, rendant mille grâces à Dieu de lui avoir envoyé un tel directeur qui avait un si grand soin de son âme 367.


Dorothée de Sainte Gertrude,

Catherine-Dorothée Heurelle


Sœur Dorothée de Sainte-Gertrude, sous-prieure à Rambervillers, fut toujours très proche de Mère Mectilde dès le début, à Saint-Mihiel en 1641, à Montmartre en 1641-1642, à Caen en 1642, à Saint-Maur-des-Fossés de 1643 à 1646, en lien avec les membres de l’Ermitage de Bernières 368.

Fin mai 1652 :

[…] (203) Je vous exhorte, ma très chère Mère, d’aimer ce qui détruit votre amour-propre, vos intérêts et vos satisfactions. […] (209) J’ai un grand mouvement de vous dire que vous devez être plus simple ; je serais d’avis que votre oraison fut plus libre et sans une application si forte […] abaissez la pointe de votre esprit qui veut une oraison dont il n’est point capable. […] (213) Ayez bien soin de notre bonne Mère, conservez-la ; elle m’est bien chère et à toute la maison : c’est notre trésor et sans elle, que ferions-nous ? […]

Paris, jour de St Matthieu 1654 :

(219) [Le monastère de Rambervillers :] je l’ai trop aimé et je l’aime encore trop pour l’oublier, c’est une chose impossible et souvent notre mère Sous-prieure et moi, nous cherchons un moyen d’y faire un petit voyage pour avoir la consolation de vous entretenir encore une bonne fois avant que de mourir. […]

(221) Présentement je suis bien mieux selon le corps ; mais toujours très mal selon l’esprit car je suis toujours tout opposée à Dieu ; que cela est pitoyable ! Ma sœur de Jésus souffre beaucoup de corps aussi bien que d’esprit depuis quatre ou cinq jours : continuez de prier […] je suis indigne de servir cette âme et toutes celles qui sont ici ; je me vois bien l’esclave de toutes, mais je suis si ténébreuse que je ne vois goutte à leur conduite : ce qui me console, c’est que la Mère de Dieu a dit à la bonne âme [Marie des Vallées] qu’elle aura soin de cette communauté : cela me donne un peu de repos et je la lui abandonne plus confidemment puisqu’elle assure d’en prendre le soin ; elle prie bien pour ma sœur de Jésus… 369.

(223) Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement. Nous avons ici pour notre sacristain le bon vigneron de Montmorency 370 ; je ne sais si vous l’avez connu : c’est un ange en terre. Adieu, je ne puis finir, je suis en Jésus, toute votre…

17 octobre 1657 :

(233) Si vous saviez comme je deviens, vous auriez pitié de moi, je n’entends quasi plus et, comme je suis sourde, je deviens aussi stupide : vous diriez qu’on parle à une bête […] J’aspire à un petit trou n’étant pas capable de rien…

Paris 5 février 1658 :

(235) …notre bonne mère Sous-Prieure étant en alarme à cause que mon cierge s’éteignit en le prenant le jour de la Purification, elle dit qu’il en arriva autant à feu le bon Père Chrysostome et que je mourrais cette année. […] Nous avons eu tant de malades depuis Noël que je me suis vue quasi seule à Matines…

Paris mai 1659 :

(241) Ma très chère Mère, ce petit mot est en hâte pour vous dire une nouvelle qui vous surprendra sans doute puisque c’est pour vous dire que Notre Seigneur a tiré Monsieur de Bernières notre cher frère dans son sein divin pour le faire jouir d’un repos éternel. Samedi dernier trois mai, après avoir soupé sans être aucunement malade, il s’entretint à son accoutumée avec ces Messieurs et après, s’étant retiré et fait ses prières pour aller coucher, il s’en est allé dormir au Seigneur de sorte que sa maladie et sa mort n’ont pas duré le temps d’un demi-quart d’heure : voilà comme Notre Seigneur l’a anéanti. J’en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l’emporte de beaucoup, d’autant que je le vois réabimé dans son centre divin où il a tant respiré durant sa vie. […] Ce grand saint est mort avant que de mourir par un anéantissement continuel en tout et partout… […] Je ne tiens plus à rien qu’à la corruption de moi-même qui est effroyable.

Paris 3 septembre 1659 :

(243) Je vois des âmes être au milieu des serviteurs de Dieu sans qu’elles se puissent ouvrir ni prendre aucune consolation : il faut quelquefois porter ces états de silence et d’impuissance à parler ; cette vue de Dieu est un effet assuré de sa sainte présence […] Ne vous étonnez pas qu’elle soit si peu sensible, mais soyez le plus fidèle que vous pourrez à vous tourner vers lui. Je vous enverrai pour votre divertissement un petit brouillon de la messe mystique qui se célèbre dans l’intime de l’âme.

[…] Il y a près de six mois qu’on me tient dans les remèdes pour cette grande toux qui m’est revenue avec la fièvre ; je suis bien mieux maintenant : il y a trois jours que je ne l’ai eue : je suis au lait d’ânesse, j’ai pris les bains, j’ai bu les eaux, j’ai fait tout ce que l’on a voulu sans aucune résistance ; jamais je n’ai été si soumise que je le suis et c’est ce qui a mis l’alarme parmi nos mères qui disent que c’est une marque de mort puisque j’étais si amortie dans mes sens et mon raisonnement. […]


Épiphane Louys, abbé d’Estival (1614-1682)

Nicolas Louys entre à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun, puis à l’âge de vingt-quatre ans enseigne la théologie à Falaise en Normandie (il cite souvent les « mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson), puis cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. De tempérament très actif, il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’Etival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom).

Il aide à l’établissement des bénédictines de Toul. En juin 1663 il entre en relation étroite avec Mectilde 371. Elle l’apprécie vivement et écrit en janvier 1665 à une religieuse de Rambervillers :

Je vous estime heureuse d’avoir M. d’Étival. S’il était à Paris, je lui demanderais la même grâce qu’il vous fait. J’aurais bien désiré de lui parler encore avant mon départ. Je vous supplie de lui faire mes très humbles respects et Actions de grâces, je lui suis obligée, infiniment plus que je ne puis dire 372.

Puis le 7 juillet de la même année, elle confie sur celui qui deviendra son confesseur :

Au reste, j’ai une joie sensible d’apprendre les grâces et bénédictions que Notre Seigneur départ à toute votre sainte Communauté par l’entremise de Monsieur d’Étival. […] Voilà un secours suffisant pour devenir de grandes saintes. C’est un trésor que la divine Providence nous a donné. Je prie Dieu qu’il le conserve pour vous et pour nous. Je vous supplie me recommander à ses saintes prières, en lui présentant mes très humbles respects. Nos Mères de Toul m’ont mandé que nous aurions l’honneur de le voir bientôt à Paris ; si cela arrive, ce sera pour nous un surcroît de bonheur. Je me réjouis dans cette chère espérance. Je ne puis assez admirer les merveilleux effets que Dieu fait dans votre sainte Communauté par son ministère ; nous en apprendrons des nouvelles par lui-même si nous avons l’honneur de le voir 373.

Le Prieur d’Étival composera pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses des fondations de Mectilde. Il sera proche de la Mère Benoîte de la Passion, la supérieure du monastère de Rambervillers 374.

Dans ses Conférences mystiques 375, il explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard, sujet fort disputé à la fin du siècle, mais qui sera abordé par Dom Claude Martin 376. Épiphane cite les « anciens » Harphius et Ruusbroec ; puis Jean de la Croix ; enfin son contemporain Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole 377.

Épiphane montre comment se réconcilient passiveté et activité, car l’âme agie par Dieu est active et efficace dans la vie pratique.

Notre florilège est ici assez ample puisque Épiphane attend une reconnaissance de sa valeur mystique. Des extraits des Conférences qui furent publiées sont suivis d’extraits d’une Correspondance non publiée qui concerne surtout la Mère Benoîte et ses bénédictines.

Les Conférences

La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c’est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi, notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C’est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu’il sera possible sans rien penser, sans rien désirer, puisqu’ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n’est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi, qu’il est partout, et qu’il est tout. C2 378.

Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L’on appelle le simple regard, l’œil simple, parce que l’âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n’est embarrassé d’aucun nuage dans un plein midi, lorsqu’ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d’une clarté très pure et uniforme. Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l’âme, parce qu’alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l’entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s’abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu’elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c’est le repos mystique de l’âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d’un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l’inquiétude. L’âme s’étant retirée de l’affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu’elle désire. Jusqu’à tant que l’âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle. C2.

§

Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d’entendre ce qu’Il voudra vous dire. [34] C3.

§

LE DIRECTEUR. Ma fille, ce n’est pas une fort mauvaise oraison quand on ne sait ce que l’on y fait. La réflexion, qui nous fait connaître le démêlé et la contrariété de nos opérations, est une distraction qui, nous détachant de l’union que nous devrions avoir à l’être incréé, nous applique à des objets créés, telles que sont toutes nos productions. L’âme qui est dans les saintes obscurités, que l’être suressentiel produit en son centre en agissant intimement par la grâce, ne voit pas ce qu’elle y fait, puisqu’à ce que l’on dit, elle n’y fait rien : c’est-à-dire qu’elle ne se meut que par l’impression de Dieu. C3

§

Ainsi, quand nous parlons d’élever une âme à la vue fixe et immobile de l’être infini de Dieu, il est tout à fait important de purifier toutes les lumières, pour les réduire à l’obscurité de la foi toute nue, sur laquelle seule ce regard fixe et immobile doit être appuyé ; autrement ce ne serait pas une vue chrétienne, ce ne serait que la spéculation d’un philosophe.

Deuxièmement il faut interdire à l’esprit toute sorte de raisonnements, qui le jetteraient nécessairement dans la multiplicité, au lieu de l’unité dans laquelle le simple regard doit l’établir. De même il faut que la volonté secoue le joug et la tyrannie de ses passions, autrement, comme cette puissance libre et libertine veut fortement ce qu’elle veut, et que par l’empire qu’elle prétend avoir sur l’esprit, elle l’applique comme il lui plaît, et le détourne souvent des choses les meilleures, pour le tourner aux objets de ses passions. C3

§

Saint Denis  enseigne à Timothée comme il doit tâcher d’arriver à ce simple regard. « Quand donc, cher Timothée, dit ce saint, vous voudrez entrer en ces contemplations mystiques, quittez les sens et les opérations intellectuelles, abandonnez toutes les choses sensibles et intelligibles, laissez tout ce qui est, et qui n’est pas, pour arriver, autant qu’il est possible en cette vie, à l’union de celui qui est par-dessus toute essence et toute science ; parce qu’en vous éloignant ainsi de toutes choses, vous serez élevé dans le rayon surnaturel de l’obscurité divine ; et c’est là que l’esprit étant tout à celui qui est par-dessus tout, n’est en aucune autre chose, ni en soi-même, mais par un vide de toute connaissance, il est d’une façon très excellente conjoint à celui qui est du tout inconnu, le connaissant par là même qu’il ne le connaît pas ». 

Le Père Victor Gelen379 dit que, comme l’on nous enseigne que nous pouvons passer de la simple pensée à la méditation, si nous ne courons pas si légèrement sur les choses créées et incréées, si nous nous arrêtons sur les vérités, si nous nous y appuyons fortement pour comprendre tout ce qui peut nous porter à aimer Dieu davantage ; de même nous entrerons en la contemplation quand nous aurons réglé nos sens intérieurs et extérieurs, en sorte qu’ils ne brouillent et n’offusquent pas notre esprit par les figures et les images des choses sensibles. C3.

§

Il y a cent mille autres pensées, ou aspirations. La première qui vous viendra à l’idée sera bonne. Mais prenez garde qu’on ne vous permet pas de vous arrêter pour discourir sur le sujet qu’elles vous représentent, car vous resteriez dans la multiplicité, au lieu d’entrer dans l’unité à laquelle vous aspirez ; et au lieu du simple regard, vous feriez une méditation. C3.

§

Dans cet état, qui est déjà une présence actuelle de Dieu, fortifiez-la par un acte de foi, qui vous fasse voir avec sa certitude divine cette Majesté infinie, qui n’est pas éloignée de chacun de nous, qui est tellement en vous, qui est partout hors de vous, qui est en tout lieu, qui est au-delà de tous les lieux, parce qu’elle remplit de son immensité tout le monde, et tous les espaces qui sont au-delà du monde. Si vous montez au Ciel vous l’y trouverez ; si vous descendez en enfer, vous verrez qu’il y est. Il n’y a pas une goutte d’eau dans l’océan, pas un grain de sable sur les rivages, pas un brin d’herbe dans les prairies, pas un point dans le firmament, où Dieu ne soit en sa nature par nécessité. Il est en vous, vous êtes en lui. Voyez-le donc présent intimement à votre âme, et tenez-vous arrêtée dans la vue fixe et immobile de Sa Majesté, sans aucun discernement de ses attributs, ni des qualités glorieuses qu’il a à notre égard, comme celles de Rédempteur, de sanctificateur, de glorificateur. Parce que ces différentes qualités, ou même l’une d’elles, vous remplirait l’esprit d’images et de figures, ou vous rejetterait dans la multiplicité des créatures. L’âme ainsi séparée de toutes choses écoute en paix, et commence cette oraison passive par un regard ou vue de Dieu en foi confuse et générale, dit le Grand Mystique de Caen, Monsieur de Bernières. C3.

§

Ce n’est pas assez que tout l’être, par une tendance foncière, s’en aille à Dieu, que la créature s’anéantisse pour lui, l’amour-propre veut que la créature parle, et que par un acte exprès elle dise sensiblement que l’amour de son Dieu la fait languir, et soupirer, jusqu’à tant qu’elle se soit actuellement sacrifiée pour son honneur. C’est pourquoi il faut garder un silence exact, et ne parler que le moins qu’il est possible, et seulement par la nécessité du recueillement. C3.

§

Vous êtes peut-être de ces gens qui croient ne rien faire s’ils ne sentent, et s’ils ne touchent. Quand vous avez dit, avec la ferveur de trois soupirs, qui vous font enfler l’estomac et grossir les yeux, que vous aimez Dieu de tout votre cœur, vous êtes fort satisfaite. Comme si Dieu ne connaissait pas la disposition de votre cœur si vous ne la lui faisiez connaître par des opérations sensibles… Sachez pourtant que Dieu aime mieux, sans comparaison, un simple regard en nudité de foi, en suite duquel il opère un véritable amour, quoiqu’il soit insensible, et presque imperceptible, puisqu’il est au-dessus de tous les sentiments et de toutes les tendresses. Point de parole hors la nécessité précise du recueillement ; il est question d’entendre, et non pas de parler. C3.

§

Toutes les réflexions les plus saintes, et sur les vérités les plus importantes du christianisme, nous divertiraient du simple regard [2], où l’entendement voit Dieu par la foi, où la volonté l’aime très parfaitement, mais avec tant de douceur, et dans une tranquillité si calme, que l’amour-propre n’en peut rien tirer à son avantage : point de consolation, point de complaisance, parce qu’il n’y peut rien découvrir. C’est le Saint des Saints, où il ne lui est pas permis d’entrer, il ne lui est pas même possible de savoir ce qui s’y passe, puisque l’âme qui est le grand Prêtre, à qui il appartient d’offrir le sacrifice de l’esprit et de la volonté, dans un abandon et anéantissement entier, ne sait ce qu’elle y fait, parce qu’il n’y a rien de sensible ni de réfléchi ; l’esprit ne saurait être mieux occupé que de se fermer à toutes les connaissances des choses créées et incréées, pour ne voir Dieu que par une foi toute nue. La volonté ne peut plus travailler utilement pour soi, que de vivre dans un oubli perpétuel de soi-même, s’abandonnant entièrement aux très saintes dispositions de Dieu sur elle, remettant à ses soins amoureux l’âme, la vie, tout l’intérieur, tout l’extérieur, afin qu’il règne hautement partout, que tout le monde lui obéisse, et que sa très juste volonté s’exécute en la terre, de même que dans le Ciel, selon son bon plaisir, et pour les avantages de sa gloire, dans le temps et dans l’éternité. C7.

§

Il [Dieu] veut le [l’Esprit] faire entrer dans une parfaite nudité, et si l’on est fidèle, l’on recevra cette grande miséricorde de sa bonté, et de sa puissance, d’être un jour réduit au néant. Vous perdez déjà les figures et les images de toutes les choses, par cette foi toute nue, qui les exclut toutes pour nous mettre dans le simple regard. Vous perdez l’amour de toutes les créatures, puisque cet amour ne se forme dans le cœur que sur la vue de leurs images. N’est-ce pas là le moyen assuré de nous réduire à ce riche néant, dans lequel nous recouvrons abondamment nos [3] pertes, puisque Dieu s’y trouve pour y opérer des merveilles. Nous perdons tout par l’être, nous devons tout gagner par le non-être : auparavant que d’être, nous n’étions rien, et en ce néant de l’être nous n’étions pas désagréables à Dieu ; au contraire nous étions les objets de son amitié, qu’il a fait paraître par les biens signalés qu’il nous a faits, en nous tirant du nombre des créatures purement possibles. C7.

§

Pour être ce que vous n’êtes pas, il faut ne plus être ce que vous êtes. Videz-vous de tout ce que vous avez en vous, et la divinité vous remplira. Or cela ne se fait jamais mieux que par le simple regard qui, ne nous permettant aucune figure ou forme imaginable, ne nous laisse pas même celle de nous-mêmes. C7.

§

Je vous ai dit déjà bien des fois que le simple regard est dans la foi toute nue. L’esprit sous la conduite de la foi va avec une vue simple et droite dans le fond infini de la Majesté de Dieu, indistinctement, sans aucune pensée particulière des attributs, ou des autres qualités que nous pouvons discerner en lui. C7.

§

Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, dit Monsieur de Bernières, et qu’anéantis à nous-mêmes, nous ne vivions plus qu’en Dieu seul. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, il les aime et les possède en lui, et comme Dieu il est partout et les possède partout.

L’expérience fait connaître que celui qui a trouvé Dieu en quittant les sens, trouve tout en lui. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences secrètes, et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que dans un grand usage : ainsi, ma fille, mettez-vous en Dieu par la simplicité de la foi, dans l’intention de prier pour vos amis, et pour vos ennemis, vous les trouverez tous en Dieu ; et sans prier, vous prierez pour eux ; et sans que vous ayez besoin de quitter votre attrait de simple regard, Dieu — favorisant votre intention éminente et virtuelle — prendra le soin de toutes ces personnes, que vous lui recommanderiez en particulier si vous vouliez quitter votre attrait. C8

§

Voyez comme ce grand mystique de Bretagne (F. Jean de saint Samson) en parle. Il touche les deux sortes de contemplation, l’une dont vous avez parlé, qui s’attache aux effets extérieurs, et aux écoulements de l’amour divin ; l’autre qui ne regarde que le fond infini de la divinité, de laquelle sont sortis tant d’excellents effets pour notre salut. De la première, il dit : « il est impossible que contemplant et pénétrant cet amour si immense, et si profond en sa source propre, que vous êtes, mon amour et ma vie, et au flux rapidement débordé de ses effets, nous ne demeurions totalement blessés de la plaie ignée d’amour, qui fait en nous la faim, la soif, la chaleur et la langueur d’amour dans toute l’immensité infinie du feu  d’amour que vous êtes. » Mais voici cette seconde contemplation plus élevée par le simple regard : « Que si nous sommes par-dessus ces effets de cette plaie d’amour, l’on peut dire et croire que l’amour nous a fait mourir à force de nous écouler en lui ; si bien que c’est là que nous devons demeurer fermes et arrêtés selon la hauteur, longueur, largeur et profondeur de notre simple constitution et état, dans lequel nous sommes réduits en tout nous-mêmes, au-delà de toute unité, pour ainsi dire. C’est là qu’il faut que nous contemplions toute chose en un, et notre totale effusion en tout vous-même, par-dessus toute pénétration en très simple regard, qui fait un amour fruitif et jouissant, et qui nous rend et nous établit en tout vous-même, immobiles, inattingibles : il faut que nous demeurions là, tels que porte cet état, sans nous émouvoir ni exciter au dehors sur vos sorties amoureuses ; car ce qui est au-dedans, si perdu et si plein, ne doit pas sortir au dehors à la vie et à la recherche ; ainsi demeurer arrêté trop mieux que les Aigles généreuses  au fixe regard du soleil divin, sans varier nullement de là. De même, nous devons incessamment vous voir, et jouir de vous, Dieu d’amour et de perfection, au-dessus de toute perfection fluée et sensible. C9.

§

Il faut se laisser conduire toujours à l’attrait de la grâce : si Dieu veut que nous voyions les choses sans parler, il faut voir sans parler ; s’il veut que nous parlions, il faut parler ; s’il veut que nous nous taisions, et que nous ne voyions rien, il faut nous taire, et acquiescer à la privation des lumières et des communications. La difficulté est de reconnaître si nous sommes attirés à voir ou à parler par la grâce, ou par le libertinage de notre esprit, qui a peine à se tenir dans la captivité. À quoi l’on peut répondre que quand l’action est simple, tranquille, directe, il n’y a point de doute, elle est de grâce ; quand l’action est turbulente, qu’elle est réfléchie, que l’esprit fait des retours sur ses actes, quand il y a quelque appui du sens, quelque complaisance, il s’en faut retirer, ce n’est plus grâce. C10.

§

Hors de l’oraison, il y a des âmes pour qui l’attrait est si continu et si persévérant, que l’on ne peut pas dire d’elles qu’elles soient hors de l’oraison ; qui tiennent leur esprit ferme en ce simple regard de Dieu, sans jamais faire autre chose en aucun temps, ni en l’oraison, ni hors de l’oraison, ni même aux plus grandes fêtes et solennités de l’année ; qui ne pensent jamais aux mystères que l’Église nous représente, ni au jugement, ni à la mort, ni à l’éternité, ni à aucune autre chose bonne qui porte à Dieu, que l’on pourrait avoir apprises dans les bons livres, dans les prédications, ou dans les Conférences avec des personnes de capacité et de vertu ; et même quand il leur vient quelque bonne pensée ou souvenir, elle est aussitôt comme anéantie et  absorbée dans le simple regard.

Il y a peu d’âmes de cette trempe, Philothée, et comme je ne crois pas que vous soyez si avancée, je ne fais nulle difficulté de vous dire qu’en cinquante occasions vous pourrez revenir au simple regard par des pensées simples, et par des souvenirs momentanés de Jésus-Christ, considéré dans le mystère de sa vie pour lequel vous aurez plus d’inclination. C10.

§

Il y a donc une certaine disposition ou habitude, et constitution intérieure, que l’âme a par cette contemplation en nudité de foi, par laquelle, sans descendre au détail d’aucune vertu, elle pratique toutes les vertus, selon les occasions différentes qui se présentent, et sans penser [52] au particulier de quelque exercice que ce soit, elle fait tout ce qu’il faut faire, et en la meilleure façon qu’il se puisse faire. Parce que le simple regard la met dans une volonté ferme de faire tout ce que Dieu veut, et comme Dieu sait mieux que nous notre disposition, qu’il voit mieux que nous dans le fond de notre cœur, et ce que nous voulons faire pour lui, nous n’avons que faire de lui dire à tout moment, et au renouvellement de chaque action, ce que nous voulons faire pour sa gloire. C11

§

Mais supposé qu’il n’y ait point de péché, et qu’elle soit dans une distraction innocente, je maintiens que l’âme n’est pas pour cela hors du simple regard. Malaval le dit bien, et nous le ferons encore parler une fois là-dessus. Il dit qu’il y en a qui croient être sorti de leur attrait, qui n’en sont pas sortis, il dure encore ; et c’est ce regard qui est une attention éminente pour tout ce à quoi Dieu veut que je m’applique, et qui contient l’attention que celui qui n’est pas en cet état, peut et doit avoir. C11

§

Monsieur du Belley ayant observé que saint François de Sales, Évêque de Genève, ne faisait presque aucune préparation particulière, ou prochaine avant de dire la sainte Messe, ni d’Action de grâces après l’avoir dite, lui exposa avec respect son doute. Je suis étonné, lui dit-il, mon Père, du peu de préparation et d’action de grâces que vous faites avant et après la Messe ; encore aujourd’hui, vous êtes sorti d’une conversation qui avait duré près de deux heures avec une dame de condition, vous avez fait une profonde révérence à l’Autel, vous vous êtes habillé, et vous avez dit la Messe ; après l’avoir dite, et après avoir quitté les habits sacerdotaux, vous avez fait une profonde révérence à l’Autel, et de là vous êtes retourné à la même conversation que vous aviez quittée. Je vous avoue, mon Père, que cela me surprend. Saint François de Sales lui répondit : et moi je pourrais vous dire, mon frère, que je m’étonne que vous disiez tant de prières, et que vous fassiez tant d’actes, avant et après la sainte Messe ; mais puisqu’il faut vous contenter sur la difficulté que vous avez proposée, qui ne regarde que ma disposition particulière, je vous dirai que je ne sais quelle autre chose faire pour me disposer à un si grand mystère, que ce que je fais ; je tâche de me conserver continuellement en présence de Dieu, et de marcher toujours en sa vue ; cette vue perpétuelle fait toute ma disposition intérieure, et comme je ne vois que Dieu, il me semble que ma volonté ne veut que lui : c’est lui qui m’applique à tout ce que je fais, de moi-même je ne m’applique à rien, je ne suis qu’un instrument entre ses mains, pour aller où il veut, et pour faire ce qui lui plaît ; partout je porte la même disposition, à l’Autel, à la table, au lit, partout. Vous parlez de cette [61] dame qui m’a retenu toute la matinée ; je ne la regarde pas en elle, je ne la regarde qu’en Dieu, ou plutôt je ne regarde que Dieu en elle, et en toutes les autres créatures. C12

§

LE DIRECTEUR. Si nous parlions du simple regard extraordinaire, et de la contemplation passive et tout à fait surnaturelle, il est certain, Philothée, que Dieu agissant tout seul (comme disent plusieurs de nos maîtres) en l’âme, soit pour l’attirer à cette oraison dans les commencements, soit dans la suite, soit dans la consommation, il y opère tant de merveilles, et d’une façon si divine, qu’il n’est pas possible que celui qui souffre l’action divine, ne reconnaisse l’action de Dieu en lui, et que tout son être, en son fond et en ses puissances, ne le loue et le bénisse, pourtant sans aucun acte. […] Dans les autres états, l’homme s’applique de soi-même, supposé l’attrait qui laisse toujours une grande liberté à ce qu’il juge lui être plus nécessaire : mais en cet état du simple regard, il ne s’applique à aucun acte de vertu intérieure ou extérieure de soi-même ; il doit attendre l’impression de Dieu, qui lui fait quelquefois produire des actes, autrement il n’en fait point ; seulement il faut que précédemment il soit arrivé à une nudité  de fantômes, de figures, de formes, d’images, et à une cessation générale de tout raisonnement et d’opérations de la volonté pour entrer dans un état de pure passivité, qui le mette en disposition de souffrir l’inaction de Dieu en son âme ; on lui dit de faire [86] le matin un acte d’adoration, mais en simplicité d’esprit et sans paroles, dans un silence parfait au-dehors et au-dedans ; cela ne se passe qu’en la suprême partie de l’âme ; les opérations de l’esprit n’ont point de lieu ici, ni la proposition, ni la considération, ni le raisonnement ; la volonté n’y a aucun mouvement de désir, ou d’inclination ; et tout cela d’une façon qui ne se peut expliquer ; et qui n’est que comme celui qui adore. C14

§

Vous vous étonnerez quelque jour d’avoir de certaines bonnes habitudes, dont vous ne vous souviendrez point d’avoir fait aucun acte en particulier, et de vous voir libre de quelque mauvaise inclination, qui vous a donné autrefois beaucoup de mal à la combattre, sans savoir par quel moyen vous vous en êtes défaite ; c’est que l’esprit de Dieu étant absolument le maître de l’âme par l’entier acquiescement que vous avez fait pour toutes ses dispositions, et par l’abandonnement que vous lui faites de vos puissances et de vos actes, opère ce qui lui plaît en votre âme, son opération n’étant pas empêchée par la vôtre, qui s’oppose très souvent à ce qu’il veut faire en vous. C15

§

Nous n’avons aucune autre chose à faire que de le regarder, et de recevoir ce qu’il nous donne, sans que nous nous divertissions jamais de cet unique regard, pour savoir ce que c’est qu’il nous donne, ni la manière en laquelle il nous le donne. Que si par quelque fragilité nous avons pensé et réfléchi sur ce que Dieu nous donne, ou sur la manière par laquelle il nous le donne, il faut qu’incontinent nous retournions à ce simple regard avec une vigoureuse résolution d’y ramener promptement notre esprit, sitôt que nous nous apercevrons qu’il est en dehors, et sans exception de chose quelconque, soit bonne, soit inutile, c’est-à-dire quoi que ce soit des choses de Dieu, quelque saintes, grandes, et relevées qu’elles puissent être. C16.

§

LE DIRECTEUR. Vous prenez une route, Philothée, qui vous mènera à l’inquiétude, si vous allez plus avant : de quoi vous informez-vous ? Marchez, poursuivez à regarder Dieu, vous avez des retours sur vos peines. Nous allons à Dieu sans réflexion, disait Monsieur de Bernières, et quelque temps qu’il fasse, bon ou mauvais, nous tâchons de ne pas nous arrêter. Il faut que toutes les pensées humaines et les réflexions succombent. Laissez-vous aller à l’attrait passif de Dieu, et n’ayez soin de rien, sinon de vous laisser perdre et abîmer en Dieu au-dessus de toute connaissance, par une sainte ignorance qui ne se connaît que par expérience. N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit en présence de Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile. C16.

§

Pour entendre cette vérité, il faut savoir une autre vérité fort importante en cette matière, que Malaval tire de la philosophie, qui est que tout ce que nous recevons par quelqu’un de nos sens [125] extérieurs, par la vue, par l’ouïe, par l’odorat, par le goût ou par le toucher, tout, bon ou mauvais, laisse une espèce qui passe au sens commun, et de là à la fantaisie, et porte ensuite quelque passion, quelque affection, quelque inclination, ou quelque aversion bonne ou mauvaise dans l’âme ; parce que cette espèce produite dans le sens extérieur est recueillie dans le sens commun qui est intérieur. Si vous y prenez garde, Philothée, quand après avoir vu quelque chose des yeux corporels, vous les fermez, vous la voyez encore ; ce n’est pas pourtant avec les yeux ; c’est que l’espèce que cet objet a produite est passée au sens commun, et le représente encore à l’âme ; et selon que cet objet est odieux ou aimable, il imprime dans l’âme une inclination ou une aversion : soyez persuadée que les autres quatre sens extérieurs, l’ouïe, l’odorat, le goût, et l’attouchement font le même effet ; ils font impression dans l’âme de tout ce qu’ils sentent, et cette impression cause l’affection : de là vous pouvez voir combien de nous-mêmes nous avons d’embarras et d’obstacles à l’oraison et à l’union avec Dieu, puisqu’à chaque moment il se présente une infinité de différents objets à nos yeux, à nos oreilles, et à tous nos autres sens ; et cette infinité de différents objets, par une infinité d’images ou d’espèces qu’ils envoient au sens commun et à la fantaisie, cause presque à tout moment d’innombrables passions en l’âme, qui sont souvent très différentes et qui la couvrent d’un grand brouillard pour l’empêcher de s’attacher assez fortement aux grandes vérités, et à Dieu. Vous voyez la facilité que nous avons aux égarements, puisque l’âme est appliquée à tant de choses différentes tout à la fois : et d’autant que nous tâchons de captiver notre esprit pour l’attacher à Dieu seul, il semble que ne portant ce joug qu’avec beaucoup d’impatience, il fasse de plus grands efforts pour s’échapper, et pour se porter de tout côté. C’est pour cette raison, Philothée, que nous disons que pour arriver au simple regard, il faut nettoyer la fantaisie et l’entendement de toutes sortes de formes et d’images ; ou du moins, il faut tirer le rideau par-dessus, afin que l’esprit ne s’amuse pas à les regarder, et qu’on puisse le fixer plus [126] facilement par la foi en la vue simple de Dieu, en sorte que l’on n’en soit pas empêché par la multiplicité de tant de créatures qui se peuvent présenter continuellement à l’esprit. C17.

§

Ce grand mystique (Monsieur de Bernières) qui vous est si bien connu, Philothée, vous parle quand il dit : vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres ; à la bonne heure ; cet abîme de misère et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement pour jeter votre âme et vos opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle, mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera, et ce bienheureux néant d’opérations vous approchera de Dieu, et vous le fera goûter. Vous voyez comme le juste, croyant être dans une très grande inutilité auprès de Dieu ; pendant qu’il est abîmé de distractions et de ténèbres, il se passe des choses merveilleuses en son âme, quoiqu’il ne les voie pas et qu’il n’en sache rien ; cela se rapproche fort de la pensée de ce Mystique  qui dit : « l’âme du contemplatif allant par le désert de la foi, est toujours appuyée sur son bien-aimé, quoi qu’elle ne sente pas son appui, et que même souvent elle n’y pense pas. » Cela est enseigné dans le Cantique où il est dit : que celle-ci est admirable, qui s’élève par le désert, comblée de délices, appuyée sur son bien-aimé. C17.

Nous citons quatre extraits de la remarquable Conférence 19 :

S’intéressant presque uniquement à l’oraison de quiétude, Louys est évidemment gêné par les catégories de l’école carmélitaine qui prétendait à l’époque distinguer nettement les divers degrés de l’oraison acquise et de la contemplation infuse. Il est plus à l’aise avec les orientations de la mystique du nord ; par exemple lorsqu’il s’agit d’expliquer comment l’âme est « continuellement en action » lorsqu’elle est agie par Dieu 380.

L’âme, disent les Mystiques, doit demeurer passive sans agir, souffrant l’action de Dieu en elle, qui est tout le secret de cet état ; elle n’opère jamais ici, si ce n’est quelquefois avec une certaine douceur d’amour plus émue de Dieu que de son habilité naturelle : Dieu l’enivre d’un amour infus, et lui communique des lumières qui l’élèvent, qui la ravissent et qui l’unissent à lui, par-dessus toutes les opérations des sens et de l’entendement : ces lumières sont si subtiles et délicates que l’âme ne les aperçoit quasi pas au commencement, parce que [147] le sens n’a point de capacité pour les choses qui sont purement spirituelles. Il semble à l’âme qu’elle ne fait rien, et il est vrai ; mais elle reçoit des biens qu’elle ne pourrait jamais acquérir par son opération. C’est Dieu qui fait tout en elle divinement, et elle doit le laisser faire sans s’entremettre de chose quelconque, sinon de se réduire au vide de tout, sans prétendre de dire, d’entendre, de goûter ni sentir quoi que ce soit au ciel ni en la terre. On donne des raisons pour lesquelles l’âme ne doit rien faire du tout en cet état, se réduisant à une nudité parfaite.

Premièrement, si c’est pour arriver à ce regard qui est tout à fait surnaturel et extraordinaire, il est certain que, comme il faut proportionner les moyens à la fin, nous n’avons rien en nous qui nous puisse unir à une fin si spirituelle : l’âme qui n’opère qu’en dépendance des sens avec des organes matériels, et des fantômes corporels, ne reconnaît rien en soi qui la puisse porter à une sublimité si élevée ; Dieu seul le peut ; il le veut, et il le fait par un attrait très particulier qu’il communique à fort peu de personnes.

Secondement, si l’âme est déjà dans l’union immédiate avec Dieu par le simple regard infus, qu’a-t-elle besoin d’opérer ? Ses opérations ne sauraient tout au plus lui servir que de moyens pour s’avancer vers cette bienheureuse union : or les moyens ne sont plus nécessaires quand nous avons la fin ; nous supposons que l’âme est déjà dans l’union immédiate avec Dieu par le simple regard, et partant ses opérations sont tout à fait inutiles, et non seulement elles seraient inutiles, elles seraient même préjudiciables, parce qu’elles la divertiraient de la jouissance de son bien : car il faut que vous compreniez, Philothée, que les autres états d’oraison sont de chercher Dieu, mais l’état du simple regard infus est de jouir ; de sorte que l’âme n’a qu’à demeurer en cette jouissance et à faire en terre ce que l’on fait en paradis, où les âmes demeurent éternellement ravies et suspendues en la contemplation béatifique d’une Majesté incompréhensible.

Troisièmement, comment l’âme pourrait-elle demeurer en cet état par son action ? Dieu l’a tellement anéantie en l’élevant jusqu’à lui, et il l’a tellement vidée de tout ce qu’elle est, qu’il ne lui est pas possible de faire d’elle-même aucun acte intérieur, quand elle le voudrait, sans s’angoisser et se forcer incroyablement. Et il y en a qui vont jusqu’à dire qu’absolument elle ne le peut pas, parce que Dieu lie toutes ses puissances, et l’empêche d’opérer, de peur qu’elle ne trouble l’action divine par son opération particulière ; et partant on ne peut la considérer que dans un état de très pure passivité. C19.

§

Bienheureux le contemplatif qui pourrait dire avec une grande mystique de notre siècle (c’est la Mère Anne Rosset de la Visitation) :

« Mon attrait et mon instinct intérieur, si j’en ai, ou si j’en sais connaître, me porte plutôt à ne voir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l’aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même si je ne m’amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [151] comme Dieu me perd : aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m’en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma portion supérieure ; et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait, de ne rien faire, et de ne m’essayer de rien faire : il m’est avis que quand une chose est perdue, celui qui l’a perdue ne la voit plus, et ne s’en sert plus ; de même quand l’âme s’est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s’abîmant en lui sans réserve, elle est perdue en Dieu avec toutes ses puissances ; et elle ne saurait s’en servir à moins de sortir de Dieu pour se retrouver en elle-même. L’âme se perd en Dieu, pour ne plus être en elle, et pour ne plus vivre en elle, mais pour être toute à Dieu, afin que ce soit lui qui vive en elle. C’est donc à Dieu de vivre en l’âme, d’agir et d’opérer en elle et pour elle tout ce qu’il lui plaira. Mes puissances m’ont servi d’infirmiers pour parvenir à l’union avec mon Dieu ; je n’ai donc plus besoin de me servir de ces puissances pour arriver à cette union puisqu’elle est faite, et que mon âme est unie avec Dieu depuis plusieurs années : jamais je ne me sens attirée à lui dire aucune parole ni d’amour, ni de confiance, ni d’abandonnement ; ni d’en désirer les sentiments, ni de désirer de les avoir ; si Dieu me les donne, je les reçois ; sinon je ne les recherche pas, ni ne pense à lui demander rien ni pour moi, ni pour les autres ; et quand je suis en recherche, je ne m’efforce point de faire des actes de soumission pour me mettre en disposition de souffrir, ni de faire chose quelconque. Enfin il me semble impossible de faire quoi que ce soit, ni de rien désirer sinon que le bon plaisir de Dieu s’accomplisse éternellement en moi, et en toutes les créatures : je ne pense pas pourtant à le désirer, mais c’est ma disposition intérieure. Il m’est avis que je ne sens point de résistance ni de difficulté, au moins en ma volonté, d’accepter et de souffrir tout ce que Dieu pourrait vouloir, quand même ce serait les peines d’Enfer, et pour une éternité ; parce que quand ce serait son bon plaisir, je n’aurais point commis de péché, et n’en commettrais point, puisque son bon plaisir ne peut vouloir le péché, et n’en est jamais l’auteur. Voilà donc tout mon fait, de ne rien faire, et ne pas même désirer de rien faire ; de sorte que non seulement mon désir est de ne rien désirer, ma volonté de ne rien vouloir [152], mon inclination de ne pas incliner, mon choix de ne point faire de choix ; mais je ne veux pas même désirer de ne rien désirer, parce qu’il m’est avis que ce serait encore un désir. Je ne voudrais pas même penser ni regarder si j’ai le désir de n’avoir point de désir pour me perdre mieux toute, et pour marcher sans les appuis qui ne sont pas Dieu, ôtant tous les obstacles qui sont entre lui et mon âme, afin qu’il y puisse opérer et se communiquer à elle selon qu’il voudra. » C19.

§

LE DIRECTEUR. Je crois, ma fille, que c’est mal raisonné de dire : selon l’Apôtre nous sommes agis, donc nous n’agissons pas. Disons plutôt avec un moderne : nous sommes agis, et nous agissons ; et qui plus est, nous ne sommes [160] agis qu’afin que nous agissions. Quelqu’un me dira, dit saint Augustin,  donc nous sommes agis, et nous n’agissons pas. Je réponds, il faut dire au contraire, vous agissez, et vous êtes agis et alors vous agissez bien, si vous êtes agis et mus par celui qui  est infiniment bon : car l’esprit de Dieu qui vous meut et agit est le secours pour tous ceux qui agissent ; un homme qui n’agit pas  n’est pas agi, c’est l’esprit qui agit et qui soulage notre infirmité. Que les enfants de Dieu comprennent qu’ils sont mus et agis par l’esprit de Dieu, afin qu’ils fassent ce qu’ils doivent faire ; et quand ils auront agi, qu’ils rendent Action de grâces à celui de qui ils reçoivent l’impulsion ; car ils sont agis afin qu’ils agissent, et non pas pour les exempter d’agir. C19.

§

L’on ne goûte rien, l’on est sans rien, et l’on ne sait où l’on est. L’esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l’ignorance de la manière de se trouver, et de l’usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l’amour divin, comme qui seraient submergées au fond de l’eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l’eau. [370] C19.

Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l’âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l’homme qui souhaite cette union, dès qu’il se sent élevé par un grand feu qui l’enflamme de l’amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l’âme ne parle ni n’opère, et où il n’y a que Dieu seul qui agisse ; l’on y voit que l’opération de Dieu, et l’homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373] C19. 

§

Et si vous ne vous contentez de cela, ma fille, prenez le sens et les paroles du même auteur [Blosius], quand il dit que lorsque l’âme est excellemment unie à son Dieu en la contemplation, elle se voit dans un point de l’éternité divine, qui la conduit à une persévérance parfaite dans le bien ; elle est comme immobile, moralement parlant, et ne peut se détourner du bien ; elle est détachée de tout l’être créé, et ne retient rien du flux continuel des créatures qui les fait changer à tout moment ; elle ne sait ce que c’est du passé ni du futur ; son simple regard n’a point de réflexions pour se porter sur ces diverses différences du temps ; elle se sent fortement attachée à l’être éternel, qui ne flue et ne s’écoule pas ; et dans cette éternité immuable, tant qu’elle y demeure attachée, elle jouit de toutes choses, elle est dans l’ordre suprême et surexcellent, où l’on ne sait ce que c’est de formes, de figures, de fantômes, ni d’images. Ainsi l’âme passant au-dessus de son entendement naturel repasse en son idée et en son principe qui est Dieu, d’où elle puise toutes ses lumières, dont elle est environnée, et éteint toutes les naturelles, et même les infuses qui lui nuisent et qui sont incomparablement au-dessous de celle qu’elle possède ; comme il arrive qu’au lever de l’astre du jour, toutes les étoiles pour faire hommage à ses splendeurs se jettent dans les ténèbres et dans la défaillance ; ainsi quand la lumière incréée paraît, il faut que la lumière créée disparaisse, parce que la lumière créée se change en une lumière de l’éternité. C20.

§

Les participations sublimes par lesquelles ils sont si fort au-dessus du reste des hommes ne les élèvent pas ; ils se tiennent fermement en leur néant, ils savent que c’est Dieu qui opère en eux tous les biens qu’ils font ; ils se tiennent dans une humilité sincère, et dans une crainte filiale, sachant qu’ils ne sont que des serviteurs inutiles. C20.

§

Nous avons tant d’habiles mystiques qui disent qu’il faut y porter tout le monde [à l’oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n’y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n’y a rien de plus sûr ; c’est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doive convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d’assurance qu’aucun autre. [421] C20.

§

PHILOTHÉE. Il ne me reste plus qu’un doute, mon Père, qui ne me paraît pas de peu d’importance, et tous ceux qui n’ont pas une grande soumission pour un Directeur, qui les aura mis dans le simple regard, en peuvent concevoir de l’inquiétude : c’est que dans le grand vide d’images, d’espèces, et même d’opérations, l’âme ne sait ce qu’elle fait, et si elle avance, et dans les peines où elle se trouve elle ne peut croire381 qu’elle ne retourne en arrière ; nul ne demeure volontiers en un exercice qui souvent est très pénible, et durant lequel on ne croit pas tirer grand avantage.

LE DIRECTEUR. Saint François de Sales en son Théotime, livre 6 chapitre10, remarque qu’il y a de certaines gens qui réfléchissent trop, qui veulent être contents, mais qui ne se contentent point d’être contents, qui veulent goûter et savourer leur contentement : qui dans le plus beau et le plus délicieux de leur repos en l’oraison, quittent Dieu pour se réfléchir sur leur repos, et pour goûter la satisfaction dont ils jouissent ; leur réflexion leur fait perdre tout. Pour garder ce repos, il ne faut pas le regarder. Philothée, n’êtes-vous point de ces âmes [199] réfléchissantes ? Vous ne vous contentez point de profiter, vous voulez connaître et sentir votre avancement et le progrès que vous faites en la vertu, et combien vous êtes unie à Dieu. Cela ne se sent pas. Vous n’avez qu’à faire tout ce que nous avons dit pour vous mettre dans le simple regard qui sera toujours suivi de l’amour actuel surnaturel. Il n’est pas possible qu’une si belle union d’esprit et de volonté ne vous soit fort avantageuse, et vous le connaîtrez par la suite : ce sont des progrès imperceptibles qui ne paraissent que dans les occasions : il n’est pas possible que nos puissances ne tirent de très grands avantages d’une si étroite union avec Dieu, et il ne sera pas vrai que Dieu soit tant de temps en une âme sans y faire de grandes choses, puisqu’il opère partout où il est. Ne vous plaignez pas, dit le bienheureux Jean de la Croix, ne dites pas que vous ne faites rien, que vous perdez le temps, que vous vous privez de tous les biens spirituels que vous vous procureriez par la voie de vos puissances, l’esprit, la volonté, et la mémoire. C21.

§

Enfin l’âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d’opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c’est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453] C21.

§

Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l’attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N’est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait. C21.


Correspondance avec Mère Benoîte et ses dirigées

Cette correspondance abondante n’a jamais été éditée. C’est le second volet d’une approche d’Épiphane visant à lui rendre justice. Il est ici possible de respecter une mise en ordre chronologique 382. Les destinataires sont la Mère Benoîte de la Passion, supérieure du monastère de Rambervillers et ses religieuses.

Septembre 1663. Dieu seul sera toujours l’occupation de votre cœur qui ne vaut qu’autant qu’il est tout à Dieu ; c’est là votre exercice ordinaire, la manière que vous devez tenir en la conduite de votre vie. Tout votre emploi ou toutes vos oraisons se doivent terminer où toutes vos prières doivent tendre. Que Dieu seul soit tout l’emploi de votre cœur ! Il y en a qui cherchent des pratiques particulières, des conduites, des règles, des préceptes, elles se trompent : la multiplicité des règles, ni des manières n’est pas leurs affaires, une seule chose leur est nécessaire ; qu’elles s’assurent en leur conscience qu’en tout ce qu’elles font Dieu leur est toutes choses ; il est tout l’emploi et toute l’occupation de leur cœur.

295-25. Octobre 1663. Il y a bien de l’obligation à la Providence qui a emmené vos religieuses malgré elles en ce pays pour m’apporter nos tourne-feuillets et une lettre de votre part dont je vous remercie.

Depuis ce temps-là j’ai eu bien des visions, mais à ma mode : dans l’une l’on m’a fait voir clairement qu’il y a bien des personnes en la vie spirituelle qui croient être toutes possédées de Dieu qui, pourtant, sont encore captives de leur propre esprit et de l’amour-propre. L’on m’a dit qu’une preuve infaillible pour faire le discernement entre celles qui sont possédées de Dieu et celles qui sont sous la tyrannie de leur propre esprit, et de ses lumières, est que celles-là reconnaissent évidemment sous les clartés de cet esprit et de ces lumières qu’elles ne sont qu’un fond de corruption et d’iniquité ; que ce fond est inépuisable ; que quelques diligences qu’elles fassent pour l’épuiser, il en restera jusqu’à tant que nous soyons dans le sein de Dieu par la gloire ; c’est pourquoi elles travaillent continuellement à se purger de leur corruption ; elles prient tout le monde de les aider à cela. Quand quelqu’un se veut mêler de leur faire voir des défauts qu’elles ne connaissent pas, au lieu d’examiner s’il dit vrai, elles se mettent de son côté ; elles ne se défendent jamais, elles n’ont garde de se troubler, elles veulent bien croire que peut-être il y a quelque lumière qu’elles n’ont pas, et croient qu’il leur est toujours avantageux en tous cas de craindre et d’appréhender avec Job qu’il n’y ait du mal et de l’imperfection en toutes leurs actions.

Cette vision voulait par après me faire voir comme celles qui sont pleines de leur propre esprit se persuadent facilement qu’elles vont droitement à Dieu, ce qui fait qu’elles sont facilement surprises, quand on leur veut faire voir leur procédé en quelque chose qui n’est pas tout à fait dans la droiture, elles se trémoussent très fort pour se justifier ; que si on les presse pour leur faire voir leur justification qui les rend criminelles, elles s’inquiètent, elles sortent de leur paix et de leur assiette ordinaire ; mais je dis à celui qui me faisait voir toutes ces choses que j’entendais bien tout ce qu’il voulait dire, et qu’il n’en fallait pas davantage. Vous n’êtes pas si bonne à me dire vos visions comme je vous dis les miennes.

295-68. 1665. [Annotation. Cette lettre a en plus ce qui suit :] ce sera donc cette souveraine vérité, ce Dieu qui est une paix infinie qui connaîtra par votre esprit, qui aimera ou qui haïra par votre volonté, qui entendra par vos oreilles, et qui parlera par votre bouche ; donc en ce rencontre particulier qui fait le sujet de cette lettre : demeurez attachée et unie invariablement à cette souveraine vérité, consultez-là, et regardez dans ses lumières infinies si vous avez mal agi avec le P. … Si vous trouvez qu’il y ait de votre faute, le Dieu de paix vous portera à la réparer avec humilité, mais avec tranquillité, et sans aucune inquiétude. Si cette vérité infinie ne vous accuse d’aucune chose, elle vous apprendra à demeurer unie avec elle seule, et vous fera voir que quoiqu’il ne faille avoir dédain ni mépris des personnes, l’instabilité des choses ici-bas doit nous porter à ne regarder jamais qu’en Dieu, et à en faire seulement autant d’estime que Dieu veut ; voilà ce que l’on appelle vouloir être spirituelle et religieuse, et hors d’une contention et d’une tendance perpétuelle pour arriver à ce bienheureux état, nous ne valons rien du tout.

297-26. 16 juin 1665. Tout ce que j’ai pu faire a été de ne me pas troubler d’une vision que j’ai eue, qui m’a fait faire des réflexions fort sérieuses. J’ai vu le Fils de Dieu dans les douleurs infinies, et dans les hontes ignominieuses de sa Passion, qui m’a fait connaître par une vue très intime, que le seul amour du salut des âmes lui a fait donner tout son sang, et l’a mis en un état si pitoyable. Que, quand il m’a mis en charge, ce n’a été purement que pour coopérer à son désir de sauver les hommes et pour m’obliger à l’imiter en la méthode qu’il a tenue pour acheter le monde. Là-dessus, il m’a demandé quelle estime je fais de son précieux sang ? Je n’ai point eu de peine à dire que je l’estime au-delà de toutes les choses imaginables, et autant que la divinité même, puisque c’est le sang de l’humanité unie hypostatiquement à la divinité. L’on m’a dit là-dessus, que je dois donc encore aimer extrêmement les âmes qui me sont soumises, qui sont rachetées par ce précieux sang, de peur que ce grand prix ne soit inutile. J’ai répondu que c’est ma grande joie de voir ce précieux sang bien employé, que c’est toute ma consolation d’avoir des âmes sous mon gouvernement qui aillent bien à Dieu, qui s’avancent à grands pas dans les voies de l’esprit, et qui tâchent de remplir les desseins d’un Dieu incarné sur elles. Que je donne fort facilement mon temps à ces sortes de personnes, parce qu’il y a beaucoup à gagner, et qu’elles ont grande facilité à toutes sortes de bien.

En même temps que je disais cela, ma conscience m’a accusé, et m’a fait souvenir que souvent même pour ces bonnes âmes, je me suis montré fort difficile ; que dans la disposition intérieure ou je m’imaginais être de retraite, et par laquelle Dieu m’appelait à un grand silence intérieur, je les ai rebutées : tantôt avec une mine fort austère, tantôt me plaignant que je ne pouvais avoir un moment pour m’entretenir avec Dieu. Quelquefois me plaignant de la charge de supérieur qui m’engageait à satisfaire aux fantaisies de tout le monde. Quelquefois disant que ces bonnes âmes n’avaient aucune nécessité légitime de me parler, et que ce n’était que pour satisfaire à leur amour-propre. Plusieurs fois je ne leur ai répondu qu’à demi-mot, desquels elles ne pouvaient rien comprendre, sinon que je souffrais une peine horrible de les voir ; ce qui souvent les a mises dans l’affliction de n’avoir personne de qui elle puisse prendre conduite pour leur perfection. Ma conscience m’a encore reproché que quand on m’a averti de ce défaut, je me suis souvent emporté, je me suis mis en colère, et dans une grande activité. J’ai dit que c’étaient des grands seigneurs et d’habiles gens pour faire qu’un supérieur n’eût rien autre chose à faire que d’être attaché à leur ceinture pour entendre leurs fantaisies. Ce qui a pensé m’accabler a été que l’on m’a représenté quelques personnes séculières de mon sexe et de l’autre, de qui je n’avais aucune charge, et de la perfection desquels pourtant j’ai un très grand soin ; j’en ai eu des désirs qui sont passés à quelque sorte d’empressements, je leur ai donné beaucoup de temps, je les ai reçues avec grande satisfaction, même je les ai invitées, ou du moins je leur ai témoigné grande joie de les voir et de communiquer avec elles, cependant que les personnes du dedans se plaignaient justement, que je leur dérobais tout le temps que je donnais à celles du dehors, et que même j’en donnais tant aux étrangers qu’il ne m’en restait presque point pour mes enfants ; de sorte qu’à la vue de tant de fautes je fus surpris épouvantablement de me voir si coupable dans le point même où je me croyais fort innocent. [...]

L’on m’a fait voir que la charité que je crois avoir pour ceux qui sont bien, n’est pas vraie charité, parce que la charité n’aime pas les inférieurs parce qu’ils sont bons, mais parce que Dieu veut que nous les aimions : or il veut que nous ayons plus d’amitié pour ceux qui ne sont pas en si bon état ; il veut que nous laissions les nonante-neuf brebis qui sont en assurance dans le désert, pour aller chercher celle qui est égarée ; laquelle nous devons rapporter avec les autres sur nos épaules. C’est assurément mon amour-propre, et non pas zèle, ni amour de Dieu qui me fait prend tant de soin de ceux qui se portent bien ; ils n’en ont pas besoin, ce sont les malades, ceux qui sont en mauvais état, pour lesquels il faut avoir une grande sollicitude. Ces pauvres enfants qui ne peuvent pas manger d’eux-mêmes, c’est à ceux-là qu’il faut amoureusement rompre le pain des saintes instructions, et s’ils meurent de faim et de nécessité nous les tuons ; nous sommes cause de leurs morts. Nous avions obligation de les nourrir et de les secourir, il faut courir après ces brebis égarées ; il faut aller voir ces malades jusque dans leurs infirmeries, et même dans le lit de leurs infirmités ; il faut ouvrir la bouche et desserrer les dents à ces faméliques ; il faut les prévenir en toute manière, l’on ne doit rien omettre pour les gagner, et les supérieurs qui se lassent en ceci, et qui croient en avoir assez fait, sont des fantômes de supérieurs, ne sont supérieurs que de nom ; ce sont les bourreaux des âmes qui sont sous leur conduite, ne savent l’estime que le Fils de Dieu fait d’une âme [...]

L’on m’a fait voir que tout cela ordinairement n’est qu’amour-propre, recherche, que mon propre intérêt, vaine complaisance et satisfaction dangereuse, puisque je dois mettre ma perfection qu’en ce que Dieu veut absolument de moi, qui est que je procure en toutes les manières possibles la perfection des âmes qu’il m’a confiées. Toutes les lumières que j’ai eues, et qui m’ont paru autrefois si belles, m’ont semblé en un moment des ténèbres effroyables, puisqu’elles ne m’ont pas donné cette connaissance si importante pour mon salut, qu’en qualité de supérieur Dieu m’attache inséparablement par sa sainte volonté à mes inférieurs. Ô que c’est bien autre chose de regarder nos obligations en Dieu, que non pas de les regarder en nous. [...]

297-34. 26 juin 1665.... Je vous assure que la vision dont je vous ai parlé dans ma lettre m’a touché extrêmement, je n’en suis pas encore bien revenu. J’ai eu une forte pensée qui me disait : est-il possible que nous autres qui nous croyons spirituels, et qui pensons avoir des communications fort particulières avec Dieu, nous ne soyons pas plutôt dans l’illusion ? Car il est certain qu’il n’y a point de spiritualité ni de communications intimes avec Dieu sans l’amour de Dieu [...] l’amour endure tout, souffre tout, supporte tout : il n’est pas chagrin, fâcheux ; il ne rebute personne, il ne montre jamais mauvais visage [...] plus zélé vers les imparfaits parce qu’ils en ont plus besoin que ceux qui vont à grands pas à la perfection.

296-90. 4 juillet 1666.

Je vous envoie saint Philippe Néri, je vous prie de vous informer sérieusement de lui si jamais il s’est plaint de ce que son grand amour lui a fait souffrir. Je m’étonne que vous ayez tant de tendresse et de compassion pour ce saint amant et pour tous ceux qui, comme lui, ont aimé Dieu extraordinairement ; je vous assure que je n’en ai aucune pour cette sorte de gens que j’estime au contraire très heureux ; puisque je n’estime personne heureux que ceux qui aiment bien Dieu. Quand nous ne regarderions que les raisons communes prises dans la pure volonté de Dieu, quoique ces grands amants souffrent ne doit pas nous toucher pour en avoir compassion, mais plutôt pour en concevoir une joie souveraine, puisque toutes les souffrances des saints, qui sont les effets ou les suites de leur amour, sont aussi les effets et les productions d’une providence particulière sur eux, Dieu se les liant et se les attachant plus étroitement par ces moyens douloureux. […]

195-26. 25 septembre 1669. L’empressement de votre fille m’empêche de vous rien dire pour cette fois, et je n’en suis pas marri, il me semble qu’il faut que nous prenions tous les accidents de la vie d’une même main, dans un grand détachement de toutes choses, et dans un acquiescement parfait à la providence amoureuse de Dieu. Que je dise, que je ne dise pas ; que je fasse cette action extérieure de charité ou que je ne la fasse pas ; que je sois dans le grand monde de Paris, dans l’emploi à l’entour de quantité d’âmes qui crient après moi et qui me demandent ou que je sois dans les montagnes de Vouge, sans emploi et sans aucune de ces belles et éclatantes occupations extérieures, tout cela m’est tout un dans l’esprit de Dieu. […]

298-295. 7 janvier 1677.

Êtes-vous bien, êtes-vous mal ? Ma chère mère ; je ne vous estime presque qu’autant que vous pouvez être mal en la nature, afin que par les riches dispositions que vous pouvez prendre par rapport à la très aimable Providence, vous en fassiez de très agréables sacrifices, et qu’ainsi vous en soyez mieux dans la grâce. Nous ne valons rien, et nous ne devons nous aimer qu’autant que nous pouvons donner quelque chose à Dieu par sa grâce ; et c’est particulièrement dans les souffrances de l’esprit, et surtout quand nous souffrons dans un anéantissement volontaire, comme des pauvres bêtes, sans nous donner la liberté d’une réflexion ou d’un raisonnement, et c’est là proprement souffrir, car pendant que par nos réflexions en plaidant contre les autres et en les condamnant du tort qu’ils nous font, nous nous justifions, nous ne souffrons pas ou nous souffrons comme des démons, malgré nous ; comme dans les maux du corps, la maladie souvent ne fait pas notre plus grand mal, c’est ce qu’on en dit, c’est la négligence d’une officière qui ne fait pas ce qu’elle doit en temps et lieu...

298-298. 9 janvier 1677.

[…] Dans le renouvellement que vous me faites de vos respects et soumissions dans votre lettre du troisième du mois […] Si vous dites cela avec quelque vue particulière, comme dans la prétention de faire tout ce que vous pouvez pour n’être plus prieure, et de pleurer et vous affliger jusqu’à en devenir malade, comme vous fîtes à la dernière élection, et dans le désir de retourner à Paris, il y a bien quelque chose à dire à votre soumission. Je prétends que vous ne devez avoir aucun désir que d’aller à Dieu ; quant aux moyens, que ce soit en charge ou hors de charge, à un lieu où en un autre, cela ne doit dépendre en aucune manière de vous, mais de la conduite de vos supérieurs ; pour vous, ne vous regardez que comme une chose morte, de laquelle vous ne devez avoir aucune considération ; vous croirez que vos supérieurs ont pouvoir de vie et de mort sur vous, et que pour vous, vous n’avez qu’à souhaiter de mourir dans l’exécution de l’obéissance. […]

298-347. 18 juillet 1677.

[…] Dieu est toujours un Dieu caché pour vous ; savez-vous bien ma fille, que plus Dieu se cache à nos sens, plus il se découvre à notre âme. […] L’âme a un langage par lequel elle parle à Dieu, qui nous est inconnu ; Dieu parle de même à l’âme et nous n’y entendons rien. […] Abstenez-vous de l’imperfection, ne réfléchissez pas, ne raisonnez plus, mourez bien à toutes choses, et croyez en nudité de foi que Dieu se fait hautement connaître à votre âme, et qu’il n’y a que cette vue et cette connaissance qui la soutient et qui la porte à cette mort pour laquelle la nature a tant d’horreur. Ses sens n’entrent pas là-dedans ; c’est assez que la foi obscure le comprenne. [...]

298-355. 23 juillet 1677.

Vous n’êtes pas encore trop bête ma fille, puisque vous pensez l’être [...] Elles ne regardent que Dieu en elles toutes, et elles réduisent de la sorte tout ce qui est sur la terre à cette heureuse unité qui fait la perfection essentielle de toutes les saintes âmes, qui s’avancent toujours à proportion qu’elles s’en approchent […]

Quand vous ne verrez rien que Dieu dans votre cœur, vous pourrez croire qu’il y habite, qu’il y fait union et transformation ; que si vous y donnez place à quelque créature que ce soit, Dieu y sera peut-être par la grâce et par la charité habituelle ; mais il n’y fera ni transformation ni union actuelle si vous êtes retenue par le bout du doigt avec un lien de chair, de soie ou d’étoupe, peu importe, vous ne volerez pas au ciel. Priez sainte Scolastique pour moi.

298-407. 7 septembre 1677.

Ma révérende Mère, notre âme étant toute spirituelle, a une manière de parler avec Dieu et d’écouter Dieu qui lui parle, que le sens ne connaît pas, et que nous ne voyons pas avec les connaissances réfléchies de nos puissances spirituelles, et il ne faut pas croire qu’avec la vue de Dieu par la foi et dans la pratique des actes de vertu, de l’amour de Dieu et des autres, tout s’achève et se termine à l’acte de foi sensible que nous faisons, et que nous voyons dans notre esprit, ni en l’affection et en l’ardeur que nous sentons en la volonté. […]

Nous disons que quand nous sommes entrés dans le simple regard par un acte de foi, ou par quelque autre acte de vertu qui nous a été sensible, il faut laisser tomber toute la sensibilité de ces actes, et demeurer dans le vide de toutes nos puissances sans produire aucun acte que nous voyons ou que nous sentions. Que fait l’âme dans cette grande suspension de ses puissances ? Elle traite avec Dieu, elle lui parle, elle l’écoute ; elle connaît et elle aime Dieu ; et les actes que nous avons commencés avec vue, avec réflexion et avec sentiments, ne cessent pas en l’âme, ils continuent toujours, jusqu’à ce que par un péché véniel déterminé, nous nous séparions de l’amour actuel ; mais nous ne connaissons pas la continuation de ses actes ? Non, ils sont insensibles et imperceptibles, et si nous les connaissions, ce ne serait que par un acte réfléchi, lequel se portant sur nos actes, qui sont nos productions et des créatures, nous tirerait du simple regard qui ne se porte qu’à Dieu.

C’est pourquoi nous disons si souvent qu’en cette oraison il n’y a ni sensible ni réfléchi ; c’est pour cela que nous disons que quand il nous vient la pensée d’un mystère ou d’une vertu, il faut se divertir doucement de cette pensée, et demeurer dans la vue de Dieu, et qu’alors s’unissant plus fortement à Dieu, l’âme s’entretient amoureusement avec lui de ce Mystère, en la manière la plus affectueuse, et selon la connaissance qu’elle en a ; Dieu souvent lui parle là-dessus, et lui en donne des vues infiniment plus belles que tout ce que nous pourrions apprendre dans la communication avec les hommes savants et dans les livres ; d’où nous voyons des personnes d’oraison si éclairées. […] C’est sur ce principe que nous fortifions toutes les âmes qui sont véritablement dans le simple regard [mais] qui croient d’y être oisives, de n’y rien faire et de n’y pas profiter. [...]

298-508. 5 septembre 1679.

Je vous souhaite, ma révérende Mère, tout ce que je me désire de meilleur : une volonté ferme, constante, immuable d’être à Dieu et de lui appartenir d’une manière forte et solide, qui ne peut être que par la mort et destruction de tout ce qui est en nous-mêmes et qui est opposé à l’esprit de la grâce. Ne parlons point d’oraison, d’exercice de piété, ni d’austérité, ni de communions ; dans toutes ces pratiques si saintes l’on porte souvent des âmes si imparfaites, que nous ne pouvons que nous étonner que des âmes qui connaissent Dieu par tant de belles lumières à l’oraison, qui s’approchent très souvent de lui par un sacrement si unissant, soient si peu ou point du tout à Dieu, parce qu’elles vivent de leur propre vie, dans une nature qui se recherche continuellement, au lieu d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement, hors duquel on ne trouve point cette Majesté infinie qui n’est donnée que dans le néant des créatures.

298-510. 19 septembre 1679.

Qu’est-ce que de nous, ma très chère Mère ? S’il reste quelque petit usage de raison à la Mère N. dans cet état où elle est de séparation de toutes les créatures, qui sont maintenant à son égard comme si elles n’étaient pas, ou si elles n’avaient jamais été, que ne dit-elle pas sur la folie de notre imagination, qui nous attache à des choses qui ne sont capables que de nous faire du mal, quand nous les aimons trop ? [...]

Il faut nécessairement que nous nous en retirions pour connaître qu’elles ne sont pas si agréables, comme il voudrait nous faire croire. Cette retraite et cet éloignement ne sont que la mort mystique par laquelle nous nous privons de toutes les choses qui ne sont pas Dieu, et dès lors que par une forte résolution nous nous sommes déterminés de nous en défaire, ces choses ne nous semblent plus rien, elles n’ont plus d’agrément ni de suavité, parce que Dieu entre en leur place en notre esprit, et comme il est la source de toutes les véritables suavités, il nous fait voir que toutes les choses qui sont hors de lui sont très fades et insipides. Un homme qui est pris des choses de la terre, et qui les trouvent agréables, ne s’en privera jamais qu’il ne soit persuadé que Dieu a des contentements et des douceurs infiniment au-delà des créatures ; s’il en est convaincu il mourra à la créature pour jouir de Dieu en la possession duquel il trouvera sa véritable satisfaction.

299-427. 11 septembre 1681.

M [onsieur]. L’on trouve le véritable repos et la paix de l’âme dans la vue simple de Dieu ; plus nous sommes éloignés des créatures, plus nous sommes en repos ; il n’y a que la créature qui nous trouble, notre inquiétude ne vient jamais de Dieu ; ce n’est donc pas merveille que nous trouvons notre repos et la paix de notre âme qui surpasse tous les plaisirs des sens dans la vue pure et simple de Dieu, qui bannit toute la créature, tant celle qui est hors de nous que nous-mêmes, car l’on n’y voit rien que Dieu ; il n’y a ni sensibilité, ni réflexion, les sens n’y ont point de part, ni même l’esprit naturel ; il n’y a que la foi qui, par une vue directe, porte l’âme dans Dieu ; et cette vue directe n’est ni sensible ni connue ; le sens n’y voit rien, l’esprit naturel ne la voit pas, ainsi elle est insensible et imperceptible ; on agit sans voir qu’on agit.

L’âme se contente d’être avec Dieu et en Dieu, sans voir ni connaître, ni penser qu’elle y est. Elle en sort, et ce n’est plus une vue de foi pure, directe et simple, qui se porte immédiatement à Dieu ; mais c’est une pensée réfléchie qui se porte, non pas à Dieu, mais à la connaissance de notre esprit.

C’est de cette oraison que Monsieur de Bernières disait qu’il n’y a rien que de divin ; et qu’entre toutes les autres oraisons il y a toujours beaucoup de l’humain et de la créature. Et je ne doute pas que si l’homme pouvait se soutenir en cet exercice, il n’arrivât à une haute perfection et s’unir très excellemment à Dieu ; mais l’on se lasse, on s’ennuie de ne rien sentir ; on entre en des doutes volontaires de perdre le temps, et d’une oisiveté dangereuse ; parce qu’universellement l’homme se laisse attirer par le sens au sensible. Il ne lui suffit pas de vivre dans la grâce, de connaître Dieu et de l’aimer, il veut se sentir vivre, il veut réfléchir sur la connaissance qu’il a de Dieu ; il veut s’assurer qu’il l’aime : ce sont des recherches de l’amour-propre, et c’est par là que l’homme rend son oraison humaine et défectueuse. Abîmez-vous toute en lui, et quand vous y serez bien avant, priez-le pour mes nécessités.

296-6. 27 juillet.

Il en faut venir jusque-là N. que Dieu règne hautement et absolument en nos cœurs, dans une désoccupation et dans un vide entier de toutes les créatures et de nous-mêmes. Pourquoi toujours souffrir ce mélange de Dieu et des créatures ; de la lumière et des ténèbres ; c’est-à-dire de la grâce et du péché. C’est dans ce vide parfait que l’on jouit de ce beau silence, où tout le bruit des créatures cesse, où l’on n’entend rien de l’horrible fracas des choses extérieures, où Dieu parle seul, et où il parle si intelligiblement qu’il est entendu. C’est là où l’on se tire de l’embarras des plus saintes inquiétudes de Marthe, pour s’attacher à l’unique nécessaire de Marie, et pour demeurer au pied du Fils de Dieu avec elle. C’est dans cette région si tempérée et si élevée au-dessus de tous les brouillards, et au-delà des vapeurs grossières de la nature et du sang, que se forme cette étonnante égalité que nous admirons dans les âmes qui s’appliquent à la vertu de la belle manière. Que peut-on voir, qu’une heureuse paix, une tranquillité du paradis, où il n’y a rien qui conteste au Fils de Dieu la place qu’il doit avoir en nos cœurs, et le plein pouvoir qu’il y doit exercer. […]

298-347. 18 juillet 1677.

[...] Dieu est toujours un Dieu caché pour vous ; savez-vous bien, ma fille, que plus Dieu se cache à nos sens, plus il se découvre à notre âme. D’où croyez-vous que votre âme a la force de ne se pas laisser aller aux appréhensions des choses qui peuvent incommoder la nature et la faire mourir, de laisser tomber les pensées d’aversions au sujet des choses qui peuvent vous choquer, et de ne plus souffrir les réflexions sur ces sortes de matières qui ont causé ci-devant tant de désordres en votre esprit ? Cela vient de ce que Dieu est uni à votre âme qui lui parle, [Dieu] qui se fait connaître à elle, qui lui fait de fortes impressions de sa grandeur et lui donne une grande volonté de se tenir très intimement attachée à lui dans l’exécution de ses très saintes volontés. Vous direz que vous ne voyez rien de tout cela ; je le sais bien : cela veut dire que Dieu se cache à vos sens, mais la foi en sa simplicité et en sa nudité vous découvre cela. L’âme a un langage par lequel elle parle à Dieu, qui nous est inconnu ; Dieu parle de même à l’âme, et nous n’y entendons rien.

298-447. Fin octobre 1678.

Vous ne serez pas mortifiée que je ne vous écrive que par occasion : les morts ne se soucient de rien, et particulièrement de ce qui les regarde ; ils ne vivent qu’en Dieu, de la vie de Dieu, et de Dieu même, ainsi hors les intérêts de Dieu ils n’en ont point ; c’est ce qui nous met dans la grande tranquillité et dans une paix de Dieu qui surpasse tous les sens. Je ne regarde que Dieu partout ; où je ne vois pas Dieu, rien ne m’est considérable ; sitôt que je puis apercevoir la volonté de Dieu, j’en fais ma joie et ma félicité...

297-277. 30 août.

Si la Majesté que vous devez regarder par une simple vue, en nudité de foi, ne vous accable pas, il ne s’en faut pas étonner. Il y a divers degrés en cette oraison, et l’on n’y monte pas de soi-même, puisque l’on n’y doit rien faire du tout.

Il faut tout attendre de la bonté de Dieu, qui se communique aux âmes selon qu’il lui plaît, mais toujours bien plus que nous ne méritons ; même s’il se pouvait faire, il ne faudrait pas faire réflexion sur la manière en laquelle il se communique, c’est assez qu’il a la bonté d’opérer en nous ce qu’il jugera plus à propos : amour, admiration, louanges, jubilation, anéantissement, tout ce qu’il voudra, pourvu que de tout ce que ce peut être, vous en restiez toujours dans une plus grande et plus efficace volonté de mourir à toutes choses, et à vous anéantir, c’est assez, je ne m’informerais pas davantage de votre oraison, si j’étais assuré de cela, parce que de quelque façon que vous la fassiez, elle serait toujours fort excellente, parce qu’en effet, ce qui est si hautement au-dessus de la nature ne peut venir que d’une fort belle union avec Dieu, comme il est très vrai que l’oraison la plus élevée, sans cela, approche de l’illusion.

Quand vous vous souvenez d’une personne qui s’est recommandée à vos prières, ou quand vous voulez prier pour ceux et celles à qui vous avez obligation, effacez de votre esprit toutes les images de personne quelle qu’elle soit, et sans vouloir entrer dans le détail d’aucune chose en particulier pour la demander à Dieu ; sur ce souvenir nu, sur cette volonté, mettez-vous en présence de Dieu par un simple regard ; c’est dire à Dieu qu’il voit vos désirs, l’obligation que vous avez de le prier pour ces gens-là, qui serait la nécessité, et que vous croyez qu’il est infiniment bon et puissant ; notre simple regard dit tout cela, il est plus pathétiquement et plus agréablement à Dieu que tous les actes ne sauraient faire.


Jacques Bertot (1620-1681)

Jacques Bertot (1620-1681), fut un disciple compagnon et confident de Jean de Bernières dont il assura la suite. “Monsieur Bertot” était prêtre, ce qui l’obligea à présenter une voie mystique structurée à des proches. Cependant le confesseur fit tout ce qu’il lui était possible pour demeurer caché. Sa correspondance ainsi que des opuscules furent sauvés puis édités tardivement sous le titre étrange, mais justifié  de “directeur mistique”  383.

Monsieur Bertot fut lié à Mectilde et à son Institut sur une longue durée, avant puis après la disparition de Bernières. Deux études cernent ces relations et la voie mystique proposée 384.

Une lettre de Mectilde à Bernières évoque les activités fructueuses du jeune prêtre et demande à le sauvegarder contre ce qui pourrait être un excès de zèle de sa part. Elle montre combien Monsieur Bertot, qui n’avait alors que vingt-cinq ans, était perçu comme un père spirituel qui répandait la grâce autour de lui. Nous percevons ici “l’autre visage” de Monsieur Bertot dont le travail n’avait ici pas besoin d’être empreint de rigueur. Sa présence pleine d’amour est regrettée. Lettre de Mectilde :

De l’Hermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.

Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâces par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans, parlant [sans] cesse, fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […] Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].385. Il me semble que cette grâce est entre vos mains pour moi, et si tous trois, vous, Mr Bertot et la bonne sœur386, la demandez ensemble et de même cœur à Dieu pour moi, je suis certaine qu’il ne vous refusera point. Car j’ai commencé une neuvaine pour cela qui m’a été fortement inspirée où tous trois vous êtes compris. Je me confie toute en vous, ne nous oubliez point ni toute cette maison. Vous savez les besoins et pour l’amour de notre Seigneur, écrivez-nous souvent. Nous sommes de jeunes plantes. Il faut avoir grand soin de les bien cultiver. Je crois que Dieu vous en demandera compte. (54) À Dieu, notre très bon frère, redoublez vos saintes prières pour nous. […].387.

Quatorze ans plus tard, en 1659, année de la disparition de Bernières, Mectilde écrit à son amie Mère Benoîte de la Passion :

Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne la vie, il ira. Il voudrait qu’en ce temps là, la divine Providence m’y fit faire un voyage afin d’y venir avec vous ! […] Néanmoins ma fin approche, et je meurs de n’être pas à Lui comme je dois. C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privée de la vie de Jésus Christ […] soutenez-moi, me voici dans une extrémité si grande que, si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal, il m’a dit de vous presser de prier Dieu pour moi ardemment et s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment. Voici un coup important pour moi, et qui fait dire à ce bon Monsieur que je suis dans mon dernier temps 388.

En réponse de laquelle, un semestre plus tard Benoîte de la Passion s’inquiète :

Je suis en peine d’une lettre que j’ai donnée à notre chère Mère, lorsqu’elle était ici [Rambervillers], pour vous envoyer ; c’était pour Monsieur Bertot. Je la lui donnai ouverte, ce me serait une satisfaction de savoir si vous l’avez reçue. Notre chère Mère nous a dit que ledit Monsieur voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme. »389.

Deux ans plus tard, Mectilde écrit à Benoîte :

M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection. Voyez si vous avez quelque chose à lui faire dire. Pour moi, il faut qu’en passant je vous dise que, quoiqu’accablée dans de continuels tracas je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus Christ Notre Seigneur.390.

Les liens entre bénédictines sous clôture sont ainsi maintenus par courrier au sein de l’Institut et par le rôle de passeur assuré largement -- entre ursulines, bénédictines hors et dans l’Institut du Saint-Sacrement -- par le confesseur mystique.

Deux ans passent encore. Mectilde écrit à une religieuse de Montmartre au sujet de la mort du frère de leur abbesse :

Je me sens pénétrée de douleur en la présence de Jésus Christ que je prie la vouloir consoler par lui-même. Je serais mille fois plus peinée [sur la mort d’un frère] si je ne savais que notre bon M. Bertot lui tiendra lieu de père et de frère et l’aidera à porter la croix que le Saint-Esprit a mise dans son cœur 391.

Mectilde écrit à la Mère Saint Placide :

Monsieur Bertot a fait autrefois une retraite sur les sept dons du Saint Esprit : elle est fort belle et fructueuse ; peut-être la trouverez-vous chez vous ou chez Madame N.392

Outre ses liens avec l’Institut fondé par Mère Mectilde, Monsieur Bertot fut successivement confesseur du monastère des ursulines fondé par Jourdaine de Bernières pour devenir celui des bénédictines du couvent de Montmartre. Il sut remplir le rôle clé de passeur mystique entre le cercle normand animé par Bernières et le cercle d’amis et dirigés parisiens qui se forma autour de Montmartre. Le rayonnement du confesseur attira des laïcs dont les ducs de Chevreuse et de Beauvillier. Le cercle sera repris et animé par madame Guyon, sa « fille spirituelle ». Il atteindra une célébrité qui s’avérera bientôt dangereuse  393.

Un dernier écho sur le cercle de l’Ermitage, sur Bernières et sur Bertot parvient – même après les condamnations du quiétisme - lorsque l’on cherche à rassembler les souvenirs concernant la fondatrice de l’Institut du Saint-Sacrement.

La mère Catherine de Jésus 394 écrit le 24 octobre 1702 :

Je vous supplie, ma révérende et toute chère mère, de prendre la peine de lire cet écrit à notre très honorée mère ancienne395. Il faudrait qu'elle nous dise si elle s'en peut ressouvenir :

En quels temps et année se fit cette assemblée des serviteurs de Dieu, lesquels notre digne mère Mectilde consulta pour connaître la volonté de Dieu dans le désir pressant qu'elle avait de se retirer après que l'institut fût fait ?

[…] Je vous prie, ma chère mère, de nous faire sur ceci une réponse tout le plus tôt que vous pourrez et n'oubliez pas aussi de vous informer si monsieur de Bernières est venu plus d'une fois à Paris depuis l'établissement de l'institut. […]

Informez-vous encore, s'il vous plaît, auprès de votre très honorée mère ancienne si monsieur Bertot, ami de monsieur de Bernières, n'a pas été directeur de notre très digne mère et s'il n'a pas demeuré céans dès le commencement de l'institut, du moins, depuis l'année 1655 que monsieur de Bernières l'emmena avec lui ici à Paris396. Nous serions bien aises aussi de savoir si lorsque monsieur de Bernières fut ici, il logeait céans, c'est-à-dire au-dehors de la maison et combien il resta avant que de s'en retourner à Caen. […]


UNE AMIE & DES MONIALES


Nous évoquons des figures spirituellement « cadettes ». Elles ont le projet de devenir ou deviennent moniales dans l’Institut fondé par Mectilde. L’Annexe « Liste de figures spirituelles » élargit leur nombre.


Catherine de Rochefort (1614-1675)

Mectilde lui parlait « plus à cœur ouvert qu’à toute autre, leur liaison étant très intime ». Veuve en 1640 avec quatre enfants, elle rencontre Mectilde en 1651. « À travers les lettres de Mère Mectilde à la comtesse, nous voyons les dépouillements et la montée d’une âme vers Dieu. Rappelée en Dauphiné par de graves difficultés familiales en 1661, elle doit briser ses projets de vie religieuse. » 397.

Une moitié de lettres non datées s’intercalent entre des lettres datées 398.

Lettre 1

Ma très chère Sœur, […] Il me semble que notre chapelle est toute déserte, ne vous y voyant point : je ressens votre absence comme le premier jour, et je trouve que la liaison que Notre Seigneur m’a donnée avec votre chère âme est très intime. Courage ! ma très chère sœur, soyez fidèle partout, et ne vous séparez jamais de la soumission que vous devez à la conduite de Notre Seigneur, bien qu’elle soit, à la vérité, très crucifiante et pénible à vos sens. Vous trouverez dans la suite plus de goût et de plaisir dans les pratiques de son amour : c’est lui, ma très chère, qui vous purifie, et son dessein est de vous sanctifier. Courage ! […]399.

Lettre 8

[…] Cependant je ne puis garder le silence, il faut encore faire cette faute qui sera de vous dire mes petits sentiments sur cet état que la Providence vous fait porter, lequel je partage en trois dispositions : la première de langueur, que vous nommez lâcheté ; la seconde consiste à une frayeur de votre esprit humain en la vue de la passivité ; la troisième est une vue de rigueur en la conduite de Dieu sur vous.

Sur la première [disposition], je dis que ce n’est pas une lâcheté vicieuse que vous ressentez, mais une langueur qui vous tient en telle impuissance qu’il vous semble n’avoir ni cœur ni esprit, et jusque-là qu’une opération intérieure vous serait même pénible en cette disposition. Vous saurez premièrement qu’elle vous est donnée de Dieu pour détruire l’activité naturelle de votre esprit et le crucifier en la vue de votre incapacité et de ce que vous ne pouvez rien faire. (26) Secondement, vous souffrez des gênes et des reproches intérieurs par votre amour-propre qui n’est point satisfait de cet état, et il fait en vous ce que la femme de Job faisait le voyant sur son fumier rempli de misères : elle l’excitait à sortir des voies de Dieu ; et votre esprit naturel et votre orgueil secret font le même, ne pouvant approuver une posture et une disposition si humiliante. Troisièmement, la propre excellence vous tue encore, car cet état ne produisant rien d’élevant, il fait enrager la vanité et la secrète estime, et les appuis que nous avons en nous-mêmes. Quatrièmement, il vous apprend par expérience ce que vous êtes et ce que vous pouvez.

Vous devez premièrement vous tenir en repos dans votre lâcheté. Secondement, regarder de temps en temps la posture d’impuissance où vous êtes d’insuffisance. Troisièmement, faire un simple acte d’acquiescement. Quatrièmement, voir sa destruction et se sentir bourrelée sans se mouvoir ni gêner, ains [mais] demeurer ferme en la main de Dieu en simple foi nue, et quelquefois si nue qu’il faut de la foi pour croire à la foi même. Cela se fait dans la cime de l’esprit, au-dessus des sens et même des puissances. Je crois que vous l’entendrez bien quand vous aurez porté quelque temps cet état, Notre Seigneur saura bien le changer. Sachez aussi qu’il y a de l’indisposition naturelle mêlée ; ainsi, portez le tout en patience et humble résignation. Cinquièmement, vous laisser dans la main de Dieu en sa disposition divine. Ne sortez jamais de la foi nue (27) et confiante en quelque état que vous ressentiez, et vous verrez que Dieu est bon et que c’est sa grâce qui est votre force.

La seconde (disposition) est la crainte d’être en oisiveté ou passivité. C’est une tentation bien manifeste que le démon jette dans votre esprit — qui de son naturel est très vif et appréhensif des tourments — sur un état si saint, afin de vous en détourner ; et il vous le représente si crucifiant et gênant que la mort naturelle serait souvent plus agréable que d’y être assujettie. Premièrement, connaissant la qualité de votre esprit, il le faut laisser doucement tomber. Ne prenez point à tâche de vous aller captiver à l’oraison, mais seulement d’aller rendre quelque respect à Dieu et de vous exposer un moment en sa sainte présence, pour lui témoigner que vous êtes à lui pour son bon plaisir. Ne demeurez point à l’oraison si longtemps : un quart d’heure suffit à la fois à cause de vos infirmités ; et réitérez à votre loisir deux ou trois fois par jour. Ce n’est pas la captivité à demeurer trois ou quatre heures en oraison qui nous perfectionne ; mais c’est le souvenir actuel, non pas par application violente, ains par quelque simple pensée ou élévation, selon le trait de l’esprit de Dieu sur l’âme, et une douce habitude d’opérer en amour, non sensible, mais en foi, et de se laisser à Dieu, se dépouillant fort simplement, ou plutôt se laissant dénuer de toute application vaine, et se laisser conduire à Dieu, s’y reposant, s’y délaissant sans aucune réserve. Ne vous affligez de (26) votre retardement. Je voudrais que vous n’eussiez pas tant de zèle de votre perfection, mais que vous en eussiez un peu plus de laisser régner Dieu dans votre âme. Ô que de mystères s’opèrent en l’âme par la foi ! en vérité la foi est un grand trésor. Avec la foi que ne fait-on pas ? On transfère les montagnes ; on fait l’impossible, et, en un mot, nous devenons toutes divines. Vivez de foi, ma très chère, c’est la nourriture d’une âme chrétienne : l’Écriture dit que le juste vit de foi.

La troisième (disposition) est une plainte que vous faites de ce que Dieu vous paraît si rude et si crucifiant en sa conduite qu’il vous semble qu’il n’a pour vous que des croix et des amertumes, et ses douceurs et ses caresses sont si rares qu’à peine vous en peut-il souvenir. Ô richesses ! ô grâce ! ô sainteté renfermée dans cette adorable conduite, très chère ; depuis qu’il plut à Dieu m’en découvrir les mystères et les secrets, je les adore sans cesse, et je voudrais bien qu’il lui plaise vous donner autant de connaissance que j’en ai reçue sur une vérité si importante qui est la sainteté de cette voie. Ne la censurez plus, soumettez votre jugement et attendez qu’il lui plaise vous faire voir le haut degré de pureté qu’elle contient. J’aurais beaucoup de choses à vous dire là-dessus, mais je serais trop longue. Il suffit de savoir, ou, du moins, de croire que cette conduite est de Dieu et qu’elle détruit tous les intérêts de votre amour-propre et vous oblige de marcher dans les sentiers épineux de votre perfection par le seul amour et respect de Dieu, sans retour ni recherche sur les goûts et caresses que quelquefois il lui plaît (29) de donner aux âmes qui se dévouent à son service. Sachez que cette voie vous est si nécessaire que si vous en sortiez je craindrais de votre perfection, à raison de la vie que vous prenez pour vous-même dans toutes les opérations de la miséricorde de Dieu lorsqu’elles vous sont connues. Dieu fait son œuvre en cachette de vous-même : il vous appelle en vous rejetant, il vous unit en vous séparant et il vous caresse en vous rebutant. Or, certainement les âmes enveloppées dans les sens ne sont pas en état de comprendre ce qui se peut dire sur cette sorte de conduite, il faut être sortie de ses intérêts, même de salut et de perfection, pour se laisser en proie au pur amour, sans même avoir la satisfaction d’en goûter la douceur.

Diriez-vous, ma très chère sœur, que cette conduite soit une conduite d’amour ? Hélas ! Nenni ; car selon votre pensée et votre sentiment, c’est un accablement que la justice de Dieu vous fait porter, et vous entrez en deux dispositions qui ne font point d’assez bons effets en vous, manque de foi ou d’instruction, ou possible même de soumission. La première, c’est que vous voyez toujours Dieu dans sa rigueur ou dans une indifférence qui semble ne se point soucier de votre salut ni de votre éternité ! La seconde est une crainte et un rebut de vous présenter à lui. Ces deux dispositions seraient bonnes si elles partaient d’un fond plus pur, mais parce que vous n’avez point encore appris à aimer et servir Dieu pour l’amour de lui-même, vous ressentez en sa présence ces dispositions, et votre amour-propre vous y fait réfléchir pour [vous] jeter insensiblement en quelque sorte de dégoût de la vie intérieure : vous n’êtes pas tout à fait découragée, mais vous ne vous sentez guère de cœur pour aller à l’oraison. J’avoue que cet état est pénible, et il faut bien plus de force à le soutenir que les deux autres (30), car de subsister en la présence de Dieu quand il nous rebute et nous prive des secours nécessaires et même ordinaires, la tentation s’élève bientôt si nous n’y prenons garde. D’où vient cette tentation ? Elle part d’un fond malin qui est en nous dans lequel il y a un grand réservoir de vanité et propre excellence, d’estime de nous-mêmes, mais qui ne se fait pas ressentir grossièrement, car plus l’âme se perfectionne en la connaissance de la vie spirituelle, plus son orgueil se subtilise et devient si délicat qu’à peine l’âme s’en aperçoit-elle si elle n’est dans la défiance d’elle-même, et jamais elle n’en a un fond de discernement qu’elle n’ait mis le pied bien avant dans l’abîme de son rien et de sa propre misère où elle apprend combien elle est indigne des moindres grâces de Dieu, et elle y apprend des vérités divines : premièrement, combien Dieu est saint ; secondement, combien il est juste ; en troisième lieu, qu’il opère dans l’ordre de sa divine sagesse, etc. en quatrième lieu que son amour le fait opérer en nous ces voies de rigueur pour des fins adorables.

La première, pour nous apprendre à vivre de foi et ne point regarder ce que vos sens ressentent, mais à vous élever au-dessus d’eux en pure foi par laquelle vous croyez que Dieu est saint et que vous êtes impure, et que c’est trop ravaler sa grandeur et sa sainteté que de vouloir qu’il s’applique à vous même, ou pour vous caresser, ou même appliquer ses miséricordes, etc., et cette première vue vous jette dans votre rien et vous fait respecter la sainteté divine et vous tenir indigne des plus petites opérations de Dieu. Elle vous apprend à vous dégager de cet appétit d’avoir et de goûter ; elle vous purifie de la douceur impure de vos sens, et vous fait adorer et aimer Dieu pour l’amour de lui-même, car l’âme voyant que Dieu ne s’abaisse point pour la favoriser de quelque secours sensible, elle doit laisser (31) Dieu en lui-même, et demeurant appuyée sur son bâton de pure foi, se contente de ce que Dieu est Dieu et qu’il est parfaitement satisfait et glorieux en lui-même ; et par ce moyen, l’amour de nous-mêmes, qui veut être quelque chose en l’estime de Dieu même, demeure privé et dénué de ses prétentions, et insensiblement l’âme s’anéantit.

Une seconde fin pour laquelle Dieu vous traite de rebut, à ce qu’il vous semble, c’est que sa justice, aussi bien que sa sainteté, opère en vous et rejette toute l’impureté de vos opérations, de vos désirs, de vos volontés, même de vos bonnes pensées ; et parce que le fond est corrompu, la justice divine détruit tout cela par un sentiment de rebut, parce qu’il n’y a rien digne de Dieu que Dieu même, et qu’une opération naturelle ne le peut glorifier : c’est pourquoi il purifie les vôtres, en vous faisant ressentir votre indignité et confesser en vérité que Dieu est juste de vous traiter de la sorte. Cette opération de la justice divine détruit en vous une secrète estime de vous-même et vous fait voir impure et criminelle en vos meilleures actions.

Premièrement, elle vous fait abandonner sans réserve pour être sacrifiée. Secondement, elle vous tire de l’attache à votre perfection pour vous-même et pour votre salut. En troisième lieu, elle vous fait sortir de vos intérêts pour entrer en ceux de Notre Seigneur Jésus Christ, aimant mieux contenter Dieu que de vous satisfaire. Si l’âme se savait bien abandonnée aux opérations de Dieu elle ferait un progrès merveilleux en peu de temps ; mais où sont les âmes qui se veulent soumettre, et abaisser leur propre jugement, et simplifient la pointe de leur vain (32) et présomptueux esprit pour croire à des vérités si certaines, mais pourtant peu connues parce qu’on ne peut point les exprimer. Hélas ! pourquoi faut-il que les créatures soient plus puissantes en nous, lorsqu’elles frappent nos sens, que Dieu même, qui se fait ressentir au-dedans par des dispositions toutes particulières. En vérité, la créature est ingrate au regard de l’amour et bonté de son Créateur, et son aveuglement est si grand que tout ce qu’il fait pour sa sanctification elle le prend pour des marques de sa réprobation, car nous sommes si misérables que nous ne croyons rien de si bon ni de si saint que ce que nous voyons et goûtons. Les conduites un peu sévères sont si pleines d’amour que je ne les puis assez admirer. Dieu est amour, Deus caritas est, et tout ce qu’il opère, il l’opère en l’amour et par l’amour. Pour moi, je crois que tout ce qu’il fait est juste et saint, et comme il nous aime d’un amour infini il ne peut rien opérer en nous que pour notre bonheur éternel. Cette vérité est aussi véritable que Dieu est Dieu, mais notre âme ne se captive pas assez dans cette croyance pour, par icelle, se laisser tout en proie à la conduite de Dieu ; lui qui est la sagesse éternelle et qui connaît nos dispositions, lui donnerons-nous des lois sur notre conduite ? Nous sommes de pauvres aveugles, et si Dieu n’avait pitié de nous, en nous déniant l’effet de nos désirs, nous serions déjà dans les enfers, car tous nos souhaits et nos inclinations n’aboutissent qu’au rassasiement de notre amour propre. N’avez-vous jamais expérimenté que nos désirs sont ténébreux, et que c’est souvent la passion qui les excite, ou la crainte ou l’amour.

Commençons de nous régler en nous remettant entre les mains de Dieu, et approuvons au-dessus de nos sens ses aimables conduites, laissons-le faire : il fera toujours trop bien. (33) Apprenons à nous perdre, ne vivant plus pour nous. […]400.

1652, Lettre 13

[…] Demeurez fixe en silence, toute délaissée à la puissance de Dieu, qui opère en vous selon son bon plaisir : qu’il vous mette en douleur, qu’il vous mette en joie, en jouissance, en privation, en pauvreté, en abondance, en opprobre, en rebut, en force, en faiblesse, en lumières, en ténèbres, en vigueur, en impuissance, en vertu, en anéantissement, en vie, en mort, tout vous doit être indifférent, et vous devez tout recevoir de sa sainte main sans rien discerner de particulier pour vous réfléchir sur vos infidélités, pour vous y appliquer et vous y amuser.

Allez toujours, ne retournez point en arrière : lorsque vous vous regardez, vous ne voyez qu’impureté et vous ne vous fortifiez pas par la vue de vous-même. Il se faut voir lorsque Dieu nous fait regarder par la lumière par laquelle il nous anéantit, mais ne nous regardons point par la nôtre : elle est corrompue et trop dans nos intérêts.

Cette malheureuse lumière nous tient dans la créature, nous rabaisse dans l’impureté de nous-mêmes, jette dans mille retours, et au bout de tout cela nous tire secrètement dans le dégoût, dans la défiance et dans le découragement, dans une (44) infinité d’autres misères qui nous entourent, et nous demeurons quelquefois aggravantés sous le poids de nous-mêmes. Gardez-vous, ma très chère, de cette malignité, de laquelle vous pourriez bien être attaquée. Soyez sur vos gardes ; ne réfléchissez que le moins qu’il vous sera possible.

Tenez-vous toujours élevée à Dieu pour vous dégager de vous-même, et lorsque le trait intérieur vous applique à vos propres misères, laissez-vous confondre et humilier en sa sainte présence, mais prenez garde de ne point augmenter ni approfondir ce trait par votre propre industrie ni opération. Il faut que vous soyez comme une souche, et que vous souffriez que l’on vous taille comme il plaira à celui à qui vous appartenez. N’avancez point, ne retardez point : soyez souffrante et non agissante. Je crois que vous m’entendez bien. Si je suis trop obscure, faites-moi expliquer avec toute liberté. J’interromps mon chétif discours et mes indignes pensées sur votre chère lettre pour voir la vôtre, que vous venez de m’envoyer tout présentement.

J’étais sortie de l’Action de grâces pour continuer à vous dire ce que Notre Seigneur me fera la grâce de connaître sur le reste de votre grande lettre ; c’est celle que je reçus samedi, et laquelle me donne matière de vous écrire un peu plus amplement. Je voudrais pouvoir abréger, mais je n’ai pas assez de science ni de capacité pour m’expliquer en deux mots, comme font les âmes de grâce et de lumière. Il faut que je vous parle selon ma grossièreté.401.

1653, Lettre 10

[…] Selon la petite lumière qui m’est donnée sur vos dispositions, je remarque que votre voie est une voie de foi, à laquelle vous devez une fidélité très grande, et si vous pensez trouver Dieu d’une autre manière, je vous assure que vous ne trouverez jamais rien que vous-même. La grâce que Notre Seigneur vous présente est très grande, et d’autant que vous n’en connaissez pas la sainteté, et que vos sens et votre esprit étant pour l’ordinaire rebutés et en privation, j’appréhende que vous ne la négligiez, ou du moins, que vous n’y correspondiez pas selon que vous le devez faire.

Voyez, ma très chère sœur, si je vous flatte. Jamais je n’adhérerai à la nature et à l’esprit humain autant que Notre Seigneur me fera la grâce de discerner quelque chose de ses voies, bien que j’en sois très indigne. Je ne veux point volontairement tromper les âmes ni les amuser, je sais combien on profane la grâce agissant de cette sorte-là. Allons à Dieu de la bonne manière, puisqu’il nous fait la miséricorde de nous choisir à l’exclusion de beaucoup d’autres, qui en feraient de plus dignes usages que nous.

Je viens de faire la communion, ma très chère sœur, où je vous ai derechef présentée à Notre Seigneur selon ma petite capacité : il me semble que j’ai connu encore plus particulièrement les grâces que Notre Seigneur vous fait et comme il veut vous faire entrer dans les voies du véritable anéantissement. Votre esprit y est opposé, c’est pourquoi il sera en toutes ses opérations rebuté.402.

Lettre 29

[…] Je sais bien que vous êtes paresseuse, et je vois en vous beaucoup d’autres défauts que vous-même ne voyez point : je n’ignore point vos misères ; mais j’aime mieux vous voir occupée de Dieu que de vous-même. Je n’ai que faire de vous donner matière de réfléchir, vous n’y avez que trop de pente bien au contraire, je voudrais vous avoir poché les yeux pour ne plus rien voir qu’en pure foi : pour lors il faudrait bon gré, mal gré, vous abandonner et vous soumettre à la conduite que Dieu tient sur vous. Je crois que les personnes à qui Dieu donnera droit de direction sur votre âme le connaîtront par la lumière de Dieu : si vous êtes en état que vous savez par adhérence à votre paresse, ils savent les marques pour les connaître. Pour moi je suis indigne de vous rien dire sur ce sujet, étant ce que vous savez que je suis, ténèbres, ignorance et péché, c’est être bien téméraire de m’entremettre à vous dire mes pensées, qui ne partent que d’un fond de misère et de péché. Jugez ce que je vous dis plus que jamais. Apprenez à vous taire devant Notre Seigneur ; et si j’étais votre directeur, je vous ôterais toute autre disposition que celle du silence et du respect, et je m’assure que vous connaîtrez bientôt combien cette disposition est efficace. Que pensez-vous faire quand vous causez tant ? Vous ne faites que mentir : c’est le premier pas ; et le second, vous enfoncez toujours plus avant dans vous-même. Il faut finir : je m’emporte sans le savoir, voilà toujours de mes saillies. […]403.



Lettre 31

[…] Je remercie Notre Seigneur des grâces qu’il vous a communiquées ; mais le prierai de grand cœur qu’il vous mette dans l’usage et fidélité de ses lumières : si une fois vous avez bien compris cette importance de suivre la grâce, vous voilà établie plus solidement ; et vous entrerez dans une flexibilité d’esprit très grande et dans une suprême indifférence à tous états et dispositions : vous serez vide de tout choix et de tout désir, même des plus saints pour laisser la liberté à la grâce de vous régir. […]404.

1659, Lettre 44

Je pensais vous écrire, mais le travail que j’ai, joint a une toux très fréquente, m’a ravi cette consolation. Je me donne ce moment pour vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra aussi bien que moi. C’est que notre bon Monsieur de Bernières nous a quittés et a pris son vol pour le cœur de Dieu, où nous croyons qu’il repose pour l’éternité. Je ne vous dis rien là-dessus. Il se préparait à venir et devait être ici pour l’Ascension. Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un demi-quart d’heure : sans être aucunement malade, sur les neuf heures du soir, samedi, troisième de mai, il s’endormit au Seigneur. Ne voilà pas une mort d’un vrai anéanti, tel qu’il était et qu’il avait désiré. […] À Dieu, priez ce cher monsieur pour moi : j’ai confiance en lui et crois qu’il se souviendra de nous. Il nous aimait. 405.

Lettre 47

[…] En sixième lieu. La chose la plus importante pour vous bien établir dans la vie intérieure, c’est l’usage de la présence de Dieu en soi, et je vous supplie de vous y exercer le plus fidèlement qu’il vous sera possible, par de très simples souvenirs ou regards amoureux de Dieu, comme vous délaissant à sa toute-puissance par simple disposition, quelquefois vous sacrifiant, autres fois comme victime, vous laissant lier, traîner, écarteler et réduire à néant, n’ayant en toutes ces différentes occupations qu’un simple et amoureux acquiescement à la grâce de Jésus Christ. Ce qui fait que vous êtes plus occupée à Dieu dans la joie et dans la tristesse que dans le vide, c’est à cause de l’habitude que vous avez d’opérer par les sens. Dieu est également Dieu dans tous les différents états de votre vie, également digne d’honneur et d’amour ; mais c’est que cela ne frappe pas vos sens, et vous appelez cela un vide. Il y a encore une autre sorte de vide où l’âme est retirée comme dans un désert, où elle souffre un vide de toutes pensées, de toutes lumières, de toutes opérations de désirs, de volontés, etc. Il est douteux à la nature, mais très utile à l’esprit. Le vide se fait aussi quelquefois par suspension de tout concours dans l’opération ; de manière qu’il en faut, malgré soi, souffrir la distraction. […]406

1661, Lettre 58

Je commence à croire plus fortement que jamais que Dieu a mis quelque chose entre vous et nous qui n’est point ordinaire, car, en vérité, si j’écoutais mes pensées, vous ne seriez guère en croix que je ne le sache par les pressentiments et je ne sais quoi, que je ressens. Il y a déjà quelques jours que je suis en soin plus particulièrement devant Notre Seigneur de vous, et le jour de demain ne se serait point passé sans envoyer savoir ce qui vous était survenu : j’ai bien cru que vous ne seriez pas bien de cet accommodement avec ces gens-là. Priez Dieu pour eux ; et pour vous, très chère, tenez-vous-en la posture où la grâce vous a mise sur ce sujet ; après avoir versé abondance de larmes, demeurez dans les mains de Dieu […]407.

Lettre 67

[…] Voilà une bonne disposition. Tâchez de continuer à être fidèle ; demeurez ferme ; qu’on vous attaque, qu’on vous déchire, qu’on vous assomme, qu’on vous tue, bref, qu’on vous fasse souffrir mille morts, il faut que fixe, elle [votre âme] demeure sur la croix et que vous y mouriez. Vous vous souvenez bien de ce petit vers. Soyez donc ferme, envisageant toujours votre terme, qui est Dieu, sans vous laisser ébranler aux saillies de la nature, qui ne peut souffrir tant d’attaques sans user de ravages, ou au moins de retour pour gémir son malheur. N’ayez point de compassion de vous-même : vous êtes contraire à Dieu, c’est assez pour être obligée de soutenir le supplice que votre rébellion a mérité.

Défiez-vous du grand amour que vous ressentez présentement pour la solitude : pour moi je ne le crois pas bien pur ; mais je le crois produit d’une partie de vous-même qui regarde cet état de solitude et de retraite bien plus doux que celui du tracas et de la conversation qui nous crucifie. La vie douce d’une solitude est bien charmante et on est hors du bruit des créatures et d’une infinité de tracas, oui, je l’avoue ; mais si le pur amour ne vous mène en solitude, vous n’y ferez que corruption et vivrez toujours dans les recherches de vous-même. Prenez votre croix, ma très chère, et marchez après votre divin Maître. Ne demandez pas un autre sentier que celui qu’il vous a frayé sous prétexte de plus grande perfection. Vous serez en retraite après, quand il vous aura purifiée et humiliée par les créatures. Gardez-vous bien de rien choisir, de rien désirer et de rien demander : demeurez donc dans la main de Dieu ; Il vous mettra où il lui plaira. Vous n’êtes plus à vous et vous n’avez plus de droit d’en disposer. Pourvu que vous fassiez ce qu’il lui plaît, cela vous doit suffire : tout autre désir est amour propre ; vous êtes encore trop impure pour faire quelque élection […]408.

1661, Lettre 69

Très chère, votre état est de Dieu, et le prie qu’il le continue en vous. Ne doutez pas que la souffrance qui vous pénètre et qui semble vous submerger ne soit de sa part, c’est le calice de son amour, buvez sans craindre : sa vertu vous soutiendra. N’allez point chercher la croix ; mais quand Jésus Christ lui-même vous l’applique, ne la rejetez pas. Demeurez, comme vous faites, délaissée à son bon plaisir, lui laissant faire son œuvre en vous à sa mode. La parfaite confiance n’est autre qu’un sincère et véritable abandon ou délaissement de tout soi-même à Dieu, et de tout ce qui nous regarde, lui en laissant l’entière et libre disposition ; et l’état que votre lettre me marque contient cela très particulièrement. Demeurez donc paisible dans votre peine, autant que la grâce vous y tiendra. Ne soyez pourtant en scrupule de vous soulager un peu, prenant du repos, de la nourriture. Courage ! si vous n’étiez destinée à la perfection, vous ne seriez pas dans tous ces états de peine. C’est une miséricorde si grande que Dieu vous fait que vous n’en pouvez voir ni concevoir en cette vie la valeur ; et soyez certaine qu’à la mort vous n’aurez point de regret d’avoir été fidèle à la conduite divine.

Vous êtes bien demeurée courageuse par la vertu secrète de Jésus Christ : vivez de sa vie, et vous laissez tuer de sa divine et adorable main. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui est trouvée digne de recevoir le coup de la mort de cette main divine ! En vous détruisant il fera son œuvre, et votre fidélité attirera dans la suite plus de bénédictions sur tout ce qui vous touche que le monde et la vanité ne vous en peuvent jamais donner. Quand tout semblera périr, c’est pour lors que tout sera en meilleur état, et que la main de Dieu y travaillera pour notre anéantissement, nous faisant expérimenter notre néant, notre abjection et notre impuissance. Laissons-le faire quand il nous devrait mettre dans les abîmes, soyons certaines qu’il y descendra avec nous et que sa vertu nous y soutiendra. À Dieu. Je vous suis très obligée de la confiance que vous prenez à Jésus en nous ; je voudrais bien être plus dans sa vie et dans son esprit, afin que vous en soyez plus consolée et que ce que j’ai l’honneur de vous dire de sa part fasse en vous l’effet qu’il désire. […]409.

1661, Lettre 71

[…] Je voudrais bien qu’il plût à Notre Seigneur me donner la grâce de vous exprimer en deux mots ce qu’il me fait ressentir sur votre état, ma très chère, il est à la gloire de Dieu et à la ruine et destruction de votre amour propre. Je suis assurée que Dieu vous tient : c’est pourquoi je ne compatis pas tant à votre douleur, car il faut avoir un amour parfait pour les âmes, et souffrir que la main de Dieu les purifie, sans que notre tendresse et affection naturelle aillent au-devant. Il me semble que mon office est de vous tenir ferme exposée à la puissance de la sainteté divine, qui vous dispose pour recevoir ses effets et ses émanations en vous. Ne vous souciez point des cris et des tempêtes de la nature : laissez-la jeter ses vagues et ses petites furies. On l’égorge, et vous ne voulez pas qu’elle crie ; vous êtes trop sévère : laissez-la gémir sur sa perte et sa destruction : je lui permets de se plaindre ; mais il est défendu à votre esprit de se ranger de son parti : il faut qu’il soutienne le poids de la puissance divine et qu’il abandonne sa partie inférieure et soi-même à la crucifixion. L’anéantissement n’est pas à ce que vous pensez. Je répondrai de votre état. Soyez en repos dans la souffrance. J’espère que nous en dirons davantage sur ce sujet ; j’ai remarqué quelque point, qui peut-être vous serait utile. Notre Seigneur y donnera telle bénédiction qu’il lui plaira. Sachez que je ne vous oublie point, et vous êtes bien plus dans mon esprit que vous ne pensez. […]410.

Lettre 73

J’appréhendais ce qui vous est arrivé pour votre oraison, et vous ne voyez pas que votre esprit est plein de propre vie, et qu’il serait ravi de prendre l’essor et se revêtir de belles pensées, de bons désirs, etc. Du moins en cet état aurait-il la satisfaction de voir son ouvrage et de n’être pas si dénué de sa propre opération ; mais Notre Seigneur vous fait manifestement connaître que ce n’est pas par cette voie qu’il se veut communiquer à votre âme : il faut qu’elle apprenne à se séparer d’elle-même, de sa propre suffisance, capacité et prudence […]411.

Lettre 74

[…] Or, il faut donc premièrement savoir que la fin de l’oraison c’est l’union de l’âme avec Dieu, et que tandis qu’elle s’amuse à chercher Dieu dans son raisonnement elle s’en éloigne au lieu de s’en approcher : car pour le trouver il faut vider et simplifier son esprit. Votre lumière est bonne sur votre oraison : elle vous fait voir que tant de considérations sont plutôt opposées à la pureté de l’oraison qu’elles ne sont utiles à nous y faire avancer. Si vous avez assez de courage pour subir un peu de peine, je crois que Notre Seigneur vous fera goûter quelque chose de ce que dit David : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. Voici, à mon avis, ce que vous avez à faire dans votre état présent pour répondre au trait de la divine miséricorde sur vous : il faut accoutumer votre esprit à se nourrir de la présence de Dieu en foi, et s’en contenter dans l’oraison. Si d’abord il s’occupe de cette divine présence, il faut s’en laisser remplir et posséder : tant que la mouche à miel voltige sur les fleurs, elle ne fait ni miel, ni cire ; de même, tant que votre esprit se remplit de multiplicité, il n’est pas capable de goûter Dieu, ni de le posséder ; il faut qu’il apprenne à se taire et à demeurer avec respect et attention amoureuse à sa sainte présence, y portant une disposition de très simple acquiescement au bon plaisir de Dieu et à toute sa sainte conduite sur vous, demeurant en cette posture d’abandon autant de temps qu’il vous sera possible, mais du moins, une petite demi-heure le matin et quelque quart d’heure le soir […] Vous demeurerez ce peu de temps toute sacrifiée et déterminée d’y souffrir ce qu’il plaira à Notre Seigneur vous y faire ressentir. Or, il n’est pas besoin de raisonner beaucoup pour dire ceci : il suffit que votre esprit en porte la disposition en la vue de Dieu, continuant ainsi votre oraison et vous rendant inexorable aux cris et aux gémissements de l’esprit humain. Laissez là toutes vos autres pratiques pour l’oraison : vous y avez assez raisonné ; mais vous n’y avez pas eu assez d’anéantissement, et proprement votre oraison n’étant point oraison, mais bien une méditation qui travaille beaucoup l’esprit et laisse le cœur sec ou aride ou rempli fort passagèrement ; enfin, ce n’est pas là votre voie. Plût à Dieu être digne de vous l’exprimer comme je la conçois ; mais je n’en ai pas la capacité. Je le prie vous la faire connaître par lui-même. Les actes dans l’oraison, s’ils ne sont faits par la direction de l’esprit de Dieu, retardent l’âme plutôt que d’avancer sa consommation en la perfection. […] 412.

1661, Lettre 77

[…] En attendant, je dois vous dire que vous n’ayez point à vous alarmer sur ma mort : je n’en sais que dire moi-même, ne voyant rien de certain, au contraire, je me porte beaucoup mieux. Il est vrai que j’ai un peu d’émotion de fièvre les nuits ; mais c’est sans frisson et il n’y a nulle conséquence. Je suis entre la vie et la mort, sans me pouvoir délivrer de l’une ni de l’autre. Je suis entrée en retraite par le sentiment de Monsieur Bertot, pour me préparer à bien mourir, et je ne suis à rien moins appliquée d’une sorte : toute ma capacité semble se vouloir fondre et consommer en Dieu sans pouvoir faire de retour sur le passé ni mettre ordre au présent. Il faut vivre et mourir de cette sorte, ce qui fait que je ne puis encore voir si ce sera de ce coup que la main puissante d’un Dieu tranchera le fil de cette languissante vie, et quoique je ne sois pas dans le désir de le connaître, j’espère qu’il me fera la grâce de vous dire ce qu’il lui plaira m’inspirer pour votre conduite ; mais ne vous affligez pas avant le temps : je peux mourir, sans doute. Il me semble que je suis venue en retraite comme Moïse sur la montagne où on lui montra la terre promise. Hélas ! j’ai bien sujet de croire que je n’en aurais que les lumières et qu’il me sera commandé de me coucher dans le tombeau de mes pères. Dieu fera justice. J’ai bien abusé de ses grâces : je suis prête à la mort et ne puis rien faire ni rien dire que de demeurer en respect et en amour. […] 413.

1675

Je ne puis vous exprimer à quel point votre maladie nous touche, vos lettres nous ont fait verser des larmes, tout le monde est touché de votre éloignement […] Conservez votre calme intérieur et vous regardez toujours dans la main du Seigneur, il y a longtemps que vous êtes la victime de son bon plaisir, ne sortez point de cette disposition, regardez-vous sur votre lit comme sur votre bûcher, et que votre regard soit simple et amoureux vers l’objet adorable pour lequel vous vous consommez.

Remettez tout le reste en Dieu, cela n’empêche pas que vous donniez tous les ordres que vous devez pour vos affaires et pour votre domestique surtout la pauvre N. qui n’a d’appui en ce monde que votre bonté pour lui procurer le bien qu’elle désire, supposé que vous le puissiez, ayez intention de la donner et immoler à Notre Seigneur à votre place, s’il dispose de vous avant l’accomplissement de vos desseins, comme un supplément que vous ferez en donnant à Jésus Christ une victime. Vous verrez là-dessus ce que l’esprit de Dieu vous inspirera, après avoir mis vos affaires temporelles en état que vous ne soyez plus obligée d’y penser.

Appliquez-vous à rendre grâce à Notre Seigneur de toutes les grandes miséricordes dont il vous a comblée dans votre naissance et dans le courant de votre vie ; rendez-lui votre être pour être anéanti et votre cœur pour l’aimer dans l’éternité ; ne tendez plus qu’à vous laisser consommer doucement, prenant plaisir au plaisir que Dieu prend de vous détruire, anéantissez-vous par hommage à son infinie grandeur. Un voyageur se réjouit quand il approche de sa patrie : très chère, vous allez à la vôtre, et votre âme s’en doit réjouir, dites-lui donc pour l’encourager : mon âme, vous n’êtes point de ce monde, vous êtes sortie de Dieu et vous devez y retourner, ne regardez point la mort comme une chose affreuse, c’est aux païens à en user de la sorte, mais une âme chrétienne la doit regarder comme la porte de son souverain bonheur, c’est elle qui vous sépare absolument du monde et du péché, elle en détruit l’être en vous.

Ô ! quelle consolation a une âme de pouvoir dire et être assurée qu’elle ne péchera plus, qu’elle ne sera plus opposée à son Dieu, et qu’elle ne sera plus en péril d’en perdre la grâce. Ne prenons, très chère, que des occupations dignes de remplir saintement les derniers moments de notre vie, laissons les morts ensevelir les morts, ne prenons plus de part à la terre, séparons-nous des créatures pour nous mieux préparer à suivre l’époux, allons à la mort comme au banquet de l’évangile ; défendez-vous des retours et des tendresses naturelles, abandonnez vos intérêts, ne vous regardez plus, abîmez-vous en Dieu sans autre vue que de complaisance et d’amour ; si quelques tentations vous attaquent, ne vous détournez pas pour les considérer, conservez un bas sentiment de vous-même, regardez-vous toujours dans le sang de Jésus Christ, n’espérez rien de vous ni de vos mérites, ne vous appuyez que sur Jésus Christ. C’est dans ces moments que vous devez demeurer étroitement unie à lui comme le membre à son chef -- le démon ne peut vous en détourner que pour vous appliquer à vos intérêts d’éternité ; abandonnez-les à votre adorable Sauveur, n’ayez d’autres soins que de vous consommer en son amour.

Hélas, dans le cours de notre vie nous n’avons fait autre chose que de vivre pour nous. Vivons au moins dans ces derniers moments pour lui et mourons d’amour. Défendez-vous donc des réflexions et si vous êtes attaquée de vos ennemis, vous les vaincrez facilement si vous savez demeurer anéantie, vous tenant au-dessous de l’enfer même ; c’est dans cet abaissement que vous trouverez votre force et de quoi résister sans combat. Si vous vous trouvez coupable de beaucoup d’infidélités et que votre conscience vous reproche, confessez-vous de ce que vous connaissez, mais pour le reste, humiliez-vous sous la loi de la justice de Dieu sans perdre la confiance et l’amour qui doit prévaloir au-dessus de vos infidélités. N’oubliez pas votre bonne maîtresse l’auguste Mère de Dieu, remerciez-la de tous les secours qu’elle vous a donnés pendant votre vie ; aussi votre saint ange et vos saints patrons.

Tout ce que je vous dis n’empêche pas que l’on demande la prolongation de votre vie, mais je crois que je dois vous laisser dans un doux repos en Dieu ; je retiens les tendresses et les saillies de mon cœur pour ne point distraire le vôtre et que si l’ordre de Dieu est de vous retirer à lui, je ne vous désoccupe point de sa présence. Soyez fidèle fille de l’église en mourant comme vous avez tâché de l’être en vivant. Je ne puis m’empêcher de vous dire que je suis près de vous en esprit et que mon soin est de vous tenir dans un simple et amoureux acquiescement à Dieu, attendant le précieux moment de vous écouler en lui pour l’éternité. 414.


Jacqueline Bouette de Blemur (1618-1696)

Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges 415 :

Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.

Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde416. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit d’Élisabeth de Brême, de Geneviève Granger, de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle :

Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […]417.

Nous avons rencontré précédemment la Mère de Blémur témoignant sur Élisabeth de Brême -- mais elle ne livrera rien d’elle-même dans ses propres écrits et, sans un échange par correspondance avec la Mère Mectilde -- elles vivaient dans le même couvent parisien -- on ne peut que procéder très indirectement.

Voici un beau témoignage mystique finement perçu par notre biographe de grandes figures bénédictines. Il s’agit de la notice sur Geneviève Granger (1600-1674), la Mère de Saint Benoît du couvent de Montargis. Les liens entre extraits sont nôtres :

Elle était attentive à tous sans souci du rang :

[434] Aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu.

Sa pratique consistait en une rigoureuse remise de soi en Dieu :

[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : « je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien. »

La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde.

Cet abandon lui permettait d’exercer une fécondité mystique dans la netteté et la simplicité :

[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eût point de part.

[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.



Humble, mais libre en esprit :

[443] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.


Gertrude de sainte Opportune [Cheuret]

Sœur Gertrude de Sainte Opportune fit profession à Toul en 1674 418. Mère Mectilde la dirige :


22 décembre 1681.

[…] Je me souviendrai de vous à peu près à l’heure que vous vous confesserez ; tirez-vous aujourd’hui de tous ces fatras qui ne servent qu’à vous inquiéter et à retarder votre bonheur…

15 mars 1682.

[…] [ L’ordre de ] vous dispenser doucement d’aller en retraite dans ce saint temps [de Carême] qui de soi est rempli de tristesse : vous n’êtes guère en état de faire cette retraite, accablée comme vous l’êtes ; je ne vous crois pas assez forte pour la soutenir avec les tentations qui surviendront : la plus forte à porter est cette impression que vos sens souffrent du rebut que Dieu fait de vous. […] ; il faut entrer dans le pur abandon de tout vous-même en Dieu.

11 avril 1682.

[…] Il faut tâcher d’avoir patience et de porter seulement sur votre cœur un acte qui exprime comme vous détestez et désavouez tout ce qui se passe en vous… […] Humiliez-vous donc devant Dieu, mon enfant, le plus profondément que vous pouvez et ne vous arrêtez plus à tant confesser.

28 décembre 1682.

Si vous aviez un petit brin d’humilité vous ne vous troubleriez pas de vos misères : il en faut faire la matière de votre abjection devant Notre Seigneur […] Souvenez-vous que votre état est un état passif et que vous le devez souffrir passivement…

5 décembre 1683.

Si vous savez ou si vous voulez vous abaisser comme je vous le dis, vous trouverez la paix véritable et solide ; car elle ne se peut trouver réellement que dans le néant. À Dieu ; priez-le pour moi ; et par obéissance, espérez et croyez que je vous dis la vérité…

28 décembre 1684.

Vous ne pouvez supporter que votre intérieur soit si misérable ; et moi je vous dis qu’il le sera jusqu’à ce que votre orgueil soit abaissé sous la main de Dieu… Sitôt que vous descendrez au-dessous de l’enfer … vous commencerez à respirer.

25 mai 1686.

Soyez retirée en solitude …soyez dans l’attente de ce qu’il plaira à Dieu opérer en vous …vous éclairant de cette grande et éternelle vérité : vous êtes ce qui n’est point.

6 juin 1687.

Il ne faut point vous étonner de votre pauvreté intérieure et que vous soyez vide de Dieu ; tâchez seulement de vous vider de vous-même sans vous mettre en peine du reste. […] Tenez-vous à Dieu et laissez passer le reste. Dieu est tout et le reste n’est rien, croyez-le de la sorte. Je suis en son amour toute à vous.

27 mai 1689.

Recevant vos souffrances de la très sainte main se Dieu … [cela] vous servira de préparations à de plus grandes grâces. Je ne vous dis rien sur l’état des choses PRESENTES parce que je n’en puis rien apprendre : on dit toujours patience ; l’on ne peut rien savoir de Monseigneur. On dit que vous reviendrez…

[…] Je suis misérable en tout, parce que je ne puis contenter personne, soyez persuadée que je ne manque pas d’affection, ni de bonne volonté ; mon silence ne vous doit point rebuter : vous devez être sûre que mon cœur reçoit avec reconnaissance toutes les marques de votre fidélité ; et comme c’est pour Notre Seigneur que vous êtes fidèles, il vous bénira assurément… […] Il faut qu’une victime soit toujours sur la croix, comme sur le bûcher, où la grâce la doit immoler à toute heure. Faites un peu part de cette lettre au cher Ange, en attendant que je puisse trouver le moment de lui écrire ; croyez-moi l’une et l’autre toute à vous en Jésus et sa très sainte Mère.

5 juillet 1689.

Je ne puis m’en expliquer davantage par lettres ; vous pénétrez très bien et cela suffit sur ce sujet ; je vous assure que cela est humiliant : il faut adorer Dieu qui le permet pour sa gloire en notre abjection ; c’est là qu’il veut se glorifier, car pour l’institut il est assurément en opprobre…

Vous savez bien que vous n’êtes pas obligées en conscience à l’obéissance de la Prieure ; je suis votre Prieure ; je vous prie de ne pas vous peiner de ses ordonnances…

12 mai 1691.

Marchez sans retours et ne regardez pas le lieu où vous allez ; jetez-vous à corps perdu dans ce vide et dans ce pur abandon : vous craignez de vous perdre ; et qu’est ce que vous êtes ? …

29 mai 1691.

Tout ce que je vous puis dire ; c’est qu’il faut tâcher de ne tenir qu’à la divine volonté pour être toujours en disposition de tourner à droite ou à gauche ainsi que la Providence le voudra. Ne vous surprenez plus des petits accidents de mal qui m’arrivent, cela reviendra encore plusieurs fois avant le dernie coup qui tranchera le fil de ma misérable vie : ce sont de petits avertissements qui sont utiles, au dire du médecin, car notre terme approche. Je crois cependant que nous aurons encore un peu de respir ; mais il ne faut pas nous endormir trop profondément.

13 juillet 1691 (en fin de lettre) :

l’amertume de mon âme … [il faut] en remercier la divine bonté … indigne de parler davantage : il faut mourir en silence et dans une profonde abjection.

12 novembre 1691.

si vous souffrez pour moi, vos peines seront terribles … sans regarder pour qui et pour quoi vous souffrez, il suffit pour vous de savoir que Dieu le veut…

7 mars 1693.

Nous avons toutes été scrutinées … vous seriez étonnée comme cette visite m’a laissée tranquille …je n’ai dit que très peu de paroles, les voici : « …je suis la seule criminelle, je mérite les châtiments qu’il vous plaira, si vous aviez agréable de faire un acte de justice, ce serait de me mettre en prison… »

La mère Sous Prieure s’en inquiète [de mes bégaiements] et croit que je vais tomber en paralysie…

16 mars 1693.

Il semble que Notre Seigneur veut vous faire la grâce de fixer votre état pour ne plus chercher ce que vous avez à faire et à soutenir. J’en ai béni et remercié Notre Seigneur car c’est asssurément une grâce, vous n’en voyez pas encore la profondeur, cette grâce est grande et doit produire une sainte indifférence et une admirable paix. Je vous rencoir votre billet pour vous en souvenir, ne le brûlez pas il vous doit servir fort utilement. …

24 mars 1693.

les saint Pères qui ont éclairés l’Eglise n’ont point produit ni avancé de pareilles choses …l’esprit de Dieu n’est pas dans tout cela : si j’étais près de vous, je vous dirais bien des choses et ne doutez pas que ces gens ne soient dans l’illusion…

15 juin 1693.

les maximes de N. 419 ; je vous marquais où je trouvais de l’erreur … je n’aime pas la croyance qu’ils ont d’être les réformateurs de l’Eglise il faut tout entendre sans les rebuter , et puis nous verrons dans la suite ce qu’il faudra conclure pour la gloire du divin Maître. …

25 juin 1693.

les maximes du personnage en question, que je condamne absolument … pleines d’erreur et d’illusion … leur prophétie sur la mort de Notre Seigneur qui doit arriver le jour de la Pentecôte par un dard de feu : vous verrez si cela arrive. : pour moi je ne le crois nullement… priez Notre Seigneur qu’il ne permette pas que la connaissance qu’ils ont de votre pauvre mère serve à soutenir leurs chimères : c’en est une grande et horrible de ne pas croire la transsubstantiation et de dire que tout ce que nous mangeons est sacrement…

21 octobre 1693.

prenez courage, vous le pouvez, car vous êtes encore jeune. Heureuse une âme qui vit et qui meurt dans un parfait abandon ! gardez-vous bien d’en sortir si vous y êtes : c’est une grande grâce ; […] Vous ferez votre heure d’adoration la corde au cou une demi-heure, vous pourrez y être prosternée.

17 octobre 1694.

le grand sacrifice que vous avez fait de vous renfermer avec les chères souffrantes [de la variole] que vous avez embrassées par une charité toute divine qui vous fait sacrifier votre liberté et votre propre vie. … cette parfaite charité allumera un divin incendie qui consumera tout ce qui resterait en vous…


25 octobre 1694.

Il me semble que la conduite de Dieu sur vous est de vous tenir dans la mort : je vois que l’on vous prive de tout au-dedans et au dehors et qu’il faut que vous soyez comme si vous n’étiez pas ; cet état est difficile à soutenir et à vous dire vrai, j’aimerais bien mieux vous parler que de vous écrire : tout ce que l’on expose est sujet à la censure et ce que l’on dit en simplicité est reçu pour quiétisme ;

1694 (page 695)

Je reçu hier votre très chère, je vous la renvoie ; vous ne devez rien craindre quand ce sont des lettres secrètes, elles demeurent dans ma poche jusqu’à ce que je les renvoie. Je suis fâchée de la défense que l’on vous a faite ; mais il faut avoir patience, nous ne voulons l’une et l’autre que ce que Dieu veut, puisse t-il en tirer sa gloire ! il est vrai que ce misérable temporel fait bien du mal, il en fait d’un manière qui navre mon cœur ; je ne sais si l’on y pourra remédier, à moins que la Providence ne me donne le moyen d’y bien travailler avant que je meure. […]

Souffrez les persécutions, très chère, j’ai été de même … prenez courage ; si j’avais la liberté de vous parler je vous dirais bien des choses qui vous surprendraient. Hélas ! jusqu’où va la malice de la créature abandonnée à elle-même ! il est bien vrai que notre Institut est protégé par la très sainte Mère de Dieu, car il est dans son saint cœur comme elle me l’a fait connaître dans ma maladie, au moment que j’étais agonisante : oh ! que cette maladie a été douloureuse et pénible ! Notre Seigneur m’en a sortie sans remède parce qu’il m’a renvoyé sur la terre dans le temps que j’attendais la décision de mon éternité. O Dieu ! quelle souffrance d’attendre un arrêt éternel et sans retour ! nous en parlerons…

9 septembre 1695.

O ! rien inconnu disait Angel de Foligy420, l’âme qui sait s’en contenter a trouvé le vrai chemin de Paradis, apprenez bien cette leçon, quand vous la saurez bien soutenir vous serez savante. … N’ayant que quatre ou cinq lettres pour la nommer on ne laisse pas de l’étudier longtemps, s’apprend et s’oublie quasi en même temps ; la grâce la rappelle et la nature la rejette et la fuit.

1er aout 1696.

Vous m’êtes si présente que je voudrais à toute heure recevoir de vos nouvelles ; votre poids fait le mien, je m’en sens aussi accablée…

10 août 1696.

L’année passée je fis une petite supplique pour notre sœur défunte, dernière morte ; je priais la sacrée mère de Dieu de lui envoyer une maladie pour la disposer à se convertir et lui obtenir une bonne mort ; à la fin de la neuvaine, cette pauvre créature devint malade et les plaies commencèrent à paraître sur son corps, d’abord il semblait que ce n’était rien… la sacrée Mère de Dieu la frappa… Je voudrais bien que cette précieuse mère de Miséricorde entérinât aussi promptement votre requête.

31 mai 1697 (« copié sur ms XVIIe » au crayon)

Tout ce que l’on dit ne m’incommode pas ; je suis à mon Dieu pour vivre et pour mourir … il y a des jours où je ne donnerais pas un souffle de ma vie … le lendemain l’on me souffle des forces pour aller et venir …il ne faut pas faire fond sur moi, mais m’abandonner à la divine Providence pour vivre ou mourir comme il lui plaira et de ma part me tenir à rien, mais mourir toujours et ne m’effrayer de rien.


Marie de saint François de Paule [Françoise Charbonnier] (-1710)

Elle fit profession le 15 mai 1666 et sera prieure en 1685, du second monastère de Paris où elle mourra en 1710. Nous voyons ici Mère Mectilde en action pour rassurer, convaincre de sa vocation une nature scrupuleuse.

1662

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point. C’est la leçon qu’il fit un jour à la glorieuse Catherine de Sienne, lorsqu’elle lui demanda simplement et amoureusement : « Qui êtes-vous Seigneur ? » « Je suis celui qui suis, et tu es celle qui n’est point ». Cette précieuse parole fit un si prodigieux effet au cœur de cette sainte que jamais, depuis, elle ne sortit de son néant. Il me semble que Jésus nous dit dans l’intime de notre cœur la même chose : « Je suis le tout, et tu es le rien ». Écoutez cette voix et portez croyance à ce qu’elle nous prononce. Suivez cette vérité, et vous vivrez au-dessus de toutes choses. Rien ne pourra plus altérer la tranquillité de votre esprit, rien ne pourra troubler votre cœur.421.

1665

Quand Dieu veut posséder un cœur entièrement, il sait bien trouver les moyens de le vider et purifier de l’attache des créatures et de la propriété de nous-mêmes. Je reconnais, mon enfant, que sa main toute-puissante opère dans le vôtre une croix perpétuelle qui se fait ressentir en diverses manières de souffrances : tantôt de ténèbres, tantôt de craintes, tantôt de frayeurs et de saisissements : d’autres fois par des assauts impétueux, quelquefois par des peines violentes, quelquefois par une mélancolie horrible et insupportable qui porte le dégoût de toutes choses jusqu’au fond de l’âme, quelquefois jusqu’au point que le corps s’en trouve malade.

Cet état d’épreuve va bien plus loin. Dans les tentations, Dieu permet quelquefois au démon d’attaquer fortement par des atteintes infernales, et jusqu’au point que la pauvre âme ne trouve en elle que sa perte et réprobation. De quelque côté qu’elle se tourne, elle voit sa misère et le désespoir de son état. L’impureté la tourmente par ses impressions, par ses images détestables et par ses agitations.

Le saint homme Job fut abandonné, par une conduite adorable de Dieu, au pouvoir de Satan. Il ressentit en son corps et en son âme tout ce que la créature peut soutenir de crucifiant. Mais pourquoi fut-il réduit de la sorte ? Pour deux raisons : la première, c’est qu’il représentait la personne adorable de Jésus Christ dans l’excès de ses souffrances ; et la seconde c’est pour servir d’exemple et de modèle aux âmes que le pur amour veut dévorer et consommer. Il est vrai de dire que s’il n’y avait des exemples de telles et si rigoureuses conduites dans l’Église de Dieu, celles qui les souffriraient ne pourraient être convaincues que [de] telles conduites renfermassent en elles une si haute pureté et sainteté. […]

Puisque vous m’ouvrez votre cœur, mon enfant, je vous ouvrirai aussi le mien et vous dirai que j’ai porté, en ma vie passée, ce que vous ressentez présentement. Mais il faut confesser à ma honte éternelle que j’y ai été très infidèle. Mais je puis vous assurer que par telle sorte de souffrance, Notre Seigneur fait son œuvre au secret de votre âme. Tâchez de demeurer immobile dans le fond de votre volonté. Je vois que sa grâce vous prévient et vous soutient fortement, quoique ce soit secrètement. Je vois manifestement la conduite de Dieu sur vous et le remercie de tout mon cœur de toutes les miséricordes dont il prévient votre âme, et de ce qu’il avance son œuvre, en vous mettant dans le creuset de la bonne sorte, pour purifier l’amour propre qui régnait en toutes vos opérations. […]

J’espérais bien qu’il vous ferait un jour cette grâce, mais je ne croyais pas que ce fût si promptement, à raison de la faiblesse des sens. Vous voyant pénétrée d’une sensibilité fort tendre pour les choses de Dieu et d’une douceur intérieure, que Dieu donne ordinairement pour attirer les âmes à son service, je croyais qu’il ne vous lierait pas si tôt à sa Croix, ne vous croyant pas assez forte. Mais je vois qu’il a pris ses mesures en lui-même, et que tout d’abord il vous traite comme son Fils, qu’il fait victime dès le moment de son Incarnation, et qu’il traite dans tous les états de sa Sainte Vie comme un étranger et banni, qui n’a ni secours, ni appuis des créatures. En un mot, il le traite comme un réprouvé, comme un pécheur qui mérite les rebuts de Dieu, et de porter sur lui toute la rigueur de la divine justice. C’est en cet esprit de Jésus humilié, rejeté, et immolé à la Justice et Sainteté Divine, que notre Institut a été établi dans son Église, et vous porterez la grâce et la sainteté que Dieu y a renfermées, si vous souffrez toutes vos peines quelles qu’elles soient, si vous demeurez comme Jésus et avec Jésus abandonné aux volontés de son Père. […]

Ne vous étonnez de rien de tout ce que vous ressentez de misérable et de malin en vous. Souffrez, mon enfant, souffrez avec Jésus, et souffrez avec saint Paul pour achever ce qui manque à la Passion de son bon Maître et le vôtre. Ne vous surprenez de rien. Laissez-vous en proie à son plaisir, en vous défendant le plus que vous pouvez des retours sur vous-même et des tendresses que l’amour propre excite sous des prétextes excellents de salut, d’éternité, ou des craintes excessives de péché, d’être hors de la grâce, et d’être dans un état qui n’est pas de l’ordre de Dieu. Il faut être ferme et un peu dure à soi-même en ces sortes de dispositions, autrement on pleurerait toujours, et on s’accablerait par l’esprit de nature. Au nom de Jésus, l’unique tout de nos cœurs, soyez fidèle au sacré abandon à la volonté de Dieu. Voilà ce que vous avez à faire, et d’être fidèle à toutes vos obligations, surtout à l’obéissance, vous laissant conduire comme un petit enfant sans aucune défiance de la bonté de Notre Seigneur.

Continuez de découvrir vos sentiments et tout ce qui se passe en vous par simplicité chrétienne, pour éviter les illusions. Dieu soit à jamais béni de vous avoir jetée en cet état ! Ô quelle grâce, si vous demeurez fidèle ! Vous le serez, si vous faites ce que je vous dis, qui est abandonner tous vos intérêts spirituels, éternels, temporels et corporels à Jésus Christ, le laissant conduire votre âme en la manière qu’il lui plaira, conservant une pleine et entière confiance en sa bonté. […] Voilà ce que je vous puis dire, vous conjurant de croire que je suis du plus sincère de mon pauvre cœur toute à vous, puisque Dieu vous a donnée à moi. Soyez assurée qu’il m’a aussi donnée toute à vous et que vos intérêts sont les miens, et les seront à jamais.422.

Mectilde poursuit :

Ce petit mot, ma très chère Fille, est seulement pour vous assurer que j’ai reçu vos chères lettres avec beaucoup de consolation. […] Plus vous êtes pauvre et abjecte en vous-même, plus je ressens intérieurement de confiance en la bonté de Notre Seigneur. Il fallait, ma chère enfant, de nécessité absolue, que Dieu tout bon vous conduisît de la sorte, autrement vous ne vous seriez jamais connue vous-même, ni sorti de votre propre corruption. Vos belles pensées, vos beaux sentiments et le reste que vous receviez avec tant d’abondances, nourrissaient votre amour propre, et tandis qu’il vous semblait tendre à Dieu avec ardeur et l’aimer de tout votre cœur, la nature intérieure s’engraissait aux dépens de Notre Seigneur. Qu’il soit à jamais béni d’avoir fait ce coup de renversement !

Vous pourrez dire avec vérité que votre perte c’est votre gain, et que vous êtes infiniment heureuse dans votre misère et dans ce que l’amour propre appelle malheur à raison de sa ruine et de la perte qu’il fait de sa propre complaisance et satisfaction. Soyez certaine que l’état que vous portez est de Dieu et de sa conduite toute miséricordieuse, et si j’étais une heure auprès de vous, ma très chère fille, j’espérerais, qu’avec sa grâce, je vous ferais toucher au doigt et convaincrais votre raisonnement des avantages de votre état présent, et qu’il fallait que la main toute puissante de Dieu fît ce coup de renversement pour vous ouvrir les yeux et vous faire sortir de vous-même.

Mais ce que je puis dire, c’est de le remercier pour vous et de le supplier très humblement de continuer et de vous faire entrer malgré la tendresse naturelle qui vous fait réfléchir incessamment sur vous-même, dans la sainteté de ses desseins sur votre âme, et qu’il vous donne la force et la grâce d’y adhérer et de soumettre votre sens naturel à ses divines volontés, par un simple abandon de tout vous-même, sans envisager la perfection et l’impossibilité d’y parvenir, mais de vous laisser toute au pouvoir de Jésus Christ, attachant votre fortune et votre perfection à une sincère démission de vous-même à son bon plaisir. […]

Soyez fidèle en tout, sans vous gêner ni vous troubler de vos chutes et imperfections. Vous pouvez bien dire qu’il vous reste bien des choses à faire selon vos lumières, et moi, chère enfant, je vous dis que vous avez beaucoup à mourir. Prenez courage. Dieu ne vous commande pas d’avoir toutes les vertus tout d’un coup, mais il veut que vous expérimentiez votre propre indigence, faiblesse et indignité, et que, vous défiant de vous-même, vous espériez tout de sa bonté. Écrivez-nous durant l’Avent et en tout temps, quand vous voudrez. Vous savez que je suis en Jésus toute à vous.423.

1666

[…] La plus grande consolation que je puisse avoir en ce monde est de vous savoir bien à Dieu, et que vous êtes entre ses mains comme une cire molle, pour être formée selon ses très aimables volontés. Conservez votre paix intérieure par-dessus toutes choses ; ne vous attachez à rien, ne désirez rien et ne craignez rien, voilà le moyen de posséder un paradis en terre. Soyez cependant ponctuelle à vos obligations, et fort indifférente à tous les emplois et commandements de l’obéissance. Si vous observez ce que je vous dis, rien ne vous pourra nuire. Soyez égale en tout, portez votre trésor en vous même, que rien de créé ne vous pourra ôter, si vous êtes fidèle. Il importe peu à quoi l’on nous emploie si nous conservons l’attention amoureuse à notre divin objet qui est toujours au centre de notre cœur. Prenez tout ce qui vous est ordonné de sa part, et ne regardez jamais les créatures en vos Supérieures et en vos Sœurs. Accoutumez-vous à faire toutes vos actions en esprit de foi, et, vous élevant au-dessus de l’humain, en regardant la volonté de Dieu en toutes choses, ne prenez rien de la part des créatures, soit bien, soit mal. Accoutumez-vous à voir en toutes rencontres Dieu et son bon plaisir. J’ai un si grand désir de vous voir bien sainte que je voudrais être toujours auprès de vous, pour vous redresser et vous animer à être toute à Jésus Christ, comme une pure victime de son amour. Je vous donne encore avis de ne vous point soucier des goûts et consolations intérieures ; ne vous attachez à rien, mais soyez comme une statue entre les mains du sculpteur, qui souffre d’être taillée à son gré. Dieu est le divin ouvrier qui travaille en vous et qui vous doit rendre conforme à son Fils. C’est pourquoi laissez-vous dépouiller au dedans et au dehors, ne retenant rien qu’un simple et amoureux abandon au bon plaisir de Dieu, et quand vous ne l’aurez point sensible ni amoureux, vous l’aurez crucifiant et douloureux. Il est bon et plus sanctifiant que l’autre. […] 424.

Puis :

[…] J’ai bien à vous dire sur toutes les dispositions crucifiantes et pénibles que vous avez portées. C’est une marque infaillible de la pureté et sainteté où il vous veut faire entrer. Il y a des âmes où il faut bien plus soutenir de morts et d’atonies que d’autres, parce qu’il y a plus de nature et plus de tendresse, et, en un mot, plus d’amour propre, et le vrai lieu où cette malignité se détruit sont les souffrances, les tentations, les pauvretés, les délaissements, les rebuts de Dieu et des créatures. Mais quand Dieu a fait son ouvrage par cette voie d’humiliation et que l’âme demeure fidèlement immobile entre les divines mains, par un saint abandon de tout soi-même à la divine volonté, sans retour sur ses propres intérêts, mais se perdant pour elle-même en toutes manières pour n’être plus rien qu’une simple disposition d’agrément ou d’adhérence à tout ce que Dieu veut, sans aucun choix, pour lors Dieu ayant ainsi purifié, vidé et consommé tout ce qui lui est contraire, il se produit lui-même au fond de l’intérieur. […]425.

Une très belle lettre de 1667 éclaire cette sœur scrupuleuse :

À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d’être dans la douleur, j’ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispo­sitions.

Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères, de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu’au lieu d’aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries inté­rieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l’impuissance et l’enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n’avez plus observé de règle ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n’y a pas lieu d’espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J’accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m’effraye et ne m’étonne pas. Vous n’avez de tout cela qu’un péché, c’est d’avoir quitté le néant pour quelque chose, d’avoir quitté l’état de mort pour prendre vie, d’avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n’êtes qu’un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde, mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.

Si j’étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : « Mon Dieu et mon Sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d’avoir voulu être, et d’avoir empêché votre grâce de m’anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d’éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu’un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu’il vous plaira ». Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l’obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n’est plus question de tout cela, mais seule­ment de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l’enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.

Voilà jusqu’où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volontiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l’offensez.

Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abîmez tous ces retours et réflexions dans l’abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu’il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui ne parle plus pour soi-même, ni pour autre.

Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l’égard de Dieu, comme ce qui n’est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expliquer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l’obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n’a rien de tout cela.

Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu’il fera justice s’il vous met en enfer. N’en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l’enfer et des démons. Le rien n’est rien de tout cela…426

1669, trois ans plus tard, en bonne route du Néant :

Je ne doute point, ma très chère fille, que vous ne trouviez toute paix et tout bonheur, et pour comble la possession de Dieu dans votre néant ; l’on peut dire que dans ce rien véritable, les trésors de la grâce et de la sainteté y sont renfermés. Courage donc, ne vous retirez point de ce bienheureux néant. Et pour voir si vous y êtes par l’esprit de Dieu, voyez s’il vous porte à la mort de toutes choses par une sainte indifférence, constante également partout, et s’il vous tient indifféremment prête à tout.

J’espère que, si vous y êtes fidèle, vous viendrez à posséder ce néant en tout, de sorte que rien de la vie ne vous en fera sortir. Mais comprenez que je n’entends pas que vous pensiez toujours à ce néant et que vous n’ayez jamais d’autre entretien. Le néant ne s’attache pas même au néant ; il faut qu’il vous mette dans une simple capacité de tout ce qu’il plaira à Dieu de faire de vous, étant prête à tout sans choix et sans élection d’aucune chose.

Si je pouvais vous parler, je vous l’expliquerais mieux, mais c’est tout ce que je puis de vous en écrire ce petit mot. L’Esprit de Jésus fera le reste en vous, laissez-vous toute à lui. Il a commencé par son infinie bonté et miséricorde, il achèvera par son amour.

Priez-le pour moi, et l’adorez pour mon supplément. Hélas ! je suis toute dévorée, mais Jésus est la gloire et le soutien de tout ; je suis en lui pour jamais, sans changer, ce que vous savez que je vous suis en lui et par lui. J’embrasse tendrement ma pauvre Sr. N. et la prie, avec nous, de me donner quelques communions pour obtenir de Notre Seigneur la grâce de n’être point opposée à la sainteté de notre Institut.

Je salue aussi toutes nos chères Sœurs, mais ne montrez la présente à personne qu’à la Mère Prieure, si elle la veut voir, et à ma chère Sœur des [Anges]. Gardez-vous d’être indiscrète dans l’opération intérieure ; vous gâteriez l’œuvre de Dieu en vous au lieu de la soutenir. Ne soyez point trop abstraite, prenez de la nourriture et du repos raisonnablement et, durant le repos, ôtez vos instruments de pénitence, et n’allez point si tôt faire oraison après le manger ; divertissez-vous innocemment.427.


Madame de Béthune (1637-1669)

Présentation

Mectilde considérait Madame de Béthune, Abbesse de Beaumont-lès-Tours, comme la « Victime choisie. » 428. On éclaire le titre de Victime — devenu à nos yeux un peu étrange sinon se prêtant à des explications critiques — par référence au « Breviloquium » de saint Bonaventure :

Puisque le Principe réparateur est absolument parfait, et très probablement répare et réforme par le don gratuit, il convient que le don de la grâce qui de lui émane libéralement et abondamment s’épanouisse…429.

Nous sont parvenues plus de trois cents lettres adressées à la fin de sa vie par Mectilde à Madame de Béthune 430

Un premier ensemble de ~40 lettres couvre la quasi-totalité des quatre années 1683 à 1686 : il est représenté ici depuis la Lettre 2 écrite probablement peu après la lettre 1 du 13 mai 1683 jusqu’à la lettre 41 du 28 décembre 1686. Ce premier ensemble permet un choix de beaux extraits éclairant la direction spirituelle  et couvre la première moitié de notre florilège.

Un deuxième ensemble de ~270 lettres couvre une période courte : du début d’année 1688 à mi 1689 : il est représenté ici plus brièvement  depuis la lettre 75 du 2 mars 1688 jusqu’à la lettre 262 du 31 mars 1689. Ce deuxième ensemble suit presque au jour le jour leur relation spirituelle ce qui rend le contenu moins dense. La seconde moitié du florilège suffit à présenter ses points majeurs.

Une particularité propre à ce deuxième ensemble atteste la présence d’une « bonne âme », personne inspirée vers laquelle Mectilde se tourne en espérant trouver des aides et même des prédictions. C’est une personne bien vivante à laquelle on écrit et dont on attend réponse qui s’avère parfois tardive.

Il s’agit d’une deuxième « bonne âme » puisque la première était Marie des Vallées à laquelle la jeune Mectilde demandait aide et avis. Cette deuxième « bonne âme » est citée plus de trente fois depuis février 1688 jusqu’au début avril 1689, soit pendant une courte période de 14 mois.

Nous pensons qu’il s’agit de Madame Guyon, assurant aux yeux de Mectilde un rôle comparable à celui de « sœur Marie »431. La période correspond à 7 mois d’enfermement suivis de 7 mois de liberté où Madame Guyon jouit d’un prestige dû à son martyre 432.

La correspondance commence par un avertissement typique du milieu du XIXe siècle de refondation (et de crainte du quiétisme) :

Lettres à Madame Anne de Béthune, Abbesse de Beaumont [titre souligné] /Cahier 3. 433.

Note 434.

« Ce recueil ne devra jamais être lu en public, car les lettres qu’il contient ne convenaient guère qu’à la personne à qui elles ont été adressées. Elles renferment il est vrai, quelques détails intéressants pour l’Institut ; mais le reste ne présente actuellement aucun intérêt réel et même quelques lettres, parlant de choses peu édifiantes, pourraient être dangereuses et peut-être même scandaliser quelques esprits.

Le R.P. Collet de Solesmes a fait cette petite marque « o » à quelques lettres qu’il a distinguées parmi les autres 435 ; mais ce serait, je crois, pour les placer dans le recueil choisi, si l’on devait les faire imprimer un jour. Paris 21 juin 1860. » 



1683-1686

Lettre 2. « À la même Dame » 436. « Je vous crois présentement à Bourbon… »

[…] j’oserais dire, ce me semble, qu’à votre égard je sens une tendresse de mère : il s’est fait entre nous des liaisons de toutes manières ; tandis que Dieu a lié nos âmes il a aussi lié nos cœurs, de sorte qu’il me semble que nous ne sommes qu’une en lui […] heureuse l’âme qui reçoit l’esprit et la grâce de cet ineffable mystère [où l’hostie adorable ouvre ses divins trésors]. On vous l’a donné, chère victime ; mais c’est si secrètement que cette grâce veut opérer qu’il ne faut pas prétendre que vos sens y prennent quelque peu de vie : tout est renfermé dans l’intime ; la foi soutient la mort et la privation qu’il faut souffrir…

Lettre 4  Paris, 20 juin 1683. « Vous n’aurez, chère et aimable victime, qu’un petit mot... »

[…] Voilà ce que Notre Seigneur me donne à vous dire sur ce sujet ; ne vous affligez donc plus d’être si misérable et ne rétractez pas votre vœu de victime, sous le prétexte de tant d’horribilité, ou de ce rapport à Lucifer ; n’approfondissez pas davantage par votre raisonnement ou par vos sentiments ; mais laissez-vous anéantir aussi profondément que la grâce le fera dans la paix et dans la vérité que Dieu seul est et que vous n’êtes point ; et dans toutes les impressions opposées à la sainteté de la victime, demeurez dans votre néant : c’est là que tout se perd, car le néant ne soutient rien que Dieu, qui en est uniquement le maître absolu. […]

Lettre 3, 21 juin 1683.

[…] le doigt de Dieu vous a marquée dans son registre éternel : voici qui est ineffaçable ; je vous prie, n’y faites plus de retour quoique dans votre connaissance, vous soyez la plus indigne d’un si grand avantage. Si vous trouviez en vous quelque dignité, c’est alors que vous en seriez plus indigne ; reposez-vous en Jésus-Christ qui fera en vous ce que vous ne pouvez faire et qui remplira cette sainte qualité ; ne vous regardez donc plus en vous-même ; ce que vous êtes ou ce que vous n’êtes pas ; mais comptez sur vous comme sur ce qui n’est point, c’est-à-dire sur le néant et néant pécheur ; si vous voulez, tous ces néants doivent demeurer au rien, pour laisser Dieu être en vous tout ce qu’il y veut être pour lui-même. […]

Mettez-vous en repos sur mon sujet : je crois que vous me retrouverez encore et que nous pourrons, avec la grâce de Notre Seigneur, prendre des résolutions pour ses desseins : sa bonté pourvoira à tout ; ne craignez rien : il suffit qu’il vous aime en vérité d’un amour infini et je puis vous assurer qu’il vous aime d’un amour de préférence ; demeurez dans cette vérité en toute simplicité : soyez comme une toile immobile pour recevoir les traits du pinceau de la main divine qui veut le représenter lui-même dans l’intime de votre âme ; ne cherchez pas comment ; mais demeurez en sa disposition comme un petit enfant […]

Lettre 6.437. « Madame, je reçois les chères vôtres qui ont pénétré mon cœur… »

J’ai passé une bonne partie de la nuit à vous tenir en esprit entre mes bras, vous offrant et moi avec vous à celui auquel nous devons être tout immolées et tout mon être intérieur se promit [n. : lecture incertaine] dans un profond silence, de vous soutenir ; je sentais votre douleur […]

Il faut que je vous dise en passant qu’il y a plus de 25 ans que Notre Seigneur me demanda une victime, faite pour son unique et divin plaisir : depuis ce temps je l’ai toujours cherchée ; j’ai eu plusieurs fois la pensée, étant auprès de vous, de vous en parler ; mais autre chose m’en ôtait le loisir. Cependant je dois vous dire que dans l’intime de mon âme il me semble et je crois que ce sera vous-même, ma toute chère, qui remplirez cette place […]

Hier, j’étais forte en vous sacrifiant, et la nuit aussi, et aujourd’hui je suis faible et je le ressens ; mais pourvu que Notre Seigneur et sa très sainte Mère vous soutiennent, je suis contente ; et c’est ce que j’espère assurément ; prenez donc courage, madame, et relevez votre foi en simplicité : vous êtes en Dieu ; il est actuellement en vous, opérant ses états de mort et d’anéantissement ; ne les examinez pas : tout ce qu’il fait à présent vous est inconnu ; mais vous le verrez un jour ; il faut demeurer toute abandonnée comme ce qui n’est plus à soi, qui n’a plus de part en soi, et qui est à l’usage d’un autre : en effet vous n’êtes plus à vous ; mais toute à Jésus Christ et à ses usages ; prenez courage : il vous soutiendra et vous bénira. [fin]

Lettre 7. Paris, 2 juillet 1683 438. « Le rhume que j’ai dans la tête depuis plus de huit jours... » .

[…] Il faut vous dire que j’ai été remise aujourd’hui sous le pressoir de la charge, quoique j’y eusse renoncé d’une manière particulière ; Notre Seigneur m’a réduite sous sa justice ; je mérite bien d’en porter le poids, il me serait bien doux si j’y faisais mon devoir. [...]

Lettre 11 439 « Non, non, madame, j’espère que Dieu... » .

[…] Ne savez-vous pas que je fais comme la mère de Méliton qui portait son enfant au martyre ? Hélas ! Malgré ma tendresse je vous porte au sacrifice, à la mort, et à la destruction totale de tout vous-même : il faut bien que Notre Seigneur me donne du courage et j’espère qu’il m’en donnera toujours, tandis qu’il donnera à la fille une sincère confiance en sa mère. J’ai été fort occupée de vos souffrances cette nuit après Matines, et dans un instant j’ai vu que ce n’était pas casuel440 ; mais par un ordre de providence bien extraordinaire et bien sanctifiant pour vous, et pour moi bien affligeant. [...]

Lettre 14.

Vous avez grande raison de dire que ce qui s’est passé n’est que le commencement de l’œuvre de Dieu en vous. C’est tellement son ouvrage que peu de personnes vous y aideront ; vous n’avez besoin que d’un petit appui qui est l’obéissance. Vous ne pouvez marcher sûrement sans cela, à cause de la crainte et de la timidité de conscience qui pourraient vous arrêter en chemin ; j’espère que cette obéissance ne vous manquera pas, jusqu’à ce que vous ayez fait et souffert les travaux des grandes démarches qu’il faudra faire et soutenir dans le pur abandon, qui est quelquefois si dénué qu’il fait peur aux plus hardis ; je vous assure que pour marcher dans ses voies, il faut des gens de sac et de corde qui soient résolus de tout perdre ; ne craignez pas cependant : vous serez soutenue par un petit filet divin. [n. : lettre donnée complète]

Lettre 15, Paris, 28 juillet 1686 441. « Ce mot vous ira trouver à N... ».

[…] Vivons de foi, madame, et nous nous trouverons sans peine en Dieu ; c’est là que je vous embrasse d’une manière qui n’est pas défendue ou impossible par l’éloignement. Nous sommes unies en Dieu par lui-même et pour lui, c’est pourquoi il nous a identifiées en lui : voilà la base et le fondement de notre union, qui sera éternelle par sa grâce.

Vous voilà dans cette effroyable solitude, où vous ne trouvez ni Dieu, ni créature : j’avoue qu’elle est très forte à soutenir ; mais c’est l’ordre de Dieu : il y faut marcher et ne vous point effrayer : cette solitude vous conduira dans la perte de tout le créé ; quand vous vous trouverez ainsi seule, ne vous troublez pas pensant que vous êtes infiniment loin de Dieu : j’ose bien vous assurer qu’il est en vous et que c’est lui qui fait cette vaste solitude et qui la soutient ; souvent la réflexion vous donnera des transissements [sic] de cœur, croyant que vous êtes perdue, que votre voie est un abîme où vous ne pouvez pénétrer, ni savoir qu’elle en sera la sortie ou le succès d’une telle disposition. Il faut pour toutes choses vous contenter du simple et nu abandon, en pure perte de tout vous-même, sans connaître ni sentir ce cher abandon…

Lettre 16, Paris, 6 août 1686 442. « Si vous êtes enfant de douleur vous êtes aussi enfant de grâce et de bénédiction ; mais cachée à vos yeux » .

[…] lorsqu’il semble que tout périt, c’est alors qu’il perfectionne son ouvrage et il est parfait quand tout est perdu, que l’âme est tombée au néant et qu’elle ne peut s’en relever […] Madame, il ne faut pas reculer : l’ordre du Très-Haut est donné, il faut marcher dans la mort, ou pour mieux dire, dans un abandon total ; je sens bien, madame, que vous criez quelquefois après votre Mère, je puis cependant vous assurer qu’elle est bien près de vous : je vous tiens entre les bras de mon cœur ; c’est ainsi que je vous présente tous les jours […] il vous consommera en lui ; mais gardez-vous bien de vouloir pénétrer les secrètes opérations de ce feu tout divin : vous en sentirez un jour les flammes ; mais ce ne sera pas comme plusieurs qui sentent les joies et les plaisirs dans les choses saintes : ce sera d’une façon si intime et si divine qu’on ne peut vous les bien exprimer ; si NS me donne la vie, dans quelque temps vous me le direz. Adieu je vous suis toute en lui, pour lui. [fin de L.]

Lettre 21, Paris, 25 août 1686. « Je suis persuadée que NS a voulu... ».

Je vous assure que vous ne tomberez point dans la folie : la sagesse divine vous conduit ; laissez tomber vos craintes naturelles et humaines et celles que le démon peut encore susciter en vous. N’être rien, ne vouloir rien, ne désirer rien, se contenter de ce que Dieu est en lui-même, sans retour volontaire sur vous, c’est ce que l’on désire […] Attendez les moments de Dieu : il ne vous manquera point, je vous en assure, quoique votre esprit vous dise que c’est une rêverie ; non, non, ce n’en sera point une : cet esprit qui veut voir et pénétrer les voies de Dieu apprendra à ses dépens qu’il n’est pas assez épuré pour y entrer ; il faut qu’il meure aussi bien que le reste ; vous n’avez besoin que de patience et d’une longue patience, car cet état n’est point consommé tout d’un coup : vous souffrirez le néant qui fait un vide extrême, c’est pour quoi l’on vous dit, laissez tout tomber ; ce qui vous fera plus souffrir sera de sentir que votre esprit semble perdre toutes ses belles qualités naturelles et qu’il devient comme hébété…

Lettre 27, Paris, 25 septembre 1686. « Hélas ! Où est la victime ? ».

[...] demeurer dans le simple abandon : il n’y a point d’autre sentier ; dans la santé comme dans la maladie elle n’est rien ; dans la vie et dans la mort c’est une même chose ; dans la suite on ne vous permettra plus de vous regarder : votre regard deviendra si simple en Dieu que, sans quasi l’apercevoir, il vous soutiendra et vous tiendra lieu de tout ; laissez-vous seulement dans ce bienheureux rien : Dieu fera de vous ce qu’il lui plaît. […]

Lettre 36.

Notre Seigneur demande de sa fidèle victime qu’elle lui remette tous les dons, toutes les grâces et faveurs sensibles qu’elle pourrait ressentir et que, au lieu de tout cela, elle prenne pour son partage les impuissances, les ténèbres, les privations, en un mot qu’elle vive sur la terre comme dans un pays d’exil […] vivant dans la mort, sans néanmoins négliger le soutien de la vie corporelle, nécessaire même à l’œuvre de Dieu en elle : c’est pour quoi elle est obligée de soutenir la nature qui périrait sous le terrible poids des souffrances intérieures, qui attaquent même imperceptiblement le corps, et causent souvent de fortes grandes et fâcheuses maladies, et des inanitions dont on ne peut revenir, ce qui fait souvent préjudice à l’âme, qui manque de forces par l’accablement du corps. C’est pourquoi il le faut soutenir sagement et prudemment, d’autant plus que la conduite de Dieu étant pour l’âme une vie de pure foi, elle ne la peut soutenir sans de grandes souffrances ; les privations étant dures à souffrir sans une grâce secrète et puissante ; elle a besoin d’être soutenue ; mais la certitude que nous avons que cette grâce secrète ne lui manquera pas nous a obligée de la pousser dans ce sentier et dans cette voie si obscure, où l’on ne voit rien, l’on ne sent rien, l’on ne connaît rien, et où tout semble être perdu…

Lettre 41, Paris, 28 décembre 1686. 443 « Je viens vitement vous faire ce mot... ».

[...] Je vois dans votre intérieur comme dans un miroir : il me semble que l’on me fait distinguer les qualités qui vous sont naturelles et celles qui sont surnaturelles ; […]

1688

Lettre 75, Paris, 2 mars 1688. « Vous n’aurez qu’un mot… » .

[…] Je ne suis plus rien ; du moins il me le semble et je vivrais, je crois, comme si je ne vivais point ; j’aurais un grand penchant à me défaire de toutes choses et à me voir cachée dans un trou : j’aspire après ce bienheureux temps que la bienheureuse Mère de S. Jean a prédit de moi ; je vous assure que depuis mon accident je suis bien plus séparée, et n’était que NS a dit par la bonne âme 444 qu’il me guérira et prolongera mes ans, je ne me tiendrais point en sûreté ; mais il veut que je vive ; il m’a rappelé de bien loin ; je ne sais pas encore bien clairement pourquoi je suis revenue […]

Lettre 85, Paris, 27 mars 1688 445. « J’ai plusieurs réponses à faire à la chère Victime… ».

Hélas ! À présent je suis comme un enfant ; peut-être seriez-vous édifiée, si vous voyiez ma dépendance : ce n’est pas que je croie retomber, quoiqu’ils en aient toujours un peu peur, car tous les jours nous apprenons que beaucoup de personnes meurent d’apoplexie ; pour mettre les gens plus en repos à mon égard, j’ai écrit à la bonne Âme, pour lui demander si je retomberai dans cet accident…

Lettre 115, 21 mai 1688. « Je ne reçus point hier des chères nouvelles... ».

Je n’ai garde de lui [n. Monseigneur du Puy] parler de la bonne âme ; j’ai bien cru qu’il y aurait des persécutions ou du moins des humiliations pour ceux qui produiraient cette bonne âme. Nous sommes dans un temps où la grande spiritualité est fort méprisée, pour ne pas dire tout à fait condamnée, heureux ceux qui s’en vont au Seigneur ! […]

... Ne vous étonnez pas de ce que l’on dit de la bonne âme : si on la connaissait, ce serait encore pis, car sa voie est bien extraordinaire ; je crois qu’on la cachera encore plus que jamais et je vous dirai ingénument que depuis plus de deux mois j’en suis quelquefois bien occupée et je demande ardemment à Notre Seigneur qu’il manifeste son ouvrage en elle, car il lui dit des choses fort surprenantes ; il faut de la patience. Notre Seigneur a ordonné qu’on la tienne fort cachée et ce qu’il dit par elle sur beaucoup de choses qui doivent arriver. J’espère en avoir encore quelques nouvelles pour la Victime.

Lettre 117, 26 mai 1688. « Un petit mot toujours en courant... ».

[…] J’espère qu’il vous fera la miséricorde d’aller au haut de la montagne ; mais je ne sais si vous aurez le plaisir de voir ce que la main de Dieu aura opéré : oui, en quelque chose ; mais non pas en tout que dans le dernier moment de votre vie : passons donc, très chère victime, passons le torrent ; et si NS me donne quelques grâces et quelques lumières pour vous, croyez que je vous tiens en esprit par la main et que notre Seigneur vous soutiendra, que sa grâce et son amour achèveront ce qu’il a commencé ; croyez que tout ce que vous souffrez c’est le même pur amour qui le produit en vous…

Lettre 120, 1er juin 1688. « J’attendais hier le Père de Roncherolles… » .

[...] Dimanche on dit que je bégayais, mes paroles n’étant point articulées ; cela fit une alarme et la mère sous-prieure envoya dans le moment quérir les médecins et chirurgiens : vous eussiez dit que j’allais rendre l’âme, tant elle s’effraya et toute la communauté ; pour les contenter je prends médecine et je me porte bien comme à mon ordinaire : comme je n’ai plus de dents j’ai peine à prononcer ; mais la mère sous-prieure se fait peine de toutes choses, cependant soyez en repos. […]


Lettre 121, 2 juin 1688. « Je viens vitement dire un mot... ».

[…] Voici ce que Notre Seigneur dit à cette bonne âme [n. : après des encouragements pour « la chère Victime » et sur les événements de Pologne] : « Ma fille, tu ne seras pas trompée : je donnerai des marques à ton Supérieur, il aura des confirmations de la vérité de ton état, que si les choses n’arrivent pas dans les temps marqués, c’est un contrepoids que je mets pour empêcher l’orgueil du cœur humain, qui pourrait s’élever dans l’exécution de si grandes choses que je t’ai promises : le tout s’accomplira ; reste en paix. » Quelque temps après il lui a dit : « il est aussi vrai que c’est moi qui te parle qu’il est vrai qu’il n’y a point d’ordure dans la clarté du soleil ; que tu es heureuse de faire ma volonté depuis le matin jusqu’au soir. » Voilà ce que je reçus hier : j’ai cru que je devais vous en faire part, pour un peu divertir votre pauvre cœur…

Lettre 141, 11 juillet 1688. « Dieu prend plaisir de faire vivre dans le sacrifice... ».

[…] Quoique que Monseigneur du Puy ait bien frondé contre la bonne âme, me priant de vous en désabuser. Il est vrai qu’il parle fort juste et je donnerais entièrement dans son sens si je n’avais grand nombre d’expériences que l’esprit de Dieu la conduit ; il faut être plus réservé que jamais d’en parler ; il faut attendre, voir ce que NS en fera et cependant communiquer avec elle fort secrètement. Je sais bien qu’il y a des chutes que le monde et même les savants auraient peine à digérer ; mais je demeurerai toujours dans le respect tout le temps que nous ne verrons rien d’opposé à l’Esprit Saint de JC : il se communique à ses Élus comme il lui plaît : tout ce que je vois de plus extraordinaire ce sont les grandes et surprenantes miséricordes qu’elle dit que NS veut faire aux pécheurs ; il est vrai qu’il semble tout occupé à trouver des moyens pour les sauver ; nous en dirons quelque chose si NS me donne la consolation de vous embrasser, en attendant ne craignez rien de vos dispositions intérieures dont vous m’avez écrit ; jusqu’à ce que je puisse vous dire un mot sur chaque article, tenez-vous bien en repos, demeurant perdue en Dieu sans le sentir, ni le goûter, ni savoir comment il fait son ouvrage […] Je ne sais si vous pourrez lire mes griffonnages, je vous assure qu’à peine puis-je les lire moi-même […] c’est pauvre marchandise que vieillesse…

Lettre 214, 6 décembre 1688. « Ne vous étonnez point des tentations. » .

[…] Il faut prendre garde à qui l’on se confie : je dis cela pour grandes raisons ; je sais bien qu’elle [la direction] a terriblement humilié l’esprit de la victime de l’assujettir à son indigne ; je puis dire que cela lui a coûté beaucoup, mais Dieu l’a voulu sans moi, ce me semble, et sans m’y donner d’autre part que le néant : je ne suis point lumineuse, je ne suis qu’un misérable avorton que la terre devrait abîmer ; je vous le dis du cœur et dans la sincérité que Dieu connaît et qu’il me fait toujours sentir sans réflexion ; mais par un état de néant permanent qui me fait vous dire que je n’ai nulle part à la direction de la victime : je ne cherche pas ce que j’ai à lui dire ; il m’est donné dans le temps. […]

Pour exprimer ce que c’est que votre indigne, je dirai seulement que c’est un écho qui résonne ce qu’il entend, comme lorsqu’il y a quelque concavité en quelque lieu on trouve ordinairement un écho, on dirait que c’est une voix qui répète ce que l’on dit : cette indigne est de même, c’est un écho, c’est-à-dire rien, car l’écho n’est rien : ainsi elle est le rien de Dieu, or le rien n’est rien, il faut que je sois toujours rien en tout et rien partout. Quant à moi comme créature de péché et d’horreur je ne sais, très chère victime, pourquoi je vous écris ceci, vous le pourrez pénétrer ; mais il faut brûler cette lettre, vous le jugez bien. […]

Lettre 218, 18 décembre 1688. « Je crois qu’il ne faut plus attendre que de l’embarras... »

[…] Les illusions sont grandes sur les voies de l’anéantissement : pour être plus anéantis ils sortent des voies de l’évangile et vont dans certains degrés ou pour mieux dire dans un chemin perdu où, disent-ils, pour être plus perdus il faut perdre l’innocence [par] plus parfait abandon. O Dieu ! Quel effroyable égarement 446.

1689

Lettre 233 à Madame l’Abbesse, Paris, 19 de l’an 1689.

Je viens, très chère Victime, vous écrire un petit mot... » […] J’aurais grand besoin de vous entretenir et de vous faire voir l’erreur de bien des gens dans cette conduite crucifiante, interprétant quelques passages du « Cantique des Cantiques » pour favoriser leur sentiment, pour ne pas dire leur dérèglement. Ils veulent que l’âme se souille délibérément, disant que l’innocence de la vie est un appui, qu’il faut le perdre et s’abandonner à tout ; O maximes effroyables qui font horreur aux hommes du siècle les plus libertins […]

Est-il possible que pour être à Dieu plus parfaitement il faille commettre les plus grands crimes ? Oui, mais il les faut commettre sans réflexion, tandis qu’on ne fait point de réflexion on ne pèche point. Je vous assure que voilà des maximes bien extraordinaires : je puis dire que j’ai bien connu en ce monde de saintes âmes ; mais jamais je n’avais entendu donner de telles leçons, si ce n’est aux Illuminés ; encore n’étaient-elles pas si grossières… le Père d… vous dirait d’étranges choses, car c’est à lui que les pénitentes du père V. 447 se sont adressées […] Je crois assurément ce pauvre père ensorcelé par une de ses pénitentes, qui est une misérable et qui l’a fait tomber : si toutefois il est coupable, car bien que l’on ait dit d’étranges choses, je suspends toujours mon jugement, parce que je l’ai cru bon serviteur de Dieu et que je lui suis très obligé pour les services que vous savez qu’il nous a rendus, ce qui fait que j’en suis doublement touchée. J’ai écrit à la bonne âme [n.] pour qu’elle prie Dieu pour lui […] Il n’y a rien de plus affreux que ce que ces pères en ont dit […] Je sais que l’on peut tomber par saillies et par la violence de la tentation et que cela se répare promptement ; mais de dire qu’il faut commettre volontairement tout ce qui est de plus abominable pour être plus abandonné et n’avoir aucun appui sur l’innocence de la vie, et ainsi se corrompre par soi-même ou par autrui, cela est infernal…

[…] si le prisonnier 448 n’a point fait cela, ces Pères sont des démons de l’en accuser ; suspendez aussi bien que moi votre jugement ; je vous manderai ce que la bonne âme m’écrira là-dessus, et de votre part vous me ferez la grâce de me mander ce que vous apprendrez des Pères que vous verrez. […]

Lettre 262, 31 mars 1689.

Sur les chères vôtres du 29 du courant, je vous dirai simplement, très-uniquement chère victime, qu’au sujet de la bonne âme, je n’ai été ni troublée ni étonnée. J’attendais de la miséricorde de Notre Seigneur d’en connaître la vérité ; je n’ai pas fondé ma foi ni ma confiance entièrement sur ses lumières ; je les ai respectées, si elles étaient de Dieu : j’ai vu quelques apparences de vérité et beaucoup d’autres choses qu’elle a dites qui sont demeurées sans effet […] je continue comme je faisais avant de la connaître ; je vous ai mandé ingénument ce qu’elle m’écrivait pour vous : je ne vois pas qu’elle vous ait rien dit qui puisse vous faire aucun scrupule sur la conduite de votre intérieur : vous savez qu’elle n’est point cause de notre liaison ; combien y a-t-il d’années que Notre Seigneur l’a faite par sa très sainte Mère. Pour ce qui regarde vos vœux et vos engagements de victime, elle n’y a aucune part. Si elle vous a dit que l’écrit de la Victime était de Dieu, le Saint Père Mar… et le bon père d… nous en ont assurées : il n’est pas difficile d’en être persuadées. Or que vous soyez cette victime choisie de Dieu, je n’en puis douter et je crois ceux à qui l’on pourrait conférer de votre conduite ou pour mieux dire de celle de Dieu sur vous ; pour ce qui regarde votre Office du Bréviaire, la chose est décidée, vous devez être en repos là-dessus : il faut que vous soyez au regard de cette âme 449 comme au regard d’une chose que vous laissez tomber, sans vous en souvenir ; puisque le Directeur ne s’en veut pas détromper, je la crois de la trempe que vous me l’écrivez ; votre perfection n’est point intéressée en cela : on l’a cru bonne ; j’ai reçu ce que l’on m’en a dit, elle ne l’est plus, je la laisse telle que Dieu la connaît et je passe mon chemin sans prendre garde à tout cela, puis que le Directeur n’est pas capable d’autre chose ; mais nous aurons plus de circonspection pour produire les gens que l’on ne connaît point à fond : allons toujours notre chemin, très chère victime, et tenez-vous dans votre voie sans hésiter…

Lettre 310 à Madame la Prieure de l’Abbaye de Beaumont sur la mort de Madame de Béthune, son Abbesse.

[…] selon l’humain elle ne devait pas passer devant moi, mais sa perfection a été consommée en Dieu […]. En l’année 1662 le jour de la fête de tous les saints notre R[évérende] Mère institutrice eut la vue d’une victime totalement perdue et abandonnée au bon plaisir de NS pour porter l’effet de cette qualité de Victime. […] Vous voulez, O divin Jésus, une âme toute séparée d’elle-même et des créatures, toute dépouillée et toute anéantie, capable de porter les états que vous avez portés durant votre très sainte vie et que vous portez dans ce mystère d’amour450. […]


Mère Marie de Saint-Placide (-1730)

Marguerite Philbert a fait profession à Toul le 21 novembre 1669. Elle est envoyée à Paris, en 1674, avec quatre autres soeurs destinées au Monastère de Dreux. Le projet étant ajourné, elles deviendront le noyau de la fondation du second Monastère parisien des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement 451. Mectilde la dirigera durant plus de vingt-cinq ans, nous livrant le témoignage de sa propre sagesse dans les épreuves des dernières années et de sa patience inlassable vis-à-vis d’une âme scrupuleuse 452. En témoignent des “brindilles” relevées sur plus de cent lettres 453. Les textes cités sont ceux adressés à Sr Marie de Saint-Placide résidant à Paris au monastère de la rue Saint-Louis.

1681.

Posez donc pour fondement de votre soumission que je ne prétends en votre direction que la très pure gloire de Dieu, votre salut et votre sanctification.

Secondement, reportez-vous à Dieu sans le chercher loin de vous ; croyez non seulement qu’il vous environne, mais qu’il est très intimement tout en vous ; et pour l’y trouver, faites un acte de simple croyance, sans raisonnement ; pour assujettir votre raison à la foi qui vous oblige de croire sans distinguer comment.

Admirez sa patience divine qui vous attend avec tant de douceur et qui ne veut pas que vous ayez la moindre défiance de sa bonté.

Que là vous laissiez tomber toutes les envies que vous auriez d’être quelque chose en quoi que ce soit …saint abaissement qui produira une douce paix dans votre cœur…

Ressentir le poids de votre propre misère ? il faut bien que vous l’expérimentiez, pour être solidement établie dans la connaissance de vous-même et dans votre actuelle dépendance de Dieu ; pénétrez bien ces vérités : c’est le fondement de votre bonheur.

17 novembre 1682.

conservez la paix au milieu de la guerre… [NotreSeigneur] veut que vous marchiez par la voie du saint Abandon…

Du reste simplifiez-vous, ne désirez que Dieu  […] Vivez comme une voyageuse qui passe son chemin et qui ne prend intérêt à rien de tout ce qu’elle peut rencontrer, se souvenant qu’elle fait le voyage de l’Éternité où l’on ne porte rien de ce monde : allez toujours et ne vous arrêtez pas ; ne regardez ni à droite ni à gauche, marchez droit à Dieu qui vous attend…

4 août 1683.

Soyez certaine que dans la suite du temps, Notre Seigneur vous fera la grâce d’en triompher [de vos faiblesses] non par vous-même, ni par votre générosité ou par votre capacité ; mais par une grâce secrète qu’il fera couler dans le plus intime de votre âme ; et pour le mieux exprimer, ce sera lui-même qui vaincra tout en vous…

Bref mettez-vous toujours au rien, c’est un remède universel et qui remet l’âme dans le calme et la paix… Il vous aime infiniment plus que vous ne vous aimez vous-même…

29 août 1684.

tout cela vous conduira au néant, sans vous en apercevoir ; marchez toujours sans regarder derrière vous… Je vous écris fort en hâte, la nuit, ne pouvant attraper un moment de jour. …

31 décembre 1684.

[Ne vous] plus soucier de vous-même, vivant dans le pur et simple abandon … sans vous arrêter à rien ; Dieu fera de vous ce qu’il lui plaira ; vous n’êtes plus à vous-même ; tâchez de demeurer dans ses adorables volontés ne vous considérant plus en rien, ni pour le temps ni pour l’éternité : voilà ce que je vous souhaite pour la bonne année.


4 mars 1685.

Si vous voulez trouver le royaume de paix, le Paradis en terre, soyez fidèle à l’attrait de la grâce qui vous tire dans le néant. C’est une très grande miséricorde que Notre Seigneur vous fait de vous la présenter ; ne la refusez pas si vous voulez être heureuse, laissez-vous tomber dans le rien. O Dieu ! Si l’on pouvait connaître le bien infini qui s’y rencontre, tout le monde s’y voudrait plonger. … Mourez afin que vous puissiez goûter un petit échantillon de cette paix divine que tous les saints ont tant chérie et estimée ; ne dites point que vous prendrez du temps pour vous y disposer : il ne faut point de temps ; le moment présent est bon ; n’attendez pas à demain, faites votre fortune de n’être rien, de n’avoir rien du côté de Dieu même, ni des créatures : le rien n’est rien, il ne mérite rien, il n’est digne de rien et il ne prétend rien. Le reste à l’entrevue, adieu.

20 juillet 1685.

[Lisez] Le Sacré palais de l’amour divin, qui traite du néant. …disant quelquefois en vous-même : que chacun fasse ce qui lui plaira ; pour moi je ne veux que le rien qui ne me sera contesté de personne. Tant plus vous vous y plongerez, plus vous y trouverez de repos ; dites donc pour vous y affermir : Je ne suis rien, je ne vaux rien, je ne mérite rien, l’on ne me doit rien, le rien n’attend rien de personne. Enfoncez-vous dans ces vérités et vous trouverez le Paradis en terre : vous serez d’autant plus que vous voudrez être moins. Depuis que je me suis mise au rien, rien ne me manque454. Ne vous fâchez de rien à mon sujet : tout est égal au néant, c’est le trésor caché : tâchez de le découvrir et de tout perdre pour le posséder. À Dieu, je suis en lui toute à vous.

1685.

vous séparant de vous-même, vous trouverez votre repos en retombant dans votre néant qui est votre centre.

ce n’est pas dans vos sens que la grâce du néant réside, mais dans l’intime de la volonté.

18 nov 1686.

il faut que vous demeuriez en lui afin que vous ne le tiriez pas en vous pour vous… ne désirant que lui pour lui.

3 janv 1687.

nous sommes sortis de Dieu, il y faut donc retourner comme à notre centre … les grâces qui nous sont données par l’infinie miséricorde de Dieu nous conduisent là … je dis que vous tâchiez de mourir à tout ce qui vous empêche d’arriver à cette divine union, ou pour mieux dire, à cette perte de vous-même en Dieu. Hélas ! quand sera-ce que nous vivrons de son esprit et que le nôtre sera tout anéanti ?

11 mars 1687.

Laissez dire ce Père … Gardez-vous bien de faire une confession générale, demeurez comme un enfant dans l’obéissance, et Notre Seigneur vous bénira.

23 juin 1687.

bien qu’à votre dire, vous soyez athée, ne ressentant en vous aucun sentiment de piété ; tenez-vous comme vous devez être, à un non-souci de vous-même (pour ne pas dire dans votre néant) ; souffrez que Notre Seigneur soit tout retiré en lui-même ; dites lui avec ce grand serviteur de Dieu M. de Condren : ‘Seigneur vous habitez dans votre sainteté, il n’est pas juste que je vous en tire pour moi’. … tenez-vous ferme dans le néant et vous deviendrez ferme en Dieu … il n’y a rien à prendre dans le néant ; soyez y fidèle et me croyez toute à vous.

Mars 1688.

Il ne faut pas vous désoler de vous voir pauvre, misérable, sans touches ni sentiments de Dieu : vous n’avez qu’à vous souvenir de votre néant, pour vous reconnaître indigne d’une bonne pensée ; et, dans cette vérité, l’on ne se trouble de rien, parce que le rien n’est rien, qu’il n’est digne de rien, qu’il ne mérite qu’un oubli éternel de Dieu et des créatures ; et, en même temps que vous envisagez de la sorte votre rien, vous voyez qu’il y faut demeurer le temps qu’il plaira à Notre Seigneur vous y tenir : il vient ensuite, par sa très grande miséricorde, visiter sa pauvre créature, la fortifier, l’encourager, et lui couler, jusqu’au centre de son être, certaines grâces qui la relèvent et la renouvellent dans la fidélité qu’elle doit à son Dieu. … Un auteur nous dit : que Dieu est le corps du néant : Dieu donc est, et nous ne sommes rien ; mon Dieu, très chère, que je trouve de grandes forces, et de grandes grâces dans la pratique de ce néant en foi ! il porte l’âme à un si précieux abandon qu’elle y demeure toujours dans une paix toute divine. Souvenez-vous de ce qui est dans la montée du Carmel … Le commencement du sentier dit : rien ; plus loin rien ; avancez il vous dit encore rien ; après avoir fait quelques progrès dans cette montée vous trouvez encore cette même leçon rien ; un peu plus avant vous entendez cette devise : vous serez d’autant plus que vous voudrez être moins ; continuant le chemin l’âme dit, avec une admirable expérience : depuis que je me suis mise en rien, j’ai trouvé que rien ne me manque 455.

22 sept 1690.

faites-vous si petite que tout le monde passe sur vous…

toute les maisons de l’Institut sont dans la souffrance : si Notre Seigneur veut tout détruire, il en est le souverain Maître : jamais il ne nous a laissé tomber si bas ; mais nous n’avons point à nous plaindre…

10 octobre 1690.

Le passé n’est plus, laissez-le anéantir ; l’avenir n’est pas à notre disposition ; mais le présent est celui qui renferme notre bonheur, tâchez donc de bien remplir ce précieux moment qui ne consiste qu’à bien faire actuellement tout ce que nous avons à faire, sans souci et sans inquiétude… Ne regardez ni à droite ni à gauche, mais allez immédiatement à Dieu. Les autres marcheront comme elles voudront, mais pour vous voilà la loi qui vous est donnée…

6 août 1691.

Notre Seigneur qui vous conduit et vous tire dans le pur abandon, vous seriez bien coupable d’y résister. Il est vrai que ce pur abandon est bien fort à soutenir, mais toutes les âmes qui y sont n’ont pas rencontré des accidents aussi crucifiants que ceux que j’ai trouvés. Comme mon orgueil est plus grand, il a fallu des coups plus violents pour me faire tomber où je mérite d’être. … Ne vous découragez pas de voir la malice qui est naturellement dans tous les enfants d’Adam, mais qui n’est connu quasi de personne, car si toutes les âmes qui tendent à la vraie vie spirituelle pouvaient ou voulaient en faire l’usage qu’il faut, elles verraient des effets de grâce en elles inconcevables ; j’avoue que ce fond est insupportable et fais désespérer quasi tout le monde, mais, c’est qu’on n’apprend pas l’usage qu’il en faut faire en se séparant de soi même pour se perdre dans un pur abandon à Dieu.

8 octobre 1691.

Tenez-vous ferme dans le saint abandon … Ajoutez à ce cher et précieux abandon de tout vous-même sans réserve à Dieu de ne jamais regarder les causes secondes dans tout ce qui vous arrive de crucifiant … Ces deux points font des effets de grâces si divines qu’il semble que la pauvre âme ne touche plus rien d’humain sur la terre ; … ne vous affligez d’aucune chose, vous avez un Dieu qui doit vous suffire.

20 octobre 1691.

Laissez tomber cette réflexion et demeurez dans le pur abandon à Dieu. Il n’est pas nécessaire que vous ayez une application distincte à Jésus Christ … Demeurez simplifiée en cette divine présence … Vous êtes une pauvre aveugle vous sortez de Dieu pour le chercher et vous mettre en lui et vous ne voyez pas que vous y êtes et que l’esprit humain qui veut toujours faire voir, et opérer, vous ôte la paix que Dieu vous donne… Cependant l’attrait est fort et vous n’en sortez que par crainte de manquer. … Demeurez immobile vous laissant en proie au plaisir de Dieu quoi qu’il ne soit pas sensible ni connu, il suffit que l’obéissance [intérieure] vous dise qu’il y faut demeurer de cette sorte. Comptez votre retraite sur un pied que vous n’y êtes pas pour vous ni pour vos intérêts.

30 octobre 1691.

Ce Dieu tout amour veut notre amour ; tout le reste ne le peut satisfaire, il veut le cœur … et le cœur de notre âme, c’est notre volonté ; voilà ce qu’il vous demande en toute simplicité ; aimez donc… Réjouissez-vous de n’avoir en vous aucun bien de vous-même.

8 octobre 1692.

Je vous donne à Dieu, je vous laisse à Dieu, tâchez d’y demeurer.

29 décembre 1692.

Ce bon Monsieur se doit contenter de tout ce qu’il vous a fait dire [en confession] … Gardez-vous bien de ne rien dire à la mère Prieure … Si elle vous interroge détournez vos réponses de telle sorte qu’elle n’y puisse former aucun jugement vous ne sauriez vous imaginer combien cela est important. … Ne faites rien sans nous, ne parlez point de vous, oubliez vous et vous mettez toujours au néant.

17 octobre 1693.

trouver Dieu dans tout et le voir partout ; en un mot il faudrait que nous vivions ici bas comme si nous étions au Ciel comme dit saint Paul.

18 mai 1694.

Relevez votre cœur, Dieu vous veut toute à lui ; mais soyez-y à sa mode et non à la vôtre ; mon Dieu, très chère, je croyais changer de vie au retour de la mort… Ce n’est que ce malheureux nous-mêmes qui nous empêche d’être consommées du pur amour.

21 mai 1694.

Ce n’est point le repos ni l’action qui perfectionnent ; c’est la très sainte volonté de Dieu que nous devons voir en toutes choses et croire qu’elle s’y trouve … La belle et bonne science est de ne vouloir que le plaisir de Dieu pour lui-même.

Pour quitter la place de votre oraison, vous ne quittez pas Dieu ; vous le portez. Il est en vous, et jamais vous ne sortez de lui, c’est une grande consolation pour une âme qui croit : croyez donc, vous serez très heureuse et vous vivrez dans un parfait détachement de vous-même et de vos sens intérieurs. Je vous prie, très chère, apprenez cette méthode… Vous commencerez dès ce monde à jouir de la liberté des enfants de Dieu ; tout vous sera égal ; rien ne vous choquera : voilà ce que Notre Seigneur veut de vous ;

9 août 1694.

Laissez dire votre confesseur : si vous n’avez rien à lui dire, demeurez en paix, écoutant avec humilité ses remontrances et les saints avis qu’il pourra vous donner. Ne vous confessez jamais par le motif de décharger votre conscience, quand vous avez fait quelques infidélités ; que votre intention soit toujours purement Dieu.

8 mars 1695.

Je voudrais bien commencer à bien faire ; c’est bien tard : la pensée de la mort ne me quitte pas …Le meilleur de la vie intérieure, c’est de se tenir près de Dieu : c’est le vrai moyen de faire un saint usage de tout ce qui nous arrive de croix, de peines, et de tous les maux et afflictions de la vie.

9 mai 1695.

Devenir la proie du pur amour… qu’il allume son feu dans votre cœur et qu’il vous rende capable de le porter dans toute votre communauté et par toute la terre, s’il était possible ; priez, priez sans cesse pour attirer ce divin feu.

31 mai 1695.

Très chère, j’irai chez vous, mais avec la mortification de ne pas parler ; je ne fais plus que bégayer, ne pouvant plus prononcer. Voilà comme il faut mourir petit à petit, en attendant que la main de Dieu détruise le reste.

26 septembre 1695.

Il faudra mettre le rasoir pour couper jusqu’à la chair vive, et quoique vous soyez, ce vous semble, indifférente à votre état, à votre salut et encore plus aux intérêts de Dieu, dont votre impiété ne se soucie pas, cependant vous ne laissez pas de souffrir … Il faudra faire une bonne opération : préparez-vous à une soumission d’enfant, sans raisonner, et disposez vous à souffrir en silence les insultes de vos ennemis : vous n’en manquerez pas. Je n’ai pas la pensée que vous êtes réprouvée, et qu’il faut que l’on traite de la sorte : c’est ce qui fera en vous un fort grand tourment que vous souffrirez en murmurant ; mais Notre Seigneur n’aura point d’égard à votre peine ; comptez donc que l’arrêt est donné et qu’il faut mourir. Vous devez communier pour vous assujettir à la justice de Dieu, car il faut qu’elle dévore tout ce qui peut l’empêcher de régner en vous ; une malignité effroyable s’efforce de vous tenir dans une fierté qui mériterait un châtiment d’éternité ; donnez-vous à la force de la grâce pour qu’elle triomphe de tout ce qui lui est contraire en vous.

27 septembre 1695.

Je voudrais pour beaucoup, ma très chère mère, avoir par écrit tout ce que j’ai vu cette nuit de votre état : le temps de mon oraison s’y est passé et j’ai connu bien des choses que je ne puis dire ni écrire. … Vous avez manqué de correspondance aux grâces que l’on avait heureusement commencé de vous donner ; vous n’avez point voulu aller aussi loin que la grâce vous portait ; vous avez préféré votre propre vie à la vie de Jésus-Christ ; vous avez refusé de mourir. … L’état que vous portez m’a paru être un effet de justice qui châtie votre propre suffisance, l’estime de vous-même et la témérité de blâmer ce que vous ne comprenez pas…456.


7 novembre 1695.

Très peu d’âmes s’appliquent à ce sentier secret … L’on ne veut pas s’y captiver… Celle qui est attirée à l’intérieur doit reconnaître cette miséricorde comme un très grand don de Dieu qu’elle n’a pas méritée. … Pour marque que ce trait est de pure miséricorde, votre âme n’est en paix ni dans le calme que lorsqu’elle est dans ce fonds où la bonté de Dieu l’attire … qui ne laisse pas de produire son effet sans que vous y ayez une application directe.

28 février 1696.

Il veut, très chère, que vous vous occupiez de l’amour infini qu’il a pour vous… Une des plus grandes faute de votre vie est de n’avoir pas assez cru que Dieu vous aime.

13 avril 1697.

à présent l’on n’ose plus parler : tout ce que l’on dit est critiqué et l’on se fait des affaires sans y penser. …

12 octobre 1697.

vous ne devez point laisser échapper de votre bouche aucune des impertinences que le démon vous fait produire contre Dieu…

Suivent des lettres non datées :

p. 323 …vous n’êtes pas maîtresse de ce qui se produit en vous… c’est la peine qui vous presse…

p. 333 …ne suivez pas votre découragement : Dieu a plus de bontés pour vous que vous n’avez de malices.

p. 341 …votre esprit … un insensé présentement…

p. 355 Nous vous défendons d’aller chercher le passé, de demander des pénitences…

p. 371 …vous tenir ferme dans le pur abandon.

Et diverses bénédictines de l’Institut

De très nombreux passages courts montrent l’élan que la Mère Mectilde tente de transmettre à ses religieuses 457 dont nous n’avons mis en avant que quelques noms.

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […]458

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-mêmes459.

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez460.

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point461.

N’ayez point de répugnance d’être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu’il ne veut rien de vous que le silence et l’anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance462.

L’oraison du cœur n’est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l’y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d’autre instruction que les inventions que le Saint-Esprit inspire à l’âme. C’est l’amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s’ingérer de faire son office463.

Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu’elles sont la marque de la disgrâce de Notre Sei­gneur. Ces raisons-là ne sont qu’amour-propre. Si c’est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méri­tée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s’abandonner […] ne pensons qu’à l’aimer, qu’à le contenter. Voilà l’unique nécessaire, tout le reste n’est rien464.

Car si, au dedans, il semble que les organes de l’âme soient obscurcis et comme impuissants de s’élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu’il est vrai qu’il nous envi­ronne, qu’il est tout notre être, plus nous que nous-mêmes. Et si l’âme dit : « Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés », je lui réponds qu’elle est en Dieu, qu’elle vit en Lui […] Si on savait le bien que l’âme reçoit de cette présence quand elle s’y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusqu’à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d’amour et de simple application à Dieu présent465.

Marchons dans les pures lumières de la foi :

Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu’elles sont la marque de la disgrâce de Notre Seigneur. Ces raisons-là ne sont qu’amour-propre. Si c’est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méritée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s’abandonner. Marchons dans les pures lumières de la foi et non point dans la vanité de nos sens. Laissons là, ne pensons qu’à contenter Dieu, admirons cette bonté qui nous souffre, cet amour infini qu’il a pour nous ; ne pensons qu’à l’aimer, qu’à le contenter. Voilà l’unique nécessaire, tout le reste n’est rien.466

Un grand vent et du feu :

Ma chère Fille,

Vous croyez trouver quelque appui en moi, mais je vous assure que je me mettrai du côté de Notre Seigneur. S’il vous ôte votre voile, je vous ôterai la robe. Je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l’on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s’y trouvant empruntée. Elle dit : « Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j’aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses ». Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de lui-même, et vous ne le voulez pas, vous l’empêchez. La nature, qui est cette paysanne, dit :" Quoi ! je n’aurai plus aucun goût de Dieu qui me soutienne, pas une bonne pensée qui me remplisse, pas une douceur, une consolation ? Cela m’est rude ». « Ôtez-moi tout cela, ce ne sont que guenilles : Dieu sera votre force et votre soutien », — « Oui, mais je ne le vois pas, je n’en sens rien, pourquoi le croirais-je ? ».

Eh ! nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer — qui nous trompe souvent — et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en sa bonté fera merveille. Si vous étiez entre les bras de votre père qui est au monde, vous diriez : « Mon père m’aime et il ne souffrira pas qu’il m’arrive du mal ». Et Dieu nous aime bien plus, sans comparaison. Heureuse perte ! Si vous vous perdez vous-même, Jésus Christ vous recevra.

Pourquoi pensez-vous que le Saint-Esprit ait [soit] descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C’est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n’en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint-Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n’épargne rien : il met le feu partout. Gardez-vous de l’activité, et souffrez les agonies autant de temps que Dieu voudra. Est-il vrai que vous aimeriez mieux mourir que d’être dans une perpétuelle langueur, et que vous demanderiez volontiers le coup de grâce ? Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n’y prenez garde. Le démon est ravi lorsqu’il voit une âme badiner et réfléchir sur elle-même. Il se sert de l’occasion pour la perdre. Lorsque ces choses se présentent à l’esprit, il faut leur dire : « Taisez-vous, vous m’importunez ». Et si elles recommencent, ne vous amusez pas à contester. Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu’ils voudront. «, mais quel moyen de vivre ? J’aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu ». C’est l’amour propre qui crie ainsi. N’est-ce pas bien de l’honneur et de la grâce que Dieu vous fait de vous associer à son Fils ? Je sais que vous le voulez de tout votre cœur. Abandonnez-vous donc toute à lui : oubliez-vous de vous-même et vous verrez qu’il fera son ouvrage. Je ferai avec lui de si bons contrats pour vous que vous ne vous en pourrez défendre.

Priez-le qu’il me donne son Esprit et que jamais je ne l’offense, que lui même agisse en tous mes petits tracas. Demeurez en paix.467.

Le bonheur inexprimable de n’être rien en tout et partout :

Toute votre tendance doit être de sortir de votre propre esprit, par une abnégation et renoncement fidèle à vos propres pensées et propres lumières. Devenez comme un petit enfant dans la soumission, et laissez en arrière vos craintes, qui ne vous servent que d’obstacles à vous avancer. Laissez votre perfection à la conduite de l’obéissance, pour faire exactement ce qui vous est ordonné. Si vous pouviez comprendre le bonheur inexprimable de n’être rien en tout et partout, vous trouveriez et posséderiez un bien qui n’est connu que des âmes qui veulent tout perdre pour jouir d’une paix éternelle, qui procède de la possession de Dieu.468

1648. Le secret de la sainte perfection. Du Monastère de Notre-Dame de Bon-Secours, Caen, 23 janvier 1648.

[…] Tout le secret de la sainte perfection, c’est d’être purement adhérente à la grâce, et pour bien pratiquer ce point, il faut le silence et la vigilance, et l’attention sur les mouvements de son cœur. […]469.

1653. Aux Révérendes Mères

[…] Je ne veux pas vous assurer absolument que cette œuvre soit la volonté de Dieu, mais nous avons grand sujet de croire que son ordre nous y tient ; car il est impossible de désister présentement, il faut suivre les ouvertures que Dieu donne et abandonner le tout à sa sainte Providence. Je n’y suis point plus ardente que du passé et ne poursuis point l’accomplissement parfait d’icelle. Il me suffit de posséder le très Saint Sacrement, le reste n’entre point dans ma pensée. J’ai même fait différer de planter la croix, afin de ne point tant éclater. Je ne sais point si Notre Seigneur me rendra digne d’avoir part à cette œuvre, il me la fait connaître si sainte et si pleine de bénédictions, que je ne la puis regarder qu’en respect. Je ne m’y suis jamais trouvée, ni au commencement ni maintenant ; dans sa poursuite ce n’est point à moi d’y vouloir ou n’y vouloir point être, puisque je ne dois faire aucun usage de ma volonté. Si Dieu l’achève, à la bonne heure, s’il l’anéantit, il en soit à jamais béni. Tout ce que j’ai tâché de faire jusqu’ici, ç’a été de n’y point prendre de vie, elle est entre les mains de la divine Providence, mais quoiqu’il en arrive, je ne serai jamais séparée de vous, mes très chères Mères, car si c’est Dieu qui m’a donnée à vous et qui nous a unies en son saint amour, il peut m’appliquer à ses ouvrages sans interrompre notre chère union et je vous assure que de ma part, elle sera inviolable. […]470.

1654. À la Mère Augustine Genet (1)

[…] Ô ma très chère Mère, que c’est une grande grâce de sa bonté de nous réduire dans le centre de notre néant ! Hélas ! s’il nous laissait agir de nous-mêmes selon les instincts mêmes de notre profession, combien d’amour-propre sous prétexte de le glorifier ! […] Plût à Dieu que toutes les âmes qui tendent à la sainte perfection voulussent goûter ce cher et précieux abandon ! Je sais que d’abord il ne plaît à la nature ni à l’esprit humain, mais dans la suite il devient si suave que l’âme s’étonne de son aveuglement. Or cet abandon nous conduit dans le bienheureux néant de toutes choses, et quand l’âme [en est] arrivée là, elle ne se trouble plus de rien, tout lui devient indifférent, ne vivant plus pour elle ni par elle-même, mais toute en Jésus Christ et pour Jésus Christ. Vous le savez infiniment mieux que moi, ma chère Mère, puisque Notre Seigneur vous a fait la grâce de vous attirer à son amour. […] Cette petite maison n’est pas un monastère d’éclat, mais de piété et de néant, par conformité à Jésus tout caché et anéanti dans le très Saint Sacrement. […]471.

1662.

[…] Vous ne devez pas seulement sacrifier ce que je viens de dire, mais ma sœur, il faut sacrifier le fond d’ardeur que vous avez de votre perfection, puisqu’en vérité, c’est souventefois plus tôt notre élévation que nous recherchons que la gloire de Dieu ; brûlez donc de ce désir de votre éternité, et laissez-en le soin à Dieu […] Ne trouvez à redire ni à l’humeur ni aux actions d’aucunes. Tous les mouvements qui vous en viendront, portez-les aussitôt au feu, et sacrifiez-les […] Si l’on ne sait se ménager et rentrer dans la solitude du cœur, très souvent et insensiblement, vous reconnaîtrez la grâce et la force que vous en tirerez ; ne vous ingérez à faire quoi que ce soit qui n’est point de votre charge, et laissez toutes les choses dont vous n’avez que faire, et vivez autant que vous pourrez dans un saint dégagement de tout ce qui n’est point Dieu ; vous n’avez que Lui à contenter ; et référez-Lui toutes vos actions, les faisant dans la plus grande pureté que vous le pourrez, sans mélange des créatures, et de vous-même, et tenez pour suspect toutes vos pensées, et tout ce qui provient de vous même comme étant le plus grand ennemi que vous ayez sur la terre, puisque rien ne met tant d’obstacles entre Dieu que nous-mêmes. […]472.

1666.

Ma très chère Mère, Je vous dirai en passant que votre défiance est un peu trop extrême et que vous ne donnez pas assez aux bontés de Notre Seigneur Jésus Christ. Vous savez qu’il n’est point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, et que le plus grand affront qu’on lui peut faire c’est de ne point se confier à sa bonté, qui est intime pour les pécheurs, et les plus misérables. Je vous conjure de ne point envisager vos misères et faiblesses passées que dans les plaies de Notre Seigneur Jésus Christ, c’est l’asile de tous les pécheurs ; et c’est offenser Dieu de ne le pas croire miséricordieux pour vous.

Vous regardez trop en vous-même, et ce fond de tristesse procède d’un fond de douleur secrète qui vous fait presque toujours voir et sentir votre misère et y être réfléchie. Et comme vous ne la perdez quasi jamais de vue, votre cœur en est comme submergé et confirmé dans un état douloureux qui vous résigne à Dieu, mais d’une résignation qui regarde une perte plutôt que votre salut ; et ces sortes de dispositions ôtent la joie du cœur et ne lui permettent pas de s’élever vers Dieu avec dilatation. Je sais bien ce que c’est d’un état pareil, mais il ne faut pas s’y enfoncer, d’autant que la tentation en est proche, et le démon, sous prétexte de nous humilier, nous jette dans l’abattement, la défiance, et nous approche du désespoir ; c’est ce qu’il prétend. Cet état est rigoureux à soutenir et, pour l’ordinaire, l’âme n’en veut sortir, ne croyant pas qu’il y ait de grâces ni miséricordes à espérer pour elle, donnant tout à la justice, disant qu’elle l’a mérité ; certainement cette disposition est rude. […]

Vous croyez que ce n’est pas à des âmes faites comme la vôtre qu’il fait ses miséricordes. Hélas ! à qui les fait-il tous les jours sinon aux pécheurs et aux plus impies, quand ils se tournent vers sa bonté ? Cette confiance ravit le cœur de Dieu et lui ôte les armes des mains. Et nous voyons en l’Évangile qu’il exauçait ceux qui le priaient de quelque chose selon leur confiance, leur disant : « Qu’il soit fait ainsi que tu crois » pour nous apprendre qu’il nous donne selon la confiance que nous avons en sa bonté, et c’est rétrécir sa sainte main que de s’en défier pour peu que ce soit. Il a châtié cette défiance en plusieurs rencontres dans l’Ancien Testament. Il ne la peut souffrir parce qu’elle empêche qu’il ne liquéfie nos cœurs en l’amour divin, et, nous le disons tous les jours, la confiance est une des plus fortes marques de l’amour. Quelle apparence de se défier de celui que l’on aime ?

Tâchez, ma très chère Mère, de relever votre cœur qui est capable de si bien et généreusement aimer. Fiez-vous à ma parole, vous ne serez point trompée. Je vois bien la conduite que Notre Seigneur tient sur vous ; elle n’est pas à la perte de votre âme comme vous pensez, mais à la tirer de ses sens et de tout elle-même pour la perdre dans l’amour du bon plaisir de Dieu qui veut, ma très chère Mère, que votre âme soit sa victime, non en crainte éternelle, mais en amour. Qui dit en amour, dit en confiance filiale. Vous ferez plaisir à Notre Seigneur d’agir de cette sorte ; il veut cela de vous, doucement et sans contrainte.473.

1674.

Je vous assure, ma très chère fille, que vous jugez de votre intérieur comme un aveugle fait des couleurs ; vous avez des yeux, mais ils ne voient goutte. À la vérité, vous sentez la malice du fond, mais vous n’êtes pas en état d’y trouver la foi, l’espérance et la charité. Elles se sont retirées en une autre région, au-dessus de vous-même, où elles seront inaccessibles, tout le temps que Dieu jugera à propos de vous priver de leur soutien sensible. Si vous avez encore une demi-once de confiance en nous, croyez ce que je vous dis de la part de Dieu, qui me fait vous assurer que vous n’êtes point en péché mortel et qu’il n’a point abandonné votre âme pour la perdre éternellement, mais pour en faire une victime de sa justice et de sa sainteté, si vous savez vous tenir dans sa sainte main pour vous égorger comme il voudra. La vue distincte de votre fond ne vous doit pas troubler. Il faut en voir les malices et en voir les saillies, sans vous en étonner, et vous devez devenir comme un rocher qui est battu des vents et des orages : il ne s’en émeut point. Soyez dans la tempête par-dessus la tête ; soyez sans soutien, et même voyez-vous abîmer au fond des enfers, sans vous en tourmenter. Ce n’est que la tendresse intérieure qui vous accable, la crainte de vous perdre, votre salut vous tient au cœur. En cela, je remarque que vos intérêts sont encore vivants, et qu’ils ont encore la puissance de vous inquiéter.

Il faut, ma chère fille, pour être comme Dieu vous veut, que vous abandonniez tout à l’aveugle, sans vous mettre en peine de ce que vous deviendrez. Soyez la proie de la volonté divine pour vous anéantir comme elle voudra. Votre voie présente est de vous laisser abandonner de Dieu, de ses grâces et du reste, sans vous compassionner. Je vous trouve trop faible et trop sensible sur vous-même, quoiqu’il vous paraît que ce sont les intérêts de Dieu ou la certitude que vous l’offensez qui vous touchent. Laissez votre mauvaise volonté sous la justice divine ; laissez-la foudroyer votre fond de malice ; soyez dans toutes ses conduites les plus détruisantes, comme une souche qui ne remue point. Tenez-vous comme un rien et le laissez-faire, car, s’il vous jette dans l’enfer, il est assez puissant pour vous en retirer. Il y faut descendre en ce monde, pour n’y pas aller en l’autre.

Je conçois bien que vous souffrez par la sainte communion, à cause de l’approche d’un Dieu saint dans un fond d’abomination. Si j’étais auprès de vous, je ferais bien pis que votre bonne Mère car je vous ferais communier sans confesser et, si vous désobéissiez, je verrais en cela que vous êtes vivante pour vous-même. Soyez donc jusqu’au col dans les sentiments de toutes sortes de péchés, marchez sans retour et sans réflexion, et surtout obéissez comme un enfant, car je vous dis, devant Dieu et de sa part, que vous ne connaissez point le sentier par où il vous fait marcher. Obéissez sans raisonnement, et la suite vous remettra dans la voie de mort, d’où vous ne devez jamais sortir. Prenez garde à ce que je vous dis, très chère, ce n’est pas de moi. Priez Notre Seigneur qu’il me sépare de moi-même. Je suis en lui...474.

1678.

Je m’abandonne au bon plaisir de Dieu et j’adore ses conseils sur votre âme, aussi bien que sa sainte conduite sur toute votre sainte Communauté. Je la remets à sa divine Providence, me confiant à sa bonté qu’elle en aura toujours soin et qu’elle la protégera comme elle l’a fait jusqu’ici.

Je l’abandonne à la puissance du Père, à la sagesse adorable du Fils et à la plénitude du divin amour du Saint-Esprit. J’invoque sur icelle toutes les bénédictions du ciel par Jésus Christ et supplie la très sainte Mère de Dieu d’en être la directrice. C’est à cette sacrée Mère que je vous laisse toutes, vous la donnant pour votre très digne Supérieure qui aura soin de vos conduites dans la sainte perfection et qui vous obtiendra de son Fils la sanctification que je vous désire. Je vous conseille d’abandonner le tout à Dieu et de croire qu’il n’est point attaché aux objets. Ses jugements sont profonds, et bien souvent nos lumières ne sont que dans la piété de nos pensées. Mais la main de Dieu est puissante, qui fait ses ouvrages comme il lui plaît et qui tire nos sanctifications de ce qui paraît notre ruine. Les croix de Providence ont des onctions bien plus suaves que les autres ; ce sont des visites de notre bon Maître. Il les faut adorer et s’y soumettre. Il est vrai que nous sommes dans un règne d’anéantissement. Je prie Notre Seigneur qu’il nous donne la grâce de nous bien anéantir dans l’amour du bon plaisir de Dieu au temps et à l’éternité.

Votre nécessité spirituelle ne consiste qu’à vous rendre bien fidèle et inébranlable dans la voie que sa divine miséricorde vous a montrée. Et pour quelque doute qui vous puisse arriver ou tentation contraire, n’en désistez jamais ; appuyez-vous sur l’obéissance qui vous l’enjoint. Ne vous affligez point de la privation d’une créature impuissante à vous aider, à vous sanctifier. Dieu seul, mais tout seul, vous suffit. Laissez anéantir les moyens pour demeurer étroitement unie à la fin. Je sais bien que c’est le plus grand bonheur dans la vie intérieure — après la possession de la grâce — que de trouver une personne qui conçoive nos dispositions et qui, avec le Saint-Esprit, nous serve de guide. Mais, hélas ! ma chère N., je ne suis point utile à votre âme : Dieu sait l’impureté et l’ignorance de la mienne. Il n’appartient qu’à lui de sanctifier ses élus et de les faire arriver à un heureux port au travers des épouvantables orages. Prenez courage, sa sainte grâce vous suffit ; la foi nue doit être désormais votre appui — sans appui. Il faut tout perdre pour trouver Dieu, qui ne peut être trouvé qu’en surpassant toutes les créatures et soi-même. Demeurez fort tranquille dans le pur anéantissement, sans vous mettre tant en soin de votre salut. Souvenez-vous de ce que Notre Seigneur dit dans son Evangile : « Qui gardera son âme la perdra, et qui la perdra la gagnera pour la vie éternelle ». Perdons-nous donc, ma très chère Mère, et demeurons dans le pur abandon. Laissant à Dieu la conduite de votre âme, le Saint-Esprit ne vous manquera pas.

Bienheureuse l’âme qui tend fidèlement à son Dieu par cette secrète et admirable voie de silence ! Ne vous en détournez jamais si vous ne voulez vous rendre infidèle. Que si, dans ce silence, l’on vous dit : que faites-vous ? vous ne savez ce que vous faites vous-même ; la foi nue est votre appui, vous contentant que Dieu le sait et le connaît. Ne vous épouvantez pour aucune tentation, quelle qu’elle soit : vous n’êtes point encore au bout. Il y a des âmes qui en souffrent, dans cette voie, d’effroyables. Il faut que Dieu seul en pure foi vous suffise, et apprendre à vous passer de tout le reste. Si l’on vous dit que vous ne savez ce que vous adorez, vous êtes assurée en ce point ne pouvoir manquer, car vous adorez en esprit et vérité celui qui est, et vous l’adorez d’autant plus véritablement que vous le regardez par une foi simple, comme il est en lui-même, sans image et sans distinction. Fermez l’oreille à toutes les interrogations qui vous seront faites sur votre voie, contentez-vous de savoir que c’est votre chemin. Ne le quittez pas et ne vous mettez en peine de son obscurité ni des obstacles qui s’y rencontrent. Demeurez dans une amoureuse confiance en Dieu.

Il y a beaucoup d’âmes qui arrivent jusqu’à certain degré d’oraison, mais elles ne passent pas plus outre. Sainte Thérèse dit qu’elle n’en sait pas la cause, et un autre dit que la faute vient de ce que nous avons encore trop d’amour et trop de réserve pour nous-mêmes. Nous ne nous abandonnons pas assez à l’aveugle, sous les meilleurs prétextes du monde. Si je suivais mes pensées j’écrirais beaucoup sur ce sujet, et je ne sais pourquoi Notre Seigneur m’en donne tant de petites lumières, vu l’abîme de mes infidélités et combien je suis loin de la pureté de cette voie. Il est vrai qu’il y a une grande distance de l’union de l’amour avec Dieu et de la sainteté qu’il faut avoir pour entrer dans le Ciel. Il y achemine les âmes durant la vie et il les consomme à la mort ; c’est l’ouvrage de sa divine main. Pour vos péchés, ne vous mettez point en peine de les rechercher. Si Dieu veut de vous une confession extraordinaire, il vous donnera grâce et lumière pour la bien faire : ne vous en occupez pas. Demandez la sanctification de cette communauté, et pour mon âme un parfait anéantissement. Je vous embrasse en l’amour pur et sacré de notre divin Maître et vous laisse dans son divin Cœur et entre les mains de sa très sainte Mère. Adieu, en Dieu, pour jamais, sans nous séparer de l’union sainte que nous avons en lui, à la vie et à la mort. 475.

Avant 1680 ?

C’est un peu tard, ma toute chère Mère, que je vous souhaite la bonne et sainte année, suivie d’un grand nombre de pareilles pour la gloire de Notre Seigneur. Ce n’est pas vous faire plaisir que de vous désirer une longue vie, mais il faut l’agréer pour travailler à la vigne du Seigneur qu’il a confiée à vos mains et sous votre conduite.

J’écris à nos chères Sœurs vos filles qui m’ont écrit. Elles ont besoin d’être encouragées à s’oublier d’elles-mêmes pour être toutes abandonnées aux voies que la grâce tient sur elles pour les anéantir. Elles demeurent trop longtemps, par timidité intérieure, réfléchies sur leur misère ; elles s’en occupent trop. Il faut qu’elles meurent à toutes les tendresses qu’elles ressentent sur leurs péchés, et je crois qu’au lieu d’y mourir elles s’efforcent d’y vivre en se reprochant leur dureté.

Il y a telles âmes qu’il faut comme tirer de cette sensibilité, parce qu’elle n’est pas opérée par la grâce. Il faut sentir sa corruption, mais sans accablement. On n’est que cela, pourquoi s’en tant étonner ? Cela vient d’une superbe secrète qui ne veut point porter l’abjection du fond malin sous prétexte de l’offense de Dieu. Or Dieu n’est point offensé par les vues ni les sentiments de notre fond, mais bien par les œuvres de péché qu’il ne faut point commettre. Le reste est bon à sentir et souffrir ; il ne s’en faut pas tourmenter. Encouragez-les à bien souffrir : c’est en cela qu’elles sont victimes, et qu’elles souffrent pour les intérêts de Notre Seigneur au mystère de notre adoration.

Dites-leur bien que la simplicité fait des miracles dans les âmes, et que c’est par cette vertu que l’obéissance est parfaite et qu’elle nous fait entrer en union d’état avec Jésus Christ au très Saint Sacrement. Toute la perfection religieuse se renferme dans l’obéissance. Je vous prie de les exhorter à obéir sans raisonnement. Si elles donnent lieu à ce vice, le démon les fera tomber en mille fautes, et jamais elles n’auront de forces pour soutenir vigoureusement ses combats. C’est par l’obéissance que Jésus a triomphé du péché et de la mort. L’âme qui meurt incessamment par la fidèle pratique de l’obéissance meurt à elle et vit à Jésus Christ et se sanctifie infailliblement. Mon expérience me fait voir que tout consiste à cette précieuse vertu.

[…]

Pour vous, ma toute chère Mère, il ne vous manque que la santé, car la besogne est grande. Je prie Dieu qu’il vous en donne, et qu’il me donne la consolation de vous revoir. Si Dieu nous donnait une paix, cela serait, bientôt. Mais, hélas ! nous ne savons ce que nous deviendrons. Il faut s’abandonner à tout ce qu’il plaira à Notre Seigneur.

Prenez courage, ma très chère Mère, et ne vous rebutez point de la croix, on ne peut l’éviter en la place où vous êtes. Je vous dirais plusieurs choses si j’avais un peu plus de loisirs, mais il faut finir pour mille autres choses qui me pressent.

Pour ce qui est de Rouen, je ne sais quand il plaira à Notre Seigneur d’y terminer nos affaires. Je laisse tout à sa Providence après y avoir fait ce que j’ai pu.

Je suis toute à vous, ma toute chère Mère, en Celui qui fait dans le temps et l’éternité le lien de nos cœurs en son amour. Je salue très cordialement toutes vos chères filles et me recommande à leurs saintes prières.476

1681.

Je vous ai promis, ma très chère Fille, de vous laisser par écrit ce que Notre Seigneur me fera connaître qu’il veut de vous pour votre sanctification. Je me donne à son Esprit Saint pour vous en parler. Je sais bien qu’une Fille du Saint Sacrement porte sa règle vivante et animée dans son cœur, puisqu’elle la reçoit en Jésus Christ par la manducation de son corps adorable, et qu’il ne devrait plus y avoir de loi pour une âme qui communie en grâce, parce qu’étant revêtue de la vie divine que Jésus Christ lui communique, elle doit demeurer en lui et vivre selon les mouvements de son esprit. Mais, quoique nous ayons toutes l’obligation indispensable de vivre de cette sorte, nous ne laissons pas, bien souvent, de nous en détourner pour vivre d’une vie d’amour-propre, et, au lieu de suivre les maximes de notre divin Maître, nous suivons nos sens et notre raison humaine, qui nous retirent insensiblement de Dieu pour demeurer misérablement en nous-mêmes, et, par cette infidélité, nous priver d’un bien infini. C’est un malheur qu’on ne peut assez déplorer et dont, pour l’ordinaire, l’on n’a pas de sincère regret d’y tomber. L’amour de nous-mêmes nous aveugle et nous voulons bien demeurer dans ses malheureuses ténèbres pour n’être pas obligées de nous en séparer par les rayons de la grâce, qui nous fait voir la vérité et qui nous reproche notre ingratitude et la dureté d’un cœur qui ne se laisse point gagner au pur amour, ni aux sollicitations que le Saint-Esprit ne cesse de nous faire pour nous dégager de tout ce qui n’est pas Dieu.

Il faut avouer que la misère humaine est épouvantable et que le tendre que nous avons pour nous, nous retient en nous-mêmes et nous ôte le courage de nous surmonter. Voyez, très chère Fille, si ce défaut ne se trouverait point en vous. Je vous dirai en simplicité ce qu’il me semble que Notre Seigneur veut de vous, bien que vous ne soyez pas ignorante. Tous les billets que vous m’avez confiés de votre intérieur marquent clairement les voies de la grâce en vous ; puisqu’il n’est pas possible que vous en puissiez douter, il veut absolument votre cœur et voilà ce qui fera le coup le plus terrible de votre mort : ce cœur qui aime et qui ne peut pas vivre sans aimer n’a pas encore trouvé le secret de rassasier son amour en aimant l’Unique aimable ; il n’a encore goûté que l’amour des créatures, mais qui, n’étant que corruption en elles-mêmes, souillent le cœur qui s’attache à elles ; mais celui qui seul peut contenter ce cœur aimant y est caché comme dans son centre. Il n’est pas besoin d’un long voyage pour le trouver, puisqu’il est plus en vous que vous-même. Tournez-vous vers cet objet divin et, encore que d’abord vous ne puissiez goûter son amour à cause de son infinie pureté, le vôtre petit à petit deviendra pur, à mesure que vous le ferez couler en lui. Ne vous découragez pas pour vous en voir à présent si éloignée ; vous ne serez pas toujours de même, si vous voulez un peu demeurer ferme dans le sacré abandon de tout vous-même en lui.

La deuxième immolation qu’il demande de vous, c’est celle de votre esprit et de votre raison, qu’il faut sacrifier comme ce que vous avez de plus cher et que vous avez plus de peine à anéantir. Cependant, la grâce de Jésus Christ en vous le demande, et les états qu’il a portés en sa divine Enfance et qu’il conserve au divin Sacrement vous pressent et vous instruisent comme vous les devez immoler à son amour. Hélas ! nous craignons de perdre notre raison et notre esprit humain, c’est le préférer au divin, car Notre Seigneur nous veut donner son Esprit. Serions-nous assez téméraires de croire le nôtre meilleur ? Ne lui faisons point cet affront ; séparons-nous du nôtre, puisqu’il n’est que ténèbres et illusion, pour nous revêtir de celui de Jésus, qui est lumière et vérité divines. Et quand il arriverait que notre esprit serait éclairé selon l’humain !... Hélas, hélas, vous demeurerez donc toujours humaine, et, par conséquent, toujours dans l’estime secrète de vos sens ! Et voilà le nid de l’amour-propre et de la propre estime de vous-même fondé, et par conséquent bien loin du néant où la grâce vous oblige d’entrer. Défaites-vous donc de tout cela pour éviter une vanité ou une complaisance en vous-même et mépris des autres, que vous ne croyez pas avoir tant de sens et de raison que vous : voilà la superbe bien soutenue ! Et que deviendra Jésus Christ pauvre, petit et abject en vous ? Cette Sagesse éternelle qui s’est anéantie n’aura-t-elle pas la force d’anéantir cette vanité et cette « entièreté » en vous-même ? Souvenez-vous que votre bonheur dépend de ce sacrifice. Après que vous l’aurez fait, vous entrerez dans un saint dégagement et posséderez une paix toute divine. Vous me direz sans doute, très chère, que je vous taille bien de la besogne. Ce n’est pas moi, consultez votre intérieur et vous m’avouerez que le Saint-Esprit vous a fait, il y a longtemps, cette leçon ; je vous conjure d’y être fidèle.

Après donc avoir rendu ce cœur et cet esprit à qui ils appartiennent de droit, il faut lui rendre votre corps affligé de douleurs, et en faire la victime de sa croix. Tandis que le cœur sera la victime de son pur amour, les douleurs que vous ressentez vous serviront à vous dégager des choses de la vie et des plaisirs des sens. Devenant une même chose avec Jésus Christ souffrant, vous savez bien que les souffrances ont l’avantage de nous purifier et de nous rendre dignes de ses approches intimes et de ses grâces les plus singulières. Nous ne voyons point d’âmes bien attachées à la croix qu’elles ne reçoivent quelque communication de celui qui prend ses complaisances de les voir souffrir. Réjouissez-vous, très chère, vos douleurs sont les marques et les gages de son amour ; souvenez-vous en tout d’un Dieu qui vous est plus présent que vous-même à vous-même, et si actuellement, que vous ne pouvez respirer sans lui ni hors de lui. Accoutumez-vous à ne voir que lui dans toutes les créatures, et à recevoir tous les événements de la vie de sa très sainte main, comme la foi nous y oblige. Appuyée sur les paroles de l’Écriture sacrée, au nom de Dieu, chère Enfant, dégagez-vous de tout l’humain. Si vous n’en sortez, vous serez toute votre vie misérable, remplie d’inquiétude et toujours agitée selon les divers événements de la vie, dont vous ne serez jamais la maîtresse, car la main de Dieu vous pressera partout de toutes les manières pour vous obliger de vous rendre toute à lui en vous séparant de tout ce qui n’est pas lui.

Une chose aussi que vous devez bien prendre garde, c’est de ne vous jamais abattre ni décourager pour quelque misère que vous puissiez ressentir. Tenez votre volonté dégagée, et puis souffrez les atteintes des tentations : Notre Seigneur sera votre force, je n’en puis nullement douter, si vous voulez être à lui solidement. Quant à votre conduite extérieure, vous devez faire ce que vous pourrez pour votre santé, sachant bien que la Religion le permet par vos supérieurs, qui ne demandent pas mieux que de vous soulager. Prenez donc en simplicité les secours dont vous avez besoin, qui seront toujours bénis par l’obéissance, et, quand vous sentez vos grandes douleurs, ne vous forcez ; vous les augmenteriez à l’extrême. Ménagez le peu de forces que vous avez. J’espère que le mal que vous souffrez à présent se pourra diminuer dans la suite, si vous usez un peu de précaution.

Vivez en paix et union dans la communauté ; tâchez d’y établir le plus de perfection qu’il vous sera possible (54), sans rien ajouter aux Règles et Constitutions, parce qu’elles constituent ce que Notre Seigneur veut des Filles du très Saint Sacrement. Il les faut observer selon le possible et les commodités présentes.

Je ressens votre peine en toutes manières et mon cœur en est pénétré, mais je vous assure que je vous porterai à Dieu incessamment comme moi-même ; j’espère qu’il vous bénira. Courage ! Vous savez que nous sommes toujours votre Mère et celle dont Dieu s’est servi pour vous faire naître Fille du Saint Sacrement. Je dois vous assurer que vous le serez toujours et qu’en tout ce que je pourrai vous le marquer, ce sera de tout mon cœur. Croyez-moi votre fidèle amie.477.

1682 Septembre ou octobre

Il n’y a pas moyen, très chère Fille, de laisser retourner votre chère amie sans lui confier ce petit mot, pour vous assurer que vous n’êtes pas dans l’oubli que vous croyez. Je serais une très méchante Mère si j’oubliais, comme vous vous le persuadez, mon Enfant, ce que je ne puis, parce que c’est Notre Seigneur Jésus Christ qui m’a donné la loi de vous aimer et de vous présenter à lui comme son hostie, qu’il va tous les jours purifiant par sa conduite divine pour se la rendre digne de lui-même. Tout ce qu’il veut de vous, c’est le néant, qui vous tiendra sous le sacré pressoir de ses adorables volontés, par lesquelles il vous crucifiera pour faire mourir tout ce qui est d’humain en vous et vous apprendra qu’il ne faut plus ni choix, ni désir en cette vie, mais demeurer dans un saint abandon pour recevoir, ou plutôt pour porter, toutes les différentes dispositions qu’il plaira à sa bonté vous envoyer.

Les ténèbres, les impuissances, les pauvretés et le reste que vous ressentez ne vous empêcheront pas d’être toute à lui, car vous savez qu’il y faut être à sa mode et non à la vôtre. Je ne vous donne point d’autre règle, très chère. Quand vous saurez bien vous tenir dans le rien, vous deviendrez savante de tout, par une divine expérience qui vous fera connaître que cet aimable néant renferme ce qui ne se peut exprimer ; mais il ne faut pas se plaindre. Si Dieu tarde trop de remplir en nous le vide de nous-mêmes, c’est qu’il n’est pas encore tel en effet que nous le croyons souvent ; nous sommes vides en idées et pas véritablement. L’amour de nous-mêmes est si profond qu’il n’y a que Dieu qui en connaît la source ; elle est intarissable et la malice en est si subtile que rarement on l’aperçoit ; c’est pourquoi Dieu a sur ses élus des conduites secrètes détruisantes et anéantissantes, sans que l’âme puisse pénétrer comment il lui plaît de lui cacher ses opérations. Et souvent, quand elle crie miséricorde, croyant que tout est perdu, c’est lorsqu’il fait son ouvrage plus intimement. Demeurez en paix dans la guerre ; ne réfléchissez point trop sur vos pauvretés, qui deviendront un jour des richesses éternelles, si vous savez vous en contenter.

Soyez seulement fidèle dans les pratiques de vos obligations, douce avec vos Sœurs, respectueuse et soumise à vos Supérieures, vivant comme un enfant avec sa mère, ne regardant en elle rien d’humain, afin que votre obéissance soit sanctifiée ; jamais de contestes avec qui que ce soit, mais se tenir toujours au-dessous de tout le monde, c’est le moyen d’acquérir cette paix divine que le monde ne donne point. Adieu ; c’est votre fidèle amie et servante.478.

1683.

Mectilde témoigne encore de sa confiance en écrivant à une religieuse de Toul 479 :

Je suis toujours en transe [en appréhension] de faire aussi continuer les prières [pour le rétablissement de la santé de votre prieure]. Voilà un grand mal pour une personne aussi usée que votre bonne et digne prieure. Je l’ai, ma très chère fille, toujours à l’esprit et, comme la bienheureuse Marie des Vallées fait quantité de miracles, je la prie, et vous aussi d’y avoir recours. Ne cessez point que vous n’obteniez sa santé. Cependant, embrassez cette chère Mère pour moi, et lui dite de la part de Dieu que je lui défends de mourir.

1683.

J’approuve votre murmure et les plaintes que vous faites de mon silence, ma chère Enfant, mais je condamne votre soupçon comme un mensonge. Je n’ai parlé de vous ni de votre état souffrant à qui que ce soit : ce sont des choses dont une supérieure ne fait aucune confidence. Vous m’en ferez, quand je serai auprès de vous, une grande réparation. Cependant, soyez persuadée qu’en fait de conduite et des choses de conscience, je n’ai en ce monde aucune confidente à les communiquer. Je veux néanmoins vous pardonner les ombrages que vous formez contre la vérité.

Hélas ! si j’osais, je vous dirais les paroles que Notre Seigneur disait hier à saint Philippe : « Tanto tempore vobiscum sum et non cognovistis » [Jn. 14,9]. Non, non, vous ne me connaissez plus lorsque vous ne me voyez plus, mais je ne me fâche pas de vos plaintes : elles partent d’un cœur affligé qui ne sait à qui s’en prendre ; mais ne voyez-vous pas que c’est la main de Dieu et qu’il faut nécessairement mourir et pourrir comme le grain de froment qui tombe en terre, sans quoi il ne peut porter aucun fruit ? Il est vrai que l’on parle aisément des peines quand on ne les souffre pas, mais, si Dieu, pour nous épurer, nous met dans le creuset pour nous tenir au feu des tribulations, oh ! que la nature forme de plaintes et de gémissements ! La foi devient comme percluse ; elle n’a plus de vigueur. À peine peut-on croire qu’il y a un Dieu et que c’est lui qui nous crucifie, mais, cependant, c’est lui-même, pour opérer en nous notre mort, purifiant notre fond. Il faut se résoudre à la souffrir et à la soutenir comme il plaira au souverain Maître, car nous ne pouvons pas de nous-mêmes nous en garantir. Il n’y a qu’un secret dans ces sortes de conduites crucifiantes, c’est de s’en remettre à Dieu, c’est de s’y abandonner sans savoir en quoi ni comment, c’est de le laisser faire en nous ce qu’il lui plaira pour sa pure gloire et notre destruction ; il n’y a que cela à faire ; tout le reste consiste à souffrir toutes les privations, abjections, confusions, impuissances et le reste, qui va quelquefois jusqu’au sentiment de réprobation. Tout cela est bon pour une victime qui ne vit plus pour elle et qui ne fait que mourir à tout. Il y a tant de degrés de mort qu’on ne peut les exprimer, mais celui qui mortifie vivifie aussi quand il lui plaît. S’il prend plaisir à vous tenir dans les ténèbres d’un cachot ou dans un pays perdu dont vous ne connaissez ni les entrées ni les sorties, laissez-vous [à Dieu], le simple abandon doit vous suffire, par lequel vous lui laissez la liberté de vous anéantir. Puisque vous ne devez plus vivre pour vous, c’est à lui d’opérer votre mort selon son plaisir. Prenez courage : vous n’êtes pas au bout, mais la grâce de Jésus Christ vous soutiendra. Je suis en lui toute à vous.480.

1696. À Madame sa petite nièce qui venait de faire profession à l’abbaye de Malnoue 481, ce 30 juillet 1696.

Je ne puis assez rendre grâce à mon Dieu, ma très chère nièce, de la consommation de votre sacrifice, qui vous engage à vivre d’une vie nouvelle, ne vivant plus pour vous, mais uniquement pour l’amour de celui à qui vous êtes si heureusement consacrée. C’est à présent que vous devez dire plus d’effet que de paroles : « Je ne suis plus, et je ne dois plus être qu’une simple capacité de l’adorable volonté de Dieu. Il m’a fait la miséricorde de me sortir du monde, et de me séparer des créatures ; je ne dois plus vivre que pour lui seul, et par conséquent m’appliquer actuellement à ce qui lui peut plaire ». L’obéissance sera la règle qui vous conduira sûrement, et la profonde humilité l’accompagnera en tout. Avec ces deux vertus, vous irez loin et le pur amour viendra consommer tout ; il ne se refuse point au cœur humble, puisque le prophète nous apprend que le Saint-Esprit repose sur le cœur humble. Cet Esprit adorable étant le feu sacré qui consomme les holocaustes, j’espérerais que le vôtre aurait ce bonheur.

Surtout, ma chère nièce, ne soyez point méconnaissante du don de Dieu, qui est si admirable ; vous ne pourriez jamais le mériter. Je le regarde comme un effet du très Saint Cœur de l’auguste Mère de Dieu. Demandez-lui tous les jours de votre vie la grâce de persévérer et de ne jamais relâcher de la sainte ferveur qu’elle vous a obtenue avec tant de miséricorde. Aimez-la toujours de plus en plus, et lui rendez vos devoirs avec amour et confiance. Après la très Immaculée Mère de Dieu, il n’y a rien de plus considérable pour vous que Madame votre illustre et sainte Abbesse. Vous êtes heureuse d’être à ses pieds et de recevoir les lumières de Dieu par elle pour votre conduite ; honorez-la, respectez-la, et l’aimez comme Dieu, dit la Sainte Règle. Cela veut dire que vous devez voir Dieu en elle ; que vous ayez une sincérité et simplicité entière, c’est-à-dire que vous ne lui devez rien cacher de vos dispositions. Comme vous lui êtes infiniment obligée, la plus grande marque de votre reconnaissance, c’est votre fidélité. N’oubliez jamais le précieux jour de votre immolation. Je prie Notre Seigneur vous conserver dans la grâce que vous avez reçue. Allez pour moi aux pieds de Madame, pour la remercier très humblement de ma part ; je suis comblée de ses bontés pour vous. Avec sa permission, vous prierez Dieu pour votre frère482, qui prend la résolution de faire une retraite pour connaître la volonté de Dieu sur son état. Il semble qu’il prend la pensée de se retirer du monde et de reprendre ses études pour se rendre capable de servir Dieu et de faire son salut. Priez la sacrée Mère de Dieu de le protéger de ses bénédictions, et de m’y donner un peu de part, et de me croire comme je suis en Jésus et sa très Sainte Mère toute à vous.

Je voudrais bien rendre mes devoirs à toute votre Communauté, mais, ne le pouvant, suppléez pour moi en leur marquant mes humbles reconnaissances ; soyez bien reconnaissante de la grâce que l’on vous a faite.483.

1696. Le 6 juillet à sœur de Saint-Bernard (Anne Bompard) en Pologne 484.

Sur la chère vôtre, ma très chère fille, du 15 mai, je vous dirai que je suis sensiblement touchée de vos affections. Nous faisons des prières pour demander à Notre Seigneur, par sa très sainte Mère, qu'il pacifie tout, car rien n'est plus affligeant que de savoir une maison de l'Institut dans une telle désolation. Je sais que vous en souffrez beaucoup sans y pouvoir mettre de remède. Mais si vous êtes fidèle à Dieu dans les persécutions et dans les tentations que l'Enfer vous livre, la force divine de Jésus Christ, par sa très sainte Mère, triomphera de tout, et vous verrez les secours de sa grâce qui vous surprendront.

Je vous conseille de demeurer, comme vous dites, à ne vous mêler de rien, mais de vous tenir dans votre intérieur par un saint recueillement en la présence de Dieu, attendant de sa miséricorde quelques coups extraordinaires de son infinie bonté. Redoublez votre foi et votre confiance. Soyez fidèle à vos obligations ; ne communiquez point vos sentiments pour décharger votre coeur, qui vous ferait dire plusieurs choses qui le pourraient blesser ou, du moins, troubler sa tranquillité. Allez toujours sans vous arrêter où la grâce vous attire, et vous souvenez des paroles de Notre Seigneur qui veut que vous le suiviez en portant votre Croix, vivant dans l'esprit d'un continuel sacrifice, qui doit faire la vie d'une victime. L'on ne peut en ce monde éviter plusieurs contradictions, mais la victime fidèle laisse les morts ensevelir les morts. Elle surpasse tout pour se rendre à celui à qui elle est immolée, n'ayant point d'autre tendance que de lui plaire, sans envisager ses propres intérêts. Elle les anéantit de tout son coeur, par le sacrifice actuel, faisant consister son bonheur à n'avoir que Dieu en vue sur toutes choses, son amour et son règne faisant toute sa fortune. Pour être parfaitement et uniquement tout à Jésus Christ, gardez donc précieusement la paix de votre intérieur ; vous la conserverez en ne prenant parti à rien sur la terre, qu'à vivre dans un esprit de mort. Je ne puis m'empêcher de me désirer auprès de vous toutes, pour tâcher de vous consoler et remettre votre sainte maison dans le calme.


RELATIONS & INFLUENCES


La Tradition bénédictine de Saint Vanne et Hydulphe en Lorraine puis de Saint Maur à Paris

Cette tradition est très importante pour la fondatrice Mectilde, mais nous l’abordons peu. Il faudrait mettre en valeur les relations -- spirituelles plutôt que mystiques -- avec le groupe  de Saint Maur485. Il eût fallu choisir, ce qui demande une compétence particulière486.

Bernard Audebert ou Ignace Philibert -- qui aide à la rédaction des Constitutions sur le régime de la Congrégation -- ou Benoît Brachet ou Luc d’Achery -- qui participe à la fondation de Châtillon-sur-Loing -- ou Placide Roussel 487 -- ou Claude Martin (le fils de Marie de l’Incarnation du Canada) qui a rédigé un ouvrage que Mectilde transforme au féminin dans la Pratique de la Règle de St Benoît ?

J. Daoust propose un « aperçu de la vie et de la doctrine » 488 en soulignant les origines traditionnelles de la Règle, des statuts, de la dévotion à la Vierge :

Toutes ces influences diffuses sont éclipsées [!] chez Mère Mectilde par l’inspiration bénédictine. Certes, chez les annonciades, elle a d’abord connu la spiritualité rhéno-flamande que prônait notamment Benoît de Canfeld. Elle la retrouvera à Montmartre auprès de Marie de Beauvillier, dont Canfeld fut le directeur. On y insistait sur l’intériorité et la vie mystique.

Mais, au monastère de Rambervillers, Catherine s’était trouvée dans le rayonnement de la congrégation bénédictine de Saint-Vanne, dont le fondateur, Dom Didier de La Cour, avait eu pour disciple Dom Antoine de Lescale, qui, supérieur des religieuses, avait favorisé l’entrée de Catherine de Bar dans l’ordre de saint Benoît. Les trois piliers de la réforme vanniste, qu’avait adoptée Rambervillers, étaient le retour à la Règle pure, un soin particulier de l’étude et une digne célébration de l’office divin. À peine arrivée dans le faubourg Saint-Germain, Mère Mectilde reconnut ces mêmes normes chez les mauristes de l’abbaye voisine, issus de Saint-Vanne. Dom Ignace Philibert, prieur de Saint-Germain-des-Prés (1602-1667), prit en mains les intérêts des bénédictines du Saint-Sacrement et « fit instituer une commission de douze membres,... qui furent d’avis qu’une congrégation était absolument nécessaire pour faire subsister l’adoration perpétuelle et chargèrent la Mère Mectilde d’en rédiger les statuts ». Prié par la fondatrice de s’acquitter de cette tâche, dom Philibert les calqua sur ceux de Saint-Maur. Suggéra-t-il une dévotion jadis en usage dans certains monastères : regarder la Vierge comme supérieure de l’Institut ? Mère Mectilde affirme qu’elle reçut à ce sujet une grâce particulière.

Un autre mauriste qui ne fut pas sans inspirer la jeune fondatrice, c’est Dom Claude Martin (1619-1696), par ailleurs dépositaire de la pensée et des expériences de sa mère, l’ursuline Marie de l’Incarnation. En 1686, Mère Mectilde fit imprimer pour ses Filles les Exercices spirituels ou Pratiques de la Règle de saint Benoit, livre qui n’est qu’une réédition au féminin de la Pratique de la Règle, publiée par Dom Martin en 1680. Cet ouvrage, déclare la fondatrice dans l’épître liminaire, c’est « la morale bénédictine... ; il pourrait nous conduire à la perfection de notre état ». Ainsi la préfacière attestait l’identité d’interprétation de la Règle chez les mauristes et chez les moniales. Enfin, en 1696, c’est Mabillon lui-même qui, au nom de Mère Mectilde, rédigea une longue lettre circulaire sur la mort de la Mère de Blémur, religieuse de la rue Cassette.

Le caractère collectif, l’humilité monastique, l’absence d’intérêt pour des réformes au sein d’un « système » séculairement et solidement mis au point, enfin des clôtures strictes laissent minorer l’apport des moines et de moniales des grandes traditions par nous autres, amateurs de récits et de nouveautés... Chez les moines, la vie mystique demeure voilée, respectant une tradition de sobriété propre aux ordres traditionnels.

Nous privilégions la « couleur franciscaine » 489.



François Guilloré (1615-1684)

Nous choisissons cette figure parmi d’autres en relations avec Mectilde : saint Vincent de Paul œuvra à l’accueil des pauvres religieuses chassées par la guerre, Jean-Jacques Olier permit indirectement la rencontre avec l’amie Marie de Châteauvieux…

Né le jour de Noël dans une famille modeste, François Guilloré entra en religion à vingt ans chez les jésuites. Enseignant au collège de Vannes, en compagnie de Vincent Huby (-1693), il connut probablement Jean Rigoleuc (-1658). Outre la fréquentation de ces grands spirituels, il fut éclairé et soutenu lors d’épreuves intérieures et extérieures par Armelle Nicolas, une mystique bretonne accomplie. Après divers professorats, il demanda à être envoyé aux Missions des campagnes, ce qui semble avoir été exaucé. Il passa enfin une dizaine d’années à Paris comme un directeur spirituel dont on appréciait l’extrême subtilité psychologique 490.

Mère Véronique Andral cite une lettre de ce confesseur écrite et signée lorsque « le 1er décembre 1675, Mère Mectilde tombe gra­vement malade, maladie mystérieuse d’ailleurs, où elle comparait au jugement de Dieu et fait une expérience d’abandon et de “délaissement” »491 

Le 25 avril 1676, me rendant compte des dis­positions où elle (la Mère Mectilde) avait été dans sa maladie qu’elle avait eue sur la fin de 1675, lorsque j’entrai pour la confesser, voici ce qu’elle me dit : « Je sentis pendant trois jours que je fus en péril de mort, un transport qui se fit de mon esprit en Dieu, peut-être était-ce une imagination, mais je vous le dis comme je le pense : pendant ce temps ce fut non pas un abandon, car l’âme est pour lors à elle-même, mais un délaissement de moi-même, toute perdue à la sou­veraineté et à la justice de Dieu ; et tout cela sans aucune pensée particulière ni raisonnement, en sorte que je n’avais pas même le moindre retour sur mon mal et n’avais aucune distraction qui me tirât de cet état, tant j’y étais perdue et anéantie ». Et puis elle m’a­jouta : « Cela même m’a encore duré deux mois après ; et comme toutes les nuits je ne dormais pas, étant à mon séant, toute ramassée et les mains jointes, je les passai entières devant cette souveraineté et cette jus­tice de Dieu, sans distraction qui m’en divertit, avec une pénétration qui ne se peut dire ».

Henri-Marie Boudon (1624-1702)

Boudon fait partie du cercle intime des mystiques normands. Prenant de son ami François de Laval la charge de l’archidiaconé d’Évreux, il reçoit le sacerdoce le 1er janvier 1655 et se met à l’œuvre, « jetant l’effroi dans tous les ouvriers d’iniquité et plein de bonté pour les âmes faibles », mais il rentre en conflit avec des jansénistes492. Il conservera toujours la confiance et l’appui de Bernières :

Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui 493.

L’Archidiacre est cependant déposé et interdit. Il demeura « dans une humilité admirable jusqu’en 1675, où son principal accusateur, touché de repentir, se rétracta. » Il reviendra à la table de son évêque et ce dernier assistera de nouveau à ses prédications… Boudon est l’auteur d’une très abondante production littéraire dont l’unique biographie du P. Chrysostome. Ses livres eurent un succès extraordinaire. La doctrine -- bien exercée par la vie -- tient au recours en « Dieu seul », titre du livre mis vingt-six ans après sa parution à l’Index comme « pouvant servir d’occasion aux erreurs quiétistes. » Boudon pratiqua une sainte abjection, au sens de la révérence devant la grandeur divine494.

Il fut spi­rituellement très uni durant plus d’un demi-siècle à Mère Mectilde. C’est au monastère de la rue Cassette que l’Archidiacre Boudon tint à dire sa première messe 495 :

Monsieur, Ce mardy matin 30 mars 1655, Puisque la sainte Providence me priva de la chère consolation de vous entretenir samedi, je vous fais ce petit mot, dans l’incertitude de vous revoir avant lundi. C’est pour vous supplier de nous vouloir prêcher le même jour de votre sainte première Messe, et un petit quart d’heure de conférence, mardi, qui est le jour que nous faisons la fête de notre glorieux Père saint Benoit.496.

Boudon fait le lien entre Mectilde et les membres du cercle mystique de Normandie :

Le 26 juillet 1652, […] Je voudrais bien, mon très cher frère, que vous puissiez aller jusqu’à Caen voir M. de Bernières et prendre ses conseils et ses sentiments sur tout cela [sur les projets de la fondation des bénédictines du Saint Sacrement]. M. Tardif veut que j’en confère avec la bonne âme de Coutances [« sœur » Marie des Vallées]. Il faudrait que vous et M. de Bernières vissiez cela avec le bon Frère Luc [de Bray], pénitent, qui demeure à Saint-Lô. J’aimerais mieux mourir que d’entreprendre cet ouvrage ni aucun autre s’il n’est tout à la gloire de Dieu. […] Je suis en perplexité savoir si je dois continuer, et je voudrais bien qu’il eût plu à Notre Seigneur donner mouvement à la bonne sœur Marie de l’approuver. Néanmoins, je m’en remets à la conduite de la Providence, vous assurant que j’y ai moins d’attache que jamais. […]497.

Mectilde confie une intention de solitude qui sera quelque peu modifiée par l’intervention de Puissants dont la Reine :

Or, l’intention des fondatrices est que l’on choisisse un lieu, le plus solitaire qui se pourra trouver, dans les faubourgs de Paris et que les religieuses y vivront dans une profonde solitude, sans éclat, sans grandeur et sans bruit, vivant comme des morts en terre, ce lieu étant tout dédié au silence et à la retraite ; et vous savez que, lorsqu’il s’est présenté quelque autre chose qui a éclaté, Mad. de [Châteauvieux] s’en est retirée, ne pouvant souffrir que cette œuvre soit faite par les vues et prétentions des créatures, son dessein étant d’y voir honoré, par rapport, la vie anéantie de Jésus dans la sainte Hostie. Je vous en ai parlé autrefois ; vous en savez le fond. […]

C’est par Boudon que Mectilde poursuit l’entreprise d’éditer lettres et maximes de Bernières sous l’autorité d’un minime :

J’oubliais le principal : c’est de dire à M. de Bernières que c’est le bon Père de Saint Gilles498 qui a cette œuvre en mains et qui me commande de ne la point rejeter, que je pécherais ; il a la bonté d’y travailler, ces dames lui ayant tout remis à sa conduite et à son zèle.



Madame Guyon (1647-1717)

Madame Guyon se rendait rue Cassette et connut donc sa supérieure âgée. Elle témoigne comme suit  d’un isolement :

la mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’ins[ti] tutrice de cet ordre, fut de mes amies et [est] une s [ain] te. Le reste de la communauté est fort opposé à l’intérieur et mad[emoise]lle de Chevreuse fera bien de n’en pas parler, afin de ne se point attirer de croix mal à propos et de conserver son don. Elle pourra parler à la mère du Saint-Sacrement tant qu’elle voudra499.

Elle rapporte ailleurs d’autres problèmes communs aux mystiques directrices :

Il me semble que vous pourriez aisément surprendre vous-même cette dévote en contradiction […] Il serait aisé de voir la méprise. Je me suis souvenue encore d’une fille d’auprès de Toulouse à qui la mère du Saint-Sacrement faisait tenir des lettres : le confesseur faisait réponse en sa place et répondait de la part de Dieu. Ils reconnurent tant de méprises mandant des choses différentes de la même personne, parce qu’on avait écrit ce qu’on consultait de deux écritures différentes. Elle avait fait mander qu’elle devait mourir il y a trois ans, et elle a toujours vécu depuis, et bien d’autres choses, ce qui obligea la mère du Saint-Sacrement de la rue Cassette de ne plus faire écrire…500.

On se reportera à la section consacrée à Madame de Béthune où nous avons précédemment rencontré madame Guyon, deuxième « bonne âme » après Marie des Vallées. Les relations avec la quiétiste, citée par Mectilde plus de trente fois depuis février 1688 jusqu’au début avril 1689 dans cette correspondance Béthune, furent occultées au dix-neuvième siècle pour des raisons évidentes 501.

Fénelon (1651-1715)

Fénelon écrira à Mère Marie-Anne du Saint-Sacrement, nouvelle supérieure de la rue Cassette, l’occasion de la mort de sa « chère Mère » :

J’ai l’honneur de vous écrire, ma Révérende Mère, mais ce n’est point pour vous persuader de la douleur où je suis de la perte que nous venons de faire […]

Elle me disait, elle m’écrivait, qu’elle ne sentait pas la moindre révolte contre l’ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de sa sainte volonté, dans les états les plus renversants et les plus terribles la calmait.

« Je sens (m’écrivait-elle l’année passée) en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu’aussitôt qu’Il m’y met, je baise, je caresse ce précieux présent, et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon cœur éclate en bénédiction et est content d’être détruit et écrasé sous toutes ces opérations, pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée. »

[…] Si vous conservez la simplicité, le renoncement, l’obéissance et l’éloignement du monde que notre chère Mère vous a enseignée, vous verrez une protection de Dieu toute visible sur vous et sur votre Institut. Je suis dans le saint Amour avec une très indigne et très cordiale affection. 502. 


Des Bénédictines du Saint-Sacrement de Mectilde à nos jours

Une recherche découvrirait des figures mystiques derrière les clôtures. Elles ont assuré la préservation des écrits, et celle de l’esprit qui anima Mectilde et ses contemporaines. Nous avons cité en ouverture au début de ce volume la « définition » de la mystique par l’une d’entre elles, si concise et belle qu’elle mérite d’être partiellement reprise en conclusion 503 :

C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même […] la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su, du rien faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à Rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où il la peut mettre.

Un témoignage collectif montre la vitalité récente de “victimes offertes”  504. Les courageuses bénédictines du Saint-Sacrement polonaises partagèrent avec leurs concitoyens des épreuves qui se succédèrent sur trois siècles : au dix-huitième, guerre civile attisée par les puissants voisins, misère et pestes, trois partages ; au dix-neuvième, occupation russe ; au vingtième, mourir sous l’occupation nazie – sort de nombreuses soeurs et d’une foule de réfugiés lors du bombardement final d’un couvent accueillant et tout voisin du ghetto.

On devine qu’une Véronique Andral, dont l’Itinéraire spirituel nous a tant servi, n’est pas seulement une moniale qui s’est distinguée par son érudition. Terminons sur une de ses contributions qui la révèle un peu plus intimement 505:

Cette voie du rien, austère et dépouillée, qui a attiré à Saint Jean de la Croix une solide réputation de rude sévérité, que l’on s’accorde heureusement de nos jours [1963] à remettre en question, a aussi porté certains lecteurs superficiels de mère Mectilde à se la représenter sévère, raide, impitoyable à la « nature ». Lorsqu’on parle un peu trop du « néant de la créature », on s’attire vite le reproche de « pessimisme néantiste, spiritualité tendue, déprimante ». Or, il est assez piquant de constater que nous, qui sommes si soucieux d’affirmer la valeur de l’humain, qui semblons avoir oublié le mystère du péché, au profit d’une vue « optimiste » des choses, nous sommes toujours aux prises avec une angoisse, un vertige et une tentation de désespoir chronique ; tandis que les saints qui ont vu, avec une acuité qui nous déroute, le néant de toutes choses et d’eux-mêmes, trouvent, par le saut en Dieu que cette découverte leur fait faire, un épanouissement, une paix, une joie, une stabilité, une « audacieuse confiance » et un « téméraire abandon » qui nous confondent et que nous leur envions sincèrement. Et pourtant c’est la conséquence de leur première expérience, celle justement que nous avons tant de mal à admettre. Mère Mectilde le constatait déjà : « On ne peut mordre au néant, et cependant c’est la condition de notre bonheur ». C’est l’expérience fondamentale que « nous ne sommes pas Dieu » et que « nous sommes faits pour Dieu ». La découverte de l’amour éternel et le don total de nous-mêmes à cet Amour.




HISTOIRE DES TRANSMISSIONS



Par Soeur Marie-Hélène Rozec

du monastère des

Bénédictines du Saint-Sacrement de Craon.




Développement historique des écrits de Mère Mectilde et sur Mère Mectilde dans les différents monastères de l’Institut et ailleurs.

I. Les monastères d’origine.

Rue Cassette (1659), Toul (1664), Rambervillers (1666), Nancy (1669), Rouen (1677), Saint-Louis-au-Marais (1685), Varsovie (1688). Saint-Nicolas-de-Port (1812) regroupe les trois monastères lorrains, Toul, Rambervillers, Nancy, chacun apportant un nombre important de manuscrits.

1. Rue Cassette : un recueil de textes des années 1660, passera à Rouen et sera apporté à Craon, en 1829, par la fondatrice de ce monastère Mère Marie de Saint-Louis de Gonzague, Délie de Cossé-Brissac et deviendra le Cr A, lors du classement par l’équipe des Écrits à partir de 1960.

2. Rue Cassette : un volume contenant des textes datés du début des années 1660, donc écrit par des sœurs de la rue Cassette, passera à Rouen et sera apporté à Craon en 1829 par la fondatrice de ce monastère et deviendra le Cr B.

3. Rue Cassette : un troisième volume sera apporté à Craon en 1829 par la fondatrice de ce monastère et deviendra le Cr C. L’écriture est de Mère Monique des Anges, qui l’a peut-être copié entre 1669 (date de sa profession) et 1677 (date de son départ pour Rouen).

4. Rue Cassette : Manuscrit dit de Solesmes, contient des textes datés du début des années 1660. Il avait été apporté au monastère d’Arras, par une des dernières sœurs de la rue Cassette, et confié aux moines de l’abbaye sarthoise en vue de la publication d’une Vie de Mère Mectilde (Annales du monastère de Rouen, 15 août 1853).

5. Rue Cassette : les manuscrits originaux apportés à Arras par la Mère Catherine de Jésus, transportés à Dumfries (Écosse) lors de l’exil du monastère d’Arras en 1904, sont conservés actuellement au monastère de Largs, en Écosse, depuis 1988. Cette Communauté s’est affiliée en 1992, à la Congrégation Bénédictine des Adoratrices du Sacré-Cœur de Montmartre, dont la maison-mère se trouve à Londres.

6. Saint-Louis-au-Marais : lettres autographes et manuscrits transférés, en avril 1809, au monastère de la rue Neuve Sainte Geneviève qui prit la relève, après la Révolution française, grâce à l’action courageuse de la Mère Sainte Marie de Bèze. Ces documents, copiés en partie par la Mère Marie de l’Assomption sur les manuscrits de ce monastère et tous ceux qu’elle a pu trouver par ailleurs, sont conservés à Rouen depuis la fermeture du monastère parisien de la rue Tournefort en 1975.

7. Monastères de Lorraine : Toul, Rambervillers et Nancy regroupés à Saint-Nicolas-de-Port en 1812. Les moniales sont expulsées et le monastère fermé en 1904. La prieure, Mère Félicité Mathieu, meurt en 1907. Quelques moniales se réfugient à Nancy.

Les documents des trois monastères furent apportés au monastère de Bayeux en 1938, par la Mère Marie-Scholastique Parisot, dernière prieure à Nancy.



II. Les auteurs, principales rédactrices ou copistes.

1. Les premières années :

Mère Monique des Anges de Beauvais : D12, N254, N257, N261, N264, Cr C, Fondation de Rouen.

Mère Marie-Bénédicte du Saint-Sacrement de Béon de Lamezan qui fut prieure du monastère de la rue Cassette de 1699 à 1705. Nous lui devons la première copie de la Vie de Mère Mectilde par Mère Marguerite de la Conception qui porte la mention « Collationné à l’original […] et signée par elle le 25 Daoust mil sept cent quatre ». Dans son Avant-propos des « Entretiens Familiers », p. 9, Mère Marie-Catherine de Bayeux nous dit qu’elle fut Secrétaire particulière de Mère Mectilde dans les dernières années de sa vie. Elle était habituée à saisir sa pensée, à la transcrire fidèlement et à l’écrire rapidement. Nous possédons quelques lettres de sa main conservées aux Archives nationales sous la référence L 763, au temps où elle était prieure. Une comparaison des écritures avec d’autres manuscrits serait intéressante.

Comtesse de Châteauvieux († 1674) : fit rédiger plusieurs Mémoires, comme on disait alors. À partir des lettres qu’elle reçut de Mère Mectilde, après 1650, elle composa un précieux volume parvenu jusqu’à nous sous le nom de « Bréviaire de Madame de Châteauvieux » (D 12) et aussi les Registres de Comptes, Contrats et Actes divers concernant le monastère de la rue Cassette jusqu’à 1674 (Cf. AN L 1710 et S 4756).

Comtesse de Rochefort (1614-1675) : Nous possédons plusieurs témoignages du travail effectué pour la transmission de l’histoire de la fondation de l’Institut : « Pendant qu’elle demeura au monastère de la rue Cassette, la Comtesse de Rochefort s’appliqua à recueillir tous les événements qui s’étaient passés depuis les premiers commencements de l’Institut ; la plupart étant arrivés sous ses yeux, elle en dressa des mémoires exacts, & ce sont ces mémoires qui nous ont fourni une partie des faits que nous racontons »506.

Dans le second manuscrit d’Arras-Tourcoing, sous la référence T2 p. 305, on lit : « Madame de Rochefort, retirée au monastère de la rue Cassette, s’y appliqua avec un soin particulier à faire des recueils de tout ce qui y est arrivé de remarquable dès l’origine de l’Institut (1653) jusqu’en l’année 1670, (qu’elle partit dans le Dauphiné afin d’y régler ses affaires de famille) comme d’une affaire qu’elle prenait intérêt se regardant déjà comme membre du corps et en effet fit un livre in-quarto épais de quatre doigts (N 249), dans lequel on a pris beaucoup de choses qui sont dans cette vie, le reste servira pour les archives ».

Sœur Marie de Jésus Chopinel (1628-1687) : première publication du Véritable Esprit en 1683. Elle était la fille de Mère Benoîte de la Passion, prieure du monastère de Rambervillers (1653-1668).

Les monastères de Pologne : Varsovie, à partir de 1688, et Lwow (Leopol), ce dernier transféré deux fois au cours du XXe siècle avant de se fixer à Wroclaw (anciennement Breslau).

Au XIXe siècle :

Les copistes d’Arras : Inscription écrite en tête du volume T 24 : « Les copies ont été faites dans la seconde moitié du XIXe siècle par nos R. M. Sainte Françoise (Florence Thiébault), née à Beaurains (Pas-de-Calais), décédée le 29 juin 1888 ; Mère Saint Louis de Gonzague (Aline de Valicourt), née à Cambrai le 2 mars 1809, décédée le 7 février 1884. En tant que secrétaire, elle fut de celles qui, lors des travaux de Mgr Hervin et de M. Dourlens, furent employées à la copie des manuscrits relatifs à Notre Vénérée Fondatrice ; Mère Saint Ignace de Loyola (Louise Proyart), née en 1839, décédée le 19 mars 1925 à Dumfries, copiste à Paris puis à Dumfries ; Mère Marie Gertrude du Saint-Sacrement (Anaïs Lerat) née le 26 juin 1820 à Rouen, décédée le 13 novembre 1889, qui fut secrétaire de 1883 à 1889, toutes moniales d’Arras ». Mère Saint Ignace, qui séjourna en notre monastère de Paris, rue Neuve Sainte Geneviève de 1872 à 1875, s’y adonna à la copie des manuscrits. Mère Sainte Angèle (Julie Licson) née en 1822, décédée en 1899 à Arras, a assuré la relève pour les derniers volumes. Les autres travaillèrent lors des recherches de Mgr Ildefons Hervin, qui eut en main nombre d’écrits rendus plus tard à leurs maisons respectives pour élaborer, en 1883, son ouvrage : « Vie de la Très Révérende Mère Mechtilde du Saint Sacrement ».

La principale copiste de Paris rue Neuve Sainte Geneviève au XIXe siècle, Françoise Adèle Roze, sœur Marie de l'Assomption, née à Port-Louis, Isle de France, aujourd’hui Île Maurice, le 4 Messidor An II (22 juin 1794). « Elle fut nommée Dame de seconde classe à la maison impériale Napoléon (Maison d'éducation, dite de la Légion d'honneur), à Écouen, le 27 mai 1809, puis Dame de première classe le 24 avril 1812. Elle entra au monastère de la rue Tournefort à Paris en 1818 et y fit profession le 16 septembre 1819.

Elle voua un grand amour à notre Mère Mectilde et recopia tous les textes de notre fondatrice qu'elle parvint à se procurer, tant au monastère de Paris que dans les autres maisons de notre Institut. Elle mourut le 22 mars 1866 » (Cf. En Pologne avec les Bénédictines de France, p.369-370. Téqui 1984).


III. Les possesseurs de volumes.

Mère Mectilde du Saint-Sacrement, fondatrice, possédait au moins, l’original du « Bréviaire de Madame de Châteauvieux ». Mère Marie-Anne du Saint Sacrement, seconde prieure de la rue Cassette. Mère Marie-Bénédicte du Saint-Sacrement, troisième prieure de la rue Cassette, Mère Monique des Anges, quatrième prieure de la rue Cassette. Mère Marie-Anne de Sainte Madeleine, prieure de Toul.

Paris, P 1 : Recueil de lettres autographes de Mère Mectilde, aujourd’hui à Rouen.

Caen 403 : À l’usage de Mère Marie-Bénédicte du Saint-Sacrement qui séjourna à Caen après son priorat rue Cassette (1699-1705).

Madame de Rozières. Pendant la Révolution française, plusieurs volumes furent confiés à Madame de Rozières, famille issue de la branche aînée de la famille de Bar, comme en témoignent les textes écrits de sa main sur les pages de garde de ces volumes, restitués après la tourmente. Charlotte Thévenin, née le 14 mai 1755 à Mirecourt, Vosges, épouse François Philippe de Rozières (1750-1814) le 2 juillet 1777, est décédée le 22 septembre 1811 à Nancy, Meurthe-et-Moselle.

Nancy, N 254 : Sur la page de garde on peut lire : « Madame Rozières », et dessous : « Ce livre m’a été donné par la Mère Alexis, Dame Religieuse du très St St de la Maison de Nancy le 24 juin 1799 ». À la page 6, Mère Monique des Anges écrit : « J’avertis que toutes les lettres qui sont dans ce livre ont été tirées sur les originaux de Mère Mectilde ». La Mère de Saint Alexis était dépositaire au monastère de Nancy.

Paris, P 127 : un volume restitué par Madame de Rozières en 1811, au monastère de la rue Neuve Sainte Geneviève : « Ce livre appartient à Madame Louise de Mussay (sic) dame du très Saint Sacrement dans sa maison de Paris, de la part de sa bonne sœur Rozières 1811. Je la prie de prié (sic) Dieu pour moi ». Sœur de Saint-Louis (Marie Paule Le Mayeur de Mussey), moniale de Nancy, réfugiée pendant la Révolution, dans la famille de Ranfaing à Nancy, avait apporté ce volume avec elle. En 1803, elle avait rejoint la réunion des religieuses de l’ancien monastère de la rue Saint-Louis-au-Marais relevé par la Mère de Bèze, laissant probablement le volume dans la famille. Elle mourut à Paris au monastère de la rue Sainte Geneviève, le 30 mai 1837.

Mas Grenier, Mg 2 : ce volume qui est une copie du Bréviaire de Madame de Châteauvieux, provenant de « Rambervillers en Loraine (sic) », est confié « a Madame Madame de Rozières a Nancy (sic) ». Il fut sans doute emporté à Toulouse par une religieuse de l’Institut puisque l’ex libris de ce monastère se trouve au dos de la couverture. La Mère St Jean l’Evangéliste, Anne-Sophie Vigoureux, étant la seule moniale professe de la rue Cassette à Toulouse, on peut supposer que ce volume aurait transité par ses soins. Elle se retrouve à Toulouse en 1823, avant d’être désignée comme prieure, par le nouvel archevêque de Toulouse, à la fondation du monastère de Notre-Dame d’Orient, le 24 août 1825. Elle y meurt le 4 août 1826, d’une crise d’asthme, après quatre jours de maladie.

Rouen, lettre c : « a Mde Rozières : « Ce livre m’a été donné par le Révérend Père C. Lemot de la Compagnie de Jésus en l’année 1800 ». Ecrit après 1698, ce manuscrit provenant de Nancy, fut transféré, comme les autres, en 1812 à Saint Nicolas de Port, même s’il ne comporte pas la cote habituelle de la série conservée à Bayeux : N... Dans les années 1960, la Fédération n’était pas encore en possession de ce document. Manuscrit de Rozières à Rouen : don aimablement offert au monastère de Rouen, par les Bénédictines de Bellemagny (Haut-Rhin) le 22 août 2006.

Manuscrit de Rozières à Rouen : don aimablement offert au monastère de Rouen, par les Bénédictines de Bellemagny (Haut-Rhin) le 22 août 2006.

Ensuite les sœurs se transmettront les manuscrits de la main à la main, avec permission des supérieures, comme on le trouve écrit et souvent daté sur les pages de garde, avec le nom de la donatrice et de la destinataire.

Craon en 1829 :

Les trois documents conservés à Craon, sont des copies de manuscrits, lettres et conférences de Mère Mectilde au début des années 1660, provenant du monastère de Rouen..

Cr A : Sans précision.

Cr B : « A l’usage de Sr. M Anne du St Sacrement » (Anne Loyseau), daté de 1684, seconde prieure de la rue Cassette, qui meurt en 1699.

Cr C : À l’usage de M. Monique des Anges, troisième prieure de la rue Cassette, qui meurt en 1723.

Mas Grenier :

Mg 1 : Cote actuelle : MG 1 – Ex Libris : Bibliothèque des Dames Bénédictines du Monastère de Toulouse (au dos de la couverture).

« Conférences de Nostre très Digne Mère Institutrice et autres diversités spirituelles » 1706.

Mg 2 : Cote actuelle : MG 2 – Ex Libris : Bibliothèque des Dames Bénédictines du Monastère de Toulouse (au dos de la couverture).

Ce manuscrit est une copie du Bréviaire de Madame de Châteauvieux, provenant de « Rambervillers en Loraine (sic) ». Il a connu de nombreux déplacements : Rambervillers, Nancy, Toulouse (1817), Mas Grenier (1921), Montolieu (2013), Rouen (2014).

Plusieurs recueils de Lettres de Mère Mectilde copiés par les moniales au XIXe siècle : Mas Grenier dès les années 1848, puis au XXe siècle : Craon, à l’occasion des fêtes de la Mère Prieure.

Il serait intéressant de comparer les Lettres originales et les extraits retenus par la Comtesse de Châteauvieux pour la rédaction du « Bréviaire ».



IV. Les transferts importants.

Paris rue Cassette, Arras, Dumfries (Écosse), Largs (Écosse).

Paris rue Saint-Louis-au- Marais, en avril 1809 rue Neuve Sainte Geneviève, Rouen 1975.

Rambervillers, Toul, Nancy réunis à Saint-Nicolas-de-Port en 1812, puis Bayeux en 1938.

1904 : départ en exil des moniales d’Arras, en leur fondation de Dumfries en Écosse. Elles emportent les manuscrits et les lettres autographes de Mère Mectilde et confient quelques documents à des familles amies. Au retour d’exil, les documents sont partagés entre la communauté de Dumfries et les sœurs qui reviennent en France pour se fixer au monastère de Tourcoing.

Mère Catherine de Jésus Heu (1753-1838), moniale de la rue Cassette à Paris, emporte des manuscrits de la rue Cassette à Arras en 1823. Ils y resteront jusqu’au départ en exil de la Communauté à Dumfries en 1904. Après la fermeture du monastère de Dumfries ils seront transférés, en 1988, au monastère de Largs et sortiront ainsi de l’Institut tout en restant dans l’ordre de saint Benoît (1992).

Mère Marie-Scholastique Parisot (1864-1954), moniale de Saint-Nicolas-de-Port, puis dernière prieure de ce monastère, demande asile au monastère de Bayeux en 1938, et y emporte les originaux et copies de manuscrits des trois monastères lorrains, avec les archives diverses. Elle restera à Bayeux jusqu’à sa mort.



V. Les « Vies » de Mère Mectilde.

Nous ne citerons ici que les plus anciennes, considérées comme documents sources.

Une première copie du manuscrit original de la plus ancienne biographie de Mère Mectilde, est conservée au monastère de Largs. Cette biographie est justement attribuée à Madame Marguerite de l’Escale, en religion Mère Marguerite de la Conception, bénédictine du monastère de Rambervillers, contemporaine de Mère Mectilde, et qui l’a suivie à Paris. Elle a été rédigée du vivant de Mère Mectilde et s’étend de sa naissance (1614) au temps de Pâques 1655. Elle fut transcrite par Mère Marie-Bénédicte du Saint Sacrement de Béon de Lamezan avec l’orthographe de l’époque et la mention : « Collationé a l’oginal (sic) par nous sousigneé prieure du premier monastère des R.ses Bénédictinnes de l’Institut de ladoration perpétuelle du très St Sacrement de l’autel rüe Cassette fauxbourg St Germain a Paris ce vingt cinquiesme d’Aoust mil sept cent quatre Sr Marie Benedicte du St Sacrement prieure. » p. 525.

N 248. Ce manuscrit, actuellement conservé à Bayeux, est la plus ancienne biographie de Mère Mectilde. Elle est justement attribuée à Madame Marguerite de l’Escale, en religion Mère Marguerite de la Conception, bénédictine du monastère de Rambervillers et contemporaine de Mère Mectilde, qui l’a suivie à Paris. Cette biographie a été rédigée du vivant de Mère Mectilde et s’étend de sa naissance (1614) au temps de Pâques 1655. Mais la mention « collationné à l’original », est de la même écriture que le texte.

Ce volume est une copie de la première copie de l’original, comme en témoigne la mention que l’on trouve à la p. 545 du volume, dont la mention : « Collationné à l’original, par nous soussignée Prieure du 1er monastère des Religieuses Bénédictines de l’Institut de l’Ad. Perpétuelle du T.S. Sacrement de l’Autel. Rue Cassette, fg St Germain à Paris, ce vingt-cinquième d’Août 1704. Sr Marie-Bénédicte du St Sacrement  prieure », n’est pas de la main de Mère Marie-Bénédicte qui, de plus, avait écrit le chiffre de l’année en lettres. Cette première copie est conservée au monastère de Largs.

Le Manuscrit de M. Marguerite de la Conception a reçu de grands éloges pour « l’agrément de son style et la finesse psychologique qui s’y fait jour. On dit que de plusieurs mémoires contemporains, le Ms Conception est ‘le plus important et le mieux écrit’ ».

P 101. Ce volume a été rédigé en partie du vivant de Mère Mectilde, puis immédiatement après sa mort en 1698, par une de ses petites-nièces que l’on peine à identifier entre les deux sœurs Gertrude et Catherine Gaulthier de Vienville. Une lettre du Père Gourdan, datée du 26 août 1701, encourage la rédactrice en l’appelant « Mademoiselle » sans en préciser le nom.

Le Manuscrit qui fut apporté à Arras par la Mère Catherine de Jésus du monastère de la rue Cassette, a été égaré « dans les vicissitudes de l’exil » (Lettre d’un archiviste de Tours).

Le texte est précédé d’un Avertissement, écrit par la Mère Marie de l’Assomption, Françoise, Adèle Roze (1794-1866), archiviste de la rue Neuve Sainte Geneviève à Paris, entrée en 1818. « Ce Manuscrit, qui nous vient de nos anciennes Mères [Saint-Louis-au-Marais], était fort incomplet par le manque d'un très grand nombre de pages qui en avaient été arrachées ; j'ai eu le bonheur de pouvoir réparer cette perte par l'obligeance de nos Révérendes Mères d'Arras qui nous ont envoyé un autre manuscrit identique au nôtre et qui leur avait été apporté par la Mère Catherine de Jésus, une des dernières religieuses du Monastère de la Rue Cassette.

Le Manuscrit d'Arras n'a de différences que quelques détails qu'elles n'ont pas et qui se trouvent dans le nôtre. »

Mgr Ildefons Hervin et M. Doulens : À la fin du XIXe siècle, tous deux ont recueilli un nombre considérable de documents de Mère Mectilde qu’ils ont pu retrouver dans les différents monastères visités à travers la France et à l’étranger, en vue de la rédaction d’une biographie de Mère Mectilde, parue en 1883, qui fit longtemps autorité. Bien leur en a pris car certains de ces manuscrits, copiés par les soins des moniales d’Arras, devaient disparaître au fil des heurs et malheurs des temps. Après avoir séjourné environ deux ans rue d’Amiens, au monastère d’Arras, tous furent restitués à leurs monastères respectifs et aux familles qui les avaient prêtés. « Nous avons été assez heureux, dit le chanoine Hervin, pour retrouver un très grand nombre de lettres, d'instructions, de conférences de la Mère Mechtilde (sic), plusieurs vies manuscrites, des Mémoires très complets rédigés à la fin du XVIIème siècle et au commencement du XVIIIème siècle par des auteurs contemporains ou par les premières religieuses de l'Institut ». Il convient de relever le remarquable classement des lettres de MM à ses différents correspondants et correspondantes qui complète le service du Fichier Central. T2 et T3.


VI. Pertes de documents (manuscrits et lettres autographes).

Notes de Mère Saint Paul, archiviste du monastère de Tourcoing :

« Il est exact que lors de son voyage à Arras en 1823, la R. Mère Catherine de Jésus apporta divers objets ayant été, affirma-t-elle, à l’usage de N. Mère Institutrice. Des papiers (autographes) s’y trouvaient joints : Lettre format grand siècle double ou « minute » de celle qui fut adressée « à la Reyne » [Anne d’Autriche] le 28 juillet 1664 ; une lettre [autographe écrite] de Plombières [bien jaunie par le temps]. Tout ceci est parvenu jusqu’à nous.

Il n’en est malheureusement pas ainsi du reste. Mère Catherine apportait un manuscrit important, collationné à l’original en 1704. Classé I Arras, il était le frère jumeau du N 248 de St Nicolas [de Port], tous deux étant la copie d’un mémoire conservé jadis rue Cassette (Ms Conception ) rédigé par sœur Marguerite de la Conception de l’Escale, contemporaine de Mère Mectilde à Rambervillers et à Paris.

Le Manuscrit classé 2 Arras présente beaucoup d’analogies avec le Ms P 101 Paris-Tournefort, venu du Monastère de Paris rue Saint-Louis-au-Marais. Il date des toutes premières années du XVIIIe siècle, comme l’atteste une lettre d’éloges en date du 26 Août 1701. (Lettre de M. le Chanoine Gourdan, chanoine de Saint-Victor de Paris – autographe longtemps conservé aux Archives du monastère d’Arras et perdu dans l’exode de 1906).

Notre chère Mère St-Benoît, du monastère d’Arras, qui s’en est allée en 1946, en la 92e année de son âge et en la 73e année de sa vie monastique, avait acquis une certaine connaissance des heurs et malheurs de la Communauté. Elle disait que dans les disparitions de ces années d’épreuves, il y eut trois sortes de pertes : certaines caisses furent égarées en route [on pense qu’elles sont tombées à la mer lors de la traversée de la Manche, car elles étaient restées sur le pont], d’autres, confiées à des familles amies dont les maisons furent dévastées au cours de la guerre de 1914. D’autres pièces enfin, ont été laissées en notre monastère de Dumfries » [...]. Ce monastère fut transféré à Largs en 1988, sans que l’on puisse recouvrer ni les bâtiments ni les archives.

Cependant grâce à l’aide de M. Voignier ami du monastère de Rouen, nous avons pu acheter au monastère de Largs, en 1996, les photocopies des principaux manuscrits anciens conservés dans leurs archives provenant du monastère de Dumfries qui s’était constitué une importante bibliothèque à partir des archives d’Arras emportées en 1904 lors de l’exil des moniales.



VII. Le Fichier central des Écrits.

En 1957, dès l’érection de Fédérations dans l’Institut des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle, l’équipe des Écrits, les archivistes françaises sœur Marie Catherine de Bayeux, sœur Marie-Béatrice de Paris, sœur Marie-Véronique Andral du Mas Grenier et même de l’étranger, se lancent dans la recherche et le classement des manuscrits conservés dans les monastères de la Fédération et de l’étranger.

En 1959, une équipe internationale de moniales est constituée. Elle est composée de sœur Marie-Claire Grafeuille († 1975) de Paris ; sœur Marie-Joseph Max, qui deviendra Prieure du monastère de Peppange (Grand-Duché de Luxembourg) ; sœur Marie-Catherine Castel († 2011) de Bayeux ; sœur Marie-Véronique Andral († 2001) professe du Mas Grenier ; sœur Maria Magdalena Monticelli († 2004) de Milan ; sœur Marie-Béatrice Juan († 2006) professe de Paris ; sœur Jeanne d’Arc Levack († 2012) professe de Dumfries.

En 1963, l’élaboration d’un fichier central s’impose comme outil de travail. Grâce à ce travail de défrichement initial, il est devenu possible de préparer les premières publications.

On assiste alors à une floraison de publications :

Dès 1965, le monastère de Paris publie : « Mère Mectilde du Saint Sacrement, Écrits spirituels à la Comtesse de Châteauvieux », plus connu sous le nom de  « Bréviaire de Madame de Châteauvieux », avec une introduction du Père Louis Cognet.

En 1989, le monastère de Rouen, nous offrira « Une amitié spirituelle au grand siècle », avec une Préface de Mgr Charles Molette, sur le même sujet, cette fois, à partir des Lettres de Mère Mectilde à Marie de Châteauvieux.

Au début des années 1970, rappelons les nombreuses publications du monastère de Rouen par sœur Jeanne d’Arc Foucard († 2010) et sœur Marie-Paschale Boudeville († 2013). : Documents historiques (1973), Lettres inédites (1976), Fondation de Rouen (1977).

Les travaux de sœur Marie-Catherine de Bayeux :

La Source se met à chanter (1977), Entretiens familiers (1984). Le Corpus de Bayeux (1985). Histoire de la Confédération des Bénédictines du Saint-Sacrement (1996).

Grâce aux inlassables recherches de sœur Marie-Véronique Andral, professe du Mas Grenier, divers travaux, conférences, traductions et publications de certains ouvrages avec les moniales d’Italie et de Pologne parviennent aux différents monastères de l’Institut : Itinéraire spirituel (1991 et 1997). L’année liturgique. Le Véritable Esprit et tant d’autres.

Tous ces travaux avaient montré la nécessité d’une mise à jour du Fichier central des Écrits dès 1990, du fait de l’apport de nouveaux documents, provenant en particulier des monastères de Pologne et de Rumbeke (Belgique), transféré en 2004 à Ledegem. Le manuscrit Z4 se trouve depuis à Tegelen.

Etat actuel du Fichier Central

Le Fichier central [cité « F.C. »] aux 3168 entrées classées par incipit et son Complément aux 599 entrées recensent au total 3767 lettres et pièces (entretiens, conférences, chapitres, fragments). Ces deux fichiers constituent la « colonne vertébrale » sur laquelle sont attachées de multiples références aux sources, parfois au nombre de plus d’une dizaine pour une même entrée. Cette multiplicité de copies d’un texte souligne l’incessant labeur mené sur trois siècles par des sœurs de l’Institut.

Deux pièces des archives de Rouen, « Lettre aux Amis de Bayeux » datée de 1964 et « Le Fichier central des écrits : un outil indispensable […] » daté de 2009 et établi par sœur Marie-Cécile [Minin], rapportent son histoire. Le projet débute en 1959, entrepris par une équipe à laquelle appartenait sœur Marie-Véronique Andral, est poursuivi activement deux ans, puis sera révisé au cours des années 1990. Il propose fort utilement le choix réfléchi d’une source par entrée.

Une saisie photographique que nous avons effectuée à la fin 2014 est disponible (directement ou par demande transitant via www.cheminsmystiques.com). Elle succède à une saisie antérieure par dom Joël Letellier (progrès des appareils numériques oblige).

Une informatisation partielle sous Excel est entreprise depuis fin 2014 par sœur Marie-Hélène [Rozec] du monastère de Craon qui a connu Marie-Véronique Andral. Sœur Marie-Hélène est archiviste de Craon et recense actuellement l’état de sources concentrées depuis peu au monastère de Rouen. L’outil informatique assure, outre le recours aux incipit, la souplesse nécessaire pour établir classement chronologique et regroupement par destinataire ou par genre.


Bibliographie :


Lettre aux Amis de Bayeux 1964, n° 6. Sœur Marie-Catherine Castel.


Histoire de la Confédération des Bénédictines du Saint-Sacrement, 1996.

Sœur Marie-Catherine Castel.


Catalogus Monasteriorum O.S.B. Sororum et Monialium. Editio II, 2006.


« Deus absconditus » Ghiffa Juillet-septembre 2009 (en italien), sœur Marie-Cécile Minin,


Par ailleurs, on consultera avec profit, le travail de Dom Joël Letellier in Catherine de Bar 1614-1698, Une âme offerte à Dieu en saint Benoît (1998) : Chapitre I « Comme un encens devant la face du Seigneur », IIe partie – Un demi-siècle de recherches par Dom Joël Letellier.


Et aussi, le livre du frère Yves Poutet : Catherine de Bar (1614-1698) Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Moniale et fondatrice au XVIIe siècle. Mectildiana. Parole et Silence 2013.


Monastère de Craon, le 9 novembre 2016.




ANNEXES, INDEX & TABLE


Listes de figures omises au fil du texte principal.

Ces listes chronologiques par dates de décès (le rayonnement mystique est généralement intense à la maturité de son porteur) reprennent (précédé d’un astérisque * pour les entrées principales supra) et complètent des noms abordés au fil du texte courant. On associe quelques références par nom qui concernent les relations entre personnes 507. On complétera par recours aux index d’Andral, des Lettres inédites, des Fondations de Rouen, d’Âme offerte ; enfin par l’index donné dans Yves Poutet, Catherine de Bar […], 2014.

1. Relations hors fondations :

* Père Chrysostome de Saint-Lô 1594-1646

* Marie des Vallées 1590-1656

* Jean de Bernières 1602-1659

Louis Quinet508 1595-1665

Marguerite de Lorraine, duchesse d’Orléans509 1613-1672

* Jacques Bertot 1620-1681

* Charlotte Le Sergent, Mère de Saint Jean 1604-1677

* Epiphane Louys, abbé d’Estival 1614-1682

* François Guilloré 1615-1684

Paul Lejeune510 1591-1664

* Catherine de Rochefort 1614-1675

Dom Claude Martin511 1619-1696

Archange Enguerrand512 1620-1699

* Henri-Marie Boudon 1624-1702

Père Paulin513 apr. 1698

* François de Fénelon 1652-1715

Dom Ignace Philibert 514 1602-1667

Frère Luc de Bray515 +1699

Saint-Gilles516

Mgr de Laval517 1623-1708

Jean Eudes 1601-1680

Vincent de Paul µ

J.-J. Olier µ

2. Bénédictines du Saint-Sacrement et associées :

* Élisabeth de Brême (Mère Benoîte de la Passion) 1609-1668 518

* Marie de Châteauvieux -1674

Mère Bernardine de la Conception (Gromaire)-1692

* Jacqueline Bouette de Blemur 1618-1696

Marie-Anne du Saint Sacrement (Loyseau)519 1623-1699

Anne de Saint Joseph (de Laval-Montigny)520 -1685

Jourdaine de Bernières-Louvigny 1596-1670

Catherine de Sainte Dorothée (Heurelle)521

* Madame de Béthune, abbesse de Beaumont & Anne-Berthe de Béthune 522

* Mère Marie de Saint François de Paule (Charbonnier) -1710

Marguerite Chopinel (Sr Marie de Jésus)523

Marguerite de la Conception de l’Escale524

Madame de Grainville525

Beauvais de - (Monique des Anges)526

Sœur Dorothée


Bibliographie, manuscrits, leur disponibilité.

Ouvrages fréquemment cités et leurs noms réduits.

« Écoute » pour Catherine de Bar à l’écoute de Saint Benoît, Bénédictines de Rouen, 1988.

« Âme offerte » pour Catherine de Bar […] Une âme offerte à Dieu en saint Benoît, Téqui, 1998, (incluant des études : Hurel, « Mère Mectilde et les Mauristes » par Daniel-Odon Hurel, 97-122, & Letellier, « Comme un encens devant la face du Seigneur », 11-96). 

« Amitié spirituelle » pour Une amitié spirituelle au Grand Siècle, lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux […], Téqui, 1989.

« Il Libretto » ou « Valli » pour Annamaria Valli, Il Libretto di Catherine Mectilde de Bar per le sue Benedettine, Milano, 2011. 

« Itinéraire spirituel » ou « Andral » pour Véronique Andral, Catherine de Bar/Mère Mectilde du Saint-Sacrement /Itinéraire spirituel, Rouen 1997.

« Documents historiques » pour Documents historiques, Rouen, 1973.

« Fondation de Rouen » pour Fondation de Rouen, Rouen, 1977.

« Lettres inédites » pour Catherine de Bar/Mère Mectilde du Saint Sacrement 1614-1698/Lettres inédites, Rouen, 1976.

« En Pologne » pour En Pologne avec les bénédictines de France, Téqui, 1984.

Autres sources.

Véronique Andral, « De la voie du rien à la petite voie », Carmel, 1963.

Entretiens familiers, 1984, Monastère de Bayeux [sœur Marie-Catherine Castel, Bayeux].

Mario Torcivia, « Catherine de Bar e la “scuola mistica normanna” », 51-99, in Da cento anni… Nel cuore della città, Le Benedettine dell’Adorazione Perpetua a Catania (1910-2010), Quaderni di synaxis 26, Synaxis XXIX/1 – 2011.

Rencontres autour de Jean de Bernières 1602-1659, Parole et Silence, 2013, comporte  d’importantes contributions mettant Mectilde en valeur.

Yves Poutet, Catherine de Bar… fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, Paroles et Silence, 2014, prend la suite d’un travail ancien, Vie de la très révérende mère Mechtilde du Saint-Sacrement…, par M. Hervin et M. Marie Dourlens, 1883, ouvrage qui conserve de l’intérêt.

Recherchen I à XXVI…, Benediktinerinnen, Köln, éditent au monastère de Cologne de nombreuses études, traductions et recensions de travaux, dont une bibliographie de près de mille entrées.

Catherine Mectilde de Bar (1614-1698) nel quarto Centenario della nascita…, Montefiascone 9-11 settembre 2014 (A cura di Nadia Togni e Annamaria Valli O.S.B.Ap), comporte plusieurs approches mettant en valeur : la biographie moderne par Y. Poutet puis les proches de Mectilde par une revue générale (D. Doré), Jean Eudes (D. Doré puis A. Valli), Boudon et Ch. le Sergent (L.Mancini), Olier et l’organiste G. Nivers (M. Mazzocco), Bernières et Bertot et Marie des Vallées (A. Valli).

Manuscrits : leur genèse et leur disponibilité informatique.

Les correspondances entre manuscrits et nos dossiers informatiques de leurs saisies photographiques sont indiquées ci-après par le sigle « >> ». Ils sont disponibles sur demande par courriel adressé au webmaster de www.cheminsmystiques.com. L’ensemble « /MECTILDE » inclu dans la base de données de D.T. couvre 40 Go ; incluant un sous-ensemble « //MSS » couvrent 23 Go. Il organise des saisies effectuées sur une dizaine d’années par D.T. et M.-H. Consulter ce que nous a décrit précédemment sœur Marie-Hélène [Rozec]527.

On se reportera au chapitre « HISTOIRE DES TRANSMISSIONS » constitué par sœur Marie-Hélène Rozec. Rappelons que tout commence avec Mère Monique des Anges de Beauvais (1653-1723) qui fut secrétaire particulière de Mère Mectilde, et avec d’autres religieuses, dont Mère Marie-Marguerite de l’Escale, Mère Marie-Bénédicte du Saint-Sacrement de Béon de Lamezan, secrétaire des dernières années et 3e prieure rue Cassette, etc. Plus de deux cents manuscrits sont ainsi nés de saisies parfois prises à la volée.

Mère Catherine de Jésus (Heu) [Versailles 1753, profession rue Cassette 1775 – Arras 1838]. Avec J.F. Pinabel (sœur Ste Thérèse), sacristine de la rue Cassette avant la Révolution, elle apporte en 1823 à Arras les manuscrits originaux datant de ~1680. D’Arras en 1904 des manuscrits migrent vers leur fondation de Dumfries en Écosse. Une partie de la communauté de Dumfries revient vers 1920 à Tourcoing. Les monastères d’Arras et de Tourcoing sont aujourd’hui fermés. Après la fermeture de Dumfries en ~1982, des photocopies réalisées au couvent de Largs en 1998 grâce à J.-M. Voignier sont achetées par le monastère de Rouen (le couvent de Largs appartient à l’Ordre de saint Benoît) >> //MSS/// !Rouen D & T…//// dont belle correspondance avec le confesseur Épiphane Louys. Et ///D12, D13

Parallèlement,  des sœurs d’Arras viennent à Paris copier les cahiers de mère de l’Assomption Roze (-1866) et inversement. Ils sont à Rouen >> /// Paris 1 à 9… (n° 1 à 7 d’une écriture lisible ; qui nous semble très ancienne d’avant la Révolution voire du XVIIe siècle pour le n° 1 des lettres à Bernières et Rocquelay ; plus récente du XIXe pour les n° suivants, lettres à des religieuses dont Benoîte, etc. Cahiers non saisis portant les n° plus élevés).

Des copies d’Arras et d’autres monastères demandées par Mgr Hervin l’auteur d’une ancienne, mais toujours utile biographie de Mectilde, se retrouvent ~1920 à Tourcoing, puis ~2012 à Rouen. Une trentaine de forts volumes sont conservés à Rouen dont nous n’avons saisi qu’une partie. >> /// Tourcoing… & //AMIS ///Benoîte… (vol 9 belle correspondance avec Benoîte de la Passion).

Autres entrées : >> /// Bayeux, Caen, Craon… et >> // AMIS /// Bernières, Béthune...

Un travail réfléchi d’édition a déjà été accompli.

Un travail réfléchi d’édition fut entrepris dans le sillage de l’établissement du Fichier Central F.C. par des sœurs de l’Institut, aboutissant à cinq livres publiés en interne. Soit suivant leur chronologie : « Documents historiques », Rouen, Bénédictines du Saint-Sacrement, 1973. « Lettres inédites », Rouen, Bénédictines du Saint-Sacrement , 1976. « Fondation de Rouen », Rouen, Bénédictines du Saint-Sacrement, 1977. « En Pologne », Paris, Téqui, 1984. « Amitié spirituelle », Paris, Téqui, 1989.

Cela assure déjà un choix de qualité de ~800 lettres et pièces (sur 3767 entrées d’un F.C. …encore incomplet à ce jour). Mais les titres en couvertures des cinq livres rendent mal compte des écrits qu’ils nous partagent.

Aussi nous explicitons maintenant leurs contenus en les associant aux nombres de pièces. Il apparaît clairement que l’entreprise poursuivie sur trente ans par des sœurs alors nombreuses (de 1959 début du F.C. à 1989 dernière édition Téqui) s’avère fort intelligente et très cohérente (malheureusement elles n’ont pu l’expliciter : il eût fallu rédiger le « récapitulatif » d’un projet inachevé !).

Voici telle qu’apparaît aujourd’hui à nos yeux la ferme structure sous-tendant l’entreprise sur sa durée :

(1) Une base historique prépare l’édition de correspondances = « Documents historiques », 1973.

Puis un choix de correspondance peut être délivré en quatre parties : lettres d’origines lorraines, d’origine normande, d’origine polonaise, enfin par destinataire. Donc successivement :

(2) Lettres « lorraines » = « Lettres inédites, 2e partie, 119-390 “Lettres à ses Monastères Lorrains » livrant ~250 lettres suivant l’ordre chronologique ; sans table, mais avec un substantiel index des noms de personne et de lieu. Une 1re partie livrait ~100 lettres à la Duchesse d’Orléans (cf. infra, Lettres personnalisées).

(3) Lettres « normandes » = « Fondation de Rouen », 2e partie, 137-375 « Lettres à ses Monastères Normands » livrant 235 lettres suivant l’ordre chronologique sauf pour l’annexe finale ; v. table, 393-397. Une 1re partie donnait un récit coloré de l’établissement de Rouen.

(4) Lettres « polonaises » = « En Pologne ». Elles sont accompagnées d’une histoire des fondations polonaises – et de la Pologne souffrante. Captivant et beau récit des événements vécus durant la dernière guerre.

(5) Lettres personnalisées = « Amitié spirituelle », livrant 70 pièces conservées par Madame de Châteauvieux ; « Lettres inédites »  1re partie à la Duchesse d’Orléans livrant ~100 lettres.

Les éditrices ont ainsi pu présenter chronologiquement des correspondances réparties entre les trois secteurs géographiques d’activité de la fondatrice, ainsi que deux ensembles personnalisés (l’amie intime, une autorité fondatrice). Cette distribution nous paraît bien préférable, du point de vue de l’appréciation spirituelle visée, à une approche purement chronologique donc « scientifique », mais qui mêle tout.

Comment mettre en valeur ce trésor écrit qui témoigne des écoles de la quiétude ?

Quelles pourraient être les tâches à réaliser pour mettre en valeur les fonds exceptionnels préservés dans des clôtures de l’Institut ? Car c’est bien un, sinon le seul, « conservatoire » privilégié des sources les plus anciennes (dont des manuscrits concernant Bernières) qui peuvent éclairer les premières écoles de la quiétude et du pur amour sur le vécu intime mystique… Ma découverte est évidence tardive née de l’appréciation des sources utiles au présent travail.

L’Institut est la seule structure permanente qui fut protégée par son statut de fondation bénédictine patronnée au plus haut niveau. La fondation de Mectilde a ainsi pu traverser les siècles et préserver sa mémoire alors que les deux autres courants spirituels parallèles528 ont pâti d’adversités diverses : la condamnation du « quiétisme » en France, une involution culturelle du Canada français propre aux XVIIIe et XIXe siècles par suite d’épreuves sociales et politiques (involution largement compensée aujourd’hui).

(1) L’informatisation partielle du Fichier Central par sœur Marie-Hélène Rozec est actuellement en cours. L’outil permettra une exploration par correspondant(e)s.

(2) Les mises à disposition d’une réédition électronique du corpus des éditions citées (1-5), dont certaines à tirage confidentiel sont devenu introuvables (« En Pologne »), ainsi que d’études précieuses (« Itinéraire spirituel »), sont préparées ( « brouillons » quasi-éditables et disponibles sur demande).

(3) Une mise en commun des tables de contenus, incluant celle manquante des lettres « lorraines », permettra d’éviter tout travail inutile de transcription (j’ai vécu le cas de la belle figure de Mère Benoîte découverte indépendamment par la Mère de Blémur).

(4) Aller au-delà requiert de transcrire des sources manuscrites, immense travail : on peut s’en tenir à une organisation révisée de la base de actuellement assemblée et très partiellement référée « >> » précédemment.

Il est très enrichissant de découvrir des textes mystiques parfois « oubliés » par les sœurs éditrices. Non sans bonne raison, tel le cas de Madame de Béthune marquée par le soupçon de quiétisme de par une relation avec la dangereuse madame Guyon (l’interdiction datée, qui ouvre le manuscrit de cette correspondance et qui est reproduite supra en début de section consacrée à la fille aimée de Mectilde, fut trop fidèlement suivie).

Ici j’achève en petit corps et en fin d’ouvrage mon relevé de sources utile au futur historien mystique.


Index

Liste principalement composée de figures mystiques.

Se reporter à la table des matières.

Bénédictines

Bénédictins

Bibliographie

Catherine de Rochefort (1614-1675)

Charlotte Le Sergent (1604-1677)

Chronologie et durées des états de vie

Dorothée de Sainte Gertrude [Heurelle]

Élisabeth de Brême, Mère Benoîte de la Passion (1609-1668)

Épiphane Louys, abbé d’Estival (1614-1682)

Fénelon (1651-1715)

Fichier Central

François Guilloré (1615-1684)

Gertrude de sainte Opportune [Cheuret]

Henri-Marie Boudon (1624-1702)

Histoire des transmissions

Jacqueline Bouette de Blemur (1618-1696)

Jean de Bernières (1602-1659)

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (~1595 – 1646)

Madame de Béthune (1637-1669)

Madame Guyon (1647-1717)

Manuscrits (genèse et disponibilité)

Marie de Châteauvieux (~1604-1674)

Marie de saint François de Paule [Charbonnier] (-1710)

Marie de saint François de Paule [Charbonnier] (-1710)

Marie des Vallées (1590-1656)

Mectilde (1614-1698)

Mère Saint-Placide (-1730)

Monsieur Bertot (1620-1681)

Tertiaires franciscains réguliers et laïcs













CORRESPONDANCE AVEC Monsieur de BERNIÈRES [dom Eric de Reviers]



Jean de Bernières et l'Ermitage de Caen, une école d'oraison contemplative au XVIIe siècle.



Lettres & Maximes


Tome I


1631 – 1646


Suivant l’ordre chronologique de la Correspondance

Citant des extraits du Chrétien Intérieur

et d’Auteurs mystiques





Dom Éric de Reviers, o.s.b.











Édition et Chronologie

Les Lettres et les Maximes sont assemblées suivant l’ordre chronologique, contrairement aux éditions du XVIIe siècle qui d’une part adoptent le schéma des trois voies mystiques en mêlant les dates (heureusement indiquée par lettre) et d’autre part séparent édition de Lettres et édition de Maximes. L’ordre chronologique permet d’apprécier l’admirable évolution intérieure de Jean de Bernières d’un état d’abjection  (au sens ancien) à celui d’un abandon total à Sa grâce.

      1. Eclairer Bernières par Bernières

Eclairer Bernières par lui-même est la meilleure façon de le comprendre. Une partie essentielle de notre travail a consisté à relever de nombreuses citations du Chrétien Intérieur en consonance avec les lettres. Le fruit de cette comparaison annotée est frappante : Le Chrétien Intérieur et les Œuvres spirituelles ont pour sources deux corpus de lettres distincts. Sauf pour les toutes premières années où l’on relève des doubles avec les Maximes, les sources diffèrent dès 1645 environ, les plus anciennes ayant été reprises dans le Chr. Int.

      1. Les sources

Les Œuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigni, ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Seconde partie, contenant les Lettres qui font voir la pratique des Maximes. À Rouen, De l’imprimerie de Bonaventure Le Brun, Imprimeur-Libraire, dans la cour du Palais, M.DC.LXXVIII., avec Approbations. [source utilisée pour les Lettres].

Les Œuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigni, ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Divisée en deux parties. La Première contient des Maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrétienne. La seconde contient les Lettres qui font voir la pratique des Maximes. Sur l’imprimé, à Paris, Chez la Veuve d’Edme Martin, rue S.Jacques au Soleil d’or, & au sacrifice d’Abel. M.DC.LXXVIII., avec Approbations.[source utilisée pour les Maximes].

En complément figurent des Lettres conservées au sein de l’Ordre des bénédictines du Saint-Sacrement fondé par Mère Mectilde. Leur origine est précisée pour chaque pièce. Leur grand intérêt est de rétablir le dialogue entre deux mystiques, cas très exceptionnel.

§

Les exemplaires de l’édition de Lettres et de Maximes sont rares, contrairement à ceux de multiples éditions du Chrétien Intérieur. Nous avons utilisé deux tomes qui faisaient partie des archives du Premier Carmel de Paris. Suite à la fermeture du carmel de Clamart, successeur dépositaire du Premier Carmel, ces tomes sont préservés chez les Carmes d’Avon. Le monastère des Bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen nous a généreusement ouvert ses portes, ce qui a permis d’ajouter aux sources imprimées des copies de lettres préservées au sein de l’ordre fondé par Mectilde, l’amie et dirigée de Bernières. Nous remercions dom Joël Letellier pour le partage de transcriptions mectildiennes. Enfin de nombreux «parallèles» figurent au sein du Chrétien intérieur, ouvrage bâti à partir d’une partie disparue de la correspondance : ils sont ici livrés en notes sous forme d’extraits.

On aura par ailleurs recours aux travaux de Souriau, Heurtevent, Luypaert, du Chesnay. Ils sont cités avec de nombreuses autres sources dans Œuvres mystiques I L’intérieur Chrétien […], coll. «Sources Mystiques», Éditions du Carmel, 2011, et dans Rencontres autour de Jean de Bernières 1602-1659, Mectildiana, Parole et Silence, 2013.


Les événements importants dans la vie de Jean de Bernières


1602 naissance de Jean de Bernières

1631 début de la construction du couvent des ursulines. Jourdaine de Bernières (1596-1670) en sera la supérieure 

Épidémie à Caen, Jean Eudes (1601-1680) vit dans son tonneau.

Jean de B. reprend la charge de son père de Trésorier de Caen qu’il assurera jusqu’en 1653

1634 Jean de B. et Jean Eudes fondent une maison pour les filles repenties

1638 début de correspondance (perdue) avec l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672) à Tours

1639 B. accompagnent Mme de la Peltrie et de Marie de l’Incarnation. Après un passage à Paris, elles s’embarquent le 4 mai de Dieppe vers la Nouvelle-France

1644 à 1646 Jean Eudes persécuté est aidé par le «chrétien parfait» Gaston de Renty (1611-1649)

1646 † de «notre bon père Chrysostome» (Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers Ordre régulier franciscain)

Début de la construction de l’Ermitage, maison d’accueil achevée trois ans plus tard. B. y habitera.

1647 B. en voyage à Rouen où se trouve Mectilde (1614-1698). Il voyage parfois ailleurs durant la années suivantes

1649 † de Renty le 24 avril

B. prend la direction de la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen

1652 guerre civile à Paris

1655 établissement de la «maison de charité» de la Compagnie de Caen

Jean Eudes note les «dits» de «sœur Marie» [M. des Vallées] lors de séjours à Coutances. Il est en compagnie de B. et d’autres.

Le futur évêque de Québec Laval à l’Ermitage (François de Montmorency – Laval, 1623-1708)

1656 † de Marie des Vallées

Conflit avec des jansénistes; conflit entre les ermites et l’Oratoire jansénisant

1658 Du Four à la porte du couvent des ursulines

1659 † de Bernières le 3 mai

1660 pamphlet de Du Four; interdiction jetée sur le couvent des ursulines

1689 Le Chrétien intérieur traduit en italien est condamné.

1692 Les Œuvres spirituelles traduites en italien sont condamnées.

      1. Répartition des correspondances

Considérons ici la masse des lettres seules, car elles constituent de loin la plus grande étendue textuelle (il en va différemment en nombre de pièces puisque l’on dénombre 349 entrées de maximes pour 224 entrées de lettres). La moyenne des échanges préservés s’établit à 13 lettres par an entre la rencontre avec Mectilde en 1643 et la mort de Bernières en 1659.

Bernières écrit avec abondance en 1645 et 1646 soit peu après leur rencontre, car il dirige Mectilde après la mort en 1644 du Père Chrysostome de Saint-Lô.

Puis leur correspondance reprend en 1653, année remarquable où Bernières écrit 27 lettres; elle se poursuit en 1654. Bernières intervient ainsi peu avant la grande crise mystique que doit vivre Mectilde.

Enfin leur correspondance reprend de 1657 à 1659 sur un mode paisible lorsque Mectilde devient la confidente des dernières années du mystique.

      1. Titres, sigles, corps de caractères

Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date529, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.

Sigles :

M : Maximes

M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive

Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence «(1.3.9)» qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.

L : Lettre

L* : Lettre ajoutée aux œuvres spirituelles

L1 : Lettre vie purgative

L2 : Lettre vie illuminative

L3 : Lettre vie unitive

(…)

LMR : lettre de mère Mectilde à Roquelet (secrétaire de Bernières)

LMB : lettre de mère Mectilde à Bernières

LBM : lettre de Bernières à mère Mectilde

LMJ : lettre de mère Mectilde à Jourdaine de Bernières

Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.

Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.

Nous avons utilisé deux corps de caractères, gras pour Bernières, maigre pour la correspondance passive qui provient de Mectilde. Cette dernière eut une vie longue de fondatrice dont on ne perçoit ici que son début mystique. Son plein épanouissement suivra une crise intérieure et la mort de Bernières. On appréciera mieux son accomplissement mystique dans un Florilège 530 livrant de préférence des textes nés après la mort de son directeur.

Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem.





Correspondance

Lettres et Maximes suivant l’ordre chronologique

      1. 6 Novembre 1642 LMR Barbery. Le lieu de notre petite retraite

µJe prie531 celui qui remplit votre cœur de la sacrée dilection de son divin amour pour ces indignes esclaves532, qu’il vous donne la volonté de nous rendre un très signalé service, ou plutôt de le rendre à la très Immaculée Mère de Dieu qui le recevra de très bon cœur puisqu’il tend à la gloire de son Fils. Vous apprendrez de ce bon Père le lieu de notre petite retraite et comme il va à Caen exprès pour obtenir la permission de faire dire la sainte Messe en notre oratoire. Je crois que pour cet effet il serait à propos de faire dresser une requête pour la présenter à Monsieur de Bayeux, mais il se faut bien garder de choquer l’esprit de ce bon prélat par quelque terme ou discours qui lui puisse donner quelque conjoncture d’établissement. Je vous supplie d’en conférer avec Monsieur de Bernières. J’en aurais écrit à Monsieur de Mannoury, si l’on ne m’avait assuré qu’il est à Paris avec notre bon Père Eudes. Vous m’avez donné tant d’espérances de vos bontés que tout simplement je m’adresse à votre charité que je supplie au nom et pour l’amour de mon bon Maître et divin Sauveur, il vous plaise me gratifier de votre secours en cette affaire : ce par le très saint sacrifice de la Messe. Priez, je vous supplie pour [2] la conversion de celle qui attend l’honneur de vous revoir pour animer son cœur à l’amour de celui que je prie vous consommer et me rendre digne d’être pour sa gloire/M/Vôtre etc.

      1. Décembre 1642 LMR Suppliez-le que je me convertisse sans plus tarder

Barberi, fête de Noël 1642. /Dieu seul.

Quoique extrêmement pressée533 de mes occupations ordinaires, je ne puis m’empêcher534 le désir que j’ai de vous faire mes adieux, n’espérant pas vous revoir cette année, et de vous supplier que, de toute la ferveur de votre cœur, vous pleuriez et vous détestiez mes abominables péchés devant la Majesté adorable de Jésus Enfant reposant sur le sein virginal de Marie dans l’étable. Regrettez ma vie passée et les grandes infidélités que j’ai commises cette année, par les oppositions que j’ai mises aux grâces que la miséricorde de ce Dieu tout d’amour se disposait à me faire, si mes passions indomptées ne l’avait empêché. Suppliez-le derechef que je me convertisse sans plus tarder. Ma vie dans cette méchanceté m’est insupportable, et la patience de mon Maître à supporter et souffrir mes chutes ordinaires est admirable; la parole me demeure à la bouche et à peine vous pourrai-je entretenir davantage : mon cœur se saisit dans la vue de ce que je suis, et j’admire un Dieu qui me souffre sur la terre. Il est vrai que je dois vivre et être exposée à la risée de tout le monde comme une laronnesse de la gloire de Dieu et comme la plus scélérate qui ait jamais été. O mon divin Sauveur! Que votre patience est adorable, que votre miséricorde est aimable en mon endroit de souffrir un monstre et une abomination comme moi. Ah! mon cher frère très aimé, permettez-moi de finir : je n’ai plus de parole, pleurez pour [156] moi, et demandez très fortement ma conversion. Je demeure muette quoique je ne manque pas de matière et de sujet de vous entretenir. Je suis votre….

[1643]

      1. 2 Janvier 1643 L 1,6 Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer.

Ma très chère Sœur535, Une âme qui veut être toute à Dieu doit être toujours dans cette disposition de ne vouloir rien faire de propos délibéré contre la vertu; ce qui veut dire qu’elle ne voudrait rien faire avec vue et volonté contre la perfection. Ce point pratiqué avec fidélité avance fort une âme. Pour les sentiments de louange et recherche de propre intérêt que vous marquez dans votre écrit, ce sont misères et faiblesses qui nous restent du péché originel. Il faut travailler doucement à s’en défaire536, et se revêtir des vertus du Verbe incarné, et s’humilier beaucoup, voyant combien nous sommes méprisables. Néanmoins, prenez garde d’être trop exacte et trop empressée à remarquer vos fautes, car c’est un grand défaut lorsqu’une âme s’y embarrasse, s’y occupe et y perd du temps. Il faut aller tout simplement et rondement à la connaissance de l’état de notre âme. Lorsque vous avez de la difficulté aux vérités que vous prenez pour méditer, agissez par la foi, et dites : «Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit ou de lumières pour pénétrer ces vérités; mais je les crois de tout mon cœur, car vous les avez révélées.» Vos affections sont bonnes, mais il faut quelquefois particulariser les générales pour notre instruction. Imitez Jésus, qui était doux et humble de cœur537. La pratique de ces deux vertus sert à nous conduire avec le prochain. Ne vous étonnez pas d’avoir de la difficulté à pratiquer les mortifications, c’est le bon de la mortification de la pratiquer contre nos répugnances. Vous n’êtes pas dégoûtée de désirer d’avoir toujours la présence de Dieu. C’est tout ce que les Saints peuvent avoir en la terre après de longues années employées à son service et à la victoire d’eux-mêmes. Il faut s’avancer peu à peu; et la vraie méthode d’y arriver, c’est de demander souvent à Dieu cette grande grâce et de purifier son cœur de toute affection aux créatures. Le petit livre de la désoccupation vous y servira538. Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer et prendre une lecture aisée à entendre. Voilà une partie de mes petites pensées, mais surtout, notre très chère Sœur, ne vous embrouillez pas l’esprit à tant écrire de la disposition de votre âme. Marquez tout simplement tous vos principaux défauts, sans vous occuper à les rechercher avec tant de soin. Et quand ils seront connus, défaites-vous-en doucement, en pratiquant des actes contraires. Votre esprit est tel qu’il ne le faut pas charger de beaucoup de choses; il ne les digérerait pas, mais plutôt elles vous causeraient une indigestion spirituelle. Peu et bon, et ainsi vous entrerez dans une sainte liberté qui vous rendra propre à vous unir à Dieu, que je prie de vous combler de ses plus particulières faveurs539.

      1. 9 Janvier 1643 LMR L’amour est fidélité!

Amour et fidélité540.

Jésus anéanti soit l’unique amour de votre cœur!

[Je ne sais si ce sera toujours à la hâte et comme à la dérobée que je vous écrirai. Ce m’est une sensible mortification de n’avoir un moment de loisir pour répondre à celles que vous m’avez écrites qui m’ont fourni d’une milliesse que je voudrais vous pouvoir exprimer, mais]

Cet aimable Jésus me tient [si fort barré] en captivité et je ne puis vous rien dire541 pour le présent, sinon que vous êtes extrêmement trompé de croire que je souffre. Mon très cher frère, Je suis indigne d’une telle faveur : c’est un trésor que la souffrance et Notre Seigneur ne le donne qu’aux fidèles amants et à ceux qu’il a destinés à la couronne d’immortalité. Moi, qui ne suis pas seulement convertie, comment pouvez-vous [page 140] penser que je sois si avantagée que de porter la livrée de Jésus souffrant? Non, je n’ai pas cette grâce; mais je vous confesse ingénument que j’ai un grand désir de m’anéantir et de souffrir.

Voilà les deux points qui dominent en mon esprit et que j’ai connus m’être extrêmement nécessaires pour parvenir où Dieu me commande d’aspirer542. Après plusieurs réflexions, je n’ai rien trouvé qui touche plus sensiblement mon cœur543 que ces deux points que je vous supplie de demander pour moi. Je veux être à Dieu plus que jamais et me veux retirer, tant qu’il sera possible, du tracas : c’est pourquoi j’ai besoin de votre assistance.

Priez pour moi et demandez544 ma conversion. Je vous supplie, dites545 quelques saintes Messes à cette intention, car il n’y a plus d’apparence de vivre sans être toute à Dieu, sans être abîmée dans son amour, noyée dans son cœur et anéantie dans le grand Tout546. Ne demandez rien autre547 pour moi et n’ayez plus d’autre548 désir sinon qu’il me rende digne de souffrir et que ne sois plus, mais qu’il soit tout en moi ce qu’il y veut et doit être.

Je voudrais549 bien la tenir auprès de moi550 pour lui dire que je ne lui puis écrire. Je vous supplie, ayez bien soin de son âme. Je ne puis vous dire combien elle m’est chère et le désir que j’ai de la voir parfaite. Faites-lui bien concevoir l’heureux état du551 saint abandon à Dieu. Simplifiez son esprit autant552 qu’il vous sera possible. Que toute son ambition soit d’être à Dieu, mais en la manière qu’il veut qu’elle y soit sans s’aheurter553 à rien qu’à son divin vouloir. Encouragez-la s’il vous plaît à aimer Dieu toujours de plus en plus et assurez-là que je lui serai fidèle en ce que je lui ai promis touchant sa perfection, mais ma promesse n’est qu’autant que Dieu m’en donnera de grâce et de capacité.

À Dieu554. Je vous donne à Dieu et le supplie vous consommer de son saint amour par lequel, je vous suis, Monsieur, votre, etc.

      1. 27 Janvier 1643 L 1,7 Je tâche de m’occuper plus en Dieu qu’en moi-même.

Ma très chère Sœur555, Si je faisais réflexion sur moi, comme vous faites sur vous, je ne vous dirais pas ainsi ce que je pense, parce qu’il me paraîtrait y avoir de la vanité, de l’orgueil et de l’extravagance. Mais quelque misérable que je sois, je tâche de m’occuper plus en Dieu qu’en moi-même556. Je pense plus à ses miséricordes qu’à mes imperfections, et mes réflexions se font plus sur ses bontés que sur mes malices. Mon âme par ce moyen entre dans la voie de l’Amour qui lui ôte la timidité qui glace le cœur, et qui le rend peu susceptible des impressions de l’Amour divin. Lequel étant un feu consumant nos imperfections qui devant Lui disparaissent comme la neige devant le Soleil557. Quittez un peu toutes ces pensées que vous êtes si imparfaite, et remplissez votre esprit des divines perfections558. Vous verrez que votre cœur se dilatera et que vous sortirez de cette voie de crainte dans laquelle votre nature vous engage encore insensiblement559. Le diable même n’en est pas fâché; cela vous empêchant de monter dans une plus haute voie qui est celle de l’Amour. Méprisez toutes les vues de vos misères pour vous occuper dans les vues du Bien-Aimé560. Pour les tentations contre la foi, les perplexités et l’aveuglement d’esprit, c’est une croix, j’en demeure d’accord; portez-la avec amour : c’est un martyre fort agréable à Dieu. Les tyrans tentaient les premiers chrétiens conte la foi. Maintenant qu’il n’y en a plus, les tentations tiennent leur place pour éprouver la fidélité des chrétiens. Que vous êtes heureuse de combattre pour la foi! Ce martyre intérieur est une grande grâce et une grande disposition pour être agréable aux yeux de votre Époux561. Si je vous croyais, je ne le nommerais pas votre Époux, parce que marchant par la voie froide de la crainte, vous aimez mieux le considérer comme votre Juge. Quand j’ai écrit ceci, je n’avais pas encore lu toutes vos remarques et résolutions faites dans la crainte, et peu assaisonnées de l’amour; ce qui me confirme de plus en plus dans ce que j’ai dit dessus, et me fait vous dire : Jam hiems transiit, imber abiit, surge, amica mea, et veni 562. Il me semble que Notre Seigneur vous dit : «Levez-vous plus haut, mon amie, mon épouse, l’hiver a duré assez longtemps dans votre intérieur, entrez dans l’été de mon divin amour.» Cependant, priez pour un misérable qui veut pourtant aimer sans autre réflexion. La cordialité est la marque de la perfection véritable563.

      1. 2 février 1643 LBM Sur l’humilité de la Très Sainte Vierge dans la purification.

Que vous dit votre cœur ce matin, ma très chère Sœur564? Quelles sont ses principales affections? Quels sont ses plus grands désirs? Le sacré Cœur de Marie, la plus sainte, la plus pure de toutes les créatures cherche à se purifier que pour s’humilier et non pour se purifier, car il n’y a point de tâches en Elle, comme le Cœur de Jésus dans la Circoncision ne cherchait que le mépris et l’abjection, ayant voulu prendre les marques du pécheur. Oh! Quel prodigieux abaissement de Marie dans les mystères d’aujourd’hui! Elle prend ses délices dans l’humiliation des pécheurs avec tant de passion les plus grands mépris. O. mépris, que vous êtes donc désirables, puisque vous êtes l’objet des plus tendres affections de Jésus et de Marie!565 Sans doute que l’amour que l’on a pour vous est un sacrifice d’une agréable odeur devant Dieu et qu’une âme n’est jamais plus en état de Lui plaire et le de Le glorifier que lorsqu’elle a l’amour des humiliations566. Il n’y eut jamais deux cœurs plus pleins du divin amour; il n’y en eut jamais aussi de plus humiliés et de plus anéantis. Je reconnais maintenant que l’unique moyen de procure de la gloire à Dieu, de lui rendre de l’amour, c’est le désir d’être dans le mépris : que nos plaintes sont injustes quand nous nous plaignons de ceux qui nous anéantissent!567 Que nos inquiétudes sont mal fondées. Nous croyons tout perdu parce qu’on nous méprise. Il faudrait avoir de l’inquiétude de ce que l’on n’est pas méprisé. Oui, cela serait si nous avions le cœur comme il faut. C’est la grâce qui donne de telles inclinations. La nature en donne de contraires; lesquelles sont les meilleurs? Pour moi, je veux les premières, à quelque prix que ce soit : c’est pourquoi, ma chère Sœur, je ne veux plus paraître Père spirituel chez vous : ce n’est pas à moi à faire l’entendu aux choses de dévotion568. Au reste, il y a bien de la nature en tout ceci; ou je n’en ferai plus rien, ou vous me direz que je le fasse. Mais prenez garde à la conduite de Dieu sur moi. Je suis très imparfait et chétif, et je parais autre parmi les Épouses de Jésus-Christ. Je ne suis pas digne de baiser la terre sur laquelle elles marchent. Je vous prie d’avoir pitié de ma vie passée. Je jurerais devant Dieu que ça n’a été que pure hypocrisie. Oh! Ma très chère Sœur, que je suis pauvre et abject, que ma misère est extrême, que de mépris je mérite569!

      1. LBM Vous êtes la meilleure amie que j’ai au monde.

Ma très chère Sœur, avant que Jésus unisse son Cœur au mien par la Sainte Communion, je suis pressé de vous donner une commission que je vous conjure d’exécuter fidèlement. Vous êtes la meilleure amie que j’aie au monde, du moins je le crois : faites-en l’office dans l’exécution de cette commission qui est qu’aussitôt que vous vous apercevrez que mon cœur ne sera pas conforme à celui de Jésus, prenez un rasoir, ouvrez mon côté, et arrachez ce misérable cœur. J’aime mieux n’en point avoir, ou plutôt mourir que d’avoir un cœur qui ne soit pas semblable à celui de Jésus. Ceux qui auront la vraie lumière ne vous accuseront point de cruauté. Pour moi, j’attribuerai cela à un grand service. Je ne doute pas que le Père éternel qui n’a de complaisances que pour le Cœur de son Fils et pour ceux qui Lui ressemblent ne prenne plaisir à ce spectacle, quoique sanglant, puisqu’Il prit ses délices à voir Jésus attaché à la croix570. Très chère Sœur, ma vue d’humiliation qui est si belle me fera devenir fou et perdre le sens humain. Je dirai des folies Mon Jésus571! Si vous n’arrêtez vos divins mouvements et que vous en fassiez éclipser les rayons célestes qui me font voir les beautés des mépris. Je verse mon âme dans la vôtre. À qui dirai-je ses ardeurs qu’à vous? Mais prenez garde à vous-même, si je vois votre cœur dissemblable à celui de Jésus. Je vous ferai le coup d’ami, en vous l’arrachant pareillement. O mon doux Jésus, que j’ai d’amour pour votre Cœur et pour ceux qui lui ressemblent572! Vous brûlerez ceci, si vous voulez, car ce qui y est contenu scandaliserait le monde. Comment accordez-vous ma vie avec ces sentiments? Vie qui est si peu semblable à celle du Fils de Dieu. C’est ce qui me fait craindre que tous ces transports ne soient que nature. Priez pour moi.

      1. 5 Mars 1643 LMR“ Je ne sais plus où j’en suis”.

À Barberi, ce 5 mars 1643573.

Jésus crucifié soit au milieu de nos cœurs! Monsieur, très humble salut en la croix de mon bon Maître et de mon Sauveur. Je ne vous dois point demander en quel état est le saint amour dans votre cœur puisque je crois que vous êtes tout consommé. Je loue Dieu des grâces que vous avez reçues dans votre sainte retraite574. J’ai espéré que pendant ce temps vous auriez un petit souvenir de nous575. J’en ai un besoin très particulier. Au nom de Jésus et pour l’amour de Jésus, Marie et de Joseph, faites-moi la charité de faire, à mon intention, quelques neuvaines de prières à la sacrée mère d’amour576. O mon Frère, que je suis affligée et outrée. Je meurs sans mourir et je ne sais plus où j’en suis. Priez Dieu qu’il me confonde, qu’il m’abîme, qu’il me convertisse ou que je meure effectivement, car il m’est impossible de vivre. Recommandez-moi aux prières des serviteurs577 et servantes de Dieu et faites prier Sa Majesté adorable578.

Voilà vos chères lettres que j’ai lues et considérées fort sérieusement579. Je crois qu’en obéissant à celui qui vous les écrit580, vous ferez ce que Dieu demande de vous. J’ai remarqué en icelle la sainte indifférence et le sacré abandon de tout vous-même581 à l’amoureuse conduite de Dieu. O état précieux et tout divin! Je désire que nous soyons parfaitement plongés dans l’aimable perte où l’on ne trouve que Dieu et jamais soi-même. Je me suis mise plusieurs fois en devoir de dresser582 une supplique à la dévote Notre Dame qui fait tant de miracles en notre pays nonobstant que j’ai fait mon possible583 pour l’écrire selon la prière que vous n’en aviez faite, il m’a [143] été impossible d’en venir à bout, ce qui me fait croire que la sacrée Mère d’amour ne veut pas que vous ayez d’autre secrétaire que vous-même. C’est pourquoi je vous supplie de n’employer personne à cet effet, mais prenez cette peine vous-même et la faite avec toute simplicité et humilité, vous suppliant de m’excuser si ma très admirable Princesse ne m’a trouvée digne de vous rendre ce petit service. Écrivez-la donc s’il vous plaît et me l’envoyez dans dix ou douze jours parce qu’en ce temps j’aurai commodité pour la faire porter en assurance.

Il faut584 que je vous avertisse de mon occupation pour toutes les fêtes et dimanches que je serai en ce lieu. C’est que je fais le catéchisme à toutes les femmes et filles de la paroisse. Elles n’étaient pas moins de quatre-vingts, dimanche dernier. Je vous supplie qu’en ces jours vous disiez à mon intention un Veni sancte à une heure après midi et priez Notre Seigneur qu’il opère dans ces âmes qui la plupart ne le connaissent point, ni ne l’adorent, ni le prient point. Voilà une occupation bien jolie, si Notre Seigneur m’en donne le talent; demandez-le pour moi et me croyez au saint amour vôtre585.

      1. 15 Mai 1643 LMR J’ai un grand attrait pour chérir la sainte abjection

Monsieur586, Notre Seigneur triomphant et glorieux vous comble de son saint amour pour humble remerciement de la sainte charité que vous me faites. Je chéris bien fort les beaux sentiments d’abjection que vous m’avez envoyés. Béni soit l’auteur d’iceux et bienheureux celui à qui la divine bonté les communique. Si jamais j’ai eu de la passion pour aimer la vertu, il me semble que c’est à présent : j’ai un grand attrait pour chérir la sainte abjection587, le sacré abandon et la sainte dépendance. Pour moi je trouve que celui qui goûte parfaitement ces points possède un paradis588 en terre et qu’il se peut estimer un des plus heureux homme du siècle. Quelle félicité et béatitude y a-t-il au ciel que Dieu? et si une âme en terre est toute absorbée et perdue en Lui, que veut-elle589 désirer? Il faut que je vous avoue que je n’envisage point le paradis; il me suffit d’être toute à Dieu, non seulement de m’être donnée à Dieu, mais d’être toute délaissée à Dieu. Il me semble que cet abandon se conçoit mieux de pensée qu’il ne s’explique par la parole. Désirez-moi, mon très cher frère590, cette très sainte perte de moi-même. J’aime beaucoup cette béatitude : Bienheureux qui se voit réduit à porter dans son impuissance la puissance qui le détruit. Désirez qu’elle s’accomplisse en moi, je vous supplie de me recommander aux saintes âmes591 que vous connaissez.

Vous avez bien pris de la peine à l’occasion d’un vrai néant : Celui pour le saint amour duquel592 vous agissez, soit votre récompense! J’ai toujours cru593 que vous ne pourriez pas comprendre les écrits que vous m’avez renvoyés, néanmoins c’est la haute perfection enclose en ces petits cahiers; mais je vous avoue que le style est si difficile que, si elle ne m’avait expliqué par d’autres termes la substance de ce qu’elle écrit594, j’aurais peine à le concevoir. Je n’ai pas assez de grâces pour le transcrire595 ni assez de lumière pour déclarer les vérités qu’il contient. Toutefois si Notre-Seigneur m’en donne le désir, j’espère qu’il m’en donnera encore l’effet : j’attendrai pour ce faire son inspiration. Cependant, priez toujours Dieu pour ma parfaite conversion et croyez qu’en son saint amour, je suis vôtre.

      1. 29 Mai 1643 L 2,7 Correspondre à toutes ses faveurs

Ma très chère Sœur596, Voici tout simplement ce qu’il me semble que Dieu me donne pour vous dire touchant la voie où Il vous veut attirer à Lui afin que vous soyez toute sienne; car sans doute c’est le dessein qu’Il a sur vous. C’est pourquoi Il vous a fait quitter le monde, et vous a placée au lieu où vous êtes consacrée à son service597.

Il faut donc correspondre à toutes ses faveurs; et pour ce sujet, concevoir souvent que Dieu ne gouverne pas toutes les âmes d’une même manière; c’est-à-dire dans une même voie598. Qu’Il désire des unes une chose, et des autres une autre; et qu’Il veut de vous sans doute une fidélité d’épouse à faire toutes ses saintes volontés avec amour599. Voilà l’attrait qu’Il vous donne, et le dessein qu’Il a sur vous600. Voilà l’ouvrage qu’Il veut accomplir en vous, et pourquoi Il vous communique ses lumières, et ses inspirations; Il vous fait part de ses divins sacrements; et c’est ce que vous devez prétendre en vos oraisons, etc601.

Votre attrait reconnu, débarrassez votre esprit de toutes autres pensées, de tous autres desseins et projets de perfection, de toutes autres idées. Simplifiez votre intérieur en vous défaisant de toutes craintes de ne savoir pas ce que Dieu veut de vous, de tous autres désirs de perfection, de mille réflexions inutiles602. Allez droit et simplement à votre but, qui est d’être fidèle épouse de Dieu, pour faire avec amour toutes ses divines volontés reconnues603. Votre esprit débarrassé marchera à grands pas à la perfection de la fidélité d’une véritable épouse, en évitant ce qui déplaît à l’Époux : les moindres péchés et les imperfections; et ce, en faisant vos examens avec exactitude604.

Vous ferez ensuite ce qui Lui plaît, et ce qu’Il demande de vous. Vos règles, votre supérieure, et les inspirations vous le feront connaître. Et cela reconnu, il faut le pratiquer avec la pureté d’intention d’une épouse. Faire ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut et que tel est son bon plaisir, est une manière d’agir sûre et fort haute605. Qui peut véritablement la goûter doit bien remercier la divine Bonté. Cela est bien facile à dire, mais la fidélité en ce point n’est pas commune. De même souffrir ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut, et que tel est son bon plaisir, est la pure vertu606. Qu’heureuse est l’âme qui se peut maintenir dans cette disposition! En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente et paisible selon l’Esprit607. Elle n’a point d’autres désirs que les désirs de l’Époux, point d’autres contentements que les siens. La vie ou la mort lui sont indifférentes, comme la consolation ou la désolation. Cela seul lui agrée, où est le bon plaisir de Dieu son divin Époux608. Une telle âme ne se plaint point, ne s’inquiète point, puisqu’elle ne désire rien au ciel ni en la terre, que son divin Époux, dont elle souffre encore la privation sensible, quand il Lui plaît se retirer, ou pour la châtier de ses manquements, ou pour éprouver sa fidélité609.

Toutes les sœurs du couvent étant les épouses, et les sœurs de son Époux : «Soror mea sponsa mea 610», dit-il au Cantique, elle les aime, chérit et favorise uniquement; et encore qu’elles soient un peu difformes, elle ne laisse pas de les honorer et respecter, ayant la qualité d’épouses, et appartenant à son Époux. Un prince défectueux en sa taille ne laisse pas d’être toujours un prince, et toute la cour ne manque pas de l’honorer. Nos sœurs, quoiqu’imparfaites, sont toujours à l’Époux; et partant, il faut les aimer tendrement et les traiter avec grande douceur, autant que L’Époux en elles.

Voilà, ma très chère sœur, quelques-unes de mes pensées. «Je fais tout simplement ce que vous voulez, mon cher Jésus, enseignez par Vous-même à votre épouse ce que vous désirez d’elle, communiquez-lui vos faveurs plus particulières, et la mettez dans le bienheureux état de ne vouloir que ce que Vous voulez d’elle, et parce que vous le voulez, afin qu’elle Vous glorifie dans le temps et dans l’éternité parfaitement. Mon cher Jésus, je vous aime, ce me semble, et tout ce qui vous appartient m’est très cher. C’est pourquoi j’aime très sincèrement ma très chère sœur, puisqu’elle Vous aime. Mon Seigneur, il faut qu’elle soit toute à Vous. Oui, mon Dieu, il le faut, je le veux.»

Je parle trop hardiment, je parle en maître, disant :  je veux; moi qui ne suis qu’un misérable ver de terre611. O Jésus, ce n’est pas moi qui parle, c’est vous qui parlez en moi, et qui dites : «je veux que mon épouse m’aime, et qu’elle me le témoigne dans la fidélité à faire par amour toutes mes volontés». C’est pourquoi ne vous étonnez pas, ma très chère sœur, de cette façon de parler. «O mon Seigneur, je vous en supplie très humblement de ma part et vous en conjure par votre précieux Sang. Amen.» Pour vous faire affectionner la fidélité d’une véritable épouse, c’est assez de penser, et de considérer que c’est votre attrait, et que Dieu vous fera par-là beaucoup de grâce. Il faut ruminer souvent les qualités d’une épouse : son respect, son amour, sa fidélité, et le reste, et que de la correspondance à cet attrait dépend votre perfection. Si vous faites bon usage de ceci, vous ferez grand progrès dans la perfection, et serez presque toujours unie d’amour à votre Dieu. Car si vous agissez, ce sera pour l’amour de votre Époux, et pour faire sa volonté. Si vous souffrez, ce sera pour participer à sa croix612. Quel moyen que L’Époux soit dans les épines, et que l’épouse soit dans les délices? Il n’y aurait pas d’apparence613. Enfin, accompagnez votre Époux par tout : dans la pauvreté, dans le mépris dans le rebut, dans la pratique de toutes les vertus conformes à votre institut, et surtout dans le zèle du salut des âmes, petites ou grandes, dont vous êtes chargée, et n’oubliez pas une admirable condescendance, affabilité, et douceur, avec laquelle Il a conversé avec le prochain. Vive Jésus, Époux des âmes.

      1. 30 juin 1943 (Juin 1945) LMB Ô que cet homme est angélique et divinisé.

De St Maur, 30 juin 1643614. Mon très cher Frère, Béni soit celui qui par un effet de son amoureuse Providence m’a donné votre connaissance pour avoir, par votre moyen, le bonheur de conférer de mon chétif état au saint personnage que vous m’avez fait connaître615! J’ai eu le bonheur616 de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelques afflictions que Notre-Seigneur m’envoya quelque temps après ma profession. Il m’a donné autant de consolation, autant de courage en ma voie et autant de satisfaction en l’état [26] où Dieu me tient que j’en peux désirer en terre. O. que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d’une grâce très intime que Dieu verse en lui! Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. O qu’Il [Dieu] est admirable en toutes choses, mais je l’admire surtout en ces âmes-là! Il m’a promis de prendre grand intérêt en ma conduite. Je lui ai fait voir quelques lettres que l’on m’a écrites sur ma disposition. Il m’a dit qu’elles n’ont nul rapport à l’état où je suis et que peu de personnes ont la grâce de la conduite617 : ce que je remarque par expérience. Entr’autres choses qu’il m’a dites, il m’a assuré que je suis fort bien dans ma captivité618, que je n’eusse point de craintes, que Dieu veut619 que je sois à lui d’une manière très singulière et que bientôt je serai sur la croix de la maladie et d’autres peines, qu’il faut une très grande fidélité pour Dieu620.

Je vous dis ces choses dans la confiance que vous m’avez donnée pour vous exciter à bien prier Dieu pour moi. Recommandez-moi, je vous supplie à notre bonne Mère Supérieure et à tous les fidèles serviteurs et servantes de Dieu que vous connaissez. Si vous savez quelques nouvelles de la sainte créature que vous savez621, je vous supplie de m’en dire quelque chose. J’appréhende622 bien que je ne retournerai pas sitôt, et peut-être plus du tout si l’affaire que Dieu vous a inspirée ne réussit pas. Je ne m’attache à rien, je suis [27] paisible en l’attente de la volonté de Notre-Seigneur pour notre établissement, néanmoins j’ai une très grande passion pour la solitude; mon désir s’augmente tous les jours, mais il faut que j’attende le moment que Dieu a ordonné. J’espère que je ne serai pas toujours ainsi, c’est la pensée de notre bon Père qui me consola en ce point. J’oubliais de vous dire qu’il a reçu votre lettre avec joie, il la baisa : ce qui témoigne l’amour qu’il a pour votre âme. Il m’a promis de me voir deux ou trois fois la semaine, il m’a donné623 la liberté de lui écrire tout ce que je voudrais et de lui faire des propositions selon ce que je ressens en mon âme. Je n’ai garde de négliger la grâce que Notre-Seigneur m’a faite en la connaissance de ce saint homme. Il me donne bien à croire que je ne suis pas encore sur le point de mourir, nonobstant que les Dames de ce pays et autres personnes qui me voient assurent que je suis bien touchée au poumon624 et me disent que si je ne pense pas à moi, je mourrai bientôt. O la joie pour moi de mourir; mais las! je n’espère pas encore cette grâce puisque Notre-Seigneur veut faire en moi ce que je suis indigne de comprendre. Donnez-moi toute à lui et lui protestez pour moi que c’est d’un cœur et d’un amour entier que je suis toute à lui, pour lui et en lui. Je suis pour toute éternité, votre.

      1. 15 Août 1643 L 1, 5 Il me paraît que je suis dans une plus profonde pauvreté d’esprit que jamais.

M625. C’est pour vous faire connaître mon état présent, qui est bien différent de celui où vous m’avez vu, plein de lumières, de douceur, de générosité et d’ardeur. Je suis au contraire dans l’obscurité, dans l’égarement d’esprit, dans la tristesse, dans la lâcheté et dans la froideur626. Il y a quelque apparence que l’infidélité a donné lieu à la justice de Dieu, de me laisser ainsi dénué et pauvre, ayant fait mauvais usage de ses grâces. Mais je déteste mon imperfection, et j’agrée le châtiment. Que si c’est sa Bonté qui me veuille éprouver, j’adore ses desseins, et me soumets d’en porter la rigueur tant qu’Il Lui plaira. Quand Je vous mandais627 que je ne pensais jamais souffrir, j’étais bien éloigné de l’état où je suis. En ce temps-là les plus fâcheux accidents ne m’auraient quasi pas touché, tant mon âme était détrempée de consolations. À présent la pauvreté et les douleurs envisagées seulement, me font peur et me donnent de la tristesse628. Les vues de la vie surhumaine629, autrefois charmantes, ne font nulle impression sur mon âme. Dans mon oraison je n’avais que faire de sujet. À présent les livres, et les plus beaux sujets ne peuvent arrêter mon esprit rempli de distractions ou hébété. Mes délices étaient à communier630. Je ne puis à cette heure quasi penser à Jésus en moi que je laisse seul, sinon que je prends un livre pour lire des oraisons, encore avec grandes distractions. Mes passions sont déjà à demi réveillées, et ma colère se fera bientôt sentir si Dieu ne m’assiste631. Enfin ce n’est plus moi, c’est la misère, l’infirmité d’Adam et la faiblesse qui paraît en moi. Je ne suis plus dans l’exercice des amours par une suave tendance à la jouissance du souverain Bien. Mon âme est si misérable qu’elle ne fait quasi que regarder sa misère, n’ayant point de vigueur pour en sortir. Dieu s’est caché, et mon âme perdue sensiblement dans Lui s’est retrouvée632.

Mais ce qui me crucifie le plus, c’est que j’entrerais quasi en pensées que les vues de la vie surhumaine, autrefois si goûtées, ne fussent pas de véritables vues, mais des idées vaines et forgées dans mon imagination, puisque j’ai encore horreur de la pauvreté et des mépris, qui étaient, ce me semble, l’objet de ma joie et de mon amour. Car ou ces vues étaient fausses, ou elles étaient vraies. Si elles étaient fausses, j’étais trompé et je trompais les autres; ce qui m’est un bon sujet de tristesse. Si elles étaient vraies, je n’y ai pas été assez fidèle. Après tout je voudrais bien ne m’occuper pas tant de mes misères, mais plutôt de la Bonté divine, et c’est ce que je ne puis633.

Ce qui me reste est que j’ai encore la suprême indifférence en mon esprit, qui me fait consentir avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes, et à demeurer toujours dans l’état où je suis634. J’aperçois encore comme de bien loin l’excellence de la pauvreté et des mépris, et je me tiens bien indigne d’être dans l’union actuelle du divin Amour. J’espérais hier au soir me trouver aujourd’hui dans le Ciel avec la Sainte Vierge triomphante. J’ai lu son triomphe exprès, mais je n’ai pu élever mon esprit qui est demeuré pesant et terrestre635.

Si vous me demandez à présent qui je suis : hélas! Je vois bien clairement mon double néant, ma bassesse et mon peu de vertu, ma mauvaise nature et mon éloignement extrême de la vie surhumaine636. Si vous voulez savoir ce que je désire, il me semble que je ne veux point changer mon état, et que je veux être dans une continuelle dépendance de Dieu637. Ainsi il me paraît que je suis dans une plus profonde pauvreté d’esprit que jamais, me voyant dépouillé des saveurs et des grâces les plus intimes638. Vous savez le sacrifice que j’ai fait de l’affection et hantise de quelques-uns de mes plus intimes amis639. Cela m’a appauvri du côté des créatures les plus saintes, et les plus chéries640. J’ai aussi sacrifié ma vie en désir en quelque rencontre, et les pertes de biens me dépouillent du reste des choses temporelles. Mais que je serais riche, si je pouvais être vraiment ainsi dénué de tout et de moi-même! C’est ce que Notre Seigneur opère en moi, fait par justice ou par miséricorde. C’est à quoi je dois tendre. C’est mon exercice présent641.

Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d’avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d’autres le fassent, et c’est, ce me semble, tout ce qu’elle peut faire que de le souffrir. Une âme se peut dépouiller par le dénuement actuel qu’elle opère elle-même des biens extérieurs, mais au regard des biens de l’âme, c’est tout ce qu’elle peut que d’être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu et de ses grâces en elle642. Après, ceci écrit, j’ai lu le dernier chapitre du neuvième livre de Monsieur de Genève643, lisez-le et remarquez que Judith demeura vêtue de deuil, etc.644 : «Ainsi nous devons demeurer paisiblement revêtus de notre misère et abjection parmi nos bassesses et faiblesses, jusques à ce que Dieu nous élève à la pratique des excellentes actions.» Si je ne suis pas dans l’union, il faut aimer l’abjection. Enfin il se faut dénuer de toutes affections petites ou grandes. Ô que le dénuement parfait est rare! Et que de douleurs on sent avant que d’être écorché tout vif comme Saint Barthélemy 645! Vous ne vous étonnerez pas si je me plains un peu, et si je sens ma peau. Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent.

      1. 28 août

Mectilde à M. de Torp, réf. FC.2230. (lettre omise)

      1. 25 Septembre 1643 LMR Près de partir pour retourner à Barbery

À S.Maur le 25 septembre 1643 646

Nous avons reçu les vôtres du 17 du courant. Oh! que de bon cœur je veux dire avec vous : Benedicite omnia opera Domini Domino ! Et que bénies soient encore les contrariétés, bénies soient les privations les mépris, bénies soient les confusions, bénis soient les rebuts, bénis soient ceux et celles qui nous haïssent, bénis soient ceux qui nous calomnient et persécutent! O qu’heureuse et mille fois heureuse l’âme qui sera trouvée digne de souffrir toutes ces choses pour le pur amour de son Dieu, et ne pourra-t-on dire d’elle ce qu’on dit des apôtres647 : Gaudentes a conspectu concilii, etc. ! Hélas, mon très cher Frère, je ne suis pas si fortunée que d’être de celles-là que ce Dieu d’amour gratifie de sa croix. C’est notre chère Madame Le Haguais qui a été trouvée digne de souffrir pour Jésus-Christ; et moi, comme infidèle, j’ai été privée de ce bonheur, ne ressentant dans l’intime du cœur que les désirs de recevoir la croix et la passion de Jésus sans toutefois vouloir priver du mérite tous ceux et celles qui la portent. Voire de bon cœur je leur donne toute la récompense que j’en pourrais mériter en faisant un saint usage d’icelle. Ce me serait trop de grâce d’être par icelle parfaitement à Dieu, mais quoi! il faut adorer [150] en silence les divins plaisirs de Sa Majesté et mourir aux désirs des croix et de toute autre chose puisqu’ils peuvent servir d’empêchement à la parfaite union qui veut de nous une entière mort.

Vous dites, mon très cher Frère, que vous avez eu de quoi donner à Dieu seul, au récit de la funeste tragédie (ou plutôt d’un événement ordonné de Dieu de toute éternité), arrivée dans l’abbaye de Caen648. Les premières nouvelles que notre Ange649 nous en donna me renversèrent aux pieds de l’adorable justice de mon Dieu, recevant et acceptant avec humble soumission les effets d’icelle qui nonobstant l’humiliation qu’il m’apportait, je ne laissai pas de ressentir la peine où était notre chère mère Le Haguais. O Mon Frère qu’elle est aimée de Dieu! Je ne puis en tout cela envisager nos intérêts, ni la perte que nous faisons en vos quartiers, car j’ai tant sujet de me perdre en Dieu que je ne peux plus respirer autre chose qu’une solitude arrêtée pour y consommer mes jours. Depuis toutes ces tristes nouvelles, j’ai été près de partir pour retourner à Barbery; le coche était assuré et me petits paquets tout portés. C’était par l’ordre de Monsieur de Barbery et comme je devais sortir, Notre Mère changea de dessein et résolut en elle-même que je ne partirais encore qu’après d’autres mandements. Derechef l’on m’a mandé et ordonné d’y retourner, néanmoins je ne partirai pas que Monsieur de Barbery soit ici. Il doit arriver dans douze jours pour le plus tard et s’il persiste avec notre Mère dans ce même sentiment je m’abandonnerai à l’obéissance et partirai environ dans les trois semaines ou possible quinze jours. J’irai recevoir les petites croix que la divine Providence me prépare, tant par l’accident de Caen que par la mort d’un bienfaiteur (Monsieur de Torp) qui nous assistait beaucoup. Je ne veux envisager ni l’un ni l’autre que dans un esprit de soumission à Dieu, je m’abandonne de tout mon cœur à ses divins vouloirs et pouvoirs sur moi. Vous saurez bientôt si je dois retourner. Nous attendons aujourd’hui nos sœurs de la Résurrection et de la Présentation. Si elles viennent, je pourrai retourner avec une compagne. Priez Dieu, mon cher Frère, qu’il donne quelque petite stabilité à nos demeures. Mais dites aussi : Fiat voluntas, etc et me donnez à Dieu de tout votre cœur. Vous savez combien nous sommes unis en Lui et le serons dans l’éternité. Je vous laisse tout à Lui et en Lui. Je demeure, votre…

      1. 16 octobre 1643 Rêve mystique . La terre d’anéantissement

Ma nuit fut partagée en deux différentes dispositions650. M’étant couché dans une crainte naturelle de la pauvreté, qui m’avait extraordinairement peiné plusieurs fois, en ayant toujours eu horreur651. Je fus donc ainsi beaucoup inquiété en dormant, et je passai une partie de la nuit dans des pensées mélancoliques. M’étant éveillé, je fis des efforts pour dissiper cette disposition, et je me rappelai quelque chose que j’avais lu le soir dans la vie du Père Condren652. Je priais Dieu et me rendormis. Je sentis dans mon sommeil une tout autre disposition : tout endormi que j’étais, j’embrassais la pauvreté comme l’une des vertus les plus chéries du fils de Dieu. Je m’aperçus qu’il s’était coulé en moi une grande douceur qui me fortifiait et m’apaisait avec tranquillité, de sorte que les occasions de la pauvreté me semblaient agréables et non plus horribles. Je m’éveillais ensuite, toujours dans la même disposition et dans laquelle je fis mon oraison que je passai dans l’estime et dans l’amour de la pauvreté. J’étais surpris de mon changement. J’en remerciais Dieu sans cesse. Je continuais plusieurs jours à être dans le même état. L’on avait vendu chez nous une terre pour laquelle j’avais eu inclination. La nature, comme je l’ai dit, sentait de la peine à s’en voir dépouillée.

Il me vint en pensée que Notre Seigneur me ferait une grande grâce de me donner une autre terre qui se présenta de cette sorte à mon esprit : je me figurais qu’une âme peut avoir une terre qui s’appelle la terre d’anéantissement. Elle contient plusieurs fermes, dont la première et principale, et qui est comme le manoir seigneurial, où le chef se nomme la destruction de soi-même. Ah mon Dieu, que de beautés dans ce fief! Que d’excellences mon âme y aperçut, puisqu’il relève de Jésus mourant en croix. La seconde ferme se nomme la pauvreté. La troisième ferme, du mépris. La quatrième, des douleurs. La cinquième, celle des sécheresses et des délaissements. Je me sentis parfaitement satisfait à la vue d’une si belle terre de promission653, et dans laquelle le lait et le miel coulent en abondance, comme l’expérience le fera connaître. Cette vue me fit perdre la crainte et l’horreur que j’avais de la pauvreté, mais au contraire je la désirais et l’acceptais de tout mon cœur. Je voyais clairement que la possession de quelque autre terre était incompatible avec celle de l’anéantissement654.

Mon Jésus, soyez béni à jamais de vos miséricordes! Mon cœur, ce me semble, est entre vos mains comme une cire molle655. Il n’y a qu’un moment qu’il avait la pauvreté en horreur, et maintenant elle fait ses délices. Qui peut donner de si différentes impressions et qui peut faire ce changement dans un cœur de chair s’il n’y en eut jamais? C’est votre grâce. Conservez-la-moi, mon adorable Maître, et me la continuez, car autrement le cœur retournera à se inclinations naturelles. Élevez-le au-dessus de sa condition et faites-le aimer d’un véritable amour la pauvreté, les mépris et les douleurs. L’on me demandera peut-être qui m’a donné cette terre, car elle n’est pas de mon patrimoine. Le vieil Adam qui est mon père n’en a point de pareille656. Je crois que c’est du bien de sa femme, la Folie de la croix que j’épousais sans m’informer exactement de ses richesses. Je m’estimais heureux d’entrer dans son alliance. Je ne demandais aucune terre ni possession. De dire combien j’estime cette terre, en vérité, je ne le puis. Mais il me semble que j’oserais jurer que je l’aime mieux que toutes les richesses du monde. Je ne sais si c’est la nouveauté qui fait que je vais souvent m’y promener, et je prends plaisir à aller tantôt dans une ferme et tantôt dans l’autre.

Mais ce qui me comble de joie, c’est que partout j’y rencontre Jésus. Dans la ferme de pauvreté, je le trouve dans une extrême indigence, n’ayant pas même où reposer sa tête. Dans celle des douleurs, je l’aperçois qui me dit : Viens, approche et vois s’il y a douleur semblable à la mienne. Dans la ferme du délaissement, il est mourant en croix, disant ces belles paroles : Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné? En allant par les allées de cette bienheureuse terre, j’ai plusieurs pensées qui servent à m’entretenir. Je dis en moi-même : que bienheureux sont ceux qui peuvent entrer dans cette terre et y demeurer, puisqu’ils ne vivent plus à eux-mêmes, mais à Dieu seul. Je dis quelquefois en moi-même : Oh, belle terre! Si tu étais connue des hommes, ils quitteraient volontiers tout ce qu’ils ont pour te posséder. Que notre aveuglement est grand, mon âme! Le soleil qui éclaire cette divine terre n’est pas comme celui qui illumine le monde. Non, me répond-elle. C’est la foi et non pas la raison, mais une foi tout éclairée de plusieurs petits rayons célestes. Comment ai-je découvert cette terre? En vérité, je n’en sais rien. Mais je sais cependant bien que ce n’est pas une imagination, et que je sens que c’est une véritable terre, que j’y suis entré, et je ne sais pour combien de temps.

Je ne rencontre, ce me semble, personne dans ce lieu, cependant il n’est pas inhabitable ni inhabité. Mais les habitants étant anéantis aux yeux des autres et aux leurs, ne sont pas vus, ne se voient point eux-mêmes. Quelle joie de ne pas être vu! C’est un des grands avantages de cette belle terre. Je ne sais ce que je deviens quand je suis en ce lieu, je ne vois point, je n’écoute point. Quand je n’y suis point, j’ai d’autres sens intérieurs et extérieurs. En vérité, me dis-je en moi-même, je suis étonné de la douceur que j’y trouve, mais c’est une douceur qui est au-dessus des sens. J’aurais beau en parler, l’on ne me croirait pas. Mais aussi n’aurai-je pas quelque bile répandue, ou quelque idée de quelque fausse douceur? Je ne crie pas, car cette douceur est toute puissante pour mettre la paix dans l’extérieur et dans l’intérieur de l’homme. Bonnes gens qui cherchez la paix, vous ne la trouverez pas au milieu de vos petites et épineuses possessions. Il n’y a que du tracas et de l’inquiétude. C’est ici le lieu de la vraie paix que le monde tout entier ne peut donner. Ah, il faut avouer, mon âme, que les avenues de cette terre sont de difficile abord! Il est vrai, dit-elle, mais dans les peines qu’il faut souffrir. C’est une extrême consolation de marcher sur les pas de Jésus-Christ. Cela est étrange de ne pouvoir connaître cette terre.

Une âme ne sera bonne à rien, n’aura aucun talent pour les autres, par conséquent elle ne pourra augmenter la gloire de Dieu en eux. Au lieu de s’attrister et de faire des réflexions sur les désavantages de sa nature, qu’elle vienne dans cette terre d’anéantissement, elle y fera un excellent ouvrage qui rendra gloire à Dieu. Mais quel ouvrage? C’est de renoncer à l’inclination de s’élever, qui est en bon français, une participation de l’orgueil d’Adam, orgueil (qui est) le plus grand ennemi de Dieu. N’est-ce pas un grand ouvrage d’anéantir cet ennemi? Cette inclination à l’élévation est tellement en moi, qu’elle a pénétré jusqu’à la moelle de mes os. Je consens à ma propre destruction pour détruire ce monstre. Autant d’anéantissements actifs ou passifs sont autant de coups qui lui donnent la mort. Quelle raison nous oblige à la poursuite de l’anéantissement657? C’est Jésus vivant et mourant dans l’anéantissement, qui m’impose la loi d’anéantissement, si tu veux lui être semblable, être parfait chrétien, glorifier son Père comme il l’a glorifié.

Voici encore quelques-unes des pensées dans lesquelles je m’entretiens dans les promenades que je fais dans cette terre. Mes réflexions les plus ordinaires sont sur Jésus mourant. De toutes parts je reviens à cette terre. Quand on ne me juge pas propre à rendre service aux autres, je m’y en retourne gaiement. Quand je suis surpris dans mes imperfections au lieu de m’en excuser, je fais un tour dans la ferme du mépris658. Quand je suis malade, je vais me divertir pour me soulager. Et quand je ne réussis pas dans mes entreprises, j’en fais de même. Il y a sur le frontispice de la porte : exinanivit semetipsum factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis659. Cette idée de la terre d’anéantissement m’a donné une autre idée de la pureté de la vertu. Voyant, ce me semble, que jusqu’à présent, dans toutes mes petites actions et entreprises que j’ai faites pour Dieu, je n’y ai rien qui ressente la pureté de la vertu et qui puisse contenter les yeux de Dieu. J’espère mieux faire à l’avenir, si je suis assez fidèle pour garder ma terre. Si nous prenons garde de près à nos désirs, nous les trouverons remplis d’inclinations à l’élévation et de fuites de l’anéantissement. Nos craintes, nos inquiétudes et nos tristesses ne sont que pur éloignement de l’anéantissement, et nos joies, des petites satisfactions de notre élévation660.

On dit, quand un homme ou une communauté a acquis quelque terre. Voilà qui va bien maintenant, il ne faut plus que guerres qui viennent, les ennemis n’emporteront point la terre. L’on peut bien prendre les meubles, l’argent, mais la terre est fixée et ne s’éloigne pas. J’en dis de même de notre terre d’anéantissement : quand l’âme en a pris possession, et pendant qu’elle la garde, elle ne doit rien craindre661. La substance de la vie spirituelle est assurée : le monde ni le diable ne peuvent y demeurer, c’est pourquoi ils ne l’emportent point, elle ne leur est pas propre du tout. Oui bien quelques meubles, comme les consolations sensibles, les désirs trop opiniâtres des austérités, le trop grand désir de servir les autres sous prétexte de la gloire de Dieu, d’un autre côté un trop grand désir de la solitude, le désir d’aller en Canada, en Angleterre, les belles idées de spiritualité et plusieurs autres662. Le diable, la nature et le monde aiment ces sortes de meubles, et une âme qui n’a que cela n’a rien. Mais qu’elle n’ait que la seule terre d’anéantissement, elle est riche pour toujours, de sorte que la prudence surnaturelle nous fait tout mépriser pour tendre là. Mais quoi ! Qu’y a t-il de plus grand que d’être tout consommé du désir des austérités, d’avoir de puissants mouvements d’aller convertir les pauvres sauvages en Canada, d’aller en Angleterre y sauver les âmes par milliers? Oui, oui, cela est bon, je ne voudrais pas le condamner. C’est un peu de meubles qui sont beaux, mais si avec cela une âme n’a de la terre, elle restera pauvre663.

La terre d’anéantissement seule contient des trésors inépuisables et jamais personne n’a manqué avec elle. Je crois qu’un couvent de Filles pourrait bien s’établir en cette terre. Je voudrais bien avoir trouvé quelques religieuses pour faire cette fondation. Voilà, Notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer, puisque vous l’avez souhaité. Mais ne scandalisez pas les autres en montrant ce papier, et surtout à des personnes qui ne sont pas si simples que nous. Toutefois, je ne m’en soucie guère. Tout ce qui en peut arriver, c’est que les âmes déliées et avisées nous feront rentrer dans notre terre. Usez-en comme il vous plaira. Il y a aussi une belle Église dans cette terre d’anéantissement, et c’est la divinité même et toutes ses infinies perfections. Entrer dans cette Église, c’est entrer dans Dieu et y contempler ses grandeurs. Après quoi une âme est toute pleine d’estime des anéantissements de Jésus fait homme et crucifié pour nous. Ce qui ne se connaît jamais si bien que quand les divines perfections de Jésus sont vivement approfondies. Ensuite, on fait à proportion état de la terre d’anéantissement et de toutes ses fermes, parce que de bien concevoir qu’un Dieu se soit anéanti, se fait pauvre, ait été méprisé et ait souffert, c’est diviniser toutes ces choses qui ne manquent jamais de diviniser les âmes qui les cherchent et qui les embrassent à l’exemple de Jésus crucifié, l’objet de nos adorations et l’exemplaire de notre vie.

Il y a aussi dans ma terre une fontaine bouillante qui forme un grand étang, où les âmes anéanties en désirs se baignent. Cet étang s’appelle la profonde pauvreté des créatures : plus on s’y plonge, et plus on s’y purifie. Et quiconque possède l’extrême pauvreté, possède l’extrême pureté. Car il n’y a que les affections aux créatures qui nous souillent, et ternissent la pureté que l’on doit avoir pour être plein de Dieu. C’est cette plénitude de Dieu que l’on cherche dans la terre d’anéantissement, comme il faut. Oh! Qu’il y a de profit à considérer comme plusieurs saints et saintes se sont abîmés dans cet étang. Voyez Saint Alexis, comme il s’y jette à corps perdu, embrassant l’extrême pauvreté le jour de ses noces664. Considérez Sainte Marie égyptienne qui s’enfuit dans le désert, se perdant dans ces vastes solitudes pour trouver la pauvreté de toutes choses. Mon Dieu, que cette grande sainte l’avait heureusement trouvée, vivant sans secours d’aucune créature, sans vêtements et presque sans pain. Elle recevait des consolations de personne, et personne ne la plaignait dans ses maux, personne ne prenait part à ses consolations. Elle était seule avec Dieu seul, dans la profonde pauvreté des créatures665. Que cet esprit de pauvreté est excellent, qu’il est nécessaire à une âme qui veut être tout à Dieu et qui veut que Dieu lui soit tout! O. Jésus, le plus pauvre de tous les hommes, donnez-nous cet esprit qui est une petite participation du vôtre, car quand je vous considère sur le calvaire, il me semble que vous dites à tout le monde. Voyez s’il y a pauvreté semblable à la mienne. Vous y êtes sans amis, sans aucun secours, pas même de la part de votre Père, dépouillé de vos habits de votre peau et même de votre vie. Mon Dieu, je désire de prendre part à votre esprit de pauvreté, et si je ne la possède pas réellement, qu’au moins je l’ai intérieurement avec un si grand dégagement de toutes les créatures, que je les estime de la boue, comme saint Paul666.

      1. 13 Novembre 1643 LMR Si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté

Monsieur667, Béni soit Celui qui vous a donné la pensée de m’envoyer ce petit trésor que je reçois très cordialement, et qui tient très bien à mon dessein et affection. Je vous en remercie de tout mon cœur et le supplie qu’il consomme votre cœur de son divin et très désirable amour. Je vous conjure de n’être point chiche en mon endroit de telles choses qui sont très utiles à mon âme laquelle se trouve toute stérile et impuissante d’aucune chose. Ne vous étonnez pas très fidèle serviteur de Dieu, si je ne produis rien de bon dans mes lettres. Il n’y a rien dedans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté nonobstant qu’elle soit déplorable, je la souffre par soumission à Dieu [5] aimant ses très saintes volontés, priez Dieu, cher esclave de Marie que je puisse faire un saint usage des misères que je porte en moi, j’ai grand-peur que les redoutables paroles de mon Sauveur ne s’accomplissent en moi qui suis objet de sa justice : Ego vado et quaretis me, et in peccato vestro moriemini668, ayant résisté tant de fois à la grâce ce sera justement que Dieu m’en privera lorsque je la rechercherai et qu’il me laissera mourir dans mon péché, plus je vais avant plus je me sens vide de toutes choses. Mais le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu quoique le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée, il faut des personnes de crédit pour m’obtenir cette faveur de Sa Majesté adorable vous qui avez l’honneur de converser les plus familiers de sa Cour, voudriez-vous pas prendre la peine de me procurer leur secours et les effets du saint pouvoir que mon Sauveur leur a donné, s’il est vrai comme je n’en peux douter que vous êtes zélé de la perfection de votre indigne sœur, employez sérieusement votre force et votre pouvoir. Car je veux aller au Ciel avec vous. Je veux aller louer Dieu avec vous, [6] puisque sa sainte miséricorde a uni nos espoirs en son amour en terre priez-le qu’ils le soient à l’éternité comme il me donne la volonté d’être en lui très affectueusement. Votre.

      1. 15 Novembre 1643 LMB Il nous survient ensuite de cette croix

M.669 Notre révérende Mère Prieure et moi vous remercions très affectueusement du soin que vous avez de nos pauvres sœurs de Barbery. Dieu bénisse la peine que vous prendrez à leur occasion et son saint amour soit votre récompense. J’ai reçu les vôtres datées du 25 du passé et je me suis étonnée de leur retardement. Puisque votre charité désire savoir les nouveaux accidents que la providence adorable nous a envoyés depuis les vôtres;

Je vous dirai que la divine Bonté ne nous laisse pas beaucoup de temps sans nous envoyer des sujets qui réveillent l’amour et la soumission que nous devons à ses aimables croix et quelquefois vous auriez plaisir à voir comme elles se chassent l’une l’autre. Je ne sais si c’est le bon accueil que nous tâchons de leur faire qui les fait revenir souvent ou si c’est pour nous habituer à en faire un saint usage. Je veux croire le dernier et que Dieu veut par icelles nous sanctifier. Ne pensez-vous pas qu’il en est ainsi? Dites-nous votre sentiment. Cependant je continuerai à vous dire que la bonne Madame de Caen a envoyé la lettre que notre Mère écrivait à Madame le Haguais, à Madame de Montmartre, et plus encore lui a mandé qu’elle avait des lettres de [la Mère] Ste Appoline qu’elle écrivait à Mad. Le Haguais pour [174] l’exhorter à persévérer dans la résolution d’être des nôtres, nous sommes étonnées comme quoi Madame de Caen a vu ou trouvé les dites lettres qu’elle a changé quant au style et substance d’icelles, d’autant que la M [ère] Ste Appoline ne parle pas de la sorte par les écrits. Après que Madame de Caen eut avertit Madame de Montmartre touchant Ste Appoline, la dite dame interrogea [la Mère] Ste Appoline et la reprit d’avoir écrit à une religieuse étrangère et qui lui était inconnue. Pour conclusion de cette histoire elle en fut quitte pour une bonne correction et défense d’écrire plus désormais. Madame de Montmartre fâchée au possible voulut savoir qui de nous avait été la porteuse des dites lettres. Pour obvier au déplaisir que Notre R [évérende] M [ère] pouvait recevoir par cette bonne Dame, j’agrée de bon cœur qu’elle dise que j’avais fait toute cette affaire; car pour mon particulier je ne me soucie de rien. Je vous laisse à juger si Madame de Montmartre est satisfaite de moi. Laissons cette peine et contrariété pour tomber dans une autre qui est d’autant plus sensible qu’il y va de l’intérêt de la gloire de Dieu et de l’honneur de la religion.

Je vous confesse, mon Frère, ma faiblesse et le peu de courage que j’ai eu à la réception non d’une croix, mais d’un [175] monstre qui véritablement nous est plus sensible que toutes les croix imaginables. Vous avez su que le diable par ses tentations a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, et si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu. Je ne vous peux parler d’une chose si étrange sans ressentir les douleurs et les peines que je souffris lors qu’ayant fait enlever cette créature qui était dans Paris pour l’amener où nous sommes, je la reçus plus morte que vive, ne sachant ce que je faisais. Il me semblait que c’était un démon que je traînais après moi. J’étais émue à ce point que j’en tombai en pâmoison et ressentais autant de douleur comme si j’eusse été au gibet. Avouez-moi, mon très cher Frère, que c’est un accident bien étrange et qui mérite bien d’épancher mille ruisseaux de larmes. Cette créature m’a été donnée en garde, attendant l’avertissement que nous en devions faire à Monsieur notre Supérieur. Nous attendons les réponses [176] ou pour la renvoyer en son pays si elle n’est point R [eligieuse] ou si elle l’est, la traiter comme un tel défaut mérite. Je vous manderai ce qui en arrivera.

Il nous survient ensuite de cette croix une infinité d’autres que vous pouvez bien penser entre mille autres contrariétés qui sont suscitées par la jalousie de quelque Religieux qui toutefois sont peu de choses et qui ne servent qu’à nous porter à un plus grand dépouillement. Désormais nous devrions être stabiliées670 dans la tempête des revers de fortune et des déplaisirs, car il me semble qu’il ne se passe guère de jour sans en expérimenter de nouvelles soit extérieures soit intérieures. Je crois que l’une et l’autre sont bonnes quand elles nous portent plus fidèlement à Dieu.

Je ne vous puis dire autre chose de tout ceci sinon que je vous supplie de louer et remercier Dieu pour nous et le supplier nous rendre dignes de faire un saint usage de tout ce que sa sainte Providence nous donne. C’est encore ma pensée qu’il nous veut mortes à toute satisfaction, qu’il nous veut naturaliser dans le mépris, dans [177] les confusions, dans les rebuts et dans tout le reste. Amen, amen, amen. J’y consens de tout mon cœur, la très sainte volonté de mon Dieu soit parfaitement faite. Adieu, je vous ai bien diverti de nos événements. Mandez-nous les vôtres et le temps que vous viendrez à Paris671. Notre R. M. désire le savoir. Nous nous en réjouissons pour nous consoler et entretenir ensemble de l’adorable Tout et des effets de ses divines miséricordes. Elle m’a commandé de remercier de sa part mon très cher frère Monsieur Rocquelay du soin qu’il prend de nos pauvres Sœurs de Barbery. Je vous supplie de lui témoigner et me recommander aux prières de notre chère Mère Supérieure. J’ai grand désir de savoir de sa santé et de participer toujours à ses saintes prières. Donnez-moi à Dieu, je vous y laisse tout entièrement vous étant en lui, Monsieur, votre…, etc.

      1. 28 novembre 1643 LMB Je pris possession d’une terre

Il y a environ672 quatre ou cinq ans que je pris possession d’une terre quasi pareille à Celle dont vous me faites la description673. Je l’acquis par douaire674 de mon époux lors que mourant sur la croix il m’en fit présent comme d’une terre où le reste de mes jours je pourrais en assurance faire ma demeure. Je trouve néanmoins quelque chose de différend de la vôtre, c’est que la ferme de la pauvreté et du délaissement ou abandon sont jointes ensembles, et sont faites en maison de plaisance où je vais presque d’ordinaire passer le temps. J’ai fait faire une galerie qui de ma grande salle voit facilement dans la ferme du mépris. Ce sont mes promenades et mes divertissements que ces deux fermes. Quant à la quatrième que vous appelez douleur, il me semble qu’elle est un peu bien longue : j’ai déjà fait mon possible pour la joindre aux autres et en faire une place digne d’admiration. Je n’en peux pour tout venir à bout, bien que ce dessein me coûte. Je vous prie de voir si vous ne pouvez pas me servir et m’obliger en ce point, ou si [4] vous voudriez changer votre terre contre la mienne en vous donnant quelque chose de plus. Vous prendrez du temps pour y aviser et m’en donnerez réponse au plus tôt, s’il vous plaît. Car je veux m’habituer pour toujours. Dans ce beau palais je crois que la nôtre réussirait et deviendrait parfaitement belle entre vos mains parce qu’étant d’un sexe courageux vous pouvez faire des merveilles en ce lieu et approcher joliment la ferme de douleur. Pour moi une place toute faite me serait bien propre. J’espère quelque satisfaction en la proposition que je vous fais. Je suis mortifiée de rompre mon discours, mais la Commodité part en hâte à Dieu. Notre [illis.] vous salue très affectueusement; je vous supplie que mon très cher frère M. Roquelai et notre chère Mère Supérieure reçoivent nos humbles saluts. Je suis en Jésus, votre…

      1. 2 Décembre 1643 LMB Je n’irai point en Lorraine

Mon très cher Frère en notre Seigneur, Paix et amour.

J’ai reçu les vôtres datées du vingt novembre675 par lesquelles vous m’avez si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu’il vous rende digne d’une perpétuelle union et qu’il vous honore de ses adorables croix. Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre. Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses aimables desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection, je veux m’y abîmer et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tous mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations. Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela; mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu. C’est tout dire par ce mot.

J’ai reçu la description de votre royale terre676, je vous en ai écrit en hâte mon petit sentiment qui vous divertira. Ne me refusez point la grâce que je vous demande au nom de Jésus et Marie, et recevez mes adieux pour le reste de cette année. Je me vais renfermer dans le néant pour adorer Jésus incarné. Priez la Mère d’amour qu’elle me rende digne de lui tenir fidèle compagnie. Je vous conjure par son Cœur virginal de me faire part des pensées, des vues et des sentiments que vous aurez sur ce sacré mystère, et vous souvenez de demander ma conversion et celle de notre pauvre Sœur qui part d’ici pour aller faire juger son procès et annuler ses vœux677.

Je n’irai point en Lorraine à cause des extrêmes dangers. Je recevrai donc vos lettres quand la commodité vous permettra de m’écrire et sans vous peiner. Je vous supplie de n’en point perdre l’occasion, nonobstant que pendant ce saint temps, je demeurerai en silence selon la sainte coutume de religion. Tenez pour certain que je ne vous puis jamais oublier devant Dieu, ni notre bon frère, ni notre chère Mère Supérieure678 qui m’a consolée par ses lettres. Je lui écris un petit mot que vous lui donnerez s’il vous plaît en me recommandant à ses saintes prières. Notre bonne Mère Prieure vous [94] salue très affectueusement et se réjouit bien de voir par vos lettres que Notre Seigneur tient dans votre souvenir.

Continuez votre bon zèle pour le salut de mon âme : il me semble que Dieu vous y oblige par son saint amour, puisqu’il m’a fait l’honneur de me racheter de son sang précieux et que mon âme n’est pas moins qu’un souffle de sa divinité. Ces motifs sont assez suffisants pour faire continuer votre charité à l’endroit d’une pauvre créature qui n’est pas digne de porter le titre de R [eligieuse].

      1. Décembre 1643 LMR Soupirs d’une âme toute glacée

Amour. Fidélité. /Jésus couronne votre cœur679, Marie sanctifie votre âme et la divine crèche soit votre aimable solitude! Pardonnez-moi si je vous éveille du sacré sommeil de l’Épouse nonobstant que mon Bien-Aimé désire qu’on la laisse reposer : la nécessité me presse de parler et la charité vous oblige d’écouter les soupirs d’une âme toute glacée et privée de l’amour de son Dieu. Comment, mon très cher frère, avez-vous le courage de boire à longs traits dans le torrent des divines voluptés sans souhaiter une seule petite goutte de cette amoureuse rosée dans le cœur d’une gémissante pécheresse, votre pauvre et très indigne sœur que vous laissez au milieu des orages et dans le danger de faire naufrage dans la mer morte de son amour-propre? Éveillez-vous, cher frère, éveillez-vous par le zèle que vous devez avoir de la gloire de mon Dieu; et priez fervemment pour la petite esclave de la crèche et l’indigne captive du cœur virginal de l’admirable Marie; priez qu’elle se convertisse et qu’elle commence une nouvelle vie. Dites-moi, je vous supplie, si vous avez pris la résolution de me priver de vos lettres et de la visite que vous m’aviez promise. C’est la connaissance que vous avez de mes nécessités qui vous fait retirer de moi, [155] comme d’une pourriture et d’une corruption. Je veux souffrir l’éloignement, puisque mon Divin Maître l’ordonne, mais je ne puis me résoudre d’être privée de votre souvenir devant celui qui en son saint amour m’a rendue, Monsieur, votre…

      1. 28 Décembre 1643 LMR Elle se tiendra bien honorée d’être le marchepied

Jésus soit votre amour680 et Marie votre conduite, très cher esclave de l’admirable Mère d’amour! Ce n’est point pour retirer votre cœur de la sacrée contemplation de la divine accouchée que je vous présente ces mots; mais fort succinctement je vous fais humble prière de donner ce paquet à notre bien-aimée Sœur de Manneville. Si cet aimable Jésus vous communique les bénédictions de son adorable naissance, ou que la Mère de dilection dilate vote cœur, faites-lui part de vos faveurs et en vos sacrés entretiens souvenez-vous de prier pour une créature, qui n’ose se qualifier d’aucun titre, tant elle se trouve néant et péché; elle se tiendra bien honorée d’être le marchepied de l’amoureuse crèche. Souhaitez que je sois perdue cette fois, sans me pouvoir jamais retrouver que dans le cœur virginal de celle qui me fait être en l’amour de son précieux et chérissable enfant, votre…

[1644]

      1. Le 25 janvier de l’an 1644 LMB A Saint-Maur-les-Paris

Je prie Dieu681 qu’il accomplisse les sacrés souhaits que vous faites à mon âme par les vôtres du 18 du courant reçu aujourd’hui. Allons, mon très cher Frère, courons avec Jésus. Je désire de le suivre avec vous du plus intime de mon cœur, ne me demandez pas pardon pour m’avoir éveillée. Un esprit bien surpris de sommeil se rendort au même temps qu’on l’éveille. Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu, cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs quoique je n’ai pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne. Néanmoins il me reste un doute, et je vous supplie de m’en dire votre sentiment et celui de notre très chère A682. Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme, ces attraits ne laissent pas grands discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée et sans pouvoir exprimer ses désirs elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en celui dont elle est sortie. La mort, l’anéantissement est mon affection, et mon grand plaisir d’être hors du souvenir des créatures. Je vis dans une grande tranquillité d’esprit, parmi les épines intérieures que quelquefois la divine Providence me fait ressentir. La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la [39] souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même. Je vous ai prié de m’écrire promptement, mais je vous supplie que ce soit à votre loisir sans vous presser ni incommoder. Notre sainte Âme est-elle toujours en silence. Je vois bien que je serai mortifiée de ses réponses. Tâchez, je vous supplie, de la faire prier Dieu pour moi. J’ai ajouté un mot à celle-ci par le commandement de notre Révérende Mère que je vous dirai sur un autre papier après vous avoir assuré que je suis toujours en Jésus, vôtre…

      1. 19 février 1644 LMB Saint Maur. Nos Sœurs de Barbery iront à Saint-Silvin

Jésus, Marie, Benoît. Monsieur, mon très cher frère. Béni soit Celui qui est éternellement683. Notre révérende Mère m’a permis de vous écrire (nonobstant le carême) et vous assurer que vous m’avez extrêmement consolée par votre dernière. Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée684. Notre bon Père Chrysostome étant toujours surchargé d’affaires je ne l’ose l’importuner. De sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m’adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d’un Dieu vous oblige de me donner.

N’excusez point votre simplicité, je vous supplie, il me semble qu’elle n’est point encore assez grande puisqu’elle se veut considérer en une occasion où elle doit parler en confiance, se tenant assurée de ma fidélité. Que vous dites bien d’appeler ce moment bienheureux, mais, mon Dieu, qu’il est de courte durée. On voudrait mourir de très bon cœur. O. que l’on aurait de joie, hélas, il faut souffrir le bannissement et la privation quand il plaît au bon Seigneur.

Je veux souffrir de tout mon cœur et prie Jésus souffrant de me donner son esprit de croix, d’abandon, de pauvreté et d’anéantissement, demandez-le pour moi. Je vous supplie, n’ayez [37] point compassion de mes petites souffrances. Je me console dans la vue du bon usage que mes Sœurs en font. Je les vois assez disposées à recevoir les divines volontés, néanmoins il y en a qui ne portent seulement avec patience les souffrances, mais qui les désirent. Béni soit Dieu qui nous fait tant de grâces nonobstant que je n’y participe que par affection étant entièrement privée de souffrances. C’est mes infirmités qui en sont la cause.

J’aurais regret de me voir hors d’un monastère si je me voyais exempte d’un grand nombre d’imperfections dans ces communautés. Il y faut tant de complaisances. Il faut dissimuler par contrainte et parler à tout temps et mille autres choses que vous pouvez bien concevoir. Je demeure paisible attendant l’ordre de Dieu. Les choses temporelles me touchent fort peu et nonobstant que l’on blâme mon indifférence je ne peux faire autrement. On parle de nous établir. Notre Mère, non plus que moi, n’y a point d’inclination. Nous nous abandonnons à Dieu de tous nos cœurs.

Après Pâques, nous ferons quelque changement pour nos Sœurs de Barbery, ou elles iront à Saint-Silvin685 ou elles viendront avec nous. Je les y désire pour la consolation des unes et des autres. La Providence divine est admirable. La reine nous a envoyé aujourd’hui cent écus pour passer le carême. Nous n’avons aucune nécessité, c’est ce qui me fait souhaiter mes pauvres Sœurs. Je vous remercie de tout mon cœur des charités que vous leur faites. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous donne la sainte croix en récompense et me rende digne d’être pour toujours/M/votre, etc.

      1. 31 mars 1644 LMB Un bien petit abrégé en cet écrit

Monsieur, mon très cher frère,

Puisque Notre Seigneur686 m’a voulu priver de votre cher entretien, j’espère qu’il vous fera recevoir la présente, pour vous faire recevoir la présente, pour vous supplier de vous charger de nos lettres que vous prendrez la peine d’envoyer à nos Sœurs de Barbery.

J’écris à notre bon Frère M [onsieur] R [ocquelay] et à notre bonne Mère Supérieure. Je vous dis hier que vous avez toute liberté de leur montrer nos écrits, laissant à votre discrétion de nommer mon nom si ce n’est aux deux susdites personnes. J’espère que vous ne le direz pas. Je vous demande la grâce et la charité de ne dire jamais aucun bien de moi puisque véritablement il n’y en a point.

De plus je vous supplie de me renvoyer (lorsque vous serez à Caen), les écrits que je n’ai point encore copiés comme la grande double feuille et les deux petites jointes à une lettre. [34] Après que vous les aurez montrées vous me les renverrez ou leur copie. Vous me renverrez aussi les deux premiers écrits que je vous ai envoyés il y a longtemps.

Enfin, vous voyez si je suis réservée, non, je vous assure, à votre endroit, mais je le suis extrêmement à tout le reste, et je crois qu’il le faut être, et ne se découvrir à toutes sortes de personnes. Je n’ai point de répugnance de me faire connaître à votre humilité à ce que désormais vous ne soyez trompé, et vous m’estimiez telle que je suis et ce que j’ai mérité d’être par mes grands péchés.

Il n’y a rien dans cet écrit que vous puissiez faire transcrire, car de plus de mille personnes vous n’en trouverez point de ma voie ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un bien petit abrégé en cet écrit, car des grands volumes ne suffiraient pour contenir le tout. J’espère néanmoins que vous en concevez suffisamment pour admirer la bonté de Dieu qui m’a enlevée par les cheveux comme le Prophète. Le bon Père Chrysostome ne se peut tenir de remarquer quelle Providence de Dieu, et combien amoureuse sur une pécheresse comme moi. Toute la répugnance que je puis avoir de la vue de l’écrit, c’est certaines rêveries. La lecture desquelles pourront faire concevoir quelque chose, mais vous les lirez discrètement, et en sorte que l’on n’en puisse rien penser, outre que les plus grandes faveurs que j’ai reçues de Dieu servent à m’humilier et confondre. [35]

Priez Dieu pour ma conversion, voilà où j’en demeure, car il me faut convertir, et je ne le puis sans le secours efficace de la grâce, demandez-la pour moi, je vous en conjure, et m’aidez de votre pouvoir. J’espère beaucoup de votre charité. Soyez autant simple en mon endroit que je le suis au vôtre et ne rebutez point mes humbles prières, après que vous aurez reconnu mes indignités. C’est par la connaissance de mes besoins que vous serez doublement obligé de me secourir. La charité parfaite demande cela de vous. Je vous donne à Dieu et je vous supplie en son saint amour de n’oublier sa très indigne esclave.

Il me souvient que vous me dites lors que je parlais de me retirer, que Dieu subviendra à ma nécessité intérieure, et vous ayant répliqué que dans quelques années, je voulais dire dans deux ou trois ans, je quitterais tout pour me retirer du tracas, et vous me fîtes réponse que je mourrais. Il m’est venu un désir de savoir si vous pensez que je doive bientôt mourir et quel sujet avez-vous de dire cela, vu ma santé, et combien je suis robuste. S’il vous plaît de me répondre sur ce point. Je vous renvoie un livre que j’ai retenu longtemps. Il vient de Monsieur de Saint-Firmin687. Voilà aussi un petit billet qu’une de mes Sœurs écrit au Révérend Père Chrysostome, je vous supplie de me bien recommander à lui à Dieu encore une fois mon très cher Frère. Donnez-moi de tout votre cœur à Celui qui me permet d’être en son saint amour, Votre…

      1. 5 Avril 1644 LMR Vos prières ne seront point vaines

Ce 5 avril 1644/Paix et amour688. Monsieur, j’ai reçu les vôtres adressées par leur inscription à Notre Révérende Mère, elle vous écrit touchant l’affaire de nos Sœurs, c’est pourquoi je ne vous en dirai rien, seulement [32] je vous congratule du retour de notre N. C. A.689 Que vous êtes heureux! Je vous ai déjà prié et vous supplie encore avec toute l’insistance que je puis de me transcrire ce que vous savez, ma Sœur de la R. n’a pas de loisir dans leur changement pour me donner cette consolation. Je vous conjure par les sacrés noms de Jésus, Marie, Joseph, de prendre cette peine. Notre C. A. me l’a tant promis et m’a bien assuré que vous avez assez de bonté pour me faire cette grâce, je la veux donc espérer par votre charité et pour Dieu.

Vous me donnez des nouvelles bien joyeuses d’un Dieu ressuscité. Je vous mandais qu’il était mort par l’avant-dernière de mes lettres. Désirez pour moi comme pour vous qu’il vive dans mon cœur comme dans son trône et son lieu de repos. Qu’il y fasse retentir des divines paroles : Pax vobis ego sum, noli timere, paroles pleines de consolation. Que vous me réjouissez, mon très cher Frère, de m’assurer que tous les jours vous me sacrifiez à la Majesté de mon Dieu à l’autel par Jésus-Christ et avec Jésus-Christ. Continuez, je vous supplie. Vos prières ne seront point vaines. J’espère qu’un jour ce Dieu plein d’amour pour ses indignes créatures et altéré de l’ardente soif de notre salut exaucera vos vœux et les saintes prières que vous faites pour ma conversion. Vos lettres n’étant qu’un réveil matin pour me donner plus parfaitement à Dieu, je serais bien aise d’en recevoir plus souvent de notre cher Fr. et de notre bonne Mère. Priez-les de ne m’oublier point. Que vous êtes heureux dans l’abondance et moi abjecte dans les privations! Dieu soit béni éternellement. [33] Sitôt que notre cher A. sera arrivé, vous le saluerez de ma part en l’amour de Notre Seigneur. Donnez-moi l’espérance d’avoir l’écrit qu’il m’a promis. Je vous supplie : ayez assez grande charité pour votre pauvre sœur en Jésus-Christ. /M/Votre, etc.

      1. 20 avril 1644 LMR Saint-Maur Priez fortement pour ma conversion.

À Monsieur de Rocquelay690. Mane nobiscum Domine quoniam ad etc691/M./j’ai reçu deux de vos lettres. La première du 10 du courant, la seconde du 14 et toutes deux par la voie que je vous écrivis, laquelle est fort prompte et assurée. Je n’ai pu vous rendre réponse plus tôt à raison de quelques visites. Vous me consolez par vos premières de me dire que Notre Bon Dieu me mène per regiam viam sanctae crucis692 Je n’ose me flatter dans l’espérance de marcher par ce royal chemin. Priez pour moi, mon cher Frère, vous voyez mes besoins en voyant nos écrits.

Notre cher N.693 vous aura fait voir mes misères, si ses grandes occupations lui permettent et je doute si vous les avez vues, car vous n’en parlez point ni de notre Mère Supérieure. Je suis bien aise que vous n’ayez rien remarqué à ma Sœur de la Nativité. Vous voyez les grâces que Dieu lui fait et comme il l’a disposée à très haute perfection. Je m’en réjouis dans la vue que mon Dieu en sera glorifié. Au reste, vous pouvez bien dire avec vérité que je vous parle à cœur ouvert. Vous m’en devez croire et voyant ma grande simplicité qui vous expose mes misères, il me semble que vous devez avoir pitié de moi et priez fortement pour ma conversion. D’où vient que diffère de me parfaitement convertir? Mon Dieu, que j’ai sujet de m’anéantir et de me confondre, je [29] ne sais où je suis, pensant à mon abjection. Je ne trouve point de lieu pour me confondre assez profondément. Et je trouve le centre de l’enfer surpasser mes mérites. Que vous me consolez de faire tant pour moi devant Dieu, et que j’ai sujet d’admirer la divine bonté qui vous donne un cœur tout de feu pour une pauvre misérable pécheresse. Persévérez, mon bon et très cher Frère, tout ce que vous faites pour moi n’est point perdu. La charité n’est point et ne peut être vaine. Je vous remercie du plus intime et du plus profond de mon cœur du grand bien que vous me portez et désirez à mon âme. Je vous fais le même don et mes présents de ma part. Mais las, très cher Frère, qu’est-ce que je vous donne? Vous me connaissez mieux que moi-même. Je n’ai point assez de paroles pour vous exprimer mes sentiments. Concevez-les, je vous supplie, et m’envoyez les belles lettres que vous avez reçues du Révérend Père Lejeune. J’aime beaucoup ses écrits à cause de cet abandon, mais je vous supplie, dites-moi votre sentiment sur ce parfait abandon et comme il se faut jeter tout de bon entre les bras de Dieu. Parlez-moi maintenant. J’ai besoin de secours dans l’état présent et j’implore votre charité, car je dirais volontiers que je souffre, mais comme je suis indigne de cette grâce je dis que ma misère est grande.

Je me laisse à Dieu tant que je puis en attendant que sa très sainte volonté s’accomplisse. Recommandez-lui une affaire qui regarde sa gloire. C’est une Dame Abbesse qui [30] veut se réformer. Elle a demandé à n [otre] M [ère] de nos Sœurs et elle lui en a promis deux, l’une desquelles est connue de vous je ne la nomme point, l’autre est à Rambervillers. Cette bonne Dame est de Metz en Lorraine, et ses Filles, ce sont des Dames chanoinesses ne portant pas seulement l’habit de religieuse. Il y aura bien à faire en cette réforme. Demandez grâce et lumière pour elles qui seront employées à cette œuvre. Je vous écrirai plus particulièrement.

Pour notre affaire de Saint Maur, Monsieur de B[arbery] juge que ce n’est pas la gloire de Dieu de faire un établissement, je crois que le tout est déjà rompu si ce n’est que Dieu le veuille absolument. Ce n’est pas sans regret de la part du Père Jésuite qui persiste toujours sans savoir qui renverse la besogne. Dites ceci à notre cher N694. Je vous supplie de recommander tout à Dieu. J’ai grande joie que nos chères Sœurs de Barbery sont si fortement déterminées à l’obéissance. Il faudra néanmoins qu’elles viennent ici et une des causes les plus importantes c’est que notre Mère doit faire un voyage en Lorraine ce printemps ou l’été.

C’est bien son intention d’envoyer ma Sœur Scholastique avant que de faire venir mes Sœurs de la R. et A695., mais comme c’est une fille de courage bien déterminée à la Croix et qui est fort vertueuse elle fera très bien. Ce n’est pas un enfant. Elle contentera nos amis par sa vertu et par ses ouvrages, car elle travaille fort bien. Considérant toutes les raisons que vous alléguez en vos [31] dernières, notre Mère les a pesées sérieusement, mais elle ne peut mieux faire sans détruire ce petit bien qui paraît meilleur que Saint-Silvin. Toutefois, je ne sais ce qui peut arriver en Normandie, Notre Mère ayant grand désir d’y retourner. Pour ce qui est d’en laisser une pour accoutumer la Mère Scholastique, je ne crois pas qu’elle le désire, elle et si résolue de souffrir qu’elle ne souhaite point de soulagement. Elles ne seront pas trop à Saint-Silvin n’étant que trois religieuses et une servante696. Quant à ma Sœur Angélique de la Nativité, ses incommodités pressent de la soulager, au reste ne me donnez point de raisons pour me faire connaître que tout ce que vous me dites n’est que pour le bien de nos Sœurs, j’ai assez d’expérience de l’extrême charité que Notre seigneur a mise dans votre cœur pour les pauvres religieuses de Rambervillers. Il en soit éternellement béni et qu’il me donne la grâce d’être en son saint amour. /M. /Votre, etc.

      1. 1er mai 1644

Mectilde à Jourdaine de Bernières, réf. FC.2524. (lettre omise)

      1. 14 mai 1644 LMR Obéissance de Monsieur de Bayeux

À Monsieur de Rocquelay. Monsieur, j’ai reçu les vôtres datées du 28 avril sur lesquelles je vous dirai seulement que pour nos Sœurs de la R. et…697, qu’il faut absolument avoir leur obéissance de Monsieur de Bayeux ou autre député de sa part. Ça a été toujours mon sentiment quoique je l’ai soumis à d’autres. Monsieur de Barbery a raison de dire que n’étant point établies, on n’a que faire des évêques, mais voyez comment Monsieur de Saint-Martin nous harangue. Il faut que nos Sœurs se fassent sages à nos dépens, outre que la bienséance les oblige à cela pour éviter le scandale. Voilà donc cette affaire arrêtée, savoir qu’il faut obédience et prendre un honnête congé.

Béni soit Dieu, béni soit Dieu éternellement de ce qu’il vous donne et à notre cher N698 quelque souvenir d’une pauvre pécheresse! Pensez-vous que mon cœur ne soit extrêmement réjoui de voir un double excès de la miséricorde de mon Dieu sur mon âme, versant dans les vôtres tant de zèle et de charité pour son avancement? Cela augmente de beaucoup la confiance que j’ai en la divine bonté et me fait espérer l’application de son sang pour la guérison de mes horribles plaies. Dieu veuille que vous et votre cher N. ne soient trompés! Mon Dieu, donnez-moi la grâce que je ne trompe point vos fidèles serviteurs! C’est ma crainte et mon empressement présents, d’autant que je vois bien plus clairement que je suis la plus grande pécheresse de l’univers et pire que tous les démons. Ah, mon très cher Frère! Où serait réduite ma pauvre âme si la divine miséricorde n’empêchait les desseins des diables. Encore ont-ils cru m’aveugler, mais Dieu m’a donné lumière par une âme sainte que j’ai vu ces jours passés et de laquelle j’espère recevoir encore plusieurs assistantes. C’est une Fille religieuse à laquelle j’ai permission d’écrire et de nous entretenir ensemble. C’est une consolation pour moi de la connaître. Car si je sors d’ici pour aller où notre Mère m’a engagée, elle peut me servir devant Dieu en cette affaire et en d’autres par mon travail ou plutôt par les lumières que Dieu lui donne sur toutes les affaires qui lui sont recommandées. Je vous en écrirai plus particulièrement lorsque je lui aurai écrit, car notre entretien fut si pressé qu’il fut si impossible d’apprendre ce que je désirais. Entre autres marques, elle est bien anéantie et fait tant d’état de l’humilité qu’elle ne parle quasi d’autre chose. Si Dieu me fait la grâce d’avoir quelque communication avec elle je vous les enverrai par écrit, mais elle est si humble qu’elle m’a déjà fait promettre que je ne parlerai point d’elle ni de ce qu’elle me dira, excluant néanmoins notre chère association, savoir : Vous, notre N699 et notre bonne Mère Supérieure, parce qu’il n’y peut, ce me semble, y avoir quelque chose de caché entre nous et je vous assure qu’il n’y aura rien de ma part autant que Dieu me le permettra. Je vous écris en hâte et je ne pensais dire qu’un mot, mais voilà comme je m’emporte! Les vôtres me donnent bien sujet d’anéantissement et je voudrais y pouvoir répondre, mais je ne puis pour cette fois ni me consoler avec notre C. A.  ou ce serait bien en hâte. Vous lui diriez, s’il vous plaît, que ses chères lettres ne me parlent point de notre établissement. Mais je lui donne avis qu’il n’est point en l’état de réussir pour quelque contrariété d’une Demoiselle séculière qui aurait trop d’ascendant sur la religion. Elle serait préjudiciable et en hasard de détruire la vraie observance. Il y a sujet d’entretien là-dessus et il nous aurait grandement obligée de nous dire ses sentiments. Je l’en supplie très instamment et que ce soit en bref, vous l’en supplierez de tout votre possible, s’il vous plaît. À Dieu, mon très cher Frère, je suis votre… etc. S’il vous plaît, Notre Mère vous salue très respectueusement et vous prie de porter ces lettres à Monsieur de Saint-Martin et lui faire venir les obédiences qu’elle a données à nos Sœurs tant pour y retourner ici que pour aller à Saint-Silvain. De plus, vous tâcherez autant que vous pourrez de les faire partir en bref et si faire se peut le lundi de la Pentecôte.

      1. 13 mai 1644 LMJ À Jourdaine .Sur Mere Benoîte

À Jourdaine de Bernières Benedictus sit Sanctissimum Sacramentum 700 / M./J’ai reçu les vôtres datées du 5 du courant par lesquelles je conjecture de l’excès de votre charité à l’endroit de notre chère Sœur Scholastique et Monsieur de B[ernières] me confirme dans ma croyance m’assurant de la sainte affection avec laquelle vous [illis.] Notre Mère Prieure est confuse de l’incommodité [25] qu’elle vous aura donnée ou à votre communauté. Elle vous remercie très humblement de tous les biens que votre bonté lui a communiqués pour mon particulier. Je vous en suis beaucoup obligée. Le ciel vous récompensera de tout et singulièrement du saint petit livre que vous m’avez envoyé. On dit qu’il ne s’en trouve plus d’imprimé. Je vais le faire remettre sous la presse, car j’en désire quantité701. Vous avez fort bien compris dans la lettre de N702 ce que je demande de sa charité, et lesquelles choses il m’a promis. J’excuse le retardement qu’il apporte à me donner ce bien d’autant que je sais qu’il est si fort occupé de Dieu et employé es œuvres de son service qu’il n’a pas le loisir d’effectuer ce qu’il m’a promis, mais puisque la Divine Providence vous a fait la dépositaire de ces trésors, je vous supplie en l’amour des sacrées plaies de notre très adorable Maître de me faire part des grands biens que vous possédez.

Entre autres choses, il m’a parlé de certains degrés de la parfaite abjection que notre bon Père Chrysostome a fait depuis peu, mais ils ne sont imprimés. Lui ayant dit que j’avais un imprimeur à ma liberté il m’assura qu’il me les enverrait avec la beauté divine et quantité d’autres choses, je ne sais s’il en a perdu le souvenir. Au temps qu’il pourra appliquer son esprit à ces choses, je supplie votre bonté de lui en parler. Cependant, de votre703 [26], soyez-moi favorable et prenez quelque pitié d’une âme dans toutes sortes de privations. Je vous renverrai fidèlement ce que vous m’envoyez après que je l’aurai copié.

Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout. Qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix, mais notamment des intérieurs, lesquelles me mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie. Dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : Justus est Dominus704, etc. O que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement lequel je trouve nonobstant ces violences tout plein de miséricordes. Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez sur moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté d’y faire hommage. Je vous donne à Sa Majesté dans le sacré repos que in pace in idipsum705, etc. Je m’explique et je me réjouis de toutes les grâces qu’il vous fait. J’ai une satisfaction sans pareille de le remercier de toutes les faveurs desquelles il embellit vote âme. Sans cesse je l’adore et loue pour vous, pour notre N706 et pour notre Monsieur de Rocquelay. Je vous ai tous très bien présentés devant Dieu, mais quelquefois d’une manière plus particulière. Au reste je vous procure à tous trois tous les biens intérieurs que je puis par des saintes prières que l’on dit pour vous.

Notre chère [27] sainte Mère Benoîte de la Passion707 prie pour tous d’une manière toute angélique, car elle est si fort transpercée et transportée que le jour du vendredi saint elle crût mourir. Mr notre chapelain, nous écrivit promptement les suites de sa maladie. Elle se porte mieux, mais sa blessure ne peut guérir. Je la souhaite auprès de vous dans cette disposition sans toutefois contrevenir à la sainte clôture qu’elle garde chèrement. Si j’ai l’honneur d’être un jour avec elle, je vous en manderai les particularités. Notre voyage n’est point encore conclu. Il faut attendre le retour de nos Sœurs ou plutôt leur venue à Saint-Maur. Sitôt qu’il y aura quelque chose d’arrêté, je vous le ferai savoir. Notre Mère P. a grande répugnance à me laisser aller et je doute que ses raisons ou oppositions auront quelque effet. Je suis à Dieu, je ne m’occupe point de ces choses. Mais néanmoins, je vous supplie de recommander à Dieu cette réforme. Adieu, ma toute chère Mère. J’ai encore beaucoup à vous écrire, mais je suis interrompue pour cette fois. [28] Par charité, donnez-moi de tout votre cœur à Dieu et adorez sa très aimable justice sur son esclave et sur vôtre, etc./Vôtre… etc.

      1. 15 juillet 1644 Saint-Maur LMR Le voyage de Lorraine

À Monsieur de Rocquelay708. Dites, s’il vous plaît, à notre cher […] que Monsieur de Barbery lui écrit et que je le supplie de faire ce qu’il lui priera. Je n’écrirai point par ce poste. Saluez notre très cher ange et bien-aimé frère pour moi709. O, le martyre que la vie! Toutes choses créées augmentent les douleurs d’une âme qui aspire au ciel. Je vous proteste que je suis tellement bête que je ne puis qu’avec de grandes peines m’appliquer aux choses temporelles. Rien ne peut entrer dans mon esprit et je ne puis prendre si à cœur nos affaires que je m’en puisse inquiéter. Ce mot que je suis à Dieu me satisfait de sorte que j’attends avec paix son bon plaisir sur moi. Très cher Frère, voilà une lettre de notre bonne Mère Maîtresse qui me donnerait de la tentation si j’étais encore sensible. Je suis très aise d’avoir reçu de ses nouvelles, mais je suis dans l’impuissance d’agir pour mon particulier. C’est pourquoi recommandez à Dieu le voyage de Lorraine que nous ne ferons encore sitôt. Dites, je vous supplie, à mon très cher A710 que je le supplie au nom de Dieu de me mander son sentiment sur mon retour à Rambervillers. À Dieu! Je ne vous importunerai pas beaucoup cette fois. Tous désirs, s’ils sont efficaces nous tirent à Dieu. La pureté nous rend dignes de Dieu et l’abnégation nous conduit à la plénitude de Dieu. Qui a Dieu a tout et il est parfait et celui qui n’a pas Dieu n’est rien et n’a rien quoiqu’il fasse et encore qu’il ferait des miracles il ne peut rien faire de parfait ni aucune œuvre qui soit digne du Paradis. Donnez bien à Dieu. Je suis toujours en lui, Monsieur, votre…

      1. 17 juillet 1644 Saint Maur LMR Mes petites aventures

À Monsieur de Rocquelay711. J’ai reçu ce matin les vôtres, mais n’y remarquant point de date, cela m’empêche de voir s’il y a longtemps qu’elle est écrite [qu’elles sont écrites]. Quoi qu’il en soit, elles me sont venues à souhait, car je n’osais vous importuner à raison de vos occupations continuelles, mais puisque vous m’en donnez la liberté je vous dirai que je reçois de toute l’affection de mon cœur les saluts que vous m’envoyez puisqu’ils sont de la croix. Je les reçois comme très agréables et me donne à l’effet d’iceux nonobstant que pour l’heure présente je suis entièrement privée du souverain bien que vous croyez que je possède. Est-ce par amour-propre de se lier de telle sorte à Dieu qu’on ne ressent quasi point les contrariétés qui arrivent. Je voudrais bien être digne de souffrir. Je me tiendrais bien heureuse. On m’a fait espérer que quelques jours la divine bonté se souviendra de son esclave. Je suis toute à sa [21] puissance attendant avec paix et repos les effets de son adorable justice. Je me trouve bien de me retirer de toutes choses autant qu’il est à mon possible. Heureuse l’âme qui est bien dégagée. La simple pensée d’un parfait dénuement donne joie à mon esprit nonobstant que j’en suis infiniment éloignée et je prends grand plaisir de savoir des âmes qui le pratiquent fidèlement ou qui souffrent que Dieu l’opère en elles. C’est une grande miséricorde que Sa Majesté fait à celles qu’il gratifie de ce point. Donnez-moi à sa toute-puissance pour être détruite et désirez que Dieu seul vive et règne dans son esclave selon son bon plaisir. Il me vient en pensée que vous me croyez que je sois malade. Je vous supplie : ne pensez à rien de cela et croyez que je suis toujours en bonne disposition si je suis parfaitement abandonnée à Dieu. Demandez-lui pour moi cette grâce si vous désirez m’obliger.

Il faut que je vous raconte mes petites aventures. Ces jours passés la Providence m’a envoyé une personne séculière conduite d’une voie assez extraordinaire. Elle avait de la répugnance à venir à Saint-Maur dans la pensée qu’elle ne connaissait personne de nous autres. Dieu lui dit intérieurement qu’il en disposerait une pour l’entendre, ce qui arriva nonobstant que je n’avais point grande inclination à lui parler. Elle s’entretint fort familièrement de plusieurs choses fort singulières qui sont même de conséquence. Il faudrait vous voir pour vous dire la meilleure part. Cependant je vous dirai une [22] partie de ce qu’elle me dit sur les choses extérieures. La première, que Dieu m’avait choisie entre plusieurs pour me faire religieuse de Rambervillers, que ma perfection était dans cette maison et que je ne devais faire aucun projet pour ailleurs. Bien que possible, je serais employée pour quelque temps en autre part. Secondement. Notre établissement ici n’aura pas grande solidité parce que Dieu veut que l’on retourne, la paix étant faite. Troisièmement. Elle dit qu’elle allait réformer l’abbaye que vous savez, que Dieu y voulait établir sa gloire. Elle me dit quantité de choses pareilles. Sa conversion est admirable. Elle est Damoiselle de Lorraine et demeure à Paris. Il y a neuf ans, elle est sortie de son pays par l’efficace d’une parole intérieure : Audi filia et vide et inclina aurem tuam et obliviscere populum tuum et domum Patris etc. Ce qu’elle fit avec une généreuse conscience et comme elle ne savait ce que Dieu voulait faire d’elle, elle le supplia de la conduire ce qu’il fit l’instruisant continuellement. Elle a une dévotion très particulière à la sacrée Mère de Dieu. Elle dit que les saints sont nos avocats et que nous les devons prier d’autant que nous sommes indignes d’être exaucés. Elle dit encore que la moindre petite satisfaction de nature nous prive de très grandes grâces. C’est cet attrait que l’abandon à la Providence joint à une extrême pauvreté de toutes [23] choses qui comprend assez le dégagement où elle est. J’espère selon ses promesses la revoir en peu de jours. Je vous manderai ce que j’en aurai appris.

Quant à notre bonne [s…]712, je vous assure qu’elle n’est point morte, si ce n’est depuis huit jours, car je reçois fort souvent de ses nouvelles. Il est vrai qu’elle a reçu l’extrême Onction d’une très grande maladie, mais elle se porte mieux et Dieu l’a revêtue du saint habit de la religion le jour de la Sainte Trinité dernière, dans une maison des Filles de Notre-Dame qui sont depuis longtemps établies à […] Je puis néanmoins vous assurer que la vie n’est plus guère longue sur cette terre misérable et soyez certain que vous saurez les particularités que Notre Seigneur me fera la grâce d’apprendre. Continuez vos saintes prières pour elle, je vous supplie, et pour moi, misérable pécheresse. Je ne vous puis exprimer mes besoins tant ils sont extrêmes. Je vous remercie de la charité que vous m’avez procurée auprès de cette bonne âme. Croyez que tout ce qui sera à mon pouvoir, je ne l’omettrai pas. Je me sens pressée d’écrire à la sainte âme que vous savez713 pour lui demander quelques secours, mais au nom de Dieu et pour l’amour de la Très Sainte Vierge et du grand Saint Joseph, tenez la main à ce que je puisse en avoir la réponse. Je vous demande ce surcroît de charité. Je vous [24] envoie mes lettres, priez notre bon714  de me donner cette consolation puisqu’il en a le pouvoir. Ma Sœur Catherine de Ste Dorothée vous supplie d’écrire son nom pour être de la confrérie de la Sainte Trinité et pour porter le scapulaire des Pères de la Rédemption des captifs. L’intérieur que vous m’avez renvoyé vient d’une de mes Sœurs que vous ne connaissez pas encore. Il ne fallait pas me le renvoyer, car j’en ai copie. On travaille toujours à nous établir selon que le tout réussira. Je vous le manderai. Adieu, mon très cher Frère, croyez-moi véritablement/M. /votre, etc.

      1. 4 Août 1644 L 1,13 Pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents.

M715. Je remercie Notre Seigneur des grâces qu’Il vous fait de demeurer tranquille dans l’état où Il vous met à présent : état d’abjection, et pour le corps et pour l’âme, puisque vous ne faites rien, ce semble, pour Dieu, et que vous demeurez comme une statue inutile dans la niche de votre lit. Lisez, je vous prie, le chapitre onzième du sixième Livre de l’Amour de Dieu de Monsieur de Genève716. L’imagination qu’il fait d’une statue contient de belles vérités, et des enseignements excellents sur les dénuements où doit être l’âme fidèle, et seulement amoureuse du contentement et du bon plaisir de Dieu, sans rechercher nullement ses intérêts propres.717

Croyez-moi, qu’il est rare de trouver une personne dénuée de toute créature. Son prix est de grande valeur devant les yeux de Celui qui voit le fond du cœur. Laissez-vous dévorer à la Providence divine. Qu’Elle vous jette où Il lui plaira, qu’Elle vous mette même sur le fumier comme le Saint Job718 tout couvert de plaies; il n’importe, pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien719. L’amour propre rend notre nature si gluante, qu’elle ne peut quasi s’approcher des créatures sans s’y attacher720. À moins que d’être dans un petit trou séparé de tout le monde721, il n’y a pas moyen, ce semble, de conserver la suprême pureté qui nous unit à Dieu. L’état où vous êtes y peut beaucoup servir. C’est pourquoi jouissez-en à la bonne heure, et offrez-vous à Dieu pour y être toujours, s’Il le veut.

L’on m’a dit d’agréables nouvelles, quand on m’a assuré que vous ne vous mettez en peine de rien que de contenter Dieu722 à sa mode présente, et que vous ne pensez pas au gouvernement de la maison723, jetant tout votre soin en Celui qui vous nourrit de ses divines faveurs et lumières. Comme il faut penser à ses affaires quand Il le veut, il n’y faut pas penser quand Il ne le veut pas. Il n’a pas affaire de vos soins pour la conduite de ses prédestinés. Savez-vous que nous gâtons tout pour vouloir trop faire724. Demeurez donc dans votre niche, contente de son contentement et de son ordre725.

Pour moi je suis toujours dans le train ordinaire, le désir de la solitude me revient726 voir souvent. Mais après qu’il a fait sa visite, je le prie de s’en retourner, et qu’à présent je suis empêché, ne pouvant aller où il me veut mener, je le congédie ainsi tout doucement, sans m’embarrasser avec lui. Je ne refuse pas pourtant les offres qu’il me fait de son service, quand l’occasion s’en présentera. Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l’ordre de Dieu, comme sur mon Bien-aimé; pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents727. Pour mes imperfections, j’en commets quelques-unes dans le tracas où je suis, et aussitôt elles me conduisent dans l’abjection qui est notre refuge ordinaire728. Priez pour moi, etc.

      1. 18 août 1644 LMB La lettre de la bonne âme

Monsieur729, Il me semble vous avoir supplié de ne vous mettre point en peine730 de m’écrire pour me témoigner la sainte affection que vous avez pour moi. Croyez, mon très cher Frère731, que les effets de votre charité732 sont extrêmement admirables en mon endroit733. Je ne peux comprendre comment Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse. Il me veut convertir par votre moyen, j’en ai des preuves certaines puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés que734 je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée735. Je crois que notre bon Dieu prend un singulier plaisir à la charité que vous me faites, je vous puis assurer qu’elle ne sera point sans récompense même dès cette vie. Sa Majesté veut bien que vous secondiez736 les désirs que j’ai d’être entièrement à Jésus Christ. Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d’être à lui sans aucune réserve.

La lettre de la bonne âme737 me jette dans un si grand étonnement738 de la miséricorde d’un Dieu sur son esclave que j’ai739 été plusieurs jours dans une disposition intérieure que je ne puis exprimer, mais que vous pouvez bien comprendre. Les sentiments que j’ai sur ce qu’elle m’a dit [9] sont si profonds que j’en reste anéantie jusqu’au centre des enfers ne pouvant concevoir que la majesté740 de mon Dieu daignât abaisser ses yeux divins pour regarder une abomination. Sa bonté m’abîme de toutes parts, qu’il en soit éternellement glorifié741. Je vous supplie et conjure en son saint amour de continuer vos grandes et saintes libéralités en mon endroit et de me remettre de temps en temps dans le souvenir de cette sainte âme. Je voudrais bien qu’elle m’obtienne742 la grâce d’être pleinement, entièrement et sans aucune réserve à Dieu. C’est toute ma passion que de rentrer en lui selon ses aimables désirs743.

Je ne m’étonne point si vous avez si grand désir de la solitude; vous avez goûté la suavité du Seigneur, je vous porte compassion744 dans l’emploi où vous êtes, mais745 celui qui par un excès de son divin amour vous a très746 fortement élevé au-dessus747 de tout. Je m’en réjouis et le supplie de vous consommer entièrement. C’est l’abrégé de tout les biens que je vous peux souhaiter748. Je suis en son amour vôtre749.

Je vous remercie mille et mille fois des soins que vous avez pour l’établissement de nos Sœurs à Saint-Silvain750. Monsieur de Barbery en a écrit à notre Révérende Mère. Je prie Notre Seigneur que ses divines volontés s’accomplissent en nous et en tous les charitables desseins que vous avez de soulager ces esclaves.

Je ne m’étonne point si vous avez si grand désir de la solitude. Vous avez goûté la suavité du Seigneur. Je vous porte aucunement de la compassion dans l’emploi où vous êtes; mais celui qui par un excès de son divin amour, vous attire fortement, vous élève au-dessus de tout, je m’en réjouis, et le supplie de vous consommer entièrement. C’est l’abrégé de tous les biens que je vous peux souhaiter.

Notre Mère vous751 a écrit ses752 sentiments sur nos petites affaires, pour savoir les vôtres, et si vous êtes d’avis que la bonne Mère Benoit753 aille en Normandie, [180] si l’établissement réussit. C’est une digne religieuse, mais si cela arrive, notre pauvre maison754 souffrira beaucoup de son absence. Toutes mes Sœurs vous présentent leurs très humbles et affectionnés saluts, se recommandant à vos saintes prières. Je suis au Saint Amour de Jésus, Votre etc.

      1. 19 août 1644 LMR Aimez Dieu pour moi

Notre divine Princesse755, la sacrée Mère d’amour, nous rend dignes de participer à ces adorables excès au jour de son admirable [16] triomphe. Ne soyez point en peine de vos lettres. Je les ai reçues fidèlement. Est-ce point les réponses de notre sainte âme et une lettre de notre bon, etc.756 et une des vôtres. Je les reçus le jour de la Saint-Laurent environ les huit heures du soir. Je ne sais quel remerciement vous faire d’une telle charité que vous m’avez faite et procurée. Je vous envoie cet essai d’oraison. Aussitôt que la disposition du père de gondran [Condren] sera transcrite, je vous la renverrai fidèlement. N’en soyez point en peine, je vous supplie.

Au reste la réception des vôtres m’ont si fort consolée que je ne vous puis dire jusqu’au point où elles ont porté mon pauvre esprit et je vous supplie continuer de m’envoyer des charités pareilles, car je vous assure qu’elles sont bien efficaces puis qu’elles se font ressentir dans un cœur de glace comme le mien qui fut tellement surpris en la lecture des réponses de la sainte âme que vous savez et en celle de notre bon N.757 écrivit que j’en demeurais hors de moi, ne me pouvant persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser ces yeux divins pour regarder le plus impur et le plus sale néant qui ne fut jamais sur la terre. Ma pensée est que possible cette âme s’est méprise et renvoyé une réponse pour l’autre. Si elle me mandait que la très sainte et aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers je n’aurais mille difficultés de porter croyance à une telle sentence, car en esprit j’y suis aucunement abîmée ne voyant aucune place qui me soit convenable que la plus affreuse de ses cachots. Que je porte et souffre par hommage à la divine, [17] très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde, et si j’osais, je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre. Et parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher Frère. Voilà tout ce que je vous puis dire dans l’état présent, et continuez vos saintes charité vous en aurez de grande récompense devant notre bon Dieu une des plus agréables sera de voir que vous aurez contribué à la conversion d’une des plus détestables pécheresses de l’univers.

Je vous rends mille et mille millions d’humbles actions de grâces des biens et saintes prières que vous me procurez. Je prie notre bon Dieu qu’il vous consomme de son divin amour. Je n’écris point cette fois à notre très chère M. supérieure, mais je vous supplie, présentez-lui mes très humble obéissances. J’attends cette semaine notre très cher Père Chrysostome. J’attends quelque chose de sa charité pour une de mes sœurs d’ici et pour la Mère Benoîte. Je vous enverrai le tout lorsque je l’aurai, quand Notre Seigneur vous donnera quelque chose ensuite de sa divine soif. Je vous supplie m’en faire part afin qu’avec vous je puisse au mieux qu’il me sera possible désaltérer l’ardeur de mon Jésus et souffrir lors qu’il m’en rendra digne. Je vous laisse tout à lui et pour lui. Je suis/M./Votre etc.

      1. 5 septembre 1644 L 1,14 Ce qu’est la créature après la chute d’Adam.

M. Voulant répondre à la vôtre, j’ai trouvé que les sentiments que Dieu m’avait donnés en l’oraison ne vous seraient pas mauvais; je vous les rapporte. J’ai pensé en mon oraison ce que c’est que la créature après la chute d’Adam. Je ne faisais que dire : «Qu’est-ce que la créature?» C’est un abîme d’orgueil, d’aveuglement, d’aversion de Dieu, et de conversion vers ses semblables. «Qu’est-ce que la créature?» C’est un amas de toute corruption, de toute pauvreté, et de toute incapacité758. «Qu’est-ce qu’elle doit faire?» S’humilier, s’anéantir, s’abîmer dans le néant continuellement, avoir défiance de soi-même, et vivre dans une crainte perpétuelle de sa fragilité. Vivant dans les lumières de sa grâce qui lui font voir son état criminel, et sa pente continuelle au mal, elle vivra dans l’esprit de pénitence, elle fuira toute sorte d’honneur et d’aise, elle se plaira d’être anéantie et crucifiée des autres. Il n’y a point de si grande abjection qu’elle ne trouve petite; et elle imite les pauvretés et les mépris de Jésus qui s’est mis en sa place durant qu’Il a vécu sur la terre759. Jamais une âme ne vivra en vérité et humilité, si elle suit les maximes du monde qui la font vivre selon les inclinations d’Adam. Elle doit épouser celle de Jésus-Christ et la folie de sa croix760, et croire qu’elle n’est jamais mieux que lorsqu’elle est dans les misères, les persécutions et les croix761. Il n’y a point d’autre voie que celle-là. Jamais nous ne trouverons Dieu que nous ne nous perdions nous-mêmes dans les abjections et les mépris. Quand nous ne ferions dans nos retraites, que de demeurer bien convaincus que le vrai chemin pour aller à Dieu, c’est de marcher avec Jésus-Christ dans les pauvretés, abjections et misères, nous serions tout ce qui se doit faire. Adieu en Dieu.

      1. 30 septembre

Mectilde au P. Chrysostome & réponse de ce dernier le même mois, réf. FC.2135 & 312. (lettre omise)

      1. 21 octobre 1644 LMR J’attends cet le bon Père Chrysostome

À Monsieur de Rocquelay762. Bénie soit la divine Providence qui m’a aujourd’hui consolée de vos chères lettres que j’attendais avec instance dans le désir de recueillir mon cœur en l’amour de mon tout par les saintes connaissances que votre charité me communique. Je ne saurais vous dire combien j’ai trouvé long votre silence et je vous supplierai volontiers sans contrevenir à la divine conduite de n’être plus si exact à la garde d’un silence qui m’est préjudiciable. De ma part, je ne l’ai observé que pour deux raisons : la première, de votre retraite et la seconde, parce que Monsieur de Barbery m’écrit que j’étais trop prolixe en mes lettres, notamment en celles que je vous écrivais (je ne sais où il les avait vues) et qu’en cela j’agissais contre la grâce. Ceci arrêta un peu ma plume jusqu’à ce que j’en serais assurée d’ailleurs.

Vous apprendrez ici la maladie de notre Bonne Mère Prieure, une fièvre double, tierce, la réduit à l’extrémité et les médecins n’ont pas bonne opinion de son mal. Je supplie votre charité de prier Dieu pour elle et recevez vos humbles recommandations et la conjuration qu’elle vous fait e prier Notre Seigneur qu’il la convertisse. Elle ne demande point la guérison du corps, mais bien celle de l’âme souhaitant de se voir toute à Dieu, recommandez-la s’il vous plaît à toute la sainte connaissance que vous avez et à Madame votre bonne Mère que je salue de toute mon affection. Nous sommes en peine de notre pauvre Mère, néanmoins nous espérons que l’amoureuse Providence de Dieu qui dispose de tout saintement, justement et amoureusement. Il sait le besoin que nous avons d’elle et je le dis volontiers à notre Bon Dieu. «Mon Seigneur, celle à qui vous avez confié la petite troupe de vos humbles esclaves et qui peut faire beaucoup pour votre gloire est malade» Après ces mots, je me repose en confiance.

Vous me dites, mon très cher Frère, que je suis devenue muette. Je ne sais ce que c’est, mais je me trouve insensiblement dans un silence que je n’ai pas une seule parole à proférer? Je trouve une grande satisfaction à me taire, mais non pas toutefois avec les âmes qui sont de Dieu et qui me peuvent porter à lui, encore que souvent dans les entretiens pareils je me trouve dans le silence, étant seulement attentive aux saintes paroles que l’on dit ou plutôt à l’objet pour l’amour et de l’amour duquel on s’entretient. Vous me consolez dans l’espérance d’un trésor, je vous supplie autant que je puis de ne nous point oublier.

J’attends cette semaine le bon Père Chrysostome pour l’entretenir sur les pensées d’une retraite que j’ai faite ces jours passés. Je vous enverrai ses sentiments sur ce que j’ai expérimenté. Je voudrais vous en entretenir dès l’heure présente, mais je suis occupée extraordinairement, tant par la maladie de notre mère que pour me voir obligée de faire ce qu’elle faisait avant son mal. Je suis fort consolée d’entendre parler des saintes âmes que vous connaissez. Mon Dieu que j’aime ce dénuement, mais que j’en suis éloignée. Envoyez-moi ce qui me peut conduire dans cette perfection et vous aurez part au profit qui en reviendra. Je vous supplie que notre cher N763. se souvienne quelquefois devant Dieu de sa pauvre et indigne Sœur. On m’a dit qu’il devait bientôt venir à Paris. Je m’en réjouis, car certainement notre bon Père viendra à Saint-Maur avec lui. Très cher Frère, tâchez d’être de la partie et notre joie sera grande. Nous parlerons ouvertement de tout ce que nous aimons qui est celui au saint amour duquel je vous suis, Monsieur, etc.

      1. 10 décembre 1644 LMR Saint Maur

Amour, amour, amour pour Jésus anéanti764 dans les entrailles virginales de sa Très sainte Mère.

Vive Jésus l’éternel amour de nos cœurs dans les entrailles virginales de sa très Sainte Mère! Je viens de recevoir une lettre que notre bonne Mère Benoîte vous écrit. Je vous l’envoie vous suppliant de prendre la peine de lui écrire comme vous l’avez reçue. Je pensais vous envoyer la disposition, mais elle est encore entre les mains de notre bon Père Chrysostome. Je promets qu’aussitôt qu’il y aura fait réponse, je vous en enverrai la copie. Vous verrez un excès de la miséricorde divine à la sanctification de cette âme. C’est une élue. Vous aurez la consolation de voir ses écrits. Mes Sœurs vous prie [nt] très instamment d’avoir encore un peu de patience, qu’en peu de temps elles vous renverront la disposition du Père de Gondran. Elles la font copier. J’ai brouillé la disposition d’oraison que vous demandez. Je vous l’enverrai sans faillir.

Vous m’avez mandé, mon très cher Frère, que votre bonne amie est en silence, mais vous ne faites point de [15] distinction de cette bonne âme. Est-ce point celle qu’autrefois m’a écrit, ou bien est-ce encore une autre? Dites-moi cela, je vous supplie, et tâchez au nom de Dieu que je puisse avoir un mot de réponse sur la dernière lettre que je lui ai écrite au sujet d’une âme en peine. Je vous supplie de lui rendre ce service et vous m’obligerez. Je me réjouis de la disposition de notre chère S. Je prie la divine bonté lui augmenter ses infinies miséricordes, mandez-moi un peu si je ne suis point entièrement hors e son souvenir. Je me recommande à ses saintes prières, aux vôtres et à celles de notre chère Mère Supérieure. Je suis navrée que son incommodité l’attache si fort sur la croix, je vous supplie de la saluer de ma part. Je crois que je vous écrirai bientôt plus amplement s’il plaît à notre Bon Dieu. Adorez pour moi le Saint Enfant Jésus et me sacrifiez à sa Sainte Enfance, le remerciant pour moi du présent que sa miséricorde m’a fait depuis peu de pauvreté, douleur et mépris. À Dieu, soyons à lui plus que jamais! Amen.

      1. 3 janvier 1645 LMR Quelque effet du véritable abandon

Monsieur765, Je vous désire consommé des divines flammes du saint amour de mon très adorable Jésus pour étrenner à cette nouvelle année. Je vous réveille de la part de ce Petit Enfant et vous convie de réjouir mon esprit par les saintes leçons qui vous ont été faites dans l’étable. Colligez de notre cher A766. ce qu’il y a appris et m’en faites part, je vous supplie, comme à celle qui, à la porte de votre charité, attend cette aumône en toute humilité. Je vous vois dans un recueillement si profond que je doute si vous en pourrez désister pour me donner la convocation que je vous demande, je ne laisserai de l’espérer. Cependant que je vous dirai que depuis quelque temps il a plu à la divine Providence me faire ressentir quelque effet du véritable abandon et de la parfaite pauvreté qui dénue l’âme de tant de choses pour la faire entrer dans la nudité de Jésus souffrant. C’est la voie où du présent je suis attirée et en laquelle je prends mes intimes délices parce que cet état éloigne tellement l’esprit de toutes choses qu’il ne peut s’occuper que de la pauvreté de Jésus. Toutes les choses transitoires passent comme si elles n’étaient point. Dieu seul, je dis Dieu seul, est la simple occupation, tendance et consolation de l’âme. O Sainte nudité, que vous êtes aimable et agréable à l’âme qui a le bien de vous goûter et connaître! À Dieu, mon très cher Frère, je vous supplie d’assurer notre très cher Frère A767 que je trouve bon son silence lorsque les affaires de Dieu l’occupent. Si vous pouvez m’écrire, j’en aurai un grand contentement, mais je vous supplie en cela comme en toutes autres choses. Suivez l’ordre et le trait du Saint-Esprit, puisque vous êtes chevalier de l’ordre. N’agissez que par l’ordre de celui en qui je suis pour toujours par son saint amour, Monsieur, etc.

      1. 29 janvier 1645 LMR route de Rambervillers.

À Monsieur de Rocquelay768. Notre sortie de Paris a été en quelque sorte si précipitée qu’il me fut impossible de vous écrire selon que je l’avais projeté. Sans doute que les nouvelles de notre voyage vous auront surpris comme elles ont fait beaucoup d’autres qui ne me croyaient jamais être de la partie. La divine Providence l’a voulu contre toute apparence humaine. Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins. Je les adore sans les connaître, sachant très bien que tous les évènements sont effet de la divine sagesse qui peut dans toutes les occasions nous sanctifier si nous correspondons à la grâce. J’aime plus que jamais ma chère devise : «Ego Dei sum» et je la porte gravée au plus intime de mon cœur pour l’accomplir mille fois le jour, par un très entier abandon ou plutôt, par la totale perte de moi-même, par un pur anéantissement dans Dieu, félicité la plus glorieuse qui se puisse rencontrer sur la terre. Infailliblement elle est sortie du Paradis pour nous faire goûter la douceur de ses fruits. Désirez, mon très cher Frère que je suis rassasiée de Celui seul qui peut contenter pleinement mon esprit et qui est uniquement désirable. Je vous offre à Sa Majesté dans l’incertitude de vous revoir. Je suis à Dieu. Vous êtes à Dieu. Cette pensée est la plus délicieuse du monde, parce que lorsqu’elle occupe mon esprit, elle l’oblige à vous sacrifier avec lui aux sacrés vouloirs de la Divine Providence. Qu’il est doux de respirer sous cet air et ne me vouloir que par ses ordres!

Si la volonté divine eut permis que je vous voie avec votre cher Ange769 avant que de faire le voyage, ma joie eut été bien entière. J’appris de notre très honoré Père Chrysostome qu’il devait venir dans dix jours, mais il n’y avait pas moyen de retarder. Il me promit qu’il se souviendrait de moi dans les saintes conférences que vous ferez ensemble. J’espère que votre bonté ne sera pas moins grande, nonobstant mon éloignement qu’elle l’a toujours été pour les biens de mon âme. Cette union de mes esprits en Dieu et pour Dieu ne vous permet pas de changer. C’est une grande consolation pour moi, qui serai possible privée toute ma vie de l’honneur et de la satisfaction de vous revoir. Je vivrai toujours dans la croyance que votre fidélité sera invisible et que croissant de jour en jour dans le saint amour de mon Dieu, vous vous souviendrez dans l’abondance de ses miséricordes, d’une pauvre créature qui n’a pour toute richesse que pauvreté, douleur et mépris. Vous prendrez la peine, s’il vous plaît, de faire lecture de la présente à notre cher Ange770 puisque j’écris autant pour lui que pour vous et pour notre très chère et très honorée Mère Supérieure771. Assurez-les que je ne désisterai jamais de la fidélité que je leur ai promise moyennant le secours de la grâce, si les séjours dans mon quartier devait tirer en longueur. Je vous en donnerai avis et vous ferai part de tout ce que la divine bonté me fera rencontrer de précieux. Seulement, je vous conjure en l’amour de notre bon Seigneur, digne seule chose, c’est que vous continuiez tous trois de désirer devant Dieu l’accomplissement de son bon plaisir en moi désirant qu’il soit en moi selon la plénitude de son saint amour. Je crois que vous avez assez de bonté pour m’écrire quelquefois et pour m’envoyer des nouvelles des saintes âmes que vous connaissez et particulièrement de celle de qui j’attends encore une réponse charitable772. Tenez-y la main, je vous supplie et m’écrivez bien simplement toutes les nouvelles que vous trouverez en votre pays.

Je vous enverrai des nôtres et vous recommanderai bien chèrement à notre bonne Mère Benoîte et à d’autres que je connais et que j’apprends tous les jours à connaître par permission de la divine Providence qui dispose les choses pour favoriser les désirs que j’ai de connaître les serviteurs de mon Dieu. Si je retourne possible, serez-vous encore à Paris? Ce serait pour moi un grand bonheur si notre cher Ange773 était obligé de prolonger son voyage jusqu’à mon retour. Je rentre dans mon sacré abandon pour aimer de tout mon cœur ce qu’il plaira à mon Dieu d’en ordonner, ayant cette ferme croyance que de quelque sorte que le tout arrive nous serons entièrement sans réserve à Lui. Cette pensée me console dans la perte que je fais de vos chères présences. Je les désirais trop. Il fallait en être privée pour entrer dans une plus étroite pauvreté. O sainte pauvreté de toutes choses, je vous embrasse pour être à jamais compagne de mon esprit! Il faut finir pour vous dire adieu. Je vous donne donc à Dieu de tout mon cœur et vous offre à sa toute-puissance, le suppliant de vous anéantir et abîmer dans la pureté de mon saint amour pour toute l’éternité. Je vivrai dans l’espérance de nous y voir un jour pour avec les bienheureux à jamais chanter : misericordias Domini in aeternum cantabo après que j’aurai participé à la sainte Croix de mon Maître et qu’il aura consommé le cœur que je lui ai consacré et que vous lui sacrifiez tous les jours à la sainte Messe. Continuez en son amour cette charité admirable, lui demandant avec instance ma parfaite conversion. À Dieu encore mes très chers et honorés Frères, je vous laisse à Dieu et en Lui je suis sans changer, Messieurs, votre, etc. Je vous écris la présente à Voy, le dimanche 29 janvier 1645. Ce bourg est à 20 lieues de Rambervillers.

      1. Février 1645 LMR Rambervillers

Monsieur774, Jésus est notre vivre, et notre gain est de mourir à toutes choses dans cet amour de pauvreté. Je vous présente les belles fleurs d’une sainte nudité pour intime salut. Je crois que vous aurez reçu celle que je vous écrivis pendant les chemins de notre voyage à Rambervillers. La présente vous assurera que par la grâce de notre Bon Dieu nous y sommes arrivés heureusement, mais incertaines du temps que nous pourrons sortir pour retourner à Paris. Les affaires que notre Mère y doit déménager traînent en fort grande langueur, il faut attendre le moment que la divine Providence a ordonné pour cet effet. Cependant je vous écris ces mots, voici une lettre de notre chère Mère de la Résurrection qui nous avertit que vous êtes à Paris avec Monsieur, notre très cher Frère. Je vous laisse à juger si je suis bien aise d’être si loin et dans la croyance que je ne vous y verrai plus. Je loue et bénis Notre Seigneur de tout mon cœur d’une telle privation. Il ne m’en pouvait point arriver de plus importante. Il y a si longtemps que nous nous réjouissons de votre venue dans l’espérance que vous nous donniez quelquefois par vos lettres. C’est un coup de la sage conduite de Dieu que je veux adorer sans y trouver tant soit peu à redire. Il ne suffit que c’est son bon plaisir que je souffre cette chère privation, suppliant Sa Majesté l’avoir pour agréable puisque c’est la plus grande que je lui puisse offrir en matière pareille. J’espère que votre charité ne laissera pas de se souvenir quelque petite fois de nous, j’en supplie très humblement Monsieur de Bernières. Je ne lui écris point sachant bien qu’il n’aurait le loisir de faire lecture de mes lettres. Faites-lui part de la présente, s’il vous plaît, et lui offrez mes humbles recommandations. Je crois que sa bonté n’est point raccourcie en mon endroit puisque c’est tout pour Dieu. Voilà mes chères Sœurs de Saint-Maur bien consolées. Je me réjouis de leur bonheur et du profit spirituel qu’elles feront par vos saints entretiens. Je dirai en esprit : Amen, pour toute la gloire que vous rendiez à notre Bon Dieu. Vous me ferez une charité extrême si vous me mandez combien de temps vous croyez être dans Paris afin que je puisse quelquefois me consoler en vous visitant de mes lettres. Priez Dieu pour nous, je vous supplie et m’obligez de prendre la peine de présenter nos humbles obéissances à notre bon Père Jean Chrysostome. Suppliez-le d’avoir mémoire de moi devant Notre Seigneur. Je vous salue en son saint amour et suis toujours de même affection tant à vous qu’à Monsieur notre très honoré Frère, Monsieur, votre, etc.

      1. 26 juin 1645 LMB à Saint Maur.

M., Jésus anéanti775 soit la consommation de nos désirs et de nos desseins. Notre bonne Mère est tellement fervente dans les résolutions que vous savez qu’elle ne peut quasi attendre le moment d’en recevoir la conclusion. Elle m’a fait écrire à notre bon père pour en avoir une prompte réponse776. Je vous envoie la lettre ouverte. Après que vous l’aurez lue vous la fermerez, s’il vous plaît, et comme nous avons plusieurs choses à expédier il serait bon de savoir bientôt si nos desseins pourront avoir leur effet. Je vous supplie d’y faire votre possible et de nous en mander des nouvelles. Nous ne vivons plus que dans cette espérance et le retardement d’un jour paraît bien long aux plus ferventes. Notre bonne Mère est si fort touchée que c’est merveille de la voir. Au nom de Dieu, hâtez-vous pour la consoler, car si cela ne réussissait pas, je ne sais ce qu’elle se résoudrait de faire.

Je ne vous écris cette fois qu’au sujet de notre affaire. Tout ce qu’il me reste à vous envoyer pour notre bon Père n’est point encore écrit. Mandez-moi, s’il vous plaît, si votre volonté continue sur la chère entreprise et ce que vous en espérez. Nous considérons sans cesse l’excellence [62] d’icelle et quelle grâce nous recevrons si la divine bonté nous en donne l’effet. Chacune se dispose d’entrer dans une fidélité très entière. Vous diriez, à nous voir, que nous allons à des noces de réjouissance et en des lieux de félicité. Elles s’y portent avec des cœurs animés d’une grande ferveur. Je vous supplie de songer à prier Dieu pour moi. Vous n’ignorez pas mes besoins et combien je suis glacée si les serviteurs et servantes de Dieu ne prient pour moi. Difficilement, pourrai-je arriver au but tant désiré?

Mandez-nous de vos nouvelles par la porteuse. À votre sortie d’ici, vous étiez dans la résolution d’écrire qu’on vous prépare votre ermitage. Notre Mère a pensé que nous serions très bien quelque temps dans votre maison des champs, toutefois nous laissons toutes choses à votre sage conduite. Faites comme Notre Seigneur vous enseignera. Je le supplie vous donner la persévérance et à moi la grâce d’un parfait anéantissement. Je suis en son saint amour…

      1. 30 juin 1645 LMB  Saint Maur Constante et ferme résolution des cinq solitaires

Je réponds777 aux deux lettres que vous avez pris la peine de m’écrire, et vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous [57] faire observer. Nos désirs sont extrêmes et rien de tout ce que vous nous représentez d’affreux à la nature ne peut ébranler le courage que Dieu nous donne pour nous sacrifier sans réserve à toutes les souffrances que Sa Majesté divine nous voudra gratifier. Je vous réponds de mes compagnes. Ce sont des cœurs généreux et pénétrés du saint amour, mais, pour vous parler en franchise, je suis celle dont vous devez craindre de sa fidélité. Je connais cet état d’une manière si excellente, et c’est une grâce si grande que Dieu fera à celles qui le posséderont que je me connais très indigne d’être de ce nombre. Il faut, mon très cher Frère, que vous m’aidiez beaucoup par vos saintes prières. J’ai bien un désir, mais cela ne vaut rien sans l’effet. Est-il possible que le grand et puissant Dieu ne doit un jour prendre pitié de son esclave? Je le supplie vous faire concevoir mes sentiments puisque je serais trop longue à vous les exprimer. Vous verriez la grande disette que je souffre en la privation du saint amour et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est un chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement. Je trouve que c’est un grand point que l’âme soit bien dénuée et la fidélité avec laquelle elle entrera dans la grâce d’icelui la rendra digne de grandes choses. J’aime et j’honore cette disposition que la grâce divine opère. Désirez que la divine bonté me rende digne d’y entrer. [58]

Je vous supplie de la part des cinq solitaires qu’aussitôt que notre très cher et bon Père aura donné sa résolution sur notre dessein vous preniez la peine de nous le faire savoir en toute diligence afin de travailler promptement à son exécution et disposer des affaires d’ici et de Saint-Firmin. Nous attendons vos réponses avant de rien ordonner. Pour votre maison des champs nous n’y penserons plus. La divine Providence vous en fera trouver quelque autre. Ne vous mettez pas en peine pour notre temporel. L’abondance de Dieu est trop suffisante pour manquer à celle qui ne veut chercher que Lui et qui s’abandonne sans réserve. Il veut bien que nous imitions les saints Pères du désert qui vivaient du travail de leurs mains. Il faut être pauvre de toutes sortes pour l’amour de Celui qui nous appelle dans sa voie. C’est ma croyance qu’on ne fera pas grande difficulté de nous souffrir dans une petite maison puisque nous ne cherchons point d’établissement. À Dieu, je suis au saint amour, Votre…

      1. 4 juillet 1645 LMB Tâchez de venir promptement à Saint-Maur.

J’ai reçu les vôtres778 et appris l’état de vos affaires. C’est à présent que vous serez notre vrai frère dans la pauvreté et dans l’abjection, car il me semble que l’un ne va pas sans l’autre. Je loue et adore mon Dieu pour l’honorer qu’il vous fait de vous visiter certainement. Il se verra glorifié par cet accident : la disposition ou vous êtes le fait bien connaître, néanmoins je crois que vous devez faire quelque effort pour détourner ce torrent qui vous menace. Vos commodités ne sont point vôtres, mais Dieu vous les a données pour les employer à sa gloire en la manière qu’il lui plaît. Le fermier qui a du bien de son maître est obligé de [le] lui conserver, mais si la force l’emporte il ne sera point coupable. Faisons notre possible.

J’écris à Monsieur de Saint-Firmin et le prie de tout mon cœur de vous aller voir, s’il fait quelque chose c’est un coup de Dieu, car il n’y a aucune considération en soi qui le puisse obliger de vous servir. [55] Ce qui me console c’est qu’il vous connaît et qu’il vous honore. Au reste, mon très cher Frère, voyez comme la divine Providence vous accorde en quelque façon vos désirs, voilà une solitude qui se prépare d’une manière que l’on n’aurait point prévu. J’admire toujours plus la sainte et adorable conduite de notre bon Dieu. Néanmoins j’espère qu’il agréera votre humble soumission et vos intimes désirs, partant si vous vous retirez, tachez de venir promptement à Saint-Maur où vous serez reçu des cinq solitaires avec des affections qui ne se peuvent dire. Je ressens votre mortification, mais je n’ai pas assez de puissance pour y remédier, cela m’affligerait si je ne savais quelque chose de la grâce que Dieu a mise en vous. S’il vous réduit à vivre d’aumône ce sera pour consommer votre perfection d’être plus conforme à Jésus pauvre, méprisé et anéanti. Sainte vie que tu es aimable, charmante et délectable à l’âme qui connaît ton mérite. Très aimé Frère si nous étions pénétrés vivement de ces vérités pourrions-nous vivre sans être abîmés dans la sainte abjection. Il me vient une pensée d’envier votre sacré bonheur. Mais mon Dieu, ses faveurs-là sont réservées aux grandes âmes et non pas aux avortons comme moi. Je vous annonce que c’est une grande grâce que Dieu fait à une âme qu’il réduit à la mendicité et sans appui que de son amoureuse Providence. Il est assez miséricordieux en votre endroit pour vous faire entrer dans cet état. Un peu de patience et nous verrons ses effets.

Quant au dessein de question la résolution est toujours ardente. [56] Mais après l’approbation de notre bon père, il faut vous voir soit ici ou à Paris, afin de conclure l’affaire pour une dernière fois nous vous supplions d’avoir toujours bon courage sans vous mettre en soin des pauvretés que nous souffrirons ensemble puisque vous espérez que Notre Seigneur vous accordera vos désirs.

Je vous confesse que la lecture de votre lettre m’a bien surprise. Dieu travaille lorsque nous n’y pensons pas. Faisons tout notre possible avec un pur et simple abandon à la conduite de Dieu et aux évènements de sa sainte providence779. Mandez-moi, je vous supplie, ce qui vous est survenu depuis hier. J’attends de vos nouvelles. Cependant je vous laisse à dieu et suis toujours en son saint amour. Vôtre…, etc.

      1. 30 juillet 1645 LMB de l’ermitage du Saint-Sacrement 

Monsieur780, Notre bon Monsieur Bertot781 nous a quitté avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur, son absence [52] nous a touché et je crois que notre Seigneur convient que nous en ayons du sentiment puisqu’il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la ste perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il y a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours, et lors que la ste providence vous fît venir à Paris, si vous eussiez rejetté le mouvement de ce voyage, vous eussiez fait un grand mal à mon avis. Car personne ne pouvait faire ce que vous et lui avez fait céans. Dieu seul connaît ce que je veux dire et sans doute Il vous le fait voir en Lui, mais quand nous vous remercierons à jamais, ce ne serait rien faire comparé à ce que nous devons à votre charité, et il fallait que vous-même y fussiez en personne pour donner la liberté. Vous voyez mon très cher frère que votre voyage à Paris est de Dieu, et peut-être exprès pour cette pauvre maison qui avait un merveilleux besoin du secours que vous lui avez donné. Notre Seigneur en sera lui-même votre digne récompense. Je laisse au bon monsieur Bertot de vous dire, mais je dois vous donner avis qu’il est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraichissement. Il a été fort travaillé céans parlant sans cesse, fait plusieurs courses à Paris sans carosse dans les ardeurs d’un chaud très grand, il ne songe point à se conserver, mais maintenant il ne [53] vit plus pour lui Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres, il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer.

Il vous dira782 de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie783. Je vous supplie très instamment mon très cher frère de nous y recommander de la bonne manière. Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai obligée éternellement. Il me semble que cette grace est entre vos mains pour moi, et si tous trois, vous, Mr Bertot et la bonne sœur [Marie] la demandez ensemble et de même cœur à Dieu pour moi, je suis certaine qu’il ne vous refusera point, car j’ai commencé une neuvaine pour cela qui m’a été fortement inspirée où tous trois vous êtes compris. Je me confie toute en vous, ne nous oubliez point ni toute cette maison. Vous savez ses besoins et pour l’amour de notre Seigneur écrivez-nous souvent, nous sommes de jeunes plantes. Il faut avoir grand soin de les bien cultiver. Je crois que Dieu vous en demandera compte. [54] À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous. Je vous prie que tout l’hermitage prie surtout Mr Lambert et Monsieur des Messiers que nous saluons très affectueusement,/Vôtre etc.

      1. 7 Août 1645 M 2132 Heureux qui se peut perdre et qui ne se retrouve jamais!

Une âme se perd en Jésus lorsqu’elle s’anéantit et toutes ses dispositions et inclinations naturelles, et qu’elle ne vit plus que de celles de Jésus. Heureux qui se peut ainsi perdre et qui ne se retrouve jamais784!

      1. 8 Août 1645 M 1,85 (1.10.2) Au-dessus de nos mérites

Quelque petite grâce que nous recevions, elle est toujours infiniment au-dessus de nos mérites, et nous sommes trop heureux de servir au Seigneur qui nous la donne. Mais aussi comme il ne faut pas prétendre aux grâces que nous n’avons point, il faut être extrêmement fidèles à celles que nous recevons785.

      1. 11 Août 1645 LMB Notre pauvre retraite de Saint-Maur

M./J’ai reçu les vôtres786 sur lesquelles je ne vous fais point de réponse, notre bonne Mère P. m’a dit qu’elle vous écrirait bien amplement ses pensées sur l’affaire dont il est question. Je vous assure, Mon très cher Frère, que je vais prier Dieu en tous les lieux de ma connaissance pour la conservation de notre bon Père [Chrysostome]. Plus je fais de réflexion sur nos états plus je vois le besoin que nous avons de sa sainte conduite. Nous allons commencer une neuvaine de communions pour cet effet, nous adressant à la sacrée Mère de Dieu qui a tout pouvoir dans le Ciel. Chacune de nous en particulier le demande à Dieu. Je vous supplie, attendant votre réponse dans notre pauvre retraite de Saint-Maur, faites-moi savoir comme il se porte et puis que la divine Providence vous tient à Paris. Tâchez de le faire soulager, Monsieur de Saint-Firmin fut hier ici. Il me dit qu’il avait grand regret de n’être venu à Saint-Maur que vous y étiez. Il désire de vous voir. Il connaît [51] de très bons médecins. Voyez si je le dois prier de les consulter ou si vous prendrez la peine de parler vous-même aux médecins pour leur faire concevoir ses incommodités, il est important qu’ils en sachent les causes. Il me tarde d’apprendre ce qu’ils en auront conclu. Je voudrais être à Paris pour employer ma petite puissance à vous servir en cela. J’écris à monsieur Ameline sans lui parler de son affaire. Je laisse le tout à notre bonne Mère qui en peut parler comme il faut. Communiquez toutes choses à notre cher Père [Chrysostome] et ensemble conclure de ce qu’il convient faire pour la gloire de Dieu, et pour la perfection de celles qui seront destinées à cette œuvre. Je vous supplie de me recommander à notre bon Père et lui dites que j’ai une entière croyance que Dieu me veut faire beaucoup de bien par lui. Je le salue très humblement à Dieu, très cher Frère, je suis…

      1. 25 Septembre 1645 LMB Saint Maur Lorraine

Je vous écris787 ce petit mot, en hâte pour vous supplier de me renvoyer par la porteuse le mémoire que je vous envoyais lorsque je vous suppliai de vous informer d’un certain jeune homme contenu en icelui788. Je vous supplie très humblement de m’en mander ce que vous en aurez appris. N’ayez point de répugnance à cela, car je ne vous nommerai pas. Monsieur Gavroche désire aussi des nouvelles de son prétendu bénéfice. [45] Voilà bien de la besogne que je vous ai taillée. Je vous supplie de m’excuser de la liberté que je prends.

Je ne vous mande rien de particulier. Je suis trop pressée. Nos humbles et bien affectionnées recommandations à notre cher Père [Chrysostome] lorsque vous le verrez. À Dieu je vous désire la perfection des trois degrés de la sainte pauvreté de toutes les créatures, le mépris véritable actif et passif de toutes créatures et la souffrance sans consolation d’aucune créature. Je ne saurais vous dire combien j’aime cette belle sentence. J’en ai fait ma devise.

Le R.P. Président de la Congrégation de Lorraine a encore écrit aujourd’hui pour me faire aller à Metz. Voyez les importunités du démon. Rien de cela ne m’occupe. Je veux être à Dieu sans réserve, mais à sa mode et façon, puisqu’il veut de moi un entier abandon à sa conduite. C’est de tout cœur que j’adore et j’accepte l’effet de tous ses desseins de telle sorte qu’ils soient. Priez Dieu pour votre pauvre sœur, Monsieur, votre… etc.

      1. 1645 LMR Que faut-il faire pour être toute à Dieu?

Que vous dirai-je, mon très cher Frère789, sinon que me sentant poussée d’un nouveau et très fort désir d’être à Dieu, je demande le secours de vos saintes prières pour ma parfaite conversion. Je faisais ce matin une revue de vos lettres. Je trouve dans toutes celles que vous m’avez écrites cette sainte passion d’être à Dieu. O Mon très cher Frère, que faut-il faire pour être toute à Dieu? Où faut-il aller? Que faut-il dire? Et que faut-il penser? Pour moi je vous proteste que je suis hors de toute connaissance et de toute science qui me puisse enseigner cela. Je puis simplement dire ma pensée que le vrai moyen d’aller à Dieu est de n’avoir point de moyen et que le seul abandon à Dieu est plus capable de nous unir à Lui que tout autre. Voyez, je trouve que toutes les autres pratiques ont quelque chose qu’il faut anéantir, mais le sacré abandon me semble bien simplifié. O Saint abandon et très sainte indifférence, vous êtes les chères affections de mon cœur! Je ne veux jamais être privée de vos chères et aimables compagnies puisque vous êtes si heureuses que d’avoir toujours Dieu pour unique objet de vos sacrés regards. Priez Dieu pour moi en ce changement de vie que je dois faire par l’avis de notre saint directeur790. Il m’a fait voir comme je n’ai pas encore bien commencé et qu’il faut mener encore une vie plus pure, que je n’ai pas un brin de vraie vertu et que je n’ai point encore eu de fidélité pour Dieu. Vous en verrez quelque chose lorsque je retournerai qui sera dans huit jours selon l’apparence que nous en avons sinon j’enverrai le tout à notre cher G791 [. Priez Dieu pour ce que la grâce ne soit point inutile en moi. Vous apprendrez nos affaires d’ici par trois mots que j’écris à notre cher G792.  Recommandez-moi bien à eux et à notre chère Mère et quand vous verrez mes infidélités passées, pleurez mes péchés et désirez que je fasse pénitence. La sainte indifférence et le sacré abandon de tout nous-mêmes à l’amoureuse conduite de Dieu est un état précieux et tout divin. Je désire que nous soyons parfaitement plongés dans l’aimable porte où l’on ne trouve que Dieu et jamais soi-même. À Dieu, Monsieur, votre, etc.

      1. 5 novembre 1645 LMB Très cher Père Chrysostome

Je vous envoie ce que vous m’avez demandé793, mais au nom de Dieu et de Sa très Sainte Mère, renvoyez-le-moi au plus tôt, car il m’est impossible de m’en priver longtemps. Je ne vous saurais dire combien ils me sont profitables. Vous avez tant de soin de ma perfection que j’espère que votre bonté ne me refusera pas cette grâce, tâchez donc que je les reçoive bientôt et cependant dites-moi comment vous vous portez.

Je ne vous saurais dire la mortification que je ressentis dernièrement d’être privée de votre entretien. O. que j’aurais été heureuse de me rassasier de mon Dieu par votre moyen. Tâchez de revenir pour me dire ce que la grâce vous a donné à ces saints jours. La charité demande cela de vous. Ne me la déniez pas.

À Dieu, mon très cher Frère, à Dieu! J’écrirai mercredi à notre très cher Père [Chrysostome]; recommandez-moi à ses saintes prières et vous-même priez Dieu pour moi de tout votre cœur. Il faut absolument se convertir cette fois-ci, mais aidez-moi794 et me croyez toujours en Notre Seigneur.

      1. 11 novembre 1645 LMB Dieu

C’est donc aujourd’hui795 que j’entre dans la privation de votre chère présence796 et que je dois révérer la divine Providence qui l’ordonne de la sorte, vous laissant aller de bon cœur et avec humble soumission où elle vous appelle puisque son saint amour nous a unis pour l’éternité. Allez partout à la bonne heure où la gloire vous appelle. Je ne vous perdrai point de vue devant Sa Majesté, mais au nom de Jésus et de sa Sainte Mère, souvenez-vous de prier Dieu quelquefois pour moi. Mes besoins sont extrêmes, je le supplie de vous les faire connaître tels qu’ils sont.

Mon très [40] cher frère, j’aurais bien des remerciements à vous faire si je voulais m’étendre sur les grandes obligations que je vous ai. Je ne veux pas pourtant vous en témoigner mes sentiments en produisant d’autres reconnaissances, sinon que Dieu est Dieu et que Lui seul vous suffit. O. que votre dernière lettre m’a fortifiée et causé de bonheur, très aimé Frère. Il faut bien que la grâce ait eu du dessein en nous unissant par le saint amour. Je ne vous puis dire les bons effets que vos écrits font en moi et particulièrement vos dispositions présentes. Lorsque la divine conduite vous aura éloigné de votre pauvre sœur, au nom de Dieu, ne l’oubliez pas, continuez à lui envoyer, le plus souvent que vous pourrez par M. Rocquelay ce que le ciel vous donnera afin que vous coopériez à ma conversion.

Que vous êtes heureux, mon très cher frère, d’être hors des créatures et de vous-même! O que cette parole est charmante : «Dieu est Dieu et Il le sera éternellement!» Elle me servira d’oraison tant qu’il lui plaira la tenir gravée dans mon âme, mais, je vous supplie, envoyez-moi la suite de votre disposition présente. Elle me pénètre et me touche merveilleusement.

Je vous envoie ce que vous me demandez tant de moi que d’autres personnes. Il y a quelque chose de la bonne mère Benoîte, et la disposition de ce bon garçon aveugle. Tout ce que je pourrai avoir, je vous le renverrai bien fidèlement, je vous en assure.

Je vous supplie avant que de partir de me recommander à notre très cher et bon Père [Chrysostome], et le remerciez pour moi de tous les soins et [41] les assistances que j’ai reçus de sa bonté. Obligez-le par vos intimes prières d’être toujours mon père et mon cher directeur, puisque notre Seigneur me l’a donné par vous. Faites, je vous supplie, que ce bonheur me soit continué nonobstant que mes grandes infidélités me rendent indignes d’une telle grâce. J’espère toujours que Notre Seigneur me fera la miséricorde que les peines que vous et notre très cher Père prendrez pour ma conversion ne seront point inutiles et qu’un jour Sa Majesté très adorable en sera glorifiée.

Je vous renvoie aussi la Disposition de M. le Haguais, je me réjouis de son progrès à la sainte vertu. Je remercie très humblement notre très cher père de vous avoir commandé de me renvoyer vos écrits797. Souvenez-vous de la promesse que vous m’avez faite de m’envoyer ce que vous avez écrit en vos tablettes je vous supplie de n’y point manquer au loisir de monsieur R [ocquelay]798.

Adieu donc, mon très cher frère, adieu le cher amant de mon Dieu. Allez à Dieu et souffrez que je vous dise : «Trahe me post te!» Je vous veux suivre, encore que ce soit de mille lieues loin, prêtez-moi le secours de vos saintes prières et des grâces que la divine bonté vous fait, pour reconnaissance desquelles je l’adore, le loue et le bénis éternellement. Adieu encore une fois que Jésus le Dieu de notre amour soit votre consommation. Je demeurerai inviolablement en Lui, bien que j’en sois très indigne,/M/Votre etc.

      1. 1645 LMR Privée de sa présence

Jésus799 soit le tout de nos cœurs pour jamais! Monsieur, Je vous écris ces mots pour savoir si vous êtes de retour de vos missions et si notre Seigneur a béni votre travail800. Comme il vous a donné grâce efficace pour tendre au sacré dénuement, vous êtes privé pour un temps de la présence de notre cher Ange801 et qui nonobstant qu’il soit près de nous je ne laisse pas d’être en privation. L’amour de la solitude l’a retiré avec notre bon Père à neuf lieues de Paris pour le temps d’un mois entier. Je ne sais si ce saint Ange sera si longtemps, il m’a écrit une petite lettre par laquelle il me donne espérance de le voir un bien petit espace de temps. Ces entrevues ne servent qu’à nous mortifier, mais si notre Bon Seigneur le veut ainsi il n’y a rien à redire. Il m’a déjà une fois privée de sa présence et de la vôtre une fois, il faut nous résoudre à ne nous plus revoir en ce monde si la divine Sagesse l’ordonne de la sorte. Je ne trouve point de félicité pareille à celle d’une âme qui ne veut en tout et partout que ce que Dieu veut et en la manière qu’elle veut. Si Sa Majesté vous permet de vous souvenir de son indigne esclave, priez-la de toute la ferveur de votre cœur qu’elle me rende telle qu’elle me désire. Si j’avais le cher bien de vous voir, il me semble que je ne perdrais point de temps en vous découvrant mes chétives pensées et les petits sentiments que la miséricorde de Dieu me donne de tendre à la pureté de son saint Amour. J’ai besoin d’un très grand secours et Dieu seul me le peut donner, c’est pourquoi je vous conjure par la sainte dilection qu’il a mise en nos cœurs de faire quelques instances à cette adorable bonté de me donner les moyens de passer outre. J’en ai le désir, mais il y a je ne sais quoi qui m’arrête encore à ce passage et je crois que la divine justice n’est point encore satisfaite. Si cela est ainsi de tout votre cœur qu’elle détruise en moi tout ce qui empêche l’établissement de son règne et la pureté des saintes unions. J’aurais beaucoup à vous dire, mais l’écriture n’est pas toujours capable d’exprimer toutes choses, elle n’a pas assez de secret. Je vais finir. À Dieu à lui entièrement et parfaitement sans réserve. Je suis en Lui plus que je ne puis dire, Monsieur, votre…

      1. 11 Novembre 1645 M 3,62 De la complaisance de Dieu en Dieu seul.

Je sens toujours beaucoup d’amour pour la félicité de Dieu, et il me semble que Dieu m’attire à l’honorer. Il y en a qui sont dévots à la sapience divine802. Ma dévotion est particulièrement attachée à la félicité de Dieu. Je crois qu’elle consiste à une possession infinie et immuable qu’Il a de toutes ses perfections. La vue de cette félicité me donne de la joie, et en même temps un grand désir de souffrir, afin de glorifier par mes souffrances Celui qui étant heureux dans Lui-même, et qui n’ayant que faire de nos honneurs, veut néanmoins être ainsi glorifié des créatures. Elles ne peuvent accroître son bonheur essentiel, mais elles augmentent autant qu’elles peuvent sa gloire extérieure, en souffrant volontairement pour l’amour qu’elles portent à ce Dieu infiniment heureux et glorieux en Lui-même. De sorte qu’il y a en moi deux dispositions tout à la fois : l’une de complaisance très douce, qui fait participer en quelque manière à la félicité de Dieu; l’autre, qui est la principale, est une complaisance divine par forme de repos en Dieu seul, de la perfection duquel je me réjouis plus que de la mienne propre.

      1. 11 Novembre 1645 M 3,63 La félicité de Dieu

La vue de Dieu heureux en soi est ma principale disposition803. Ce qui me fait souvent dire, que si mes petites affaires ne vont bien, ma grande affaire ne peut jamais manquer, et c’est le sujet de ma joie. Par les petites affaires, j’entends les affaires temporelles804; et par les grandes, j’entends la félicité de Dieu805. D’abord que je me réveille, mon âme quitte toutes les créatures qui se présentent, et sans s’y amuser elle va droit à la félicité de Dieu. Là, élevée au-dessus de soi-même et de tout ce qui n’est point Dieu, elle se repose agréablement et en paix. C’est son lieu ordinaire, et elle ne peut demeurer plus bas que dans Dieu heureux806.

      1. 12 Novembre 1645 M 3,64 Mon Dieu

Tout ce que j’entends dire et tout ce que je vois, me fait réjouir de la félicité de Dieu. Si l’on parle de la mort, je dis : «Mon Dieu est immuable et heureux»807. Si on parle de la pauvreté, je dis : «Mon Dieu est riche et heureux». Si l’on parle des grandeurs humaines, je dis : «Mon Dieu est infiniment plus grand, et heureux». Ainsi tout me sert à m’élever et à me reposer en Dieu, tranquillement heureux808. Quand même je suis dans les combats, dans les répugnances, dans les peines et dans les souffrances de la partie inférieure, l’intellectuelle est toujours attachée à Dieu et à sa félicité par application d’esprit et de volonté; c’est à dire, par vue et par amour, ou plutôt par occupation. Car cette partie supérieure de l’âme est plutôt occupée qu’appliquée, quoi qu’elle ne sente pas toujours de la douceur et du goût809.

      1. 12 Novembre 1645 M 3,65 La félicité de Dieu est uniquement mon tout en toutes choses.

Je ne puis dire avec délibération que je me réjouis en ceci ou en cela810. Quand ce serait même quelque chose qui regarderait ma perfection ou mon éternité. Car il me semble que ma joie serait mal employée, puisque je n’en dois faire usage qu’au sujet de la félicité de Dieu; laquelle m’est tout en toutes choses. Je ne puis aussi avoir de tristesse, ni de craintes volontaires, puisque Dieu est Dieu, et qu’il le sera éternellement, et toujours heureux en soi-même. Il me semble aussi que mon amour n’est pas dans toute la pureté qu’il doit être, quand il n’est point uniquement pour la félicité de Dieu. Depuis cet attrait, je ne regarde point les autres perfections de Dieu en elles-mêmes; je ne les regarde que comme pièces qui composent la félicité de Dieu qui m’occupe811.

      1. 15 novembre 1645 LMB Dites-moi, je vous prie en confiance

Fidèle amant de Jésus! /Monsieur812,

Vous qui, par un très saint et particulier effet de la grâce expérimentez quelque chose d’une douleur qui procède d’une très précieuse plaie d’amour, je vous conjure de contraindre le sacré archer qui décoche ses adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc813 de ses traits ou qu’il me tue et qu’il m’emporte ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour. O. que vous êtes heureux encore d’en être consommé!

Dites-moi, je vous prie en confiance et vraie simplicité ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente. Ne dissimulez point. Parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures. Parlez à son esclave et la convertissez toute à Lui. Il veut cela de vous. C’est pourquoi je vous demande avec humilité, prosternée à vos pieds, cher et bien aimé de Jésus.

Le saint personnage que vous m’avez donné pour guide ordonne de m’adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine. Considérez-moi très fidèle serviteur de Dieu et ayez pitié de moi. Sans doute si vous étiez à ma place, vous feriez la même prière à une personne qui serait à la vôtre.

Que j’ai de choses à vous dire, mais je n’ose produire crainte de l’amour-propre. Est-il pas vrai, mon très cher Frère, que l’un des plus grands contentements que vous possédez en terre c’est d’être blessé et navré d’une plaie qui ne guérira jamais en ce mortel séjour? O sainte plaie, que j’ai de passion de l’expérimenter avec vous et de mourir par icelle. Je vous demande l’aumône pour l’amour de celui qui vous a blessé. Priez-le qu’Il me fasse la grâce de recevoir ses coups très précieux, très aimables et tout désirables.

J’ai plus de passion que jamais de me retirer en solitude pour me délaisser toute à Jésus. Je n’ai point fait de connaissance avec le peuple qui vient nous visiter de Paris. Je m’éloigne tant qu’il est possible des créatures d’autant que je sais par expérience combien leurs entretiens pleins de compliments (etc.) retirent l’âme du repos et quiétude qu’elle a en Dieu lorsqu’en silence elle le possède.

Je crois que c’est un martyre aux âmes destinées à la retraite et à la solitude de paraître en compagnie. Bien heureuses sont celles qui peuvent être retirées si parfaitement qu’elles ne voient jamais personne. Puisque je suis indigne de cette grâce, priez Dieu qu’il me blesse et je serai contente, car vivre sans l’aimer c’est mourir et ressentir un douloureux enfer. Je consens à ma mort du moment que je parle, plutôt que de vivre sans mourir d’amour pour Celui qui a uni nos esprits en Lui et qui me permet d’être, Monsieur, etc.

      1. 17 Novembre 1645 M 2124 Cette transformation veut

Il faut qu’un chrétien soit dans la transformation de Jésus814. Cette transformation veut qu’il ait aversion aux choses de ce monde, et qu’il les abandonne quand Dieu lui fait voir qu’Il le demande, et qu’il ne les garde que par obéissance à l’ordre de Dieu. Hélas qu’il est peu de parfaits! puisqu’il est peu d’âmes qui aiment avec passion ce que Jésus a aimé sur la terre, et qui correspondent fidèlement à la Providence divine. Quand Elle les veut dans des états pauvres et abjects, la nature l’emporte souvent. Ô faiblesse humaine. «Ô Seigneur, venez à mon aide!» Quand serai-je tout à Jésus? Que de combats il faut donner continuellement à la nature! Que de répugnances, que de souffrances! Combien faut-il supporter des hommes? Lesquels, comme dit Saint Paul, étant animaux n’entendent pas les choses de Dieu qui, même, leur passent pour folie815. «Que je sois tout à vous, Ô mon Dieu»816.

      1. 17 Novembre 1645 M 1,6 (1.2.1) Le péché est pire pour les hommes que le néant.

Il est vrai que je ne suis qu’un pur néant et que péché. Qu’à raison du néant je ne mérite rien, et que quand je serais réduit dans mon rien817, je n’aurais à dire, si je pouvais parler, sinon : «j’ai ce que je mérite, puisqu’aucuns biens de nature et de grâce ne me sont dus». Mais à raison du péché toutes les créatures ont droit de me persécuter et me perdre, pour venger l’injure faite à leur Créateur. Pourquoi donc me fâcherais-je, si quelqu’un me fait peine, et s’il m’outrage en mes biens, ou en ma réputation818?

      1. 17 Novembre 1645 M 2127 L’éloignement de la vie de Jésus est plus à craindre que l’enfer.

Dieu, par sa divine conduite, prétendant faire de moi, misérable fils d’Adam, un autre Jésus-Christ, il faut que je craigne plus que l’enfer l’éloignement de la vie de Jésus819. Car cette différence de sentiments et de dispositions avec Jésus est pour moi une opposition à Dieu, et une privation de son saint amour820.

      1. 18 Novembre 1645 M 2101 (2.13.10) l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé

Il est impossible d’aimer Dieu sans le connaître, et c’est dans la solitude extérieure où l’on connaît Dieu et ses perfections821. Le monde applique son esprit aux affaires qui l’empêchent de voir la beauté du Bien-aimé822, et par ce moyen son amour se refroidit823. Il faut aller dans la solitude pour y allumer nos flammes dans l’amour actuel de ses perfections824. L’absence du Bien-aimé rend l’amour languissant825. Approchez-vous de Dieu et de la retraite, et conversez intimement avec Lui, si vous voulez opérer par amour et pour Lui826. Car pour aimer, il faut avoir la vue des perfections du Bien-aimé827. Et c’est ce qui s’acquiert dans la solitude. D’où suit que pour acquérir de l’amour de Dieu, il faut de la solitude828. Pour y faire progrès, il faut de la solitude829. Et pour le consommer et le perfectionner, il faut encore de la solitude. Et à bien prendre les choses, qui dit amour, dit solitude. Car l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé. La présence de toute autre chose l’incommode830.

      1. 31 Novembre 1645 M 2139 Nous sommes appelés à la conquête du royaume de Dieu.

Le Royaume des cieux souffre violence, et ceux qui se la font grande le posséderont831. Que diriez-vous d’un grand Prince, qui ayant dessein et pouvant conquérir un empire, serait détourné de son entreprise par les pleurs d’une servante ou d’un gueux? Nous sommes appelés à la conquête du Royaume de Dieu, et la misérable nature nous en divertira? Faiblesse et folie extrêmes832!

      1. Décembre 1645 Tout ce qui nous anéantit est bon et il n’y a rien de meilleur en la terre.

Ne pouvant vous aller voir durant le saint temps de l’Avent833, ainsi que mon âme l’aurait bien désiré, pour s’entretenir avec vous des anéantissements ineffables de Jésus, j’ai cru que je devais par ce peu de lignes, vous témoigner le désir que j’ai d’être tout à Dieu par la voie de l’anéantissement. Je connais plus que jamais que c’est par où il faut marcher : tout autre chemin est sujet à tromperie; mais s’anéantir est hors de toute illusion834. O que peu de personnes pèsent le procédé de Jésus en ce saint temps835! Que très peu pénètrent ces saintes dispositions! Mais que très peu entrent dans une vraie imitation836! O, ne soyons pas de ce nombre, marchons à grands pas dans la voie de la perte de nous-mêmes. Certainement je crains bien la fidélité. Opérons : nous en savons assez, puisque nous savons que Jésus s’est anéanti dans les entrailles de la Sainte Vierge, qu’il y est demeuré anéanti neuf mois, qu’il en est sorti le jour de sa naissance, pour accroître ses divins abaissements, dans l’étable de Bethléem, les continuer durant sa vie, et les consumer en sa mort sur la Croix, théâtre de tout anéantissement837. Si nous avons jusqu’ici vécu autrement que le Fils de Dieu, regrettons notre malheur, et désormais l’accompagnons dans ses saints anéantissements. C’est pourquoi Dieu permet que les créatures nous quittent d’affection, que de petites disgrâces nous arrivent, que nous sommes un peu méprisés, que nous souffrons quelque chose, que nos imperfections sont reconnues des autres, qu’on nous censure à cause que nous entreprenons la perfection. Tout ce qui nous anéantit est bon, et il n’y a rien de meilleur en la terre : chérissons-le précieusement, car c’est ce qui nous rendra conformes à Jésus. Si vous vous plaignez des contrariétés qui vous surviennent, si vous ne vous cachez aux yeux des autres, si vous n’honorez et cédez à tout le monde, si vous n’aimez la pauvreté et le mépris, et que vous fassiez encore un peu d’états des choses du monde, vous n’êtes point anéantie, et Dieu n’opérera point en vous les merveilles de son Amour838. Que la créature est injuste de se refuser à son Créateur qui la veut remplir et posséder! Que l’on est peu sage de ne devenir pas insensé aux yeux des prudents et raisonnables! Il faut être folle, N., afin que vous soyez sage de la Sagesse du Verbe incarné. Vivez donc heureusement anéantie en lui. Que tous les exercices de la sainte religion soient vos chers délices; et que tout ce qui ressent la nature et le monde soit votre tourment. Marchez fidèlement avec Jésus anéanti jusqu’à être crucifiée avec lui, si tel est son bon plaisir839. Mais nous ne méritons pas tant d’honneur, consentons seulement aux anéantissements qu’il fera de nous, ou par lui-même ou par les créatures, afin que mort à tout ce qui n’est point lui, il vive à nous de sa vie divine. C’est ce que je vous désire, N. Priez aussi que ce bonheur m’arrive. Je suis en lui tout à vous.»

      1. 20 Décembre 1645 M 1,15 (1.2.10) Une âme qui est une fois dans l’état du péché n’en peut jamais sortir d’elle-même.

La vue de l’état du péché me faisait connaître combien j’étais indigne d’aucune miséricorde de Dieu. Et je m’étonnais comme Il voulait s’abaisser et s’occuper à faire du bien à une chétive créature comme moi; Lui qui n’a besoin d’aucune chose840. Une âme qui est une fois dans l’état du péché n’en peut jamais sortir d’elle-même. Et sans la grâce elle y croupirait continuellement. O Quelle impuissance et quelle humiliation!

      1. Décembre 1645 L 1,24 Quand une âme bien disposée trouve un bon directeur, elle fait merveille.

M841. Pour vous rendre compte de mon voyage de Paris, en venant je m’occupai sur les chemins aux choses spirituelles de méditations, lectures, etc. Je communiais tous les jours; je tâchais, étant dans le coche, de détourner accortement842 les mauvais discours, quand j’en avais l’occasion. Mes affaires me voulaient quelquefois occuper l’esprit843. Mais n’étant pas temps d’y penser, je disais : «A Dieu ne plaise, que j’occupe mon âme à penser à ces choses hors la nécessité, il faudra sur le lieu y faire ce que nous pourrons, puis nous retenir en paix, et abandonner le tout à la conduite de la Providence divine, sans s’en occuper que de bonne sorte, et autant que la charité m’y engage.» Ma nature frissonnait quelquefois, quand toutes mes affaires fâcheuses me venaient en l’esprit. Mais l’amour de la pauvreté et du mépris l’apaisait tout à fait844. Je protestai souvent que la seule charité du prochain et l’ordre de Dieu me faisaient faire le voyage. Je m’occupais très souvent aux occupations intérieures de la très Sainte Trinité845. Je faisais des aspirations à la divine Providence : «O. divine Providence! Ô amoureuse Providence, je reconnais vos soins dans l’état présent de mes affaires. Vous cachez vos aimables conduites sous les pertes de biens que vous m’envoyez. Et vous m’acheminez peu à peu comme un enfant dans les voies de la sainte pauvreté. Les yeux de mon âme voient les avantages spirituels que vous me procurez dans les rencontres fâcheuses846.»

Ce ne sont pas les hommes ni les rencontres qui me ruinent, c’est la grâce qui me dépouille pour me rendre semblable à Jésus-Christ pauvre847. Dans les occasions où je perds mon bien, je dois dire : «D’où vient ce bonheur à votre serviteur, ô Jésus, que votre pauvreté le vienne visiter, vos souffrances, vos mépris, votre abjection? etc.» Comme Jésus n’a jamais été en la terre sans pauvreté et sans abjection, aussi la pauvreté et l’abjection bien agréée ne sera jamais sans Lui. Qui possède l’un, possède l’autre. Quelle consolation pour les pauvres! «Prenez donc garde, mon âme, de ne pas seulement faire un pas en arrière. En fait de pauvreté, tendez-y selon l’étendue de votre grâce dans les occasions. Vous ne ferez jamais mieux vos affaires qu’en perdant toutes choses et devenant très pauvre et très abjecte comme Jésus848. Prenez garde que les pensées trop continuelles des affaires temporelles ne dissipent les bonnes pensées, puis les bons sentiments, et ensuite les bonnes œuvres849. Enfin que la suite des affaires à Paris soit avec précaution de vous trop dissiper. Que ce soit un exercice continuel de mortification, de conformité, d’abandon, de charité du prochain.»

Je pus voir un jour notre bon Père850, lequel, quoique nous soyons éloignés de lui, croit que je n’ai besoin d’autre directeur, sachant assez lui-même mes dispositions. Mais il approuve des conférences avec quelques bons serviteurs de Dieu. Il dit bien que c’est un merveilleux avantage de trouver un homme de bien spirituel et expérimenté. Plusieurs âmes ont la grâce, mais ce n’est pas assez. Il faut de la science, de la piété et spiritualité851. Quand une âme bien disposée trouve un bon directeur, elle fait merveille. Ce bon père demande à Dieu la pauvreté des créatures, leur mépris actif et passif, afflictions sans consolation, et l’augmentation des répugnances à souffrir852.

      1. 30 décembre 1645 M 1,1 (1.1.1) Sentiment du néant.

La vue de mon néant et de ma pauvreté me pénètre tellement, qu’elle m’a réduit dans le rien du non-être. En me faisant voir que je ne mérite rien et que si Dieu ne me donnait rien, ni dans la nature ni dans la grâce, je ne pourrais me plaindre avec raison853.

      1. 13 Janvier 1646 LMB La maladie du cher Père

Jésus anéanti854 soit à jamais l’objet de nos amours. J’ai reçu les vôtres très chères que j’attendais avec impatience. Votre silence me mortifiait beaucoup et je le suis doublement de ne vous pouvoir présentement faire une réponse telle que mon affection désire et que ma fidélité vous doit, non que le Bien-aimé de mon cœur m’impose le silence, mais sa Providence ne me donne pas assez de temps pour cette fois. Je suis pressé de vous mander derechef la maladie de notre cher Père855 qui est travaillé d’une fièvre quarte bien violente et dont les médecins ne jugent pas qu’il le puisse jamais échapper. Un bon religieux de son couvent m’a mandé qu’il n’y avait point d’apparence de guérison pour lui d’autant que la chaleur naturelle était toute dissipée et qu’il n’avait aucune force pour résister au mal. Nous voilà au point que nous avons (vous et moi) si vivement appréhendé, et, pour vous parler franchement, j’en suis extrêmement touchée et mon plus grand déplaisir, c’est de ne lui pouvoir rendre service, ni voir l’excès de ses douleurs. Mon très cher Frère, je crois certainement que vous devriez venir recevoir pour [108] vous et pourquoi ses dernières paroles. Vous lui devez ce devoir et ce respect que je souhaiterais lui pouvoir rendre. Ce serait d’un cœur et d’une affection toute filiale. Bon Dieu que la perte d’un si saint personnage m’est sensible! Faites prier Dieu pour lui de bonne sorte. Je vous en supplie, recommandez-le instamment à notre très chère Sœur856, la Mère supérieure857, et à notre bon frère Monsieur Rocquelay.

Je ne fais point de réponse au petit mot que la bonne âme858 me mande par vous. J’attendrai encore un peu pour voir si notre cher Père me renverra mes dernières dispositions qui sont depuis le premier jour de cette année afin que je vous les puisse envoyer et vous faire voir qu’en des cœurs unis au saint amour de Jésus il n’y doit rien avoir de caché. En attendant, je vous remercie un million de fois de la peine que vous avez prise d’écrire à notre sujet. J’ai été un peu étonnée d’une si petite réponse sur tant de misères que je représentais, mais je dois adorer l’ordre de mon Dieu sur son esclave. La Providence duquel m’a destinée à une petite perfection, priez Sa Majesté qu’il me donne la grâce d’y être fidèle. Mon très cher Frère, pensez sérieusement à la maladie de notre très cher Père et voyez ce que vous pouvez faire. Je vous en donne avis y étant obligée, tout ce que j’en apprendrai je vous le ferai savoir. [109] J’ai envoyé exprès aujourd’hui savoir comme il se porte. Priez Dieu pour moi, très cher Frère, qui suis de tout mon cœur au saint amour de Jésus,/M. /Votre, etc.

      1. 16 Janvier 1646 M 2104 (2.14.2) Dieu est en notre âme. Il s’y fait voir, Il s’y repose et s’y plaît.

Sur l’attente que mon âme avait d’être toute à Dieu et de Lui être fidèle, je me suis imaginé la maîtresse d’une maison qui aurait l’honneur de voir le Roi et la Reine dans son cabinet, et qui voudraient traiter avec elle familièrement et à cœur ouvert. Elle ne serait pas si mal avisée de vouloir s’appliquer à autre chose ou de les quitter pour aller à la cuisine donner des ordres ou travailler. Quelle incivilité, et quel mépris serait-ce! Je disais ensuite : «Dieu est en notre âme. Il s’y fait voir, Il s’y repose, et s’y plaît. Il choisit même quelquefois certaines âmes qu’Il veut être près de Lui pour l’aimer, pour l’entretenir, et pour Lui faire des complaisances, sans vouloir d’elles d’autres services extérieurs. Si ces âmes si favorisées quittaient Dieu, et s’en allaient avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles qui ne regardent que ce misérable corps, quelle infidélité, et quelle ingratitude serait-ce!859»

      1. 16 Janvier 1646 LMB En peine de notre très cher Père

Monsieur860, Jésus l’unique objet de notre amour soit notre consommation!

Je crois que vous êtes en peine de notre très cher Père [Chrysostome] ensuite des nouvelles que je vous ai mandées. Voici deux petits mots qu’il m’a écrits et fait écrire. Vous saurez par icelle qu’en l’une de ses lettres, il se dispose à la mort, et en l’autre il semble espérer de nous revoir. J’irai à Paris dans deux ou trois jours et je ferai tout mon possible pour le voir et lui parler. Ne soyez en soin pour ses nécessités, il ne chôme de rien. Notre bon Seigneur pourvoit à tous ses petits besoins. J’ai prié Monsieur de Saint-Firmin d’y avoir l’œil. Il m’a promis d’en soigner de bonne sorte. Tout ce que j’apprendrai de sa maladie je vous le manderai. Au reste, mon très cher Frère, je vous supplie très volontiers de faire en sorte que la sainte âme qui nous dit que le fidèle époux qui nous a blessés nous obtienne une plus profonde blessure, et qu’il est à souhaiter que la plaie soit mortelle puisque vous savez qu’en matière d’aimer un Dieu, l’âme ne peut être entièrement satisfaite si elle n’est toute consommée. Désirez donc pour elle cette consommation, je vous en conjure et supplie de toute l’instance et affection de mon cœur. Puisque vous avez commencé à me procurer et à me faire du bien, achevez pour la gloire de notre Bon Dieu. Mon très cher frère, procurez-moi la mort, mais la mort du pur et saint amour de mon Dieu, car vivre sans l’amour d’un vrai amour, c’est une vie malheureuse. Priez pour moi, je vous supplie, et me recommandez à notre chère Sœur861 et à notre bon Père, Monsieur Rocquelay. À Dieu, je suis en son saint amour, Monsieur, votre… etc.»

      1. 10 Février 1646 LMB Fièvre de notre cher Père

Jésus pauvre862 soit l’objet de votre amour! J’ai reçu une de vos lettres c’est l’unique que j’ai reçue depuis la maladie de notre très cher Père [Chrysostome] et par laquelle vous exprimez quelque chose du grand sacrifice que vous avez fait à notre bon Seigneur touchant la mort de son très digne serviteur. Votre silence m’étonnait un peu et je commençais à douter que mes lettres ou vos réponses étaient perdues. Je vous supplie de les adresser toujours aux Bernardins au R. P. Procureur pour nous les faire tenir. Il n’y manquera point. Notre très cher Père m’a fait part de votre disposition et de vos généreux desseins, mon cœur en a reçu tant de joie que je fus un espace de [103] temps à louer et admirer notre Bon Dieu et les opérations de sa sainte grâce en vous. Je le supplie qu’il couronne votre entreprise d’une sainte persévérance. Il m’a dit que je vous demande copie des réponses qu’il vous a faites, car il fut pressé de vous les envoyer sans m’en pouvoir faire part. Ne vous mettez point en peine de son traitement, nous qui sommes près de lui. Nous en avons bien soin. Il m’a mandé qu’il y avait apparence que sa fièvre le voulait quitter et qu’il s’abandonnait à ce qu’il plairait à notre Bon Dieu d’en ordonner. Il nous fait aussi espérer de le voir dès les premiers beaux jours. Il faudrait que vous fussiez de la partie pour rendre la consolation entière.

Depuis votre retour Notre-Seigneur m’a fait beaucoup de miséricordes, je voudrais vous les pouvoir exprimer pour vous témoigner, mais fidélité. Mais mon très aimé Frère, je suis muette lorsque j’en veux dire quelque chose, d’autant que mes chétives paroles ne sont point capables d’expliquer seulement l’intime jubilation de mon esprit. On dit que de l’abondance du cœur la bouche parle, je suis tout au contraire de cette maxime et plutôt je dirai que l’étonnement et l’admiration ravit la parole et fait observer un profond silence. Seulement je vous supplie de continuer à prier et faire prier Dieu pour moi. Je sens et je vois, ce me semble que la puissante et très adorable main de mon Dieu me touche et m’attire efficacement, mais d’une [104] manière d’amour toute ineffable. Allons, allons à Dieu, mais sans réserve, chacun selon sa voie, avec une entière fidélité. Il me semble que je commence à vivre depuis que mon Dieu règne plus absolument en moi. Donnez-moi des nouvelles de Jésus opérant amour en vous. Parlez-nous avec liberté et franchise puisque vous savez ce que nous sommes en Lui et par Lui. À Dieu, très cher Frère, Jésus pauvre nous veuille appauvrir entièrement! Je suis en Lui/M/Votre, etc

      1. 16 Février 1646 LMR Il y a crainte de mort

Le saint Amour de Jésus soit la consommation de nos désirs!nMonsieur863, Le saint Amour de Jésus soit la consommation de nos désirs! Avant que j’aie reçu les vôtres du 6 du courant, notre très cher Père m’avait déjà donné avis de la maladie de notre très digne et très aimé Frère864. Certainement la divine Providence nous frappe du côté le plus sensible et si elle nous ravit ces deux saints personnages865, voilà un merveilleux dépouillement. J’en donnais l’importance, mais comme ils appartiennent à Dieu, je me veux plaire dans l’exécution de ses adorables volontés sur eux. Je les lui ai sacrifiés de tout mon cœur comme les deux plus rares trésors du cabinet de mon affection et je désire que mon Dieu soit glorifié en eux selon ses desseins éternels. J’aurais bien désiré de lui écrire, mais je n’oserais l’incommoder dans le fort de son mal. Je vous supplie, mon très cher Frère, que vous suppléiez au défaut de mes lettres, et lorsque vous le trouverez en disposition d’agréer le souvenir de sa pauvre et très indigne sœur, vous me recommandiez à sa charité devant mon Dieu, lui présentant aussi mes très affectionnées recommandations et l’assurant que je fais prier Dieu pour lui.

Je vous remercie un million de fois du petit billet que vous avez mis dans votre lettre lequel contient un abrégé de la disposition de sa sainte âme. Notre cher Père m’en avait dit quelque chose le jour d’auparavant la réception des vôtres. Je sais depuis longtemps que le saint amour le va consommant et je m’en réjouis devant mon Seigneur et mon Dieu, car c’est un de mes plus singuliers plaisirs que de savoir une âme qui, par la douce violence du divin amour, souffre le total anéantissement d’elle-même. Je prie Jésus le Roi d’amour qu’il l’abîme éternellement en lui.

Je vous supplie de nous faire savoir bien promptement de ses nouvelles, car selon les lettres de notre cher Père866, il y a crainte de mort. C’est pourquoi je prie notamment votre bonté de ne point oublier. Je porte une extrême compassion à notre chère Sœur, la bonne Mère Supérieure867. Il me semble que la perte que nous ferons si Notre Seigneur nous ravit ces deux âmes est irréparable. Et partant, si cela arrive, je me résous à un perpétuel silence. Je ne veux plus de communication en ce monde qu’avec vous et notre chère Sœur pour nous revêtir de l’esprit de ces deux Anges que la divine Providence nous a donnée pour nous guider et conduire à la sainte perfection, car je ne crois pas qu’au reste du monde, il s’en trouve de pareils. Ne perdez rien de toutes les paroles que ce digne Frère proférera et par l’esprit de Jésus-Christ qui nous tient en charité, faites-nous part fidèlement de tout. J’attends de vos nouvelles, mon très cher Frère, hâtez-vous de me dire comme il se porte. Je vous laisse à Dieu et je vous donne à sa toute-puissance pour opérer en vous pureté d’amour et je vous suis en Lui et pour Lui, Monsieur, votre…

      1. 26 février 1646 LMJ Saint Maur les Paris La riche nuit qu’il reçut à Saint-Maur

À la Mère Jourdaine de Bernières, Supérieure des Ursulines à Caen. Un Dieu et rien de plus!

Lorsque je fais réflexion868 sur mes extrêmes misères, j’ai grande confusion de procéder à votre égard et à celui de nos chers frères869 avec tant de liberté, mais puisque l’ordre divin [105] nous a établis ce que nous sommes et confirmée par son très digne serviteur, je me soumets librement à tout ce que l’obéissance et la sainte direction de notre bon Père voudra de moi. J’ai reçu les vôtres du 15 de ce mois lesquelles m’ont consolée et réjouie intérieurement pour y avoir remarqué quelques particularités de la maladie de notre cher frère. Notre bon Père a toujours pris la peine de m’en faire savoir quelque chose suivant ce qu’il en apprenait de vos lettres. La miséricorde divine nous fait deux faveurs tout d’un coup, car il me manda hier qu’il n’avait point eu de fièvre le jour de son accès, seulement il avait ressenti de la faiblesse. Il nous promet de nous venir voir en peu de jours, j’y souhaiterais volontiers notre très cher frère pour recevoir une seconde fois la riche nuit qu’il reçut à Saint-Maur. Je crois qu’il vous l’aura raconté.

Au reste, ma toute chère Sœur, je me réjouis de l’extrême bonheur que vous allez posséder en la personne de ce digne frère : sa solitude étant près de vous, vous aurez toujours la consolation de ses angéliques entretiens. La Providence divine est adorable dans l’ordre qu’elle tient sur toutes choses; mais je l’admire particulièrement en ce sujet, et l’en remercie comme si c’était à moi-même qu’elle fait cette faveur. Vous connaissez l’excellence du trésor, vous le chérissez [106] selon qu’il mérite et votre charité aura soin, s’il lui plaît, de nous faire part de ce qu’elle pourra recueillir de cette sainte âme. Notre Révérende Mère et toutes nos Sœurs ont souhaité ardemment être dignes de le posséder [le trésor].

Je ne lui écris point par ce poste, j’attendrai qu’il soit un peu plus fort. En attendant, je vous supplie, ma très chère Sœur, de lui faire présenter mes très humbles recommandations et l’assurer que je loue et adore Jésus pauvre et abject pour lui selon mon chétif pouvoir, me réjouissant infiniment de tout ce que le divin amour opère en lui. Je le supplie lorsqu’il en aura la liberté de se souvenir de mes misères. À Dieu, ma très chère Sœur, Jésus amour soit notre consommation. J’ais dans le dessein d’écrire à notre cher frère Roquelay, mais le porteur va partir. Je le salue au saint amour avec prière de se souvenir de ma misère et vous, ma très chère Sœur, donnez-moi à celui qui nous sera éternellement toutes choses. Je suis en Lui, toute,/M./Votre etc.

      1. 10 Mars 1646 L 1,28 L’on ne manque jamais de trouver pleinement Dieu quand on a perdu toutes les créatures.

M870 . J’ai reçu de vos chères lettres, qui m’apprennent le départ de votre bonne supérieure et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites dans cette rencontre, dont je lui rends grâces très-humbles, et bénis ses bontés en votre endroit. L’on ne manque jamais de trouver pleinement Dieu quand on a perdu toutes les créatures ou que nous consentons agréablement à leur éloignement. Celles qui nous sont les plus chères et même utiles pour notre perfection, nous doivent être quelquefois suspectes, puis qu’étant créatures, nous pouvons nous allier à elles. C’est ce qui fait que les âmes de grâce avouent que la conduite de la Providence est admirable et très amoureuse dans telles privations; ce que vous avez reconnu par expérience. Les effets qui ont été imprimés en votre cœur ne sont pas ordinaires, et ils vous doivent aussi porter à une fidélité extraordinaire pour n’avoir plus aucun commerce avec les créatures, qu’en Dieu et par l’ordre de Dieu même. Vous êtes à présent appelée plus que jamais à une parfaite pureté intérieure qui demande que vous n’ayez que Dieu seul en vue et en amour, et toutes les créatures en oubli871. Ce n’est pas à dire que vous ne conversiez avec le monde, puisque vous y êtes obligée, et que vous n’ayez soin des autres à présent que vous occupez la place de la supérieure. Mais il faut que ce soit si purement que vous voyiez Dieu en toutes choses, sans vous séparer de Lui pour arrêter le moindre de vos regards vers les créatures. La puissance de Jésus qui vous possède comme j’espère, vous fera agir de la sorte et vous donnera quelque part aux procédés de nos bons Anges, qui ont besoin des affaires et des personnes qui leur sont commises, sans perdre la vue de Celui qui leur est tout en toutes choses. Il faut, très chère sœur, tendre à ce grand dégagement. Si nous ne pouvons le posséder, patience! Pour entrer dans la pureté de l’Amour qui ne souffre dans le cœur de l’amant que le seul Bien-aimé, dans la multiplicité des affaires qu’il entreprend pour son service872. Il est temps que vous soyez morte à tout pour n’être vivante qu’au bon plaisir divin qui est le centre des âmes pures et fidèles. Hors de là, ce n’est que misère et affliction d’esprit, imperfection et impureté. Là seulement se trouvent la joie, la pureté, et l’amour.

Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père873, par toutes les maximes874 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.» Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela? L’on vous accorde la communion journalière875 durant un mois; après le mois passé, l’on verra si vous devez continuer : c’est à vous à voir, chère Sœur, si vos autres Sœurs en sont capables et si cela ne leur donnera point de pareil désir. Mon inclination va à vous conseiller de continuer, pourvu que Notre Seigneur continue à me le faire connaître, je Lui en demanderai lumière. Contentez-vous à présent d’un mois du jour de la réception de la présente. Mes recommandations aux prières de vos bonnes Mères et Sœurs.

      1. 23 mars 1646 L 1,29 L’Esprit de Dieu aime l’ordre et la sainte discrétion.

M876 . Je vous dirai simplement pour répondre à la vôtre, que les vertus que vous devez pratiquer en l’état où vous êtes ne sont pas les mortifications du corps. Chaque chose a son temps et l’Esprit de Dieu aime l’ordre et la sainte discrétion. Mais notre amour-propre qui ne se contente pas de ce qui est commun et peu parfait nous porte à fuir ce qui servirait pour une parfaite santé. Je vous dirai donc devant Dieu que c’est mon sentiment que vous suiviez encore pour un mois ce que le médecin et N. vous diront. S’ils excèdent, et moi aussi, votre âme se soumettant par une aveugle obéissance n’en recevra point de mal. Au contraire elle se dépouillera de son propre jugement877 et entrera avec agrément dans l’abjection de ce que l’on pourra penser que vous recherchez trop de précautions et faites de grandes choses pour un petit mal. À la bonne heure ma très chère sœur, que l’on pense ce qu’on voudra! Faites ce que Dieu veut et en la manière qu’Il le veut et ne pensez plus aux pensées des autres878. L’on a des attaches si secrètes à son discernement et à l’inclination d’aller à la perfection qu’il faut y mourir et les rompre sans les avoir que par les yeux d’autrui. Il est vrai que les saints ont quelquefois fui beaucoup les soulagements dans leurs infirmités, mais ils étaient saints; et ce n’est pas aux personnes faibles d’esprit, de corps et de grâce à faire comme eux, mais bien à se complaire en toutes sortes de petitesses. C’est à quoi je vous exhorte, ma très chère sœur, par un abandon de tout vous-même à Dieu et à sa grâce. Mais sachez que la véritable inclination à la vraie petitesse est très pure. Nous prétendons toujours par nous-mêmes quelque chose d’excellent; à la vérité si secrètement que l’on ne s’en aperçoit pas. Avec cela, vous ne laisserez pas de conserver l’esprit de pénitence dont l’effet extérieur n’est suspendu que jusques à ce que vos forces corporelles soient un peu remises et que l’attache que vous avez à manger et à dormir selon vos pensées soit anéantie. Voilà bien du discours sur un rien. Mais un rien négligé et non reconnu comme il faut empêche d’aller à la perfection. Je ne vous veux point mener par une autre voie que par celle où je désire marcher. C’est là mon dessein plus que jamais, dans un dépouillement général effectif de toutes choses, même des meilleures selon la grâce, quand des personnes de grâce que je croirai telles me le diront. Le métier que je veux faire désormais c’est de me dépouiller sans réserve. Voyez si je ne dois pas prier N879. de me dispenser de lui donner des conseils comme vous savez que je fais. Cela peut servir à sa perfection et à son humilité, mais il faut craindre qu’il ne nuise à la mienne. Pensez-y devant Dieu et aussi si je dois continuer à écrire des choses spirituelles, etc.

      1. 26 Mars 1646 LMB Tristes nouvelles

Fidélité sans réserve880! Sacrificate sacrificium, etc. Je n’espérais pas vous mander de si tristes nouvelles, mais [98] il ne faut point différer de vous dire que notre très cher Père [Chrysostome] reçut hier au soir l’Extrême-Onction. Aujourd’hui matin, le médecin m’a mandé qu’il était à l’extrémité. Je vous laisse à penser quelle surprise et quel choc j’ai reçu à ces nouvelles. Il sortit d’ici mercredi, fête de notre Bienheureux Père881. Il était en si bonne disposition que j’en étais toute ravie. Il retourna trop tôt pour nous, car venant d’un bon air, le lendemain il retombe dans sa maladie dont les médecins conclurent qu’il lui fallait tirer du sang. Ce qui la réduit dans l’extrémité où il est, on n’en attend plus que la disposition de l’ordre divin. Je ne vous puis dire combien une telle perte me touche. Encore, si vous étiez ici pour lui rendre les derniers devoirs comme à notre très cher et très honoré Père!

C’est à présent que nous entrons dans le vrai dépouillement, car il me semblait qu’en le possédant, je jouissais d’une précieuse richesse. Je dirai désormais : «Mon Père qui êtes aux Cieux», puisque je le crois dans la béatitude éternelle s’il meurt. Et je commence déjà à le prier fervemment qu’il me donne secours du ciel comme il l’a fait en la terre pour aller à mon Dieu. J’ai mandé au bon Frère Jean [Aumont]  de vous avertir promptement de tout. Je ne sais s’il l’aura fait. Je finis, attendant des nouvelles de ce st Père, j’envoie savoir comme il est. Je vous laisse dans la douleur de notre perte. Pour moi, je me sens comme abîmée dans le divin plaisir de mon Dieu avec agrément de toute [99] privation que je ressens très grande pour me donner moyen de me sacrifier de la bonne façon. À Dieu, mon très cher Frère, et pour l’avenir, mon Père et mon Frère. Au st amour, je suis,/M/Votre, etc.

      1. 28 Mars 1646 LMB -- le sacrifice de notre saint Père est consommé

Fiat voluntas tua/M/S’en est fait882, le sacrifice de notre saint Père883 est consommé. Au temps que je vous écrivais son extrémité, il était déjà parti pour son voyage dans l’éternité. Je ne voulais point vous mander de si tristes nouvelles, mais je crains que le bon Frère Jean [Aumont] ne vous en ait point averti, nonobstant, que je l’en ai prié instamment. Il est lui-même très affligé et moi-même, mon très cher Frère, j’en suis inconsolable et bien que mon plus cher plaisir soit dans la volonté de mon Dieu, Sa Majesté permet que je ressente ma perte jusqu’à un dernier point je me sens dans une si grande nudité de rapport que je ne vous le saurais exprimer. O le grand sacrifice : O la grande et excédante privation pour vous et pour moi qui ne fais que commencer. Je ne trouve point de paroles pour vous dépeindre ma douleur. Très cher Frère ayez pitié [100] de moi et pour l’amour que ce saint Père vous portait, soyez-moi en ce monde ce qu’il m’était. Je ne doute point qu’il ne vous ait fait savoir sa mort en vous allant dire adieu. Je vous conjure, par le précieux sang de Jésus-Christ, de me mander ce que vous en avez appris. Vous me consolerez nonobstant que je le tiens et l’honore comme un grand saint. Il mourut donc lundi, 26 du courant, entre neuf et dix heures du soir. Le même jour, le matin, il m’envoya avertir qu’il était à l’extrémité et que le jour auparavant il avait reçu les saintes huiles environ les trois heures après-midi du lundi auquel jour on célébrait à Paris la fête de l’Annonciation. Il me vint un vif sentiment qu’il mourait dès lors je fis le sacrifice à mon Dieu et me trouvai dans la disposition de prier pour une âme qui s’allait rendre dans le cœur de Dieu. Le reste du jour se passa ainsi et je désirais passer l’heure de son agonie en prières. Quelque temps après neuf heures du soir la pensée de dire le Subvenite, que c’est une prière qui se fait pour les agonisants en laquelle on prie les anges et les bienheureux de recevoir l’âme du mourant pour la conduire dans le Ciel. Un moment après j’entendis un petit bruit et je fus saisie de crainte et de douleur dans le sentiment de ma perte, je ne vis rien, mais je demeurai dans la pensée qu’il était mort et je continuai de prier, même la nuit et le jour suivant.

Le matin je fis la sainte communion pour lui et je ne le pouvais voir que dedans Dieu et ne peux prier que pour une [101] âme qui est abîmée dans la divinité. Remerciant l’éternel amour de ce grand Dieu qui l’avait consommé, j’ai une forte espérance en sa charité, croyant que puisqu’elle a été si grande pour nous sur la terre, elle l’est bien plus maintenant dans le ciel. Je vous supplie de le prier pour moi et puisqu’il nous a liés d’une sainte union vous et moi (très indigne). Soyons fidèles l’un à l’autre pour jamais. Allons à Dieu sans réserve, vous dans votre grande voie et moi dans la sainte abjection et la pureté d’amour où ce saint Père m’a assuré que j’étais appelée. Aidez-moi pour l’amour de Jésus et me portez à Dieu puisque notre ste amitié nous y oblige. Je ne vous mande point les particularités de cette triste mort, je ne les ai point encore reçues. Frère Jean me les enverra et je vous en ferai part. Hélas, très cher Frère, si vous y eussiez été, quelle satisfaction pour moi! Je me soumets à l’ordre de mon Dieu et nous supplie de nous faire part de tout ce que vous avez de lui : ne craignons plus de faire imprimer ses écrits, envoyez-m’en afin que j’y fasse travailler et que je reçoive par la lecture d’iceux la grâce de son esprit, à Dieu, je demeure en la douleur dans l’agrément du bon plaisir de mon Dieu et je suis en son saint amour,

M./Votre etc/

Très cher Frère, si vous voyez les pleurs et les gémissements de [102] toute notre communauté, cela vous ferait compassion. Jamais mort n’a fait si douloureux effet en mon âme. Nous faisons faire beaucoup de prières et communions pour lui. Nous fîmes hier son service et aujourd’hui on a dit trois messes pour lui. Encore que je le tiens saint je ne laisse de faire prier. On m’a dit qu’il avait voulu mourir comme un pécheur dans un grand sentiment d’abjection. Je vous écrirai le reste.

      1. Lettre de Mère Benoîte de la Passion à notre révérende Mère Institutrice [Mère Mectilde] réfugiée à Saint-Maur

Vive l’anéantissement sacré de mon Dieu! Par la lecture de votre lettre, j’ai appris que notre cher Père avait quitté la terre pour aller au ciel. J’eus une grande émotion de cœur qui me continua le long du jour (c’était le dimanche de Quasimodo). Cette émotion contenait en soi une grande ardeur d’esprit, qui brisait quasi les forces du corps. L’espérance, la réjouissance de sa béatitude emportait le dessus sur la tristesse. Au commencement de l’office des morts, je fus outré de nouveau d’une grande tristesse, mais l’intime complaisance au vouloir de ce grand Dieu ne permit point que les larmes coulassent. Il me semblait que mon âme se fondait en dilection du bon plaisir de Dieu. Etant en oraison après Vêpres, il me fut montré comme dans une nuée assez claire, que la perte que nous avons faite se trouvait dans le ciel, qu’on ne pouvait pas dire en vérité l’avoir perdu, que les pertes que l’on fait en Dieu se retrouvent pleinement en Lui.

Vous savez, ma très Chère Mère, combien j’ai perdu, parlant humainement, néanmoins il n’était pas en mon pouvoir d’en faire le sacrifice à ce Dieu d’amour, parce que mon vouloir était tout anéanti dans le vouloir divin. Je ne saurais dire, ma très Chère Mère, l’occupation de mon esprit tout ce jour-là. J’aime autant en béatitude, et même davantage que l’assistance que j’en recevais lorsqu’il était en terre. Il nous peut beaucoup plus servir en ces hauts lieux qu’en cette vallée de larmes. Je suis bien plus près de lui à présent que lorsqu’il était vivant à Paris, parce que nous le trouvons en Dieu.

Il faut que je vous dise, ma Chère Mère, qu’un peu avant la mort, une nuit en dormant il me semblait voir un religieux de l’ordre de Saint-François, grandement vénérable, qui me parlait de Dieu et des choses de la perfection avec beaucoup de dilection pour moi. La nuit suivante, je vis le même religieux dans un lieu où il y avait une grande assemblée de peuple, entr’autres vous y étiez, Chère Mère, et notre Mère Prieure et une religieuse. Ce digne religieux était un peu éloigné de nous et tenait dessous ses pieds un serpent et beaucoup de bêtes venimeuses qui dans mon esprit représentaient le diable, la chair et le monde. Les ayant ainsi subjuguées, il s’en alla avec grande vitesse et agilité dans un lieu très haut et délicieux. Etant dans ce lieu délectable, il regardait toute l’assistance avec une grande douceur. Qu’est ceci, disais-je en moi-même? Ne serait-ce point le Père Chrysostome qui s’en ira bientôt à Dieu? Ma Chère Mère, je vous dis ceci en simplicité, et je n’y fais aucun fondement.

J’avais écrit sept ou huit articles pour lui envoyer, cependant le ciel nous a ravi cette belle âme tant illuminée de l’esprit de Dieu. Il ne le faut plus chercher sur la terre, mais au ciel, à la source des fontaines de lumière. Ne croyez pas, ma très Chère Mère, qu’il vous ai laissée orpheline, non, non, il nous sera propice au ciel. Réjouissons-nous donc de qui a tant été blessé par intime amour de son Dieu, est à présent jouissante et non plus souffrante. Celui qui a tant envoyé de soupirs et de respirs au ciel, par intime adhérence d’aimer intimement son Dieu, est enivrée des plénitudes des réjouissances éternelles. Désirons infiniment, ma très Chère Mère, qu’il nous obtienne la grâce d’être vraiment passive au milieu des bourrasques et évènements fâcheux de la vie. C’est là où bute mon esprit. C’est la source d’humilité d’être passive aux pieds de Dieu. C’est la royale demeure de la Captive de l’éternel Amour. Obtenez-moi cette grâce du ciel. Et que la puissante vertu de Jésus nous attire à l’anéantissement saint et sacré. C’est là où je vous embrasse très cordialement, et où je suis. Votre.

      1.  10 Avril 1646 LMB. Il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns

Un Dieu et rien de plus! Monsieur884, Je vous écrivis le jour de l’enterrement de notre saint Père et vous mandai mes tristes sentiments. Le lendemain, le beau Père Elzéar son cher parent nous vint voir et nous fit le récit de tous les accidents de sa mort et quelque chose de sa sainte vie qui nous fit verser beaucoup de larmes, et pour mon particulier, sans un recours de notre Bon Dieu, cette mort m’était étrangement rude. Je vous mandais comme j’avais eu le sentiment de prier pour lui mourant et comme je le voyais en Dieu sans me distraire même de mes oraisons. Je ne sais si ce bon Père qui se chargea de notre lettre vous l’aura fait tenir ou s’il l’aura point réservée pour vous la donner en mains propres, d’autant qu’il est parti pour vous aller voir et se consoler avec vous. Je m’étais délibérée de vous écrire amplement tout ce que j’avais appris de sa mort, mais ce bon Père vous dira toutes choses.

La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq. O. Dieu de puissance infinie, laisserez-vous un saint dans l’anéantissement? Frère Jean vous prie de ne rien écrire au Provincial et moi, je pensais qu’il ne serait pas bon d’employer Madame de Brienne pour demander les écrits de ce saint Père. Qu’en dîtes-vous? On ne l’oserait refuser. J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. Songeons au moyen de les retirer, je vous supplie : vous verrez avec le bon Père Elzéar ce qu’il faudra faire. Le Provincial lui donne quelque espérance, mais je crois que c’est un amusement et il paraît tel. Nous n’avons que ses écrits qui nous puissent imprimer la sainteté de sa vie et les maximes de la haute perfection qu’il concevait.

Très Cher Frère, les vôtres du 28 de Mars que je reçus ces jours passés ont fortifié mon âme dans la perte de son support. J’adore et j’aime avec vous l’ordre de la divine Providence et je demeure plus que jamais abandonnée à sa sainte et aimable conduite. Votre humilité vous a fait dire ce que vous ne devez penser, mon très cher Frère, pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m’est permis de recourir à vous, et notre saint Père me l’a ainsi ordonné en ma dernière visite, de sorte que vous serez désormais et mon Père et mon Frère très cher, espérant que le saint amour qui nous unit vous donnera assez de charité pour me donner secours. Vous aurez pitié de mon ignorance pour la gloire de notre Bon Dieu. J’espère ce bien de vous, Très Cher Frère, et un surcroît de charité pour me porter à Dieu en pureté d’amour où notre saint Père m’a très souvent dit que j’étais appelée.

Hélas, sa bonté fut si grande la dernière fois qu’il a été ici! Et il me racontait ses peines avec une confiance qui me donnait grande confusion, et parlant de ses grandes persécutions, il me dit ces paroles : la conscience ne me reprend d’aucune infidélité qui me soit connue en ces souffrances-là. Je crois avoir fait selon que la grâce voulait que je fasse. Paroles qui m’ont demeuré imprimées et jetée dans l’admiration de la pureté de son âme en des rencontres si fâcheuses, car je le voyais encore à la veille de souffrir beaucoup d’importunités de la part des religieuses. Je crois que le bon Père Elzéar vous dira tout cela.

Je finis mon très Cher Frère en vous disant que nous avons perdu en terre un ange et une des plus grandes lumières de l’Église, mais puisque notre bon Seigneur l’a voulu ainsi, qu’il en soit glorifié à jamais. Amen. Je n’ai pu écrire à notre très Cher Rocquelay, ni à notre très Chère Sœur la Mère Supérieure. Je vous supplie de les assurer de ce que je leur suis au saint amour, et vous, mon bon et très Cher Frère, soyons-nous dans le même saint amour tout ce que notre saint Père nous a commandé d’être fidèles, sincères et vraiment unis en Jésus et sa Sainte Mère. Ne changez pas, je vous supplie, quoique mes misères vous en peuvent faire avoir très justement le dessein. Pour moi, je mourrai dans la qualité que le saint amour m’a donné à votre égard, de très fidèle, mais aussi très pauvre et très indigne sœur pour jamais, Monsieur, votre, etc.

      1. 16 Avril 1646 LMJ. Effort pour nous avoir quelques-uns de ses écrits

À la Mère Jourdaine de Bernières, Supérieure des Ursulines de Caen885.

Puisque notre joie et notre plaisir doivent être dans les volontés de notre bon Dieu, je me soumets à tout ce qu’il lui plaira nous envoyer, sacrifiant sans réserve tous mes intérêts et même le progrès de ma perfection afin de me rendre conforme aux sentiments de notre très digne Frère Jean de Bernières, que vous avez pris la peine de m’exprimer pour ma consolation. Je voudrais vous pouvoir dire combien la mort de notre très saint Père Jean Chrysostome me dépouille des créatures. Il me semble que je n’ai plus de secours en terre et que je me dois désormais toute renfermer dans Dieu, où je trouverai celui qu’il a retiré de la terre pour l’abîmer dans l’éternité de son divin amour. Je vois néanmoins que mon dénuement n’est pas entier puisqu’il me reste la chère consolation d’écrire à notre cher Frère et de recevoir ses avis et les vôtres. Notre saint Père nous a instamment recommandé la communication avec grande franchise : ce sont ses dernières paroles que j’observerai toute ma vie à votre endroit et celui de nos deux bons frères. Ce fut l’avis qu’il me donna pour, après sa mort, conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu’il nous enseignait de pratiquer. Je suis très aise que l’on vous écrivit sa mort. Le bon Père Elzéar, son bon parent, nous vint voir et se chargea de nos lettres qui vous exprimaient quelque peu de ma douleur. Je ne sais si vous l’avez reçu. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de ma santé. Elle sera toujours bonne lorsque je ne désisterai point de me rendre à Dieu. J’écrivis ces jours passés à notre très Cher Frère où je lui mandais que notre saint Père demeurait toujours en abjection dans l’esprit de quelques-uns de leur maison, et Frère Jean m’a mandé qu’il n’en faut point parler.

J’avais prié Monsieur de N. de faire effort pour nous avoir quelques-uns de ses écrits, mais particulièrement celui des attributs divins. Il les a demandés avec trop peu de ferveur et, comme le Provincial lui demandait s’il les voulait voir et lire, j’en fus fâchée, car s’il les eût pris pour quinze jours, je les aurais fait copier. Je vois bien que ce bon M. n’était pas un de ses fidèles enfants. Il faut néanmoins que je fasse un second effort pour les avoir, mais j’attendrai l’avis de notre bon Frère auquel j’ai écrit de ceci. Le Révérend Père Elzéar vous fera bien mieux que moi le récit de la mort de notre digne Père. Je crois qu’il est présentement à Caen.

J’espère être demain ou après sur le tombeau de notre saint Père où certainement je verserai beaucoup de larmes. Je me souviendrai de vous, ma très Chère Sœur, car j’ai une grande confiance à ses prières et, depuis sa mort, j’ai reçu beaucoup de miséricordes et grâces très particulières. Je le prie en mes oraisons et je m’en trouve bien. Frère Jean désire de nous voir. J’apprendrai encore quelque chose de lui. J’ai demandé quelque chose pour conserver comme relique, mais je n’ai pas été digne d’obtenir ce que je désirais. Un peu avant sa mort, il m’avait donné sa petite ceinture de fer qu’il a portée beaucoup d’années. Je la garde bien chèrement et duquel je voulais vous en écrire et à notre cher Frère, mais j’attendais encore pour voir si ma disposition est solide. Je demanderai à notre bon Père pour vous ce que vous m’ordonnez et je vous supplie de lui demander pour moi qu’Il soit tout en toutes choses et que le trait que sa miséricorde me fait quelquefois ressentir arrive à son effet. Dites, s’il vous plaît, à notre cher Frère que celle que vous m’avez écrite de sa part a fait, ce me semble, de très bons effets en moi et fortifie beaucoup mes pensées. Je ne l’avais point encore reçue lorsque je lui écrivis. Je le supplie humblement, et vous aussi, ma très chère Sœur, de m’écrire quelquefois ses sentiments et les vôtres, car nous avons été sous la direction d’un même esprit. Cela sert beaucoup pour nous y conserver. Je vous demande, et à lui, cette grâce, sans toutefois me retirer de l’humble soumission que je veux avoir à l’ordre de notre bon Dieu pour toutes les privations qu’il lui plaira me faire ressentir. C’est à ce coup que je me délaisse à lui, à sa toute-puissance et à son saint Amour, sans vouloir plus rien autre chose que son divin bon plaisir en la manière qu’il lui plaira. C’est ici que tous désirs sont consommés et même les vues de perfection, pour se laisser perdre dans Dieu, prenant ses délices en ce qu’il est en Lui-même et qu’il veut être en nous pour l’éternité. Ces paroles ne sont pas capables d’exprimer ce que je veux dire, mais vous entendrez bien que l’esprit en conçoit infiniment davantage que la parole n’en dit. Adieu, ma très honorée et très chère Sœur. Je vous supplie d’assurer nos bons frères de notre souvenir et de notre affection. Lorsque je vous écris, j’entends parler à tous deux, car je ne puis présentement beaucoup écrire. Ma disposition souffre quelque peine à cela sinon quelquefois que l’esprit est moins occupé. Si j’écris aussi à l’un des deux, vous y prendrez, s’il vous plaît, votre part et m’excuserez si je procède si librement à votre endroit. Je ne puis agir autrement. À Dieu, Jésus vous soit toutes choses pour jamais! Je suis en son saint amour…»  

      1. 26 Avril 1646 LMB Au nombre de ses bons protecteurs. La privation de ces écrits…

Paix et amour886! Monsieur, Je vous écris la présente à Paris, dans la chambre que notre saint Père nous traita887 huit jours entiers. Au reste, je ne sais comme vous parler de tout ce que j’aurais à vous dire. Toute la Connaissance de ce saint homme qui sont dans ce quartier viennent pleurer auprès de nous. Chacun en parle comme d’un saint. Madame de Brienne888 m’en a témoigné d’extrêmes sentiments et chacun envie le bonheur que nous avons possédé de l’avoir neuf ou dix jours avant sa mort.

J’ai parlé au bon Frère Jean, lequel m’a priée de vous dire que vous l’excusiez s’il ne vous écrit point889. Vous savez combien il vous est acquis, mais il ne peut faire davantage. Il est tellement observé qu’à peine lui peux-je dire deux mots. La divine Providence le tient dans quelque humiliation de la part de quelques-uns de son couvent. Nous avons parlé de notre saint Père, non tant que je voudrais, mais autant que j’ai pu à la dérobée pour savoir les sentiments qu’il avait de lui. Il me dit qu’aux premiers jours de sa mort, il avait résolu de lui donner un an entier le mérite de toutes ses actions, mais qu’il n’a pu persévérer et qu’au lieu de prier pour lui, il se sent porté de le mettre au nombre de ses bons protecteurs. Je fus extrêmement consolée de l’entendre, d’autant [89] que j’avais eu ce même sentiment la nuit de son enterrement, mais je ne le voulus pas publier.

J’en dis néanmoins deux mots au révérend Père Elzéar et depuis ce temps que je vis, ce me semble, à une heure après minuit que je fus éveillée en sursaut comme ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur. Je le vis d’une telle sorte qu’il ne me passe point de l’esprit et tout présentement, j’en ai la même idée. Je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver. Il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu, laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison. Voici la copie que notre bonne Mère Benoîte m’a écrite qui me confirme dans ma croyance. Je n’en ai parlé à personne qu’à ce bon Père. Vous savez que ce ne sont choses à publier s’il n’y va de la gloire de Dieu en la glorification de son saint Nom. Vous m’en direz votre sentiment. De plus, je suis capable d’être trompée et je le mérite pour mes grandes infidélités. Je suis dans l’impatience d’apprendre de vos nouvelles et de la sainte âme de Constance. Il n’est pas que notre Seigneur ne nous ait manifesté quelque chose, vu que ce saint Père vous aimait plus chèrement que tout le reste de ses enfants. Je vous supplie de m’écrire bien promptement, sans me faire davantage souffrir de mon désir. Mon très cher Frère, parlez à votre pauvre, mais bien intime et fidèle sœur890 et me dites ce que vous avez [90] appris, si vous ne le pouvez. Notre bon Frère Rocquelay ou notre chère Sœur en prendra bien la peine pour Dieu.

Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de si dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs891. Cela me touche sensiblement et me fait voir qu’à moins que d’un miracle ils ne cèderont rien et nous sommes en danger de tout perdre. La privation de ces écrits m’est à présent plus sensible que sa mort. Je me sens si obligée de me remplir de son esprit et de ses maximes que je recherche avec diligence tout ce que j’en peux avoir, et je vous supplie de m’y aider, car vous avez beaucoup de pouvoir. Le bon Frère Jean a défense de parler des particularités de la vie de ce saint Père et je n’oserais en écrire aucune chose, ni même rejeter ses merveilleuses fidélités. Cela n’est-il pas étrange? Il en faut parler si discrètement dans son couvent que cela me fait peine. Mon Dieu, glorifiez votre saint. C’est la prière que je vous fais pour lui. J’ai parlé à un peintre pour son tableau. Il fait comme il me l’a promis. Je m’en retourne à Saint-Maur samedi. Je pensais passer outre, mais notre bonne Mère est tombée malade et il faut que je retourne promptement. Je la recommande à vos saintes prières et me recommande bien affectueusement aux saintes prières de notre bon Frère892 et de notre très chère Sœur. Je vous supplie de me donner de vos nouvelles et de me croire au Saint Amour pour jamais, solitude, oraison, abjection, pur amour à Dieu. Souvenez-vous de ma misère, Monsieur, votre, etc.

      1. 11 Mai LMB. j’ai besoin de votre secours

À Monsieur de Bernières, le samedi 11 mai 1647.893

Monsieur, je vous supplie et conjure pour l’amour de notre bon Seigneur Jésus-Christ que vous me donniez conseil en cette occasion si importante ou j’ai besoin de votre secours touchant l’affaire de Madame de Mouy. Notre bonne Mère remet le tout à mon choix et me mande que je fasse ce que nous trouverons être plus à la gloire de Dieu et que je prenne le consentement de nos sœurs Dorothée de sainte Gertrude et Angélique de la Nativité.

La première se rend dans une Sainte la différence, l’autre y répugne beaucoup et pour mon particulier je continue dans la disposition que vous savez. La charge de supériorité m’est quasi insupportable et n’était l’ordre de Dieu qui l’établit elle me serait répugnante au dernier point, mais quoi! Mon malheur est si grand que cette croix environne, car si je demeure je la ressens.

Notre communauté me mande qu’elle ne s’arrête que pour ce sujet; ici, j’en porte déjà une assez lourde pièce par avance; si je m’en vais (à Caen), c’est pour le même emploi selon que vous et Monsieur de Barbery m’avez mandé. Que faut-il faire au milieu de mes précipices? Car il s’agit de faire un choix. Et pour l’amour que vous portez à Jésus-Christ et pour le respect de sa gloire et l’amour qu’il vous porte, choisissez pour moi ce qui est plus de Dieu et je m’y arrêterai sans vaciller davantage.

Je vous demande cette grâce par charité, c’est un bien que vous ferez à mon âme, laquelle vous en aura des infinies obligations. Dites-moi donc ce que je dois faire, mais je vous prie que vous me donniez réponse promptement, car je n’ai que cinq ou six jours pour donner une dernière résolution. Le conseil que vous me donnerez en cette rencontre me sera d’une très grande consolation. Donnez-le-moi donc pour l’amour de notre bon Seigneur le plus promptement qu’il vous sera possible. Voyez avec notre bonne Mère Supérieure et Monsieur Rocquelay ce que notre Seigneur veut de son esclave. Je suis prête à tout. Le refuge d’ici subsistera sans nous.

Notre Communauté de Lorraine est en très grande nécessité d’argent à raison qu’elle a fait réparer les ruines de notre maison. Il leur faut par nécessité six ou sept cents livres et elles n’ont espérance qu’en ce refuge et je ne le vois pas capable de leur donner cette somme, car il faut nourrir les religieuses qui y sont. Voilà ce que je vous puis dire dans le peu de loisir que j’ai pour vous écrire les présentes, la poste me presse, car elle partira bientôt.

Réponse pour l’amour de Dieu en toute diligence s’il est possible. Si vous me privez de votre conseil je ne sais ce que je ferais, car je n’ai que vous seul qui me puisse assister en cette affaire et plut à Dieu que la bonne âme de C... [Coutances, Marie des Vallées] vous eut dit son sentiment. J’attends le vôtre, auquel je m’arrêterai comme à la divine volonté en l’amour de laquelle je suis Monsieur votre, etc.

      1. 12 Mai 1646 LMB. Sur son tombeau, je ne l’y trouvais point, mais toujours dedans Dieu

Dieu seul894/M./J’ai reçu deux de vos lettres, la première du 19 d’avril et la seconde du 3 mai895. Notre Révérende Mère Prieure me les envoya de Paris où j’étais pour lors et où je tentais les moyens d’arracher quelques écrits discrètement, partant des mains du Père Provincial, mais j’appris avec douleur qu’il avait protesté de n’en laisser sortir aucun (écrit) de leurs mains quoiqu’on puisse faire et, lorsque vous m’avez mandé que vous étiez quasi assuré de les avoir, j’ai eu très grande difficulté de le croire. Je vois néanmoins par les vôtres dernières que vous en avez été refusé. Voilà une très grande perte que nous faisons dans la privation des choses dignes et précieuses, comme j’estime ses écrits. Il y a plusieurs contradictions sur iceux et par malheur on les fait examiner par des savants du temps qui ne comprennent rien à son divin style. Ils se sont extrêmement choqués sur ce mot de désoccupation et ont très grand regret que le premier petit traité qu’il en a fait est imprimé. Après qu’ils auront fait corriger ses écrits à leur mode, peut-être qu’ils les feront imprimer selon les paroles du Provincial. Si je ne regardais en cela l’ordre de notre bon Seigneur, j’en aurais de très sensibles déplaisirs et ne me pourrais empêcher de blâmer leurs procédés, mais il faut se soumettre et espérer que sa bonté infinie ne permettra point qu’une œuvre si sainte que les traités de [85] ce saint Père soient ensevelis dans les ténèbres et je vais prier pour cela.

Le bon Père Elzéar vous a dit ce que je ne vous avais point écrit. Je n’en suis point fâchée puisque nous n’avons qu’un Cœur en Jésus-Christ. Je vous confesse que depuis ce temps-là, il m’a été impossible de me le pouvoir imaginer en terre et même étant sur son tombeau, je ne l’y trouvais point, mais toujours dedans Dieu en la manière qu’il lui avait plu m’en donner la pensée et cette vue me tenait beaucoup plus intimement à la pureté du saint amour, ce me semble. Les vôtres dernières m’ont extrêmement réjouie de voir le secours que tous ses enfants reçoivent de sa bonté et de son assistance. J’ai fait cette expérience depuis l’instant de sa mort et j’assurerais volontiers qu’il m’a fait changer de disposition. Le dimanche de Quasimodo, j’ai reçu un effet de la miséricorde de Dieu assez particulier pour moi, eu égard à mes indignités voulant participer à l’esprit de ce saint Père, il me semblait que Jésus-Christ me remplissait du sien propre et ceci fit d’assez bons effets, selon qu’il me semble. Il se passe en moi ce que je ne puis dire. Je me trouve changée, mais non pas encore au point que j’espère de l’être. Tous les jours, je me sens de nouveau fortifiée pour aller à Dieu dans la pureté de ses voies et par son propre esprit, je me trouve plus forte et plus abandonnée à Dieu avec quel qu’autre disposition que moi-même je ne comprends pas et que je ne saurais dire. Ne pensez pas pourtant que ce soit de grandes choses, nenni, car ma grâce est petite, mais telle qu’elle est, je suis si amoureuse que je me veux rendre [86] à mon Dieu selon toute l’étendue d’icelle par le secours divin et l’assistance de notre saint Père et de vos prières mon très cher Frère.

Je vous supplie, ne pensez pas que je fasse voyage où vous me mandez ni que j’accepte aucune offre ni de Monsieur de B896. ni d’autre qu’on me fait. Jésus pauvre souffrant et abject est à présent l’amour de mon cœur, et celui qui me retiendra dans l’anéantissement. J’ai une grande répugnance d’être dans l’idée des créatures. Je vois plus que jamais que je n’en dois rien attendre ni espérer et c’est la leçon de notre saint Père. 

Indépendance suprême de toutes créatures

Mépris actif et passif de toutes créatures

Souffrance sans consolation dans une créature

Il faut que je tâche de pratiquer selon ma petite grâce ce que je pourrai de cette divine leçon.

Pour ce qui est de son portrait j’y tiendrai la main, au reste avant que je finisse il faut, nonobstant que je sois pressée, que je vous dise que le bon frère Jean [Aumont]897 est envoyé en exil depuis mardi matin qu’il sortit de Paris. Il m’écrivit un petit billet avant son départ qui m’a touché, me disant après m’avoir fait ses adieux, que notre Connaissance lui met une croix sur le cœur et sur ses épaules la plus grande qu’il n’ait jamais eue et qu’il ne puisse jamais recevoir. Que vous dire cela. Voilà un sujet d’extrême [87] humiliation pour moi et je ne sais comme il l’entend. Il ne manquera pas de vous voir en passant. Il s’en va à l’Aigle. Je ne manquerai pas de vous envoyer tout ce que je pourrai apprendre de notre s. Père, je vous supplie de faire de même de votre part.

Je pensais écrire au bon père Elzéar, mais je me trouve empêchée par mon peu de loisir et que la personne qui porte nos lettres au poste va partir. Je vous supplie et conjure par le saint amour de Jésus de lui écrire un petit mot pour moi et lui recommander d’avoir soin de mes misères avec cette sainte âme au nom de notre bon Seigneur. Faites-moi cette grâce, mon besoin est grand, d’autant que je suis plus obligée que jamais de me rendre purement à Dieu, je vous demande cette grâce par la sainte amitié que Dieu nous donne l’un pour l’autre en son saint-amour et m’en faites savoir des nouvelles, me faisant aussi part de tout ce que vous apprenez de si admirable. J’attends tous les jours de votre bonté ses écrits que vous m’aviez promis, je vous supplie pour l’amour de Dieu de me les envoyer au plus tôt. À Dieu que notre cher frère a, et notre très aimée sœur, soient assurés de notre souvenir devant Celui au saint-amour duquel je leur suis dévoué,/M. /Votre, etc.

      1. 15 Mai 1646 RMB. Je ne puis écrire au révérend Père Elzéar sans avoir où j’adresserai mes lettres.

Dieu seul/M./Je vous fais898 seulement un petit mot pour vous assurer que j’ai envoyé promptement votre mémoire à Monsieur de saint-Firmin, mais sa réponse est encore entre ses mains et je suis marrie que sa diligence n’a été conforme au désir que j’avais de vous le renvoyer au premier poste. Il faut encore un peu de patience. Vous voyez combien je suis peu fortunée à vous rendre quelque petit service. J’y tiendrai la main. Je ne puis écrire au révérend Père Elzéar sans avoir où j’adresserai mes lettres. Je vous supplie me le mander et si vous avez reçu les dernières que je vous ai écrites. La lettre de ce bon Père m’a fort consolée et animée à une plus haute estime de la sainte abjection de notre saint Père899. Si par hasard il est encore avec vous, je vous supplie l’en assurer et lui demander où je dois adresser mes lettres lorsque je lui écrirai. À Dieu en Dieu, je salue au saint amour notre cher frère900 et notre chère Sœur901. Je suis, Monsieur, votre, etc.

      1. 5 Juin 1646 RMB. Me fortifiez de votre secours aux pieds de Dieu et de notre saint Père.

Amour, pureté et abjection/M. /Ce mot902 que je vous écris n’est qu’en hâte, pour seulement vous assurer que j’ai reçu les vôtres la veille de la fête du très Saint sacrement, sur laquelle j’aurais encore à vous entretenir, mais le voyage de notre Mère étant sur le point d’être exécuté, j’en suis un peu occupée, soit en l’aidant à faire son petit paquet et en choses semblables. Je prendrai le loisir de vous écrire amplement si notre bon Seigneur me le permet et vous réciterai les misères et pauvretés de mon âme, mais en attendant que je reçoive cette consolation, commencez de bonne sorte à me recommander à notre bon Dieu et sachez, mon très cher Frère, que je demeure dans l’embarras au lieu d’entrer dans la retraite. Je crains beaucoup d’être infidèle à mon Dieu. Je sens bien que sa miséricorde est extrême en mon endroit, mais mon orgueil et ma lâcheté me feront périr si quelque bonne âme ne prie pour moi. Je vous conjure par le saint amour de vous en souvenir. Je fais la même prière à notre très cher frère Monsieur R [ocquelay] et à notre très honorée Sœur [Jourdaine], la Mère Supérieure [des Ursulines Michelle Mangon]. Ayez pitié de ma faiblesse et me fortifiez de votre secours aux pieds de Dieu et de notre saint Père. Je vous plains dans l’embarras où vous êtes. Dieu tout bon vous veuille ouvrir la porte de son divin repos. À Dieu, je suis en son saint amour,/M./Votre, etc.

      1. 24 Juin 1646 RMR Imprimer quelque écrit de notre bienheureux Père

Le jour de la Saint Jean [Baptiste], qui est la fête de notre très cher frère duquel j’ai eu un souvenir très particulier903. Dieu seul! Monsieur, Jésus nous soit uniquement toutes choses à jamais! Je me réserve de vous écrire après le départ de notre chère Mère où j’espère avoir plus de loisir qu’à présent. Cependant votre bonté m’oblige de vous écrire ce mot pour vous assurer que j’ai reçu les deux livres que notre très cher Frère [Bernières] nous envoie (par votre bon voisin). Je l’en remercie de tout mon cœur et vous aussi. C’est pour une bonne demoiselle de nos bienfaitrices qui nous les a demandés très instamment. Vous nous avez obligée extrêmement. Je [ne] prétends point vous entretenir par la présente. Je me réserve à vous raconter mes dépouillements qui semblent s’accroître tous les jours, mais d’une manière que je ne sais si je vous la pourrai dire. Je vous supplie de dire à notre très cher et très bon Frère que s’il veut faire imprimer quelque écrit de notre bienheureux Père [Chrysostome)] que monsieur le Curé de Saint-Jean en Grève à Paris me promet telle approbation que je voudrais pour les écrits de ce digne personnage. Que notre cher Frère voie s’il est à propos de faire imprimer la sainte abjection904. Une autre personne s’offre à payer les frais qu’il y faudra faire. Je suis dans l’attente de deux témoignages de deux bons prêtres, grands serviteurs de Dieu, qui ont eu connaissance particulière de la béatitude de notre saint Père. Je vous les enverrai si notre Seigneur me rend digne de les posséder. J’ai vu son portrait. On me l’apporta jeudi dernier, mais il a si peu de ressemblance à son original que j’ai prié le peintre d’en faire un autre. Je lui ai dit les défauts que j’y trouvais. Il m’a promis d’y travailler au bref. La vue de son image quoique mal faite m’a extrêmement touchée et causé de si grands respects que s’il eût été bien naturel, je me fusse jetée en terre pour le révérer et le baiser dans un grand sentiment d’humilité, mais il avait si peu de rapport que s’il ne m’eût assuré qu’il l’avait (peint) pour représenter ce saint Père, je ne l’aurais jamais pris pour cela. Notre bonne Mère partira mardi ou mercredi au plus tard. Je vous supplie de prier Dieu pour elle et pour moi qui demeure dans un tracas dont je suis très incapable. J’espère d’une merveilleuse sorte à Jésus. Sans cela, je mourrais de douleur. À Dieu, mes très chers frères et notre très Sœur, je vous donne tous trois à Jésus, l’unique tout de nos cœurs. Je le supplie qu’il vous augmente l’ardeur de mon divin amour pour l’extrême charité que vous me faites de me transcrire la sainte abjection [du P. Chrysostome]. Si vous saviez le plaisir que vous me faites et combien mon âme vous en sera obligée, vous auriez de la satisfaction dans la peine que vous prenez à ce travail. Notre bon Seigneur en sera glorifié, de cela, j’ose vous en assurer. Il faut dire en passant à notre cher frère que la mère sainte Appoline de Montmartre est de bonne sorte dans le rebut et abjection des créatures. Elle me l’écrit et mande qu’elle s’en trouve bien intérieurement. Il me semble que j’ai beaucoup de choses à vous mander pour un peu vous divertir ensemble, mais j’attendrai mon loisir s’il vous plaît. À Dieu donc! Remerciez, je vous supplie, cet honnête homme qui m’a apporté exprès le paquet que vous m’avez envoyé. Jésus soit votre consommation! Je suis en son saint amour, Monsieur, votre, etc.

      1. 7 juillet 1646 RMB Une telle captivité et impuissance

Dieu, et vraiment il suffit/ M./ Il y a longtemps905 que je souhaite de vous écrire quelque chose de mes dispositions passées et présentes, mais je ne sais pas quelle capacité notre bon Seigneur me donnera de le faire. Il y a plus de quinze jours qu’il me tient dans une telle captivité et impuissance que je ne communique avec les créatures que par violence, et parce qu’il le faut. Je me suis mise en devoir de vous écrire dans ce grand silence que je ressentais, mais en vain, car ayant ma plume et mon papier en mains, il a fallu trois ou quatre fois les laisser, n’ayant pas même une pensée distincte de mon état, et néanmoins je désirais beaucoup de vous le communiquer et en tirer votre sentiment. Je vois bien que notre divin Seigneur ne le veut pas pour le présent puisqu’il me tient encore dans cette même impuissance, seulement je vous dirai en passant que notre bonne Mère est partie il y a huit jours et m’a laissée ici dans la sainte Providence. Je vous laisse à penser comme j’y suis, mon très cher Frère, dans une telle ignorance et incapacité de toutes choses que je ne sais de quelle façon je dois agir. Environ cinq jours avant le départ de cette bonne Mère, je fus abandonnée intérieurement au combat et les répugnances que je ressentais d’avoir à l’avenir quelque chose à démêler avec les créatures arrivèrent à tel point que mes nerfs et tout mon corps en recevaient violence durant lesquelles je faisais quasi sans relâche des [80] sacrifices, mais j’avoue quelquefois ils étaient bien faibles et une fois entre les autres, je pensais être submergée dans la douleur et la contrainte de m’opposer à ce voyage. Ceci me donna trois jours de bon exercice au bout desquels Dieu tout bon changea inopinément mon cœur et ma pensée par un amour vers son divin plaisir et je me trouve si fort dédiée, abandonnée et sacrifiée à icelui que mon cœur n’avait et ne pouvait, ce me semble, avoir d’autre respir en disant «A Dieu» à cette chère Mère et recevant ses derniers sentiments de tendresse et d’affection, mon esprit fut élevé et attiré par un esprit de puissance à Jésus-Christ et je demeurai immobile environ demi-heure sans application aucune à son éloignement et me disant le dernier «A Dieu» incontinent après la sainte communion, je demeurai de la sorte que dessus dans un recueillement et dans lequel il se passait, ce me semble, quelque chose que je ne puis exprimer, et je suis demeurée dans une sensibilité au regard de toutes choses. La vue des créatures ne m’afflige plus d’autant que je n’y suis appliquée que par l’ordre de mon Jésus qui tirera sa gloire et mon abjection par telle conservation. Je ne ressens plus de désirs et dirais, s’il m’était permis de parler ainsi, que je vois mon âme soulevée de terre, je veux dire, au-dessus de toutes les créatures, regardant le divin plaisir de Dieu quasi actuellement, se laissant tourner et retourner selon ses ordres, trouvant si beaux, si précieux et divins tous les desseins de son cœur que je ne saurais plus avoir de volonté que pour l’anéantir dans la sienne. Voilà un petit abrégé de ce que je comprends que je laisse à votre censure. Je vous supplie au saint amour de Jésus m’en dire [81] vos sentiments là-dessus. Je me sens portée d’aimer et respecter un certain état où l’âme est toute adhérente à son Dieu, le regardant par simple intelligence et demeurant ainsi exposée volontairement à l’ardeur de ses divines flammes pour lui donner lieu d’opérer la consommation dans la transformation qu’il fait de l’âme avec lui-même. En suite de toutes ses pensées, il me survient un désir de communier tous les jours autant qu’il me sera possible, ce que je ne ferai jamais que par votre avis, car je pense que vous connaissez mes misères et je prie Dieu du plus intime de mon cœur qu’il vous les fasse connaître telles que Sa Majesté adorable les connaît. Au reste, je ne sais si je dis vrai, mais il me semble qu’il y a du moins quelque chose de ceci et d’une certaine manière que mes termes ni mes paroles ne l’expriment point. C’est que je suis toute idiote. Ayez pitié de mes pauvretés et me prêtez secours pour aller à Dieu. Notre Père [Chrysostome] m’a ordonné d’avoir recours à votre charité et je vous demande l’aide que vous me devez par son saint amour, pour ne point tomber dans une infidélité qui ne se pourrait bonnement réparer. J’espère que votre bonté se souviendra de moi autant que Dieu tout bon vous le permettra. J’admire comme j’ai pu écrire la présente, assurément il y a de la Providence et je pense que Dieu tout bon le veut bien, le veut ainsi puisqu’il a permis que je vous dise deux mots sans savoir quasi ce que j’écrivais. Je me recommande à vos saintes prières. Si je ne vais à Dieu, je mérite un épouvantable châtiment. Rien à présent ne m’en empêche. Aidez-moi et priez pour moi qui suis,/ M./, Votre…

      1. 28 Juillet 1646 RMB Imiter Grégoire Lopez

Dieu et il suffit/Les vôtres906 m’ont beaucoup consolée, mais je l’eusse été incomparablement davantage si notre bon Seigneur m’eût trouvée digne d’entendre de votre charité un discours de plus longue haleine sur la sainteté [76] de cette vie dont vous êtes par la divine grâce présentement occupé. Hélas mon très cher frère que vous ai-je mandé touchant la sainte communion? Croyez, je vous prie, que c’est une saillie de mon esprit qui sans l’avoir mûrement considéré a demandé l’accomplissement de ce qu’il désirait. J’espère que Dieu tout bon vous aura donné lumière. Je lui ai très intimement demandé et de vous faire connaître l’importance d’un tel désir. Je vous confesse que je n’avais point considéré beaucoup de choses que votre prudence m’a fait penser et surtout Mr notre confesseur qui n’en serait nullement capable, d’autant qu’il penche quasi entièrement dans les maximes de Monsieur Arnauld. Voilà déjà un point de conséquence. Secondement, quelques-unes de mes Sœurs en pourront prendre de grands étonnements, mais particulièrement celles qui n’entrent point dans la vie intérieure. Cela la pourrait choquer et lui donner peine. Toutefois pour ce point, je ne le puis assurer. C’est seulement une conjecture.

En troisième lieu, cela fait éclat.

Le quatrième : j’en suis tellement indigne que je n’ai point de termes pour vous exprimer ce que j’en ai conçu et c’est le sujet qui m’a obligée de prier Notre Seigneur qu’il vous fasse connaître ce que je suis et la fin de ce désir.

J’ai néanmoins résolu de vous obéir pour un mois et j’ai tâché d’en rendre capable Monsieur Gavroche notre confesseur. Je commençai le lendemain que j’ai reçu votre lettre qui était le 20 juillet, la fête du bienheureux Grégoire Lopez907. Je fus extrêmement aise [77] de me pouvoir donner à la puissance et à l’amour de Jésus Christ avec ce grand saint. Notre bienheureux Père [Chrysostome] m’a bien recommandé de l’aimer et de tâcher de l’imiter dans sa haute pureté. Il est vrai que la divine miséricorde m’a fait beaucoup de grâces, mais il faut que vous connaissiez mes infidélités aussi bien que les faveurs que je reçois de notre bon Seigneur. Elles sont extrêmes et la négligence que j’apporte à la grâce est un défaut épouvantable, car il me semble que mon esprit ne devrait plus être ni avoir vie qu’en Jésus-Christ. Je sens un grand désir d’user de la simplicité dont vous nous parlez dans les vôtres pour par icelles avoir moyen d’accomplir les conseils de notre bon Père, mais je vous supplie, avertissez-moi en toute franchise et liberté de ce que vous remarquerez être contraire à l’esprit de Jésus Christ. Vous ne pouvez refuser cette grâce sans offenser sa charité qu’il a mise en vous et qu’il prend plaisir d’y régner. C’est un grand bien d’être éloigné des créatures, même de celles qui nous sont utiles, comme vous dites. Mais, mon très cher Frère, il y a si peu de fond de vertu en moi que la moindre est souvent capable de me divertir. Je suis assez souvent touchée d’un intime désir d’en être entièrement éloignée et je trouve que mon esprit fait cette prière à son Dieu d’être anéantie dans toutes les créatures et que toutes les créatures soient anéanties en moi. Depuis la sortie de notre bonne Mère, je n’ai pas encore bien goûté la douceur [78] de ma solitude. J’ai eu beaucoup d’occupations et un peu de tracas qui m’aurait donné grande peine si l’état que je vous ai dépeint par mes dernières n’avait stabilié [affermi] mon esprit, car durant ce temps-là, rien ne me pouvait pénétrer, mais comme ses attraits ne durent pas toujours dans toutes leurs forces, il semble quelquefois qu’on ne les aperçoit quasi plus et alors, il faut être, comme je crois, bien fidèle et là où j’ai bien manqué. Mais si vous priez Dieu pour moi, il me donnera un nouveau courage et quelques secours dans mes nécessités. Je vous supplie encore une fois de bien penser à mes indignités avant que de me permettre de continuer davantage la ste communion. Je crois que vous êtes déjà tout inspiré de me l’interdire à raison de mes continuelles infidélités. Je n’en veux rien dire davantage. Je vais continuer à prier Dieu de vous donner son Saint-Esprit. À Dieu, notre très cher Frère. Jésus soit l’union de nos cœurs et notre consommation. Je suis en Lui,/M/Votre etc.

      1. 1646 L 2,43 Aimons si fortement l’Amour que nous vivions et mourions d’Amour.

Mon Très cher Frère, Vos dernières toutes pleines d’onction m’ont infiniment consolé et m’ont fortifié de la créance que j’ai que Dieu vous veut tout à Lui sans réserve. Les faveurs qu’il commence à vous faire dans l’oraison sont sans doute surnaturelles et marquent que vous êtes appelé à une haute oraison908. Le recueillement des puissances909 qui vous est réservé par une affluence de tranquillité910 douceur, au-delà de ce que l’on peut s’imaginer, est plus qu’oraison de quiétude. Notre Seigneur n’a point de règles certaines en ses communications, donnant quelquefois les parfaites aux âmes les plus imparfaites, afin de leur faire voir en passant le bien dont il les mettra en possession, si elles demeurent fidèles au renoncement général de tout ce qui n’est point Lui911. Continuez donc, mon cher Frère à tout quitter et vous trouverez tout. Mourrez au monde et à vous-même, et infailliblement vous vivrez tout en don de Dieu. Que de bénédictions célestes suivent vos fidélités à ne point prêcher912, à ne point adhérer aux sentiments de vos proches, à contredire913 votre sensualité, à contredire le commerce des personnes qui ont l’esprit du monde! J’admire les desseins de Dieu sur vous, qui ne vous fait tant de grâces que par sa pure bonté et non par vos dispositions précédentes. C’est pourquoi demeurez humble et reconnaissant, mais bien encouragé à suivre les voies de la grâce.

Quand vous serez ici, j’espère que votre feu m’échauffera et chauffera les froidures que les affaires ont fait en mon cœur914, qui vous assure pourtant des désirs qu’il a d’être tout à Dieu. Allons franc, très cher Frère, de compagnie à la perfection du divin Amour. Que rien ne nous empêche de faire cet heureux voyage, ni nos parents, ni nos amis, ni nos corps, ni nos biens. Nos bons Anges seulement nous sont nécessaires. Votre équipage se fera sans argent, sans crédit, sans amis, sans appui; l’abjection, la pauvreté, les souffrances ne nous manquant point. Nous n’avons que faire d’être ensemble pour partir en même temps. Partez demain le jour de la Sainte Trinité. Je tâcherai de partir aussi. Nous nous rencontrerons bientôt au premier mauvais passage où nous aurons besoin l’un de l’autre. Ne vous fiez pas pourtant en moi. Car si je puis aller devant, je le ferai, et je n’appréhende point le contraire. Je chanterai souvent durant le chemin les cantiques du divin amour. «Mon Bien Aimé est à moi, et moi je suis à Lui915»; et plusieurs autres que la dilection sainte inspirera. Enfin, très cher Frère, aimons si fortement l’Amour que nous vivions et mourions d’Amour916.

      1. 21 Août 1646 RMB Nouvelles d’une félicité éternelle

Monsieur, J’ai reçu deux de vos très chères lettres. La première datée du 2 août qui me donnait des nouvelles d’une félicité éternelle par les réponses de la sainte âme [Marie des Vallées], m’auraient ravie hors de moi-même si la puissance de notre divin Jésus ne m’avait retenue en captivant tellement ma joie et la douce consolation que je pourrais prendre que je demeurais quelque temps dans une autre disposition, comme si mon âme eusse été élevée au-dessus de toute satisfaction et contentement même pour sa gloire sans voir autre chose que Dieu seul qui me devait suffire sans m’appuyer sur ce que lui-même en peut penser, peu de temps après relisant derechef votre chère lettre et m’arrêtant sur cette flèche d’amour cela fit en moi un effet d’anéantissement et d’admiration de la divine dignation de notre bon Seigneur, et je connus l’obligation que j’avais d’être fidèle, pour donner lieu au saint amour de produire en mon âme ses saints et purs effets. Je fus encore dans un autre étonnement de voir que Dieu tout bon vous avait donné une charité si grande pour nous que de vous souvenir de mes misères dans un temps où je pense que le divin amour faisait d’admirables opérations en vous puisque vous étiez dans la communication de ses divins secrets. Je remarque qu’au temps que vous pouvez posséder ce bonheur, je priais plusieurs jours de suite mon saint ange [P. Chrysostome] de faire prier cette sainte pour moi. Hélas, je ne pensais pas pour lors que vous deviez faire l’office de mon ange.

Cette charité si entière que vous m’avez rendue est un présage que vous devez encore faire d’autres puisque mon Seigneur vous fait expédier les commissions de mon bon ange. Je tiens pour certain qu’il veut que vous le soyez pour procurer en mon âme l’établissement de sa gloire. Cette parole a grand pouvoir de consoler (de mourir dans l’amour), mais si notre divin Jésus eut voulu dire mourir dans l’amour par l’amour, c’était le comble de mes désirs et ma consommation. J’ai honte de parler ainsi voyant l’impureté de mon âme et combien je suis indigne d’un regard de notre aimable Jésus, à plus forte raison d’être consommée par les pures flammes de son saint amour. Ce m’est trop de grâce qu’il me souffre dans mes abjections qui sont toujours extrêmes. Soyez certain, mon très cher Frère et mon cher ange, qu’il vous rendra bien au centuple le grand bien que vous m’avez procuré. Mon cœur s’en réjouit autant qu’il lui est possible sans intéresser son dénuement. Dieu tout bon vous le fait faire. J’espère qu’il l’en glorifiera. Il faut pourtant vous dire que tant que je tâche de vivre sans cet appui. Il produit néanmoins je ne sais quoi en mon âme qui m’oblige à une plus entière pratique de vertu, et me donne un certain sentiment de la manière qu’une âme destinée pour le ciel doit opérer, et qui doit être éternellement abîmée dans Jésus Christ. Ceci fait entrer l’âme dans une application plus ardente à cette union de Jésus et tendre à une plus haute pureté. Je vous obéis ponctuellement, car à même instant que j’eus lu ce précieux article, je me prosternais en terre dans un esprit d’amoureuse reconnaissance et d’anéantissement, et mon âme disait cela : peut-il bien être vrai mon pur et saint amour que vous m’ayez prédestinée? Et comme la joie voulut avoir le dessus, alors je demeurais captive comme je vous ai dépeint ci-dessus. Mon ange et mon très cher Frère, je vous remercie très humblement et du plus intime de mon cœur du souvenir que Dieu tout bon vous a donné de moi. Il me semble que je sens un nouveau désir d’être plus fidèle que je n’ai été jusqu’à présent. Prêtez-moi toujours le secours de vos conseils et de vos saints avis et j’espère que par Jésus-Christ et vous, je vais à lui de toutes mes forces.

Il faut parler de nos communions. Voilà le mois passé que vous m’avez ordonné de communier journellement. Je vous dirai que j’ai été plus de six fois tentée de ne persévérer pas voyant les horribles indignités qui sont en moi et que mon âme est toute impure. La crainte me saisissait et puis la vue de votre commandement me fortifiait et me faisait communier. J’y ai porté quelque sécheresse dans le milieu et sur la fin plus d’amour et désir de fidélité dans la pure application de Dieu seul. Il m’a semblé que cet esprit de puissance dont autrefois je vous ai parlé dominait en moi présentement par une opération de simple adhérence et comme d’un total abandon. Voilà un petit abrégé de mes états. Si vous en désirez davantage pour mieux connaître mes indignités, je tâcherai de vous en écrire. Cependant je vais reprendre le train ordinaire de mes communions qui est de trois ou quatre fois la semaine environ, quelquefois moins attendant que vous me mandiez autre chose, car j’espère toujours que Dieu tout bon ne vous laissera point tromper et qu’il vous fera voir ce que je suis puisque mon orgueil et mon aveuglement est tel qu’il ne me permet point de vous le bien exprimer. Votre seconde lettre, mon très cher Frère, du 12 courant me convie à la communion fréquente. Permettez-moi de ne rien faire de plus que vous n’ayez reçu la présente et durant le temps que vous prendrez (sans vous incommoder) pour nous donner un mot de réponse. Je prierai le Saint Esprit qu’il vous illumine sur mes états et mes dispositions. Elles sont petites et bien abjectes, mais je me contente du divin plaisir de Jésus que s’il veut que je ne sois rien éternellement pour son divin plaisir je m’y soumets sans peine. Il me semble que je ne dois plus rien vouloir que pour lui. Je remercie un million de fois notre très honorée et chère Sœur [Jourdaine] de la peine qu’elle a pris de nous consoler et fortifier de ses lettres. Sa bonté m’excusera si je ne lui fais point de réponse aujourd’hui. Ce sera pour la première occasion. Je vous supplie de nous faire part de ce que la bonne âme [Marie des Vallées] a dit pour elle et pour vous et puis que vous voulez bien que nous soyons bien en Jésus Christ. Mettons toutes les pauvretés et les richesses des unes et des autres en commun. Je la salue au saint amour du plus intime de mon cœur. J’en dis autant à notre cher Frère R [ocquelay] auquel j’écrirai aussi es premières postes. Je vous supplie tous de prier pour moi. J’écrirai aujourd’hui au bon Frère Jean [Aumont] pour son affaire. J’ai été étonnée que votre résolution a été dans mon sentiment, et lequel je lui avais fait connaître il y a longtemps. Dites-nous comme va votre santé, je vous supplie. Notre bonne Mère est arrivée sans fortune, mais les fatigues de son voyage l’ont réduite malade… J’espère que Notre Seigneur la guérira. Adieu notre très cher Frère! Votre, etc.

      1. 5 septembre 1646 L 1,34 La perte des créatures

Ma très chère Sœur917, pauvres de toutes créatures, ne vivons que de Dieu purement en Dieu. Ce doit être à présent là notre principale occupation, puisque ce que nous possédions de plus cher en la terre est tellement en Dieu, qu’il sera éternellement une même chose avec Lui. Nous ne pouvons donc désormais être unis à ce cher père [Chrysostome] que nous ne soyons unis à Dieu. Et c’est ce qui nous doit faire estimer notre privation, puisqu’elle nous conduit à une si parfaite union918. Les créatures durant qu’elles sont en la terre, quelques saintes qu’elles soient, peuvent causer quelque séparation de Dieu919. Et c’est pourquoi il ne faut s’y lier que dans le bon plaisir de Dieu920. Mais quand elles sont toutes abîmées en Dieu, c’est à dire dans l’état béatifique, elles ne peuvent produire en nous que ce qu’elles possèdent. Ce serait donc, ce me semble, très chères Sœur, un peu de faiblesse de lumière de nous plaindre de leur éloignement et quasi ne regarder les choses que dans les sens921. La perte des créatures nous doit être aimable, qui nous met dans l’heureuse nécessité de ne les trouver que dans le Créateur, et de nous faire perdre cette fâcheuse habitude de ne les rencontrer qu’en elles-mêmes. Ne croyons donc pas les sentiments de la nature et de notre amour propre qui pour nous divertir de la pureté de ce procédé, représente à notre esprit des raisons spécieuses d’avoir perdu l’appui de notre perfection et que nous ne trouverons plus de canal par où les grâces de Notre Seigneur découlent. Que c’est une chose très rare de rencontrer une conduite parfaite922! Il est vrai que ceux qui prennent les ruisseaux au lieu de la source peuvent souffrir beaucoup de déchet en de pareilles rencontres. Mais notre très cher père nous a appris que la pauvreté de toutes les créatures est l’unique disposition pour entrer dans la pureté du divin amour923. Et partant, il nous a enseigné de n’avoir d’appui qu’en Dieu seul924, et il nous disposait ainsi imperceptiblement à sa perte925. J’avoue simplement, très chère Sœur que depuis sa mort je l’ai ressentie fort vivement. À présent que mon âme est plus tranquille, elle fait aussi un meilleur usage des pures lumières qu’il m’a communiquées. «Dieu suffit, me disait-il souvent, aimons Dieu et la croix, et quittons tout le reste. Amour, pureté, croix, il n’y a que cela nécessaire à l’âme. Et si notre fidélité est généreuse, je crois que choses grandes s’opéreront en nous, etc926.»

      1. 26 Septembre 1646 RMR J’ai reçu les cahiers

M./Ce petit mot n’est pas pour répondre aux vôtres très chères qui m’ont extrêmement consolée, mais seulement pour vous assurer que j’ai reçu les cahiers que votre bonté m’a envoyée. Mon Dieu, mon très cher frère, combien m’avez-vous obligée en cette action de charité que vous avez faite en mon endroit? Je me réserve à vous en dire plus particulièrement mon sentiment. En attendant, prenez, s’il vous plaît, la peine de donner la ci-jointe à Madame Le Haguais fidèlement et en secret. Je vous écrirai au plus tôt. J’ai bien de quoi vous entretenir de notre bon Père et de notre cher Ange [Chrysostome et Bernières]. Priez Dieu pour moi de tout votre cœur. Je vous enverrai deux dispositions intérieures bien jolies. À Dieu, mon très cher Frère! Que Jésus vous consomme de son divin amour et nous favorise d’une pauvreté suprême de toutes créatures, d’une souffrance sans consolation d’aucune créature! Je vous fais part de ma leçon. Priez Dieu qu’il me donne un grand courage et une fidélité sans réserve. Je suis, M, Votre, etc.

      1. 5 Octobre 1646 RMR J’attends avec affection le traité de la sainte abjection de notre B. P.

M./Dieu seul et son divin plaisir soit notre éternelle suffisance! Je vous supplie927 en son saint-amour de croire que je ne vous oublie point. J’avais hier928 un dessein et un mouvement tout particulier de vous écrire et de m’entretenir avec vous des admirables vertus de votre grand patron et surtout de son parfait dénuement, mais la sainte Providence ne m’en a pas trouvée digne. [74] Quelque occupation m’ayant ravi ce bonheur, j’ai tâché de le réparer aujourd’hui, nonobstant que je sois plus dans l’anéantissement et le silence. Je vous demande de vos nouvelles et comme vous vous portez tous trois. Votre silence est bien grand et je suis en soin si notre très cher Frère Mr de B [ernièrest a reçu nos lettres. Il me semble que vous et lui commencez d’abandonner votre pauvre Sœur pour la disposer à une privation bien plus grande dont elle est menacée929. Si notre bon Seigneur vous permet de nous écrire de vos nouvelles, je vous supplie, ne nous en privez pas plus longtemps. J’attends avec affection le traité de la sainte abjection de notre B. P. [Chrysostome]930. J’ai un imprimeur tout prêt qui désire avec passion de l’imprimer et deux excellents docteurs qui donneront leur approbation. Voyez si vous voulez prier Monsieur de Barbery d’y joindre la sienne. Si vous m’aviez donné la beauté divine, il y a longtemps que cela serait fait. Je vous supplie, que ce soit au plus tôt et me mandez, s’il vous plaît, si notre très cher frère le veut en petit livre ou en cahier. Envoyez-moi un petit morceau de papier de la largeur et longueur que vous le désirez. Voilà une copie de son portrait que le peintre m’a envoyé, mais je l’ai trouvée si mal rapportant à son original que je l’ai prié d’en faire d’autres et lui ai dit les défauts que j’y remarque. Celui-ci n’en a quasi point de ressemblance. Le second qu’il a fait est beaucoup mieux. J’espère qu’au troisième, il réussira et puis il nous en fera des tableaux à l’huile plus solides que celui-ci. Montrez-le, s’il vous plaît, et leur demandez s’ils ont reçu nos lettres.

L’opération de la grâce est bien grande en vous tous de ne vous donner le pouvoir de nous consoler d’un mot. Il semble que vous soyez morts pour nous. J’aurais beaucoup à dire, mais je diffère exprès jusqu’à une occasion où mon âme aura la liberté de vous dire quelque chose. Je vous conjure par le saint amour de Jésus de nous faire part des sentiments de notre très cher Frère et de tout ce que vous avez de précieux et de notre bienheureux Père931. De notre part, si la sainte Providence nous donne quelque chose, nous vous en ferons part aussi. À Dieu, je suis en Jésus pour jamais,/M/Votre etc.

      1. 23 Octobre 1646 RMB Plus de quatre heures d’oraison solitaire. Rambervillers

Dieu seul et il suffit!

Mon très cher Frère, Je932 ne vous saurais exprimer combien de joie et de consolation j’ai reçu vos chères lettres et lumières et grâces que mon âme a reçues par la lecture d’icelles. Dieu tout bon soit à jamais béni de vous avoir donné la pensée de visiter en esprit votre pauvre Sœur. J’ai beaucoup de choses à vous écrire et encore plus à vous dire si la divine Providence me donnait les moyens de vous entretenir. Et avant de parler de nos affaires, disons quelque chose de mes misères et de mes pauvres et chétives dispositions. Il semble par les vôtres du mois passé que vous me croyez dans le tracas, mais je vous dirai que notre bon Seigneur m’en a retirée, et notre petite vie est tellement réglée que si je suis fidèle, je puis chaque jour faire plus de quatre heures d’oraison solitaire. Nous avons fait beaucoup de retranchements, et nous nous appliquons bien davantage aux choses intérieures. Nous vivons dans un très grand abandon à la très sainte Providence et dans la disposition où la divine miséricorde me tient. Je croirais faire une grosse infidélité de m’occuper beaucoup du temporel. Il me semble que mon oraison s’augmente un peu et mon âme se trouve incomparablement plus dégagée des sens et des créatures. La plus actuelle occupation de mon esprit, c’est un regard amoureux et tout plein de respect vers son Dieu avec une très passive adhérence à ses divins plaisirs. Cet état produit mille bénédictions à mon âme et l’élève au-dessus d’elle-même et la fait reposer dans Dieu, où souvent elle demeure anéantie en cette adorable présence dans la vue que Dieu lui est tout en toutes choses. Elle se trouve liée à Jésus par un trait de l’amour de son cœur qui la tient dans une douce adhésion à tous les desseins, plaisirs et mouvements d’icelui sur elle. Depuis la mort de notre bon Père [Chrysostome], il me semble que j’ai changé de disposition et je ne sais si vous avez vu quelque petite chose, mais grande pour moi, que j’ai reçu de la divine bonté. Entre autres choses (Je serais trop longtemps à dire le reste), il me fut donné d’entendre que cette année était pour moi une année de miséricorde et, pour vous parler franchement, il ne se passe guère de jours que je n’en reçoive de nouvelles. Je les attribue au mérite et à l’intercession de notre bon Père et admire une chose en lui à mon égard. La première fois que je m’en aperçus fut peu de jours après sa bienheureuse mort. Je me sentis poussée intérieurement de demeurer environ deux heures à genoux, les mains jointes, et mon âme se trouvait dans un si grand respect que je ne pouvais me mouvoir à l’extérieur. Au commencement, je faisais une très humble et très douce prière à notre bienheureux Père de me donner part à son esprit. Enfin je désirais avoir liaison avec son âme, et entrer dans ses fidélités au regard de la grâce, et après cette petite prière je me trouve dans un grand silence. Mon âme adhérait passivement à son lieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses. Dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus Christ et cela se faisait, tout mon intérieur était rempli de Jésus Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction, que depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment, mais ceci fit des effets tout particuliers en moi. Je fus comme toute renouvelée et possédée de Jésus-Christ. Je n’opérais plus que par Jésus-Christ enfin. Jésus-Christ est le précieux tout de mon cœur et ce qui se passa au temps que dessus dans quelque sorte d’obscurité, je vais manifestant tous les jours par un effet de la divine miséricorde en nos oraisons où mon âme est entrée par Jésus christ et y demeure toute sacrifiée en l’union de Jésus-Christ.

De là j’ai compris comme nous devons être anéanties en lui. Enfin que lui seul règne en nous et que nous puissions dire avec l’Apôtre : «Vivo ego…». Il serait malaisé de vous dire ce que je conçois d’une âme qui n’a plus de conduite que Jésus. Elle n’opère plus que par les mouvements de son esprit. Elle est morte pour elle et pour les créatures. Elle ne vit plus que pour Jésus. Elle est dans une passivité quasi actuelle. L’amour des divins plaisirs de son Dieu la charme et la ravit. Tout ce qui regarde les saints plaisirs lui est infiniment agréable. Hélas, mon très cher Frère! Que je serais heureuse si la sainte Providence de Jésus me donne les moyens de vous entretenir de toutes mes pauvretés et des abondances d’un Dieu! Toute ma réjouissance, c’est que Dieu est ce qu’il est. Il est la plénitude de toute grâce, de toute sainteté, et mon âme porte respect et application aux perfections divines. La simple vue d’icelles tient mon esprit en oraison. Je ne puis vous dire combien les dispositions de votre chère âme ont apporté de bonheur et de force à la mienne. Non que je me croie prédestinée à de si hautes grâces, ce sont faveurs pour les mignons [bien-aimés] de mon Maître, mais je tire d’icelles des secours très particuliers qui me donnent lumière sur mes pauvres états. Ce que Dieu est bon, mon très cher Frère : «Gustate et videte quoniam», vous le savez par une longue expérience, et moi toute petite que je suis, je vais adorant et aimant après vous, mais je crois que ceux qui peuvent devancer les autres en ce chemin de pur amour n’en font point de difficulté ni de scrupule. Que Dieu est admirable, mon très cher Frère, d’avoir tiré une pécheresse des plus abominables de la terre et lui donner liberté de courir par les sentiers de son divin amour! Demandez très instamment, je vous supplie pour moi, la grâce de fidélité; Il faut être tout à Dieu en vérité. Il n’y a pas moyen de s’en dédire. Tout est à lui, et il attire si fort notre cœur qu’il est comme suspendu entre le ciel et la terre. Il aspire à sa consommation. Les créatures lui sont tellement à dégoût, qu’il ne peut converser parmi elles que par soumission aux sacrés plaisirs de son Dieu. Mais on lui a fait depuis entendre une étrange leçon. On lui dit qu’il soit comme un mort insensible et indifférent à tout. Que tous ses désirs et ses affections quoique bonnes doivent être anéanties dans le cœur de Jésus, qu’il doit se laisser mouvoir, se laisser sacrifier et consommer sans retour, sans branler et sans produire aucune petite plainte, qu’il soit tout passé en lui et mort à soi-même. Je vous dis mes pauvres petites pensées et mes rêveries. Je les soumets à votre direction, mon très cher Frère et mon Père. Parlez à mon âme selon le mouvement que vous en aurez, ne craignant point de me faire connaître tout le mal et les impuretés que vous y remarquerez. Si vous me cachez quelque chose, je vous en accuserai devant la Majesté de ce grand Dieu. N’avons-nous pas promis fidélité en son saint amour? Je vous supplie pour la gloire de son Nom de me dire bien naïvement vos pensées, et m’enseigner comme je dois marcher purement dans les voies de Dieu. Vos paroles ont grâce et onction pour mon âme.

La vôtre du 6 courant me conduit dans le parfait dénuement en m’apprenant que notre très chère Mère supérieure est en croix par une fièvre double tierce qui la crucifie. Je l’offre et la sacrifie avec vous, mon très cher frère, au grand Dieu de notre amour afin qu’il la sanctifie. La sainte disposition où vous êtes m’attire avec vous dans un entier dégagement, et en considérant l’abondance des divines miséricordes en vous, j’en demeure dans l’admiration, et dans un désir d’en louer et remercier Dieu éternellement. Je ne saurais plus rien faire que cela pour les personnes que j’aime. Je saurais demander la guérison à Notre Seigneur pour notre chère Mère Supérieure [Michelle Mangon], toute ma félicité est de savoir que les ordres de la sagesse éternelle seront accomplis en elle, et Jésus y prendra ses divins plaisirs. Je me trouve aux sacrés pieds de notre bon Seigneur pour elle, sans faire autre chose que de révérer ce qu’il fait en son âme et les desseins éternels qu’il a de la rendre semblable à Jésus-Christ. O ma très honorée Sœur! Que vous êtes heureuse d’être toute abandonnée à Jésus sans retour à vous-même! Laissons-nous consommer en la manière qui lui plaira, vous par les croix de la maladie, notre très cher Frère [Mr de Bernières] par les pures et très vives flammes du saint amour, et moi par la pauvreté, l’abjection, et en un mot par une totale perte de moi-même. Car je connais très clairement que Dieu seul veut régner en moi.

Présentez à Sa Majesté adorable, ma très chère sœur, un petit moment de vos douleurs et la priez que par la vertu du précieux Sang de Jésus elles soient appliquées à mon âme pour lui obtenir la grâce de pureté et de fidélité au pur et simple regard amoureux d’un Dieu! Je fais prier Dieu pour vous, mon très cher Frère.

Si vos occupations étaient moins grandes, je vous supplierais de nous écrire souvent, mais je laisse la consolation que je recevrais de la fréquente réception de vos lettres à la sainte providence, de crainte que je ne recherche trop d’appui et de satisfaction, mais quand Notre Seigneur vous en donnera le mouvement, je vous supplie et conjure en son saint amour de ne le négliger point. Vous me priveriez de beaucoup de grâces.

J’aurais encore quantité de choses à vous dire et je vois que mon papier se remplit, nonobstant que je ne fais que commencer. Je laisserai le reste pour une autre fois. Cependant, je vous dirai quelque chose de nos petites affaires.

Pour ce qui regarde Rambervillers, nous n’avons point encore de résolution de tout ce qui s’est passé en la visite et élection. On m’a voulu faire craindre pour la supériorité, et effectivement, j’ai été si faible que j’en ai eu quelque appréhension, mais à présent tout est calme. Arrive tout ce qu’il plaira à Dieu! Il me tient immobile et plus adhérente à ses divines volontés qu’aux souffrances de cette charge. Néanmoins on nous a mandé que la bonne Mère Benoîte en sera chargée. Nous attendons en paix tout ce qu’il plaira à Notre Seigneur d’en ordonner.

Pour notre refuge ici, nous vivons comme des enfants attachés à la sainte Providence qui nous subvient en nos besoins. Notre bon Père [Chrysostome] nous a très instamment exhortées en ses derniers jours d’établir ce refuge et d’en faire une retraite d’âmes ordonnées et attirées à l’oraison. Plusieurs bonnes âmes me pressent de faire cela. J’en demande votre sentiment pour l’amour de celui qui seul doit être honoré en toutes nos prétentions et nos desseins. Recommandez cette affaire à Notre Seigneur et je vous supplie de le recommander à la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées] et si vous pouvez tirer en ses sentiments, car je ne veux rien en tout que la très pure volonté de Dieu. Mais s’il me fait la grâce de les connaître, j’y travaillerai de bon cœur, et me semble qu’il y a moyen d’y réussir. J’ai été fortement poussée de l’entreprendre et j’avais sur ce refuge plusieurs vues et connaissances de la manière qu’on y devait procéder, et même comme les religieuses devaient vivre en icelui. Je laisse tout à Dieu, nonobstant le zèle que je ressentirais pour cela et je n’y penserai plus que vous m’ayez dit votre pensée sur ce sujet.

Ne devons-nous pas plus espérer de vous voir, mon très cher Frère? [Ne] viendrez-vous pas visiter le tombeau de notre bon Père [Jean Chrysostome] et par même moyen consoler de votre présence ses pauvres enfants? Je n’espère pas encore retourner en Lorraine, mais si cela est, il faut auparavant que vous me fassiez la grâce de me faire voir la bonne âme de Coutances. Je ne crois pas que Notre Seigneur désagrée cela (sic). J’espère qu’il vous en donnera la pensée. Pour les commodités du voyage, j’y mettrai bon ordre et sans bruit. Il suffirait que vous y trouvassiez pour nous y donner accès.

Le bon Frère Jean [Aumont] vous salue d’une entière affection, et vous remercie de tout son cœur de la peine que vous avez prise pour son dessein. Il est tellement rempli de la divine grâce, à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer. Notre Seigneur lui a ôté celui de la solitude, pour l’abîmer plus entièrement dans le torrent de ses divines voluptés. Qu’il me mande que son union est plus forte et plus actuelle! Il persévère en fidélité et quelques fois il plaît à Notre Seigneur lui donner quelque parole intérieure pour moi, par lesquelles il m’instruit de quelque chose qui m’oblige d’être plus purement à Dieu. En ses dernières, il m’annonce une croix, et dit que Notre Seigneur lui a commandé de me l’écrire, et qu’il veut que je porte cette croix, que c’est son bon plaisir. Elle n’est point encore venue, mais dans la disposition où je suis, il me semble que par la divine miséricorde, la Toute Puissance de Jésus me tient toujours prête à tout ce qu’il lui plaira de m’envoyer. Mon très cher Frère, que c’est une précieuse voie que celle du sacré dénuement! Mais hélas, que je suis éloignée de ses puretés! Quand il plaît à Dieu me laisser à moi-même, il n’y a rien au monde de plus chétif, de plus misérable, de plus abject. Continuez, je vous supplie, de me présenter à Notre Seigneur et lui demander la grâce et fidélité pour moi. Toutes nos Sœurs vous saluent très affectueusement, elles s’adonnent beaucoup à l’oraison. Il y a une d’entre elles qui produit quelquefois de bonnes croix pour moi. Notre Seigneur est ma force et ma grâce pour les porter. Je voudrais bien savoir si notre bonne Mère Prieure vous a jamais écrit d’un grand accident où la sainte Providence de notre bon Dieu a paru manifestement pleine de miséricorde et de bonté pour nous. Je puis vous en envoyer l’histoire, si vous la voulez voir. Je l’ai fait écrire à celle d’entre nous à qui cela est arrivé. Elle va à Dieu de la bonne manière, mais son oraison me donne peu de peine. À raison que la vanité a été la cause de sa perte, si Dieu par un miracle l’eût pas préservée. Or cette vanité s’étendait à la faire entrer dans des voies élevées et surnaturelles pour l’oraison et elle faisait croire qu’elle y était en des dispositions passives et de contemplation, qu’elle m’a dit depuis avoir copié dans quelque livre pour s’en remplir l’esprit. Je connais cette fille. Il n’y a point de malice et même je crois qu’il y avait beaucoup de faiblesse en son esprit dans tout ce qu’elle faisait.

Premièrement elle n’est point agissant à l’extérieur, au contraire très lente en ses opérations. Au reste bien fidèle en ses obligations, bien désireuse de pratiquer la sainte humilité. Voici ce qu’elle m’écrit de son oraison : «Je ressens une tranquillité très grande en l’oraison et aux autres temps, quelquefois encore davantage, mais je n’ai point de pensées, je suis immobile et sans mouvement». L’entendement est tout hébété, la mémoire perdue, la volonté ne peut opérer selon ses désirs naturels. «Je conçois», dit-elle, «que c’est une grande grâce que d’être de la sorte» et d’autant que je serais trop longue à vous transcrire ce qu’elle a couché dans un petit billet. Je vous l’envoie avec une très instante prière que je vous fais de me donner lumière sur cette âme, autant que Dieu tout bon vous la donnera. Je n’ai pas assez d’expérience pour la conduire. Je me défie un peu de l’esprit des filles, notamment lorsque j’y remarque de la faiblesse. Vous êtes mon aide et mon second dans le travail des œuvres du Seigneur, et pour son amour ne me déniez pas votre lumière, ni votre assistance. Après Dieu, je n’ai que vous. Et mon bon Père [Chrysostome] m’a dit de recourir à votre charité dans mes besoins.

J’écris un petit mot à la bonne Mère de Ragues [?] et je n’osais lui écrire à raison du retour de Madame son Abbesse. Monsieur Rocquelay, notre bon Frère, prendra la peine de lui porter et de lui faire mes excuses. Nous avons reçu son devant d’autel et nous l’en remercions très humblement.

Je n’écris point cette fois à notre chère Sœur, la Mère Supérieure [Michelle Mangon]. Vous lui ferez part de nos nouvelles si la maladie lui permet d’y avoir quelque application à Dieu. Je finis au milieu d’une multitude de choses qu’il me reste à vous dire, pour en recevoir votre avis. Faites, s’il vous plaît, nos humbles recommandations à Monsieur de la G. [?] et le suppliez de prier Dieu pour moi. Je suis au saint amour votre pauvre et très indigne Sœur du Saint-Sacrement. Mille et mille remerciements à notre très honorée Sœur du trésor qu’elle nous a envoyé. Je la supplie de les faire continuer. Elle fera une charité entière à une pauvre âme qui prend beaucoup de force et reçoit grâce en la lecture de pareilles dispositions.

      1. 6 Novembre 1646 RMB Ni grâce, ni capacité pour être supérieure

Monsieur,

J’ai reçu les vôtres aujourd’hui et je vous y fais un mot de réponse. La lecture d’icelle m’a surprise aussi bien que celle de Monsieur de Barbery. Je vais vous dire tout simplement ce que j’en pense.

1/Je doute aussi bien que vous si l’ordre de Dieu m’appelle en cette maison.

2/Je n’ai ni grâce, ni capacité pour être supérieure933.

3/Je crains de perdre l’esprit d’oraison qu’il semble prendre quelque petit accroissement, celui de pénitence et de sainte pauvreté et abjection que notre bon Père [Chrysostome] nous a si saintement imprimées en notre esprit.

4/Notre communauté n’y consentira jamais, à moins que d’y remarquer les avantages d’un refuge tel que vous le proposez. Vous savez combien nos Sœurs ont d’amitié pour nous. Il faut un coup de la toute puissante main de Dieu pour me tirer d’avec elles. Mais, si elles espéraient d’être réfugiées près de nous, possible elles se laisseraient gagner. Notre Mère Prieure nous écrit et me mande de voir avec vous si nous pouvons encore espérer un refuge près de vous, et ce qui ferait réussir notre affaire934, c’est que nos Sœurs de saint-Silvin m’ont mandé qu’elles espéraient de sortir pour la Saint-Martin, mais elles me prient de n’en rien dire. Elles quittent la Basse-Normandie pour s’approcher de Paris : (si cela est), voilà déjà un de vos points accomplis. Voilà que j’écris à Monsieur de Barbery. Voyez, je vous supplie, ce que je lui écris et puis donnez la lettre à Monsieur Rocquelay, notre cher Frère, pour la cacheter et puis la faire tenir à Monsieur de Barbery. Je sais bien quelle est cette maison. Il y a près d’un an qu’il m’en a parlé, mais comme j’ai une très grande répugnance à la supériorité, et que d’ailleurs je suis liée dans une communauté de laquelle je ne sortirai jamais par moi-même, je me laisse et abandonne toute à Dieu sans réserve, pour être et faire ce qui lui plaira au temps et à l’éternité935. Et si d’aventure vous voyez jour de faire cette affaire pour l’amour de Dieu, avant que de rien conclure, demandez bien son Saint esprit pour connaître la divine volonté. Je me repose entièrement sur votre charité. Vous connaissez mes petites dispositions, et Notre Seigneur nous ayant liés par les chaînes de son saint amour, portez-moi toujours à ce qui est plus purement sa gloire. Je porte un certain état d’insensibilité à toutes choses pour me rendre à Dieu seul, et si vous y remarquez son bon plaisir, je me sacrifierai de très bon cœur, car je ne veux plus vivre que pour Jésus-Christ. Pour moi, je pense bien que, dès aussitôt que cette bonne dame [Madame de Mouy] nous aura vues, qu’elle désistera de ses poursuites. Vous savez, mon très cher Frère, que je suis une pauvre idiote et incapable de quoi que ce soit et, pour ce qui regarde d’y faire un voyage, je vous supplie d’en écrire à notre Mère promptement et qu’elle me le demande. Enfin, écrivez-nous une lettre que je puisse montrer pour avoir obéissance.

Voyez avec Monsieur de Barbery et me mandez si je dois prendre une compagne. Je crois qu’il est à propos, pour la bienséance et pour faire trouver bon ce voyage à nos Sœurs d’ici, il faudrait que vous et Monsieur de Barbery leur en écriviez un mot. Mais gardez-vous bien de leur parler des desseins qu’on a sur nous. Il leur faudra seulement faire entendre que c’est pour stabiliser un refuge pour elles, selon qu’elles-mêmes l’ont tant désiré, et que je ne ferai qu’aller et venir. Enfin, si Dieu le veut, il vous donnera toutes les paroles qui doivent opérer cette affaire. Voilà ce que j’avais à vous dire, et je vous laisse à juger quelle consolation pour moi d’être auprès de vous, de notre très chère Sœur [Jourdaine] et de notre bon Frère [Mr Rocquelay] auquel j’ai de très grandes obligations. Je l’en remercierai plus à loisir. Je fais diligence de vous envoyer la présente afin de voir ce que vous conclurez. Serait-ce point cette croix-là que notre bon Frère Jean nous a annoncée de la part de Dieu, car elle est de supériorité. Bon Dieu, n’y a-t-il pas moyen de souffrir sans être supérieure? On n’a point encore fait de changement à Rambervillers. Vous verrez, s’il vous plaît, ce que j’en écris à Monsieur de Barbery. J’ai encore beaucoup à vous dire, mais ne le pouvant aujourd’hui, je tâcherai de vous écrire le reste de mes pensées au premier poste. Cependant, recommandez le tout à Dieu autant qu’il vous sera possible. C’est affaire de sa gloire. Il la faut conduire discrètement et purement pour lui seul. J’ai une grande joie de la voir entre vos mains. Je sens peine à quitter mon état pauvre et abject pour posséder plus de commodités et, en apparence, plus d’éclat. Mon cœur se pourra résoudre à faire le voyage, mais non à accepter la supériorité, et je ne pense pas que cela soit, ou Dieu me donnera bien d’autres grâces et fera d’étranges changements dans les esprits. J’ai reçu aujourd’hui tous les écrits de notre bon Frère Jean936. Je vais travailler de bonne sorte à les faire imprimer. Je lui écrirai au plus tôt.

À Dieu, mon très cher Frère! Voyez avec quelle simplicité je vous écris. Vous le voulez bien, car vous êtes mon bon Frère et celui qui m’est donné de Dieu par la bouche de notre bon Père [Chrysostome].

Je suis en son saint amour, Monsieur, votre, etc.

      1. 10 Novembre 1646 RMB Mille fois mieux un petit coin dans mon état d’abjection

Monsieur,

Je pense que vous avez reçu celle que je vous écrivis mercredi dernier. Je réitère aujourd’hui sans attendre la réception des vôtres pour vous très humblement supplier de ma mander toutes les particularités de l’affaire que vous nous avez proposée. Si je ne me trompe, c’est chez Madame de Mouy. Il nous est du tout impossible de vous donner aucune résolution si vous ne prenez la peine de m’instruire des desseins de cette dame. Pourquoi veut-elle une Supérieure? Les Supérieures dans sa communauté sont-elles perpétuelles? Enfin, je vous supplie de me dire tout ce que vous savez de cela et ce qu’elle prétend et puis je vous écrirai selon la lumière que Dieu tout bon me donnera sur cette affaire et vous dirai avec grande franchise mes petits sentiments. Informez-vous bien de tout et si vos grandes occupations ne vous donnent point le loisir de nous écrire, notre bon Frère R [ocquelay] en prendra bien la peine. Je l’en supplie de tout mon cœur. Si vous ne trouvez point à propos d’envoyer celle que j’ai écrite à Monsieur de Barbery, je vous supplie de ne l’envoyer point. Je laisse toutes choses entre vos mains, mais je vous dirai en passant que je n’espère pas que ceci réussisse du moins n’y vois-je point d’ouverture et, si c’est l’œuvre et la volonté de Dieu, je le supplie de la faire par lui-même. Je n’y saurai rien contribuer. C’est bien assez que dans les vues de supériorité, je demeure abandonnée à toutes les volontés de Dieu. Ma faiblesse est trop grande pour faire autre chose. Vous me ne dites point qu’il y va de la gloire de Dieu dans cette charge et si vous la croyez faisable, si c’est pour quelques années ou pour toujours, si cette bonne Dame gouverne l’intérieur de sa communauté aussi bien que le reste, si elle tend à Dieu de la bonne manière. Je vous supplie très humblement de me donner réponse sur toutes mes objections et au plus tôt afin de vous écrire plus amplement et clairement. Je n’en puis dire pour le présent autre chose, sinon que j’aime mille fois mieux un petit coin dans mon état d’abjection que toutes les abbayes de France. Il me semble que je ne puis recevoir en ce monde de plus horrible affliction que de tomber dans quelque grade. Je trouve que mon esprit dit très souvent au fond de l’intérieur : «Seigneur, détournez-les de moi et me laissez vivre et mourir abjecte!». O. que l’état solitaire contient de bénédictions! Et ce que j’appréhendais bien de le perdre, et (est de laisser s’évaporer l’esprit d’oraison qui est encore bien faible en moi. Je pensais hier en moi-même : serait-ce pas le diable d’affaire que notre bon Père nous faisait craindre? Non puisque les serviteurs de dieu s’en mêlent et qu’ils ne recherchent que sa gloire bien purement. Je remets le tout à la sainte Providence, mais croyez que je ne puis envisager les charges que comme de très douloureuses croix et néanmoins il faut mourir à tout et se laisser en proie aux desseins de Jésus-Christ. C’est ce que je fais selon ma petite grâce.

À Dieu! C’est en hâte. Je suis bien pressée. Dieu, Dieu, et il suffit! Je suis en Lui, Monsieur, votre, etc.

      1. 17 Novembre 1646 RMR Un refuge pour nos Sœurs près de Caen

Dieu seul et il suffit!

Monsieur,

Je vous dois des reconnaissances infinies puisque les biens que vous me procurez sont infinis. J’ai reçu vos chers et précieux cahiers avec des satisfactions que je ne vous saurais exprimer, d’autant que vous donnez moyen de faire imprimer la sainte abjection937. J’ai écrit à Paris pour traiter avec l’imprimeur de notre bienheureux Père qui a grande affection d’imprimer toutes ses œuvres. Je tiendrai la bonne main à cet ouvrage afin que vous et celles qui ont l’honneur d’être ses enfants puissent participer à son esprit. Je ne vous puis dire les bons effets que la lecture de ces saints cahiers a causé dans l’esprit de nos Sœurs et combien ils m’ont touchée. Je vous déclare que ce sera la règle de ma vie et que la sainte abjection m’accompagnera dedans le tombeau, si toutefois il plaît à notre bon Seigneur agréer mes pauvres petits désirs. Il soit béni à jamais de vous avoir donné la sainte affection de nous faire tant de bien! Cette charité, mon très cher Frère, servira à votre perfection puisque vous avez eu le zèle de travailler pour la nôtre. Je vous en suis très singulièrement obligée. Je vous supplie de prendre la peine de donner la ci-jointe en mains propres à ma chère mère Le Haguais et de présenter nos très humbles et très affectionnés saluts à notre très chère Sœur la Mère Supérieure [Jourdaine]. Je désire beaucoup de savoir de sa santé et comme la fièvre la traite à présent. Je vous supplie aussi, mon très cher Frère, de voir avec notre très honoré Frère, Monsieur de Bernières, ce qui sera conclu sur l’affaire qu’il a pris la peine de nous proposer. Je crois que vous le savez bien entièrement, et comme ses grandes affaires l’empêchent de nous en donner des nouvelles, je vous supplie, mon très cher Frère, de nous en écrire ce qu’il vous en dira et l’avertissez qu’une dame de Paris a aussi fait demander pour être Supérieure dans une maison qu’elle prétend de rétablir.

Si l’on peut obtenir un refuge pour nos Sœurs près de Caen, je crois que la chose qu’il nous a écrite se pourra faire, mais à moins de cela, ou que Notre Seigneur n’ait un dessein particulier pour moi dans cette charge, je n’y vois point d’autre. Je lui ai écrit deux fois pour cette affaire, mais je sais qu’il en a tant d’autres qu’il n’y saurait avoir si grande application. Informez-vous, je vous supplie, si ce refuge se fera. Je le désire à raison que notre bonne Mère Prieure nous mande que je fasse diligence d’en trouver un pour y loger celles de nos Sœurs qu’elle renverra en France. Je viens de recevoir de ses lettres qui nous avertissent que comme notre maison a été très négligée depuis plusieurs années, et que n’y ayant fait aucune réparation, elle va tomber en ruines tout entièrement sas y pouvoir remédier qu’avec une somme d’argent très notable. Que direz-vous de cet accident, mon très cher Frère? Pour moi je pense que Notre Seigneur nous veut entièrement dépouiller de toutes les affections que nous avons d’y jamais retourner et qu’il nous exilera qui çà, qui là, pour faire son ouvrage en la manière qu’il lui plaira. Pour moi, je vous le dis franchement que je n’ai plus aucune attente de ce côté-là et que notre bon Seigneur me tient dans une telle adhérence à ses ordres et dans un amour si intime de ses divines volontés, que je suis dans l’abandon à son bon plaisir sans qu’il me soit permis de faire ou former aucun désir ou dessein particulier. Il faut que je demeure anéantie dans la sainte Providence et que ses saintes volontés soient tout mon plaisir et les délices de mes affections. Voilà comme je demeure au milieu de mille orages qui s’élèvent très souvent et qui semblent tout renverser, mais j’ai une grande expérience de la bonté de Notre Seigneur dans cette disposition, car de quelque côté que le navire tourne, l’âme envisage toujours son Dieu, mais d’un regard simplement amoureux qui la fait perdre et abîmer dans le sein de la divinité. Je ne sais si je dis bien, mais la paix que l’âme possède me fait penser que c’est ainsi. Vous le concevrez mieux que moi, mon très cher Frère, car je suis votre pauvre néant qui n’ai pas encore fait de progrès dans les voies de la sainte perfection. Je ne sais rien, aussi ne dis-je rien sinon qu’il fait bon être à Dieu. Oui, mon très cher frère, qu’il fait bon être tout à Dieu! Que l’âme s’anéantisse pour laisser régner Jésus Christ en elle de son règne de puissance et d’amour! Je vous supplie de prier Jésus et sa très sainte Mère pour moi et lui demander ma parfaire conversion, mais sur toutes choses, priez très instamment Notre Seigneur qu’il détruise en moi tout ce qui s’oppose à lui, surtout ce fond d’orgueil dont je suis toute pétrie. Je ne sens qu’un seul désir, c’est que Jésus Christ règne sur toutes choses et soit en toutes choses! Et c’est la grâce que je lui demande pour vous et pour tous nos amis et amies. Je n’ai pu avoir d’autre désir depuis qu’il m’a fait connaître que la créature n’a rien à faire en ce monde que de s’anéantir pour laisser vivre en elle Jésus-Christ.

À Dieu, mon bon Frère! Je vous supplie de me recommander à notre très cher Frère [Mr de Bernières] et si Notre Seigneur vous donne la liberté de nous écrire, je vous supplie d’en prendre la peine. Jésus Christ et sa très sainte Mère demeurant avec vous, je suis en leur saint amour, Monsieur, votre, etc.

      1. 14 Décembre 1646 RMB Je doute si nos Mères me donneront liberté d’y être retirée.

Dieu seul et il suffit!

Mon très cher Frère,

J’ai reçu les vôtres très chères par lesquelles vous prenez la peine de nous déclarer vos pensées sur l’affaire dont il est question. Je vais vous dire en simplicité tout ce qu’il me sera possible de nos affaires. Et, pour vous parler de mes sentiments, j’ai une entière répugnance aux charges et grades de religion, et mon attrait me porterait, ce me semble, à être comme le rebut d’une communauté, sans qu’aucune créature pensât à moi. Dans cette disposition, la partie supérieure de mon âme est tellement sacrifiée et soumise aux bons plaisirs de Dieu qu’il me semble n’y ressentir aucune rébellion, et il me fait cette grande miséricorde de demeurer toujours très abandonnée à sa sainte volonté. Voici ce que j’ai fait sur ce sujet, afin de n’y rien faire de moi-même. J’ai premièrement remis toutes choses à la sainte et adorable Providence de Notre Seigneur. J’ai prié selon ma petite puissance. J’ai fait dire des messes et les bonnes âmes que je connais ont fait des neuvaines de communions, priant avec ferveur que les très saintes volontés de Dieu s’accomplissent en moi, selon ses desseins éternels. Quelques-unes ont eu des petites connaissances pour moi. Je vous en dirai quelque chose après que j’aurai achevé de vous exprimer ce que j’ai fait pour l’affaire dont vous avez pris la peine de nous écrire, après avoir beaucoup fait prier. J’ai écrit à notre bonne Mère Prieure [Bernardine Gromaire] et aux anciennes de notre communauté [de Rambervillers]. Je leur ai envoyé les lettres de Monsieur Ameline qui dépeint assez bien les volontés de Madame de Mouy. Je leur ai représenté les avantages qu’elles y peuvent rencontrer et la nécessité d’envoyer la Mère Benoîte [de la Passion] ici, ou que la Prieure y retourne. Et après leur avoir proposé mes petites pensées, je leur témoigne que je suis entièrement sous le pouvoir de l’obéissance, et qu’en cette affaire je ne formerai aucune idée de résolution, que j’attends la manifestation des divines volontés par les leurs. En un mot, je leur ai fait savoir que je n’ai de vie que pour l’employer à servir notre communauté, puisque Notre Seigneur le veut ainsi. Là-dessus, je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé. J’y trouve moins de réserve et une plus grande paix intérieure. Ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu. Et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que jamais je n’en avais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite ni à gauche938. Je la laisse choisir pour moi. Il me suffit de me délaisser et reposer toute en lui, de façon que les réponses que je recevrai de Lorraine soient d’aller ou de demeurer. Je les recevrai comme les ordres de mon bon Seigneur et, sans avoir d’autres regards, je ferai mon possible pour les accomplir. J’espère que dans quinze jours nous en aurons des nouvelles, mais en attendant, priez Dieu toujours, mon très cher Frère, afin que Dieu seul soit au commencement, au milieu et à la fin de cette affaire.

Je vais maintenant vous parler de nos affaires temporelles, puisque Dieu tout bon vous donne une charité si grande que, dans la presse de vos importantes obligations, vous ne laissiez pas d’avoir quelques pensées sur ce qui nous regarde. Touchant le refuge près de Caen, je doute si nos Mères me donneront liberté d’y être retirée. De plus, il faut vous parler comme à mon vrai frère, et à celui qui me sert de Père en l’amour et sacrée dilection de Jésus-Christ. Je ne vois point de résolution constante dans les esprits de notre maison de Rambervillers. Aujourd’hui elles veulent sortir, et puis elles veulent demeurer. Notre bonne Mère m’écrivit et m’ordonna de lui trouver un refuge pour quatre ou cinq religieuses, qu’il était impossible de vivre dans notre Maison. Après que j’ai eu fait toute diligence, elles n’en veulent point. Elles voudraient sortir et demeurer toutes ensemble. Cela ne se peut, et si elles se résolvent à nous laisser aller. Je crois que la somme de Madame de Mouy leur sera bien agréable. J’ai quelque doute qu’elles veuillent consentir à notre sortie d’ici [Saint-Maur-des-Fossés]. D’autres fois, je pense que la pauvreté les pressera d’accepter les cent livres pour réparer la maison. De tout cela, je ne puis rien juger sur notre sortie, et si cela dépendait de quelques-unes d’ici, elles n’y consentiraient jamais. Je vous ai écrit, mon très cher Frère, la plus grande croix que je porte ici. Et je pense que vous aurez reçu nos lettres, car il y a plus de huit jours. Pour ce qui est d’une maîtresse de novices, je ne vois pas que j’en puisse mener une de notre Maison. Il n’y en a point ici de propre que ma Sœur Dorothée [Catherine Dorothée de Sainte-Gertrude], mais elle est toujours malade, et je ne crois pas qu’elle y veuille condescendre. Pour Rambervillers, je n’en vois point que notre Mère Prieure [Bernardine Gromaire], la Mère Benoîte [de la Passion] et la Mère de la Résurrection, et je ne saurais espérer ni l’une ni l’autre. Ma Sœur de la Nativité est bonne fille qui tend bien à Dieu, mais elle est si faible qu’elle ne saurait quasi faire observance et, avec cela Notre Seigneur la tient encore en quelques obscurités de scrupule. Voilà mon très cher Frère, tout ce que je reconnais dedans notre communauté capable de soutenir quelques charges. Je ne vois pas moyen d’en espérer aucune. Les autres qui restent sont bonnes filles qui pratiquent la bonne vertu, mais qui n’ont pas, ce me semble, ouvertures aux voies plus dégagées. Je les trouve bonnes pour elles, mais pour conduire les autres, je n’ai pas remarqué qu’elles aient talent pour cela. Je sais très bien que la grâce opère des merveilles en peu de temps, mais en matière d’affaire, nous ne pouvons parler que du présent. Il faut laisser l’avenir à la Providence. Et je conclus donc que je ne pourrai point mener de Maîtresse de novices. Celles qui ont capacité pour cette charge sont occupées en notre Maison. Celles d’ici sont très faibles et scrupuleuses.

Je laisse ce point pour passer à un autre, et vous dire que depuis un mois on m’a proposé plusieurs fois, de la part de Madame de Brienne, de Monsieur le Curé de Saint-Sulpice, de Mademoiselle Angélique et autres, de prendre la supériorité des Filles de Notre-Dame de Liesse qu’on tâche de rétablir au faubourg Saint-Germain, et on me presse de l’accepter. Monsieur Le Vachet, ami de notre Père, est l’entremetteur de cette affaire. On nous appelle à Paris pour en traiter et pour prendre quelque résolution. Mon très cher Frère, je dirais quelquefois volontiers que le diable d’affaires est en campagne, car je reçois des propositions de toutes sortes. Je ressens bien plus de répugnance à l’affaire de Madame de Brienne qu’à toutes autres, car c’est une chose bien fâcheuse de se joindre avec des filles qu’on ne sait si elles ont grâce et vocation. On les croit très difficiles à gouverner et, en ce point, j’appréhenderais l’autorité de la Reine, mais Dieu tout bon y pourvoira. Je vous supplie de la charge de supérieure, qui m’est toujours suspecte, je serais bien, ce me semble, à Caen. Vos saintes conférences et les fréquentes répétitions des saintes maximes de notre bon père [Chrysostome] me serviraient merveilleusement pour aller vite à la perfection. Je ne choisis rien du tout que les volontés toutes aimables de Notre Seigneur. Voici quelque vue obscure d’une grande servante de Dieu, que je connais avoir de hautes grâces d’oraison et d’union. Elle me parla ainsi : «Ma Mère, environ sur l’heure du soir, j’eus une vision intellectuelle qui me représentait Notre Seigneur Jésus-Christ devant vous, et vous à ses pieds, à deux genoux, les mains jointes. Notre Seigneur était debout, en habit de pauvre, et son divin visage paraissait tout triste. Il semblait faire quelque plainte et vous demander secours. Il leva la main droite et vous marqua au front et fit en vous quelque chose qui me fut inconnu. Durant ce temps-là, je criais : «Ma Mère, soyez fidèle! Dieu a de grands desseins sur vous». J’eus une pensée de ne vous point dire ceci, mais on me dit intérieurement d’une voix fort intelligible : «Ne crains point de lui dire, elle en sera plus humble».

La même personne me vit encore deux autres fois à la droite de Notre Seigneur, mais je n’ai point demandé ce qui s’y passait. Notre bon Père a vu cette âme et a trouvé ses visions bonnes pour moi. Je les laisse à la sainte Providence. Tout ce que l’on me dit ne sert qu’à m’anéantir plus profondément. Il faut encore ajouter que cette vision a été donnée en Normandie. Cette âme à qui elle a été faite y était. Toutes ces pensées et ces vues ne me touchent pas, sinon pour me sacrifier et abandonner sans réserve aux desseins de Dieu et pour me tenir en grande humilité. J’ai cru vous devoir dire toutes ces choses, afin de vous donner toutes les connaissances qui vous peuvent aider à connaître les volontés de Dieu sur son esclave. Ce sera pour mon âme un très grand bonheur si Dieu me fait approcher de vous. Tous les sentiments que vous m’avez écrits sont très considérables. J’en ai tiré copie pour les envoyer à Rambervillers. Elles y verront leurs avantages. Quant à la conduite de nos Sœurs d’ici, elles sont toutes capables de me diriger et conduire. Leurs grâces et leurs lumières vont bien plus haut que ma petite portée. Je révère leur vertu et ne suis pas digne de leur rien enseigner. Elles sont fidèles au Saint-Esprit. Il n’y a que cette pauvre fille dont je vous écrivis ces jours passé la triste disposition. Elle a besoin de vos prières. Je ne vois point de remède à son mal, d’autant qu’il est annexé à la nature. Il me paraît qu’elle a manqué de mortification et, de plus, son esprit est naturellement très faible et petit. C’est néanmoins un bon exercice à celle qui sera Supérieure ici. J’ai encore un mot à vous dire touchant le refuge que vous nous procurez avec tant d’affection et de bonté. Je vous en suis très obligée, mais je vous supplie que l’impuissance où la Sagesse éternelle vous a mis ne vous soit point une croix pesante, ni mortifiante. Jésus-Christ ne veut point autres choses de vous pour nous que vos saintes prières, vos conseils et un peu de soin aux affaires qui seront de sa gloire, comme celle dont il est question. Soyez pauvre, mais parfaitement pauvre, puisque Notre Seigneur vous fait l’honneur de vous donner part à ses états pauvres. Je révère la charité qu’il a mise en vous, mais je ne voudrais pas qu’elle vous fit faire autre chose que ce que vous faites. Il nous faut demeurer dedans nos voies avec fidélité, vous dans votre pauvreté, mon très cher et très aimé Frère, car c’est dans cet état que mon âme vous chérit d’une manière que je ne saurais exprimer, et moi dans le plus parfait abandon qu’il me sera possible. Je ne sais si c’est l’habitude, mais je n’ai pu rien détruire, ni pour moi ni pour mes Sœurs. Il me suffit que Dieu est, et me semble que toute ma joie et ma consolation est de me jeter dedans Dieu, et je trouve que Dieu est en tout et partout. Il ne faut que pureté pour le trouver. J’avais eu quelques ouvertures pour stabiliser notre refuge de Saint-Maur, mais l’affaire de Madame de Mouy l’a arrêté. Si elle ne réussit, je tâcherai de voir les moyens de nous assurer ici, mais ce ne sera pas sans quelque peine si Dieu ne me l’ôte, car j’aime si fort d’être abandonnée à la sainte Providence qu’il me semble que je ne devrais jamais avoir rien d’assuré, et cette pensée m’a donné quelque rebut pour Madame de Mouy, car on ne souffre rien dans sa Maison. La sainte pauvreté n’y répand point ses agréables odeurs. De plus j’aurais peine de m’y accommoder pour la nourriture, car l’abstinence ne s’y observe point, et depuis quelque temps je ne mange plus ni œufs, ni poisson, seulement un potage ou bien quelques légumes ou racines. Ma nature s’y est accoutumée, de sorte que je me porte très bien, et mon esprit en est plus libre et dégagé des fumées et vapeurs. J’ai aussi des incapacités naturelles aussi bien que des pauvretés intérieures et de grâce qui me rendent bien impuissante de la charge de Supérieure. Je ne saurais de rien servir au chœur pour le chant, je n’ai plus de voix. Depuis que j’ai eu la toux, il m’est impossible de chanter. Il faut dire ce point à Madame de Mouy, car il est important. Non, mon très cher Frère, il ne faut point penser à retourner en Normandie si le refuge n’y est bien solidement fondé. Laissons-le à la sainte Providence, et attendons les résolutions de nos Mères de Lorraine. Elles n’ignorent point les grandes affections que Dieu vous a données pour notre communauté; c’est pourquoi elles vous sont autant obligées que si vous leur donniez des royaumes. Pour moi, mon très cher frère, je vous suis plus redevable pour la plus petite de vos lettres que votre bonté prend la peine de m’écrire, et elle me donne plus de biens intérieurs et de consolation que si vous me donniez des empires. Notre pauvreté telle, ce me semble, que Dieu seul y doit mettre la main pour sanctifier en icelle par la divine miséricorde et pour la secourir selon qu’il lui plaira. Je ne saurais rien faire en tout que d’adorer Dieu et laisser et toutes choses à sa volonté; il est le maître absolu; attendons qu’il fasse ce qu’il lui plaira. Je ne sais ce que c’est; je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervillers et, et pourvu que Dieu demeure en moi, et me retire et me préserve du tracas, tous lieus par sa grâce me sont indifférents. J’aurais encore beaucoup à vous dire, mais c’est trop pour une fois; il faut différer le reste; cependant, priez toujours, mais priez ainsi : que Jésus Christ règne absolument et puissamment en moi, que je ne vive que pour lui, qu’il me soit uniquement toutes choses, que les créatures soient anéanties en moi, et que je ne produise jamais quoi que ce soit de moi-même, ni par moi-même, ni pour moi-même; mais que ce moi-même soit détruit, afin que Jésus règne seul en moi d’un règne d’amour et de paix. C’est en son saint amour que je vous rends mille grâces très humbles de toutes les peines que vous prenez pour moi, ou plutôt pour lui, puisque son ouvrage. Je voudrais bien écrire à ce digne personnage, Monsieur de la Garende, qui a bien daigné nous honorer de ses lettres. J’ai ferai mon possible, et à notre chère Mère Supérieure [Jourdaine de Bernières] à qui je suis tant obligée. Si toutefois j’y manque pour cette fois, je vous supplie très humblement de leur faire mes excuses; ce sera pour la première occasion. Cependant, je les salue au saint amour de Jésus et notre bon Frère Monsieur Rocquelay. Je suis à tous, mais à vous en particulier, mon très cher frère, votre indigne et très pauvre, mais très intime et fidèle...







Jean de Bernières et l'Ermitage de Caen, une école d'oraison contemplative au XVIIe siècle.



Lettres & Maximes


Tome II


1647 – 1659



Suivant l’ordre chronologique de la Correspondance

Citant des extraits du Chrétien Intérieur

et d’Auteurs mystiques





Dom Éric de Reviers, o.s.b.



Avec une étude par Jean-Marie Gourvil






Correspondance 1647-1659


[1647]

      1. Janvier1647 L 1, 37 J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort.

Ma très chère sœur939, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas940. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même941. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière. Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant942. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente943. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme944. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela945.


      1. 18 Janvier 1647 RMB Votre silence a été bien long; votre fièvre en a été la cause

Le Divin plaisir de Dieu suffit. Monsieur, il y a longtemps je cherche les moyens de vous écrire, mais personne ne me pouvait donner adresse pour vous trouver à Rouen. J’avais prié Madame de Mouy de me la mander. Elle m’écrivait qu’elle ne le savait pas; je bénis notre Seigneur qui me console aujourd’hui d’un mot de votre main, par lequel j’apprends la continuation de votre fièvre et comme le bon Dieu ne vous traite plus en enfant, mais comme un de ses fidèles serviteurs : c’est dans ces rencontres mon très cher Frère, que l’âme glorifie Dieu au dessus d’elle-même et d’une manière très agréable à la divine majesté. Je la supplie de vous donnner la grâce de lui être bien fidèle et que vous soyez parfaitement pauvre comme Jésus-Christ l’a été sur la Croix; mon âme porte un grand respect à cet état de privation, je l’honore et chéris de tout mon cœur. Votre silence a été bien long; votre fièvre en a été la cause, notre bon Seigneur ne m’a pas trouvé digne de recevoir plus tôt de vots chères nouvelles. Il en soit béni. L’union qu’il a mise en nous par lui-même et par la force de son pur amour demeure toujours entière nonobstant toutes les privations. Madame de Nouy nous écrit plusieurs fois et m’a pressé d’accepter ses offres, notre mère Prieure et notre communauté ont de telles répugnances pour cette affaire que l’appréhension qu’elles ont que je l’accepte leur fait prendre la résolution de me rappeler et de me faire retourner en Lorraine. Si vous voyez leurs sentiments, vous en seriez étonné et de quelle sorte elles nous écrivent, je crois, mon très cher Frère, que nous n’y devons plus penser : notre communauté me mande que je les ferai toute mourir, si je les quitte, notre Prieure languit : enfin tout est en affliction sur une simple prière, et vous diriez qu’on me prendra par violence tant elles pressent mon retour. Je pense que c’est temps perdu d’en écrire davantage, si ce n’est que notre Mère retourne ici elle sera plus facile à gagner; ne prenez pas la peine de leur écrire si Dieu ne vous en donne le mouvement, leur résolution est trop arrêtée. Je suis en soin d’une lettre de trois ou quatre feuille d’une lettre que je vous ai écrite; je doute que vous l’avez reçue, car je pense que vous étiez déjà hors de Caen. J’ai été à Paris dans l’espérance de vous y trouver, mais la Providence vous tient à Rouen sur la croix. Aimons Dieu en la manière qu’il veut être aimé de nous chacun selon sa voie qu’importe (comme votre charité me disait l’autre jour) en quel état nous soyons, pourvu que nous fussions tel que Dieu nous veut. Je veux être à Dieu en la manière qu’il lui plaira ce me semble, soit en ténèbres, soit en pauvreté et abjection. Je suis contente de tout ce qu’il veut, si votre maladie vous permettait de me dire votre pensée sur la sainte indifférence à tous états; sans doute vous me diriez des merveilles; ce sera quand il plaira à notre Seigneur vous en donner la liberté et qu’il aura préparé mon âme à recevoir ses divines miséricordes par votre saint entretien que je désire auntant qu’il m’est possible, sans me retirer de la soumission que je dois avoir à toute privation. Donnez-nous quelques fois de vos nouvelles sans vous incommoder et de l’état de votre maladie; j’ai quelque doute qu’elle ne vous emporte après avoir bien langui comme notre bon Père946. Hélas! si cela arrive, je serai dans la grande pauvreté de vrais amis; mais si Dieu le veut, allez je vous sacrifie. Il me tarde de me voir toute seul et sans secours et sans appui que de Dieu seul en qui je me repose. Je suis en lui de tout mon cœur pour jamais d’une sincère affection, Monsieur, votre.

      1. 4 Février 1647 L1, 57 Je reçois des nouvelles lumières, et de nouvelles forces pour aller promptement au dernier état que Dieu me prépare.

M947. Pour commencer par ma santé, je trouve qu’elle est un peu meilleure, quoique je ne dorme pas bien, et que je sois toujours au lit. Et si je n’étais point si souvent diverti des visites, il me semble que j’y passerais assez doucement ma vie. Notre Seigneur commence à renouveler en moi les désirs d’être tout à Lui, et d’entrer dans les états pauvres et abjects de sa vie voyagère948. Mon âme n’est plus si engourdie, et l’infirmité de mon corps se diminuant, il semble qu’elle devienne plus vigoureuse, ou fait que Notre Seigneur me redonne ses lumières et ses grâces qui m’avaient été ôtées durant mon séjour à Rouen. Je fais à présent réflexion plus particulière sur l’état où j’étais; soit que Dieu l’opérait ou la maladie. Je commence à connaître qu’Il produira en moi de bons effets, et que cette grande impuissance où je me suis trouvé, me communique d’une manière que je ne peux expliquer, une voie de Notre Seigneur949. La réduction dans mon néant, étant, je crois, une préparation pour recevoir de nouvelles grâces, auxquelles je désire d’être très fidèle950.

Au milieu de mes ténèbres et de mes insensibilités, j’eus une pensée pour rendre à mon dépouillement suavement, mais pourtant efficacement, qui ne m’était jamais tombée en l’esprit. J’en remercie Notre Seigneur qui nous fait du bien au milieu de nos ingratitudes. Je la tiens si bonne et si propre à me dépouiller, que j’espère posséder ce bonheur dans sept ou huit mois, au point que notre bon Père l’a désiré951. J’en ai déjà fait quelque ouverture à ma belle-sœur952 qui l’agrée; non le dépouillement, car je ne lui découvre pas encore mon intention, mais de me défaire de ma charge, en la manière que notre frère N953 vous le dira. Je commence à soupirer de nouveau après la possession d’une vie méprisée et abjecte.

J’ai trouvé dans le petit livre que vous m’avez envoyé, et que j’avais quasi peine à ouvrir, deux ou trois avis de notre bon Père qui me consolent extrêmement en les lisant954. Je reçois des nouvelles lumières, et de nouvelles forces pour aller promptement au dernier état que Dieu me prépare. Il faudrait se voir pour parler de ceci. Mais je vous avoue, N. que mon lit m’est bien agréable. Comme les visites des gens du monde se diminuent, celles de Notre Seigneur s’augmentent; et peut-être je ne me trouverai de longtemps, dans un si grand repos. Dès le matin je me repais de la viande des voyageurs955, et du pain des Anges956, qui me fortifie à merveille. Et afin que je fusse à Rouen dans quelque petit délaissement, il fallait que je fusse privé de ce bonheur par un trait de la pure Providence, qui m’avait éloigné de deux ou trois journées seulement du lieu où je le pouvais posséder.

Si vous me demandez de mon oraison présente, je ne vous dirai autre chose, sinon que c’est un envisagement de Dieu dans ses divines perfections ou de Jésus en ses états957, qui repaît les puissances de mon âme et qui m’entretient avec beaucoup de joie et d’amour. Je suis tout plein de désirs d’être fidèle, et connaît clairement dans la même lumière la misère de ceux qui ne marchent pas dans les voies du Verbe Incarné958. O qu’il est vrai ce que vous me demandiez hier! Que peu les connaissent! Que peu les aiment et les cherchent! Sortons de notre engourdissement, N. et allons à Dieu en la manière qu’Il le veut de nous. Que les créatures ne nous empêchent point. Hélas! Quel rapport y a-t-il d’elles au Créateur, l’Amour duquel doit prévaloir à tout respect humain? L’espérance de ma liberté me réjouit et me serait dire beaucoup de choses, si j’étais avec vous; quoique la nature par de petits intervalles ressente encore un peu le dépouillement qu’elle prévoit. Mais notre bon Père dit dans nos réponses959, qu’il ne faut pas s’en mettre en peine, et que nous n’avons besoin que de la fidélité de la partie supérieure960.

Je vous supplie de consulter un peu devant Dieu : savoir si dans le même dessein de mener une vie méprisée, abjecte, et cachée, je ne dois point cesser de donner des avis spirituels à quelques personnes, qui quelquefois m’en demandaient961. J’ai eu un très grand dégoût de le faire, depuis que Notre Seigneur m’a un peu fait connaître moi-même. Et pour parler véritablement, je n’en suis point capable; et je crains que cela ne serve à entretenir une bonne opinion que l’on pourrait avoir de moi, plus avantageuse que je ne mérite962. J’en remarquai hier quelque chose à notre petit frère. D’un côté je crains de le contrarier; de l’autre je crains d’entrer dans un procédé qui ne soit pas conforme au dessein de ma vie. Vous et N., en serez toujours exceptés, puisqu’il n’y a rien de caché entre nous, sinon que je ne découvre pas assez mes misères. J’en ai un fonds si grand et si étendu, que je ne puis assez m’étonner, comme Notre Seigneur me souffre avec ses serviteurs. Et l’inutilité de ma vie passée avec l’infidélité aux grâces qu’il m’a faites m’est si présente, que je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de quelques bonnes personnes, qui quelquefois me donnent quelques louanges. O.! N. que l’abîme du néant de la créature est infini! Et que les miséricordes de Dieu en son endroit sont aussi infinies! Je connais ces deux choses contraires dans une même lumière, si clairement que mon esprit n’en peut être désoccupé. Ne sortons jamais du néant, et de tout; ces deux extrémités si éloignées se ramassent et se réunissent dans un cœur qui serait bien humble. Priez Notre Seigneur que le nôtre le puisse devenir, et qu’il ne se glorifie dans ses infirmités, que pour habiter la vertu de Jésus-Christ en lui963.

      1. 15 février 1647 L 2, 35 Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.

Ma très chère sœur964, me voici de retour à Caen encore malade et dans le lit, après l’avoir été six semaines à Rouen. Durant ce temps-là je n’ai point eu de vos nouvelles, ni ne vous ai pu donner des miennes, parce que j’étais trop accablé de mal. Recommençons maintenant, ma très chère sœur, le commerce de nos lettres, afin de nous entre consoler, et nous encourager pour aller à la pureté de la perfection. Je ne suis jamais plus satisfait, que quand je reçois un petit mot de vous, et cela me fait grand bien. J’ai reçu votre grande lettre du quatorzième décembre seulement après mon retour ici. Dieu soit loué des miséricordes qu’Il vous fait. Vous ne me consolez pas peu de me dire les dispositions de votre âme. Mais enfin cela est-il résolu que vous ne viendrez point au couvent de Caen? Quel est le dernier sentiment de vos Mères965? J’approuve les sentiments de soumission, et d’obéissance, que Notre Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance966. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelque grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions967. Que la pureté d’amour968 est rare, ma très chère sœur! Les âmes ne la possèdent que dans la perte de tout ce qui n’est point Dieu, et dans une parfaite mort de toutes choses969. Quand j’ai lu votre lettre, j’ai trouvé que votre genre de vie est bien austère. Et je ne pense pas contrevenir aux ordres de ceux qui vous gouvernent, en vous disant ceci970; l’un d’eux ayant trouvé difficulté à choses semblables971. Si Dieu néanmoins veut cela de vous, il le faut faire. Mais si vos supérieurs désapprouvent ce procédé, le sachant, je ne crois pas que vous le deviez continuer972. Vous n’êtes pas tant à vous qu’à la Religion973. Le Père N974. qui vivant de la sorte, a obéi à ses supérieurs, qui lui ont commandé de manger comme les autres; et Notre Seigneur a donné bénédiction à son obéissance. Car je crois qu’en suite il reçut beaucoup de grâces. Il se mortifie encore beaucoup au manger; mais il mange comme la Communauté.

Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut975, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père976, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait? Que j’ai grand désir de le voir977!

Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse978. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu979. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies980. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, «redactus sum ad nihilum 981», j’ai été réduit au néant982. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même983.

Toute ma consolation est, après la sainte communion considérant l’abîme de ma misère, d’envisager Jésus comme un abîme infini de perfections. En lui je trouve tout ce qui me manque. Je m’appuie en sa divine force au milieu de mes faiblesses, «abysus abysum invocat... 984» Je sens visiblement qu’à mon abîme d’imperfection se veut joindre cet abîme infini de vertu, et de grandeur. Vous entendez mieux ces sentiments que moi, et puis il faut finir985.

J’oubliais à vous dire sur un article de votre lettre, qu’il ne faut demander des révélations sur nos affaires. Je crois bien que vous ne le faites pas, et que vous vous contentez de les recommander aux prières des bonnes âmes. Les deux dont vous me parlez, ne me sont pas connues. C’est pourquoi je n’en dis rien. Mais notre bon Père m’a souvent dit qu’il se rencontre beaucoup d’illusions dans telles visions qu’il ne faut pas mépriser, mais aussi il ne faut pas s’y assurer986. La seule foi est certaine, qui nous révèle les voies du Verbe Incarné, et les divins états qu’il a portés en la terre. Marchons avec Lui, ne nous appuyant qu’en Lui. Adieu.

      1. 16 février RMB Il faudra souffrir par notre retour à Rambervilliers

Monsieur, mon âme a reçu tant de forces et de consolations par la lecture de vos chères lettres que je ne vous en saurais jamais asssez remercier et ce m’a été une petite morrification d’en être privée si longtemps; mais puisque la divine Providence le permettait il fallait se soumettre aux divines volontés et agréer telles privations qui seront peut-être les avantes-courières de beaucoup d’autres qu’il faudra souffrir par notre retour à Rambervilliers. Je prévois un prompt rappel de la part de nos mères et ici, de très grandes oppositions à me laisser aller et pour quelques lettres que la communauté en a écrit pour nous y disposer toute notre connaissance fait grand bruit et sont en résolution d’aller trouver Monsieur l’official pour l’obliger d’empêcher ma sortie de saint Maur. Tout ceci tend à mon humiliation et me donne un dégoût de demeurer davantage en ces quartiers. J’ai grande répugnace de demeurer en un lieu où l’on me connaisse et jusqu’ici, j’ai tâché de n’entretenir personne et me suis gardée, ce me semble, et d’entrer dans l’amitié des créatures et nonobstant cela, il me semble que les créatures me pourchassent. O mon très cher Frère, que la vue et l’entretien d’icelles me font de peines et je vois par là que je ne suis point morte, mais toute vivante à moi-même dans la recherche de mon repos. Sacrifiez moi, je vous supplie, de tout votre cœur, et m’abandonner au bon plaisr de Jésus Christ pour suppléer à ma lâcheté et à la répugnace que je ressens pour la conversation. O sainte solitude, O sacré silence, où l’âme n’a rien à démêler avec les créatures! c’est une chose effroyable que partout où je vais, la créature me suit : c’est un malheur pour moi plus grand que je ne le saurais dépeindre et si je le vois sans remède qui est bien le pire de tout. Patience en abjection, voilà mon partage.

Je crois que c’est une chose toute certaine que je n’irai pas à Caen, notre communauté y répugne d’une si étrange sorte que si vous voyiez les lettres de notre bonne Mère, sur ce sujet, vous en seriez étonné. J’ai laissé cette affaire au pied de la Sainte Croix où je l’ai toujours considérée lorsqu’il s’agissait de travailler et demeur, ce me semble, abandonnée. Au reste, mon très cher Frère, j’ai cru vous accompagner dans la maladie et c’est ce qui a retardé les présentes.

      1. 26 février RMB Vous êtes encore nécessaire pour sa gloire

À Monsieur de Bernières le 26 février 1647.987

Dieu seul! Monsieur, vos trois dernières lettres me sont bien précieuses, mais la seconde en date du quatre courant contient pour moi une telle onction qu’elle m’a quasi tirée de moi-même et appliqué à Dieu seul d’une manière que je ne vous saurais exprimer. O mon très cher (Frère), mais très cher Frère, quittons toutes les créatures pour demeurer seul avec Dieu seul. Il faut vous dire que depuis quelque temps je porte une disposition de silence et d’éloignement de toutes choses que le désir me serait favorable pour vivre plus à mon aise dans le dégagement; mais nonobstant sa beauté et l’affection que je lui porte, je demeure en une telle captivité de ma volonté dans l’ordre que Dieu a établi sur moi, que je ne puis former aucun désir, ce qui fait demeurer l’âme dans un entier abandon à la conduite de Jésus-Christ par une simple et amoureuse adhérence à ses divins plaisirs. J’ai beaucoup de choses à vous écrire et pour y satisfaire, il faut que je me prive de ma plus chère consolation pour vous entretenir. Du reste, je bénis notre Seigneur qui vous a remis en une meilleure disposition de votre santé.

Sa Providence sait combien vous êtes encore nécessaire pour sa gloire; c’est pourquoi il ne vous a point tiré à lui pour nous laisser sans secours et sans assistance au chemin de la sainte vertu où sa bonté vous a donné à nous pour nous servir de guide. Conduisez-nous, je vous supplie, dans la pureté de son saint Amour. Je me donne à sa grâce pour bien commencer puisqu’il m’en donne les forces et la santé. Je suis très bien à présent et dans une capacité de reprendre mon petit ordinaire. J’ai désisté du jeûne 12 ou 15 jours et me suis reposée. Vous voulez bien, mon très cher Frère, que je me remette à mon devoir et que je n’adhère pas à la lâcheté et paresse qui sont les ennemis de la sainte oraison et ceux contre lesquels j’ai plus de haine et d’aversion.retardé les présentes.

Mais notre Seigneur ne va pas trouver digne du souffrir comme vous, car après m’avoir éprouvé d’un accident qui m’arriva la nuit où la violence d’une très grande agitation de cœur me tint près de quatre heures étendue les bras en croix sur la terre de dans notre petite cellule sans secours que Dieu seul; un jour après, j’ai été remise en santé contre l’espérance des médecins qui tiennent que c’est un présage de grande maladie, et nos sœurs l’ayant su m’ont fait faire des commandements de manger et me reposer davantage. Je me suis soumise le mieux que j’ai pu et ai cru qu’il était plus à propo de céder et prendre quelques œufs que de tomber dans l’obligation de rompre mon abstinence. Je suivrai en toutes choses vos avis, car vous avez très bonne part à la grâce et à l’esprit de notre bon Père [Chrysostome] et c’est ce qui me faisait accepter plus volontiers notre demeure à Caen. Ce digne père m’a laissée dans un petit commencement qui demande d’être cultivé par une continuation de ses maximes et de ses sentiments, et je pensais recevoir cette grâce de votre charité, si Dieu tout bon m’avait approché de vous; mais puisqu’il ne le veut point, sa sainte volonté soit faite. Je loue et je bénis de tout mon cœur la divine Providence qui vous a réduit au néant durant votre maladie. Je tiens votre disposition en icelle pour une des plus grandes grâces que vous ayez de longtemps reçue. Voyez ses effets : vous me consolez infiniment de me le mander avec tant de bonté et de franchise et cela fait du bien à mon âme que je ne vous saurais dire. Continuez de la traiter ainsi pour la gloire de notre bon Seigneur, la Providence duquel ne se donne pas le temps d’achever la présente et de vous exprimer beaucoup de choses qu’il me reste à vous dire tant de mon particulier que de notre bon Père, du bon père Elzéar et de nos affaires. Ce sera au premier loisir et que notre Seigneur m’appliquera à toutes ces choses; en attendant je vous supplie, faites-moi donner de vos nouvelles et de l’état de votre maladie. Je suis au saint Amour, Monsieur, votre

      1. Je vous dis en toute simplicité que ma santé est très bonne

...988 Je vous dis en toute simplicité que ma santé est très bonne et bien entière; mais après que je vous en ai assuré, je la remets sous votre direction. Je vous veux obéir autant que Dieu tout bon m’en donnera la grâce, car vous êtes mon très cher Frère et le Père de mon âme. C’est pourquoi j’espère de votre charité un petit mot pour me signifier vos sentiments et vos volontés.

J’ai écrit pour avoir le tableau de notre bienheureux Père. J’espère que nous enverrons bientôt une copie. Voyez, s’il vous plaît, le premier dessin, il n’a point de rapport à son original. Le peintre nous a écrit et me mande qu’il espère de bien réussir et que bientôt il m’en enverra un.

Le bon père Elzéar nous a été voir et fait un ample récit de la persécution de notre saint; ce qui m’a bien touchée et confirmée dans la croyance que sa sainteté ne sera pas toujours inconnue, nonobstant que la médisance prenne accroissement. Ce bon Père m’a proposé une chose que je crois qu’il vous aura mandé : c’est de se retirer pour quelque temps de la Providence et aller en Lorraine servir de chapelain et de confesseur en notre maison de Rambervilliers. Il m’a dit d’en écrire à notre Mère prieure après l’avoir bien recommandé à notre Seigneur. J’ai écrit et abandonné le tout à la sainte Providence. Je doute que cela réussisse, non que je vois difficulté du côté de nos Mères, au contraire, elles en seront ravies, mais j’ai un sentiment qui me fait penser qu’il demeurera dans la croix pour y recevoir sa sanctification. La solitude est bien agréable, mais la croix et précieuse : fidélité dans les croix, cela est admirable; néanmoins je n’ai pas laissé que d’en écrire, nous verrons ce qu’il en arrivera. Je serais bien aise d’en savoir votre sentiment. Je sais beaucoup de particularités de la division qui est dans son ordre et cela est bien pitoyable et d’une grande désolation.

Pour ce qui me regarde, mon très cher frère, je vous assure que je n’ai jamais demandé aucune révélation sur mon affaire et ce que je vous en ai mandé est arrivé sans que de ma part j’ai fait aucune instance aux personnes auxquelles cela est arrivé.

Je laisse le tout entre les mains de notre Seigneur, sa très sainte volonté soit faite.

Vous nous donnez grande joie de nous faire espérer le cher bien de vous voir l’été prochain. Ce sera en ce temps de la chère vue que nous renouvellerons tous les saints entretiens de notre R. P. et que votre charité nous fortifiera pour pratiquer fidèlement ses maximes et ses avis.

Pour notre retour en Lorraine, je me tiens toute prête et toute abandonnée, ce me semble, et sans rien contribuer à ma demeure à Saint-Maur. Monsieur l’official ne veut point permettre que j’en sorte. J’ai mandé à notre bonne Mère les oppositions qui se présentent et comme je suis, nonobstant tout cela prête à obéir. C’est à elle de faire plus d’instance si effectivement elle le désire. Je crois, mon très cher Frère, que c’est ce que j’ai pu faire en ce rencontre, attendant d’autres nouvelles de sa part. Quoi que l’on me commande, j’obéirai, ce me semble, sans retour volontaire et intérieurement il ne m’est point permis de faire aucune réflexion. Il faut marcher à l’aveugle dans les desseins de Dieu pour y accomplir ses divines volontés. Je porte un état de captivité et de très grande liberté. Accordez-moi, mon très cher frère, ces deux points ensemble, et concevez mes dispositions.

Je n’ai garde d’aller chez Madame de Mouy contre les ordres exprès de notre bonne Mère. Il faudrait pour faire un coup violenter la grâce d’abandon et du sacrifice que la divine Miséricorde me fait ressentir et je m’y trouve bien attachée. Si j’avais fait ce coup, Madame de Mouy me devrait chasser comme méchante et infidèle d’autant que j’attirerais par un tel défaut sur la maison et sur moi une infinité de malédictions. Monsieur de B [arbery] dira ce qu’il lui plaira; mais tant que notre Seigneur me tiendra par sa grâce, je ne me rendrais pas à un pareil avis. Je supplie très humblement votre charité d’employer le premier quart d’heure de son loisir à m’écrire vos sentiments sur ma manière de vie afin que je ne fasse rien de ma volonté. Il faut que je finisse la présente, nonobstant que j’ai encore quelque chose à dire sur ce sujet. Notre Seigneur permet que mes yeux me font douleur et je ne vois quasi pas ce que j’écris. Cela n’est rien c’est seulement qu’on dit que je serais quelque jour aveugle. Si j’étais encore muette, mon souhait serait accompli, car ne parlant point, il faut nécessairement quitter les créatures et que les créatures nous quittent. Cela est beau, mais il faut être anéantie et mourir à tout. C’est là ou je vous laisse, mon très cher Frère, cependant que je vous supplierai de me donner à Jésus-Christ, afin qu’il me soit tout en toutes choses et que je sois inviolablement à lui, Monsieur, votre, etc.

      1. 1er mars 1647 M 2,44 (2.7.10) Il faut aspirer aux pures vertus.

Nous devons toujours prendre le parti de Dieu contre nous-mêmes. Cette pratique est très douce, très claire et très efficace pour vaincre nos passions, et pour nous élever dans les pures vertus; particulièrement lorsque la vue nous en est donnée après la vue de la grandeur infinie de Dieu dans l’oraison989.

      1. 1er mars 1647 M 2,45 (2.7.11) Vertu

Tant plus un homme est vertueux, tant plus il est parfait et ressemble davantage à Dieu qui s’aime uniquement soi-même et tout ce qui ressemble et participe à sa perfection990.

      1. Mars 1647 L1 La solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable.

Ma très chère sœur991, vos lettres du mois dernier me donnent grande consolation de vous voir si dégagée des créatures, et unie au bon plaisir de Dieu. Vivez et mourez, ma très chère sœur, dans ce bienheureux état, et recevez de la divine Providence ce qu’elle vous enverra. À mesure que l’âme est pure, elle entre dans une plus grande passivité aux dispositions que fait en elle et d’elle cette divine Providence. Je n’ai jamais douté que vous n’ayez gardé la pureté requise touchant le dessein de Madame N992. et que vous n’ayez une soumission tout entière aux ordres de la sainte Religion. Mais la fidélité que je vous ai promise m’oblige à vous écrire mes pensées sur ce sujet. Achevez de vous y conduire, comme vous y avez commencé, et que la recherche des créatures ne vous engage pas dans leur affection, mais dans le pur service de Dieu; s’Il le désire de vous en ce lieu. Je suis bien aise de voir l’aversion que vous avez pour les soulagements de la vie corporelle, qui sont très contraire à la pure oraison, quand nous les prenons par notre mouvement. J’ai reçu des lettres de N993. qui me mande le projet dont vous m’avez écrit. Hélas, que la nature est adroite et artificieuse! Elle tend toujours à fuir le Calvaire et s’en éloigner. Je suis de votre sentiment, la solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable994. Puisque ce bon père995 est disciple de notre père, il faut qu’il se sacrifie comme lui dans les occasions que la Providence lui donne; et je vous avoue que je ne pourrais pas consentir à un tel voyage et retraite996. Les pures vertus de Jésus demandent, ce me semble, toute autre chose997. Néanmoins je soumets ma pensée aux vôtres. Vous me demandez que vous portiez un état de captivité et de liberté, et que j’accorde cela ensemble. Il n’est pas bien difficile. Car comme nous ne pouvons vivre à Dieu, que nous ne mourions à nous-mêmes998; aussi nous ne pouvons être dans la liberté de Jésus-Christ, que nous ne mettions dans les fers et la captivité le vieil Adam avec toutes ses inclinations et volontés naturelles. Et partant, le même effet de grâce qui nous met dans la liberté, nous met dans la captivité999. Pour ma santé, elle est bonne à présent. Je me sens dans un désir très grand de commencer tout de bon à servir Dieu. Aidez-moi de vos prières, et me tenez tout à vous selon Lui.

      1. 27 Février LMJ

À Jourdaine de Bernières le 27 février 16471000 (lettre omise)

Un Dieu et rien plus. J’ai reçu les vôtres du 18 courant...

      1. 1er Avril 1647 LMR Consoler nos Mères de Lorraine

A Monsieur de Rocquelay ce 1er avril 16471001

Dieu seul! Monsieur, ce n’est pas pour vous consoler que je vous écris puisque la divine volonté vous fait porter si agréablement votre sacrifice, mais plutôt pour vous congratuler de la sainte persévérance que Dieu a donnée à votre bonne Mère et de lui avoir fait la grâce de mourir si saintement. Il me semble que vous avez droit de vous réjouir et de bénir avec nous la divine miséricorde de Jésus-Christ en son endroit. Je vous avoue que sa mort m’a fort touché.

Je vous supplie pour la consolation de toutes nos Mères de Lorraine de nous écrire un petit abrégé de ces souffrances et du reste de sa vie afin de leur envoyer pour la gloire de notre bon Seigneur.

Encore que je ne l’estime glorieuse ayant consommé sa vie pour la gloire de notre bon maître, je n’ai pas laissé de la recommander et de faire prier pour elle tant en messes qu’autrement. Je continuerai selon mon possible; toutes nos sœurs sont touchées de vos lettres, j’en ai fait diverses fois la lecture et tant plus je la considère, plus j’admire la force de la grâce en cette digne âme qui a été si heureuse que de mourir dans quelque rapport à Jésus-Christ. C’est bien d’elle que nous pouvons dire ce me semble :Preciosa in conspectu Domini etc. Monsieur de Mannoury nous est venu voir. Je lui ai fait part de cette nouvelle qui console les serviteurs de Dieu d’autant qu’il se glorifie très parfaitement en elle dans le ciel.

Je n’ai rien à vous dire sur un sujet où il serait à propos de parler si vous aviez moins de générosité pour vous assujettir aux ordres de Jésus-Christ. Achevez donc votre sacrifice aussi saintement que votre digne Mère et continuez de prier pour moi de tout votre cœur. C’est tout de bon que je veux commencer, ce me semble, d’être plus fidèle à notre bon Seigneur, mais aidez-moi de vos saintes prières, ma faiblesse est grande.

Toutes nos sœurs vous saluent d’une sincère affection. Elles ne compatissent pas votre perte sur la terre puisque vous la retrouverez plus abondamment dans le Paradis.

Je vous supplie très humblement de nous recommander à notre très cher Frère. J’aurais bien voulu lui écrire, mais je ne l’oserais divertir de sa sainte occupation.

Je vous supplie très humblement de nous faire part de vos trésors et de ses saintes pensées, ayez la charité jusqu’à la fin, je vous supplie.

À Dieu mon très cher Frère. Jésus-Christ nous soit uniquement tout en toutes choses.

Je suis en son saint amour Monsieur votre, etc.

      1. 7 Avril 1647 LMR Écrits de la bonne âme

À Monsieur de Rocquelay, Ce 7 avril 16471002.

Monsieur, Je réponds en toute hâte à celle que vous avez pris la peine de m’écrire touchant les écrits de la bonne âme. Il est vrai que je les ai fait relier, mais je vous assure que je ne les donne à personne, et Monsieur de Mannoury1003 m’a demandé si je connaissais la grande sainteté du P. [Eudes]1004. Je lui ai dit qu’un bon Religieux m’en avait une fois parlé et dit quelque chose touchant la perfection. Il m’en dit quelque chose lui-même. Au reste je suis bien marrie si notre bon frère a dit au P. [Eudes] que j’ai les dits papiers, car Monsieur de Mannoury me tiendra bien pour une dissimulée, et avec raison. Etait-ce point quelque invention pour vous faire avouer quelque soupçon qu’il aurait pu avoir que vous me les auriez envoyés? Je vous supplie de croire que je les tiendrai de si près et si bien enfermés que personne ne les verra. Et quelle conjecture Monsieur de Mannoury y a-t-il fait? Tout cela n’est que soupçon, car je ne les communique point et ne me sens point portée de les montrer.

Au reste, je suis touchée du sacrifice de notre chère Madame de M., et de la savoir en cette extrémité de dénuement de tout appui et secours humain. Oh! que Dieu est admirable quand il veut posséder entièrement une âme! Il la dégage absolument et la sépare par sa puissance divine de ce dont elle n’aurait jamais eu la force ni le courage de se défaire. Sans doute, c’est aussi un bon sacrifice pour vous, car vous perdez, humainement parlant, mais, pour vous, je vous crois plus fort, d’autant que Dieu seul vous doit suffire. C’est pourquoi je ne vous plains pas à comparaison de cette chère Madame. Vous me dites de lui écrire. Hélas! de quoi lui serviront mes chétives lettres? Je me donne à Notre Seigneur pour elle. Il y a peu que je lui ai écrit par Madame Mangot1005 qui se chargera de nos lettres pour lui faire tenir. Je ne sais si elle les aura reçues.

Voilà notre R. Mère Prieure de Rambervillers [Bernardine Gromaire] qui lui écrit; elle salue affectueusement notre très cher frère et vous aussi. Elle se plaint de ce que vous et lui l’oubliez entièrement.

Il faut vous dire que j’ai reçu des nouvelles de Rambervillers touchant l’affaire de Madame de Mouy qui m’ont surprise et bien étonnée, car, après plusieurs refus de nos Mères, toutes ensembles ont été touchées et poussées le jour de la mort de notre bienheureux Père, après la sainte Communion, d’y consentir, moyennant quelques propositions qu’elles font à ma dite dame de Mouy. Elles en écrivent à Monsieur de Barbery et remettent le tout à sa prudente conduite. Cela étant, je crois que, si Notre Seigneur m’a choisie pour cet effet, que j’y serai envoyée, mais il faudra encore du temps, car il faut voir comme se comportera ce refuge en notre absence.

Je ne saurais vous dire combien le changement de nos Mères m’a étonnée, car, entre nous, on ne parlait plus de cette affaire. J’avais remercié Madame de Mouy. J’adore tous les desseins de Dieu sur son esclave. Je vous supplie de dire ceci à notre très cher frère. Hélas! ce digne frère est bien dans le profond silence pour nous. Dieu en soit béni! Je suis indigne de la consolation de ses chères lettres. Je le supplie, et vous aussi et notre très chère Sœur [Jourdaine de Bernières] de même, de prier Dieu pour moi durant la semaine Sainte, en laquelle je ferai la retraite, sans directeur que les maximes de notre bienheureux Père, que je lirai et méditerai selon la grâce qui m’en sera donnée. À Dieu! Je suis en son saint amour, Monsieur, votre...

      1. 1647 L 1,35 Le parfait abandon qui rend l’âme toute simple.

M1006. Jésus holocauste vous soit tout pour jamais. J’avais hier, étant à la ville, un grand désir de vous dire deux mots du grand bonheur que je possède dans la solitude par la miséricorde de mon Dieu, mais il ne me fut pas possible. Ce sera au premier jour. En attendant attachons-nous à la conduite de Dieu sur nous et renonçons à nos propres conduites qui gâtent tout l’ouvrage de Dieu en nous1007. Qu’importe ce que devient la créature pourvu que le souverain Créateur fasse en elle son bon plaisir? L’attention à ce que nous sommes, ce que nous serons, ce que nous deviendrons si telle et telle chose arrivait ne peut compatir avec le parfait abandon qui rend l’âme toute simple, pour être toute occupé à ne s’occuper qu’en Dieu seul1008. Les réflexions sont quelquefois de la grâce, puisqu’elle nous les fait voir souvent au commencement de la vie spirituelle pour notre avancement, mais souvent aussi, dans le progrès, elles ne sont pas de saison. Oui, bien l’unique simplicité1009 par un très pur abandon qui bannit toutes craintes, tristesses, découragements et autres vues qui nous séparent de Dieu. Je travaille à anéantir tout cela pour n’avoir en vue et en amour que Dieu seul et son bon plaisir, et recevoir de lui ce qu’il lui plaira me donner intérieurement et extérieurement1010. Je ne sais à quoi je m’occuperai ce matin et ne sais pas aussi si je communierai, mais il me semble que je ne désire que Dieu au-dessus de toutes choses.

      1. 3 mai 1647 LMB M’anéantir à Caen

à Monsieur de Bernières le 3 mai 1647.1011

Un Dieu et rien de plus! Vos chères lettres du 24 du mois passé ont beaucoup consolé mon âme. Je n’osais interrompre votre silence pour ce que j’avais appris que vous étiez dans les jouissances du divin Époux. C’est ce qui m’a fait demeurer en respect aux pieds de Jésus-Christ, souffrant pour son amour la privation de vos chères nouvelles puisque tel était son bon plaisir prenant mes délices de vous savoir tout occupé en lui et de lui. Je le supplie vous continuer ses faveurs et à moi la grâce d’un profond anéantissement. Je n’ai pas été digne de voir le R. P. Elzéar, je lui avais écrit et prié de nous venir donner sa bénédiction. Les Pères de Paris nous mandèrent qu’il était parti dont nous fûmes bien mortifiées. Sans doute il sera retourné chargé de nouvelles richesses et notre bon Seigneur vous donnera petit à petit le trésor entier de notre bienheureux Père.

Je n’ai point vu Monsieur Forgeant. Je l’attends de jour en jour. Si j’étais si heureuse que de la pouvoir servir ce me serait un grand bonheur de vous témoigner par effet que vos recommandations me sont très chères et que je les accomplirai selon la puissance qui m’en sera donnée avec une entière affection je vous assure.

Pour l’affaire de Madame de Mouy, je ne sais ce que la Providence en conclura, ma pensée est que je n’irai point dans cette maison, et néanmoins nos Mères de Lorraine semblaient y vouloir consentir par leur dernière. J’ai continué le plus qu’il m’a été possible dans la sainte indifférence à tout ce qu’il plaira à mes Supérieures me commander. Je vous supplie pour la seule gloire de Dieu de prier que sa très sainte volonté s’accomplisse en moi. Vous m’auriez bien consolé de m’en écrire vos pensées avec liberté. Croyez que notre Seigneur m’apprend à marcher sans appui, car il semble qu’il vous a donné quelque mouvement de vous tenir en silence. J’adore tous les desseins de sa Sagesse éternelle et m’abandonne pour tout à son divin plaisir.

Il faut qu’il consomme tout par sa toute-puissance et que je sois vraiment anéanti, j’y consens de tout mon cœur et cependant je vous supplie, Monsieur Rocquelay, notre bonne Mère supérieure aussi, de prier pour moi si toutefois il vous est permis d’appliquer votre charité à mon âme qui en a un très grand besoin.

J’attends de votre bonté quelqu’avis sur la vie de Madame de Mouy et je vous conjure par le saint amour de Jésus-Christ de prier et de me mander vos pensées sur cela. Mon esprit n’envisage cette maison que comme un calvaire et un lieu de très grande abjection pour moi et je sais pour certain que si Dieu n’a un dessein particulier et inconnu de nous y envoyer, la chose ne se peut faire parlant humainement, car si vous voyiez les affections de notre Communauté en mon endroit, cela n’est pas imaginable et tous les jours elle prend accroissement et semble aller jusqu’à l’excès.

Néanmoins, si Madame de Mouy voulais donner quelque somme pour aider à réparer les ruines de notre maison de Rambervillers et souffrir que je fasse un voyage de six semaines, notre Communauté lui accorderait sa demande pour un temps et, à cet effet, notre Révérend Père Visiteur m’a déjà envoyé obédience pour faire le voyage de Lorraine; mais je ne partirai point que je n’ai reçu les réponses d’une lettre que Monsieur de Barbery a écrite à notre Mère Prieure; elle est d’un style si sec et rebutant que je crois qu’elle fera produire à notre Communauté le dernier remerciement; je ne peux penser autre chose de cela.

Si quelquefois je suivais mes sentiments je prierai avec instance que cela ne soit point (je veux dire que je n’allasse point à Caen), mais le fond de mon âme demeure si abandonné qu’il ne se veut mourir que dans le seul bon plaisir de son Dieu sans pouvoir faire aucun choix de lui-même. Voilà ma pauvreté, je ne fais rien que de me tourner vers l’Objet divin de nos amours et lui dit dans le silence de mon cœur : Fiat voluntas tua sicut in coelo et in terra. Je désire que Dieu fasse de moi tout ce qui lui plaira sans réserve.

S’il a dessein de m’anéantir à Caen et de nous y porter des abjections infinies je suis prête de partir pour les aller recevoir et consommer mon sacrifice dans les flammes qu’il lui plaira d’allumer. Adieu je suis à bout de mon papier sans y penser.

Je suis en Jésus-Christ la plus indigne, la plus abjecte et la plus chétive de vos sœurs, Monsieur votre, etc.

      1. 25 mai 1647 LMB J’ai tant d’affaires

À Monsieur de Bernières, le 25 mai 1647.1012.

Monsieur, Ces mots vous donneront avis que j’ai reçu mes obédiences de Monsieur notre Supérieur et de notre Révérende Mère Prieure de Lorraine, reste seulement à avoir celle de Monsieur l’Official de Paris que j’attends un des jours de la semaine prochaine de sorte que toutes nos expéditions seront bientôt faites. Restera de savoir l’ordre que Madame veut que je tienne pour aller à Caen. Il me reste encore beaucoup de choses à faire ici et je la supplierai volontiers de me donner encore quinze jours pour les expédier. Je ferai toutes les diligences possibles pour accomplir ce que votre charité m’ordonnera et me conseillera sur cette affaire.

Je ne vous écris rien des sentiments de mon âme et comme je suis dans un plus grand sacrifice que jamais, j’espère de vous en faire le récit de vive voix, puisque je connais manifestement que c’est la volonté de Dieu que je possède pour quelque temps l’honneur et la chère consolation de votre présence. Je le prie de tout mon cœur et qu’il me donnent la grâce et son esprit pour faire son ouvrage, ou plutôt qu’il le fasse par lui-même. Je vous supplie de commencer à lui demander ce qui nous est nécessaire pour accomplir ses desseins. Je suis ce me semble si abandonné à son bon plaisir que j’abîme mes impuissances, mes indignités, mes ignorances et mes ténèbres dans son adorable vouloir. Je ferai et deviendrais ce qu’il lui plaira et il me semble que je serais toujours satisfaite pourvu que lui seul soit. Je me trouve en une disposition toute particulière de bien commencer, nous dirons le reste s’il plaît à notre bon Seigneur. J’ai tant d’affaires que je ne sais lesquelles quasi entreprendre les premières. Dieu me donnera grâce s’il lui plaît pour les faire toutes comme il le désire. J’ai pour le moins vingt lettres pour envoyer demain.

À Dieu, mon très cher Frère, priez pour moi, car le reste du temps que je serais ici, je serais accablée. Mes recommandations, s’il vous plaît à notre chère Mère Supérieure et à notre bon Frère. Toutes nos sœurs d’ici vous saluent avec beaucoup d’affection.

J’oubliais de vous dire une difficulté qui me vient touchant une compagne : nos Mères nous en donnent une, mais elle est bien infirme : c’est notre bonne sœur Dorothée.

Pour mon particulier je suis indifférente et ne suis ce me semble attachée à rien. Je ne sais si Madame de Mouy en agréera une et si la Communauté en sera contente. Je crois que nous devons suivre son sentiment en cette affaire sans considérer en aucune sorte, car notre Seigneur me détermine beaucoup par sa miséricorde. Voyez donc je vous supplie ce qu’il est expédient de faire pour la consolation et le repos de la Communauté et de cette bonne Dame et je vous supplie qu’en bref vous m’en écriviez la résolution.

À Dieu, je finis manque de loisir pour demeurer éternellement au saint amour de Jésus.

Je suis en soin de mon abstinence. Je vous supplie de tenir la main qu’on me la laisse observer, autrement je ne puis aller à Caen. Vous savez combien j’y suis obligée. Monsieur, votre, etc.

      1. 2 Juin 1647 L 2,15 La vie présente fournit les occasions d’un continuel sacrifice.

M1013. Jésus l’Hostie d’Amour, soit notre unique amour1014. Je dis nôtre, car c’est en Lui que je fais ma principale demeure en cette misérable vie, qui n’est bonne, que parce qu’elle nous fournit de continuelles occasions de faire des sacrifices1015. L’on veut suivre les voies de la vertu, que l’on ne souffre des mortifications perpétuelles qui sont des hosties bien agréables au souverain Seigneur. L’on ne peut subsister dans la vie active servant le prochain, que l’esprit du sacrifice ne nous anime. Autrement en voulant profiter aux autres, nous nous nuirons extrêmement. Dans les jouissances mêmes de la contemplation, c’est ce qui s’y rencontre de plus pur, que les sacrifices qu’on y doit pratiquer1016. Enfin, N. l’union à Jésus sacrifié est la plus parfaite union qui se puisse posséder en ce monde1017. Une âme qui y est adroite, ne perd presque point de moments d’honorer son Dieu, qui ne se plaît jamais davantage, que dans les reconnaissances que les créatures ont de ses grandeurs. Je viens de lire vos dernières avec consolation, mais je n’ai point eu le loisir de les lire qu’après dîner, les ayant reçues hier au soir. Je n’ai presque pas un moment dans la matinée, qui ne soit tout occupé auprès de Dieu, l’Époux que je ne puis quitter. Si tôt que je suis en oraison au matin, et que je L’ai un peu cherché, je Le trouve1018. Après L’avoir trouvé, je ne Le puis quitter, durant qu’Il me tient lié à Lui par un très doux sentiment de sa présence1019. Je ne vous puis pas dire grand-chose de ma disposition, sinon que c’est un goût de Dieu presque continuel. Le divin Époux se plaît ainsi de se communiquer à la chétive créature1020.

      1. 15 Juin 1647 LMB Pour ce qui est de nos habits, je ne prendrai qu’une robe

À Monsieur de Bernières, le 15 juin 16471021.

Monsieur. Le divin bon plaisir de Jésus-Christ règne en nous si parfaitement que tout ce qui lui fait opposition soit anéanti. Je m’abandonne derechef et lui fait un nouveau sacrifice de tout moi-même et de tout ce qui regarde ma perfection. Je vous rends grâce mille et mille fois mon très cher Frère, de la sainte charité que vous faites à mon âme par vos saintes instructions. C’est la seule consolation qui me reste dans la douleur que mon peu d’anéantissement me fait ressentir sur cette élection. J’adore en icelle la divine providence et me soumets aux desseins de son adorable sagesse. Je ferai ce que votre sainte charité me conseille. J’écrirai à Madame de Mouy pour la prier et conjurer de ne nous point envoyer son carrosse quand nous serons à Lisieux.

Pour ce qui est de nos habits, je ne prendrai qu’une robe qui nous fut donnée à Noël du reste d’une religieuse de Montmartre qui nous l’envoya par aumône. J’ai regret de l’avoir rapiécée et le scapulaire aussi. J’ai néanmoins été contrainte de faire acheter de la serge la plus grossière que j’ai trouvée pour nos grands habits d’église et si j’eusse trouvé quelques bonnes religieuses qui nous eussent voulus donner par aumône quelques restes de la Communauté, j’aurais reçu en cela une consolation toute particulière. Notre bon Seigneur ne nous a pas trouvé digne d’une telle bénédiction.

Je lui sacrifie mon très cher Frère, celle que j’aurais reçue en l’honneur que vous nous auriez fait de venir nous recevoir. Ne le faites pas, je vous supplie puisque Jésus-Christ ne vous le permet pas. Je voudrais bien pouvoir rentrer comme une pauvre sans être vue ni comme de personne. Mon Dieu, mon très cher Frère, que mon âme aurait de peine de se voir dans les créatures, si la divine Miséricorde ne me faisait espérer plus de retraite et de dégagement. Priez pour nous, je vous supplie, afin que cette affaire ne fasse pas de détriment à la pureté de vertu que Dieu tout bon veut de moi en ce rencontre. Je ne crois pas pouvoir partir avant le 30e de ce mois, mais ce jour-là je n’y manquerai pas, si notre Seigneur ne nous arrête par maladie ou autre accident.

J’ai bien envie d’aller bien commencer d’être toute à Jésus-Christ. Le secours que je recevrai de votre charité nous y aidera beaucoup. Je prie l’Esprit-Saint et adorable de notre bon Maître qu’il me rende digne d’en faire les usages qu’il désire est que je sois plus véritablement que jamais en son saint amour votre fidèle sœur et très pauvre, indigne et obligée servante. Monsieur, votre, etc.

      1. 15 juin 1647 L 2,36 Former Jésus-Christ dans les cœurs.

Madame1022, la volonté de Dieu sans réserve. L’élection que toute la Communauté des B1023a faite de vous pour la venir gouverner, vous doit faire croire que Dieu le veut, et c’est le sentiment de tous vos amis, et le mien. La divine Providence veut faire quelque chose que nous ne savons pas. Abandonnez-vous à Elle, et venez quand on vous le dira. Il y aura moyen de contenter votre abstinence, quand vous serez content du bon plaisir de Dieu. Nous nous verrons donc bientôt. Mon cœur se réjouit de la disposition divine en cette affaire. Préparez-vous à un renouvellement de grâce selon l’esprit de notre bon Père1024. Je prierai le Saint-Esprit qu’il vous le donne. Au reste N. vous voudra donner un habit tout neuf, mais il faut qu’en sortant de chez vous, vous preniez le plus pauvre, non pas pour échanger ici, mais pour le garder par esprit de pauvreté1025. Ne quittez pas la pratique de cette chère vertu pour la supériorité d’un monastère riche. L’ouvrage que vous y devez faire, c’est de tâcher d’y former Jésus-Christ dans les cœurs1026; ce que vous ferez bien mieux avec vos haillons, qu’il ne faut pas quitter, quelque violence qu’on vous fasse. Venez aussi dans le coche1027, si votre santé le permet.

Abjection et pauvreté doivent être votre équipage pour venir prendre possession de votre supériorité.1028 J’aurais quelque dessein d’aller au-devant de vous, mais je n’en ferai rien si Dieu ne me fait voir autre chose. Je désire pourtant que vous veniez chez nous. Enfin toute ma joie est que vous pourrez ici être crucifiée. C’est le bien que je vous désire. Il faut donc vous disposer et vous préparer à mener une vie toute pleine de grâce, durant que vous serez auprès de nous1029. Je commencerai aussi de bon cœur. Ainsi venez à la bonne heure, afin que nous allions tous ensemble à grands pas dans les voies du Verbe Incarné et l’unique objet de notre amour. Vous jouirez ici de la solitude quand vous voudrez, et y trouverez notre cher Père1030. Courage, puisque vous trouverez des personnes qui ont son esprit. Et pour moi, je ressens tant de secours de lui, que je m’imagine qu’il converse invisiblement parmi nous. Ne manquez pas d’aller visiter son tombeau avant que de partir1031, Adieu.

      1. Août ou juillet (P 101) 1647 LMB Il me semblait que j’étais dans mon centre

À Monsieur de Bernières, août ou juillet (P 101) en l’année 16471032.

Monsieur. Puisque je n’apprends pas de vos chères nouvelles je vous en donnerai des nôtres et vous dirai, mon très cher frère, que j’ai fait quatre ou cinq jours de retraite avec tant de consolation que je reprenais vie et rajeunissais à vue d’œil. Il me semblait que j’étais dans mon centre me voyant séparée des créatures et seule avec le divin l’objet de notre amour. Je vous confesse que mon âme y prenait grand plaisir; mais d’autant que l’ordre de Dieu ne la veut pas dans cette jouissance, ou la fait passer avant que de sortir de sa retraite dans un nouveau sacrifice au bon plaisir de Jésus. J’ai vu comme le divin plaisir me doit être toute chose et à même temps, mon cœur plein d’amour et de respect pour lui, il rendait les hommages les plus intime que la grâce lui fournissait et à même temps abîmait tout désir de perfection et de jouissance.

Mon âme disait à son Seigneur : mon Dieu, il me semblait au passé que vous me fassiez l’honneur de m’attirer à la contemplation de vos divines grandeurs et dans une sorte d’amour qui semblait me devoir consommer, à présent vous retirer votre abondance pour me lier à votre divin plaisir et pour le respect duquel vous me faites faire ce que naturellement je répugnais, mais s’en est fait, je suis à vous et toute sacrifiée à votre adorable plaisir. Je suis pour votre amour la servante de vos servantes, que si en nettoyant les robes de vos épouses la sienne en est poudreuse je me confie et m’abandonne à votre bonté, mes intérêts, ma perfection et mon salut est entre vos mains et je proteste que je ne suis plus qu’une victime de votre bon plaisir. Plaisir divin que vous êtes précieux aux yeux de mon âme, que votre amour fasse ma consommation puisque Jésus-Christ le désire.

Au reste mon bon, mais très cher et très intime frère, je ne doute plus de la volonté de Dieu sur notre demeure ici. J’ai connu assez manifestement quel était son ordre et les effets de ses miséricordes me confirment tous les jours. Durant les jours de ma retraite, il a touché jusqu’au fond un de nos esprits qui s’est venu jeter entre nos bras pour avoir quelque assistance. Je suis Monsieur votre

      1. 12 décembre 1647 LMB Meilleure santé

À Monsieur de Bernières ce 12 décembre 16471033.

Monsieur. Jésus pauvre et contemplatif soit à jamais glorifié de votre meilleure disposition. Je ne sais qui vous a donné des nouvelles de la nôtre, je. Je fus hier un peu incommodé du rhume ne suis pas si mal que l’on vous a dit, mais cela se passe sans fièvre. Dieu merci, je suis prêt à faire tout ce que vous m’ordonnez et nos sœurs aussi. Je rompis hier mon jeûne sans réplique nonobstant que je n’en avais pas grande nécessité, ce ne sera rien de mon mal, il ne provient que de mon infidélité. J’ai bien envie d’être à Dieu plus que jamais, ma lâcheté est épouvantable. Priez Jésus qu’il me donne les forces et le courage pour me bien surmonter, et d’être tout à tous selon que la Providence m’oblige d’être. Je la bénis mille et mille fois de vous avoir remis en meilleure santé, conservez-vous je vous supplie pour l’amour de Dieu ne sortez pas sitôt, j’aime mieux être privé de la satisfaction de vous voir que d’augmenter votre mal en recevant les effets de votre grande charité. Il me fallait recevoir vos chères lettres pour me remettre la vie au corps.

Allons donc sans cesse à Jésus, mon bon et très cher frère et pour l’amour que vous lui portez, – moi aussi après vous, car je veux à quelque prix que ce soit que Jésus vive et qu’il nous soit uniquement tout en toutes choses. Je suis en lui.

J’aurais encore deux mots à vous répondre sur les blessures dont vous pensez que mon cœur a été navré. O. infidèle que je suis! La grâce de Jésus m’a visitée, mais ma misère et mon infidélité a tout perdu.

À Dieu très cher frère, ayez pitié de votre pauvre sœur, Monsieur…

      1. L 2,47 Ma volonté me paraît perdue dans celle de Dieu1034.

M. Vous ne voulez donc point que nous vous parlions des sentiments de la personne que vous savez. Mais vous désirez avoir communication des nôtres, qui en comparaison ne sont que des rêveries, et très petits. Les âmes de petite perfection se rencontrant par providence, elles s’aident les unes les autres avec de petites vues et de petits sentiments. Je le ferai donc avec ce sentiment dans le cœur. Je ne puis plus rien vouloir au ciel, ni en la terre quelque saint qu’il puisse être. Ma volonté me paraît perdue dans celle de Dieu1035. Ce qui fait qu’au milieu des saints de Paris, et dans la connaissance que notre bon Père me donne de leurs grâces et faveurs sublimes, je ne puis en désirer une seule. Je n’ai pouvoir de vouloir que ce que Dieu veut de moi, ou plutôt de Le laisser vouloir pour moi, me tenant dans une grande passivité1036. Je n’ai jamais tant senti ma volonté perdue. Toutes les beautés des plus grandes grâces ne me la pouvant faire retrouver, je ne puis comme expliquer cette perte de ma volonté1037. Je me contente de la sentir et de vous la dire; rien de mon âme ne vous étant caché. Au reste, l’Amour me paraît à Paris comme à Caen, et ses attraits me dérobent le temps destiné aux affaires1038. Hélas, mon cœur étant tourné vers son divin Objet, et ressentant ses amoureuses impressions, ne peut rien goûter que ce qui le blesse. Et tout lui est croix, hormis ce qui le fait souffrir; et les plaies lui sont plus aimables que toutes les douceurs de la terre. J’ai quitté tantôt l’exercice de l’amour actuel, pour faire réflexion sur ce que mon cœur fait, et quelles vues il a. Je n’ai rien remarqué, sinon qu’échauffé d’une douce flamme il brûle en disant : «Mon Dieu, mon Amour», sans vues bien expresses, mais avec un mouvement très tranquille et pacifique.

      1. 25 Juin 1648 LMB Donner de vos nouvelles

À Monsieur de Bernières le 25 juin 16481039

Monsieur. Je vous supplie de nous donner de vos nouvelles si notre Seigneur vous en donne la pensée et que vous occupations vous le permettent. Nous avons appris que vous êtes obligés de demeurer plus longtemps à Paris que vous ne vous l’étiez proposé. Voilà un événement de Providence qui ne nous doit pas être nouveau puisque j’avais un fort sentiment et l’est encore que vous ne retourneriez pas si tôt. C’est une bonne mortification à tous nos amis et pour mon particulier elle est d’autant plus sensible que la nécessité que j’ai de votre secours est grande.

Je vous supplie que du moins Monsieur Rocquelay nous dise de vos nouvelles et de votre santé en attendant que la Providence nous console par votre retour ou qu’elle vous donne un moment de temps pour nous en dire quelque chose.

Il faut vous dire par ces mots quelques misères que je porte, espérant que votre charité l’offrira à notre Seigneur et lui demandera grâces pour ma conversion et que vous prendrez aussi la pensée de nous en écrire vos sentiments. C’est que mon âme entre souvent dans un grand dégoût de toute cette Communauté et une forte pensée me voudrait persuader qu’il n’y aura jamais de vertu ni de perfection. Il paraît en mon âme un petit regret d’avoir quitté ma solitude et de me voir bien moins appliquée à l’oraison. Effectivement je perds le temps, ce me semble et tout mon petit travail retournera à ma confusion. Il n’importe pour ce point, il ne me touche pas beaucoup, pourvu que j’en sorte je serais contente, car je vois manifestement que tout le mal vient de mon imperfection et de mes incapacités.

Monsieur de Lavigne a commencé ses conférences du mercredi dans l’octave du Saint-Sacrement, je pris notre Seigneur qu’elles réussissent, jusqu’à présent j’en ai peu espéré. J’abandonne le tout à la divine Providence. Ma disposition présente me tient en paix au milieu des contrariétés, mon âme s’assujettit à ce que notre Seigneur aura agréable d’en disposer, elle rentre un peu dans ma petite oraison et une pensée me dit que je ne dois pas m’inquiéter des événements, non plus que du peu de progrès de toutes ces bonnes religieuses, mais que je dois m’élever à Dieu au-dessus de toutes ces choses et m’appliquer à lui comme si j’étais délivré du fardeau que je porte.

J’ai reçu un nouvel attrait pour la sainte communion et parce que je l’avais quittée quelque temps par crainte je l’ai reprise par amour ce me semble et désir de communier pour entrer tout de nouveau en Jésus-Christ et vivre de sa vie et de son esprit.

Je vous supplie de prier pour moi autant qu’il vous sera possible, sa nécessité est extrême. Si vous pouvez me dire deux mots de Jésus-Christ, cela me servirait beaucoup, car Dieu tout bon a mis grâces en vos paroles pour moi. Je ne vous dirai rien davantage pour cette fois. Puisque la Providence vous retient à Paris, nous vous y donneront de nos nouvelles plus particulières espérant que votre charité nous en donnera des vôtres.

Monsieur Rocquelay vous aura mandé quelque chose de la sœur Marguerite; je voudrais bien elle serait très nécessaire que le R. P. Elzéar viennent ici. Je vous supplie et conjure d’y faire votre possible temps pour cette petite cime que pour le besoin général de la communauté. Je lui en écrirai un mot de votre part, je vous supplie de le solliciter à venir.

À Dieu, notre très cher frère, nous allons chanter l’office divin. Le reste à une autre fois. Souvenez je vous supplie de votre pauvre et très indigne sœur. Monsieur votre, etc.

      1. 19 Août 1648 LMB Maladie de Bernières

À Monsieur de Bernières, le 19 août 16481040. Monsieur. J’ai reçu une lettre de notre bonne amie, la mère de Saint-Jean, laquelle me mande vous en faire part, j’ai cru ne vous la devoir pas envoyer puisque vous êtes en quelque sorte de moyen de lui parler. Je vous supplie prendre la peine de lui faire tenir en main propre les ci-jointes, les adressant à la personne qu’elle vous a nommée, si vos indispositions et vos affaires ne vous permettent d’y aller.

J’ai appris que vous avez été malade, notre très cher frère, je crois que c’est la grande chaleur de Paris qui vous êtes bien contraire. Revenez bien vite, je vous supplie, nous avons besoin de vous pour nous aider dans notre petite voie et pour vous conférer la réception de la petite sœur, laquelle est reçue de toute la Communauté avec des témoignages tout particuliers de leurs bonnes affections. Aussitôt qu’elle fut reçue en chapitre solennellement, elle témoigna avoir joie de son bonheur et demi quart d’heure après elle entra dans ses grandes peines de dégoût, etc. Elle continue et cela paraît, elle est fort triste et on ne peut plus cacher ses faiblesses et tentations, d’autant qu’on feignait que le désir qu’elle avait d’être revêtue du saint habit la rendait-elle. Je suis d’avis de différer encore quelque temps de lui donner, du moins jusqu’à votre retour. Si Père Elzéar pouvait venir, il nous ferait bien du plaisir. Portez-vous bien, notre très cher frère, j’ai grand peur que vous ne soyez tout à fait malade.

Nous eûmes hier l’alarme au sujet de Madame de sainte Ursule qui était très malade. Aujourd’hui on nous assure que ce ne sera rien. Nous prions pour elle et pour vous, notre très cher frère, venez au plus tôt, je vous supplie, mais en attendant faites-nous savoir des nouvelles de votre santé et me tenez toujours en Jésus-Christ, Monsieur votre

      1. 24 Août 1648 LMB Meilleure santé...

A Monsieur de Bernières 24 août 1648 le jour Saint-Barthélemy1041. Monsieur. J’ai reçu les vôtres avec consolation de vous savoir en meilleure santé et en liberté de pouvoir entretenir la bonne mère de Saint-Jean. J’ai toujours bien cru que sa connaissance vous serait utile et je m’en réjouis infiniment. J’ai reçu celle que votre charité nous a envoyée de sa part. J’ai vu par la lecture d’icelle que ses croix sont bien augmentées. L’assurance de sa fidélité me donne une joie bien particulière. Je lui écrirai jeudi prochain ne pouvant le faire aujourd’hui à raison que je suis contraint d’écrire en Lorraine pour mander à notre Mère Prieure qu’elle ne vienne pas cette année en ce pays, elle m’a mandé qu’elle était en résolution de partir. Je vois son voyage plein de croix pour elle si elle vient à présent, car je ne puis quitter que je n’achève du moins mes deux années. Notre bonne mère de Saint-Jean me dit dans sa dernière que je ne dois pas sitôt quitter ce lieu-ci, mais je réponds à cela que nos Mères de Lorraine ont fait venir de Rome des provisions bien puissantes pour nous en faire sortir.

J’abandonne tout cela à la Providence, je ne m’en veux pas occuper, je m’applique plus que du passé à ma petite oraison et n’ai plus de tendance qu’à être anéantie, mais d’un anéantissement que je ne dois pas procurer et qui ne soit pas actif. Je possède une paix assez grande sous ma misère. Je me laisse ainsi à la puissance de Jésus-Christ.

Il faut avant que je vous dise le reste de mes pensées que je vous assure que Madame sainte Ursule se porte très bien à présent, selon l’assurance que j’en reçus hier au soir. Notre Seigneur vous la conservera, il sait votre besoin, que s’il vous en dépouille avant le temps de question, marque infaillible qu’il veut que vous abandonniez tous vos desseins à sa Providence et que vous établissiez la pureté de votre perfection dans le dépouillement et la privation des choses qui vous étaient nécessaires pour vous conduire. Dieu a des voies profondes et des desseins admirables sur ses élus. Il me semble qu’il en tiendra sur vous dans les temps qui crucifieront encore votre nature et je ne sais quelle pensée me passe en l’esprit. Tout ce qui me consomme c’est que vous serez fidèles et que par toutes ses voies vous arriverez à la parfaite consommation de votre union toutes choses quoique bonnes étant mortes en vous, Dieu seul vous y donnera vie.

Dites s’il vous plaît à notre bonne mère Saint Jean que ses lettres me font beaucoup de bien et que vous et elle, mon cher frère, ayez pitié de ma pauvreté non pour nous enrichir, mais pour nous aider à vivre purement dans icelle et entrer dans les anéantissement que Dieu veut de nous. J’aurais beaucoup à vous dire si la poste ne me pressait, je remets le tout à jeudi. À Dieu notre très cher frère et bon, je suis pressée de finir. Priez Dieu pour moi; le jour de saint Augustin et décollationsde saint Jean Baptiste la communion sera générale pour vous.

Je vous supplie de nous écrire souvent, quand ce ne serait que de petits mots, mais sans vous incommoder aucunement et faites en sorte, je vous supplie, que notre bonne Mère nous fasse aussi cette charité. À Dieu je suis en son saint Amour, Monsieur, vôtre...



      1. 7 Septembre 1648 LMB Une diversité de petites affaires

À Monsieur de Bernières, le 7 septembre 16481042. Monsieur. Je pensais vous écrire amplement aujourd’hui et à notre chère Mère de Saint Jean, mais la Providence nous applique aux choses nécessaires pour la prise d’habit de la petite sœur qui sera demain, nous espérions quasi la chère consolation de vous y voir, mais nous nous voyons dans la privation. Nous y ferons mémoire de vous, très cher frère, en vous sacrifiant avec cette victime à Jésus-Christ. Je vous supplie de prier Dieu pour elle et pour nous.

Madame de Paumier est ici depuis quatre jours, elle souhaiterait bien la consolation de vous voir avant mon retour, je l’ai entretenue ce matin environ 1 h 30 et nous ayant parlé assez candidement je trouve son oraison excellente, je crois qu’elle y a fait un bon progrès depuis qu’elle n’a eu le bien de vous voir. Si elle savait que vous vinssiez la semaine prochaine elle vous attendrait. Notre petite sœur a fait sa retraite elle s’est ouverte à nous assez amplement, pourvu qu’elle soit bien humble la grâce fera merveille, mais elle a besoin d’abaissement : la communauté continue de l’aimer.

Madame de Mouy se trouve bien mal depuis quatre jours et l’est encore. Monsieur de Barbery vous salue, il est bien marri que vous ne serez pas à la novicerie de la petite sœur, il m’a demandé si vous reviendrez pas bientôt.

Voilà très cher frère une diversité de petites affaires, je vous supplie de me dire des nouvelles de la grande qui est le total anéantissement. Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean et la mère de Sainte Clossine. Il me semble que je me trouve en disposition de faire quelque usage d’une chose si importante que de n’être plus rien. Je vous conjure de me dire tout ce que vous me pouvez dire de cet état en attendant que notre Seigneur vous ramène pour m’y fortifier.

À Dieu mon très cher frère, je finis par nécessité et par obligation de me rendre aux affaires de la sainte Providence. Jeudi le reste s’il plaît à notre Seigneur. Je suis en lui Monsieur, votre, etc.

      1. 10 Septembre 1648 LMB

À Monsieur de Bernières, le 10 septembre 16481043. Monsieur. Je ne vous saurais exprimer la force et la consommation que j’ai reçues par les vôtres dernières, je les trouve si pleines d’onction pour moi que je ne me rassasie pas d’en faire la lecture. Mon Dieu que j’ai de joie de vous voir abîmer dans l’essence divine, séparer des créatures et enseveli dans un profond silence. N’est-il pas vrai que c’est un grand bonheur à l’âme qui le connaît et le possède. Je vous supplie de le demander à notre seigneur pour moi en la manière qu’Il nous le veut donner. Depuis notre petite retraite, il me semble que je suis toute renouvelée dans une espèce de cet état, mais si incomparablement plus bas, à raison de mon infidélité, et que ma vocation est petite. Néanmoins je reçois des forces tout autres que du passé, mon esprit est bien plus libre, plus dégagé et moins sensible qu’il n’était. Je sens quelque chose au fond de mon âme qui me lie et m’oblige à la fidélité de mon petit état, il me semble que je ne m’en puis dédire, du reste je ne sais ce que je fais, ni ce que je suis, il faut courir dans le pur abandon à la sainte Providence, il me semble que j’en suis là, mais doucement, car je suis faible.

Je me défie de tout ce qui se passe en moi, à raison que ma corruption est grande. [Fin du P 101].

Je voudrais bien que notre Seigneur vous donnât la pensée de nous écrire quelquefois de semblables lettres que la vôtre dernière. Je vois par icelle le progrès que vous faites dans votre état. Continuez mon très cher frère et très honoré frère, vous avez trouvé la véritable et solide paix, demeurez-y fidèle et nous tendez la main pour vous suivre selon notre petite capacité.1044

Au reste, très cher frère, nous avons donné le voile à notre petite sœur, nous en espérons grandes choses. Monsieur de Barbery l’aime beaucoup. Elle fait bien. Dieu en soit béni! Vous en aurez comme j’espère de la consolation si elle continue d’être fidèle. Je ne vous dirai pas les nouvelles de la disposition de notre très chère sœur Jésus Hostie, vous saurez tout cela de sa part. Je participe à sa consolation et me résigne dans la continuation de ma pénitence pour le temps qu’il plaira à la Sagesse éternelle nous y tenir.

Je voudrais bien savoir si votre santé est bonne et si nous devons espérer la joie de vous revoir bientôt. Monsieur de Barbery vous salue Monsieur de Lavigne et Monsieur Bertault [Bertot] vous écrivent et vous saluent d’une très grande affection. Cette petite Communauté fait de même de tout son cœur.

Je crois que Madame N. fera avant son retour à Rouen sept ou huit jours de retraites céans. Je prie notre Seigneur qu’il vous ramène durant ce temps. Je désire votre retour très cher frère et je ne sais pourquoi, vu que j’ai une joie et une consolation dans le fond de mon âme lorsque je vous crois à Paris. En vos autres voyages je n’étais pas de la sorte.

Fortifiez-vous pour vous et pour moi, car il faut que vous m’aidiez dans ma petite voie et qu’en toute simplicité, nous ouvrions nos cœurs. C’est mon désir puisque Jésus nous a unis en lui d’une dilection si forte. À Dieu Monsieur, votre, etc.

      1. 28 Septembre 1648 LMB

À Monsieur de Bernières, le 28 septembre 16481045. Monsieur. Ce petit mot seulement pour vous dire que j’ai reçu les vôtres toutes pleines d’onction et de grâces pour moi. Jamais vos paroles n’ont opéré tant d’effet à mon âme qu’un petit mot que vous me dites à présent dans l’état de silence et de séparation où vous êtes. Je voudrais bien vous ouvrir mon cœur sur ce sujet et vous dire qu’il y a longtemps que je suis en quelque sorte d’éloignement des créatures, quoique très excellentes. O.! Que vous dites bien vrai qu’ayant trouvé le souverain bien on ne le peut plus quitter et que même la vue des bonnes âmes et même de nos amis nous est quasi insipide. Perdez-vous très cher et vraiment cher frère, et vous laissez consommer dans le divin silence où le Saint Esprit vous attire; mais je vous conjure ne l’observer point en mon endroit puisque notre Seigneur ne veut pas que vous ayez de réserve ni de retenue avec votre pauvre et indigne sœur.

Je comprends bien, ce me semble, la blessure qui vous travaille si suavement, laissez-vous doucement à sa sainte violence et continuez de me dire votre pensée, je vous en conjure très instamment.

Pour ce qui est du père Elzéar, je serais très aise de le voir ici, mais il faudrait que vous y soyez, autrement il deviendra pas de son cœur. Je crois qu’il fera du bien à cette maison par ses conférences. Si le bon frère Jean est encore à Paris je le salue de bonne affection et le prie de prier Dieu pour moi. J’en ai besoin pour bien accomplir les desseins de Dieu sur moi, du moins pour y être bien passive. Je vous conjure de me mander si vous reviendrez bientôt si notre Seigneur vous donne la pensée de faire venir le bon père Elzéar. Je m’en remets à votre charité qui sait ce qu’il m’est nécessaire.

Très cher frère, voilà ce que je vous puis dire aujourd’hui. J’ai un attrait tout particulier de vous parler de ma disposition et de mon état de silence lequel est bien inférieur au vôtre, mais telle qu’il est je prends grand plaisir d’être comme Dieu veut et de n’être plus rien, dans les créatures ni dans moi-même.

O chère solitude! Je vous laisse pour vous y trouver en esprit et adorer en silence tout ce que Dieu opère en votre âme et me réjouir de sa plus pure union.

À Dieu mon bon frère. Vive Jésus dans l’intime de nos cœurs pour jamais!

      1. 8 Octobre 1648 LMB

À Monsieur de Bernières, le 8 octobre 16481046. J’ai reçu les vôtres du trois courant. Je vous rends mille et millions de grâces très humbles de votre charité. Je donne à mon corps tout ce que je lui peux donner pour le tenir en santé. Il me semble que je me soumets à tout ce que l’on peut désirer de moi. Monsieur de Lavigne avec la communauté nous ont ordonné, prié et pressé de rompre mon abstinence. À la première assemblée que je fus pressée de cela je me rendis sans réplique, j’ai continué sans rien dire. Je me porte très bien excepté la toux, mais elle n’est que par intervalles bien violente. Je n’ai pas de l’autre incommodité qui du passé l’accompagnait. Voilà donc pour ma santé je suis confuse de voir que vous en preniez soin, je suis indigne d’occuper un petit moment votre pensée.

Parlons maintenant du père Elzéar. Vous désiriez que je vous en mande clairement ma pensée. Je doute que ce soit tentation d’autant que je ne me sens pas intérieurement de désir qu’il vienne prêcher pour les raisons que vous nous alléguez et pour quelques autres de même espèce. Ce n’est pas pour ce qu’il lui faudrait donner, car la Communauté de bon cœur fera ce que je dirais à ce sujet, mais Madame de Mouy étant dans la faiblesse qu’elle est, il n’y a pas moyen de la raisonner là-dessus. Je serais bien aise qu’il vienne par hasard, comme s’il allait à Coutances et qu’il arrêta en ce pays trois semaines ou un mois; nous ferions quelque aumône à son couvent lorsqu’il s’en retournerait. Nos sœurs ont grand désir de l’entendre faire des conférences, et s’il pouvait venir entre l’Avant et le Carême, ou bien d’ici l’Avant, cela serait mieux ce me semble.

Notre très chère sœur de la Conception, autrement la vieille Mère supérieure des Ursulines n’est pas d’avis que le père Elzéar vienne prêcher l’Avant et le Carême, elle est dans mon sentiment et j’en suis bien aise. Elle nous a fait la charité de nous le mander. Il en faut demeurer là ce me semble si notre Seigneur ne nous donne autre mouvement.

Non, non, non mon bon et très cher frère, ce n’est pas l’amour-propre qui vous fait dire ce que votre charité nous écrit, c’est la divine Providence qui conduit vos pensées et votre plume pour encourager mon âme à la fidélité d’amour qu’elle doit à Jésus-Christ. Je ne vous puis dire combien une de vos paroles pour petite qu’elle soit a d’efficacité pour moi et combien elle me réveille. Bégayez toujours de la sorte je vous supplie, peut-être que mon âme deviendra petite enfant et apprendra ce langage purement. Ne considérez pas que toutes ces choses ne sont pas la pure union, mais voyez seulement que votre charité est obligée de nous dire vos pensées en toute simplicité puisque notre Seigneur en sait bien tirer sa gloire. Je vous conjure que ce soit sans réflexion. Je bénis Dieu de tout mon cœur des grâces que la miséricorde nous fait, je vous demande par lui-même et par le désir qu’il vous donne de la pure union que vous m’en écriviez quelque chose. Cela m’est très nécessaire; mais s’il est possible dites-moi deux mots de l’opération et de la forme, nue et pure foi, ce qu’elle fait et que devient l’imaginatif. Il me trouble quelquefois tant que je n’en sais que faire. L’entendement comprend-il quelque chose dans ses anéantissements?

Je vous supplie pour l’amour que vous portez à Jésus-Christ de me dire ce qu’il vous donnera en pensée sur ce sujet et sur ce qui fait la pure union.

J’ai beaucoup de petite pensée que je voudrais vous dire, mais je ne le pourrais pas présentement à raison du peu de temps que la Providence nous donne hors de nos obligations. Je suis plus exact que du passé en mes observances et à présent que Messieurs les grands vicaires nous ont commandé d’aller dans la maison de Madame de Mouy elle me dérobe encore de mon temps d’observance. Notre Seigneur me fait quelques grâces, mais je n’ai pas assez de fidélité. Je me réjouis pour votre retour, car il faut mon très cher frère que vous nous aidiez à développer mon esprit qui porte de temps en temps un état que je ne connais pas et qui me fait tomber.

Allons à Dieu purement en nous entraidant l’un l’autre, vous savez mes besoins, je me confie à votre bonté. Je crois bien que la pure union est au-dessus de toutes choses, et que la pure et nue foi nous y conduit, mais il faut un silence prodigieux et une mort étrange de toutes choses. Il me semble que si j’étais plus dans l’oraison solitaire que notre Seigneur me ferait plus de miséricordes, mais il faut avoir patience. La plus grande de mes peines c’est que nos puissances ne se taisent pas comme il faut. Quel remède à cela très cher frère? Je vous supplie de me dire ce que vous en savez. Il faut bien nécessairement et parler et nous entretenir de toutes choses et après que nous aurons appris les voies de notre perfection, nous demeurerons en silence, mais ne l’observez pas avec nous mon très cher frère, jusqu’à ce temps je vous supplie! Je sais très bien vous aurez peine d’abaisser vos pensées pour répondre à mes demandes, mais la charité qui vous anime vous donnera la facilité pour l’honneur et la gloire de Jésus. Vous voulez que je l’aime avec vous et que j’entre dans la fidélité de son pur amour; aidez-moi je vous supplie, mais sans vous incommoder. J’attends cet effet de votre bonté, lequel nous lira en l’amour de notre Seigneur plus étroitement et me rendra pour l’éternité vôtre.

      1. 26 Octobre 1648 LMB Mauvaises nouvelles de Lorraine

À Monsieur de Bernières, le 26 octobre 16481047. Monsieur. J’ai reçu les vôtres il y a huit jours et je pensais y faire un mot de réponse; mais deux ou trois petits embarras m’ont privée de cette consolation et de vous pouvoir dire ma pensée sur notre retour. J’admire votre charité qui témoigne désirer notre demeure pour votre satisfaction. O Mon très cher et bon frère, votre âme étant dans le dégagement parfait de toutes les créatures aura bientôt oublié la plus indigne et chétive d’icelles lorsque la divine Providence aura ordonné notre retour.

Je ne sais pas de certitude, mais la lettre que je reçois de notre Communauté de Lorraine, nous donne la croyance qu’à moins d’un coup de la toute-puissance, il faudra promptement partir, non incontinent après Pâques, mais au mois de juin prochain. Je ne vous entretiendrais pas présentement sur ce sujet, mon très cher frère, car j’espère bien de vous revoir et d’être consolée et fortifiée de votre charité, seulement je vous supplie de faire tout ce que notre Seigneur mettra en votre puissance pour que la bonne mère de Saint Jean nous succède en la charge de prieure en cette Communauté et je demeurerai bien consolée. Te quittons ce sujet et parlons du bon frère Jean qui est ici depuis dix jours environ. Il part demain pour s’en retourner. C’est un bon serviteur de Dieu, mais nonobstant cela il faut que je vous dise en toute simplicité que je ne ressens nul attrait de lui parler, voir je sens des retraites dans le fond de mon âme et des renfoncements si grands qu’à peine puis-je lui dire deux paroles.

Il nous a apporté ses écrits pour les considérer. Et je n’ai pu en faire la lecture, tant pour autres occupations que par un je-ne-sais-quoi qui m’empêchait intérieurement de m’y appliquer. Je crois qu’il s’en retournera mal content de moi, mais certainement je n’y peux que faire. Il faut que j’en souffre la mortification et que je me renferme dedans mon rien, je ne suis pas digne de sa conversation. Il est bien toujours fervent et bien fidèle à Dieu. Il pensait faire quelque chose auprès de ses amis pour reporter à son couvent, mais les charités ne sont pas grandes présentement. Madame de Caen lui a donné trois pistoles, Madame de Mouy lui en donnera au moins deux. Je pense que je lui en pourrai bien donner autant, mais pas davantage. J’en suis marrie, mais il faut avoir patience dans ma petitesse. Ce bon frère m’a bien prié de vous faire ses recommandations, il eut bien souhaité vous trouver de retour. Je prie notre Seigneur vous donner la pensée et le mouvement de faire réponse à vos dernières et de prier Dieu pour votre pauvre sœur.

      1. 5 Novembre 1648 LMB

À Monsieur de Bernières le 5 novembre 16481048. Monsieur. J’ai reçu vos très chères lettres du 29 du mois passé. Mon âme il y a trouvé de quoi rassasier sa faim et les obligations qu’elle a de tendre à une entière fidélité. J’aurais encore beaucoup à vous entretenir sur ce sujet, mais je veux vous laisser un peu en repos cependant que vous êtes tant accablé de peines et d’affaires extérieures; seulement je vous dirai que je vais de tout mon cœur prier Dieu pour vous afin que sa divine volonté s’accomplisse (en) votre personne et que les desseins du Roi et de toutes les créatures n’empêchent pas votre consommation dans la pureté de votre état présent.

Mon âme aime et chérit la vôtre plus intimement, plus cordialement et fortement que jamais et je ne sais qui fait cette liaison si étroite, vu l’impureté de la mienne et combien je suis loin de la plus petite perfection que la grâce a établie en la vôtre.

Cependant votre sainteté est la mienne et je vous désire tout ce que je voudrais posséder pour être plus purement à Jésus-Christ. Sur ce sujet donc mon très cher frère, souffrez ma liberté qui vous conjure de demeurer dans la fidélité de votre sacrifice.

Je n’ai pas de capacité pour vous rien dire sur vos affaires, mais je me contenterai de vous offrir très affectueusement et le plus fervemment qu’il me sera possible à notre bon Dieu et vous suivrez la lumière qu’Il aura agréable de vous donner pour sa gloire.

Notre chère sœur de la Conception vous écrit, Monsieur de Rocquelay qui nous apporte ses lettres pour mettre dans (les) nôtres croyant faire un plus gros paquet, mais la Providence en ordonne autrement. J’adresse la lettre de la Mère Saint Jean à Monsieur de Saveux (Bagneux?) Pour vous exempter de la peine de les lui porter, je vous en remercie de tout mon cœur.

Je voudrais bien vous dire deux mots qui regardent la nièce de notre chère sœur de la Conception, elle a eu la bonté de nous l’offrir, je me sens bien portée de lui rendre le service que je lui dois, notamment en une occasion si bonne. Monsieur de Barbery me fait espérer de gagner Madame de Mouy et moi je ferai ce qu’il faudra faire vers la Communauté. Priez pour cela je vous en supplie, j’ai grand désir de vous parler de la petite sœur de Rouen, mais laissons cela pour votre retour. Vous avez trop d’affaires à présent.

Plut à Dieu vous tenir une ou deux heures à notre parloir pour nous entretenir du contenu de la vôtre qui m’anime si instamment à la fidélité et qui m’a obligé de redoubler mon oraison quoique bien petite et chétive; mais il n’importe, notre seigneur a besoin en sa cour de petits marmitons aussi bien que de grands princes.

Il faut vivre dans mon abjection puisque c’est ma vie et aller à lui fidèlement. Cependant que vous autres prendrez l’essor pour voler dans la pureté de la contemplation divine. Soyez-y tout abîmé, mon très cher frère et ce sera la parfaite consolation de votre pauvre et indigne sœur.

À Dieu jusqu’à lundi, je ne peux pas me pouvoir mortifier de me priver de vous écrire le plus souvent que je pourrai. Je vous conjure de l’agréer.

      1. 7 Décembre1648 LMB Par les ténèbres et par la pauvreté

À Monsieur de Bernières le 7 décembre 1648.1049 Monsieur. Ces mots ne sont pas pour vous obliger à nous répondre sachant très bien l’embarras où la divine Providence vous a mis est extrêmes; mais seulement pour savoir de votre santé et vous assurez que je prie et fais prier pour vous de très bon cœur.

J’en ai ressenti plusieurs mouvements et la bonne mère de Saint Jean nous écrivit une lettre qui nous exprimait quelques petites choses de vos peines en la poursuite de vos procès. Je prie notre Seigneur qu’il les termine bientôt nonobstant que je crois et que j’espère qu’il vous fera la miséricorde de lui être toujours fidèle, néanmoins l’occupation des créatures et avec les créatures fait quelquefois du retardement à la pureté de la vertu. J’adore la Sagesse éternelle qui vous y tient engagé et la supplie vous y conserver pur et net de leur corruption.

Mon âme ressent une grande tendresse pour la vôtre et le progrès que vous faites dans la perfection m’est cher comme le mien propre. Souffrez donc très cher frère les effets de la divine Providence et laissez-vous paisiblement consommer.

On nous a dit quelque chose des contrariétés que vous avez souffertes, des abjections et du reste, cela me touche sensiblement d’une sorte, mais me console d’une autre, voyant que votre chère âme glorifie son divin Seigneur par ces choses et qu’elle en devient plus belle.

Tout ce que je crains, c’est que le tracas ne vous accable prenez-y garde et vous conservez tant qu’il vous sera possible. Il faut des forces de corps pour porter votre croix. Courage donc, mon très cher frère, vous êtes la victime de Jésus-Christ. Demeurer fidèle dans votre sacrifice et le prier qu’il me rende digne d’être ce qu’il veut que je sois.

J’ai quasi l’impatience de votre retour, mais il faut mourir à ce désir et à cette satisfaction puisque votre procès recommence. Notre Seigneur me conduit par les ténèbres et par la pauvreté, je ne sais plus ce qu’il fera de moi, je ne connais plus, je ne goûte plus, je ne vois plus, je ne suis plus rien sinon qu’il faut se perdre et encore ne sais-je de quelle sorte je me dois perdre. Tout ce que je puis faire, c’est de demeurer paisible en m’abandonnant à la divine conduite sans retour. Si vous n’étiez si occupé je vous exprimerais le reste de mes misères, mais je ne veux pas vous surcharger, dites s’il vous plaît à votre homme de chambre qu’il nous mande de l’état de votre santé en attendant la consolation de la pouvoir apprendre de vous-même. À Dieu, mon bon frère je vous sacrifie de tout mon cœur à Jésus-Christ. Monsieur votre, etc.

      1. 15 Décembre 1650 L 2,53 Il faut obéir à Dieu et vous perdre pour Lui et en Lui entièrement.

M1050, J’ai reçu vos dernières dans lesquelles vous me mandez que Dieu seul nous doit suffire; et c’est bien la raison, puisqu’il est tout, et que les créatures ne sont rien1051. J’avoue que l’éclaircissement de cette vérité dans mon esprit, m’a rendu toutes les personnes les plus saintes, et qui me servaient davantage, assez indifférentes1052. Ce n’est pas que je n’ai beaucoup d’amour et de respect pour elles, mais je n’ai plus d’empressement, ce me semble, de les chercher ni de les posséder. Dieu est la source de toutes grâces. Il communique celles qui sont nécessaires aux âmes bien unies à Lui en fidélité et pureté. C’est là le secret de la vie intérieure la plus parfaite, de ne se séparer jamais de Dieu puisqu’en Lui on a tout1053. Je remercie notre Seigneur de vous le faire si bien comprendre, et de vous dégoûter de tout ce qui n’est point Lui. Madame N. 1054m’a sollicité plusieurs fois d’écrire à R1055 pour empêcher que vous n’y retourniez. Mais je n’ai pu m’y résoudre, n’ayant aucun mouvement pour cela. Au contraire, je consens de vous laisser aller dans le désert pour ne vous revoir peut-être jamais. Il faut obéir à Dieu et vous perdre pour Lui et en Lui entièrement1056. Et toutes nos petites consolations, nos appuis pour aller à Dieu, nos desseins de profiter à sa gloire, ne sont que des bagatelles et des amusements, quand Dieu n’y fait pas connaître sa volonté clairement1057. Tous ceux qui m’ont parlé de votre demeure, à P1058 m’ont voulu faire croire que vous étiez nécessaire pour faire un établissement. Que plusieurs bonnes âmes pouvaient avoir confiance en vous, que vous y trouveriez grand secours spirituel, et que R1059 était un lieu pour y mourir de faim, et pour le corps et pour l’âme; et plusieurs autres raisons que vous savez bien. Sur quoi je ne préfère pas mon jugement aux autres, mais je vous conseille de vous aller perdre dans ce désert, et y expérimenter tous les plus rudes dépouillements que Dieu permettra vous arriver. Ce n’est pas possible d’aller à l’extrémité du pur amour, sans passer par l’extrémité des privations et des dénuements1060.

Qui tâte l’eau pour savoir si elle est froide, ne s’abîmera jamais dans l’océan. La prudence humaine a des raisons, la grâce les anéantit toutes, et se contente d’une seule qui est de quitter tout pour avoir tout1061. Nous sommes trop savants, mais nous n’avons pas assez de pratique. Ne fuyons donc pas les occasions qui nous y mettent. Je vous confesse en toute simplicité que je n’ai trouvé aucun charme à P1062 pour moi. Les serviteurs de Dieu ne nous peuvent dire autre chose, sinon qu’il faut mourir à tout pour vivre à Dieu et de Dieu; de sorte, que je me suis trouvé dans la confusion de chercher encore des moyens d’aller à Dieu. Quand sa divine Providence me fera rencontrer quelques-uns de ses serviteurs, j’apprendrai d’eux ce qui me sera nécessaire pour l’état où je serai. À présent il faut que de la fidélité aux lumières qu’il nous a données.

      1. 14 Février 1651 L 1,39 Il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie.

M1063. Dieu seul suffit. Je répondrai brièvement à vos lettres premières et dernières lesquelles m’ont consolé d’apprendre de vos nouvelles et de votre état intérieur et extérieur. Je ne vous ai jamais oubliée en Notre Seigneur quoique je ne vous aie écrit. Notre union est telle que rien ne la peut rompre. Les souffrances et les nécessités extrêmes où vous êtes me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous qui est de vous anéantir toute afin que vous viviez toute à Lui. Qu’Il coupe, qu’Il taille, qu’Il brise, qu’Il tue, qu’Il vous fasse mourir de faim pourvu que vous mouriez toute sienne : à la bonne heure1064!

Cependant ma très chère Sœur, il faut se servir des moyens dont la divine Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé la nécessité où vous réduit la guerre. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres. Je ne suis pas capable d’en juger; je vous supplie aussi de ne vous pas arrêter à mes sentiments, mais je n’abandonnerai pas la pauvre communauté de R1065, quoique vous fussiez contrainte de quitter N1066; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à P1067 pour y subsister et faire subsister votre refuge, qui donnera secours à vos sœurs de R1068, que d’aller au Pape pour avoir un couvent où vous viviez solitaire, ou que de prendre une Abbaye. La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il y faut mourir; et de la mort de l’obéissance de la croix. Madame1069 N. vous y servira, et Dieu pourvoira à vos besoins si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, lesquelles vous pouvez suivre en toute liberté!

Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des souffrances et peines d’esprit que vous portez parmi les embarras et les affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme une une grande oraison que Dieu vous donnera quand Il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir et Le laissez faire. Quand Il veut édifier dans une âme une grande perfection, Il la renverse toute. L’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison. Faites-la comme vous pourrez et comme Dieu vous le permettra, et il suffit.

Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez, ce semble, ni consolations divines ni humaines. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix parce que je vous désire la pure fidélité à la grâce et je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre communauté. Si vos soins ont succès, à la bonne heure. S’ils ne l’ont pas, ayez patience. Au moins vous aurez ces admirables succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la Mère Benoîte simple religieuse, vous pourriez peut-être vous retirer à quelque coin; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement, c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller les autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces.1070 Je me recommande bien fort aux prières de la Mère Benoîte. Je respecte beaucoup cette bonne âme. Ma Sœur de Saint-Ursule1071, et les mères de la Conception, et de Jésus, vous saluent de toute leur affection comme tous les messiers de notre hermitage; courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les loies (sic) de l’obéissance et de l’ordre de Dieu. Dieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit Jésus pauvre1072; c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens.

      1. 10 mai 1651 J’ai appris les discours que le père N. a fait de vous et de moi, et qui vous cause tant d’abjection.

Ma très chère soeur1073.Dieu seul et il suffit. J’ai appris les discours que le père N1074. a fait de vous et de moi, et qui vous cause tant d’abjection. Que tout cela ne vous étonne point ni oblige votre âme à y faire de grandes réflexions. Ce serait le moyen de se divertir de Dieu, qui seul nous doit occuper; puisque c’est notre centre, nous devons tout oublier pour ne nous souvenir que de lui. Si ce bon père a débité tout ce que l’on dit, il me fait grande compassion, craignant que la mauvaise doctrine où il est engagé, ne lui ait changé ses dispositions1075. C’est un malheureux effet de cette nouvelle secte de porter la division partout1076. Vous et moi n’avons qu’à souffrir en grande patience et humilité tout ce qui se pourrait dire de nous de vrai ou de faux, et de ne manquer jamais de prier Dieu de redonner à ce bon père l’esprit d’union et de paix1077. Si de là on prend occasion de vous mépriser de vous décrier à la bonheur. Encore faut-il souffrir quelque chose en ce monde ici, et boire un peu de l’amertume du calice de Jésus-Christ1078. Toutes nos vertus pour l’ordinaire ne sont qu’en idées et en paroles, si la sainte abjection ne les nourrit. Mme de Mouy1079 a rescrit à ce père qu’elle n’approuve nullement tout ce qu’il a dit, et même qu’elle le désavoue. Enfin ma très chère sœur, laissons-nous abîmer dans l’abjection : cela servira à nous abîmer en Dieu1080.

Je vous remercie très affectueusement de votre belle image de Notre-Dame de foi, nous l’avons posée sur l’autel de notre petite chapelle avec beaucoup de consolation d’esprit et de cérémonie, s’étant dit plusieurs messes, et les litanies de la Sainte Vierge ou vous avez eu part. Le soir auparavant nous l’envoyâmes dans le couvent de Sainte Ursule, ou toute la communauté la reçut avec grande dévotion, et les religieuses se mirent à genoux pour recevoir la bénédiction du petit Jésus.

      1. 29 juin 1651 … au reste ma très chère sœur

… au reste ma très chère sœur1081 vous êtes pauvre et glorieuse, que ne nous touchez vous un mot de votre nécessité corporelle, nous nous retrancherions pour vous assister, etc.

      1. 1651 L 3,49 Ce riche néant dans lequel on trouve tout.

M1082. Prenez courage, et continuez à vous avancer dans la mort de votre propre esprit et de vous-même, afin que vous vous trouviez tout vivant en Dieu et opérant en Lui d’une manière divine, que vous savez par expérience, bien mieux que je ne vous saurais exprimer. Que vous êtes heureux que Dieu se soit révélé en vous, et qu’Il vous donne à jouir de sa divine Présence, vraiment et réellement, et non seulement en image et en pensée! C’est une source de bonheur ineffable qui est cachée aux prudents du monde1083, et à ceux qui n’aiment pas à s’anéantir. Ils ne connaissent pas ce riche néant dans lequel on trouve tout, et hors duquel on ne trouve rien que douleur et affliction d’esprit. Il faut estimer toutes choses boue et fange, pour posséder ce divin Centre quand on l’a trouvé1084.

Et cette découverte en pure foi et en la façon mystique, c’est une des plus grandes miséricordes que Dieu fasse en la terre. C’est trop dire à un homme qui a de l’expérience comme vous, mon très cher Père. Instruisez et soutenez notre nouveau Frère N. dans le commencement de cette voie. L’Esprit de Dieu souffle où il veut1085. J’ai grande joie d’apprendre qu’il soit du nombre des anéantis. Qu’il prenne courage et qu’il s’abandonne sans réserve à toutes les occasions de mourir qui lui arriveront, pour arriver plus solidement et plus promptement à la jouissance réelle et expérimentale de Dieu, son principe et sa dernière fin! Le plus difficile est fait. Puisque le trésor lui est montré, il n’a qu’à le posséder sans se découvrir à ceux qui ignorent cette grâce. Je me recommande à ses prières, et aux vôtres1086.

      1. 1651 L 2,54 -- Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie…

M1087. Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie. C’est ce qui me rend paresseux à vous donner de mes lettres. Car hélas! Que trouverez-vous dedans, que de chétives pensées et quand ce serait même quelques lumières sur l’état que vous savez, ce n’est pas Dieu, et par conséquent vous envoyant mes lettres, je ne vous envoie rien qu’un sujet pour vos divertir peut-être de Dieu. Puisque vous l’avez trouvé, N. ne cherchez plus les moyens de le trouver; mais demeurez en lui toute perdue dans cette immensité de grandeur, et jouissez de lui sans savoir comment.

Afin que Dieu possède notre cœur tout seul, il en faut retrancher toutes les réflexions, et toutes les affections, autant qu’il est possible, par ce qu’elles diminuent sa possession. Le grand secret est d’aller continuellement se vidant de tout ce qui n’est point Dieu, afin que Lui Seul aille continuellement vous remplissant de son fort divin Esprit1088. Quiconque prétend à la plénitude de Dieu, ne se plaint pas que les créatures l’abandonnent, mais il se plaint que les créatures le recherchent. Je ne suis pas dans la pureté dont je vous parle1089. C’est pourquoi je ne dis pas cela pour moi, mais pour vous que Dieu appelle, il y a longtemps, à la perfection de son divin Amour1090. Ne trouvez donc pas mauvais, si quand vous m’écrivez, je ne vous fais point réponse, puisque les dispositions différentes de nos âmes demandent que vous m’écriviez, et que je ne vous écrive point. Je le ferai pourtant, puisque vous le voulez1091.


[Mère Mectilde a écrit le 16 juillet 1652 une lettre à Henri Boudon qui exprime bien la situation où se trouve la fondatrice aux prises avec ses ennemis. Elle signale par ailleurs que ses lettres adressées à Bernières ont été perdu; ce qui expliquerait l’absence de traces de leur correspondance durant cette année 1652 : «Mon très cher frère, Dieu seul suffit!]


      1. 26 Juillet 1652 LM à M. Boudon

Mon très cher frère, Dieu seul suffit! Le 26 juillet 16521092. Je reçus hier votre chère lettre avec grande joie, mais la lecture d’icelle m’affligea sensiblement et me confirma dans les pensées que j’avais sur le sujet dont vous m’écrivez. J’en fis la lecture à nos Sœurs et à d’autres de nos amies qui en ont été touchées, et je crois qu’elle fera de bons effets. Je suis résolue de l’envoyer en Lorraine1093 (pour empêcher le poison qui y peut être porté. Hélas! mon très bon frère, s’il ne fallait que mourir pour empêcher tant de désordre! Je ne suis point pénétrée de ceux que la guerre cause, mais ceux-ci m’affligent et me font gémir. Tâchez de réparer : Dieu vous en donne la grâce! Travaillez pour la consolation de l’Eglise. Je suis outrée au dernier point lorsque je vois qu’elle souffre.

Je me souviens d’une chose que vous avez vue dans les écrits de la bonne âme. Notre Seigneur a dit qu’il lui donnera une purgation, etc. car Notre Seigneur dit qu’il lui donnera aussi une saignée; cela comprend beaucoup. Bienheureux ceux qui sont vrais enfants de l’Eglise, et bien unis àJésus Christ.

Je vous supplie, mon très cher frère, de nous écrire autant souvent que vous le pouvez sans vous incommoder. Vous savez ce que vous m’êtes en Jésus Christ et comme il veut que vous soyez ma force et sa vertu. Recommandez-moi bien à M. Burel et lui racontez un peu, si Notre Seigneur vous en donne la pensée, l’occasion qui se présente de faire un établissement pour adorer perpétuellement le Saint Sacrement. Dites-lui aussi que M. Tardif vint avant-hier me livrer une nouvelle persécution sur ce sujet, parce qu’étant à Saint Denis, il vit un mémoire que j’avais écrit pour obtenir de Rome un bref pour me mettre en état de contracter avec les Dames qui fournissent pour établir cette piété. Elles se sont toutes recueillies et fournissent une somme assez suffisante dans le commencement, mais la tempête s’est levée si haut que je ne sais si elle ne renversera point l’œuvre. Car on me blâme d’une étrange manière, disant que mes prétentions sont d’être supérieure et que je me procure cette qualité jusque dans Rome. Il m’en dit beaucoup et de qui j’avais pris conseil sur une affaire de telle importance; après tout cela, les messieurs du Port-Royal se joignent et redoublent d’importance, et je savais que cela fera de grand éclat et que je passe pour la plus ambitieuse de charges qui fut jamais, et pour bien d’autres choses qui exerceraient une personne moins stupide que moi; mais je suis si bête que je ne me trouble point, laissant le tout à la disposition divine. Je voudrais bien, mon très cher frère, que vous puissiez aller jusqu’à Caen voir M. de Bernières et prendre ses conseils et ses sentiments sur tout cela. M. Tardif veut que j’en confère avec la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées]. Il faudrait que vous et M. de Bernières vissiez cela avec le bon Frère Luc [de Bray]1094, pénitent, qui demeure à Saint-Lô (20). J’aimerais mieux mourir que d’entreprendre cet ouvrage ni aucun autre s’il n’est tout à la gloire de Dieu.

Vous savez mes intentions et mes dispositions; je vous en ai parlé avec sincérité et franchise. Vous pouvez parler à ces bonnes personnes librement. M. de Bernières a une charité si grande pour mon âme qu’il sera bien aise de me donner ses avis pour la gloire de Notre Seigneur. Nous ne cherchons tous que cela.

De vous dire que j’ai ardeur pour cette œuvre, je vous confesse ingénument que je ne l’ai point du tout et qu’il me faut pousser pour m’y faire travailler : les serviteurs de Dieu m’en font scrupule. J’ai donc consenti que l’on agisse, mais il y a si peu de chose fait, qu’on le peut facilement renverser si l’on connaît que ce n’est point de Dieu. Mais ce bon M. Tardif ne peut en aucune manière l’approuver, disant que j’ai une ambition effroyable de vouloir être supérieure, que c’est contre mon trait intérieur et contre les desseins de Dieu sur moi, qu’il a souvent manifestés, même par la bonne âme, et que, si elle consent à cela, qu’il soumettra son esprit et n’y répugnera plus.

Je suis en perplexité savoir si je dois continuer, et je voudrais bien qu’il eût plu à Notre Seigneur donner mouvement à la bonne Sœur Marie de l’approuver. Néanmoins, je m’en remets à la conduite de la Providence, vous assurant que j’y ai moins d’attache que jamais. L’accomplissement ou la rupture de cette affaire m’est, à mon égard, une même chose, et, si j’osais, je dirais que le dernier me serait plus agréable, tant j’ai de crainte de m’embarquer dans une affaire qui ne soit point dans l’absolu vouloir de Dieu. Je vous supplie et conjure de beaucoup prier et d’en aller au plus tôt conférer avec notre bon M. de Ber-fières avant que l’affaire soit poussée plus avant, et que je la puisse rompre en cas qu’il ne l’approuve pas. J’attends ce secours de votre très grande bonté, et vous me ferez une charité très grande car l’on me presse d’y travailler.

Vous pouvez nommer les noms des dames à M. de Bernières. Je sais qu’il sera secret, et la somme qu’elles donnent montera à douze cents livres de revenus environ. L’intention des dames est l’adoration perpétuelle du très Saint Sacrement, pour réparer, autant que la créature le peut aidée de la grâce, les insolences et les abominables sacrilèges qui se commettent journellement par les magiciens et sorciers, et par la malice des soldats et des mauvais chrétiens, qui le foulent aux pieds tous les jours dans cette guerre malheureuse et dans celles de tant de provinces où le très Saint Sacrement a été profané. Si les serviteurs de Dieu y répugnent, je me soumets; le scrupule qu’on me donne, c’est que ces dames nous regardent tellement pour cette œuvre, qu’elles semblent manquer si je la refuse. J’ai la pensée et la volonté, la chose étant faite, de m’en retirer doucement; néanmoins je me peux tromper. Or, l’intention des fondatrices est que l’on choisisse un lieu, le plus solitaire qui se pourra trouver, dans les faubourgs de Paris et que les religieuses y vivront dans une profonde solitude, sans éclat, sans grandeur et sans bruit, vivant comme des morts en terre, ce lieu étant tout dédié au silence et à la retraite; et vous savez que, lorsqu’il s’est présenté quelque autre chose qui a éclaté, Mad. de [Châteauvieux?] s’en est retirée, ne pouvant souffrir que cette œuvre soit faite par les vues et prétentions des créatures, son dessein étant d’y voir honoré, par rapport, la vie anéantie de Jésus dans la sainte Hostie. Je vous en ai parlé autrefois; vous en savez le fond.

Vous direz aussi à notre bon frère, M. de Bernières, comme notre bonne Mère de Saint Jean [Le Sergent] a demeuré1095 céans quelques mois, et le reste que vous savez. Il faut tout dire à ce bon frère; il est capable de mes misères et tiendra le tout bien secret. Vous lui direz aussi, s’il vous plaît, que je lui ai écrit quatre fois des lettres très importantes et qui me mortifient beaucoup, étant perdues. Je lui ai écrit tout au long notre affaire et lui en parlais encore d’autres qui touchent la doctrine. Tout cela est perdu : c’est ce qui m’a retenue en silence. Vous les assurerez que j’ai donné moi-même le paquet de la bonne Mère Paul [Pierre, de Rambervillers], qui en a été ravie. Elle a été malade à l’extrémité, elle est un peu mieux.

Je suis très aise que Madame la Comtesse de Montgommery ait le bonheur de vous connaître. C’est une âme qui cherche Dieu de bon cœur, et Mademoiselle de Manneville aussi; ce sont de bonnes servantes de Dieu.

J’oubliais le principal : c’est de dire à M. de Bernières que c’est le bon Père de Saint Gilles [Minime] qui a cette œuvre en mains et qui me commande de ne la point rejeter, que je pécherais; il a la bonté d’y travailler, ces dames lui ayant tout remis à sa conduite et à son zèle.

Si vous voyez les Mères Ursulines, je vous supplie de les saluer très humblement de ma part et me recommander à leurs saintes prières. Notre bon frère M. de Roquelay est un avec M. de Bernières; c’est pourquoi ce que vous oublierez de dire à l’un vous le pouvez dire à l’autre; il n’y a point de secret entre eux. Vous les prierez de recommander beaucoup cette œuvre à Notre Seigneur; c’est son ouvrage et non celui des créatures; il ne m’occupe point, et même je n’y peux penser que pour m’abîmer dans le bon plaisir de Dieu.

Voilà une longue distraction, mon très cher frère; je suis pressée de vous être importune, je sais que cela ne vous retire point du sacré repos de votre âme en Dieu seul. Je le prie qu’il nous cache en lui et que rien ne vive en nous que son très pur et saint amour. Je suis en lui et en sa très Sainte Mère, votre pauvre sœur.

      1. 2 janvier 1653 LMB Monsieur Picoté, prêtre de Saint-Sulpice, grand serviteur de Dieu, ami de notre très saint et très digne Père Chrysostôme

Monsieur1096, Je ne crois pas que nous soyons si fort dans le silence cette année que celle que nous avons passée. Il semble que la Providence me donne sujet de vous réveiller en vous désirant une bonne et sainte année, vous demander de votre santé et vous supplier de présenter à Notre Seigneur ce que je vais vous dire, et d’employer tous les serviteurs et servantes de Dieu pour le supplier d’accomplir sa sainte volonté et établir sa gloire en une œuvre qui se présente et laquelle je ne sais si je la dois souffrir ou rejeter, et, comme l’affaire semble se vouloir mettre en état de quelque conclusion, je vous conjure comme vrai et fidèle serviteur de Dieu, purement zélé de sa gloire, et mon très cher frère et unique de qui je puisse tirer avis et solide conseil dans les événements de la divine Providence; je vous supplie et conjure donc par l’amour et charité de Jésus qui unit nos cœurs de me dire ce que je dois faire en ce rencontre1097.

Premièrement : vous savez, mon très cher frère, que la Providence a suscité trois ou quatre personnes de piété, lesquelles, touchées d’un grand sentiment de faire adorer continuellement le très Saint Sacrement de l’autel, ont fourni la somme d’environ trente-deux ou trente-trois mille livres pour faire un fonds pour donner le commencement à cette piété1098. Les mêmes personnes ont encore dessein d’acheter une maison pour établir un monastère aux fins que dessus, et ont jeté les yeux sur la plus pécheresse du monde pour donner commencement à cette œuvre. Il y a plus de neuf mois que je fais ce que je peux pour l’éconduire, et n’y aurais jamais prété l’oreille, n’était l’autorité d’un évêque qui, en me confessant, me commanda de n’y point résister. Je fus donc un peu plus acquiesçante et commençai à souffrir qu’on en parlât plus fortement; et les dames en sont venues jusqu’à ce point d’un concordat signé entre elles et leurs maris, qui ont donné leur consentement d’une manière si particulière que l’on y voit une Providence merveilleuse, car ces messieurs ne sont pas tous fort portés à la piété. L’affaire étant donc en ce point et la Reine étant de retour à Paris, il fut conclu qu’on lui en parlerait et qu’on la prierait d’y donner son consentement. Le jour de la très Immaculée Conception de Notre Dame, Monsieur Picoté1099, prêtre de Saint-Sulpice, grand serviteur de Dieu, ami de notre très saint et très digne Père Chrysostôme, la fut trouver et, après lui avoir exposé l’affaire, elle la prit fort à cœur et témoigna non seulement y consentir, mais y apporter du sien, tout autant qu’il lui serait possible pour lui donner son effet, et avec une telle affection que, en même temps, elle écrivit à M. de Metz1100 pour lui témoigner l’ardeur qu’elle a pour cette œuvre et le prier de lui donner promptement son effet, et, pour donner plus de vigueur, elle en fait sa propre affaire et s’engage par une sorte de vœu à faire établir cette dévotion d’adorer perpétuellement le très Saint Sacrement de l’autel; M. de Metz a répondu qu’il sera en bref à Paris et qu’il donnera consentement, pourvu qu’il y voie toutes les assurances nécessaires. Il doit donc venir après les Rois [6 janvier], et nous devons voir ce que nous devons faire. Il n’y a que moi qui suis sous la presse et qui ai sujet de trembler.

J’ai déjà voulu rompre trois ou quatre fois; mais, parce que cette œuvre se verrait anéantie en même temps, l’on me fait scrupule de péché d’y résister ou d’empêcher son effet. Je ne sais, mon très cher frère, ce que je dois conclure, si je dois tout quitter ou soutenir le poids, qui sans doute me fera succomber. Je n’ai point de fond intérieur pour y subvenir, et je ne vois en moi que des misères si effroyables que la moindre serait capable de me faire mourir, si Notre Seigneur ne me soutenait. La seule chose qui me console, c’est que je puis dire en vérité devant la divine Majesté présente, que jamais je n’ai eu dessein de me procurer cet œuvre et [que j’en] suis à prononcer la première parole pour lui donner effet. Il est vrai que, depuis trois mois, j’ai été passive à l’œuvre; mais je n’y ai aucunement agi, ni directement, ni indirectement, et mon esprit en est demeuré tellement dégagé et séparé que je n’y pense point si l’on ne m’y oblige. Jusqu’ici, j’avais toujours espéré que Notre Seigneur, connaissant le fond de mon abîme et la répugnance que j’ai à ces choses, à cause de mes indignités et de la pente que j’ai pour la solitude, me ferait la miséricorde d’anéantir cette affaire; mais, voyant les réponses de M. de Metz et l’autorité de la Reine, je commence à trembler et voudrais bien me retirer si j’en savais le moyen. C’est donc à vous, mon très cher frère, que j’ai recours en cette angoisse.

Je vous demande votre secours et vos avis. Conférez avec Madame de Sainte Ursule1101, nos chères Sœurs de la Conception1102 et de Jésus, et, si vous pouvez, avec la bonne âme, nonobstant que la résolution que vous me donnerez me soit aussi recommandable. Je ne fais point de scrupule de vous obéir; au contraire, je voudrais pouvoir être entièrement assujettie à votre conduite. C’est à ce coup, mon très cher frère, que j’ai besoin de votre grande, mais très grande charité, et si vous ne m’assistez, je ne crois pas pouvoir subsister, tant je trouve ce poids effroyable. Conseillez-moi ou plutôt déterminez-moi, et me dites absolument ce que je dois faire pour la gloire de Notre Seigneur. Vous savez quelque chose de ma vie et de ce que Dieu veut de moi. Je ne sais de qui prendre avis pour cette affaire; les personnes de ce pays que je puis connaître s’y portent d’affection. Le Révérend Père de Saint Gilles m’a défendu d’y résister, mais, nonobstant que j’ai un grand respect à ses ordres, les vôtres y doivent être préférés, et je les attends et vous supplie, mon très cher frère, de me mander en diligence vos pensées et de faire beaucoup prier Dieu. Mettez toutes vos saintes connaissances en prière, et mandez toutes ces choses à notre bon Frère Luc afin qu’il prie autant qu’il lui sera possible et que tout le monde s’intéresse à la gloire de notre divin Seigneur. Je supplie notre bon frère, M. Rocquelay, de prier Dieu de tout son cœur et de me mander s’il a reçu le livre du Père Elzéar et un écu d’or pour la neuvaine qu’il a fait faire à Notre-Dame de la Délivrande1103; j’attends de vos nouvelles. Je vous supplie que ce soit au plus tôt, et que toutes ces choses soient secrètes, s’il vous plaît; quelque personne de votre ville a bien curiosité d’en savoir des nouvelles; mais cela ne se doit pas; aussi on ne lui a pas répondu. Voyons ce que Dieu veut et laissons-là les créatures. J’espérais que M. Boudon vous irait voir et vous dirait beaucoup de choses que je lui avais confiées, tant pour cette affaire que pour d’autres; mais la Providence le retient et m’a obligée de vous écrire tout ce qui dessus, attendant réponse de votre charité pour la consolation de votre pauvre et très indigne, Sœur Jésus exilé.

      1. 9 janvier 1653 L Ne pas tant vous occuper à l’extérieur que vous ne donniez pour l’intérieur

Ma très chère Sœur1104, Jésus soit notre unique pour le temps et l’éternité. Ce n’est pas à moi de dire mes sentiments d’une affaire si importante comme celle dont vous m’écrivez n’ayant ni lumière ni discernement pour connaître ce qu’il y a à faire pour la gloire de Dieu1105. Et je refuserais absolument de dire mes pensées sur ce sujet, si ce n’est que je ne puis refuser à notre union qui ne me permet pas que nos affaires soient particulières et que nous prenions intérêt les uns pour les autres. C’est ce qui me fait prier Dieu ardemment pour votre affaire que je crois très faisable s’il n’y a point d’autres difficultés que celles dont vous me parlez, et vous ne devez pas manquer de rendre ce service à Dieu, sans vous oublier vous-même : je veux dire ne pas tant vous occuper à l’extérieur que vous ne donniez pour l’intérieur qui doit toujours être votre principal, et sur toutes choses1106 fuir continuellement le désir qui vient insensiblement dans la nature de vouloir paraître quelque chose et cette secrète inclination à l’élévation qui vous est un grand empêchement à la perfection. Il faut craindre ce malheur, il ne faut pas cependant qu’il nous dégoûte d’entreprendre les ouvrages que Dieu demande de nous. Puisque toutes les saintes âmes vous conseillent de faire celuy dont il est question, vous devez suivre leur sentiment. Je le recommanderai à toutes les bonnes personnes de ma connaissance. Le Révérend Père Saint Gilles est très capable de conduite en cette occasion. Quand vous le verrez assurez le de mes services. Mme de Mouy a grand désir de servir le secret de toute cette affaire. Elle en a écrit à la Marquise de Bauve, et dit qu’elle, était à Paris lorsqu’un pareil Etablissement pensa se faire pour honorer le Très Saint Sacrement jour et nuit. Lequel se trouva rompu, parce qu’il ne se trouva point de fille qui voulussent l’entreprendre y ayant trop de fatigue et de peine; je ne sais pas s’il est vrai tout ce qu’elle dit. C’est à vous Ma chère Sœur à bien prendre vos mesures avec vos amis. Adieu1107.

      1. 19 Janvier 1653 L 2,20 La voie de pure souffrance est la meilleure.

Mon cher Père1108, Jésus soit notre unique vie. J’ai eu beaucoup de joie de recevoir de vos lettres dans lesquelles je remarque clairement la conduite de Dieu sur votre âme, et la fidélité qu’elle garde à se tenir constante dans les états pénibles et rigoureux, où il faut qu’elle passe. La déclaration que vous me faites de vos peines, me ferait peine à moi-même et compassion, si je ne savais par expérience, combien il faut souffrir pour être à Dieu1109. Ne vous étonnez donc pas, mon cher Père de toutes vos tentations, distractions, insensibilités et bouleversements. Toutes ces choses vous approchent de Dieu, quoi qu’elles vous en éloignent en apparence1110. Portez-les patiemment, comme Job portait ses plaies sur le fumier1111. Et lorsque vous penserez être séparé de Dieu, j’espère que vous y serez plus uni. Je rencontre plusieurs âmes différemment conduites. La plupart ont des douceurs et des lumières par intervalle, mais votre voie est de pure souffrance, et c’est à mon avis ce qui la rend meilleure1112. Et quand même il faudrait mourir attaché à cette croix, ô que vous seriez heureux, quoi que malheureux selon vos sens et votre propre esprit1113! Il n’y a rien à vous dire, sinon que vous laissiez faire l’Esprit de Dieu en vous1114, afin qu’Il achève son ouvrage de la manière qu’il l’a commencé1115. Sur toutes choses, croyez ce que l’on vous dit, et ne vous appuyez pas sur vos discernements, quand il vous paraîtra n’aimer point Dieu, ne faire aucun progrès, que vous serez un jour du nombre des réprouvés; et si vous voulez, que vous avez tous les obstacles à l’union et autres semblables idées. Au-dessus d’icelles votre âme suivra simplement la direction et croira être en état qu’elle ne voit point, et duquel néanmoins on la certifie1116. Prenez courage. Je vous le dis encore une fois : votre voie est de Dieu. Je ne me mets pas en peine de tous les discours que l’on fait. Je demeurerai toujours uni avec vous, et rien ne m’en pourra séparer.

      1. 10 Février 1653 M 2172 Cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même.

Quand l’âme est parvenue à un degré d’oraison où l’esprit humain se trouve perdu dans l’abîme obscur de la foi, elle y doit demeurer en assurance. Car cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même, et cette ignorance est plus savante que la science. Mais la mort de l’esprit humain est rare, et c’est une grâce que Dieu ne fait pas à tout le monde. Il faut passer par plusieurs angoisses, et souffrir plusieurs agonies1117. Bienheureux pourtant ceux qui meurent de la sorte au Seigneur. Ils vivent par après en Lui, ils espèrent en Lui, ils souffrent en Lui. Enfin ils mènent une vie divine, dont tous les moments sont très précieux, puisqu’ils glorifient Dieu excellemment1118.

      1. 23 février 1653 L 3,21 Continuellement je ne suis plus en moi, mais en Lui.

M1119. Je ne puis vous exprimer la joie que je reçois d’apprendre la ferveur et la fidélité que Notre Seigneur vous donne de son service. Et que les difficultés qui s’opposent de la part de la nature et des parents n’apportent point de diminution à votre sainte résolution d’être tout à Dieu. Que vous êtes heureuse d’ainsi persévérer! Cela fait que mon âme se sent si fortement unie à la vôtre. Faites-nous, s’il vous plaît, la grâce, que nous puissions avoir quelquefois de vos chères nouvelles. Un petit commerce de spiritualité agréera sans doute à Notre Seigneur. Je ne manquerai pas de mon côté, ayant pour vous tous les respects et la sincérité que je puis avoir pour une personne qui sert à Dieu. Il est bon de s’encourager les uns les autres, de marcher dignement et généreusement à la suite de notre bon Jésus, qui nous fait tant de grâces, et qui nous donne de si puissants attraits1120 pour son amour. J’ouvre mon cœur au vôtre avec simplicité. Au reste, obligez-moi de dire à N1121. que j’ai ressenti de grands effets d’union avec Dieu durant et après le voyage de Monsieur B1122 et que j’ai certitude, ce me semble, du don qui nous a été fait, dont je me sers continuellement dans l’oraison; mon âme vivant, ce me semble, de la vie que Dieu a dans mon fond, et ne pouvant goûter que la perte de toute mon âme en Lui seul. De sorte que continuellement je ne suis plus en moi, mais en Lui, d’une façon que j’expérimente, mais que je ne puis exprimer. Cette résidence, ou cet établissement de Dieu dans mon fond est le soutien, l’appui et la vie de mon intérieur. Enfin je suis infiniment consolé et fortifié, et j’aperçois si je ne me trompe, accroissement dans la voie du pur amour. Communiquez, s’il vous plaît, ceci à N1123. et m’obligez de me récrire ce qu’il vous dira, et s’il ne trouvera pas bon de temps en temps que je lui fasse savoir ce qui se passe en moi. Madame M1124 possède aussi ce don, comme je crois. Et son âme s’augmente en pureté et nudité, se trouvant quasi continuellement perdue en son Dieu1125. Il me semble qu’elle avance fort. Aussi sa vertu répand une bonne odeur dans toute la ville. Je vous donne bien de la peine, mais votre charité le veut bien. Je suis, etc.

      1. 3 Mars 1653 L 2,21 C’est au Saint Esprit à qui vous devez demander direction et conduite.

Mon Très cher Père1126, Dieu seul suffit. Pour répondre à vos lettres que j’ai reçues aujourd’hui, je vous dirai dans ma simplicité ordinaire que j’ai reçu grande joie de voir le soin que notre Seigneur prend de la conduite de votre intérieur, et la fidélité que vous apportez à suivre ses divins mouvements. Vous avez très bienfait de changer votre oraison. Il me paraît que ce changement vient de la grâce. C’est pourquoi tenez-vous dans cette attention à la Divinité, séparée même de toutes les conceptions et pensées de ses attributs et perfection. Cette attention est de foi, et la foi est simple et nue, qui exclut quand elle est pure, la multiplicité. Et cela n’empêche pas que votre âme n’ait union à la Divinité infiniment parfaite, quoi qu’elle n’ait pas des pensées distinctes des divines perfections. Notre Seigneur commence à vous dénuer passivement1127. Laissez-vous faire, et vous recevrez une grande Miséricorde de sa Bonté et de sa Puissance. Si vous êtes quelque jour réduit au néant, c’est ce riche néant, dans lequel Dieu se trouve, après avoir perdu l’image et l’amour de toutes les créatures, et après aussi s’être perdu soi-même. Prenez courage, mon très cher Père, vous êtes dans le passage de la parfaite nudité1128. Cette révolte de passions et de tentations, que vous décrivez si ingénieusement et agréablement, et le fond sec et aride que vous portez, sont de véritables marques de l’état purifiant où Dieu vous introduit. Quelque accablement, oppression, ou langueur que vous sentiez dans votre volonté ou intérieur, ne vous étonnez point1129. La vertu de Jésus-Christ se perfectionnera dans votre infirmité, opérera de grands effets, si vous souffrez les rigueurs de la purgation intérieure, avec longanimité et amour. Hélas! Mon très cher Père, c’est au Saint-Esprit à qui vous devez demander direction et conduite, et non pas à moi, qui ai l’esprit plein de ténèbres et d’imperfections1130. Je ne puis pas pourtant vous dénier mes petits avis, comme les amis s’en donnent les uns aux autres, vous assurant que j’ai pour vous tout l’amour et toute la cordialité que je puis avoir pour une personne que je chéris extrêmement. Puisque vous voulez être tout à Dieu, il faut que je sois tout à vous. Il nous faut donc encourager les uns les autres, pour arriver un jour à ce bonheur qui est ineffable, de posséder Dieu dès cette vie. In modo non omnibus cognito1131, etc. dit Gerson1132. Monsieur N. présent porteur vous servira beaucoup, si vous conférez avec lui. Il est plus intelligent et plus expérimenté que moi. Adieu en Dieu.

      1. 24 Avril 1653 L 3,29 Qui vit en Dieu seul, voit en Dieu ses amis.

M1133. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul1134; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout1135. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en Lui1136. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience. Je vous avoue que tant d’écritures et tant de discours fatiguent l’esprit, ne lui donnent pas de véritables nouvelles de la personne qu’il aime. Je ne suis pas dans cet état, mais il est pourtant vrai que Dieu me devient toutes choses, que tout ce qui n’est point lui est chétif et si rien, qu’il ne mérite pas de nous amuser un moment1137. Je ne pensais pas vous écrire tout ceci, quand j’ai commencé; mais la pureté de cœur est si nécessaire, que nous ne saurions assez en parler. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu1138, même dès cette vie, et cette vue est la parfaite oraison. Quand la divine lumière n’est pas bien abondante, l’on ne connaît pas les impuretés qui sont cachées, lesquelles, quoique très petites, sont de grands obstacles au parfait amour.

      1. 20 mai1653 LM à M. Boudon Souffrir quelque chose pour son nom.

Mon très cher frère, 20 mai 16531139. Je prie Notre Seigneur Jésus Christ qu’il consomme en vous ses adorables desseins!

Ce mot est pour vous témoigner la joie de mon cœur en ce qu’il a plu à Dieu vous rendre digne de souffrir quelque chose pour son nom. Je m’en sens si fort obligée à sa grâce et à sa bonté que je neeTuis m’empêcher de lui en rendre les humbles remerciements que je lurdois. Oh! que vous êtes heureux, mon très cher frère! Je prie Notre Seigneur qu’il vous continue ses grandes miséricordes, afin que vous puissiez procurer efficacement sa gloire et apprendre aux âmes le sacré sentier qui les doit conduire immédiatement à Dieu. Hélas! qu’il y a peu de vrais serviteurs qui servent Dieu pour Dieu même! Nous sommes trop mercenaires et trop revêtus d’intérêt. Priez Notre Seigneur, mon bon frère, qu’il me fasse la grâce de le pouvoir servir pour l’amour de lui même, et que l’amour de son bon plaisir opère notre consommation.

Je ne sais quand il plaira à la divine Providence vous ramener à Paris. Nous aurons joie de vous y revoir et d’apprendre de vous-même la part que Notre Seigneur vous a donnée à sa croix, et vous faire nos très humbles recommandations à nos chers frères tous les ermites [de Caen, en particulier à notre bon M. de Bernières, et me recommander à ses saintes prières. Nous avons vu le bon M. de Montigny1140, lequel nous a toutes embaumées de l’odeur de Jésus Christ en lui; il en est tout rempli, et j’ai reçu beaucoup de joie de le voir si uni à la croix et si passionné des opprobres et des mépris, des pauvretés et douleurs de Jésus Christ. Je désirerais bien fort que notre chère Mère de Montigny y eût un peu de part. Elle désire Dieu certainement, mais d’une manière bien différente; la nature a de grandes peines et son esprit naturel lui livre de rudes combats. Je vous supplie, quand vous lui écrirez, de l’encourager à entrer dans la vraie humilité d’esprit et soumission de jugement, afin que son âme soit assujettie à la conduite que Dieu tient sur elle. Elle aurait souvent besoin de votre saint entretien pour la fortifier, et je désire votre retour partie à son sujet, pour ce que, ne trouvant pas en nous de quoi se soutenir ni consoler dans la voie, elle a plus de pente à la tentation, qu’elle vaincrait facilement si elle voulait entrer dans les usages de la (piété?).

Je vous supplie ne lui point témoigner que je vous ai rien écrit de particulier touchant son état. Priez Notre Seigneur qu’il me donne lumière pour la servir en son amour.

Je vous désire beaucoup ici. Venez le plus tôt qu’il vous sera possible pour la gloire de celui en l’amour sacré duquel je suis, quoique très indigne, mon très cher frère, votre très humble, très fidèle et affectionnée et très obligée servante. Sr. du St. Sacrement

Je vous supplie de dire à M. de Roquelay que j’ai donné cent livres au Révérend Père Le Jeune1141. Il a pris la peine de nous voir environ une petite heure, venant dire céans la sainte messe pour Madame la Duchesse de Bouillon, qui y fut vendredi en retraite. Je vous supplie de prier Notre Seigneur qu’il la fortifie et la console sur la mort de M. son mari. C’est une excellente personne et très chrétienne si la tristesse ne la consommait point. Priez Dieu qu’il lui arrache les sens trop sensibles sur le sujet.

      1. 1er Juillet 1653 L 3,42 Demeurer unis et abîmés dans cette infinie bonté.

Ma très chère Sœur1142, Jésus soit l’unique vie de nos cœurs. Quoique vous soyez éloignée, je crois que vous êtes présente à l’Ermitage, et M1143aussi, nous ayant souvent assuré que c’est sa maison, et qu’il y demeure avec nous. Je n’en doute pas, ressentant en mon particulier plusieurs effets de grâce que je ne puis exprimer. Le don s’augmente, et mon âme expérimente que Dieu seul est, vit, et opère en elle1144. Cet état demeure immobile au milieu de tous les changements qui se passent dans les sens, et rien ne le peut diminuer, que l’infidélité. L’obscurité, la stupidité, l’insensibilité, la tentation, les révoltes ne font pas perdre ce trésor caché dans le fond de l’âme, mais seulement en ôtent la vue et le sentiment1145. Quand Dieu s’est ainsi donné, l’âme n’a plus besoin de rien, et tout ce qui n’est point Dieu ne lui peut de rien servir1146. Dieu seul est sa portion, et son héritage1147 à toute éternité. Demeurez bien perdue dans le divin Etre, et prenez plaisir à n’être plus. C’est en Lui que vous devez établir votre solitude au milieu des compagnies et des affaires. C’est dans le fond que vous devez habiter, ou plutôt en Dieu. J’ai quelque désir de savoir l’état où vous êtes, et si vous ne gardez pas la pure solitude en Dieu où le pur amour se trouve, mandez-nous de vos nouvelles. Et cependant, croyez que nous sommes autant unis que nous le sommes avec Dieu. Notre unique affaire, c’est de demeurer unis et abîmés dans cette infinie bonté1148. Et notre bonheur serait, si nous étions si bien perdus, que nous ne puissions jamais nous rencontrer.

      1. 9 Août 1653 LMB J’ai mis en mains de Monsieur Boudon…

Monsieur, Ce 9 août 16531149. Je vous fais ce petit mot pour vous assurer que j’ai mis en mains de Monsieur Boudon le livre que vous avez désiré que je vous envoie. Je crois qu’il le portera demain au messager. Ce bon Monsieur est à Paris depuis environ trois semaines; nous l’avons vu avec Monsieur de Montigny, lequel est aussi un très grand serviteur de Dieu. Je l’ai mené ces jours passés à Montmartre où nous trouvâmes le Père Paulin. Je crois que vous savez qu’il demeure à Paris et qu’il fait merveille dans la sainte voie d’anéantissement1150. Pour moi, j’apprends à me taire je m’en trouve bien. Je sais quelque petite chose de mon néant et je tâche d’y demeurer et de n’être plus rien dans les créatures et qu’elfes ne soient plus rien en moi. J’ai, ce me semble, quelque amour et tendance de vivre d’une vie inconnue aux créatures et à moi-même. Je me laisse à Notre Seigneur Jésus Christ pour y entrer par son esprit. Il y a plus de trois semaines que je n’ai vu le Révérend Père Le Jeune; je ne sais s’il est ou non satisfait de moi, je lui ai parlé selon ma petite capacité et l’avais prié de prendre la peine de m’interroger sur tout ce qu’il lui plairait, avec résolution de lui répondre en toute simplicité : je ne sais ce qu’il fera. Je suis toute prête de lui obéir et avec joie, si cela vous plaît, sur tout ce qu’il désire que je fasse.

Vos chères lettres me font plus de bien que toutes les directions des autres personnes. Je crois que c’est à cause de l’union en laquelle notre bon Père nous a unis avant sa mort, nous exhortant à la continuer et à nous entre-consoler les uns les autres. Je ne vous en demande pourtant que dans l’ordre qui vous en sera donné intérieurement, car je veux apprendre à tout perdre pour n’avoir plus que Dieu seul, en la manière qu’il lui plaira. Je vous supplie de prier Dieu pour moi afin que je sois fidèle à sa conduite. Je la vois bien détruisant mon fond d’orgueil et tout ce qui me reste des créatures. J’ai pourtant une petite peine qui me reste au regard de la fondation où la Providence nous a engagée et j’aurais beaucoup de pente à m’en retirer. Je vous manderai le sujet. Présentement, il faut finir : il est trop tard. Je viens de voir le Révérend Père Le Jeune. J’ai bien à vous écrire, mon très bon frère, mais, en attendant, priez Dieu pour moi.

      1. 4 Septembre 1653 L 1,46 Dans la direction ne pas contraindre les âmes.

M1151. Jésus soit notre unique vie, et notre seul amour. Je réponds à vos dernières, qui me déclarent amplement et sincèrement vos sentiments touchant la conduite de N1152. Je suis bien aise de voir à découvert tous les mouvements intérieurs de votre âme sur ce sujet et sur votre oraison. Mon style a toujours été et est encore de ne rien proposer aux âmes où elles aient rebut. Et j’attends que la grâce leur donne une inclination contraire. Jusqu’à ce temps-là je les laisse dans la liberté, et ne les veux pas contraindre1153. Si vous continuez à n’avoir point d’ouverture de cœur à N1154. ne vous violentez pas1155.

Il est vrai qu’il m’était venu en pensée qu’il aurait pu servir à vous perfectionner, et je croyais qu’il en avait et les talents et la grâce et l’affection. Car je vous puis assurer, que si vous voulez être inconnue aux créatures ou vivre dans la mort et l’éloignement de toutes choses, jamais homme n’y fut plus propre. Son procédé étant de conduire les âmes sans leur faire connaître ce qu’elles sont, ou ce qu’elles font, afin de leur ôter tout appui qu’elles pourraient prendre sur elles-mêmes. Il ne veut pas aussi qu’elles en prennent sur le directeur. D’où vient qu’il traite avec elles, beaucoup réservé et resserré, se prenant garde de ne les applaudir et approuver. Cette manière est sans doute rude, et toutes sorte d’âmes ne se peut pas conduire par là, car elles deviennent resserrées et réservées, n’ayant aucune ouverture de cœur avec celui qui semble n’en avoir pas pour elles.

Il m’a écrit que n’ayant point trouvé avec vous ouverture de cœur entière, il ne s’est pas aussi engagé à vous servir, attendant que Dieu vous donne à l’un et à l’autre la disposition nécessaire pour cela. Et qu’au reste, il ne vous a rien ouï dire que de bonnes maximes, et qu’il n’a nul sujet de douter de votre voie, et que jamais il n’en a parlé à personne. Qu’il est vrai que plusieurs vous ont élevée et d’autres abaissée. Mais qu’il ne s’arrête point à tout cela, et qu’il regarde seulement si on aime la vérité; de sorte que vous êtes dans l’entière liberté. Je ne vous donne pas avis, comme je vous ai déjà dit, de vous contraindre. Quand le P. N1156. vous ira voir, parlez-lui sincèrement sur ce qu’il vous demandera, il ne vous pressera pas1157.

      1. Avant février 1654 LMB Nous prendrons la croix

Je vous supplie me faire la faveur de faire savoir à notre très chère Sœur que nous prendrons la croix le 10ème de février, jour que nous faisons la fête de notre grande sainte Scholastique. Je la supplie, autant instamment que je puis, de vouloir derechef présenter cette œuvre à Notre Seigneur, et le prier très humblement y vouloir donner sa sainte bénédiction et que le tout soit uniquement pour sa gloire.

Je remets tous mes intérêts, si j’en ai en cette œuvre, pour être sacrifiée, par elle, à Jésus dans la sainte hostie. Je renonce de tout mon cœur à ce qu’il peut y avoir d’humain et proteste que je n’y veux que Dieu seul et l’honneur de sa sainte Mère, laquelle nous avons constituée notre très digne et très adorable supérieure. C’est elle, mon bon frère, qui est la vraie Mère et la très digne Mère du Saint Sacrement. C’est elle qui est notre Prieure. C’est pour elle cette œuvre et non pour moi. Je la remets en ses saintes mains et n’en retiens pour moi que la peine et l’abjection. Je n’y veux rien, je n’y désire rien, je n’y prétends rien pour moi, au moins est-ce mon désir, et je supplie notre chère Sœur de prier Notre Seigneur et sa très sainte Mère d’y être parfaitement tout ce qu’ils y doivent être, et que nous ayons la grâce, par leur très grande miséricorde, d’être les vraies victimes du très Saint Sacrement.

Cette Maison s’établit à sa seule gloire pour, comme je vous ai déjà dit, réparer autant que l’on peut sa gloire, profanée dans ce très Saint Sacrement par les sacrilèges et (par les) impies; et surtout par tous les sorciers et magiciens qui en abusent si malheureusement et horriblement.

Priez notre bonne Sœur [Marie des Vallées] qu’elle présente nos intentions à Notre Seigneur et lui demande, pour nous toutes et pour toutes celles que sa Providence conduira en cette Maison, la grâce de vivre de la vie cachée de Jésus dans ce divin Sacrement, savoir : d’une vie cachée et toute anéantie, que nous ne soyons plus rien dans les créatures et que nous commencions à vivre à Jésus, de Jésus et pour Jésus dans l’hostie.

Je voudrais bien qu’il plût à Notre Seigneur opérer ce jour ma vraie conversion, qu’il me fasse sortir entièrement de ma vanité et des créatures.

Tâchez de voir cette chère Sœur; je vous en supplie, faites y votre possible, et lui remettez de ma part ce saint œuvre entre ses mains pour être présenté à Notre Seigneur. J’ai une grande passion qu’elle soit toute à Dieu et pour Dieu. Je lui demande un quart d’heure de son temps, si Dieu lui permet, pour s’appliquer à lui pour nous, et qu’elle continue à lui demander pour moi une très profonde humilité et la grâce de ne rien prendre en cette œuvre. J’ai un grand désir d’y vivre toute anéantie, mais je suis si impure que ma vie me fait horreur. Priez Notre Seigneur qu’il me change par sa toute puissance, et que je sois, avant que de mourir, parfaitement à lui et pour lui, et, en son esprit, votre très fidèle et affectionnée...

Possible aurons-nous la croix dimanche prochain. Néanmoins toutes choses n’y sont pas encore disposées. Ce qui me satisfait le plus, c’est que j’ai mis cette œuvre entre les mains de mes supérieurs, pour en être fait comme Dieu les inspirera. C’est eux, contre leur ordinaire, qui me pressent d’achever et de prendre vitement la croix.

      1. 22 Mars 1654 L 3,33 C’est une grande richesse que la pauvreté intérieure.

M1158. Jésus souffrant soit notre unique amour. J’ai grande joie qu’il ait fait notre union par providence particulière, et il est superflu, ce me semble, que vous demandiez à faire une union qui est déjà faite, et laquelle continuera. C’est à quoi il faut penser, et pour ce sujet tout faire et tout souffrir, afin que Notre Seigneur nous achemine à la parfaite union. C’est le seul bien qu’il faut désirer en la terre, et c’est aussi la félicité des bienheureux du ciel. L’union du Paradis est dans la jouissance et celle de ce monde est dans la souffrance. Il faut être attaché à la croix, soit intérieure, soit extérieure, pour être attaché et uni à Dieu. C’est par la croix que nous mourons à nous-mêmes et aux créatures, et que nous vivons en Dieu1159. Vous ne devez pas vous étonner quand les distractions, les tentations et les obscurités vous dérobent le sentiment et la vue de la présence de Dieu, et de vos actes intérieurs1160. Cela n’est rien puisque Dieu demeure aussi présent, et qu’il vous sollicite par ce moyen à vous unir à Lui par la foi toute pure, qui ne dépend point des sentiments, ni des vues sensibles. Tenez à bonheur quand vous en serez privée, et ne soyez point dans l’empressement de produire des actes. Demeurez dénuée et souffrante, et Dieu sera avec vous en votre tribulation. Il est fort bon de produire des actes d’abandon, d’adoration des desseins de Dieu sur vous, et autres spécimens dans votre lettre, quand votre âme y aura facilité1161. Mais sitôt qu’elle y ressent de la peine, ou qu’elle en est empêchée, demeurez sans vous violenter, et souffrez l’état qui vous est donné, quelque pauvre et chétif qu’il vous paraisse1162. C’est une grande richesse que la pauvreté intérieure, puisqu’elle nous dépouille de nous-mêmes1163. Un simple regard de la présence de Dieu vous suffira1164. Il n’est pas nécessaire d’apercevoir distinctement tous les actes de respect et d’abandon1165. Ils y sont contenus en éminence. Vous avez la Loi et les Prophètes ayant le bon Père N1166. Je soumets tous mes sentiments aux siens, ayant grand respect pour sa grâce, et sachant combien son âme est éclairée dans les voies de Dieu. Ayez soin d’encourager votre bon Frère, et priez tous pour moi.

      1. 29 Mars 1654 L’esprit de notre petit Ermitage.

Ma très chère Mère1167, Jésus soit l’unique vie de nos âmes. J’ai reçu vos dernières qui m’ont donné grande consolation d’apprendre par vous-même les soins extraordinaires que la divine Providence a eu pour votre établissement, pour vous donner sans doute une solitude qui servira pour vous conformer à son pur amour1168. Cet ouvrage extérieur doit servir à l’ouvrage intérieur, que Jésus enfant veut faire en vous, lequel vous conduira par sa sainte grâce au parfait anéantissement, afin que Lui seul soit, vive, et opère en vous. Je me réjouis de ce que votre âme ne désire autre vie que la Vie de Jésus1169. Mais aussi sa mort vous doit donner la mort parfaite à toutes choses. Je ne sais pas le particulier de votre oraison. Vous avez le bon M. N1170 auprès de vous, auquel Notre Seigneur a donné grâce pour aider les âmes de votre état. Ses conseils vous seront très bons. Et quand Dieu voudra que vous nous mandiez quelque chose de votre oraison, nous vous dirons nos petites pensées en toute liberté et simplicité1171. Mais ne le dites que quand Dieu vous en donnera le mouvement. Car il vaut bien mieux demeurer perdue en Dieu, que de sortir par soi-même sous prétexte de charité à produire nos pensées et nos sentiments au dehors, comme nous ne devons pas avoir la moindre opération.

Tout l’Ermitage se réjouit de ce que Dieu vous a mise en retraite, et Le prie continuellement afin qu’Il rende votre maison une maison de silence et d’oraison, et qu’Il vous donne des filles propres à ce genre de vie1172. Prenez-y bien garde, et n’en recevez pas une, s’il y a moyen, sans vocation particulière à l’oraison1173. Autrement votre communauté ne sera pas longtemps sans sortir du sein de Dieu1174. Je suis persuadé de la grandeur de votre vocation et de l’institut de votre communauté qui, sans doute, sont incomparables, puisque vous êtes appelées pour être les victimes du Saint Sacrement1175; c’est à dire, du pur amour1176. Et vous devez demeurer cachées et solitaires dans la clôture de votre petite maison1177, y menant une vie toute divine, séparée de la conversation des hommes, à l’exemple de Notre Seigneur, qui demeure caché1178 et solitaire sous les espèces du très Saint Sacrement, y menant une vie toute d’amour pour les hommes1179. J’espère qu’Il vous fera beaucoup de grâces, et à toutes vos filles, pourvu que vous demeuriez dans la pureté de votre voie, et que les considérations humaines ne vous empêchent pas d’être toujours anéanties1180.

Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir1181. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en Lui1182! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même; c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie. C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin. C’est le premier dessein que Dieu donne, et puis ensuite les autres desseins, comme de convertir les âmes, de procurer la gloire de Dieu par tel et tel moyen, comme autant de suites et d’effets de la vie divine qui se mène dans le néant.1183 L’on n’est pas bien capable de servir au prochain que l’on ne soit anéanti, puisque dans les emplois les plus charitables, l’on y conserve sa propre vie1184. C’est un point bien peu connu, bien caché, mais bien dangereux, et qui arrête les âmes dans elles-mêmes, et les empêche de passer en Dieu, leur Centre et leur dernière Fin. Vous connaissez mieux que moi ce que je veux dire. Aussi, comme je vous aime beaucoup en Notre Seigneur, toutes mes joies sont de vous savoir dans la tendance du néant divin. Si jamais la divine Providence permet que je vous voie, je vous ouvrirai mon cœur là-dessus. C’est l’esprit de notre petit Ermitage, que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je crois qu’il doit y avoir grande association entre votre maison, et la nôtre. Nous la recevons de tout notre cœur, puisque vous nous la présentez, et vous prions de croire que tous les solitaires ont une union parfaite avec vous. Au reste, ne doutez pas que je suive entièrement le dessein de N. et que je ne sois tout à vous selon Dieu.

      1. 13 Mai 1654 L 3,6 Il n’y a qu’à Le laisser faire.

M1185, Jésus soit l’unique Vie et la seule Lumière de nos âmes. Je viens de recevoir vos dernières, et je sens mouvement d’y répondre tout présentement, pour vous dire que l’état intérieur où vous êtes ne permet pas de pouvoir faire une longue déclaration de vos dispositions intérieures à celui que vous prenez pour votre directeur1186. La grâce vous mettant dans la mort et dans le néant, il ne faut pas vous en tirer sous quelque prétexte que ce soit. Il faut y demeurer toute perdue et abandonnée à la conduite divine. Ceux qui vous pressent et persécutent, s’ils ne le font pour vous éprouver, sembleraient n’entendre pas ce que Dieu fait en vous. Ils devraient porter respect à son ouvrage et ne le pas brouiller, ni détruire.

Mais cet ouvrage est souvent si caché et inconnu, même aux personnes spirituelles, qu’en vérité elles font beaucoup souffrir, ne pouvant concevoir que ce soit une œuvre de Dieu, de ne pouvoir ni penser, ni rien dire de distinct et d’aperçu1187. Les âmes qui sont en silence parlent suffisamment à ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu1188. Elles remarquent dans la mort la vie et dans le néant Dieu caché qui prend plaisir de les posséder d’une manière admirable, quoi que secrète et intime. Ma lumière est petite; néanmoins je ne craindrai pas à vous dire que vous ayez à demeurer en repos, et à être totalement passive aux opérations de Dieu. Si vous ne connaissez pas, soyez paisible dans votre ignorance, et vivez sans réflexions volontaires. Soyez attentive sans attention sensible et trop aperçue à vous laisser imprimer aux impressions divines1189. Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or il n’y a qu’à Le laisser faire.

J’ai remarqué dans plusieurs endroits de votre lettre que vous faisiez des réflexions sur votre misère, votre ignorance, incapacité, et autres choses semblables. Comme aussi sur ce que ceux qui vous parlent sont forts éclairés, et qu’ils ne voient pas le fond de votre pauvreté1190. À une personne de votre état, toutes ces vues sont bonnes quand Dieu lui donne. Mais vous ne les devez pas prendre par vous-même; ce serait encore une avidité, (quoi que pour s’humilier et s’anéantir) qui doit mourir et être anéantie.

Marchez donc, ou plutôt laissez-vous porter à votre divin Époux avec grande liberté dans les voies intérieures. Liberté qui n’attachera votre âme qu’à Lui Seul, et qui la dépouillera de tout le reste. Liberté qui vous donnera un fond tout dénué et tout nu, au milieu d’une multitude de bonnes ou de mauvaises pensées, lumières ou ténèbres, distractions ou recueillements. Liberté qui vous fera reposer uniquement dans l’incréé au milieu de toutes les créatures. C’est par la vertu secrète de Dieu que cette divine liberté nous est communiquée1191. C’est un don qui accompagne les âmes anéanties et qui ne subsiste en elles que étant leur anéantissement passif.

J’espère que notre Seigneur vous fera cette grâce, puisqu’il permet que vous soyez sans appui, au milieu de tant de monde qui vous en donne, et qui s’empresse même de vous ennuyer. Je commence à croire que celui dont vous me parlez n’a pas grâce pour votre conduite intérieure, quoi que ce soit un apôtre, et un saint. Mais que ces éminentes qualités ne vous obligent pas à vouloir de lui une chose qu’il semble que Dieu ne veut point. J’avoue que c’est une abjection de n’entrer pas dans l’esprit d’un si grand homme, et de ce qu’il ne goûte pas ce que Dieu vous fait goûter. Les grâces sont différentes. Une seule personne n’a pas l’expérience de toutes. Ne jugeons pourtant pas encore définitivement. Je confesserai avec lui, et puis je vous écrirai. Je crois qu’il se découvrira à moi, mais je le laisserai parler le premier1192. Car si le sentiment mystique ne lui est pas révélé, je ne lui en dirai rien, mais seulement des choses extérieures où Dieu m’applique. Je lui parlerai comme il faut de vous, et vous donnerai avis de tout ce qu’il m’aura dit1193.

Si vous voulez de temps en temps m’écrire trois lignes comme est votre intérieur, je vous manderai en trois autres lignes mes petits sentiments. Je crois qu’il faut nous réduire à nous appuyer les uns les autres, et à nous servir1194. Notre bon Père [Chrysostome] me l’a dit souvent. Faisons-le donc jusqu’à ce que Dieu y donne ordre par sa Providence. Il ne faut pas grand discours à déclarer son intérieur, ni être beaucoup en peine pour cela1195. Les mêmes âmes d’une même voie s’entendent à mi-mot. N1196. vous chérit et vous salue. Nous vivons ici en grand repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus du monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion, et quelque temps qu’il fasse, bons ou mauvais, nous tâchons de ne nous pas arrêter. Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par l’ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait1197.

      1. 21 Août 1654 LMB Je vous reproche votre infidélité de n’être point venu à Paris avec Monsieur Bertaut

Ce 21 Août 16541198. Je ne vous fais que ce mot étant encore bien faible d’une petite fièvre que j’ai eue et de laquelle le Révérend Père Eudes vous dira des nouvelles. Nous avons eu l’honneur de le voir et recevoir beaucoup de sa charité dont toute notre petite communauté en reste touchée. Je crois que sa conférence opérera de grands effets, je vous supplie de l’en remercier. Il vous dira de nos nouvelles et comme il m’a mandé de manger de la viande, ce que j’ai fait sans difficulté puisqu’il l’a voulu et que je sais qu’il est désintéressé. J’espérais qu’il ferait la bénédiction de l’image de Notre Dame, mais la sainte Providence nous en a voulu mortifier, c’est seulement demain que la cérémonie s’en fera, jour de l’octave de l’Assomption. Il m’a promis qu’il sera notre avocat vers la bonne sœur Marie [des Vallées]. J’ai admiré la conduite de Notre Seigneur : quand je l’ai désiré, il ne me l’a pas donné et quand tous désirs et volontés ont été anéantis en moi, il l’a voulu et lui a donné charité pour moi. Je ne doute point que ce ne soit un coup de la sainte et aimable Providence qui se plaît à faire des coups pareils. Je l’adore en tout et prends plaisir de la laisser régner partout sans me mettre en peine d’aucune chose. 0 mon très cher Frère, qu’il fait bon se perdre.

J’ai reçu trois ou quatre de vos chères lettres, mais si petites qu’il n’y avait quasi que deux mots. Nous avons vu Monsieur de [Bernay] et demain il nous fera conférence et je lui rendrai tous les petits services que je pourrai. Monsieur Bertaut dit hier la sainte Messe céans, mais comme nous chantâmes aussitôt après la grand’Messe, je ne pus lè voir, il me fit dire qu’il reviendrait.

Cette bonne dame que vous m’aviez mandé de bien recevoir et qui est intime de Timothée [Marie des Vallées] n’est point venue, je la régalerai le mieux que je pourrai.

Le Révérend Père Lejeune nous vient voir souvent et à grand soin de ma santé, je vous prie l’en remercier quand vous lui écrirez, il a grande bonté pour nous.

Je vous reproche votre infidélité de n’être point venu à Paris avec Monsieur Bertaut. Notre Seigneur vous donnait cette pensée pour le bien et la perfection de ce nouveau monastère où toutes les âmes qui y sont ont une grande tendance à la solitude et à l’anéantissement. Un peu de vos conférences les ferait avancer, l’excuse que vous prenez pour couvrir votre prétexte de ne nous point écrire, de la sainte oraison, n’est point recevable, si c’était un autre que vous, je dirais qu’il fait des compliments spirituels. Je vous supplie de croire que je n’ai d’autre expérience que mon néant que je chéris et que j’aime, mais pour le reste, je suis tout à fait ignorante, donc, très cher Frère, par charité et pour l’amour de Dieu, écrivez-moi quand vous en aurez la pensée. J’ai bien cru que M. de Montigny [François de Laval-Montigny] vous consolerait et édifierait par sa ferveur, je suis très aise de le savoir là : qu’il y puise bien le pur esprit de Jésus et qu’il s’y laisse bien anéantir afin qu’il soit rendu digne des desseins que Dieu a sur lui. Je salue humblement tous les bons ermites et les supplie de prier pour cette petite Maison qui tend bien à la vie solitaire. J’espère que Notre Seigneur nous donnera la joie et la chère consolation de vous y voir un jour, il me semble que ce sera sa pure gloire. Quoique j’y renconterai ma satisfaction, nous ne laisserons pas d’être tous anéantis en Jésus. Je suis en lui toute vôtre.

      1. 15 septembre 1654 MB sur le père Eudes et Marie des Vallées [extraits]

J’ai reçu samedi l’honneur de la vôtre par laquelle vous avez la bonté de nous mander ce que la bonne Sœur1199 a dit au Révérend Père Eudes pour nous. Je lui en suis bien obligée […]

Je ne sais pourquoi le Révérend Père Eudes1200 vous a témoigné m’avoir tant d’obligations. Je n’ai pas été assez heureuse de le pouvoir servir nonobstant mon affection, car il me semble que, sans aucun intérêt, je l’aurais très grande, sachant bien que c’est un grand honneur de servir les serviteurs de Dieu. Il ne m’est obligé que de ma bonne volonté, que je ressens toujours dans la même disposition, et, quand il lui plaira me donner les moyens de l’effectuer, il nous donnera bien de la satisfaction.

      1. 17 Septembre 1654 L 3,55 Le seul appui est la pure foi

M1201. Puisque cette personne est avec vous, prenez-y garde. Portez son âme à marcher dans la voie d’anéantissement1202 dont le seul appui est la pure foi séparée de toute autre lumière et vue1203. C’est une grâce singulière et un très grand don de Dieu de posséder cette divine foi, laquelle nous donne Dieu en la terre aussi réellement et véritablement, que les Bienheureux l’ont dans le Ciel, quoi que d’une manière différente. C’est un grand trésor1204 que cette oraison de présence de Dieu, réelle et immédiate1205.

Au lieu que dans les autres l’on a des images, des connaissances, et des sentiments de Dieu, en celle-ci l’on possède Dieu même, lequel étant vu au fond de l’âme, commence à la nourrir et à la soutenir de Lui-même, sans lui permettre d’avoir aucun appui sur ce qui est créé1206. Et c’est ce que l’on appelle science mystique, que cette expérience de Dieu en Dieu même, de laquelle l’on n’est capable, que lorsque le don en a été fait par une miséricorde spéciale1207. Les travaux, les actions, les mortifications et les souffrances de la vie, nous préparent à entrer dans ce divin état, ou l’âme abîmée en Dieu n’est plus elle-même, et par conséquent n’agit plus et n’opère plus. C’est cet heureux néant dont plusieurs bonnes âmes ont la lumière et la connaissance, mais très peu la vérité et la réalité. Les prières des amis de Dieu aident extrêmement à obtenir cette faveur! Mais jamais une âme n’en jouira, qu’elle ne soit dans le détachement de tout de ce qui n’est point Dieu1208. Il faudrait être auprès de vous pour vous dire ce que je pense de cet état. Il me semble que votre esprit est beaucoup multiplié en des retours et réflexions1209. Je ne sais pas bien si vous expérimentez encore cette perte réelle en Dieu dont nous parlons. La constitution de notre intérieur paraît souvent être semblable, et néanmoins elle est fort différente. Il paraît que nous avons Dieu dans nos puissances, et que nous l’expérimentons comme dans notre fond. Et cependant cela n’est pas puisque l’être de Dieu et sa réelle présence ne peut être communiquée que dans le fond, qui est une capacité dans le centre1210 de notre essence, où Dieu seul fait sa demeure, s’y manifeste, et s’y donne à goûter d’une manière qui n’est entendue que de ceux qui en ont l’expérience1211. Mais dans les puissances, l’on y reçoit des connaissances et des goûts fort sublimes de Dieu, qui sont des effets et des faveurs de Dieu, et non Dieu même. Quand je dis que Dieu n’est pas dans nos puissances, mais dans le fond, je ne veux pas dire que son Essence ne soit par tout1212. Mais je parle comme les mystiques qui font différence de la connaissance que l’on a de Dieu dans le fond et dans les puissances1213. Il est fort difficile de se faire entendre en ces matières, mais l’Esprit de Dieu le fait en un moment. Vos dernières m’ont donné désir de vous voir, seulement pour parler de cette voie, en laquelle on ne peut aider qu’avec un peu de temps; les opérations divines ne se faisant pas tout d’un coup, mais successivement les unes après les autres. Il faut recommander ce voyage à Dieu, car il ne faut point que la créature y ait part. Monsieur B1214, prêtre qui demeure avec nous, serait bien capable d’aider votre communauté touchant cette oraison. Il a plus de grâce et de lumière que moi, et est plus disposé d’aller. S’il pouvait faire un petit tour à Paris, je crois que cela vous servirait. Il est à présent auprès de Timothée1215, où il reçoit beaucoup de grâces touchant cette voie d’anéantissement.

      1. 14 Octobre 1654 L 2,39 Comme une petite étable de Bethléem.

Ma Révérende Mère1216, après avoir prié sur ce que vous me proposez en votre lettre au sujet de vos établissements, il me semble que vous faites très bien de tenir votre communauté dans le silence, dans l’éloignement des créatures, dans l’oubli, dans la pauvreté, et dans l’abjection. Évitez la prudence humaine dans un établissement de pure grâce, comme doit être le vôtre. Dieu le veut à mépris, pour des âmes qui veulent devenir divines et qui se veulent tirer de l’humanité. Mais comme cet attrait est rare, il ne faut pas multiplier beaucoup. Je veux dire qu’il ne faut pas recevoir indifféremment toutes les filles qui se présenteront, bien qu’elles soient avantagées de plusieurs beaux talents, et qu’elles présentent une dote considérable. Le grand accueil que l’on fait ordinairement aux gens du monde, et qui ont un moyen pour faire et pour soutenir une maison, est quelque chose de trop gros pour des âmes qui veulent être à Dieu sans réserve; puisque le moyen doit être proportionné à la fin, et que l’humaine ne peut rien produire qui soit divin. Peu d’âmes sont capables de cette conduite. C’est pourquoi il est nécessaire que votre maison soit comme une petite étable de Bethléem dans laquelle peu de personnes se trouvent, et où l’on n’entre point que par une invitation et une vocation particulière du Ciel.

      1. 20 Octobre 1654 L 2,25 Un abrégé de la voie mystique.

Ma très chère Sœur1217, Jésus la Lumière essentielle1218 soit notre unique conduite dans les voies de la sainte oraison. Vous savez bien que notre union en Dieu est si grande, que je ne puis et ne dois vous rien refuser. Je résolut de vous obéir à l’aveugle et faire ce que vous m’ordonnerez, sans aucune réflexion sur mon peu d’expérience et de lumière. Je vous confesse ma chère Sœur, qu’il faut que ce soit la Lumière de Dieu qui fasse connaître les sentiers intérieurs dans lesquels Il veut que nous cheminions pour aller à Lui, et pour posséder la parfaite union1219. Sans cette grâce spéciale tous les secours des hommes et toutes leurs industries ne servent de rien.

C’est pourquoi il faut demander à Dieu le don d’oraison1220, et le divin rayon qui va éclairant et touchant l’âme depuis le commencement de l’oraison jusqu’à sa perfection1221. L’oraison, comme nous en voulons parler, est une élévation de l’âme à Dieu1222 par la force de ses divins attraits. Laquelle outrepassant toutes les créatures extérieures et intérieures la met dans une nudité totale, pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée. Tout le secours que l’on peut rendre aux âmes qui sont déjà gratifiées de la grâce d’oraison est de leur donner de temps en temps quelques petits avis, pour les aider à ne point s’arrêter à ce qui n’est point Dieu. Il est nécessaire que celui qui marche et celui qui conduit, soient favorisés des grâces de Dieu d’une manière particulière1223. Autrement ils demeureront tous deux en chemin, et n’iront pas jusqu’au point de la consommation parfaite.

Les demandes que vous me faites sont fort générales. Il est difficile d’y répondre précisément, y ayant de grandes distinctions à faire touchant les âmes qui marchent dans les voies d’oraison. Il faudrait un livre entier pour bien décrire toutes choses, et dans une petite lettre comme celle-ci, il ne se peut rien dire que quelques avis en passant. Vous savez mieux que moi, ce que c’est que l’oraison active dans laquelle l’âme a pouvoir d’agir, et agit en effet avec le secours de Dieu, produisant avec liberté plusieurs connaissances et affections. Il semble que Dieu ne fait que la féconder en ce genre d’oraison, et qu’elle est comme la principale agissante.

L’oraison passive est divisée en deux. La première qui est active et passive toute ensemble, c’est à dire où tantôt l’âme agit, et tantôt laisse opérer Dieu en elle. La deuxième est celle qui est passive, et qui ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu qui commence à la conduire, ou plutôt à la porter vers Dieu, son Principe et sa dernière Fin. En cet état il faut laisser opérer Dieu, et recevoir tous les effets de sa sainte opération, par un tacite consentement dans le fond de l’âme. L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive, se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond1224.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments; et souvent Dieu, par un trait de sa Sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée, est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. Son esprit étant rempli de dons de grâce et de lumières toutes spirituelles et intellectuelles, elle possède une paix admirable. Mais il faut qu’elle soit encore dépouillée de toutes ces faveurs1225.

Pour cet effet Dieu augmente ses peines intérieures, et permet qu’il lui arrive des doutes et des incertitudes de son état, avec des obscurités en son esprit, si épaisses qu’elle ne voit et ne connaît plus rien. Elle ne goûte plus Dieu, étant suspendue entre le ciel et la terre. Cet état est une suspension intérieure, dans laquelle l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul1226. Vie que l’on appelle d’anéantissement. La force du divin rayon l’ayant tirée hors d’elle-même et de tout le créé, pour la faire demeurer en Dieu seul. Cette demeure et cet établissement en Dieu est son oraison qui n’est pas dans la lumière ni dans les sentiments, mais dans les ténèbres insensibles, ou dans les sacrées obscurités de la foi, où Dieu habite. La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu1227, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement1228.

Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu1229. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant1230 même le lever de l’aurore. Cette lumière est générale, tranquille, sereine, mais qui ne manifeste encore rien de distinct en Dieu, sinon après quelque temps passé. En suite de quoi on découvre Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable1231; Le voyant comme dans la glace d’un miroir1232, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. Cette vision de Notre Seigneur Jésus-Christ ne se peut exprimer, et les sens ne la peuvent comprendre qu’avec des images sensibles. L’expérience fait goûter que ce n’est point l’image de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ même. Autrefois elle a reçu des notions de Jésus-Christ dans ses puissances pleines de faveurs et de clartés. Mais elle connaît bien que ce n’est pas cela dont elle jouit. Pour lors, Jésus-Christ commence à être la vie de son âme et le principe de tous les mouvements et opérations. En suite de cet état elle découvre dans la divinité les mystères de la foi, et de la très sainte Trinité, selon qu’il plaît à Dieu de se communiquer et de révéler ce qui est en Lui. Car ce qui se voit en lumière de gloire en Dieu dans le paradis, se découvre en lumière de foi en cette vie.

Dans le Livre des Contemplations du P. Jean de Saint Samson1233, carme, on peut voir tout au long, toute la vie et les connaissances que l’âme a dans cet état. Je le laisse pour répondre à vos petites questions, qui supposé ce que j’ai dit ci-dessus, reçoivent très aisément de l’éclaircissement. Vous demandez comment l’âme se comporte dans les souffrances extérieures et intérieures, dans les occupations de la journée, dans la sainte Communion, dans les occasions de pratiquer la vertu, et autres choses semblables. Je vous dirai, ma très chère Sœur, qu’il faut porter les dispositions intérieures que Dieu nous donne dans toutes choses, et jamais ne les changer, puisque nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes. Si l’intérieur est ténèbres, ou éclairé, ou souffrant ou jouissant, il faut le garder dans les occupations, et autres occasions extérieures. L’âme qui a expérience de ceci l’entendra bien, et sans expérience il est difficile de le concevoir. Il arrive souvent que l’intérieur est en Dieu, et que les sens sont occupés de tentations. Quelquefois l’intérieur et l’extérieur sont pleins de Dieu. Enfin, c’est une très grande variété qu’il n’est pas possible de déclarer1234. Vous dites que vous voudriez savoir si l’âme a des vues de Jésus-Christ, distinctes de ses vertus et de ses états. Je vous répondrai que dans l’oraison active elle en a souvent; que dans la passive elle en reçoit quelquefois d’infuses et de surnaturelles; quelquefois aussi, elle est privée de toute vue; et elle n’a pour tout que les ténèbres de la foi, comme j’ai dit; lesquelles néanmoins lui manifestent Jésus-Christ en obscurité; et dans la vie anéantie elle jouit de Jésus-Christ, comme j’ai dit1235.

Ce qui embarrasse les âmes, c’est qu’elles s’imaginent n’avoir rien s’il n’est sensible et aperçu. Enfin, pour achever de vous répondre, je vous dirai que l’âme peut avoir des désirs dans l’état anéanti et passif; qu’elle peut prier vocalement; qu’elle peut faire des mortifications réglées; qu’elle se souvient devant Dieu des nécessités de son prochain. Mais c’est par le mouvement de Jésus-Christ qui vit en elle que toutes ces choses se font1236. Quand Notre Seigneur Jésus-Christ était en la terre, son humanité sainte souffrait, priait vocalement, imaginait, raisonnait, agissait. Ainsi les âmes anéanties et transformées en Jésus-Christ font les mêmes choses sans être séparées de leur union1237. Au contraire, leur union est la source de tout ce qu’elles souffrent et opèrent à l’intérieur et à l’extérieur. Voilà tout ce que je puis dire, ma très chère Sœur, premièrement; et cela vous doit suffire au lieu de l’examen que vous demandez que je fasse de votre intérieur. Il faudrait se voir et se parler de bouche pour vous satisfaire plus exactement. Ce sera quand il plaira à Dieu. En attendant, suivons ses divins attraits et laissons-nous aller à leur conduite. Adieu, je me recommande à vos saintes prières.

      1. possible pour aller vous voir cet été prochain

Jésus soit l’unique de nos âmes1238. Vous ne devez pas douter ma très chère sœur que je fasse mon possible pour aller vous voir cet été prochain, et vous entretenir à fond, selon les apparences ce sera la dernière1239. Il faut travailler à contenter Dieu et à le glorifier pour arriver là, vous faites très bien ma chère sœur, de ne point chercher l’éclat ni la magnificence pour votre maison, et de ne mettre aucun appui sur les créatures. La pauvreté, l’abjection, et le mépris attire plus Jésus-Christ dans un monastère que tous les autres moyens dont la prudence humaine se sert.

      1. Janvier 1655 Extrait d’une lettre que Monsieur de Bernières fit à notre vénérable mère1240

[…] S’il m’était permis de me regarder je serais affligée de son Établissement, me sentant très incapable d’y réussir; mais il faut tout laisser à la divine providence et à sa disposition. S’il veut par là m’établir dans ma propre ruine, j’y donne les mains, sa très sainte Volonté soit faite; je tache de demeurer dans cette maison sans y prendre vie. Je ne sais pourtant pas si je fais bien d’une façon! Qui est de ne point attirer de créatures ni pour le dedans, ni pour le dehors laissant toute chose au courant de la toute amiable providence, quelques-uns me persécutent vivement disant que je ne veux point me peiner; et en font bien des railleries et d’autres le trouvent bon. Or les sentiments des uns et des autres ne me touchent point; car il semblent que toutes les créatures sont plus loin de moi que jamais, et que leur estime ou leur mépris m’est très indifférent. Je voudrais seulement savoir si notre Seigneur agrée que je continue dans cette retraite, sans mettre aucune espérance aux créatures ni en aucune chose de la terre. J’en ai toujours un éloignement et il me semble que je trouve que Dieu seul pour tout appui, et qu’en lui je trouve ma suffisance. Il me semble aussi que je n’ai point d’ambition de faire un monastère de parade, au contraire, je voudrai un bien très petit, ou on ne soit point vue ni connue. Il y a assez de maisons dans Paris, éclatantes, et qui honorent Dieu dans la magnificence; je désire voir que celle-ci dans le silence et l’humilité. Je vous prie de nous en faire savoir vos pensées, aussi bien que sur celles qui m’occupent toujours de sortir de la charge de supérieur, d’en chercher les moyens les plus efficacies qui me seront possibles. C’est ce qui me fait vous supplier de venir à Paris le plus tôt que vous pourrez, étant dans le dessein de consulter plusieurs personnes de probité, de mérite et d’expérience pour faire tout dans l’ordre de Dieu.»

      1. Fin janvier 1655 J’attendais le retour de Mr de Montigny

J’attendais le retour de Mr de Montigny pour vous donner de nos nouvelles, et vous remercier très humblement de celle que votre bonté nous écrit, laquelle nous a fort consolées, mais nous l’avons été par surcroît quand ce bon Monsieur nous assuré que la charité que Dieu vous a donnée pour nous met et conserve un désir dans votre cœur de nous revoir encore une fois avant que de mourir. Je vous supplie mon très cher Frère, que ce soit cette année, s’il se peut, car possible que la Providence pourra bien faire du changement celle qui la suit. Il me semble que ce serait la plus grande et la dernière de mes joies en ce monde de vous revoir et entretenir encore une bonne fois, et autant qu’il m’est permis de le désirer je le désire, mais toujours dans la soumission, car la Providence veut que je ne désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre en ce monde pour tout retrouver en Dieu. C’est en lui, mon bon Frère, où je vous trouve et où il me semble de nonobstant que vous soyez perdu en lui, que la charité qu’il a mise en vous pour nous ne s’éteint point et c’est ma joie. Je vous en demande la continuation par Jésus-Christ et que Monsieur Rocquelay nous donne quelquefois de vos nouvelles, je l’en prie instamment, et de nous continuer aussi en notre Seigneur sa sainte union; nous nous sommes bien entretenu des grâces que Dieu opère dans votre saint Ermitage. Plût à Dieu qu’il en voulu opérer de pareilles en ce petit lieu solitaire. Je le supplie de le bien présenter à notre Seigneur et lui demander lumière pour sa conduite. S’il m’était permis de me regarder en cette maison, je serais affligée de son établissement, me sentant incapable d’y réussir, mais il faut tout laisser à la disposition divine; s’il veut par là m’établir dans ma propre ruine et ma destruction, j’y donne les mains; sa très sainte volonté soit faite. Je tâche d’y demeurer sans y prendre vie. Je ne sais pourtant si je fais bien d’une façon qui est de ne point attirer de créatures, ni pour le dedans ni pour le dehors; laissant toute chose au courant de la tout aimable Providence. Quelqu’un m’en persécute, disant que je n’en veux point peiner; d’autres en font raillerie et d’autres le trouvent bon. Or les sentiments des uns et des autres ne me touchent point, car il me semble que toutes les créatures sont plus loin de moi que jamais, et que leur estime ou leur mépris m’est très indifférent. Je voudrais seulement savoir si notre Seigneur agrée que je continue dans cette retraite, sans mettre aucune espérance aux créatures ni en aucune chose de la terre. J’en ai toujours un éloignement et il me semble que je trouve que Dieu seul pour tout appui, et qu’en lui je trouve ma suffisance. Il me semble aussi que je n’ai point d’ambition de faire un monastère de parade, au contraire, je voudrai un bien très petit, ou on ne soit point vue ni connue. Il y a assez de maisons dans Paris, éclatantes, et qui honorent Dieu dans la magnificence; je désire voir que celle-ci dans le silence et l’humilité. Je vous prie de nous en faire savoir vos pensées, aussi bien que sur celles qui m’occupent toujours de sortir de la charge de supérieur, d’en chercher les moyens les plus efficacités qui me seront possibles. C’est ce qui me fait vous supplier de venir à Paris le plus tôt que vous pourrez, étant dans le dessein de consulter plusieurs personnes de probité, de mérite et d’expérience pour faire tout dans l’ordre de Dieu.

      1. 2 février 1655 L 2,40 Ce qui attire Jésus dans les monastères.

Ma Révérende Mère1241, Jésus soit l’unique de nos âmes. Je ferai tout mon possible pour aller à Paris l’été prochain afin de vous entrevoir encore une fois durant cette vie, puisque cela arrive, ce doit être apparemment la manière; ou parce que la mort nous surprendra, ou parce que la faiblesse de mes os ne me permettra plus de faire voyage1242. Je le désire, et il me semble que c’est là le mouvement de Dieu auquel j’obéis fort volontiers, étant indifférent d’aller ou de venir. Pourvu que je ne fasse rien par moi-même, je suis satisfait, et ne veux avoir répugnance à rien.1243 Quand sera-ce, ma très chère Sœur, que ce moi-même1244 sera détruit et anéanti en nous? O quel bonheur d’arriver à cet état de mort à soi-même!

Mais c’est un coup qu’il faut prendre uniquement de la main de Dieu seul. Toutes nos industries n’y peuvent arriver. C’est le purgatoire de cette vie d’attendre si longtemps cette grâce; n’étant pas une petite souffrance d’en avoir la lumière de Dieu et de n’en posséder pas l’effet. Je vous confesse, ma chère Sœur, que c’est une haute fortune qu’une créature puisse en la terre, de sortir de soi-même pour entrer en Dieu, et y vivre de la mesure de Dieu1245. Ce doit être la fin principale de toutes nos actions et souffrances, lesquelles ne font que disposer l’âme à ce bienheureux état. Même tous les dons, grâces, lumières, mouvements ne sont que pour y préparer. Il faut avoir courage. Mais en vérité l’on a bien besoin d’une grande patience et longanimité, et c’est le moyen de l’obtenir. Je ne vous désire que ce seul bonheur en cette vie, et si nous nous voyons jamais, n’attendez point d’autre discours de moi, que de vous déduire les merveilles d’une âme qui est dans le néant, et qui subsiste en Dieu seul, tant pour vivre que pour opérer1246. C’est l’image de Jésus-Christ qui n’a point d’autre suppôt que celui du Verbe divin, et dont la vie par conséquent et toutes les opérations ont été divines. C’est le principe qui fait la grandeur de nos actions et de notre vie. Et c’est Dieu seul qui s’écoulant en nous et nous anéantissant heureusement, nous fait être et vivre de Lui. Que les moments d’une triste vie le contentent et le glorifient! Pour arriver là, vous faites très bien de ne pas rechercher l’éclat ni la magnificence pour votre maison, et de ne mettre aucun appui sur les créatures. L’abjection, la pauvreté, la petitesse, le mépris attirent plus Jésus-Christ dans un monastère que tous les autres moyens dont la prudence humaine se sert. Redoublez, s’il vous plaît, vos prières pour moi, ma chère Sœur1247.

Il me semble que notre Seigneur commence à opérer dans mon fond un grand néant, que je tiens pour une grande miséricorde, dans lequel je goûte et j’expérimente Jésus-Christ vivant et régnant. O. que cet état donne de pureté à une âme, si elle était fidèle! Je vous confesse que quand je rentre dans moi-même, et que la vie de Jésus-Christ reçoit interruption ou division, il me semble que je tombe en enfer, sentant une douleur si cuisante que je ne la puis exprimer1248. La mort naturelle fait beaucoup souffrir en séparant l’âme du corps. Mais l’angoisse est incomparablement plus grande, quand l’infidélité, quoi que par faiblesse, sépare l’âme de Jésus-Christ qui est sa véritable Vie. Comme l’on ne peut être en ce monde sans sentir quelquefois des premiers mouvements en l’état dont je parle, ils font une dure souffrance à l’âme, à cause qu’ils donnent de la diminution à sa Vie divine. Je ne crois point que l’on sache ce que c’est que de souffrir jusqu’à ce que l’on soit venu à ce point dont je vous parle. Cette division ou séparation de l’âme d’avec Jésus-Christ, quand ce ne serait que pour un moment, est insupportable. C’est dans le fond et l’essence de l’âme que l’on expérimente cette douleur. Car comme Jésus-Christ est la Vie essentielle, Elle subsiste en l’essence de l’âme, et c’est aussi cette même essence qui reçoit la peine, le tourment de la séparation. Il ne faut pas se tourmenter et s’affliger de cette misère, car Dieu seul fait le tourment. Et ni la créature et quiconque n’en a pas l’expérience, ne peut pas savoir ce que c’est. Je ne sais pourquoi je m’emporte à vous déduire cette peine. C’est sans doute que je la sens par des petits intervalles, et que l’on ne parle que de ce qui touche. O Que c’est une douce et heureuse chose, que la jouissance seule et véritable de Jésus-Christ en Dieu, quoi que par le moyen de la lumière de la foi! Et c’est le Paradis de cette vie1249. Mais au contraire que c’est une dure chose que de souffrir la séparation de Jésus-Christ que l’on possédait dans le fond de son âme!1250 Et c’est l’enfer de ce monde.1251 C’est pourtant un enfer qui devient purgatoire pour retourner en la possession de cet heureux état de vie en Dieu. Puisqu’après quelque temps ou quelques heures, Notre Seigneur a pitié de sa créature et lui redonne par une bonté infinie la Vie qu’elle avait perdue1252. Mais l’on doit avoir grand discernement pour introduire les âmes en l’état dont je viens de parler, et un don spécial de Dieu qu’Il peut faire quand Il lui plaît1253. Mais pour l’ordinaire, Il ne se donne que pour récompense de la longue fidélité de l’âme à pratiquer les vertus tant intérieurement extérieurement1254. Vous voyez par là, ma chère Sœur, qu’il faut que celles qui commencent la vie spirituelle travaillent longtemps à se fortifier par de bonnes et saintes activités. Et les religieuses doivent être fort soigneuses de pratiquer leurs règles. Elles mèneront par là d’arriver à la passivité. L’on peut les encourager par l’espérance de parvenir un jour à l’union passive avec Dieu. Mais en attendant, il faut qu’elles exercent l’oraison active en pratiquant toutes sortes de vertus1255.

Prenez aussi garde, s’il vous plaît, que l’exercice de la Présence de Dieu est fort bon. Mais il est de deux manières. La première, quand par la foi l’on connaît Dieu présent au commencement de l’oraison. Et elle sert pour recueillir l’âme et la disposer à bien faire oraison. Mais on quitte cette présence pour passer aux considérations et affections. La seconde manière est quand cette présence de Dieu nous est découverte par la foi, non seulement pour commencer notre oraison, mais aussi pour la continuer, puisqu’alors elle est à notre esprit une source de lumière et de serments1256 qui l’occupent durant le temps de l’oraison. Quand on reconnaît cette grâce, il faut la recevoir et s’y rendre attentifs1257.

Il y a une autre sorte d’exercice de Présence de Dieu où l’oisiveté est à craindre. C’est quand nous ne voulons en l’oraison que cette seule Présence de Dieu, croyant à la bonne foi qu’elle nous doit suffire, et ainsi l’on s’en contente, demeurant dans une grande nudité. Cette nudité est en effet quelquefois de l’Esprit de Dieu. Souvent aussi c’est un effet du notre propre, qui ne veut point prendre d’objet en l’oraison, croyant qu’il n’en a pas de besoin1258. Je sais bien que la Sagesse divine met en l’âme prévenue de Dieu passivement cette contemplation nue en soi. Mais je sais bien aussi que l’on s’y peut tromper, et qu’il faut en cela suivre la direction d’une personne expérimentée. J’ai vu des âmes, lesquelles m’ont dit n’avoir pour leurs oraisons que leur néant. Mais je craignais beaucoup que ce ne fut un certain néant que notre esprit forme et prend pour objet, et non pas un néant mystique que Dieu communique à l’âme et qui est le principe de ses opérations1259. Pour prendre ceci, vous devez savoir que les âmes s’anéantissent par activité. Et pour elles, ce n’est pas par la force de l’action de Dieu qu’elles sont réduites au néant. Et ainsi elles ne sont pas capables de demeurer en Dieu sans moyen, ni de le contempler comme font les âmes que Dieu y conduit d’une manière particulière. Et Lui seul est le moyen et la fin1260. Il n’importe pas, ma chère sœur, en quel degré d’oraison l’on soit, pourvu que Dieu nous y mette. Il faut que l’âme soit fort fidèle à se tenir dans l’ordre de Dieu. Dans le paradis les esprits bienheureux se contentent du degré de leur béatitude, chacun dans l’ordre de la hiérarchie céleste où ils sont placés. Dans l’Église militante, il y a différents degrés de grâce. Il faut se contenter de ce qu’il Lui plaise nous élever plus haut1261. Et que l’on ne doit pas croire, que par conduite1262.

      1. 27 Septembre 1655 L 3,27 Demeurer en Dieu et y vivre c’est un Paradis.

Jésus soit notre unique vie pour jamais1263. J’ai fait un voyage à la campagne, qui m’a tiré de ma solitude extérieure1264. Notre Seigneur néanmoins m’a fait la miséricorde de me consoler dans l’intérieur. C’est à dire dans le fond de mon âme, ou plutôt dans Lui-même qui étant le Centre de sa petite et chétive créature, ne permet pas qu’elle puisse en sortir facilement si ce malheur-là lui arrive, comme cela ne se fait que trop souvent1265. Oh! M. quelle souffrance! Comme la demeure dans le Centre qui est Dieu même est dans une profonde paix et une union admirable, la sortie en est fort pénible, amère au-delà de ce qui se peut penser. Toutes les croix qu’on a souffertes, soit au corps, soit en l’âme, ne sont rien en comparaison de celle-ci. Plus les faveurs et les dons de Dieu sont grands en un intérieur, plus ses défauts et ses infidélités sont suivies de souffrances1266. Demeurer en Dieu et y vivre c’est un Paradis; d’en sortir, c’est un enfer1267.

Dans l’état du fond tout y est au-delà de l’expression, n’étant pas possible de dire ni de penser ce que l’on expérimente. Quand Dieu Lui-même vient dans l’âme, ou plutôt qu’Il abîme en Lui au-delà de tous ses dons et de ses grâces aperçues et perceptibles, la pauvre âme ne peut rien dire, sinon qu’elle possède un bien qu’elle ne peut expliquer. Il ne faut pas aussi s’en mettre en peine. L’unique soin, si l’on en doit avoir en cet état est de se laisser perdre et abîmer en Dieu, puisque la mesure de sa perte et de son abîmement est le degré de sa perfection. C’est une petite goutte d’eau qui s’abîme dans la mer et qui s’y étant perdue, devient la mer même1268.

Vous ne devez point douter que Notre Seigneur ne vous donne non seulement la lumière de ce divin état, mais encore sa réalité. Je remarque par votre dernière, que votre âme commence à l’expérimenter. Je sais bien qu’elle n’est pas dans la perfection ni dans la consommation1269. Il y aura encore beaucoup de morts à souffrir, et d’angoisse à porter. Mais prenez courage; c’est une grande faveur d’avoir le don et de commencer d’en faire l’expérience. Ne vous étonnez pas s’il paraît à votre esprit humain souvent comme une rêverie. L’âme cachée en Dieu habite des ténèbres et une obscurité divine, que notre esprit ne peut pénétrer, sinon par quelque petite lumière distincte, qui lui est communiquée. Mais quand Dieu ne le permet pas, il demeure dans un aveuglement et une incertitude extrême. C’est la conduite de la divine Sagesse en ce monde qui est la région des misères et des souffrances. Au Ciel, la certitude de la lumière ne cessera jamais. Mais il n’importe pas. Dieu s’écoule aussi bien au milieu des ténèbres qu’au milieu des lumières. L’âme expérimente aussi bien que c’est Dieu et non point ses dons, que si elle est dans la jouissance ou dans la clarté.

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      1. 3 Janvier 1656 L 3,13 Perte de l’âme en Dieu, la comparaison d’une rivière

Ma très chère Sœur1270, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle1271. Je sais bien qu’il faut qu’Il soit venu en vous, ma très chère Sœur, afin d’y opérer un grand mystère dans le fond de votre intérieur. Votre état présent marque qu’Il vous a fait cette grâce, puisque vous avez un dégoût universel de tout ce qui n’est point Lui1272; que vous aimez le silence et que vous fuyez la conversation autant qu’il vous est possible. Les angoisses que vous portez d’être avec les créatures font bien voir, que vous avez trouvé le Créateur et que toute votre oraison doit être de demeurer en Lui, afin que Lui-même vous perde en lui de plus en plus. Quand Monsieur N1273. vous a écrit que Dieu n’était pas encore venu en vous, il entendait cela d’une manière qui a besoin d’explication.

Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît1274. Ainsi l’âme dans la voie active intérieure tend à Dieu. Elle le fait encore dans la voie Lui-même s’insinue et s’écoule dans le canal de ses puissances, pour les attirer plus fortement et les abîmer dans son infinité. Et alors l’âme est toute perdue et comme anéantie, car Dieu seul vit et opère en elle1275. Or, ma chère Sœur, nous demeurons tous deux d’accord que Dieu est venu en vous par un écoulement secret qu’Il fait de Lui-même dans vos puissances. Mais si vous êtes fidèle, Dieu vous fera la grâce de vous abîmer en son immensité. Pour lors la communication essentielle ne sera plus limitée; de sorte que vous voyez bien que Monsieur N1276. ne vous a rien dit qui soit contraire à votre expérience.

Votre cœur sentant fort bien qu’il est en Dieu, laissez-vous mourir et anéantir de plus en plus, et vous arriverez un jour à ce dernier état de consommation. Il faudra bien porter des états de morts et se souffrances auparavant, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant ne vous mettez en peine de rien, que de laisser faire Dieu. Il fera tout bien, et pourvoira à tout1277. J’ai grande consolation de savoir que votre âme tend à l’état dont je parle. Il vaudrait mieux s’en entretenir de vive voix que par écrit. Néanmoins le mieux est encore de se taire, afin de laisser parler la Parole Eternelle, qui fait Elle seule cet admirable anéantissement caché aux sages et prudents, et révélé aux petits1278. Ceci paraît chimère à qui n’a point d’expérience. Et comme c’est un don de Dieu tout pur, il faut attendre qu’il nous fasse cette miséricorde, en patience et longanimité1279.

      1. 4 Août 1656 L 3,58 Quand Jésus, Soleil éternel, se lève au fond de l’âme.

M1280. Jésus soit notre tout pour jamais. Vous m’avez obligé de me donner avis de la douleur de N1281. Dieu qui la veut toute à Lui, ne la laissera jamais sans peine. Si elle était en repos, elle s’attacherait trop aux créatures. Il est difficile de jouir de Dieu et n’être pas dans un dépouillement général de toutes choses. Jésus-Christ ne peut vivre en nous que nous ne soyons perdus en Lui. Et nous ne pouvons être ainsi perdus, qu’après avoir souffert et expérimenté une infinité d’angoisses intérieures et extérieures. Lesquelles nous conduisent peu à peu au bienheureux anéantissement. Qu’heureuse est l’âme qui a la lumière de ce divin sentier et qui se laisse consumer et anéantir à Jésus-Christ pour être transformée en Jésus-Christ même! Ce Soleil éternel1282, quand Il se lève dans le fond de notre âme, abîme les ténèbres de notre propre être et de nos opérations dans son infinie lumière1283; et les anéantissant, Il les transforme en Lui1284. C’est une grâce inconcevable que de connaître seulement l’entrée dans cet état essentiel. Soyez-y bien fidèle en la manière que vous expérimentez et que je ne puis exprimer. Nous sommes si confirmés Monsieur N1285. et moi, et, si je l’ose dire, si éclairés sur cette voie essentielle qu’en vérité le jour ne nous paraît pas plus jour, que cet état nous paraît vrai. C’est la source de tous biens à une âme. Il n’y a rien à faire qu’à se laisser anéantir et ne s’appuyer sur rien de créé, puisque l’on ne peut trouver Dieu qu’après avoir perdu toutes choses1286. Pour mon particulier, il m’est donné des manifestations si claires de Jésus-Christ, que je ne puis rien dire, sinon que Jésus-Christ est Jésus-Christ; et que c’est une béatitude de le connaître. Mon âme reçoit un si puissant attrait pour me perdre en Lui, qu’en vérité le moindre détour me fait une peine insupportable. Et je ne puis comprendre comme l’on peut vivre sans tendre continuellement à ce divin Centre1287.

      1. 20 Novembre 1656 L 3, 36 Que nous soyons un jour tous fondu en Jésus.

Ma très chère Sœur1288, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu1289.

Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoi que très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la pente de soi-même en Dieu1290.

C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée1291. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.

Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière1292. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant1293.

Il est réservé uniquement à sa toute puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits1294. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira1295. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même1296.

Vous expérimenterez aussi l’insuffisance de toutes les créatures et de tous les moyens créés, quelque saints et excellents qu’ils soient, pour vous avancer dans le bienheureux anéantissement; lequel on ne possède pas si tôt en réalité totale, mais partie en réalité et partie en lumières intellectuelles. Je veux dire que la lumière en est donnée aux puissances, et puis la réalité se communique peu à peu. C’est comme les fleurs qui précèdent le fruit, lesquelles tombent et le fruit croît imperceptiblement, et non pas tout d’un coup.

Il vous arrivera la même chose. Votre propre être, votre vie, et vos opérations, vos inclinations, vos sentiments et vos souffrances ne seront pas si promptement changés avec celles de Jésus-Christ. Il faudra encore bien souffrir des morts et des angoisses, et ne vous en étonnez pas. Car c’est le procédé de Notre Seigneur Jésus-Christ, de ne changer les créatures en Lui-même, que par plusieurs tribulations. Mais courage! Il vous a fait trop de miséricordes pour ne vouloir pas continuer. Votre intelligence est sans doute vraie de dire que Saint Paul semble n’avoir pas dit assez, en disant, que la vie doit être cachée en Jésus Christ, et qu’il faut qu’elle y soit perdue. Ce divin Apôtre l’entendait de la sorte puisqu’il disait qu’il ne vivait plus, mais que Jésus-Christ vivait en lui1297. Nous revenons au Divin Feu1298 qui vous va anéantissant. Il consumera toutes choses, et souvent jusqu’à l’expérience perceptible; c’est à dire, la vue, et le sentiment de votre anéantissement. De sorte que vous vous trouverez dans un état si perdu que vous n’y connaîtrez rien, et le démon se servira de votre esprit humain, pour vous persuader que vous perdez le temps et que vous êtes inutile. Pour lors, tenez ferme, et ne cherchez pas de lumières, ni d’assurances. Plus vous serez réduite à cette extrémité, plus votre perte en Dieu s’augmentera. Donnez-nous quelquefois de vos chères nouvelles, et ne doutez jamais de notre sincère affection. Notre plus grand désir est qu’un jour nous soyons tous fondus en Jésus. C’est la béatitude de cette vie, et de l’autre. Adieu en Dieu.

      1. 21 Novembre 1656 L 3,37 Le procédé simple et pauvre de Jésus-Christ.

M1299. Jésus soit notre tout pour jamais. Nous vous envoyons la lettre de N. C’est une petite réponse au changement d’état qui lui est arrivé. Nous remercions Notre Seigneur des grâces qu’il vous fait à toutes deux1300. N’ayez point de réserve l’une à l’autre. Jésus-Christ votre Époux le veut de la sorte. Je ne doute point que son dessein ne soit de vous consommer toutes en Lui. Nous espérons être de la partie et qu’il nous fera aussi cette miséricorde. Tout de bon, nous ne connaissons guère d’âmes avec lesquelles nous soyons unis de la manière que nous le somme avec les vôtres. Ce sont des providences de se rencontrer et de se trouver les uns les autres sans souvent se chercher. Nous sommes bien d’avis que vous achetiez une place pour bâtir1301. Mais nous craignons extrêmement que vous ne bâtissiez pas à la simplicité et «à la capucine»1302. Et si vous faites autrement vous vous perdrez, et l’intérieur et l’extérieur. Tout le monde sera contre vous, et amis et religieux, et vos religieuses même. Et peut-être vos supérieurs. Car tout le monde ne comprend point le procédé simple et pauvre de Jésus-Christ. Au nom de Dieu, prenez garde à ce que nous vous disons. Nous ne doutons quasi point que vous vous laissiez tromper. Vous seriez bien infidèle.

      1. 23 Janvier 1657 L 3,15 De l’anéantissement mystique.

M1303. Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor1304. Cela ne se fait que par une expérience, par laquelle on goûte que le fond de notre âme est plein de Dieu. Dans lequel on trouve sa vie, son centre et son repos, et hors duquel il n’y a pour l’âme qu’inquiétude, douleur, et misère.

Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. Mais tâchez d’y demeurer et de ne sortir jamais, demeurant toute passive et abandonnée. Les tentations, les persécutions, et abandonnements des créatures ne vous ôteront pas ce divin état puisque vous savez mieux que nous qu’il se conserve dans la perte de tout ce qui n’est point Dieu. Ne vous étonnez pas si vous vous sentez stupide et insensible, comme vous marquez dans votre lettre, quand vos amis vous quittent. Si vous avez Dieu, vous avez tout, et rien ne vous peut manquer1305.

D’où vient aussi que vous ne vous mettez plus en peine d’être assurée de votre état? Votre seul appui est Dieu, et il n’est pas difficile de comprendre comme les créatures ne servent pas beaucoup, lorsqu’il plaît à Dieu de se donner Lui-même et de nous aider d’une manière essentielle. Nous trouvons la lumière de l’état dont vous nous parlez dans votre lettre fort bonne, et nous croyons que vous en avez aussi la réalité. Il ne faut pas pourtant se tromper, car souvent la lumière que nous avons dans nos puissances d’un état anéanti, est bien plus grande que la réalité du même état; laquelle ne se communique que peu à peu et en expérimentant plusieurs morts et anéantissements. Au contraire, la seule lumière paraît comme dans sa perfection, et montre la vérité et totalité d’un état qui ne se donne pas si promptement.

Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps. Ceci vous doit servir de précaution, pour ne pas croire que vous soyez dans toute l’étendue de l’anéantissement que vous voyez et goûtez, puisque la formation réelle de Jésus-Christ ne se fait que dans la réelle souffrance, la réelle abjection, et la vraie mort de soi-même. Vous concevrez mieux cette vérité que nous-mêmes1306. Elle est d’importance dans la voie mystique, dans laquelle on s’abuserait aisément si nous ne savions que la seule mort donne la vie, le néant, le tout, et la nuit obscure de toutes sortes de privations de créature, la Lumière éternelle qui est Jésus-Christ1307. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage1308.

      1. 9 Avril 1657 L 3,35 Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu.

Jésus soit notre tout pour jamais. J’ai fait réflexion sur ce que vous me mandez dans votre dernière1309 de vos entretiens ordinaires dans l’oraison, et je les trouve fort bons puisque la grâce vous porte à ne point raisonner, mais à une occupation simple sur quelque vérité1310. Continuez, à la bonne heure! cette manière d’oraison est excellente, et qui produira de bons effets dans votre âme. Vous avez fort bien fait de garder la liberté pour prendre divers sujets, selon que l’Esprit de Dieu vous l’aura fait goûter. Je remarque de l’avancement en votre oraison, et si votre volonté demeure détachée des choses du monde, et que votre âme désire de s’en détacher toujours de plus en plus, j’espère que tout ira bien chez vous, nonobstant les idées importunes qui remplissent quelquefois votre esprit, et les craintes que vous avez de n’être pas assez fidèle1311. Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés1312. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté1313.

      1. 9 Avril 1657 L 2, 24 C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage.

Ma très chère Sœur1314, Jésus soit notre tout pour jamais. Je vous demande pardon, si nous avons été si longtemps à vous répondre. Je pensais y engager Monsieur N1315. comme plus éclairé et expérimenté que moi dans les voies de Dieu. Mais il est maintenant si perdu dans un état de petitesse et d’enfance spirituelle, qu’il ne peut donner aucun avis et éclaircissement qu’il ne souffre beaucoup, craignant que cela ne soit contraire au degré de grâce que Jésus-Christ lui communique à présent1316. J’ai été contraint de me charger moi seul de cette réponse, laquelle je tiens de grande conséquence pour votre conduite intérieure. Je n’ai pas de capacité, ni de lumières, mais la nécessité m’y contraint. Et puis, ma chère Sœur, n’y ayez égard qu’autant que vous voudrez. J’ai bien remarqué dans vos lettres l’état de stupidité et de destitution d’esprit que vous décrivez assez au long avec les effets et les suites qu’il produit dans votre âme. Permettez-moi de vous dire en toute liberté, que dans l’état où vous êtes, l’Esprit de Dieu sans doute y opère.

Mais c’est dans un fond naturel épuisé et abattu du peu dormir et du manger, jetant votre ordinaire de ne pas assez soutenir votre corps1317. Toutes les grâces que Dieu nous donne sont reçues selon la disposition où nous sommes1318, et Dieu ne fait pas toujours un miracle pour appuyer notre nature qui n’est pas suffisamment soutenue par la voie ordinaire. Les ténèbres, les stupidités, les impuissances intérieures proviennent souvent de cette source. C’est pourquoi il faut y remédier autant qu’il est possible. Une nourriture meilleure que celle que vous prenez vous ferait selon mon petit avis, nécessaire, et vous ferez plus capable de rendre service au prochain en faisant les exercices de religion, et votre esprit aurait plus de vigueur dans le commerce avec Dieu1319. Si Notre Seigneur vous dispense de cette règle ordinaire par un miracle continuel, je n’ai rien à vous dire1320! Sinon que vous continuiez votre manière de vivre corporelle et spirituelle, et que vous vous teniez abandonnée dans les états où il vous met, souffrant les destitutions, les ténèbres et les impuissances que vous expérimentez, car vous ne sauriez faire autrement. Vous trouverez peut-être ma réponse un peu raide. Mais je vous supplie de croire que je vous dis les choses comme je les ai dans l’esprit. Car je crois que si votre nature est un peu fortifiée, votre esprit en serait plus vigoureux pour souffrir les opérations de Dieu1321.

Prenez néanmoins courage, car je ne doute point que Notre Seigneur ne vous appelle à la mort mystique dans laquelle l’on possède Dieu hors de soi-même1322. Pour lors l’âme est ravie en Dieu par une extase admirable, qui ne se ressent point dans les sens, ni dans les puissances, mais qui s’opère seulement dans le pur fond de l’âme. Et c’est en quoi consiste la vie mystique ou divine : quand Jésus-Christ vit en nous et que nous ne vivons plus, qu’il opère en nous et que nous n’opérons plus qu’en lui1323. Pour arriver à cette mort dont je parle, il faut traverser des voies et des passages pénibles et difficiles, où l’esprit meurt peu à peu, sans qu’il contribue lui-même à se faire mourir1324. C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. Nous ne devons point y ajouter ni diminuer. C’est pourquoi je vous ai dit auparavant, qu’un corps trop abattu cause souvent des peines que Dieu ne fait pas. L’on en peut faire usage de vertu, mais ce ne sont pas soustractions et anéantissements purement de l’Esprit de Dieu, et ainsi ils ne peuvent ensuite nous anéantir. Je goûte fort cet abîme d’abjection et de pauvreté intérieure dont vous parlez dans vos lettres. Ce goût marque votre vocation à l’état d’anéantissement. Ce qui me confirme dans cette pensée est que vous êtes préparée à souffrir tout ce que la divine Providence permettra vous arriver touchant votre établissement1325, et que les changements de Madame M1326. ne vous font point de peur, ou les autres accidents qui surviennent ordinairement.

Aussi, ma chère Sœur, vous n’avez rien à craindre que l’infidélité ou l’imperfection volontaire. Tous les accidents du dehors aideront beaucoup à vous anéantir au dedans de votre intérieur. Et si vous voulez me confesser la vérité, ma lettre vous aura surprise. Je vous puis assurer que nous avons tout l’amour et tout le zèle que l’on peut avoir pour la perfection de votre âme, et que si nous savions quelque autre chose qui vous put arrêter, nous ne maquerions pas de vous en avertir. Ce n’est pas que vous n’ayez un fond de corruption que tout le monde peut appeler son soi-même qui ne se détruira pas si facilement. Dieu seul le fait peu à peu après plusieurs années de fidélité. Mais comme cette misère est commune quasi avec toutes les âmes qui travaillent à la perfection, je ne vous en dis rien de particulier, sinon que sans vous décourager, vous demeuriez abandonnée et exposée à Dieu, afin que lui-même aille consumant ce misérable fond, et qu’il y mette son être infini en sa place. Adieu en Dieu.

[1658]

      1. 30 janvier 1658. bâtir un monastère qui soit conforme à la demeure de Jésus-Christ au très Saint-Sacrement.

Je vous suis infiniment obligé Madame1327 de l’honneur de votre souvenir et de la bonté que vous avez eue de me mander que l’adjudication de la place pour nos chères mères du Saint-Sacrement est faite1328, cette nouvelle nous a beaucoup réjoui, y ayant très longtemps que tous les amis de ces bonnes mères désirent qu’elles soient dans un lieu arrêté pour y bâtir un monastère qui soit conforme à la demeure de Jésus-Christ au très Saint-Sacrement1329. C’est-à-dire Madame que comme Notre Seigneur se loge sous les espèces du pain et du vin sans aucun appareil ni magnificence, mais d’une manière fort petite, pauvre et méprisée1330, il faut aussi que les religieuses qui sont dédiées à honorer ce grand et divin mystère, aient une maison commode pour leurs fonctions, mais bâtie de façon commune qui ne sente point la grandeur1331. Il ne faut pas écouter en ce rencontre la prudence humaine1332, ni les sentiments même de plusieurs personnes de piété, qui croient qu’on ne saurait bâtir une trop belle prison à de pauvres religieuses qui ne sortent jamais1333. La paix du cœur, et l’amour de Jésus-Christ caché dans le très Saint-Sacrement doit donner une plus solide consolation à nos chères mères, que non pas l’extérieur de l’ornement et beauté du bâtiment1334. Je vous conjure, Madame, de tenir la main à cela, et de montrer cette lettre à notre très chère sœur du Saint-Sacrement.






AME OFFERTE

= Catherine de Bar 1614-1698 Une âme offerte à Dieu en saint Benoît, Téqui, 1998

Quatrième de couverture :


En cette année 1998, aura lieu la célébration du troisième Centenaire de l'entrée dans la « vie» de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Catherine de Bar (1614-1698).

A cette occasion, un ouvrage collectif voudrait montrer la place de la fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement dans ce XVIIe siècle si riche en spiritualité. Pour cela, les Bénédictines de Rouen ont puisé dans leurs archives.

Grâce à l'aide bénédictine fraternelle et compétente, ce livre illustre l'action de leur fondatrice à son époque, sa postérité, et son rayonnement spirituel jusqu'à nos jours.

En couverture : Plan Turgot de 1731.

Monastère construit par l'architecte Gabriel Gitard en 1658, rue Cassette, Paris (6e).

ISBN 2-7403-05542-7


Page titre :


Catherine de Bar 1614 – 1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement

Une âme offerte à Dieu en Saint Benoît

PIERRE TÉQUI, éditeur, 82, rue Bonaparte, 75006 PARIS

ISBN : 2-7403-0542-7

PRÉFACE

"De par sa nature, l'Eucharistie est au centre de la vie consacrée, personnelle et communautaire... L'adoration assidue et prolongée du Christ présent dans l'Eucharistie permet en quelque manière de revivre l'expérience de Pierre à la Transfiguration : "Il est heureux que nous soyons ici". Ces quelques phrases, tirées de l'Exhortation apostolique sur La vie consacrée (25 mars 1996, § 95), montrent ce que l'Eucharistie est pour toute vie chrétienne : "centre de vie"; elles soulignent aussi le bonheur tout particulier que peut causer l'adoration eucharistique prolongée. Mère Mectilde de Bar, dont nous allons fêter le tricentenaire de la mort (6 avril 1698) et à laquelle ce livre est consacré, l'ayant nettement perçu, a placé l'adoration perpétuelle de l'Eucharistie au centre de l'Institut des Bénédictines fondé par elle.

Dès l'origine, la vie monastique a voulu mettre en pratique le précepte de l'évangile "qu'il faut toujours prier sans jamais se lasser" (Lc 18,1); elle le fait par la récitation communautaire de la prière des Heures du jour et de la nuit, qui sont comme les piles du pont de la prière personnelle par lequel le moine tend vers l'autre rive où il trouve Dieu. Saint Benoît nous apprend que le fondement de la vie spirituelle du moine est la présence de Dieu dans toute sa vie ; sur cette base il dresse l'échelle de l'humilité par laquelle le moine va vers Dieu (Règle de saint Benoît, chap.7). Mère Mectilde a compris que l'Eucharistie, "centre de la vie chré-9-tienne", pourrait concrétiser cet idéal de la prière continuelle et cette foi en la présence incessante de Dieu dans la vie du moine. Elle a donc enrichi le charisme monastique qui, de son temps, prenait un nouvel élan, de toute la richesse de la présence du Seigneur Jésus dans l'Eucharistie. De là est né l'Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement, qui persiste et porte ses fruits, après plus de trois siècles d'existence, en différents pays d'Europe.

Comme toute fondatrice, Mère Mectilde a connu des adversités, mais celles-ci n'ont eu d'autre effet que de l'enraciner dans sa vocation. L'Eucharistie n'est pas seulement le sacrement de la présence du Seigneur Jésus, mais aussi le sacrement de sa Passion rédemptrice. Celui ou celle qui se consacre à l'adoration du Saint-Sacrement s'unit aussi à sa Passion et à sa Mort. En ce XVIIe siècle, si riche, en France, d'auteurs spirituels, Mère Mectilde est parmi les plus grands. Elle parle le langage de son époque, qu'il faudra savoir traduire pour le faire passer en notre temps ; mais le message de Mère Mectilde reste actuel et, en ce sens, elle est une sainte pour notre époque ; nous avons en effet un besoin urgent de retrouver la richesse de l'adoration eucharistique.

Il est heureux que nous soyons ici, disait saint Pierre lors de la Transfiguration du Seigneur Jésus. La même chose vaut pour ceux et celles qui placent l'adoration du Christ, présent dans l'Eucharistie, au centre de leur vie chrétienne. Que le centenaire qu'on va célébrer donne un nouvel élan au charisme si riche de Mère Mectilde de Bar.

D. Vincent TRUIJEN osb abbé émérite de Clervaux, Luxembourg.


Comme un encens devant la face du Seigneur DOM JOEL LETELLIER

I - De la naissance à la mort, la même adhésion à Dieu par Jésus et Marie

1 - Du rêve de l'enfant à la vérité de Dieu

Il y a peu de temps, une maman me racontait que, se trouvant dans une église avec ses enfants, sa petite dernière lui demanda soudain : "Maman, tu as ton mouchoir ?". La maman de répondre intriguée "Mais oui, pourquoi, tu en as besoin ?" Et la petite, en montrant du doigt une grande croix où le Christ se trouvait là tout pantelant et plein de meurtrissures, lui répondit aussitôt : "Vite, il a mal, il saigne !" Parole d'enfant, parole vraie où par ces simples mots et une spontanéité tout enfantine, se révèle un coeur qui sait compatir et qui ne peut rester indifférent à la souffrance d'autrui.

Autre anecdote confiée par une autre maman plus récemment encore, qui vit bondir sur elle, à une heure bien matinale et alors qu'elle était encore couchée, son petit garçon de sept ans impatient 10 d'avoir enfin une réponse à sa question : "Dis, maman, comment je peux être sûr que Dieu pense à moi, maintenant et ici ?".

Combien de parents pourraient témoigner à leur tour de ces mots d'enfants qui décapent et qui obligent tout à la fois ? Tel encore ce père qui me confie avoir demandé à son jeune fils d'une dizaine d'années ce qu'il désirait pour son cadeau d'anniversaire et qui s'était entendu répondre tout simplement : "Oh, papa, si je pouvais avoir un calice pour célébrer la messe et faire comme Jésus !"

Loin de nous l'idée que ces enfants sont déjà de petits saints ; ils savent être aussi espiègles que leurs camarades mais, si nous pouvons sourire et nous amuser de cet imaginaire enfantin, nous devons également être attentifs à l'action mystérieuse de Dieu dans le coeur et l'âme des petits. A leur manière, ils nous enseignent peut-être plus simplement et plus immédiatement ce que, dans notre langage compliqué d'adultes, nous appelons transcendance et immanence de Dieu, relation au monde et présence à Dieu, prière et vie sacramentelle, oblation et sacrifice, adoration et réparation...

Catherine de Bar aussi a été une enfant et, dans un des manuscrits rédigés par l'une de celles qui la connaissaient le mieux1, nous apprenons que toute petite encore, elle s'était fabriqué un petit ostensoir, un "soleil" pour mieux se retirer avec Jésus et le prier dans le secret. Et devant cette "figure du Très Saint-Sacrement", ajoute la biographe, "elle allumait de petites bougies, et puis les soufflait, pour, de la fumée, faire une espèce d'encens". On voit là toute l'ingéniosité de cet enfant pour imiter au mieux ce qu'elle avait pu observer dans les cérémonies religieuses où ses

1. Manuscrit N 248, rédigé par Mère Marguerite de la Conception de l'Escale. Ce manuscrit, provenant du monastère de Toul où il se trouvait jusqu'à la Révolution, fut emporté avec les autres à Saint-Nicolas-de-Port où il y demeura jusqu'en 1904. Il se trouve actuellement aux archives du monastère de Bayeux.

parents avaient l'habitude de l'emmener. Sa grand-mère, quand elle découvrit cela, comprit qu'elle ne pourrait procurer à l'enfant plus de joie qu'en lui complétant sa petite panoplie de la parfaite adoratrice. "Cette bonne dame lui fit faire aussitôt un petit encensoir, lui donna de l'encens, et les autres petites choses nécessaires pour contenter sa dévotion..."

Étrange destinée que celle de cette petite fille de Lorraine née à Saint-Dié de parents fort chrétiens en ce dernier jour de l'année 1614, baptisée le jour même, insouciante encore de toutes les turpitudes de l'humaine condition comme de l'incomparable grâce baptismale qu'elle venait de recevoir.

Deux autres biographies de Catherine de Bar, toutes deux du XVIIe siècle dont l'une écrite par sa propre nièce' et l'autre par le Provincial des Frères Minimes', nous attestent qu'à un âge précoce, elle s'était résolue à se donner à Dieu pour toujours. Sa première communion, à l'âge de neuf ans, ce qui était tôt pour l'époque, lui apporta une grâce toute particulière. C'est de cette période que nous avons le témoignage de sa confiance ardente envers la Sainte Vierge Marie en des mots qu'il nous faut rapporter ici tant ils dépeignent la personnalité de l'enfant atteint dans sa sensibilité mais non dans sa foi. Sa maman était tombée gravement malade et même si elle ne partit vers le ciel que quelques années plus tard, la petite Catherine la voyant déjà proche de quitter ce monde lui déclara : "Je vous en prie, ma bonne maman, quand vous irez en Paradis après que vous aurez fait la révérence à

2. Le registre (les baptêmes de l'église de Sainte-Croix (aujourd'hui cathédrale) de Saint-Dié a été retrouvé sous les cendres en 1944.

3. Il s'agit de Mlle de Vienville, petite nièce de Catherine de Bar - soit Gertrude de Vienville, soit sans doute plus vraisemblablement sa soeur Catherine, filleule de Catherine de Bar - dont la biographie qu'elle a écrite de sa tante nous a été conservée par le manuscrit P 101 provenant de la rue Cassette à Paris. Il se trouve actuellement conservé aux archives du monastère de Rouen.

4. François Giry (1635-1688), Vie des Saints, art., La vénérable Mère Catherine des Religieuses de l'Adoration perpétuelle, t. 3, Paris, 1719, col. 217-256 ; ibid., t. 4, suppl., Paris, 1860, col. 220-249.

13 la Sainte Trinité, de lui demander pour moi la grâce que je sois religieuse. Après, vous vous tournerez vers la Très Sainte Vierge et la supplierez qu'elle me prenne sous sa protection et me serve de mère".

Comment ne pas rapprocher ces quelques paroles de celles qu'au soir de sa vie, en l'année 1698, il y a donc exactement trois cents ans, la même Catherine de Bar devenue Mère Mectilde du Saint-Sacrement prononçait à quelques jours de sa Pâque : "Il faut que je remette l'Institut entre les mains de la Sainte Mère de Dieu... Je me sens attirée et pressée d'aller à Dieu ; la seule douleur de mes chères filles me fait peine, mais il faut qu'elles s'y disposent, et dans peu... Je m'en vais à mon Dieu, je m'en vais à mon Père". Et le jour même de sa mort, le 6 avril, alors dimanche de Quasimodo, son confesseur, le Père Paulin, lui demande : "Ma Mère, que faites-vous ? A quoi pensez-vous ?" Et elle de lui répondre par ces deux mots sublimes : "j'adore et me soumets". Quelques instants plus tard, alors que les Soeurs se sont rassemblées autour d'elle pour le dernier souffle, elle a encore la force de se faire entendre du Père Paulin qui sollicitait d'elle une dernière parole pour ses filles qui l'entouraient : "Dites-leur, mon père, qu'elles me sont et me seront toujours présentes. Qu'elles se jettent à corps perdu dans les bras de la Sainte Vierge." Quelques instants après, Mère Mectilde s'éteint doucement. A quatre-vingt trois ans, elle vient de remettre son âme à Dieu par l'entremise de Marie.

C'est évidemment à dessein que le début et la fin de sa vie ont été ainsi juxtaposés : depuis son baptême - le jour même de sa naissance, ce qui est loin d'être sans importance lorsqu'on connaît la spiritualité de Mère Mectilde - et ses jeux d'enfant tout imprégnés de piété profonde jusqu'à son dernier souffle de vie, la continuité est frappante. D'une façon radicale, Catherine de Bar a appartenu à Dieu de tout son être - Ego Dei sum était sa devise d'annonciade qu'elle a certainement dû garder toute sa vie - et Marie a toujours été celle de qui elle a tout appris et de qui elle- même comme ses Soeurs doivent tout attendre. Souvenons-nous à ce sujet de ces quelques confidences qu'elle a pu livrer sur ses débuts dans la vie religieuse alors qu'elle était annonciade à Bruyères : "Un jour, me trouvant dans de grandes peines et n'ayant personne à qui ouvrir mon coeur, je m'adressai à la Sainte Mère de Dieu : "O Très Sainte Vierge, m'auriez-vous amenée ici pour me faire périr... vous voyez que je ne sais pas prier, ni faire oraison. Servez-moi donc s'il vous plaît, de mère et de maîtresse. Apprenez-moi tout ce qu'il faut que je sache." Et Mère Mectilde d'ajouter avec le recul du temps : "Je puis dire que c'est de la Très Sainte Vierge que j'ai appris tout ce que je sais. Elle a toujours été depuis ce temps, ma sainte maîtresse. J'étais toujours appliquée à elle, m'y adressant pour toutes choses."

Et l'on sait en quelles circonstances et en quels termes, le 22 août 1654, la Très Sainte Vierge Marie, selon la volonté si expresse de Mère Mectilde, est élue abbesse perpétuelle. Quant à sa dévotion eucharistique, il est trop évident qu'attirée dès sa tendre enfance par cette mystérieuse hostie rayonnante qui captivait déjà ses yeux et son coeur, elle n'allait jamais cesser d'être comme fascinée dans sa pensée, dans sa prière et dans son adoration par cette présence surnaturelle du Christ dans son Eucharistie et, disons le plus exactement, par le mystère de son Incarnation. Si la petite Catherine de Bar "jouait" à la parfaite adoratrice et si ses yeux aimaient à regarder les flammes des bougies et les volutes si attrayantes de la fumée, c'est parce que son intérêt se portait déjà bien davantage vers ce centre invisible et inaccessible où les yeux de sa foi discernaient celui que son coeur aimait par dessus tout. Dieu, mystérieusement, était à l'oeuvre dans cette âme d'enfant comme lui seul a le secret d'être présent dans les coeurs purs. Alors qu'elle regardait l'invisible, Dieu, par un regard tout intérieur et par sa présence agissante, travaillait déjà son âme et la prédisposait à recevoir ses dons. On ne se moque pas de la prière d'un enfant.

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Cinq ou six ans après sa première communion dont on sait avec quelle ferveur elle la reçut, elle fut bouleversée par le récit qu'elle entendit des horreurs des guerres de religion et des actes sacrilèges qui avaient été commis en Allemagne, en cette année 1629, contre le Très Saint-Sacrement. Aussitôt elle eut l'immense désir de réparer ces actes atroces et de s'offrir comme "victime" pour compenser le mal qui avait été fait. Là encore, quelle continuité, de son enfance jusqu'à sa mort, dans cette offrande d'elle-même en union aussi intime que possible avec son Seigneur, dont elle sait très bien que lui seul a mérité pour tous, pour que de son oblation puisse surgir quelque compensation que Dieu, dans sa grande justice et miséricorde, pourrait prendre en considération. Rien cependant, dans cette perspective, d'un quelconque doloris-me mal placé mais un grand sens de la communion des saints fondé sur une perception très juste de la portée de l'Incarnation et de la valeur unique du sacrifice du Christ dans son exemplarité et dans son efficience. Là encore, on connaît, immortalisé par le pinceau de Philippe de Champaigne, la scène de l'Amende honorable où, en présence de Mère Mectilde et de ses Soeurs, la reine de France Anne d'Autriche, devant le Saint-Sacrement exposé, fait réparation au monastère de la rue Férou à Paris, le 12 mars 1654, demandant ainsi pardon à Dieu de tous les actes criminels qui ont pu offenser la Majesté Divine.

2 - Les tribulations d'une âme assoiffée de Dieu

De la naissance à la mort, d'une naissance à l'autre pourrait-on dire puisque la mort n'est autre que le dies natalis, le jour de la naissance au ciel, Catherine de Bar n'a cessé d'appartenir à Dieu avec cet immense désir qui a toujours habité son coeur : celui de ne faire qu'un avec Jésus-Hostie s'immolant en victime sainte, sans tache, donnant sa vie en rançon pour la multitude. Une telle continuité dans cette sequela Christi de la part d'un caractère entier, volontaire et fougueux est vraiment remarquable mais il ne faudrait pas s'imaginer, parce que le propos est identique à la fin comme au début, qu'il n'y a eu ni difficultés ni progression. A vrai dire d'ailleurs, il n'y aurait eu ni progrès ni même continuité s'il n'y avait pas eu d'embûches ni d'épreuves. Celles-ci ne manquèrent pas, et de toutes sortes.

Devenue en 1632 Soeur Saint-Jean-l'Evangéliste chez les annonciades de Bruyères, de Badonviller et de Commercy puis Soeur Catherine-Mectilde5 chez les Bénédictines de Rambervillers à partir de 1639 et enfin Soeur Mectilde du Saint-Sacrement à partir de son passage à Saint-Mihiel deux ans plus tard, Catherine de Bar continue d'avancer et de tenir bon sur le chemin si particulier que Dieu semble lui tracer au jour le jour. Au milieu des pires tribulations et de mille péripéties qui tinrent du véritable roman, en pleine guerre de Lorraine, à travers les dévastations de la soldatesque suédoise luthérienne et de toutes les atrocités dont elle est le témoin, craignant à juste titre le pire pour elle-même comme pour ses Soeurs, pour leur vie comme pour leur pureté et leur détermination religieuse, notre jeune moniale nous étonne par sa personnalité et son intrépidité. Elle se trouve pourtant confrontée à de lourdes épreuves intérieures. Qu'importe, avec ses Soeurs toujours chassées par les troupes et allant de refuge en refuge, obligées de se disperser en petits groupes de deux ou trois et livrées à la merci de tout un chacun, Mère Mectilde est consciente du travail intense de décapage que le Seigneur est en train d'accomplir


5. Il s'agit de Mechtilde de Hackeborn, célèbre mystique du XIVème siècle dont la vie et les oeuvres avaient été publiées en français au XVIIème siècle par Jacques Ferraige, à Paris, chez Michel Joly, 1623. Sainte Mechtilde de Hackeborn (1241-1299) est entrée au monastère (le Rodersdorf où sa soeur aînée Gertrude était déjà moniale. Celle-ci devait être élue abbesse à l'âge de 19 ans et pendant quarante années (1251-1291) gouverner la communauté qu'elle transféra pour des raisons pratiques à Helfta en 1258. C'est en 1261 qu'une enfant (le 5 ans du nom de Gertrude fut confiée à la responsabilité de Mechtilde. C'est sous sa direction que cette petite fille devint sainte Gertrude la grande (1256-1301).

Au sujet de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, nous trouvons les deux orthographes : Mechtilde et Mectilde, cependant la découverte et la publication de sa signature - et nous possédons maintenant plus d'une dizaine (le signatures autographes - nous fait prendre en considération le fait qu'elle signe toujours : Mectilde.

18 en elle. Ce qu'on serait tenté d'appeler un mauvais début représente en réalité pour Mère Mectilde le creuset où la Providence divine a permis que soit forgée cette âme hors du commun.

Sans doute était-ce là chose nécessaire avant de connaître enfin la paix bénédictine au sein de la grande abbaye de Montmartre réformée et dirigée par Marie de Beauvilliers. Une paix bien relative toutefois car le séjour ne durera qu'à peine une année, du 25 août 1641 au 7 août 1642, une année féconde certes mais au cours de laquelle Mère Mectilde eut à s'affronter elle-même dans un épuisant combat spirituel, dans la nécessité où elle se trouve de crucifier ses désirs pour mieux se conformer à la volonté divine. Elle n'a encore que 28 ans d'âge et cependant elle a déjà passé dix années de vie religieuse sinon dans le cloître du moins à l'école de l'abandon à Dieu, cet abandon qu'il lui faudra encore davantage pratiquer dans les années suivantes.

En août 1642, avec ses Soeurs de Lorraine réfugiées dans la région de Paris, elle doit quitter Montmartre pour la Normandie où avaient trouvé refuge également d'autres moniales de la pauvre communauté dispersée de Lorraine. L'une d'entre elle se trouvait malade à la Sainte-Trinité de Caen et réclamait d'ailleurs la visite de Mère Mectilde. Le petit groupe de religieuses fut ainsi reçu par l'abbesse de l'abbaye de la Sainte-Trinité avant d'essayer de trouver un lieu pour reconstituer une communauté autonome puisque là était la mission que leur avait confiée Mère Bernardine, prieure de Rambervillers. Et c'est non loin de Caen, à Barbery, à proximité d'une abbaye cistercienne que Mère Bernardine et ses trois Soeurs dont Mère Mectilde purent s'installer. Ce fut de courte durée car dix mois après, il fallut de nouveau partir pour la région parisienne, à Saint-Maur-des-Fossés où une vaste maison leur avait été signalée comme pouvant enfin accueillir toute la communauté de Lorraine qui ne pouvait se regrouper en Normandie. Si le séjour à Barbery fut encore plus bref que celui de Montmartre, il eut comme on le sait les plus grandes incidences sur l'évolution spirituelle de Mère Mectilde par les rencontres providentielles qu'elle y fit et la direction qu'elle y reçut.

A Saint-Maur-des-Fossés où la communauté de Lorraine put effectivement se rassembler peu à peu, Mère Mectilde eut la grâce non seulement de connaître une certaine stabilité qui dura environ trois années mais aussi de recevoir là encore de bonnes et riches influences.

Elle fut déchirée à la pensée de devoir quitter ces lieux et surtout parce qu'on lui demandait de revenir dans la région de Caen, en tant que prieure cette fois pour relever un monastère qui s'en allait à la dérive et à qui il fallait redonner vie. Il s'agissait d'une ancienne fondation de Montivilliers près du Havre, implantée primitivement à Pont-l'Evêque et transférée en 1644 dans la ville de Caen. C'est là que Mère Mectilde dut se rendre pour trois ans non sans faire preuve, lorsqu'on le lui demanda, d'une obéissance crucifiante et, sur les lieux, d'un habile savoir-faire à l'efficacité pleine de tact et de discrétion. Elle gagna vite les plus récalcitrantes et, à son départ, elle fut beaucoup regrettée.

Il fallut de nouveau partir, c'était en août 1650, car on la rappelait à Rambervillers où le monastère redevenait florissant mais à peine était-elle arrivée dans sa Lorraine natale que la guerre de nouveau apporta ses ravages avec la Fronde et la lutte contre l'Espagne. Mère Mectilde dut encore s'exiler avec quatre autres moniales. Le petit groupe tenta de reprendre le chemin de Saint-Maur-des-Fossés en passant par Paris. Mais voilà que Paris aussi était en révolte et elles s'y trouvèrent bloquées. La Providence voulut qu'elles puissent se retrouver avec les six religieuses de Saint-Maur-des-Fossés qui avaient trouvé un lieu de refuge rue du Bac, au faubourg Saint-Germain. Là, dans cette ancienne maison de prostitution, le dénuement était complet, la pauvreté était extrême et Mère Mectilde tomba malade.

3 - Un sanctuaire habité par Dieu

C'est peut-être à ce moment là, à ce moment précis où tout semblait anéanti, qu'un concours de circonstances fit surgir de 20 part et d'autre des amis et bienfaiteurs, des relations et influences qui transformèrent en peu de temps ce couvent de fortune en un haut-lieu de prière et d'adoration. Non sans difficultés, tout alla cependant très vite et d'une façon vraiment inattendue. Désormais, les moniales seraient vouées à l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement en réparation de tous les sacrilèges et crimes commis pendant les guerres de religion et le monastère serait ainsi une vivante action de grâce pour la victoire sur l'impiété. Le 25 mars 1653, le jour de l'Annonciation, eut lieu la première exposition du Saint-Sacrement en ce premier emplacement. Huit mois après, les Soeurs purent trouver non loin de là, rue Férou, une maison plus acceptable et c'est le 12 mars 1654, date mémorable, que Dom Placide Roussel, prieur de l'Abbaye voisine de Saint-Germain-des-Prés, établit la clôture et exposa le Saint-Sacrement. Anne d'Autriche, la régente, se trouvait devant l'autel, la corde au cou et un flambeau à la main ; entourée de moniales, elle lut l'acte de réparation et c'est ce jour que débuta l'adoration perpétuelle. Bénédictines, Mère Mectilde et ses Soeurs le restaient mais elles devenaient officiellement réparatrices et victimes à la suite du Christ, unies à son sacrifice, pour racheter tous les méfaits commis.

Cinq mois plus tard, le 22 août 1654, Mère Mectilde, selon son plus grand désir, proclamait Marie abbesse et supérieure perpétuelle. Mère Mectilde, qui n'avait pas encore ses quarante ans, venait d'accomplir à la suite d'événements pourtant si imprévisibles ses voeux les plus chers qui ne l'avaient à vrai dire jamais quittée depuis sa tendre enfance. Mais que d'épreuves à surmonter, que de souffrances dans cette instabilité permanente depuis son entrée en religion ! Incontestablement, Mère Mectilde restera toujours marquée par cette première période de sa vie. Meurtrie par la guerre et les horreurs dont elle a été souvent le témoin, marquée aussi par les rencontres et influences diverses qui ont été déterminantes dans son orientation religieuse et son cheminement spirituel, elle connut alors des années décisives pour son évolution personnelle, humaine et spirituelle à la fois.

Il n'est pas besoin ici, me semble-t-il, de continuer à suivre Mère Mectilde et ses Soeurs dans l'évolution de leur communauté, transférée peu après rue Cassette où fut construit pour elles un authentique monastère. C'est dans ce lieu, c'est là qu'enfin Dieu put être loué et adoré pendant longtemps, c'est de là aussi que Mère Mectilde put rayonner pour de nouvelles fondations ou affiliations, c'est là encore que la Mère fondatrice se donna davantage à Dieu et à ses Soeurs dans un dévouement inlassable et une mort continuelle à elle-même pour que Dieu vive toujours plus en elle et dans ses moniales.

C'est enfin rue Cassette que Mère Mectilde, comme on l'a vu au début de ces lignes, se laissa prendre par le Seigneur venu la chercher. Entre son enfance et sa mort, certes, ce sont les mêmes dispositions mais que de souffrances et d'épreuves entre les deux pôles et quelle ascension dans l'anéantissement volontaire de ses propres vues pour qu'en elle le Christ soit maître ! Identité peut-être dans les propos et le désir d'adhésion mais purification intense qui peut nous faire entrevoir que malgré la continuité réelle, il s'est opéré un total renouvellement de l'être. Ne pourrait-on pas dire de Mère Mectilde qu'elle fut d'abord un sanctuaire fait pour Dieu et qu'elle devint le lieu où Dieu habitait ? Car tout accomplissement spirituel pourra toujours se traduire par les mots mêmes de saint Paul, éternellement neufs et vrais : "Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi."

Mère Mectilde n'est pas seulement "la grande dame en noir qui parle toujours de la mort", c'est aussi et surtout cette enfant choisie par Dieu et qui a choisi de devenir et de rester enfant du Père, enfant bien-aimée et crucifiée avec le Fils, sous le regard et la conduite de Marie et de l'Eglise, sa mère, pour que tous ressuscitent et vivent pour toujours de la vie même de Dieu. 22

Il - Un demi-siècle de recherches

1. Le retour aux sources

S'il est vrai que les moines du Moyen-Age sont célèbres pour les innombrables oeuvres profanes ou spirituelles héritées de l'Antiquité qu'ils ont, en rajeunissant leur support, transmises aux générations suivantes, on a peut-être moins conscience du rôle irremplaçable, plus modeste, il est vrai, mais tout aussi indispensable, des moines et des moniales copistes qui, au cours des siècles ultérieurs y compris ceux qui ont vu naître et se généraliser le procédé de l'imprimerie, ont transmis à leur tour l'héritage du passé. C'est qu'en effet, tout n'est jamais livré aux imprimeurs et encore moins commercialisé. Il reste des documents d'archives d'autant plus précieux qu'ils sont dispersés, souvent uniques, quelquefois inachevés. Leur auteur n'a pas jugé bon de les éditer ou bien ils ne le méritaient pas pour l'époque ou encore ils ne le pouvaient pas pour diverses raisons.

La correspondance, entre autres genres littéraires, échappe la plupart du temps à l'édition, car l'on n'a pas toujours conscience de la valeur de cette littérature particulière. Les lettres sont habituellement personnelles, il est vrai, mais précisément, c'est à cause de cela qu'elles constituent un véritable trésor et qu'elles sont souvent bien nécessaires pour reconstituer le tissu d'une époque ou d'une personnalité. Elles nous fournissent en général un aspect plus vivant, plus familier et plus concret que ne pourrait souligner aucun autre écrit parallèle et plus officiel. Il en va de même pour des entretiens familiers, des conférences ou des discours improvisés pris au vol par des "scribes" volontaires ou désignés, des sténographes qui transcrivent et qui, éventuellement, font approuver par l'auteur leur texte pour en garantir l'authenticité, qui enfin les transmettent à d'autres, lesquels à leur tour les recopient ou les classent dans les biens de famille.

C'est bien ce qui s'est produit - et de façon admirable - dans la famille monastique de Mère Mectilde, de son vivant déjà puis 23 après sa mort, de la part de celles notamment qui la connaissaient le mieux. Chaque monastère appartenant à l'Institut désirait avoir une copie des recueils ainsi constitués et transmis des dits et faits de la vénérable Mère fondatrice. Au gré des circonstances, durant les trois siècles qui nous séparent maintenant de sa mort, certains textes manuscrits autographes, un peu plus d'une centaine, sont arrivés jusqu'à nous, précieusement, gardés par le monastère de Rouen qui a hérité des documents de Paris et par celui de Varsovie. Certaines lettres autographes sont également conservées à Evreux. Toutes les autres archives, sont des copies, la plupart très fidèles et comparables entre elles ; certaines sont uniques et particulièrement fiables, d'autres sont sujettes à caution à cause de leur mauvaise transmission, de la volonté d'adaptation qui a parfois prévalu, au dix-neuvième siècle notamment, ce qui, du coup, fausse la perspective et supprime la confiance.

Sans compter ce qui se trouve dans plusieurs bibliothèques diocésaines et municipales, à la Bibliothèque Nationale ou à la Sorbonne, ce sont plus de 200 volumes manuscrits conservés uniquement dans les différents monastères des Bénédictines du Saint-Sacrement qui nous fournissent aujourd'hui une riche matière. Certains de ces volumes rassemblent entre autres la surprenante correspondance de Mère Mectilde qui comprend plus de trois mille lettres. Trop peu encore sont éditées de nos jours et cependant il y a là un trésor pour la spiritualité, la littérature et l'histoire tout court. Si deux mille lettres environ sont adressées à des religieuses, les autres - un millier - sont écrites à des personnalités du monde jusqu'aux reines de France, de Pologne et d'Angleterre. La part spirituelle y est toujours dominante car ce sont principalement des lettres de direction mais on y trouve tant d'éléments divers qu'elles dépassent ce cadre strict. Les manuscrits nous transmettent également environ trois cents conférences ou chapitres que Mère Mectilde a donnés à ses Soeurs assemblées en salle capitulaire. C'est là sans doute, ainsi que dans sa correspondance et dans quelques autres entretiens familiers qu'on a pu recueillir d'elle, plus encore peut-être que dans les documents 24 officiellement transmis, imprimés et souvent interpolés, qu'il faut aller chercher le "véritable esprit" de Mère Mectilde.

Le tout est considérable et l'éparpillement des sources manuscrites n'a pas facilité le travail parfois fastidieux mais combien nécessaire et exaltant auquel s'est livrée dans les années soixante de ce siècle finissant, une équipe de moniales des plus motivées, à l'esprit entreprenant et à la persévérance éprouvée. Sans le travail de cette première équipe, rien de valable dans la suite n'aurait pu être entrepris car il fallait d'abord réunir, inventorier, classer, transcrire, comparer et discerner avec un jugement sûr. L'essentiel était d'aller aux sources et aux vraies sources.

Cette première équipe, à partir de 1960, et principalement en 1964, se réunissait à Paris, et pour une quinzaine de jours chaque fois, au monastère de la rue Tournefort où se trouvaient déjà bon nombre d'archives. Un fichier central, actuellement à Rouen, fut constitué, donnant pour chaque manuscrit un numéro d'ordre et la mention de l'incipit et de l'explicit. Les sages conseils de Melle Vieillard, maître de recherche au CNRS, furent sur ce point comme sur tant d'autres hautement appréciés. Cette équipe internationale de sept moniales Bénédictines du Saint-Sacrement était constituée de Soeur Marie-Joseph Max, du monastère de Peppange au Luxembourg ; Soeur Marie-Catherine Castel, de Bayeux ; Soeur Marie-Véronique Andral, de Mas-Grenier, actuellement au monastère de Rouen ; Soeur Maria-Magdalena Monticelli, de Milan ; Soeur Marie-Béatrice Juan, de Paris, actuellement au Mas-Grenier ; Soeur Jeanne-d'Arc Lervack, de Dumfries en Ecosse, actuellement à Craon et Soeur Claire-Marie Grafeuille, de Paris.

C'est grâce à leur travail que fut élaboré, entre autres réalisations, un recueil de conférences et chapitres de Mère Mectilde où les pièces douteuses ont été évacuées pour ne retenir qu'un ensemble sûr qu'on appelle communément le corpus ou le "dossier de Bayeux", puisque c'est là que la frappe originale se trouve et que c'est ce monastère qui en assura la diffusion auprès de 25 chaque monastère de l'Institut. L'ensemble retenu regroupe 265 textes relatifs soit à la liturgie selon le déroulement du temporal ou du sanctoral, soit à la vie monastique proprement dite. Chaque document, qui peut comporter plusieurs pages, possède un numéro d'ordre ainsi que les références au manuscrit de provenance et celles du fichier central. Pour chaque texte, la commission a opté avec sagesse et discernement pour une division en paragraphes établis en fonction de la progression des idées et pour plus de clarté. Les paragraphes n'ont pas été numérotés mais je me permets de suggérer qu'ils le soient sur chaque exemplaire afin de faciliter les renvois à des textes relativement longs pour la plupart. On aurait ainsi le numéro d'ordre de la conférence dans le corpus de Bayeux suivi du numéro du paragraphe concerné. Cela pourrait beaucoup simplifier les recherches.

2. Les imprimés des XVIIe, XVIlle et XIXe siècles

Avant d'inventorier, même de façon rapide, les principales études qui ont contribué à mieux faire connaître la vie, la spiritualité et la doctrine de Mère Mectilde, depuis une cinquantaine d'années, il me faut signaler les quelques écrits de Mère Mectilde elle-même qui furent publiés de son vivant et qui nous sont donc parvenus à l'état imprimé. Il s'agit principalement du Cérémonial des religieuses6 (1668), du Propre des fêtes et offices de la Congrégation7 (1668), des Constitutions8 (1675), de l'Occupation intérieure pour les

6. Cérémonial des religieuses Bénédictines de l'Institut de l'adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement. le Partie. A Paris, chez Robert Ballard, seul imprimeur du Roy pour la musique, 1668.

7. Propre des fètes et offices de la Congrégation des religieuses Bénédictines de l'adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement, approuvé d'autorité apostolique. Cardinal de Vendôme, légat en France, à la Mère Mectilde, pouvoir de N.T.S. Père, le Pape Clément IX - 26 mai 1668.

8. Constitutions des religieuses Bénédictines de l'Institut de l'Adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement de l'Autel, à Paris. 20 juin 1675. La première rédaction est de 1666 et, après l'édition de 1675, il y a eu des retouches jusqu'en 1698.

26 âmes associées9 (1682), du Véritable esprit des religieuses adoratrices10 (1683), des Exercices spirituels11 (1686) et du Règlement des offices (1688). D'autres imprimés ont été édités au XVIIIe siècle, ainsi par exemple les Constitutions, à Varsovie en 1758, et un recueil contenant les Offices solennels de la Réparation et du Précieux Sang, les Actes de consécration et réparation et le Petit office, à Rouen en 1777.

Après la Révolution, certains monastères ont voulu éditer des textes encore laissés manuscrits ou rééditer des ouvrages propres à la vie monastique de l'Institut. Cependant, il faut être prudent pour les éditions de ce XIXe siècle car les écrits de Mère Mectilde ainsi repris ont été "arrangés" au goût de l'époque et selon les besoins. Il y a donc des suppressions, des ajouts, des retouches et des permutations. Ce fut principalement l'oeuvre des monastères d'Arras, de Saint-Louis-du-Temple, de Saint-Nicolas-de-Port et de Sainte-Geneviève de Paris. Les monastères qui avaient des élèves ont également composé des manuels de prières pour leurs pensionnaires. C'est ainsi que le Véritable Esprit a connu plusieurs rééditions depuis 1803 jusqu'en 1900, de même pour les Constitutions (Paris, 1817 ; Lyon 1851 et Arras, 1862), les Exercices spirituels (Paris, 1817 et Lille, 1841), le Propre des fêtes (1827), la Journée religieuse (Lille, 1833, 1841, 1859), les Heures du Saint-Sacrement (Lille, 1835 et 1841), le Règlement des offices (Lille, 1839, 1863) et le Cérémonial (Lille, 1840)12.

Pour ce qui concerne les éléments biographiques de Mère Mectilde, outre les manuscrits que nous possédons encore de nos jours, et qui ne sont pas encore publiés ou qui ne le sont que partiellement13, il faut signaler les plus anciennes éditions imprimées.

9. Occupation intérieure pour les âmes associées à l'Adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement de l'Autel, à Paris, chez la veuve Georges Josse, rue Saint-Jacques, à la couronne d'épines, 1682.

10. Véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Très Saint-Sacrement de l'Autel, à Paris, chez Christophe Journel, rue Saint-Jacques, au petit Saint-Jean, 1683. (10 ch.) ; nouvelles éditions à Paris, chez Edme Couterot, rue Saint-Jacques, au bon pasteur en 1684 (16 ch.) et 1690 (19 ch.). Au XIX' siècle : rééd. à Chartres, (An XI) 1803 ; Paris, 1817 ; Versailles, 1853, 1864 et Paris, 1900.

11. Exercices spirituels ou la pratique de la Règle de saint Benoît à l'usage des religieuses Bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement de l'Autel, 10 juin 1686. Il s'agit d'une adaptation de l'ouvrage de Dom Claude Martin, le fils de Mère Marie de l'Incarnation.

12. Pour ne parler que du XIX' siècle, les traductions sont aussi nombreuses, ainsi par exemple : le Véritable Esprit est publié en allemand à Einsiedeln successivement en 1849,1853, 1856, 1859 et 1898 ; les Constitutions sont traduites en allemand à Bonn en 1867, en italien à Milan en 1888, en néerlandais à Utrecht en 1899, etc. Dans la suite de ce travail, nous n'avons indiqué les rééditions et traductions de ces différents ouvrages, au XXe siècle, qu'à titre occasionnel.

13. Nous pensons au manuscrit P 101 aujourd'hui à Rouen. Il s'agit de la biographie de Mère Mectilde, rédigée par sa nièce Gertrude ou Catherine de Vienville. La lettre d'approbation, signée du Chanoine Simon Gourdan, de l'abbaye de Saint-Victor est datée du 26 avril 1701.

Par ailleurs, le monastère de Tourcoing possède un texte de l'abbé Berrant, resté inédit, donnant une Vie abrégée de la vénérable Mère Catherine de Bar. Il y a aussi une biographie du XIXe siècle, restée inédite, celle écrite par Dom Firmin-Dunstan Collet (1824-1892), profès de Solesmes (1848). Il quitte son abbaye vers 1865 et devient secrétaire de Mgr Mermillod, évêque de Genève. Son manuscrit, écrit avant 1865, conservé pendant longtemps à l'abbaye de Pradines, se trouve maintenant à Rouen. Une copie manuscrite se trouve à Limon.

Il y a également, toujours à la fin du XIX' siècle, un autre moine de Solesmes, Dom Joseph Rabory (1843-1916), profès de Solesmes en 1871, envoyé à Marseille en 1873, puis à Ligugé en 1886, qui avait entrepris d'écrire une vie de Mère Mectilde. Il en a rassemblé les éléments dès 1893 mais en 1895, il confie à Dom Alphonse Pothier, le frère de Dons Joseph Pothier, que le travail n'avance que lentement. (Correspondance de Dom J. Rabory à Dom A. Pothier : lettres du 11 avril 1893, du 15 juillet et du 9 octobre 1995. Ces lettres sont conservées aux Archives de l'abbaye de Saint-Wandrille). Dom Joseph Rabory devient alors aumônier successivement à Tours, Marmoutier et SaintLouans. Après quoi, il doit se rendre dans un prieuré dépendant de Ligugé, à Cogullada en Espagne, où il meurt en 1916. Nous n'avons pas pu, jusqu'ici, trouver trace de son manuscrit ni de ses notes sinon d'un commentaire inédit du Véritable Esprit, conservé à Limon. Je tiens à remercier ici Soeur Marie Christine Gillier, Dom Louis Soltner et Dom Hugues Leroy, respectivement archivistes de Limon, Solesmes et Saint-Wandrille, pour les recherches entreprises à ce sujet. Mentionnons toutefois que parmi les nombreuses publications de Dom Joseph Rabory se trouvent notamment La vie de Louise de Bourbon, princesse de Condé, fondatrice du monastère du Temple, Solesmes, 1988 ; la Correspondance de la princesse Louise de Condé, Solesmes-Paris, 1889 ; l'introduction de l'Histoire d'un monastère. Les Bénédictines de Saint-Laure-nt de Bourges, Bourges, 1891 et Marie-Casimire Sobieska, reine de Pologne, clans la Revue du Monde Catholique, t. 105 (1891) p. 51-68 et 244-257.

Enfin, au début du XXe siècle, peu avant 1912, Henri Boissonnot a écrit une biographie de Mère Mectilde intitulée : Une âme mystique au XVIIC. Le manuscrit se trouve au monastère de Tourcoing. Nous devons par ailleurs au Chanoine Henri Boissonnot un très intéressant ouvrage intitulé La Lydwine de Touraine, Anne-Berthe de Béthune, abbesse de Beaumont-les-Tours, 1637-1689, Paris, Lecoffre, 1912. Dans ce livre de plus de 400 pages, l'auteur présente un grand nombre de lettres de Mère Mectilde adressée à Mère Anne de Béthune.

28 Nous avons tout d'abord une lettre circulaire14 de 1698, puis au XVIIIe siècle, une biographie éditée par Pierre-Hippolyte Helyot et Maximilien Bullot en 1718 15, celle du Provincial des Minimes François Giry publiée en 1719 16 et celle de l'abbé Arnaud-Bernard Duquesne, de 1775 en 474 pages 17. N'oublions pas la notice que le savant abbé de Senones Dom Augustin Calmet a consacrée à Mère Mectilde dans sa Bibliothèque lorraine, col. 651-653, de l'année 1751 18.

Au XIXe. siècle, signalons en premier lieu une biographie de Mère Mectilde éditée en allemand à Osnabrück par l'abbé B. F. Brust, alors vicaire à la cathédrale d'Osnabrück et en lien avec le monastère des Bénédictines du Saint-Sacrement de cette ville. Cet ouvrage de 300 pages contient en outre un choix de prières de Mère Mectilde 19. Il nous faut surtout mentionner l'oeuvre entreprise par Monseigneur Ildefons Hervin, alors aumônier du monastère d'Arras avec la collaboration de l'abbé Marie Dourlens, qui nous a valu, en 1883, plus de 800 pages d'une biographie bien

14. Lettre circulaire du premier monastère des religieuses Bénédictines du Saint-Sacrement de Paris, le lerjuillet 1698. Soeur Marie-Anne du Saint-Sacrement, prieure. Paris, imprimerie de la V. d'Etienne Chardon, rue Galande, 1698.

15. Pierre Hippolyte Helyot et Maximilien Bullot, Histoire des Ordres monastiques, religieux et militaires et des congrégations séculières de l'un et l'autre sexe, Paris, Jean-Baptiste Coignard, rue Saint-Jacques, 1718, t. VI, p. 370-390 ; traduction italienne en 1737.

16. François Giry, Vie des Saints, art., La vénérable Mère Catherine des Religieuses de l'Adoration perpétuelle, t. 3, Paris, 1719, col. 217-256 ; ibid., t. 4, suppl., Paris, 1860, col. 220-249 ; traduction polonaise, à Varsovie en 1738.

17. Arnaud-Bernard d'Icard Duquesne, Vie de la Vénérable Mère Catherine de Bar, dite en religion Mechtilde du Saint-Sacrement, Nancy, chez Claude-Sigisbert Lamort, 1775.

18. Augustin Calmet, Bibliothèque lorraine ou histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine, Nancy, 1751, col. 651-653. Cet ouvrage forme le tome IV de son Histoire de Lorraine dans l'édition de Nancy, 1745-1757, en 7 volumes.

19. B. F. Brust, Lebensgeschichte der ehrwürdigen Mutter C. Mechtilde, der Stifterin und ersten Oberin vom Orden der Ewigen Anbetung des Allerheiligsten Altarsakramentes. Nebst Anhang von Gebeten für die Mitglieder der Brudersche vom h. Altarsakramente, Osnabrück, 1856.

29 documentée20. Mgr Hervin, la même année, a résumé cette ample biographie en une Vie abrégée qui ne comporte plus que 432 pages21. Peu de temps après, Monseigneur Paolo Angelo Ballerini, originaire de Milan, nommé archevêque de cette ville en 1859, sans pouvoir cependant exercer sa charge pour des raisons diplomatiques et qui devint en 1867 patriarche latin d'Alexandrie, publia en 1886 une biographie de Mère Mectilde22 en s'inspirant de celle de Monseigneur Ildefons Hervin. Une deuxième édition revue et augmentée parut en 1895. Signalons en 1891-1892 une contribution importante de Dom Gerard van Caloen, de l'abbaye de Beuron, avant qu'il ne devienne abbé au Brésil, publiée dans la Revue Bénédictine sur les Bénédictines du Saint-Sacrement23. A cette même époque signalons aussi une Note sur le nom de "Catherine de Bar" par Léon Germain en 189224, également les pages d'Arthur Benoît dans sa contribution aux Mémoires de l'Académie Stanislas concernant Les Dames du Saint- Sacrement à Nancy, publiée en 1895 25 , ainsi que la biographie écrite par Christian Pfister, Catherine de Bar, sa vie et son oeuvre, publiée en 1986 2 6. L'année sui

20. Ildefons Hervin et Marie Dourlens, Vie de la Très Révérende Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, Paris, Bray et Retaux, 1883 ; traductions allemandes en 1887 et 1899 et polonaise en 1943.

21. Ildefons Hervin et Marie Dourlens, Vie abrégée de la Très Révérende Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, Paris, Bray et Retaux, 1883.

22. Paolo Angelo Ballerini, La Madre Metilde del SS. Sacramento, Milano, 1886 ; 2e édition revue et augmentée, 1895. Voir ci-après les dernières lignes de la note 45.

23. Gerard van Caloen, Les Bénédictines du Saint-Sacrement, dans la Revue Bénédictine, 8 (1891) p. 242-254, 299- 308, 396-406 ; 9 (1892) p. 385-391, 433-441, 481-490.

24. Léon Germain, Note sur le nom de "Catherine de Bar", dans le Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne, 15 (1891-1892) p. 41-44. Cet article de Léon Germain est une mise au point qu'il a rédigée très utilement à la suite des remarques inexactes de Paul de Boureulle dans L'abbaye de Remiremont et Catherine de Lorraine, ibid. (1883- 1884) p. 33 (appendice B) et dans sa note Note sur le nom de "Catherine de Bar", ibid. 16 (1890-1891) p. 322-323.

25. Arthur Benoît, Les Dames du Saint-Sacrement à Nancy, dans les Mémoires de l'Académie Stanislas, 1895, p. 215- 248.

26. Christian Pfister, Catherine de Bar, sa vie et son oeuvre, dans le Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne (1896-1897) p. 215s. et dans Histoire de Nancy, 3 vol., 1902-1909, vol. 1, Nancy, 1909, p. 757-774.

30 vante, en 1897, l'Abbé J.- B.-Edmond L'Hote consacre une notice de plusieurs pages à Mère Mectilde dans sa Vie des Saints et autres pieux personnages 27.

3. La première moitié du XXe siècle et l'éveil de l'année 1953.

Abordons maintenant le XXe siècle. Les études concernant Mère Mectilde, rares dans la première moitié, ont pris un essor remarquable ces cinquante dernières années. En premier lieu, les études du début de ce siècle : un ouvrage des moniales de Rosheim, écrit par Mère Scholastique Parisot, prieure de Nancy, publié en 1922 28 suivi, l'année suivante et à propos de ce dernier livre, d'une étude de Dom Pie de Kerchove 29. Dans son ouvrage sur le monastère de Rouen, publié en 1923, l'Abbé Auguste Reneault, alors aumônier des Bénédictines, relate l'époque de la fondation d'un monastère à Rouen avec les voyages de Mère Mectilde dans cette ville30. En 1924, les Bénédictines de Paris, rue Tournefort, éditent une petite Notice abrégée sur la Révérende Mère Mectilde du Saint-Sacrement31. En 1932, Dom Paul Séjourné, de l'abbaye Sainte-Marie de Paris, écrit l'article consacré à Catherine de Bar dans le Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastiques32 et, de son côté le célèbre abbé Bremond, dans sa

27 J.-B.-Edmond L'Hote, Catherine de Bar, en religion, Soeur Mechtilde du Saint-Sacrement, dans son ouvrage La vie des saints, bienheureux, vénérables et autres pieux personnages du diocèse de Saint-Dié, t. 2, Saint-Dié, 1897, p. 403-417.

28 Anonyme (Mère Scholastique Parisot, prieure de Nancy), Catherine de Bar, Mère Mectilde, Publication bénédictine "Pax", Montauban, Prunet, 1922.

29 Pie de Kerchove, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, dans la Revue Liturgique et Monastique, 8 (1922) Maredsous, p. 261-266.

30 Auguste Reneault, Le monastère de Bénédictines du Saint-Sacrement. Fondé à Rouen en 1663, Fécamp, 1924.

31 Anonyme, Notice abrégée sur la Révérende Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Paris, 1924. 32. Paul Séjourné, art. Bar (Catherine de), dans le Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, t. VI, 1932, col. 534-538. Voir aussi : H. C. Wendlandt, art., Bar (Catherine de), dans le Lexicon für Theologie und Kirche, t. 1 (1930) col. 956 et Paulus Volk, art., Bar (Catherine de), ibid., t. 1 (19572) col. 1233. On pourra aussi consulter l'ouvrage intitulé :

31 non moins célèbre Histoire littéraire du sentiment religieux, en 1932, évoque à plusieurs reprises Mère Mectilde. Il regrette de ne pas en parler davantage et confesse qu'elle mériterait "une longue esquisse... Si je commence à parler d'elle, dit-il, je ne saurais plus m'arrêter..."33. En 1933, le monastère de Peppange au Grand Duché du Luxembourg publie un volume en langue allemande consacré à Mère Mectilde34. La même année, à Londres est publiée, semble-t-il, une biographie de Mère Mectilde écrite par M.A. Maxwell Stuart35. En 1935, le monastère de Ronco-Ghiffa en Italie eublie à son tour une biographie de Mère Mectilde de 132 pages . C'est de cette époque qu'il faut dater le savoureux petit livret d'une vingtaine de pages ; Cum hostia. La voie d'une grande mystique, écrite par une moniale d'origine vosgienne entrée au monastère de Rouen : Soeur Marie-Odile Wirtz37.

A partir de 1953 s'ouvre vraiment, pour les études mectildiennes, une nouvelle et grande période qui, j'espère, ne fait que commencer. Le départ est encore un peu timide dans les années cinquante. Les années soixante, on l'a vu, sont celles des recherches en profondeur qui n'apparaissent pas encore nécessairement en surface mais qui sont capitales pour la suite. Les trois dernières décennies nous ouvrent des dossiers pratiquement inconnus jusque là et des spécialistes attestent publiquement de la valeur littéraire, spirituelle et doctrinale de la vie et de l'oeuvre de

Histoire de Lorraine, par la Société Lorraine des Etudes Locales dans l'Enseignement Public, Nancy, éd. Berger Levrault, 1939, p. 426.

33. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, t. IV, p. 265-266 ; t. VI, p. 386 ; t. IX, p. 207-219, Paris, Bloud et Gay, 1932.

34. Anonyme, Im Dienste der hl. Hostie. Katharina von Bar, Mutter Mechtilde vom hist. Sakrament, Peppingen, Kloster der Ewigen Anbetung, 1933.

35. M.A. Maxwell Stuart, Life and work of R.M. Mechtilde of the Blessed Sacrament, London, 1933.

36. Anonyme, Madre Mechtilde del SS. Sacramento. Caterina de Bar, Ronco-Ghiffa, 1935.

37. Anonyme (Soeur Marie-Odile Wirtz), Cum Hostia. La voie d'une grande mystique : Mère Mectilde du Saint- Sacrement, pro-manuscripto, Rouen, sans date. Trad. néerlandaise à Rumbeke vers 1972.

32 Mère Mectilde en ce grand siècle de renouvellement intérieur que fut le XVIIe. Tout n'est cependant pas encore dit, et de très loin ! Nous n'en sommes pas aujourd'hui à un point d'arrivée mais plutôt à une étape qui constitue maintenant un nouveau point de départ, avec en perspective, une moisson abondante pour tous.

C'est le 25 mars 1653, en la fête de l'Annonciation, avons-nous rappelé précédemment, qu'eut lieu, avec l'assentiment de Dom Placide Roussel, Prieur de Saint-Germain-des-Prés, la première exposition du Saint-Sacrement dans la chapelle de l'abri de fortune de la rue du Bac. En 1953, les moniales bénédictines issues de ce germe prometteur se devaient de marquer par une publication collective le tricentenaire du début de cette Adoration perpétuelle à laquelle chacune avait voué sa vie. L'Institut comptait alors, selon les chiffres de 1950, un ensemble de 42 monastères regroupant 1600 moniales Bénédictines du Saint-Sacrement. L'ouvrage en question qui parut exactement en 1953 était intitulé Priez sans cesse. 300 ans de prière" et recueillait de nombreuses études signées entre autres de Dom Jules Fohl, moine de Clervaux appelé à Rome pour l'abbaye Saint-Jérôme, du Chanoine Georges-Abel Simon, oblat séculier de l'abbaye Saint-Wandrille, qui écrivit une riche biographie de Mère Mectilde, de Dom Gaston Charvin, moine de Ligugé, qui apporta une précieuse contribution de 120 pages sur l'histoire de l'Institut depuis les origines et de chacun des monastères en particulier, de Dom Jean Leclercq, moine de Clervaux, qui donna une très utile communication sur Notre Dame abbesse avec la documentation médiévale qu'on lui connaît, ainsi que d'autres auteurs tels que Dom Jean de Monléon, Dom Eloi Devaux et le R.P. Marie-Dominique Philippe o.p., qui apportèrent d'autres contributions spirituelles.

38. Collectif, Priez sans cesse. 300 ans de prière, Desclée de Brouwer, Paris, 1953.

Retenons tout particulièrement la biographie mentionnée ci-dessus du Chanoine Georges-Abel Simon car il y souligna l'influence qu'exercèrent sur Mère Mectilde le Père de la Réforme de Saint-Vanne que fut Dom Didier de la Cour ainsi que le courant spirituel issu du capucin Benoît de Canfeld. D'autres influences, plus directes celles-là, se sont exercées également sur Mère Mectilde : celle de la Réforme de Montmartre, avec l'abbesse Madame de Beauvilliers et surtout l'une des moniales réformées Soeur Charlotte Le Sergent ; celle de l'abbesse de l'abbaye de la Sainte-Trinité de Caen, Madame de Budos, et de son entourage, notamment l'abbé de Barbery, Dom Louis Quinet, et le grand mystique normand Jean de Bernières-Louvigny avec son "Hermitage", ce lieu de rencontres et d'influences spirituelles par excellence ; celle, enfin, de son confesseur et directeur d'alors, le Père Jean Chrysostome de Saint-Lô, religieux pénitent du Tiers-Ordre de Saint-François dont le rôle ne fut pas moins important. On y voit encore les relations avec la Réforme de Saint-Maur (le rôle de Dom Ignace Philibert a davantage été souligné par l'étude de Dom Gaston Charvin), avec la spiritualité de saint Jean Eudes, de saint Vincent de Paul et de Monsieur Olier, l'attrait eucharistique de l'époque avec l'expression d'un désir de réparation consécutif à tous les ravages de la guerre en même temps que suscité par une théologie spirituelle très marquée. Le Chanoine Georges-Abel Simon ne manque pas d'insister aussi sur le rôle joué par la Règle de saint Benoît elle-même ainsi que par un abbé prémontré, Dom Epiphane Louis, abbé d'Etival, qui rédigea spécialement pour Mère Mectilde et ses moniales plusieurs textes spirituels fondateurs39. On voit là, dans cette heureuse contribution, les lignes directrices grâce auxquelles les études ultérieures pour-

39. Epiphane Louis (Louys), La nature immolée par la grâce ou la pratique de la mort mystique, pour l'instruction et la conduite des Religieuses Bénédictines, consacrées à l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, et très utile à toutes les personnes dévotes à ce grand mystère. Première partie. A Paris, chez Georges Josse, rue Saint-Jacques, à la couronne d'épines, 1674 ; id., La vie sacrifiée et anéantie des novices qui prétendent s'offrir en qualité de Victimes du Fils de Dieu en la Congrégation des Religieuses Bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. Seconde partie. Même lieu et date. Après la mort de Dom Epiphane Louys (1614-1682), le prémontré Michel La Ronde ( 1718) qui fut, dès 1676, secrétaire

34 ront s'orienter en bénéficiant déjà d'indications bibliographiques précieuses.

En cette même année 1953 ont paru, pour la même raison, plusieurs notices ; signalons celle de Soeur Mary Joan, dans la Vie Spirituelle40 celle de Monseigneur Gilla Vincenzo Gremigni, dans Deus Absconditus, la revue du monastère de Ronco-Ghiffa41, ainsi que le numéro unique "Pax", publié par le monastère de Milan, contenant une biographie de Mère Mectilde et plusieurs contributions sur sa doctrine42. Revenons légèrement en arrière pour mentionner l'article qu'Henri Tribout de Morembert consacra à Mère Mectilde dans le Dictionnaire de Biographie Française43, en 1951, ainsi que les quelques pages de C. Berthelot du Chesnay sur Saint Jean Eudes et Mère Mectilde 44. En 1954, Monseigneur Gilla Vincenzo Gremigni fait paraître en Italie un petit livre qui met en relief et en parallèle Mère Mectilde de Bar et Mère Catherine Lavizzari, "deux flammes eucharistiques" comme l'indique le titre. La vénérable Catherine Lavizzari, formée à Arras, fut la fondatrice du monastère de Ronco di Ghiffa en 1906 45. Cet ouvrage a été réédité récemment.

du vicaire général des prémontrés réformés écrivit, dans la ligne de Dom Epiphane Louys, la Pratique de l'oraison de foi, ou de la contemplation divine par une simple vue intellectuelle..., ouvrage publié par les religieuses de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, à Paris en 1684. De plus, quatre ans plus tard, il regroupa et publia soixante lettres spirituelles de Dom Epiphane Louys : Lettres spirituelles du Révérend Père Epiphane Louis, Abbé régulier d'Etival. A Paris, chez Christophe Remy, rue Saint- Jacques, au grand Saint-Remy, 1688.

40. Soeur Mary-Joan (Soeur Jeanne d'Arc Lervack), Le tricentenaire de l'Institut de l'Adoration perpétuelle et la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, dans la Vie Spirituelle, 382 (1953) p. 301-302.

41. Gilla Vincenzo Gremigni, La benedettina dell'Eucaristia, dans Deus Absconditus (numéro spécial pour le tricentenaire de l'année 1953) p. 9-16.

42. Gerardo Fornaroli, Orazione e sacrificio in offerta continua ; Fausto Mezza, La divina abbadessa ; Alice De Micheli, La fondatrice M. Mectilde del SS. Sacramento, dans Pax (numéro unique pour le tricentenaire de la fondation de l'Institut), Milan, 1954.

43. Henri Tribout de Morembert, art. Bar (Catherine de), dans le Dictionnaire de Biographie Française, t. V, 1951, col. 111-113.

44. Charles Berthelot du Chesnay, Saint Jean Eudes et Mère Mectilde, dans Notre Vie, revue eudiste de spiritualité et d'information, juillet 1952 ; novembre 1954 ; janvier et mai 1955.

45. Gilla Vincenzo Gremigni M.S.C., Due flamme eucaristiche - Madre Mectilde de Bar -

35

En 1957, Dom Jean Leclerca publia une étude sur Saint-Germain et les Bénédictines de Paris46 traitant des relations entre la Congrégation de Saint-Maur et Mère Mectilde ; c'est principalement à partir des documents conservés aux Archives Nationales, et notamment la liasse L763, que l'érudit bénédictin de l'abbaye de Clervaux reconstitue la fondation du monastère de la rue Cassette en lien avec les moines bénédictins de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Comme cette étude a été reprise et augmentée par l'auteur dans un article ultérieur paru en 1976, nous en reprendrons les éléments plus loin.

L'année suivante, 1958, le célèbre bénédictin liturgiste de l'abbaye de Ligugé Dom Georges Lefèbvre faisait paraître en Italie, à Milan, une courte étude de haute qualité théologique sur les fondements doctrinaux de la spiritualité de Mère Mectilde et

Madre Caterina Lavizzari, lère éd. 1954 ; 2e éd. Milano, 1990. Il s'agit de Luigia Lavizzari (1867-1931) devenue en religion Mère Catherine de l'Enfant-Jésus. Elle même et ses vénérables parents ont donné lieu à diverses études. Voir les notes 109 et 125. La cause de sa béatification a été introduite au diocèse de Novare dès 1956 et à Rome en 1980. Le Père Antonio Ricciardi, o.f.m. conv. , postulateur, venant de décéder, c'est Madame Francesca Consolini sa collaboratrice qui a été récemment nommée postulatrice (cf. Deus Absconditus, 87/4 (1996) p.37 et 40-41). En 1995 a été édité l'important travail de la Positio super vita et virtutibus concernant la servante de Dieu Catherine de l'Enfant-Jésus (Luigia Lavizzari) 2 volumes, Congregatio pro causis sanctorum, P. N. 950, Rome, 1995. (Dots. ssa Francesca Consolini, collaboratrice; P. Antonio Ricciardi, o.f.m. conv., postulatore ; P. Yvon Beauclouin, O.M.I., Relatore). Dans le premier volume, se trouvent, entre autres documents, une biographie de Mère Mectilde, un historique de l'Institut, le récit de la fondation de Seregno (1880) et du transfert à Ronco di Ghiffa (1906). On y voit le grand rôle joué notamment par Mère Marie Thérèse Lamar (Marie Louise Françoise Lamar, 1887-1880) et par Mgr Paolo-Angelo Ballerini (cf. note 22 ci-dessus). Un ouvrage récent vient d'être publié sur ce dernier : Carlo Cattaneo, Mons. Paolo Angelo Ballerini, archivescovo di Milano e patriarca d'Alessandria d'Egitto, le tappe di una vita (1814-1897), Locarno-Milano, 1992.

46. Jean Leclercq, Saint-Germain et les Bénédictines de Paris, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 43 (1957) p. 223-230. Ce numéro spécial a paru aussi sous le titre Mémorial du XIV' centenaire de l'abbaye Saint- Germain-des-Prés, Paris, Vrin, 1959, p. 223-230.

36 de l'Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement47. Ses réflexions, riches en perspectives sur le mystère eucharistique et sur la portée du sacrifice du Christ, contribuent à l'approfondissement du sens de la doctrine de la réparation et à la bonne compréhension du mot de "victime". "Si on le prend dans son sens vrai, strict, c'est le synonyme de "Chrétien". C'est le mot le plus simple qui soit, le plus vrai et le plus profond pour exprimer ce qu'est un chrétien. Un chrétien, c'est celui qui entre en communion avec le mystère du Christ... Si nous le prenons dans sa vraie portée théologique, il exprime ce qu'est, au fond, toute vie chrétienne : être avec le Christ, uni à son Sacrifice, participer à son Sacrifice, Victime avec Lui". L'auteur montre bien ici que ce n'est pas l'aspect immolation qui est premier mais la consécration à Dieu, l'offrande de soi à Dieu, l'union totale à Dieu. Ce n'est donc pas l'aspect négatif mais bien au contraire l'aspect positif de croissance dans la vie du Christ mort et ressuscité qui fait agir le chrétien. "La mort au péché n'a d'autre raison que de nous ouvrir cette participation à la vie du Christ ressuscité".

Dom Georges Lefèbvre, compare ensuite la spiritualité réparatrice centrée sur la dévotion au Sacré-Coeur et celle centrée sur le dogme eucharistique. Il montre comment cette deuxième perspective est "beaucoup plus riche de vérité dogmatique" et ne comporte pas le risque de devenir "un peu anthropomorphique et trop purement psychologique... La vraie façon de consoler le Christ, c'est de travailler avec Lui à la Rédemption du monde, de travailler avec Lui au salut des âmes. Et c'est justement ce que nous faisons quand nous entrons en communion avec Lui dans son mystère rédempteur ; lorsque, en tant que nous sommes ses membres, nous vivons avec lui son Sacrifice rédempteur source de tout salut". Et très justement, l'auteur insiste sur la formule juste

47. Georges Lefèbvre, Fondamenti dottrinali di una spiritualità, dans Scuole asti grafiche pavoniane artigianelli, Milano, 1958, p. 3-13 ; repris dans Ora et Labora, 14/1 (1959) p. 18-28.

37 pour exprimer la vraie joie de l'Eglise : "Tout peut se résumer en une formule : il ne s'agit pas de s'offrir comme victime au Christ, ce qui théologiquement n'a pas de sens. Il s'agit de s'offrir comme victime au Père avec le Christ et dans le Christ. Cela a un sens théologique très profond et c'est là justement ce qui constitue la valeur profonde de la spiritualité réparatrice centrée sur le Signe du Sacrifice Rédempteur, comme celle des Bénédictines du Saint-Sacrement. Elles ne s'appuient pas sur une dévotion mais sur le dogme central de la vérité chrétienne... Leur spiritualité est au confluent des notions de péché, de rédemption et de Communion des Saints, et on ne peut la comprendre qu'à la lumière de ces grandes vérités".

Toujours en 1958 fut éditée, dans la Revue d'Ascétique et de Mystique, une série de textes importants appartenant à la correspondance de Mère Mectilde ; il s'agit des lettres de direction spirituelle qu'elle a adressées à la Comtesse de Rochefort (1614-1667) restée veuve avec quatre enfants, sept ans après son mariage, et désireuse de vivre une vie authentiquement abandonnée à Dieu malgré d'innombrables soucis. Son fils est devenu, juste avant sa mort, archevêque d'Auch. On peut dire que cette édition inaugure une longue série qui n'est pas près d'être terminée quarante ans après, car les textes de Mère Mectilde sont particulièrement abondants.

Ici, Raymond Darricau nous offre une sélection de quatorze lettres sur les cent-douze que Mère Mectilde a adressées à la Comtesse de Rochefort et qui se trouvent conservées à l'état de copies en plusieurs monastères dont celui de Tourcoing. Cependant, ce choix est déjà significatif et révèle la teneur de l'ensemble. De plus, Raymond Darricau, professeur à l'université de Bordeaux et grand connaisseur de l'histoire de la spiritualité, fait précéder la publication des lettres de Mère Mectilde d'une étude très bien documentée48.

48. Raymond Darricau, Une correspondance spirituelle au XVIII siècle, dans la Revue d'Ascétique et de Mystique, 132 (1957) p. 400-421 et Lettres inédites de la Mère Mectilde du Saint-Sacrement à Madame de Rochefort, ibid., 133 (1958) p. 72-94. Traduction polonaise en 1976.

38 Outre le fait qu'il nous rapporte les mots du Cardinal Eugène Pacelli49, futur pape Pie XII, alors qu'il présidait les fêtes eucharistiques en tant que légat à Lisieux en 1937, citant Mère Mectilde avec saint Jean Eudes, Jean de Bernières et Gaston de Renty comme de remarquables âmes eucharistiques issues du terroir normand, l'auteur nous entraîne à mieux percevoir et comprendre l'ampleur du renouveau eucharistique au XVIIe siècle. Il nous signale fort utilement comment, dès 1661, le Père Jacques de Machault, sj., historien des gloires du Saint-Sacrement, constatait avec joie l'apparition "d'un instinct nouveau, d'une ardeur secrète qui pousse les chrétiens à honorer le très Saint-Sacrement" et saluait l'oeuvre de Mère Mectilde comme une marque plus récente, mais aussi fort éclatante et des plus mémorables de ce mouvement céleste..."50. L'Institut des Bénédictines de l'adoration perpétuelle n'avait encore que neuf ans d'existence.

Raymond Darricau souligne à juste titre le grand rôle joué par la reine Anne d'Autriche ainsi que le concours et l'appui d'un saint prêtre, l'un des "plus remarquables du XVIIe", Monsieur Picoté, prêtre de la paroisse Saint-Sulpice, qui fut confesseur d'Olier et de Tronson. L'auteur rappelle ensuite, au sujet de Mère Mectilde, à quel point "le rayonnement de cette âme de feu attirait à elle les représentants les plus éminents de la société française. On trouve dans son entourage toutes les personnalités marquantes du monde religieux : les reines : Anne d'Autriche, Marie-Thérèse et Marie-Béatrice d'Este, la duchesse douairière d'Orléans, saint Jean Eudes, Marie des Vallées, Jean de Bernières,


49. Discours de S. Em. le Cardinal Pacelli, Légat pontifical pour le congrès eucharistique de Lisieux en 1937, dans l'Observatore Romano du 12-13 juillet 1937 et dans la Documentation Catholique, 38/852 (14 août 1937) col. 216- 242. Allusion à Mère Mectilde : col. 228.

50. Jacques de Machault, Le trésor des grands biens de la très sainte eucharistie, Paris, 1661.

le Père Chrysostome de Saint-Lô, Boudon archidiacre d'Evreux, Dom Louis Quinet, l'abbé d'Etival Epiphane Louys, l'abbé Roquelay, saint Vincent de Paul et Monsieur Olier ainsi qu'une foule d'autres. Cette influence dépassait les limites de la France : à Varsovie comme à Rome, on connaissait et on appréciait la prieure de la rue Cassette au point de désirer ardemment la venue de religieuses adoratrices façonnées à son image..."

Raymond Darricau fait ressortir le rôle très important des communautés de moniales contemplatives dans la France du XVIIe siècle comme autant "de centres de ralliements où tout ce que la nation comptait de notables venait puiser des énergies nouvelles et se préparer aux entreprises les plus audacieuses : le Canada, les missions d'Orient...", et tout particulièrement la communauté de Mère Mectilde car "dans cette recherche passionnée de Dieu, la fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement figurait avec honneur, et incarnait magistralement les grandes aspirations de la cité classique". Après quoi, l'auteur nous présente Madame de Rochefort et nous confie, à la suite de l'abbé Arnaud-Bernard Duquesne, "que cette dame fut une des plus intimes amies de Mère Mectilde et peut-être celle qu'on peut dire s'être élevée à la plus haute perfection sous sa conduite".

Toujours en 1958, mentionnons un article de Filippo Franceschi sur L'oeuvre de Mectilde de Bar, dans Ora et Labora, la revue du monastère de Milan51.

A partir de 1960, une bénédictine du Saint-Sacrement, Soeur Marie-Véronique Andral, entrée au Mas-Grenier puis qui a séjourné longtemps au monastère d'Erbalunga en Corse avant d'être envoyée à Rouen où elle se trouve actuellement, fournit ses premières publications. Nous lui devons beaucoup non seulement pour ses travaux publiés et ses conférences mais aussi pour tant d'autres études ébauchées, restées dans l'ombre, souvent même

51. Filippo Franceschi, L'opera di Mectilde de Bar, dans Ora et Labora, 13/1 (1958) p. 1317.

40 inédites en français mais publiées en italien ou en polonais... Il s'agit, en 1960, de son premier article présentant et commentant des textes inédits de Mère Mectilde Un avec Jésus-Christ.52 Le deuxième, de 1963, paru dans la revue Carmel et d'une grande actualité maintenant que sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus vient d'être proclamée docteur de l'Eglise, est intitulé De la voie du Rien à la Petite Voie53.

Faisant suite à l'édition des lettres de Mère Mectilde à la Comtesse de Rochefort, la publication de celles adressées à la Comtesse de Châteauvieux a été entreprise par le monastère de la rue Tournefort à Paris, en 1965 54. La Comtesse de Châteauvieux et son mari furent de grands bienfaiteurs de l'Institut naissant. La relation que fit Mère Mectilde de la mort du Comte de Châteauvieux est édifiante. Après la sainte mort de son mari, Madame de Châteauvieux se retira comme religieuse, rue Cassette. C'est là qu'elle décéda en 1674. Si cette première édition des lettres à la Comtesse de Châteauvieux fut reprise ultérieurement à nouveaux frais en 1989, l'introduction qui en était donnée par Louis Cognet n'a, hélas, pas été reproduite sinon en 1977 dans une traduction italienne.

52. Anonyme (Marie-Véronique Andral), Un avec jésus-Christ. Textes inédits de la vénérable Mectilde du Saint- Sacrement, dans La Vie Spirituelle, 102 (1960) p. 365-378 ; trad. italienne : Unum corpus sumus. Dagli scritti di M. Mectilde del SS. Sacramento, clans Ora et Labora, 14 (1959) p. 21-30.

53. Marie-Véronique Andral, De la voie du Rien à la Petite Voie - Mectilde du Saint-Sacrement, dans Carmel, 2 (1963) p. 139-153 ; trad. italienne : Alle Ponti del "Mulla" nella spiritualità di Madre Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 70 (1979) p. 8-14, 33-35, 54-58 ; trad. polonaise en 1979.

54. Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Ecrits spirituels. A la Comtesse de Châteauvieux, rue Tournefort, Paris, 1965. Introduction de Louis Cognet. Trad. polonaise en 1970, italienne en 1977, néerlandaise en 1984 et allemande en 1985.

4. Les trois grandes éditions des années soixante-dix

A partir des années soixante-dix, les travaux édités s'intensi-41-fient. Les études deviennent plus nombreuses, mieux documentées mais surtout des textes de grande valeur restés cachés jusque là sortent au grand jour. En quatre ans, de 1973 à 1977, sont édités trois gros volumes publiés par le monastère de Rouen qui révèlent au public, y compris au public averti des spécialistes et des grands connaisseurs, que les écrits de Mère Mectilde sortent du commun et qu'il y a là une très riche matière historique, doctrinale et spirituelle. Dom Jean Leclercq lui-même, dès 1978, parlera de "lumières nouvelles" sur Mère Mectilde et son entourage. Ces trois ouvrages sont dus principalement à l'oeuvre des deux infatigables archivistes de Rouen dont on ne voit que rarement les signatures mais dont je dois révéler maintenant les noms : il s'agit de Soeur Jeanne d'Arc Paule Foucard et de Soeur Marie-Pascale Paule Boudeville.

Le premier volume paru en 1973 est intitulé Catherine de Bar, Documents historiques55. Il comporte l'édition, outre de manuscrits biographiques, d'un certain nombre d'autres sources, inédites jusque là, écrits spirituels ou canoniques, en particulier l'ébauche des constitutions par Mère Mectilde elle-même. Un grand nombre de documents annexes font de ce livre une mine des plus précieuses. L'ensemble est augmenté d'une préface très documentée de Pierre Marot, membre de l'Institut de France et spécialiste de l'histoire de la Lorraine, ainsi que du texte d'une conférence donnée par l'abbé Louis Cognet à l'Institut Catholique de Paris le 8 février 1958 et au monastère de Paris, rue Tournefort, le 15 mars 1958. Cette conférence est antérieure d'une quinzaine d'années à la parution de ce livre et trop peu connue avant celle-ci. Elle est de toute première qualité tant par l'autorité de celui

55. Catherine de Bar, Documents historiques, Rouen, 1973. Avec une préface de Pierre Marot et le texte d'une conférence que Louis Cognet avait prononcée à l'Institut Catholique de Paris, le 8 février 1958, et au monastère des Bénédictines de Paris, le 15 mars 1958 : la traduction italienne de cette conférence avait déjà été publiée dans Ora et Labora en 1958-1959. L'ensemble de l'ouvrage a été traduit en polonais en 1975, en néerlandais en 1981, en italien en 1989-1992 et en allemand en 1996. Voir la recension de R. Darricau, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 60/164 (1974) p. 164-165.

42 qui l'a prononcée que par la documentation avertie qu'il livre afin de déterminer les influences doctrinales et spirituelles que Mère Mectilde a pu recevoir au cours de ses différentes pérégrinations.

Dans la ligne du Chanoine Georges-Abel Simon, l'abbé Louis Cognet prolonge l'enquête en grand connaisseur de l'histoire de la spiritualité. On y trouve entre autres de bonnes réflexions sur les annonciades et leurs lectures, sur le milieu de Montmartre avec Madame de Beauvilliers, la Soeur Charlotte Le Sergent et l'influence du capucin Benoît de Canfeld, puis sur le milieu caennais avec l'abbesse de Caen, Madame de Budos et son entourage ; il nous montre Mère Mectilde entrer en relation avec l'abbé de Barbery, dom Louis Quinet, et recevoir les influences non plus seulement de Benoît de Canfeld mais aussi des rhéno-flamands tels que Ruysbroeck, Tauler, Suso, Harphius. Avec le trésorier de France et grand mystique Jean de Bernières-Louvigny, Mère Mectilde reçoit d'autres influences, celles du Père Condren et du Père de Saint-Jure ; en outre son confesseur était le Père Chrysostome de Saint-Lô, confesseur également de Bernières. Louis Cognet se montre impressionné par les relations et les écrits de Mère Mectilde. "Elle est, dit-il, en relations avec tout ce que la France compte de meilleur à cette époque. Sa correspondance est immense. Ce qui en reste est loin, je crois, d'avoir encore été tout inventorié et certainement on en retrouvera dans des endroits auxquels personne ne pense actuellement. Je suis rempli de stupéfaction en voyant l'intensité de la correspondance qu'elle a entretenue, et aussi de l'exceptionnelle qualité de ses lettres, car, chaque fois qu'il m'a été donné d'en voir une que je ne connaissais pas, je l'ai trouvée admirable... Elle a un style magnifique et l'élévation et la cohérence de sa pensée sont quelque chose d'extrêmement remarquable". Il souligne un peu plus loin ce "sens surnaturel le plus profond et le plus absolu", et, en même temps ce "solide bon sens le plus terre à terre. Elle avait, dit-il, le tempérament d'une grande fondatrice".

C'est à la page 31 de ce recueil qu'on peut trouver, enfin publiée, la lettre que Fénelon écrivit quelques jours après la mort de Mère Mectilde, à la Mère Anne, nouvelle prieure, à qui il confie : "Elle me disait, elle m'écrivait, qu'elle ne sentait pas la moindre révolte contre l'ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de la Sainte volonté dans les états les plus renversants et les plus terribles, la calmait. "Je sens (m'écrivait-elle l'année passée) en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu'aussitôt qu'il m'y met, je baise, je caresse ce précieux présent ; et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon coeur éclate en bénédiction et est content d'être détruit et écrasé sous toutes ces opérations pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée".

Le deuxième volume, aussi important, a été publié en 1976 et s'intitule : Catherine de Bar, Lettres inédites56. Cet ouvrage ne publie pas toutes les lettres inédites mais seulement celles qui ont été envoyées à la duchesse d'Orléans ainsi qu'à un grand nombre de religieuses ou de monastères. Cette correspondance est d'une densité spirituelle remarquable. Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans (1613-1672) était une grande bienfaitrice et protectrice des Bénédictines. Elle aussi avait vécu les heures les plus douloureuses de la guerre de Lorraine, comme Mère Mectilde, et une grande intimité les unissait dès 1651 et surtout à partir des années 1660. Marguerite de Lorraine avait déclaré que "si sa santé qui était très faible" le lui avait permis, elle eût "préféré être soeur religieuse converse dans la maison du Saint-Sacrement". Mère Mectilde l'exhorte à la vie sainte, toute de prière et d'abandon en Dieu. L'ensemble du recueil est précédé d'une préface de Monseigneur Vilnet, alors évêque de Saint-Dié, et d'une introduction de Pierre Marot qui a égalemeni établi un important et très utile index.

56. Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976. Avec une préface de Mgr Jean Vilnet et une introduction de Pierre Marot. Traductions polonaise en 1977, italiennes en 1979, 1981, 1983 et allemandes en 1996 et 1997.

44 Le troisième volume, égal aux deux précédents, est sorti de presse en 1977 à l'occasion du tricentenaire de la fondation du monastère de Rouen, le 4 novembre 1677, alors situé rue des Arsins. Il s'intitule Catherine de Bar, Fondation de Rouen57. Il nous livre, comme son nom l'indique l'édition d'un manuscrit fidèle du XVIIe siècle appartenant au monastère de Rouen et relatant sa fondation. Le récit a été rédigé par Mère Monique des Anges, de Beauvais. Outre ce récit, sont publiées, dans ce même volume, 235 lettres de Mère Mectilde à des personnes diverses, principalement à des moniales mais aussi à Monsieur de Bernières ou, par exemple, à Monsieur Boudon ou à Monsieur de Montigny, frère du premier évêque du Canada.

L'ensemble est préfacé par Monseigneur André Pailler, archevêque de Rouen ; quelques pages, rédigées par Soeur Jeanne d'Arc Paule Foucard et Soeur Marie-Pascale Paule Boudeville, intitulées Quelques courants spirituels au XVII siècle qui ont influencé la pensée de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, contiennent un bon résumé des influences reçues, notamment celles de la "mystique assez intellectualiste" des rhéno-flamands, de la Règle bénédictine, de la "mystique de l'union à la volonté de Dieu" avec Benoît de Canfeld, de Jean de Bernières-Louvigny, de saint Jean Eudes, de l'abbé de Laval-Montigny et surtout de Condren et de Bérulle, c'est à dire de la théologie de l'école française "foncièrement christocentrique, toute imprégnée de saint Paul et des Pères de l'Eglise". Les rédactrices ont eu le mot juste en faisant remarquer que "de ces apports divers, Mère Mectilde a fait une synthèse personnelle" mais n'a pas cherché à construire une doctrine. Elle a simplement cherché "à exprimer ce qu'elle contemplait dans sa vision intérieure". Comme pour le deuxième volume, celui-ci contient un index des plus utiles.

57. Catherine de Bar, Fondation de Rouen, Rouen, 1977. Avec une préface de Mgr André Pailler. Voir la recension de Dom Jacques Dubois, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 64/173 (1978) p. 293-294.

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Revenons un peu en arrière pour signaler quelques études qui se sont glissées entre ces gros volumes. Tout d'abord, une étude en 1973 de Soeur Marie de Jésus Béraux, de Rouen, sur Mère Mectilde et la Congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe, publiée dans Les cahiers Vannistes, puis deux articles de Soeur Jeanne d'Arc Foucard en 1972 et 1977 dans le Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne, l'un sur les écrits spirituels de Mère Mectilde, l'autre sur le monastère de Rambervillers au XVIIe siècle59. Signalons aussi, en néerlandais, une traduction du Véritable Esprit de Mère Mectilde publiée en 1975 par le monastère de Tegelen, aux Pays- Bas, avec une introduction du Père Piet Penning de Vries60.

La même année, Dom Yves Chaussy, de l'abbaye Sainte-Marie de Paris, publie un ouvrage de bonne envergure intitulé : Les bénédictines et la réforme catholique en France au XVII siècle61. On connaît l'érudition de l'auteur et ce livre pourrait, s'il en était besoin, en apporter le témoignage. En 400 pages, nous parcourons avec lui toutes les régions de France, à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, dans une vaste enquête sur les monastères féminins en cette grande période de renouveau. Ce premier volume est complété par un autre de plus de cent pages où se trouvent les précieuses notes, une bibliographie abondante ainsi qu'un index fort utile, ce qui forme un ensemble de plus de 550 pages. Cette étude permet de mieux situer la vie et l'oeuvre de Catherine de Bar dans l'ensemble du déploiement monastique et spirituel du XVIIe. L'auteur consacre à celle-ci plus précisément les pages 371 et sui-

58. Marie de Jésus Béraux, Mère Mechtilde du Saint-Sacrement et la Congrégation de Saint-Vanne et de Saint- Hydulphe, dans Les Cahiers Vannistes, 4 (Année 1973) p. 108-114.

59. Jeanne d'Arc Foucard, Les écrits spirituels inconnus du XVIIème siècle : Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, dans le Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne, 76 (1972, p. 33-37 ; id., Le monastère des Bénédictines de Rambervillers au XVIIème siècle, dans ibid., 80 (1977) p. 103-111.

60. Mechtildis van het Heilig Sacrament Catherine de Bar, De ware geest, Tegelen, 1975. Traduction néerlandaise, apparat critique et notes du Père Piet Penning de Vries, sj.

61. Yves Chaussy, Les bénédictines et la reforme catholique en France au XVIIème siècle, Paris, Editions de la Source (2 vol.) 1975.

46 vantes mais nous la voyons nommée en plusieurs autres endroits de par ses voyages et les nombreuses relations qu'elle a eues avec les grandes figures spirituelles de son temps.

Cependant, la documentation de l'auteur sur Catherine de Bar et son Institut n'est pas aussi importante que celle qu'il a amassée en d'autres domaines. On trouvera dans cette vaste étude de nombreux renseignements concernant, bien sûr, la Mère de Blémurl62 (p. 13s.), la Réforme de Montmartre avec Marie de Beauvilliers (p. 210) et Charlotte le Sergent (p. 366, 374, 397s.) ainsi que l'histoire de l'abbaye de la Trinité de Caen avec Laurence de Budos qui reçut la crosse à 13 ans pour un abbatiat de cinquante années (p.198s.). Nous y trouvons d'amples informations sur les influences reçues, celles de Benoît de Canfeld, de "l'Ecole du Nord" et d'Harphius, de sainte Gertrude avec les relais des carmels et de Louis de Blois (p. 398), les influences des oratoriens ou des jésuites, le milieu mystique caennais de l'Hermitage avec Jean de Bernières (p. 199-204, 360, 373s.), etc. Toutes ces influences réelles ne doivent pas estomper les sources patristiques, principalement saint Augustin, saint Bernard, saint Bonaventure et le Pseudo-Denys (p. 398 et 411). D'autres indications nous sont données sur la réforme de Saint-Maur de Verdun (p. 246s.), sur la doctrine de "l'anéantissement" (p. 402) et bien évidemment sur le quiétisme (p. 402) et le jansénisme. Sur ce dernier point, Dom Yves Chaussy rappelle, à juste titre, la rectitude de pensée et d'action de Mère Mectilde et "son intransigeance doctrinale vis-à-vis du jansénisme naissant" tant à Caen qu'à Paris (p. 202, 372-373).

62. Signalons la notice que Dom Philibert Schmitz, directeur de la Revue Bénédictine et bibliothécaire de l'abbaye de Maredsous, avait écrite en 1937 sur la Mère de Blémur (en religion : Mère Saint-Benoît) dont l'histoire est liée bien évidemment à celle de Mère Mectilde puisque, entrée à l'âge de cinq ans à l'abbaye de la Sainte-Trinité de Caen, elle devint maîtresse des novices à l'âge de 20 ans, puis prieure peu avant le décès de Laurence de Budos (t1650). A partir de 1678, la Mère de Blémur quitta Caen pour rejoindre selon son désir Mère Mectilde qu'elle connaissait bien et dont le monastère la ravissait par son observance. Là, elle continua son oeuvre qui nous est si utile encore de nos jours et mourut dans ce même monastère de la rue Cassette le 24 mars 1696, deux ans avant Mère Mectilde : Philibert Schmitz, art. Blémur (Marie Jacqueline Bouette de), dans le Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, t. 9, 1937, col. 185-186.

63. A juste titre, l'auteur nous renvoie sur ce point comme sur l'ensemble de ce milieu à Maurice Souriau, Le mysticisme en Normandie au XVII' siècle. Paris, 1923. A propos de Mectilde de Bar, voir plus spécialement les p. 132, 139 et 187.

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L'année suivante, en 1976, Dom Jean Leclercq nous donne un très bon article dans Studia Monastica : Une école de spiritualité datant du XVIIe siècle : les Bénédictines de l'Adoration Perpétuelle64. Après nous avoir rappelé les influences spirituelles exercées sur Mère Mectilde à l'occasion de ses rencontres avec les représentants de l'Ecole abstraite de Canfeld puis "celle, toute centrée sur le Christ, de Bernières, de Saint-Jure et du Père Chrysostome de Saint-Lô", l'auteur souligne "l'influence décisive des mauristes" sur Mère Mectilde. Les moines de Saint-Germain-des-Prés, en effet, et principalement Dom Placide Roussel, Dom Bernard Audebert et surtout Dom Ignace Philibert, participent avec Mère Mectilde à la fondation de Paris et à l'élaboration des statuts. Les bénédictins de Saint-Maur ne furent pas étrangers à l'élection de Notre-Dame comme abbesse. Dom Leclercq précise qu'il s'agit ici de la "reprise d'un usage médiéval" car " les Bénédictines de la rue Cassette remettaient en vigueur une antique dévotion pratiquée dès le XIe siècle à Marcilly sous l'influence de Cluny"65.

D'une façon générale, précise-t-il, "les moines de Saint-Germain n'aidèrent pas seulement les Bénédictines de la rue Cassette dans le gouvernement de leur communauté. Ils exercèrent une influence directe et décisive sur l'orientation spirituelle de toute la congrégation des Bénédictines du Saint-Sacrement. Ils leur prêtaient leur plume et leur talent quand il le fallait : en 1696, Dom Mabillon rédigea, au nom de la prieure (Mère Mectilde), une longue et belle lettre circulaire sur la mort de Madame de Blémur". Dom Jean Leclercq fait remarquer que l'ouvrage que Mère Mectilde fait imprimer en 1686 pour sa com-

64. Jean Leclercq, Une école de spiritualité datant du XVII' siècle : les Bénédictines de l'Adoration Perpétuelle, dans Studia Monastica, 18/2 (1976) p. 433-452 ; trad. italienne : Una scuola di spiritualità benedettina : le Benedettine dell'adorazione perpetua, dans Ora et Labora, 32 (1977) p. 55-75.

65. Sur ce thème particulier, on a déjà signalé plus haut la contribution que Dom Jean Leclercq avait déjà donnée en 1953 dans le collectif : Priez sans cesse, p. 175-177. Ici, l'auteur nous renvoie également à Michel Pigeon, Sainte Marie abbesse, dans Citeaux, 24 (1973) p. 68-69. Voir aussi la note 90.

48 munauté : Les exercices spirituels ou pratique de la Règle de saint Benoît à l'usage des Bénédictines de l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement est le décalque au féminin de La Pratique de la Règle de saint Benoît écrite par Dom Claude Martin, le fils de Mère Marie de l'Incarnation, comme on le sait. Et ce sont deux mauristes, Dom Brachet et Dom Claude Bretagne, qui permettent et approuvent l'impression de cet ouvrage de Mère Mectilde. L'auteur ajoute encore que "les autres monastères du Saint-Sacrement situés à Rouen, Caen, Châtillon, Dreux, Bayeux eurent aussi à bénéficier du ministère des moines de Saint-Germain. Quant aux maisons situées en Lorraine - celles de Rambervillers, Toul et Nancy - elles furent placées sous la juridiction spirituelle de la Congrégation de Saint-Vanne". Ce sont aussi "deux moines de Saint-Germain : Dom Guillaume Laparre et Dom Claude de Vic" qui se sont "occupés à Rome, en 1705, d'obtenir l'approbation définitive des Constitutions des Bénédictines du Saint-Sacrement".

Dom Jean Leclercq tente ensuite de dégager les traits dominants de la spiritualité de Mère Mectilde. Il souligne que c'est d'abord un christocentrisme authentique qui se situe "dans la tradition théologique et spirituelle la plus pure. Il s'explique, dit-il, par l'influence de Bérulle, de Condren, d'Olier - ces grands représentants de l'"Ecole française" du temps -, mais surtout de l'Ecriture Sainte et singulièrement de saint Paul, le tout étant intégré à une attitude intérieure générale façonnée par la liturgie". Et l'auteur, de souligner l'aspect pascal, eucharistique de cette spiritualité traditionnelle qui considère le baptême comme une grâce d'incorporation au Christ lequel s'offre pour nous dans son sacrifice eucharistique, pour nous qui, en participant de lui, "nous offrons avec lui et en lui". Nous sommes loin ici avec Mère Mectilde, remarque Dom Jean Leclercq "d'une piété sentimentale et individualiste... Sa doctrine est celle même de l'Eglise, exprimée à la manière de son temps et avec une constance remarquable".

Après quoi, l'auteur nous montre l'accord parfait qu'il y a entre l'esprit de Mère Mectilde et la Règle de saint Benoît puis il consacre la fin de son article à l'expansion de l'Institut en Pologne et s'interroge ensuite sur l'existence hypothétique du "bénédictinisme pur". Il termine par l'évocation de la dévotion de Mère Mectilde au Sacré-Coeur. Il précise qu'à cet égard, "il n'est pas sans intérêt d'observer que Mère Mectilde semble avoir réalisé sa synthèse en dehors du mouvement de dévotion au Sacré-Coeur... Sa doctrine est d'ailleurs formée avant la révélation de Paray à sainte Marguerite-Marie Alacoque en 1685." Là encore, Mère Mectilde se montre fidèle "à la tradition bénédictine'’66.

C'est en 1977 que, bien modestement mais de façon très utile et bénéfique, une moniale de Bayeux, Soeur Marie-Catherine Castel, archiviste de son monastère, eut l'ingénieuse idée, tout en gardant l'anonymat, de publier à la façon des apophtegmes des Pères du désert un petit recueil de sentences savoureuses de Mère Mectilde intitulé : La source commence à chanter`''. Précédé d'une introduction et complété par un petit lexique, ce recueil ne nous offre pas moins de deux cent cinquante perles mectildiennes classées de façon thématique. Ce recueil qui n'a pas été commercialisé en France a connu cependant une grande diffusion dans les monastères et il a été traduit et édité de façon attirante en polonais, en cette même année 1977 68, puis en italien par le monastère

66. L'auteur renvoie ici à l'ouvrage de Dom Ursmer Berlière, La dévotion au Sacré-Coeur dans l'Ordre de saint Benoît, (Coll. Pax, 10) Paris-Maredsous, 1923, p. 122-124, et au collectif Cor lesu, Rome, 1959, notamment son propre article : Le Sacré-Coeur dans la tradition bénédictine au iWoten-Age, t. 2, p. 1-28 et celui de Dom Cyprien Vagaggini, La dévotion au Sacré-Coeur chez sainte Mechtilde et sainte Gertrude, ibid. p. 2948. Sur ce même thème, voir également : L'amour du coeur de jésus contemplé avec les saints et les mystiques de l'Ordre de saint Benoît, textes recueillis et traduits par les moniales de Ste Croix de Poitiers (Coll. Pax, 26), Paris-Maredsous, 1927 ; textes de Mère Mectilde : p. 120-121 et 196-197.

67. Catherine de Bar, La source commence à chanter, éd. "Pro manuscripto", Bayeux, 1977.

68. Matka Mechtylda ocl Najgwietszego Sakramentu, irédlo zaczyna ;piewaé, Warszawa, 1977.

50 d'Alatri69, en allemand, quelques années plus tard, en 1985 70, ainsi qu'en néerlandais en 1997 71.

Toujours en 1977, une anthologie des Ecrits Spirituels de Mère Mectilde à Madame de Châteauvieux et Madame de Rochefort est présentée au public italien en une très belle édition : Il sapore di Dio 72. La traduction ainsi qu'une introduction sont l'oeuvre de Soeur Maria Ignazia Danieli, de Monteveglio. L'ensemble est précédé d'une préface de Divo Barsotti et du commentaire déjà signalé traduit en italien que Louis Cognet avait rédigé pour l'édition française de 1965.

En 1978, alors que Soeur Marie-Véronique Andral rédige l'article Mectilde du Saint-Sacrement pour le Dictionnaire de Spiritualité 73, Dom Giovanni Lunardi, de l'abbaye S. Giovanni de Parme, écrit l'article consacré à Mère Mectilde dans l'important Dizionario degli Istituti di perfezione 74 . Il avait déjà écrit la notice consacrée en 1974 aux "Bénédictines de l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement"75. Dom Giovanni Lunardi déclare à propos de Mère Mectilde "Quelques unes de ses pages, d'une extraordinaire densité, sur le pur amour et sur l'abandon à Dieu, doivent être mises parmi les plus belles de la littérature chrétienne". La

69. Catherine de Bar, La sorgente comincia a cantare, traduit par les bénédictines d'Matri, imprimé chez les cisterciens de Casamari.

70. Catherine de Bar, Die Quelle beginnt zu singen. Meditationsanregungen. JohannesVerlag Leutesdorf, 1985. 71 Catherine de Bar, De bron begint te zingen, Tegelen, 1997.

72. Catherine Mectilde de Bar, Il sapore di Dio. Scritti spirituali (1652-1675), Milano, Jaca Book, 1977. Trad. et intr. de Soeur Maria Ignazia Danieli, préface de Divo Barsotti, introduction de Louis Cognet.

73. Marie-Véronique Andral, art. Mectilde du Saint-Sacrement, dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. 10, 1978, col. 885-888, Paris, Beauchesne, 1978.

74. Giovanni Lunardi, art. Mectilde del SS. Sacramento, dans le Dizionario degli Istituti di Perfezione, t. 5, 1978, col. 1265-1268.

75. id., art. Benedettine dell'Adorazione perpetua des SS. Sacramento, ibid., t. 1, 1974, col. 1255-1258 ; cf. aussi ibid., col. 1233.

51 même année 1978, un important volume italien, Non date tregua a Dio76, donne la traduction italienne d'un choix de 135 lettres que Mère Mectilde a envoyées à ses moniales. Dans ce volume est repris l'article que Dom Jean Leclercq avait publié dans Studia Monastica deux ans plus tôt : Une école de spiritualité bénédictine. Nous y trouvons également, outre une introduction de Divo Barsotti, une bonne étude d'André Rayez s.j., sur La spiritualité au temps de Mère Mectilde de Bar. Un important appendice a été écrit par Soeur Marie-Véronique Andral.

Cette même année, Dom Jean Leclercq, à la suite de toutes ces publications, principalement des trois gros volumes des bénédictines de Rouen, publie, toujours dans la revue de Monserrat Studia Monastica, un article qui porte le titre : Lumières nouvelles sur Catherine de Bar 77. Ces publications constituent, dit-il : "un événement dans l'histoire de la spiritualité et, spécialement, dans celle du monachisme. Cette insigne représentante de l'école bénédictine du XVIIe siècle n'était guère connue et, quand elle l'était, son image et sa doctrine étaient souvent obscurcies par des lieux-communs issus de la restauration romantique et de ses sous-produits, et non contrôlée. Les Bénédictines de Rouen, en collaboration avec J. Daoust, nous offrent maintenant le moyen de procéder à une vérification - qui est une découverte -, à la lumière de documents authentiques... On peut penser qu'une ou plusieurs thèses en histoire ou en théologie pourront, et devront, désormais être entreprises au sujet de sa conception de la mystique, de sa doctrine de l'eucharistie, de sa psychologie religieuse, et de la

76. Catherine Mectilde de Bar, Non date tregua a Dia. Lettere allé monache ( 1641-1697), Milano, Jaca Book, 1978. Intr. de Dom Jean Leclercq, d'André Rayez, sj. et de Divo Barsotti. Appendice de Soeur Marie-Véronique Andral. Voir la recension de Dom Adalbert de Vogüé, dans Collectanea Cisterciensia, 44/4 (1982) p. 326-329.

77. Jean Leclercq, Lumières nouvelles sur Catherine de Bar, dans Studia Monastica, 20/2 (1978) p. 397-407 ; trad. italienne, Luci nuove su Catherine de Bar, dans Ora et Labora, 34 (1979) p. 96-105.

52 façon, à la fois forte et aimable, dont elle s'acquitta de la direction spirituelle des laïques - surtout des princes et des nobles - et de moniales."

A propos du récit de la fondation de Rouen, Dom Jean Leclercq déclare : "Il est passionnant et il fait penser aux fondations de sainte Thérèse d'Avila". Puis il nous livre quelques bonnes réflexions, par exemple sur la pratique de la clôture de la part de Mère Mectilde comme sur sa personnalité et les sources de sa spiritualité. "Tout en gardant son identité, dit-il, la fondatrice sut tirer profit de tout ce qu'il y avait de ressources en ce grand mouvement spirituel auquel on a donné le nom d'Ecole française. C'est tout cela qui est à l'origine des quelque quarante-cinq maisons qui s'étendent maintenant de l'Ecosse à la Sicile, de la Normandie à la Pologne."

Au sujet du titre d'abbesse donné à Notre-Dame, Dom Jean Leclercq, qui avait déjà abordé ce sujet en 1953 et en 1976 78, n'hésite pas à parler "d'infraction à la Règle bénédictine" mais pour ajouter aussitôt que "la "Supérieure-Prieure" est certainement moins étrangère à la pensée de saint Benoît que "l'Abbé-Prélat..."

La suite de cet article est consacré à l'aspect théologique et au contexte historique de cette spiritualité, notamment à propos de la réparation, de la souffrance et de la propre expérience de Mère Mectilde. L'auteur reprend, en le citant, la pensée du Père C. Van Buijtenen, sj. 79, et souligne l'actualité du message de Mère Mectilde notamment à propos de l'adoration et spécialement de l'adoration eucharistique que les jeunes générations retrouvent spontanément aujourd'hui. L'adoration est aussi évoquée dans son lien avec la réparation, ne serait-ce qu'en Jésus-Christ où

78. Voir les notes 38, 65 et 90.

79. C. van Buijtenen, sj., Eucharistisch leven - Een kwestie van groei. De spiritualiteit van Catherine de Bar, dans Communio Internationaal Katholiek Tzjdschrift, 2 (1977) p. 387.

53 "réparation et adoration ne sont qu'une même activité". Or, continue Dom Jean Leclercq reprenant cette fois-ci les termes du Père G. Chapelle, sj., "l'Esprit fait que cette oeuvre continue dans l'Eglise, grâce à un processus ininterrompu de conversion. Il est légitime que des "vocations eucharistiques", elles-mêmes diverses et complémentaires, consacrent leur existence à cette adoration réparatrice, à une vie d'adoration de l'Eucharistie, qui prend tout le temps et se déploie dans l'espace eucharistique... Il s'agit comme Jésus et comme l'Eglise - d'attester qu'adoration de Dieu et réparation de l'homme, réparation de l'offense faite à Dieu et recréation de l'homme, sont liées dans l'Eucharistie. Cette adoration eucharistique a le sens même de la célébration."

Dom Jean Leclercq termine en souhaitant qu'une enquête minutieuse soit entreprise de tous les textes de Mère Mectilde en ce qui concerne, par exemple, l'Eucharistie ou bien encore la direction spirituelle ou tout autre point de doctrine ou de spiritualité, car en ces domaines comme en tant d'autres de nombreux aspects de son oeuvre pourraient être utilement "proposés à l'étude, et même à l'admiration, de lecteurs d'aujourd'hui, à cause de leur intérêt doctrinal, mais également en considération de leur actualité."

5. Années de saint Benoît et du congrès eucharistique : 1980-1981

En prévision de l'année 1980, qui fut celle du quinzième centenaire de la naissance du Patriarche des moines d'Occident, tous les monastères des Bénédictines du Saint-Sacrement participèrent à l'élaboration d'un volume regroupant l'ensemble des textes de Mère Mectilde en lien avec la Règle de saint Benoît. "L'équipe des Ecrits", précise la note préliminaire, "a rassemblé, classé, collationné tous ces passages, ne conservant que les meilleurs commentaires." Ce qui ressort de ce vaste florilège est que Mère Mectilde était vraiment imprégnée de l'esprit de saint Benoît, qu'elle l'avait vraiment compris, qu'elle avait "assimilé sa pensée,

54 y apportant cependant la note de son propre charisme". Le titre de cet ouvrage édité en 1979 par le monastère de Rouen est celui-ci : Catherine de Bar à l'écoute de saint Benoît 80. En 1982 il a été traduit en italien. Précisons que la quasi totalité des textes rassemblés ici sont inédits ce qui porte à cette date, avec les volumes précédents, à 535 le nombre de lettres éditées, soit le sixième seulement de la correspondance de Mère Mectilde. L'ensemble des textes présentés se trouve réparti en autant de chapitres de la Règle de saint Benoît, laquelle est donnée ici dans la traduction de Maredsous. Une table analytique permet une meilleure utilisation pratique de ce recueil.

Nous retrouvons ici encore avec bonheur Dom Jean Leclercq puisque c'est lui qui a rédigé l'introduction. "Ce qui confère à sa doctrine une valeur permanente et universelle, dit-il en parlant de Mère Mectilde, c'est l'intensité de l'expérience personnelle dont elle fait part. Elle est moniale, mais comme elle aimera le dire, la vie monastique authentique se doit d'être d'abord chrétienne. Comme un Dom Marmion et un Dom Delatte, elle se plaît à citer les textes où saint Paul dit l'essentiel sur notre participation au mystère pascal. Après cela, elle a le droit d'être "bénédictine", et elle l'est étonnamment. Elle se réfère sans cesse à la Règle de saint Benoît : ceci pourrait n'être qu'un procédé artificiel. Mais on la devine formée par toute la tradition monastique d'Occident, et par les sources mêmes auxquelles avait renvoyé saint Benoît". Non sans humour, Dom Jean Leclercq établit un parallèle : "Elle est aussi contemporaine d'un spirituel éminent... : Rancé, dont l'influence durable atteste qu'il était porteur d'un message de haute valeur, en dépit des traits de caractère personnels qui marquent son oeuvre. Mais heureusement, elle n'est pas comme lui,

80. Catherine de Bar, A l'écoute de saint Benoît, Rouen, 1979. Introduction de Dom Jean Leclercq et biographie de Catherine de Bar par l'abbé Joseph Daoust. Trad. italienne : Attesa di Dio. Reflessioni sella Regola di S. Benedetto, Milan, Jaca Book, 1982 ; trad. néerlandaise en 1980 et polonaise en 1983. Voir la recension de R. Darricau, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 66/177 (1980) p. 323-324.

une personne "convertie" : elle n'en a ni les complexes, ni les défoulements...".

L'ensemble de cette préface d'une douzaine de pages est à lire. L'auteur a le mérite d'être grand connaisseur de toute la tradition monastique et spirituelle et il situe la personnalité de Mère Mectilde à sa vraie place. Il ne cache pas sa surprise et sa joie de découvrir tant de trouvailles savoureuses et il nous les fait partager sans pour autant pouvoir nous livrer tous les passages qui ont fait vibrer son coeur à cause de la trop grande abondance. "Pour traiter de l'humilité, dit-il, Mectilde a trouvé un langage qui est de l'Evangile et qui anticipe sur celui de Thérèse de Lisieux. Le vocabulaire qu'elle préfère est celui de la petitesse et de toutes les variations auxquelles il se prête... Comment ne point penser à cette jeune moniale de Normandie, qui, près de notre époque, devait remettre en lumière la "petite voie" ? Ici comme chez Thérèse de Lisieux, tout n'est que "pure simplicité", simple abandon, oeuvre du Saint-Esprit qui "touche les âmes"... Et à propos de la prière, Dom Jean Leclercq se plaît à nous rappeler ce qu'avec beaucoup de bon sens recommandait Mère Mectilde : "Pour pratiquer l'oraison simple, laissez les diverses méthodes... Evitez une manière de faire oraison qui fasse mal à la tête..." ! Elle préfère donner le bon conseil de "faire un petit retour amoureux" et de faire en sorte que, fréquemment, "l'esprit jette une oeillade vers Dieu..."

Pour finir, Dom Jean Leclercq nous livre encore ces lignes : "Ce qui la distingue pourrait se caractériser en très peu de mots : une mystique de présence continuelle à Dieu grâce à la pauvreté de coeur. Non que ceci lui soit propre ; elle l'a en commun avec les plus grands parmi les témoins de la théologie spirituelle. Cependant, pour en parler, elle trouve un accent de foi intense qui rend son message à la fois utile à ses contemporains et valable pour nous."

Cette introduction est suivie d'une courte mais dense biographie de Mère Mectilde, due à la plume alerte de l'abbé Joseph 56 Daoust. Alors qu'il était professeur à l'université de Lille, l'abbé Joseph Daoust venait fréquemment chez les bénédictines de Rouen et, dès les années soixante-dix, il collabora avec les Soeurs archivistes de Rouen à la préparation des volumes que nous avons mentionnés plus haut. Depuis cette période, et principalement pour les deux livres que nous allons évoquer, il n'a cessé de participer à la redécouverte actuelle de la spiritualité de Mère Mectilde.

C'est effectivement la même année 1979 que l'abbé Joseph Daoust, en collaboration avec les Bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen et avec Soeur Marie-Véronique Andral, nous livre une étude sur Catherine de Bars 81, sans autre prétention que d'en présenter la vie et la physionomie spirituelle, ainsi qu'une série de textes bien choisis et adroitement présentés. Deux conférences inédites ainsi que des prières nous sont présentées en fin de volume. Un chapitre est consacré aux sources de la spiritualité de Mère Mectilde, l'abbé Joseph Daoust s'inspirant ici des conférences et articles sur ce même sujet de Louis Cognet, de Dom Jean Leclercq et d'André Rayez, sj. Cet ouvrage est augmenté de plusieurs documents photographiques notamment en ce qui concerne le développement de l'Institut puisqu'une dizaine de monastères de l'Institut sont au moins représentés par une illustration.

Toujours en 1979, l'abbé Joseph Daoust rédige la notice sur Mère Mectilde dans le dictionnaire Catholicisme et l'année suivante, en 1980, il publie un autre livre : Le message eucharistique de

81. Joseph Daoust, Catherine de Bar. Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Paris, Téqui, 1979. Avec un choix de textes présentés par Soeur Marie-Véronique Andral. Traductions polonaise en 1980, néerlandaise en 1983 et allemande en 1996-1997. Voir la recension de R. Darricau, clans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 66/177 (1980) p. 323-324.

82. Joseph Daoust, art. Mectilde du Saint-Sacrement, dans Catholicisme, t. 8, 1979, col. 1040-1041.

58 Mère Mectilde du Saint-Sacrement 83 en prévision du congrès eucharistique de Lourdes en juillet 1981. Dans un avant-propos, l'auteur nous décrit ce grand siècle eucharistique que fut le XVIIe en indiquant les nombreux ouvrages des théologiens qui œuvrèrent en ce domaine. "Il n'est pas étonnant, dit-il, que, dans une telle atmosphère, dans un milieu fervent où la dévotion au Saint-Sacrement occupait la première place, Mère Mectilde, qu'animait dès l'enfance une ardente piété envers l'hostie, ait conçu l'idée d'une congrégation vouée à l'adoration perpétuelle. Par cette fondation, elle voulait attester sa foi en la Présence réelle, combattue par les calvinistes, et réparer les innombrables sacrilèges commis, non seulement par les réformés, mais aussi par les libertins et les sorciers qui foisonnaient alors et utilisaient les hosties pour leurs opérations magiques... Elle allait insérer son oeuvre dans le cadre bénédictin qui s'y prêtait d'autant mieux qu'elle donnait une orientation liturgique à sa piété envers l'Eucharistie... Toute son existence d'ailleurs, mais surtout à partir de 1653, date où elle créa son Institut, fut dominée par l'Eucharistie, cependant que son enseignement, écho à la fois fidèle et original de l'Ecole française, montre la richesse de sa doctrine, où elle sait établir un parfait équilibre entre le sacrifice et la présence réelle. Aujourd'hui encore, la vie exemplaire de Mère Mectilde et ses leçons spirituelles n'ont rien perdu de leur valeur et de leur actualité".

De nouveau, l'abbé Joseph Daoust nous donne une biographie de Mère Mectilde avant de nous présenter un choix de textes en grande partie inédits relatifs à l'Eucharistie. "Cette moniale, n'hésite-t-il pas à dire, compte parmi les auteurs spirituels les plus importants, sinon les plus célèbres du Grand Siècle des âmes, elle qui n'a cessé, dans ses conférences, ses entretiens familiers et ses quelque trois mille lettres, d'enseigner la doctrine de l'Eglise tou-

83. Joseph Daoust, Le message eucharistique de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Paris, Téqui, 1980. Trad. italienne en 1983 et polonaise en 1997.

57 chant le sacrement de l'autel et d'en promouvoir de toutes ses forces la dévotion. Écho fidèle de la tradition, elle semble avoir commenté, trois cents ans à l'avance, la lettre que, le jeudi Saint de 1980, Jean-Paul II a adressée à tous les évêques sur le Mystère et le culte de l'Eucharistie".

En cette même année 1980, alors que le Père C. van Buijtenen publie84 au monastère de Tegelen un livre de prières pour chaque jour à partir des écrits de Mère Mectilde, ouvrage qui sera aussitôt traduit en allemand, Soeur Marie-Véronique Andral, de son côté, publie un article sur Mère Mectilde et la Règle de saint Benoît dans Deus absconditus 85 , la revue du monastère de Ronco-Ghiffa. Désormais, un certain nombre d'articles, notamment des traductions en italien, seront publiés dans cette revue. Il en va de même dans Ora et Labora, la revue du monastère de Milan. Parmi les autres publications de ce genre, mentionnons Sous la crosse de Notre-Dame 86, bulletin de liaison du monastère de Rouen dans lequel Soeur Jeanne d'Arc Foucard et Soeur Marie-Pascale Boudeville ont publié quelques études sur Mère Mectilde ainsi que sur les fondations. Le monastère Sainte-Trinité de Bayeux

84. Mechtildis van het Heilig Sacrament, Als God rnaar verheerlijkt wordt, Tegelen, 1980 ; traduction allemande: Wenn Gott nur verherrlicht wird, Tegelen, 1980. Signalons que la Fédération italienne de Ronco-Ghiffa avait fait paraître "pro manuscripto" l'année précédente un livre de prières à partir des textes de Mère Mectilde (litanies, neuvaine, offrande de la journée, etc.) sous le titre : Salga a te, Signore, la mia preghiera, Alatri, 1979.

85. Marie-Véronique Andral, In quest'anno 1980 : M. Mectilde ci mostra la Regola di san Benedetto, dans le vol. Deus Absconditus, suppl. aux le 3-4 (1980) p. 63-71, 71e année pour le ler centenaire de l'Institut du Saint- Sacrement en Italie. Monastère de RoncoGhiffa.

86. Mentionnons, à titre d'exemple, plusieurs numéros des années 1975-1977 comportant quelques indications sur les monastères de Pologne, les n.s 45 (1970) p. 9-11 et 97 (1984) p. 9-11 sur la fille de Pierre Corneille, Madeleine Corneille entrée au monastère de Rouen en 1717 sous le nom de Soeur Marie-Madeleine Angélique de la Miséricorde, les n' 111 à 115 (1988-1989) où Soeur Marie-Cécile Minin, comme nous le rappelons plus loin, nous livre quelques réflexions sur saint Jean Eudes et Mère Mectilde et les nos 133 (1993), 134 (1994) et 139 (1995) nous livrent quant à eux quelques réflexions de Soeur Marie-Bernadette Fontaine sur l'Humour chez Mère Mectilde (p. 2- 9) - article traduit

59 publie une Lettre aux amis87 trimestrielle où se trouvent un bon nombre d'éléments concernant Mère Mectilde, tout comme, aux Pays-Bas, le monastère de Tegelen avec la revue Eucharitie en Geestelijk Leven 88. Nous n'avons pas dépouillé systématiquement, pour ce présent travail, tous les articles de ces revues mais nous devons beaucoup à leur existence car elles assurent un lien entre les monastères et donnent la possibilité de traduire ou de creuser tel ou tel point particulier de la spiritualité de Mère Mectilde.

Signalons, précisément en cette même année 1980 et dans la même revue Deus absconditus, un certain nombre de contributions

en polonais en 1994 -, sur le Chemin de l'abandon avec Mère Mectilde (p. 2-9), ainsi que sur un rapprochement entre Mère Mectilde du Saint-Sacrement et la bienheureuse Elisabeth de la Trinité : "Maisons de Dieu" (p. 1-6).

87. Dans le n° 67 (1964) p. 3-7, nous avons le premier article d'une série de trois intitulée En quête d'un visage. A la page 5, nous trouvons des renseignements sur "l'équipe des écrits" qui se réunissait à Paris. Le deuxième article est en fait une conférence de Louis Cognet au monastère du Mas-Grenier. Elle n'a été publiée ici (en partie) que parce qu'elle avait été enregistrée. Cela nous est d'autant plus précieux : 71 (1965) p. 14. Le troisième volet donne encore quelques informations sur "l'équipe des écrits" : 74 (1966) p. 5-7. Signalons deux conférences de Michel Pigeon, l'une sur les Pèlerinages monastiques au cours du Grand Siècle : 80 (1967) p. 1-3 et l'autre sur La Mère de Blémur, une grande moniale du Grand Siècle : 193 (1996) p. 1-6. En 1980, nous est retracée la vie de Mère Marie-Mechtilde ( 1979), ancienne prieure de Bayeux : 129 (1980) p. 1-57 ; nous la voyons découvrir la Règle de saint Benoît et la doctrine spirituelle de Catherine de Bar en harmonisant les cieux messages : surtout les p. 38-44. Le numéro 167 (1989) p. 1-6 nous fournit, à l'occasion des obsèques de Soeur Genovefa Guenille, une biographie en même temps qu'un beau témoignage. Enfin, en 1973 et en 1997, nous sont donnés deux petits articles cherchant à faire ressortir les similitudes entre Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et Mère Mectilde : 101 (1973) p. 2-14 et 199 (1997) p. 5-8.

88. En 1978, cette revue a publié un article de C. van Buijtenen, sj., Wie is Moeder Mechtildis? (p. 21-32). Tout au long des années suivantes, ce même auteur a écrit ou traduit dans cette revue un grand nombré d'articles concernant Mère Mectilde. En 1979, nous trouvons un article de Soeur Maria-Scholastica Noy, de Valkenburg, Zwijgzame aanwezigheid (Présence silencieuse) ainsi que des études de l'abbé H. Spruijt. Beaucoup d'autres articles sont de Jan de Bots, sj., de Piet Penning de Vries, sj. ou des traductions d'études de Dom Bonifacio Baroffiô ou de l'abbé Joseph Daoust (notamment en 1997). Par ailleurs, signalons au cours de l'année 1980 un article de Soeur Joanna van Gennip, de Breda, "Hier, aujourd'hui et demain. Les Bénédictines du Saint-Sacrement", publié dans Monastieke Informatie,11 (1980) p. 123-134.

60 qui ont été données à l'occasion d'un congrès de spiritualité monastico-eucharistique. De nouveau une étude sur saint Benoît et Mère Mectilde par Soeur Marie Béraux89, une autre du Père Francesco Franzi90 sur Marie comme "unique et perpétuelle abbesse" de l'Institut, un ensemble de réflexions sur les rapports entre la Règle de saint Benoît et le mystère eucharistique, par Dom Amedeo Grab91 et Dom Pelagio Visentin92, une contribution de Dom Egidio Zaramella93 sur l'Institut du Saint-Sacrement comme fruit de la vie bénédictine, une autre du Père Giovanni Moioli94 sur le Véritable Esprit de Mère Mectilde et son actualité, une réflexion de Soeur Annamaria Cànopi sur l'anéantissement du Christ dans le mystère eucharistique95, enfin une dernière contribution, celle de Dom Vincent Truijen, longtemps abbé de Clervaux et à plusieurs reprises président de la réunion confédérale de l'Institut, sur L'oeuvre de M. Mectilde de Bar et la confédération des Bénédictines du Saint- Sacrement 96

89. Marie Béraux, San Benedetto da Norcia e Madre Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 71 (1980) Atti del convegno di spiritualità monastico-eucaristica, Ronco-Ghiffa, p. 48-53. Mère Marie de Jésus (fane Béraux), de Rouen, est l'actuelle Présidente de la Fédération Française de l'Institut.

90. Francesco-Maria Franzi, Maria SS.ma "unica e perpetua abbadessa" dell'Istituto delle Benedettine dell'Adorazione del SS. Sacramento, ibid., p. 132-144. Voir aussi la note 65.

91. Amedeo Grab, Mistero eucaristico e Regola di S. Benedetto, ibid. suppl. aux n°' 3-4 (1980) 71ème année, p. 51-62. L'auteur, moine bénédictin d'Einsiedeln, est devenu, en 1987, évêque de Lausanne.

92. Pelagio Visentin, Il valore dell'Ufficio divino nella vita di una comnnità benedettina finalizzata all'Eucaristia, ibid., 71 (1980) Atti..., p. 88-106.

93. Egidio Zaramella, Il valore della presenza benedettina nella storia e dell'Istituto metildiano, frutto dello stesso Ordine benedettine, ibid., p. 2247.

94. Giovanni Moioli, Il "Vero Spirito" di M. Mectilde de Bar : una proposta "spirituale", le sue motivazioni, la sua attualità, ibid., p. 107-131.

95. Annamaria Cànopi, L'annientamento di Cristo, perpetuato nel mistero eucaristico..., ibid., p. 60-69.

96. Vincent Truijen, L'opera di M. Mectilde de Bar e la Confederazione delle Benedettine del SS. Sacramento, ibid., suppl. aux nos 34 (1980) 71e année, p. 90-93. On me signale par ailleurs, pour la même année 1980, deux contributions en polonais de Soeur Imelda

61 En 1981 et 1982, Soeur Marie-Pascale Boudeville publie deux courts articles dans La Revue Lorraine sur Nancy au XVIIe siècle. Le siècle des Bénédictines97 et sur les Bénédictines de Rambervillers98 . Un troisième suivra un peu plus tard dans la même revue concernant Les Bénédictines pendant la Révolution à Toul 99 .

En 1983, nous retrouvons Dom Jean Leclercq avec une étude sur l'Eucharistie au centre des écrits de Mère Mectilde parue en italien dans Ora et Labora 100 . Nous avons également en 1983 un petit article intéressant au sujet des relations entre Mère Mectilde et saint Louis-Marie Grignion de Montfort. Ce dernier a engagé sa propre soeur Jeanne à rencontrer à Paris Mère Mectilde, laquelle lui a conseillé d'entrer à Rambervillers, ce qu'elle a fait. Elle est devenue Soeur Marie Bernard. Il s'agit d'un article du Père Bernard Guitteny paru dans le Mensuel des Pères Montfortains101.

Rosinska de Varsovie, l'une sur "Mère Mectilde et les Bénédictines du Saint-Sacrement" et l'autre sur "le monastère de Varsovie". Signalons par la même occasion l'ouvrage de Soeur Irena Michaela Walicka sur l'histoire de l'Eglise et du monastère de Varsovie, publié en 1988.

97. Marie-Pascale Boudeville, A Nancy au XVII' siècle. Le siècle des Bénédictines, dans La Revue Lorraine, 40 (Juin 1981) p. 198-201.

98. Id., Les Bénédictines de Rambervillers, ibid., 47 ( Août 1982) p. 256-257.

99. Id., Les Bénédictines pendant la Révolution à Toul, dans La Revue Lorraine Populaire, 89 (Août 1989) p. 220- 221.

100. Jean Leclercq, L'Eucaristia al centro dagli scritti di Madre Mectilde de Bar, dans Ora et Labora, 38 (1983) p. 33-36. Egalement, cette même année : Piet Penning de Vries, Originalité della spiritualité delle monache benedettine dell'adorazione perpetua del SS. Sacramento, dans Deus Absconditus 74/2 (1983) p. 5-7. Signalons aussi, au milieu des travaux d'envergure de Mgr Inos Biffi, un ouvrage pour la jeunesse dans lequel une illustration et un paragraphe rappellent la spiritualité de Mère Mectilde. La traduction française est de la même année que celle de l'édition italienne : Inos Biffi, Le pain partagé. Histoire de l'Eucharistie, au chapitre 40, L'eucharistie et la sainteté chrétienne, éd. Fleurus, 1983.

101. Bernard Guitteny, Saint Louis-Marie Grignion de Montfort. Voyage à Paris de Mère Mectilde, dans Mensuel Marial Montfortain, 7 (avril 1983) 4' année. Numéro spécial Montfort, p. 210-213. Voir sur ce sujet : "Una preziosa corrispondenza del sapore delle origine mectildiane. 7 lettere di San Luigi Maria Grignion de Montfort alla sorella Gioonne-Marie, Sr. Caterina di San Bernardo, monaca benedettina del SS. Sacramento a Rambervillers, dans Deus Absconditus, 81/1 (1990) p. 21-28.

62

6. L'année 1984

L'année 1984 voit naître deux volumes substantiels bien que d'origine et de contenu très différents. Le premier s'intitule Entretiens familiers102. Quoique publié de façon anonyme par le monastère de Bayeux, il s'agit d'un travail de regroupement de textes "familiers" de Mère Mectilde qui est l'oeuvre de l'archiviste Soeur Marie-Catherine Castel. Un avant-propos très utile nous présente ce recueil. Citons seulement ces deux paragraphes : "Entretiens familiers ? De quoi s'agit-il ? D'un enseignement plus libre, agrémenté d'humour ou de propos plaisants, donné à la communauté de la rue Cassette au cours de récréations, ou à quelques Soeurs restées auprès de leur Mère après une lecture du matin, ou encore à une de ses filles qui, pour le mieux retenir et en faire profiter d'autres, l'a consigné par écrit. Il nous a semblé que ces textes pieusement recueillis par les premières moniales de l'Institut étaient toujours chargés d'une vie qu'il ne fallait pas laisser perdre. De plus, ils devaient nous faire pénétrer davantage dans l'intimité de notre Mère alors qu'elle achevait dans la souffrance une vie pleine d'expérience..."

"A l'exception du billet de 1685 mis en tête de ce recueil, c'est un peu en novissima verba que ses paroles ont été recueillies. Des textes dispersés entre 1687 et 1692. Puis très suivis, parfois jour après jour en 1694 et 1695, pendant la convalescence de graves maladies, puis à nouveau plus isolés en 1696 et 1697."

D'après Soeur Marie-Catherine Castel, il semble bien que Soeur Monique des Anges, la narratrice de l'histoire de la fondation de Rouen, ait pris au vol ces notes à moins que ce soit elle qui ait constitué déjà un premier recueil. Monique de Beauvais était entrée rue Cassette en 1667 puis, après avoir fait partie de l'équipe

102. Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Catherine de Bar, Entretiens familiers, Monastère des Bénédictines de Bayeux, 1984. (Avant-propos de Soeur Marie-Catherine Castel). Ce recueil a été traduit en italien par Soeur Annamaria Valli sous le titre Colloqui fanailiari, Alatri, 1988. Préface d'Antonio Quaquarelli. Trad. polonaise en 1990.

63 fondatrice de Rouen, revint rue Cassette, où elle fut élue prieure en 1713, jusqu'à sa mort en 1723.

Le deuxième volume de cette même année 1984, qui comporte plus de 450 pages s'intitule : Catherine de Bar. En Pologne avec les Bénédictines de France 103. Ce sont encore les deux Soeurs archivistes du monastère de Rouen, Soeur Jeanne d'Arc Foucard et Soeur Marie-Pascale Boudeville qui, de façon anonyme, ont ici réuni et présenté de très nombreux documents de première valeur sur le voyage des fondatrices et l'établissement du monastère de Varsovie. C'est d'ailleurs en vue du tricentenaire de cette fondation (1687-1987) que ce livre a été réalisé.

L'ouvrage est préfacé par Dom Jean Leclercq qui commence par ces lignes : "Voici un livre dans lequel abondent les faits et les idées", ce qui assurément n'était pas pour déplaire à l'érudit moine de Clervaux que l'on connaît. Cette préface nous présente et nous commente une lettre que Mère Mectilde envoya à ses

103. Catherine de Bar, En Pologne avec les Bénédictines de France, Paris, Téqui, 1984. Préface de Dom Jean Leclercq et introduction de Joseph Daoust, Une fondation bénédictine en Pologne au XVIIe siècle ; trad. néerlandaise en 1989. En ce qui concerne le monastère de Varsovie, signalons quelques ouvrages ou articles publiés en polonais par ce même monastère, notamment : X. R. Filochowski, Koicidi i klasztor WW. PP. Sakramentek w Warszawie (Eglise et monastère des Bénédictines du Saint-Sacrement à Varsovie), Warszawa, w Drukarni Franciszka Czerwiriskiego, 1889 ; Anonyme, 1688.1938. Benedyktynki od nieustajacej adoracji w Warszawie (1688- 1938. Bénédictines de l'adoration perpétuelle à Varsovie) Histoire écrite par une des Soeurs du monastère et édité par le monastère de Varsovie en 1938 ; Wladislaw Szoldrski, Benedyktynki od nieustajacej adoracji w Warszawie. 1687-1960 (Bénédictines de l'adoration perpétuelle à Varsovie. 16871960) dans Nasza Preszle, 19 (1964) p. 125-148 ; Soeur Irena Michaela Walicka, Kosicioi i klasztor Sakramentek w Warszawie w fivietle nowo odruilezionych materialdw (Eglise et monastère des bénédictines du Saint-Sacrement à Varsovie à la lumière des documents récemment retrouvés), dans Kwartaknik architektury i urbanislyki, 23/3 (1978) p. 163-220 ; Soeur Imelda Rosinska, Benedyktynky od nieustajacej adoracji Naffivietszego Sakramtntu, dans Zakony benedvktvriskie w Polsce, 1980, p. 185-216. Signalons encore la thèse de doctorat soutenue par Soeur Irena Michaela Walicka en 1981 sur l'église et le monastère des Soeurs du Saint-Sacrement à Varsovie avec le monument de la victoire de Vienne, thèse éditée à Varsovie en 1988.

64 Soeurs de Pologne, le 23 août 1687. Il s'agit d'un "sommet à partir duquel tout le reste puisse être considéré : un texte clef, une page où se révèle à la fois l'intention de l'envoi de bénédictines en Pologne, les idées maîtresses qui animent la fondatrice et ses filles, les attitudes psychologiques et spirituelles qui s'ensuivent..." Ce qui nous vaut un beau commentaire de Dom Jean Leclercq sur la finalité apostolique de l'oeuvre de Mère Mectilde, sur les exigences de l'ascèse, sur l'empreinte paulinienne, sur la charité fraternelle et sur la grande âme de la fondatrice qui apparaît "vigoureuse, pleine d'énergie intérieure" niais aussi "très humaine. Elle possède une immense capacité de compassion, un intense besoin de consoler, mais aussi d'être consolée. C'est en partie à cette affectivité contrôlée, mais non réprimée, que nous devons de posséder tant de lettres nous informant de ce qu'elle pense et "ressent", comme de ce qu'elle fait. A telle de ses correspondantes, elle écrivit trois cent trente et une lettres en quinze mois, c'est à dire un peu plus d'une tous les deux jours". Cette énergie, ce dynamisme, Mère Mectilde savait les puiser à leur source, en demeurant unie à Dieu car c'était là le secret de sa vitalité : "vous tenir dans votre intérieur par un saint recueillement en la présence de Dieu."

L'abbé Joseph Daoust que nous retrouvons ici nous offre à son tour une quinzaine de pages pour nous situer historiquement la fondation en Pologne : "Pendant que, le 15 août 1683, Sobieski partait de Cracovie pour libérer Vienne, la reine Marie-Casimire s'était retirée dans la solitude où adonnée aux bonnes oeuvres, à la prière et à la pénitence, elle s'efforçait d'attirer les faveurs de Dieu sur les armées chrétiennes. C'est au cours de cette retraite qu'elle promit de fonder, à Varsovie même, un couvent de religieuses qui, par l'adoration de l'hostie, traduiraient, à travers les âges, sa reconnaissance pour la protection qu'elle espérait du Ciel." Or, le 12 septembre 1683, Sobieski remporta la victoire contre les Ottomans. La reine et son époux s'empressèrent de s'acquitter du voeu ainsi prononcé. Par différents intermédiaires, Mère Mectilde fut sollicitée et acquiesça à la demande mais 65 diverses raisons secondaires retardèrent l'envoi des moniales qui ne partirent par mer vers Varsovie qu'en 1687.

Parmi les documents publiés dans ce livre, nous trouvons bien sûr le si pittoresque récit du voyage de fondation comme l'histoire du monastère de Varsovie, de 1687 à 1962. Tous les documents présentés dans cet ouvrage sont augmentés d'un nombre considérable de notes complémentaires qui sont autant de mines de renseignements. On ne peut qu'admirer ici encore le travail des Soeurs archivistes de Rouen et de Pologne.

Le chapitre quatorzième relate ce qui fut à juste titre appelé "l'holocauste de Varsovie de 1944" 104. Cet épisode dramatique n'est certes pas contemporain de Mère Mectilde mais, par l'offrande volontaire que les Soeurs ont faite d'elles-mêmes dans le monastère qui se situait à 250 mètres du ghetto, nous retrouvons tellement la spiritualité de Mère Mectilde qu'il est difficile de ne pas y voir l'évidente filiation spirituelle qui, aujourd'hui encore, ne cesse de nous émouvoir. Le 31 août 1944, trente-quatre bénédictines sur quarante étaient ensevelies avec le Saint-Sacrement sous les décombres de leur église. Au milieu de tant et tant de victimes qui les entouraient, leur vie et leur mort devenaient un vibrant symbole pour la Pologne toute entière comme pour l'Institut lui-même.

Mère Mectilde en s'adressant à leurs devancières, en août 1687, ne leur avait-elle pas en quelque sorte prophétisé cet instant

104. Sur ce point, signalons l'ouvrage de Soeur Maria-Assumpta : Jadwiga Stabinska, Danina Kiwi. Z wojennych dziejéw klastoru siàstr sakramentek w Warszawie : Le tribut du sang. Histoire du monastère des bénédictines du Saint-Sacrement à Varsovie pendant la guerre 19391945, trad. française, Paris, éd. du Dialogue, 1977. Mentionnons aussi deux articles, l'un anonyme, de 1948 et l'autre de 1985 : Dokonana ofiara. Z przezvé SS. Sakramentek w Warwawie, Powstanie 1944 (Sacrifice consommé. Monastère de Varsovie pendant l'Insurrection de 1944), article écrit par une Soeur du monastère de Varsovie et publié par ce même monastère en 1948. Irena Michaela Walicka (Soeur Maria Michaela), Zniszczenie i odbudowa ka'sciola i klastoru Sakramentek w Warszawie (Destruction et reconstruction de l'église et du monastère des Bénédictines du Saint-Sacrement à Varsovie), dans Kwartalnik Historyczny, 2 (1985) p. 251-265.

66 suprême ? "Allez, mes très chères enfants, allez chères victimes, allez les choisies du Ciel pour porter la gloire et l'amour du très Saint-Sacrement dans tout le royaume de Pologne... Vous ne vous souviendrez plus de vous-mêmes que pour vous regarder comme des victimes réellement et de fait, immolées à toute heure, à tout moment. Vous vivrez dans cet esprit de mort à tout le créé, pour vivre en Dieu et de Dieu en lui-même. C'est où je vous laisse et où je tire ma force pour vous sacrifier, espérant qu'il nous fera la très grande miséricorde de vous revoir dans l'éternité..."

La même année 1984 a vu paraître deux articles sur la réparation. Le premier en italien de Soeur Marie-Véronique Andral dans Ora et Labora 105 et le deuxième de Dom Jean Leclercq, Réparation et adoration dans la tradition monastique 106. Ce dernier article paru dans Studia Monastica a été traduit, la même année en allemand et en italien. Analysant depuis l'époque patristique le concept de réparation, en passant par le monachisme médiéval jusqu'à l'époque moderne, il était inévitable que l'auteur traite de la spiritualité victimale de Catherine de Bar. Une étude comme celle-ci, avec l'érudition et le discernement que l'on connaît à l'auteur, permet de mieux situer Mère Mectilde à la fois dans sa dépendance et dans son originalité. "En son dessein confluaient les tendances qui s'étaient fait jour jusque là vers l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement et vers le besoin de réparer tout ce qui se faisait de mal dans le monde... Mère Mectilde se fait l'écho de la tradition en montrant le sens que peuvent revêtir tant de peines corporelles et spirituelles. Quand l'occasion de souffrir se présente, sans qu'on l'ait cherchée, un chrétien pense à unir ses souffrances à celles que le Christ à endurées, comme saint Paul

105. Soeur Marie-Véronique Andral, La Riparazione. Ricerche su il "vero Spirito", dans Ora et Labora, 39 (1984) p. 163-175.

106. Jean Leclercq, Réparation et adoration dans la tradition monastique, dans Studia Monastica, 26 (1984) p. 13- 42 ; trad. italienne : Riparazione e adorazione nella tradizione monastica, dans Ora et Labora, 38/3-4 (1983) p. 103- 117 et 147-160 ; trad. allemande : Siihne und Anbetung in der monastischen Tradition, dans Erbe und Auftrag, 60 (1984) p. 169-195.

67 avait déclaré qu'il le faisait. L'ascèse et l'adoration sont donc considérées comme des moyens de participer à l'action réparatrice de Jésus. Pour Mère Mectilde, réparer équivaut expressément à restaurer la Gloire due à Dieu par les hommes, ce qui fut d'abord l'oeuvre du Christ. Réparer la gloire de Dieu de cette façon, c'est restaurer l'image de Dieu en l'homme. Ainsi l'ascèse et la vie de prière d'une Congrégation monastique sont-elles justifiées sur la base d'une doctrine hautement traditionnelle."

Dom Jean Leclercq rappelle que, dès le temps de saint Ignace de Loyola, s'était introduite la pratique, pour certains religieux, d'un quatrième voeu ; or "Catherine de Bar, dit-il, fut la première à demander, pour les membres de son Institut, la possibilité que ce quatrième voeu fut le voeu de victime. Sur ce point pratique, elle innovait. Mais la conception qu'elle avait de cet engagement se situait dans la ligne de Bérulle..." Ce fut Innocent XI, en 1676, qui approuva ce quatrième voeu en même temps que l'Institut dans sa bulle Militantis Ecclesiae : "Qu'elles émettent un quatrième voeu : celui de se tenir devant le Saint-Sacrement jour et nuit, à tour de rôle, et de prier avec cette intention; par ces prières continuelles, s'offrir comme victime en expiation, et réparer ainsi généreusement les sacrilèges, les impiétés et les autres péchés que commettent les impies et les hérétiques."

Cela dit, Catherine de Bar est bien consciente que cette réparation est l'oeuvre du Christ dont le travail de rédempteur ne cesse de s'accomplir dans l'Eglise et dans les âmes. "Il n'y a, dit Mère Mectilde, que Jésus-Christ qui puisse réparer sa gloire et celle de son Père."

Dom Jean Leclercq poursuit son enquête historique avec la spiritualité de Paray-le-Monial 107 et, bien sûr, avec sainte Thérèse de

107. Cf. D. Sadoux - P. Gervais, L'adoration eucharistique, dans Vie consacrée, 55 (1983) p. 86.

68 Lisieux dont il montre, en citant le Père André Combes, à quel point l'Acte d'offrande à l'amour miséricordieux du 9 juin 1895 constitue "l'une des révolutions les plus émouvantes et grandioses que l'Esprit-Saint ait déclenchées dans l'évolution spirituelle de l'humanité." Thérèse avait dit autrefois de l'offrande de victime à la justice de Dieu : "Je la trouvais grande et généreuse, mais j'étais loin de me sentir portée à le faire". Avec sainte Thérèse, de nouveau, c'est Dieu qui répare et c'est le pécheur qui est réparé 108.

La fin de l'article est consacrée à la vénérable Mère Catarina Lavizzari ( 1931) dont on a déjà parlé dans ces pages puisque c'est elle qui a fondé le monastère de Ronco-Ghiffa en Italie et qu'elle se situe dans la lignée spirituelle de Mère Mectilde 109. Dom Jean Leclercq fait remarquer que "l'intérêt qu'elle présente vient de ce qu'elle a réalisé une synthèse des données diverses reçues du passé ancien et récent. A l'intérieur de l'Institut fondé par Mère Mectilde, elle a formulé une spiritualité qui prolongeait la sienne, dans un vocabulaire qui est à la fois très traditionnel et conforme aux conceptions et aux formes de piété du pontificat de Pie XI... En de tels textes apparaissent à la fois la richesse d'une synthèse et les limites culturelles qui sont inévitables en toute expression d'une doctrine... Aujourd'hui, d'autres langages peuvent être appliqués aux même réalités... A chacun de nous il revient de faire un discernement entre la signification de tout langage et sa technicité et la validité de sa transfiguration au niveau du mystère chrétien..."

7. Ces dix dernières années

Les années suivantes, jusqu'en 1989, ne voient pas paraître

108. Cf. André Combes, Introduction à la spiritualité de Thérèse de l'Enfantjésus, Paris, 1948, p.138-143 et Note sur la signification historique de l'offrande Thérésienne à l'Amour miséricordieux, dans la Revue d'Ascétique et de Mystique, 45 (1949) p. 492-505.

109. Jean Leclercq, Motivi del messagio M. Caterina Lavizzari, dans Deus Absconditus, numéro spécial, 72/4 (1981) p. 33-45 ; voir aussi les notes 45 et 125.

69 d'études en langue française 110 sur Catherine de Bar mais un certain nombre, et de qualité en langue italienne. Signalons, entre autres, une thèse en faculté de théologie de Soeur Agnese Coluccini, de Grandate, en 1987 à Rome sur la présence de la Règle bénédictine dans les écrits de Mère Mectilde de Bar 111. Soeur Marie-Véronique Andral, avec sa grande connaissance de la spiritualité de Mère Mectilde, ne cesse d'être sollicitée pour des conférences et des contributions dont quelques-unes sont publiées en italien dans Ora et Labora112 ou Deus Absconditus113 et d'autres restent inédites. La revue du monastère de Milan a également publié une étude du Père Michel Fournier, eudiste, sur les rapports entre saint Jean Eudes et Catherine de Bar114 et une autre de Soeur Annamaria Valli sur la prière mariale chez Mère Mectilde115. Signalons en allemand, un recueil thématique de textes de Mère Mectilde avec une introduction de Soeur Johanna Domek, de Cologne116. En 1989, Soeur Veronika Krienen, de

110. A noter cependant Michel Pernot, L'apogée de la Réforme catholique, dans l'Encyclopédie illustrée de la Lorraine, dirigée par René Taveneaux, Presses universitaires de Nancy, 1988, p. 143 ; Albert Ronsin, Les Vosgiens célèbres, dans le Dictionnaire Biographique Illustré, Editions Gérard Louis, 1990, p. 31.

111. Agnese Coluccini, La presenza della "Regula Benedicti" negli scritti di Madre Mectilde de Bar, Istituto teologico per le monache Benedettine, Roma, Sant'Anselmo, 1987. Relatore : Prof. M. Battista Boggero, o.s.b. ; Conclatore : Prof. Innocenzo Gargano, o.s.b. Extrait sous le titre : M. Mectilde de Bar e la Santa Regola, dans Ora et Labora, 43 (1988) p. 32-40, 64-74, 129-133, 176-182.

112. Marie-Véronique Andral, Il volto di una madre, dans Ora et Labora, 43/4 (1988) p. 167-175, trad. polonaise en 1993 ; Dalla via del "nulla" alla "Piccola Via" (trad. de Carmel 2, 1963), ibid. 44/1 (1989) p. 4-18 ; trad. polonaise en 1979.

113. Marie-Véronique Andral, Maria SS.ma in Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 78/1 (1987) p. 3540.

114. Michel Fournier, Riflessioni per un confronto San Giovanni Eudes e M. Mectilde de Bar, dans Ora et Labora, 43/1 et 4 (1988).

115. Annamaria Valli, Attorno alla preghiera alla SS. Madre di Dio di M. Mectilde de Bar, ibid., 43/2 (1988) p. 83- 93.

116. Catherine de Bar, Du hast Menschen an meinen Weg gestellt (Münsterschwarzacher Kleinschnften, 34) Vier - Türme - Verlag, 1986. Avec une introduction de Soeur Johanna Domek et de Soeur Veronika Krienen, Zum dialogischen Reifen des Menschen, dans Erbe und Auftrag, 63/1987 p. 214-221.

70 Cologne, publie un article dans la revue de Beuron Erbe und Auftrag sur "La vie en présence de Dieu, chez Catherine de Bar"117. Parallèlement à l'article du Père Michel Fournier paru en Italie, Soeur Marie-Cécile Minin, de Rouen, dans la modeste revue de son monastère : "Sous la crosse de Notre-Darne", nous livre quelques réflexions sur La place de la Vierge Marie dans la vie du Père Eudes et de Mère Mectilde118. En ces mêmes années 1987-1988, nous retrouvons une enquête de Dom Amedeo Grab, sur la Règle de saint Benoît et l'eucharistie, notamment l'adoration du Saint-Sacrement 119.

Nous voulons surtout mentionner deux volumes parus en Italie, celui de Soeur Marie-Véronique Andral, Catherine de Bar. Un carisma nella tradizione ecclesiale e monastica, édité en 1989, et celui de Soeur Genovefa Guerville : Catherine Mectilde de Bar. Un stile di "lectio divina" nel secolo XVII, édité en 1989 121. Le premier volume a été traduit par Soeur Maria Messina. Une biographie y a été donnée par Soeur Stefania Beltrarne Quattrocchi avec une introduction de Soeur Annamaria Valli. Chacun de ces deux volumes est présenté par le Cardinal Carlo Maria Martini, Archevêque de Milan. Il s'agit ici de deux belles éditions dont on voudrait bien avoir l'équivalent en langue française.

Le premier volume nous fournit la traduction italienne de l'Itinéraire Spirituel de Mère Mectilde, tel que Soeur Marie-

117. Veronika Krienen, Vom Leben in der Gegenwart Cottes. Deutungen, Hindernisse und Mlfen nach Catherine de Bar, dans Erbe und Auftrag, 65 (1989) p. 3543.

118. Anonyme (Soeur Marie-Cécile Minin), La place de la Vierge Marie dans la vie du Père Eudes et de Mère Mectilde, dans Sous la crosse de Notre-Darne, 111 (1988) p. 7-10 ; 112 (1988) p. 10-13 ; 113 (1988) p. 13-15 ; 114 (1989) p. 9-12 ; 115 (1989) p. 10-11. Traduction italienne : "Ave Maria, filia Dei Patris" e "Ave, cor", da S. Jean Eudes a Al. Mectilde de Bar, dans Ora et Labora, 46/3 (1991) p. 124-130 et Il posto della vergine Maria nella vita di M. Mectilde de Bar e di S. Jean Eudes, ibid., 46/4 (1991) p. 164-174.

119. Amedeo Grab, Sulla Regola di san Benedetto. Rapporto Ira Eucaristia e Oralio benedettina, clans Deus Absconditus, 77/4 (1987) p. 23-27 ; 78/1 (1988) p. 9-15.

120. Marie-Véronique Andral, Catherine Mectilde de Bar, I, Un carisma nella tradizione ecclesiale e monastica, Roma, Città Nuova Eclitrice, 1988.

121. Genovefa Guerville, Catherine Mectilde de Bar, II, Un stile di "lectio divina" nel secolo XVII, Roma, Città Nuova Editrice, 1989. On trouvera une recension de ces deux ouvrages par Dom Giuseppe Anelli, de l'abbaye Saint-Pierre de Modène, dans la revue de l'abbaye Saint-Paul, Benedictina 39 (1992) p. 252-260.

Véronique Andral le publiera en 1990 122 avec les trois grandes étapes que l'auteur dégage dans le cheminement spirituel de Catherine de Bar : "vers la mort mystique et la résurrection ; les douze ans et le douzième degré d'humilité ; l'enfer du pur amour". Après quoi, Soeur Marie-Véronique Andral nous donne une présentation en même temps qu'un commentaire de la correspondance entre Mère Mectilde et sa dirigée, la Comtesse de Châteauvieux. Les citations sont données ici d'après le manuscrit de Tourcoing. Enfin, dans une troisième partie intitulée : "Mère Mectilde dans l'Eglise de son temps : la tradition bénédictine et l'Ecole française", nous sont donnés en alternance des textes de Soeur Marie-Véronique Andral et Dom Jean Leclercq. Tout d'abord, de Soeur Marie-Véronique Andral, une étude, toujours avec documents à l'appui, sur les liens entre Mère Mectilde et la Congrégation des saints Vanne et Hydulphe. Puis se trouve reproduit en italien, pour rappeler les liens entre Mère Mectilde et la Congrégation de Saint-Maur, l'article que Dom Jean Leclercq avait publié en 1957 sur Saint-Germain et les Bénédictines de Paris. Soeur Marie-Véronique Andral étudie ensuite successivement la dévotion au Saint-Sacrement dans le milieu monastique du XVIIe siècle, la manière dont Mère Mectilde vit et enseigne à vivre la Règle de saint Benoît, les traits dominants de la spiritualité de Mère Mectilde, l'influence de Bérulle sur Mère Mectilde, notamment à propos du thème de l'anéantissement. De nouveau un texte de Dom Jean Leclercq est repris sur le christocentrisme et la Règle de saint Benoît émanant de son article Une école de spiritualité publié en 1976.

Le deuxième volume comporte deux grandes parties. La première est la reprise partielle mais tout à fait substantielle de la

122. Voir plus loin la note 128.

72 thèse soutenue en 1986 par Soeur Genovefa Guerville à la Faculté de théologie de Trèves. Il s'agit d'un important travail de recherche sur Mère Mectilde et la Bible. Outre une utile bibliographie sur la question, nous trouvons de très nombreuses données sur le contexte historique de Catherine de Bar aux lendemains du Concile de Trente, sur la pratique de la lectio divina ou de l'exégèse à cette époque et dans le milieu monastique, sur les rapports entre la Bible et la Liturgie et tout particulièrement la liturgie propre des Bénédictines du Saint-Sacrement, enfin sur tout ce qui peut ressortir des écrits de Mère Mectilde en rapport avec l'Ecriture Sainte. Soeur Genovefa Guerville nous fournit quelques chiffres : plus de 1.800 emplois bibliques soit plus de 1.200 du Nouveau Testament et plus de 400 de l'Ancien avec un grand nombre de mots ou expressions empruntés au vocabulaire biblique. "Les passages les plus fréquemment cités sont Mt 18,3 : devenir petit enfant pour entrer dans le Royaume des Cieux (24 emplois). Catherine de Bar dit elle-même qu'il s'agit là "du conseil le plus fort de l'Evangile". Viennent ensuite Col 3,3 : "Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ" (23 emplois) et Mt 16,24 : "se renoncer, prendre sa croix et suivre le Seigneur" (19 emplois) ... Ces quelques indications donnent une première idée des préoccupations spirituelles de Catherine de Bar. Ce qui lui importe avant tout est une vie humble et cachée en Dieu. Il convient de changer de vie et de marcher à la suite du Seigneur..."

En conclusion de son travail, Soeur Genovefa Guerville nous livre ces quelques mots : "Non seulement Catherine de Bar a lu la Bible, mais elle la connaît parfaitement. La sachant en grande partie par coeur, elle la cite de mémoire. Citations et allusions bibliques coulent tout naturellement sous sa plume et donnent un coloris biblique à tout son style. Catherine de Bar ... y a cherché l'aliment de sa vie spirituelle, la substance dont elle a formé sa doctrine ... Elle se révèle vraie fille de saint Benoît puisque c'est ainsi que procéda le Fondateur du monachisme occidental lorsqu'il écrivit sa Règle... Sa doctrine est, à la fois, évangélique et bénédictine. Elle a interprété la Bible comme toute la tradition monastique l'a interprétée. Grâce à une lectio divina assidue, elle a été souvent à même de découvrir le "sens caché des Ecritures"...

Soeur Genovefa Guerville nous a donné ici un beau témoignage de recherche studieuse au service de la Parole. Rappelons que c'est en 1986 qu'elle a rédigé cette étude et que c'est en 1989 que le livre a été édité. Or, c'est le 29 mai 1989 que le Seigneur est venu la chercher. Soeur Genovefa se trouvait à Bayeux et venait de passer une heure d'adoration nocturne à l'église ; sur son bureau, ses travaux sur Mère Mectilde l'attendaient... Adoration et travail, à la recherche de la source originelle et du charisme fondateur, n'est-ce pas là le plus beau labeur pour une âme bénédictine ?

Ce n'est pas tout pour ce livre puisque c'est encore Soeur Genovefa Guerville qui nous introduit également dans la deuxième partie de l'ouvrage intitulée : Mère Mectilde parmi les "spirituels" de son temps ; conférences et chapitres aux moniales. Il s'agit d'un choix de vingt-cinq conférences effectivement prononcées par Mère Mectilde en salle capitulaire pour ses moniales. Nous y trouvons là un enseignement spirituel et monastique de première qualité. Soeur Genovefa Guerville a divisé l'ensemble de cette sélection en quatre "guides de lecture" qui aident à la compréhension des textes et qui, grâce aux excellentes introductions qui y sont données, nous font pénétrer avec pédagogie au coeur du message spirituel que Mère Mectilde a voulu communiquer à son entourage.

En 1989, est reprise en France, et toujours par les bénédictines de Rouen, la correspondance de Mère Mectilde adressée à la Comtesse de Châteauvieux. Il y avait bien eu déjà l'édition de 1965 mais il convenait maintenant de reprendre l'ensemble sur des bases nouvelles. Ce bel ouvrage de plus de trois cents pages intitulé : Une amitié spirituelle au grand siècle. Lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux est préfacé par Monseigneur

123. Collectif, Une amitié spirituelle au grand siècle. Lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux, Paris, Téqui, 1989. Préface de Mgr Charles Molette. Introduction du Père Michel Dupuy, p.s.s., et du Père Paul Milcent, eudiste. Trad. néerlandaise en 1997 et italienne en 1990-1991.

74 Charles Molette, alors président des Archiviste de ]'Eglise de France. C'est là que nous trouvons de bonnes réflexions concernant l'Amende honorable du 12 mars 1654 et sa représentation due à Philippe de Champaigne, toile qui se trouvait au monastère de la rue Cassette et qui se trouve actuellement au monastère du Mas-Grenier. L'auteur rappelle aussi dans cette préface ce que fut l'amitié providentielle de Marie de La Guesle, Comtesse de Châteauvieux, pour Mère Mectilde et la naissance de l'Institut. "La fondation de l'Institut des bénédictines du Saint-Sacrement n'est pas seulement le résultat d'un voeu royal. Cette fondation, en effet, a été rendue possible par l'amitié spirituelle, assez exceptionnelle, qui s'est développée entre Mectilde de Bar et Marie de La Guesle de Châteauvieux ; celle-ci, en effet, n'a pas seulement apporté aux origines de l'Institut une aide substantielle - matérielle et administrative -, elle est encore tellement entrée dans ce projet que, dès le lendemain de son veuvage, elle est allée rejoindre la communauté, alors établie rue Cassette, où elle est devenue "Soeur Victime du Saint-Sacrement..."

Monseigneur Charles Molette s'interroge ensuite sur la qualité du manuscrit qui nous transmet la correspondance entre Mère Mectilde et la Comtesse de Châteauvieux. Il en vient à "souligner l'importance de cette transmission vivante" non seulement pour ce qu'on a coutume d'appeler le Bréviaire de Madame de Châteauvieux mais aussi pour l'ensemble des autres copies de manuscrits : "A la Révolution, lors de la dispersion de 1792, chaque moniale est partie avec ses manuscrits sous le bras. Les textes de Mère Mectilde n'étaient pas pour elles des talismans ou des objets de musée, c'était bien la source de leur vie religieuse qu'elles devaient garder vivante en la faisant vivre de leur propre vie sur les routes ou les cachettes de leur exil, à moins que ce ne soit en prison." Après la Révolution, un certain nombre de manuscrits ont été regroupés à Paris, rue Tournefort, mais chaque monastère en possédait, notamment ceux d'Arras, de Dumfries, de Rouen, de Craon et de Bayeux.

75 Monseigneur Charles Molette nous rappelle justement qu'en octobre 1957, les prieures de l'Institut, réunies à Milan, décidèrent d'éditer les écrits de Mère Mectilde. Le travail, comme nous venons de le montrer au cours de ces pages, est largement entamé ; il est cependant loin d'être parvenu à son terme. "Peut-être, confie Monseigneur Charles Molette, le travail décidé en 1957 ne s'achèvera-t-il que lorsque, par delà les manuscrits dont elles ont entrepris courageusement la publication, les bénédictines du Saint-Sacrement auront pleinement retrouvé et fait découvrir, toute palpitante, la vie de Mère Mectilde et sa croissance spirituelle à travers les circonstances concrètes qui l'ont jalonnée ; car c'est ainsi que Dieu a voulu, d'étape en étape, faire progresser et s'épanouir leur fondatrice... que si, au-delà des documents et des témoignages, on essaye de scruter la vie même de Mère Mectilde, il semble déjà possible de pressentir son itinéraire spirituel, les épreuves à travers lesquelles elle a dû passer... Un tel itinéraire spirituel, un tel itinéraire de foi, n'illumine-t-il pas, de l'intérieur, la fondation de l'Institut ? Et cette considération n'inciterait-elle pas au moins à étudier l'éventualité d'un procès de béatification ? La renommée de sainteté de Mère Mectilde est patente et paisible. N'y aurait-il pas lieu d'aller plus loin ? Ne resterait-il pas à rendre encore davantage grâce à Dieu pour cette vie de Mère Mectilde qu'il a suscitée parmi nous ? ... car, tout au long de sa vie, d'étape en étape, elle a appris à se laisser conduire par Dieu pour accomplir sa volonté dans son Eglise !"

C'est, après cette préface, au tour d'un sulpicien spécialiste de l'Ecole Française, Michel Dupuy, de nous introduire dans ce Bréviaire adressé à Madame de Châteauvieux. Il nous montre à quel point "Mère Mectilde a compris qu'elle s'adresse à une femme exceptionnelle" et que le message hautement spirituel qu'elle lui délivre dans sa correspondance se doit d'être lu, médité et compris à la lumière de la théologie de l'époque. Les analyses du Père Michel Dupuy sont d'une densité remarquable et reprennent point par point tous les éléments majeurs que l'on trouve dans cette correspondance et qu'il met en relation avec les maîtres ou 76 les autres mystiques de l'Ecole française. Faute de pouvoir ici inventorier ces nombreux éléments riches de doctrine et de spiritualité, reprenons, en ce qui concerne l'Eucharistie ces quelques remarques de l'auteur : "Au total, Mère Mectilde ne nous paraît pas parler de la contemplation de l'Eucharistie, autant qu'on l'aimerait et autant qu'on s'y attendrait quand on sait la place que celle-ci tient dans la vie de ses filles. C'est que notre prieure ne sépare pas l'Eucharistie de ce qu'elle signifie, la communion à la vie divine. Alors son adoration et son amour vont, à travers l'Eucharistie, droit à la vie divine. C'est la meilleure manière de vivre l'Eucharistie. Bérulle, Jean Eudes, Condren, Olier sont les maîtres de ce qu'on a appelé l'Ecole Française et qu'il serait plus précis d'appeler l'Ecole Bérullienne. Tout en restant fidèle à saint Benoît, Mère Mectilde s'y apparente manifestement. L'adoration du Saint-Sacrement était d'ailleurs en honneur à l'oratoire bérullien".

C'est ensuite au Père Paul Milcent, eudiste, qu'il appartient de nous introduire dans La pensée spirituelle de Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Là encore, nous sommes en présence d'un spécialiste, cette fois-ci de saint Jean Eudes, nous livrant ses réflexions et ses commentaires à la lecture et à l'analyse des lettres de Mère Mectilde à Madame de Châteauvieux. "On y découvre, dit-il, une conception forte et cohérente de la sainteté chrétienne, intelligemment fidèle à la grande tradition bérullienne, avec quelques accents qui peuvent aujourd'hui nous paraître excessifs ou discutables. Cette doctrine n'a rien de froid, de théorique : elle est toute frémissante d'une très haute idée de Dieu ou pour mieux dire : d'une expérience pure et ardente de la recherche de Dieu, de la vie avec Dieu". Les points retenus par le Père Paul Milcent dans son analyse sont relatifs au baptême, à la "ténèbre lumineuse" de la foi, au désir d'anéantissement bien compris dont l'autre nom est : "pur amour", enfin au chemin de liberté que Mère Mectilde fait prendre à sa dirigée afin d'être "très flexible aux touches de l'Esprit de Jésus".

Reprenons la conclusion du Père Paul Milcent : "Tout l'édifice repose sur une forte doctrine du baptême, sacrement de l'entrée dans le Corps du Christ et dans la sainteté du Christ ; au centre de tout, la foi, une foi au-delà du sensible et du raisonnement, une foi qui nous dépouille de nos connaissances pour nous ouvrir à Celui qui est au-delà de tout ; et un amour également dépouillé, le "pur amour", dont l'expérience s'identifie à celle d'un "anéantissement" de nous même en communion avec le don total du Christ en Croix ; et cette voie s'épanouit en souple docilité à l'Esprit qui fait de nous des tout-petits et des êtres libres."

Pour l'année 1990, signalons tout d'abord une contribution en langue italienne de Soeur Annamaria Valli dans Benedictina traitant de la vocation monastique, des voeux et de la perfection chez Catherine de Bar. Dans le même temps, à Milan, se trouve réédité l'ouvrage signalé pour l'année 1954 de Monseigneur Gilla Vincenzo Gremigni sur Mère Mectilde de Bar et Mère Catherine 125 Lavizzari . A Cologne, les Bénédictines du Saint-Sacrement fêtent le centenaire de leur présence à Cologne-Raderberg. Un ouvrage d'histoire et de spiritualité est édité. On y trouve notamment quelques pages consacrées à la vie et à la spiritualité de Mère Mectilde, article de Soeur Veronika Krienen 126.

De son côté, Soeur Marie-Véronique Andral publie dans les Collectanea Cisterciensia une bonne enquête sur Saint Bernard et Mère Mectilde du Saint-Sacrement 127. Mère Mectilde nomme seulement douze fois saint Bernard mais lui emprunte souvent un certain nombre d'idées et d'expressions en ce qui concerne par

124. Annamaria Valli, Vocazione monastica, voti, perfezione in Catherine de Bar, dans Benedictina, 37/1 p. 49-86 ; 37/2 (1990) p. 363-382.

125. Voir notes 109 et 45.

126. Veronika Krienen, Catherine de Bar. Leben und Spiritualitdt, dans Wegspuren. Eine Hundertjâhrige Geschichte (1890-1990), Kôln, Lingen, 1990, p. 55-58.

127. Marie-Véronique Andral, Saint Bernard et Mère Mectilde du Saint-Sacrement, dans Collectanea Cisterciensia 52 (1990) p. 318-329 ; trad. italienne : San Bernardo e Madre Mectilde de Bar, dans Dra et Labora, 46/4 (1991) p. 157-165, 47/1 (1992) p. 16-22, trad. polonaise en 1991.

78 exemple l'obéissance, la grandeur de Dieu, la Vierge Marie, tout particulièrement au sujet de la Présentation au Temple. Une confluence aussi se retrouve bien évidemment autour du thème de l'image et de la ressemblance.

La même année 1990 voit paraître une autre étude de Soeur Marie-Véronique Andral sur l'Itinéraire spirituel 128 de Catherine de Bar. Ce beau travail sera revu et augmenté l'année suivante, réédité par les Bénédictines de Rouen et imprimé à Craon en 1992. Cette étude de plus de deux cents pages est présentée par son auteur comme étant "une esquisse seulement, "un essai" qui ‘’voudrait tracer quelques pistes en vue d'une recherche ultérieure plus approfondie. Nous nous sommes contentées", confie l'auteur avec les archivistes de Rouen, "de coudre ensemble des textes que nous versons au dossier. Trop et trop peu, car nous sommes en face de documents d'une richesse extraordinaire. Et nous n'avons pu tout explorer". En réalité même si, effectivement, la richesse des documents est grande et permettra de nombreuses études ultérieures plus approfondies, ce travail se situe nettement au-delà d'un simple florilège de textes. Des lignes de crête sont définies, des étapes sont délimitées, des orientations dévoilées. Les textes sont commentés et les réflexions de Soeur Marie-Véronique Andral nous aident à mieux comprendre l'évolution spirituelle intime de Mère Mectilde.

"Tout au long de notre recherche, nous annonce l'auteur dès l'introduction, a paru une route, vertigineuse certes, mais cohérente et fidèle à elle-même dans sa progression. Après l'enfance et la vie tourmentées qu'elle connut chez les annonciades, Mère

128. Marie-Véronique Andral, Catherine de Bar. Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Itinéraire spirituel, Rouen, Monastère des Bénédictines, 1990 ; 2e édition revue et amplifiée en 1992. Avec, pour cette 2e édition, une préface de Dom Vincent Truijen qui reproduit avec quelques légères modifications son étude publiée l'année précédente : Catherine de Bar. Mère Mechtilde du Saint-Sacrement. Itinéraire spirituel, dans la Feuille des oblats (Abbayes de Paris et de Clervaux) n° 2-3 (1991) p. 11-14. Version italienne de la première édition en 1988 (cf. notes 120 et 122) et traduction polonaise en 1991.

Mectilde semble commencer la première grande étape de sa vie lors de la Profession de vie bénédictine. Elle atteint son sommet lors de la retraite de 1661-1662. On pourrait l'intituler "Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu". "Vous êtes morts... mourrez donc", insiste saint Paul (col. 3, 3-5). C'est la seule route de la vie...

La deuxième étape commence aussitôt et dure douze ans. On pourrait dire que Mère Mectilde a gravi les douze degrés de l'humilité de la Règle de saint Benoît selon laquelle plus on s'abaisse, plus on s'élève. Ainsi, "terrassée" sous le poids de la divine justice, comme le publicain de l'Evangile et le moine de saint Benoît, elle parvient bientôt à l'amour parfait du Christ, sous la conduite de l'Esprit. Nous arrivons ainsi au sommet de l'union "substantielle" que d'autres nommeraient "mariage spirituel". Mais l'épouse doit être en tout semblable à son époux crucifié.

Voici la dernière étape, et c'est encore saint Paul qui parait bien l'illustrer : "Offrons notre personne comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu" (Rm 12,1) et "nous portons sans cesse la mise à mort de Jésus dans tout notre être afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous" (2 Co. 4,10).

Ces trois étapes nous parlent de l'unique Mystère qui éclaire toute sa vie : cette route est la route pascale de Jésus-Christ où il entraîne son Eglise tout au long des siècles en se donnant à Elle dans son Corps livré et son Sang répandu pour la transformer en Lui-même et continuer, par Elle, le Mystère de la Rédemption. "J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir" (Lc 22,15)".

En 1992 et 1993, nous retrouvons Soeur Marie-Véronique Andral avec plusieurs articles soit en français soit en italien, tout d'abord, dans les Collectanea Cisterciensia, une étude intitulée Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Bénédictine de son temps 129 . Nous avons

129. Marie-Véronique Andral, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Bénédictine de son temps, dans Collectanea Cisterciensia, 54/3 (1992) p. 250-268.

80 là de bonnes réflexions sur les "racines bénédictines de Mère Mectilde" notamment lorsqu'elle se trouvait à Rambervillers sous l'influence bienfaisante de la Congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe. Les trois piliers de la réforme vanniste étant le retour à la Règle de saint Benoît, le soin particulier apporté à l'étude et à la digne célébration de l'office divin. Ce fut ensuite l'influence de la Congrégation de Saint-Maur non seulement par l'abbaye réformée de Montmartre où Mère Mectilde séjourna une année mais aussi et surtout par les nombreux rapports qu'elle eut ensuite avec l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. L'auteur nous présente encore ces liens au sujet du culte du Saint-Sacrement, de l'abbatiat de Notre Dame et de la mise en pratique de la Règle, lue à la lumière de l'Evangile et de l'Eucharistie. Pour Mère Mectilde, pourrait-on dire, il ne s'agit pas tant de "lois à établir" et à suivre que de "quelqu'un à contempler et à imiter". Soeur Marie-Véronique Andral nous livre ici de très bonnes pages sur le rôle et la fonction de supérieure d'après Mère Mectilde que l'on voit profondément pénétrée de l'esprit de service à l'exemple du Christ et dans la ligne de la vraie tradition ecclésiale : "Elle (la supérieure) doit considérer, comme dit un Père de l'Eglise, que le bonheur de sa charge consiste à servir ses Soeurs avec charité, et à s'assujettir avec humilité à ce qui regarde le bien et l'utilité de celles qui lui sont commises, et que si devant les hommes, comme dit le même Père de l'Eglise, elle est élevée au-dessus de ses Soeurs par le rang d'honneur que sa dignité lui donne, elle doit être devant Dieu prosternée et abaissée à leurs pieds... Elle ne traitera jamais ses Soeurs avec des paroles rudes ou méprisantes, mais toujours avec honnêteté, dans une gravité humble et modeste, jointe à une fermeté compatissante et une charité douce et patiente..."

A Milan, les Bénédictines éditent un livret : Creati per la gloria où se trouvent réunis quelques beaux textes de Mère Mectilde. Soeur Marie-Véronique Andral y fournit des éléments biographiques et un commentaire spirituel. Trois autres articles de

130. Maria Besana, Creati per la gloria. Brani antoligici dagli scritti di M. Caterina Mectilde de Bar, Milan, 1992. Trad. polonaise en 1993.

81 soeur Marie-Véronique Andral ont été publiés ces années là en italien. Le premier sur "la vie commune et la croissance spirituelle" d'après Mère Mectilde, paru dans Deus Absconditus 131 en 1993 ; un autre sur "le mystère de Marie" dans Ora et Labora132 et le troisième sur "la demeure de Dieu dans l'âme" dans la même revue de Milan133. De son côté, Soeur Annamaria Valli édite et commente quelques textes de Mère Mectilde sur la vie monastique dans la revue Benedictina134 et en Pologne Soeur Malgorzata Borkowska publie un ouvrage de plus de 200 pages sur Mère Mectilde contenant une biographie et la traduction d'une vingtaine de conférences.

En 1994, un beau petit livre paraît en langue française, Catherine de Bar, Adorer et Adhérer 136 présentant plus de deux cents petits extraits choisis des écrits de Mère Mectilde. Ces perles mectildiennes, bien agencées et déjà savoureuses en elles-mêmes, sont précédées d'un avant-propos de Soeur Jeanne d'Arc Foucard et d'une chronologie fort utile de la vie de Mère Mectilde et des événements qui lui sont associés établie par Soeur Marie-Pascale Boudeville. L'ensemble est préfacé par Mgr Joseph Duval, archevêque de Rouen, qui, en quelques lignes nous met en appétit : "Je suis frappé par le bon sens et la sûreté doctrinale de Catherine de Bar. Le style est de son temps, mais la pensée est d'une grande

131. Marie-Véronique Andral, Vie commune et croissance spirituelle, Session pour jeunes professes des deux fédérations italiennes, Castelmaclama, septembre 1992, paru clans Deus Absconditus, 84/1 (1993). Tract. polonaise en 1994.

132. Id., Il tnistero di Maria in Mectilde de Bar. M. Mectilde contempla Maria al centro del mislero divino della creazione, della redenzione, della salvezza, clans Ora et Labora, 47/4 (1992) p. 175-180 et ibid., 48/1 (1993) p. 44- 48.

133. Id., La dimora di Dio nell'anima. Rileggendo alcune conferenze di Madre Mectilde de Bar, clans Ora et Labora 48/3 (1993) p. 129-138 et 49/2 (1994) p. 67-75.

134. Annamaria Valli, All'inizio del camino monastico con Catherine Mectilde de Bar. Testi inediti e guida di lettura, clans Benedictina, 39 (1992) p. 385-419.

135. Malgorzata Borkowska, 0 prawo dia Boga. Spotkanie z Matha Mechtylda, Warszawskie Wydawnictwo Archidiecezjalne, 1992.

136. Catherine (le Bar, Adorer et adhérer, Paris, Cerf, 1994. Préface de Mgr Joseph Duval et avant-propos de Soeur Jeanne-d'Arc Foucard. Trad. polonaise en 1994.

82 actualité. Le lecteur qui voudra bien lire page après page ce recueil sera plongé au coeur d'une spiritualité authentique, valable pour des religieuses mais aussi pour tous ceux et celles qui vivent en dehors d'un cloître. Retenez cette maxime de Mère Mectilde : "la plus belle sentence que je puis vous donner, c'est de vous rendre conforme à Jésus-Christ, d'adhérer à Lui en toute rencontre et enfin de tendre à être faite une même chose avec Lui. Voilà le souverain bonheur d'une âme chrétienne". Je souhaite à tous les lecteurs de trouver ce bonheur".

Au cours de la même année 1994, Soeur Annamaria Cànopi publie un ouvrage sur le monachisme bénédictin féminin. Une dizaine de pages sont consacrées à Mère Mectilde. Dom Gregorio Penco y a donné une introduction'''. Dans la revue Deus Absconditus Dom Giorgio Bertolini écrit un article sur le "rapport entre le monastère et le monde à la lumière des écrits de Mère Mectilde de Bar" 138. De nouveau, nous retrouvons, dans Erbe und Auftrag, Soeur Veronika Krienen avec une étude sur l'eucharistie dans laquelle elle expose la spiritualité eucharistique de Mère Mectilde139. C'est également en 1994 que le monastère Sainte-Trinité de Bayeux édite, de façon modeste mais fort utilement, le Glossaire de Mère Catherine de Bar établi par Soeur Marie-Catherine Castel. On y trouve l'inventaire de tous les mots un peu techniques ou propres au langage du XVIIe siècle avec leur explication ou leur correspondance dans notre langue actuelle 140.

En 1995, une Biographie spirituelle de Catherine Mectilde de Bar est établie, dans un travail universitaire à la Faculté de Théologie

137. Annamaria Cànopi, Monachesimo benedettino femminile, (Orizzonti monastici, 7) Seregno, Abbazia S. Benedetto, 1994.

138. Giorgio Bertolini, Rapporto tra monastero e mondo alla lace degli scritti di Madre Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 85/1 (1994) p. 24-41.

139. Veronika Krienen, Eucharistisch leben, der Liebe Antwort geben, dans Erbe und Auftrag, 70 (1994) p. 453-460.

140. Marie-Catherine Castel, Glossaire de Mère Catherine de Bar, "pro manuscripto", Bayeux, Bénédictines du Saint- Sacrement, 1994.

de l'Italie du Nord, par Matteo Dal Santo 141, et une autre étude, dans un cadre similaire, sur la "vie commune (théologie et pratique) d'après Mectilde de Bar et à son époque", par Soeur Carlamaria Valli 142, de Grandate. En 1995 également a été élaborée à l'intention des jeunes moniales la charte de formation de la Fédération Française des Bénédictines de l'Institut, dans laquelle se reflète pour notre temps la spiritualité de Mère Mectilde 143. A Cologne, un recueil d'articles (avec traduction en allemand) concernant Catherine de Bar et les Bénédictines du Saint-Sacrement a été publié. L'ouvrage qui comporte une centaine de pages contient deux articles traduits de Dom Jean Leclercq, deux articles de Soeur Johanna Domek et quatre de Soeur Veronika Krienen. Toutes ces contributions ont déjà été publiées entre 1984 et 1994 144. L'année suivante a été édité le deuxième volume de cette même collection, toujours par le monastère de Cologne. On y trouve des textes de Louis Cognet et de Joseph Daoust, traduits en allemand, des extraits des Documents historiques, deux autres contributions de Soeur Johanna Domek et d'Emmanuel Jungclaussen 146. Dans un autre volume, le troisième de cette collection, a été éditée la traduction d'une partie des Documents historiques et des Lettres inédites 147 concernant le monastère de Toul 148.

141. Matteo Dal Santo, Biographie spirituelle de Catherine Mectilde de Bar, Faculté de Théologie de l'Italie du Nord. Section du séminaire de l'Archevêché de Milan (Prof. Dom Severino Pagani), année 1994-1995.

142. Carlamaria Valli, La vita comune. Linee teologice et realtà concreta della comunità di Benedettine dell'Adorazione perpetua. Mectilde de Bar nel suo tempo, Scuola di Teologia per le Benedettine Italiane (Storia del Monachesimo : Prof. Dom Gregorio Penco) Rome, année 1994-1995. Id., La comunità monastica in Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 87/3-4 (1996) p. 19-30, 23-28.

143 Bénédictines du Saint-Sacrement, Fédération Française, Charte de formation, 1995.

144. In deutsch veriffentlichte Artikel über Catherine de Bar und die monastische Tradition der Benediktinerinnen vom Heiligslen Sakrament (Recherchen, 1) Kôhl, 1995.

145. Documents h is lori ques, Rouen, 1973.

146. Das Leben der M. Mechtilde de Bar. Drei Texte zur Biographie, Zeitgeschichte und Geistesgeschichle (Rechercher, 2) Kôln, 1996.

147. Lettres inédites, Rouen, 1976.

148. Berichte und Briefe über die Gründung und Entwicklung des Klosters in Toul (Rechercher, 3) Kôln, 1996.

84 Signalons également, toujours en 1995, un article du Père Irénée Noye, sulpicien, comparant Monsieur Olier et Mère Mectilde sur "quelques points de dévotion au Saint-Sacrement". Cet article est paru en italien dans Ora et Labora 149 . Dans la même revue, Bonifacio Baroffio nous donne un assez long article sur l'eucharistie chez saint Benoît et Mère Mectilde en regard du nouveau catéchisme 150.

Toujours dans la même revue de Milan, mais en 1996, une très bonne contribution est apportée par une moniale polonaise du monastère de Varsovie, Soeur Maria-Blandina Michniewicz sur "l'anéantissement" 151. Nous trouvons là un texte majeur de Mère Mectilde sur ce point. Par ailleurs, la même année mais dans la revue Deus Absconditus, Soeur Maria-Pia Tei nous fournit quelques bonnes réflexions sur l'idéal bénédictin-mectildien vécu dans la vie concrète d'une moniale 152. Mentionnons, toujours en 1996, la notice consacrée à Catherine de Bar par Dom Philippe de Lignerolles, moine d'En-Calcat, et Jean-Pierre Meynard, dans leur recueil : Histoire de la spiritualité chrétienne. "Dans la vie et l'oeuvre de Mectilde, l'intuition centrale est le mystère pascal du Christ et de ses membres, en ses deux aspects inséparables de mort et de vie, selon les textes de saint Paul souvent cités et commentés, et cela à la lumière du Christ dans son "état eucharistique" "153. Plus importante est la biographie d'une centaine de pages que nous donne, en cette même année 1996, Soeur Giannina Rognoni dans un livre édité par l'abbaye Saint-Paul de Rome et dans la collec-

149. Irénée Noye, Qualche accento nella devozione al SS. Sacramento del XVII° s. in Francia, specialmente nell'Olier e Madre Mectilde, dans Ora et Labora, 50/3 (1995).

150. Bonifacio Baroffio, L'eucharistie chez saint Benoît et Mère Mectilde en regard du nouveau catéchisme, dans Ora et Labora, 50/1-3 (1995) p. 20-29, 70-80, 126-134.

151. Maria-Blandina Michniewicz, L'annientamento (commentaire du texte de Mère Mectilde n° 1108 ; mss. N 266 p. 404), dans Ora et Labora, 51/4 (1996) p. 200-213. Traduction du polonais, publié en 1995.

152. Maria-Pia Tei, L'ideale benedettino-mectildiano : il suo concreto dispiegarsi nella vita della monaca, dans Deus Absconditus, 87/4 (1996) p. 29-34.

153. Philippe de Lignerolles et Jean-Pierre Meynard, Histoire de la spiritualité chrétienne, Paris, les Editions de l'Atelier, 1996, p. 170-171.

84

85tion "Petite bibliothèque monastique". L'ouvrage est intitulé "Vie et charisme de Mère Mectilde du Saint-Sacrement" 154. Une autre biographie de Mère Mectilde, non plus en italien mais en polonais, se trouve insérée dans un ouvrage de Soeur Maria-Assumpta (Jadwiga Stabiriska) qui porte le titre "Le feu sur l'autel". Un deuxième volume où il sera davantage question de la spiritualité de Catherine de Bar est prévu en 1998 et portera le titre "Avec le Christ en Dieu"155.

Au cours de l'année 1997, mentionnons une petite biographie bien écrite, agréable à lire, de Mère Mectilde, cette "voyageuse de Dieu en une époque troublée" qui a su trouver "le secret de la stabilité intérieure", due à la plume d'une Soeur de l'Abbaye de Venière, Soeur Chantal Roosz, et insérée dans un collectif intitulé A l'image de saint Benoît156 . L'auteur y souligne "l'aspect étonnamment moderne de sa pensée" notamment en ce qui concerne l'importance qu'elle donne au baptême en lien avec l'Eucharistie. "Car Mère Mectilde insiste là dessus, c'est tout chrétien qui, par son baptême, est enfant du Père, "incarnation" du Fils, demeure de l'Esprit". C'est aussi "l'aspect profondément bénédictin de la spiritualité de Catherine de Bar" qui retient l'auteur. "Et cela à deux titres, précise Soeur Chantal, d'abord par l'importance donnée à la liturgie, vécue comme déploiement du mystère du Christ, dans le cycle annuel des fêtes, et donc comme possibilité offerte d'union à la vie même du Christ ; ensuite, par l'insistance sur l'obéissance, l'humilité, ce que Mectilde appelle dans le langage de son temps "l'anéantissement". On pourrait traduire : le renon-cernent à soi-même ou selon saint Benoît, à sa "volonté propre".

154. Giannina Rognoni, Vita e carisma di Madre Mectilde del SS. Sacramento (F'iccola biblioteca monastica, 5) Roma, Abbazia di San Paolo, 1996.

155. Jadwiga Stabi_ska (Soeur Maria-Assumpta), Ogied na oltarzu, Wydawnictwo Akademii Theologii Katolickiej, Warszawa, 1996. Le deuxième volume s'intitulera : Z Chlystusem w Bogu, même éditeur, 1998.

156. Chantal Roosz, Bienheureuse Catherine de Bar. Mère Mectilde du Saint-Sacrement, dans le Collectif (Soeur Agnès Schoch et les moniales bénédictines de Venière). A l'image de Saint Benoît, Paris, Cerf, 1997, p. 73-86.

8- Ici, elle est en parfaite consonance avec le patriarche des moines, et surtout avec le chapitre septième de la règle, le plus fondamental..."

En cette même année 1997, le monastère de Cologne a publié le quatrième volume de sa collection sous le titre : "Porter en soi la flamme sainte - Mère Mectilde de Bar". Il s'agit d'un choix de textes regroupés par thèmes, précédé d'un avant-propos de Soeur Johanna Domekbl. Alors que le premier volume présentant la biographie de Mère Mectilde se trouvait déjà épuisé et qu'il fallait le réimprimer, sortent à nouveau deux autres volumes d'une centaine de pages chacun. Le cinquième volume de la collection donne en traduction allemande des extraits des deux livres de Rouen Lettres inédites (1976) et Fondation de Rouen (1977) 158. Le sixième volume de la collection regroupe divers articles traduits ici en allemand, notamment de Dom Jean Leclercq, de Divo Barsotti et de l'abbé Joseph Daoust. Outre l'introduction de Soeur Johanna Domek, nous trouvons une autre contribution d'elle ainsi qu'un article inédit de Soeur Mirijam Schaeidt, de Trèves, sur la valeur de la spiritualité de Mère Mectilde pour nous, aujourd'hui 159.

En préparation du tricentenaire de la mort de Mère Mectilde, nous constatons les efforts déployés dans les différents pays pour publier textes et études, pour donner des traductions afin de rendre enfin abordables des contributions écrites en langue étrangère. Rappelons que c'est en cette année 1997 qu'ont été publiées aux Pays-Bas les traductions néerlandaises du livre publié à Rouen en 1989 avec la correspondance de Mère Mectilde à la Comtesse de Châteauvieux : Une amitié spirituelle au grand

157. Heiliges Feuer in sich tragen. M. Mechtilde de Bar. Eine Auswahl spiritueller Texte (Rechercher, 4) Kôln, 1997.

158. Geistliche Briefe an Ordensfrauen (Recherchen, 5) Kôln, 1997.

159. Verchiedene Texte zur Spiritualitât der M. Mechtilde de Bar (Rechercher, 6) Kôln, 1997. La contribution de Soeur Mirijam Schaeidt s'intitule exactement : Über die Bedeutung der Spiritualitât der M. Mechtilde de Bar fur mich. Môgliche Zugânge für junge Menschen von heute, p. 84-91.

87 siècle 160 et du recueil de Soeur Marie-Catherine Castel, La source commence à chanter 161.

D'autre part, en Italie, la revue de Ronco-Ghiffa Deus Absconditus a publié plusieurs articles sur Mère Mectilde, particulièrement celui de Soeur Carlamaria Valli, de Grandate, sur l'eucharistie pré et post-tridentine avec les incidences sur la spiritualité de Mère Mectilde 162, et celui d'Enrico Magnani, "Dans le monde des Patriarches" 163.

Deux derniers livres viennent de paraître en Italie tout récemment. Derniers en date mais non, certainement, les derniers sur la vie et la pensée de Mère Mectilde ! On ne peut qu'être heureux de voir enfin édité, à l'approche du tricentenaire de la mort de Mère Mectilde, même si ce n'est pas dans la langue originale de Catherine de Bar, un nombre important de Conférences prononcées en salle capitulaire pour sa communauté tout au cours de l'année liturgique. Quarante six conférences viennent de trouver place dans un volume de plus de quatre cents pages, préparé par les monastères d'Alatri, de Ronco-Ghiffa et de Milan et qui porte le titre Catherine Mectilde de Bar. L'anno Liturgico 164. On y trouve de nombreuses introductions bien fournies de Soeur Annamaria Valli, de Milan, et de Dom Giorgio Bertolini, cistercien de Chiaravalle, qui ont veillé à apporter pour chaque conférence de

160. Brieve van geestelijke begeleiding en vriendschap. Moeder Mechtildis van het Heilig Sacrament aan de gravin de Châteauvieux, Tegelen, 1997.

161. De bron begint te zingen. Gedachten van Moeder Mechtildis van het Heilig Sacrament, Catherine de Bar, Tegelen, 1997.

162. Carlamaria Valli, Le prassi eucaristica pre e post tridentina. I suoi riflessi nella spiritualità di Mectilde de Bar, dans Deus Absconditus, 88/2 (1997) p. 7-18.

163. Enrico Magnani, Nel secolo dei patriarchi; ibid., 88/4 (1997) p. 43-52. Dans la même revue, signalons : Benedettine dell'Adorazione Perpetua, Projetto di formazione, ibid., 88/1 (1997) p. 18-32 et Pregare con Madre Mectilde. Di fronce al Santissimo Sacramento, ibid., 88/3 (1997) p. 138.

164. Catherine Mectilde de Bar, L'anno Liturgico. Dall'Avvento a Pentecoste. Solennità del Signore e della Beata Vergine Maria. S. Michele e (esta di Tutti i Sancti, Milano, Edizioni Glossa, 1997. Introduction générale de Soeur Marie-Véronique Andral. Introductions particulières de Soeur Annamaria Valli et de Dom Giorgio Bertolini.

88 très intéressantes notes complémentaires. L'ensemble a reçu une introduction générale de Soeur Marie-Véronique Andral sur l'origine des Conférences de Mère Mectilde, son expérience, son enseignement et sur son charisme personnel. Souhaitons vivement pouvoir bénéficier d'un pareil ensemble en langue française sans trop attendre.

Enfin, du monastère d'Alatri, nous parvient le dernier volume en date à ce jour Catherine Mectilde de Bar. Quando la vita si fa dono 165 du Père Giuseppe Capone, prêtre diocésain d'Alatri qui fut très rapidement conquis par Catherine de Bar, la considérant à juste titre comme une "personnalité extraordinaire et une grande mystique du XVIIe siècle". Cette biographie de plus de trois cents pages est préfacée par Monseigneur Andrea Ruggiero dont on connaît la science et la flamme apostolique.

Juste avant de remettre ces pages à l'éditeur, me parviennent les premières épreuves d'un ouvrage qui doit paraître au début de l'année 1998, écrit par Monsieur Jean-Marie Voignier, sur Les Bénédictines de Châtillon-sur-loing. L'auteur, en retraçant l'historique de cette fondation, consacre évidemment de nombreuses pages à Mère Mectilde. D'abondantes pièces d'archives, jusque là inédites, provenant notamment de l'Hôtel de Ville de Châtillon et des Archives du Loiret, sont jointes au texte et fournissent au lecteur comme au chercheur des documents de première main et de grande valeur historique et spirituelle166.

8. Histoire et perspectives

Avec la parution de ces ouvrages, le tricentenaire de la mort de Catherine de Bar nous ouvre la perspective d'un approfondisse-

165. Giuseppe Capone, Catherine Mectilde de Bar. Quando la vita si fa dono, Alatri, Edizioni Tofani, 1997. Avant- propos de l'auteur. Préface de Mgr. Prof. Andrea Ruggiero.

166. Jean-Marie Voignier, Les Bénédictines de Châtillon-sur-Loing, Les monographies Gâtinaises, Le Pont-de-Pierre, 1998.

89ment de la vie et de la pensée de Mère Mectilde. Nous venons de mentionner un grand nombre d'études publiées et - j'en suis convaincu - la liste n'est pas exhaustive. Ce recensement peut permettre d'intégrer d'autres documents qui pourraient prendre place dans cette liste déjà longue.167 Je suis conscient aussi de n'avoir pu mentionner, et pour cause, toutes les recherches qui ont été menées à leur terme ou qui se trouvent encore à l'état d'ébauches et n'ont pas été livrées à l'édition. Elles demeurent dans les archives des différents monastères et sortiront de l'ombre peu à peu ou serviront d'humbles bases pour des études ultérieures. Un certain nombre de moniales de l'Institut, non citées jusqu'à présent, ont néanmoins travaillé ou travaillent encore sur

167. L'éditeur me permet (l'insérer ici, au moment de la correction (les dernières épreuves, une note additionnelle. Je voudrais signaler deux ouvrages anciens mais importants sur Délie de Cossé-Brissac qui entra au monastère de Rouen en 1815 et qui y reçut l'habit l'année suivante sous le nom de Soeur Marie de Saint-Louis de Gonzague. Elle devait devenir par la suite la fondatrice et première prieure de Craon. Dans ces deux ouvrages, il est souvent question de Mère Mectilde en tant que fondatrice de l'Institut. Il s'agit de Dom Louis Paquelin, moine de Solesmes, Vie et souvenirs de Madame de Cossé-Brissac, Paris-Bruxelles, 1876 et de Dom Matthieu J. Couturier, moine bénédictin de Ligugé, qui fut maître des Frères au sein de la communauté de Saint-Wandrille alors en exil en Belgique puis maître des novices à Chevetogne où il mourut en 1916. Il écrivit, en collaboration avec Soeur Marie de Jésus Bertron, Prieure du monastère de Craon, Madame de Cossé-Brissac, Paris, Téqui, 1914. Dans la même ligne, mais concernant Louise-Adélaïde de Bourbon Condé et sa postérité spirituelle, mentionnons le collectif, Les Bénédictines de la Rue Monsieur, Strabourg-Paris, 1950.

Signalons aussi un article du début du siècle écrit par Raphaël de Saint-Laurent, Les Bénédictines du Saint-Sacrement du XVIII' au XX' siècle, dans l'Eucharistie, 1/6 (16 septembre 1910) Paris, Bayard, p. 174-180. Ainsi qu'une contribution plus récente de Madame Huguette Rochotte, de Rambervillers, qui a souvent fourni de précieux renseignements aux Soeurs archivistes de Rouen, et qui s'intitule, A propos de Mère Mectilde, dans Au bord de la Mortagne, 25 (décembre 1990), p. 29-31 (Revue éditée par la section d’histoire locale du Canton de Rambervillers).

Signalons encore deux ouvrages récents concernant le monastère de Milan : Dom Giovanni Lunardi, Raccontiamo le tue meraviglie, Milano, 1992 et Alfredo Idelfonso Cardinal Schuster, Lettere aile Benedettine dell' Adorazione perpetua del SS. Sacramento di Milano.

Enfin, les Soeurs (le Rosheim viennent de publier un petit article sur l'histoire de l'Institut et de leur fondation intitulé Les Bénédictines de Rosheim, dans Les Amis des Monastères, 113 (janvier 1998) p. 29-32.

90 l'un ou l'autre aspect de la vie ou de la doctrine de Mère Mectilde. Qu'il me soit permis d'en nommer quelques unes, au risque d'en oublier. Je pense plus particulièrement à Soeur Emanuela Henri, de Bonn ; Soeur Paola Montrezza et Soeur Odilia Luda, de RoncoGhiffa ; Soeur Marie Stanislas Martin, de Cœn ; Soeur Caecilia Beltrame Quattrocchi, de Milan ; Soeur Maria Emonos, de Tegelen ; Soeur Geltrude Arioli, de Milan ; Soeur Emanuela Piazza, de Raguse ; Soeur Gabriela Cavaliere, d'Alatri ; Soeur Metildis Messina, de Tarquinia ; Soeur Scholastique Tulliez, de Bayeux ; Soeur Metilde Imperatori, de Monte Fiascone ; Soeur Christine Bremer, de Valkenburg ; Soeur Luciana Maria SegretoAmadei, d'Alatri ; Soeur Marie-Thérèse Zehnbauer, de Peppange ; Soeur Alessandra Fantin, de Ronco-Ghiffa ; Soeur Marie Bruno Chaballier, Soeur Marie Benoît de Maillard et Soeur Odile Bénédicte Bernard, de Craon ; Soeur Teresa Bussini et Soeur Carmelita Kendle, de Milan ; Soeur Mariarenata Quariglio et Soeur Maria Ester Stucchi, de Ronco-Ghiffa ; Soeur Gabriella La Mela, de Catane.

Je voudrais aussi mentionner le nom de Soeur Renée Cordeau, de Rouen qui a beaucoup oeuvré sur les Constitutions et Déclarations de chaque monastère, et rappeler également le nom déjà rencontré de Soeur Marie-Catherine Castel 168 , de Bayeux, qui a travaillé sur l'histoire de la Confédération en plus de ses recherches sur Mère Mectilde.

Nous ne devons pas oublier la dette de reconnaissance que nous avons tous envers Mère Elisabeth Renard qui fut la première présidente de la Fédération française de l'Institut jusqu'en 1968.

168. Qu'il me soit permis de la remercier tout particulièrement pour sa disponibilité et son aide précieuse malgré ses infirmités actuelles. De même, je voudrais dire ici ma reconnaissance envers le monastère de Rouen qui m'a toujours bien accueilli et où j'ai pu puiser tant d'abondantes informations. Je pense plus particulièrement à Mère Prieure et aux Soeurs archivistes bien connues, à Soeur Marie-Véronique Andral ainsi qu'à Soeur Marie-Véronique Ducroq qui m'a rendu de multiples services et qui a aimablement mis à ma disposition le dossier sur Mère Mectilde préparé pour la formation de ses novices. Ma reconnaissance va aussi envers le Frère Jacques Marcotte et le Frère Eric Lejosne, tous deux de Saint-Wandrille, qui m'ont aidé dans les recherches et dans la mise en forme de ce travail.

Sans son impulsion, les travaux de "l'équipe de Paris" n'auraient pas vu le jour. De même, nous devons beaucoup à Mère Marie de Jésus Béraux qui lui a succédé et qui, actuellement encore, ne cesse de se dévouer pour l'Institut et de favoriser les études entreprises. Nous lui devons notamment, avec le conseil de Dom René Joubert, abbé émérite de Sainte-Marie de Paris et assistant religieux pour la Fédération, l'ouverture toute récente de l'enquête diocésaine en vue de la cause de béatification de Mère Mectilde. Que les Mères Présidentes des différentes Fédérations ainsi que les Mères Prieures de chaque monastère trouvent ici aussi l'expression de notre gratitude pour les efforts qu'elles déploient afin que dans les communautés de l'Institut demeure toujours vivant l'esprit de Mère Mectilde au sein de la grande famille bénédictine.

L'année du tricentenaire du retour à Dieu de Mère Mectilde suscite un grand nombre d'activités diverses au sein des différents pays où se trouve représenté l'Institut. Des rencontres sont prévues, particulièrement à Paris et à Rouen, des groupes de réflexions et d'approfondissement de la spiritualité de la Mère Fondatrice intensifient leurs efforts en plusieurs monastères, des facultés et des chercheurs s'intéressent à la spiritualité du XVII' siècle et prennent occasion de cet anniversaire pour favoriser des colloques et susciter des débats. Plusieurs ouvrages et articles sont en préparation. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette éclosion. Il y a maintenant un certain nombre d'années que "la source a commencé à chanter" ; l'eau va maintenant jaillir d'autant plus puissamment qu'elle a été trop longtemps contenue. Les pièces d'archives, les documents authentiques restés inédits sont encore nombreux et recèlent un trésor historique, spirituel et doctrinal de première valeur.

Nous ne pouvons que souhaiter de voir, au-delà des nécessaires éditions fragmentaires, la préparation, même lointaine, d'une édition critique des oeuvres complètes, semblable à celle des œuvres 92 de sainte Jeanne de Chantal 169 ou de Bérulle 170. Il y a également place pour de nombreuses études à caractère monographique qui seront autant de bases préalables pour la réalisation de plus vastes synthèses. S'il y a une nécessaire approche scientifique des textes par des travaux de type universitaire à envisager, il doit y avoir aussi, surtout de la part des moniales de l'Institut, une approche plus cordiale, plus sapientielle, pourrait-on dire, tout aussi nécessaire car on ne peut lire un auteur spirituel qu'avec le même feu intérieur et le même climat d'adoration qui fut le sien. C'est donc à une lecture en profondeur et comme par connaturalité que, malgré l'obstacle inhérent au langage du temps, chaque moniale de l'Institut est particulièrement conviée. Ce peut être là le moyen providentiel d'un renouvellement personnel et d'un enrichissement ecclésial auxquels nul d'entre nous ne saurait se soustraire.

Sans pouvoir donner ici une liste exhaustive des travaux en cours, relevons seulement la préparation, en Italie, de la publication des Conférences de l'année liturgique concernant le sanctoral et également celle de la correspondance entre Mère Mectilde et Madame de Châteauvieux accompagnée d'un commentaire. En Allemagne, des recherches bibliographiques sont entreprises avec sérieux et compétence par Dom Marcel Albert, de l'abbaye de Gerleve, qui aboutiront, nous l'espérons fortement, à un corpus bibliographique mectildien qui serait pour tous les chercheurs un excellent moyen d'investigation 171. Enfin, en France, une biogra-

169. Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal (= sainte Jeanne de Chantal), Correspondance. Edition critique établie et annotée par Soeur Marie-Patricia Burns, archiviste de la Visitation d'Annecy, éd. du Cerf - Centre d'Etudes Franco-Italien des universités de Turin et de Savoie, 1986-1996. L'ensemble se compose de 6 volumes de près de mille pages chacun.

170. Pierre de Bérulle, Oeuvres complètes, sous la direction de Michel Dupuy, p.s.s. avec un grand nombre de collaborateurs, éd. du Cerf - Oratoire de France, en cours de publication : 8 volumes sur 14 ont été publiés entre 1995 et 1997.

171. Marcel Albert, Mectilde de Bar und die Benediktinerinnen vom Heiligen Sakrament. Bibliographie (en cours d'élaboration). L'auteur, avec beaucoup de gentillesse, m'a permis de prendre connaissance de son précieux travail dans son état actuel. Qu'il en soit très vivement remercié.

93phie de Catherine de Bar est actuellement en chantier sous la plume du Frère Yves Poutet appartenant à la Congrégation des Frères des Ecoles Chrétiennes 172. D'autres travaux, d'envergures diverses, sont en cours de réalisation ou encore à l'état de projet. Autant de pierres pour la construction de l'édifice.

Le présent ouvrage constitue l'une de ces modestes pierres qui trouve son assise sur les précédentes et sur laquelle à leur tour d'autres s'appuieront. On y trouvera l'édition de textes inédits tel le précieux manuscrit P. 101 rédigé par Mlle de Vienville et conservé à Rouen, relatant, dans sa partie finale publiée ici, les derniers moments de Mère Mectilde. Après sa mort, ce fut le priorat de Mère Anne Loyseau qui commença. En faisant appel à la correspondance conservée, on peut reconstituer l'histoire de celle qui allait ainsi succéder à Mère Mectilde et, à partir de ces sources, dégager la physionomie spirituelle de la nouvelle prieure. Par ailleurs, un certain nombre de lettres et de documents jusque là inédits ont été choisis et transcrits pour être également publiés dans ce volume préparé par nos deux archivistes de Rouen Soeur Jeanne d'Arc Foucard et Soeur Marie-Pascale Boudeville. Ce sont elles qui ont également reconstitué l'histoire de chaque monastère de l'Institut à l'époque de la Révolution française.

Nous retrouvons dans ce même volume Soeur Marie-Véronique Andral qui nous fournit ici grâce à tout son savoir et à sa longue familiarité avec la vie et l'oeuvre de Mère Mectilde une courte biographie de Catherine de Bar où, de nouveau, nous ne pouvons qu'admirer, à travers les méandres de l'existence et l'intense activité fondatrice de Mère Mectilde, une âme toute donnée à Dieu. Jusqu'à sa mort, le Seigneur a travaillé son âme par des purifications successives qui ont opéré en elle la transformation qu'elle souhaitait si ardemment depuis sa jeunesse : n'être plus qu'une hostie de louange et d'adoration, ne faisant qu'un avec Jésus-Christ.

172. L'abbé Joseph Daoust avait commencé, en vue du Tricentenaire, une biographie de Mère Mectilde. Un incendie qui se déclara dans son bureau détruisit son travail ainsi que toutes les sources manuscrites - heureusement en photocopies - qu'il avait pu rassembler. C'est alors le Frère Yves Poutet qui fut sollicité...

94 C'est aussi l'abbé Joseph Daoust qui nous livre quelques réflexions sur l'activité épistolaire de Mère Mectilde. Avec ses vastes connaissances en tous domaines et sa facilité de plume, que n'a-t-il pas écrit depuis son ouvrage sur Dom Martène publié aux Editions de Fontenelle en 1947 173. Nous lui devons bon nombre de contributions sur Mère Mectilde, comme nous l'avons vu, mais aussi beaucoup d'articles divers et de recensions d'ouvrages notamment dans Esprit et Vie 174. L'amitié qu'il voue aux Bénédictines de Rouen et les nombreux conseils et différents services qu'il n'a cessé de leur manifester depuis plus de trente ans attestent de sa disponibilité et de sa compétence.

Enfin, nous est donnée aussi dans ce volume une contribution de Monsieur Daniel-Odon Hurel sur les relations entre Mère Mectilde et les Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur et tout spécialement l'abbaye de Saint-Germain-des-prés. Nous avons vu qu'un certain nombre d'éléments en ce domaine avaient déjà été fournis par Dom Jean Leclercq mais nul n'était mieux placé que Daniel-Odon Hurel, chargé de recherche au CNRS et actuellement chargé de cours à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, pour faire le point aujourd'hui sur cette question. Depuis sa thèse de doctorat, en 1991, sur le Voyage littéraire de deux Religieux Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur 175 (Dom Edmond Martène et Dom Ursin Durand), Daniel-Odon Hurel a beaucoup travaillé les XVII' et XVIII' siècles mauristes et particulièrement la correspondance monastique. On lui doit déjà de nombreuses

173. Joseph Daoust, Dom Marlène, un géant de l'érudition bénédictine, (coll. Figures monastiques), Editions de Fontenelle, Saint-Wandrille, 1947.

174. Depuis 1968, Joseph Daoust rédige avec une continuité remarquable la rubrique Causeries sur les "Revues", dans Esprit et Vie. L'ami du clergé. De plus, il signe un certain nombre de recensions comme, par exemple, sur Catherine de Bar : Esprit et Vie, 84/6 (1974) p. 94 (Documents historiques) ; 86/49 (1976) p. 704 (lettres inédites) ; 88/1 (1978) p. 15 (Fondation de Rouen) ; 99/50 (1989) p. 335 (Lettres à Madame de Châteauvieux).

175. Daniel-Odon Hurel, Erudition mauriste et regard sur la vie religieuse en France, aux Pays-Bas et en Allemagne au début du XVIII siècle. Le Voyage littéraire de dom Edmond Marlène et de dom Ursin Durand (Paris, 1717 et 1724), Université de Tours, 1991, 4 vol.

95 contributions récentes comme par exemple176: Correspondance épistolaire et vie monastique chez les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, article publié dans les Recherches Augustiniennes.

Comme son épouse Nathalie est elle-même Diplômée de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et spécialiste de l'iconographie des manuscrits du Moyen-Age177, on peut augurer de l'excellente formation médiévale et classique que reçoivent et développeront leurs deux jeunes enfants, Armance-Marie et Ambroise, déjà familiers précoces des monastères voisins de Rouen et SaintWandrille. C'est à dessein que je les mentionne tous les deux comme représentants de la génération des chercheurs de demain car, après tout, que ce soit l'enfance d'hier à laquelle a appartenu la petite Catherine de Bar ou l'enfance d'aujourd'hui tout comme celle de demain, il s'agit toujours de grandir sous le regard de Dieu, de se laisser façonner par Lui, d'être attentif aux exemples des anciens pour, un jour, léguer aussi à la génération suivante ce qu'on a soi-même reçu.

176. Daniel-Odon Hurel, Une source pour l'histoire politique et culturelle de la France et de l'Europe occidentale au XVII' et au XVIII' siècle : la correspondance des Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 79/202 (1993) p. 139-144 ; Les Mauristes, éditeurs des Pères de l'Eglise au XVII` siècle, dans Les Pères de l'Eglise au XVIIème siècle, sous la direction d'Emmanuel Bury et de Bernard Meunier, Paris, Éd. du Cerf - IRHT, 1993, p. 117-134 ; Correspondance épistolaire et vie monastique chez les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur (XVII`-XVIII siècles), dans les Recherches Augustiniennes, 27 (1994) p. 187-212 ; Les Bénédictins de Saint-Maur et l'histoire au XVIIème siècle, dans Littératures classiques, 30 (1997) p. 33-50.

177. Nathalie Hurel-Genin prépare actuellement sa thèse de doctorat en histoire, option histoire de l'art à Paris X- Nanterre : Les Chroniques universelles en rouleau et en français des XV' et XVI' siècles : la place de leur miniature dans la production d'oeuvres historiques enluminées. On lui doit déjà plusieurs articles comme par exemple : La Chronique universelle d'Orléans : un manuscrit d'histoire enluminé, dans Histoire de l'Art-Varia, 19 (1992) p. 29-40 ; Les Chroniques universelles en rouleau (1457-1521) : une source pour l'iconographie religieuse, dans Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 80/205 (1994) p. 303-314 ; A propos de quelques manuscrits enluminés de la bibliothèque des Dominicains d'Avignon (X111`-XV' siècles), dans les Cahiers de Fanjeaux, 31 (1996) p. 417.440.



[figurent ici un fascicule paginé 1 à 16 de photographies aux légendes non reproduites ici]


Mère Mectilde et les Mauristes DANIEL-ODON HUREL

97 Il n'est pas ici question d'étudier en profondeur les liens entretenus par la fondatrice des bénédictines du Saint Sacrement avec les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur. La seule ambition de ces quelques pages est de réunir quelques éléments déjà connus, de manière à envisager le moyen d'étudier tant sur le plan factuel que sur le plan de la spiritualité cette synthèse profonde entre spiritualité française et tradition bénédictine qu'offrent la vie et l'oeuvre de Catherine de Bar. Nous nous attacherons exclusivement aux personnalités bénédictines qu'elle a pu rencontrer ce qui ne doit pas faire oublier les multiples influences et rencontres non bénédictines qui pour elle comme

1. Ces quelques pages doivent beaucoup aux publications récentes des bénédictines de Rouen : Mère Mectilde du Saint Sacrement à l'écoute de Saint Benoît, Rouen, 1979 ; Joseph Daoust, Catherine de Bar. Mère Mectilde du Saint Sacrement (1614-1698), Paris, Téqui, 1979 ; Joseph Daoust, Le message eucharistique de Mère Mectilde du Saint Sacrement, Paris, Téqui, 1981 ; Catherine de Bar (1614-1698), Documents Biographiques. Ecrits spirituels (1640-1670), Rouen, 1973 ; Catherine de Bar, Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976 ; sr. Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698), Itinéraire spirituel, Rouen, 1992.

97 1335

pour d'autres religieuses de cette époque furent nombreuses et constituent sans doute une des caractéristiques majeures du renouveau monastique féminin des années 1590-1670. Avec l'essor des congrégations de Saint-Vanne et surtout de Saint-Maur, Mère Mectilde put plus facilement et plus profondément sans doute que Marie de Beauvilliers ancrer son Institut dans l'identité bénédictine, en bénéficiant en particulier des premiers résultats de l'effort des mauristes en faveur d'un retour aux sources patristiques et médiévales du monachisme.

L'itinéraire bénédictin de Mère Mectilde

Cet itinéraire fut à la fois géographique et spirituel. Les deux à la fois, car ce sont les difficultés politiques du moment qui occasionnèrent des rencontres, l'insertion dans des réseaux religieux bien connus de la réforme catholique française, mais aussi la constitution progressive de réseaux relationnels et spirituels propres.

La première rencontre avec la Règle de saint Benoît se fait, on le sait, à Rambervillers en 1638 2. Rambervillers était un monastère récent, fondé une dizaine d'années auparavant dans le sillage de la réforme de Saint-Vanne, elle-même mère de la Congrégation de Saint-Maur. La vocation bénédictine de Catherine de Bar est née non dans un monastère en mal de réforme mais au coeur du renouveau bénédictin lorrain. A Rambervillers, Catherine de Bar découvre aussi les liens forts qui peuvent unir bénédictins réformés et bénédictines. En effet, sa volonté de rejoindre la Règle semble avoir été appuyée par dom Antoine de l'Escale, alors visiteur de la congrégation de Saint-Vanne3. Encore dans les années 1650, ce même religieux ainsi que dom Arnould, abbé de Saint-

2. Joseph Daoust, Catherine de Bar, op. cit., p. 16.

3. Cf. lettres à Catherine de Bar, publiées dans Duquesne, Vie de la vénérable Mère Catherine de Bar, Nancy, 1775, p. 75-77, 232, 237-238.

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Airy de Verdun, servirent d'intermédiaires pour l'acheminement de lettres et paquets entre Mère Mectilde et Mère Benoîte de la Passion 4. D'autre part, Mère Marguerite de la Conception, moniale de Rambervillers et compagne de Mère Mectilde à Paris, entre 1651 et 1659, était une nièce de dom de l'Escale5. Enfin dom de l'Escale comme dom Placide Roussel, prieur mauriste de Saint-Germain-des-Prés, se montre volontiers très exigeant lors de l'examen des moyens financiers dont dispose Mère Mectilde pour sa fondation6. Malgré ces réserves, l'appui des supérieurs majeurs de Saint-Vanne ne sera pas inutile dans la demande officielle de changement d'Ordre de Mère Mectilde en 1658-1660 7. Cette première étape bénédictine s'achève avec les quelques mois passés à Saint-Mihiel, autre monastère vanniste, avant la venue, fin août 1641, à Paris, chez les bénédictines de Montmartre dirigées par Marie de Beauvilliers depuis 1598. Cette abbesse réformatrice bien connue, nourrie d'abord de la spiritualité du milieu Acarie (en l'absence de bénédictins réformés), bénéficia ensuite du renouveau bénédictin masculin (congrégation de Saint-Vanne et bénédictins anglais) sans pour autant négliger la spiritualité jésuite 8.

La Normandie constitue la seconde étape de cet approfondissement de la Règle bénédictine. C'est, sur le plan monastique, la rencontre capitale avec l'abbé cistercien de Barbery, Louis Quinet, lui-même au coeur d'un réseau spirituel normand marqué par l'Ecole française de spiritualité et qu'il conviendrait d'étudier de

4. Lettre de Mère Mectilde à M. Benoîte de la Passion, 27/II/1651, clans Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976, p. 133-135.

5. Catherine de Bar, Lettres inédites, op. cit., p. 135.

6. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 300-301, lettre de Rambervillers, le 16/111/1653.

7. Cf. le certificat du 15 janvier 1658, signé par dom Mathelin, abbé de Saint-Airy de Verdun et président de la Congrégation, dom Pierre des Crochets, prieur de Saint-Clément de Metz et dom Henry Hennezon, prieur de Saint-Evre de Toul, visiteur, dans Catherine de Bar, Lettres inédites, op. cit., p. 388-389.

8. Cf. Yves Chaussy, Les bénédictines et la réforme catholique en France au mi siècle, Paris, 1975, p.18-56 et 339-348.

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façon précise9. Avant de devenir abbé de Barbery, Louis Quinet avait été confesseur des cisterciennes de Maubuisson (de 1620 à 1624) puis prieur réformateur de Royaumont (1624-1638) à une époque où se tinrent dans son abbaye plusieurs réunions touchant la réforme de Cîteaux mais aussi l'essor de la jeune congrégation de Saint-Maur. Sa réforme de l'abbaye de Barbery fut difficile mais l'affiliation à l'étroite observance intervint vers 1641. Fort de sa réputation comme conseiller et supérieur réformateur, il se retrouve très vite en relations étroites avec le milieu spirituel de Caen (en particulier Jean de Bernières, trésorier de France et sa soeur Jourdaine, supérieure des ursulines). Devenu vicaire de l'Ordre cistercien pour la Normandie, il est consulté par l'abbesse de Verneuil en 1642, date à laquelle Mère Mectilde arrive à Barbery, s'installant dans une maison proche de l'abbaye. Dans cette maison, jusqu'en juin 1643, le petit groupe de religieuses eut comme directeur Louis Quinet et un cistercien venait quotidiennement leur célébrer la messe. Le projet de voir fonder une communauté de bénédictines aux pieds de l'abbaye, on le sait, fut un échec, en partie lié au retour à Paris de Mère Mectilde et à son installation à Saint-Maur-des-Fossés. Elle fut alors dirigée par un franciscain du Tiers-Ordre et provincial de France, le père Chrysostome de Saint-Lô.

Cette étape normande monastique n'était pas pour autant achevée. Fondé en 1639 à Pont-l'évêque, le couvent de NotreDame-du-Bon-Secours avait été transféré à Caen en 1644. Devant certaines difficultés liées en partie au rigorisme de la supérieure (réserves quant à l'accès à l'instruction et aux livres), Louis Quinet fait alors appel à Mère Mectilde. Il s'agit sans doute d'une étape décisive. Désormais, Mère Mectilde se voit confier une responsa-

9. Cf. G.-A. Simon, Dom Louis Quinet, abbé de Barbery (1595-1665), Caen, 1927.

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bilité de supérieure et donc de "direction spirituelle", et ce pendant trois ans, jusqu'en 1650, date à laquelle elle retourna pour quelques mois seulement dans son monastère de profession, Rambervillers10.

De cette seconde étape, il faut aussi retenir l'enseignement de Louis Quinet qui fut aussi conseiller de Dominique Georges, futur abbé réformateur du Val-Richer et conseiller de Rancé11. Nous avons au moins une trace imprimée de cet enseignement que Mère Mectilde reçut pendant son séjour à Barbery et dont elle dut s'inspirer directement lorsqu'elle fut prieure du Bon Secours. Il s'agit des Eclaircissemens ou conférences sur la Règle de Saint Benoist, en forme de dialogue, ouvrage publié à Caen en 1651 et dédié à Marie de la Fontaine, abbesse réformatrice de Préaux depuis 1633. Dans ce livre, dom Louis Quinet veut répondre aux difficultés d'une Religieuse bénédictine12. Les "questions" de la religieuse concernent tout d'abord la définition de l'esprit particulier de la Règle de saint Benoît, l'obligation des observances proposées et la question des dispenses. Le livre se poursuit par un commentaire chapitre par chapitre de la Règle dans lequel chaque question touchant des détails pratiques de la vie monastique sont remis dans une perspective contemplative et monastique. Son étude détaillée permettrait sans doute d'y voir une des sources de la doctrine spirituelle et monastique de Mère Mectilde.

La troisième étape de cet itinéraire bénédictin fut la rencontre avec les mauristes de Saint-Germain-des-Prés, quelques semaines après la fin de la Fronde, en décembre 1652. Cette rencontre semble avant tout "administrative" puisqu'il s'agissait d'abord d'obtenir les autorisations des supérieurs ecclésiastiques pour l'érection de ce nouveau monastère de bénédictines vouées à

10. Joseph Daoust, Catherine de Bar, op. cit., p. 20-21.

11. G.-A. Simon, op. cit., p. 51-53.

12. Louis Quinet, Eclaircissemens ou conférences sur la Règle de Saint Benoist, en forme de Dialogue. Pour répondre aux difficultés d'une Religieuse bénédictine. Avec un traité des Dispositions de piété, polir l'Exercice Journalier d'une âme religieuse, Caen, Poisson, 1651, in-8.

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l'adoration perpétuelle du Saint Sacrement. Cette spécificité spirituelle, on peut légitimement penser que Mère Mectilde ne l'a pas ou peu puisé dans la tradition bénédictine, au contact des Vannistes ou de dom Louis Quinet, mais bien plutôt chez Bérulle et Olier. Cette dévotion centrale au Saint Sacrement fut sans doute largement entretenue par le prémontré Epiphane Louys, abbé d'Etival. Ce dernier que Mère Mectilde n'aurait rencontré qu'à partir de 1663 joua un rôle certain dans les fondations et agrégations de Toul, de Rambervillers et de Nancy et en tant que directeur spirituel.

Une fois l'autorisation acquise, se développèrent des relations étroites entre quelques mauristes de Saint-Germain et les bénédictines. Parmi les religieux concernés, citons les prieurs successifs de l'abbaye (supérieurs des moniales), dom Placide Roussel jusqu'en 1654, dom Bernard Audebert (jusqu'en 1660), dom Ignace Philibert (de 1660 à 1666), dom Antoine Espinasse (16661669), dom Victor Tixier (1669-1675), dom Benoît Brachet (16751678), dom Claude Boistard (1678-1684), dom Claude Bretagne (1684-1690) et dom Arnoul de Loo (1690-1696) mais aussi dom Claude Martin et dom Luc d'Achery lui-même, plus connu en tant que bibliothécaire de Saint-Germain et réorganisateur des études dans la Congrégation que comme directeur spirituel et conseiller pour la fondation de couvents.

Mère Mectilde et les Mauristes : le temps des fondations

Dès les premières années de la Congrégation de Saint-Maur, vers 1620, les supérieurs refusèrent de répondre aux sollicitations d'un certain nombre de monastères bénédictins féminins. Fontevrault, Montivilliers, Faremoutiers, la Trinité de Poitiers et

13. Cf. Jean-Marc Vaillant, Baroque ou classique. Epiphane Louys, mystique et homme d'action, abbé prémontré d'Etival, diplôme Ecole Pratique des Hautes études (Paris), 1996.

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la naissante congrégation des bénédictines du Calvaire en constituent les principaux exemples". Dans les années 1640-1650, ce sont les bénédictines de Montreuil-sur-mer, les ursulines de Paris puis les bénédictines de Jarcy (en 1652) qui se voient refuser la nomination de visiteurs mauristes. Ces refus sont aussi la preuve d'échanges informels. Ainsi malgré le refus officiel, dom Tarrisse vient en aide aux bénédictines de la Trinité de Poitiers. En 1651, Dorothée de Parabère, prieure de La Mothe-Saint-Heraye demande l'autorisation de rencontrer régulièrement le prieur de SaintMaixent pour la guider dans la mise en pratique des constitutions mauristes qu'elle désirait faire observer dans son monastère''. En 1653 encore, Marie de Beauvilliers consulte dom Brachet au sujet de l'abstinence de la viande'6. Ces quelques exemples montrent combien le recours aux mauristes sembla naturel à des moniales bénédictines dès lors que le renouveau bénédictin masculin était en marche.

Dans quels domaines les mauristes eurent-ils à intervenir? Qui furent ces religieux? Deux questions auxquelles je répondrai par quelques éléments et réflexions. Trois domaines d'intervention s'imposent : la fondation, la rédaction des constitutions et le conseil spirituel au sens large. Quelques religieux se détachent, tous appartenant au Régime de la Congrégation ou personnalités centrales du renouveau mauriste : Placide Roussel, Bernard Audebert, Ignace Philibert, Antoine Espinasse, Benoît Brachet, Claude Boistard, Antoine Durban, Claude Martin et Luc d'Achery.

Placide Roussel

Dom Placide Roussel, né à Nevers en 1603, fait profession dans

14. Daniel-Odon Hurel, "L'histoire de la Congrégation de Saint-Maur : quelques réflexions à propos d'un ouvrage récent", dans Studia monastica, t. 35, 1993, p. 449-462.

15. Edmond Martène, Histoire de la Congrégation de Saint-Maur, Ligugé, t. 3, p. 176.

16. Edmond Martène, op. cit., t. III, p. 253-254.

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la Congrégation de Saint-Vanne, à Verdun, le 22 mai 1620. Il meurt au Bec en 1680'7. Sa carrière reflète certains aspects difficiles des débuts de la réforme mauriste. Il s'agit donc d'un supérieur habitué aux problèmes juridiques et économiques qui touchent toute fondation religieuse. Il est d'abord prieur de La Charité-sur-Loire (1636-1642) puis visiteur mauriste des provinces de Chezal-Benoît (1642) et de Bourgogne (1645). En 1648, il est nommé prieur de Saint-Germain-des-Prés, charge qu'il assume jusqu'en 1654. De 1656 à 1659, il participe en compagnie de dom Ignace Philibert à la seconde tentative de réforme de Cluny, voulue par son abbé commendataire, Mazarin. Il sera ensuite abbé de Saint-Augustin de Limoges (1660-1663), prieur de Fécamp (16631669) et enfin prieur du Bec en 1669' . Étant prieur de Saint-Germain, il participa à la controverse sur l'auteur de l'Imitation de Jésus Christ en compagnie de dom Robert Quatremaire, les bénédictins refusant l'attribution de l'ouvrage à Thomas a Kempis° et considérant cet ouvrage comme un des fondements de la spiritualité bénédictine réformée.

Sa première réaction à l'égard de la fondation de la rue Férou (automne 1652) en tant que vicaire général de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés et prieur, fut très mitigée. Un peu comme dom de l'Escale, dom Roussel exigeait des fondatrices une solide assise financière et matérielle pour ce nouveau couvent féminin".

17. Yves Chaussy, Matricula monachorum professorum Congregationis S. Mauri in Gallia Ordinis Sancti Patris Benedicti, Paris, 1959, n° 70.

18. Yves Chaussy, Les bénédictins de Saint-Maur. T. II : Répertoire biographique. Supplément à la Matricule, Paris, 1991, n° 70.

19. Ursmer Berlière, Nouveau Supplément à l'Histoire littéraire de la Congrégation de Saint-Maur, Maredsous, II, 1931, p. 170, 199 ; dom Berlière renvoie à une bibliographie complète.

20. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 92-94, 104.

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Bernard Audebert

Né en 1600, dom Audebert fit profession à Nouaillé le 11 novembre 1620. Il meurt à Saint-Germain-des-Prés le 29 août 167521. Dès 1628, il est prieur à Saint-Laumer de Blois, puis, jusqu'en 1633 à Saint-Melaine de Rennes. Cette même année il est nommé prieur à Sainte-Croix de Bordeaux. De 1636 à 1642 il est abbé de Saint-Sulpice de Bourges puis prieur de Saint-Denis de 1642 à 1648. Il devient alors assistant du supérieur général, charge qu'il occupe jusqu'en 1654, puis prieur de Saint-Germain (jusqu'en 1660) et enfin supérieur général jusqu'en 167222.



Ignace Philibert

Comme dom Roussel, Ignace, à 19 ans, fit profession à Saint-Vanne de Verdun le 13 avril 1621. Comme lui, sa première formation est donc la même que celle de dom de l'Escale'''. Supérieur de Saint-Martin-des-Champs à Paris en 1630, il appartient aussi à cette même génération de religieux concernés par la réforme de Cluny. De 1645 à 1651, il est abbé de Saint-Vincent du Mans, puis prieur de Saint-Denis jusqu'en 1657. Enfin, il est prieur de Saint-Germain-des-Prés de 1661 à 1666 et meurt en 1667. Comme dom Roussel, Ignace Philibert participa à la controverse sur l'Imitation de Jésus Christ et entretint avec dom Antoine de l'Escale une importante correspondance érudite et religieuse vers 1664-1666. Dom Philibert fut aussi un érudit. En effet, il rédigea vers 1630 une Histoire de la Sacrée Colombe bénédictine de l'abbaye de Remiremont24.

21. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 77 ; Ursmer Berlière, Nouveau Supplément, op. cit., t. I, 1908, p. 21-22. ; Léon Guillereau, Mémoires de dom Bernard Audebert, Paris, 1911.

22. Yves Chaussy, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cit., n°77.

23. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 85.

24. Ursmer Berlière, Nouveau Supplément, op. cit., t. II, p.146-147.

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Benoît Brachet

Né à Orléans, il fait profession à Saint-Faron de Meaux le 2 mai 1627, à 19 ans. Comme dom Philibert, il est prieur de SaintMartin-des-Champs à Paris (1636) puis prieur de Saint-Germain-des-Prés jusqu'en 1645. A cette date, il devient assistant du supérieur général, charge qu'il occupe de 1645 à 1651 puis de 1654 à 1663, de 1666 à 1672 et enfin de 1678 à 1684. Il devient alors supérieur général, charge qu'il conserve jusqu'à son décès, en 168725. Dom Brachet eut un rôle très important dans le développement de la Congrégation. On lui doit la fondation du prieuré mauriste de Bonne-Nouvelle d'Orléans26. On le retrouve aussi, comme dom Philibert et dom Roussel au coeur de la polémique autour de l'Imitation de jésus Christ. Il est alors en relations épistolaires avec dom de l'Escale, dans les années 166027

Audebert, Brachet et Philibert eurent un rôle capital dans l'élaboration de l'Institut. Dom Audebert, en tant que prieur de Saint-Germain, se voit sollicité par Mère Mectilde en août 1654 pour donner sa permission à la bénédiction d'une statue de la Sainte Vierge. Pour pouvoir faire cette cérémonie avec toute l'exactitude possible, elle demande en outre au prieur de lui prêter un pontifical'''. Quelques années plus tard, en 1659, il confirme que le nouveau monastère de la rue Cassette est bien situé dans le ressort de sa juridiction spirituelle29. Quant à Dom Philibert, on sait qu'il s'occupa activement de la rédaction des constitutions comme conseiller de Mère Mectilde30, rédaction à laquelle participèrent aussi Audebert et Brachet. Ses liens avec la fondatrice justifièrent

25. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 256 ; Yves Chaussy, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cit., n° 256..

26. Daniel-Odon Hurel, Les Mauristes à Orléans. Bonne-Nouvelle et l'essor de la bibliothèque publique au Mlle siècle, Orléans, 1995.

27. Ursmer Berlière, Nouveau Supplément, op. cit., t. I, p. 69-70.

28. Catherine de Bar, Documents biographiques, op. cit., p. 296-397.

29. Sr. Marie-Véronique Andral, "Mère Mectilde du Saint-Sacrement, bénédictine de son temps", dans Collectanea Cisterciensia, 54 (1992), p. 250-268 (ici p. 255).

30. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 214-220 et 238-239.

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qu'en 1666, déchargé de sa supériorité et en passe d'être nommé prieur en dehors de Paris, Mère Mectilde obtint du chapitre général qu'il demeurât, à Saint-Germain comme son confesseur, ce qu'il était déjà depuis plusieurs années31. Dom Ignace Philibert fut sans aucun doute pour Mère Mectilde bien plus qu'un simple supérieur ou conseiller, ce que confirme le soin qu'il apporta à la rédaction des constitutions.

Antoine Espinasse

Profès de Saint-Augustin de Limoges à 26 ans le 19 janvier 1626, il meurt à La Réole en 1676. Lorsqu'il et nommé prieur de Saint-Germain-des-Prés en 1666, il a déjà plusieurs années de supériorat local à son actif : La Réole de 1630 à 1636, Bordeaux (1636-1639), Toulouse (1639-1651). Il fut en outre visiteur de cette même province de Toulouse (1657-1660) et assistant du supérieur général de 1660 à 1666'2. Prieur de Saint-Germain-des-Prés, il termine, en accord avec l'abbé commendataire, le procès entre l'abbaye et l'archevêché de Paris : le 20 septembre 1668, l'abbaye renonce à son pouvoir juridictionnel sur le faubourg Saint-Germain". Néanmoins, lui et ses successeurs demeurent supérieurs des bénédictines, ce qui explique qu'il autorise Mère Mectilde à se rendre en Lorraine pour les affaires de la Congrégation (agrégation de Notre-Dame de Consolation à Nancy) le 10 décembre 1668, quelques mois après l'approbation du cardinal Louis de Vendôme .

31. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 238-239.

32. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 198 et Yves Chaussy, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cit., n° 198.

33. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 93.

34. Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., p. 263-264.

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Claude Boistard

Après avoir fait profession à Saint-Augustin de Limoges le 19 décembre 1640, dom Claude Boistard commença une longue carrière de supérieur local puis majeur : prieur de La Réole en 1654, de Bordeaux en 1657, de La Daurade de Toulouse en 1660 puis de 1669 à 1675 ; il fut visiteur de Toulouse en 1663 puis de France en 1675. Prieur de Saint-Germain-des-Prés en 1678 et 1681, il devint assistant du supérieur général en 1684 puis supérieur général de 1687 à 1705 avant de redevenir assistant jusqu'en 1708n. En tant que prieur, lui aussi fut sans doute supérieur des bénédictines. En tous cas, le 3 juillet 1680, il se rendit au monastère et "a fort contenté la Communauté. Il en a usé autant bien qu'il se pouvait."36

Antoine Durban

Profès de Saint-Rémi de Reims en 1646, dom Durban est surtout connu pour avoir été procureur général à Rome de 1672 à 1680. Il fut aussi assistant du supérieur général de 1690 à 1696, 3 puis prieur de Saint-Germain-des-Pres7 . Comme ses prédécesseurs, dom Durban était supérieur des religieuses. C'est ainsi que Mère Mectilde, le lendemain de son décès, témoigne de son désarroi dans une lettre à la prieure du monastère de rue Neuve Saint-Louis à Paris à propos de l'arrivé de la prieure de Nancy à Paris :

Je vous demande si d'abord vous pouvez les recevoir et loger deux ou trois jours, parce que notre bon père prieur est mort hier et que nous n'avons point de supérieur ; que le Seigneur Archevêque à qui

35. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 969 et du même, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cit., n° 969.

36. Catherine de Bar, Lettres inédites, op. cit., p. 344-345.

37. Yves Chaussy, Matricula, op. cit., n° 1203 et, du même, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cit., n° 1203.

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j'ai écrit trois ou quatre fois sans pouvoir tirer aucune réponse (sic) ; cela m'embarrasse beaucoup".

Luc d'Achery

Avec dom Luc d'Achery, nous sommes toujours à Saint-Germain-des-Prés. Pourtant sa présence est plus inattendue. En effet, le bibliothécaire du monastère, décédé en 1685, n'est pas un supérieur majeur ni local. Il est avant tout, depuis 1648, un des principaux organisateurs des études dans la Congrégation de Saint-Maur. Il est avec dom Grégoire Tarrisse et quelques autres celui qui donna aux études monastiques, patristiques et historiques l'impulsion essentielle du départ et qui contribua de façon décisive à définir les conditions, les directions et les finalités des recherches entreprises dans les monastères provinciaux et à Paris au fur et à mesure de l'essor de la Congrégation, entre 1648 et 1680". Pourtant, sa proximité avec le prieur de Saint-Germain-des-Prés et son autorité semblent l'avoir conduit à aider Mère Mectilde et surtout Isabelle-Angélique de Montmorency, duchesse de Châtillon et princesse de Mecklembourg dans les préparatifs à la fondation du monastère de Châtillon vers 1672-1677. D'après une quarantaine de lettres et différents papiers conservés à la Bibliothèque nationale de France (ms. fr. 17687, f. 117-265), il semble que la princesse de Mecklembourg, proche de la Mère de Blémur et connaissant les mauristes de Saint-Germain-des-Prés, recevait régulièrement de dom Luc d'Achery des conseils spirituels" au début des années 1670, lorsqu'elle était au Mecklembourg (1672-1673) puis à son retour en France, en parti-

38. Catherine de Bar, Lettres inédites, op. cit., p. 376.

39. Cf. J. Fohlen, "Dom Luc d'Achery et les débuts de l'érudition mauriste", dans Revue Mabillon, t. 55, 1965, p. 149-175 ; t. 56, 196, p. 1-30, 73-98 ; t. 57, 1967, p. 1741 et 56156.

40. Ainsi dans une lettre sans doute de la fin de l'année 1673, elle redit à dom Luc d'Ache!), "le dessein que j'ay de persévérer dans le désir d'estre à Dieu et de suivre vos conseils.", Paris, BNF, ms. fi. 17687, f. 215-216.

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culier à Châtillon, où, dès cette période, elle songe à fonder une communauté religieuse féminine. D'après cette correspondance, il semblerait que c'est dom Luc d'Achery lui-même qui lui aurait suggéré de faire appel aux bénédictines du Saint Sacrement. Dom Luc d'Achery se retrouve alors chargé, vers 1675, de dresser un contrat entre la princesse et Mère Mectilde pour la fondation. Il sert aussi d'intermédiaire entre les deux fondatrices et le prieur de Saint-Germain, supérieur des religieuses. Enfin, Mère Mectilde lui transmet des lettres de la princesse.

Six lettres de 1675 et de 1676, écrites par Mère Mectilde à dom Luc d'Achery permettent de préciser le rôle de ce religieux. Le 20 septembre 1675, elle lui envoie des lettres de madame de Mecklembourg :

Elle est sur le point de venir, vous vairez qu'elle persévère dans son zèle pour la fondation. Mais si Dieu vous retire de ce monde comme il a fait le très Révérend père Audebert, vostre bon amy, l'affaire demeurera imparfaite. Je l'ay remis entre les mains de vostre révérence pour la conduire auprès de Dieu et de la princesse comme vous le jugerez plus à propos, m'en remettant aux sentimens que le saint Esprit en donnera à vostre révérence.

Dans cette lettre, elle fait état des bonnes résolutions de la princesse quant à sa volonté de résider à Châtillon, "voulant servir Dieu en solitude et en adorant le très saint sacrement." Enfin, elle termine en se préoccupant de la santé de dom d'Achery41 :

Je le prie [le Seigneur] qu'il vous donne un peu plus de santé pour le servir encore en cette vie plusieurs années, bien que les saintes ardeurs de votre coeur vous donnent des ailes pour voler au ciel où vous estes desjà en esprit. Souffrez, mon très Révérend Père

41. Paris, BNF, ms. fr. 17687, f. 240-241. Sur le monastère de Chatillon : Jean-Marie Voignier, Les bénédictines de Chatillon-sur-Loing, Montargis, Les Monographies Gâtinaises, 1998.

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encore un peu de retardement pour augmenter votre mérite et ayder les âmes à se sauver. Il y a un provançal à Paris qui donne une essence admirable qui guérit bien des maux et fortifie la nature. Je supplie vostre Révérence agréer que je luy envoye. Sy elle ne vous fait point de bien, j'assure qu'elle ne vous fera point de mal. Cette une satisfaction que vous donnerez aux personnes qui vous honorent et qui vous estiment...

Dans une seconde lettre, le 3 septembre 1676, Mère Mectilde envoie comme exemple de contrat ceux du monastère de la rue Cassette, pour aider dom Luc d'Achery dans son travail de rédaction que celui-ci a accepté de faire sans doute à la place du prieur, dom Benoît Brachet42. Deux lettres, sans doute de l'année suivante, témoignent des difficultés que pose cette fondation, difficultés liées à la personnalité de la princesse et à la situation religieuse de Châtillon. Grâce au prieur de Saint-Germain et au père d'Achery, la princesse obtient les lettres patentes le 31 août 1677e. Le 28 août, sans doute de cette même année, Mère Mectilde remercie dom d'Achery pour son aide et lui demande "d'obtenir l'agrément de M. l'archevêque de Sens et les lettres patentes du Roy sans quoy nous ne pouvons faire aucune avance". Elle lui demande aussi de "m'envoyer une Bulle du jubilé que M. l'archevêque a fait distribuer pour les Religieuses et de me donner vos advis comme nous devons faire pour le gagner. Le reste à demain ou vendredi si je ne suis point trop importune."'"

Le rôle de dom Luc d'Achery ne s'arrête pas à cet épisode. Ce même manuscrit contient des "Remarques sur les Constitutions des Religieuses du Saint Sacrement"45, écrites de sa main et qui datent sans doute de l'année 1677, quelque temps après la publication qui concluait quelques années de réflexions faites par Mère

42. Paris, BNF, ms. fr. 17687, f. 242-243.

43. Cependant, le couvent ne fut béni qu'en 1688.

44. Paris, BNF, ms. fi-. 17687, f. 248-249.

45. Paris, BNF, ms. fi-. 17687, f. 264-267.

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Mectilde à la demande des religieuses, à partir du travail réalisé par dom Philibert46 . Ces remarques portent plus sur la forme que sur le contenu. Dom d'Achery trouve que certains termes sont trop excessifs. Selon le mauriste, par exemple, il y a exagération quand il est dit que cet Institut est au dessus de tous les instituts et ordres religieux ou encore quand il est dit que les religieuses de l'Adoration perpétuelle ont le privilège d'être unies à Jésus Christ. Achery remarque que tous les baptisés sont consacrés à Dieu comme des hosties et des victimes. Enfin, signale dom d'Achery : "Il paroist dans ces Constitutions une affectation ennuyeuse du mot Victime qui y est répété en divers endroits plus de cinquante fois". L'ensemble des ces remarques mériteraient d'être étudié de près car elles témoignent d'une spécificité de l'expression féminine de la spiritualité y compris à l'ombre des mauristes. Certains détails de la réécriture par Mère Mectilde de la Pratique de la Règle de Saint Benoît de dom Claude Martin confirment cette perspective.

Mère Mectilde et dom Claude Martin : la Pratique de la Règle de Saint Benoît

On le sait, dom Claude Martin fut un des supérieurs les plus importants de la Congrégation de Saint-Maure. Né en 1619, fils de Marie de l'Incarnation, il fait profession le 3 février 1642 à la Trinité de Vendôme. Jusqu'en 1669, dom Claude Martin occupe plusieurs fonctions de prieur. D'abord aux Blancs-Manteaux entre 1654 et 1657, période durant laquelle il connut peut-être Mère Mectilde, puis à Meulan, Compiègne, Angers et Rouen. A partir de 1669 et jusqu'en 1687, il ne quittera pas Paris et le régime de la Congrégation sauf entre 1675 et 1681 lorsqu'il est prieur de Saint-Denis. Il est assistant du supérieur général de 1669 à 1675 puis de

46.1 Daoust, Catherine de Bar, op. cit., p. 32.

47. Ives Chaussy, Matricula, op. cit., n° 1021 et, du même, Les bénédictins de Saint-Maur, op. cil., n° 1021.

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1681 à 1690. Pendant cette période, il s'affirme d'une part comme un homme de grande spiritualité et d'autre part, comme un grand supérieur, au centre des principales décisions en matière d'éditions patristiques. Ainsi par exemple, il prend une part active à l'édition mauriste de saint Augustin et organise les premières éditions des Pères grecs en proposant à dom Bernard de Montfaucon en particulier un programme de travail'''.

C'est donc essentiellement en tant qu'assistant du supérieur général que dom Claude Martin suivit les premiers pas de la congrégation des bénédictines du Saint Sacrement. On peut légitimement penser que Mère Mectilde lut les Méditations chrétiennes qu'il publia en 1669 mais aussi la Conduite pour la retraite du mois à l'usage des religieux de la Congrégation de Saint-Maur.'' Mais c'est un autre ouvrage qui doit retenir notre attention. Il s'agit de la Pratique de la Règle de S. Benoist, publiée une première fois en 1674. Il s'agit d'un commentaire pratique de la Règle bénédictine, une sorte de "morale bénédictine", appliquée spécifiquement aux mauristes puisque dom Martin prend soin d'éclairer certains points de la Règle par des extraits des Déclarations et des Constitutions mauristes'''. Dans une première partie, dom Claude Martin parle des "exercices communs" : l'importance des exercices réguliers, "comment il se faut lever et commencer la journée", "de Matines et de l'office divin", "du sacrement de confession", "de l'offrande du matin", "de l'Oraison ou Méditation", de la façon d'assister au chapitre, "du travail des mains", "de la retrai-

48. Cf. Troisième centenaire de l'édition mauriste de saint Augustin, Paris, 1991.

49. Cf. Daniel-Odon Hurel, Raymond Rogé (textes réunis par), Dom Bernard de Montfaucon, Actes du colloque de Carcassonne (octobre 1996), Saint-Wandrille, 1998. Sur dom Claude Martin, on lira aussi Guy-Marie Oury, Dom Claude Martin, le fils de Marie de l'Incarnation, Solesmes, 1984 et Edmond Martène, La vie du Vénérable dom Claude Martin, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, Tours, Masson, 1697.

50. Paris, De Bats, en 2 vol.

51. Paris, Billaine, 1670.

52. Pratique de la Règle de S. Benoist, quatrième édition, Paris De Bats, 1690.

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te et solitude", "de la lecture spirituelle", de la façon d'entendre la sainte messe, "de la sainte communion", de la messe conventuelle, de l'examen de conscience, du réfectoire, du nettoyage des cellules, du silence et de la manière de parler, de la conférence, de la façon de découvrir l'intérieur, de l'offrande du soir et enfin du repos de la nuit. L'ensemble de ces recommandations est écrit avec simplicité et efficacité, constituant une sorte de manuel quotidien du bénédictin. En cela, cette première partie à la fois spirituelle et pratique offrait un modèle et une source d'inspiration non négligeable pour Mère Mectilde et son jeune Institut.

La seconde partie du livre est plus spirituelle même si l'important pour dom Martin est de montrer les conséquences quotidiennes d'un comportement spirituel. Le supérieur évoque le péché, la crainte de Dieu, s'étend plus longuement sur la mortification (six chapitres sur la mortification des sens extérieurs, de la chair, de l'intérieur), aborde les tentations, la présence de Dieu, la dévotion continuelle à Jésus Christ, à la sainte Vierge et aux saints mais aussi les "consolations et les sécheresses". Dom Claude Martin se penche aussi sur les vertus spécifiquement monastiques : l'humilité, la douceur, la patience (y compris dans les maladies), la pauvreté et la chasteté religieuse, le voeu de stabilité, celui de la conversion des moeurs et celui de l'obéissance. Enfin, il termine son ouvrage par l'évocation, toujours dans une perspective pratique, de la "résignation à la volonté de Dieu", de la Foi, de l'Espérance, de la Confiance en Dieu, de l'Amour de Dieu et du prochain et enfin de la Persévérance.

En 1686, alors que dom Claude Martin est assistant du supérieur général depuis plusieurs années et qu'il suit avec attention la jeune congrégation, Mère Mectilde publie des Exercices spirituels ou Pratique de la Règle de S. Benoist à l'usage des religieuses bénédictines de l'Adoration perpétuelle du T S. Sacrement (à Paris, C. Remy). Cet ouvrage reçut l'approbation des supérieurs, c'est-à-dire, de dom Benoît Brachet, alors supérieur général, et de dom Claude Bretagne, prieur de Saint-Germain-des-Prés et supérieur des reli-

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gieuses en tant que grand vicaire de l'archevêque de Paris. Ce dernier fut d'ailleurs aussi un éminent auteur spirituel de la Congrégation au même titre que dom Martin, dom Rainssant", dom Joachim Le Comtat'A et dom Simon Bougis.'", tous quatre auteurs de Méditations ou de Conférences monastiques reconnus comme livres de base dans la Congrégation et donc que Mère Mectilde et ses religieuses durent lire.

Dans une lettre à ses bénédictines publiée au début de ces Exercices, Mère Mectilde confirme le lien qui unit les moniales aux mauristes. Ce livre, dit-elle, a été fait à l'origine "par nos Pères de la Congrégation de Saint-Maur, pour élever leurs religieux dans les principes d'une véritable et solide piété.". Elle poursuit en disant que "nous y trouvons tout ensemble un livre spirituel & un commentaire pratique de notre sainte Règle" :

Ce livre étant donc la Règle même réduite à la pratique, on peut dire de luy ce qu'il dit luy-même de cette règle sainte, que tout ce qui se trouve de parfait, de spirituel, & d'édifiant dans les autres livres, y est compris en abrégé & d'une manière éminente. Ainsi quand tous les autres livres nous manqueroient, nous trouverions toujours à nous consoler en celuy-cy, & il pourroit nous suffire pour nous conduire à la perfection de nôtre état.''

Mère Mectilde montre ici son souci de donner à ses religieuses nouvellement fondées une identité bénédictine intérieure et extérieure très forte et ce, le plus efficacement possible, sans pour

53. Méditations pour tous les jours de l'année tirées des évangiles qui se lisent à la messe, et pour les principales fêtes des saints, Paris, 1633, 1647 , 1679, 1683, 1699.

54. Joachim Le Comtat, Méditations pour la Retraite des dix jours pour les religieux, Rennes, 1662, in-8° ; Conférences ou Exhortations monastiques pour tous les jours de l'année, Paris, 1671, in-4°.

55. Méditations pour les Novices et les jeunes profès et pour toutes sortes de personnes qui sont encore dans la vie purgative, Paris, 1674.

56. Exercices spirituels ou Pratique, op cit., lettre, p. 3.

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autant ignorer la tradition monastique et bénédictine. Elle n'hésite pas à évoquer comme autre titre possible à cet ouvrage, la formule de "morale bénédictine."

Quelles sont les différences entre les deux versions de cet ouvrage ? Tout d'abord on constate une féminisation de la forme voire même du contenu (lorsqu'il s'agit par exemple d'évoquer la symbolique du voile blanc et des cheveux coupés) et une adaptation de certains rituels (prise d'habit par exemple) aux pratiques des constitutions des bénédictines. Autre exemple, le chapitre intitulé chez dom Martin "comment il faut dire et entendre la sainte messe", devient "comment il faut entendre la sainte messe" avec des conséquences évidentes sur le contenu même de ce type de chapitre. En second lieu, les références de dom Martin à la Règle bénédictine, citées en marge du texte sont supprimées dans la version publiée par Mère Mectilde.

Cependant, le plan général de l'ouvrage n'offre guère de différences importantes. On observe la même division en deux parties, l'une consacrée aux exercices communs et l'autre aux exercices particuliers. Par contre il n'est pas inutile de signaler quelques changements et ajouts liés à certaines spécificités de la vie monastique féminine d'une part et, d'autre part, aux pratiques propres aux bénédictines du Saint Sacrement. C'est ainsi que prend place dans la première partie, entre les chapitres intitulés "Comme il faut entendre la sainte Messe" et "De la sainte communion", un chapitre sur les "Dispositions avec lesquelles on doit faire la Réparation pendant l'Octave de l'Annonciation", spécificité liturgique et dévotionnelle :

la religieuse considérera donc attentivement qu'elle est chargée par toute la Communauté de faire à Dieu une amande honorable pour tous les manquemens qui peuvent se commettre, ou dans l'adoration perpétuelle, ou dans le divin service, ou dans les observances de la vie religieuse57.

57. Exercices ou Pratique, op. cit., p. 95. 116

Dans la seconde partie, le chapitre consacré au "Modèle des actes intérieurs de vertu" devient "Modèle d'actes de vertu à l'égard de l'Humilité". Mère Mectilde ajoute un acte de pénitence, garde le même nom pour les actes mais a réécrit les textes, plus longs et plus lyriques que dans la version mauriste. En voici un exemple révélateur qui rappelle les remarques de dom d'Achery sur les Constitutions, l'"acte d'oblation" d'abord dans sa version masculine puis dans sa version féminine :

Je me donne tout à vous, ô sainte humilité ; donnez-vous aussi toute à moy : Et vous, mon Dieu, faites que cette alliance ne se 58 rompe jamais.

O mon Dieu, je m'offre à vous toute entière, afin que vous m'humiliez selon toute l'étendue de vôtre volonté. Je me consacre & me dévoue à l'amour que vous avez pour l'humilité ; je m'abandonne à vôtre providence pour les emplois les plus vils & les plus bas, & pour toutes sortes d'humiliations.59

La fin de cette seconde partie offre deux chapitres supplémentaires chez Mère Mectilde : "Des dispositions dans lesquelles doit entrer celle qui fait la Réparation ordinaire" et "Des devoirs envers la sainte Vierge, comme première et perpétuelle Supérieure". Le livre se termine aussi par une "Oraison très-dévote pour renouveler les Voeux" et un "Modèle d'examen de conscience pour une Confession ordinaire."

Ce simple aperçu ne dispense pas d'une étude approfondie et comparée de ces deux textes. Cette étude permettrait sans doute de préciser le contenu et l'expression formelle de la spiritualité que Mère Mectilde voulut pour elle et pour ses filles. Cette ébauche de comparaison constitue seulement un témoignage supplémentaire des liens profonds qui unirent les deux congrégations bien au-delà de la mort de Mère Mectilde d'ailleurs. L'affaire

58. Pratique de la Règle de S. Benoist, op. cit., p. 189 (édition de 1690).

59. Exercices ou Pratique, op. cit., p. 186-187.

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de l'approbation des constitutions par Rome au début du XVIlle siècle montre une fois de plus une étroite collaboration entre les Mauristes de cette génération et les bénédictines.

Ils eurent la bonté de s'en charger et la poursuivirent avec des peines et des fatigues infinies. Tous deux furent trouver les deux éminences qui leur dirent que le Pape ne leur en avait pas parle.

L'affaire de l'approbation des constitutions par Rome (1702-1708)

Décédée en 1698, Mère Mectilde est encore au centre des préoccupations des religieuses parisiennes venues à Rome d'abord pour la fondation d'un monastère dans cette ville, fondation souhaitée par Marie-Casimireh'. C'est, semble-t-il à cette occasion qu'elles entreprirent d'obtenir du Saint-Siége l'approbation des constitutions. De son vivant, la fondatrice avait déjà subi un premier échec et avait revu plusieurs points des constitutions publiées en 1677, après avoir été en partie rédigées par dom Ignace Philibert. Il n'est pas question ici d'étudier tous les aspects de cette seconde tentative de 1702 mais de relever la place essentielle qu'y jouèrent deux mauristes, le procureur général à Rome et son compagnon. De 1702 à 1708 quelques religieuses du couvent de Saint-Louis de Paris séjournent à Rome. En mai 1703, elles adressent au pape les constitutions imprimées mais aussi un exemplaire des corrections manuscrites de Mère Mectilde, corrections non signées de la main de la fondatrice ni approuvées par les monastères de la congrégation. Le pape confie l'examen de ces deux versions à deux cardinaux. Dés lors, toutes leurs démarches seront prises en charge par dom Guillaume Laparre, procureur général de 1702 à 1711, et par dom Claude de Vic, son compagnon à Rome de 1703 à 1715. Ces deux religieux, nous raconte le Mémoire abrégé de ce qui s'est passé dans l'affaire del'approbation des Constitutions l , acceptèrent de "vouloir bien poursuivre cette affaire" :

A la demande du cardinal Gabrieli, en grande partie chargé de cette affaire par le pape, il fallut traduire en latin les constitutions déjà imprimées, les manuscrites n'étant pas recevables car non signées de Mère Mectilde :

La Reyne ne pensa plus qu'à les faire traduire ; elle choisit pour cet ouvrage le Père Procureur général des bénédictins et dom Claude, son compagnon, qui reçurent cette commission avec bonté. Ils travaillèrent infatigablement le jour et une partie de la nuit à cette traduction, en sorte qu'ils l'apportèrent à la Reyne le 19 novembre, n'ayant esté que vingt jours à la faire."

Malgré les lenteurs du Saint Siège, l'approbation est prévue pour le 15 juin 1704. Les religieuses ne peuvent accepter une approbation qui leur ôte une caractéristique majeure, voulue par leur fondatrice : l'office double majeur du Saint Sacrement les jeudis. Rome refusait d'accorder une spécificité dévotionnelle d'une telle importance. De nouveau, le procureur général reprend l'initiative en proposant de recourir à la Sacrée Congrégation des Rites. Ce recours imposait la rédaction de mémoires justifiant cette particularité liturgique et apportant tous les textes montrant qu'un tel office avait bien existé dans l'histoire des ordres monastiques. Les privilèges produits par les religieuses n'étant pas juridiquement parfaits, dom Laparre conseilla de ne pas les utiliser. Cette tentative auprès de la Congrégation des Rites fut un échec : les religieuses étant soumises au bréviaire, elles devaient s'en tenir au rite romain, sans privilège particulier.

60. Catherine de Bar. En Pologne avec les bénédictines de France, Paris, 1984, p. 245-259.

61. Bénédictines de Rouen, archives.

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62. Mémoire abrégé, p. 8.

63. Mémoire abrégé, p. 10.

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Cependant, jusqu'en 1708, elles tenteront d'obtenir ce privilège, par fidélité à la vocation spécifique de leur Institut et à la mémoire de Mère Mectilde. Les deux mauristes semblent l'avoir bien compris, preuve supplémentaire d'une connaissance mutuelle déjà ancienne. Dom Laparre revient ainsi plusieurs fois à la charge tandis que de Paris, des soeurs écrivent que la congrégation se contenterait d'une permission verbale de la part du pape. L'approbation des constitutions a donc lieu au début du mois d'août 1705 :

[après] avoir entendu la Sainte Messe, nous dîmes le Te Deum en actions de grâce, accompagnées de nos deux Révérends Pères bénédictins qui eurent d'autant plus de joye qu'ils avoient eu plus de part à cette oeuvre par leurs soins, leurs sollicitations, leurs peines et leurs fatigues. L'Institut leur en doit être à jamais obligé.`'

Le pape souhaitait, après Innocent XI et Innocent XII, donner une Bulle de confirmation de la congrégation. De nouveau, les moniales redemandent le privilège de l'office double. Le procureur général accepte de proposer de nouveau cet article. La bulle est obtenue le 20 septembre 1706 sans la mention de cet office. Les religieuses, à la veille de leur départ, proposent d'en parler directement au pape lors de leur dernière audience, ce que déconseille dom Laparre soulignant le risque de subir un "non" catégorique en pleine audience. Le 16 septembre 1708, lors de cette audience, les soeurs évoquent cette question mais sans mentionner le degré d'importance liturgique de l'office demandé (double ou semi double). Le pape leur accorde oralement l'office

du Saint Sacrement mais seulement semi double du rite du 65

dimanche .

Dans cette affaire comme dans bien d'autres sans doute, le rôle des mauristes de Saint-Germain-des-Prés et des

64. Mémoire abrégé, p. 35.

65. Mémoire abrégé, p. 42.

120 supérieurs majeurs fut central. Dom Laparre comprend les exigences spirituelles des religieuses qui le conduisent à multiplier des longues démarches. Cette compréhension des années 1705 s'explique par cette longue collaboration entre Mère Mectilde et les mauristes des années 1650 à 1700. En cela, ce dernier épisode appartient à ce que l'on peut appeler la période de fondation de la Congrégation, une période qui réunit aux côtés de Mère Mectilde toute une génération de religieux nés au coeur du renouveau bénédictin post-tridentin.

Conclusion

Ces quelques pages ne constituent que quelques jalons d'une histoire complexe. Les relations entre Mère Mectilde et les Mauristes concernent à la fois des problèmes institutionnels et spirituels. La situation géographique du monastère de la rue Férou puis de la rue Cassette dans la juridiction de Saint-Germain-des-Prés imposait des contacts fréquents. Mais ces contacts dépassèrent ce cadre juridique. La place dans ces échanges de dom Luc d'Achery ou même de dom Mabillon mais plus encore de dom Claude Martin montrent combien ces relations furent aussi spirituelles et amicales. Une étude approfondie de l'ensemble des textes de Mère Mectilde notamment en les rapprochant des grands textes spirituels des mauristes de cette époque permettrait de définir les éléments spécifiques d'une spiritualité bénédictine propre au XVIIe siècle.

D'autre part, il resterait à étudier les conséquences de telles relations sur les monastères provinciaux. Il faudrait pouvoir repérer avec précision quels furent les liens entre mauristes et bénédictines à Caen ou à Rouen mais aussi entre vannistes et bénédictines dans les monastères de Lorraine par exemple.

Enfin, du côté de l'historiographie de la congrégation de Saint-Maur, l'exemple de Mère Mectilde montre combien l'on a longtemps sous-estimé l'importance des relations entre bénédictins

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réformés et bénédictines au XVIe siècle. Erudition et spiritualité forment un tout chez les mauristes du XVIIe siècle. C'est ainsi que l'étude des relations entre Mère Mectilde et les bénédictins renforcent la dimension spirituelle de l'histoire de la dernière réforme bénédictine française de l'Ancien Régime.

Daniel-Odon HUREL CNRS-UPRESA 6064 (Université de Rouen)

Mère Mectilde du Saint Sacrement MÈRE VÉRONIQUE ANDRAL

Ce fut à Saint-Dié, petite ville assise sur les bords de la Meurthe, dans une riante vallée des Vosges que naquit Catherine de Bar, le 31 décembre 1614.

"Jean de Bar, son père, était issu d'une ancienne et noble famille, non moins illustre par sa piété que par ses alliances... La loyauté de son caractère... et sa capacité pour les affaires, lui avaient mérité la confiance et l'estime de ses concitoyens. La noblesse pouvant alors sans déroger se livrer à certaines branches du commerce, il avait usé de ce privilège et acquis des richesses. Esprit orné et poli, il aimait et cultivait les belles lettres. C'était un catholique ardent... Des enfants de son premier mariage, il lui restait entre autres une fille, quand il épousa Marguerite Guyon, dont il eut quatre filles et un fils. L'aînée des filles, Marguerite, était de trois ans plus âgée que Catherine, et son frère était le plus jeune de la famille. Marguerite épousa en 1626, le colonel Dominique L'Huillier de la maison forte du Spitzemberg qui soutint toujours le Duc de Lorraine durant la guerre de Trente Ans. Ils eurent deux filles et trois garçons.

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Madame de Bar, tenait par sa mère Marguerite de Padoux aux maisons les plus qualifiées de la province. Ses proches avaient rempli les principales dignités du chapitre noble de Saint-Dié et quelques-uns occupaient un rang distingué dans la magistrature. Elle avait été élevée à Remiremont (Vosges) par une de ses tantes qui était chanoinesse. L'esprit séculier de cette communauté... lui avait inspiré des goûts un peu mondains. Elle se plaisait dans les compagnies et dans les cercles où elle brillait par l'enjouement de sa conversation et l'aménité de ses manières... Cependant, elle avait une foi vive et une piété sincère. Elle avait un talent très particulier pour élever la jeunesse, et qui donna occasion à plusieurs grandes maisons de la solliciter et engager de recevoir chez elle de leurs enfants, ne trouvant rien de plus avantageux pour de jeunes personnes que d'être élevées auprès de Madame de Bar."

(Dom Collet, liasse I p. 2).

Notre petite Catherine est précoce : "La raison lui avait été avancée", dit Mademoiselle de Vienville (P. 101 p. 5), et elle ajoute : "La Mère Mectilde a dit plusieurs fois qu'elle avait eu la vocation religieuse à deux ans, et même auparavant, ce sont ses propres termes". Sa première expérience spirituelle est typique et vaut d'être relevée "elle comprit qu'elle appartenait à Dieu et se sentit portée à se donner entièrement à lui". De là son attrait extraordinaire pour la prière, l'Eucharistie, la pénitence, la charité, son désir véhément d'être religieuse qui ne la quittera plus. Sa devise d'Annonciade sera : Ego Dei Sum. A neuf ans, sa première communion est aussi une source de nouvelles grâces. Elle lutte contre son caractère trop passionné. Son zèle l'emporte pour corriger un jeune garçon qui proférait des blasphèmes, elle le roue de coups et ne le lâche pas jusqu'à ce qu'il ait promis de ne plus jurer. Ce dont elle se confessera plus tard, ayant trouvé un meilleur moyen de "venger l'honneur de Dieu". Elle reçoit une excellente formation, grâce à sa mère, et elle apprend à dessiner, à peindre, sculpter, broder, jouer des instruments, et aussi saigner, ce qui lui sera bien utile. Enfin, elle apprend les langues et le latin. Tout cela la passionne, mais... il lui semble y perdre le goût de Dieu et elle décide d'y renoncer. Sa mère meurt et son père cherche à la marier. Mais Catherine sait se défendre : elle convertit un gentilhomme qui avait pour elle "un penchant très vif" et voilà qu'il entre en religion. Un autre croit la conquérir à la pointe de l'épée. Il est tué à la guerre. Catherine est libre, et son père consent enfin à ce qu'elle entre chez les Annonciades de Bruyères (Vosges) le 4 novembre 1631. Elle a dix-sept ans... et dans quel contexte... Ces lignes de saint Pierre Fourier, écrites en 1631, nous en donnent quelque idée :

"Si vous saviez ce qu'est que d'être curé et d'avoir en une paroisse quelque deux ou trois cent personnes qui n'ont point de pain, point d'argent, point de beurre, point d'ouvrage pour travailler ; point de crédit, point de meubles pour vendre, point de parents ni d'amis, ni de voisins qui veuillent et puissent les aider, et, en quelques-uns point de santé ! Vous m'écririez : Gardez-vous bien, curé, d'abandonner ces deux pauvres villages, tenez bon durant ce mauvais temps, laissez maintenant tout le reste au monde si ce n'est pour aller aux autres villes et villages voisins de chez nous, avec une besace ou hotte sur vos épaules, demander des aumônes pour ces pauvres gens-là; faites-leur du potage tous les jours... consolez vos malades, vos affamés, vos demi-morts et ne vous mettez point en peine de celles qui, pour maintenant n'ont besoin de choses du monde". (Saint Pierre Fourier, Correspondance 1598-1640 T.3 Presses Universitaires de Nancy, 1988).

Catherine prend l'habit en janvier 1632 et se nomme désormais Soeur Saint-Jean-l'Evangéliste. Elle écrit sur la manche de sa robe : Ego Dei sum. Elle se lance dans le combat spirituel : jeûnes, veilles lui coûtent beaucoup à son âge et vu le contexte, cela se comprend. "Elle avait la parole prompte et la réplique incisive, elle se laissait aisément entraîner à une impétuosité de langage qui avait quelque chose d'altier"..."Encore un remède héroïque un caillou dans la bouche". Mais tout cela n'est rien une épidémie ravage la communauté - guerre, peste et famine vont de pair-en ce temps-là - elle est presque seule debout sans aucun secours,

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et se tourne vers Marie : "O ! très sainte Vierge, m'auriez-vous amenée ici pour me faire périr? Il ne fallait que me laisser dans le monde puisque je ne trouve pas ici les moyens de servir Dieu avec plus de sainteté et de pureté. Vous voyez que je ne sais à qui recourir pour m'apprendre mes devoirs, que je n'ai personne, que je ne sais ni prier, ni faire oraison. Servez-moi donc, s'il vous plaît, de Mère et de Maîtresse. Apprenez-moi tout ce qu'il faut que je sache". Marie vient à son secours, lui apprend à prier avec l'Ave Maria, et à méditer la Passion ; elle lui fit ainsi passer sa tentation. Plus tard, Mère Mectilde, parlant de cette grâce, affirmait : "C'est de la très sainte Vierge que j'ai appris tout ce que je sais". (2896)

Catherine se prépare avec ardeur à sa Profession, trop.

Elle tombe dans la "mélancolie" provoquée par un intense surmenage tout la fatigue, l'ennuie, l'irrite. "Quoi?" Faire toujours la même chose, toujours à la même heure, de la même manière, quelle servitude ! "Et Mère Angélique, sa supérieure, la réconforte ainsi : "Rassurez-vous, ma Soeur, vous ne serez pas si heureuse que de faire toujours la même chose !" Elle ne croyait pas si bien dire. Catherine fait sa Profession : journée du Ciel, "elle trouva sous le drap de mort le principe de la Vie", en prévision des croix à venir. C'était bien nécessaire puisque à vingt ans, elle est nommée vice-gérante d'une supérieure qui ne l'accepte pas. On devine sa richesse spirituelle et la communauté l'a en grande estime. Elle se trouve, très jeune, à la tête de sa communauté, et dans quelles circonstances : les remous de la guerre de Trente Ans allaient l'envelopper. Français et Suédois envahissent les Etats du duc de Lorraine. En mai 1635, l'avance des troupes de Gustave Adolphe la contraint à s'enfuir précipitamment avec ses religieuses. Bruyères est pillé, le monastère brûlé et Monsieur de Bar les accueille chez lui.

Elles trouvent ensuite un refuge à Badonviller (Meurthe-et-Moselle) qui paraît plus protégé que Saint-Dié, mais il n'en est rien, les soldats s'emparent de la ville.

Mère Saint-Jean est poursuivie par un officier, ancien prétendant, qui jure de l'enlever. Devant ses menaces, obligée de se vêtir en homme, elle doit se faire passer pour un valet de ferme, cachée dans une charrette sous des ballots de foin, elle échappe de justesse aux piques des soldats qui fouillent la charrette, tandis qu'elle invoque avec ferveur la Vierge Marie.

Enfin, arrivée à l'auberge pour un repos bien gagné, la voilà entreprise par la fille du lieu, charmée par ce valet qui ne se conduit pas comme les autres. Et soeur Saint Jean a toutes les peines du monde à s'en défaire.

Les Soeurs passent l'hiver à Épinal chez les Soeurs de Notre-Dame, fondées en 1618 par saint Pierre Fourier.

Au printemps 1636, elles sont à Commercy (Meuse) où la communauté se regroupe et ouvre un pensionnat, mais la ville est décimée par la peste, et Mère Saint-Jean, avec ses quatre filles survivantes, se retrouve en 1638 à Saint-Dié. Quelle joie de revoir son père qui avait été emprisonné à Obernay par les Suédois, en vue d'une forte rançon.

Mais, Mère Saint-Jean ne retrouve pas la paix, toujours poursuivie et environnée de mille dangers, elle se croit perdue et abandonnée de Dieu. Heureusement, bien conseillée par un Cordelier et son confesseur, elle se voit dans la nécessité de changer d'Ordre et de se retirer dans un monastère.

C'est alors qu'elle fait la connaissance des bénédictines de Rambervillers. La Mère Prieure, Bernardine de la Conception Gromaire en avait été la première novice.

Ce monastère, créé en 1629, était issu de la réforme de Dom Didier de la Cour, fondateur de la Congrégation de Saint-Vanneet-Saint-Hydulphe. Mère Saint-Jean est aussitôt conquise par la Règle de saint Benoît, et en accord par Mère Bernardine, elle entreprend les démarches pour se fixer à Rambervillers. Dom Antoine de l'Escale, alors visiteur de la Congrégation de Saint-Vanne, encourage cette translation, de même que les grands

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vicaires de Toul (Meurthe-et-Moselle). En revanche, les Cordeliers s'y opposent farouchement. Mère Saint-Jean en réfère à Rome, mais sa lettre n'arrive pas à destination. Partie remise jusqu'en 1660 où enfin Alexandre VII approuvera ce changement d'Ordre.

Mère Saint-Jean commence son noviciat le 2 juillet 1639 et se nomme désormais Soeur Catherine Mectilde. Elle a pour Maîtresse des novices une jeune veuve Elisabeth de Brem, Mère Benoîte de la Passion, dont le tombeau est toujours vénéré dans l'église de Rambervillers. La Mère de Blémur en a fait l'éloge, et nous pouvons ainsi apprécier la haute valeur spirituelle de celle qui fut la formatrice, l'amie et aussi un peu la disciple de Mère Mectilde.

Après un noviciat très fervent, elle fait Profession le 11 juillet 1640. Va-t-elle enfin trouver un peu de repos?

La Lorraine est ravagée par les combats et les pillages et traverse, en conséquence, une terrible famine. En septembre 1640, le siège de Rambervillers contraint les moniales à se disperser. Soeur Catherine et deux compagnes trouvent un asile provisoire à Saint-Mihiel (Meuse), où bientôt une partie de la communauté les rejoint ; mais leur situation demeure très précaire, lorsque, par l'intermédiaire d'un Lazariste en mission à Saint-Mihiel, les Soeurs sont mises en relation avec saint Vincent de Paul. Monsieur Guérin, Lazariste, s'empresse d'aller trouver Madame de Beauvilliers, abbesse de Montmartre pour lui demander d'accueillir quelques-unes des Soeurs. Elle s'y refuse énergiquement craignant que ces "étrangères "n'apportent quelque désordre dans sa communauté.

Mère Mectilde et ses compagnes vont en pèlerinage à Notre-Dame de Benoîte-Vaux (Meuse), demander le secours de la Reine du Ciel. Elles y passent la nuit du 1er au 2 août 1641 et... cette même nuit l'abbesse de Montmartre voit en songe la Vierge Marie qui lui reproche d'avoir refusé les Soeurs lorraines, les mettant en danger de se perdre. L'abbesse, épouvantée, convoque dès le matin son conseil et décide d'inviter deux Soeurs, dont Mère

Mectilde, la plus jeune professe. Les Soeurs réconfortées, et comblées de grâces durant leur nuit de prière, apprennent, à leur retour, cette heureuse nouvelle.

Les Soeurs vont trouver asile en différentes abbayes autour de Paris (Jouarre ; Saint-Cyr) et en Normandie.

Le 21 août 1641, Mère Mectilde et sa compagne partent pour Paris. Elles couchent chez Mademoiselle Legras, fondatrice des Soeurs de la charité, et le 25 elles arrivent à Montmartre qui était alors dans toute la ferveur de sa réforme. Mère Mectilde va profiter de ce séjour en approfondissant l'étude de la Règle sous l'égide de l'abbesse.

Elle lie amitié avec Charlotte Le Sergent qui fut un temps sa "directrice". Mais Mère Mectilde ne peut oublier ses Soeurs dans la peine. Au bout d'un an de séjour à l'abbaye de Montmartre, le 7 août 1642, Mère Bernardine l'appelle au chevet de Mère Angélique malade à l'abbaye de la Trinité de Caen.

Les monastères de Vignats et d'Almenesche, proches de Caen, acceptent de prendre les deux Soeurs en résidence à l'abbaye de Saint-Cyr, et dans l'espoir d'un regroupement en Normandie, on leur propose un "hospice" à Bretteville (Calvados). A grand peine, l'abbesse de Montmartre laisse partir Mère Mectilde.

Très bien accueillies par les abbesses normandes, Mère Mectilde constate que l'"hospice" n'est guère habitable. Un gentilhomme du pays, Monsieur de Torp, leur propose une maison à Barbery.

Mère Mectilde est mise en relation avec Dom Louis Quinet, abbé du monastère cistercien de Barbery et, par lui, avec le milieu spirituel de Caen groupé autour de Jean de Bernières-Louvigny, Trésorier général de France, et du baron de Renty. En Bernières, elle rencontrait l'une des personnalités religieuses les plus intéressantes du XVII' siècle. Excellent chrétien, considéré par tout son entourage comme un saint, pourvu de dons surnaturels très élevés, Bernières jouait le rôle d'un véritable directeur laïc et son

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influence s'étendait sur un milieu fort étendu. Il ne publia rien de son vivant, mais de ses lettres et de ses notes on tira après sa mort diverses publications d'une fidélité assez suspecte1336. Leur étude est cependant indispensable pour bien comprendre la pensée de Mère Mectilde car Bernières représente le courant bérullien sous la forme assez particulière qu'il a prise à travers Condren. Entrée en relation avec Bernières vers la fin de 1642, Mère Mectilde demeura en correspondance suivie avec lui jusqu'à la mort de ce dernier, en 1659. * Il subsiste encore 137 lettres adressées à Bernières qui marquent une étape décisive dans la vie spirituelle de Mère Mectilde. Il sera un de ses meilleurs conseillers au moment de sa fondation.

Cependant, les amis parisiens de Mère Mectilde cherchaient à la ramener auprès d'eux. Dans cette intention, ils lui offrent, au début de 1643, un établissement vaste à Saint-Maur-des-Fossés. Songeant toujours à réunir la communauté de Rambervillers, la Mère accepta et s'y installa en août suivant. Peu après, pour se procurer des ressources, elle ouvrit un pensionnat où furent élevées notamment Marguerite Chopinel, fille de Mère Benoîte de la Passion et Marguerite de l'Escale, nièce du visiteur de la Congrégation de Saint-Vanne en Lorraine. A la fondation, Mère Mectilde connut une période de relative tranquillité. D'aristocratiques amitiés l'entouraient. En juin 1643, elle avait fait la connaissance d'un religieux du tiers Ordre régulier de saint François, le Père Jean Chrysostome de Saint-Lô. Ami et conseiller de Bernières, il fut son directeur jusqu'au jour où il mourut, le 26 mars 1646. Il la conduisit par des voies austères, mais dans le même sens que Bernières. Pour le Père Chrysostome, Mère Mectilde rédigea une relation autobiographique de son âme qui montre bien par quelles nuits douloureuses passait alors sa vie intérieure et qui en met en évidence le caractère profondément mystique. Le Père Chrysostome comprit parfaitement toute l'étendue de la grâce de Mère Mectilde. Il allait souvent la voir à Saint-Maur... Il a dit souvent qu'il trouvait "plus de spiritualité dans le petit réduit de Saint-Maur que dans toute la grande ville

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de Paris, et que, tout théologien qu'il était, Mère Mectilde lui avait appris des secrets qu'il ne trouvait point dans les livres" (Giry p.11). En août 1646, elle devint supérieure de la communauté. Pourtant elle n'avait point encore trouvé sa voie définitive.

A la fin de juin 1646, Mère Bernardine, profitant de la tranquillité qui régnait provisoirement en Lorraine, regagna Rambervillers après avoir confié à Mère Mectilde l'"hospice" de Saint-Maur. Mais voici qu'on réclame celle-ci à Caen.

En 1639, la marquise de Mouy avait fondé à Pont-l'Evêque (Calvados), le couvent de Notre-Dame de Bonsecours, avec quatre bénédictines réformées de l'abbaye de Montivilliers, près du Havre. Le lieu n'étant pas propice à la fondation, elle l'avait transféré à Caen, rue de Geôle, en 1644. La communauté se composait alors de huit religieuses, mais leur formation laissait beaucoup à désirer. Sur le conseil de Dom Quinet, Madame de Mouy fait appel à Mère Mectilde. En contrepartie, elle aiderait à la restauration du monastère de Rambervillers.

La Mère Bernardine donna son accord mais exigea que Mère Mectilde promette de ne jamais quitter son monastère de Profession. Celle-ci s'y engage par écrit le 23 mai 1647, et le 28 juin suivant elle arrive à Caen en qualité de prieure. Mère Mectilde devine qu'elle n'est pas agréée de tout le monde, et se demande quel parti prendre dans cette délicate mission. Elle reçoit cette réponse évangélique : "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur".

Les quelques souvenirs recueillis dans la suite par les moniales de Caen nous campent un portrait vigoureux de Mère Mectilde supérieure et réformatrice, sachant mener son monde avec autant de fermeté que de douceur, gagnant les plus rebelles par son inépuisable bonté et son humilité à toute épreuve. Mère Mectilde demeure trois ans à Caen, son départ fut un déchirement pour la communauté.

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De ce fait, les moniales de Rambervillers heureuses de la posséder l'éliront Prieure, au début de 1650. La Mère les rejoint le 22 août pour prendre possession de sa charge. Mais la guerre se rallume en Lorraine, y ramenant les désordres et la misère pire que jamais.

Mère Mectilde écrit à Bernières : "C'est ici une étrange solitude...". Elle est dans le "tintamarre". Elle est perplexe ! Mais "je ne veux rien faire de ma volonté". Elle ne désire qu'oraison et solitude. Une abbaye en Alsace, comme sa soeur le lui avait proposé? Non, elle préfère porter la besace que la crosse ! Ce qu'il lui faut : un petit coin en Provence ou devers Lyon, pour n'être plus connue de personne.

Bernières lui répond avec beaucoup de sagesse : "...qu'il taille, qu'il brûle, qu'il tue, qu'il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Soeur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes... mais je n'abandonnerais pas la pauvre communauté de Rambervillers... Ne vous tourmentez point pour votre oraison, faites-là comme vous pourrez et comme Dieu vous le permettra, et il suffit... Si vous étiez comme la Mère Benoîte, religieuse particulière, vous pourriez peut-être vous retirer en quelque coin ; mais il faut qu'un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c'est un poltron... Dieu ne vous déniera pas ses grâces... soyez la victime de son bon plaisir et le laissez faire... Courage, ma chère Soeur".

Mais la guerre redouble et la communauté se disperse. Mère Mectilde part avec quatre des plus jeunes Soeurs le 1e mars 1651. Elles arrivent à Paris le 24 mars, en pleine Fronde. Mère Mectilde retrouve la paix de l'âme. Elles rejoignent leurs Soeurs réfugiées dans Paris, rue du Bac. Elles y vivent dans le plus complet dénuement, et Mère Mectilde tombe gravement malade.

Elle commençait à se rétablir lorsqu'elle reçut la visite, fin août 1651, de Marie de la Guesle, épouse de René de Vienne, comte de Châteauvieux. La comtesse était pieuse et charitable : entre elle et Mère Mectilde naquit une amitié profonde, qui ne devait jamais se démentir. Bien que la Mère se défendit de jouer au directeur spirituel, elle fut contrainte par les circonstances de prodiguer à sa noble amie nombre de conseils ou d'exhortations spirituelles, qui formèrent peu à peu une abondante correspondance.

Progressivement, elle fit de cette mondaine bien disposée une âme d'une intense vie intérieure. Comprenant la valeur des écrits de Mère Mectilde, la comtesse conserva soigneusement ceux qui lui étaient adressés. Plus tard, elle les classa par sujets et en fit copier l'essentiel dans un recueil qu'elle appelait son "bréviaire ».

Madame de Châteauvieux prit donc une place centrale dans le groupe des amies dévouées qui entouraient Mère Mectilde : toutes, naturellement, cherchaient un moyen de la retenir définitivement à Paris. Or, dans le milieu des catholiques fervents, une dévotion avait à cette époque pris une place prépondérante, un culte particulier à l'égard du Saint-Sacrement. Les causes en sont multiples, mais, le fait que la foi en la présence réelle fût un des points qui opposaient le plus nettement catholiques et calvinistes, y avait joué un rôle considérable. Dans le même esprit, ce culte se teintait d'une nuance toute spéciale de Réparation pour les sacrilèges commis contre l'Eucharistie par les calvinistes, et aussi par les sorciers qui en abusaient dans leurs opérations magiques. L'histoire précise de ce mouvement eucharistique au cours de la première moitié du XVII' siècle, est encore à faire, mais les manifestations en sont nombreuses à travers toute la France, provoquées peut-être dans une certaine mesure, à partir de 1631, par la Compagnie du Saint-Sacrement. En 1646, la vieille abbaye cistercienne de Port-Royal, transférée à Paris, avait repris la fondation tentée par Monseigneur Sébastien Zamet, évêque de Langres et s'était vouée à l'Adoration perpétuelle, montrant que la piété eucharistique pouvait parfaitement s'insérer dans le cadre d'une ancienne Règle monastique. Mais, depuis 1649 surtout, Port-Royal avait été enveloppé dans le conflit janséniste et se trouvait de ce chef, dans une situation assez fausse.

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Mère Mectilde était animée elle-même d'un ardent amour envers l'Eucharistie mais ne se doutait pas encore de sa vocation particulière.

Elle raconte elle-même, que la nuit de Pâques 1651, comme elle priait ardemment pour obtenir de Dieu la grâce de pouvoir se retirer à la Sainte-Baume, dans la solitude, ensevelie avec le Christ pour y mener une vie nouvelle, le Seigneur lui dit : "Renonce, adore et te soumets à mes desseins qui te sont inconnus présentement". Elle se prosterna et n'eût la permission de se relever qu'après avoir solennellement promis de ne rien faire "de sa propre volonté" et de se soumettre entièrement au dessein "inconnu du Seigneur". Mais elle le connut bien vite grâce au projet qui se fit jour dans son entourage, vers la fin de 1651, de fonder une congrégation de bénédictines vouées elles aussi à l'Adoration perpétuelle.

L'entreprise se heurta d'abord aux pires difficultés. Ce fut Madame de Châteauvieux qui arracha au Président Molé, après de multiples démarches, les autorisations nécessaires et le contrat fut signé le 14 août 1652. D'autres oppositions non moins vives vinrent du prieur de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Dom Placide Roussel. Elles furent surmontées grâce à l'inlassable dévouement de la Comtesse. Heureusement, la Reine elle-même qui avait fait un voeu en ce sens pour la cessation de la Fronde, s'intéressera à la fondation. C'est la raison pour laquelle l'Institut est déclaré fondation royale.

Entre temps, le 2' dimanche de Carême 1653, puis le 19 mars, Mère Mectilde reçoit du Seigneur cette assurance : "C'est mon oeuvre, je la ferai". Et la Mère lui répond : "Seigneur, si c'est votre oeuvre, donnez-moi donc le signe : que le Saint-Sacrement nous soit accordé, et vous, grand saint Joseph, employez-vous pour cela". Six jours après, la veille de Notre-Dame de mars, elle reçoit du Père prieur la permission d'exposer le Saint-Sacrement dans leur chapelle, ce qui était plus qu'on ne pouvait espérer, n'ayant ni maison en propriété, ni croix, ni clôture, et donc ne pouvant être fondées selon les règles. A dater de ce jour commença l'Adoration perpétuelle. Mère Mectilde, transportée de bonheur écrivait à la Comtesse : "Ma doublement vraie et unique fille, je viens vous dire bonjour dans un transport de joie très grande que je ressens dans le fond de mon âme au regard de la possession aimable du très Saint-Sacrement de l'autel. Oh ! que je me sens infiniment votre obligée de m'avoir donné tout ce que le paradis aime et adore et qui est l'objet béatifique des saints ! Oh ! que de mystères pleins d'étonnement !"

Enfin, la Mère et les filles purent quitter le logement assez misérable qui les abritait, rue du Bac, et en occuper un autre, rue Férou, (toujours en location), grâce à la libéralité d'une autre amie de Mère Mectilde, Madame de Rochefort (mère de l'évêque d'Auch) avec qui elle devait échanger une abondante correspondance spirituelle.

Le 12 mars 1654, après le transfert rue Férou, eut lieu la pose de la croix et la mise en clôture, signes de la fondation officielle. Au salut du Saint-Sacrement, où joua la musique du roi, Anne d'Autriche, elle-même, prononça l'Amende honorable, la corde au cou, devant une torche allumée. Il y a là, évidemment, un cérémonial marqué par le goût et les moeurs de l'époque. La communauté continuait l'Adoration dans un esprit qui était bien celui de la spiritualité française la plus classique : les nombreux textes laissés par Mère Mectilde le prouvent surabondamment. Désormais, elle allait jusqu'à la fin assumer les charges du supériorat, mais elle ne voulut jamais d'autre titre que celui de Prieure.

Le 22 août 1654, par un acte solennel, elle établissait la Vierge Marie Abbesse perpétuelle de la nouvelle congrégation. Dans un manuscrit (N. 249), il est écrit : "Ce fut dans ce temps qu'elle forma le dessein, qu'elle a exécuté depuis, de faire reconnaître dans son monastère, la sainte Vierge pour Supérieure; car elle mit tout son appui en la protection de cette Reine des grâces pour réussir en la conduite de son monastère, tant elle avait un bas sentiment d'elle-même, qu'elle croyait qu'il fallait des miracles pour lui acquérir ce

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don, et pour cela elle voulait référer tous les honneurs, même les extérieurs, à cette divine Abbesse, comme nous dirons en son lieu, parce que, disait-elle : comme cette Reine des cieux est Mère de ce Verbe Dieu anéanti sous les espèces de ce Sacrement, et que c'est de son sang virginal qu'à été formée cette chair divine que nous y adorons, il appartient à elle seule de porter le nom et la qualité de chef de la maison du Saint-Sacrement et d'y être seule reconnue.

Sa vie était fixée, mais les difficultés ne lui furent point épargnées pour autant, sans malgré tout la jeter dans les aventures dramatiques qu'elle avait connues jadis.

"La formation de ses filles fut pour elle un constant souci. Elle y travailla par ses exemples et son influence, par ses paroles et par ses écrits où s'exprime bien la manière dont elle envisageait son Institut. * Leur publication ferait de Mère Mectilde un des grands auteurs spirituels de notre XVII' siècle, digne de figurer aux côtés de Marie de l'Incarnation." (dit l'abbé Cognet, et il poursuit) : "Incontestablement elle a le don du style, de la formule heureuse et saisissante. Un certain archaïsme trahit l'époque de sa formation : il ne semble pas avoir gêné ses contemporains et il est pour nous aujourd'hui un charme de plus. On ne retrouve pas chez elle la poésie d'un Monsieur Olier, elle ne cherche pas la métaphore pittoresque. L'aspect très doctrinal de ses écrits la rapproche de Bérulle, de Condren ou de Bernières, mais elle est supérieure aux deux derniers par la netteté et la vigueur de sa rédaction... Elle est volontiers prolixe, et, vu le caractère occasionnel de ses écrits, les répétitions sont nombreuses, sans d'ailleurs être fatigantes".

La valeur de son message spirituel retient surtout notre attention : jailli de son expérience, il frappe par sa justesse et sa profondeur. Source de vie pour ses filles et pour l'Eglise...

Mère Mectilde se préoccupe d'assurer à ses religieuses les secours de prêtres de valeur. Parmi ceux qui fréquentèrent sa maison, on rencontre quelques noms fort remarquables. L'un de ceux qui y eut l'action la plus profonde fut sans doute le prémontré Dom Epiphane Louys (1614-1682), devenu en 1663, abbé de l'abbaye d'Etival (Vosges), non loin de Rambervillers. Au cours de nombreux séjours parisiens il prodigua aux filles de Mère Mectilde conseils et exhortations. Le meilleur s'en retrouve dans ses Conférences mystiques publiées en 1676, à la demande de la Mère et dans quelques autres ouvrages destinés également aux adoratrices, dont l'un des plus intéressants est sans contredit : La nature immolée par la grâce ou pratique de la mort mystique. (1674).

Mère Mectilde fut également en relation avec Dom Claude Martin, bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, fils et biographe de la Vénérable Marie de l'Incarnation. Mère Mectilde écrivit les Exercices ou pratique de la Régie de Saint Benoist à l'usage des religieuses bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Très saint Sacrement en s'inspirant de l'ouvrage de dom Claude Martin Pratique de la Règle de Saint Benoist.

Il est également probable qu'elle dut demander des services du même ordre au bouillant et pittoresque archidiacre d'Evreux, Henri Marie Boudon, disciple de Bernières.

Dans la Vie de Boudon par Pierre Collet (1762), on peut lire : "Il eut aussi d'admirables liaisons de grâce et de charité avec la Révérende Mère Catherine de Bar, surnommée Soeur Mectilde du Saint-Sacrement... Elle avait par ses qualités mêmes, trop de rapport avec M. Boudon pour ne le pas honorer autant qu'il méritait de l'être. Il y répondait toujours par le plus sincère et le plus respectueux dévouement, et lorsqu'il fût grand archidiacre d'Evreux, il ne vint guère à Paris sans voir et la Mère et les filles, afin de rendre à la communauté dans ses pieux entretiens ce qu'il croyait avoir appris de celle qui en était la supérieure". Boudon fait parfois allusion à Mère Mectilde dans ses oeuvres, en particu-

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lier dans sa Vie du Père Jean Chrysostome. Les archives diocésaines d'Evreux possédent encore une douzaine d'autographes de Mère Mectilde à Boudon.

On relève aussi parmi ses correspondants Simon Gourdan, chanoine régulier de Saint-Victor de Paris. Ce dernier est l'auteur d'une série d'élévations sur les psaumes : A Jésus au Saint-Sacrement qui ne fût sûrement pas ignorée de Mère Mectilde et de ses filles. Elle connaissait bien les livres de Monsieur Olier. Elle écrit à sa chère Comtesse de Châteauvieux : "Lisez Monsieur Olier, et vous en servez comme vous pourrez, en attendant que Notre-Seigneur fasse autre chose".

Elle recommandait aussi, la lecture du Père Saint-Jure : "De la connaissance et de l'amour de Jésus-Christ 'tout en avouant' ne point aimer tant de multiplicité".

N'oublions pas saint Jean Eudes, qu'elle connût à Caen et dont l'amitié, après des débuts orageux, lui demeura fidèle. La revue Notre Vie publia plusieurs articles sur leurs relations et leur correspondance. Autre ouvrage : Père Paul Milcent, Vie de saint Jean Eudes, Le Cerf, 1985.

Mère Mectilde a lu sans aucun doute le Royaume de Jésus ; on retrouve parmi ses oeuvres des copies d'actes ou de prières de saint Jean Eudes. Elle a fait un long commentaire de son acte de rénovation des voeux du Baptême. C'est sous son influence qu'elle fit célébrer dès 1660, parmi les Offices propres de sa congrégation la fête du Saint Coeur de Marie. La prière Ave Maria filia Dei patris demeura en usage parmi ses filles jusqu'à nos jours.

Pour établir sa fondation sur des bases solides, Mère Mectilde ne recula devant aucun effort. Elle put lui donner le substrat matériel qui lui manquait par l'achat, en janvier 1658, d'un vaste terrain, rue Cassette, où elle fit bâtir le monastère que ses religieuses devaient occuper jusqu'à la Révolution : elles purent s'y installer le 2 mars 1659. D'autre part, il lui incombait de donner à son oeuvre un statut légal. Le "bref", qu'elle avait obtenu en septembre 1660 en contenait une approbation explicite mais qui ne pouvait suffire. A plusieurs reprises, de nouvelles démarches furent faites à Rome pour lesquelles elle obtint l'appui de la reine Marie Thérèse. Elles mirent cependant de longues années à aboutir. C'est seulement, le 10 décembre 1676, que le pape Innocent XI par la Bulle Militantis Ecclesiae érigea en congrégation autonome les monastères fondés par Mère Mectilde et tous ceux qui y seraient rattachés. Pourvue de trois supérieurs majeurs, la nouvelle congrégation était déclarée exempte de la juridiction des Ordinaires et rattachée directement au Saint-Siège. Enfin, la pratique de l'Adoration perpétuelle y était explicitement approuvée. Un tel document donnait à la fondatrice tout ce qu'elle pouvait désirer en ce domaine.

Depuis longtemps, Mère Mectilde s'était occupée de donner à ses moniales adoratrices des Constitutions exactement adaptées à leur vocation. Se défiant d'elle-même, elle en avait demandé la rédaction à Dom Ignace Philibert, prieur de Saint-Germain-des-Prés, qui l'avait toujours soutenue. Ce dernier acheva son ouvrage vers la fin de 1666, peu avant sa mort. Mère Mectilde elle-même compléta l'oeuvre de Dom Philibert par un Cérémonial qui fut partiellement imprimé en 1668. Cependant les Constitutions de Dom Philibert ne semblaient pas répondre entièrement à l'esprit de la fondatrice et ne satisfaisaient pas les religieuses. Elles demandèrent donc à Mère Mectilde d'en donner la version définitive. Elle y travailla deux ans en collaboration avec le Père Epiphane Louys, ses lettres en font foi, et elle remit les nouvelles Constitutions à sa communauté le 20 juin 1675 Ces Constitutions furent mentionnées et approuvées dans la Bulle de 1676. Elles furent imprimées en 1677 et après sa mort elles furent approuvées par une Bulle extrêmement élogieuse de Clément XI en 1705. Ainsi Mère Mectilde avait donné à sa fondation une assise solide et durable.

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Cette fondation n'avait pas tardé à essaimer, mais chacun de ces monastères nouveaux avaient coûté à Mère Mectilde bien des peines, des fatigues, des contradictions. La deuxième maison fut celle de Toul (7 décembre 1664), qui souleva d'abord une opposition extraordinaire, et dans la suite un enthousiasme tel que Mère Mectilde écrivait : "Vous auriez plaisir d'entendre parler ces bonnes gens, ce ne sont plus que des louanges et bénédictions. Véritablement si cela continue, nous aurons plus de témoignages de bonté de tous ces peuples dans une heure que nous n'avons reçu de calomnies et de mépris depuis que nous sommes dans cette ville. Dieu en soit éternellement béni !". Toul devint une véritable pépinière de solides vocations que Mère Mectilde employa pour ses diverses fondations. Une telle fondation demandait vraiment un courage "lorrain".

Le 4 novembre 1677, ce fut la fondation de Rouen, bien chère à Mère Mectilde, mais qui n'alla pas toute seule non plus. Nous en avons la relation pittoresque par la Mère Monique des Anges de Beauvais, professe de la rue Cassette. Le manque de sérieux de certains épisodes fit censurer l'auteur, et * Mère Mectilde lui envoya un billet, qu'elle s'empressa de mettre en avant-propos de son oeuvre :

"Je veux bien, cher petit Ange, que l'on vous renvoie l'histoire que vous avez recueillie. Je suis fâchée des discours que l'on a fait, pour moi je ne vous ai pas désapprouvée, sachant bien que Sainte Thérèse a mis plusieurs petites choses dans ses fondations qui sont fort récréatives, et cela fait fort bien : ces sortes d'histoires ne doivent pas être fort sérieuses. Je n'ai pas encore vu la vôtre, n'ayant pas un moment de temps. Je serai bien aise d'y jeter les yeux, et en tout cas qu'on vous la renvoie. N'y ôtez rien, croyez-moi : il y a plus de bénédiction dans la simplicité et je l'aime mille fois plus que toutes les belles phrases. Demeurez dans cette simplicité, au nom de Dieu. La grâce est dans la simplicité et non dans la subtilité. Je n'ai que ce moment.

A Dieu, en Dieu. Priez-le, qu'il sanctifie nos croix." 30 septembre 1680.

En mai 1674, Mère Mectilde fait venir à Paris cinq religieuses du monastère de Toul en prévision d'une fondation souhaitée à Dreux. L'affaire n'ayant pu aboutir, Monseigneur François de Harlay, archevêque de Paris, conseille à Mère Mectilde de garder les Soeurs près d'elle et d'essayer une seconde fondation à Paris, les assurant de sa protection. Cinq autres religieuses de Toul ayant rejoint le premier groupe on put envisager un établissement stable. Après quelques maisons habitées en location, Mère Mectilde apprit que l'hôtel de Turenne situé dans le Marais était à vendre. Accompagnée de son amie, l'abbesse de Beaumont, (Anne de Béthune), elle en décida l'achat. La première cérémonie d'exposition du Saint-Sacrement, le 21 septembre 1685, fondait le monastère.

Le ler janvier 1688, ce fut la fondation à Varsovie en Pologne.

Voici encore un récit fort mouvementé qui mériterait toute une histoire et nous montre au vif les heurs et malheurs qui accompagnent la faveur ou la disgrâce des "grands", en l'occurrence la reine Casimire de Pologne. Nous la retrouverons dans l'histoire de l'approbation de nos Constitutions à Rome.

Que de labeurs et de soucis pour la Mère Fondatrice qui, de plus, ne pouvait suivre tout cela que de loin. Il ne lui fut pas possible d'aller en Pologne.

Depuis dix ans, la Princesse Isabelle de Mecklembourg cherchait à avoir des religieuses dans son fief de Châtillon-sur-Loing (Loiret), aujourd'hui Châtillon-Coligny. Cousine des Mères de Blémur, bénédictines de la Trinité de Caen, la princesse s'adresse à elles. Connaissant Mère Mectilde, la princesse fait les démarches nécessaires. Mère Mectilde envoie des Soeurs et le 21 octobre

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1688, c'est la bénédiction du nouveau monastère et la première Exposition du Saint-Sacrement.

L'année suivante celle du monastère de Dreux. En 1680, les bénédictines d'abord établies à Anet (Eure-et-Loir), demandèrent leur agrégation à notre Institut. Sur les conseils d'amis dévoués et avec l'autorisation du Duc de Vendôme, seigneur du lieu, elles s'installèrent à Dreux. On se heurta d'abord à l'opposition des autorités de la ville. A force de patience et d'efforts persévérants, l'Adoration perpétuelle était inaugurée le 23 février 1696. En octobre 1699, l'évêque de Chartres demanda et obtint l'envoi de huit autres religieuses venant des monastères de la rue Cassette et de Rouen.

Dans l'intervalle, Mère Mectilde avait la joie d'agréger à son Institut trois monastères bénédictins déjà constitués : en 1666, ce fut celui de Rambervillers, qui lui était particulièrement cher et dont elle n'avait jamais cessé de faire partie, étant toujours professe du monastère de Rambervillers.

En 1668, Notre-Dame de Consolation de Nancy, qui avait vu le mariage de Gaston d'Orléans avec Marguerite de Lorraine, fut aussi, grâce à cette dernière, rattaché à l'Institut. Mère Mectilde échangea avec elle une abondante correspondance. Il nous en reste une centaine de lettres, vrais petits chefs-d'oeuvre du genre.

Enfin, en 1685, ce fut Notre-Dame de Bon-Secours de Caen qui l'avait eue jadis pour prieure. Ainsi, à la mort de Mère Mectilde, sa congrégation comptait dix maisons, et le nombre devait s'en accroître considérablement par la suite, montrant combien était vivace l'impulsion donnée au départ. Chacun de ces monastères fut un foyer de vie spirituelle qui étendit l'influence de Mère Mectilde. Cette influence fut très considérable et elle mériterait d'être étudiée pour elle-même.

Comme il est normal à toutes les oeuvres voulues par Dieu, la fondation de Mère Mectilde se heurta à d'innombrables difficultés, et bien qu'elle s'abandonnât entièrement à la Providence sur ce point, elle dut à plusieurs reprises se défendre. Le détail des persécutions qu'elle eut à subir ne nous est pas entièrement connu, mais il est certain qu'elle fut victime de graves suspicions, allant parfois jusqu'à la calomnie. Elle se heurta semble-t-il, à l'hostilité du groupe janséniste qui avait espéré un temps l'attirer à lui. Au début de 1659, les Cordeliers à leur tour, contestèrent la légimité de son passage dans l'Ordre bénédictin, et elle dut entreprendre des démarches à Rome pour en obtenir confirmation. Finalement, elle obtint du pape Alexandre VII un "bref" très favorable en date du 20 septembre 1660, confirmé par des Lettres patentes royales du 26 juin 1662. Cependant la Mère Mectilde ne connut jamais vraiment la tranquillité : les humiliations, les souffrances et les épreuves ne lui firent jamais défaut.

Le monastère de Nancy fut ravagé par un incendie dans la nuit du 11 octobre 1697, et celui de Châtillon par la grêle. La fondation de Varsovie fut à deux doigts d'échouer. Un essai de réforme du monastère de Notre-Dame de Liesse lui fut un tourment quotidien, faisant de ses filles les jouets d'un réseau d'intrigues dont on peut deviner quelque chose dans les lettres à Anne de Béthune, abbesse de Beaumont-les-Tours.

Enfin, elle fut comblée d'humiliations de toutes sortes par un pénible procès où elle eut contre elle une de ses propres religieuses. Le procès fut heureusement gagné, mais Mère Mectilde n'en fut pas consolée pour autant de l'hostilité de sa malheureuse fille.

En 1694, elle écrivait : "Comme c'est l'ordinaire de la conduite de la divine Providence de me tenir sur la croix, que je veux de tout mon coeur toujours adorer et embrasser, à peine suis-je sortie

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de ma maladie qui m'a duré près de six mois, que je m'en trouve environnée d'un grand nombre (de croix), qui renouvelle quasi à toute heure mes sacrifices... Priez Notre-Seigneur qu'il se glorifie de tout ce qu'il lui plaît nous envoyer et à toutes les maisons de l'Institut qui sont dans la souffrance."

Elle compte pour rien ses épreuves personnelles et elle entraîne ses filles sur la route qu'elle suit elle-même : "Je vous prierai, très chère Mère, de faire comme je fais, c'est de ne se troubler de rien, de laisser parler et dire ce que l'on voudra... Mais retirez-vous, et vos chères filles, toutes en Dieu... Je m'en trouve bien. Ne me plaignez point, mes souffrances ne sont que des mouches, je compte cela pour rien. Priez seulement, et Notre-Seigneur apaisera la tempête quand il voudra. Ne me plaignez point, très chère, hélas, je ne souffre rien..Voyez que je ne souffre que des pailles... Ayez courage et patience, et à toute extrémité l'on n'en peut que mourir ! Mais il faut vivre et soutenir ce que le Seigneur voudra."

On voit combien son dynamisme et son intrépidité, guidés par l'Esprit-Saint, l'emportent et emportent ses correspondantes à travers la mort en toutes choses vers le saint abandon et la pureté de l'Amour divin. Son amour du très Saint-Sacrement éclate et le terme de "victime" résume de plus en plus l'essentiel de sa vocation : don total à Jésus dans l'Eucharistie pour participer à tous ses "états", lui être "associés" en sa qualité de victime "pour la gloire de Dieu et le salut du monde". Entrer dans son sacrifice avec ses dispositions, car c'est ainsi seulement que l'on peut réparer sa gloire offensée dans l'Eucharistie. Il est le seul et unique "réparateur" (Bérulle, Cochois, p.90).

L'adoration perpétuelle, signe et moyen de cette union continuelle à Jésus Eucharistie n'a de valeur que si toute notre vie tend à être une union à sa vie "eucharistique" d'adorateur du Père et d'intercesseur pour les hommes. Et sa propre vie nous envahira vraiment si nous sommes fidèles à mourir sans cesse à tout ce qui fait obstacle à cette vie en nous. Toute notre tendance doit être de "devenir des Jésus-Christ".

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Mère Mectilde épistolière ABBÉ JOSEPH DAOUST

"Ce sexe va plus loin que le nôtre dans le génie d'écrire", remarque La Bruyère à propos des femmes. C'est ce que démontre, par exemple, à la génération qui précéda Mère Mectilde, une autre fondatrice d'ordre religieux, sainte Jeanne de Chantal (1572-1641), qui créa, avec saint François de Sales, la Visitation Sainte-Marie. Grande épistolière, comme le sera sa petite-fille Madame de Sévigné (1626-1696), elle laisse 2 855 lettres, destinées parfois à des célébrités de son époque mais surtout à ses Visitandines, simples religieuses ou supérieures de couvents, à qui elle prodigue des avis pour le gouvernement de leurs monastères et, à l'occasion, des conseils de spiritualité. Mais on ne trouve guère chez elle de citations bibliques ou de références aux Pères et aux grands théologiens, sinon, bien sûr, à François de Sales, cofondateur de la Visitation.

Toute différente apparaît la correspondance de Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698). La première lettre que nous conservons remonte au 6 novembre 1642. Datée de Barbery, elle

1. Le sixième et dernier tome de la correspondance de sainte Jeanne de Chantal a été édité au Cerf/CERF, Paris, 1996.

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est adressée à M. Rocquelay, secrétaire de Jean de Bernières (1602-1659), alors que la Mère séjourne auprès de divers monastères de Normandie d'août 1642 à juin 1643. * Sa dernière lettre, écrite le 18 février 1698, soit quelques semaines avant sa mort, est destinée à Mère Saint François de Paule (Françoise Charbonnier, 1642-1709), prieure du second monastère du Saint-Sacrement établi à Paris : Saint-Louis-au-Marais. En tout, de 1642 à 1698, Mère Mectilde aura envoyé plus de 3150 lettres.2

La bénédictine, on le voit, l'emporte sur la visitandine !

Avant d'ouvrir cette surabondante correspondance, disons quelques mots de la formation intellectuelle de la jeune Catherine de Bar, notre future épistolière.

L'instruction dont elle bénéficia forgea son style et lui permit d'écrire plus tard avec correction et rapidité. Sa famille, de bonne bourgeoisie et proche de la noblesse, a dû donner à la petite fille, douée d'excellentes qualités naturelles, une instruction qui en ferait une femme du monde accomplie. Ses parents l'ont vraisemblablement confiée à des précepteurs, faciles à trouver à Saint-Dié, où ne manquaient pas les intellectuels.' L'une de ses biographes, Mademoiselle de Vienville, petite-nièce de Mère Mectilde, mentionne chez sa tante, dès sa jeunesse, "une grande ouverture d'esprit et une pénétration des plus vives ; cela lui donnait une

2. Voici le détail des correspondants : lettres aux religieuses, 2000 ; à la comtesse de Châteauvieux, 280 ; à la comtesse de Rochefort, 130 ; à la duchesse d'Orléans, 112 ; à M. de Bernières, 137 ; à M. Boudon, 25 ; à Mme de Béthune, abbesse de Beaumont-lesTours, 331 ; lettres diverses, allant des reines de France, de Pologne, d'Angleterre, des évêques, abbesses et autres célébrités, aux plus humbles, demeurés anonymes, 165. On trouvera un choix de la correspondance de Mère Mectilde dans : Catherine de Bar, Lettres inédites, 428 pages, Bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1976, et dans Une amitié spirituelle au Grand Siècle, Lettres de Mère Mectilde à Marie de Châteauvieux, 336 pages, Paris, Téqui, 1989.

3. Existait-il encore à Saint-Dié la célèbre école de géographie, qui donna au Nouveau Monde le nom d'"Amériquen, grâce à la Cosmographiae introductio... insuper quatuor Americi Vespucii navigationes, due à Waedseemüller (1507).

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facilité merveilleuse pour apprendre tout ce qu'elle voulait". Ainsi peignait-elle au point de réaliser son autoportrait à l'aide d'un miroir. "Elle apprit à jouer des instruments", sans doute du clavecin, et à exécuter des ouvrages de dames. Et "son esprit n'était pas moins propre pour les belles sciences, les langues et le latin, etc" On aimerait savoir ce que désigne ce vague "etc ".

Quoi qu'il en soit, Catherine se refusa à devenir une "femme savante", estimant que de trop longues études pourraient la détourner de Dieu.

Elle se délectait toutefois à la lecture des romans. Écoutons encore Mademoiselle de Vienville ; alors que sa jeune tante les dévorait, Dieu "tourna à son profit les pièges du démon". En donnant un sens spirituel à cette lecture, elle en fit son sujet d'oraison, croyant que c'était de l'amour de Dieu qu'ils traitaient.'

Ici, la biographe se mue en une piètre hagiographe, soucieuse de "canoniser" Catherine dès sa plus tendre enfance. Retenons seulement que la jeune fille ne dédaignait nullement les romans qui, d'ailleurs, aident à former le style de leurs lecteurs. Mais de quelles oeuvres à la mode s'agit-il ? Peut-être de Sireine, un poème pastoral qu'Honoré d'Urfé (1568-1625) publia en 1604 ou, plus vraisemblablement, de la célèbre Astrée, qui valut au même auteur un prodigieux succès, si bien qu'il multiplia les aventures des amants dans les trois parties éditées de son vivant (1607,1610,1619), et auxquelles son secrétaire Baro en ajouta deux autres (1627-1628) avant d'achever ces mille péripéties par l'union des principaux héros, Céladon et Astrée. Partout on s'arrachait cet interminable roman, qui développa le goût des analyses délicates du sentiment. Catherine a pu connaître cet ouvrage, s'émouvant aux malheurs des deux jeunes gens, affinant aussi sa propre psychologie, tout en perfectionnant son style.

4. (Mlle de Vienville), La Vie de la Vénérable Mère Catherine Mectilde du Saint-Sacrement, ms. P. 101, p. 11-12 pass.

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Cette solide formation intellectuelle se remarquera dans la volumineuse correspondance de Mère Mectilde, quoiqu'elle n'ait jamais fait allusion aux écrivains profanes de son époque. En revanche, d'après un sondage effectué par les moniales de Rouen' dans trois manuscrits contenant des lettres de leur Institutrice, elles ont relevé 254 citations de la Sainte Ecriture, qui prouvent sa profonde connaissance de la Bible, alors que les Pères de l'Eglise ne sont évoqués que 22 fois, les écrivains religieux 19 fois et les religieuses mystiques 16 fois. Quant aux auteurs spirituels contemporains, tels un Vincent de Paul, Condren, Guilloré ou Saint-Jure, ils n'obtiennent que la portion congrue avec 7 citations. L'Ecriture s'attribue donc la part du lion : quatre fois plus de références que tous les autres écrivains réunis, ce qui suppose une pratique journalière de la Bible, qu'utilisent d'ailleurs la liturgie de chaque messe et les heures de l'Office divin, l'Opus Dei.

On peut s'étonner de la rareté des références à saint Benoît, alors que Mère Mectilde ne cesse de s'affirmer bénédictine. Elle se rachète, pour ainsi dire, clans ses conférences, entretiens et autres écrits, puisqu'on en a tiré un véritable commentaire de la Règle du Patriarche'.

Si elle n'invoque guère les auteurs spirituels de son temps, la Mère témoigne par sa doctrine qu'elle représente au plus haut point l'idéal religieux de la Contre-Réforme, qui centre sa dévotion sur l'Eucharistie. A celle-ci, dont les calvinistes nient la présence réelle du Christ dans l'hostie, vont sans trêve ses hommages et ses adorations. Surtout, elle tente de réparer par d'incessantes mortifications, l'impiété et les sacrilèges des prétendus réformés.

5. Dans leur bulletin trimestriel « Sous la Crosse de Notre-Daine ", n' 143, juillet 1996, p.9.

6. Mère Mectilde (lu Saint-Sacrement : A l'écoute de Saint Benoît, 206 pages, Paris, Téqui, 1988.

150

L'Eucharistie est vraiment au coeur de sa dévotion. Ajoutons-y le culte de la Vierge, attaquée aussi par les protestants, mais que notre religieuse considère comme sa mère du ciel depuis son enfance et qu'elle a choisie pour être l'unique abbesse de tous les monastères de sa jeune congrégation. Au christocentrisme, qui unit jésus à Marie, mais qui n'oublie pas la Trinité, joignons l'influence en filigrane du capucin Canfeld (1563-1610), dont Mère Mectilde à lu La Règle de perfection réduite au seul point de la volonté de Dieu, et l'influence très profonde de Jean de Bernières (1602-1659), qui sera le directeur de conscience de notre moniale, l'influence enfin du jésuite de Saint-Jure (1588-1657), auteur du livre De la connaissance et de l'amour de Jésus-Christ.

Si nous jetons maintenant un regard sur les lettres autographes, nous sommes frappés par leur graphie régulière, aisée, large, un peu inclinée, qui révèle une personne qui, de longue date, sait manier la plume.

Mais ce qui frappe surtout chez Mère Mectilde, c'est la qualité de sa correspondance, l'élévation et la cohérence de la pensée. Sauf dans les lettres à l'éternelle égrotante et angoissée qu'est la Duchesse d'Orléans, à qui elle demande au début de ses missives des nouvelles de sa santé, il n'est la plupart du temps question que de spiritualité. La Mère écrit sans trêve et sans rature, "à bride abattue", avec spontanéité. C'est une conversation dans un style enlevé, naturel, net et franc, une expression de grande dame, non seulement quand elle s'adresse aux nobles personnages mais aussi lorsqu'elle envoie un billet à de simples religieuses. La rapidité avec laquelle elle rédige lui fait préférer les propositions indépendantes aux nombreuses subordonnées, et elle ponctue souvent sa prose d'exclamations lyriques.

Prenons, par exemple, quelques phrases d'une lettre adressée à la duchesse d'Orléans pour le temps de l'Avent. "Voici, Madame, le temps du désir. L'Eglise en est toute remplie et elle le manifeste par les saints offices. Unissons-nous à elle et crions avec le Juste : Rorate coeli de super et nubes pluant justum... Oh ! quel bonheur

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d'être sujets d'un roi qui donne sa vie pour ses sujets et qui les associe à sa gloire !"

Les lignes débutent par une proposition indépendante et continuent par deux indépendantes coordonnées. Deux autres indépendantes précèdent une citation d'Isaïe, reprise comme refrain dans une hymne traditionnelle de l'Avent. Suit une principale exclamative, accompagnée de deux relatives. C'est, pour terminer, une soi-te d'"élévation sur le mystère".

Mais l'épistolière sait bâtir parfois des phrases plus longues et assez bien charpentées, encore qu'elles ne puissent rivaliser avec les amples périodes oratoires d'un Bossuet.

Laissons de côté le vocabulaire de Mère Mectilde. Il est assez iche et évite les archaïsmes. Le lecteur d'aujourd'hui n'en sera nullement dérouté mais, au contraire, incité à prendre ces lettres comme un livre de chevet pour nourrir sa vie spirituelle. Joseph Daoust Professeur (h) à l'Université catholique de Lille.

V Lettres autographes de Mère MECTILDE

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A Monsieur Henri-Marie Boudon 0 Le 2 septembre 1652

Monsieur mon très cher frère,

Puisque vous êtes sur le point de vous éloigner, possible pour plus longtemps que vous ne pensez, il faut que ie vous donne encore une fois de nos nouvelles, non dans toute l'estendüe que ie souhaiterais pour le peu de sûreté des lettres, mais seulement trois mots de l'affaire que vous scaves (sic). Je vous diray donc, mon très cher frère, que i'ay souffert l'assemblée1 pour contracter, sans y prononcer une seule parole pour la faire avancer. Il me semble que la divine providence me tient tousiours dans la disposition que vous scaves (sic), voir plus profondément sy ie l'osais dire. Je laisse tout à Dieu sans que ie fasse plus de résistance. Nonobstant mes indignités etc., et les paroles de beaucoup de personne (sic) qui condamne cette action et m'accuse d'une épouvantable superbe. Je dois tout soutenir dans un profond silence, me laissant anéantir comme il plaira à Notre Seigneur. Je vous remercie, mon très cher frère, des bons et saints advis que vous m'avez donné de la part de M. B (ernières)2. Je luy en suis très obligée et à vous aussy. Si Notre Seigneur donne bénédiction à cette affaire, ie vous le mandray. Sy je peux aprendre le lieu de votre demeure, ne soyez pas sy longtemps sans nous rescrire.

Ma chère mère de Montigny3 se porte bien mieux de son mal de teste. Mademoiselle de Manneville4 nous a escrit et mande la

0 Boudon : Henri-Marie, 1624-1702. archidiacre d'Evreux. Cf : Albert Garreau, Monsieur Henri-Marie Boudon et le secret de l'école française, les éditions du Cèdre, Paris, 1967. Pierre Coulombeau : Henri-Marie Boudon, un archidiacre d'Evreux au Grand siècle, Revue trimestrielle de l'ANDIC, 1988, n'45/46. [note de l’imprimé sur appel astérisque après ...Boudon].

1. L'assemblée des fondateurs et fondatrices pote• signer le contrat de fondation, d'abord au parloir (les religieuses devant Carré et Marreau, notaires au Châtelet de Paris le quatorzième jour d'août mil six cent cinquante deux. Cf : Documents Biographiques, Ecrits spirituels, Rouen. 1973, p.86.

2. Bernières Jean de Bernières-Louvigny. 1602-1659, Documents Historiques, p. 64. n 21

3. Mère de Montigny : Anne de Saint-Joseph NIontigny. Sueur de Monseigneur de LavalMontigny, premier évêque de Québec au Canada. Meurt en 1685 au monastère de Nancy dont elle était Prieure. Cf : Catherine de Ba-; Lettres inédites, Rouen, 1976, p 116. n- et lettres.

4.Melle (le Manneville : Nous trouvons mention des comtes de Nlanneville, gouverneurs de Dieppe, au XVII, siècle, Cf : Saint-Simon, Mémoires, T. VIL

155

[ Manuscrit non reconnu ! De même pour tous les autographes suivants]

consolation qu'elle a receu dans l'entretien que la providence vous a donner (sic) ensemble. C'est une fille qui cherche Dieu de bon coeur may (sic) ie crois avec un peut (sic) trop d'ardeur et d'empressement. Elle a besoin d'une bonne direction. Je prie Notre Seigneur qu'il soit sa lumière. J'aurais bien des choses à vous dire mais ie ne puis les exprimer par la présente, il se faut perdre pour se mieux retrouver en Dieu. Cet (sic) là mon très cher frère où ie vous vois, où ie vous trouve et où ie vous laisse, et où ie vous suis en son Saint amour pour jamais,

Votre très humble très

affectionnée Soeur et

obligée Servante en J. C.

Sr. du st Sacrement1337


Mon très cher frère,

Mes très humble (sic) recommandations

s'il vous plait à Monsieur Burel.

Faites en sorte sy vous pouvez

qu'il offre à Notre Seigneur l'oeuvre que vous

scavez et qu'il le prie très instamment

que sy ce n'est point sa pure gloire,

qu'elle soit toute renversée. Je vous

assure que j'y ay moins vie que

jamais. Le bon plaisir de Dieu soit

parfaitement accomplit (sic) en nous.

(adresse)

A Monsieur

Monsieur Boudon

de présent A Rouen

158

Au Révérend Père Prieur [abbaye Saint-Germain-des-Prés]

abbaye Saint-Germain-des-Prés

Bénédictines du St Sacrement + Ce, mardy, midy.

Mon très Révérend Père,

Nous suplions humblement votre R (évéren) ce, nous donner la permission de faire bénir un des fours de cette sepmaine une grande image en relief 1 de la Mère de Dieu à laquelle nous avons toutes une dévotion, et une confiance toute particulière et croyons qu'elle sera la Mère et la protectrise (sic) de cette petite maison. Nous la regardons comme telle et comme notre Supérieure. Et nous la prierons qu'elle vous comble de ces plus saintes grâces et qu'elle nous rende digne d'estre en l'amour de son fils.

Mon Très Révérend Père Vostre très humble très

obéissante fille et servante Sr. du St Sacrement

(adresse) R. I.

Au très Révérend père.


Le très Révérend Père Prieur etc.

A St Germain

1. Statue de la Sainte Vierge, présidant au Choeur. Chaque communauté a une statue de Notre Dame Abbesse au Choeur et dans les principales pièces du monastère.

160

Au Révérend Père Prieur [abbaye Saint-Germain-des-Prés 24 aoust (1654)]

abbaye Saint-Germain-des-Prés

Bénédictines du St Sacrement + 24 aoust (1654)

Mon très Révérend Père,

Voicy l'acte que nous avons fait pour nous dédier à la sainte Mère de Dieu et cette petite Maison. Nous suplions votre R (évéren) ce y adjouter tout ce que le Saint Esprit vous inspirera pour le rendre plus saint et plus solemnel. Nous désirons beaucoup que se (sic) soit pour demain sy toutefois un Ecclésiastique que i'ay fait prier de nous prescher est en estat de le pouvoir faire. Nous aurions besoin d'un de vos pontifical pour faire la bénédiction on le rendra aussitost (sic). J'eusse bien désiré que votre Révérence l'ait fait mais comme cet (sic) un jour très solemnel, ie n'ay osé espérer cete (sic) consolation. Je vous suplie, mon très Révérend Père, prendre la peine de voir le dit acte auiourd'huy et que votre Bonté nous le renvoyer s'il vous plait. J'attendray les ordres et sentimens (sic) de votre Révérence les quels ie veux suivre de mesme coeur que ie dois estre avec tout respect en Notre Seigneur.

Mon très Révérend Père

Votre très humble très obéissante fille et servante en Jésus. Sr du St Sacrement

R.I.

(adresse)

Au très Révérend Père

Le très Révérend Père

Prieur etc.

160

Au Révérend Père Prieur [abbaye Saint-Germain-des-Prés 18 novembre 1658]

abbaye Saint-Germain-des-Prés

+

18 novembre 1658

Mon très Révérend Père,

Une de nos Soeurs estant depuis très longtemps, malade de pierre et de plusieurs autre (sic) incommodités, et ne pouvant rendre aucun service à cette Maison dans l'estat d'infirmité où elle est, et pour plusieurs considérations que le R (évérend) Père Dom Martin porteur des présente (sic) vous dira de vive voix, nous suplions très humblement V (ot) re bonté luy donner obédiance (sic) pour retourner dans n (ot) re monastère de Rambervillier avec une compagne pour de la, aller prendre les eaux et les bains de plombier (Plombières) qui ne sont qu'à 3 ou 4 lieue (sic) de Rambervillier. Il y a très longtemps qu'elle devait faire ce remède comme le plus souverain à ces maux que sy N (otre S (eigneur) n'a pas agréable de la guérir, sa compagne la laissera dans n (ot) re dite Maison de Rambervillier, et en ramenera une autre capable de nous servir ; et de nous soulager pour le choeur.

Ce bon Père instruira mieu (sic) v (ot) re Révérence que ie ne le puis par ces mot (sic) et espère qu'il nous obtiendra la grâce que ie vous demande avec autant d'instance que ie suis avec respect

Mon très Révérend Père Vostre très humble et

des Bénédictines du très obéissante fille

St Sacrement le 18 et servante en N.S.

septembre (sic) 1658 Sr du St Sacrement


Le nom de la Religieuse malade

est, Nicole de la Nativité, et

sa compagne est, Marie de Jésus1

toute (sic) deux professe (sic) de n (ot) re monastère

de Rambervillier en lorraine.

(adresse)

au très Révérend

Père

Révérend Père

Prieur, de St Germain

1 Soeur Marie de Jésus, Marguerite Chopinel, née le 28 octobre 1628. Professe le 21 août 1647 à Rambervillers. Vient à Paris en 1651. Maîtresse des Novices. Meurt en singulière vénération en 1687.

164

A la Reine de France [Anne d'Autriche 28 juillet 1664]

Anne d'Autriche

+ De V (ot) re monastère du très Saint Sacrement de Paris ce 28 juillet 1664

Madame,

Pour éviter de me rendre importune à vostre Majesté par la longueur de mes lettres, i'ay prié le Révérend Père Paul (in) 1 dese transporter à Fontaine-bleau pour vous très humblement suplier Madame, de vous souvenir que vostre bonté m'a fait l'honneur de m'assurer qu'elle prendrait la peine d'escrire à nostre Sainct Père pour obtenir l'érrection (sic) d'une Congrégation des Monastères de nostre Institut. Voicy, Madame, l'occasion de Monsieur le Légat 2 qui tiendra a faveur d'accorder à vostre Maiesté, la grâce qu'elle luy demandera pour nous, ou pour mieux dire, pour la gloire du très Sainct Sacrement de l'autel en la confirmation de l'adoration perpétuelle de ce divin Mistère (sic) que nous avons professées (sic). Comme il est exprimé au Mémoire cijoinct. Ce bon Père l'expliquera à Vostre Maiesté et l'assurera de nostre part que l'on continue de prier Dieu pour la conservation du Roy et de toute la famille royalle mais singulièrement pour la vostre Madame qui est si nécessaire à l'Église pour y soutenir les interrests (sic) de Jésus Christ qui est quasi abandonné de tout le monde. C'est pour sa gloire qu'il vous fait vivre et pour la consolation de tout le Royaume et particulièrement de celle qui est avec très profonds respects

Madame

de vostre Maiesté

La très indigne et la

très fidelle (sic) servante.

Sr M. du St Sacrement R.I.

1. Provincial des Pères Pénitents du Couvent de Nazareth, place royale, Paris. Cf : Catherine de Bar, Fondation de Rouen, Rouen, 1977, p 361, note 27 bis.

2. Louis, duc de Vendôme (1612-1669), cardinal en 1667. Légat du pape Clément XI, en France, en 1668.

166

Au Révérend Père Luc d'Achery abbaye Saint-Germain-des-Prés

+(1675)

Pour ne me point rendre trop importune à nostre très Révérend père supérieur, par la longueur de mes lettres, ie vous fais, mon très honoré frère en Notre Seigneur, un petit mémoire de nos affaires desquelles vous pourrés (sic) à la commodité du très R (évérend) p (ère) l'entretenir pour aprendre ses volontés et nous y conformer comme à celles de Dieu.

Premièrement Sur les propositions que Mad (ame) Mekelbourg 1 nous à faites depuis très longtemps et souvente fois renouvellées. J'en fis une emple (sic) déclaration au R (évérend) père Texier 2 qui me dit que ie devais voir la place qu'elle voulait donner et qu'il me donnerait obéissance pour faire ce voiage quand ie le iugerais à propos. J'ay laissé la chose en surseance pour voir sy cette dame persistait. Elle n'a pas manqué de m'escrire (sic) le lendemain que i'eus l'honneur de voir le très R (évérend) père Prieur et comme on me pressait fortemen (sic) de faire responce ie donne parole d'aller sy elle envoyait un carose comme elle me l'offrait croyant que mon supérieur l'aurait pour agréable. A vous dire la vérité, ie croyais que la chose se ferait avec agrément à cause que le R (évérend) p (ère) Texier m'avait dit qu'il y faillait (sic) aller pour remarquer sy ce qu'elle donnait devait estre accepté.

1. Mekelbourg — Princesse Isabelle de, veuve de l'amiral Coligny. Elle avait offert à Mère Mectilde de fonder un monastère sur ses terres de Châtillon-sur-Loing (actuellement Châtillon-Coligny-Loiret). contrat passé en août 1676. cf : Fondation de Rouen, Téqui, 1977, p 166. Les bénédictines de Châtillon sur Loing, J. M. Voignier, Les Monographies Gâtinaises, 1998.

2. R.P. Tixier (Victor), 1617-1703. (Mort à Rouen en l'abbaye Saint-Ouen). Prieur de Saint-Germain-des-Prés de 1669 à 1675.

J'ay cependant un très grand regret d'avoir fait cette responce mais ie suis preste d'y envoyer un expres. Sy, Nostre très R (évérend) p (ère) Prieur y à la moindre répugnance pouvant vous protester, mon très honoré frère, que ie ne veux que ses volontés. Et comme ie vous ay dis plus emplement (sic) mes sentimens (sic) et mes petits desseins dites les ie vous suplie (sic), à sa Révérence afin que tout ce fasse avec son aprobation (sic).

Touchant l'abbaye de l'Etrée 3, Ordre S (ain) t Bernard et aussy le monastère des Bernardines de Courville à 15 lieue (sic) d'icy, nous pouvons prendre l'Estrée sy le R (évérend) père le iuge à propos, ou prendre le monastère des Bernardines de Courville 4 sy elles se tranfère (sic) à l'abbaye de l'Estrée comme elles le propose (sic).-

Je n'ay en toutes ces occasion (sic) d'establissement que la veue (sic) d'avoir encore en France quelque (sic) maisons de nostre Institut pour le mieu soutenir parce que ie prevois que nos Maisons de Lorraine ne nous serviront quasi point à cause que ce n'est pas la mesme province et qu'il est assé (sic) difficile d'avoir dans la suitte (sic) une parfaite union.

Vous scavez qu'il peut naistre mil (sic) difficultés entre les provinces différentes, représenté (sic) tout cecy, ie vous suplie (sic) au très Révérend père Prieur et me marquez ces (sic) volontés afin que je les accomplissent, et me faite la grâce de vous souvenir de prier Dieu pour votre pauvre et indigne Soeur et servante en Jésus et sa très S (ain) te Mère.

Sr M. du St Sacrement

R.I.

3. Abbaye de l'Estrée, diocèse et arrondissement d'Evreux (Eure). Abbaye de cisterciens, colonisée par Pontigny en 1145. Cisterciennes en 1684, venues de Trèves, puis unies à l'évêché de Quebec.

4. Courville. Prieuré de Bernardines. Cotineau T 1.Col 903.

168

Je vous prie de présenter mes obéissants respects au Révérend père Prieur et de luy demander pour moy sa s (ain) te bénédiction.


169

Mère du S. Sacrement

28.Aoust

(adresse)

Au très Révérend père

Le très Révérend père dom

Luc etc.

A l'Abbaye S (ain) t Germain

+

[manuscrit]

170

A Mère de la Nativité 1 [au monastère Notre-Dame de Liesse 3 décembre 1680]

au monastère Notre-Dame de Liesse

Paris

+ 3 décembre 1680

Je suis très obligée à ma très chère Mère de S (aint) Augustin, des soins qu'elle prend de la santé de ma très chère de la Nativité. ie scay que sa santé n'est pas bonne cet (sic) pourquoy je vous suplie (sic) avec la permission de Madame, que n (ot) re chère M (ère) de la Nativité ne jeune point, qu'elle mange des oeufs et du potage ou bouillon gras, et sy, vous luy voyez d'autre besoin je suplie (sic) v (ot) re charité d'y pouvoir, je vous rendrez, très chère Mère, tout ce que vous y employerez et je vous en seray très sensiblement obligée. C'est v (ot) re fidèlle (sic) servante en N (otre) S (eigneur).

Sr M. du St Sacrement P. ind.

(adresse)

Pour

La chère Mère de la Nativité

adoratrice perpétuelle du très

St Sacrement de l'autel

présentement

A N (ot) re Dame de Liesse 2

1. Mère de la Nativité : Anne Bourban. Professe du Monastère de la rue Cassette, le 4 novembre 1663.

2. Notre-Dame de Liesse : Prieuré de Bénédictines fondé à Rethel. Transféré à Paris en 1636 puis supprimé en 1778. Après la mort de la Supérieure en 1680, Mère Saint-Alexis, les religieuses ont demandé l'aide de Mère Mectilde.

170

A Mère de la Nativité

au monastère Notre-Dame de Liesse

Paris

+ 3 décembre 1680

172

A une religieuse de l'Institut [ décembre 1685]

+

(décembre 1685)

Ne vous troublez point sur les veues (sic) que vous avez de faire des humiliations, prenez celles que la divine providence vous envoyera (sic). Elles seront tousiours (sic) meilleurs (sic) que celles qui viendront de vostre inventions. Souvent nous voulons faire par nous mesme et nous ne pouvons souffrir ce que Dieu fait par les événemens (sic) de sa providence. Tenez vous, chère E (nfant), bien attachée à la volonté divine. Voyez la tousiours en ce qui vous arrive et ne vous arrestez jamais sur les causes secondes qui sont les créatures dont Dieu se serre (sic) pour nous affliger. Ne cherchez rien hors de vostre néant, c'est votre fort que d'y demeurer, quand vous en sortez vous faites tousiours des rencontre (sic) qui vous brouille (sic) l'intérieure (sic). Sy l'on pouvait comprendre les grands biens qui sont renfermé (sic) dans le bien heureux rien sy inconnu, l'on n'en voudrait jamais sortir. Tout à lentour (sic) du néant, il y a mil (sic) monstres qui tache (sic) de nous engloutir. Cet (sic) pourquoy tachons d'y demeurer, ou du moins quand nous apercevons des misères qui nous viennent (illisible), replongeons nous dans ce rien pour nous mettre en assurance de cent mil tentations qui se présente (sic), tantost une créature, tantost un(e) parole, et puis les rencontre (sic) qui choc nostre esprit ou qui nous cause plusieurs infidélités, ce bien heureux rien nous préserve de bien des misères où nous tombons insensiblement et fréquamment (sic).

Gardez vous aussy de vous donner la liberté descouster (sic) les paroles qui sont à deux entende (sic) ou qui porte (sic) a des (illisible). Il n'est point permis à une âme qui communie de prester l'oreille a ces horreurs quoy que honnestement, le démon y est tousiours et fait de très méchants effect (sic). Fuyez l'ombre du pécher (sic) non par un esprit critique et scrupuleux mais par respect à Dieu qui n'ayme point que son épouse ce (sic) donne ses petites libertés. Séparez vous de toutes ses badineries trop libre (sic), mais tenez vous aux pieds de ce Dieu Enfant, de ce Verbe adorable qui s'est venu anantir (sic) pour nous aprendre (sic) l'usage du s (ain) t anéantissement, la très s (ain) te Vierge vous enseignera a le bien pratiquer sy vous tachez de la regarder dans son silence et sy divin recueillement.

Je vous suis bien obligée de la part que vous avez prise à mes croix. Je ne suis pas fachée d'estre humiliée, mais priez N (otre) S (eigneur) qu'il me pardonne toutes les fautes que i'ay fais dans l'Institut et surtout dans cette misérable charge de prieure, où mon trop de douceur, où pour mieux dire de sotte et imprudente bontés (sic) ; je puis estre cause de la liberté que l'on a prise de produire tant de fausetés (sic). Le gain de mon procès ne remply pas mon coeur de joye, il demeure sous les pieds du divin Maistre pour y estre tousiours froissé et anéanty en la manière qu'il luy plaira. Je n'ay qu'à souffrir et mourir. Il ne faut vivre en ce monde que pour cela, car rien de la terre n'est capable de nous donner de la joye, aussi n'en veux ie pas gouster. Mais réiouissons nous que n (ot) re fin aproche (sic), et que par la mort, la source du péché sera tarie en moy. Ne m'oubliez pas en vos s (ain) tes prières, je suis bien obligée à la charité de la chère m (ère) Prieure 1 et à toute la Communauté qui s'est tant intérressée (sic) pour moy, N Cotre) S (eigneur) la récompensera bien par sa miséricorde.

(sans signature et sans adresse).

1. Mère Bernardine de la Conception Gromaire. Prieure du 2' monastère de Paris, rue Neuve Saint-Louis. Puis Françoise Charbonnier, professe de Toul en 1666, Prieure de Paris de 1685 à sa mort en 1709.

Lettres inédites, Téqui 1976, p 227 n° 5.

Fondation de Rouen, Téqui, 1977, p 143.

[manuscrit]

178

A la Mère Prieure Radegonde de Beauvais 1 [à Varsovie Pologne 13° may 1688]

à Varsovie Pologne

... C'est un abisme de merveille (sic), où pour mieu (sic) dire ce sont des miracles, et qu'il faut publier pour la gloire du divin Maistre qui tient dans ses adorables mains le coeur royalle (sic) de la reine. Vous voyez beaucoup, mais vous vairez (sic) encore davantage. Ayez toute (sic) bon courage N (otre) S (eigneur) est avec vous et sa très s (ain) te Mère qui vous bény. Je suis en son amour toute à vous d'une tendresse inexplicable.

Sr. M. du St Sacrement P. indigne

(adresse) 13° may

Pour 1688

la Révérende Mère

Supérieure et la chère Com

munauté

Lettre contenant une mèche de cheveu de Mère Mectilde. Ne pouvant se rendre elle-même en Pologne, elle aurait envoyé une mèche de ses cheveux à la Communauté pour contenter leur désir de sa présence.

(Fin d'une lettre éditée en entier in Catherine de Bar. En Pologne avec les Bénédictines de France, 1984, p. 142.)

1 Mère Beauvais de Gentilly (Radegonde). Profession rue Cassette le 3 août 1669. Prieure à Varsovie de 1688 à 1691. Décédée à Paris le 12 novembre 1737.

180

A une religieuse de l'Institut [4 may 1691]

4 may 1691

Non, il ne faut point faire connaistre les productions de y (ot) re fond qu'à ceux ou celles qui ont la conduitte (sic) de y (ot) re intérieur et non à d'autre (sic) cela n'est pas dans le bon ordre, ni dans les règles de perfection.

3, Chose est l'attrait pour les pénitences,

Je vous advoue que v (ot) re zèle sur cela m'est un peu suspect ; ce n'est pas que je n'ayme les âmes pénitentes, elles me sont bien précieuse (sic) mais comme c'est v (ot) re attrait, il faut le régler et prendre toutes les croix de providence en esprit de pénitence et mil (sic) choses qui mortifie (sic) la nature et l'esprit humain. Il me semble que vous ne voulez pour pénitence que des macérations corporelles Et cependant ce ne sont pas les plus sanctifiante (sic) l'amour propre y prend bien souvent sa bonne part ; mais les autres pénitence (sic) sont plus cachée (sic) et plus agréable (sic) à N (otre) S (eigneur). Résolvé (sic) vous donc à les faire de la sorte et N (otre) S (eigneur) vous bénira. Mourant ainsi à vostre propre volonté et à y (ot) re esprit tandis que vous avez des supérieures sage (sic) et qui veulent Dieu, ne demandez point permission à v (ot) re Confesseur, la S (ain) te Règle vous lie à vos Supérieure (sic) pour moy j'en demeurerais à leurs sentimens (sic) avec humble soumision, la grâce y est renfermée.

La 4 chose est sy vous devez rester en repos de conscience.

Je dis devant Dieu que OUY, et qu'il est temps que vous sacrifiez tous vos retours et vos réflexions sur vostre vie passée et sur vous mesme, ne vous arrestez plus suivez v (ot) re course, le temps est bref. Nos amusemens (sic) sont grand (sic) soub prétexte de vertu. Passez donc vostre chemin sans retour. Allez où la grâce vous conduit, suivez N (otre) S (eigneur) qui vous apelle (sic) à sa suitte (sic), en vous quittant et vous outrepassant vous mesme pour trouver et posséder uniquement Jésus Christ.

Je puis vous protester en sa s (ain) te présence que je n'ay rien diminuez (sic) de la tendre affection qu'il m'a donnez (sic) pour vous et qu'elle durera iusques a (sic) l'éternité puis qu'elle (sic) est fondée en luy, par luy, et pour luy.

En foy de quoy, ie signe la présente protestation, le 4 may

1691.

Sr M. du St Sacrement

P. indigne

Dès que i'auray la permission, ie m'en iray chez vous certainement, ie ne puis plus différer.

(sans adresse — sans signature)

[manuscrit]

184

A une religieuse du monastère de Saint-Louis à Paris [Samedy 5 de l'an 1692]

+

Samedy 5 de l'an 1692

Vostre chère lettre, ma plus chère Mère, m'a donné une sensible consolation, voyant tousiours vostre bon coeur au milieu des abismes d'abjection où la divine providence ma (sic) plongée.

Je vous advoue que N (otre) S (eigneur) m'y a fait trouver la joye et la satisfaction qui n'est pas concevable mais N (otre) S (eigneur) connaissais (sic) ma faiblesse, j'avais besoin de son secour (sic), pour me soumettre à ses adorables conduittes (sic) qui n'estait (sic) pas bien agréable à l'esprit humain.

Je crain (sic) que je ne les chérisse pas assez et que N (otre) S (eigneur) les retire (sic). Cependant ie ne demande pas le retour de la médail (sic). Je connaist (sic) les merveilles de graces qui sont renfermée (sic) dans ses estats humiliez (sic). Il me semble que mon dégagement est plus grand et que je n'ay plus rien à craindre. J'ay tout perdu ce que l'amour propre chérissait le plus. Il reste encore à sacrifier la nature pour les grandes douleur (sic) que ma nature crain (sic). Il faut néantmoins espérer que lorsqu'il — N (otre) S (eigneur) — m'en donnera, il me fera la grâce de les souffrir par vos s (ain) tes prières qui m'ont attirés (sic) tant de bénédiction (sic). Continuez les ie vous suplie et pour ma pauvre Mère Ancienne, que je voudrais bien voir en paradis, elle souffre beaucoup et souffrira bien encore davantage.

Je vous prie, très chère Mère, pour vos affaires spirituelle (sic) et temporelles de vous adresser à la glorieuse s (ain) te Geneviet (sic) (Geneviève) ; elle vous secourera et nous aussy, et disposera le coeur de mad (ame) de Bois D (auphin)2.

Ne soyez point en peine de vos lettres, ma très chère Mère, ie vous assure que ie les brusle fort exattement (sic), mais puisque vous désirez que ie vous les renvoye, ie le feray ponctuellement ; ie respondray sic) à ce que vous voulez me consulter et vous renvoyeray (sic) vostre lettre fort fidéllement (sic) avec la responce (sic), si N (otre) S (eigneur) me donne la grâce et la capacité de la faire ; mais comptez tousiours que ie suis indigne de ses divines lumières, soyez bien persuadée, très chère Mère, que toute misérable que ie suis, ie suis très sincèrement toute à vous.

Je me tient (sic) preste à partir lors que l'on me l'ordonnera, l'on ma donnez (sic) quelque (sic) advis la desus (sic) sy ma pauvre bonne Mère estait en paradis, je vous assure que ie partirais avec plaisir mais i'ai une peine incroiable (sic) de quitter cette pauvre souffrance (sic) qui serait tout à fait troublée sy je l'abandonnais. Elle voudrait aller chez vous mais helas vous avez vostre poid (sic), il ne faut pas l'augmenter. S'il faut que ie quitte P (aris), je la mettray entre vos mains et vous serez sa bonne Mère, cela ne sera plustost qu'a Pasque (sic), car on troublerait la plus part (sic) de la communauté qui ne veut point que ie sorte. Je prie N (otre) S (eigneur) nous faire faire sa très adorable volonté.

J'aurais bien des choses à vous dire sur cette Maison, tout est à la veille d'un grand trouble, mais j'espère que N (otre) S (eigneur) y pourvoira, priez le bien qu'il nous préserve de division. Le démon fait son possible pour cela.

A Dieu, il faut que ie quitte ma lettre pour vous recommander notre pauvre Mère qui est bien mal auiourd'huy. Si elle était en paradis, il me semble que ie souffrirais toute choses (sic) plus à mon aise car ses peines sont mil (sic) fois plus grandes que les miennes, et pour peut (sic) qu'elle en sache des miennes cela la trouble et la fait mourir. Je vous la recommande et suis toute à vous.

(sans signature et sans adresse).

1. Ma pauvre Mère Ancienne : Mère Bernardine Gromaire avait reçu Mère Mectilde au monastère de Rambervillers dont elle était Prieure. C'est elle qui lui donna l'habit de saint-Benoît le 2 juillet 1639. Cf : Lettres inédites p. 218.

2. Mme de Bois Dauphin. Madeleine de Laval (1646-1729), maréchale de Bois Dauphin, fille de Guy, chevalier de Bois Dauphin, marquis de Laval et de Marie Séguier, veuve du marquis de Coislin. Saint-Simon, Mémoires, t. 2.

[manuscrit]

190

A Mère Saint-Placide du Monastère [de Saint-Louis à Paris 17 octobre 1693]

de Saint-Louis à Paris

+

17 octobre 1693

Vous direz tous les fours, avant toute chose un «Veni creator», trois fois «Monstrate esser»(sic) apres vous entreré (sic) en matière par les iujets (sic) que vous avez prist (sic) pour vostre retraitte.

Je vous conseil (sic) de vous y apliquer (sic) sur les choses qui sont de pratique et d'usage dans vostre estat et vostre profession, remarquez, très chère, en quoy vous estes plus assuiestie (sic) (assujettie) et les manquemens (sic) que vous y pouvez faire afin que nous pustion (sic) (puissions) régler, ce qui regarde v (o) tre conduite car tout consiste à bien faire ce que nous avons à faire et à nous sanctifier dans les employs que la providence et l'obéissance nous donne à faire.

Sur la chère vostre du 14 du courant, très chère Mère, ie voudrais bien que N (otre) S (eigneur) me fit la grâce de vous ayder à faire une bonne retraitte (sic) pour trouver N (otre) S (eigneur) en vous et demeurer avec luy dans toutes les occupassion (sic) de la journée. Je suis touchée de l'accablement où vous estes par des occupassion (sic) qui ne cesse (sic) point, et qui dévore (sic) v (ot) re temps et vos forces.

J'en ressens de la douleur ne croiant (sic) pas que vous y pussiez subsister sans quelque secour (sic) de grâce extraordinaire. Je prie N (otre) S (eigneur) vous la donner ; ie veux l'espérer de sa divine miséricorde, et vous, très chère, demandez la à la très Immaculée Mère de Dieu cet (sic) de sa pure bonté que vous devez l'espérer. Je m'attend (sic) bien qu'elle vous assistera, étant certaine qu'elle ne vous refusera.

Commencé (sic) v (o) tre retraitte en vous jetant à ses pieds, la supliant (sic) de vous y favoriser de sa protection et qu'elle vous y conduise, vous enseignant à demeurer ferme en Dieu pour faire et souffrir ce qu'il vous plaira.

Je voudrais que vous m'escriviez sy vous le pouvez tout cela sur quoy vous pourriez faire vostre retraitte utilement. Voyez, très chère, sy cette proposition vous estes (sic) agréable. Je considère que le plus important à n (o) tre perfection est de faire ce que Dieu veut, c'est où nous devons nous apliquer (sic) sérieusement et trouver Dieu dans tout, et le voir partout, en un mot il faudrait que nous vivions icy bas comme sy nous estions au Ciel comme dit S (ain) t Paul.

Ne vous effrayez point de vos faiblesse (sic), ny de vos promptitude (sic), ce sont des saillies qui doivent vous humilier et nons (sic) vous troubler, ny perdre vostre paix. Il faut estre à Dieu comme il veut que nous y soyons, dans tous les tracas qu'il donne. Sy nous ne voyons rien hors de sa divine volonté, nous ne serions jamais troublée, ny inquiétée, parce que n (ot) re perfection estant de faire sa très s (ain) te volonté, nous jouirions de sa s (ain) te présence dans nos tracas. Aprenons (sic) à estre à Dieu au desus (sic) de tout ce qui est, et qui n'est pas.

Voilà comme ie voudrais vivre, mais hélas i'en suis éloignée infiniment ; mais il faut que vous y aspiriez pour estre stable et invariablement à Dieu.

O, très chère, que vous seriez heureuse d'estre là, car vous feriez toute choses (sic) et souffrier (sic) tout sans aucune altération, vous seriez stabiliée en Dieu, ie suis en luy toute à vous n'en douttez jamais.

Sr M. du St Sacrement P. ind.

Samedi 17 octobre 1693.

(adresse)

Pour

La chère Mère de St Placide 1

En mains propre, rue Neuve

St Louis.

A Paris.

1 Mère Saint-Placide : Philbert Marguerite. Profession le 21 novembre 1669 à Toul. Fait partie du premier groupe de moniales venant de Toul, le 30 mai 1674. Est décédée le 3 mai 1730.

[manuscrit]

A la Révérende Mère François de Paule 0 [Monastère de Saint-Louis au Marais ler aoust 1695]

Monastère de Saint-Louis au Marais

ler aoust 1695

Comme nous n'avons pas trop de temps pour Pologne, il faut, s'il vous plait, Ma très R (évéren) de et chère Mère, que vous preniez la peine de nous amener la chère Mère du S (ain) t-Esprit 1 pour que nous ayons le temps avant son despart de luy dire plusieurs chose (sic) qu'il faut qu'elle soit instruite. Je crois que Monsieur vostre Supérieur vous donnera bien facilement permission la chose estant de conséquance (sic). J'attend (sic) des R (eligieu) ses de Rouen pour accompagner n (ot) re chère Mère du S (ain) t- Esprit. Elle (sic) ne tarderont point d'arriver ; et ainsi il faut avancer le plus que l'on pourra. Prenez vos mesures, ma très chère Mère pour avancer et prie Dieu pour moy qui suis de coeur en Jésus toute à vous.

Sr. M. du St Sacrement

P. ind.

Ce lundy 1 aoust 1695

(adresse)

a la Révérende Mère

A

La très Révérende Mère Prieure

des Rses du St Sacrement rüe

Neuve St Louis au Marais

A Paris

0 Françoise Charbonnier (1642-1709). Née à Saint-Mihiel, professe de Toul le 15 mai 1666. Prieure du monastère de Saint-Louis au Marais à Paris du 21 mars 1685 à sa mort.

1. Mère du Saint Esprit. Boutilly Agnès Françoise. Professe de Saint Louis au Marais. 10 février 1687. Retour en France en 1698. Cf : En Pologne avec les Bénédictines de France, Téqui 1984, p. 439.

[manuscrit]

198

A la Révérende Mère François de Paule Monastère de Saint-Louis au Marais [30 avril 1697]

30 avril 1697

Je viens vous dire, ma Révérende et plus chère Mère, que i'ay fais les offices tel qu'elle (sic), avec bien de la peine, car je suy (sic) trop vieille pour bien faire cela, mais s'en est fait pour le présent. Ces sortes de remuement (sic) ne sont pas agréable (sic), mais il a falu faire cela pour obéir. Je vous conjure de prier la sacrée Mère de Dieu les bénir. Je doute fort que vous obteniez ce que l'on vous propose. Autrefois le Roy y estait oposer (sic). Je crois bien que sy M (onsieur) l'archevesq (sic) 1 le veut demander comme il faut à sa Maiesté en luy représentant l'estat où vous estes, cela le deverait (sic) toucher. Je prie l'auguste Mère de Dieu de luy donner une bonne inspiration. Nos Mères de Dreux n'avance (sic) pas parce qu'il n'y a point de Maison qui veuille s'en charger ainsi que vous avez veu le mémoire. Il faut un secour (sic) de la divine providence efficasse (sic).

1 Monseigneur l'archevêque Louis Antoine de Noailles (1651-1729). Cardinal le 21 juin 1700 au titre de Sainte-Marie de la Minerve.

Je recommande à vos saintes prières le bon M (onsieu) r de Grainville 2 Ceste (sic) une perte pour nos Mère de Rouen et de Dreux 3. Dieu est le Maistre et le souverain de tout, il faut l'attendre et l'adorer.

Nous sommes assez doucement, ie n'osais espérer cette grâce car je suis bien sotte et bien incapable de bien faire. Je devint (sic) sy pauvrette et sy misérable que je ne scay comme l'on me peu (sic) souffrir. Je seray cependant bien aise de vous voir très chère Mère. Je ne scay sy M (onsieur) de Toul 4 est party, il ne poursuit point son procès. J'attend (sic) les momens (sic) du Seigneur pour tout ce qu'il luy plaira. Je le prie (de) vous bénir et toutes vos affaires. J'espère que la providence y pourvoira. Sy vous avez fait ce que vous proiestier (sic) pour contenter vos créanciers vous serez un peu de temps en repos en attendant que N (otre) S (eigneur) y pourvoye. J'espère toutiours qu'il le fera mais il faut une grande patience. Dite moy des nouvelles de vostre santé (?).

Nous allons repasser sur les Constitutions pour tacher de les pratiquer. Nous retranchons les ouvrages particuliers et les petis (sic) commerces pour trafiquer (?) de crainte que la s (ain) te pauvreté ne ce (sic) trouve embarrasée, Dieu nous fasse la grâce de

2. Mr de Grainville. Claude, prêtre, bienfaiteur dont nous retrouvons souvent la signature ainsi que celle de son frère Philippe, sur nos livres de compte. Cf : Fondation de

Rouen, Rouen, 1977 p 336, n° 81.

3. Dreux : monastère agrégé à notre Institut le 23 février 1696. Mais n'obtint ses lettres qu'en 1701. Cf : Fondation de Rouen, Téqui, 1977, p. 336, n 81.

4. Mr de Toul : Henry de Thyard de Bissy. 87e évêque de Toul (1692-1704) Cardinal le 29 mai 1715, meurt à Paris en 1737. Tellement apprécié de ses diocésains qu'il dut quitter Toul presque incognito. Cf : En Pologne avec les Bénédictines de France, Téqui, 1984.

199

nous retirer de tout cela pour le bien de toutes. Je puis vous dire quefay fait les offices dans l'amertume de mon coeur, mais il faut souffrir et abandonner tout.

(adresse) f

Pour

La Révérende Mère

Prieure des filles du très st Sacrement rue Neuve St Louis A Paris -

[manuscrit]

202

A la Révérende Mère François de Paule [Monastère de Saint-Louis au Marais Samedy 18 octobre 1697]

Monastère de Saint-Louis au Marais

+

Samedy 18 octobre 1697

Je viens vous dire, ma très chère R (évéren) de et plus chère Mère, que la R (évéren) de Mère Prieure de Nancy sera demain sur les 10 ou 11 heure dans Paris. Je vous demande sy d'abord vous pouvez les recevoir et loger 2 ou 3 fours, parce que notre bon père Prieur 1 mourut hier et que nous n'avons point de supérieur que le Seigneur Archevesque, a qui i'ay déjà escrit 3 ou 4 fois sans pouvoir tirer aucune responce (sic), cela m'ambarrasse (sic) beaucoup pour toutes les deffences (sic) qu'il a fait. Je crois que je pourais (sic) les recevoir mais je ne puis leur permettre de sortir pour leurs affaires. C'est un abisme de tirer une responce (sic) de Monseigneur. Je vous prie me dire sy vous pouvez les laisser sortir quand vous les aurez receu (sic). Sy vous ne le pouvez, il faut qu'elles vienne (sic) tout droit avec nous et qu'elles y demeure (sic) tant qu'il plaira à mon dit Seigneur leur permettre de sortir.

Je vous suplie me donner une responce (sic) positive et de me croire toute à vous.

Sr M. du St Sacrement P. Ind.

(adresse)

Pour

la Révérende Mère

Prieure des Filles du

Saint-Sacrement rue Neuve

St Louis

à Paris

1 Dom Antoine Durban, profès de Saint-Remi de Reims, 22 août 1646. Procureur général des mauristes à Rome (1672-1680). Particulièrement estimé de toutes les communautés du Faubourg Saint-Germain-des-Prés.

[manuscrit]


VI Mère Mectilde et Mère Anne ARCHIVISTES DE ROUEN

Le récit des derniers mois de Mère Mectilde est tiré du manuscrit appelé P. 101, terminé le 26 avril 1701, rédigé par la propre nièce de notre fondatrice Mademoiselle de Vienville, qui a vécu près d'elle au monastère de la rue Cassette et qui a rassemblé en plus de ses propres souvenirs, des Mémoires de la Comtesse de Chateauvieux, de la Comtesse de Rochefort, du Père Picoté et du Père Paulin. Excepté ce qui a été conservé dans ce manuscrit P.101, ces Mémoires n'existent plus dans les archives de nos monastères.

"Le jour des Rois de l'année 1698, Notre-Seigneur fit reproche pendant le salut à la Mère Mectilde du Saint-Sacrement de ce qu'elle n'était pas encore abandonnée totalement. Ces reproches la touchèrent vivement, et elle dit à Notre-Seigneur : "N'êtes-vous pas le maître souverain, je veux vos volontés et je m'y abandonne."

Mais pressée de nouveau par un sentiment intérieur qui lui faisait connaître que Notre-Seigneur n'était pas satisfait, elle lui fit un acte d'abandon dans toute l'étendue des lumières qui lui en avait donné, c'est-à-dire sans limites et sans restriction, et elle le fit malgré les répugnances de la nature qui en envisageait alors

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toutes les suites, il lui vint en même temps clans l'esprit qu'elle deviendrait percluse entre les mains d'autrui ce qu'elle appréhendait le plus naturellement n'aimant point à dépendre des autres par l'état d'infirmité. Cependant, Notre-Seigneur voulut cette épreuve.

Le lendemain après la messe du couvent, elle dut encore faire la lecture dans la chambre commune et parla à ses filles avec tant de bonté qu'elles en furent comblées. Étant remontée à sa cellule, elle y fut attaquée d'apoplexie, ayant dit à Notre-Seigneur : "Est-ce ici la vie ou la mort", il ne lui fut rien répondu là-dessus, sinon abandonne toi ; ce qu'elle fit sans retour. On courut aux sacrements et en recevant la dernière onction, elle perdit la parole et la connaissance, mais non sa tranquillité. Une paix divine parut toujours sur son visage mourant, dans le moment qu'elle fut frappée, elle souffrit des douleurs inconcevables par tout le corps et encore plus dans la tête. Il lui semblait que tous ses os se disloquaient et que ses nerfs se rompaient. Elle fut quelque temps abandonnée à ses douleurs, son esprit en était occupé et elle en fut tirée sans savoir où elle était, soit au Ciel ou en terre. Étant comme passée en Dieu dans une grande paix et un parfait repos, elle eut bien voulu qu'il lui eût été permis de rester dans cet heureux état, mais à peine en eût-elle goûté la douceur qu'on l'obligea à en revenir sans savoir pourquoi, ni ce que l'on voulait faire d'elle, lui étant seulement dit intérieurement qu'elle eût à s'abandonner. Elle reçut alors la grâce d'un entier abandon et elle revint en effet, mais une partie d'elle-même resta dans ce bienheureux centre, se trouvant bien plus dégagée et séparée de tout le créé qu'auparavant, lorsque tout ceci se passait clans son âme, les médecins employèrent tous les secrets de leurs arts pour la faire revenir de cette extrémité.

Toute la communauté fit des voeux au ciel pour sa guérison, ayant été un temps considérable sans donner aucun signe de vie, d'ailleurs il était à craindre que tout au moins cet accident ne la rendit percluse selon l'état et la vue qu'elle en avait eu ; mais

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Notre-Seigneur s'étant contenté de son sacrifice ne permit pas qu'elle resta pour toujours en cet état. Sa santé se rétablit en peu de temps à la réserve d'une pesanteur de tête qui faisait appréhender une nouvelle rechute.

Le jour de la Purification (2 février), elle se trouva parfaitement guérie, mais sa vie n'a plus été qu'une langueur, vivant sur la terre d'une manière si dégagée qu'elle semblait n'y tenir plus à rien. Tout ce qui s'est passé depuis le temps dont nous parlons jusqu'à la fin de sa vie, nous fait juger que sans cette grâce du pur abandon qui lui fut donnée, il eût été presque impossible qu'une personne accablée sous le poids de l'âge et des infirmités continuelles eût pu soutenir comme elle a fait avec une douceur angélique un courage intrépide et une égalité d'âme que rien au monde n'a pu troubler. Toutes épreuves qu'elle a portées dans ses dernières années, pendant ses jours de douleurs, tout ce qu'elle entreprit tourna en croix pour elle et ces croix se succédant les unes aux autres par un secret de la Sainte providence ne la laissèrent pas un moment sans souffrance, mais loin de s'en plaindre, et même plus elles étaient dures et amères à la nature, plus son coeur se dilatait en désir de souffrir et c'est aussi dans ces rencontres qu'elle ne cessait de louer et bénir Dieu avec plus d'ardeur.

Dans ces années d'épreuves, l'on noircit sa réputation par des calomnies, on désapprouva sa conduite, on blâma sa trop grande confiance en Dieu, l'on trouva même à redire à son extrême bonté; ce qui avait été dans sa prospérité des sujets d'admiration, devint ensuite la matière de son humiliation, et chacun se crut en droit d'en parler à sa mode sans qu'elle ouvrit la bouche pour se justifier, quoi qu'il eût été facile de le faire.

Ce qui la touchait le plus vivement était de voir souffrir ses filles à son occasion, elle leur disait quelquefois avec sa douceur ordinaire : "Je suis le Jonas, il me faut jeter dans la mer et la tempête s'apaisera." Plus on abaissait cette digne Épouse de Jésus anéantie, plus elle s'humiliait elle-même, jamais sa vertu n'a paru plus consommée, il n'y paraissait plus aucun mouvement de nature.

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On ne voyait en elle, en toute rencontre que mort et anéantissement, Dieu même s'est souvent mis de la partie pour la crucifier, lui faisant porter des états de ténèbres, de sécheresse et d'une mort terrible dans l'intime de son âme, et même quelques années avant qu'il lui plût de consommer le sacrifice de la victime il l'affligea par une vue continuelle qui lui faisait croire qu'elle était réprouvée et perdue sans ressource.

Ces dispositions pénibles lui furent ôtées quelques mois avant sa mort, il ne lui resta plus que la vue de son néant et l'augmentation de ses infirmités corporelles qu'elle soutint dans sa paix et sa douceur ordinaire. Enfin après avoir reçu une infinité de grâces des plus extraordinaires, après avoir été plusieurs fois retirée comme par miracle des portes de la mort dans plusieurs maladies qui l'avaient mise hors d'espérance de guérison, il plût à Dieu lui faire connaître que l'heure de sa mort approchait.

Environ six semaines auparavant, elle commença à prévenir ses filles sur cette séparation afin de les disposer à se soumettre aux ordres de Dieu lorsque ce moment arriverait.

Le jour de sainte Mectilde de l'année 1698 (26 février), comme elle s'entretenait avec ses filles, une d'elle lui voulut baiser la main, elle lui dit : "Baisez, baisez cette pourriture qui sera bientôt la pâture des vers", et continuant à parler sur ce sujet elle leur dit avec ses manières agréables : "Vous voudriez bien voir votre mère élevée, exaltée, faire des prodiges et des miracles mais il n'en sera rien". Elle continua plus d'une heure à leur parler sur cette matière leur disant les choses du monde les plus touchantes. Elles sortirent toutes de cette conférence le coeur pénétré de douleur.

Pendant la Semaine Sainte, elle assista encore à tous les Offices. Le mardi de Pâques, étant allée à une chapelle dédiée à la sainte Mère de Dieu qui est dans le jardin, elle y resta depuis quatre heures jusqu'à cinq prosternée aux pieds de cette sainte Vierge. Une religieuse qui venait la chercher la voyant dans une si grande application fut quelque temps sans oser l'interrompre, mais enfin elle la pria de revenir, dans la crainte qu'elle ne fut

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incommodée si elle y restait plus longtemps. La Mère répondit qu'elle ne le pouvait pas parce qu'il fallait qu'elle remit l'Institut et toute la communauté entre les mains de la sainte Mère de Dieu. Il y a lieu de croire qu'elle reçut dans sa prière de nouvelles certitudes de sa mort, car au sortir de là, une religieuse ayant demandé à lui parler, elle en parut encore si occupée, qu'au lieu de répondre sur ce qu'elle désirait, elle ne lui parla que de sa mort et comme cette religieuse lui dit : "Pourquoi, ma Mère, me dites-vous des choses si affligeantes." Elle lui répondit : "Je me sens pressée intérieurement de vous disposer à faire ce sacrifice, afin que, quand le moment en sera venu, vous vous soumettiez à l'ordre de Dieu et qu'au lieu de vous amuser à vous attrister, vous vous adressiez à la sainte Mère de Dieu votre unique supérieure pour recevoir de ses mains celle qu'Il choisira pour présider en son Nom, sans envisager les suites." Elle lui donna encore plusieurs autres instructions sur ce sujet. Cette religieuse reprenant la parole lui dit : "Vous nous aviez donné quelque espérance que Notre Seigneur ne vous retirerait point de ce monde que vous ne fussiez quitte de vos affaires." Elle lui répondit : "Il n'y a plus rien à attendre de ce côté-là, je dois mourir dans l'amertume et dans l'anéantissement, tel est l'ordre de Dieu sur moi. je l'adore et je nie soumets. Cependant, je ne doute point que quand Dieu m'aura anéantie au point qu'il le veut, il ne relève son oeuvre, mais il ne faut pas quef en ai le plaisir. je dois mourir dans la douleur."

Un de ses amis étant venu ce même jour pour la voir, elle pria une religieuse d'y aller pour elle et de lui dire qu'elle n'était plus de ce monde, qu'elle lui disait adieu et se recommandait à ses prières.

Le lendemain, étant allée voir une vertueuse dame pensionnaire dans la maison, elle lui dit : "Je me sens pressée et attirée d'aller à Dieu. La seule douleur de mes pauvres filles m'arrête mais il faut qu'elles s'y préparent et dans peu."

La nuit du mercredi au jeudi dans la semaine de Pâques, elle se leva encore à son ordinaire, pour faire ses trois heures d'oraison

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et dire son bréviaire. Le matin, quoiqu'elle se trouva fort mal, elle ne laissa pas de dire son Office, mais elle ne put descendre au choeur pour assister à la messe du couvent et communier avec les Soeurs, parce qu'il lui prit un grand vomissement avec une grosse fièvre qui l'empêchèrent de participer à ce bonheur.

Sur les onze heures pendant la grand-messe, qu'elle pouvait entendre de sa cellule, elle voulut se mettre à genoux pendant l'élévation de la sainte Hostie mais il lui prit une si grande faiblesse qu'on fut obligé de lui administrer promptement les derniers sacrements qu'elle reçut avec une piété et dévotion tout à fait extraordinaire. Elle demanda pardon à la communauté avec une humilité profonde, elle dit elle-même le Confiteor. Étant assise sur sa paillasse, les mains jointes avec une paix et une tranquillité qui marquait l'union de son âme avec son Dieu, et on remarqua cette disposition jusqu'au dernier soupir. Elle répondit à toutes les prières avec une grande présence d'esprit.

Le vendredi, elle parut mieux.

Le samedi, une dame, bienfaitrice de la maison étant entrée pour la voir, elle lui dit "Quoi, ma Mère, vous voulez nous quitter." Elle lui répondit : "Oui, Madame" avec une voix ferme comme si elle n'eût point été malade, "je m'en vais à mon Dieu."

Le même jour, elle se trouva si mal qu'il ne resta aucune espérance. Son Confesseur à qui elle désira de parler, la confessa et la communia.

Le dimanche à minuit, elle reçut son Dieu en esprit de réparation de toutes les négligences commises en sa présence ; ce qu'elle fit avec une foi, un amour et un saint transport qui la tenait comme hors d'elle-même et transportée en ce Dieu d'amour qu'elle venait de recevoir. Elle fit encore à genoux son action de grâce qui dura une demi-heure. Depuis ce moment, elle empira toujours.

Vers les six heures, le Révérend Père Paulin ex-provincial des religieux pénitents, son Confesseur, lui ayant demandé à quoi elle pensait, elle lui répondit : "J'adore et je me soumets" ; ensuite il lui ordonna de bénir toute la communauté qui l'avait chargé de lui demander pardon pour elle et, de la prier, de les recommander à Notre Seigneur. Après les avoir bénies, elle dit : "Elles me sont toutes présentes, dites leur, mon Père, qu'elles se jettent à corps perdu entre les bras de la sainte Vierge, j'aurai bien des choses à leur dire mais je ne le puis." Le Père lui répondit : "Il suffit que Dieu le connaît."

Depuis ce moment jusqu'au dernier soupir, elle parut dans une très grande application à Dieu, baisant son crucifix, le serrant sur son coeur, jetant des regards amoureux sur l'image de la sainte Vierge qui était au pied de son lit et levant fréquemment les yeux au Ciel. Deux heures avant sa mort, elle se fit encore toucher le pouls pour savoir si l'heure approchait. Mais on lui dit qu'il était toujours en même état. Ses yeux étaient aussi doux qu'à son ordinaire. Elle les arrêtait quelquefois sur la communauté désolée qui était autour de son lit et ensuite elle les élevait à Dieu comme pour lui offrir leurs peines et demander les grâces dont elles avaient besoin pour faire leurs sacrifices en la manière la plus parfaite. Plusieurs ont ressenti intérieurement les effets de son pouvoir dans cette occasion. Sur les deux heures après midi, elle se leva assez ferme et s'assit sur son lit puis ayant appuyé sa tête sur son oreiller à peine y fut-elle, qu'elle rendit son âme à Dieu, mais si doucement qu'on ne pouvait croire qu'elle fût passée. Cette mort arriva le dimanche de Quasimodo, 6è d'avril 1698, âgée de quatre-vingt trois ans, trois mois et six jours. Si tôt qu'elle fut passée, toute la communauté alla se jeter aux pieds de la sainte Vierge pour lui demander du secours dans une si grande privation. Elle avait défendu qu'on l'ouvrit après sa mort et qu'on lui changea de vêtement, ce qui fut exécuté ; malgré les instantes prières de la seconde maison de Paris qui demandait son coeur.

On tint qu'elle a voulu cacher par là l'excès de ses austérités ; exercices dont les marques étaient sans doute demeurées imprimées sur son corps.

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Pendant le temps qu'il fût exposé au choeur, ce fut un concours infini de monde. L'église était toujours pleine, il fallait de temps en temps ouvrir la grille pour satisfaire le désir qu'on avait de la voir de plus près et contenter la dévotion du peuple qui la réclamait comme une bienheureuse. On ne cessait de faire passer des chapelets et toutes sortes de choses pour les faire toucher au corps de cette pieuse institutrice. On ne peut marquer plus de vénération que l'on en fit paraître pour sa vertu à laquelle on donnait mille louanges. Chacun témoignait des sentiments de compassion pour la communauté sur cette perte. En effet, l'affliction était si grande qu'il fallût que les révérends Pères Bénédictins chantâssent le premier service sur le corps et qu'ils fissent ensuite l'enterrement. Le second service fut chanté par les révérends Pères Cordeliers et le troisième par les révérends Pères Prémontrés. Le trentième fut chanté par les religieuses.

Trois jours après, on fit l'élection d'une Prieure, il parût que cette vertueuse défunte présida encore par son esprit en ce chapitre. La Mère Anne du Saint Sacrement (Loyseau), lui succéda contre toute apparence d'autant que plusieurs de la communauté ne se portaient pas à ce choix ; cependant de la première fois que l'on tira, elle fut élue.

Son gouvernement ne parut point différent de celui qui était auparavant et il semblait que notre vertueuse Mère avait fait passer son esprit en celle qui lui succéda comme autrefois Elie laissa le sien à Elisée.

On ne peut finir sans dire un mot des perfections tant du corps que de l'âme dont elle était redevable au Seigneur. Elles ont été proportionnées aux desseins de Dieu sur elle, et l'on trouvera peu de personnes plus accomplies et plus généralement estimées qu'elle l'a été des grands et des petits.

Les Reines de France et d'Angleterre traitaient avec elle aussi familièrement que si elle eût été de leur rang ; Monsieur de Lorraine, Madame la duchesse d'Orléans, Marguerite de Lorraine et un grand nombre d'autres princes et princesses

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l'honoraient de leur confiance et de leur amitié, ce qui fut depuis 1660 jusqu'en 1675 qu'elle reçût de plus grands applaudissements, car alors on ne parlait que du mérite et de la vertu de la Mère Mectilde du Saint Sacrement, chacun lui donnait des éloges, et sa réputation s'étendit dans les provinces les plus éloignées.

Une religieuse de l'Institut nommée la Mère Hostie lui dit un jour : "Je ne crois pas, ma Mère, qu'il y ait jamais eu une personne plus honorée et estimée que vous." Cette vénérable Mère, la regardant avec sa douceur ordinaire lui exprima les sentiments de son coeur par ses paroles : Hostie, Hostie, exinanite, exinanite usque ad fondamentum in ea. Autant vous me voyez exaltée, autant vous me verrez un jour abaissée, humiliée et méprisée. Cette religieuse lui répondit : "Cela est impossible et à Dieu ne plaise, que je voie jamais telle chose, elle lui confirma, et elle l'a encore assuré à d'autres avec tant de certitude que nous ne pouvons pas douter qu'elle n'en ait eu une "parfaite connaissance".

Elle avait été très belle en son temps et d'une taille avantageuse à voir la majesté de son port, de sa démarche, de ses manières aisées ; il n'y a personne qui ne l'eût prise pour quelque illustre princesse, tout était grand en cette vénérable mère. Une grâce naturelle accompagnait toutes ses actions, rien ne l'embarrassait.

Son regard quoique doux et modeste imprimait du respect, elle avait l'âme noble et grande, le coeur généreux et libéral, bienfaisant, tendre et compatissant. Elle avait une mémoire admirable et un très bon jugement, l'esprit vif et pénétrant, droit et solide, et en quelque manière universel, elle raisonnait sur toutes sortes de matières avec tant d'éloquence qu'il semblait qu'elle avait fait de chacune une étude particulière. C'est par ce moyen qu'elle se faisait toute à tous pour gagner tout le monde à Dieu, car après avoir entré en apparence dans les sentiments de différentes personnes qui la venaient voir, elle leur insinuait adroitement, mais avec tant de suavité, les grandes vérités dont elle était pénétrée que personne ne sortait de son entretien s'en en être touché et sans être excité à se convertir ou à mener une vie plus parfaite.

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Son amour pour Dieu étant proportionné à la sublimité et à l'étendue de ses connaissances, sa vie, selon le sentiment d'un de ses directeurs, a été une vie du plus pur amour qu'une créature puisse avoir sur la terre, il était sans mélange, d'aucun intérêt propre. Elle disait souvent qu'il ne fallait désirer de connaître Dieu que pour l'aimer d'une manière parfaite, elle l'enseignait encore mieux par son exemple. Elle ne voulait et ne cherchait en toute chose que la plus grande gloire de Dieu et l'accomplissement de son adorable volonté et de son bon plaisir. Elle ne vivait que pour l'amour, ses actions, ses maximes et ses sentiments ne respiraient qu'amour. Il ne faut pas s'étonner si ses paroles étaient toutes de feu qui embrasaient les coeurs. Le sujet de ses gémissements les plus ordinaires étaient sur ce que Dieu n'était point connu et qu'il n'était point aimé. Priez, priez, mes Soeurs, priez Dieu, disait-elle, avec un saint transport, qu'il se fasse connaître car si on le connaissait il serait impossible à la créature de ne le point aimer.

Ce qui suit a été écrit par elle à une personne qui était sous sa conduite :

"O que la force du pur amour est grande, il renverse tout, il détruit tout, et anéanti tout, cet amour à la puissance d'arracher les pécheurs de leur volupté, d'abaisser les trônes et de réduire au rien ce qu'il y a de plus superbe et d'élevé sur la terre. O Amour, que ta puissance est grande et que tu fais de merveilles dans le coeur que tu domines, tu fais des solitaires, tu fais des martyrs, tu fais des pauvres, tu fais des anéantis ; quand tu régnes, tu fais toute chose, tu ne laisses rien au lieu où tu fais ta résidence, tu triomphes de tout, et tu ne veux rien du tout et en tout que toi-même.

O Amour, puisque ton empire est si précieux, si glorieux et si puissant dis-nous ce que tu es, et d'où tu prends ton origine : Deus caritas est, etc. Tu es donc Dieu, oui je suis Dieu, dit le pur Amour, c'est pourquoi partout je dois régner souverainement, tout est à moi et rien ne doit être en tout que moi. O Amour pur et saint, je reconnais votre puissance, votre grandeur et votre suprême autorité, je vous crois celui qui est. Régnez donc, élevez-vous sur tout ce qui n'est pas vous et paraissez vous seul. Je mets ma liberté à vos pieds, vivez et régnez uniquement. O Amour, tirez-moi à la profonde solitude, au martyr, à la mort et au néant, faites en moi un effet de votre divine puissance, arrachez-moi de moi-même et me transformez en vous, pour me faire vivre uniquement de vous."

"Son assiduité devant le Saint-Sacrement était si grande qu'elle n'en sortait qu'autant que la nécessité ou les devoirs de sa charge lui obligeaient, mais les jours qu'Il était exposé elle quittait tout pour faire la cour à son roi et à son Dieu. Elle demeurait en sa présence les genoux nus contre terre dans une attention, un respect et une foi si vive que l'on ne pouvait la regarder sans en être animée. Si Dieu ne l'avait soutenue par une vertu divine dans les profanations faites contre cet auguste mystère, l'amour l'aurait fait expirer tant sa douleur était extrême. Dieu seul connaît la rigueur de ses pénitences dont elle affligeait son corps en ces occasions pour venger sur elle les outrages fait à son Dieu, elle engageait encore ses religieuses à augmenter leur austérité, pour cet effet elle faisait des réparations extraordinaires en une infinité de manières différentes que son zèle lui inspirait."

Écrivant un jour à une religieuse, elle lui dit : "Il y a bien de quoi nourrir les Victimes du Saint-Sacrement puisque leur viande est de concevoir de la douleur de voir tous les outrages et les mauvais traitements qu'on fait à leur divin Sauveur et de gémir dans l'amertume de leur coeur pour les péchés qui se commettent à tous moments."

"Redoublons, disait-elle nos sacrifices pour les pécheurs, mettons-nous entre Jésus-Christ et le péché afin qu'il nous foudroie de ses coups plutôt que de voir percer derechef le coeur adorable de notre Victime d'amour." Puis rapportant quelques circonstances des profanations qui se commettent, elle s'écriait : "O abîme effroyable, il faut se taire et mourir d'étonnement. Voilà où

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l'amour réduit mon divin Maître et mon Sauveur. Il y a ici de quoi confondre l'orgueil de l'esprit humain, car après avoir vu notre Dieu anéanti de telle sorte, pouvons-nous nous plaindre des humiliations que l'on pourra nous faire souffrir".

Quant à son oraison, on peut dire que Dieu l'avait élevée au dessus d'elle-même et en quelque façon au dessus des personnes d'oraison de son siècle. Il semblait que Dieu l'avait tellement remplie de l'esprit d'intelligence que tous les secrets de la vie intérieure lui étaient manifestés. Ses discours étaient comme une douce pluie qui tombait en abondance dans le coeur des personnes qui la venaient consulter, on l'écoutait comme un oracle par lequel Dieu se faisait entendre d'une manière particulière.

Mais, ce qu'il y a de plus admirable est sa profonde humilité, elle seule ignorait son mérite. Elle se trouvait si abjecte devant Dieu et devant les créatures qu'elle ne croyait pas qu'il y en pût avoir une plus indigne qu'elle. Les bas sentiments qu'elle avait d'elle-même faisaient qu'elle ne trouvait jamais de termes à son gré pour s'anéantir autant qu'elle le désirait. Sa pratique ordinaire était de suivre plutôt les lumières des autres que les siennes propres, elle déférait aux sentiments de la dernière et de la plus simple de la maison, et dans toutes les occasions ou les choses ne réussissaient pas, elle s'en attribuait toujours la faute. Elle a eu toute sa vie une extrême aversion pour les louanges, elle était si convaincue qu'elle n'était rien et qu'elle ne pouvait rien qu'elle semblait incapable d'avoir la moindre complaisance, ni pensée ou recherche de vanité. Elle était si pénétrée du fond de corruption qu'elle croyait être en elle, qu'elle se jugeait indigne des miséricordes divines et disait que si Dieu lui pardonnait ce serait la plus grande grâce qu'il ait jamais fait à aucune créature, parce qu'elle ne croyait pas qu'il y en eût une au inonde qui le méritât moins qu'elle. Elle avait appris de Notre Seigneur à être douce et humble de coeur et elle comprenait si bien cette leçon que jamais elle ne résistait aux personnes qui la contrariaient. Elle se rangeait toujours du parti de ceux qui la blâmaient et qui lui disaient des injures. C'était une colombe sans fiel, qui n'a jamais eu de ressentiment, jamais elle ne disait une parole de hauteur ou de promptitude. Si elle était obligée de reprendre ou de corriger les personnes qui étaient sous sa conduite, son air doux et affable et ses paroles pleines de bonté étaient les armes dont elle se servait pour gagner les coeurs qui lui étaient les plus opposés, et les humeurs difficiles avec lesquelles elle avait à traiter.

Elle s'était rendue, par voeu, esclave des créatures pour honorer l'état de Jésus qui s'est fait esclave pour nous. Ainsi, elle se livrait sans choix et sans exception, au milieu de ses affaires les plus embarrassantes et les plus affligeantes.

Si une Soeur, fusse la dernière de toutes, lui venait dire quelque sujet de peine, quelque léger qu'il fut, elle demeurait des heures entières à l'écouter et à la consoler avec autant de paix et de tranquillité que si elle n'eût eu que cela à faire. Il semblait que Dieu lui avait révélé le secret des consciences. Sa pénétration était si grande que ses filles appréhendaient de paraître devant elle lorsqu'elles avaient dans l'âme quelque chose qui leur donnait de la confusion. Il est arrivé plusieurs fois qu'elle leur a dit à l'oreille ce qu'elles voulaient lui cacher et que Dieu seul connaissait. Si celles qui allaient pour lui parler de leurs dispositions intérieures se trouvaient dans l'impuissance de le faire, soit par timidité ou pour d'autres raisons, elle les prévenait en même temps leur disant avec une extrême bonté : "Puisque vous ne pouvez me parler, écoutez moi seulement."

Ensuite, elle leur développait leurs peines et tout ce qui se passait en elles, avec tant d'évidence qu'il semblait qu'elle les lisait dans leurs âmes, leur faisant même remarquer les choses les plus intimes auxquelles elles n'avaient jusqu'alors fait aucune attention, appliquant ensuite par de salutaires avis et ses suaves remontrances le remède à leur maladie spirituelle. On pourrait en rapporter une infinité d'exemples sur cette matière et sur son zèle à établir, autant qu'il lui était possible, le règne de Jésus-Christ dans les âmes, non seulement de ses religieuses mais encore des per-

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sonnes du monde qui la consultaient, mais la matière est si vaste qu'elle conduirait trop loin. Elle avait un si grand talent pour toucher les coeurs et pour consoler les affligés que personne n'est jamais sorti d'auprès d'elle, sans que ses larmes de douleur ne fussent changées en larmes de consolation. Autant qu'elle était tendre dans toutes les peines et les souffrances de son prochain, autant était-elle dure et impitoyable sur les siennes propres, ne voulant jamais qu'on la plaignit quelque chose qu'elle put souffrir, et ne se plaignant jamais, pas même dans les plus violentes douleurs, comme de coliques néphrétiques, sciatique, et une infinité d'autres maux. Non seulement elle ne permettait pas à la nature de se soulager par aucune plainte dans ses longues et fréquentes maladies, mais elle était alors autant sur ses gardes pour l'empêcher de se satisfaire en aucune chose qu'en sa meilleure santé.

Un jour qu'elle parlait à une très vertueuse dame, elle lui dit : "Les opérations de la grâce dans les âmes sont si pures, et si délicates que les moindres petites satisfactions humaines sont capables d'en suspendre le cours." Elle en parlait alors par expérience, puisqu'elle en portait quelques fois de dures privations pour des choses très légères en apparence.

Elle avait une adresse merveilleuse pour cacher sa mortification, les prétextes ne lui manquaient jamais, il était impossible de savoir ce qu'elle aimait ou ce qu'elle n'aimait pas, tout était toujours trop bon, et trop bien pour elle. Une paillasse très simple est le lieu où elle a rendu son âme à Dieu, et où elle a souffert de longues et périlleuses maladies. Il ne lui fallait pas parler de matelas ni autres petites commodités, à l'entendre, toutes ces choses l'incommodaient, et il n'y avait pas moyen de l'obliger de s'en servir.

La force et la constance ont été deux fidèles compagnes qui ne l'ont jamais abandonnée dans les événements de la vie les plus difficiles à soutenir. On en vu plusieurs preuves : en voici une du commencement qu'elle fut établie à Paris.

Un grand serviteur de Dieu vint un jour (sans doute pour l'éprouver), lui dire au sujet de l'Institut à peu près ce que les Juifs dirent à Notre-Seigneur, qu'elle agissait par l'esprit du démon, que cette oeuvre était sa production, et qu'il n'y avait qu'un pur orgueil qui la faisait agir. Comme elle avait beaucoup d'estime pour ce bon religieux et un très grand mépris d'elle-même, elle répondit aussitôt : "Puisque vous croyez, mon Père, qu'un si mauvais génie me conduit, il n'est pas juste que cet oeuvre subsiste. A Dieu ne plaise que je l'approuve un seul moment", et, se faisant en même temps apporter une échelle, elle monta dessus pour ôter elle-même la croix qui était posée sur la porte de la clôture et elle l'eut fait assurément si, le Père étonné de sa fermeté, ne lui eut commandé de descendre, et de laisser ce signe sacré, ce qu'elle fit aussitôt sans qu'il parût en elle aucune émotion. Le Père en demeura si édifié qu'il ne cessait de donner des louanges à la vertu de cette vénérable Mère.

Sa charité envers le prochain n'avait point de bornes. Son grand coeur renfermait toute la terre ; il n'y avait point d'étranger chez elle, tous les misérables étaient ses chers amis. Elle eut bien voulu nourrir tous les pauvres, délivrer tous les prisonniers, racheter tous les captifs, consoler les affligés, et jamais personne ne s'est adressé à elle, dans le temps qu'elle a été en pouvoir, sans y trouver du secours dans leurs besoins.

Depuis qu'elle fût établie à la rue Cassette, plus de trente familles de pauvres honteux et des personnes de qualité ruinées ne vécurent pendant plusieurs années que des charités qu'elle leur faisait ou qu'elle leur procurait. Sa charité pour les malades a été si loin qu'elle en a guéri plusieurs en demandant à Dieu de souffrir les maux qu'ils avaient.

Elle a avoué elle-même que Dieu lui avait donné un amour inconcevable pour la perfection des âmes et surtout pour celles qui étaient peinées intérieurement ; qu'elle avait souffert ce qui ne se peut imaginer de corps et d'esprit pour leur soulagement, que souvent on la voyait à l'extrémité sans connaître son mal et sans

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que les remèdes humains puissent la soulager, parce que celui qui la crucifiait pouvait seul la guérir, et comme il l'avait choisie pour aider ces âmes souffrantes, il. lui faisait porter toutes les peines intérieures qu'on peut avoir en ce monde, qu'il y en avait même qu'elle n'avait expérimenté qu'environ une demi-heure seulement pour concevoir ce qu'il fallait faire pour les soulager dans ces rencontres. Nous pourrions prouver par une infinité d'exemples sa charité envers ces âmes. Lorsque ses grandes occupations ne lui permettaient pas de leur donner pendant le jour tout le temps qu'elles avaient besoin, ce qui arrivait souvent, elle passait une partie des nuits à les consoler, instruire et fortifier, mais cela secrétement, leur assignant des lieux où elle put leur parler en liberté sans être entendue de personne afin qu'on ne s'opposas point à l'exercice de sa charité.

Lettre de la Mère Mectilde du Saint-Sacrement à une de ces âmes peinées [P101]

"Mon enfant, Donnez-vous de garde de vous laisser aller à de trop grandes extrémités. Ne vous troublez pas. J'ai bien cru que vous auriez des combats et de rudes atteintes, mais Notre-Seigneur sera le Maître et avec sa grâce je vous aiderai et ne vous abandonnerai point si vous voulez être fidèle et tâchez de sortir de l'enfer du péché. Ne craignez point de me dire tout ce que vous voudrez, je vous promets un inviolable secret et ne vous tromperai point. Venez simplement et confidement, vos blessures sont mes blessures, vos péchés sont les miens, je gémirai pour vous comme pour moi-même. Vous savez que je suis votre Mère et votre sincère amie. Croyez que je vous aime tendrement, je vous cacherai dans mon coeur, je ferai prier Dieu pour vous, vos intérêts éternels seront les miens, et je dirai à Notre-Seigneur de tout mon coeur que je ne veux point aller en paradis sans vous. Espérez en sa divine miséricorde et aux mérites de sa mort et de son sang adorable. Il est de foi que si tôt que le pécheur se repent de tout son coeur d'avoir offensé Dieu, il le reçoit en grâce et lui pardonne ses

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péchés. Souffrez votre trouble et vos peines en pénitence, mais ouvrez votre coeur et ayez confiance, je suis toute à vous. Ne vous embarrassez pas, il suffit que vous connaissiez que vous êtes pécheresse et que vous voudriez de bon coeur souffrir toutes les peines imaginables et n'avoir jamais offensé un Dieu si bon qui est tout près de vous pardonner. Il veut laver vos péchés dans son sang. Retournez à lui comme à votre Père, il vous attend pour vous recevoir en son amour."

Il serait difficile de trouver une personne qui ait été plus pauvre et plus désintéressée et en même temps plus contente que cette admirable Mère.

Elle ne s'appropriait jamais rien de tout ce qu'on lui donnait, non pas même les choses les plus nécessaires. Tout ce qui était à son usage, l'était de même à toutes, et elle a dit bien des fois qu'elle serait bien fâchée d'avoir quelque chose pour petite quelle soit dont tout le monde ne fut en droit de s'en servir aussi bien qu'elle ; rien n'étant plus pauvre que sa chambre, son lit et ses meubles, etc.

Elle a toujours eu dès son bas âge une inclination singulière pour la pureté, il semblait que cette vertu lui fut propre et qu'elle fût née avec elle. Plus elle avançait en âge, plus elle se fortifiait en cette vertu toute angélique de sorte qu'elle n'eût jamais rien de considérable à confesser qui y fût contraire.

Elle a toujours été très exacte dans l'observance de ses voeux et aussi jusqu'aux plus petites pratiques de la Régle. Elle soupirait continuellement après la retraite. La solitude et le silence étaient ses vertus favorites, l'ardeur qu'elle avait de se trouver seule était comme un feu qui la dévorait ; elle n'avait rien tant à coeur que de se séparer des créatures pour s'unir plus étroitement à son Dieu ".

(Fin du récit du P 101).

***

Le 10 avril 1698, trois jours après le décès de notre vénérable fondatrice, les moniales du monastère de la rue Cassette, élisaient Mère Anne du Saint-Sacrement Loyseau comme prieure, pour succéder à Mère Mectilde du Saint-Sacrement.

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Mais qui était Mère Anne du Saint-Sacrement ?

La famille Loyseau était originaire de Nogent-le-Roi. Le grand'père d'Anne, Regnault Loyseau, s'installe à Paris comme avocat au Parlement et avocat ordinaire de Diane de Poitiers. Il eut trois fils et deux filles. Le père d'Anne, Charles Loyseau, naquit à Paris en 1564. Il fit une brillante carrière dans le barreau. Lieutenant particulier au bailliage de Sens en 1593, puis bailli du Dunois, en 1600. Il épouse à Châteaudun, Louise Tourtier, puis s'installe définitivement à Paris. Il est élu bâtonnier en 1620, meurt en 1627, et est enterré dans l'église des Saints-Côme-etDamien.

Anne est née le 23 octobre 1623, d'une famille considérable dans la robe et très distinguée par une solide piété, nous disent les vieilles chroniques. Dès sa prime jeunesse, elle aimait donner aux pauvres. A seize ans, elle demande à entrer au couvent, mais son Confesseur s'y oppose. Elle reste près de sa mère d'abord, puis dans la maison de son frère.

Deux de ses frères furent religieux, un troisième était Oratorien, et deux de ses soeurs étaient religieuses. L'une d'elles entre au Carmel après son veuvage et meurt supérieure de la maison de Poitiers.

Son frère marié était d'une piété exemplaire. Nous trouvons au "Livre de comptes, du monastère de la rue Cassette, le 27 mai 1658 : Messire Loyseau, conseiller du Roy en la Cour des Aydes de Paris : Fondation pour une basse messe le jeudi, à perpétuité."

Anne était une insigne "bienfaitrice". Son titre de "fondatrice", donne à sa belle-soeur et à sa nièce (jusqu'à son mariage), le droit d'entrer dans le monastère six fois par an, pour quelques jours de retraite.

Ayant trente-cinq ans environ, elle demande à être reçue au monastère de la rue Cassette où elle entre en 1660, prend l'Habit en octobre 1660 et, fait Profession le 31 janvier 1662.

Plusieurs lettres que Mère Mectilde lui adressa dès 1652, c'est-à-dire alors qu'elle était dans la petite maison, rue du Bac, vont nous permettre de tracer quelques traits de sa physionomie spirituelle et de ses responsabilités successives au monastère.

..."Depuis le jour de la Conception de Notre-Dame, à la sainte communion, vous n'êtes quasi point sortie de ma pensée, et je ne sais pourquoi la Providence m'assujettit à vous y souffrir, cela ne m'étant point ordinaire, et ma tendance intérieure serait de m'en séparer entièrement pour n'être occupée d'aucune créature. je ne puis cependant me défaire de vous, et je ressens même dans le fond de mon âme une liaison qui se fait avec la vôtre, par Jésus-Christ qui me presse de souhaiter votre sanctification et de demander à Dieu, de tout mon coeur, qu'il rompe vos liens et vos attaches, afin que vous lui puissiez rendre un sacrifice d'amour et de louange, selon ses adorables desseins.

Je me sens obligée, voire pressée intérieurement, d'avoir un soin très particulier de votre âme, et il me semble que ce qui m'engage à cela, c'est la connaissance que l'on me donne de l'état de perfection où la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous destine, pour laquelle j'ai tant de respect que je me voudrais consommer pour vous y servir. Et c'est aussi ce qui me donne la liberté de vous prier très instamment d'être fidèle et de suivre l'appel de Jésus-Christ, qui vous veut toute à lui sans réserve. Seriez-vous si misérable que de le négliger ? Le châtiment que vous mériteriez serait très grand et je ne saurais souffrir que vous soyiez si résistante. Ne perdons point le temps et que notre connaissance ne soit pas vaine, ni inutile à votre perfection.

Puisque vous me donnez la liberté de vous parler, ce sera désormais sans retour ; mais je vous conjure de garder à notre égard cette même liberté, sans vous gêner ni contraindre, et lorsque je vous serai à charge vous m'en devez avertir. Gardez-moi, ma très chère soeur, cette fidélité que je vous demande comme un témoignage de votre affection, afin que l'Esprit de

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Dieu ne soit point contraint. Je vous supplie aussi de nie dire si vous avez quelque chose qui vous soit plus pressant qu'à l'ordinaire, et si vous ne vous laissez pas un peu trop occuper et pénétrer de la peine et tristesse dont la personne que vous savez est pénétrée. Gardez-vous d'y excéder....

Si la très sainte Vierge eût aimé Jésus-Christ d'un amour purement naturel, elle n'aurait jamais souffert qu'il fût mort en Croix ; mais elle, qui savait la dignité et la sainteté de la souffrance, et la gloire que le Père éternel en retirait, consentit à sa mort par une profonde soumission aux volontés de Dieu. Voilà comment il faut que vous en usiez...

Soyez généreuse, ma très chère sœur, ne vous laissez point gagner à tant de considérations humaines. Soyons toute à Jésus-Christ. Priez pour moi, très chère, vous ferez une charité très grande, car mes besoins sont extrêmes et dignes de votre compassion et je vous en serai éternellement obligée. Je vous supplie d'offrir à Notre-Seigneur l'affaire que vous savez on espère en faire parler à la Reine, priez ardemment que la divine volonté se fasse en nous et qu'il m'anéantisse totalement."

Quelques mois plus tard, le 3 avril 1653, Mère Mectilde presse sa correspondante, encore très attachée à ses affections et devoirs de famille, de tout quitter pour servir le seul Seigneur Jésus-Christ :

... Notre Seigneur me donne une liaison étroite avec vous, et semble augmenter en mon âme les soins et les désirs de votre perfection. Je souffre avec peine le retardement d'icelle, parce que les moments de notre vie sont chers à Jésus-Christ. Mais l'heure n'est pas encore venue, il faut l'attendre, et cependant vous rendre attentive à sa divine voix, vous souvenant des paroles du prophète qui dit :"Si aujourd'hui vous entendez la voix du Seigneur, gardez-vous bien d'endurcir votre coeur."

Rendez-vous flexible aux touches (le son divin Esprit et vous laissez pénétrer de son amour. Vous, ma très chère Soeur, à qui Dieu a donné un coeur tout d'amour, pouvez-vous bien le divertir en d'autres objets que lui ? N'a-t-il pas assez (le charme pour vous contenter ? La Magdeleine ne voulut point s'arrêter avec les anges ; son amour la transportait vers celui qui était le Seigneur des anges. Plût à Dieu que vous en puissiez faire autant et que les créatures ne vous puissent plus arrêter, ni occuper

Cependant vous êtes chrétienne et obligée de vous revêtir de Jésus-Christ. Je vous supplie d'en avoir au moins le désir et de vous donner à lui pour cet effet. Il y a quelque chose en votre âme qui la tient en terre et qui l'empêche de prendre son vol à Dieu. Je le prie vous le faire connaître et vous donner la grâce de l'arracher et vous en séparer.

Je serai bien aise de vous voir quand la Providence vous en donnera le loisir. Je vous veux faire part (le la joie que nous avons de posséder le très Saint-Sacrement. On nous l'a donné sans que nous soyions établies ; je vous supplie le venir adorer et lui demander ma totale conversion. Je suis en son saint amour, de tout mon coeur, toute votre fidèle amie et très acquise servante".

Anne Loyseau est entrée au monastère (le la rue Cassette où elle prit l'habit en octobre 1660.

Étant donné la longue familiarité qu'elle entretenait déjà avec Mère Mectilde nous ne serons pas étonnés que celle-ci lui relate ses difficultés clans les fondations. Elle écrit de Toul le 24 septembre, puis en octobre 1664 :

"... Nous apprenons par notre propre expérience que le démon est bien animé contre notre Institut, nous en avons trouvé un, à notre arrivée, qui fait tout ce qu'il peut pour tout renverser ; je ne sais quelle gloire Notre Seigneur veut tirer (le cette entreprise.

... Nous attendons nos conclusions de Messieurs du Chapitre : après nous cherchons une maison pour y mettre la Croix et y dresser un autel au Seigneur.

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... Je ne sais d'où vient que notre bonne Comtesse (de Châteauvieux) est si mal satisfaite de cet établissement, sinon que Dieu lui fait faire pénitence de l'avoir voulu faire pour détruire celui de Rouen. Il faut bénir Dieu de tout !

... Nous ne chômons ni de persécutions, ni de contradictions, ni même d'abjections et cela en plusieurs manières, de sorte que nous n'avons pas toujours mangé du pain depuis notre départ de Paris, ayant fait très souvent et quasi toujours nos repas de fiel et d'amertume.

Je commence à voir que (dans) la souffrance et la douleur on enfante les monastères de l'Institut et non autrement. Mais la joie d'y voir adorer le Très Saint-Sacrement nous paiera bien nos peines et j'ose avancer qu'une seule Exposition essuiera bien tous nos déplaisirs, et ne crois pas être trompée. Prenons donc courage et bénissons Dieu en tout et partout ; n'ayons rien au coeur que son amour et en la bouche mille louanges : Quoniam bonus...

(Ps 105).

Puis de Toul encore le 28 décembre pour lui souhaiter une année de Paix.

"Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis."

"C'est très chère, cette précieuse paix que Jésus a apportée sur la terre au moment de sa naissance que je vous souhaite. Jésus est un fruit de paix, il l'envoie annoncer aux pasteurs et dans sa résurrection il l'apporte lui-même,"Pax vobis": c'est, ma très chère, par où je finis cette année puisque voici la dernière lettre que vous recevrez avant la prochaine ; finissez-là en paix et commencez-là de même : que la paix soit toujours dans votre coeur et qu'il ne soit jamais privé de cette bénite paix sans laquelle rien n'est agréable en cette vie, même pour les choses de Dieu.

Je prie ce divin et adorable enfant qu'il vous tienne dans sa paix, que vous n'ayez que des pensées de paix pour Dieu et pour les créatures, que des paroles de paix, que des oeuvres de paix. "Pax, Pax", en tout et partout dans la maison et dans les coeurs des filles du Saint-Sacrement. Hélàs, pourquoi ne fait-t-on pas l'impossible pour être toujours en paix puisqu'il n'y a rien de si doux, ni de plus aimable à Jésus et aux hommes ?

Paix au ciel de votre âme, paix en la terre de votre coeur, paix partout, je vous la désire pour étrennes et si je pouvais vous la mettre dans le coeur, je l'y graverais profondément comme un bien infini. Hors de la paix, c'est un enfer. Toutes les choses de la terre ne doivent pas vous ôter la paix, n'étant que des ombres et des figures qui passent. Dieu seul est tout le reste n'est qu'un pur néant qui sera avec le temps abîmé dans le rien et pourquoi donc nous en occuper ? Vivez, très chère, dans la vérité et ne vous repaissez pas de mensonges ; attachez-vous à Jésus le prince de la paix ; je crois qu'il en a fait quelque impression en moi en sa sainte naissance.

Priez-le qu'il me la conserve pour son pur amour et pour votre édification.

Le 21 avril 1666, Mère Mectilde reçoit l'agrégation du monastère de Rambervillers, si cher à son coeur. Le 21 avril, elle écrit à Mère Anne, pour lui faire part de sa joie :

Chère enfant,

"Nous travaillons ici efficacement à la gloire de notre auguste Mystère, et je vous puis dire que si j'étais sensible aux intérêts de Dieu, j'aurais de la joie de voir toutes les saintes dispositions où j'ai trouvé toutes nos Mères et Soeurs qui embrassent notre saint Institut avec zèle et amour. Je sais que vous y prenez part et que toute la communauté se réjouira quand elle apprendra que Notre Seigneur est honoré au Très Saint-Sacrement de l'autel par des âmes très saintes."

En 1677, nous retrouvons Mère Anne à Rouen. Mère Mectilde lui ayant confié l'organisation de cette fondation.

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...Où toutes les créatures manquent, Dieu suffit. Il y a peu de vrais amis en ce monde ; Notre Seigneur le permet parce qu'il veut être l'unique. Dieu soit béni de ce que vous avez pris possession de votre petite maison (rue des Arsins) le jour et peut-être l'heure que je présentais à la sainte Mère de Dieu pour la faire agréer à son divin Fils. Croyez qu'elle en fera son ouvrage ; vous serez bien récompensée des peines que vous y prenez. Faites, au nom de Dieu, tout ce qui sera pour le mieux sur les accomodements de l'église, sans avoir égard à la dépense. Nous ne devons avoir rien de plus à coeur que le temple et l'autel du Seigneur, et les ornements de son trône eucharistique ; c'est la principale affaire. Pourvu que ce qui regarde le Saint Sacrement soit bien, le reste ira comme il pourra. Faites en sorte qu'il y ait une petite tribune où l'on puisse l'adorer et avoir la consolation de l'envisager, qui est le plus doux plaisir qu'on puisse posséder sur la terre. Je prie Notre Seigneur de sanctifier et soutenir, par la force de sa grâce, l'oeuvre pour laquelle vous vous êtes si généreusement sacrifiée.

Le 18 août, nous apprenons qu'elle est Sous prieure. Mère Mectilde écrit à l'une des fondatrices :

"...Il y faut prendre les soulagements que vous avez besoin et dont la chère Mère Sous-Prieure aura grand soin, car sa charité n'est pas moins grande qu'elle ne l'était ici. Vous pouvez vous y confier. Je ne sais si les eaux de Forges (Seine-Maritime) vous seraient bonnes ; vous en pouvez consulter les médecins. Prenez courage ; j'espère que bientôt j'aurai la joie d'être avec vous."

En septembre 1677, Mère Mectilde remercie avec beaucoup de délicatesse Mère Anne, pour tout le soin qu'elle a pris dans la fondation du monastère de Rouen.

"Non, ma très chère Mère, ce n'est pas mon intention que vous reveniez à Paris avant que Notre Seigneur ait pris possession du temple que vous lui avez dressé. Mon dessein est que vous ayez la joie et la consolation de voir votre ouvrage couronné par la pré- sence du très Saint-Sacrement et qu'il vous comble de ses bénédictions. Je lui rends grâce de la paix et du repos intérieur qu'il vous donne : c'est le centuple de ce monde. Sa bonté ne veut pas que les soins et les travaux que vous avez eus en procurant sa gloire soient sans récompense, même dès cette vie."

En novembre alors que Mère Anne s'inquiète de la très grande pauvreté de la fondation de Rouen, Mère Mectilde au contraire s'en réjouit et dit : le 12 novembre, au chapitre à Rouen :

..."Je le disais ces jours passés à une de nos Soeurs qui a vu la maison de Paris dans son commencement, qu'elle eût à me dire si jamais elle avait manqué de quelque chose et si la Providence n'avait pas pourvu à tout ? Vous n'avez pas, je vous l'avoue, un revenu de soixante ou quatre-vingt mille livres de rentes. Mais, enfin, vous avez assez pour vivre honnêtement. Et vous autres, mes Soeurs qui êtes ici, pouvez-vous me dire que quelque chose vous ait manqué ? La Mère Sous-Prieure Loyseau, qui n'est pas trop crédule, à moins qu'elle ne voie elle ne croit pas, a été surprise sur ce sujet et toute en admiration ayant vu ce qui se passait. Là-dessus j'aurai bien des choses à dire, mais il n'est pas encore temps à présent de les déclarer, ce sera pour un de ces jours."

La narratrice du P.101 poursuit : "Elle voulut lui donner cette satisfaction quoique sa présence lui était fort nécessaire à Paris, étant celle sur laquelle elle pouvait s'assurer le plus ne quittant la maison qu'avec peine."

La Mère Anne du Saint-Sacrement étant de retour à Paris était toujours dans des inquiétudes au sujet de la Mère Mectilde connaissant mieux que nulle autre de quelle importance était sa conservation pour tout l'Ordre. On ne doit pas s'étonner, si après Dieu, elle n'avait rien plus à coeur et si elle lui donnait si souvent des marques de ses soins."

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Un peu plus tard, Mère Mectilde est très gravement malade et la rédactrice du P.101, écrit : "La Mère Anne étant avertie du danger où avait été cette vénérable Mère en demeura dans des inquiétudes qui lui ôtaient entièrement le repos. Voici ce que notre digne Mère lui répondit :

"Au nom de Dieu conservez-vous, toute votre occupation est de penser à ma santé et de négliger la vôtre, et ne savez vous pas que je ne puis vivre sans vous. Si vous aimez tant ma vie, aimez un peu plus la vôtre pour l'amour de Notre Seigneur, car ce n'est que pour lui que vous et moi voulons vivre, hors de là je voudrais mourir, parce que je ne puis vivre sans péché, et que le péché me tue, c'est ma grande et terrible croix en ce monde, toutes les autres ne sont que des ombres comparées à celle là."

En 1678, Mère Anne est à Paris, Mère Mectilde à Rouen. Mère Anne écrit :... sur le fait d'un bâtiment qu'elle était obligée d'entreprendre, et dont elle lui demandait la permission après lui avoir permis, elle ajoute :"je vous prie de considérer que nous ne bâtissons point pour nous, mais pour celles qui viendront dans la suite, remarquez encore que si je veux le commode et le solide, et l'utile, je ne prétends pas donner les mains, ni mon consentement à aucune vanité, ni embellissement curieux qui tirent hors de la simplicité religieuse. Je vous recommande pour de bonnes et justes raisons que la sainteté de votre Profession vous doit faire comprendre aussi bien que moi, réglez donc toutes choses modestement afin d'attirer les bénédictions du ciel, les faisant dans cet esprit, joint à celui d'une parfaite union, je ne doute de rien pour le spirituel et pour le temporel. Ne m'attendez point faite toujours travailler crainte de laisser la belle saison." puissiez conclure, il ne m'importe où il plaira au Seigneur de se loger, il y a longtemps que nous le prions de choisir lui-même le lieu de sa complaisance, "et la rédactrice du P.101 ajoute : "Cette bonne Mère qui était une personne fort entendue dans les affaires et qui d'ailleurs avait un grand zèle pour avancer cette oeuvre mis tout en usage pour y réussir."

En 1680, nous retrouvons Mère Anne à Rouen. Les Soeurs n'ont pas trouvé un lieu pour se loger convenablement. Le 16 janvier Mère Mectilde écrit à Mère Anne pour l'encourager :

"Je souffre de vous savoir dans la peine par la privation de mes lettres, et que je ne puis vous tirer de cette inquiétude, me trouvant chaque jour si surchargée qu'une chose m'en dérobe une autre ; j'ai cependant commencé de vous écrire, très chère fille, plus de cinq ou six fois, sans que j'ai pu achever, je me hâte en écrivant celle-ci, de crainte qu'il ne me survienne comme aux autres, quelque chose de pressant qui m'oblige de tout quitter. Je suis plus captive que jamais, mais tout cela n'empêche pas que je ne sois toute à vous et que je ne désire ardemment de vous donner quelque consolation ; mais, très chère, les solides ne peuvent venir que de Dieu seul, c'est lui qui peut réjouir le coeur et calmer l'esprit. Je vous conseille de vous y tenir bien attachée comme à votre divin centre. Vous êtes au lieu saint pour vous sanctifier, je vous conjure de vous y appliquer pour votre propre satisfaction après la gloire du divin Maître à qui vous vous devez entièrement. Travaillez de toutes vos forces pour remplir dignement la place que vous tenez dans l'Institut. Jamais la joie d'une âme n'est plus grande que lorsqu'elle est fidèle à la grâce qui la pousse incessamment à son devoir, la conscience en possède une tranquillité admirable.

On cherchait toujours une maison pour installer la communauté de Rouen, Mère Mectilde écrit à Mère Anne encore à Rouen pour aider en ces premiers temps difficiles : "Pourvu que vous Je ne sais, très chère, si Monsieur votre père, vous aura donné avis de la perte que vous avez faite de Madame votre Tante de

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Hautebruière, elle est retournée à son Dieu, je le prie nous faire la miséricorde que nous, y puissions retourner de même, c'est-à-dire avec une entière fidélité. Relevez votre courage donc, pour être uniquement toute à lui. Votre chère soeur Edith, attendant les ordres (le la divine Providence sur elle, elle est encore bien jeune pour se déterminer, il faut bien prier Dieu pour elle, elle en a grand besoin. Ne m'oubliez pas aussi en vos bonnes prières. Travaillez de tout votre coeur à acquérir la vraie humilité, la douceur et la simplicité dans l'obéissance, et surtout ne regardez jamais que Dieu en celles qui ont droit de vous commander. Je vous recommande la charité envers vos Soeurs, les honorant et les aimant en Jésus-Christ, ayant clans vos pratiques une sainte condescendance, fuyant néanmoins toujours les complaisances humaines qui vous attachent à la créature avec imperfection, point de respect humain, ni de vanité, c'est une pure folie, mais partout douceur et humilité, vous souvenant (les paroles de Notre-Seigneur : "Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de coeur."

Saluez de ma part toute la petite troupe des chères Victimes, je ne les oublie pas.

Du 16 (le l'an 1680.

De même le 29 avril 1680, car la situation est toujours difficile :

"... Un coeur moins rempli de foi et de soumission aux volontés divines se rebuterait facilement de tout, mais le vôtre, très chère Mère, est si bien façonné à ses adorables conduites que vous les regardez sans vous effrayer, attendant en paix les moments de sa Providence, qui sera toutes choses dans le temps, après qu'elle aura détruit mon orgueil et la propre vie que je pourrais bien prendre dans son oeuvre, si elle avançait selon ces mouvements de l'esprit humain.

Ne laissez pas, très chère Mère, d'entendre le prix du (château de Mathan), et si l'on n'y peut, l'on s'arrêtera à N., qui sera toujours notre petit réduit, car, en matière de cette affaire, nous ne faisons rien de moins que ce que nous voudrions. Il nous faut marcher comme l'on veut et non comme nous le souhaiterions. Allons donc à petit pas, puisque le Seigneur le veut ; j'espère qu'il nous conduira imperceptiblement dans ses volontés ; telles qu'elles soient je les accepte. A Dieu, très chère Mère, je m'en vais tâcher de faire la sainte Communion.

Je suis toute à vous en celui qui se donne par un amour infini à toutes ses créatures dans le divin Sacrement.

Nous découvrons dans le "Livre de comptes" : "A sa Profession elle donna à Mère Mectilde 3900 livres, mais elle ne voulu jamais, étant religieuse, être regardée comme bienfaitrice de la communauté". Elle avait un sens droit, un très juste discernement dans les affaires les plus difficiles, capable d'inspirer d'excellents conseils et cependant toujours prête par une humble défiance d'elle-même à écouter ceux des autres, mais soutenant courageusement, malgré les obstacles qui survenaient ce qu'elle avait cru devoir entreprendre pour le plus grand service de Dieu.

Ce que nous pouvons connaître de sa vie intérieure par quelques écrits de sa main, et par les lettres que lui adresse Mère Mectilde, porte à penser qu'elle ne connut guère de consolations sensibles, mais dit la chronique : "les croix, les sécheresses, les dégoûts, et cependant elle ne s'est jamais démentie un seul moment, toujours contente de Dieu, quelques traitements qu'il lui fit.

Elle a toujours rempli des charges importantes dans son monastère : cellerière en 1684 et dépositaire, sous-prieure en 1689. Elle remplit toutes ces charges avec tant de dévouement et de charité qu'elle fût unanimement choisie comme supérieure à la mort de la vénérée fondatrice. Mais elle devait elle-même mourir un an plus tard : le vendredi Saint 1699 à 75 ans, après trente huit ans de vie religieuse.

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A travers tous ces textes, nous voyons se dessiner le portrait d'une moniale douée de grandes capacités humaines, mais surtout d'une âme exceptionnelle.

VII La Dispersion lors de la Révolution ARCHIVISTES DE ROUEN

Les monastères fondés par Mère Mectilde à la veille de la Révolution.

"Le texte de la Constitution civile du clergé (juillet 1790) vise à une restructuration de l'Eglise et à une redéfinition du statut social de son personnel, évêques et prêtres, désormais élus par des assemblées du peuple.

Mais consciemment ou inconsciemment, le projet révolutionnaire allait plus loin : il touchait à la nature même de la foi et de l'Eglise. Il avait des implications théologiques et spirituelles qui nous apparaissent sans doute mieux avec le recul du temps et les leçons de l'histoire contemporaine.

Tout d'abord, ce que la Constitution civile (le l'Église met en question, au moins de manière implicite, c'est la nature sacramentelle de l'Église...."

L'immense majorité des évêques et une forte proportion de prêtres ont refusé de prêter le serment à la Constitution civile, et cela d'abord au nom de leur conscience.

Le 4 janvier 1791, l'évêque de Poitiers monte à la tribune de l'Assemblée et déclare : "J'ai 70 ans, j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai fait tout le bien que je pouvais faire. Accablé

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d'années, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse, je ne veux pas prêter serment. Je prendrai mon sort en esprit de pénitence". Même scénario dans les paroisses, citons ici le curé de Notre-Dame de Niort : "Il m'est absolument impossible de faire un serment qui est contraire à ma conscience ; car autant je suis attaché à la Nation, à la Loi et au Roi, autant et plus je le suis à mon Dieu, à ma religion, à ma foi et à mon peuple."

(Mgr C. Dagens, l'Église à l'épreuve de la Révolution. Paris, Téqui, 1989.)

En lisant la déposition d'évêques et de prêtres refusant de prêter le serment exigé par la Constitution civile du clergé, on comprend à quels drames de conscience furent affrontées nos Soeurs en 1790-1791.

Rappel de quelques dates qui jalonnent ces années 1789-1801.

1789 - 2 novembre : aliénation des biens ecclésiastiques.

1790 - 13 février : suppression des voeux monastiques.

1792 - 25 avril : Bref du Pape Pie VI.

28 avril : interdiction de porter le costume religieux

et suppression de toutes les congrégations.

2 septembre : massacres dans toutes les prisons de Paris

et en province.

1794 - la grande Terreur.

27 juillet : chute de Robespierre, mais les arrestations et déporta-

tions se poursuivront longtemps.

1795 - 21 février : Décret de liberté des cultes et séparation

de l'Église et de l'État.

avril-juin : de nombreuses églises sont réouvertes.

juin-septembre : retour à l'hostilité contre l'Église.

1796 - le Directoire instable, oscille entre paix et répression.

mai : retour à la politique d'apaisement mais avec de

nombreuses dénonciations qui n'aboutissent qu'à la prison.

Les rigueurs sont variables selon les départements.

1797 - Brusque retour à la persécution avec déportation de prêtres

rentrés en 179G.

1798 - été-automne : dans la lassitude générale les mesures antire ligieuses s'atténuent, nombreux retours de prêtres

— mais on arrête et déporte, non plus à Cayenne (Guyane),

car les Anglais ont la maîtrise des mers — mais dans les forts

des îles d'Oléron et de Ré.

1799 — 17 août : le culte public peut réaparaître mais des prêtres

"trop" zélés sont poursuivis.

28 décembre : décrets d'apaisement religieux.

1800 — août : réouverture de l'église Saint-Sulpice à Paris.

septembre : rétablissement des Filles de la Charité.

Ce qui peut reprendre le plus rapidement c'est l'enseignement avec de grands dévouements - anciens religieux et religieuses laïcs. Mais ils doivent enseigner l'histoire de France et la morale selon les conceptions de la Révolution et faire disparaître tous les livres employés avant 1789. D'où nombre de fermeture d'écoles en représaille de la non observance de ces lois - écoles qui fermaient quelques mois ou se transportaient ailleurs. De ces années difficiles, il faut retenir le refus généralisé du calendrier révolutionnaire. Pour les chrétiens, le décadi ne pouvait remplacer le dimanche.

La dépravation des moeurs avait atteint des couches importantes de la société. "L'exemple" venant de haut.

La déchristianisation fut voulue et implacablement poursuivie tout au long de la Révolution et du Directoire.

En vue des événements qui s'annonçaient difficiles en France, des religieuses avaient demandé des instructions à Rome.

Pie VI, Jean Ange Braschi, (1717-29 mars 1799), élu Pape le 15 février 1775. Par un Bref, du 25 avril 1792, le Saint-Père proposait aux religieuses une ligne de conduite qu'elles appliqueront dans la mesure du possible. Nous verrons dans la suite de ce chapitre, que nos Soeurs y ont été fidèles, au moins dans l'esprit, là et quand cela n'a pas été possible d'être respecté à la lettre.

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Instruction donnée par notre Saint-Père le Pape Pie VI aux Religieuses de Kerlot en Bretagne, jointe à son Bref du 25 avril 1792, et qu'il a étendu aux autres religieuses.

Abrégé de l'Exposé des Religieuses.

Obligées de nous retirer dans nos familles, quelle conduite devons-nous tenir pour pratiquer les voeux de clôture, de pauvreté, le voeu d'obéissance surtout ?

Eloignées de leur digne abbesse, les religieuses de Kerlot pourraient être dans l'impossibilité d'entretenir avec elle des relations qui seraient cependant plus nécessaires que jamais pour leur conduite :

Réponse

Si par hasard, quelqu'une de ces religieuses ne trouvait plus (le monastère ou Communauté qui voulu la recevoir, et qu'elle fut obligée de se retirer dans quelque maison particulière, elle devra d'abord préférer celle de ses parents plus proches, pourvu toutefois qu'elle puisse, en y demeurant, mener une vie retirée, exemplaire et édifiante... N'ayant point de parents, ou qui ne soient pas honnêtes et catholiques zélés, les religieuses pourront choisir quelle qu'autre habitation particulière, en préférant celle où elles pourront demeurer plus en paix au milieu des séculiers.

Ne pouvant pas s'habiller en religieuses, elles choisiront l'habillement qui soit le plus modeste, chacune selon sa propre condition, mais au dessous de l'habillement séculier, elles porteront quelque petit scapulaire ou autre marque de l'habit religieux.

Pour ce qui regarde les voeux solennels, il n'y a pas de doute que quoique forcées de vivre parmi les séculiers, elles sont néanmoins obligées à les observer mais de la manière compatible avec le nouveau genre de vie qu'elles sont obligées de tenir... il est inutile de représenter à ces dignes religieuses qui ont donné des preuves si éclatantes de courage et de fermeté à maintenir leurs saints voeux au milieu de tant de dangers et de travaux :

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Que le voeu de chasteté perpétuelle pouvant s'observer en tout lieu et en tout état, elles ne peuvent en garder avec plus de sûreté la candeur, qu'en choisissant la retraite et l'éloignement des divertissements et du bruit du siècle.

A l'égard du voeu de Pauvreté, il suffit qu'elles ne se soucient point d'acquérir des biens temporels, ni employer leur revenu en dépenses vaines et superflues ; mais qu'elles vivent dans la sobriété et la frugalité convenables à leur nouvel état, et aux besoins de chacune, selon les circonstances où elles se trouveront.

Les religieuses ne pouvant obéir à leur ancienne supérieure, elles obéiront au Vicaire général capitulaire de Quimper, ou à celui qui en sa place en exercera la charge, ou à tout autre Ordinaire du lieu où elles se trouveront.

En dernier lieu à l'égard de la clôture étant arrachées violemment de leurs monastères, et obligées de vivre ailleurs, ce sont des raisons assez puissantes d'en être dispensées jusqu'au moment où cesseront les malheurs qui désolent aujourd'hui la France.

Cette instruction doit être la Règle de leur conduite, mais surtout elles tâcheront de conserver cette force d'esprit et de courage avec laquelle elles ont repoussé jusqu'à présent ceux qui s'efforcent de les séduire, et de les porter à prévariquer, et a ne pas observer leurs voeux. Car, avec cette force d'esprit et de courage, elles continueront à être les épouses heureuses de Jésus-Christ, qui leur à préparé le triomphe de leur constance dans le Royaume des cieux.

PARIS, rue Cassette

Le premier monastère fut fondé à Paris, rue Cassette par Mère Mectilde du Saint-Sacrement, le 25 mars 1653.

Quand parut le décret d'expulsion de tous les couvents, le 25 avril 1792, le monastère comptait vingt-cinq religieuses de choeur, dix Soeurs converses, deux novices et une postulante. Du

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fait des décès et du départ forcé des deux novices et de la postulante, la communauté n'avait plus que vingt-trois religieuses (le choeur et neuf Soeurs converses le jour de l'expulsion.

Leur monastère était mitoyen du couvent des Carmes (actuel Institut Catholique), par le mur de leur jardin. Aussi, le 2 septembre 1792, les religieuses étaient clans la douleur d'entendre les massacres qui se perpétraient à leur porte. Les révolutionnaires montés dans les cellules des Pères Carmes, vidées de leurs occupants, excitaient, des fenêtres, leurs camarades qui tuèrent tous les prisonniers dans le jardin. Nos Soeurs ne pouvaient pas ne pas entendre. Elles restèrent dans leur monastère jusqu'en octobre 1792 date à laquelle elles furent définitivement expulsées.

En 1800, les religieuses tentèrent de se regrouper. Mère Catherine Heu en réunit quelques-unes, rue Copeau, à Paris, mais cet essai ne put aboutir.

TOUL (Meurthe-et Moselle)

Fondé par Mère Mectilde, le 8 décembre 1664, ce prieuré fut toujours un modèle par sa ferveur et sa régularité. C'est là que Mère Mectilde prit les Soeurs dont elle eut besoin pour ses fondations et agrégations : Nancy - Paris - Saint-Louis-au-Marais Varsovie - Châtillon-sur-Loing.

Lorsque les décrets votés, le 13 février 1790, supprimant les voeux monastiques furent mis en application, la première opération projetée par les commissaires du district fut de faire voter les religieuses pour élire leur supérieure, étant bien entendu que celle qu'elles avaient mise antérieurement à leur tête, l'avait été par la contrainte !

Bien que déjà âgée, la Mère Prieure, Mère Saint-Benoît Bernard, fut élue par vingt voix (Soeurs de choeur et Soeurs converses unies), vingt voix sur vingt-et-une, la manquante était évidemment la sienne. La "procureuse", c'est-à-dire l'économe, fut, elle aussi réelue de la même manière. Elle se nommait Marie Aimée, Henriette Cachedenier de Vassimon ; c'est elle qui permit à la communauté de traverser l'orage sans de trop gros dommages et de relever son monastère.

Le 14 octobre 1792, les Soeurs sont forcées par la Révolution de sortir de leur monastère au nombre (le vingt Soeurs de choeur et trois Soeurs converses. La mère Prieure s'éteignait au bout de quatre mois. De pieuses demoiselles accueillirent les religieuses.

Après le décès de la mère Prieure, les Soeurs qui étaient réunies, élirent la Mère Marie Aimée de Vassimon comme Prieure. Un ancien récit la décrit : " comme la plus capable de gouverner dans des circonstances aussi difficiles... le Seigneur l'ayant pourvue de toutes les qualités nécessaires."

Alors qu'elles étaient encore unies chez leurs bienfaitrices, elles purent dresser un petit autel clans une alcôve, un prêtre venait y dire la messe, les confesser, les communier et y laisser le Saint-Sacrement, leur permettant d'assurer l'adoration perpétuelle. Mais cela ne dura pas.

La mère Prieure put loger ses Filles chez de bons catholiques, pas trop éloignées les unes des autres, elles parvinrent à garder un très bon contact, tant spirituel que temporel, toujours soumises à leur mère Prieure à qui elles remettaient le produit de leur travail, "partageant le même pain et le même potage" que leur portaient leurs infatigables Soeurs converses, se réunissant... quand c'était possible — on peut dire que la communauté ne fut jamais dissoute.

Au bout de six mois, le mère Prieure fut accusée et dût comparaître devant le tribunal du district ; mais elle mit tant de noblesse, d'énergie et de présence d'esprit dans sa défense que ses accusateurs furent confondus et durent la renvoyer chez elle. Mais en avril 1793, ils l'envoyèrent prendre, de nouveau, pour la mettre en prison. Toutes les Soeurs firent le voeu d'honorer spécialement la Nativité de la sainte Vierge et la mère Prieure fut remise en liber-

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té, contre toute attente, le jour de cette fête. Les Soeurs purent maintenir une certaine union entre elles et la mère Prieure, et assurer l'essentiel de leurs observances religieuses.

Après la sécularisation des biens ecclésiastiques, le couvent de nos Soeurs fut transformé en prison du district. En avril 1793, une trentaine de suspects furent emprisonnés dans la chapelle, à charge à eux de se nourrir et le 15 mars 1794, un second contingent de suspects les rejoignait.

Le club des Jacobins créé dès 1790 se réunit trois fois par semaine de quatre à sept heures du soir dans l'ancien séminaire du Saint-Esprit et dans notre couvent. Après la mort de Robespierre, 27 juillet 1794, le club se met en sommeil et se réunit pour la dernière fois le 5 avril 1795.

C'est en 1806 que les Soeurs se rassemblèrent ostensiblement. Des pensionnaires vinrent à elles et leur permirent de recevoir des sujets. Des moniales de Nancy et de Rambervillers se joignirent à elles.

La maison louée à Toul devint trop petite. Le couvent de Rambervillers encore debout n'avait plus d'église ; c'est alors que la Providence leur "offrit" le couvent qui avait été la propriété des religieuses de la Congrégation Notre-Dame fondée par saint Pierre Fourier. Le contrat d'achat date d'avril 1812. Les Soeurs purent prendre possession de leur nouveau monastère le 1er octobre 1812, vingt ans après leur expulsion de Toul. Ce fut un foyer de prière et d'adoration tout au long_du XIXe siècle, le plus florissant de notre Institut. Ce sont les lois spoliatrices de 1904 qui l'ont fait fermer. L'église est encore visible.

RAMBERVILLERS (Vosges)

Fondé en 1625 par Euphraise du Hautoy et Barbe de Hulce, alliées aux princes de Salm et à des grandes familles de Lorraine, moniales bénédictines de la Réforme de Lorraine des Saints Vanne-et- Hydulphe, il sera agrégé à l'Institut, le 28 avril 1666.

A l'aube de la Révolution, le couvent compte seize moniales de choeur et huit Soeurs converses. Par une délibération du Conseil général de la commune, en date du 23 février 1790, nous savons que malgré la suppression des Ordres réguliers, une exception est faite "pour les religieuses de l'Adoration perpétuelle qui menaient une vie édifiante, faisaient d'abondantes aumônes, donnaient l'instruction aux jeunes filles et secouraient les pauvres si efficacement qu'elles rendaient inutile l'établissement des Sœurs de la Charité venues depuis peu dans la ville."

Dans un texte manuscrit, daté du 22 janvier 1791, nous lisons : " le maire et les officiers municipaux de Rambervillers se sont présentés au couvent des Dames religieuses du Saint-Sacrement pour dresser un état de toutes les religieuses qui composent ce monastère et pour recevoir leurs déclarations, si elles entendent sortir de leur couvent, ou continuer de vivre en communauté. Ces Dames au nombre de vingt-quatre ont toutes déclaré aimer mieux mourir que de quitter la vie commune à laquelle elles sont engagées par leurs voeux." Cependant, l'inventaire de leurs biens est pratiqué du 31 janvier au 11 février 1791.

Dans la séance du 14 mai 1791, - acte des délibérations - "les Soeurs dénoncées le sont pour avoir refusé l'entrée du monastère à l'évêque constitutionnel Mandru qui voulait se faire ouvrir par la force."

Déjà, le 30 avril, ce même directoire avait vertement blâmé les bénédictines pour "leurs propos séditieux ! au sujet des prêtres réfractaires... dignes des temps d'ignorance et de barbarie... !"

Selon les archives de la ville, nous relevons que le maire qui était en juin 1791, le Sieur Roussel, est relevé de ses fonctions pour avoir refusé de participer aux assemblées élisant un évêque et un curé constitutionnels, "l'Assemblée Nationale, ayant outrepassé ses droits en décrétant la Constitution Civile du clergé...

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mais ses administrés ne l'entendant pas de cette oreille se plaignirent au département à Epinal et le Sieur Roussel fut ramené "en cérémonie" et prié de reprendre ses fonctions."

Quelques incidents marquèrent l'année 1791 : le refus par un prêtre réfractaire - Monsieur Poirot, aumônier du monastère - de se découvrir sur le passage du cortège de l'assemblée. Le refus des Soeurs du Saint-Sacrement de sonner les cloches lors de la réception de l'évêque constitutionnel Mandru.

Du 15 au 27 octobre 1792, on vend le mobilier qui est dans le couvent. En mars 1793, le 4, et en mai, les 21 et 22 nouvelle vente, cette fois : des orgues, des bancs et des stalles, enfin une partie de la sacristie. Le tout était très pauvre.

Le 8 novembre 1795, liquidation totale et suppression du monastère, au profit d'une habitante de la ville, la veuve Christine Vaillant, maman de la dernière novice du monastère de Rambervillers.

Tout ceci est conservé aux archives départementales des Vosges à Epinal et aux archives de la ville de Rambervillers.

En 1793, est décrété l'enlèvement des signes extérieurs du culte. Mais comme pour l'obligation du calendrier révolutionnaire qui supprimait le dimanche et imposait le décadi, la population ne mit que très peu d'efforts à suivre ces ordres et les choses traînèrent en longueur.

Une extrême pénurie de grains obligea le district à faire appel à des départements voisins, avec peu de résultàts d'ailleurs. Nos Soeurs eurent grandement à souffrir de cette disette.

Si la chute de Robespierre mit fin à la Terreur qui ne paraît pas avoir été très violente à Rambervillers, la passion antireligieuse de la Convention ne désarmait pas et l'an IV vit l'application stricte des lois de 1792-1795 qui poursuivaient les prêtres : douze dans le district - un seul fut arrêté à Rambervillers.

Chassées de leur couvent, quelques Soeurs, dont les plus jeunes, sont rentrées dans leurs familles. D'anciennes traditions rapportent qu'au début de notre siècle certaines familles possédaient encore des objets ayant appartenu au monastère et qu'elles les conservaient avec vénération.

L'église fut détruite au début du XIXe siècle. Les bâtiments du monastère ont été employés par la ville pour école. (Actuellement, la partie ancienne est classée). C'est pour cette raison que les moniales se joignirent à leurs Soeurs de Toul et de Nancy lorsqu'elles purent reprendre la vie commune.

L'une des survivantes vint se joindre, en mai 1823, à la communauté qui s'était regroupée à Paris dès 1802. Catherine Blaux, Mère sainte Thècle, apportait à la fondation l'esprit de son monastère de Profession. Sa notice nécrologique nous dit : "elle possédait les vertus de l'Institut dans le plus éminent degré : sa conduite était une preuve de ce qui se disait de la parfaite régularité de sa Maison qui paraissait n'avoir pas dégénéré depuis sa fondation."

Peut-on faire un plus bel éloge de la communauté qui fut la première formatrice de Mère Mectilde.

NANCY (Meurthe-et-Moselle)

L'abbaye Notre-Dame de Consolation de Nancy avait été fondée par Catherine, princesse de Lorraine, fille du duc Charles III, un des plus glorieux de l'histoire de Lorraine. Catherine l'avait donnée, en 1648, en héritage à sa nièce Marguerite de Lorraine. De grandes difficultés financières- ayant rendu la vie du monastère difficile, la duchesse Marguerite songea à Mère Mectilde pour relever ce couvent.

Les premières lettres patentes datent du 15 janvier 1669. La première Exposition du Saint-Sacrement du 13 avril 1669. Il est remarquable que les religieuses avaient une grande dévotion au

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Saint-Sacrement et à la sainte Vierge depuis trente-cinq ans, lorsque le monastère fut agrégé à l'Institut. On le vît bien lorsque l'une des cloches de l'église est tombée. Elle portait l'inscription "Loué soit le Très-Saint Sacrement".

A la veille de la Révolution, le monastère abritait vingt huit religieuses de choeur et neuf Soeurs converses.

Lorsque les Ordres religieux furent abrogés, les Soeurs demeurèrent encore quelque temps dans leur couvent mais la propriété en fut attribuée à la nation. Aussi, dès le 14 mars 1791, des portions des terres et des vignes furent vendues. Le 3 novembre 1793, on signifia aux moniales leur expulsion définitive. "Dom Claude Richard, directeur spirituel des Bénédictines du Saint-Sacrement en 1787, était né à Lérouville (Meuse) en 1741, Profès de l'abbaye de Moyenmoutier (Vosges). Incarcéré fin novembre 1793, transféré à Rochefort où il arrive début 1794, meurt le 9 août sur les "Deux Associés" après s'être dévoué comme infirmier auprès de ses compagnons de misère. On l'inhuma à l'île d'Aix. Il a été béatifié le 1" octobre 1995. Ce pieux enfant de saint Benoît était la douceur et la bonté personnifiées. Dans l'extrême pénurie d'infirmier où nous laissait la mort de presque tous ceux qui avaient ce titre, il s'offrit généreusement au plus fort de la contagion, pour remplir ce périlleux emploi, dont il s'acquittait avec beaucoup de succès et à la grande satisfaction des malades, parce qu'il avait le talent de s'insinuer dans les coeurs. Mais, trop faible pour résister à de pareilles fatigues, il fut emporté au bout de quelques semaines, après une agonie extrêmement douloureuse et malheureusement beaucoup plus longue qu'on avait lieu de la craindre pour un homme déjà âgé, et dont toutes les humeurs paraissaient douces et calmes."(Lettre aux Amis de Solesmes, 1995 — 4).

Deux Soeurs se sont réfugiées chez leurs neveux et leurs ont laissé la recette des macarons, recette qu'elles avaient inventée. Du monastère des Bénédictines, dont l'entrée principale était rue Saint-Dizier, il ne reste plus en souvenir que le nom d'une rue : rue des Soeurs Macarons.

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Le 3 novembre 1793, les meubles du monastère furent vendus à l'encan, les livres transportés dans la grande salle de l'Université, l'église fermée et convertie en grenier à foin.

En 1796, fut vendue la maison où étaient élevées les jeunes filles du pensionnat et, en juillet de la même année, c'est le verger, le jardin potager, des bâtiments secondaires et le choeur de l'église. Le département se réservait l'emplacement nécessaire au percement d'une rue, laquelle ne sera ouverte qu'en 1841/42 (actuelle : rue du Général Drouot).

Le 14 juillet 1797, ce qui restait de la nef de l'église fut vendu pour servir à des usages profanes.

Dans son Histoire de Nancy éditée en 1909, Christian Pfister écrit que l'on peut reconnaître au numéro 38 de la rue Saint-Nicolas, au fond d'une cour, quelques restes, de la maison des pensionnaires, reconnaissables à la haute toiture.

Le couvent totalement démembré ne put se relever après la Révolution. Quelques religieuses se joignirent à leurs Soeurs de Toul et d'autres à la réunion de Paris en 1812. Les trois communautés lorraines se reformèrent à Saint-Nicolas-de-Port.

En 1817, Monseigneur Menjaud, alors évêque de Nancy et de Toul, primat de Lorraine, inaugura l'Adoration perpétuelle. Le premier jour de l'année liturgique (1' dimanche de l'Avent), on exposa le Saint-Sacrement à la Cathédrale-Primatiale de Nancy, puis à tour de rôle, dans chacune des paroisses du diocèse, ainsi tout au long de l'année sans interruption. De la sorte, ce qui fut la pensée centrale de Mère Mectilde du Saint-Sacrement : l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement se trouvait réalisée, autrement, mais effectivement, bien que dans un contexte différent.

ROUEN (Seine-Maritime)

Les premières Lettres Patentes octroyées à Mère Mectilde par

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Monseigneur François de Harlay, datent de mars 1663. La fondation d'un monastère à Rouen était désirée par nombre d'habitants. Nous en avons une preuve par les inscriptions relevées sur un petit cahier "Registre des Associés aux Religieuses du Très-Saint-Sacrement", dès l'année 1683. La plupart des adorateurs sont des laïques tant hommes que femmes. La première année on relève déjà quatre cents inscriptions.

La première Exposition du Saint-Sacrement, rue des Arsins, eut lieu le 4 novembre 1677. C'est la date officielle de la fondation. Le 26 juin 1684, la communauté s'installe au Château de Mathan, rue Morand.

En exécution des décrets de février 1790, trois membres du district se présentèrent au monastère, rue Morand, le 12 août, à huit heures du matin.

Très bien reçus par la mère Prieure et la communauté qui, dans leur ensemble, étaient fort ignorantes des événements qui se déroulaient en France, ces Messieurs du district se montrèrent très bienveillants "ne cherchant qu'à faire le bonheur des religieuses", et même assez religieux pour commencer leur visite par la prière à l'église. Tout fut examiné avec la plus grande attention : les noms et les activités de chaque religieuse, les biens mobiliers et immobiliers, les titres furent mis sous scellés. Ensuite "ils visitèrent la maison de fond en comble, et se retirèrent dans la soirée en nous renouvelant leurs obligeantes protestations."

Malgré leur bienveillance, ces Messieurs firent lecture des ordres de l'Assemblée Nationale, interdisant les voeux solennels et chaque Soeur dût comparaître en particulier pour déclarer son intention de sortir ou de demeurer dans le monastère. Toutes déclarèrent qu'elles voulaient être fidèles à leurs voeux et à la vie commune et signèrent leur déposition.

Le même interrogatoire fut renouvelé le 3 janvier 1791, avec les mêmes réponses et... le même succès ! Elles furent toutes et toujours, fidèles à leurs engagements même aux jours les plus durs de la Révolution. Ni les menaces, ni l'exode forcé de leur monastère, ni la prison, n'ébranlèrent leur fermeté. Il fallut donc passer aux élections de la supérieure et de l'économe. Réélection sans surprise, car l'élection canonique ayant déjà été faite, celle-là seule comptait pour les Soeurs.

Le 4 mars, les commissaires du district se firent remettre les contrats des biens et même les fondations de messe. La nation se chargeait de l'entretien du chapelain = 7 écus, 32 livres. Les Soeurs de Choeur recevaient chacune une pension de 390 livres et la Révolution qui venait de proclamer l'égalité, n'accordait que 199 livres aux Soeurs converses... ! Promesses qui d'ailleurs ne furent jamais exécutées.

En conséquence de la Constitution civile du clergé imposée à l'Église de France, en juillet 1790, un très grand nombre de prêtres refusèrent de prêter le serment exigé. Seuls les prêtres "jureurs" eurent l'autorisation de poursuivre ouvertement leur ministère.

Les officiers municipaux vinrent donc signifier à la mère Prieure qu'elle n'avait plus le droit d'ouvrir sa chapelle au public. Sur son refus d'obtempérer, les officiers municipaux requirent un serrurier. Il condamna la porte de l'église par trois barres de fer à l'extérieur et quatre sur les battants de la porte. Qu'à cela ne tienne, les fidèles entraient... par la porte du couvent. Mais ces allées et venues ne purent passer inaperçues et le 18 février 1792, les municipaux vinrent de nouveau perquisitionner.

Puis les événements se précipitent : le' octobre, expulsion des religieux et déportation des prêtres insermentés. L'aumônier de la communauté, l'abbé Nicolas Cousin, émigre le 7 septembre avec son frère vers l'Angleterre. Fin novembre, les Soeurs reçoi-

vent l'ordre de "vider les lieux". Le mobilier fut transféré en divers dépôts : la bibliothèque, les tableaux, les ornements de la sacristie, en ce qui fut l'abbaye de Saint-Ouen. Revêtues d'habits séculiers, les Soeurs sont accueillies dans leur famille ou chez des amis de la communauté. Durant ce temps, l'abbé Cousin ne cessait de penser aux Soeurs dont il avait la charge spirituelle. Malgré les conseils de prudence, il n'y pût tenir et en juin 1793, en pleine Terreur, il rentrait à Rouen.

Sous des noms d'emprunt et des costumes fort divers, il visitait les Soeurs et leur apportait les secours spirituels dont elles avaient le plus grand besoin. Deux de ses amis, prêtres réfractaires comme lui, l'assistaient pour ne pas trop attirer l'attention sur une seule personne ; c'étaient l'abbé Samuel et l'abbé de Chavannes.

Le groupe réfugié chez Madame de Villequier avait la grâce de posséder le Saint-Sacrement dans une petite pièce retirée, à l'insu, ou presque, de leur charitable hôtesse, et par prudence pour toutes.

La Convention mène une lutte ouverte contre "tout manque de civisme" et envoie à Rouen, un représentant avec pleins pouvoirs : Siblot. Les perquisitions s'intensifient et, le 24 mars 1794, le premier groupe des Soeurs avec la mère Prieure est arrêté. Quinze jours plus tard, un autre groupe de sept Soeurs est arrêté. Mais le maire de Rouen rêve de mieux faire. Il décide "une battue, qui doit délivrer la ville de tous les scélérats". Il convoque tous les frères de la "Société populaire". Dès onze heures du soir la ville est cernée. Six cents hommes sont recrutés, divisés par groupes de dix. A deux heures du matin commence la grande battue. Les dernières religieuses encore libres sont arrêtées. Avec les nombreuses victimes de cette nuit tragique, elles furent incarcérées dans l'ancien couvent des Clarisses qui se révéla vite trop petit. Puis, toutes les religieuses furent tranférées dans l'ancien couvent Sainte-Marie. Elles allaient deux par deux ; en tête la mère Prieure des Carmélites avec une de ses Soeurs. Ce cortége encadré d'une double haie de soldats avait quelque chose de si impressionnant que "la foule ne put s'interdire de respect et de pitié" : 23 floréal = mai 1794.

La concierge de la prison nommée Françoise, tempérament de soldat et coeur d'or, semble bien n'avoir sollicité ce poste que pour venir en aide aux détenues. Nos annales nous livrent les vrais sentiments du coeur de Françoise : "Elle était touchée par l'union qui régnait entre les prisonnières et surtout par l'affection respectueuse des Bénédictines pour leur mère Prieure. Oui, je les aime ces braves filles, parce qu'elles sont comme de petits poussins avec leur Mère".

Elles étaient cinq cents, détenues dans le plus grand dénuement. Ce fut une vraie vie de ferveur et de charité entre toutes, note une des religieuses.

Les Soeurs avaient imaginé de creuser la poitrine d'une poupée de cire, une sorte de custode dans laquelle elles conservaient l'Eucharistie. Françoise était de connivence. Lorsque des visiteurs indésirables se présentaient, elle hurlait et accablait les religieuses des injures de son riche vocabulaire. C'est aussi grâce à elle qu'un prêtre venait célébrer la messe le dimanche dans une chambre haute de l'ancien couvent des Capucins situé en face de la prison. Un mouchoir attaché à la fenêtre signalait aux religieuses le temps de la messe. Il reste qu'elles ont beaucoup souffert de la faim car il fallait tout acheter, même l'eau, et elles n'avaient aucune ressource.

La mort de Robespierre, le 28 juillet 1794, ne paraît pas avoir libéré les prisonnières. Le 28 thermidor = 28 août, les prisonnières sont transférées avec Françoise, dans une autre prison. Mais les "ex-religieuses" doivent rester sur place sous la conduite d'une autre gardienne. Malgré la chute de Robespierre, le régime des prisons ne semble pas meilleur et la gardienne présente plusieurs pétitions pour... réclamer ses gages.

Enfin, le 27 septembre, un envoyé de la Convention — Sautereau — nomme une nouvelle municipalité. Le régime des

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prisons s'adoucit notablement. Les détenues sont autorisées à communiquer quatre heures chaque jour avec un ou deux parents agréés par le district. Elles sont alors trois cent soixante-quatre détenues à la prison Marie (le monastère de la Visitation Sainte-Marie ne devait être prévu ordinairement que pour une cinquantaine de religieuses environ...).

Le 18 janvier 1795, arrive l'arrêté du Conseil de Sureté générale portant "la mise en liberté de toutes les ex-religieuses détenues à Marie."

Quand aux prêtres, ils devront attendre le décret du 21 février 1795, pour que soit rétablie, en principe, la liberté du culte. Les églises sont rouvertes, les prêtres sortent de la clandestinité. Mais, dès le 28 août suivant, les églises sont à nouveau fermées et le culte redevient secret.

Le 23 janvier 1795, les religieuses sortent de prison mais elles n'ont ni logement, ni ressources. Leurs charitables hôtes des années précédentes, leur offre de nouveau asile.

L'abbé Cousin n'avait qu'un désir : reconstituer la communauté. A cet effet, un premier groupe, retourne rue Morand, face au monastère, avec la mère Prieure et douze moniales. Neuf autres vont rue de la Seille. La Mère Sous-prieure et cinq autres religieuses se retirent dans une maison particulière pour avoir plus de liberté pour rendre à la communauté les services nécessaires à sa survie.

Le couvent, rue Morand, avait été affecté à l'usage de filature et vendu comme bien national, le 21 janvier 1796.

Sans en rien dire à la communauté, Monsieur Cousin, cherchait où permettre à "ses filles" de reprendre une vie monastique. Le couvent des Pères Minimes, avait été acheté par un particulier en 1791 et avait servi en partie de dépot de grains et de denrées alimentaires. Les Minimes ne s'étant pas reconstitués, Monsieur Cousin pensa qu'"il ferait très bien l'affaire."

Madame de Radepont, fidèle bienfaitrice durant toutes ces heures tragiques, acheta le monastère en son nom. Plus tard, sa nièce, Madame de Roncherolles, le légua à la communauté.

Le monastère des Minimes adapté à sa nouvelle destination, les réparations urgentes achevées, Monsieur Cousin eut l'immense joie de réinstaller la communauté dans un couvent digne de ce nom, le 4 mai 1802.

Peu à peu la vie religieuse régulière reprit d'autant mieux que les Soeurs avaient tenu à l'essentiel avec ferveur en toute cette tempête. Les vocations se présentèrent mûries par ce temps d'épreuves. En quinze ans, vingt-huit religieuses firent Profession. La croix garde sa place de choix, source unique de grâces et de progrès, elle va venir de la part du Cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen. Plein d'admiration pour l'abbé Nicolas Cousin et la ferveur des moniales, mais instruit par les malheurs de toutes ces années, il ne leur permettra de reprendre leur habit monastique qu'en 1816. Monsieur Cousin est mort le 29 janvier 1817.

Nos annales relèvent sobrement, mais en vérité, tout ce que la communauté a dû à son Directeur : "C'est au moment de son émigration que tout espoir semblait être perdu, et, qu'éloignées les unes des autres, nous étions restées unies par les coeurs ; nous reconnaissons que cette union des coeurs nous l'avons tenue après Dieu, à la sage conduite de notre respectable restaurateur."

PARIS - Saint-Louis-au Marais

Ce monastère a été fondé par un groupe de cinq religieuses venant du couvent lorrain de Toul. La première Adoration perpétuelle eut lieu le 21 septembre 1685, date officielle de la fondation. Après nombre de tractations les moniales s'intallèrent dans l'hôtel du Cardinal de Bouillon, rue Neuve Saint-Louis-au-Marais à Paris. Les Soeurs étaient fort pauvres comme l'atteste leur livre de comptes conservé aux Archives Nationales.

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En 1790, les religieuses sont au nombre de vingt-huit. La plus jeune Soeur est converse, elle a vingt-trois ans. Les commissaires de la République se présentent pour une première perquisition le 19 juin 1790. La simplicité de vie des religieuses, la pauvreté du mobilier, même à la sacristie, semblent les impressionner. Un procureur est nommé pour s'occuper de leurs affaires près de la municipalité de Paris. Les Soeurs ont-elles été interrogées comme en d'autres maisons religieuses ? Il semble qu'elles ne furent pas trop inquiétées.

Dès 1789, quand les premières mesures antireligieuses furent connues, la mère Prieure et la communauté s'empressèrent d'adresser une supplique à l'Assemblée Nationale. En présentant les raisons de la fondation de leur couvent, leur utilité pour l'éducation de la jeunesse, elles espéraient par là, parer au coup qui les menaçait. Cette supplique était signée par la mère Prieure, les dix-huit moniales de choeur et les huit soeurs Converses. Elle resta sans réponse.

Après le décret qui supprimait les voeux monastiques, les novices quittèrent le monastère, excepté la Soeur des Anges, que nous trouverons, fidèle, en toutes ces années terribles.

De 1789 à 1792, les religieuses purent vivre dans leur monastère, souvent menacées par des bandes hurlantes mais jamais personne ne put forcer les portes. Visiblement, le Seigneur et Notre-Dame les protégeaient.

Le 25 août 1792, les Soeurs reçurent l'ordre de quitter le monastère. Se partageant ce qui n'avait pas été spolié, elles se séparèrent, ce jour même, à midi, avec une extrême douleur.

Environ à cette date, les archives ne précisent pas, les religieuses unanimes firent le voeu de célébrer en grande solennité la fête du Très Saint Coeur-de-Marie, si Notre-Dame, notre Abbesse, leur obtenait de se réunir un jour.

En 1792, une des moniales réussit à racheter pour 50 écus, la Vierge du choeur, qui était mise en vente publique en même temps que tous les meubles du monastère. Cette Vierge était en bois doré datant de la fin du XVII' siècle. On peut légitimement penser que ce fut la statue de Notre-Dame Abbesse, qui présidait dans le choeur du monastère et que Mère Mectilde l'a connue.

Un groupe de Soeurs autour de la mère Prieure se réunit dans un logement que celles-ci pourront louer près de la prison de la Force, d'où elles entendront les trop célèbres massacres de septembre 1792. Elles se retirent alors par petits groupes dans leur famille. Une moniale reste à Versailles et soigne les malades dans un hôpital. Une autre passe en Angleterre. Les Soeurs converses travaillent dans des maisons particulières pour subsister.

La Prieure, mère Adelaïde Rosalie de la Présentation de Saint-Estève, meurt le 3 décembre 1792. La Mère Sainte-Marie et la Mère Mectilde, qui seront plus tard les piliers de la réunion, se réfugient loin de Paris près de madame de Grosbois qui les aidera si puissamment quand les Soeurs pourront reprendre la vie commune.

La chronique de cette époque nous brosse le tableau de la vie des Soeurs de 1792 à 1796. "La plus constante union régna parmi ces Soeurs dispersées. Elles eurent à souffrir toutes les privations qu'endurèrent les autres religieuses à cette époque désastreuse : les secours spirituels leur manquèrent longtemps... elles vécurent toutes au milieu du monde de la manière la plus édifiante, et les personnes qui les ont connues ont rendu témoignage qu'aucune n'a manqué à ses saints engagements".

En 1796, les temps devenus plus calmes, la Mère Mectilde et la Mère Sainte Marie revinrent à Paris. Elles purent trouver un modeste logement dans une maison où s'était déjà réfugiée la supérieure de la Visitation de Moulin, Madame de Damas, Mère Marie-Augustine.

En venant à Paris, Madame de Damas avait apporté le coeur de sainte Jeanne de Chantal. Nos deux religieuses obtinrent de faire une neuvaine devant cette précieuse relique en demandant à la sainte fondatrice de la Visitation de leur obtenir la grâce de reprendre leur vie monastique régulière.

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En 1802, les Soeurs projetèrent de se joindre à la communauté de Rouen de nouveau réunie. Mais l'abbé de Floirac, chargé des religieuses par le Cardinal de Belloi, leur conseilla de tenter de se regrouper, à Paris, comme leurs Soeurs de Rouen. La plupart des religieuses de Saint-Louis avaient pu vivre à Paris. Aussi vinrent-elles, avec enthousiasme, se rassembler dans un logement au n° 548, rue saint Anastase. A leur demande, Mère saint François d'Assise qui avait été la dernière Prieure du monastère de Dreux en 1792, accepta de reprendre la charge de Prieure.

Le 19 août 1802, on dressa l'acte de réunion. La Mère Saint François d'Assise fut élue selon nos Constitutions et le 21 août on procéda aux nominations.

Les religieuses, qui étaient en 1789 dix-neuf moniales de choeur et huit soeurs Converses, ne se trouvaient alors que six moniales. Quatre étaient décédées et six ne purent rejoindre la communauté pour des raisons diverses. Le 30 septembre, la mère Prieure et dix religieuses (moniales, novices et Soeurs données), s'installaient rue de la Perle.

Le le' octobre, deux moniales de Dreux et une Soeur donnée demandèrent d'être incorporées à la nouvelle communauté. Mère Saint François Xavier, moniale de la rue Cassette demanda son incorporation.

Ce même jour, elles reconnurent la sainte Vierge comme Abbesse, selon l'esprit de Mère Mectilde du Saint-Sacrement. De même d'un commun accord, elles reprirent l'observance, les veilles de nuit, l'Adoration perpétuelle en son entier sans craindre pour les santés altérées par ces années terribles. La communauté était reconstituée.

En 1809, les Soeurs achetèrent l'ancien couvent de Sainte-Aure, sur la montagne Sainte-Geneviève. A ce moment, elles étaient vingt-deux religieuses de choeur, neuf Soeurs converses et deux novices. De 1802 à 1809, un certain nombre de religieuses, soit de

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notre Institut (Cassette, Nancy), soit d'abbayes ou de couvents qui n'avaient pu se reconstituer, demandèrent à être agrégées. Dans certains cas cet essai fut un échec, mais nous voyons, en comparant les chiffres, qu'il y eut beaucoup de réussites. Ce qui montre la grande charité qui régnait dans la communauté.

Quant au couvent de Saint-Louis, ce qui avait été l'église fut incorporé au diocèse, ayant été peu détériorée pendant la Révolution. Une église fut bâtie sur l'emplacement du monastère, dédiée à saint Denis. Elle fut solennellement bénie par Monseigneur de Rohan Chabot, ancien Evêque de Mende, le jeudi 21 décembre 1809. En souvenir de plus de cent années de prière et de louange de nos Soeurs dans ce lieu, l'église se nomme actuellement Saint-Denys-du-Saint-Sacrement.

CAEN (Calvados)

Fondé, d'abord à Pont-l'Evêque puis à Caen par des moniales de Montivilliers, le 26 août 1639, ce prieuré bénédictin, eut Mère Mectilde pour Prieure de 1647 à 1650. Il s'agrégea à notre Institut, le 30 septembre 1685. Elles étaient vingt-huit religieuses.

Ce couvent qui fut aidé par des influences heureuses et puissantes, subit au cours du XVIIIe siècle de graves infortunes financières, c'est pourquoi, de 1732 à 1744, il leur fut interdit, comme à bien d'autres, de recevoir des novices. En 1790, les Soeurs étaient encore trente-quatre. Il semble que la ville de Caen était déjà passablement agitée dès 1788. On conseilla aux moniales de se préparer au pire et l'on avança la Profession de deux jeunes novices.

En 1789, une disette grave atteignit tous les habitants. Le 18 juillet, une foule vociférante envahit le château de Caen, tout proche du monastère. Il en fut de même le 11 août. Les Soeurs suivaient évidemment tous les événements et leurs amis leur conseillaient de prévoir toutes éventualités.

Les ordres religieux étant supprimés, dès mars 1792, la municipalité de Caen envoya des commissaires au couvent de Notre-

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Darne de Bon-Secours, le 9 juillet, pour procéder à l'inventaire des biens qui devenaient propriété nationale, et à un interrogatoire des religieuses pour les libérer de l'"oppression". Les réponses de chaque Soeur, consignées par les commissaires, montrent leur attachement indéfectible à leurs voeux, à la Règle de saint Benoît et à l'Adoration perpétuelle.

Aussi, le 17 août 1792, leur était-il signifié l'ordre d'expulsion "sous cinq jours". Le, 20 août, le curé, assermenté, de la paroisse voisine vint enlever tous les ornements de la sacristie, les vases sacrés, le ciboire et les hosties consacrées. Dans le plus grand déchirement, les moniales se dispersèrent dans leurs familles. Elles parvinrent à sauver la statue de Notre-Dame Abbesse et quelques reliquaires dispersés en ville. Une famille courageuse, qui cachait déjà un jeune prêtre, accueillit le mère Prieure et deux Soeurs. Ce jeune prêtre, l'abbé Dufour, essaya par deux fois de s'embarquer pour l'Angleterre, sans y réusbii. Comprenant que la volonté de Dieu était qu'il resta en France, il trouva une autre cachette et se dévoua sans compter aux fidèles et aux religieuses. Une très grande pauvreté fut le lot des Soeurs durant ces années. N'ayant pas d'argent et les vivres étant fort chères, les occasions de mortifications ne leur manquèrent pas.

Dès que la chose fut permise, la mère Prieure fit venir près d'elle d'autres Soeurs et elles purent, autant que possible, assister à la messe et recevoir les sacrements car il était prudent de participer au moins partiellement aux offices de paroisse quand il y en avait.

Dans leur maison de refuge, elles avaient confectionné une jolie bourse. Elles avaient déposé une hostie dans ce pauvre tabernacle qu'elles avaient attaché derrière un cadre. Là, elles assumaient leur tâche d'adoratrices de quatre heures du matin à vingtet-une heure.

En, 1795, elles purent louer une petite maison dont l'abbé Dufour et une amie des religieuses paya le loyer. Des amis de la communauté aidèrent aussi par des dons en nature et parfois en

argent. C'est ainsi que, dès cette date, la communauté en grande partie réunie, avait repris l'essentiel de sa vie religieuse. Première communauté monastique à assumer sa vie religieuse alors que la persécution sévissait encore fortement.

Bientôt, des vocations se présentèrent. Le vicaire général agissant au nom de l'évêque, encore en exil, les reçut et leur imposa un habit noir. Le port de l'habit monastique ne pourra se faire qu'en 1805.

L'abbé Dufour avait enfin trouvé un local, l'ancien couvent des Cordeliers, pas trop dévasté par les révolutionnaires. Douze ans après l'expulsion de leur monastère, les Soeurs pouvaient enfin discrétement reprendre une vie régulière. Le 18 février 1806, eut lieu la première Profession. Le monastère était sauvé et reprenait ouvertement sa tâche d'Eglise.

CHÂTILLON-SUR-LOING (Loiret), aujourd'hui Châtillon-Coligny

La première Exposition du Saint-Sacrement eut lieu le 21 octobre 1688, date officielle de la fondation de ce monastère.

Désiré par la princesse Isabelle de Meckelbourg, en réparation des fautes commises par les ancêtres protestants de son premier mari, Monsieur de Coligny, le couvent, ne fut jamais très important. L'effectif n'a jamais atteint la trentaine, on y avait prévu vingt-six cellules.

Lors de l'assemblée que les religieuses sont obligées de tenir le 12 mars 1789, pour procéder à l'élection d'un député à l'assemblée générale des Trois Etats au Bailliage de Montargis, la communauté se composait de quatorze Soeurs de choeur, de sept Soeurs converses et de quatre Soeurs de voeux "plus récents".

A la veille de la Révolution, à la suite de mauvaises récoltes et de l'incendie d'une partie du monastère, la mère Prieure fait appel à la générosité du Cardinal de Luynes, (diocèse de Sens),

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pour "le maintien d'une maison utile et nécessaire aux pauvres d'un pays, le plus pauvre qui fut jamais". Le registre des charges du monastère porte : dons aux pauvres 200 livres.

Du 16 au 22 juillet 1790, on procède à l'inventaire des biens du couvent. Les municipaux de Châtillon étaient assez modérés pour ne pas inventorier l'église et la sacristie, mais les biens sont nationalisés "pour aider au désendettement de l'Etat" ; en fait ils profitent surtout aux particuliers qui achetèrent ces biens, devenus nationaux, à partir du 28 décembre suivant. Le collège, qui avait été jugé impropre a une utilisation privée, fut acquis par la municipalité en septembre 1792 pour y tenir ses réunions.

La loi du 20 mars 1791 avait encore autorisé les religieux à vivre en commun, aussi la vente de leur maison est elle suspendue... jusqu'à la loi du 17 août 1792, qui décide d'expulser tous les religieux et religieuses, demeurant encore dans leurs couvents. De jeunes Soeurs cherchent refuge dans leur famille.

Le 18 septembre 1792, le registre des délibérations de l'administration municipale note que, les religieuses "consentent à sortir de leur maison". On nomme un commissaire, gardien des biens restés dans la maison. Mais quelques mois plus tard on s'inquiétera d'un certain nombre de disparitions.

La vie des Soeurs s'organise peu à peu. Certains actes passés devant notaire prouvent que les moniales n'entendent pas être prises de court. L'une d'elles loue une maison en face de l'église. Manifestement cette maison est bien trop grande pour une personne seule. Une autre religieuse va demeurer chez ses cousins. D'autres actes notariés prouvent l'entraide, sous la forme de logement et de nourriture, qui s'est établie fraternellement, mais avec certaines garanties par actes notariés, sages précautions en ces temps troublés.

En mars 1793, elles sollicitent leur "acte de civisme" près de la municipalité, acte leur permettant de toucher la pension, compensation de leurs biens spoliés, les aidant à survivre.

Si les autres religieuses ne se sont pas manifestées, il semble cependant qu'elles se soient cachées soit à Châtillon, soit dans la région.

Les Soeurs de Châtillon sont les seules religieuses des communautés de l'Institut à avoir fait cette demande d'un acte civil de civisme pour obtenir leur pension et donc d'avoir prêté un "serment". Ne nous en étonnons pas pour deux raisons : leur aumônier, Pierre, Antoine Hubert, à lui aussi, prêté le serment comme la plupart des prêtres de la région. De plus, la municipalité de Châtillon paraît bien avoir eu un esprit révolutionnaire très modéré qui n'a pas obligé les religieuses à une résistance obstinée.

Passée la période révolutionnaire on ne retrouve que douze religieuses groupées à Châtillon. Ce chiffre est-il officiel ou un nombre symbolique ? Mère Mectilde demandait que les communautés de son Institut comptent au moins douze Soeurs pour assurer l'Adoration perpétuelle.

Les registres de l'état civil enregistrent les décès peu à peu. En 1830, elles ne sont plus que quatre.

La dernière moniale de Châtillon, Marie Catherine Remi, Soeur Sainte-Mélanie, est décédée le 27 avril 1838, âgée de quatre-vingt huit ans et sept mois. Elle a entretenu une correspondance active avec la jeune fondation d'Arras. Il semble qu'elle aurait désiré se joindre à cette communauté, mais la mère Prieure Saint François de Sales, n'a pas jugé prudent d'accéder à son désir, étant le soutien de ses Soeurs. Alors, elle envoya à Arras tous les derniers souvenirs sauvés du désastre révolutionnaire : des livres, registres, et le souvenir le plus précieux : la petite statue de la Vierge.

Quatre religieuses ont assuré durant bien des années l'école des petites filles et il paraît bien que même aux heures tragiques la population n'ait jamais été vraiment hostile, et que les Soeurs ont toujours été respectées.

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Une étude très documentée doit paraître sur ce monastère en cette année 1998. Elle est due à un ami du monastère de Rouen, Monsieur Jean-Marie Voignier, à qui nous devons un très grand nombre d'archives, tant de Lorraine que de Paris, non encore publiées.

DREUX (Eure-et-Loir)

Nos Soeurs de Dreux, dont le couvent avait été originairement fondé à Anet (Eure-et-Loir), en 1640, puis transféré à Dreux, firent appel à Mère Mectilde dès 1680. L'Adoration perpétuelle est inaugurée, le 23 février 1696. Elles obtinrent leurs lettres patentes en 1701.

A la suppression du couvent en 1792, on note la présence de douze Soeurs de choeur et une Soeur converse qui mourut le 2 juin 1796.

Il semble que ce monastère ait toujours connu une très grande pauvreté. Les religieuses étaient originaires de Paris, ou de Dreux même et de la région.

La mère Prieure, Mère Saint François d'Assise (Nicole Tertre), baptisée à la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas à Paris, le 7 octobre 1729, était Prieure depuis seize ans quand elle se retira à Versailles. C'est à elle que les moniales du second monastère de Paris, Saint-Louis-au-Marais, feront appel lors de leur réunion en 1802. Elle sera leur Prieure jusqu'à sa mort en 1816.

Dès le 22 juin 1790, les envoyés du district font un premier inventaire des biens du couvent mais en laissent aux Soeurs la propriété.

Le 22 septembre 1791, la communauté est convoquée au Chapitre, par ces Messieurs du district qui emportent les archives. Ce sont toujours les rentes et les fermages qui sont convoités pour résoudre l'éternel endettement de l'Etat. Ce qui la plupart du temps, ne servit qu'à l'enrichissement des particuliers qui "achetèrent" ces biens devenus biens nationaux. La vente officielle des biens eut lieu à partir du 12 janvier 1793.

Deux religieuses rejoignirent leur supérieure à Versailles. Avec elle, elles feront partie de la réunion à Paris d'abord, rue de la Perle, où Mère Adelaïde la Tour mourra le 25 novembre 1802, puis Mère Marie Cautien Doyen de la Bussière, Soeur Térèse, toujours à la réunion de Paris, mais rue Vieille-du-Temple.

Notons encore trois moniales de Dreux :

Mère Rose Gohé, professe du 21 août 1764, sortie "le 14 septembre 1792, lors de la destruction de l'état religieux, retirée à Versailles près de sa supérieure, décédée avant la réunion" nous dit le Registre des professions.

Enfin, Soeur Michelle de Saint-Placide, baptisée le 11 septembre 1714, professe le 19 mai 1739, décédée le 25 décembre 1792, le registre note : " la même année de notre rentrée dans le monde dont elle a été si affectée, que nous sommes persuadées que ses jours en ont été abrégés".

La Mère Saint Ambroise, Angélique Leroux s'étant chargée de l'éducation des jeunes filles de la famille qui l'avait accueillie en 1792, ne put se joindre à ses Soeurs lors de la réunion de 1802. Lorsqu'elle fut libre, elle se retira à Montmirail où elle ouvrit un pensionnat qu'elle fit ensuite ériger en maison religieuse sous le titre de Dames de la Paix.

Cette communauté avait bénéficié de l'autorisation du gouvernement donnée à Madame du Chaulnois sous le nom de Dames de Saint-Benoît, en 1806. Cette approbation a servi à nombre de communautés qui se réorganisèrent en cette époque. Après la mort, de Mère Saint-Ambroise, en décembre 1833, l'évêque de Meaux unit les quelques religieuses qui restaient, à l'abbaye de Jouarre.

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La Mère Sainte-Marie, Marie Françoise Bigaux, sortit de France lors de la dispersion et rejoignit Dom Augustin de Lestrange, abbé de la Trappe, qui avait fondé, dans le Valais, le monastère de la Sainte-Volonté-de-Dieu, où elle entra l'une des premières. Avec ses Soeurs, elle dût fuir à travers toute l'Europe devant les armées de Napoléon. Elle mourut dans notre monastère (fondé par Varsovie), à Léopol, en Pologne, en janvier 1798 ; elle avait dix ans de Profession.

L'histoire du couvent des bénédictines du Saint-Sacrement à Dreux se termine là. Elles n'ont rien retrouvé d'une maison qui avait toujours été très pauvre. La supérieure devint Prieure de la réunion du petit groupe de Soeurs à Paris en 1802. Quatre autres moniales de Dreux rejoignirent en 1802 les Sœurs qui se regroupaient à Paris, rue de la Perle. Une sixième Soeur de Dreux vint se joindre à la Communauté qui se reconstituait à Rouen.

BAYEUX (Calvados)

Les Annales du monastère relatent très exactement les drames de cette période : "Dès le début des troubles révolutionnaires, le monastère subit de nombreuses vexations."

Nos Soeurs "voulant concilier à la fois ce qu'elles devaient à leurs saintes Constitutions et aux Lois d'Église et ce que l'Assemblée nationale exigeait impérieusement" acceptèrent unanimement de procéder à une nouvelle élection, mais elles réélirent la mère Prieure et la mère économe, le 27 avril 1791.

Elles s'attendaient à recevoir la pension assurée par les décrets de 1792, en compensation de leurs biens qui avaient été spoliés. La pension ne vint pas. Elles réclamèrent. L'officier municipal chargé de leurs affaires au lieu de les protéger, poussait à la suppression de leur maigre pension, se cachant derrière une prétendue "élection canonique"..."on devait y reconnaître la décision la plus décidée de désobéir à la loi". Le Directoire du département approuva le refus des pensions et autorisa le Directoire de Bayeux à refuser les mandats. Le 26 octobre suivant, les Soeurs adressent au Directoire du département une réclamation respectueuse.

Le 16 décembre 1791, on leur ordonne de procéder à une nouvelle élection sous trois jours. Le 1' février 1792, les religieuses adressent un 1-apport pour se justifier. Nouveau refus du Directoire du département et maintenance de refus de payer les pensions.

N'ayant aucune ressource ni pour elles, ni pour les enfants confiées à leurs soins, elles envoient un Mémoire à Cahier de Gerville, ministre de l'Intérieur. Elles avaient déjà écrit à son prédécesseur, mais le Directoire du département et celui de Bayeux, s'opposèrent formellement aux intentions du ministre, lequel se montrait plus bienveillant.

Dans ce Mémoire, les Soeurs "imploraient la commisération du ministre en faveur des petites pauvres confiées à leurs soins instruction, nourriture, logement et entretien, dont elles sont chargées par le titre de leur fondation"...Messieurs les administrateurs veulent forcer par la famine la communauté à abjurer sa Règle canonique ; "s'il le faut elles se condamneront plutôt à souffrir des horreurs de la faim — mais peuvent-elles y condamner quarante et quelque petites pauvres... dont elles sont l'unique ressource ? C'est pour elles surtout que la communauté demande protection et justice."

Cependant, des amis influents adressèrent un nouveau Mémoire au ministre en date du 20 février 1792, suppliant de faire cesser ce refus de leur traitement, refus injuste et cruel qui sous le vain prétexte d'un défaut de forme dans leur obéissance à la loi, les condamne à mourir de faim.

Le 5 mars suivant, le ministre renvoie le dossier au Directoire du département du Calvados demandant le motif du refus du versement des mandats, afin "d'en rendre compte au Roi"et le ministre ajoute : "si les religieuses ne se permettent aucune manoeuvre coupable contre l'ordre public et le respect dû à l'auto-

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rité des lois et des pouvoirs constitués, il serait peut-être injuste d'en user contre elles, d'une excessive rigueur en leur imposant des peines que la loi ne prononce pas... des mesures de cette nature ne font qu'accroître le fanatisme et le justifie en quelque sorte par une persécution arbitraire."

La lettre du ministre produisit son effet : "Le Directoire du département l'avait envoyée le 23 mars 1792 : Nous allons sur le champ délivrer aux Darnes bénédictines les mandats qui existent pour elles au secrétariat de notre district conformément à votre lettre du 27 de ce mois et à celle de Monsieur Cahier (le ministre).

Et l'administration écrivit en note "affaire terminée" Tit

Le 27 septembre 1792, les officiers municipaux mirent tout sous scellés, jusqu'à la clef du tabernacle et signifièrent aux religieuses d'avoir à évacuer leur monastère. C'est le let octobre 1792, qu'en larmes, elles quittèrent le couvent au nombre de vingt-huit. La mère Prieure put rester dans un logement à Bayeux avec sept de ses filles, d'autres Soeurs se réfugièrent dans leur famille pour y trouver quelques secours.

Grâce à une Soeur tourière, Marguerite, elles purent toujours conserver le contact entre elles. Elle leur préparait les repas et le leur portait à chacune en son refuge.

Elles purent ainsi conserver un minimum de vie commune mais sept d'entre elles furent emprisonnées et ne retrouvèrent la liberté qu'après la chute de Robespierre, en juillet 1794.

Le chapelain du monastère fut traqué. Il ne fut caché et sauvé que par le dévouement et la présence d'esprit d'une religieuse de la communauté, l'inoubliable Soeur Saint-Benoît et la Soeur tourière.

Quand le calme revint les religieuses ne possédaient absolument rien. Confiante en la Providence, la mère Prieure qui avait traversé toute cette période terrible réunit ses Soeurs autour d'elle dès 1804.

Le 6 octobre 1804, elles achetèrent la partie la plus petite et la plus pauvre du couvent des Cordeliers, qui avait été transformé en brasserie. Pour se procurer quelques ressources, ces pauvres Mères qui n'étaient que treize, ouvrirent une école pour de tout petits enfants. La communauté se reconstituant, élut Prieure, le 2 juillet 1805, Soeur Sainte Madeleine qui les avait si bien entourées et gardées depuis 1781 à travers cette période tragique de notre histoire. Elle mourut en 1809, après avoir eu la joie de recevoir une postulante. La vie monastique allait renaître.

Tous les éléments de cette histoire de nos monastères durant la période révolutionnaire sont conservés dans les archives du monastère de Rouen.

VARSOVIE en Pologne

Ce monastère n'a pas connu la Révolution française, mais l'extension de celle-ci dans l'Europe entière a eu des conséquences dramatiques.

Jusqu'à une date récente, la Pologne a souffert et nous aimons, ici, lui rendre hommage.

La fondation du monastère de Varsovie a été citée dans le récit de la biographie de Mère Mectilde, à la date du let janvier 1688. Ce sont des moniales des monastères de la rue Cassette et de Saint-Louis-au-Marais, les deux fondations parisiennes de Mère Mectilde, qui partirent en Pologne du 2 septembre au 14 octobre 1687.

Le voyage en mer qui dura six semaines fut une première épreuve qui devait en précéder bien d'autres. Deux jeunes filles polonaises demandèrent leur admission en qualité de Soeurs converses dès 1688. En 1692 et 1693, deux jeunes filles de très bonnes familles polonaises demandèrent aussi leur admission. Peu à peu, le monastère put s'implanter dans cette terre dont un pape assurait qu'elle était une terre de martyrs.

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L'histoire de nos trois monastères a déjà été publiée : En Pologne avec les Bénédictines de France, Téqui, Paris, 1984,

Nous aimerions rappeler ici ce que l'on a appelé "l'holocauste des moniales de Varsovie".

Le 30 avril 1944, alors que la guerre les environnait de toute part, les quarante-sept moniales, avec l'autorisation de la mère Prieure, offrirent leur vie pour la libération de leur pays et la liberté de l'Église.

Toutes... sauf une, a qui la mère Prieure refusa son accord... c'est elle qui après le désastre reconstruira le monastère détruit et en sera la Prieure en 1951.

Le 31 août, les Soeurs pressentent la catastrophe : l'une d'elles met son voile des grandes cérémonies en disant : "Quand on va chez son fiancé, il convient de s'habiller comme pour des noces." Vers quinze heures, les Soeurs qui se trouvaient dans le couloir... entendent un vrombissement d'avions... puis le bruit s'éloigna, mais aussitôt, un terrible ébranlement secoua la voûte du souterrain sous l'église. Un instant après celle-ci s'effondrait, écrasant dans ses décombres les trente-quatre bénédictines et le millier de civils ainsi que quatre prêtres.

Les religieuses qui étaient en un autre endroit furent épargnées, mais ne purent sortir des décombres que vers vingt-trois heures. En voyant les Soeurs survivantes groupées autour d'elle, la mère Prieure eut cette réflexion spontanée : "Nous avons le nombre suffisant pour recommencer l'Adoration perpétuelle". De fait selon les Constitutions, le chiffre de douze était obligatoire. Le récit des archives du monastère de Varsovie s'achève sur cet admirable cri d'espérance et de foi.

Le calvaire des Soeurs survivantes commençait : "les soldats allemands obligèrent les Soeurs et les civils à quitter les lieux"... La marche épuisante parmi une montagne de décombres, souvent brûlants, dura deux heures. Certaines Soeurs avaient eu les pieds brûlés lors de la chute de la toiture de l'église. Arrivées à cent kilo-

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mètres de Varsovie, elles purent se reposer et manger à leur faim. C'est alors que les rescapées de la terrible catastrophe prirent conscience que pour elles s'amorçait un nouveau départ ; elles constituaient le noyau d'une nouvelle communauté.

A vrai dire, en face de la réalité du moment, pareille perspective paraissait une gageure. Quelle foi héroïque cela n'exigeait-il pas ? D'autre part, c'eut été inconcevable que les bénédictines de l'Adoration perpétuelle, dans le halo du sacrifice de leurs Soeurs, disparaissent à jamais.

Dans les décombres du monastère on ne retrouva, intacte, que les lettres autographes de Mère Mectilde à la Communauté de Varsovie de 1688 à 1697.

Enfin, le 20 septembre, réfugiées à l'abbaye bénédictine de Staniaki, à vingt-cinq kilomètres de Cracovie, une jeune religieuse prononçait sa Profession perpétuelle et trois postulantes recevaient l'habit monastique.

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Les monastères actuels

FRANCE

Rouen, rue Morand, 1677 - rue Bourg l'Abbé, 1802 (Diocèse de Rouen).

Caen, Pont - l'Evêque, 1639 - Caen, 1643 - Institut, 1685 (Diocèse de

Bayeux).

Bayeux, 1648 - Institut, 1701 (Diocèse de Bayeux).

Tourcoing, Savy, 1814 - Arras, 1815 - Tourcoing, 1921 (Diocèse de

Lille).

Craon, 1828.(Diocèse de Laval).

Mas-Grenier, Toulouse, 1817 - Institut, 1836 - Mas-Grenier, 1921

(Diocèse de Toulouse).

Laval-Roquecezière, Notre-Dame d'Orient,1825 (Diocèse de Rodez).

Rosheim, 1862 (Diocèse de Strasbourg).

Ottmarsheim, 1916 (Diocèse de Strabourg).

Erbalunga, 1862 - Institut, 1953 (Diocèse d' Ajaccio).


GRAND DUCHE DE LUXEMBOURG

1875 - Bettembourg - Peppange 1883.- Consolatrice des Affligés (Diocèse du Luxembourg).


ALLEMAGNE

1252 - Vinnenberg -(Warendorf) - Nativité de la Vierge Marie

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1898 Institut.(Diocèse de Münster).

1854 - Trèves - (Trier-Kürenz) - monastère de Béthanie (Diocèse de Trèves).

1888 - Bonn-Endenich.- B.Vierge Marie Auxiliaire des Chrétiens. (Diocèse de Cologne).

1891 - Cologne - (Kôln-Raderberg) -Saint Coeur de Jésus (Diocèse de Cologne).

1891 - Hamicolt - (Dülmen-Rorup) - B. Vierge Immaculée (Diocèse de Münster).

1898 - Osnabrück - Bienheureuse Vierge Marie Immaculée (Diocèse cl' Osnabruck).

1899 - Neuss-Kreitz - Saint Coeur de Jésus (Diocèse de Cologne).

1978 - (1894) - Gênes - Castel Madama - Sainte-Trinité (Diocèse de Tivoli).

1984 - (700) - Monterchi - Saint-Benoît (Diocèse de Arezzo).


PAYS-BAS

1875 - Tegelen - Nazareth (Diocèse de Roermond).

1875 - Arnhem - Insula Dei (Diocèse (le Utrecht).

1922 - Baarle-Nassau - Manna absconditum (Diocèse (le Breda).

1942 - Valkenburg - Regina Pacis (Diocèse de Roermond).

1952 - Oss - Fons vitae (Diocèse de Den Bosch).

1981 - Someren (Diocèse de Breda).


ITALIE

1880 - Seregno -1906 - Ronco-Ghiffa - Sainte-Trinité (Diocèse de

Novara).

1892 - Milan - Saint-Benoît (Diocèse de Milan).

1910- (1334) - Catania - Saint-Benoît (Diocèse de Catane).

1913 - (1543) - Sortino - B Vierge Marie et Saint-Benoît (Diocèse de

Siracuse).

1920 - (1110) - Montefiascone (Diocèse de Montefiascone).

1922 - (1646) - Piédimonte-Matèse - Saint-Benoît (Diocèse de Alife

Cai).

1923 - (1500) - Tarquinia - Sainte Lucie (Diocèse de Tarquinia).

1924 - (1892) - Modica - Saint-Benoît (Diocèse de Noto).

1924 - (1588) - Ragusa-Ibla Saint-Joseph (Diocèse de Ragusa).

1926 - (1554) - Teano - Sainte-Catherine (Diocèse de Teano-Cal) .

1927 - (1150) - Alatri - Annonciation (Diocèse Anagni-Al).

1936 -(1821)- Lucca - Saint-Benoît et Sainte Scholastique (Diocèse de

Lucca).

1947 - Roma - Saint Joseph (Diocèse de Rome).

1949 -(1956) - Laveno-Monbello - L'Annonciation de la Bienheureuse

Vierge (Diocèse de Milan).

1954 - (1568) - Grandate - Saint-Sauveur (Diocèse de Como).

1965 - Gallarate - Saint-François (Diocèse de Milan).

1973 - Noto Saint-Benoît (Diocèse (le Noto).


BELGIQUE

1841 - Saint-Omer (France) - 1961 - Rumbeke - Saint-Joseph (Diocèse de Brugge).


POLOGNE

1688 - Varsovie - Warszawa (Diocèse de Varsovie).

1714 - Wroclaw - Léopol 1715 - Bardo 1946 - Wroclaw 1975 (Diocèse de Wroclaw).

1958 - Siedlce - Verbe Incarné (Diocèse de Siedlce).

Deux fondations en Amérique latine et en Afrique n'ont pu s'implanter en raison des difficultés gouvernementales.

273

Index des noms de personne [omis]


Index toponymique [omis]


Index thématique [omis]


TABLE DES MATIERES

Préface : Révérendissime Père Dom Vincent Truijen. g

1. Comme un encens devant la face du Seigneur :

Dom Joël Letellier 11

2. Mère Mectilde et les Mauristes :

Monsieur Daniel-Odon Hurel 97

3. Biographie de Mère Mectilde :

Mère Marie-Véronique Andral 123

4. Mère Mectilde épistolière :

Abbé Joseph Daoust. 147

5. Lettres autographes de Mère Mectilde 153

-A Monsieur Henri-Marie Boudon,

archidiacre d'Evreux, 2 septembre 1652. 155

-Au Révérend Père Prieur,

abbaye Saint-Germain-des-Prés. 158

-Au Révérend Père Prieur,

abbaye Saint-Germain-des-Prés, 24 aoust (1654) 160

-Au Révérend Père Prieur,

abbaye Saint-Germain-des-Prés, 18 novembre 1658. 162

- A la Reine de France, Anne d'Autriche,

28 juillet 1664 164

- Au Révérend Père dom Luc d'Achery,

abbaye Saint-Germain-des-Prés, 28 aoust (1675) 166

-A Mère de la Nativité (Anne Bourdan) au Monastère Notre-Dame de Liesse,

Paris, 3 décembre 1680. 170

- A une religieuse de l'Institut (décembre 1685). 172

301

-A la Mère Prieure, Radegonde de Beauvais, à Varsovie,

Pologne, 13 may 1688. 178

- A une religieuse de l'institut, 4 may 1691 180

-A une religieuse du Monastère Saint Louis à Paris,

samedy 5 de l'an 1692. 184

-A Mère Saint Placide du Monastère Saint-Louis

au Marais, 17 octobre 1693. 190

-A la Révérende Prieure Mère François de Paule,

Monastère Saint Louis au Marais, ter aoust 1695 196

- A la Révérende Prieure Mère François de Paule,

Monastère Saint Louis au Marais, 30 avril 1697. 198

-A la Révérende Prieure Mère François de Paule, Monastère Saint Louis au Marais,

samedy 18 octobre 1697. 202

6. Mère Mectilde et Mère Anne : Archivistes de Rouen. 205

7. La dispersion lors de la Révolution : Archivistes de Rouen. • 235

8. Les monastères actuels 271

9. Index des noms de personnes 275

10. Index toponymique 285

11. Index thématique 290

12. Table des matières 301

REMERCIEMENTS

Que l'Esprit Saint, qui nous l'espérons a guidé ces travaux, bénisse et récompense les artisans de cet ouvrage, spécialement nos amis lorrains.

ACHEVÉ D'IMPRIMER EN MARS 1998 SUR LES PRESSES DES ÉDITIONS TÉQUI 53150 SAINT-CÉNERÉ N° d'édition T53 1130 Dépôt légal : mars 1998

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ECRITS spirituels à Madame DE CHÂTEAUVIEUX

MERE MECHTILDE DU SAINT SACREMENT Ecrits Spirituels A la Comtesse de Châteauvieux

Introduction

par

M. l'abbé Louis COGNET

Bénédictines du Saint-Sacrement


Nihil obstat

Parisiis, die 25a Augusti 1965

Joannes, Can. THARY

Vice-officialis

Censor deputatus

Imprimatur

Parisiis, die 1+a Septembris 1965 J.HOTTOT, v.g.

INTRODUCTION [Louis Cognet]

Parmi les grandes figures chrétiennes de notre XVII° siècle français, la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement mérite une place toute particulière : en elle s'incarne cette spiritualité d'adoration qui marque si profondément notre clacissisme religieux. Malheureusement, elle est trop peu connue. Nous attendons encore le livre qui saura la faire revivre. Les écrits qu'elle nous a laissés sont nombreux et de la plus haute valeur, mais inédits en leur quasi-totalité. les quelques pages ici livrées au public sont donc particulièrement précieuses :elles permettent de saisir sa pensée en ses aspects essentiels et sous sa forme la meilleure. Mais il semble indispensable, auparavant, de consacrer quelques pages à esquisser ce que furent sa biographie et sa vie intérieure.

oOo

Celle qui devait être un jour la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement vit le jour en Lorraine, pays qui, pendant la première moitié du XVIIe siècle, fut épouvantablement dévasté par les guerres.Elle s'appelait Catherine de Bar et naquit à Saint-Dié le 31 Décembre 1614. Sa famille appartenait à la noblesse de robe. Elle y mena une enfance pieuse et y reçut une solide instruction.Bien que son père ait songé à la marier et qu'il fît tout pour la retenir dans le monde, elle se sentit très tôt appelée à la vie religieuse. Elle se heurta à de vives résistances familiales, mais réussit enfin à entrer en Novembre 1631 chez les Annonciades de Bruyères, où elle prit l'habit sous le nom de Soeur Saint-Jean l'E-vangéliste; elle y fit profession à une date incertaine, probablement vers le début de 1632.

Ses compagnes, la regardaient dès lors comme une religieuse exemplaire,et, après qu'elle eût occupé divers emplois importants elle fut établie prieure vers la fin de 1633. Malheureusement les remous de la guerre de Trente Ans allaient l'envelopper. Français et Suédois envahissaient les états du Duc de Lorraine. En Mai 1635, l'avance des troupes de Gustave-Adolphe la contraignit à s'enfuir précipitamment avec ses religieuses. Après diverses aventures, elle trouva refuge à Commercy, où elle regroupa sa communauté et ouvrit un pensionnat. Mais la ville fut peu après dévastée par la peste, et elle y perdit une quinzaine de ses filles. Accompagnée par les quelques survivantes, elle se retira d'abord à Saint-Dié, puis, vers le milieu de 1638, chez les Bénédictines de Rambervillers. Là elle découvrit la Règle de Saint Benoit, par laquelle elle fut immédiatement séduite.

N'ayant plus aucun espoir de rétablir son ancien monastère de Bruyères, elle songea à changer d'Ordre. Comme il était prévisible, elle se heurta à de grandes difficultés de la part de ses supérieurs. Elle finit pourtant par obtenir les autorisations nécessaires et, le 2 Juillet 1639, elle devint novice bénédictine sous le nom de Catherine de Sainte-Mechtilde. Elle y eut pour maîtresse des novices une jeune veuve devenue religieuse et de la plus haute valeur spirituelle, Soeur Benoîte, qui lui donna une formation très profonde,mais eut peut-être le tort d'encourager son goût déjà trop vif pour les mortifications corporelles.

Catherine de Sainte-Mechtilde fit profession le 11 Juillet 1640, mais elle ne devait point trouver la tranquillité à Rambervillers. Ravagée par les combats et les pillages, la Lorraine traversait alors une terrible famine. En Septembre 1640, la misère contraignit les moniales de Rambervillers à se disperser. La Soeur Catherine et deux de ses compagnes trouvèrent un asile provisoire à St. Nihiel, où bientôt une partie de la communauté les rejoignit. Mais leur situation demeurait très précaire. Prévoyant une imminente séparation, elles modifièrent leur nom de religion et se vouèrent chacune à un mystère. A cette occasion Soeur Catherine devint Mechtilde du Saint-Sacrement.

Dans l'intervalle, par l'intermédiaire d'un lazariste en mission à Saint-Mihiel, les Bénédictines avaient été mises en relation avec Saint Vincent de Paul. Ce dernier réussit à intéresser à leur sort l'Abbesse de Montmartre, la célèbre Marie de Beauvillier, qui consentit à recevoir deux religieuses lorraines et, mue par on ne sait quelle inspiration, demanda nommément la Mère Mechtilde. Celle-ci partit pour Paris avec une de ses compagnes le 21 Août 1641. Le 30 elle était reçue à bras ouverts par l'illustre réformatrice de Montmartre. Peu après elle se liait d'amitié avec l'historiographe de la Maison, Charlotte Le Sergent, religieuse de la plus haute valeur.

Les documents nous fournissent malheureusement peu de précisions sur ce passage à Montmartre où la Mère semble avoir connu de grandes peines intérieures. Cependant, il est intéressant de noter que Marie de Beauvillier avait été la dirigée du Capucin Benoit de Canfeld, et que très tôt elle avait lu sa Règle de Perfection. Elle avait même composé sous son influence un bref Exercice, qui en est directement inspiré, et qui fut imprimé en 1631: la Mère Mechtilde a pu le lire.Ce qu'elle rencontrait donc à Montmartre, c'était cette tradition spirituelle toute imprégnée de mysticisme rhéno-flamand à laquelle on a pu donner le nom d'École abstraite. Dans quelle mesure a-t-elle été marquée par cette mystique des essences Il est malaisé de le dire, mais elle en a certainement gardé quelque chose. Cependant d'autres rencontres, plus décisives encore, devaient faire évoluer sa spiritualité.

Quelle que fût la cordialité qui l'entourait à Montmartre, la Mère Mechtilde désirait reconstituer une communauté autonome. Diverses propositions en ce sens lui furent faites, qui l'attirèrent en Normandie. Avec deux de ses anciennes compagnes, elle quitta donc Paris le 7 Août 1642, séjourna dans quelques abbayes bénédictines de Caen et des alentours, puis tenta de s'établir dans une masure à Bretteville. Leur dénuement était si grand qu'elles n'y purent tenir. Heureusement, un gentilhomme de la région nommé M. de Torp vint à leur secours et les établit assez convenablement dans une maison qu'il possédait à Barbery.

A l'abbaye cistercienne de Barbery, elle trouva comme Abbé Dom Louis Quinet, religieux jeune encore et de grande piété, profondément imprégné des idées de l'Ecole abstraite. Vers 1630, il avait joué en ce sens un rôle important dans les incidents qui avaient agité l'Abbaye de Maubuisson, réformée jadis par la Mère Angélique Arnauld et demeurée étroitement liée à Port-Royal, d'où venait d' ailleurs l'Abbesse, Marie des Anges Suireau. Contre les vues trop strictement ascétiques de cette dernière, Dom Louis s'était fait le champion d'une spiritualité à caractère mysticisant.

Par Dom Louis Quinet et par M. de Torp, la Mère Mechtilde fut mise en relations avec le milieu spirituel de Caen, groupé autour de Jean de Bernières-Louvigny, Trésorier général de France, et du Baron Gaston de Renty. En Bernières, la Mère rencontrait l'une des personnalités religieuses les plus intéressantes du XVII° siècle. Très pieux, considéré par tout son entourage comme un saint pourvu de dons surnaturels très élevés, Bernières jouait le rôle d'un véritable directeur laïc et son influence atteignait un milieu fort étendu. Il ne publia rien de son vivant, mais, de ses lettres et de ses notes on tira après sa mort diverses publications d'une fidélité malheureusement assez suspecte. Leur étude est cependant indispensable pour bien comprendre la pensée de la Mère Mechtilde, qui du reste utilisa ultérieurement ces ouvrages.

A l'influence des Rhéno-Flamands, de Canfeld et de Sainte Catherine de Gènes, Bernières joint le courant bérullien sous la forme assez particulière qu'il a prise à travers Condren. Sa spiritualité est centrée essentiellement sur l'anéantissement, et il ne

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craint pas de reprendre sur ce point les formules les plus abruptes de Canfeld ou de Condren. Mais ce qui lui est plus particulier c’est l'emploi constant qu'il fait du mot "abjection" pour exprimer le néant de la condition humaine. Sa piété est à la fois théocentrique et christocentrique, mais l'Homme-Dieu lui apparaît d'abord comme le modèle même de l'anéantissement, et il aime à insister sur les états abjects auxquels Jésus s'est abaissé par amour pour nous. C'est à eux d'abord que nous devons adhérer par les souffrances et les croix, qui nous conduiront à ce que Bernières nomme la vie surhumaine. Mais nous ne pouvons y parvenir que par total abandon à Dieu dans l'indifférence et dans le pur amour, et à cet égard les formules de Bernières annoncent celles de Fénelon1338.

Il y a là bien des idées qui feront leur chemin à travers la pensée de la Mère Mechtilde. Entrée en relations avec Bernières vers la fin de 1642, elle demeura en correspondance suivie avec lui jusqu'à la mort de ce dernier, en 1659. Il ne subsiste que peu de leurs lettres, mais il est possible que, parmi les ouvrages posthumes de Bernières, quelques fragments aient eu la Mère Mechtilde pour destinataire1339.

Cependant, les amis parisiens de la Mère cherchaient à la ramener auprès d'eux. Dans cette intention, ils lui offrirent, au début de 1643, un établissement vaste et confortable à Saint-Maur des Fossés. Songeant toujours à réunir la communauté de Rambervillers, la Mère accepta et s'y installa en Août suivant. Peu après, pour se procurer des ressources, elle ouvrit un pensionnat qui bien-

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tôt se peupla d'élèves de la meilleure société. Dans l'ensemble, la fondation de Saint-Maur fut un succès et la Mère Mechtilde y connut une période de relative tranquillité. D'aristocratiques amitiés l'entouraient et la Reine Anne d'Autriche elle-même s'intéressait à elle.

En Juin 1643, elle avait fait la connaissance d'un religieux du tiers-ordre régulier franciscain, le Père Chrysostome de Saint-Lô, ami et conseiller de Bernières : il fut son directeur jusqu'au jour où il mourut, le 26 Mars 1646. Il la conduisit par des voies austères, mais dans le même sens que Bernières, qui fut d'ailleurs son principal conseiller après la disparition du religieux. Pour le Père Chrysostome, la Mère Mechtilde rédigea un mémoire autobiographique du plus haut intérêt, qui montre bien surtout par quelles nuits douloureuses passait alors sa vie intérieure, et qui en met en évidence le caractère profondément mystique. En Août 1646, elle devint supérieure de la communauté, dont elle avait jusqu'ici laissé la direction à une religieuse plus ancienne. Pourtant, elle n'avait point encore trouvé sa voie définitive.

Dès ce moment elle était l'objet de pressantes sollicitations pour qu'elle acceptît de venir comme prieure au monastère du Bon-Secours de Caen, qui avait un urgent besoin sinon de réforme, au moins d'une énergique régénération spirituelle. Après de longues hésitations, elle accepta sans enthousiasme, sur le conseil de Bernières, et arriva à Caen le 28 Juin 1647. Comme il était prévisible, elle se heurta d'abord à l'hostilité d'un certain nombre de religieuses, qu'elle finit cependant

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par gagner. Assez rapidement, le Bon-Secours devint un véritable foyer de vie spirituelle.

Dans l'intervalle, quelques religieuses avaient pu se réunir à Rambervillers, où elles vivaient en des conditions fort précaires. De leur côté, elles cherchaient aussi à ramener parmi elles la Mère Mechtilde. Dans cette intention, elles l'élirent prieure au début de 1650, et la Mère y arriva le 22 Août pour prendre possession de sa charge. Malheu-reusement, en même temps que les troubles de la Fronde dévastaient la France, la guerre se ralluma en Lorraine, y ramenant la misère. La Mère dut disperser une grande partie de sa communauté, et, le ler Mars 1651, elle repartait pour Paris avec quatre religieuses. Elle y rejoignit sa communauté de Saint-Maur, que la guerre civile avait contraintes à y chercher asile. Les Soeurs y vécurent quelque temps dans le plus complet dénuement, à tel point que la Mère Mechtilde y tomba gravement malade.

Elle commençait à se rétablir lorsqu'elle rencontra,vers la fin d'Août 1651, Marie de la Guesle, épouse de René de Vienne, Comte de Châteauvieux, La comtesse était pieuse et charitable : entre elle et la Mère naquit une amitié profonde, qui ne devait jamais se démentir. Bien que la Mère se défendit de jouer au directeur spirituel, elle fut contrainte par les circonstances de prodiguer à sa noble amie nombre de conseils ou d'exhortations spirituelles, qui formèrent peu à peu une abondante correspondance. Progressivement, elle fit de cette mondaine bien disposée une âme d'une intense vie intérieure. Comprenant la valeur des écrits de la Mère Mechtilde, la comtesse conserva soigneusement ceux qui lui étaient adressés. Plus tard, à une date difficile à préciser, elle les classa par sujets et en fit copier l'essentiel dans un recueil qu' elle appelait son Bréviaire. Ce recueil fut lui-même ultérieurement multiplié par de nombreuses copies, en général assez fidèles, quoiqu'elles suppriment le plus souvent ce que le texte comporte de trop personnel. Les textes ici présentés aujourd'hui au public sont extraits de ce bréviaire, auquel les circonstances de sa composition confèrent un intérêt tout particulier et une relative unité.

Mme de Chateauvieux prit donc une place centrale dans le groupe des amies dévouées qui entouraient la Mère Mechtilde: toutes, naturellement, cherchaient un moyen de retenir définitivement la Mère à Paris. Or, dans la milieu des catholiques fervents, une dévotion avait, à cette époque, pris une place prépondérante: la dévotion au Saint-Sacrement. Les causes en sont multiples, mais le fait que la foi en la présence réelle fût un des points qui opposait le plus nettement catholiques et calvinistes y avait joué un rôle considérable. Dans le même esprit, cette dévotion se teintait d'une nuance toute particulière de réparation pour les sacrilèges commis contre l'Eucharistie par les calvinistes et aussi par les sorciers qui en abusaient dans leurs opérations magiques.

L'histoire précise de ce mouvement eucharistique au cours de la première moitié du XVII° siècle est encore à faire mais les manifestations en sont nombreuses à travers toute la France, provoquées peut-être, dans une certaine mesure, à partir de 1631, par la célèbre compagnie du Saint-Sacrement. En 1646,1a vieille abbaye cistercienne de Port - Royal

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transférée à Paris, avait repris la fondation éphémère tentée par Mgr. Zamet et s'était vouée à l'adoration perpétuelle, montrant que la piété eucharistique pouvait parfaitement s'insérer dans le cadre d'une ancienne règle monastique. Mais, depuis 1649 surtout, Port-Poyal avait été enveloppé dans le conflit janséniste et se trouvait de ce chef dans une situation assez fausse.

La Mère Mechtilde était animée elle-même d'une ardente dévotion envers l'Eucharistie: elle était donc d'avance favorable au projet qui se fit jour dans son entourage, vers la fin de 1651, de fonder une congrégation de Bénédictines vouées elles aussi à l'adoration perpétuelle. L'entreprise se heurta d'abord à de grandes difficultés. Ce fut Mme de Châteauvieux qui arracha au président Mollé,après de multiples démarches, les autorisations nécessaires, et le contrat fut signé le 14 Août 1652 D'autres oppositions non moins vives vinrent des Bénédictins. Elles ne furent surmontées que péniblement, et grâce à l'inlassable dévouement de la comtesse. Heureusement la reine elle-même qui avait fait un voeu en ce sens pour la cessation de la Fronde, s'intéressa à la fondation. Enfin, peu à peu, les obstacles tombèrent.La Mère et ses filles purent quitter le logement assez misérable qui les abritait, rue du Bac, et en occuper un autre rue Férou, grâce à la libéralité d'une autre amie de la Mère Mechtilde, Mme de Rochefort, avec qui elle devait échanger également une abondante correspondance spirituelle, dont une partie a été récemment publiée.

L'installation officielle avait eu lieu le 25 Mars 1653, rue du Bac. Le 12 Mars

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1654, après le tranfert rue Férou, eut lieu une cérémonie solennelle. Au salut du Saint-Sacrement, où joua la musique du roi, Anne d' Autriche elle-même prononça l'amende honorable, la corde au cou, devant un poteau surmonté d'une torche allumée. Il y a là, évidemment, un cérémonial aujourd'hui un peu désuet, marqué par le goût et les moeurs de l'époque. Pourtant la nouvelle communauté n'en commençait pas moins l'adoration réparatrice dans un esprit qui était bien celui de la spiritualité française la plus classique : les nombreux textes laissés par la Mère Mechtilde le prouvent surabondamment.

Désormais,elle allait jusqu'à la fin assumer les charges du supériorat, mais elle ne voulut jamais d'autre titre que celui de prieure. Le 22 Août 1654,par un acte solennel, elle établissait la Vierge Marie Abbesse perpétuelle de la nouvelle congrégation. Sa vie était fixée, mais les difficultés ne lui furent pas épargnées pour autant, sans malgré tout la jeter dans les aventures dramatiques qu'elle avait connues jadis. Former ses religieuses, consolider, défendre et étendre sa fondation, tel devait être désormais l'essentiel de sa tâche.

La formation de ses filles fut pour elle un constant souci. Elle y travailla par ses exemples et son influence, par ses paroles et par ses écrits. Elle ne chercha pas à composer un ouvrage suivi, mais des notes communiquées au jour le jour à la communauté furent ultérieurement réunies et mises en ordre, peut-être par une autre main que la sienne. La Mère se décida finalement, en 1682, sur le conseil de son entourage, à les laisser publier sous le

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voile de l'anonymat. Elles formèrent le Véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Très Saint Sacrement, ouvrage à certains égards un peu disparate, mais où s'exprime bien la manière dont la Mère envisageait son Institut. Les premières pages, en particulier, mettent bien en évidence un des aspects les plus frappants de sa spiritualité : son insistance sur l'état de victime où doivent entrer les âmes qui se dévouent à l'Eucharistie.Les formules qu'elle emploie sur ce point rappellent singulièrement celles de Condren " Elles sont victimes de Jésus fait Sacrement pour, en s'immolant elles-mêmes, rendre un hommage infini, si cela était possible à l'être sacramentel de Jésus qu'il détruit tous les jours dans nos poitrines à la gloire de son Père."

On pourrait remarquer également un admirable chapitre sur les rapports entre l'Eucharistie et la vie de Jésus dans le sein de Marie, qui est rempli de formules bérulliennes et aussi de souvenirs de M. Olier, avec qui la Mère Mechtilde avait eu sans doute des rapports personnels. Ailleurs, des pages magnifiques sur l'abandon à Dieu évoquent de très près Bernières. Dans l'ensemble, ce petit livre est de la plus haute valeur. Il nous reste également d'autres papiers ou notes de conférences demeurés inédits et qui ne sont pas d'un moindre intérêt. Leur publication ferait de la Mère Mechtilde un des grands auteurs spirituels de notre XVII° siècle, digne de figurer aux côtés de Marie de l'Incarnation.1340

Incontestablement elle a le don du style, de la formule heureuse et saisissante. Un certain archaïsme trahit l'époque de sa

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formation : il ne semble pas avoir gêné ses contemporains et il est pour nous aujourd'hui un charme de plus. On ne retrouve pas chez elle la poésie d'un M. Olier ; elle ne cherche pas la métaphore pittoresque. L'aspect très doctrinal de ses écrits la rapproche de Bérulle, de Condren ou de Bernières, mais elle est supérieure aux derniers par la netteté et la vigueur de sa rédaction ; en particulier le rythme précis et l'exact balancement de sa phrase dominent de loin le style assez informe de Bernières. Elle est volontiers prolixe, et, vu le caractère occasionnel de ses écrits, les répétitions sont nombreuses, sans d'ailleurs être fatigantes.

Cependant, jamais elle ne voulut être le directeur spirituel de sa communauté et elle se préoccupa d'assurer à ses religieuses les secours do prêtres de grande valeur. Parmi ceux qui fréquentèrent sa maison, on rencontre quelques noms fort remarquables. L'un de ceux qui y eut l'action la plus profonde fut sans doute le prémontré Dom Epiphane Louys (1614-1682), devenu en 1663 Abbé d'Etival, non loin de Rambervillers. Au cours de nombreux séjours parisiens, il prodigua aux filles de la Mère Mechtilde conseils et exhortations.Le meilleur s'en retrouve dans ses conférences mystiques publiées en 1676, à la demande de la Mère, et dans quelques autres ouvrages destinés également aux adoratrices, dont l'un des plus intéressants est sans contredit La nature immolée par la grâce ou pratique de la mort mystique (1674).

Dom Epiphane Louys est un défenseur décidé de l'oraison de simple regard,et il réagit sur ce point contre l'intellectualisme

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qui envahissait alors la piété. Il faut en rapprocher un autre prémontré, son disciple, ami et éditeur, Dom Michel la Ronde.C'est également sans doute pour les Bénédictines du Saint-Sacrement que ce dernier écrivit sa Pratique de l'oraison de foi (1684),plus tard vivement critiquée par Bossuet comme trop mystique.

La Mère rencontrait un esprit analogue dans l'un des jésuites, assez peu nombreux d'ailleurs, qui fréquentaient son monastère, le P. François Guilloré (1615-1684). Assez proche du P. Surin, inspiré par l'aveugle de Marseille, Malaval, qu'il vénérait profondément, Guilloré se fit l'apôtre d'un mysticisme qui lui valut les vives attaques de Nicole. Ce fut lui qui eut l'honneur d'approuver le Véritable Esprit de la Mère Mechtilde. Cette dernière fut également en relations avec Dom Claude Martin, bénédictin de Saint-Germain des Prés fils et biographe de la vénérable Marie de l' Incarnation ; elle fit même publier à l'usage de ses religieuses, sous le titre d'Exercices Spirituels (1686), sa Pratique de la règle de Saint Benoit. Il est également probable qu'elle dut demander des services du même ordre au bouillant et pittoresque archidiacre d'Evreux, Henri-Marie Boudon, disciple de Bernières. Des recherches plus approfondies permettraient sans doute d'ajouter d'autres noms à cette liste.

Dans le même ordre d'idées, il faudrait également étudier à travers ses écrits la lecture dont elle use pour elle-même ou qu'elle conseille à ses filles.Certes, ellepratiquait les grands auteurs de l'école bérullienne et les ouvrages de Bernières, mais elle n'ignorait

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ni Saint François de Sales, ni Sainte Thérèee, ni Saint Jean de la Croix.

Comme il est normal à toutes les oeuvres voulues par Dieu, la fondation de la Mère Mechtilde se heurta à d'innombrables difficultés, et, bien qu'elle s'abandonnât entièrement à la Providence sur ce point, elle dut à plusieurs reprises se défendre. Ie détail des persécutions qu'elle eut à subir ne nous est pas entièrement connu, mais il est certain qu'elle fut victime de graves suspicions, allant parfois jusqu'à la calomnie. Elle se heurta, semble-t-il, à l'hostilité du groupe janséniste, qui avait espéré un temps l'attirer à lui. Au début de 1659, les cordeliers, à leur tour, contestèrent la légitimité de son passage dans l'ordre bénédictin, et elle dut entreprendre des démarches à Rome pour en obtenir confirmation. Finalement, elle obtint du pape Alexandre VII un bref très favorable en date du 20 Septembre 1660, confirmé par des lettres patentes royales du 26 Juin 1662.

Cependant, la Mère Mechtilde ne connut jamais vraiment la tranquillité : les humiliations et les souffrances ne lui firent jamais défaut. Même ses dernières années furent assombries par un pénible procès, où elle eut contre elle une de ses propres religieuses. Elle fut également éprouvée par toute une suite de deuils qui lui furent très douloureux. Certains même vinrent l'atteindre en ses affections les plus chères. Telles furent en 1659 la mort de Bernières et, le 8 mars 1674, celle de Mme de Chateauvieux. Devenue veuve en 1662, la pieuse comtesse s'était retirée auprès de son amie vénérée et l'avait assistée en toutes ses entreprises : elle eut la consola-

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tion de mourir presque subitement entre ses bras, au sortir de la communion. En fait, ayant vécu jusqu'à un âge fort avancé, la Mère Mechtilde eut la douleur de voir partir avant elle à peu près tous ceux qu'elle avait plus aimés.

La Mère considéra toujours que ses souffrances éta:ent normales dans son état de victime dévouée au Saint-Sacrement. Jamais elle ne se laissa abattre par elles, ni entraver dans son action. Pour consolider sa fondation et l'établir sur des bases solides, elle ne recula devant aucun effort. Elle put lui donner le substrat matériel qui lui manquait par l'achat, en Janvier 1658, d'un vaste terrain rue Cassette, où elle fit bâtir le monastère que ses religieuses devaient occuper jusqu'à la Révolution : elles purent s'y installer en Mars 1659.

D'autre part, il lui incombait de donner à son oeuvre un statut légal. Le bref qu'elle avait obtenu en Septembre 166C en contenait déjà un approbation explicite,mais qui ne pouvait suffire. A plusieurs reprises de nouvelles démarcIles furent faites à Rome, pour lesquelles la Mère obtint l'appui de la Peine Marie- Thérèse. Elles mirent cependant de longues années à aboutir. C'est seulement le 10 Décembre 1676 que le pape Innocent XI par la bulle Militantis Ecclesiae, érigea en congrégation autonome les monastères fondés par la Mère Mechtile et tous ceux qui s'y seraient rattachés. Pourvu de trois supérieurs autonomes, la nouvelle congrégation était déclarée exempte de la juridiction des Ordinaires et rattachée directement au Saint-Siège. Enfin, la pratique de l'adoration perpétuelle

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y était explicitement approuvée. Un tel document donnait à la Mère tout ce qu'elle pouvait désirer en domaine.

Depuis longtemps déjà, elle s'était préoccupée de donner aux religieuses adoratrices des constitutions exactement adaptées à leur vocation. Se défiant d'elle-même, elle en avait demandé la rédaction à Dom Ignace Philibert, prieur de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, qui l'avait toujours soutenue. Ce dernier acheva son ouvrage vers la fin de 1666, peu avant sa mort.La Mère elle-même compléta l'oeuvre de Dom Philibert par un cérémonial qui fut partiellement imprimé en 1668. Cependant, les constitutions de Dom Philibert ne semblaient pas répondre entièrement à l'esprit de la fondation et ne satisfaisaient pas les religieuses. Elles demandèrent donc à la Mère Mechtilde d'en donner la version définitive. La Mère y travailla deux ans et remit les nouvelles constitutions à sa communauté le 20 Juin 1675.

Ces constitutions furent mentionnées et approuvées dans la bulle de 1676. Elles furent imprimées en 1677 et ultérieurement, après la mort de la Mère, elles furent approuvées par une bulle extrêmement élogieuse de Clément XI, en 1705. Dans sa rédaction, la Mère insiste particulièrement sur l'état de victime qui doit être celui des religieuses adoratrices. De toutes manières, la Mère avait réussi à donner ainsi à sa fondation une assise solide et durable.

Cette fondation n'avait pas tardé à essaimer, mais chacun de ces monastères nouveaux avait coûté à la Mère Mechtilde bien des fatigues, des souffrances et des humiliations. De 1663 à 1665, c'avait été la fondation de

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Toul, difficile et mouvementée. Puis, en 1676-1678, celle de Rouen; en 1684, un second monastère à Paris; en 1688,celle de Pologne, la plus lointaine, où naturellement la Mère ne put se rendre elle-même; la même année, elle fonda la communauté de Chatillon-Coligny; l'année suivante, celle de Dreux, qui ne put cependant s'installer définitivement qu'en 1695. Dans l' intervalle, elle avait eu la joie, rachetée parfois par bien des peines, d'agréger à son institut trois monastères bénédictins déjà constitués : en 1666, ce fut celui de Rambervillers, qui lui était particulièrement cher, puis, en 1668, celui de Notre-Dame de la Consolation à Nancy, enfin, en 1685,celui du Bon-Secours de Caen. Ainsi, au décès de la fondatrice, sa congrégation comptait dix maisons, et le nombre devait s'en accroître considérablement par la suite; montrant combien était vive l'impulsion donnée au départ.

Chacun de ces monastères fut un foyer de vie spirituelle qui étendit l'influence de la Mère Mechtilde. Cette influence fut très considérable, et elle mériterait d'être étudiée pour elle-même. Certes, la Mère aimait et comprenait les petites gens, mais ce sont, comme il est normal, les noms de ses relations les plus aristocratiques qui nous ont été conservés : outre ceux que nous avons notés déjà il faudrait mentionner celui de la duchesse d'Orléans, femme de Gaston d'Orléans et belle-soeur de Louis XIII : elle échangea avec elle une abondante correspondance et une centaine de lettres que lui adressa la Mère nous est parvenue. Sur le clergé et sur le monde pieux, son emprise ne fut pas moindre. A ceux nommés plus haut, il faudrait ajouter en particulier Saint Jean-Eudes, qu'elle connut à Caen et qui

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demeura en relations avec elle. C'est sans doute sous son influence qu'elle fit célébrer dès 1668, parmi les offices propres de sa congrégation, la fête du Coeur de Marie. Par l'intermédiaire du P. Eudes, elle connut Marie des Vallées, la mystique de Coutances,pour laquelle elle semble avoir eu grande estime.

Vers la fin de sa vie, elle connut Mme Guyon et Fénelon, qui après sa mort écrivit sur elle une lettre admirable. En revanche, Bossuet, peu favorable au mysticisme, semble avoir eu pour elle moins de sympathie. Il est évident que, dans une certaine mesure, la spiritualité doucement mystique de la Mère Mechtilde fut rendue quelque peu inactuelle par le moralisme et l'intellectualisme qui envahirent la piété chrétienne après 1680.

En dépit d'une santé fragile, elle bénéficia d'une longévité peu commune; mais ses dernières années furent particulièrement douloureuses, comme si elle allait vers la consommation de son holocauste. Ces souffrances de la Mère Mechtilde offrent un caractère assez particulier. A de certaines périodes, par exemple vers 1643, à Saint-Maur, il s'agit nettement de purifications passives. Mais elle dépassa assez vite ce stade et parvint relativement tôt aux plus hauts sommets de la vie unitive. Malheureusement, elle n'aimait guère à se raconter,et les rares confidences qui lui furent arrachées par les circonstances ne nous renseignent que d'une manière bien imparfaite sur l'intense richesse de son monde intérieur. Pourtant, il est certain que les états les plus élevés furent pour elle, en général, douloureux: c'est au Christ souffrant et mourant qu'elle fut continuellement unie, et jusqu'à la fin. De telles souffrances, en une âme de cette quali-

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té, revêtent sans aucun doute une valeur d'expiation. La Mère le comprit, mais sans jamais se poser à cet égard de problèmes métaphysiques ou théologiques. A ses yeux, le lien qui unit souffrance et rédemption est évident, mais elle ne cherche nullement à en préciser la nature : pour elle, la passion du Christ répond d'avance à toutes les interrogations sur ce point.

Dans une certaine mesure, elle est influencée par le juridisme de son époque et elle en emprunte le vocabulaire : l’homme est un coupable, un criminel justement condamné au dernier supplice, et les victimes expiatrices sont offertes à la colère d'un Dieu justement irrité, par une sorte de substitution. C' est dans ce même esprit qu'elle entoure l'adoration réparatrice de tout un appareil extérieur caractéristique : corde au cou, torche et poteau. Mais jamais elle n'a vu là une réalité ultime : toujours elle a su découvrir au-delà ce qui est la raison profonde de l' immense histoire du monde, l'amour. De toute son âme, elle a accepté paisiblement sa vocation de victime parce qu'elle aimait, et ses dernières années,si douloureuses, furent remplies d'une intense sérénité.

Dès les premiers mois de 1698, son état déclina sensiblement. Elle s'affaiblissait, mais se traînait encore aux exercices de communauté. Pendant la Semaine Sainte, elle assista à tous les offices, mais elle sentait venir sa fin et l'annonçait à son entourage. Le jeudi de pâques au matin, la fièvre la prit, accompagné de vomissements,et on dut lui donner les derniers sacrements. Après trois jours d'agonie, elle s'éteignit paisiblement le di-

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manche de Quasimodo, 6 Avril 1698. Un masque mortuaire en cire; qui nous a été conservé, nous permet de retrouver l'admirable noblesse de ses traits sur son lit de mort.

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Les pages qui suivent ne constituent pas la totalité du Bréviaire de Mme de Châteauvieux, où, du reste, les redites sont assez nombreuses; le volume contient même quelques textes qui ne sont pas de la Mère Mechtilde. La comparaison des divers manuscrits a permis de reconstituer autant qu'il est possible la rédaction originale; l'orthographe et la ponctuation ont été modernisés. Le Bréviaire présente déjà un certain ordre dans le regroupement des fragments : il a été ici amélioré et complété, et l'on n'a gardé que les morceaux les plus caractéristiques sur chaque sujet. Tel quel, ce volume offre une excellente synthèse de la pensée de la Mère Mechtilde à sa pleine maturité.

Ce que nous venons de dire permet de prévoir sans peine quels seront les thèmes principaux et quelles influences on y pourra déceler. On comprendra mieux également la valeur qu'il faut accorder aux termes et aux formules qui portent la marque de l'époque, par exemple en ce qui concerne l' anéantissement, le sacrifice, l'expiation. Cependant, fidèle en cela à l'Ecole française de spiritualité dont elle est sans contredit l'un des grands représentants, la Mère Mechtilde fonde sa doctrine sur le thème paulinien de l'incorporation au Christ et du Corps mystique, ce qui rejoint exactement nos préoccupations actuelles en ce domaine. On est frappé également de la richesse de sa doctrine eucharistique,

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où elle sait établir un juste équilibre entre le sacrifice et la présence réelle. Enfin, certaines pages sur le pur amour et sur l'abandon à Dieu comptent assurément parmi les plus belles que la littérature chrétienne nous ai léguées sur ces sujets. Tout ceci est dit avec un relief et une densité extraordinaires, sans nulle concession à la sentimentalité pieuse.

Puisse cette publication faire mieux connaître la vénérable Mère et révéler en elle à la fois une me exceptionnelle, une personnalité hors de pair et l'un de nos grands écrivains spirituels !

Louis Cognet

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Ces textes ont été établis d'après le manuscrit D 10 (XVII°s.) provenant de la rue Cassette, conservé à Dumfries.

Plusieurs autres manuscrits de la même époque ont été consultés :

D 12, provenant de la rue Cassette, conservé à Dumfries

N 257, N 260, N 264, N 265, N 266, N 268, provenant de Toul, conservés à Bayeux

Mg 2, conservé à Mas-Grenier

Cr C, conservé à Craon

( D 12, N 257, N 264 et Cr C sont de l'écriture de Mère Monique des Anges, de Beauvais)

Le manuscrit T 12 (copie XIX° s. d'un manuscrit plus ancien coté 251 que nous n'avons pu retrouver) conservé

à Tourcoing,a été également consulté.

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En tête de chaque pièce a été indiqué le N° du texte dont ce passage a été extrait

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LE BAPTEME ET LA GRÂCE CHRETIENNE

"Le baptême nous conforme à la mort et à la vie nouvelle de Jésus"


[pièce] 1947 Le baptême nous oblige à une haute perfection , qui est celle du Christianisme , tant parce qu'il nous conforme à la mort , et à la vie nouvelle de Jésus, et qu'il imprime dans nos limes son caractère et sa ressemblance en laquelle consiste toute notre grâce et perfection, que parce qu'il est l'entrée à la loi de la grâce, qui est une loi d'amour et de perfection, à la différence de la loi ancienne , qui était de crainte et de servitude. Car la loi a été donnée par Moise, et la grâce et la vérité ont été faites par Jésus Christ (Jo I, 17).

Enfin le baptême est une naissance spirituelle qui nous fait être les enfants de Dieu. Et comme c'est aux enfants à imiter leur père, nous sommes conviés par le Fils de Dieu d'être parfaits ainsi que notre Père céleste est parfait. Et voilà notre première obligation,qui est gravée si avant en nous avec le caractère, qu'elle ne se pourra jamais effacer.

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Le baptême oblige précisément à la perfection. Mais les autres états de l'Eglise, comme celui des Religieux, obligent plutôt aux moyens de la perfection qu'à la perfection même , car ils obligent à l'observance des voeux qui nous y frayent le chemin et nous donnent fa-

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cilité pour y parvenir; mais ils supposent l'obligation que nous y avons.

De plus, les Religieux se donnent à Dieu de leur volonté, mais par le baptême Dieu nous choisit de son autorité. Les premiers se font par leur profession, qui dépend de la liberté humaine; et les autres, par la régénération spirituelle, laquelle est indépendante de nous. Donc,votre première grâce, à laquelle vous devez fidélité, est celle du Christianisme, grâce de la loi évangélique et de Jésus Christ Notre Seigneur, qui est d'un état et d'un ordre relevé sur la grâce originelle d’Adam et sur celle des Anges, comme étant proportionnée à celui qui en est l'auteur et le sujet. Grâce que nous avons reçue au baptême, et qui nous oblige à la perfection de l'Evangile, et nous lie au Fils de Dieu par le caractère d'une servitude perpétuelle.

Et c'est le premier dessein que vous devez avoir, de ressusciter cette grâce, laquelle est en nous, mais souvent comme morte et sans action de vie, de la renouveler étant envieillie, et de la réveiller étant assoupie; d'allumer ce feu que Notre Seigneur est venu apporter en terre, qui s'éteint en nos coeurs, et de rappeler l'esprit primitif des premiers chrétiens de l'Eglise naissante, qui souvent demeure en nous comme captif et sans effet; de l'appliquer, de le mettre en usage, et de l'accroître et de le perfectionner; d'entrer en … la sainteté de l'Evangile de Jésus Christ, et de renouveler vers lui notre première servitude.

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1653 Dans le baptême vous regardez Jésus Christ non seulement comme votre Maitre, mais comme votre chef que vous devez suivre et imiter. Or, si Jésus Christ est votre chef, il faut nécessairement que vous soyez son membre et qu'il fasse en vous ce que la tête fait au corps humain.

Le chef influe vie au corps; et toute notre capacité de pensée, d'entendement et de volonté réside en notre chef. Or si vous ôtez le chef, vous ôtez la vie. De même si Jésus se retire de votre âme, elle perd sa vie de grâce; car Jésus Christ comme son chef influe vie et vertu en elle, et sans lui elle n'a aucune capacité. Elle relève de sa puissance comme les membres de votre corps relèvent de votre chef. De sorte que si votre main agit, c'est par l'ordre de votre esprit, c'est par le commandement du chef. De même si votre âme agit ce doit être que par obéissance à Jésus qui est son chef.

Elle le doit suivre, c'est-à-dire elle ne doit avoir point d'autre disposition que celle qu'il lui donne et y être tellement assujettie qu'elle ne se détourne jamais de son bon plaisir, et que jamais elle n'agisse par son propre esprit. Elle le doit suivre partout, à la croix et à la mort, comme lui étant très parfaitement soumise en toutes ses conduites et dispositions. Elle le doit imiter en sa patience, en sa charité, en son humilité, en ses souffrances, en sa fidélité, en son amour, en sa fermeté, en son innocence, en sa simplicité, en sa persévérance, bref en sa consommation.


Voilà le premier pas que vous faites pour entrer dans l'esprit et la grâce de votre baptême.


[pièce] 1946 Le baptême est un mystère plein de vérité dans lequel il se fait une consécration certaine des âmes à Dieu, qui se les dévoue par l'onction intérieure de la grâce et la présence de son Esprit. Et pour l'effet de ce mystère l'âme n'a rien qu'une puissance passive, laquelle ne contribue point à l'opération mais la reçoit comme l'établissement d'un nouvel être et la préparation à une nouvelle vie, ce qui fait que saint Paul nomme le baptême une rénovation intérieure, et Jésus Christ, en saint Jean, une naissance pure et spirituelle, que Dieu opère solitairement dans les personnes cu'il a destinées pour être ses enfants et les cohéritiers de son Fils unique.

Nous demeurons obligés par le baptême d'être à Dieu et de vivre pour Dieu, suivant les mouvements de la grâce qu'il nous a donnée, et qui ne manque pas, à l'ouverture de la raison , de solliciter notre coeur d'aller à lui. Et si pour lors la grâce est victorieuse de la convoitise et qu'elle ait son effet, qui est de nous unir à Dieu volontairement - auquel nous n'étions unis que passivement - ce que Dieu sans nous avait opéré en nous, nous l'opérons en lui et avec lui; ratifiant les promesses que la sainte Eglise avait faites en notre nom, protestant que nous voulons être à Dieu, vivre en Dieu et mourir pour Dieu, et nous consacrant et dévouant nous-mêmes à son service, par les mouvements de cette charité précieuse qui désunit l'âme de tout ce qui n'est point Dieu , et l'unit à Dieu par état.


996 Le baptême est une consécration de nos âmes faite par Jésus Christ à la Très Sainte Trinité. Et pour vivre selon votre obligation chrétienne, vous devez vivre selon la dignité que vous avez reçue au baptême. Or, de toute éternité Dieu vous a regardée et choisie pour être consacrée à lui par le baptême. Et dans le temps de votre naissance sur la terre, Jésus Christ en a fait la consécration. Vous savez ce que ce mot signifie, je ne l'explique point; mais seulement je vous dirai que votre âme et tout votre être étant référés à Dieu par votre baptême, vous n'êtes plus à vous et vous ne pouvez plus vivre pour vous. Votre âme est un temple dédié aux trois divines Personnes, et Jésus Christ en fait la dédicace et l'oint de l'onction sacrée de sa grâce au baptême.

Or comme les temples matériels ne servent plus à aucun usage profane, ains aux sacrifices et oblations saintes que l'on offre journellement à la Très Sainte Trinité, de même votre âme ne doit plus être profanée d'aucun petit péché, ni être souillée des créatures. Vous devez regarder votre âme comme un temple consacré; et en cette vue, la conserver pure et nette, puisqu'elle doit être le sacré reposoir de la divinité.

Elle est obligée de se séparer de tous les usages profanes qu'elle pourrait faire de ses facultés. Elle doit se contenir dans un recueillement continuel et dans une attention très respectueuse de la grandeur qu'elle contient en soi. Oh, si tous les chrétiens concevaient bien leur haute dignité, pourraient-ils jamais se ravaler à des impertinences, et des abominations, si je l'ose ainsi dire, que nous voyons tous les jours! O profanation épouvantable des temples vivants de la Très Sainte Trinité! Aucun respect de la divinité présente ne retient ces malheureux!

Quelle obligation avez-vous à la bonté de Dieu qui vous donne des sentiments contraires, et qui vous fait la très grande miséricorde de vous retirer de vos égarements pour vous appliquer à la dignité de votre âme, et à lui conserver autant qu'il vous sera possible la pureté qu'elle a reçue par le baptême ou tâcher de la recouvrer si par malheur vous l'avez perdue!

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Tenez donc votre âme comme une chose non seulement sacrée, mais consacrée: c'est-à-dire qui n'est plus à soi, qui est dédiée. Et tous les usages que vous faites de vous-même qui ne sont pas référés à Dieu, ce sont des usages profanes; vous déshonorez la divinité en vous, et profanez son saint temple. Concevez bien cette vérité, et désormais ne souffrez plus que votre âme ni ses facultés soient employées à l'usage des créatures, de vos sens, ni de votre amour-propre. Il faut que Dieu seul règne dans son temple et que, si vous servez les créatures, ce soit pour son pur amour. Que le temple de votre âme reçoive les continuels sacrifices, les immolations, les victimes présentées à Dieu en odeur de suavité.

Voilà à quoi votre âme doit servir, et non à une retraite de brigands, comme dit Notre Seigneur dans l'Evangile, ni un lieu de trafic, ni admettre rien indigne de sa grandeur, de crainte d'obliger sa Majesté de prendre encore les fouets pour les chasser, et vous priver, pour le peu de respect que vous lui portez, de sa sainte présence.

Il faut que vous conceviez encore les intentions de Jésus dans votre baptême. Ce que je viens de vous dire en contient une partie, car vous voyez que son dessein a été de vous référer toute à la gloire de son Père, de vous adopter pour son enfant, de vous associer avec Jésus Christ pour partager l'héritage éternel. Bref, de vous unir tellement à lui que votre vie ne soit qu'une suite de sa vie.

Voilà les desseins de Jésus dans votre baptême, et vous êtes obligée d'y entrer par amour et soumission et de n'en jamais sortir.

Si un enfant dans son baptême était capable de concevoir ce que Jésus fait en lui, comme il le consacre et comme il le dédie à la gloire de la Très Sainte Trinité, et que cet enfant s'unît aux intentions de Jésus Christ dans le baptême et qu'il consentit à tous ses desseins sans s'en détourner par le péché, il n'aurait pas besoin de renouveler ses intentions. Car le renouvellement n'est que pour suppléer à tant de ruptures d'intention, d'égarements dans les créatures et de retours vers nous-mêmes.

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Il est vrai que nous sommes très misérables par Adam notre premier père, mais nous avons un digne réparateur en Jésus Christ. Le baptême nous remet en grâce et nous fait enfants de Dieu, et frères de Jésus Christ selon l'Ecriture. Ce que nous avons à faire, c'est de bien concevoir notre obligation chrétienne et nous lier à la perfection d'icelle.

Il n' est pas besoin de tant d'intelligence pour être sainte, mais il faut une vraie foi et beaucoup d'amour. Nous voyons peu de 9 savants qui soient bien spirituels. Saint Paul ne voulait rien savoir que Jésus Christ et icelui crucifié. Vous savez assez vos obligations et la dignité de votre condition chrétienne, i1 faut vivre conformément à cette connaissance, et vous étudier à une grande fidélité et pureté de vie, car la grâce que vous avez reçue au baptême vous oblige à cela. Vivez comme Jésus Christ, car par le baptême vous êtes revêtue de lui.

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Ne pensez pas qu'à force de raisonner dans votre esprit vous puissiez bien concevoir Jésus Christ: il ne s'apprend point de la sorte. Une profonde humilité de coeur et une grande soumission d'esprit font plus que la science. La foi est la vraie lumière de 1' âme chrétienne. C'est un flambeau qui vous a été donné au baptême pour vous éclairer toute votre vie, et vous apprendre que la science et la doctrine de Jésus Christ s'apprennent dans les pratiques d'humilité, de simplicité, etc...

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Notre Seigneur dit dans l'Evangile: "Si vous pouvez croire, vous serez sauvés". Il ne dit pas : "Si vous pouvez voir", mais « Si vous pouvez croire", pour nous apprendre que notre voie dans le Christianisme est une voie de foi, et celui qui croit est capable de recevoir la grâce du baptême. Aussi dans les cérémonies du baptême l'on fait dire: "Credo" à nos parrains et marraines, en notre nom. Ils le disent pour nous et nous le disons en eux, car ils sont nos cautions. Et lorsque nous avons l'usage de la raison nous sommes obligés de confirmer et ratifier notre croyance par les actes de foi, à raison que nos parrains et marraines ne sont engagés pour nous que jusqu'à ce temps-là. [page]10

Renouvelons donc notre foi tous les jours pour suppléer à notre insuffisance et nos incapacités en cet état d'enfance. Prions Jésus Christ qu'il répare tous ces temps, et celui que nous consommons tous les jours dans une infinité d'oppositions à notre grâce chrétienne.

La foi est absolument nécessaire pour être chrétienne. Vous n'avez point d'obligation de comprendre la profondeur de nos saints Mystères, ni les grandeurs infinies de Dieu, ni les opérations intimes de Jésus Christ, mais vous êtes obligée de les croire et de vous y soumettre.

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Trois choses sont données dans le baptême en vertu des trois divines Personnes: 1° foi, 2° l'espérance, 3° la charité.

La foi est attribuée au Père, l'espérance au Fils, la charité au Saint Esprit. Avec ces trois dons qui vous sont infus au baptême, vous êtes capable d'entrer dans la plus haute sainteté et perfection. Qui est-ce qui a fait les saints? La foi, l'espérance et la charité.

La foi établit l'âme dans la connaissance de Dieu et de Jésus Christ et de ses saints Mystères, non par des raisonnements humains, mais par une simple croyance aux vérités qui nous sont révélées par l'Ecriture Sainte et par l'Eglise. Nous y soumettons notre jugement sans les vouloir éplucher, et par cette soumission nous les adorons et nous lions à la grâce qu'elles contiennent, notre esprit y étant totalement assujetti.

L'espérance nous fait demeurer fermes 11 dans la foi, et nous donne une pleine confiance en Dieu par Jésus Christ, nous tenant assurées par la vérité de ses saintes paroles. L'espérance nous dégage des choses terriennes et nous fait aspirer aux éternelles que nous attendons, dit saint Paul.

La charité nous unit à Dieu et nous fait être une même chose avec lui. Elle nous fait aimer les choses divines, nous lie à la Croix, nous sépare des créatures et de nous-mêmes, pour nous transformer en Jésus Christ.

Voyez donc si dans le baptême vous n'êtes pas revêtue de la vertu divine et des dons divins, sans l'usage desquels vous ne vous pouvez sauver. Si vous vous plaignez de votre faiblesse à combattre vos ennemis, voilà des armes que Jésus Christ vous donne dans le baptême, qui sont offensives et défensives: vous n'avez qu'à vous en servir. Voyez saint Pal ce qu'il a dit là-dessus.

Donc pour faire usage de la grâce de votre baptême, il faut faire usage de ces trois vertus que l'on nomme théologales à raison qu'elles ont Dieu immédiatement pour objet. Commencez dès ce moment à les bien pratiquer, et vous verrez qu'elles feront en vous de très bons effets.


[pièce] 2477 Ma chère Soeur, Plût à Notre Seigneur Jésus Christ m'avoir donné la grâce et la capacité de vous dire ce que sa lumière me fait connaître sur le saint baptême que vous avez reçu par Jésus Christ. Jamais, jamais vous ne sauriez savoir la dignité ni l'excellence de la grâce où le baptême vous a élevée. Ce n'est point la grâce de notre premier père, ce n'est point la grâce des Anges, ni des Séraphins, mais c'est la grâce très précieuse et toute divine de Jésus Christ.Si la grâce est le Saint Esprit, il faut donc que vous avouiez que le Saint Esprit est tout en vous par Jésus Christ, puisque votre baptême vous remplit toute de sa grâce, vous renouvelle toute en lui. O grâce, ô miséricorde incompréhensibles!

Dans votre baptême vous recevez deux vies en Jésus: sa vie de mort, et sa vie ressuscitée. Saint Paul dit: "Vous êtes morts et votre vie est cachée en Jésus". Vous recevez une vie de mort: c'est-à-dire une crucifixion dans vos sens, dans vos passions, dans vos volontés, dans vos désirs et dans vos inclinations: bref dans tout ce que vous êtes selon Adam. Votre baptême est une expression de la mort de Jésus en croix et de sa résurrection; il faut donc que vous y ayez rapport et union. Il faut mourir continuellement à vous-même et aux créatures: voilà le rapport à la croix. Et il faut que vous marchiez, comme dit saint Paul, "en nouveauté de vie", c 'est-à-dire qu'il faut que votre esprit soit séparé de la terre et de tout ce qui peut vous souiller, votre baptême étant un renouvellement. Aussi Jésus Christ a fait toutes choses nouvelles en vous, il vous donne un être tout nouveau, et une grâce toute nouvelle. Vivez donc d'un coeur et d'un esprit renouvelés, faites un changement de vie.

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Que faut-il faire pour vivre de la vie ressuscitée de Jésus? Il faut vivre d'une vie toute retirée des créatures et des sens; il faut n'avoir plus de prétentions au monde, ni 13 à toutes ses possessions ; il faut renoncer à l’amour et à l'estime des créatures. Bref, il faut avoir un éloignement de tout ce qui nous peut souiller, et n'avoir plus que Dieu dans le fond de nos coeurs.

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307 LA COMTESSE: Dans le renouvellemen de mon voeu de baptême je remarque qu’on se donne à Dieu, et vous me disiez l'autre jour qu'étant à Jésus Christ en tant de manières vous ne pouviez vous y donner derechef.

MERE MECHTILDE: Je crois vous avoir écrit qu'étant à Dieu nous sommes données et sacrifiées à lui par Jésus Christ, comme membres de son Corps mystique et parce que toutes choses apprtiennent à Dieu. Nous sommes donc nécessairement à lui, mais d'une manière ineffable, par le sacrifice de Jésus Christ, tant en la croix que sur l'autel. Car en la croix vous y avez été crucifiée mystiquement. Voyez saint Paul ce qu'il en dit. Et vous êtes morte avec lui. C'est pourquoi vous êtes obligée de vivre d'une vie de mort, toutes dégagée et séparée de la vie de vos sens, car "Votre vie est cachée en Jésus Christ", comme dit l' Apôtre. Donc si votre vie est cachée en Jésus, rien ne doit paraître en vous que Jésus Christ. Vous devez être une vive expression de ses vertus, de ses dispositions et de sa sainteté. Tout ce qui, en vous, est de vous, doit être anéanti afin que Jésus seul y paraisse. En un mot, vous devez mener une vie crucifiée puisque vous l'êtes avec Jésus Christ.

Quant au sacrifice de l’autel, vous savez comme c'est un mémorial de celui de la croix et une continuation de ce très adorable sacrifice. Il y a cela de différent qu'il n'est plus sanglant, mais efficace, et opère des effets puissants sur les âmes qui s'y appliquent et qui demeurent dans la grâce qu'il nous communique.

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Je crois que je vous disais cette nuit passée pourquoi je ne pouvais plus dire: "Mon Dieu, je me donne à vous". Si je suis donnée à Dieu par Jésus Christ, la donation n'est-elle pas parfaite? Suis-je moins obligée d'être à Dieu? Puisque Jésus Christ m'y sacrifie continuellement, je ne m'en puis dédire. Cette donation est-elle pas plus que suffisante? Il faut se laisser sacrifier et y acquiescer amoureusement, continuant par une disposition de soumission et de respect, cette vie ou cet acte de sacrifice.

Et comme vous n'étiez pas sur le Calvaire pour consentir à votre crucifiement, Notre Seigneur veut que vous consentiez à celui de l'autel pour accomplir ce qui manquait à sa Passion, de sorte que, comme son membre, vous êtes offerte au Père avec Jésus Christ et par Jésus Christ, et le prêtre vous tient mystiquement entre ses mains, et vous êtes en l'hostie en cette manière.

O dignité de l’état chrétien d'être faite une même chose avec Jésus Christ, d'être crucifiée avec lui, et d'être tous les jours immolée sur l'autel avec lui! O adorable impuissance où la grâce chrétienne nous met d'être séparées de Jésus, mais qui nous fait une même chose avec lui! Puisque nous faisons partie de son corps, nous sommes donc partie de lui-même. 15

Dans le renouvellement de votre baptême vous ne faites point un acte nouveau de vous donner à Dieu, mais c'est que vous renouvelez la donation et le sacrifice que Jésus Christ a fait à la Très Sainte Trinité. Et c' est ce qu'on désire vous faire concevoir, afin que vous connaissiez que tous vos actes et sacrifices ne sont que des suites de ceux que Jésus Christ a faits pour vous. Donc renouvelez votre baptême pour vous renouveler dans le sacrifice que Notre Seigneur y a fait de vous. Vous ne pouvez faire un sacrifice de vous-même à Dieu plus saintement que celui que Jésus Christ en cs, fait à son Père. Il le faut continuer et ne vous en retirer jamais, mais vivre actuellement dans cet esprit d'hostie, non par votre choix , mais parce que Jésus Christ vous y assujettit par son sacrifice. Et faisant de la sorte vous êtes victime, non de votre volonté, mais de celle de Jésus Christ.

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3146 Ma chère fille, Vous serez demain1341 en l'état que Notre Seigneur aura agréable de vous mettre. Je suis d'avis que vous vous abandonniez très entièrement et sincèrement à sa miséricorde et à la conduite de son divin Esprit, sans faire choix ni élection dans votre esprit d'aucune disposition particulière, sinon celle qui ne vous doit jamais quitter, qui est de vous rendre à Dieu. Confiez-vous en su bonté. Je vous assure qu'il fera son ouvrage et se glorifiera en vous, après qu'il y aura détruit et anéanti tout ce qui s'oppose à la sainteté qu'il y veut établir. S'il vous laisse en cette précieuse action en état de mort, soyez contente qu'il vous prive de la vie que vous avez toujours menée dans vous-même et dans vos sens.

Il faut que la journée de demain soit la journée de votre véritable et réel sacrifice; que vous soyez faite avec Jésus la victime de son Père; que vous vous laissiez lier par les saints voeux et promesses de votre baptême; que vous vous laissiez mener et conduire par l'esprit pur et saint de Jésus dans le sentier de la pure mortification et abnégation de vous-même, dans ce sentier étroit dont l'Evangile nous dit qu'il conduit à la vie.

Il faut vous laisser égorger: e'est-à-dire qu'il faut donner un consentement de mort à tout ce qui est contraire à Dieu en vous, et souffrir que les ressorts de la très sage et adorable Providence, par ses secrets événements, vous fassent mourir à vous-même, à vos appuis, aux secrètes recherches de votre amour-propre. Il faut être consommée par le feu du pur et divin amour de Jésus.

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Faites peu de retours sur vos dispositions propres, mais donnez-vous beaucoup à Jésus pour être revêtue de son Esprit et de ses saintes dispositions. Priez-le très humblement et ardemment qu'il fusse lui-même cette action en vous, qu'il soit votre vertu,votre force et votre grâce, pour la faire comme il la désire; et qu'il vous fasse la miséricorde de prendre un nouvel empire et souveraineté sur vous. Que ce soit dès ce moment que vous vous rendiez toute à lui, avec regret d' c:voir consommé vos années passées avec tant d'ignorance et d'impureté.

La. plus importante disposition que vous devez avoir, et que Dieu ne vous dénie pas, c'est le néant. Retirez-vous dans votre néant en la présence de la Très Sainte Trinité, et dans

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une humiliation profonde dans laquelle vous devez entrer. Abandonnez-vous à ses saintes opérations en votre âme, et croyez qu'elle fera en vous un effet de rénovation, bien que vous ne vous en aperceviez point; et il est bon que vos sens n'y aient point de part, au moins volontairement.

Vivez en esprit de mort puisque vous êtes victime. Gardez-vous bien de chercher la vie dans vos sens et dans vous-même. Il faut être anéantie en soi pour vivre en Jésus. Demeurez en paix et en tranquillité d'esprit. N'oubliez pas le respect que vous devez avoir en sa divine présence, aux mouvements de sa grâce et à ses ordres, et la soumission d'esprit pour vous y assujettir et les accomplir, quoiqu'il vous en coûte.

2404 O ingratitude du coeur humain! O aveuglernent de notre esprit qui, étant si rempli de ses propres intérêts, ne s'en peut séparer pour faire place à ceux de Jésus Christ.

J'avoue que c'est un bonheur que d'être dans l'innocence: mais qui vous peut assurer que vous la possédez? Et si vous 1.a possédez, êtes-vous assurée d'y persévérer? Oh! que le salut d'une âme est incertain quand elle s'appuie sur sa vie ou sur ses dispositions, ou sur je ne sais quelle habitude intérieure qui ne produit ni bien ni mal! Faites comparaison de ces âmes-là au bonheur d'une âme qui tend à Dieu, qui le cherche et qui l'aime. La différence en est quasi infinie. Celle-là qui vit lchement ne reçoit jamais les communications divines, elle ne goûte point Dieu, elle ne le connaît point, elle ne le glorifie point, elle est comme morte, ou pour mieux dire: dans une langueur qui tend à la mort. Et il faut bien peu à ces âmes-là pour les faire tomber dans le péché mortel.

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Laissons les preuves de cette vérité pour l'entrevue ( je serais trop longue), pour vous dire que je suis pressée intérieurement de vous reprendre de votre lâcheté et de votre fainéantise au regard de Dieu. Voyez par votre disposition - du moins par ce que vous m'exprimez dans votre lettre - combien vous êtes remplie de vos intérêts, l'impureté de votre fond à se réfléchir sur vous-même, vous faisant dire que vous ne demandez pas davantage que d'être assurée de votre salut. Oh, que vous êtes infidèle après les promesses que vous avez faites à Jésus Christ, et que vous avez renouvelées avec tant d'ardeur! ...

Où est cette profession que vous avez faite au baptême, de Jésus Christ, de vivre de sa vie et d'être animée de son esprit? Voyez comme vous imitez votre chef, et si vous êtes comme lui revêtue des intérêts de la gloire de son Père. Jamais le Fils de Dieu n' a agi pour lui en tant qu'homme. La gloire de son divin Père était son motif éternel et actuel, en toutes ses dispositions et en toutes ses opérations.Et vous vous contentez dans l'assurance d'être sauvée, voulant laisser le reste sans vous travailler davantage ! Voilà une pensée de tentation qui part de votre fond impur, et d'une crainte secrète de votre orgueil d'être un jour dépouillée de vous-même et revêtue de Jésus Christ. Vous appréhendez de vous perdre et de vous donner en proie à l'esprit et à la grâce de Jésus. 19

"Celui qui aime sa vie le perdra et celui qui la hait en ce monde, il la conservera pour la vie éternelle". C'est Jésus Christ qui vous dit cette vérité, en saint Jean. Voulez-vous être assurée de votre salut? Dépouillez-vous des intérêts mêmes de votre salut et, vous abandonnant dans la conduite de Dieu, marchez dans le dénuement, ne cherchant autre intérêt que de contenter Dieu.

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C'est un grand secret de la vie intérieure de connaitre sa voie et d'y marcher fidèlement. La voie d'un autre n'est point la vôtre, c'est pourquoi ne réglez pas l'ouvrage de votre sanctification: il faut que chacun suive ce que Dieu veut de lui. Concevez bien ce point et vous vivrez plus en repos et serez plus fidèle.

Vous dites pour appuyer votre proposition oue Dieu étant glorieux essentiellement en lui-même, il n'a pas besoin de gloire accidentelle. Il est vrai que, avant la création du monde, Dieu était autant glorieux en lui-même qu'il est présentement. Mais il a plu à sa sagesse créer l'univers et se produire dans les créatures pour manifester sa grandeur et ses divines perfections, et en même temps nous obliger à les adorer. Il prend sa complaisance dans son ouvrage, il s'en glorifie, et il nous assujettit à le glorifier aussi selon qu'il est à notre possible.

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O présomption du coeur humain qui dit: "Pourquoi nous donner tant de peine lorsque nous croyons être en grâce, et que Jésus Christ ayant tout réparé pour nos péchés, il ne nous reste que le repos sans nous tourmenter davantage?"

"Dieu vous a créé sans vous, mais il ne vous sauvera pas sans vous", dit un Père de l'Eglise. Jésus Christ a réparé toute la gloire que le péché avait ôté à son Père et vous a mérité la grâce de coopérerà votre salut. Vous n'avez rien quine coûte son sang, mais il veut que vous trvailliez avec lui à vous anéantir, à vous assujettir et à vous rendre de son parti; vous le devez par mille sortes de droits et d'obligations.


JESUS CHRIST


"C'est JESUS CHRIST même que je voudrais produire dans votre coeur"


674 J'ai bien envie de vous parler de Jésus Christ, de vous faire connaître Jésus Christ, et de vous voir toute remplie d'amour et d'estime de Jésus Christ… Soyons toutes à lui, ne vivons que pour lui, ne respirons que lui, ne pensons qu'à lui, ne désirons que lui.

Je vous avoue que je prends un singulier plaisir de vous parler de Jésus Christ.... Le sacré nom de Jésus Christ est si suave et si doux, qu'il y a des délices de le prononcer. O Jésus Christ, Jésus Christ, Jésus Christ, soyez en nous et nous remplissez toute de vous-même. Une âme qui a Jésus Christ n'a plus besoin d'autre chose. Si vous me demandez qui peut avoir Jésus Christ, je vous dirai que tous les chrétiens l'ont reçu au baptême. Vous l'avez en vous mais il ne se manifeste pas toujours. C'est la foi qui vous le découvre, et quelquefois il se communique si particulièrement à l’âme, qu' elle l'expérimente d'une admirable manière. Jésus Christ est la vie de votre vie, il est l'esprit de votre esprit et l'âme de votre âme. Si Jésus Christ n'était en vous, vous ne seriez rien de ce que vous êtes.

Adorez donc Jésus Christ comme votre vie , votre âme , et votre esprit, c'est-à-dire voyez plus Jésus Christ en vous que vous ne vous 25 voyez vous-même. Nous ne devons plus rien voir que par les yeux de Jésus, rien désirer que par ses désirs, rien aimer que par son amour. Enfin être, comme dit saint Paul, ce digne imitateur de Jésus Christ, toute revêtue de Jésus Christ.

[pièce] 530 Je désire que cette nouvelle année en laquelle vous allez entrer soit une année de mort et de vie: de mort dans vos sens et dans votre propre esprit; de vie dans lu grâce et dans Jésus. Que vous n'ayez plus de vie en vous que pour la perdre et consommer en Dieu, portant en vous les paroles de l'Apôtre: "Vous êtes morts et votre vie est cachée en Jésus Christ dans Dieu".

Oh! quel bonheur de vivre en Dieu.… Quelle grace d'être actuellement en Dieu, vivre de sa vie et être faite une même chose avec lui par l'étroite union dans laquelle il nous attire! Avoir Dieu en soi et être dans Dieu même; se reposer en lui et opérer par lui. En un mot être par grâce et par amour ce qu'il est par nature. Faudra-t-il que le monde, les créatures et vous-même, vous privent d'un si suprême bonheur, voire d'un bien infini, dont l'excellence est incompréhensible?

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"Là où je suis, dit Jésus, mon serviteur y sera aussi". Soyez fidèle servante d'un si bon Maître, n'ayez point de regret de vous abandonner toute à lui. Renouvelez-vous à son service, mais d'une bien autre manière que du passé. Hélas, vous vous êtes souvent donnée à lui, mais votre sacrifice, votre oblation n'était pas entière. Vous étiez trop engagée dans vous-même, dons les créatures et dans vos intérêts. Vous n'étiez pas libre pour offrir à Dieu uniquement la victime; vous la sacrifiiez d'une main, et la retiriez de l'autre. Et quand vous la condapiez à la mort d'une sorte, vous lui donniez vie en une infinité de manières d'une autre. Voilà comme vous vous êtes moquée de Dieu.

Il est vrai que vous étiez du passé dans les ténèbres. Mais à présent que Dieu vous éclaire de sa lumière, serez-vous aussi infidèle que du passé? Aurez-vous toujours vos intérêts devant les yeux, les craintes humaines, et la satisfaction de vos sens et de votre propre esprit? Non, je condamne avec Jésus Christ tout cela à la mort ; il faut nécessairement commencer une nouvelle vie.

Et si vous me demandez de quelle vie vous devez vivre désormais, je vous réponds que ce n'est pas de la vie des bonnes âmes ni des anges, ni même de la vie des saints, mais de la vie pure et sainte de Jésus. Vos années doivent être une suite des années de Jésus, et par conséquent votre vie une suite de sa vie. Il faut, comme vous enseigne saint Paul, accomplir en vous ce qui manque à la Passion de Jésus. Qu'est-ce à dire, sinon que comme membre de son corps vous soyez anéantie, crucifiée, morte et ressuscitée avec lui. Que toutes vos opérations soient donc les opérations de Jésus en vous, que vous les opériez par son esprit, par ses dispositions et pour ses mêmes intentions. Il ne faut plus rien voir en vous que Jésus: que vos pensées soient des pensées de Jésus, vos paroles des paroles de Jésus, vos oeuvres des oeuvres de Jésus, et avec Jésus. Entrez en esprit et par désir dans ses dispositions saintes pour agir comme lui. C'est dans son esprit que vous devez communier… 27

2054 Les désirs que j'ai de voir votre âme toute unie Jésus Christ me font prendre la liberté de vous dire mes petites pensées et vous enseigner derechef, par sa lumière et par son esprit, la nécessité que vous avez de connaître Jésus Christ et de vivre de sa vie. Il y longtemps que je vous souhaite toute à lui, et que je le prie vous y attirer.

Il me semble que je conçois quelque chose, selon ma pauvre capacité, des désirs adorables de Jésus vers les âmes, et les très grandes bénédictions qu'il veut départir à la vôtre si elle se rend fidèle. Oh! que la créature est misérable de refuser tant de miséricorde! … Oh! que c'est un grand secret dans la vie intérieure de bien suivre le trait de la sainte conduite de Jésus Christ! Plût à Dieu que je vous puisse dire ce que j'ai appris sur ce sujet, et de quelle manière nous devons demeurer en Jésus Christ et vivre de lui

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Jésus Christ contient en soi la vraie et unique vie. Car hors de lui il n'y a que mort. O vie sainte et divine quand sera-ce que nous vivrons de t.a vie?… Nonobstant mes impuretés, la grâce chrétienne m'oblige d'y aspirer par une très profonde humilité, et il m'est permis de désirer Jésus Christ comme la vie de ma vie. Vous avez la même obligation, c'est pourquoi unissons-nous ensemble pour le désirer, le chercher et le posséder.

Commençons par une haute estime de Jésus Christ. Je ne prétends point vous exprimer ses grandeurs, je les rabaisserais et les profanerais d'une étrange manière. Il faut nous servir de la foi pour croire avec humble respect ce 28 que nous ne sommes pas capable de comprendre.

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Un des points 1es plus importants dans la vie intérieure, c'est d'estimer Dieu d'une estime digne de lui-même, qu'il soit en notre esprit et en notre coeur par-dessus toutes choses. Cette estime attire l'amour, et l'amour fait la sainte union. Mais quelque grand que soit l'amour, ne sortez jamais du respect, souvenez-vous toujours qu'il est le Tout, et que vous êtes le néant. Et quel rapport y a-t-il de l'un à l'autre: la sainteté et le péché? Ne vous oubliez donc jamais de votre devoir, quelque haute grâce que vous receviez de Notre Seigneur. J'aime beaucoup de voir dans une âme le respect et l'amour. Il faut qu'ils marchent d'un pas égal. Ne vous oubliez jamais: c'est une redite, mais elle est nécessaire pour vous en faire mieux concevoir l'importance.1342

Cette estime et ce respect de Dieu vous tiennent en votre devoir et vous font conmniquer avec Dieu d'une manière qui fait honorer sa grandeur. Et dans cette disposition vous rendez hommage à l'incompréhensibilité divine, vous vous abaissez et avouez votre insuffisance. Et cette pensée de Dieu incompréhensible borne toutes les curiosités de l'esprit et l'assujettit à une simple et très respectueuse croyance de ce que Dieu est, sans vouloir le comprendre, puisque cela ne se peut. Il n'y a que Dieu seul qui se puisse comprendre lui-même, et cette vérité nous doit donner de la joie. Dieu est si saint et si divin et si ineffable qu'il n'est et ne peut être connu essentiellement que de lui-même. O quelle consolation à une âme qui aime Dieu de voir qu'il est incompréhensible!1343 29

Voyez comme une âme est, dans les pures et saintes pratiques de la vie intérieure, toute revêtue de la divinité : c'est par l'étroite union et transformation d'amour qu'elle a avec Dieu; laquelle étant par la force de ce divin amour faite une même chose avec lui, elle est toute remplie de ses saintes et divines qualités.1344

Elle est sainte par une participation de la sainteté divine; elle est bonne par une émanation de la bonté divine; elle est juste par la justice divine, douce par la douceur divine, charitable par la charité divine, patiente et débonnaire par la patience divine, etc… Toutes les grâces et vertus qui éclatent en elle sont des effets opérés par les divins attributs; de sorte qu'une âme dans cet état se voit toute revêtue des perfections divines. Elle se sent forte par la force de Jésus, immuable par son immutabilité divine, et ainsi du reste. Ce qui fait qu'elle ne s'approprie aucun de ces dons. Elle voit tout en Dieu et de Dieu, et rien du tout en elle ni d'elle que le péché1345; et c'est ce qui la tient si parfaitement unie à Dieu sans sortir de son néant. Elle voit sa dépendance, et comme toutes grâces et miséricordes sont en lui.

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Cette connaissance soutient notre impuissance et nous oblige par deux raisons de demeurer unies à Jésus Christ1346. La première, par amour que nous devons à Jésus Christ, le connaissant notre unique principe et la fin de toutes choses; bref pour le respect de lui-même, car il est seul digne d'un éternel amour. La seconde réfléchit sur nos propres intérêts, qui est la nécessité que nous avons de Jésus Christ, mais un besoin si grand que nous ne pouvons opérer une seule bonne action sans son concours. A tous moments il faut recevoir ses miséricordes, ou nous périssons.

Notre dépendance est si étroite que nous n'avons de vie qu'en lui. C'est la vie de notre vie et l'âme de notre âme. Enfin il nous est tout , et sans lui nous n'avons rien du tout. Jésus est donc notre divine suffisance, nous n'avons rien qu'en lui. Si cela est une vérité de l'Ecriture , demeurons-y assujetties, et souffrons que notre propre expérience nous fasse ressentir Je besoin actuel que nous avons de Jésus.

En cette vue et connaissance nous devons nous tenir très étroitement unies à Jésus Christ, nous ne devons rien faire que par Jésus Christ, recevoir toutes choses dans son ordre, et être continuellement tendantes à Jésus Christ.

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Ce n'est pas assez de connaître par la foi et par la splendeur des perfections divines Jésus Christ dans le sein de son Père comme son Verbe éternel, par lequel il a tout fait et par lequel il nous sanctifie, mais il le faut connaître dans sa vie voyagère sur la terre pour nous y conformer. Notre âme doit être unie à l'âme de Jésus Christ, et toutes nos actions doivent avoir rapport aux siennes.Voilà notre obligation, car il faut être Jésus Christ en toutes choses. C'est pourquoi il faut faire ce qu'il nous dit dans l'Evangile: "Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, porte sa croix et me suive". Nous ne pouvons donc suivre Jésus Christ qu'en portant notre croix, et en renonçant à nous-mêmes. En un autre endroit il dit: "Celui qui ne quitte son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, sa femme ,son mari et tout ce qu'il possède, n'est pas digne de moi": il n'est pas digne d'être son 31 disciple.1347

On ne peut suivre Jésus Christ que par le dépouillement de toutes choses. Il faut tellement perdre toutes choses qu'il se faut perdre soi-même1348 . Une âme qui fait quelque réserve ne peut trouver ni goûter parfaitement Jésus Christ. Il dit à son Apôtre: "Suivez-moi", et ce grand avare quitte tout à cette divine parole. Hélas, combien de fois sommes-nous pressées intérieurement de tout quitter, de retirer nos affections de la terre pour suivre Jésus Christ dans sa vie pauvre et souffrante. Mais nos attaches sont si fortes qu'il faut que la Sagesse divine nous envoie des renversements, des pertes et des accidents de diverses manières, pour emporter de force ce que nous ne voulons point donner par amour.

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Ce n'est pas sans raison que les âmes bien éclairées appellent les afflictions de la terre des visites de Notre Seigneur et des effets de son saint amour. Si vous pouviez pénétrer l'amour que Jésus Christ porte aux âmes, et le désir infini qu'il a de les sanctifier, vous prendriez grand plaisir aux afflictions, aux croix et aux souffrances, puisque, dans la vérité de Dieu même, ce sont les inventions dont son amour se sert pour attirer ses élus et les obliger, par la presse de leur douleur, de se retourner vers lui en se séparant des créatures.

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Il faut donc connaître Jésus Christ dans la vie de souffrance dans laquelle il nous a mérité la grâce que vous avez reçue au baptême, et que vous recevez actuellement. C'est par Jésus crucifié que vous êtes ce que vous êtes. Soyez par désir unie étroitement à lui; ne fai- 32 tes rien sans lui et faites tout par lui. Lorsque vous avez à souffrir quelque chose, désirez que la grâce de ses souffrances fasse un usage de la vôtre digne de lui. Dans les humiliations, souhaitez que son humilité sainte sanctifie vos abjections. Ayez rapport à Jésus Christ en tout ce que vous faites, dites, pensez. Désirez que tout soit uni à Jésus, et tire sa vertu et sa perfection de lui.

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Ayez une dévotion que j'ai vu longtemps pratiquer par quelque âme, de vous exposer souvent en esprit à Jésus, pour recevoir en vous sa grâce et sa vertu. Je sais combien cette vertu est efficace, mais il faut de la patience et de la persévérance. Je puis dire en vérité que l’âme qui y est fidèle reçoit ce que je ne puis exprimer, et je vous prie d'en faire l'expérience. Je voudrais que vous preniez un quart d'heure dans votre journée, selon votre loisir, pour vous exposer à Jésus Christ selon vos besoins. Quelquefois pour invoquer sur vos faiblesses la puissance de Jésus Christ. D'autres fois, dans le sentiment de vos impuretés et du fond malin oui est en vous, vous exposer à sa sainteté, vous y abandonnant pour recevoir en vous ses effets, et ainsi du reste. Dans vos pratiques ordinaires, vous donner à sa grâce et à son esprit. Dans vos actions, désirer que Jésus Christ les fasse en vous et n'en faire jamais aucune que par sa direction et par obéissance à sa conduite.

Si vous concevez bien ce que je veux dire et si vous y êtes fidèle, vous verrez les bons effets que cela produira en votre âme, et comme insensiblement vous vous trouverez remplie de Jésus Christ. Vous serez toujours en sa sainte présence et toujours occupée de lui. Vous ver-33rez toutes choses en lui et vous serez à tous moments et dans tous les événements liée à son ordre et à son bon plaisir. Vous rendrez une actuelle obéissance à Jésus Christ; et par ces moyens vous vous trouverez actuellement unie à lui, et toutes vos paroles auront l'odeur de Jésus Christ, et vos actions en seront plus épurées. Et ce qui vous doit donner plus de consolation, c'est que tout votre être ainsi rempli de Jésus Christ donnera gloire à Dieu en l'union de son Fils. Et la plus petite de vos actions en cet esprit est glorieuse à Dieu, et méritoire en votre âme. Vous sortez, sans quasi y penser, de vous-même et suivez Jésus Christ.

Plût à Dieu que toutes les âmes chrétiennes voulussent expérimenter ce que je dis. Je sais qu'il y a un peu de peine à en prendre les habitudes. Mais pour peu qu'on s'y applique, l'on en tire de merveilleux profits. Les âmes qui en ont fait usage peuvent confirmer les vérités que je dis.


2531 Ayez toujours devant vos yeux votre divin exemplaire Jésus Christ, lequel s'est rendu obéissant jusqu'à la mort de la Croix. Que toute votre vie soit une actuelle obéissance à Dieu, c'est votre voie, du moins c'est la disposition où la grce vous a mise, et à laquelle vous devez une fidélité inviolable. Lorsque vous vous tirez de cette soumission, vous vous mettez en danger de beaucoup de misères. C’est ce qui vous soutient dans votre état de ténèbres et d'impuissance.

Notre Seigneur dans l’Evangile voulant opérer ses merveilles n'a rien demandé de notre part que la foi. « Crois-tu que je te puisse guérir ? » De même aujourd’hui voulant opérer en vous les mersveilles de sa grâce et de son amour, il demande la même chose. Il veut que vous soyez en foi, et que vous vous confiiez en sa bonté et en sa puissance. Autrement vous vous rendriez indigne de son opération. Croyez donc nonobstant l'impureté de votre fond, croyez en la vertu et bonté de Jésus Christ, lequel peut dans un moment vous purifier. Et sans doute il le fera après qu'il vous aura établie dans la solide connaissance de votre néant. Cet état vous est absolument nécessaire, et je vous prie d'y être toute abandonnée aux desseins de Jésus Christ.

Ne vous réfléchissez pas tant, marchez en confiance. Celui qui vous soutient ne vous laissera pas périr. Ne vous mettez en peine de rien; pourvu que vous soyez uniquement à Dieu, il suffit. Mais pour y être comme il faut, vous devez vivre dans une actuelle dépendance de son amour et de sa conduite.


2476 Plût à Dieu que vous puissiez pénétrer l'extrême et effroyable malheur que c'est de pécher. O péché, péché, que tu nous fais de tort! Hélas, qui pourra réparer tes ruines? Jésus Christ seul en a le pouvoir, le vouloir et la capacité, et il l'a fait d'une manière adorable par son sang et par sa mort. C'est Jésus Christ qui m’a rachetée et qui me remet en la possession de mes droits. Il rachète tous les moments de ma vie , car après la commission d'un péché nous méritons non seulement la mort spirituelle, mais aussi la corporelle, et si Dieu faisait justice il nous anéantirait sans ressource. 35

Je dois donc à Jésus Christ tous les moments de ma vie, toutes les opérations des puissances de mon âme, tout mon temps, tout mon travail, toute ma capacité, toutes mes pensées, bref l'usage de mes sens et de toutes mes facultés. Et autant d'opérations que je fais pour moi ou pour les créatures, c'est autant de larcins que je fais du sang du Fils de Dieu1349. Tout est à lui, nous sommes rachetés de ce prix inestimable, et nous n'avons pas droit d'user ni de disposer des moments de notre vie que pour son amour et pour sa gloire...

Oh! bienheureuse l'âme qui se conserve dans l'innocence et qui n'est point sujette de ressentir en elle les aiguillons du péché ! Je vous avoue que je suis touchée, et je le suis doublement lorsque je vois le caractère de la divinité effacé. O Jésus, divin Réparateur, réparez cette image adorable per votre toute-puissance, votre grâce et votre vertu. Je l'espère de votre pure miséricorde.

Si une âme connaissait le malheur et l’abomination d'un péché, elle en aurait une telle horreur Que, quelque méchante qu'elle soit, elle ne pourrait se résoudre à le commettre. Il faut avouer que nos aveuglements sont grands et dignes de compassion.

2826 Toute la perfection du Christianisme consiste à un regard actuel à Jésus Christ, et une adhérence ou soumission continuelle à son bon plaisir. Ces deux points contiennent tout, et la fidèle pratique d'iceux vous conduira au plus suprême degré de perfection. Bienheureuse l'âme qui les observe.

Le premier consiste à voir Jésus Christ en toutes choses, dans tous les événements et dans toutes nos opérations; de sorte que cette vue divine nous ôte la vue des créatures, de nous-mêmes et de nos intérêts, pour ne rien voir que Jésus Christ. En un mot, c'est avoir une présence actuelle de Dieu.

Le second consiste à être soumise actuellement à sa sainte volonté, à être tellement assujettie à son bon plaisir, que nous n'ayons plus aucun retour, au moins volontaire, qui nous puisse retirer de cette respectueuse obéissance.

Si vous voulez vous étendre sur ces deux points, vous connaîtrez clairement que si vous en voulez faire usage, vous serez toute environnée de Jésus et toute remplie de son amour.

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Ayez Jésus Christ imprimé et gravé dans le centre de votre âme. Ayez-le dans toutes les facultés de votre esprit. Que votre coeur ne puisse penser ni respirer que Jésus Christ. Que toute votre application soit à Jésus Christ. Que toute votre tendance soit de lui plaire. Attachez toute votre fortune et tout votre bonheur à connaitre et à aimer Jésus Christ. Que votre âme en soit toute amoureuse. Qu'aucune chose de la terre , pour grande qu'elle paraisse, ne prévale plus en vous contre l'union actuelle que vous devez avoir avec Jésus Christ. Que le Ciel, la terre et l'enfer ne vous en puissent jamais séparer.

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O Jésus, tout puissant et tout amour, opérez en nous ces deux effets de miséricorde, da nous attirer par votre toute-puissance et de nous transformer en vous par votre amour. 37 O amour, ô divin amour, que ne brûlez-vous, que ne consommez-vous en nous tout ce qui vous est contraire, et qui s'oppose à la sainteté de vos opérations. O vie qui n'est point animée d'amour, comment te peut-on appeler vie? Tu es une mort affreuse et très horrible. O pur et saint amour de Jésus Christ, ne permettez point qu’un seul moment de ma vie se consomme sans amour; faites-moi mourir… plutôt que de n'aimer point Jésus Christ.


1819 Qu'y a-t-il au Ciel et en la terre de plus précieux que Jésus Christ? Et c'est Jésus Christ même que je voudrais produire dans votre coeur et en arracher tout le reste. Oh! qu'il fait bon n'avoir rien que lui et être pauvre de tout le reste: n'avoir plus d'affection pour les créatures, plus de tendance aux honneurs de la terre, plus de part au monde et à tout ce qu'il contient. O sainte et sacrée pauvreté!

Donnez-vous à l'esprit et à la grâce de Jésus Christ pauvre, afin que sa sainte pauvreté vous donne la force de souffrir que son Amour vous appauvrisse. Plût à Dieu que nous soyons pauvres de la pauvreté de Jésus Christ! Oh! si une fois son amour entre en nous,il nous dépouillera de toutes les créatures et de nous-mêmes. Nous n' avons qu'à le laisser faire, il fera des merveilles si nous ne l'empêchons point.


LES MYSTERES DU VERBE INCARNE

'Dés irez que tout ce qui s'est passé en LUI

se passe spirituellement en VOUS'

INCARNATION

1652 J'eus hier beaucoup de pensées de vous écrire, et même cette nuit en attendant l'heure de l'Incarnation adorable du Verbe. Mais deux choses m'ont divertie de ces pensées.

La première c'est que Notre Seigneur Jésus Christ est un grand Maître, très adorable en ses divines leçons. C'est lui qui a instruit saint Paul dans le désert soixante-dix années qu'il y a vécu solitaire sans aucune conversation humaine. C'est lui qui a enseigné Marie Egyptienne et une infinité d'autres qui s'étaient volontairement pour son pur amour séparés des créatures. Et je voyais que ces grands saints s'étaient sanctifiés par la solitude, parle silence, par l'anéantissement et par la mort profonde d'eux-mêmes, vivant comme des morts dans l'oubli de tout le monde.

Oh! que cette vie me parait sainte! Je la respecte en vous. Non qu'elle y soit établie, ni que vous viviez de la sorte, mais dans lu vue que Jésus est votre divin Maître, qu'il peut vous rendre savante dans tous ses saints mystères par lui-même. Et je le priais de vous faire ces leçons adorables de son divin amour. 41

Et comme je porte grand respect aux opérations secrètes de la grâce en votre âme, je les révérais en silence cette nuit, adorant cette Incarnation adorable du Verbe en vous, en une certaine manière, et je désirais que votre âme soit toute fondue et toute liquéfiée en l'amour de ses anéantissements.

Oh' que ce mystère est adorable! Qu'il est grand! Et qu'il est saint et divin! Notre esprit n'est pas digne de le comprendre. Mais il nous faut unir et lier à la grâce qu'il nous confère, désirant qu'il ait son effet en nous selon les desseins de Jésus Christ. Et nous tenir aux pieds de la très Sainte Vierge notre Maîtresse, pour participer à ce prodigieux mystère d'un Dieu anéanti dans ses entrailles virginales. Imitez son humilité et sa soumission. Consentez que Dieu soit en vous en toutes les manières qu'il lui plaira, et dites aujourd'hui trois fois en esprit d'amour, de révérence et d' abandon: "Verbum caro factum est.. ‘"et trois fois: « Ecce ancilla Domini... », adorant les abaissements du Verbe fait chair et l'humilité de 1a très Sainte Vierge. Ne sortez point de cette disposition. Soyez toujours abaissée devant la grandeur de Dieu, consentant à son bon plaisir.


NATIVITE

2238 Ma très chère fille, Ne pouvant dormir à cause du redoublement de ma toux vous voulez bien que je passe un quart d'heure de temps en esprit avec vous pour vous dire quelques petites pensées sur les dispositions où votre âme doit être pour recevoir en elle Jésus naissant...

La première est un vide des créatures en vous-même. "Il n'y a point de lieu en l'hôtellerie", en saint Luc, pour loger Jésus. Les créatures avaient tout occupé les places; et les intérêts de notre amour-propre ont été préférés à la réception de Jésus et de sa sainte Mère dans la petite ville de Bethléem. Si vous désirez, non enfant ,que Jésus vienne naître en vous, faites-lui place dans votre coeur. Videz-le de toutes les créatures et de vos propres intérêts. L'étable de Bethléem se trouva désoccupée et Dieu y logea comme dans son palais et y fit son entrée au monde.

La seconde disposition, c'est la foi. Jésus naît au milieu de la nuit, dans les ténèbres, sans autre lumière que celle de sa divinité. Dégagez-vous de vos sens et demeurez en foi si vous voulez recevoir la grâce de ce mys-43tère. Il faut être en ténèbres au regard de vos sens et de votre propre esprit si vous voulez recevoir la lumière divine, et Jésus naîtra spirituellement en vous.

La troisième c'est le silence. Jésus fait son entrée DU monde dans un temps de paix, à une heure qui tient toutes les créatures en silence, pour nous apprendre qu'il est le roi de paix, qu'il aime le silence et que c'est dans le calme de toutes nos passions, de nos sens, et de nos puissances qu'il fait ses profondes communications à l'âme; que c'est dans le recueillement et dans la solitude intérieure où il fait entendre sa divine voix. Oh! qu'heureuse est l’âme qui ordonne si bien toutes choses en elle que son adorable Seigneur y fait le lieu de sa naissance.

Or il y trois sortes de silence que nous devons tâcher selon notre capacité de pratiquer:

1° Le silence de nos passions, qui se fait par une fidèle et actuelle abnégation de nous-même, en sorte que nos passions étant mortifiées, elles ne font plus de bruit.

2° Le silence de nos sens qui voudraient toujours voir et sentir ce qui se passe: ils font du bruit et troublent le repos d'une âme qui doit être en profonde attention vers Dieu. C'est pourquoi il les faut tenir en silence sans les écouter ni nous ranger de leur parti.

Le troisième silence est (celui) des puissances de notre âme, qui doivent être anéanties. Votre entendement doit être en silence, ne lui permettant pas tant de raisonnements superflus ni tant de productions inutiles qui ne procèdent que d'une recherche de vous-même. Il doit demeurer en silence, regardant Dieu avec respect. La mémoire doit être en silence, ne recevant volontairement aucune image ni souvenir des créatures, demeurant simplifiée en la présence de Dieu. Et la volonté doit être en silence, sans désir, sans inclination, sans ardeur, sans contrainte, sans affection et sans aucune attache qu'à Dieu seul.

En un mot la meilleure et la plus sainte dispoition et celle pour laquelle mon âme a le plus d'attrait, c'est la profonde mort en nous-mêmes, que nous appelons le véritable anéantissement. C'est cette sainte disposition qui a tiré le Verbe du sein de son divin Père pour le faire incarner dans le coeur virginal de Marie. Dieu a regardé l'humilité de sa servante. Dieu a regardé les bassesses et le néant dans lequel la très Sainte Vierge était plongée. Rien n'est plus capable d'attirer Dieu en nous que de nous anéantir au-dessous de toutes choses. Une âmé dans son néant est ravissante aux yeux de Dieu, et l'on peut dire qu'il est tellement épris d'amour pour elle qu'il s'oublie de sa grandeur: s'abaissant à elle, il l'élève jusqu'à Dieu.

Oh! qu'il faut bien que l'orgueil soit un abîme d'une effroyable malice,de nous aveugler à ce point de ne pouvoir discerner la beauté et la sainteté de l'anéantissement. Jusqu'à quand serons-nous environnés de ténèbres, pour ne point voir que notre bonheur et notre félicité consistent à n'être rien en nous ni dans les créatures? Jésus vient naître 'au monde dans une pauvreté suprême de toutes les créatures, 45 pour nous apprendre combien nous en devons être séparées si nous voulons avoir l'honneur de le voir naître et régner en nous.

1389 Réjouissons-nous de la naissance de notre Roi. Rendons hommage à sa souveraineté, soumettons-nous à ses divins pouvoirs. Que toute notre gloire soit d'être anéanties afin que lui seul règne parfaitement. Que notre vie soit cachée en lui et que nous soyons actuellement dépendantes de lui. Enfin que nous vivions de sa vie, que nous soyons animées de son amour et qu'il soit uniquement vivant en nous.

2540 Adorez avec une haute estime les bassesses de Jésus Enfant , les impuissances de ce Dieu fort, dont l'Ecriture Sainte en Isaïe fait mention, qui doit régner d'un règne qui n'aura point de fin.

Voyons un peu en quelle manière ce Prince de paix vient établir son règne, étaler sa puissance sur toutes les âmes et tenir les états de sa souveraineté. Il naît dans une étable, dans la pauvreté suprême de toutes choses, pour nous apprendre que le plus puissant moyen d'établir en nous une profonde paix - qui est le trône de ce Roi pacifique - c'est la pauvreté véritable de toutes choses: pauvreté des grandeurs, pauvreté des honneurs, pauvreté des plaisirs, pauvreté des biens de la terre, pauvreté des consolations, pauvreté de l'affection des créatures, pauvreté de désirs, pauvreté d'inclination, pauvreté dans nos sens, pauvreté de pensées, pauvreté de volonté, en un mot pauvreté de toutes choses. Car une âme dépouillée et dénuée de tout est en parfaite et profonde paix, et rien au Ciel ni en la terre ne lui peut ravir cette précieuse paix. Elle jouit de Dieu qui se repose en elle comme en son lit de délices, et l'enfer avec toute sa furie ne la saurait troubler.

O secret trop peu connu et très mal pratiqué! De combien nous privons-nous de grâces et de bénédictions divines pour être trop remplies de ces malheureuses possessions qui n'enrichissent l'âme que d'impureté et de corruption étrange. Notre adorable. Roi établit sa puissance dans les opprobres, dans les croix. C'est là qu'il est magnifique et c'est ce qui le rend aujourd'hui comme un objet d'étonnement à nos esprits.

Un Dieu se fait enfant et se réduit dans les infirmités de notre chair. "Il a porté nos langueurs et s'est chargé de nos douleurs" dit le Prophète. Il est puissant dans nos faiblesses et il commence à régner dans l'anéantis-sement.0h, qu'il ya de prodiges renfermés dans un Dieu Enfant! Il vient régner dans votre coeur d'une manière qui ne se comprend point. Il s'anéantit pour captiver les âmes et il fait en nous et pour nous ce que nous devrions faire si le péché ne nous avait détruit la grâce de l'accomplir. Il vient réparer la gloire de son Père et triompher de nos rébellions, mais par une voie bien contraire aux senset à l'esprit humain. Il fait tout le contraire de ce que nous faisons actuellement.

Nous vivons pour nous-mêmes, et il vit pour la gloire de son Père et vit de sa vie divine. Nos tendances actuelles sont des éléva-47tions de nous-mêmes dans nous et dans les créatures, une démangeaison effroyable d'être dans l'estime et l'affection des créatures, dans l'applaudissement, dans l'honneur et dans l'approbation. Jésus vient être l'opprobre des hommes et le rebut du peuple, se comparant à un ver. 0 mon enfant, notre vanité et notre ambition pourront-elles encore avoir place dans nos coeurs?

1389 Sur cette qualité d'enfant que vous désirez en vous, je vous donne pour modèle de votre enfance Jésus Enfant. Formez-vous autant qu'il vous sera possible sur ce divin modèle et que votre âme se remplisse de ses saintes dispositions.

Soyez pure de sa pureté, soyez douce et humble de sa douceur et de son humilité. Soyez simple. comme il est simple, soyez petite comme il est petit. En un mot soyez anéantie comme lui. Soyez soumise à la conduite de son Esprit comme il est soumis à son divin Père.

Et le même Jésus nous dit que si nous ne sommes faits comme de petits enfants nous n'entrerons point au Royaume des Cieux. Il faut assujettir notre esprit aux paroles adorables de notre divin Maître. Priez-le qu'il fasse une émanation de sa grâce d'enfance en votre âme, et qu'il y fasse renaître la pureté et l'innocence que le péché a détruit. Qu'elle imprime en vous un effet de sa souplesse divine aux volontés de son Père. Que vous soyez si soumise au bon plaisir de Dieu que vos délices soient de faire, par rapport à Jésus, sa sainte volonté. Que tout votre soin soit de vous reposer avec Jésus sur le sein virginal de Marie.

Les enfants aiment leurs semblables; si vous &tes enfant en petitesse, c'est-à-dire humilité et abaissement d'esprit, et en innocence et simplicité, vous serez aimée de l'Enfant Jésus.

Trouvez-vous en sa sainte compagnie aux pieds de sa très Sainte Mère dans l'étable; et comme elle a puissance de donner Jésus au monde, priez-la humblement qu'elle le donne à votre âme et qu'elle donne votre âme à Jésus. C'est par son ministère que nous entrons dans la sainteté de la vie intérieure. Car comme Jésus nous donne à son Père, de même Marie nous donne à Jésus."Personne ne peut venir à mon Père que par moi", dit Notre Seigneur dans l' Evangile. Et personne ne peut aller à Jésus si sa très Sainte Mère ne l'y conduit. Renouvelez vos dévotions, vos hommages et vos respects à l'endroit de cette adorable Vierge, et si vous ne pouvez former des dévotions particulières pour l'honorer, demeurez en disposition d'être tout ce que vous devez être en son endroit.

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Ne soyez plus cet enfant qui s'amuse à des badineries1350. Quittez toutes sottises qui amusent votre esprit. Allez au solide, remplissez-vous de ce qui est saint, nourrissez-en votre âme sans la rassasier de tant de vanités. Vous avez besoin d'une générosité de grâce qui vous élève à Dieu; vous êtes assez touchée, mais Jésus n'est pas le plus fort en vous. Je remarque que les créatures vous gagnent encore et remportent sur vous les triomphes qui appartiennent au seul Jésus Christ.

Il y a trois choses qui jettent mon esprit dans un abîme d'étonnement: 49 La première, c’est que le temps et les moments de nos vies nous étant donnés pour négocier le bonheur d'une douce éternité, c'est la moindre de nos pensées. Et sans nous réfléchir sur la brièveté de nos jours, nous ne pensons point à la sortie de cette vie où il faudra rendre compte de la moindre de nos vanités ; Que fera une âme dans ce rencontre, qui a consommé sa vie dans les créatures? O épouvantable malheur!

La seconde chose qui cause mon étonnement, c'est que nous vivons, nous respirons, nous nous mouvons et agissons en Dieu et dans Dieu, et cependant nous ne sommes point remplies de se présence et nous vivons le plupart du temps comme s'il n'y avait point de Dieu, sans respect, sans amour et sans crainte de sa majesté présente.

La troisième, c'est qu'ayant Jésus Christ réellement et les trois divines personnes en lui au très Saint Sacrement, nous soyons si peu touchées de l'abîme de son divin amour qu'il nous communique dans son étendue et sans réserve… Qu'une âme pénétrée de ces vérités souffre de douleur de voir son divin Maître si peu connu et quasi point aimé!

Quand sera-ce , mon enfant, que nous en serons touchées, et qu'entrant dans les intérêts de sa gloire, nous nous offrirons pour victimes dans le désir de réparer sa gloire dans ses créatures? 50

EPIPHANIE

120 Ce mystère adorable de l'Epiphanie doit opérer de grands effets de grâce dans nos âmes.

Le premier vous doit faire adorer avec les Mages Jésus Christ comme Roi. C'est aujourd'hui qu'il commence de régner, qu'il est reconnu Roi et qu'on lui rend les horinages dignes de la royauté. C'est en ce jour que la première adoration et le premier honneur public ont été rendus à Jésus. Le premier hommage au nom de tout le monde lui a été fait et les prémices de la gentilité lui ont été consacrées.

Entrez dans les intérêts de Jésus votre divin Roi et vous réjouissez de voir qu'il établit son règne, qu'il se manifeste et, qu'il attire à lui les âmes les plus éloignées. La grâce qu'il a faite aux Nages est très grade, mais celle qu'il nous présente aujourd'hui ne l'est pas moins. Il vous a appelée d'un pays très lointain qui est la région du péché. Il veut que vous lui soyez fidèle comme ces saints Mages, sortant comme ils ont fait de leur terre pour se venir sacrifier à Jésus. Ils quittent tout pour chercher leur Roi et s'assujettir à son empire.

Faites de même aujourd'hui. Sortez de la terre de vous-même, de votre propre maison et du lieu de votre connaissance. Quittez vos intérêts comme ils ont fait et venez trouver Jésus en Bethléem. Suivez l'inspiration qui est l'étoile. Sortez des vieilles habitudes de vos sens et de votre propre esprit , abandonnez-vous à la conduite de Dieu.

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Si les Mages ne se fussent assujetti et (n'eussent) anéanti les vues humaines, ils n'eussent jamais trouvé Jésus. Ils marchent par la foi et la confiance. C'est ce que vous devez faire. Ils suivent une étoile: voyez quelle est l'étoile que vous devez suivre, et vous rendez fidèle.Ils viennent dans un pays étranger. C'est dans la grâce,laquelle n'est point à nous, ains très éloignée de nous, puisque pour la posséder il faut sortir de nous-mêmes.

Ils apportent l'or, la myrrhe et l'encens. C'est ce que vous devez porter l'or d'un amour épuré, la myrrhe d'une mortification généreuse de tout ce- qui , en vous, déplaît à Dieu, et l'encens d'une fervente et très simple oraison. L'encens vous élève à Dieu, la myrrhe vous détache des créatures et vous en sépare, et l'or et l'amour vous unissent très étroitement à Dieu. Voilà-les trois effets que l'or, la myrrhe et l'encens doivent opérer en vous. C'est ce que vous devez porter à Jésus.

L'encens le confesse et reconnaît Dieu, la myrrhe le croit homme, et l'or le tient roi. Que Jésus vous soit donc Dieu, homme et roi. Dieu, en vous donnant l’être, vous le conservant, vivifiant. Homme, en vous montrant les sentiers d'anéantissement et de croix qu'il est venu établir sur la terre pour nous faciliter le passage qui doit nous réunir à lui. Roi, en nous assujettissant à sa souveraineté, à ses pouvoirs, à son amour et à son autorité.

Et pour conclusion, imitez les Mages qui, après avoir trouvé et adoré Jésus, s'en retournèrent par une autre voie. Voilà ce que vous avez à faire: retourner par une autre voie. Oh! que cela dit et comprend de choses! Il y en a bien peu qui retournent par une autre voie. Nous avons une malheureuse pente qui nous fait toujours marcher dans les créatures et dans nous-mêmes. Il faut prendre un autre sentier secret et éloigné d'Hérode qui signifie l'orgueil. Et quel est ce sentier? C'est la pure foi, par laquelle l'orgueil et la vanité trouvent leur ruine et sont trompées dans leurs prétentions.Elle nous fait sortir des sens, quittant nos intérêts et nos satisfactions- pour le respect et les intérêts de Dieu même. Les Mages quittent Jésus pour aller produire Jésus rt il faut nous quitter nous-même pour glorifier Jésus, le publier et le faire connaître. Mais pour réussir, il faut marcher par une autre voie qui est cette précieuse foi. Je vous la souhaite, mon enfant, et la grâce d'y être fidèle. 53


JESUS CHRIST au DESERT et dans sa PASSION

1225 Je ne vous ai point fait réponse,croyant, comme je venais de communier, que vous aimiez mieux me savoir appliquée à celui qui m'honorait de sa présence qu'à la créature, puisque les moments les plus proches de la Communion, soit devant, soit après,sont les plus précieux de notre vie, et ceux auxquels nous devons une attention, une fidélité, un respect tout particuliers. Oh! qu'ils contiennent de grâce et de sainteté! Je crois que vous le savez par expérience.

Je vous invite, ma fille,à solenniser avec moi la fête des victoires de Jésus notre divin Maître. Il a triomphé pour nous du diable, du monde et de nous-mêmes, qui sont nos plus cruels ennemis. Unissons-nous à sa vertu divine et nous rendons à lui, afin qu'il triomphe en nous,qu'il terrasse nos ennemis et surtout l'orgueil de la vie, comme le plus malin.

Nous avons sujet de nous réjouir de voir Jésus victorieux du démon. Mais désirons qu'il le soit aussi de tout ce qu'il trouve en nous qui s'oppose à la sainteté de son règne. Retirons-nous avec lui dans le désert pour y être tentées, pour y être délaissées , pour y avoir faim, pour y être en ténèbres, pour y être en pénitence, pour y être en pauvreté suprême, bref pour y souffrir toutes sortes de mésaises, de privations et de douleurs e t pour n'avoir pas où reposer son chef. Aimons les dépouillements et tout ce qui nous fait entrer en partage des états purs et saints de Jésus Christ. Il faut que nous en soyons toutes revêtues. Saint Paul nous le recommande.

N'aimez que Jésus Christ, ne désirez que Jésus Christ, n'estimez rien que Jésus Christ, ne possédez rien que Jésus Christ, ne goûtez rien que Jésus Christ, ne vous rassasiez de rien que de Jésus Christ, n'espérez rien que Jésus Christ, ne voulez rien que Jésus Christ,ne cherchez rien que Jésus Christ, ne prétendez rien que Jésus Christ, ne vous plaisez en rien qu'en Jésus Christ, ne vous reposez qu'en lui et prenez votre satisfaction d'être toute remplie de lui et consommée de lui.

Voilà la disposition que je vous souhaite, ma fille, comme le plus riche trésor dont votre âme puisse être gratifiée. O Jésus Christ, Jésus Christ, Jésus Christ, qu'il fait bon vous posséder! Qu'est-ce que les créatures comparées à vous? Hélas, je puis dire en vérité que ce n'est que corruption, misère et péché, amertume et affliction d'esprit.Ne nous y amusons point, n'y consommons point, ni notre grâce, ni notre temps.

1008 Mon enfant, Je n'oserais suivre mes pensées, d'autant qu'elles m'embarqueraient à un long discours. Je dois laisser agir en vous le Saint-Esprit. Tout ce que je 55 vous recommande, c'est le silence et la récollection d'esprit, adorant en foi - c'est-à-dire sans le comprendre - la sainteté de ce mystère, et de vous abandonner à la grâce qu'il contient, demeurant dans un profond respect de ce que Dieu y opère.

Ayez une disposition en fond d'adorer tout ce que notre adorable Seigneur a fait et souffert en sa Passion. Désirez que tout ce qui s'est passé en lui, se passe spirituellement en vous, puisque vous devez être semblable à lui. Adhérez à tous les desseins de Jésus en croix pour vous et vous abandonnez en esprit de sacrifice continuel pour rendre hommage à sa sainteté, à sa puissance et à son amour.

Aimez de souffrir quelque peine de corps ou d'esprit pour honorer les souffrances de l'âme sainte de Jésus. Et pour adorer son humanité sainte, vous direz demain et après, trente-trois fois: "Adoramus te Christe et be-nedicimus tibi, quia per crucem tuam redemisti mundum, qui pansus es pro nobis".

Adorez aussi les trois heures d'agonie au jardin et les trois heures d'agonie en croix, et pour cet effet vous dire'z trois fois Pater prosternée.


RÉSURRECTION

279 Mon enfant, Communiez demain si vous le pouvez et que Jésus mort entre en vous comme dans son sépulcre. Donnez-lui le pouvoir de vous remplir de la sainteté de sa mort et désirez d'avoir part à la grâce de sa Résurrection. Puisque comme membre de son corps vous avez été crucifiée avec lui, il faut ressusciter avec lui. Ce sont les paroles de l'Apôtre. Il faut commencer une nouvelle vie, une vie qui ne soit plus de la terre, une vie qui soit toute séparée des sens, toute purifiée et élevée à Dieu.

Saint Paul dit: "Si nous sommes ressuscités, cherchons les choses d'en haut". Une âme ressuscitée ne saurait plus prendre de plaisir aux choses de la terre. Les créatures lui sont croix et tout ce que le monde a de plus délicieux lui est un enfer.

Voulez-vous savoir si vous êtes ressuscitée mystiquement? Voyez si vous en portez les marques et si votre âme est revêtue des douaires des bienheureux dont l'humanité de notre divin Seigneur a été revêtue au moment de sa Résurrection. 57

1. Elle a été rendue impassible, car "Jésus ressuscitant des morts ne meurt plus", dit l'Apôtre, et ensuite il ne peut plus souffrir. Qualité que vous devez spirituellement imiter par un forte résolution, faite par sa grâce, de ne mourir jamais plus par le péché; de n'adhérer plus à vos passions, à vos sens ni à la tentation.

2. Il a reçu l'agilité, par laquelle il se pouvait transporter en un moment d'un lieu en un autre éloigné. Et vous devez être agile spirituellement par unu prompte obéissance et correspondance à tous les mouvements de la grâce, disant avec Samuel: "Parlez, Seigneur, car votre serviteur vous écoute".

3. na reçu la subtilité par laquelle il pénétrait les choses matérielles, comme lorsqu'il s'est levé du sépulcre sans lever la pierre. Et vous devez être spirituellement subtile à vous séparer et éloigner de toute l'adhérence à vos volontés, à votre propre esprit, aux choses basses et périssables ou à tout ce qui n'est pas Dieu, ou qui ne tend pas à lui; passant tellement par les choses temporelles que vous soyez toujours aspirante les éternelles, disant avec David : "Qu'ai-je dans le Ciel, et qu'ai-je voulu sur la terre, sinon vous, mon Dieu?"

4. Le quatrième douaire du corps glorieux de Jésus, c 'est qu'il a été revêtu de clarté et de splendeur qui eût obscurci celle du soleil. Mais elle n'a pas été visible aux yeux encore mortels des Apôtres, soit par la condition de cette lumière de gloire, soit par le dessein de Jésus, afin qu'il pût encore converser et traiter avec eux. Vous devez être claire et resplendissante spirituellement par la pure intention à Dieu, qui est l' oeil de notre âme, selon la parole de Notre Seigneur qui dit: "Si ton oeil est simple tout ton corps sera lumineux"; qui nous fait regarder Dieu purement en toutes nos actions. C'est aussi la lumière de la foi vive et de l'oraison, par laquelle Dieu éclaire nos ténèbres et nous découvre ses divins conseils et nous inspire ses voies.

Je ne pensais pas, mon enfant, vous dire ces choses. Je m'étais réservée à vous les dire de vive voix sans vous l'écrire. J'aurais beaucoup d'autres pensées sur la cérémonie que l'Eglise fait aujourd'hui; mais je craindrais de trop multiplier votre esprit.C'est pourquoi je me contenterai de vous dire que vous portiez un grand respect à tout ce que l'Eglise fait, et vous abandonnez à l'Esprit de Jésus qui la dirige et qui la conduit, désirant que la grâce de toutes ces cérémonies et les saints mystères qu'elles représentent soient infus dans votre âme et qu'elle soit revêtue de leurs saints effets.

Enfin, voici un jour tout nouveau. Jésus Christ fait toutes choses nouvelles. Priez-le humblement qu'il renouvelle toutes choses en vous et que vous commenciez à vivre d'une nouvelle vie.


L' EUCHARISTIE SACRIFICE ET PRESENCE

"Allez à Dieu avec confiance et amour Ne vous en privez pas par crainte"


1697 Mon désir serait de vous voir communier souvent, et si Monsieur votre Confesseur vous permettait de recevoir cette grâce demain, je vous conseillerais de la posséder. Vous ne pouvez vous trop donner à Jésus Christ, ni vous trop rendre aux desseins qu'il a de vous posséder par cet adorable Sacrement. Vous avez besoin d'abîmer votre faiblesse dans sa force divine, et de désirer d'être toute remplie de lui.

"Comme je vis pour mon Père, dit Jésus Christ, aussi tous ceux qui me reçoivent vivent pour moi". 0 bienheureuse vie de vivre pour Jésus Christ et de Jésus Christ, être nourrie et sustentée de lui-même! C'est pour cela qu'il est dans l'hostie et qu'il y sera jusqu'à la consommation du monde. Et son désir serait d'être actuellement reçu,afin qu'il opérât continuellement les effets de son amour et de sa miséricorde, qu'il vive en nous et que nous vivions en lui. En un mot que nous soyons transformées en son amour, étant toutes réabiraées dans la divinité et faites une même chose avec Jésus Christ. Il me semble qu'une âme qui communie souvent reçoit beaucoup plus de force, de grâce et de bénédictions que celles qui s'en retirent.

Allons à Dieu avec humilité et con63fiance. Il est bon d'une bonté infinie. Il sait notre impuissance et notre incapacité, il y suppléera par sa Luffisance divine. Oh! quand serons-nous toutes à Jésus, que nos coeurs ne respireront que son amour, que nous vivrons de sa vie et serons imprimées de ses sentiments. Donnons-nous au désir éternel qu'il a de nous posséder pour cela. Que cette vie est douloureuse et insupportable sans l'amour de Jésus et sans être en croix pour lui!

530 Que votre principal motif à la sainte communion soit de vous rendre à Jésus, de lui donner la liberté en vous d'y faire tout ce qui sera de son bon plaisir, sans vous envisager vous-même ni l'intérêt de votre propre perfection. Vous avez tant vécu et communié pour vous en votre vie passée, vivez et communiez désormais uniquement pour Jésus, pour son plaisir, pour ses desseins et pour ses intentions.

Communiez pour adhérer au dessein et au désir qu'il a de vous voir toute à lui, de voir régner son amour en vous, de vous unir à lui et de vous faire une même chose avec lui.

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Après la sainte communion demeurez en silence, en foi, en respect et en amour au-dessus de vos sens. Ne vous étonnez point de ne rien sentir, de ne pouvoir rien dire, de ne pouvoir penser beaucoup de belles choses. Vous ne communiez pas pour trouver vie dans vous-même mais pour y trouver la mort. Donc laissez-vous dans la mort, afin que Dieu vous donne vie par lui-même. Demeurez dans un acquiescement amoureux 64 pour tout ce que Dieu fait en vous et qu'il veut de vous, et continuant votre cher abandon dans votre sacrifice, vous ferez ce que Dieu veut et ne serez point opposée à son opération… Ce n'est pas assez de porter cette disposition à la Communion, de l'avoir même après la Communion; il faut qu'elle continue toujours en vous et que vous soyez toujours dans l'état d'abandon.

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Ce n'est pas assez de savoir ce que vous devez faire à la sainte Communion. Il faut tâcher de posséder la grâce de communier souvent. Et supposé que vous persévériez dans votre état présent, c'est tentation de vous en retirer, sous prétexte de vous voir peu disposée à cette réception. Allez à Dieu avec confiance et amour, ne vous en privez pas par crainte. Hélas, quelle témérité en nous de penser nous pouvoir préparer à la Communion! Il n'y a que Dieu seul qui nous y peut disposer par ses grâces et par ses miséricordes. Donc vous n'avez rien et ne pouvez rien si Dieu ne vous le donne. Exposez-vous à lui pour recevoir ce qu'il vous veut donner, et priez Jésus de se recevoir lui-même en vous et de s'y glorifier, puisque vous êtes incapable de le pouvoir bien faire. Que son amour supplée à tout. Et dans cette disposition simple, communiez souvent.

307 LA COMTESSE: Lequel est le mieux quand on fait dire des Messes: d'avoir des intentions particulières et les dire au prêtre, ou de n'en avoir point d'autres que celles de l'Eglise et de joindre son intention à celle du Sacrifice?

65 MERE MECHTILDE: L'intention du Sacrifice et de l'Eglise est très sainte, vous les pouvez honorer et respecter,y unissant les vôtres. Mais cela est permis d'avoir quelquefois des intentions particulières et de les exprimer au prêtre. Vous pouvez aussi les offrir vous-même selon vos intentions secrètes et particulières, ou pour les besoins de votre âme, ou pour les morts, ou pour les nécessités de quelque affaire, ou de votre prochain. Comme aussi pour les purs intérêts de Dieu, demandant l'établissement de son règne en vous, la grâce de le connaître, ou de vous séparer de tout ce qui n'est point lui. Ou pour honorer quelque Saint à qui vous avez recours, ou en action de grâce de quelque miséricorde, etc..Vous pouvez faire de même à la sainte Communion.

Mais remarquez toujours que le saint Sacrifice de la sainte Messe vous sacrifie avec Jésus Christ, qu'il faut que vous soyez hostie et que vous ayez un désir de vous rendre aux desseins de Jésus; que vous entriez dans cet esprit de victime, toute immolée à la gloire du Père, du Fils et du Saint Esprit.

A la Communion, votre sacrifice est encore plus entier, car vous y consentez par effet, logeant en vous les trois divines Personnes pour prendre puissance et autorité en vous et vous assujettir à leur divin empire, vous abandonnant sans réserve à Jésus Christ.

3022 Demeurez dans l'état de victime que Jésus porte au Très Saint Sacrement, désirant être immolée à son amour. 167 Je vous supplie, ma très chère, d'être toute à Jésus Christ, comme Jésus Christ est tout à vous dans l'hostie. Soyons en vérité ce que nous lui avons promis d'être et que nous renouvelâmes hier en sa sainte présence. Oh! que les créatures sont fades et insipides à une âme qui a goûté Dieu.Séparez-vous de tout ce qui vous peut tant soit peu détourner de son pur amour et demeurez dans cet esprit d'hostie, puisqu'en vérité vous êtes hostie avec Jésus Christ. Vous faites partie de lui-même. Perdez-vous toute en lui et soyez très fidèle à voir, à recevoir toutes choses dans l'ordre de son amour. Contentez-vous de sa très sainte volonté et le priez qu'il me regarde en miséricorde et qu'il opère ma conversion.

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Soyons tout de nouveau à Jésus avec un nouvel amour et une nouvelle fidélité, car nous sommes à lui d'une manière qui nous est en une certaine façon nouvelle. C'est pourquoi nous devons être toutes renouvelées en lui et par lui dans le Très Saint Sacrement, et commencer de mener une vie qui ait quelque rapport à sa vie divine, cachée et anéantie dans le Très Saint Sacrement.

Vos misères et vos éloignements ne me rebutent point. Dieu ne fera pas son oeuvre à demi. Mais commençons à nous bien anéantir, marchant dans les secrets sentiers de la foi où l'esprit humain perd la vie. Plût à Dieu être digne de vous y servir!

Cet esprit de foi et de mort est le véritable esprit de saint Benoît, et si Notre Seigneur me donne la grâce d'exprimer c e que sa lumière m'en découvre, vous verrez que ce n'est 67 pas sans mystère qu'il choisit des Religieuses de saint Benoît pour être ses victimes dans son très Saint Sacrement, puisque la grâce de cet Ordre y a tant de rapport. Mais le grand malheur est qu'il n'est pas connu et que les âmes même qui l'ont professé ne l'entendent pas.

Prions Notre Seigneur qu'il réveille cette grâce et cet esprit en nous. Je vous comprends du nombre, car nous ne pouvons plus être séparées dlesprit,et possible ne le serons-nous pas toujours de corps. Dieu sait le temps, demeurons en paix.

DIEU PRESENT EN NOUS

"Soyez attentive à Dieu présent avec amour et respect"


DIEU PRESENT EN NOUS

88 Tu auteum in sancto habitas laus Israel

Ce matin je me suis trouvée à mon réveil disant ces sacrées paroles du prophète: "O Seigneur , vous habitez dans la sainteté et toutes les créatures vous louent". Si la Providence m'eût donné du temps cette matinée, je vous aurais entretenue de ce qui se passe en mon fond au regard de la fête que nous célébrons aujourd’hui [la Toussaint] et mon désir était de vous appliquer à la sainteté de Jésus Christ.

Plût à Dieu que vous puissiez comprendre ce que je voudrais pouvoir dire de cette sainteté infiniment adorable! Respectez ce que vous ne pouvez comprendre, et sachez que la fête d'aujourd'hui est la fête de la sainteté de Jésus, laquelle émane ses effets dans tous les saints. Ce sont les paroles de l'Eglise à la sainte Messe: "Vous êtes seul saint". Oui, en vérité, Dieu seul est saint et nul n'est saint que par participation à sa sainteté divine.

Adorezdonc en votre communion, aujourd'hui, les émanations de la sainteté divine dans tous les saints, et dites souvent avec 1 'Eglise: ":Tu solus sanctus ", Vous seul êtes saint. O mon Dieu, je me réjouis de votre divi71ne sainteté et que tous les saints sont des effets d'icelle. Exposez-vous à la sainteté divine pour y avoir quelque part.Mais souvenez-vous qu'elle opère une pureté admirable dans les âmes, car il faut pour être sainte porter la destruction de toutes les impuretés qui sont en nous.

Or Notre Seigneur vous fait porter dans votre état présent des effets de sa sainteté divine, mais vous ne les connaissez pas, Sachez donc qu'il habite dans sa sainteté.Dieu est en vous retiré dans lui-même, il demeure dans sa sainteté. Adorez-l'y et ne réfléchissez que le moins que vous pourrez sur vos misères.

La sainteté est la plus sévère et rigoureuse et la plus abstraite entre toutes les perfections divines, et il n'y a rien en Dieu qui soit tant à Dieu, et bi éloigné de ce qui n'est pas Dieu, que sa sainteté. Aimer sa sainteté, c'est l'aimer très purement pour lui-même, sans aucun intérêt et sans aucun regard vers soi. Et les moindres perfections en Dieu - s'il se peut dire quelque chose de plus grand ou de moindre en lui - sont celles qui nous regardent, comme sa miséricorde, car il n'en a point affaire pour lui.

Moïse, qui était homme mortel et regardait Dieu par rapport aux créatures, magnifie la miséricorde de Dieu et s'écrie: "Misericors, clemens, patiens et multae nisericordiae. Mais les séraphins qui sont esprit pur, dégagés et tout consommés en Dieu, célèbrent sa sainteté et chantent: "Sanctus, Sanctus, Sanctus". Et c'est l'avantage de la nouvelle loi établie par Jésus de regarder Dieu non par nos intérêts, mais par ceux de sa grandeur et de sa gloire.

C'est l'obligation que nous avons d'honorer et célébrer sa sainteté avec les Sérarhins, de l'aimer non seulement comme bon et miséricordieux à notre égard, mais aussi comme saint, et pour lui-même.

Jésus en son agonie aporté proprement la justice de Dieu, mais au délaissement de la croix, il a porté sa sainteté. C'est pourquoi, afin d'exprimer la rigueur de son délaissement et le profond abîme auquel cette divine sainteté l'a réduit, après avoir dit: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé,je crierai de jour et de nuit et vous ne m'exaucerez point; il ajoute: "Tu autem in sancto habitas, laus Israel", quant à vous, vous demeurerez et habiterez en votre sainteté. C'est-à-dire que Dieu au regard de son Fils en croix s'est retiré dans la plus haute solitude et gus éloignée retraite de sa sainteté, et qu'il l'a entièrement délaissé en ses souffrances.

Dieu est si saint, si incompréhensible et si profond que ncus pouvons dire en vérité qu'il est un Dieu caché: Deus absconditus; mais caché si profondément qu'il est au delà de tout ce que notre esprit pèut penser. Il est un Dieu caché à nos sens, il est un Dieu caché à notre entendement, bref il est "Deus absconditus" en une infinité de manières. Et si nous l'adorons caché sous les espèces sacramentelles, combien devons-nous l'adorer dans l'abîme de lui-même, ou plutôt dans son incompréhensibilité, et renfermé dans sa sainteté divine.

Oh! si vous connaissiez la dignité et l'excellence d'un Dieu caché,vous prendriez un singulier plaisir dans la retraite que Dieu fait en lui-même dedans vous. Mais ce qui vous eupê73che de vivre de cette vérité qui néanmoins est de foi, c'est lorsqu'il n'épand point les douceurs et suavités de ses grâces dans votre âme: vous croyez que Dieu s'est retiré de vous. Oh! que notre aveuglement est grand et que notre présomption est épouvantable! Pourquoi voulez-vous que Dieu s'abaisse jusqu'à contenter vos sens? Il faut que vous appreniez à trouver Dieu dans lui-même, et à prendre votre complaisance dans le plaisir qu'il trouve d'habiter dans sa sainteté.

Toutes les retraites que Dieu fait en lui-même sont saintes et adorables, et vous y devez avoir amour et union. Lorsque vous trouvez dans votre fond que Dieu s'y rend inaccessible, il faut que vous demeuriez cachée dans votre néant; et, vous abaissant de la sorte, la grandeur divine jettera ses sacrés regards sur vous, et prendra ses délices de vous voir anéantie par hommage à la retraite qu'il a, en vous, dans lui-même.

C'est une témérité à l'âme de vouloir comprendre quelque chose de Dieu, Ce n'est pas à de petits avortons tels que noue sommes de pénétrer dans l'neffabilité divine. il faut faire comme les séraphins, voiler nos faces, et crier avec un profond respect et amour: "Sanctus, Sanctus, Sanctus", Oh!que Dieu est saint. Oh! que Dieu est grand. Oh!que Dieu est immense. Oh! que Dieu est puissant. Oh!que Deu est inaccessible et incompréhensible. J'ai une joie très profonde et très grande dans mon âme de voir que Dieu ne peut être compris que de lui-même; qu'il faut nous perdre et nous abîmer en lui et non point éplucher ses qualités divines. Et il me semble que nous connaissons Dieu d'une manière bien plus pure lorsque nous n'en con- naissons rien du tout par notre intelligence, ains seulement par la lumière de la foi.

Notre manière de concevoir Dieu ravale ses grandeurs, mais l'usage de la foi pure nous élève à lui et nous le fait trouver dans le centre de notre âne, où il fait sa demeure, et nous fait dire avec Jacob : "Vraiment Dieu est ici et je n'en savais rien". Oui, Dieu habite en nous, "et habitavit in nobis", et vous ne le savez point. Il se repose dans lui-même dans le suprême de votre esprit, où il a établi sa demeure comme autrefois sur la sainte Sion, et en ce lieu il repose comme dans un trône de paix, comme dit David: "Et factu, est in pace locus ejus".

Oh !bienheureuse l'âme qui est introduite dans cette région de paix et oui ne la trouble point par l'impureté et le tintamarre des créatures.et de ses sens. C'est dans cette solitude profonde où l'âme apprend l'admirable leçon: "Soyez saints parce que je suis saint". Dieu veut que vous .soyez sainte, c'est de sa divine bouche qu'il vous le commande‘ O sacré et divin commandement! O commandement adoralle ! Puisque Dieu vous ordonne d'être sainte, cela est de foi qu'il vous en donnera la gre.ce.

Mais que faut-il faire, selon notre petite capacité? Il faut tendre à vous vider de vous-même le plus que vous pourrez, et marcher en la présence de Dieu. Ce seul point bien fidèlement pratiqué est capable de vous faire habiter dans la sainteté qui est Dieu même . Il n'y a rien de si puissant pour bien régler une âme que l'actuelle présence de Dieu. Elle vivifie, elle purifie, et elle sanctifie.C'est pourquoi Dieu dit à Abraham: "Ambula coran me, es75to perfectus". Marche en ma présence et sois parfait.

Croyez que Dieu vous dit ces mêmes paroles, recevez-les par l'obéissance comme de sa divine bouche, et ouvrez votre coeur pour être remplie de la vertu de foi, afin que par 1' usage pur que vous en ferez vous y puissiez persévérer. Je vous y souhaite le comble de toutes les bénédictions et la grâce de persévérance, ou plutôt consommante en l'amour de Jésus [expression elliptique signifiant: "l’amour de Jésus"].

421 La présence de Dieu sans se gêner se fait par un simple regard de Dieu en foi. L'âme le croit très simplement, sans en produire beaucoup d'actes. Elle s'en souvient le plus actuellement qu'elle peut , et lorsqu'elle s'en trouve distraite, le seul souvenir de Dieu cru en nous remet l'âme en sa sainte présence, sans effort de son propre esprit. Si son esprit est trop égaré, elle peut faire quelque acte très simple, c'est-à-dire sans beaucoup de multiplicité, afin que l'âme soit moins embarrassée et moins remplie des créatures et par conséquent plus capable de recevoir Dieu en elle et ses saintes opérations.

2549 Soyez donc attentive à Dieu présent avec amour et respect. Ne vous oubliez jamais de ces trois points qui ne doivent point être l'un sans l'autre. Car si vous êtes attentive sans amour et respect, les paroles de Jésus Christ ne feront point en vous les effets qu'elles y doivent faire. Si vous êtes sans attention, vous n'entendez pas sa voix. Si vous

76 êtes sans amour, votre opérer est sans vie et sans âme. Donc que l'amour et le respect se tiennent liés inséparablement à l'attention. C'est pour cela que je vous ai tant de fois recommandé l'attention amoureuse à Dieu présent. Souvenez-vous de Dieu avec amour et respect.

1379 Vous êtes en peine comme on peut être et subsister en la présence de Dieu dans une simple vue de foi... J’espère qu'un jour, si vous êtes fidèle, vous connaîtrez parfaitement cette vérité: que Dieu étant en vous, vous n'avez besoin que de respect, d'amour, d'attention et de soumission en sa divine présence; de respect à sa grandeur souveraine, d'amour à sa bonté, à sa sainteté, d'attention à ses divines volontés et au mouvement de son divin Esprit , de soumission pour les accomplir avec agrément et perfection.

Votre regard doit être actuel vers Dieu, mais très simple et amoureux. Et lorsqu'il vous donne quelque mouvement de lui renouveler vos sacrifices ou de faire eueloue acte de révérence, d'amour, d'abandon, etc, vous les produirez fort simplement, vous contentant, lorsque vous n'êtes point tout-à-fait dissipée, d'en ressentir en votre âme la disposition, vous laissant à Dieu dans les sentiments qu'il vous imprime. Mais lorsque vous n'êtes point dans l'oraison particulière ni â la sainte Messe, ni occupée d'affaires importantes, vous pouvez donner quelque petite liberté à votre esprit de se réfléchir sur quelque effet particulier de la miséricorde de Dieu sur vous, ou vous occuper de quelque vérité chrétienne, ou sur les choses dont on vous a instruite. Et si vous voyez qu'il 77 s'emporte trop loin dans des digressions inutiles, retirez-le doucement en vous remettant simplement en Dieu, sans efforts mais suavement et hunblenent , vous abaissant devant son incompréhensible grandeur. Calmez votre esprit par un simple acte de révérence et demeurez en silence quelque temps, voire jusqu'à ce que l' esprit de Dieu vous meuve à parler. Vous ferez la même chose dans les égarements de votre esprit dans le temps de votre oraison. En vos actions il suffira de temps en temps d'élever votre esprit à Dieu présent , et de faire , avec un esprit dégagé de vous-même, ce que vous faites ou que vous devez faire.

Ce ne seront point vos sens qui vous établiront dans la réelle et véritable présence de Dieu, ce sera la foi purement et fervement pratiquée. Il faut souvent se renouveler en cette divine présence par une croyance simple et amoureuse, pour vous habituer dans cet exercice. Il y a un peu de peine pour ceux qui commencent , mais les bénédictions qui accompagnent le progrès donnent une grande force à l’âme.1351

Travaillez un peu à vos dépens, vous en avez assez fait de passé aux dépens de Dieu, de sa pure gloire, et de ses intérêts.Vous n'en êtes pas encore persuadée, mais vous le serez un jour et en aurez regret .

1014 Entrez donc dans les usages de la foi. Or possible me demanderez-vous: "Qu est-ce que la foi?" afin que vous la puissiez mieux exercer, et que votre esprit puisse subsister dans ses pratiques. La foi est un don de Dieu, lequel vous avez reçu au baptême, non pour le laisser anéantir, comme vous faites et quasi tous les chrétiens, mais pour en faire usage. La foi est une ferme et sincère croyance de Dieu et des vérités qu'il a révélées à son Eglise1352.

On appelle la foi une lumière ténébreuse. Pourquoi? Parce qu'elle n'est pas vue mais crue. Ainsi c'est une simple croyance qui assure l'esprit et le fait subsister dans les vérités qu'on lui fait entendre, sans voir ni sentir, et sans aucun autre appui que cette simple foi, qui vous dénue de toutes images, de tous raisonnements, et qui vous tient dans la vérité essentiellement.

884 Ma très chère fille, J'avais bien le désir de vous écrire ce matin sur l’Evangile, mais la Providence nous a donné la sainte Messe fort matin. C'est ce qui a rompu mon dessein, mais qui m'a remplie d'un désir très intime de voir votre âme établie dans la grâce de la Transfiguration. Et je me suis trouvés très appliquée à prier pour elle à la sainte Communion. Si vous êtes fidèle, vous connaîtrez quelque chose des merveilles qui sont en Dieu et qu'il fait goûter à ses élus.

J'ai toujours dans l'esprit de vous exhorter1353 à avoir une haute estime de Dieu, de ne rien préférer à son amour, et de vous référer toute à lui. Pesez bien l'importance de ce que je vous dis, et l'obligation que vous avez de vous y rendre fidèle.

Ce sera, ma très chère fille, par l’usage de la foi. Il faut que quelque jour je vous parle de son excellence et de ses effets, et que vous soyez convaincue de la nécessité que vous avez de la pratiquer. C'est par elle que votre âme s'élève à Dieu. C'est par elle qu'elle le connaît. C'est par elle qu'elle se rend soumise aux desseins adorables et secrets que Dieu a sur elle. C'est par la foi que vous êtes en actuelle jouissance de Dieu présent. C'est par la foi que vous sortez des créatures pour entrer en Jésus. Bref c'est par la foi que vous êtes unie et transformée en Jésus. O sainte foi, que tu as de grâce et de puissance! et que de saints et divins effets tu produis dans une ame qui agit et opère par ta lumière et par ta vertu.

Si vous voulez être transfigurée, il faut aller à la montagne de la pure oraison. C'est par icelle que l’âme est vraiment transfigurée, qu'elle est toute dépouillée d' elle-même et revêtue de Dieu. On monte à Dieu sur la montagne pour y trouver Dieu par le sentier de l' oraison et de la mortification, et lorsque l’âme arrive au sommet d' icelle, elle y trouve Jésus Christ transfiguré parlant de l'excès de son amour en ses divines souffrances, et entend cette voix adorable: "C'est ici mon Fils bien-aimé en qui j'ai pris mes plaisirs, écoutez-le.

Sur cette montagne, l’âme est très attentive à Dieu; elle écoute le Verbe divin revêtu de notre chair qui parle à son coeur et qui l'instruit de son amour et de ses mystères. Oh! que de merveilles, que de prodiges, que de grâces dont l'âme est remplie par ce parler divin. C'est sur la montagne que Dieu fait entendre sa voix, c'est sur la montagne que Dieu se manifeste, c'est sur la montagne qu'il parle de sa Croix. 80

Laissons-nous conduire sur cette montagne bienheureuse! Quittons le fatras des sens et des créatures, élevons-nous par la foi et écoutons la divine leçon de notre adorable Maître. Il nous parle de l'excès de sa Passion, pour nous apprendre que la gloire et la félicité de Jésus était de souffrir pour nous, et de nous témoigner son amour.

Portons un très grand respect et amour aux paroles saintes de Jésus, désirons qu'elles soient opérantes dans le fond de nos coeurs, et qu'elles impriment en nous un puissant amour de sa Croix, puisque les marques de la transfiguration d'une âme c'est l'union à Jésus Christ en Croix, c'est d'aimer et de parler de la Croix et d'y être consommée.

Soyez transfigurée en cette manière, et ne prenez point de plus intime satisfaction que de souffrir pour Jésus Christ et avec Jésus Christ.


[pièce] 9 Aimez Dieu, ma très chère fille, aimez Dieu pour l'amour de lui-même. Ce peuple de l’Evangile d'aujourd'hui [IVè dimanche de Carême] aime Jésus et le poursuit pour le faire Roi parce qu'il les a repus et rassasiés de pain et de poisson. Oh! qu'il y a peu d'âmes qui aiment Dieu pour l'amour de lui-même, et qui le fassent régner dans leur coeur! Tant que nous ressentons les doux effets de ses grâces, que nous avons la lumière et le goût, nous le suivons et l'adorons comme notre Dieu et notre Roi. Mais s'il nous prive de ses douceurs et qu'il nous nette dans le renversement, nous ne le connaissons plus. 81

Jésus est toujours Dieu, plein de grandeur, plein d'amour et de sainteté. Il est le même dans les privations, dans les impuissances que vous expérimentez tous les jours. Il faut donc que vous l'aimiez et l'adoriez de même coeur , que la foi vous élève au-dessus de vos sens, que vous connaissiez par elle comme vous devez vivre dégagée de vous-même et des appuis de vous-même et de votre amour-propre.

Elevez-vous en simplicité à Dieu, qui vous est actuellement et réellement présent. Dépouillez-vous de toutes vos lumières, de tous vos goûts, de toutes formes, de toutes images et espèces. Dieu est un pur esprit: il veut être adoré de vous en esprit, dénué de tous fantômes [toutes représentations sensibles].

La foi vous enseigne que tout ce qui tombe sous les sens et dans la compréhension humaine n'est point Dieu. Non, non, ma très chère fille, tout ce que vous ressentez, tout ce que vous goûtez, tout ce que vous voyez n'est point Dieu. Ce peut bien être quelque effet de ses grâces, mais ce n'est pas Dieu source de grâce.

Et pour le trouver dans sa pureté divine, il faut que vous vous éleviez au-dessus de tout ce que vous sentez; et que, par une simple ignorance de toutes choses, vous demeuriez en foi dans Dieu, c'est-à-dire: le croyant ce qu'il est, vous demeurerez dans un abîme de respect en sa sainte présence, sans former d'autre discours. Vous vous laisserez à la puissance divine pour être la victime de son amour. Vous demeurerez en cette posture, immobile, ne permettant pas à votre esprit de se réfléchir, vous négligeant vous-même pour vous laisser toute à Dieu et remplie de lui. Et si la tentation vous attaque , vous la négligerez de même, étant comme insensible à tous vos intérêts, car il faut que vous vous perdiez vous-même si vous voulez jouir de votre Dieu. "Celui qui perd son âme la gardera pour la vie éternelle".

1147a Je prends une heure de mon temps d'après Matines pour vous dire deux mots sur votre lettre d'hier, en laquelle vous me demandez trois choses.

La première est que vous désirez être instruite pour agir par la foi, et voir toutes choses dans l'ordre de Dieu, et qu'il a vu et connu toutes choses de toute éternité. Vous demandez ce que vous savez déjà. La foi nous apprend que Dieu est Dieu, qu'il voit tout, qu'il sait tout, qu'il peut tout, qu'il pénètre tout et que rien ne peut être caché à ses yeux divins; qu'il a de toute éternité disposé et ordonné les voies de notre sanctification; qu'un cheveu ne tombe point de nos têtes sans son ordre; que le bien et le mal, l'affliction et la joie , le repos, la peine, etc., sont dans sa main; que sa très sage et très aimable Providence dispose de tout suavement et saintement, pour le bien des âmes qui s'abandonnent à Dieu et qui vivent de foi.

Or quels sont les usages de foi? C'est de croire à ces vérités que je vous viens de dire1354 et à toutes les autres qui sont en Dieu, bien que vous ne les connaissiez point. Comme par exemple: On me contrarie. Je reçois cette contradiction de la main de Dieu sans permettre à mon esprit de tant raisonner, et je me résigne à sa 84 très sainte volonté en patience, croyant que Dieu me l'envoie pour sa gloire et mon salut. Je crois que Dieu me voit. Je crois qu'il est plein d'amour et de miséricorde pour mon âme. Je crois qu'il ne fait rien qui ne soit juste et saint. Et dans les occasions, vous en pouvez faire des actes, comme de dire: "Mon Dieu, je crois que vous m'aimez d'un amour infini, puisque vous êtes mort pour moi. Je crois que vous aurez soin de tous mes besoins, et que votre grâce me conduira à vous- Je trois en votre sainte Providence et qu'un cheveu de ma tête ne tombe point sans votre ordre. Et par conséquent, je crois que vous voyez la moindre de mes pensées et qu'il n'y a rien de casuel [pour Dieu, rien n’est imprévu] en vous, que tout ce que vous m'envoyez est bon, et que vous ne me permettrez jamais rien qui ne soit à votre gloire et au bien de vos élus, nonobstant que je ne le comprenne point. Je crois, ,mon Dieu, je crois en vous, et en vos saints mystères, et en toutes les vérités saintes que vous avez révélées à votre Eglise"… D'autres fois vous pourrez dire: "Je travaille, mon Dieu, parce que vous le voulez; le péché m'ayant réduite à cette peine, je la souffre pour votre amour en esprit de pénitence". Vous pouvez boire, manger, dormir, et le reste, en cette disposition, faisant toujours ce que Dieu veut, évitant le péché, parce qu'il le hait.

Les usages de la foi, c'est de croire en Dieu et en ses divines paroles, et de travailler dans la vertu de cette croyance. Je n'en sais point d'autre méthode. Plusieurs livres en décrivent de belles pratiques, entre autres le Père de Saint Jure dans le livre qu'il a fait: "De la connaissance de l'amour de Notre Seigneur". Je n'aime point tant de multiplicités. Nais quand l'esprit en a besoin on s'en peut servir. Ces 85 dignes auteurs les ont écrites à ce sujet, donc vous vous en pouvez servir.

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La seconde chose que vous demandez est comme il faut tout recevoir en esprit de pénitence. C'est, ma chère fille, que nous sommes pécheresses, et en cette qualité, comme je vous l'ai montré nombre de fois, nous ne sommes dignes d'aucune grâce ni bonheur. Ainsi nous devons souffrir nos misères en esprit de pénitence, c'est-à-dire que j'en fais ma pénitence, puisque mes péchés le méritent, et obligent Dieu de me laisser dans mon abjection. Exemple: on me dit une injure. Je la souffre en esprit de pénitence, c'est-à-dire avec une pensée ou sentiment que j'ai péché, et qu'en qualité de criminelle [pécheresse] je le mérite, et ainsi je la souffre en me confondant. Nous vous avons dit et écrit ces choses: vous les pouvez repasser en votre esprit à votre loisir.

La troisième est sur le consentement de la partie supérieure dans les fautes ou imperfections que l'on commet…


2922 Il est à propos que vous sachiez comme votre volonté est la maîtresse, et que c'est elle qui fait en vous le péché ou la vertu. Car si la volonté n'adhère à la tentation, la tentation ne vous saurait nuire, fût-elle aussi maligne que tout l'enfer. Et cette vérité calme votre âme au milieu des orages et des troubles de la vie.


966 Ma très chère fille, je demeurai hier dans ma petite solitude où il a bien plu à Notre Seigneur me faire ressentir les effets de sa très grande miséricorde. Ce ne fut point sans penser à vous, et je remarque que vous êtes trop peu appliquée à une vérité, et qu'il vous reste en fond une secrète habitude de savoir; et imperceptiblement elle se produit par saillies de votre amour-propre.

Vous dites que votre impuissance est si grande que vous ne pouvez pas même nous rendre cotmpte. Et moi je vous dis que dans vos impuissances et dans vos ténèbres je vous trouve éclairée; et votre état dans cette disposition est bien plus solide; votre amour-propre y a bien moins de part.

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Vous vous brouillez beaucoup dans la vie intérieure, et pour vouloir être trop éclairée vous n'y voyez goutte. Votre esprit est insatiable : il dévore tout. Et connaissant qu'il est sujet à la gourmandise spirituelle, il est bon de le tenir quelquefois à jeun, et le porter à se contenter de ses ténèbres, de ses misères et pauvretés.

Vous dites que le désir que vous avez de recevoir de l'instruction n'est que pour trouver mieux Dieu. Et moi je dis que la plupart de vos désirs ne sont que production de votre amour-propre qui, comme je vous ai déjà dit, a une pente très grande de chercher pour se rassasier. Hé, mon enfant, si vous cherchez Dieu en esprit et vérité, la foi vous le fait-elle pas posséder? Avez-vous point appris qu'il y a un Dieu digne de votre amour? Non, non, il ne faut point tant de choses pour la vie intérieu86re, il ne faut que croire, et s'abandonner en amour; c'est-à-dire croire en Dieu et s'abandonner toute à son amour. Vous cherchez trop, vous trouverez moins. La foi ne consiste pas à beaucoup connaître, mais à croire et à se soumettre aux vérités qu'elle nous oblige de croire.

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Il y a bien longtemps que je vous exhorte à devenir simple d'esprit, à vous contenter du bon plaisir de Dieu en toutes choses, et surtout à vous désoccuper de vous-même. Je vous trouve trop vivante pour vous, et vous y êtes trop réfléchie. Combien de fois vous ai-je reprise de ce défaut? C'est une grande infidélité en la pure vie de grâce, parce que d'autant plus que vous êtes dans vos intérêts même spirituels, vous êtes moins élevée et unie à Dieu. Car il faut être plus à Dieu qu'à soi-même et avoir plus de zèle de son règne et de sa gloire en nous que de tout le reste.

Je vous recommande d'être très fidèle dans vos ténèbres et délaissements. Trouvez bon que Dieu fasse son oeuvre et ne regardez pas si la partie inférieure en est contente. Demeurez fixe, c'est-à-dire ferme dans votre cher abandon, même sans le voir ni ressentir dans vos sens. C'est votre volonté qui l'accomplit comme dame et maîtresse de votre âme. Vous avez la liberté, vous en pouvez user en la captivant à la sacrée conduite de Jésus, que vous ne connaissez qu'au milieu de vos ténèbres.Votre esprit se brouille pour vouloir trop bien faire. Simplifiez-vous et demeurez en paix. Vous saurez quelque jour ce que vous ignorez présentement. Ayez patience.

L'ORAISON

"Rassasiez - vous de Dieu et vous verrez que le reste est insipide"


2646 Repassant en mon esprit devant Notre Seigneur les diverses dispositions de votre âme pour les offrir à sa majesté, j'ai été touchée en la vue de cette espèce de lâcheté que vous commencez à ressentir, laquelle vous nommez assoupissement; et moi je l'appelle lâcheté intérieure aussi bien q’extérieure, puisqu'elle provient d'une disposition qui marque que votre âme n'est point animée du respect qu'elle doit à Dieu.

Oh! que je plains l'aveuglement des âmes qui ne connaissent point Dieu, qui se lassent et s'ennuient en sa sainte présence, qui ne sont point touchées de révérence de sa gran-deur:"Pleni sunt coeli et terra majestatis gloriae tuae", le Ciel et la terre sont remplis de la majesté de sa gloire, et nous n'y pensons point! Nous ne nous rendons point à cette adorable plénitude pour y avoir part.

Et ce qui me touche davantage, c'est qu'au temps le plus précieux de note vie, qui est celui de l'oraison, nous souffrons que notre âme demeure sans attention, sans respect, sans vigilance et sans amour vers une majesté si adorable. Hélas! si nous étions devant un monarque de laterre, quelle serait notre disposition! Et pour un Dieu d'une grandeur, d'une sainteté et majesté infinie, nous n'avons pas le courage d'attendre en sa divine présence une heure avec respect. Si nous savions quelle est l'importance de la perte que nous faisons par notre faute, nous la pleurerions avec des larmes de sang! Mais nous sommes dans les ténèbres, nos sens nous jettent dans l'aveuglement, et notre foi est comme anéantie. Que ferons-nous dans l'éternité si une heure d'oraison nous ennuie!

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Réveillons nos esprits par la foi qui nous fait connaître l'estime que nous devons avoir de Dieu et nous abîmons devant sa grandeur. Les séraphins dans le Ciel et tous les bienheureux sont si remplis de ce respect amoureux que les premiers voilent leur face, ne pouvant soutenir sa grandeur; et les autres s'anéantissent dans son essence divine pour lui rendre des hommages plus respectueux. Pourquoi faisons-nous moins sur la terre que ces esprits célestes dans le Ciel? Est-ce pas le même Dieu? Est-ce pas la même divinité? Et puisque nous l'avons aussi véritablement présent en nous qu'il l'est aux bienheureux dans le Ciel, au trône de sa gloire , pourquoi ne lui rendons-nous pas nos devoirs comme toute la milice céleste lui rend dans le Ciel?

Je sais bien aue le tracas de la vie présente nous rend incapables de crier actuellement avec la cour céleste:"Sanctus, Sanctus, Sanctus" sans relâche et sans interruption.Mais du moins, le temps qui est donné pour l'oraison particulière, soyons devant Dieu avec l'amour et le respect des séraphins, qui crient-dans un profond silence: "Sanctus..."; et soyons, dis-je, dans un abaissement profond devant la majesté de Dieu. Et si nous ne voyons point sa grandeur des yeux du corps, voyons-la bien plus purement et plus réellement des yeux de l'esprit par une simple croyance de foi.


2613 Qu'est-ce que l'oraison? C'est une élévation de l'esprit à Dieu et une tendance à l'union divine, ou même une possession de cette divine union pour les plus avancés.Et nous ne devons point avoir d'autre fin que celle-là, parlant en général. Mais les âmes ont en particulier différentes dispositions. Vous en devez avoir trois qui pourtant ne vous multiplieront point:

La première est la foi, par laquelle vous croyez et adorez Dieu dans la vérité de lui-même, laquelle foi vous fait tenir en respect devant sa grandeur.

La seconde est une exposition de vous-même à la puissance divine, vous dépouillant de tous vos intérêts et de toutes les productions et recherches de votre amour-propre.

La troisième est une humble soumission à toutes les conduites de Dieu sur votre âme, un abandon à son bon plaisir et un acquiescement amoureux à ses desseins.

Avec ces trois dispositions vous fe-ez une oraison très excellente.1355

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Pourquoi allons-nous à l'oraison ? C'est sans doute pour rendre nos devoirs à Dieu, d'adoration,de sacrifice et d'amour. Bref c'est 94 avec dessein de nous rendre tout à Jésus Christ. C'est dans le désir que nous avons d'être revêtues de son Esprit, et d'être faites une même chose avec lui. Or pour parvenir à la fin de l'oraison, il faut que l'âme souffre de très grands et rudes sacrifices. Il faut qu'elle souffre qu'on la dépouille de ses habitudes et qu'on la désapproprie de tant d'appuis. En un mot il faut qu'elle soit renversée et toute renouvelée. Et c'est le sujet pourquoi tant d'âmes souffrent en l'oraison, tantôt des sécheresses, d'autres fois des dégoûts, des ténèbres, et mille autres peines que nous y ressentons, et qui nous apprennent que dans ces misères Dieu détruit notre amour-propre et établit secrètement son règne. Mais il faut que l'âme s'abandonne à la souffrance, et se résigne humblement entre les mains de Notre Seigneur pour être la victime de son bon plaisir.

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Je vous ai dit autrefois que nous devons faire sur la terre ce que les bienheureux font au Ciel. Ils regardent Dieu en pure contemplation et sont consommés en son amour. Nous devons avoir une actuelle vue de Dieu en foi, et tendre toujours à son amour. Or le parfait amour ne consiste pas à être touchée dans les sens, mais il consiste à une totale conformité. Etant perfectionnée, c'est elle qui fait l'actuelle union d'amour avec Dieu, comme les bienheureux, union que nous pouvons conserver même dans les actions et le tracas de nos obligations,en faisant toutes choses par amour et soumission à Dieu.

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Il y a bien de la différence de la méditation et de l'oraison. La méditation est une étude sainte, en laquelle on apprend les mystères et les vérités chrétiennes; et l'oraison les savoure, les goûte et se remplit de la grâce qu'ils contiennent. La première regarde et considère la beauté de Dieu ou ses grandeurs; l'autre l'adore, l'aime et s'unit à lui. La première est multipliée par beaucoup de considérations, de matières et de discours; l'autre est plus pure, plus simplifiée et plus unissante à Dieu. En la première, l'esprit humain a de quoi s'occuper: la lumière, les goûts,les raisonnements nourrissent l'entendement et souvent notre amour-propre. En l'autre, nous sommes immolées et nos opérations sont anéanties, ou du moins plus épurées et simplifiées. En celle-là nous nous appuyons sur notre travail; et en celle-ci nous recevons l'opération divine, très simplement exposées, en esprit d'abandon et d'un amoureux acquiescement. En la première, c'est l' entendement qui agit. En la seconde , c 'est Dieu oui conduit. Et si une âme a tant soit peu de courage pour persévérer en l'oraison, quoique remplie de toutes sortes de misères, je suis assurée que Notre Seigneur lui aidera, et qu'il l'introduira en la sainte union. Mais il faut de la constance, car le démon et la- nature sont ennemis de l’oraison,et font leur possible pour en détourner l'âme.Soyez persévérante,ma fille , vous n'y souffrirez pas toujours de si rudes combats. Mais il y en a encore à passer. Ayez du coeur: c'est pour les intérêts de votre divin Maître Jésus Christ, et pour l'établissement de son règne en vous. Je le supplie vous soutenir et nous unir parfaitement à lui pour jamais.

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894 C'est un grand secret pour faire un grand progrès dans l'oraison de savoir bien garder le silence en la présence de Notre-Seigneur. C'est par le silence qu'on s'anéantit devant cette adorable majesté, et c'est dans le profond silence que Dieu se fait entendre d'une manière admirable...

Je trouve bon que vous travailliez au silence selon votre capacité présente, en attendant que je vous en écrive davantage… Commençons donc à travailler utilement, comme vous dites. Ne nous amusons plus qu'aux choses éternelles. Et quel moyen d'aimer ce qui périt? Retirons-nous et nous substantons des choses vraiment solides. Je veux que votre nourriture soit Dieu même, et que le reste ne vous soit agréable que pour lui et par lui. Goûtez la suavité divine, rassasiez-vous de Dieu et vous verrez que le reste est insipide.


1324 Je prie Notre Seigneur qu'il me rende digne de vous dire comme l'on peut prier pour le prochain: 1° vocalement, 2° mentalement, 3° en pur esprit.

La première c'est de dire des prières comme le chapelet; le Veni Creator,etc, à leur intention.

La seconde est de prier en pensée et en paroles intérieures, comme par des offrandes, des sacrifices et des jaculations que l'on fait vers la majesté de Dieu à leur intention.

La troisième se fait en pur esprit, toute remise et absorbée en Dieu; ou quelque fois par une oeillade amoureuse, ou simple élévation à Jésus Christ; ou un simple souvenir des misères qu'on nous a recommandées; ou en simple foi, se contentant que le bon plaisir de Dieu soit accompli en tout le monde, et particulièrement sur le sujet pour lequel on vous fait prier.

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Si vous me demandez quelle est la meilleure sorte de prière des trois que je vous propose, je vous répondrai qu'elles sont bonnes toutes trois. Mais la troisième est plus pure, qui distrait moins l'âme, et qui la retient plus intimement dans son union. Ce qui est plus dégagé d'images, de représentations et d'espèces est plus convenable à une âme d'oraison.

Mais après tout, il faut prier comme Dieu nous fait prier. Et il faut que votre âme soit si dégagée de son opération et de son action qu'elle soit indifférente à toutes celles que Dieu la voudra employer. De sorte que quand Dieu ou l'obéissance vous fera prier vocalement, vous prierez avec liberté d'esprit Car pourvu que vous fassiez ce que Dieu veut, vous devez être contente. Je dis ceci en passant pour vous faire voir que nous ne devons point avoir d'attache à nos pratiques intérieures, et que nous devons être toujours prêtes pour tout ce que Dieu veut...

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Deux motifs nous obligent à prier: Dieu et le prochain.

Pourquoi Dieu nous oblige-t-il de prier? Parce qu'il prend plaisir de nous donner, afin comme il dit dans l'Evangile, " que 98 notre joie soit pleine". Il ordonna même à disciples de lui demander.

Que faut-il demander à Dieu? La sanctification de son saint nom, l'avènement ou établissement de son règne, et l’accomplissement de sa très sainte volonté. Vous pouvez demander tout ce qui regarde sa gloire.

Pour le prochain, vous pouvez prier pour sa conversion, sa sanctification, et pour demander les grâces et les vertus nécessaires à son salut, mais toujours par relation à la pure gloire de Dieu.

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Quand faut-il prier ? C'est lorsque l'esprit de Dieu nous presse, lorsque l'obéissance nous le commande, ou que notre prochain et nos obligations nous portent à cela. Quelquefois l'âme se sent pressée de faire des prières particulières pour les intérêts de Dieu, d'autres fois pour le prochain. Elle doit prier comme on la fait prier, se simplifiant et priant par obéissance, et par amour de la gloire de Dieu; quelquefois par charité et par compassion des afflictions d'autrui.

Comment faut-il prier? Il faut prier avec amour et confiance, nais aussi avec une profonde soumission et avec respect des conduites de Dieu sur toutes choses, et particulièrement sur les âmes, prenant un singulier plaisir que la divine volonté s'accomplisse en toutes manières au Ciel, en la terre, aux enfers, et partout.

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Comment est-.--ce que vous satisferez aux obligations que vous avez de prier pour l'Eglise , pour les morts, pour les pécheurs, bref pour beaucoup de choses que l'on vous recommande actuellement?

Je vous ai dit autrefois que comme chrétienne vous êtes membre de Jésus Christ et que vous faites partie de son Corps mystique qui est l'Eglise. Vous ne pouvez vous en séparer qu'en renonçant à Jésus Christ et à votre baptême. Vous voilà donc éternellement liée à l'Eglise. Et dans cette union vous entrez nécessairement dans toutes ses intentions, bien que vous n'y soyez pas actuellement appliquée , et c'est une impuissance d'être autrement . Donc, ma fille,vous priez avec l'Eglise, pour l'Eglise et pour ses intentions… Ne soyez donc point en scrupule. Si vous ne priez point distinctement, vous priez comme Dieu veut, cela vous suffit.

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Votre unique désir et affection doit être que Dieu soit glorifié dans toutes les créatures, qu'il y règne, et qu'il y accomplisse ses desseins.

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Ne priez donc plus que pour les intérêts de Dieu en vous et en votre prochain. Et quand il arrive quelque accident sur la terre, cela ne vous doit pas troubler ni surprendre, mais vous devez incontinent en ces fâcheux événements, tant à votre égard qu'aux autres,adorer les secrets jugements de Dieu, et les ressorts de sa sagesse et de sa science éternelle que vous ne pouvez comprendre. Et sans vous troubler ni inquiéter, vous devez souffrir que Dieu fasse ce qu'il lui plaira, en vous et en votre 100 prochain, ne faisant autre chose que de vous complaire dans son oeuvre, quoiqu'elle répugne à vos sens. Et quand Dieu voudrait renverser tout l'univers,vous devriez être ferme et constante, n'estimant rien digne d'être que Dieu; et par conséquent n'estimant rien tout le reste, il ne faut point s'affliger si Dieu l'anéantit.

Apprenez donc à prier en foi, sans raisonner dans votre esprit. Qu'est-ce que prier en foi? C'est prier en silence, se contentant d'exposer ses besoins à Notre Seigneur, ou ceux de son prochain, et demeurer dans une ferme confiance en sa bonté qu'il y donnera les remèdes nécessaires : bref, que sa charité éternelle y pourvoira. Remettant de la sorte toutes choses amoureusement entre les mains de Dieu, il en prendra soin infailliblement et nous donnera, et à notre prochain, ce qui nous est nécessaire.

Une âme qui marche dans la voie où Dieu vous a fait l'honneur do vous appeler, ne doit plus avoir de choix ni de volonté pour elle ni pour son prochain, et toute sa complaisance doit être de voir le bon plaisir de Dieu accompli.


421 Quand vous communiez pour votre prochain, il ne faut pas vous gêner à dresser votre intention. Notre Seigneur sait bien que vous avez dessein de prier pour cette personne. Vous n'avez qu'à lui exposer l'affection et le désir que vous avez de le prier pour elle et l'offrir à Notre Seigneur selon votre capacité, sans vous peiner à lui expliquer toutes vos intentions.


844 La première chose que vous devez faire dans votre oraison, c'est un acte de foi qui vous fait croire Dieu. Le second, qui vous oblige de l'adorer; le troisième, de vous abîmer dans votre néant ,vous estimant très indigne de converser avec Dieu,et d'être un moment en sa sainte présence. Tenez-vous dans la bassesse, ne vous élevant point par témérité.

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Vous trouvez bien des heures et du temps pour les créatures; il est bien juste que vous en trouviez pour Dieu, et que durant l'emploi de celui que vous lui devez donner vous soyez inaccessible, si ce n'est à l'obéissance de votre mari, ou aux affaires qui ne peuvent être remises. Soyez très fidèle en ce point.


L 'HOMME ET SON NEANT

"Il faut vous réduire en pauvreté d'esprit"


421 Le découragement procède d'un fond d'orgueil, parce que si l'âme n'avait des appuis secrets en elle-même, elle ne se découragerait jamais. La confiance qu'elle a en ses forces l'abat quand elle ne les trouve pas suffisantes pour arriver au point où elle désire.

L'âme est toujours sujette au découragement jusqu'à ce qu'elle ait connu en fond l'abîme de sa misère, son néant et son impuissance, et comme elle relève de la force et vertu de Jésus Christ; qu'elle voie par sa propre expérience comme elle dépend actuellement de sa grâce. Et lorsque l'âme a connu cette vérité, elle demeure ferme dans son néant, ne s'étonnant point de ses impuissances, mais se laissant à la puissance de Jésus Christ. Elle attend son secours avec humilité et confiance, sachant bien qu'elle ne peut rien sans lui. Et la foi et sa propre expérience lui faisant voir cette vérité, elle demeure ferme sans s'ébranler au milieu des tentations, s'abandonnant sans réserve toute à Jésus Christ.


312 Je trouve bon que la seconde demi-heure de votre oraison, vous permettiez 106 à votre esprit de s'occuper des vérités qu'on vous enseigne.Mais donnez-vous de garde de l'activité actuelle de votre esprit, lequel étant tellement produisant, s'occupera beaucoup plus par soi-même que par la pure lumière de Dieu. C'est pourouoi il vous faut défier, et observer fort tranquillement s'il ne s'empresse point dans ses pensées, dans ses vues et considérations.

L'Esprit de Dieu est pacifique, et c'est la marque de son Esprit quand il nous fait agir en paix. Notre Seigneur visitant ses disciples leur dit: "Pax vobis". C'est le premier effet de la présence de Dieu véritable en rame: la paix s'établit et le calme se fait même ressentir dans ce fond d'esprit.

Il y a bien de la différence entre nos productions et celles de la grâce. Celles qui partent de nous sont toujours impures et ne peuvent s'élever vers Dieu, n'ayant que notre intérêt pour objet. C'est pourquoi ce sont lumières et opérations qui sont produites de nous-mêmes. Elles n'ont point de force ni de vigueur pour se tenir élevées vers Dieu; et si l'âne y fait quelque petit effort, elle se retourne bien-tôt vers elle-même, et ne se remplit point de Dieu, ni ne se vide point par conséquent d'elle-même.

Les opérations de la grâce sont d'une autre manière: elles sortent de Dieu et retournent à Dieu. Elles élèvent l'âme, la dégageant d'elle-même et des choses de la terre, la rendant capable de recevoir Dieu, c'est-à-dire son règne; et l'âme étant fidèle à la grâce opérante, elle fait en peu de temps un progrès admirable, se rendant capable des miséricordes de Dieu.

Quand vous vous trouvez en impuissance et dans les ténèbres, ne pensez pas que votre temps soit perdu. Dieu vous fait porter ces dispositions pour vous apprendre petit à petit à mourir. L'esprit humain ayant accoutumé d'agir, souffre des agonies quand il se trouve en sécheresse et en privation. Et l'aveuglement dans lequel nous sommes au regard des choses saintes, nous fait penser que nous ne sommes pas bien avec Dieu. Et insensiblement l'âme s'empresse pour se tirer de sa peine et de sa captivité, pour se donner la satisfaction de ressentir autre chose.

C'est une grande infidélité à l'âme en cet état de travailler pour en sortir; il faut se laisser anéantir. Cette disposition arrive par deux causes. La première peut venir de Dieu qui nous éprouve, pour dénuer l'âme de ses propres appuis. La seconde, par châtiment de nos fautes. Et toutes deux sont utiles à notre âme. C'est pourquoi elle en doit faire un saint usage.

Le premier, d'agrément de la conduite de Dieu sur elle, trouvant bon qu'il en dispose comme il lui plaît. "Bene omnia fecit". Le second, de soumission à sa justice. Et en tous les deux l'âme doit toujours demeurer anéantie, attendant en patience le bon plaisir de Dieu.

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Qu'est-ce qu'une âme morte ou anéantie? C'est une âme sans désir, sans affection, sans choix, sans élection, sans souhaits, sans inclinations, sans vouloir, sans passions. Elle est faite en cet état d'anéantissement une pure capacité de Dieu. Que fait cette âme ainsi anéantie? Elle est revêtue de Jésus Christ, 108 elle est remplie de Jésus Christ. C'est Jésus Christ qui l'anime, c'est Jésus Christ qui agit en elle, qui pense pour elle, qui désire pour elle et qui aime pour elle , qui choisit pour elle, qui souhaite pour elle. Le grand Apôtre le savait d'expérience quand il disait: "Vivo ego, jan non ego, vivit vero in me Christus".

Si vous aviez goûté un moment le bienheureux état d'anéantissement, vous trouveriez que la vie intérieure est bien facile, toute la peine qui s'y fait ressentir ne procédant que de la résistance que nous faisons à la mort de nous-même. Je vous souhaite cet esprit pour régler vos actions et pour rendre à Dieu la gloire que vous lui devez. Vous savez ce que je vous en dis il y a peu de jours, et dans l'entretien, et par écrit.



2087 Ne vous étonnez point de voir tant de misère et de corruption en vous. Après que vous aurez bien compris par expérience ce que vous êtes, et ce que vous seriez si la grâce ne vous soutenait, il faudra vous désoccuper de vous-même et commencer à vous séparer de tout ce que vous êtes pour demeurer très étroitement unie à Dieu. Mais il faut que vous goûtiez encore bien du temps le fond de votre propre misère. Il faut que vous soyez bien persuadée de la vérité de votre néant d'être.

Vous connaissez votre néant d'être par la présence de Dieu, de laquelle je vous parlai hier; laquelle fait voir Dieu opérant en toutes choses et toutes choses subsistant en lui. La lumière de la foi vous fait voir qu'il n'y a que lui qui soit en vérité. Il le dit à la grande Sainte Catherine de Sienne en ces mêmes termes, lorsqu'on le le priait amoureusement de lui dire qui il était. "Je suis, dit-il, celui qui suis et tu es celle gui n'est point". Oh! la sainte vérité prononcée de la bouche de Jésus! Ecoutez-la et en faites votre profit. Voilà donc le néant d'être.

Or le néant de péché est bien plus malin. Le premier n'est point opposé à Dieu, mais le dernier le détruit autant qu'il est à sa puissance. Et sa malignité est si grande qu'il est impuissant et incapable d'avoir aucun être dans le bien ou la vertu. Le premier néant regarde l'être moral, et le néant de péché regarde l'être de grâce et le détruit. O néant maudit et abominable! Le premier nous tient dans la vue du non-être. Il est simple et c'est une vérité qui ne nous confond pas, en une certaine manière; mais le néant de péché nous humilie et nous confond éternellement.

Lorsque la créature sort de son néant pour opérer le péché, elle tombe dans un double néant, qui la rend infiniment plus incapable du bien que le simple néant, lequel n'est point résistant à Dieu. Et c'est un grand sujet d'humiliation à l'âme de se voir capable par sa malice d'un désordre si grand.


2984 Votre lettre d'aujourd'hui me donne grand sujet de bénir Dieu de voir les connaissance qu'il vous donne sur votre fond de misère et de néant. Tenez cette lumière pour une très haute grâce; car elle vous est infiniment plus utile que de faire des miracles et que d'être remplie d'extases et de révélations…

Non, non, mon enfant, vous n'opérez pas plus impurement que du passé, mais vous avez bien plus d'intelligence, vous connaissez un peu mieux l'abime de votre corruption, et votre impuissance de pouvoir rien faire digne de Jésus. Demeurez dans cet état tant qu'il plaira à Notre Seigneur vous y tenir et goûtez l'impureté de votre fond… Rendez-vous savante en la connaissance de vous-même par votre propre expérience. Soyez sage à vos dépens, c’est-à-dire soyez humble par la destruction de votre orgueil.

Oh! que votre aveuglement était grand lorsque la vanité secrète et l'estime de vous-même vous persuadait de faire un recueil de votre vie pour la mettre en admiration. Sans doute vos pensées sont autres maintenant, et vos sentiments ont bien changé de face. Que diriez-vous si l'on vous priait d'écrire votre vie? O mon enfant, il faut que vous confessiez que jusqu'à présent vos lumières ont été bien ténébreuses, et lorsque vous vous croyiez bien juste, vous étiez devant Dieu bien criminelle [sens donné précédemment].

Je vous compare au Pharisien de l'Evangile qui avait tant d'estime pour ses oeuvres que pour en publier l'excellence il blâmait le pauvre Publicain, disant qu'il n'était pas comme lui. Hélas! mon enfant, combien avez-vous pensé et peut-être cru en votre coeur que vous faisiez mieux que telle et telle? combien vous êtes-vous préférée à votre prochain?


1191 C'est un très grand défaut dans la vie intérieure et particulièrement dans la voie d'anéantissement, d'entrer par désir ou affection dans une disposition où Dieu ne vous appelle pas, de vouloir faire de bonnes oeuvres à quoi Dieu ne vous applique pas. Et sous prétexte que vous voyez les oeuvres extérieures de piété bonnes et saintes,votre amour-propre voudrait tout embrasser, sans discerner si Dieu veut cela de vous ou non. Et le plus souvent, dans cette façon d'agir, vous faites de bonnes actions par le choix et l'inclination de votre esprit, sans ordre ni mouvement de grâce. D'où vient qu'après de très longues pratiques de ces oeuvres de piété, vous n'en êtes pas plus morte à vous-même, ni plus parfaite. Il les faut donc faire par la direction de l'Esprit de Dieu.

Secondement, il se faut bien garder de se remplir de toutes les bonnes choses que vous voyez pratiquées, parce que, ce que Dieu demande d'une âme, il ne le demande pas de toutes. Les unes, il les applique à la charité et au service du prochain, les autres, à consoler les affligés… d'autres, à la pénitence et à l'austérité,etc...Et c'est en quoi paraît d'une manière du tout admirable la puissance et la sagesse éternelle de Dieu, qui a donné à chacun selon son bon plaisir pour la sanctification de ses élus, sans qu'aucune des voies se ressemble. "O profondeur de la sapience et science de Dicu, qui pourra comprendre la sublimité et sainteté de vos voies?"(St Paul)

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Dans la diversité des voies de Dieu, nous en trouvons qui sont dédiées à honorer la vie cachée et anéantie de Jésus Christ… Il me semble, selon la connaissance qu'il a plu à Notre Seigneur me donner sur votre âme, que vous êtes du nombre de celles-ci, et que vous y devez une fidélité inviolable.

Il faut vous plaire dans la voie où Dieu vous a mise. Ce n'est pas vous qui l'avez choisie, mais la Sagesse éternelle 1'a choisie pour vous, et vous oblige de vous y appliquer, sans vous gêner que vous ne faites rien de grand ni d'excellent pour la gloire de Notre Seigneur. La foi vous apprend que la plus grande et la plus digne gloire que vous lui pouvez donner, c'est d'être parfaitement soumise à son bon plaisir, c'est d'être la captive de son amour..., parce que lorsque vous êtes de la sorte, il se glorifie parfaitement en vous.

En cet état, vous lui donnez plus de gloire que si vous bâtissiez mille hôpitaux et que si vous faisiez beaucoup d'autres bonnes oeuvres , dans lesquelles votre amour-propre prendrait vie dans votre bonne action.

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Soyez donc désormais en repos quand vous voyez votre prochain qui fait les bonnes oeuvres que vous ne faites pas. Ne sortez point de votre voie pour entrer dans une voie étrangère et qui ne vous est point propre. Et ce qui vous doit consoler et mettre en repos, c'est l'union que vous avez comme chrétienne à l'Eglise. Et comme vous faites un corps avec tous les chrétiens, qui sont les membres de Jésus Christ, toutes le bonnes oeuvres qu'un bon chrétien fait, vous y avez part; et vous y contribuez en une certaine façon, à raison que vous êtes unie à ce membre, comme faisant un même corps. Et dans cette sainte liaison, vous êtes charitable, humble et patiente, avec votre prochain.

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Je ne sais si vous avez bien compris ce que je vous veux dire touchant les bonnes ac112tions qui sont faites par autrui. Je vous dis que, conne vous priez avec tous les chrétiens à cause de l'union, vous travaillez aussi avec eux. Tous les premiers chrétiens n'avaient qu'une volonté comme ils n'avaient qu'une foi, une loi et un baptême, ainsi que vous le remarquez aux Actes des Apôtres. Tous les chrétiens n'ont qu'une volonté en Jésus Christ, et tous ont un désir de le glorifier. Du moins ils ne peuvent prendre d'autre intention dans leurs oeuvres, ou elles ne seraient pas opérées chrétiennement. Demeurant donc dans l'intention de l'Eglise votre bonne Mère, vous honorez Dieu dans toutes les bonnes oeuvres qui se font par ses enfants, à raison, comme je vous ai déjà dit, que vous ne faites qu'un corps.

Voici la disposition que vous devez porter en fond pour y avoir part: Premièrement, consentir à toutes les bonnes oeuvres qui se pratiquent dans toute l'Eglise. 2° Etre bien aise que Dieu soit glorifié en plusieurs manières selon son bon plaisir. Et quand vous voyez faire une bonne action, offrez-la à Dieu par une simple élévation, vous réjouissant intérieurement de voir des âmes qui font l'oeuvre de Dieu que vous n'êtes pas digne de faire.

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Vous ne devez plus dire: "Je voudrais ceci ou cela", car la divine volonté doit tellement agir en vous qu'elle soit toute-puissante dans votre âme, sans permettre à votre amour-propre de souhaiter, ou s'inquiéter de ne faire pas tant de bien que beaucoup d'autres. Si Dieu ne veut point ces oeuvres-là de vous, pourquoi les voulez-vous faire? C'est un reste de la malignité que nous avons reçue d'Adam,de vouloir toujours être et faire quelque chose qui nous 114 paraisse, pour y prendre une secrète satisfaction. Nous ne pouvons mordre dans l'anéantissement. La pensée d'icelui nous tourmente, et cependant c'est notre salut.

Dieu vous veut dans cet état: est-ce à vous d'en vouloir un autre? La volonté de Dieu est-elle pas plus sainte que tout le reste? Et ce que Dieu a choisi pour vous, vous est-il pas plus salutaire que tous les biens et bonnes actions que vous pourriez opérer? O ma fille, serions-nous si téméraires que de donner des lois à Dieu? Pour moi, je vous avoue que j'ai tant de respect pour son bon plaisir, que j'aime mieux relever de terre des fétus par son ordre que de convertir tout l'univers par l'ardeur de ma volonté.

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Aimons ce divin bon plaisir; prenons nos félicités d'y être attachées. Les bienheureux n'ont point d'autre bonheur, et cette complaisance qu'ils ont dans l'accomplissement des volontés divines compose leur béatitude. Aussi voyez-vous sur la terre de certaines âmes qui, étant toutes mortes à elles-mêmes, jouissent d'une félicité anticipée. Car ayant perdu leur volonté propre dans la divine,elles sont toujours dans la satisfaction entière, ne voyant rien sur la terre hors du bon plaisir de Dieu. O ma fille, quand serons-nous dans cette bienheureuse mort qui donnera vie au bon plaisir de Dieu en nous? Il faut bien travailler à l'abnégation de nous-mêmes. Il faut bien détruite nos propres satisfactions...

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N'estimez pas votre voie meilleure et plus élevée que celle des autres. Soyez fortv retenue sur ce point; d'autant que vous ne voyez pas le degré de grâce d'un chacun, et qu'il appartient pa d'en juger...

Laissez donc toutes les âmes faire ce qu'elles font et si elles se fourvoient vous n'en répondrez point. Soyez fidèle dans la vôtre et gardez-vous bien de vous occuper de celle-ci ou de celle-là. Demeurez séparée des créatures. Ne condamnez point ce que vous ne pouvez comprendre. Et d'autant que vous trouvez quelquefois des âmes dont les voies et leur façon d'agir choquent vos sens et même souvent votre raison, gardez-vous de les juger ni désapprouver. Dieu ne vous a point donné d'ordre ni d'autorité pour les condamner; laissez-les à son jugement, et ne vous souillez pas par jugements téméraires. Si c'étaient des âmes qui soient sous votre direction, il y aurait quelque chose de plus à vous dire. Mais comme ce n'est qu'en passant et dans les rencontres de certaines personnes dévotes, il en faut retirer votre esprit qui va un peu bien vite sur ce sujet.

Soyez donc fort circonspecte, decrainte que vous ne rejetiez ce que Dieu reçoit, et désapprouviez ce qu'il approuve… Il faut respecter la grâce de Jésus Christ dans les âmes et les diversités d'un chacun. Car il en est au regard de Notre Seigneur comme au regard d'un roi qui a tous ses officiers. Sa cour est composée de différentes personnes, et chacune a diversité d'emplois; et celle que le roi destine pour être actuellement en sa chambre et jouir de sa présence ne doit point s'amuser à la cuisine. Il faut que chacun fasse sa charge et son office, autrement ce ne serait que confusion.


3117 Ma très chère soeur,Vous n'avez rien que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu, de quoi vous glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu? dit l'Apôtre.

Votre âme est sortie de Dieu, la foi vous l'enseigne; elle n'est donc point de vous ni à vous. Elle vous est prêtée pour mériter l’éternité,et partant vous êtes obligée de retourner à Dieu comme à la source d'où vous êtes sortie, et de vous rendre parfaitement à lui par Jésus Christ, qui est venu sur la terre pour être notre voie par laquelle nous allons à son Père.

Or votre âme avec toutes les excellences dont on vous la représente - ornée de ses trois puissances, par lesquelles elle a rapport aux trois divines Personnes - est pourtant créée de rien. Et c'est dans cette vérité que l'âme établit l'origine de son néant, duquel elle ne doit jamais sortir.

Le Fils de Dieu, Notre Seigneur Jésus Christ, nous dit en saint Jean, chapitre 12, que si le grain de forment tombant en terre n'y est premièrement pourri, il demeurera tout seul , mais s'il meurt, il. portera beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui la hait en ce monde la gardera pour la vie éternelle.

Oh! que ces divines paroles contiennent de mystère. Rendons-nous à Jésus Christ pour en porter les effets et recevoir la grâce qu'elles doivent opérer en nous. C'est Jésus Christ qui parle, nous le devons écouter avec attention et respect.

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1391 Je vois sur ce que vous m'écrivez que vous travaillez toujours pour voir et pour connaître. Vous avez une curiosité secrète qui vous fera bien de la peine, car il faut être sourde, aveugle et muette, et je vous en vois bien éloignée. Il n'en est pas de la vie intérieure comme des choses extérieures que l'on voit, que l'on touche,et que l'on goûte et comprend. La vie de l'esprit lui est toute contraire: la foi est sa lumière et sa sûreté. Donc il faut apprendre à vivre de cette vie et négliger vos sens, plus que vous n'avez fait du passé.

Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n'y avancez pas parce que vous voulez qu'elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l'inclination qu'il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu'il ne fait rien, il se rebute et se décourage.

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Vous dites que vous ne comprenez pas ce que c'est que votre âme; vous n'avez pas la capacité de la comprendre, non plus que de comprendre Dieu. Vous ne pouvez connaître l'un et l'autre que par la foi et par leur opération. Vous voyez bien que vous avez une âme puisque vous ressentez l'opération de ses facultés. Ne voyez-vous pas que vous avez une mémoire, un entendement et une volonté? Vous vous souvenez, vous entendez et comprenez, et vous aimez. Voyez donc que vous avez une âme puisque ses puissances sont opérantes. Penseriez-vous voir votre âme en quelque figure? Ne savez-vous pas qu'elle est faite à la semblance de Dieu? Qu'elle est pur esprit, ainsi, qu'elle n'est point palpable; de même Dieu n'est pas palpable : il n'est ni vu ni senti. 118

Vous me demanderez: "Pourquoi dit-on quelquefois: "Je voyais Dieu qui faisait telle chose?" C'est à cause de son opération qui se fait quelquefois voir et sentir à l'âme. Ainsi elle dit qu'elle a vu Dieu qui l'attirait, qui la soutenait; et c'est un effet de sa grâce, opérant en nous quelquefois sensiblement pour fortifier et encourager l'âme. D'autres fois il opère secrètement.

Il faut que vous compreniez que le voir de l'âme est en foi. C'est la lumière de la foi qui lui fait voir. Et cette vue n'est qu'une croyance simple qui la tient dans cette vérité. Les sens grossiers n'y ont point de part. Les intérieurs y participent quelquefois, lorsqu'ils sont bien purifiés. De même vous comprenez que vous avez une âme, à cause qu'elle opère et que vous ressentez souvent ses différentes opérations.

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Vous pensez que la grâce d'oraison et toute la sainteté de la vie intérieure s'acquièrent à force de travail d'esprit, de raisonnement, de lumière, de science.Et vous croyez tellement cela que, quand la lumière ou la connaissance vous manquent, vous n'estimez plus rien ce qui se passe en vous. C'est là votre pierre d'achoppement et celle de votre grand retardement.

Vous ai-je pas tant dit autrefois que vous n'aviez que de l'esprit et point de coeur pour Jésus Christ? Vous avez une pente et une inclination naturelle de savoir, et c'est ce qui a mis en désordre nos premiers parents. Vous voulez connaître, vous voulez comprendre, et vous ne voulez pas vous soumettre à l'aveugle à la conduite de Jésus Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez; mais votre esprit n'y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l'entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l'on vous enseignera là-dessus.

L'affection que vous avez eue toute votre vie d'être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n'y prenez garde, car votre capacité s'applique toute à comprendre et il n'y a rien pour l'amour. Votre esprit épuise votre coeur. Je suis pénétrée de ce défaut en vous et ne le puis souffrir davantage.

Il faut vous réduire en pauvreté d'esprit, puisque votre voie de grâce vous y oblige. Il faut que je sois impitoyable à votre amour-propre; et cette connaissance que Dieu me donne sur votre âme, ma très chère fille, est une très grande miséricorde pour vous. Je vous assure de sa part que c'est là votre retardement et ce qui s'oppose le plus en vous à la sainteté de son règne et de son pur amour. Vous n'êtes point pauvre d'esprit, puisque votre fond intérieur est tout plein de désirs: vous prenez un chemin à n'arriver jamais où vous désirez. Lorsque vous aurez appris à demeurer dans le néant et que vous vous en contenterez, vous verrez bien plus d'abondance et d'une manière bien plus épurée.

"Depuis que je me suis mise à rien

J'ai trouvé que rien ne me manque" [St Jean de la Croix]

Ce sont les paroles d'un grand saint, qui l'avait bien expérimenté.

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Vous vous trompez, ma chère fille, la vie intérieure n'est pas dans les lumières, mais dans le pur abandon à la conduite et à l'Esprit de Jésus.

Il est bon de voir ce que Dieu nous montre, comme notre propre misère, notre néant, notre impuissance, pour nous tenir dans l'humiliation, et nous convaincre que nous ne sommes rien et ne pouvons rien que par sa grâce. Ces connaissances-là sont bonnes parce qu'elles nous sont données de Dieu. Mais celles qui sont recherchées par l'activité, la force et la diligence de notre esprit sont bien sèches devant Dieu, parce qu'elles n'ont pas l'onction de sa grâce.

L'unique moyen pour faire un grand progrès dans la vie spirituelle c'est de connaître devant Dieu notre néant, notre indigence et notre incapacité. En cette vue et dans cette croyance que nous avons tant de fois expérimentée, il faut s'abandonner à Dieu, se confiant en sa miséricorde, pour être conduite selon qu'il lui plaira: soit en lumière, soit en ténèbres; et puis simplifier son esprit sans lui pernettre de tant voir et raisonner.

Il faut vous contenter de ce que Dieu vous donne, sans chercher de le posséder d'une autre façon. Ce n'est point à force de bras que la grâce et l'amour divin s'acquièrent, c'est à force de s'humilier devant Dieu, d'avouer son indignité, et de se contenter de toute pauvreté; et basseté(1). Il faut vous contenter de n'êre rien, et

"Vous serez d'autant plus

Que vous voudrez être moins"(1)

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La vie de grâce n'est pas comme la vie du siècle. Il faut s'avancer et se produire dans le monde pour y paraître et y être quelque chose selon la vanité; mais dans la vie intérieure, on y avance en reculant. C'est-à-dire: vous y faites fortune en n'y voulant rien être, et vous paraissez d'autant plus aux yeux de Dieu que moins vous avez d'éclat et d'apparence aux vôtres et à ceux des créatures.

"Pour être quelque chose en tout

Il ne faut rien être du tout"(1) [(1) St Jean de la Croix]

Les richesses de la vie de grace,c'est la suprême, pauvreté. Vous êtes bien loin de la posséder, car au lieu de vous dépouiller vous vous revêtez, sous prétexte de bien mieux faire. Quand le soleil est trop grand, il éblouit; quand vous avez trop de lumière, elle vous offusque. Votre esprit naturel est ravi de ne demeurer point à jeun; et lorsqu'il n'a ni lumière ni sentiment, il crie miséricorde, il vous trouble et vous tire de la paix. Il faut, ma très chère fille, le mettre en pénitence: nous en sommes dans le temps. Et il ne faut point avoir de pitié de ses cris. Ce sont ses intérêts qui le font crier. Il faut fermer les oreilles à nes plaintes, et vous contenter dans vo-ire ignorance, votre impuissance et pauvreté.

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Jusqu'ici vous n'avez pas cherché Dieu purement, mais vous vous êtes recherchée vous-122même. Votre tendance secrète, et souvent manifeste, n'a été que de contenter et satisfaire votre esprit qui a toujours été partagé le premier; et pourvu qu'il fût en repos vous croyiez avoir fait beaucoup. Apprenez maintenant une leçon contraire, qui est de contenter Dieu, vous abandonnant à sa conduite, en foi et simplicité, sans l'éplucher, vous résignant humblement à ses saintes volontés, attendant en patience sa grâce et sa lumière, sans que l'activité naturelle de votre esprit la prévienne, pour la dévorer et se satisfaire soi-même.

Voilà une grande leçon que je vous ai faite contre mon dessein, car je ne pensais pas vous rien dire, et cependant je vous ai dit la plus pressante vérité qui regarde votre état intérieur; et me suis trouvée si remplie, si assurée de la vérité que je vous ai dite que je n'en puis nullement douter. Pensez-y, ma très chère fille, voilà vos liens intérieurs qui sont bien plus malins que vous ne pensez. Priez Notre Seigneur au'il les rompe et qu'il vous fasse la grâce d'être comme un petit enfant, tout soumis et siciplifié à sa sainte conduite.

Il y a longtemps que je vous prêche ces qualités, tachez de vous en remplir et renoncez à tous désirs de savoir, de connaître, de sentir.

"Ut jumentum factus sum" , dit David: j'ai été fait comme la jument et ai demeuré avec vous. Demeurez à Dieu comme une pauvre bête incapable de quoi que ce soit, sinon d'être ce qu'il lui plaira; ignorant tout et ne sachant rien que sa très sainte volonté, à laquelle vou serez abandonnée et soumise sans la connaître. Et vous verrez que sa grâce, son amour et son 123 esprit règneront en vous.


2984 Mon enfant, Apprenez une leçon que je vous donne aujourd'hui, ne l'oubliez pas. La voici en deux mots:

"Vous serez d'autant plus

que vous voudrez être moins.

Ne soyez rien du tout

et vous serez tout en plénitude".

Retenez bien cette petite leçon, elle est courte, mais elle est efficace. Et pour en venir aux effets, aimez de n'être rien en tout ce que vous faites. Soyez bien aise que Notre Seigneur vous fasse la grâce de vous tirer des ténèbres de votre ignorance et qu'il vous fasse voir et sentir la dépendance actuelle où vous êtes de sa bonté, et comme sans son secours très particulier vous ne pouvez rien faire. Cette vérité est importante et fondamentale de notre édifice spirituel.

La pente naturelle que nous avons à l’élévation, c est-à-dire à notre propre excellence, et à la vanité, oblige Notre Seigneur de nous tenir longtemps et quelquefois toute notre vie dans la connaissance et dans les sentiments de notre bassesse. Et bien que nous ressentions par une expérience trop palpable l'abîme de notre misérable corruption, et que notre conscience nous reproche à tous moments nos impuretés et nos infidélités, nous sommes si attachées à l'estime de nous-mêmes que nous ne pouvons souffrir qu'on nous condamne ou méprise. Nous ne pouvons soutenir les rebuts que nous méritons. 124

Nous sommes assez convaincues que nous ne faisons rien qui vaille; cependant nous souffrons et avons un bien-aise secret en nous lors qu'on approuve ce que nous faisons.Nous sommes abominables devant Dieu et souvent nous le disons en nous-mêmes; et dans les rencontres où il faut être un peu méprisée, cela nous fait mourir.

C'est une chose bien rare de voir des âmes qui vivent en vérité. Nous vivons tous, mais hélas! la plupart mènent une vie de mensonge, et l'on se nourrit de vanité. On prend l'ombre pour le corps, et de l'accessoire nous faisons le principal. Déplorons notre aveuglement, et voyons comme jusqu'à présent vous et moi nous avons vécu dans les ténèbres et dans le mensonge. L'âme qui n'est pas dans la connaissance d'elle-même n'est point dans la vérité. Pour vivre dans la vérité, il faut vivre dans l'humilité , ou pour mieux dire dans le néant… O bienheureuse perte, ô perte salutaire! Que ne sommes-nous, mon enfant, perdues de cette sorte, où l'on ne se retrouve plus qu'en Dieu! Oh! si vous connaissiez ce souverain bonheur vous voudriez souffrir mille morts pour le posséder. Oh! s'il m'était permis de parler, ou plutôt si Dieu m'en donnait la capacité, je vous dirais que vous ne savez pas encore, mais que vous expérimenterez quelque jour ci vous êtes bien fidèle à Dieu.

57 Ayant considéré votre lettre du matin, le contenu d'icelle m'a touchée. J'ai quelque compassion de vous, ma très chère fille, mais les grâces que Notre Seigneur vous présente en vous faisant entrer dans l'état que vous 125 savez ne permettent pas à la tendresse de mon coeur pour le vôtre - bien qu'elle soit très grande - de retenir un moment la puissante main de Dieu qui travaille à vous anéantir. Et je crois avoir en cette occasion autant de courage que cette bonne et généreuse mère qui tenait les membres de son enfant lorsque les tyrans les coupaient pour l'obliger de renoncer à la foi de Jésus Christ.

J'avoue que le martyre que l'on souffrait anciennement était cruel; mais il n'était pas de longue durée. La vue de la récompense les animait. Mais le martyre de la vie intérieure est sans relâche: il ne finit qu'à la mort. Et il faut avoir une constance invincible pour ne se point décourager et pour ne point perdre coeur dans les attaques de tant de violentes tentations qui nous viennent assaillir, soit de la part du démon, soit de notre part, soit de Dieu même pour éprouver l'âme. Il faut de la fermeté, il faut de la patience; et pour mieux remporter la victoire il se faut anéantir. C'est une guerre où il se faut perdre soi-même pour gagner...

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Je veux bien, dans vos misères, que vous vous sépariez de la coulpe, c'est-à-dire haïr on vous vos faiblesses, malignités, et ce qui déshonore Dieu. Mais il ne vous est pas permis de vous séparer de la peine et de l'humiliation. Voilà comme il faut faire: je tombe dans une infidélité ; en môme temps la nature voudrait s'en contrister, et je ressens en moi quelque petite amertume dans le coeur, oui tendrait à me voir délivrée de cette malignité. Nous pouvons être touchées en ces rencontres, de Dieu et de nous-même. Pour moi, j'ai reconnu par expérience que la plupart des gémissements de no-126tre âme ne sont produits que de la source de notre amour-propre. Et nous avons une tendance insatiable à nous délivrer de la croix et de l'humiliation. C'est à quoi nous devons un peu nous appliquer. Car il n'y a rien qui confonde plus une âme que ses fréquentes chutes, car il faut de nécessité qu'elle avoue ses faiblesses et qu'elle a besoin d'un secours plus puissant que celui que notre orgueil et notre propre suffisance pensaient trouver en nous. Il faut donc nécessairement expérimenter le peu que nous son-mes de nous-même, une défiance de nous, et une tendance à nous séparer continuellement de nous-même .

Concevez donc le bonheur qui est renfermé dans vos faiblesses. Voyez si , en une certaine manière, vos misères ne sont pas aimables. Elles vous sont si utiles que, sans les sentiments que vous avez d'icelles, vous ne pourriez jamais posséder solidement la sainte connaissance de vous-même.

Vous devez donc haïr vos infidélités parce qu’elles déshonorent Dieu, mais non pas vous en troubler ni inquiéter. haïssez la coulpe , mais aimez chèrement la peine. Soyez marrie d'être contraire à Dieu, mais soyez bien aise que cela vous confonde et vous fasse connaître votre fond malin. Je veux bicn que vous gémissiez sous le poids de cette chair de péché avec saint Paul, mais je désire que vous entriez dans sa très profonde humilité. Car les misères qu'il ressentait le jetaient dans un abaissement si extrême qu'il se disait un petit avorton et indigne du nom d'Apôtre. Ne dit-il pas qu'il se glorifie dans ses infirmités? Quelles sont les infirmités de saint Paul? Ce sont les aiguillons des péchés qu'il portait et ressentait continuel-127lement en lui-même. Et lorsqu'il en demandait la délivrance, il a appris que, par toutes ces misères, son âme se perfectionnait.

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Ma très chère fille, Ne vous troublez point, votre état est bon; mais n'y soyez pas si réfléchie. Soyez plus abandonnée et plus dans la confiance en Dieu.Votre perfection est l'ouvrage de Jésus Christ. Soyez assurée qu'il la couronnera de ses bénédictions. Mais il faut que vous demeuriez ferme, souffrant la destruction que son amour fait en vous de tout ce qui est opposé à son règne. Je plains votre âme qui se tourmente dans ses ténèbres et dans ses ignorances. Et pour ne comprendre point le chemin où Notre Seigneur l'attire pour se la rendre toute à lui, elle se travaille et se peine très inutilement. Devenez petite enfant, plus soumise que jamais et plus simplifiée dans vos pensées. On vous assure que votre voie est bonne et sainte, marchez en confiance.


1474 Ma très chère fille, Je suis demeurée toute cette journée dans un soin très particulier de votre personne... Je vous avais présente en mon esprit, dans la crainte que votre âme ne soit dans quelque disposition qui vous pourrait crucifier et jeter dans la tentation. Néanmoins je m'en suis entièrement reposée sur la bonté de Notre Seigneur qui ne permettra pas que vous soyez tentée par-dessus vos forces.

Confiez-vous en sa miséricorde pardessus vos répugnances et la malignité de votre fond qui vous retire autant qu'il peut de votre 128 cher abandon. Ne quittez point , ne cédez point , que pour vous abîmer dans le néant profond. C 'est votre asile; mais vous ne l'avez point encore bien remarqué...Vous ne pouvez encore pénétrer comme vous pouvez vivre en mourant et mourir en vivant.

Oh! qu'il y en a peu de ceux-là à qui Jésus parlait dans l'Ecriture Sainte: "Veux-tu être parfait? donne tes biens aux pauvres, renonce à toi -même, prends ta croix et me suis". L'on en trouve encore qui donnent leurs biens aux pauvres, mais l'on n'en trouve quasi point qui suivent Jésus Christ. Heureuse l'âme qui connaît son appel et qui le suit avec fidélité.

Que craignez-vous? de vous perdre, ou les créatures? Hélas, ne l'appréhendez point, car cette perte est le commencement de votre bonheur éternel. C'est en nous quittant nous-même que nous trouvons Lieu, et que noue recevons la grâce de le suivre. N'ayez plus de regret de tout perdre, puisque c'est l'unique moyen de posséder Jésus. Prenez garde que les créatures ne vous entraînent et ne vous dérobent à vous-même. Ne vous empressez jamais pour aucune chose humaine et gardez-vous bien de rien préférer à Jésus Christ.

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Oh! que c'est un grand secret de se savoir bien abandonner dans un profond silence devant Notre Seigneur! Demeurez-y paisible en la partie supérieure de votre âme, et trouvez bon qu'il vous purifie comme il lui plaira. Gardez-vous bien de vouloir donner des lois à Dieu touchant votre conduite. Les états humiliants sont les plus saints et les plus utiles. Si nous étions éclairées de la pure lumière de la foi, 129 nous ne voudrions jamais sortir de l'état d'impuissance et d'abaissement.

Oh! qu'il et bon que vous soyez réduite dans votre néant sans vous en apercevoir comme dit le prophète. L'âme quj est anéantie est faite une pure capacité de Jésus Christ, elle ne lui est plus opposée. Oh! quand sera-ce, ma fille , que je vous verrai dans cet anéantissement? Hélas, pour lors,vous verrez toutes choses d'une autre lumière, car vos sens ne vous tromperont plus. Laissez-vous y conduire en secret et comme en cachette de vous-même, afin d'éviter les empêchements que vous y pourriez apporter. La main de Dieu a une puissance infinie pour vous y introduire, mais n'y résistez pas. Consentez à tous les dépouillements que la Sagesse éternelle fera en vous, soit pour les opérations de votre âme, soit pour les créatures que vous possédez encore, auxquelles vous pouvez avoir des attaches secrètes.Exposez-vous toute dénuée à la force du divin amour, et vous expérimenterez sa puissance.Notre Seigneur cherche des âmes vides pour les remplir de lui-même, et il n'en trouve point. Nous sommes si chiches au regard de Dieu. Quand vous lui donnez un petit moment de votre vie, ou que vous souffrez un quart d'heure de peine, il vous semble qu'il vous en redoit beaucoup. Vous n'avez pas assez de reconnaissance de ce que Notre Seigneur a fait pour vous, ni de l'amour qu'il vous porte.

Vous avez encore cela de mauvais d'être trop humaine, de vou loir trop accommoder la grâce avec la prudence de la chair. Vous rabaissez votre trait [vous visez trop bas] et quelquefois vous l'anéantissez par vue ou pour des craintes humaines. Vous ne simplifiez pas assez votre esprit, et vous 130 ne vous abandonnez pas assez à la conduite divine. Vous vous égarez dans les créatures. Vous n'êtes pas fidèle dans les événements à les voir dans l'ordre de Dieu et dans la dispensation divine… C'est l'exercice que vous devez pratiquer actuellement et tenir doucement votre esprit en bride, de peur que comme un cheval indompté il ne s'échappe.

Humiliez-vous donc de bonne sorte. Agréez en esprit d'humilité toutes les pauvretés et misères que la Providence vous fait ressentir. Les privations, les ténèbres et les impuissances, tout est bon, puisque c'est Dieu, la Sagesse éternelle, qui les donne. Demeurez seulement constamment abandonnée, et ne vous mettez point en peine pour le reste, Dieu pourvoira à tous vos besoins: votre sanctification est son ouvrage.

2258 Ma chère fille, Ne vous rebutez point sur cet état de mort totale de soi-même. Ce n'est point l'oeuvre de la créature, mais l'oeuvre de la main toute-puissante de Dieu qui y fait entrer l’âme à mesure qu'elle se dépouille, et qu'elle se désapproprie de tout ce qui occupe et qui remplit son fond. C’est l'état pur et saint que vous avez voué au baptême. C'est celui qui nous fait cesser d'être ce que nous sommes pour faire être et vivre Jésus Christ en nous.

Cette mort paraît cruelle et très rigoureuse à la nature et aux sens; mais elle est très savoureuse à l'esprit. Et une âme qui a tant soit peu d'estime, d'amour et de respect pour Dieu, sacrifie de bon coeur sa vie et son être à sa granler, par un intime désir de le voir vivre et régner en nous et s'y glorifier selon son bon plaisir.

Plus je vous connais, plus je suis confirmée à votre appel à cette pure voie. Ce n'est pas qu'il faille que vous y soyez introduite tout présentement; mais vous devez toujours conserver le désir d'y arriver, et y tendre selon votre grâce et votre capacité. Et pour nous voir éloignées des dispositions de Jésus Christ, nous ne devons Pas laisser d'y aspirer, et y faire tout ce que la Providence de notre bon Dieu a mis à notre puissance, abandonnant tout le reste à sa miséricorde et à son amour.

L'éloignement où vous vous trouvez présentement de ce bienheureux état procède d'une lumière plus grande qui vous manifeste vos misères et vos indignités. Vous ne devez point connaître votre progrès en cette voie; mais vous y devez marcher dans l'aveuglement, vous soumettant à la conduite que Dieu vous a donnée, sans permettre à votre esprit de se réfléchir pour voir son avancement… Je sais bien que vous êtes encore éloignée de cet état; mais la patience et la grâce amènent toutes choses, et Notre Seigneur vous y fera entrer par une voie que vous ne pensez pas. Tenez-vous toujours bien abandonnée. Ne sortez point de l'état de sacrifice où il vous tient. Laissez--vous conduire par son divin Esprit.

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Je suis très consolée de votre confiance en Dieu, et de la paix et quiétude que vous possédez en la vue de votre éloignement et de tant d'obstacles que vous rencontrez en cette pure voie. Celui qui, de toute éternité, vous 132 a fait l'honneur et la grâce de vous destiner à cette perfection, sera votre force et votre vertu pour y entrer. Ne vous découragez jamais. Continuez à vous sacrifier, puisque vous vous y sentez pressée, dans la vue de vos oppositions et de vos croix.

Voici le temps de fidélité; il faut être constante par la constance et fermeté de Jésus Christ… Adorez la main précieuse et adorable qui vous crucifie, et vous donnez bien de garde de rien envisager dans la conduite des créatures. Voyez tous les événements dans celle de Dieu et vous y soumettez avec respect. Il faut que son oeuvre soit accomplie.

Vous ne serez jamais vraie chrétienne si vous n'êtes en croix, et si vous n'y consommez votre vie comme votre divin maître Jésus Christ. Que craignez-vous, mon enfant? un peu de honte et de confusion de la part des créatures? Et vous ne craignez point le mépris que vous faites de Dieu et de sa grâce? Pour une vanité nous nous mettons en danger de perdre une bienheureuse éternité. Hélas! si les créatures nous pouvaient sanctifier, il faudrait les considérer; mais elles nous font périr et sont actuellement opposées à notre sainteté… Quittons-les de bon coeur, ne les préférons plus à l'amour de Jésus Christ. Nous ne pouvons servir à deux maîtres, à Dieu et à nous-mêmes. Il faut nécessairement quitter l'un pour l'autre. Est-il pas juste de quitter tout pour Jésus? Celui qui ne renonce pas à soi-même n'est pas digne d'être son disciple.

Mon Dieu, ma fille, que j’ai de désir de vous voir parfaitement soumise à la conduite de Dieu et toute remplie de son divin Esprit; que vous soyez bien généreuse dans vos croix, que les craintes et considérations humaines ne vous fassent point désister de la sainte résolution que vous avez faite d'être toute à Dieu.

L ‘AMOUR ET LA CROIX

"Ne vous attristez de rien en ce monde que d'être contraire à Dieu"


1712 Nous sommes créés pour aimer. Aimons donc Notre Seigneur Jésus Christ sans relâche. Aimons toujours, ne vivons et ne respirons qu'en la pureté du divin amour. Tout ce que vous faites, faites-le en amour. Que votre tendance soit l'amour, afin que par amour vous puissiez être parfaitement unie et transformée en Jésus. C'est le pur amour qui doit faire cette sainte transformation. Donc il faut que voua commenciez de vivre du pur amour, c'est-à-dire purement pour Dieu sans plus de retours sur vos intérêts. Perdez-vous, oubliez-vous de vous-même pour vous remplir de Dieu seul.


1014 Le pur amour est Dieu même "Deus caritas est. Dieu est charité, et celui qui demeure en charité demeure en Dieu". Oui, ce sont les paroles de saint Jean, desquelles vous ne pouvez douter.

Une âme en charité, c'est une âme en amour. C'est une âme toute remplie de Dieu, toute occupée de Dieu, toute zélée des intérêts de la gloire de Dieu; qui ne peut plus rien faire ni souffrir que pour lui seul; qui ne se regarde plus soi-même ni les créatures; et en ses opérations, elle n'a plus aucune tendance ni dé-138sir que de contenter Dieu. Elle ne regarde plus si elle en aura récompense, si elle en sera plus parfaite, si son oeuvre est méritoire, si elle aura plus de grâce ou de repos en son esprit. Son seul et unique motif est de contenter Dieu, sans envisager les intérêts de notre amour-propre.

L'âme opère tellement pour l'amour et respect de Dieu seul, qu'elle ne peut envisager que son bon plaisir. Elle ne regarde pas si elle est contente, car elle n'opère point pour elle, ains pour son seul uniquement adorable Jésus Christ. Toutes sortes de souffrances et de peines lui sont agréables, pourvu que son divin Maître soit satisfait. Enfin Dieu, Dieu tout seul, sans mélange de nos intérêts ni des créatures.

Le pur amour ne sait ce que c'est que d’être intéressé, que de se regarder soi-même. Il ne saurait souffrir la moindre souillure de vanité ni des créatures. Il fait tout pour Dieu. Il rend tout à Dieu, sans s'approprier jamais aucune chose. Sa tendance est de faire régner Dieu, de le glorifier en tout, sans se mettre en peine de soi-même.

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Le pur amour est beau et tout rempli de charmes, mais nous sommes encore trop impures pour le posséder; il ne pourrait demeurer un moment chez nous. Il fait sa retraite dans les âmes tout anéanties, etjusqu'à ce que vous le soyez, souffrez en patience de vous voir en cette dure et cruelle privation. Il faut que vous connaissiez que vous n'êtes pas digne de le posséder; et pour vous en rendre digne, il faut que vous soyez dans l'abîme de l'humiliation. Car tant que la superbe règnera en vous, le pur amour n'y pourra demeurer.

Laissez-vous donc détruire, humilier et consommer dans le centre de votre néant, et après vous verrez le pur amour se reposer en vous comme en son lit de repos. Mais sachez que le pur amour ne saurait souffrir la moindre impureté, le moindre intérêt, vanité et complaisance. Il est aimable en sa possession; il est bien rigoureux en son opération. C'est un monarque si puissant qu'il réduit tout sous son empire, et ne laisse point une âme en repos qu'il n'ait fait un total renversement. Il est sans pitié et sans miséricorde: il brise tout, il détruit tout. Il passe encore plus outre, car il consomme tout. Il ne peut souffrir la moindre résistance. Il a des armes très puissantes, et il en vient jusqu'à faire des martyrs. Enfin c'est un grand conquérant. Il veut assujettir les âmes à Jésus Christ, les arrachant de la tyrannie où le péché les a tenues si longtemps.

Les âmes qui souhaitent le règne du pur amour souhaitent en même temps, sans qu'elles y pensent, une guerre épouvantable qui les doit réduire au néant. Il y en a beaucoup qui désirent le pur amour, mais il n'y en a quasi point qui veuillent soutenir ses assauts, ses foudres, ses ruines et ses renversements. Qui parle du pur amour sans le connaître en ses effets, croit que ce n'est que plaisir et douceur. Mais une âme qui le possède connaît très bien, par son expérience, qu'il n'y a point de trève avec lui. Il faut que tout lui cède, et qu'il égorge tout ce qui a vie en nous pour nous donner vie en lui.

Le pur amour n'est jamais sans 140 souffrance: la croix, la douleur , le mépris, sont son aliment. C'est de quoi il se nourrit dans les âmes. Et si vous voulez le retenir chez vous, il faut que vous ayez de quoi l'entretenir. Faites provision de croix et de souffrances, autrement vous ne le tiendrez pas longtemps. La croix entretient le pur amour, et le pur amour soutient la croix, ils semblent inséparables, et lorsque l'âme ne ressent point sa croix, elle souffre de ne pas souffrir.

Oh! que nous sommes encore bien éloignées d'avoir en nous le pur amour! Cependant nous avons quelque sujet de nous consoler, car il a dejà envoyé ses fourriers marquer ses logis. Je suis certaine qu'il y veut loger. Mais il faut qu'Il le fasse nettoyer et mettre en ordre. Et c'est ce qu'il fait en vous présentement. Laissez-vous donc purifier. Et si vous me dites que vous ne voyez point cela, je vous réponds que vos yeux sont trop impurs pour le voir, et que Dieu veut de vous, non les sens, mais la foi pure. C'est pourquoi vous la devez exercer.

Il y a longtemps que je vous prêchc cette leçon. Mais votre esprit est tellement accoutumé au raisonnement, à voir et à sentir, ce mot de foi lui est si nouveau, qu'il ne s'y peut assujettir. Cependant c'est votre voie, et si vous n'y marchez vous ne goûterez pas Dieu et ne l'adorerez jamais en esprit et vérité.


3057 Ma chère fille, Vous êtes bien, souffrez tout ce que Dieu vous envoie: les ténèbres, les ignorances, et vos impuissances. Tout est bon puisque Dieu le donne: il en fera lui-même les usages en vous qu'il prétend. Quand je dis que vous vous abandonniez, j'encends vous dire: demeurez dans votre misère et impuissance, et attendez en confiance que Notre Seigneur vous en délivre. Il faut bien autrement souffrir: vous ne faites que de commencer. Ne vous découragez point, je vous assure que Notre Seigneur sera votre force et qu'il ne vous abandonnera point.

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Notre Seigneur ordonna à ses disciples après son Ascension de se retirer, de se reposer et d'attendre qu'ils soient revêtus de son Saint Esprit. Faites de même, je vous prie, et vous laissez entièrement à Notre Seigneur, et vous confiez en sa bonté.Votre état présent ne sera pas d'une longue durée ; après la douleur vient la joie. Ne désirez rien, ne cherchez rien, n'aimez rien que le bon plaisir de Dieu en toutes choses, vous contentant de tous états, de toutes dispositions, bref de tout ce que la divine Providence vous fera ressentir. Soyez la victime dévorée et consommée , et prenez plaisir d'être dans les ténèbres, impuissances, captivité: tout cela est bon et fait de bons effets si vous continuez d'être abandonnée. Vous ne voyez pas ce que Dieu opère en vous. Vous sentez votre douleur et le gémissement de votre nature, mais vous ne voyez pas que Dieu la purifie en détruisant ses satisfactions. 0h! si votre âme avait assez de courage pour se laisser en proie au pur amour, qu'il ferait de glorieux effets ! Mais parce qu'il faut souffrir et qu'il ruine notre amour-propre pour établir son divin empire, cela nous retire de notre abandon, et nous prive d'une possession si sainte.

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Tout le bonheur et félicité de l'âme est d'aimer Dieu, et c'est l'ouvrage des bienheureux dans la gloire. Pourquoi ne commencerons-nous pas dès ce monde-ci, puisque nous pouvons aimer, et que Dieu nous le commande?1356 Aimons comme Dieu le désire et comme il veut être aimé de nous. Or pour l'aimer comme il faut, c'est l'aimer en toutes manières, c'est trouver bon tout ce qu'il fait, c'est approuver et consentir à tous ses desseins secrets et manifestes sur nous, c'est soumettre toutes nos volontés aux siennes, c'est ne rien préférer à son amour, c'est le regarder en toutes choses, c'est recevoir immédiatement tout de sa sainte main, c'est agréer nos pertes, nos humiliations et nos croix,bref c'est être faite, par ce même amour, une même chose avec lui, par une perte totale de nous-mêmes.1357

Mon Dieu, qu'une âme est heureuse qui se peut plonger dans l'amour du bon plaisir de son Dieu sans retour! Oh, que la corruption que nous avons contractée par le péché est abominable, puisqu'elle nous a rendue.s si malignes que tout ce que la grâce veut faire , nous le détruisons. Vraiment il nous est bien permis de gémir avec saint Paul et de dire ces mêmes paroles: "Qui nous délivrera de ce corps de péché?" Que la vie est douloureuse à une âme pénétrée de cette vérité, et qui sent son poids! Mais quoi? il faut vivre et mourir tout ensemble. Il faut souffrir nos impuretés en la vue de la sainteté divine et adorable de Jésus. Il faut mourir à la mort même et vivre par soumission au bon plaisir de Dieu.

Nous ne devons plus rien être à nous-mêmes, et pourvu que Dieu soit content, il suffit. Vous le contentez quand vous demeurez en sa sainte présence, portant un esprit de victime qui accepte la vie et la mort sans autre choix 143 que la volonté divine. C'est là où on vous ordonne de demeurer. Ne réfléchissez pas beaucoup sur votre état présent; ayez patience, Dieu fera son oeuvre.


2556 Puisqu'il a plu à la Providence divine vous ménager une croix, montrez en cette occasion - qui est une, des plus sensibles qui vous puisse arriver - que vous êtes chrétienne et que votre volonté est toute anéantie dans l'amour et dans le bon plaisir de Jésus. C'est sa main adorable qui vous présente la croix. Je vous supplie de la recevoir dignement comme une âme revêtue des sentiments et de l'amour de Jésus Christ doit faire: avec respect et soumission, révérant la conduite de Dieu sur ses créatures. Prenez garde que votre esprit ne s'échappe dans cette occasion où Dieu veut faire épreuve de votre fidélité.


2536 Ma très chère fille, Puisque la divine Providence vous fournit des sujets de sacrifice, je vous ordonne de vous y rendre très fidèle et de vous souvenir que c'est une grâce dans la vie intérieure d'en rencontrer les occasions, afin de témoigner votre amour et votre fidélité à Notre Seigneur; et sa sagesse vous les envoie pour cet effet. Je vous exhorte d'en faire usage, et de vous exposer souvent à la sainteté de Jésus pour détruire en vous l'impureté des créatures et de vos sens.

Le peu de solidité que je remarque en vous me donne souvent des sollicitudes très grandes au regard de votre perfection; et il me semble 144 que je suis comme obligée de vous tenir par la main et de vous pousser toujours, tant j'ai de crainte de vous voir retourner en arrière; et que faute d'un peu de courage et de fidélité vous soyez assez malheureuse pour demeurer dans la privation d'un bonheur infini, vous rendant incapable de goûter la suavité divine qui se trouve en Dieu et que l'âme fidèle a l'honneur d' expérimenter. Faudrait-il que le néant de toutes choses créées vous privât de cette grâce? C'est ce que je ne puis souffrir en vous.

Puisque Notre Seigneur vous fait la miséricorde de vous appeler au banquet de son divin amour, ne refusez point une faveur si signalée. Conservez au milieu de vos tracas un désir actuel de Dieu, une faim de le posséder et de vous unir parfaitement à lui. Que les croix et les afflictions de la vie présente ne vous en retirent pas, puisqu'elles sont des moyens de vous sacrifier plus purement à Dieu. Dites de bon coeur, prosternée devant la majesté de Dieu, les paroles de Jésus en croix: "Mon Père, je recommande et remets mon esprit entre vos mains".

Par ces paroles vous sacrifiez au Père éternel avec Jésus tout ce que vous êtes: non seulement votre esprit, mais toutes vos productions, toutes vos croix et tout ce que vous pouvez être. Ayez cette intention de vous remettre toute en Dieu et de demeurer purement abandonnée entre ses mains, et tâchez de faire ce sacrifice avec esprit et avec l'intention de vous laisser toute à Dieu par Jésus Christ.

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901 Je suis ravie d'aise de vous voir produire cet acte héroïque qui vous fait dire que je fasse ce que Dieu me fera faire, que vous le voulez respecter et demeurer dans votre douleur, puisque la Croix est votre partage! Pesez bien ce que vous dites: oui, la croix est votre partage en qualité d'enfant de Dieu ou de chrétienne. Si vous le voulez mieux entendre, ç'a été le partage de Jésus Christ qui l'a reçue de la main de son Père. Voudriez-vous n'y avoir point de part? Je réponds pour vous et dis que vous choisirez toujours la croix par preciput [ancien dérivé de praecipue], la lumière de la foi vous ayant fait connaître son excellence. Il faudrait que Jésus Christ votre divin Maître ne l'eût point tant exaltée pour mépriser la dignité qu'il a mise en elle. Notre sanctification y est attachée, car il est impossible d'être sainte sans être en croix. La pureté de vie est en la croix, toutes les vertus sont en la croix; la profonde humilité est en la croix, le sacré anéantissement est en la croix, la mort est en la croix, et la vie même s'y rencontre1358.

O croix précieuse, ô croix très adorable , qui mortifie, qui vivifie et qui sanctifie! Croix puissante qui a la grâce de faire des saints, de convertir les pécheurs, bref de consommer les âmes en l'amour sacré de Jésus Christ. Qui serait l'âme qui voudrait être sans croix, connaissant son excellence? Il faut qu'une âme qui ne veut point la croix renonce à son salut, car il n'y en a point qu'en la croix.

Ce nom de croix est si aimable aux âmes de grâce, qu'elles le portent gravé dans leur coeur, et si on les faisait vivre sans croix, elles seraient terriblement crucifiées de n'être point en croix. Suivons ces grandes âmes, quoi que de loin, mais selon nos forces et la capacité que Jésus met en nous. Si vous n'avez point un si grand amour pour la Croix, du moins n'en ayez point de rebut; puisque c'est le trésor que Notre Seigneur a possédé sur la terre et qu'il a laissé pour héritage à ses élus1359. Ce serait renoncer à notre bonheur éternel si nous en quittions notre part.

C'est donc en la croix que je vous chéris et que je vous embrasse en l'amour d'icelle, vous y serrant avec Jésus Christ, et vous y sacrifiant pour y être toute unie et consommée. C'est où je vous quitte sans me séparer de vous.


1819 Ma chère fille ,Je vous vois dans un esprit d 'accablement , et je prie beaucoup Notre Seigneur qu'il vous soutienne. Certainement vous avez besoin de secours d'en haut pour souffrir ce que Dieu, les créatures - et vous-même - vous font souffrir.

Il est question d'une grande fidélité pour se laisser toute abandonnée à la conduite divine, et quoique votre coeur tâche de se rendre à Dieu généreusement, votre pauvre nature en souffre douleur et voit très bien que petit à petit on la conduit à la mort. C'est pourquoi sa peine est grande. Il ne faut point l'accabler tout à fait. Vous êtes obligée de lui donner quel que petit soulagement, non pour lui donner vie, ains pour lui donner la force de souffrir de plus rudes et sensibles croix. Il la faut un peu fortifier pour la faire plus longtemps mourir. C'est ainsi que les saints en ont usé. Vous devez les imiter et vous offrir comme eux à tous les moments de votre vie pour être immolée et consommée pour Jésus Christ et avec Jésus Christ. Si Dieu nous fait vivre, il faut être bien plus collées à la croix et plus dans l'imitation de sa mort en croix. Ayons un grand courage, nous ne faisons que de commencer. Il faut aller bien plus avant, il faut trouver la mort; nous en sommes encore bien éloignées, car nous prenons encore vie en toutes choses.

Je vous désire si sainte et si purement à Dieu, que si je vous pouvais obtenir l'amour des plus purs séraphins je donnerais mille vies, si Dieu m'en avait donné autant. Pourvu que je vous voie bien à Dieu, il me suffit. L'amour que j'ai pour votre âme n'est pas pour les grandeurs de la terre que j'estime avec saint Paul boue et ordure. Je vous aime pour l'éternité bienheureuse que Dieu vous prépare par sa miséricorde. C 'est pourquoi je ne puis vous souhaiter que ce qui vous rendra digne de le posséder.


1815 Je vous trouve dans une mer de douleur et de larmes! Qu'avez-vous qui vous transperce si douloureusement le coeur? La nature l'emporte-t-elle pas par-dessus la grâce? Si vous souffrez en qualité de victime, la victime ne dit mot: elle est menée au supplice sans se plaindre, nonobstant qu'elle soit chargée des crimes de celui pour qui elle est faite victime, comme vous le voyez dans la figure de l'ancienne loi, et que vous voyez bien plus naïvement [manifestement] en la personne de Notre Seigneur Jésus Christ qui a été pour les péchés de tout le monde immolé à la justice de son Père. Vous vous êtes offerte, il est vrai: mais que votre sacrifice n'ait point d'autre vue que la gloire du Père éternel et de Jésus Christ son Fils. Auriez-vous bien assez de courage pour lui immoler votre cher Isaac? Vous le présentez d'une main, et vous le retenez de l'autre.

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Commencez d'ouvrir un peu les yeux de votre esprit que la lumière de la foi a éclairé, et voyez votre fille comme votre unique Isaac dans la main adorable de Notre Seigneur. Elle est sous sa divine protection, et ce divin Seigneur l'aime d'un amour infini; non comme les pères et les mères du monde aiment leurs enfants, pour les avancer dans la fortune du siècle, pour les faire grands sur la terre, et les combler des misères de la vie que notre vanité et notre aveuglement nous font appeler délices et bonheur. Jésus Christ nous aime d'un amour trop saint pour nous aimer de la sorte. Il nous aime pour nous donner part à sa gloire. Il nous aime pour l'Eternité et pour nous faire goûter la vérité divine. Il nous aime pour nous unir à lui et nous faire par sa grâce une même chose avec lui. Et nous ne voulons point respecter son amour. Pourquoi? Parce qu'il n'est pas un amour satisfaisant l'impureté de notre amour-propre, qui se plonge dans la vanité de cette vie comme dans une félicité éternelle. Il se rassasie dans tous les objets humains. Il n'estime rien que ce qui contente la nature et qui satisfait notre esprit. La lumière de vérité ne luit point à nos yeux: la vanité, le mensonge sont le flambeau qui nous guide et qui insensiblement nous conduit au péché.1360

Mais parce que l'amour de Jésus Christ crucifie nos sens, nous ne le pouvons estimer ni souffrir et ainsi nous préférons la créature et le plaisir du péché à la pureté et sainteté de l'amour de Jésus Christ. Jugez, ma fille, si nous ne sommes pas bien aveuglées. Soyez désormais plus avisée: chérissez la part que votre chère fille doit avoir à l'amour de Notre Seigneur Jésus Christ. Elle n'est point créée pour la terre; elle appartient à Jésus Christ et il la veut rendre un digne objet de sa complaisance éternelle. Et pour cet effet il la comble de ses grâces en l'attachant à sa croix, où il faut que vous l'aidiez à s'y sanctifier.

Aimez votre enfant comme Jésus Christ l'aime; aimez-la pour la béatitude éternelle, aimez-la dans la sainteté où Dieu la veut faire entrer. Ayez plus de désir que Dieu soit glorifié dans son âme par sa fidélité que de la voir délivrée de ce qui la crucifie.

J'ai beaucoup de choses à vous écrire mais voici la sainte Messe. Je vous écrirai après si Notre Seigneur m'en donne la grâce. Cependant vous pouvez communier si la Providence vous en donne les moyens, offrant votre croix à Notre Seigneur pour recevoir la grâce qui vous est nécessaire pour la porter. Et comme vous voyez qu'il n'y a point de remède humain,ayez recours au divin, qui est Notre Seigneur Jésus Christ, pour qu'il tire sa gloire de cette rude croix...

Je prie Dieu qu'il bénisse la mère et l'enfant. Prenez courage, il en fera sa gloire. Il ne fait rien sans dessein, il est adorable dans ses conduites. Portez-y respect et soumission. Adieu.


1248 Ma très chère, Je ne vous fais point de réponse particulière, vous avez trop de douleur dans la grande affliction qu'il a plu à Notre Seigneur vous donner aujourd'hui, de laquelle je suis touchée avec vous, sachant la perte que la famille fait selon le monde. Mais quoi? tout est à Dieu. Il est le maître de tout et il use de ses créatures en la manière qu'il lui plaît. Nous y devons porter respect et nous y soumettre. C'est ce que vous devez faire, mon enfant, rendant à Dieu les créatures qu'il vous a prêtées pour un temps, sans vous en rendre propriétaire.

Voilà un accident qui vous aura surpris, d'autant qu'il semblait que vous voulussiez prendre espérance de vie. Une âme se surprend de ce dont elle ne s'attend pas; mais une âme qui ne possède rien et qui laisse toutes les créatures en Dieu ne s'étonne point quand il en dispose.

Adorez la croix que Notre Seigneur vous présente par cette mort… et vous y soumettez. Consentez humblement et amoureusement aux desseins de Dieu, et vous souvenez que vous vous êtes offerte en victime pour lui. Adorez donc les conseils de Dieu et ses jugements sur cette âme, et apprenez à vous rendre à Dieu à tous les moments de votre vie pour n'être point sur-prise à l'heure de votre mort.

En voulant vous instruire de l'usage que vous devez faire de votre affliction, je m'en sens toute touchée, et entre en partage avec vous de vos douleurs. Nais c'est dans les occasions qu'il faut être fidèle. Et vous demandez comment il faut être abandonnée à Dieu? En voici un excellent sujet qui, en vous soumettant, vous crucifie et toute votre famille. De la croix, 151 laquelle vous tombe encore sur ies bras, disons avec le saint Apôtre: "Salve, crux pretiosa". Il ne faut point reculer ni se trop attendrir naturellement, mais soutenir la croix avec fermeté, constance et fidélité. Adieu, ma chère fille , je vous donne à la vertu de Jésus Christ pour soutenir votre affliction.


1894 La part que je prends à votre affliction est si grande que depuis que j 'en ai reçu les nouvelles je ne m'en suis pas séparée un moment, vous offrant sans cesse à Notre Seigneur pour lui demander la grâce, pour vous et pour votre famille, de souffrir saintement la croix qu'il vous impose. Je la vois grande dans le monde, mais pourtant toute adorable dans la main de Jésus Christ, quine fait rien que par un ordre très particulier de sa divine sagesse. Et vous devez la regarder de cet oeil, et y porter respect.

C'est ici où vous pouvez faire usage de la foi au-dessus de vos lumières et de votre raisonnement, pour vous soumettre dans cette humble croyance que le procédé de Dieu et de son bon plaisir est bon, et que vous préférez ses divines volontés à toutes les félicités et grandeurs de la terre. Soyons dégagées de tout le reste, n'estimant rien digne de notre amour que Jésus Christ. Vous lui avez promis cette fidélité dans votre baptême; et dans les occasions, vous la devez mettre en effet, montrant que vous êtes chrétienne. A quoi bon avoir d'excellents sentiments de la croix et de la souffrance, et dans les rencontres n'avoir pas le courage de rien souffrir? Après que nous avons fait à Dieu mille protestations de fidélité, il reçoit nos bonnes volontés et ne manque point de nous éprouver dans les occasions; et si nous sommes si misérables que de négliger notre grâce, nous en méritons la privation. Voici un rencontre qui demande de vous des actes héroïques, et qui sont capables de vous sanctifier :

1. Un abandon total au bon plaisir de Dieu.

2. Un si grand respect pour l'accomplissement de ses divines volontés que vous les préfériez à tous vos intérêts.

3. N'être point trop naturelle, ne vous laissant point trop occuper l'esprit de mille raisonnements humains.

4. Souffrir en la personne de vos amis que les desseins de Dieu s'accomplissent selon ses divins plaisirs.

5. Une confiance en Dieu q ui vous rende inébranlable, estimant toutes les choses créées un néant, croyant que Notre Seigneur versera quelque grâce pour la sanctification de la famille, pour soutenir cette affliction

6. Ne regrettez point les fortunes de la terre qui semblent se diminuer par cette mort. Aimez vos enfants dans le degré de grandeur où la divine Providence les amis, sans rien désirer de plus pour eux que la grâce de Jésus Christ.

7. Considérez la puissance d'un Dieu qui anéantit toutes choses quand il lui plaît, sans que personne lui puisse résister. Soumettez-vous à sa souveraineté sans y trouver à redire. Dieu est le maître absolu de ses ouvrages: il les fait et défait selon son plaisir.

8. Demeurez en paix au milieu de la guerre, et souffrez l'accomplissement des ordres de Dieu.

Voilà ce que vous pouvez faire si Notre Seigneur ne vous donne d'autres lumières. Je serai bien aise à votre loisir de savoir vos dispositions en ce rencontre. Cependant fortifiez-vous par la grâce de Jésus Christ. Il vous en reste encore bien d'autres à souffrir. Mais c'est gloire à une âme chrétienne d'être immolée et consommée sur la croix de son très adorable Jésus. Il ne faut point vous décourager, il sera votre force et votre vertu.

Donnez-moi quand vous le pourrez un mot de vos nouvelles. Adieu, je vous assure que je suis avec vous à la croix, et possible que j'y prends trop de part. Je vois en cela que je vous aime sensiblement et plus que je ne le puis exprimer.


2985 Votre lettre de ce matin m'a consolée et édifiée tout ensemble, et me donne matière d'adorer l'abîme des divines miséricordes en votre endroit, et me fait espérer beaucoup de grâces pour la suite de votre vie.

Cà, mon enfant, portons généreusement notre croix. Témoignons à Jésus Christ que c'est de bon coeur… que nous voulons consommer nos vies dans l'amour de ses divines volontés. Je ne vous condamne point pour avoir témoigné de la douleur au dehors… la charité demandait ces sentiments de votre bon coeur, imitant l'Apôtre qui pleurait avec ceux qui étaient affligés. Il est juste de témoigner votre douleur.., mais gardez-vous de vous attendrir tout de bon et de vous jeter dans des sentiments trop naturels...

Il faut que tout soit sacrifié à Jésus Christ : votre mari, vos enfants et vos amis. Vous ne devez point en être propriétaire, ni leur désirer, sous prétexte d'affection, ce qui pourrait causer la perte de leur âme. Aimez plus vos amis pour l'éternité que pour la vie présente, laquelle est bien brève et bien parsemée d'épines et de douleurs. Vous avez bien sujet d'en remarquer tous les jours les misères et les vanités pour vous en faire avoir horreur et vous obliger de procurer à vos enfants une meilleure fortune que celle que le monde leur veut faire espérer.

Tout passe, il n'y a rien de permanent que Dieu. Tout le reste ne se peut posséder qu'un moment, et encore durant ce peu de temps que l'on en jouit, on se met en grand danger de perdre les trésors inestimables de la grâce. Il y en a trop qui sont aveugles sur ce point. Ne le soyez point, ma fille. Notre Seigneur vous ayant ouvert les yeux, ne vous trompez point volontairement. Passons de la terre au Ciel. Il ne vous est plus permis d'y prendre part; votre grâce et votre profession de chrétienne vous en séparent. Ce serait une espèce de sacrilège de vous y relier. Notre Seigneur a déjà rompu une partie de vos chaînes, qui sont les gros liens du péché. Je le prie qu'il achève de tout briser, afin qu'étant libre vous puissiez avec le saint prophète sacrifier un sacrifice d'amour et de louange, dont la durée soit à l'éternité.

Oui, oui, mon enfant, les créatures vous sont bien nuisibles. Vous êtes encore enfant et bien faible; mais courage, attendez votre délivrance et supportez le poids de votre misère avec confiance et humilité. Je me doutais bien que les intérêts de famille vous attaqueraient et que l'établissement de sa fortune vous toucherait; mais elle est à Dieu et Dieu l'élèvera jusqu'au point qu'il lui plaira. Vous lui devez beaucoup abandonner et voir dans la lumière de la vérité que toutes ces grandeurs ne sont que des néants tous remplis d'extrêmes misères.

La croix est salutaire aux élus. C'est l'héritage des enfants de Dieu. Soyez heureuse d'y avoir part et que celle-ci vous serve de disposition à une plus grande. Je ne crois pas qu'il vous laisse longtemps sans vous en appliquer de nouvelles. Ne vous en effrayez pas, je vous prie.


2986 Votre lettre d'hier me consola bien fort. Je prie Notre Seigneur qu'il vous continue ses grâces, et vous donne la force d' être parfaitement soumise à son bon plaisir. Il vous prépare sans doute à quelque visite particulière. Soyez fidèle, ne craignez rien. Soyez à Dieu par-dessus toutes choses et laissez toutes choses à Dieu; ne vous en remplissez point. Ne vous gênez point en la vue des choses futures, mais reposez-vous doucement entre les bras de la divine Providence. Tout ce que Dieu fera sera très bien fait. Entrez dans l'estime de ses conduites sur vous et y portez une amoureuse soumission d'esprit. Je voudrais que nous puissions être toujours en regard de complaisance et d'amour vers Dieu, et que nous n'ayons plus de respir que pour prendre vie actuellement en lui. Mon Dieu, que j'ai de désir de nous voir toutes séparées du monde et des créatures !Combien sommes-nous plongées dans nous-mêmes et dans les intérêts humains! Je prie Notre Seigneur qu'il vous en délivre.


2152 Il faut être à Dieu comme il veut et non comme vous pensez. Laissez-vous conduire. Respectez les événements, quoiqu'ils 156 vous mortifient. Adorez les secrets jugements de Dieu en toutes choses et ses adorables desseins. Soyez toute abandonnée à son divin vouloir, et si sa Providence vous prive de venir, demeurez en paix. Voyez tout cela dans la conduite amoureuse de Dieu qui vous purifie, qui vous dépouille, en un mot qui vous désapproprie de l'attache secrète que vous pouvez avoir, sous prétexte de votre perfection.

Toute la sainteté consiste à être victime du bon plaisir de Dieu et je vous prie d'y être toute sacrifiée. Ne vous mettez en peine de rien que d'être très fidèle. La Providence qui est votre bonne mère ménagera le reste, et vous donnera ce qui sera nécessaire à votre sanctification. Ne vous attristez de rien en ce monde que d'être contraire à Dieu. Et encore faut-il régler cette douleur, crainte de notre amour-propre. Confiez-vous en Dieu et vous reposez entre les bras de son amoureuse bonté, sans vous troubler d'aucune chose.

LA VIE CHRETIENNE

"Pourvu que vous fassiez la volonté de Dieu vous devez être contente"


674 L 'Evangile nous dit aujourd'hui [XVIIe dim. après la Pentecôte] en deux mots en quoi consiste toute la sainteté chrétienne. C'est une leçon admirable, écoutez-la, je vous prie: La Loi dit: "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit." Pesez bien ces choses et vous verrez combien vous êtes obligée de donner à Dieu jusqu'à la plus petite de vos actions. S'il faut l'aimer, par l'obligation de ses commandements, de toutes les capacités de votre âme, jugez si vous ne lui devez pas toutes vos pensées, tous les mouvements et même tous les respirs de votre coeur.

La Loi dit: "de toute ton âme, de toutes tes forces". Si vous considérez bien l'importance de ces paroles, par obligation de commandement vous vous devez toute à Dieu. Et par surcroît saint Paul vous dit: "Vous n'êtes plus à vous, vous êtes rachetée d'un grand prix". Vous trouverez dans une infinité d'endroits de l’Ecriture Sainte l'impuissance où vous êtes de disposer de vous-même, ,noire seulement d'une de vos pensées, si vous ne voulez, la dérober à Jésus Christ. Mais de droit vous ne le pouvez. Vous êtes achetée: qui achète l'arbre achète le fruit, donc vous n'êtes point à vous. Pesez bien cette vérité, répétez souvent ces paroles: Je 160 ne suis point à moi, je suis à Jésus Christ. Il m'a rachetée par amour, je suis donc nécessairement esclave de son amour. O digne esclavage!

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Après que vous aurez compris cette vérité, et que l'Esprit de Notre Seigneur aura fait impression sur votre âme, vous connaîtrez par une expérience de grâce que vous appartenez toute et sans aucune réserve à Jésus Christ; que c'est une nécessité absolue qu'il faut que vous soyez toute à lui; que vous ne pouvez plus vous en dédire.

Etant convaincue de cette vérité que vous devez croire comme article de foi, voyez ensuite combien vous êtes obligée de vous rendre à lui. C'est consentir à tour:, les droits, les pouvoirs et autorités qu'il a sur vous, et demeurer en lui. C'est ne sortir jamais de sa sainte présence, et faire toutes choses par son esprit. Autant qu'il vous est possible, de n'avoir jamais dans votre idée d'autre objet que lui. Bref que sa pure gloire vous fasse agir en toutes choses, jusqu'à la moindre de vos actions. Ne pensez pas qu'il y ait rien de petit au regard de Dieu: tout est grand, tout est saint, son amour sanctifie toutes choses.

Soyez donc très ponctuelle dans les plus petites choses. Tout se fait pour un grand Dieu. Il faut donc que tout soit fait avec esprit, c'est-à-dire avec attention à Dieu, et dans un simple désir de le glorifier et contenter en toutes choses. Il ne faut plus écouter la nature ni l'esprit humain qui se plaint de son esclavage. Que cet esclavage vous rendra libre un jour, après que vous aurez tout assujetti à Jésus: vos sentiments, votre raisonnement, vos retours, vos intérêts, vos passions, et votre amour-propre. Pour lors vous posséderez une liberté intérieure si sainte, que vous vous étonnerez comment vous avez pu appréhender de vous rendre captive d'un Dieu si plein de bonté et d amour.

Celui qui quitte ce qu'il a pour suivre Jésus Christ, il lui rend le centuple en ce monde et la vie éternelle en l'autre. Oh! quelle récompense. Il rend le centuple en ce monde. Oui, ma très chère fille, la liberté que vous aimez tant, et que votre amour-propre craint de sacrifier , vous sera rendue doublement. C est-à-dire que vous serez plus libre, et que plus rien ne vous captivera. Les créatures n'auront plus d'empire sur vous, toutes choses seront au-dessous de vous et rien ne vous pourra plus troubler.

N'est-ce donc pas un grand bonheur de perdre en Jésus notre liberté, de lui en faire volontairement un sacrifice, puisqu'il nous la rendra toute sainte. Captivez-vous donc pour Jésus jusqu'aux plus petites choses. Il veut que vous ayez cette fidélité, et puis il vous élèvera à de plus grandes. "Celui qui ne fait point estime des petites choses tombera bientôt dans de grands désordres".

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L'amour-propre souille bien plus les grandes actions que les petites. La complaisance et la vanité secrète ruinent tout. Mais dans les petites choses, tout y est petit, vous en êtes humiliée; elles n'éclatent point et vous n'en recevez pas la vaine louange des créatures.

L'amour-propre ne se plaît pas aux petites choses. La malheureuse inclination de propre excellence que le péché a mise en nous, nous fait toujours aspirer à des choses hautes; et nous voyons peu d'âmes qui n'aspirent à de grandes choses sous prétexte de la gloire de leur Maître. Ne vous trompez ps, ma très chère fille, suivez la vraie lumière et les leçons que Jésus Christ vous donne par lui-même. Si vous voulez être grande dans la grâce et dans les dons de Dieu, soyez si petite et si abjecte à vous-même et aux créatures, que vous ne puissiez plus vous trouver. Faites votre demeure dans le néant, ne soyez rien en aucune chose, et vous serez toute en Jésus Christ.

Ne regardez pas les petites choses par la vue de votre esprit humain.1361 Voyez-les dans l'ordre que Jésus Christ a établi sur vous, auquel il vous assujettit par les pressants mouvements que sa grâce imprime en vous. Vous y devez une ponctuelle obéissance sans regarder la petitesse de l'action. C'est assez que c’est Dieu qui vous le commande. Il faut obéir à l'aveugle, sans retours ni sans réfléchir sur votre action. Et s'il ne veut de vous que de petites choses, en devez-vous pas être contente? Est-ce à vous de donner des lois à Dieu?...

Amez donc la fidélité en petites choses, et vous y tenez sujette. Vous pouvez plus glorifier Dieu en relevant une paille par soumission à Dieu que de faire cinquante disciplines, ou autres plus grandes austérités, de votre propre esprit. Et si Dieu se contente de ces petites choses, il les faut faire purement et avec la même perfection, le même amour et la même fidélité que si vous convertissiez tout le monde. Votre petite action a Dieu pour fin et pour objet, comme la plus grande. Donc il la 163 faut faire saintement parce qu’il faut honorer Dieu et tout faire pour son amour et par la direction de son esprit.

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Quand vos actions sont faites de cette sorte elles sont glorieuses à Dieu. Comment connaîtrez-vous que votre action est faite de la sorte? Vous le remarquerez lorsque, faisant vos actions, vous n'aurez point d'autre motif que de contenter Dieu. Vous demeurerez en sa sainte présence, sinon ressentie, du moins crue, c 'est-à-dire en foi; et vous vous laisserez à lui par un pur abandon, pour faire cette action comme il lui plajra.

Or il n'est pas besoin en toutes vos opérations. d'avoir ces trois points distincts dans votre pensée. La simple application de votre esprit à Dieu, par un simple et amoureux désir, vous met en possession des trois; et votre fond intérieur les contient en foi, et cela suffit. Faites donc toutes choses avec la perfection que vous pouvez, imitant Notre Seigneur qui a fait toutes choses saintement et parfaitement, qui a fait toutes choses selon qu'il l'a jugé plus à sa gloire...

Si vous avez à écrire, écrivez ayant Dieu présent en foi, et avec tranquillité, sans empressement. Ne voyez que Dieu et son plaisir dans ce que vous faites; et bien que ce soient actions humaines, vous les rendez divines par le motif divin qui vous anime. Dans vos autres travaux, faites de même, et gardez-vous d'être propriétaire de votre oeuvre; ne vous y complaisez point et ne vous y attachez point. Quittez facilement toutes choses au moindre signe ou mouvement de l'ordre de Dieu. Faites ce que vous 164 faites avec grande liberté. Rendez-vous toutes sortes de travaux indifférents: pourvu que ce soit Dieu, il vous doit suffire. Or ce sera toujours Dieu, quand vous n'envisagerez pas les créatures ni vos intérêts.


1712 Si une fois vous vous pouvez bien laisser à Dieu, vous saurez bien ce que c'est d'opérer en esprit d'oraison. Oh! que vous serez savante! Mais en attendant que vous ayez reçu cette grâce de notre divin Maitre, je vous dirai, selon la lumière qu'il me donne, ce que c'est que d'être en actuelle oraison.

Une âme qui demeure en actuelle attention à Dieu présent est en état d'oraison. Et opérer en cet esprit, c'est être plus en Dieu qu'en action. Vous vous prêtez bien à l'action, mais vous ne vous y donnez pas.

Trois choses concourent à bien faire votre action en esprit d'oraison. La première est l'attention à Dieu. La seconde son amour et respect, la faisant purement pour lui et par soumission à sa sainte volonté. La troisième est le dégagement d'esprit, ne vous rendant point propriétaire de votre action, n'y ayant point d'attache, étant prête à tout moment de vous en séparer et la quitter, sj l'ordre do Dieu et l'obéissance vous manifestent autre chose.

Après que votre action est faite, il n'y faut point réfléchir. Si vous y avez commis de l'infidélité il faut s'en humilier, vous connaissant n'être capable d'autre chose. Il faut porter vos misères en patience et faire toujours ce que vous êtes obligée de faire selon votre grâce et votre condition. Quand vous avez un moment de temps libre, vous le devez employer à recueillir votre esprit. Car c'est dans cette sainte solitude qu'il puise les forces de la grâce pour être fidèle dans les occasions.


2531 Dieu ne demande quelquefois qu'un petit acte de fidélité pour nous faire de grandes saintes. Vous devez etre toujours dans une sainte et amoureuse attention vers Dieu pour vous rendre à lui en toutes manières, aussi bien dans les actions naturelles comme dans les autres, puisque vous ne devez pas vivre un moment hors de Dieu. Et puisque tout doit avoir vie en lui, pourquoi voulez-vous qu'une partie de vos actions soient sans cette divine vie que vous tirez du pur amour de Dieu? Pourquoi, dis-je, ne sera-t-elle pas animée de son divin Esprit? 1362Si vous pouviez concevoir la perte que vous faites quand vous agissez purement humainement, vous en seriez inconsolable. N'est-ce pas un grand défaut à une âme qui peut donner gloire à Dieu, et qui cependant l'en prive pour céder à son raisonnement, qui lui veut persuader que les petites actions de la vie ne sont que bagatelles, et qu'elles n'ont pas besoin d'être dirigées.


307 Les affaires qui sont de votre obligation ne doivent point être négligées. Si elles pressent, vous les pouvez préférer à vos oraisons. Et si vous y savez bien conserver, en les faisant, l'esprit intérieur qui vous doit accompagner en toutes vos opérations, vous trouverez (lie vous agirez en vos affaires en esprit d'oraison. Vous y conserverez la présence d'esprit pour les faire comme vous devez. Et observant les autres leçons que je vous ai déjà données en pareille rencontre, vous ferez ce qui se doit faire dans le temps mais toujours par obéissanceà l'ordre de Dieu qui vous y applique, sans perdre Dieu présent.

Que si les affaires ne pressent point et que vous n'ayez pas d'attrait ni de fac:7.1ité pour y travailler, vous les pouvez remettre à une autre fois. Mais gardez-vous de lâcheté! Néanmoins, vous pouvez différer et vous occuper à la lecture ou à l'oraison en attendant que Notre Seigneur vous donne capacité pour les expédier. Mais remarquez bien que si elles pressent , il faut tout quitter et s'abandonner. Tout est pour Dieu: aussi bien votre opération que votre oraison, et ce serait tromperie de vouloir prier quand Dieu veut que l'on agisse. Il faut être tout-à-fait dans un total abandon de nous-mêmes à la conduite du bon plaisir de Dieu.

Les actions qui dépendent de votre choix, il faut tacher de les rapporter toutes à Dieu, et bien qu'elles soient à votre liberté, il ne les faut jamais faire néanmoins que par obéissanceà Jésus Christ qui vous l'inspire. Si l'action est bonne en soi, il la faut envisager dans l'ordre de Dieu. Si elle est mauvaise elle doit être rejetée. Si L'action est bonne en soi mais que notre amour-propre la corrompe, il faut purifier l'intention par un regard pur et simple vers Dieu pour la diriger à la pure gloire de son nom.

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353 Dieu soit béni des grâces qu'il vous a données d'arrêter votre promptitude dans les occupations où sa sainte Providence vous a engagée. Liez-vous à ses effets et servez votre cher époux comme la personne de Jésus Christ, si vous le voyiez sur terre. Vous ferez en cela ce que saint Paul vous conseille, et en rendant vos devoirs à la créature selon vos obligations,vous honorerez Dieu par vos intentions.

Gardez-vous d'un petit empressement secret qui vous domine, lequel vous cause des ténèbres, et quelquefois un peu d'inquiétude. Voyez toutes choses dans l'ordre de Dieu, et recevez tout de sa sainte main. C'est lui qui fait malade votre mari, et c'est lui qui vous assujettit à le servir. Appliquez-y votre temps et votre capacité par obéissance à Notre Seigneur qui veut cela de vous et qui vous y oblige. Servez-le avec amour et avec respect: c'est votre maître en une certaine manière...

Dans la vue de ses douleurs, ne soyez point si humaine… Vous êtes chrétienne, i1 faut agir actuellement selon la grâce chrétienne... Ayez compassion de la douleur qu'il porte, mais chrétiennement, voyant la main de Dieu qui la lui applique. Respectez les desseins de Dieu sur son âme et sur son corps, et l'offrez à Notre Seigneur en victime; car c'est une partie de vous-même par le Sacrement quj vous a unis. Vous êtes obligée de référer à Dieu tous les droits que vous y avez, dans le désir de le voir tout à Jésus Christ, et qu'il le sanctifie par ses souffrances.

Il ne faut point aimer d'un amour de chair et de sang, mais il faut aimer d'un amour 168 pur et dégagé, qui n'a que Dieu pour son principal motif. Jamais la créature ne le doit emporter, car vous ne servez la créature que par hommage et obéissance à Dieu. Elevez donc votre esprit à Dieu qui vous est présent et qui est plus en vous que vous n'êtes à vous-mêmc, et faites en sa sainte présence et par le motif de son pur amour tout ce que vous avez à faire1363.

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Donnez--voue librement aux affaires et à la servitude quand Dieu veut cela de vous. Soyez contente en toutes les dispositions où Dieu vous mettra, tant pour l'intérieur que pour l'extérieur. Ne vous occupez pas par votre propre esprit, mais laissez-vous occuper par la Providence qui ne manquera pas de vous visiter par les événements. Soyez-y fidèle sans gêne ni sans empressement. Contentez-vous de la divine volonté, que vous devez accomplir en toutes choses. Il ne vous faut que l'attention sur vous-même, ou plutôt l'attention à Dieu, et son saint Esprit vous fera de bonnes leçons.


307 LA COMTESSE: Comment connaît-on quand on agit par esprit de la grâce ou par celui de la nature? A quoi connaît-on cette différence?

MERE MECHT1LDE: La grâce dirige notre esprit à la pure gloire de Dieu, et la nature le réfléchit sur les créatures et sur ses intérêts.1364 Pour reconnaître en nous le mouvement de la grâce, il faut être en silence et dans le calme de ses passions. Autrement, l'on ne discerne pas l'Esprit de Dieu et au lieu de l'un nous prenons souvent l'autre.

Il faut se défier beaucoup de soi-même en ce discernement. Et pour se tirer du piège de notre nature, il faut conserver votre âme dans une actuelle indifférence à tous emplois, à toutes dispositions et à toutes élections ou inclinations, tenant votre esprit vide de tous désirs, afin que vous soyez en état de recevoir l'impression de l'Esprit de Dieu en vous. Et lorsque vous l'avez reçu, pour opérer il est bon de vous élever simplement à Dieu qui vous est présent pour, par ce simple regard, lui diriger et sacrifier vos actions.

A mesure que vous vous viderez de vous-même, de vos lumières et de l'attache à vos opérations, vous serez plus capable de reconnaître le mouvement de la grâce en vous. Il y en a un excellent chapitre dans le livre de l'Imitation de Jésus, mais j 'estime qu'il se peut dire encore quelque chose de plus particulier que ce qu'il en dit...

Je crois que vous ne pouvez encore comprendre ce que je dirais sur ce sujet. Il faut attendre en humilité et patience que la grâce de Jésus Christ vous purifie entièrement. Et cependant, agissez autant qu'il vous sera possible par l'Esprit de Dieu, c 'est-à-dire cherchez toujours sa gloire et l'accomplissement de ses divines volontés, renonçant à toutes les recherches de votre amour-propre, les tendresses de la nature, les créatures, bref vos intérêts, de quelque sorte qu'ils vous paraissent. Séparez-vous de tout cela pour ne regarder que Dieu seul.1365

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LA COMTESSE: Est-ce pas le degré d'amour qui donne le mérite à l'action? 170

MERE MECHTILDE: Oui, plus il y a d'amour, plus il y a de grâce. Or je n'entends pas parler de l'amour qui frappe les sens; je veux dire que plus il y a de pureté dans votre fond, c'est-à-dire une intention plus épurée et qui tend à faire uniquement pour l'amour et par l'amour de Dieu, il y a plus de grâce, et par conséquent plus de mérite. C'est pourquoi la très sainte Mère de Dieu étant sur la terre méritait plus par un tour de fuseau que les saints par des pénitences et austérités étranges, parce qu'elle avait plus de pureté d'amour que tous les Anges et tous les saints ensemble. Donc, si vous relevez une paille avec plus de pureté d 'amour qu'une autre n'en a prenant la discipline, votre mérite est plus grand.


2531 Prenez bien garde de ne vous rendre pas propriétaire de votre temps et de vos actions. Il faut que vous soyez toujours en état de quitter de bon coeur ce que vous avez résolu de faire, pour faire ce que Dieu vous fera faire dans les événements1366. Pourvu que vous fassiez la volonté de Dieu, vous devez être contente. Et lorsque vous trouvez on vous de petits chagrins, empressements, etc. , c'est un signe qu'il y a des attaches secrètes à votre action, eue votre amour-propre y domine et y prend part. Et dès lors vous connaissez par cette inquiétude que vous n’êtes plus entièrement délaissée au bon plaisir de Dieu, puisque vous êtes attachée à votre inclination, et que vous prenez vie en vous-même.

Je veux bien que vous projetiez en vous de faire telle et telle chose. Mais il faut que ce projet ne soit fait que par l'esprit d'obéissance qui vous lie à vos obligations, et dans une adhérence au bon plaisir de Dieu, prétendant en cela faire sa sainte volonté.

Mais quand vous voyez que sa Providence renverse vos projets et vous fournit d'autres choses , abandonnez-vous, soumettez-vous, et laissez votre dessein pour vous plaire dans l'ordre de Dieu. En ces rencontres, soyez très fidèle en ce point. Autrement vous demeurerez toujours remplie de vous-même, et votre âme ne possèdera pas la vraie et sainte liberté qui la dégage entièrement d'elle-même… Car s'attachant à son action propre, elle préfère son choix à la volonté de Dieu, elle se jette insensiblement dans les ténèbres, perd le calme et la présence de Dieu.


674 Disons un petit mot des services qu'on vous rend, et que vous vous rendez à vous-même.

Premièrement vous ne devez point vous approprier aucun service de ceux qu'on vous rend: c'est à Jésus Christ qu'on les rend en votre personne. Et supposé que ceux qui vous servent n'aient pas ces sentiments, vous ne devez pas pour cela vous approprier ce qui n'est pas à vous; et vous devez suppléer au peu de lumière et de grâce de vos gens, en référant à Dieu tous les services que vous recevez d'eux.

Soyez très fidèle en ce point, afin que Dieu soit en toutes choses, et que la créature ne soit pas l'idole de la créature. Car pour l'ordinaire les domestiques n'ont que des vues humaines dans les services qu'ils rendent. 172 Vous êtes chrétienne, c'est pourquoi vous êtes obligée à cette fidélité; et dans cette disposition, recevez humblement tous les services qu'on vous rend, saine ou malade.

Cette petite pratique de fidélité rend l'esprit très libre et fait que l'on souffre avec humilité les services que l'on reçoit. Car souvenez-vous bien que ce n'est pas à vous, ni pour vous, mais à Jésus Christ en vous.

Quant aux services que vous vous rendez à vous-même, vous devez avoir le mime sentiment, qui est de les rendre à Jésus en vous; car Jésus Christ est plus vous que vous n'êtes vous-même. Vous pouvez aussi vous les appliquer comme à un pauvre de Jésus Christ. Car bien que vous ne mendiez pas votre pain… êtez-vous pas pauvre et vraiment pauvre, puisque vous n'avez rien par vous-même? 1367Vous êtes mendiante tous les jours, donc vous êtes en vérité pauvre en toutes manières: pauvre de vertu, pauvre de grâce, pauvre de perfection, pauvre de bien, enfin pauvre en toutes choses. Est-ce pas Dieu qui vous donne tout; et lui demandez-vous pas du pain tous les jours? Oui, vous êtes pauvre dans l'abondance des choses du Ciel et de la terre. Rien n'est à vous, pas seulement une pensée. Et tous les biens de fortune, dans un moment vous peuvent être ôtés comme à Job, et vous réduire sur un fumier, couverte de pourriture. Oh! quand Dieu veut faire des renversements, il en trouve d'étranges moyens!

Vous êtes donc pauvre, et vous devez vivre pauvre dans un total dégagement de toutes choses: et dans cet esprit, servez-vous comme vous feriez un pauvre. Appliquez à votre corps la charité que vous rendriez à autrui, comme la rendant à Jésus Christ en vous, et pour avoir plus de capacité de le servir. Il ne faut pas tout dénier au corps, car il faut qu'il serve votre âme; c'est pourquoi il le faut faire subsister, non par amour et tendresse de nature, mais pour être plus capable de glorifier Dieu. Soulagez-le donc par charité, mais ne le flattez point par trop d'humanité. Donnez-lui sans scrupule les choses nécessaires, et toujours par un motif divin, ayant Dieu et sa gloire pour objet.

Etant en santé, servez-vous vous-même autant que vous pouvez et que la prudence vous le permettra, vous estimant indigne qu'un Membre de Jésus Christ soit employé à vous servir. Mais étant indisposée, recevez tous les services nécessaires en la manière ci-dessus.


421 Il est bon de donner l'aumône aux pauvres des rues quand vous en avez le mouvement. Gardez-vous toujours en vos oeuvres pies de la complaisance, l'ostentation, la vanité et la corruption qui s'y peut mêler. Opérez purement en la vue de Dieu, et donnez l'aumône comme à Jésus Christ même, lui rendant les biens que vous tenez par emprunt de lui.


2549 Il est malaisé de beaucoup parler sans pécher! Pesez bien cette vérité tirée de l'Ecriture Sainte, et la mettez en pratique. Parlez sans scrupule des choses nécessaires et de vos obligations, et dans les rencontres où la charité demande vos paroles; mais n'en dites que le moins que vous pourrez de superflues. 174

Tâchez que toutes vos paroles honorent Dieu, comme les paroles de Jésus Christ honoraient son divin Père. Ayez toujours le désir de produire par icelles Jésus Christ, de le faire connaître et de le faire aimer des âmes avec qui vous serez obligée de converser et de communiquer. Preneu bien garde, dans la multitude des paroles, de blesser votre prochain. C'est une chose bien délicate et où l'on tombe insensiblement, même souvent, par complaisance.

Ne parlez jamais des défauts d'autrui. Et lorsque dans les compagnies l'on en dit quelque chose, observez prudemment le silence ou, si vous pouvez, détournez adroitement le discours, afin d'éviter quelque péché que l'on peut facilement commettre en pareilles occasions.

Ne contestez jamais contre personne quand il n'y ira que de votre propre intérêt. Cédez en tout ce qui vous sera possible, sans pourtant excéder la discrétion, et l'autorité que vous devez conserver pour régler vos domestiques, non en maîtresse sévère, mais en chrétienne remplie de la charité de Jésus Christ qui, étant le Maître et Seigneur de tous, se rend le moindre et serviteur de tous. Mêlez l'huile avec le vin, comme le bon Samaritain de l'Evangile. Ayez de la gravité et de l'affabilité tout ensemble; mais surtout voyez toujours votre force, votre grâce et votre capacité en Jésus Christ.


307 LA COMTESSE: Les pécheurs, du moins ceux qui me paraissent tels, je ne puis...

MERE MECHTILDE: Le pécheur, par son péché, se désunit d'avec Jésus Christ. Mais soyez circonspecte à juger. Ne vous souillez point par les péchés d'autrui. Ceux que nous croyons quelquefois plongés dans le péché sont peut-être déjà touchés de Dieu et tout convertis.

Je ne puis souffrir qu'une âme qui fait profession d'aimer Jésus Christ s'occupe à se réfléchir sur son prochain. Il faut que son esprit observe en ce point un très rigoureux silence. "Ne jugez point, vous ne serez point jugés", dit Notre Seigneur. Estimez votre prochain comme Dieu l'estime. N'élevez point les créatures, et ne les rabaissez point. Gardez une prudence et une très grande discrétion fondée sur la charité , car c'est la marque de l'Esprit de Dieu dans une âme. Car si la prudence manque, elle est sans conduite. "Soyez, dit Jésus, simples comme des colombes et prudents comme des serpents". En matière qui concerne votre prochain, il faut être fort retenue de parler. Je vous laisse à juger des effets qui leur seraient préjudiciables.

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LA COMTESSE: Je crois être bien criminelle sur l'amitié de mon prochain...

MERE MECHTILDE: La charité ou l'amour du prochain marche du même pas que 1 'amour de Dieu: saint Jean vous l'assure. Je ne vois pas encore cet amour établi en vous. Vous êtes trop intéressée pour vous-même, trop peu désirante du règne de Dieu dans tous les coeurs, trop chiche pour les âmes. Vous les envisagez comme détachées de Jésus Christ, ne vous souvenant pas qu'elles sont ses membres, qui composent son Corps mystique1368. Il y a bien à travailler en vous 176 sur ce sujet. Mais à mesure que Dieu s'établira en vous, l'amour du prochain y germera et produira ses fruits.


421 A la confession, il faut s'accuser humblement, sincèrement et succinctement, écouter avec respect ce que Dieu vous dit par votre confesseur, recevoir la pénitence et se mettre en état de recevoir l'absolution qui n'est autre chose que la vertu du sang de Jésus Christ qui nous est appliquée; lequel répare en votre âme les désordres du péché et vous réunit avec Dieu, vous rendant digne de ses grâces.

Jésus Christ a satisfait pour vous en plénitude, mais il veut que vous fassiez quelque petite chose de votre part, comme un petit tribut que vous payez à sa justice, vous reconnaissant redevable à sa miséricorde. Et votre pénitence doit être toujours unie à celle que Jésus Christ a faite pour vous, soit en sa sainte vie, soit en sa mort; mais singulièrement au Jardin des Olives, où il se présenta devant la face de son Père chargé de nos péchés et où il produisit un acte si saint et si parfait de contrition qu'il nous a mérité la grâce d'y participer. Il a porté les rebuts de son Père comme un pécheur, sans toutefois avoir ni pouvoir jamais pécher. En sa divine personne, le péché a été condamné.1369

Mettez-vous aux pieds du prêtre comme Jésus se prosterna devant son Père et, en la vue de sa sainte et profonde humilité et confession, confessez-vous. Et après avoir fait ce que dessus, retirez-vous en silence et en respect de la grâce que vous avez reçue par Jésus. Voyez comme il s'abandonne à la mort pour vous donner la vie, et comme son précieux sang vous lave et vous réconcilie avec son Père.

Estimez beaucoup le sacrement de Pénitence, il est très important; et gardez-vous de vous y souiller au lieu de vous y purifier. Accusez-vous toujours en la vue de Dieu, comme si c'était immédiatement à lui-même. Après la confession, ne vous amusez pas à vous entretenir inutilement avec votre confesseur, voire de choses bonnes, si la nécessité n'y est grande. Retirez-vous et demeurez en récollection, afin que la grâce de ce sacrement fasse son effet en. vous et que l'horreur du péché s'empare de votre âme, afin que vous le puissiez détester et en ressentir en vous un éloignement non recherché dans vos sens, mais reçu dans le fond de votre esprit.

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Il faut désirer d'avoir une douleur de ses péchés en les confessant. Elle n'a pas besoin d'être sensible, il suffit qu'elle soit dans la raison, et vous la connaîtrez lorsque vous trouverez dans votre fond intérieur un éloignement du péché, ne le voulant commettre pour quoi que ce soit; et ce, uniquement parce qu'il déplaît à Dieu. Il suffit que vous en portiez la disposition dans le fond de votre âme.

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Assistez au service de votre paroisse le plus souvent que vous pourrez. Il le faut préférer aux autres dévotions, si ce n'est quelquefois que la Providence oblige à quelqu'autre chose. Vous êtes obligée de donner cet exemple et cette édification. Assistez donc à votre paroisse. Pour les sermons , vous pouvez aller quelquefois où vous croirez qu'il y aura plus de grâce; mais gardez-vous de vous tromper; car si vous êtes fidèle à Dieu, Dieu vous nourrira et substantera partout. Gardez-vous de la curiosité et de la satisfaction de vos sens.


894 Vous dites que c'est pour me faire faire pénitence que Dieu vous a donnée à moi. Oh! que cette pénitence me sera douce et agréable s'il me fait la grâce de vous rendre à lui, et s'il me donne la consolation de vous voir fidèle. Oui, je le dis devant Dieu et ses anges, que votre âme m'est plus précieuse que tout ce que votre entendement peut comprendre. Elle m'est infiniment plus chère que cent millions de vies; et parce qu'elle m'est intime et chère plus que tout ce que je vous dis, jugez quelle joie je recevrais de la voir toute réunie à Jésus Christ et combien je lui voudrais -procurer de grâces et de bénédictions, si je le pouvais. Mais hélas! je n'ai que de bons désirs, vous savez mon extrême impuissance.

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Je vous assure que la présence ne nous unit pas davantage. Le coeur et l'esprit est indissolublement lié par Jésus Christ. Ni la vie, ni la mort, ni le glaive, ni l'enfer, ni les persécutions, ni la hauteur, ni la profondeur, ni les anges, ni aucune créature ne nous séparera de la charité et de l'union que nous avons en Jésus Christ et par Jésus Christ.


Catherine de Bar Fondatrice des Bénédictines du Saint Sacrement 1614-1698

Fondation de Rouen Bénédictines du Saint Sacrement ROUEN 1977









UNE AMITIÉ SPIRITUELLE

= Une amitié spirituelle au grand siècle, lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux, Tequi, 1989


Quatrième


Le jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix, 14 octobre 1651, la comtesse de Châteauvieux se rendait rue du Bon Amy pour «faire la charité aux petites religieuses de Lorraine... assise près de Mère Mectilde, cette Dame ne manqua pas selon sa manière ordinaire de poser force questions sur la vie parfaite... La Mère Mectilde du Saint-Sacrement qui avait toujours gardé le silence fut engagée de le rompre pour lui dire quelques paroles qui furent si substantielles et si pleines d'onction que la dite comtesse s'en trouvant pleinement satisfaite, s'écria : Ha ! ma bonne Mère, vous avez trouvé en peu de mots ce que mon âme cherche depuis si longtemps... »

(Bibliographie de Mère Mectilde

par Mademoiselle de Vienville, p. 101)

« Depuis la connaissance qu'elle (Mère Mectilde) eût de Madame la comtesse de Châteauvieux à qui ces lettres s'adressent et qu'elle lui eût découvert quelque chose de cette excellente voie de pure foi, cette dame en demeura si avide qu'elle ne cessait de la solliciter par ses lettres ou par ses visites de l'en instruire plus à fond ; c'est comme cela qu'elle tira beaucoup d'elle ; et elle s'est rendue fort soigneuse de les recueillir ».

(Mémoires, p. 316, N. 249)


TEQUI

82 rue Bonaparte - 75006 Paris

ISBN : 2-85244-932-3


REMERCIEMENTS

Cette édition d'une partie de la correspondance de Mère Mectilde du Saint-Sacrement de Bar adressée à Marie de La Guesle, comtesse de Châteauvieux doit beaucoup à de nombreux amis du monastère de Rouen — moines, moniales, frères et soeurs en saint Benoît, archivistes responsables d'archives diocésaines ou départementales, bibliothécaires, photographes, prêtres et laïques, tous ont accepté de mettre leur compétence et leurs patientes recherches au service de l'oeuvre entreprise.

Que le Seigneur Jésus-Christ, que chante Mère Mectilde tout au long de ces pages leur soit notre gratitude.

En notre monastère de l'Immaculée Conception de Rouen 6 avril 1989 Jour anniversaire du « natale » de Mère Mectilde

[portrait]

MERE MECTILDE DU SAINT-SACREMENT

1614 — 1698

Fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement

PRÉFACE de Mgr Charles Molette

Durant les troubles de la Fronde, Anne d'Autriché, « outrée d'une douleur mortelle sur la révolte de la plus considérable partie du royaume contre le roi son fils [...] forma alors la résolution de s'appliquer efficacement à apaiser la colère de Dieu par beaucoup de prières et de voeux ; elle en fit elle-même, et en fit faire en son nom par plusieurs personnes de piété en qui elle se confiait »1. Parmi les voeux qu'elle est ainsi amenée à assumer, il est un acte proprement religieux d'un caractère très précis : il s'agit, devait-elle écrire, de « rendre honneur au très saint sacrement de l'autel, en réparation des sacrilèges qui ont été commis durant ces malheureuses guerres. Et comme on a trouvé que cela ne se pouvait mieux faire qu'en établissant une maison de religieuses dont le principal soin consisterait à le louer et adorer incessamment et à prier jour et nuit pour la paix du Royaume et pour la conservation du Roy, j'ai jeté les yeux sur la Mère Mectilde du Saint-Sacrement »2,

1. Ce témoignage (de 1702, semble-t-il), que contient (p. 423) le manuscrit, p. 101, conservé au monastère de Rouen, semble devoir être attribué à Elisabeth-Catherine de Vienville (1660-1747), petite-nièce et filleule de Mère Mectilde, qui mourut au monastère de la rue Cassette (Note de l'archiviste du monastère de Rouen). On sait, par ailleurs, qu'Élisabeth-Catherine « se serait retirée, après la mort de sa mère [survenue en 1685, cf. Lettres inédites, p. 383, n. 2] au monastère de Rambervillers » (Lettres inédites, p. 117, n. 17).

2. Lettres inédites, p. 147.

9

[Tableau de la première amende honorable attribué à Philippe de Champaigne].

8

Du voeu de la reine Anne d'Autriche provient donc la fondation des bénédictines du Saint-Sacrement de « soeur Mectilde du Saint-Sacrement, prieure » du monastère3. Cette fondation a été rendue possible par l'aide substantielle de Marie de La Guesle de Châteauvieux qui au lendemain de son veuvage rejoindra la communauté où elle deviendra « soeur Victime du Saint-Sacrement, dite au monde Marie de La Guesle »3. La transformation de cette femme du monde en moniale nous vaut le manuscrit dont l'édition, que présentent aujourd'hui les moniales de Rouen, est précédée de deux précieuses introductions qui nous initient à l'intelligence du texte, celle du père Michel Dupuy, sulpicien, et l'autre, du père Paul Milcent, eudiste, tous deux spécialistes de l'Ecole française de spiritualité.

Le voeu de la reine

Alors que les troubles politiques se doublaient de désordres spirituels et doctrinaux, voire de sacrilèges, un sulpicien, Charles Picoté, songeait, sans être au courant des projets et démarches de Mère Mectilde de Bar, à l'institution d'une fondation religieuse vouée à l'adoration réparatrice. Cette idée qu'il avait devint la matière du voeu qu'il fit pour répondre à la demande d'Anne d'Autriche que lui transmettait la comtesse de Brienne, la reine s'engageant à exécuter le voeu qu'il accomplirait.

Si Picoté n'avait alors « qu'une vue générale de faire honorer le très saint sacrement sans déterminer de quel ordre seraient ces religieuses », il avait du moins une conviction : la réalisation de ce voeu était, en effet, susceptible d'apporter « le véritable et spécifique remède au mal que l'on voulait guérir, étant certain que la guerre ne déplaît pas tant à Dieu par les injustices qui se commettent contre les particuliers1370 dont on ravage les biens, que par tous les crimes et sacrilèges que les gens de guerre commettent, soit dans les églises dont la plupart sont détruites, et les profanations commises contre le très saint sacrement que l'on a vu souvent fouler aux pieds et mettre dans la mangeoire des chevaux ; mais, quand la guerre ne ferait point d'autre mal que de faire cesser le saint sacrifice de la messe et le service divin, il ne serait déjà que trop grand, puisque ce serait priver Dieu de la seule gloire infinie qu'il reçoit en terre. [il L'interruption des sacrés mystères est le plus terrible de tous les châtiments [...] la cessation du sacrifice est le plus grand de tous les maux : son culte continuel est le plus grand des biens et la plus excellente manière d'honorer Dieu. [...] L'on ne pourrait mieux le reconnaître et l'honorer que par l'établissement d'un institut qui s'engage par voeu à l'adoration perpétuelle jour et nuit, et être par union à Jésus-Christ des victimes consacrées à sa gloire pour la réparer et prier pour la conversion des pécheurs »4.

Cette conviction, qui était largement partagée dans les milieux spirituels de la capitale, revêtait parfois d'ailleurs une expression quasi dramatique. Ainsi peut-on se rappeler les visions répétées qu'en 1652 précisément eut à Paris une femme reconnue comme mystique, Jeanne de Matel, la fondatrice de l'ordre du Verbe incarné et du Saint-Sacrement. « Le jour de la Visitation, 2 juillet 1652, elle se disposait à entrer dans les joies de cette fête [lorsque] la Sainte Vierge lui apparaît, quittant Paris et emportant avec elle son divin Fils. Elle se jette, à cette vue, la face contre terre. [...] Ah ! ma Reine ! Ah ! mon auguste, où emportez-vous l'Enfant du saint Amour, l'Amour même, mon Jésus, mon Dieu ?... Si vous quittez Paris, nous sommes perdus ! Je vous arrêterai avec lui par mes larmes. Il ne les méprisait pas lorsqu'il était mortel. Avec leurs larmes, la veuve de Naïm, la soeur de Lazare, lui ont fait ressusciter les morts. [...] Je ne cesserai de vous prier tous deux, que vous ne me donniez la paix et que je ne voie notre roi et les siens de retour à Paris ! »5. Et, dans son entourage, c'est à la prière et au rayonnement de la Mère de Matel qu'on attribua la fin de la Fronde.

Quant à Mère Mectilde, à défaut de visions, elle n'eut, semble-t-il, que des motions intérieures lui dictant d'étape en étape sa voie, à laquelle elle s'efforçait, dans la « pure foi », d'être fidèle. Ainsi, alors qu'elle songeait à se faire recluse dans la situation misérable à laquelle elle se trouvait acculée, elle

3. Ces signatures apparaissent ainsi à la dernière page du « Registre contenant l'estat abrégé des affaires temporelles de ce premier monastère des religieuses bénédictines de l'Adoration perpétuelle du très sainct et très auguste sacrement de l'autel »

4. P. 101, pp. 425-426.

5. R.M. Saint-Pierre de Jésus, Vie de la révérende Mère Jeanne Chézard de Matel, (Archives nationales, LL. 1710). Fribourg (Suisse), 1910, p. 461.

10 tombe gravement malade ; et elle est même à toute extrémité, à peu près de la fin de juillet jusqu'à la mi-novembre 1651. Dans cette situation, c'est avec un total abandon à la volonté divine qu'elle accepte de faire ce que le Seigneur lui demandera. Ainsi revenue de la mort à la vie 6 et s'étant rendue disponible à réaliser ce que Dieu lui montrera, Mectilde de Bar se trouve orientée par trois événements qui marquent pour elle le printemps de 1652.

Etant en visite chez une dame de Charité du quartier, la marquise Anne de Bauves, « elle vit un tableau [...] où était représentée une cérémonie païenne de prêtres et de prêtresses autour d'un autel, en posture d'adoration, le flambeau à la main. Ce qui lui donna occasion [...] de dire à la marquise que ces infidèles qu'on voyait si pénétrés de respect autour de leur idole seraient la condamnation des chrétiens qui en ont si peu dans les églises devant le saint sacrement ». Et la marquise de lui proposer une aide financière « si elle voulait l'accepter pour une fondation envers le saint sacrement dans sa chapelle »7. Dès lors, Anne de Bauves fait partie des quelques « personnes de piété, lesquelles, touchées d'un grand sentiment de faire adorer continuellement le très saint sacrement de l'autel », s'emploient à réunir les fonds nécessaires pour « donner commencement à cette piété » et bientôt « acheter une maison pour établir un monastère aux fins que dessus »8.

Mais avant d'en arriver à cette réalisation, il y a encore quelques mois. A peu près à l'époque où Mectilde de Bar remarquait le tableau qui était chez Anne de Bauves, une autre suggestion — intérieure — frappe Mectilde de Bar : « Un jour à la sainte communion, note-t-elle, je compris la dignité et la sainteté de cette adoration perpétuelle »9.

Cependant, c'est un autre élément qui est décisif, alors qu'elle reste bien réticente pour entreprendre l'oeuvre en vue de laquelle elle est sollicitée : elle ne peut, en effet, que se soumettre à « l'autorité d'un évêque qui, en me confessant, me commanda de n'y point résister »10.

6. Cf. Lettre de Mère Mectilde à Jean de Bernières, 25 novembre 1651.

7. Récit de l'abbé Pierre Berrant, P. 108 bis, p. 64.

8. Mectilde de Bar à Bernières, 2 janvier 1653 (Lettres inédites, p. 357).

9. Mectilde de Bar à Benoîte de la Passion, 28• janvier 1652 (Ibid., p. 143).

10. Mectilde de Bar à Bernières, 2 janvier 1653 (Fondation de Rouen, p. 357).

Le président Molé vers qui elle se tourne donc afin de lui demander « des lettres patentes pour une nouvelle maison de religieuses qu'elle souhaitait établir à Paris [...] lui répondit [...] qu'il fallait pour cela qu'elle eût un contrat de fondation dans les formes et une permission du supérieur ecclésiastique »11.

Pour cette fondation elle demande l'accord de ses soeurs : neuf le lui donnent sans réserve par une lettre du 2 août 1652 12. Et le contrat de fondation est signé le 14 août 1652.

Quand et comment Charles Picoté eut-il vent de ces projets et démarches qui correspondaient si précisément au voeu qu'il avait accompli au nom de la reine ? Sans doute est-ce par l'une ou l'autre des Dames de Charité dévouées à Mère Mec-tilde et soucieuses de faire aboutir le projet qu'elles avaient fait leur. C'est peu après l'entrée du roi et de la reine dans Paris en octobre 1652 que Picoté « fut informé à fond, de la fin, des motifs et du projet de l'établissement proposé entre les Dames dont nous avons parlé et de la Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Il y trouva tant de rapport entre ce que la lumière de Dieu lui en avait fait concevoir en son oraison qu'il résolut d'y faire appliquer le voeu qu'il avait fait et dont il vint ensuite faire la proposition à la Mère Mectilde du Saint-Sacrement pour connaître par lui-même ce qui regardait cette oeuvre. La vénérable Mère déclara aux pieuses dames fondatrices ce que ce bon prêtre lui avait dit, et s'en déclarer à elles de savoir si elles approuvaient que leur fondation y fût appliquée »13.

Dès lors, il restait à Picoté à saisir une occasion favorable pour obtenir une audience de la reine. Celle-ci put avoir lieu le 8 décembre, la reine ayant anticipé la démarche qu'elle avait projeté de faire au Val-de-Grâce". La reine s'enquit des circonstances de son voeu, des motifs qui l'avaient ainsi poussé, des sentiments qu'il avait eus dans son oraison, et qui seraient ces religieuses qu'elle établirait dans un monastère « où l'on ferait l'adoration perpétuelle du très saint sacrement, jour et nuit ». Après qu'elle eût « satisfait à sa pieuse curiosité, il lui fit entendre qu'en appliquant son voeu au dessein de la Mère Mec-tilde, elle s'acquitterait de son obligation devant Dieu sans faire

11. P. 108 bis, p. 66.

12. Lettres inédites, p. 142.

13. P. 101, pp. 426-427.

14. P. 101, p.427.

14 nulle dépense, et qu'il avait [la] parole des dames fondatrices qu'elles y consentaient volontiers ». Bien que la reine eût naguère rejeté le projet en question, « elle ratifia ce voeu qu'elle regardait comme le sien propre et promit de faire tout ce qui dépendrait d'elle pour le faire réussir »15. Et sachant l'opposition de l'abbé de Saint-Germain, c'est elle-même qui lui écrit aussitôt afin de lui demander d'accorder « les permissions nécessaires pour cet établissement »16.

En attendant que puisse être construit un véritable monastère (ce qui se fera rue Cassette dans les années suivantes), on trouve à louer rue Férou une maison appartenant à la comtesse Catherine de Rochefort ; le bail est signé le mercredi 4 novembre 1653 17. Les travaux sont entrepris rapidement ; et Mère Mectilde espère que « ce sera pour Noël ou pour les Rois que nous serons en parfaite clôture »18.

Et c'est ainsi que le 12 mars 1654 est inaugurée officiellement l'adoration perpétuelle. Dans la chapelle exiguë installée dans la maison de la rue Férou, Anne d'Autriche est présente, ayant à ses côtés Mectilde du Saint-Sacrement, prieure, et les premières moniales ; derrière la reine, Marie de Châteauvieux, la fondatrice, et Anne de Bauves (ou Catherine de Rochefort, chez qui se déroule la cérémonie). La reine et les moniales tiennent un cierge à la main et ont la corde au cou.

La scène est immortalisée par un tableau attribué à Philippe de Champaigne. Mais il existe aujourd'hui deux tableaux : l'un au monastère du Mas-Grenier, l'autre au monastère de Rouen ; ces deux tableaux sont inversés de droite à gauche, comme il arrive lorsqu'une gravure est réalisée ; et précisément la gravure existe et se trouve à l'abbaye de Limon. Le tableau conservé au monastère du Mas-Grenier provient des moniales de la communauté de la rue Cassette qui, après la Révolution, ont fini, au moins la plupart d'entre elles, par arriver rue Tournefort ; la dispersion du monastère de la rue Tournefort, en 1973, a fait aboutir le tableau au monastère récemment (1922) fondé au Mas-Grenier. A Rouen, monastère fondé en

15. P. 101, pp. 427-428.

16. Lettre que la reine remit à M. Picoté pour la remettre à M. l'abbé de Saint-Germain, Monsieur de Metz, 12 décembre 1652 (Lettres inédites, p. 147).

17. Cf. Lettre de Mère Mectilde à la comtesse de Rochefort, 6 novembre 1653.

18. Mère Mectilde à M. de Roquelay, secrétaire de Bernières, 25 novembre 1653.

15 1677, aucun document jusqu'ici retrouvé ne permet de préciser l'origine du tableau actuellement accroché près de l'entrée de l'église priorale, au bas de la nef latérale. Quant à la gravure conservée à Limon, son origine semble jusqu'ici n'avoir pas été précisée 19.

La gravure conservée à Limon (plusieurs exemplaires viennent d'en être remis au monastère de Rouen) est conforme au tableau du Mas-Grenier : les traits, l'expression des visages, la posture des personnages correspondent à ce que l'on sait ; le cadre est sobre : la naissance de voûtes basses, sur le mur latéral qui limite l'espace, correspond à la disposition qu'on peut aujourd'hui encore retrouver dans la cave de la maison de la rue Férou. Dans le tableau de Rouen, en inversant la disposition des lieux, l'artiste, afin de traduire la grandeur de la cérémonie, a donné à la scène un cadre plus vaste en substituant à la proximité du mur latéral une certaine profondeur que ne pouvait avoir la chapelle de la rue Férou et une perspective de voûtes au-dessus et au-delà de la reine, ainsi que par une distorsion de l'autel de telle sorte que l'ostensoir présente sa monstrance au spectateur plutôt qu'aux adoratrices qu'on voit de profil.

Dans cette exaltation de la fondation royale, il y a bien le signe de l'importance attachée à l'oeuvre de l'adoration réparatrice qui était ainsi inaugurée. Ce n'est pas seulement un beau marbre votif admirablement sculpté qui témoigne de ce voeu royal, pas plus que ce n'est un tableau votif évoquant la scène. Non, ce qui témoigne de ce voeu, c'est l'institut qui en est sorti et qui perpétue ce qu'il rappelle ; c'est l'adoration réparatrice perpétuelle que cet institut prolonge depuis plus de trois siècles.

Et l'on ne saurait ici passer sous silence une page de l'histoire de cet institut qui s'inscrit en lettres de feu et de sang au

19. Erigée en abbaye en 1932, la communauté de Limon, bien qu'elle ait cessé de faire partie de l'institut des bénédictines du Saint-Sacrement, a gardé encore quelques souvenirs de son appartenance à l'institut, notamment quelques documents concernant le monastère de Varsovie ; car la communauté actuellement établie à Limon, fut fondée en 1816 à Saint-Louis-du-Temple par la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé qui, exilée par la Révolution, avait fait profession dans le monastère de Varsovie fondé en 1687. De Saint-Louis-du-Temple, ce monastère parisien fut transféré au milieu du XIX' siècle, rue Monsieur, puis à Limon au lendemain de la seconde guerre mondiale. (Priez sans cesse, p. 105), dom Pitra est allé à Varsovie d'où il a rapporté un certain nombre de documents, par exemple les lettres de Mère Mectilde qui y étaient conservées. Ces lettres de Varsovie ont été remises au monastère de la rue Tournefort.

16 coeur des drames de notre XXe siècle. C'est en exécution d'un voeu formulé par la reine Marie-Casimire que le monastère de Varsovie avait été fondé en 1687 comme un ex-voto de la victoire remportée à Vienne par le roi Jean III Sobieski, victoire qui avait délivré la chrétienté du péril turc.

Or, en 1944, c'est de la conjonction des deux totalitarismes d'Etat contemporains que ce monastère de Varsovie a été martyr. En 1943, c'était à 250 m du monastère le soulèvement du ghetto de Varsovie. En août 1944, sous les yeux impassibles des armées russes campées en face, sur la rive droite de la Vistule, le soulèvement de Varsovie entraîna une impitoyable répression allemande. Le 6 août, la communauté des bénédictines du Saint-Sacrement, dont le monastère domine la rive gauche de la Vistule, descendit dans les caves où peu à peu se trouve réfugié un millier de personnes traquées, blessées, etc. Sur les quarante-sept moniales, il y en eut au moins dix-sept qui vinrent demander à la prieure — qui se sentit dépassée par cet élan dans lequel elle discernait une inspiration divine — la permission de faire l'offrande de leur vie pour la survie de la Pologne catholique, pour l'Eglise et pour la paix. Le 31 août vers 15 heures, un bombardement atteint l'église : la coupole s'effondre, écrasant les trente-quatre bénédictines qui entouraient le tabernacle (dont toutes celles qui avaient fait le voeu de victime), des centaines de réfugiés (il n'y eut qu'une vingtaine de survivants) et quatre prêtres ; le feu se déclare dans les décombres dont la masse et les flammes empêchent de dégager les victimes ensevelies vivantes. Au milieu des cris et de l'épouvante, s'élève des ruines le chant : « Adoremus in aeternum Sanctissimum sacramentum » dont les accents se font d'heure en heure de plus en plus faibles, jusqu'au troisième jour où s'installe le silence...

De la fondation issue d'un voeu royal dans les troubles de la Fronde et solennisée le 12 mars 1654 dans un petit oratoire du quartier Saint-Sulpice, .. jusqu'à l'oblation volontaire accomplie le 31 août 1944 dans un autre monastère royal, à l'heure où l'homme contemporain est écrasé jusqu'à la dégradation et l'anéantissement par les totalitarismes d'Etat, il y a la permanence de l'adoration réparatrice de l'institut des bénédictines du Saint-Sacrement présente à chaque époque aux drames de son temps.

Une amitié spirituelle au grand siècle

La fondation de l'institut des bénédictines du Saint-Sacrement n'est pas seulement le résultat d'un voeu royal. Cette fondation, en effet, a été rendue possible par l'amitié spirituelle, assez exceptionnelle, qui s'est développée entre Mectilde de Bar et Marie de La Guesle de Châteauvieux ; celle-ci, en effet, n'a pas seulement apporté aux origines de l'institut une aide substantielle — matérielle et administrative —, elle est encore tellement entrée dans ce projet que, dès le lendemain de son veuvage, elle est allée rejoindre la communauté, alors établie rue Cassette, où elle est devenue « Soeur Victime du Saint-Sacrement, dite au monde Marie de La Guesle ».

S'il peut être utile de rappeler succinctement le départ des liens qui ont uni Mère Mectilde et la comtesse de Châteauvieux, il ne saurait être question ici de reprendre la présentation de la vie de Mectilde de Bar qu'a faite Pierre Marot dans la préface qu'il a donnée aux Documents historiques concernant la fondatrice (on disait l'institutrice, laissant le vocable de fondatrice à la comtesse de Châteauvieux) de la congrégation des bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement. Dans ce volume, publié par le monastère de Rouen en 1973, il a évoqué les notices, les biographies ou les études antérieurement parues. En sa « qualité de Lorrain », il a « tenu à rappeler l'importance de la tradition lorraine dans l'oeuvre de Mectilde qui, chassée par l'invasion des troupes de Louis XIII, mais protégée par l'apôtre français de la charité, Vincent de Paul, fit fructifier ses vertus à Paris et enrichit le patrimoine spirituel de la France ».

C'est d'ailleurs cet aspect que devait retenir en 1979, puis en 1981, Joseph Daoust dans les riches petits volumes qu'il a préparés avec les moniales de Rouen et dans lesquels il a pris soin d'évoquer la vie mouvementée de Mère Mectilde, tout en mettant en lumière, par quelques extraits choisis — voire inédits le maître spirituel que fut et que reste Mère Mectilde, dont le rayonnement en définitive est très grand, et son « message eucharistique ».

Le regretté Louis Cognet, dans l'introduction qu'il a donnée en 1965 à quelques extraits des Ecrits spirituels de Mère Mectilde du Saint-Sacrement adressés à la comtesse de Châteauvieux, a voulu situer la personnalité spirituelle de Mère Mectilde dans les courants religieux du XVIIe siècle : 18 « religieuse exemplaire » chez les annonciades de Bruyères (16311638 : prieure en 1633), puis chez les bénédictines de Rambervillers (1639), à Montmartre (1641-1642), en Normandie (1642-1643). Lors de ce dernier séjour, Mère Mectilde avait pénétré dans le milieu de la Compagnie du Saint-Sacrement ; et, entrée en relation avec Jean de Bernières en 1642, elle devait rester en relation épistolaire avec lui jusqu'en 1659, date de sa mort. Revenue à Paris en 1643, Mère Mectilde s'installait avec des religieuses réfugiées à Saint-Maur-des-Fossés où elle ouvrait un pensionnat qui, en assurant des ressources à sa communauté, l'introduisait dans la haute société parisienne. Devenue supérieure en 1646, vite elle est aussi demandée à Caen (1647) ; et au bout de son triennat elle est élue (1650) prieure à Rambervillers, monastère dont elle continuera toujours à faire partie. Mais la guerre en Lorraine la ramène, avec quatre religieuses — « les plus jeunes, comme celles qui étaient le plus en danger dans un temps si malheureux »20, — en mars 1651, vers la communauté de Saint-Maur, alors réfugiée à Paris dans le faubourg Saint-Germain, par suite des troubles de la Fronde : c'est dans une maison de la rue du Bac, qui se nommait Le Bon Amy, qu'elles arrivent « la veille de Notre-Dame de mars », donc le 24 mars 1651 21.

Mère Mectilde et ses sept « petites soeurs de Lorraine » connurent alors « le plus complet dénuement », comme le rappelle ci-dessous le père Michel Dupuy. A cette situation aiguë au point de vue matériel, il faut ajouter que Mère Mectilde tomba gravement malade au mois de juillet. Telle était la situation matérielle de la communauté et son état de santé, lorsqu'elle reçut la visite de deux dames de Charité du quartier au mois d'août : Charlotte de Ligny, présidente de Herse, était parente de Jean-Jacques Olier, le curé de Saint-Sulpice, et elle était accompagnée de la comtesse de Châteauvieux qui n'était « pas de la même paroisse » : son hôtel (qu'elle tenait de sa famille à elle) était situé à un petit quart d'heure de distance, dans la rue Saint-André-des-Arts (au coin de la rue de l'Eperon).

Née Marie de La Guesle un demi-siècle plus tôt, elle était devenue comtesse de Châteauvieux le 8 juin 1625, en l'église Saint-André-des-Arts. De son union avec René de Château-

20. Documents historiques, p. 69.

21. Documents historiques, p. 70.

vieux étaient nés deux enfants : l'aîné, un garçon mort en bas âge, et une fille, Françoise, qui avait épousé le 25 septembre 1649 Charles de la Vieuville. C'est donc deux ans après le mariage de sa fille que la comtesse de Châteauvieux était entrée en relation avec Mère Mectilde, gravement malade.

Venue ainsi au Bon Amy pour une visite de charité qui avait été très brève, Marie de La Guesle Châteauvieux revient quelques jours plus tard pour « parler de discours spirituels dont elle était extrêmement curieuse »22 ; et bientôt elle ouvrait son âme à Mère Mectilde qui l'initia à la vie spirituelle. Dès lors, les Châteauvieux allaient s'employer à aider le plus efficacement possible celle qui allait devenir la fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement, puisque c'est au sortir de cette grave maladie que Mère Mectilde renonce à son désir de vie recluse pour se donner à toute tâche que Dieu voudrait attendre d'elle. Telle est donc l'exigence de « pure foi » dont elle livrera l'expérience à Marie de La Guesle Châteauvieux.

En tout cas, dans le désarroi matériel et moral de l'heure, Mère Mectilde est bientôt sollicitée à « entreprendre de faire quelque chose considérable pour honorer le saint sacrement »23.

Assurément de divers côtés se faisait jour le besoin de répondre « aux profanations multiples de l'Eucharistie, suscitées par l'appât du lucre comme par la haine des protestants, nombreux parmi les mercenaires des diverses armées »24. Nous avons déjà noté combien ce besoin était largement ressenti dans les milieux spirituels de la capitale.

Mais, au fur et à mesure que Mère Mectilde s'avance dans le projet d'une fondation en vue d'honorer le saint sacrement, au fur et à mesure aussi il apparaît que les embûches vont se développer.

Au point de vue matériel, songer à établir ainsi une nouvelle communauté de moniales, et dans le faubourg Saint-Germain, n'est-ce pas une gageure ? Si nobles et si généreuses soient les intentions des donatrices, de la prieure et des religieuses groupées autour d'elle, comment une telle communauté pourrait-elle survivre, alors que dans le seul faubourg Saint-

22. Documents historiques, p. 81.

23. Ibid., p. 84.

24. Dom Yves Chaussy, Les Bénédictines et la Réforme catholique en France au XVIP siècle, Paris, 1975, p. 373.

Germain six communautés ont dû quitter leur monastère, « la plupart [s'étant] retirées chez leurs parents »25 ? L'abbé de Saint-Germain-des-Prés ne pouvait être favorable à accorder sa permission de supérieur ecclésiastique.

Au point de vue spirituel même, une difficulté surgissait. La dévotion envers l'Eucharistie ne semblait-elle pas ternie par l'usage qu'en faisaient les jansénistes ? Car la communauté de Port-Royal s'était en 1646 vouée à l'adoration perpétuelle26. Or, précisément Port-Royal entreprenait de rassembler les moniales réfugiées à Paris et dont la situation était précaire ; et, qui plus est, dans ce programme, « Messieurs du Port-Royal la voulurent mettre pour directrice dans une maison de filles de ce même Ordre du Port-Royal, qu'ils voulaient établir à la porte Saint-Marceau »27 ; et ils lui offraient « six cents écus de pension pour cela, outre sa nourriture » ; mais ils lui imposaient des conditions d'inféodation que sa conscience ne pouvait accepter. Elle préfère ne rien leur devoir qui soit une aliénation. Et le 5 mars 1652, à l'heure où prend corps son projet, elle écrit au secrétaire de Bernières : « Je suis bien aise qu'il [Bernières] travaille à la ruine du jansénisme. Notre Seigneur m'a fait la grâce d'y travailler aussi selon ma petite portée et m'a donné la consolation d'en retirer quelques esprits qui y étaient fort embarrassés ; et la divine Providence s'est voulu servir de nous très indigne pour mettre ces âmes-là dans la liberté d'esprit, et Notre Seigneur leur fait de très grandes grâces depuis qu'elles ont quitté leurs opinions. Voilà en quoi la Providence m'a employée depuis ma grande maladie qui fut au mois d'août »28.

Cet abandon à la Providence au milieu des épreuves qui l'atteignent, cette fidélité spirituelle et doctrinale aux prises avec des sollicitations subtiles qui auraient pu insensiblement la faire, dévier de la pure rectitude, en l'amenant à céder à quelque tentation de sa volonté propre. voilà ce dont elle faisait l'expérience journalière dans la « foi pure », dans un dépouillement d'elle-même sans cesse renouvelé. par « amour pur ».

Cette attitude intérieure, cette marche en avant spirituelle était l'âme du projet qu'elle mûrissait dans un dépouillement total. C'était aussi de la sorte qu'elle initiait à la vie intérieure Marie de La Guesle Châteauvieux qui partageait, au jour le jour, les soucis de cette fondation dont nous avons rappelé quelques-unes des étapes jusqu'à la cérémonie du 12 mars 1654 dans la petite chapelle de la rue Férou.

Il est encore un aspect qui va prendre sa place, une fois la fondation bien établie. Mère Mectilde qui, durant toute la préparation de sa fondation, avait toujours cherché à s'effacer au seul bénéfice de la volonté de Dieu, va faire de même dans l'exercice de sa charge : en refusant l'établissement d'un abbatiat qu'elle laisse à la Vierge Marie le 22 août 1654. Quant à elle, elle veut employer son priorat à la formation de ses filles, à la consolidation et à l'extension de sa fondation selon le bon plaisir de Dieu. Marie de La Guesle Châteauvieux est témoin de cette exigence intérieure que Mère Mectilde lui monnaye dans les billets de circonstance qu'elle est amenée à lui adresser.

Ainsi entraînée dans les voies spirituelles, la comtesse de Châteauvieux, dès le lendemain de la mort de son mari (6 novembre 1662) se retire, pour jusqu'à sa mort (8 mars 1674) dans le monastère qu'elle a fait bâtir rue Cassette — donc toujours dans le même quartier de Paris — et où les bénédictines du Saint-Sacrement s'étaient installées le 21 mars 1659 29.

Les exhortations spirituelles que Mère Mectilde adressa à celle qui devenait soeur Victime du Saint-Sacrement s'inscrivent dans le souci que la fondatrice avait de la formation spirituelle de sa communauté. C'est bien ce souci qu'elle faisait partager à celle qui, après avoir soutenu sa fondation et étant ainsi entrée dans l'intimité de son dessein religieux, avait pris place dans la communauté.

La dilatation spirituelle de Marie de La Guesle Châteauvieux l'avait incitée à rassembler « à son usage personnel » des lettres ou des conférences de Mère Mectilde portant sur les différentes fêtes liturgiques, d'où le nom de Bréviaire donné en-

25. Documents historiques. p. 88.

26. Louis Cognet. Introduction à Mère Ifectilde du Saint-Sacrement. Ecrits spirituels à la comtesse de Châteaurieux. pp. IX-X.

27. Documents historiques, p. 82.

28. Mère Mectilde à M. de Rocquelay. 5 mars 1652.

29. En 1954, lors de la restauration des immeubles du 10, 12, 14 rue Cassette, on retrouva dans une cave le cercueil du comte de Châteauvieux, identifié grâce à la plaque de cuivre qu'il portait (Cf. Documents historiques, p. 76, n. 1 ; et rapports présentés à la Société historique du 6e arrondissement de Paris les 19 janvier et 9 mars 1956).


[Page]21

[en fait 22; de même par la suite car les nos figurent en bas de pages]

suite à ce manuscrit qui semble s'être grossi encore rue Cassette. Mère Mectilde en a revu elle-même la copie et a permis que celles de ses filles qui le désireraient le reproduisent à leur usage ».

C'est ainsi qu'il existe un certain nombre de copies du Bréviaire de feu Madame la comtesse de Châteauvieux.

La présente édition

La transformation de cette femme du monde en moniale nous vaut donc le manuscrit dont l'édition, que présentent aujourd'hui les moniales de Rouen, est précédée de deux introductions fort précieuses.

Dans une introduction historique, le père Michel Dupuy, sulpicien, spécialiste de la spiritualité du XVIIe siècle, situe le bréviaire adressé par Mère Mectilde à Marie de La Guesle Châteauvieux dans le contexte spirituel de l'Ecole française : cette étude précise nous aide ainsi à mieux pénétrer la richesse de ce texte nourrissant.

Le père Paul Milcent, eudiste, spécialiste de saint Jean Eudes, apporte un éclairage perspicace sur la pensée spirituelle de Mère Mectilde, dont il met en lumière la lucidité dans le discernement et la solidité dans la formation spirituelle qu'elle donne.

L'un et l'autre nous la rendent quasiment contemporaine, et comme proche de nous, susceptible de nous aider dans les exigences de discernement qui s'imposent à notre temps comme au XVIIe siècle. En faisant pénétrer dans l'intelligence du texte, ces deux introductions nous permettent de découvrir l'inspiration de Mère Mectilde. Dès qu'on a pénétré au-delà de l'écorce, la rigueur de l'expression de Mère Mectilde, la sûreté de sa direction spirituelle, la fécondité de sa fondation apparaissent même très actuelles.

Mais que représente ce manuscrit ?

Force est tout d'abord de reconnaître que ce n'est pas le texte original1371. Il y a d'ailleurs là une manière de procéder qu'il faut bien, dès lors qu'elle devient systématique, avoir l'honnêteté de dénoncer. Que, dans certains cas extrêmes, le respect des personnes puisse amener à certaines destructions, voire même « doive » requérir la mise au feu (le texte d'une confes-

30. Documents historiques, p. 76.

sion effectuée, par exemple), c'est bien évident. Mais pourquoi, les originaux étant recopiés, détruire systématiquement l'original ? Chacun sait que même « revues sur l'original », les copies sont privées du jaillissement du texte primitif.

On se rappelle comment les manuscrits de sainte Thérèse de Lisieux (une autre « victime d'amour ») avaient été manipulés, dans un but d'édification sans doute, pour être livrés à l'édition. Si les documents initiaux avaient été grattés, surchargés, etc., du moins n'avaient-ils pas été détruits. Et, lorsqu'il en est ainsi, il est généralement possible aujourd'hui de pouvoir arriver à une lecture correcte et à restituer le texte original, ne serait-ce qu'en recourant à la lampe de Wood, mais — bien sûr à condition de pouvoir recourir à l'original.

Il ne s'agit pas du tout de soupçonner les copistes de quelque manipulation du texte. Mais il est tout de même permis de se demander ce qu'on a fait des manuscrits originaux de Mère Mectilde, pourquoi ils furent — semble-t-il — détruits et comment ont été faites les copies réputées officielles. Et, dans le cas présent, la question peut être posée d'autant plus librement qu'il existe une certaine présomption favorable à la qualité des copies : s'il est vrai, selon la tradition orale, que Mère Mectilde a revu elle-même la première copie, celle effectuée par Marie de La Guesle Châteauvieux, et qu'elle en a autorisé la reproduction à celles de ses filles qui le souhaitaient, c'est sans doute qu'elle n'a pas trouvé que sa pensée fût réellement déformée.

Il reste cependant que ce vade-mecum à l'usage de soeur Victime du Saint-Sacrement, dite au monde Marie de La Guesle, nous prive d'un contact direct avec le jaillissement de la pensée de Mère Mectilde. Nous ne pouvons que le regretter ; et même pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, il faut bien reconnaître que les circonstances concrètes qui ont suggéré une pensée, même de portée générale, ne sont pas de soi indifférentes pour retrouver le sens qu'y donne l'auteur et la portée de son propos. Qu'il soit permis de prendre un exemple tout proche de nous : rappeler les droits inaliénables de toute personne humaine à l'heure précise où, à quelques pas de là, la Gestapo embarquait les Juifs pour une destination inconnue, prier explicitement dans la Semaine sainte 1943 pour ceux qu'on extermine à 250 mètres du monastère, ainsi que l'a fait le monastère de Varsovie à l'heure de l'anéantissement du ghetto voisin, était-ce si insignifiant que 24 cela ? La vertu cardinale de force et la vertu théologale de charité ne sont-elles pas concrètement impliquées ?

Il y a même plus encore. Il y a une conception des écrits spirituels dont il faut bien dire qu'on ne saurait pas prendre son parti ; car, si l'on y songe, le résultat, c'est qu'on en arrive à voiler la sainteté personnelle du maître spirituel, à la réalité de laquelle on substituerait en quelque sorte sa propre vénération. Sans doute ne saurait-on oublier la réflexion si pénétrante de saint Jean de la Croix à propos des fondateurs : « Dieu, en donnant à ces chefs de famille les prémices de son Esprit, leur a confié des trésors et des grandeurs en rapport avec la succession plus ou moins grande d'enfants qui devaient embrasser leur doctrine et leur esprit »31. Et cependant ce qui fait leur sainteté personnelle à chacun et à chacune, ce ne sont pas directement les grâces ministérielles ou les charismes dont ils ont été dotés pour servir leurs frères, c'est leur correspondance personnelle à la grâce jusque dans la pratique héroïque des vertus : c'est leur réponse héroïque à leur vocation propre par le progrès spirituel de leur vie d'étape en étape jusqu'à la consommation finale ; en d'autres termes, pour reprendre l'expression de saint Paul : « Nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette image allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur qui est Esprit »32. Les questions qu'on peut légitimement se poser sont donc du genre de celles-ci : par quelles étapes purificatrices concrètes le serviteur de Dieu, la servante de Dieu, que nous vénérons, sont-ils passés ? Comment Dieu les a-t-il progressivement configurés à son Fils ?, etc. En un mot, quel fut, pour chacun et pour chacune, son « itinéraire de foi », selon l'expression que reprend inlassablement Jean Paul II à propos de la Vierge Marie, dans l'encyclique Redemptoris Mater ? D'ailleurs, si Dieu a voulu que, prenant une nature humaine, son Fils entrât dans le temps des hommes et de la création, et qu'il eût à « grandir en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes »33 et que, « tout Fils qu'il était, il eût à apprendre de ce qu'il souffrit, l'obéissance »34,

31. La Vive flamme d'amour, str. 2, 2.

32. 2 Co 3, 18.

33. Lc 2, 52.

34. Hb 5, 8.

comment des êtres humains, si exceptionnels fussent-ils, pourraient-ils faire l'économie de cette croissance spirituelle ?

Même s'ils atteignent à chaque étape de leur vie la perfection correspondante, leur perfection même ne croît-elle pas au fur et à mesure qu'ils avancent dans leur vie humaine et spirituelle ? Un exigeant discernement spirituel mettant en lumière l'héroïque progrès spirituel des maîtres spirituels et des fondateurs, tout au long du cheminement rigoureusement historique de leur vie d'hommes et de femmes parmi les hommes et les femmes de leur temps, tel est bien le meilleur ressort pour approcher la vérité de leur personnalité, telle que Dieu — se soumettant au temps des hommes — a voulu qu'elle se développât concrètement dans le temps.

Ces réflexions ayant été faites1372, et qu'il fallait sans doute faire étant donné le caractère du manuscrit qui fait l'objet de la présente édition, il reste encore à évoquer cette édition.

Recopiées donc d'âge en âge, les copies du Bréviaire de Madame de Châteauvieux, comme toutes les copies des documents provenant des origines ou les concernant, se sont donc transmises dans les communautés. Et il nous faut maintenant souligner l'importance de cette transmission vivante. Car, à la Révolution, lors de la dispersion de 1792, chaque moniale est partie avec ses manuscrits sous le bras. Les textes de Mère Mectilde n'étaient pas pour elles des talismans ou des objets de musée, c'était bien la source de leur vie religieuse qu'elles devaient garder vivante en la faisant vivre de leur propre vie sur les routes ou les cachettes de leur exil, à moins que ce ne soit en prison.

Après la Révolution, les deux monastères parisiens, celui de la rue Cassette — en grande partie — et celui de Saint-Louis-au-Marais, se réunirent, après quelques péripéties, rue Tournefort, où l'on rassembla les manuscrits sauvés : quelques autographes, quelques copies des XVII' et XVIII' siècles « revues sur l'original ». Ces copies sont de la main de Mère Monique des Anges, de Beauvais (1653-1723) : membre du groupe des fondatrices du monastère de Rouen, cette religieuse devait revenir au monastère de la rue Cassette dont elle devint prieure en 1713 35.

35. « Elle resta -près de vingt ans au monastère de la rue Cassette avant d'en être élue prieure. Dans ce laps de temps, il lui fut aisé de reviser ses propres copies sur les originaux qui devaient encore exister, puisqu'elle les mentionne. C'est pourquoi les manuscrits copiés par Mère Monique des Anges de Beauvais sont estimés dans l'Institut comme méritant toute confiance » (Note de l'archiviste du monastère de Rouen). Sur Monique des Anges, cf. Fondation de Rouen; p. 43, n. 31 ; et Lettre inédites, .392.

De même a-t-on agi ailleurs. C'est ainsi que d'autres copies du XVIIe siècle sont actuellement conservées à Rouen, certaines venant de Rouen, d'autres venant de Paris ; d'autres à Bayeux, certaines d'entre elles provenant de divers monastères de Lorraine. D'autres sont conservées à Craon, des copies du XVIIe siècle provenant de Rouen ; à Caen aussi ; et, pour diverses raisons, à la Bibliothèque nationale ou aux Archives de la ville de Sens.

Ce qui revient à dire que, sauf ces dernières exceptions, explicables sinon justifiables, ces diverses copies étaient utilisées conformément à leur raison d'être : dans les divers monastères, en effet, ces copies servaient à nourrir la vie spirituelle des moniales selon l'esprit de leur fondation, tel qu'elles se le transmettaient d'âge en âge. C'était un bien de famille utilisé pour rendre gloire à Dieu des grâces de la fondation et pour la nourriture spirituelle des moniales de l'institut.

C'est dans cet esprit que le monastère d'Arras, première fondation nouvelle de l'institut en France après la Révolution, a reçu en 1823 un certain nombre de manuscrits provenant principalement de la rue Cassette. Et comment s'est fait cette transmission ? Parce que Mère Catherine de Jésus Heu, qui provenait du monastère de la rue Cassette où elle avait fait profession en 1775, et qui en avait conservé quelque héritage, estimait avoir une responsabilité vis-à-vis de la mémoire de la fondation, et donc de l'esprit de l'institut. Elle apporta donc « à Arras des meubles qui avaient servi à la vénérable fondatrice de l'Adoration perpétuelle, son portrait authentique, et plusieurs de ses ouvrages les plus importants, restés manuscrits. Elle était elle-même une richesse précieuse pour la maison qu'elle adoptait. Elle avait connu des religieuses qui avaient vécu avec la vénérable Mère Mectilde du Saint-Sacrement ; elle connaissait donc parfaitement et l'histoire et les usages primitifs de l'Institut. La Mère Saint-François de Sales [Bernierre, professe du monastère de Rouen en 1808 et fondatrice du monastère d'Arras en 1815] trouva dans ses souvenirs, aussi bien que dans les meubles et dans les écrits qu'elle s'empressa de lui confier, des secours précieux pour établir dans son monastère une régularité qui s'étendît aux moindres détails, et pour répondre aux mille questions qui lui arrivaient de toutes les maisons du Saint-Sacrement et leur fournir à toutes les éléments dont elles avaient besoin pour se régulariser elles-mêmes »36. Il y eut véritablement là une tradition vivante, une transmission palpitante de fidélité. Et ce monastère d'Arras eut même une fécondité assez exceptionnelle tout au long du XIXe siècle, non seulement par le nombre de ses vocations, mais aussi par ses filiales : une fondation à Saint-Omer (en 1841) laquelle essaime à son tour en Allemagne, puis une fondation à Dumfries en Ecosse (en 1884) et une à Milan (en 1892).

Le 24 novembre 1904, en vertu de la loi de Séparation, les religieuses sont expulsées de France ; celles d'Arras partent chercher refuge dans leurs fondations à l'étranger ; sept vont à Milan et cinquante-cinq à Dumfries, qui ne comptait alors que vingt-cinq moniales. Et c'est ainsi que les précieux manuscrits de la maison mère de la rue Cassette sont exilés à Dumfries avec la majeure partie de la communauté d'Arras.

Mais lorsqu'en 1919, les soeurs françaises, libres de regagner leur patrie, reviennent à Tourcoing, elles laissent à Dumfries, dans la communauté des soeurs écossaises, les religieuses françaises les plus âgées avec un certain nombre de manuscrits des origines. Or, parmi ces manuscrits, il y avait la copie faite au XVIIe siècle au monastère de la rue Cassette, qui porte l'inscription « Bréviaire de feu madame la comtesse de Chasteauvieux, original de notre Mère institutrice, qui donne à cette dame beaucoup d'instructions selon son attrait et ses dispositions, transcrites sur l'original ». Tel est donc le manuscrit édité aujourd'hui.

Pourquoi donc, en définitive, ce manuscrit si important par son ancienneté est-il à Dumfries ? Héritage de la rue Cassette transmis à Arras par Mère Catherine de Jésus Heu, il était assez naturel que, plutôt que de le laisser séquestrer, les religieuses chassées de France prissent avec elles, pour continuer d'en nourrir leur vie spirituelle, les manuscrits des origines. C'était d'autant plus naturel que c'était à la communauté d'Arras qu'incombait de conserver vivante la mémoire de l'Institut.

36. Vie de Mère de Saint-François de Sales Bernierre, professe de Rouen en 1808 et fondatrice du monastère d'Arras en 1815, pp. 781-782 (manuscrit conservé au monastère de Tourcoing) [actuellement à Rouen].

28 Lorsque les Françaises ont pu revenir sur le sol de la patrie, à qui incombait-il de conserver vivante la mémoire de la communauté ? Tourcoing, communauté qui ressuscitait celle d'Arras après quinze années d'exil, ou bien Dumfries, fille d'Arras ? Est-ce la délicatesse à l'égard des soeurs françaises les plus âgées restées sur le sol étranger qui fit laisser à Dumfries quelques-uns des anciens manuscrits qui avaient nourri leur jeunesse monastique ? Pour respectables qu'elles soient, ces raisons sentimentales ne sont pas toujours les meilleures conseillères...

Mais, étant donné qu'en octobre 1957, les prieures de l'Institut, réunies à Milan, ont décidé d'éditer les écrits de Mère Mectilde1373, c'est au service de cette édition destinée à conserver vivante la mémoire de l'Institut que désormais tous les manuscrits doivent être mis. Une telle édition ne saurait être l'édition desséchée du témoignage mort d'un passé révolu ; il faut même préciser que l'édition ne saurait être vivante que dans la mesure où elle est nourrie de fidélité vivante.

Bien évidemment, si un monastère quittait la fédération, du même coup il renoncerait inévitablement à cette fidélité vivante et se disqualifierait lui-même pour le service de cette mémoire vivante de l'Institut, puisqu'il y aurait renoncé.

A l'occasion de cette édition du Bréviaire de madame de Châteauvieux, il faut donc se réjouir de la détermination de l'Institut des bénédictines du Saint-Sacrement. Il faut les remercier de permettre à un plus grand nombre de pouvoir bénéficier de ces textes substantiels. Par leur détermination à entreprendre une édition des textes de Mère Mectilde, ces moniales témoignent de leur volonté de « servata tradere vivo », selon la devise des Archives de l'Eglise de France. Il faut donc féliciter les bénédictines du Saint-Sacrement de leur entreprise.

Qu'il soit permis de prolonger ces pages par une réflexion encore.

Peut-être le travail décidé en 1957 ne s'achèvera-t-il que lorsque, par-delà les manuscrits dont elles ont entrepris courageusement la publication, les bénédictines du Saint-Sacrement auront pleinement retrouvé et fait découvrir, toute palpitante, la vie de Mère Mectilde et sa croissance spirituelle à travers les circonstances concrètes qui l'ont jalonnée ; car c'est ainsi que Dieu a voulu, d'étape en étape, faire progresser et s'épanouir leur fondatrice sur nos chemins d'hommes. 28 [29 !]

Que si, au-delà des documents et des témoignages, on essaye de scruter la vie même de Mère Mectilde, il semble déjà possible de pressentir son itinéraire spirituel, les épreuves à travers lesquelles elle a dû passer. Que l'on songe par exemple à ces mois de juillet à novembre 1651 ; car c'est bien à travers des épreuves de santé, qui l'ont menée jusqu'à la dernière extrémité, qu'elle a acquis cette disponibilité totale à Dieu, qui fut la condition de la fondation de l'Institut. Que l'on songe encore que c'est aussi à travers une épreuve de santé particulièrement dure dont elle fit une retraite de six semaines, du 21 novembre 1661 au 6 janvier 1662, qu'elle mûrit ses pensées sur l'Institut, épreuve d'où sont sortis les dix-neuf chapitres de l'ouvrage Le Véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Saint-Sacrement.

Un tel itinéraire spirituel, un tel itinéraire de foi, n'illumine-t-il pas, de l'intérieur, la fondation de l'institut ? Et cette considération n'inciterait-elle pas au moins à étudier l'éventualité d'un procès de béatification ? La renommée de sainteté de Mère Mectilde est patente et paisible. N'y aurait-il pas lieu d'aller plus loin ?

Ne resterait-il pas à rendre encore davantage grâce à Dieu pour cette vie de Mère Mectilde qu'il a suscitée parmi nous ?... car, tout au long de sa vie, d'étape en étape, elle a appris à se laisser conduire par Dieu pour accomplir sa volonté dans son Eglise

Ne serait-ce pas aussi renouveler dans leur vocation toutes les moniales qui se nourrissent de l'esprit de Mère Mec-tilde ?... car, par l'adoration réparatrice, l'Institut aide l'Eglise à prendre mieux conscience de son identité propre et à se renouveler dans son mystère sacramentel !

Ne serait-ce pas. bien au-delà de l'Institut et bien au-delà même de l'Eglise. rendre un service au monde d'aujourd'hui comme à celui d'hier ?... car aujourd'hui comme hier. il importe de dénoncer et réfuter « la gnose au nom menteur », pour reprendre l'expression de saint Paul 37 qui a inspiré saint Irénée 38. Qui pourrait dire qu'il n'est pas important d'exorciser ce

37. 1 Tm 6. 20

38. C'est le titre du traité que nous appelons couramment l'Adversus haereses.

terrorisme intellectuel, ce conformisme dégradant qui, célébrant de nouveaux savoirs, de nouveaux pouvoirs, de nouveaux mythes, de nouvelles convoitises, invente à chaque âge des « cérémonies païennes de prêtres et de prêtresses autour d'un autel, en posture d'adoration, le flambeau à la main » ?

Le voeu qu'accomplissait la reine Anne d'Autriche, à genoux, la corde au cou, le cierge à la main, en établissant ainsi 11 rue Férou à Paris, le 12 mars 1654, les bénédictines du Saint-Sacrement, aurait-il vraiment perdu de sa brûlante actualité ?

Mgr Charles MOLETTE Président des Archivistes de l'Eglise de France

LE BREVIAIRE ADRESSE A MADAME DE CHATEAUVIEUX

Introduction de Michel Dupuy

I. MARIE DE CHATEAUVIEUX

Le lecteur connaît déjà Mère Mectilde. Il faut lui présenter madame de Chateauvieux, pour autant que nos sources permettent de la connaître.

En 1651 la guerre civile sévit dans la région parisienne. Les religieuses lorraines de Mère Mectilde ont fui une fois de plus et se sont réfugiées aux portes de Paris, au faubourg Saint-Germain. Elles n'ont trouvé qu'un logement de fortune, rue du Bac, où elles ont demeuré deux mois sans pain et sans couvertures, vivant seulement de pois. Mère Mectilde est malade. Mais Jean-Jacques Olier, encore curé de Saint-Sulpice, a suscité dans le quartier un véritable élan de charité. Une de ses parentes y visite les pauvres. Le dernier dimanche d'août, elle entraîne avec elle quelques amies, dont une certaine Marie de La Guesle, comtesse de Chateauvieux. Elles s'arrêtent chez les « petites religieuses de Lorraine », un instant seulement, car elles ont d'autres visites à leur programme.

Le 14 septembre, Marie de Guesle, « extrêmement curieuse de discours spirituels » y revient accompagnée d'une amie, engage la conversation avec la prieure, pose des questions sur la vie parfaite, déclare sa difficulté à méditer et à 31 mettre en pratique ce qu'elle a lu à ce sujet dans les livres spirituels. Mère Mectilde garda d'abord le silence, puis « dit quelques paroles qui furent si substantielles et si pleine d'onction » que sa visiteuse en fut « pleinement satisfaite » et avoua :

[MAN. 365] « Vous avez trouvé en peu de mots ce que mon âme cherche depuis si longtemps ». Dès lors, elle va multiplier les visites.

D'où vient-elle ? Nous connaissons les noms de ses ancêtres. Elle est fille de Jean de La Guesle et de Marie Béraux, nièce de François de La Guesle, archevêque de Tours mort en 1614, petite fille de Jean de La Guesle, président à mortier au Parlement de Paris, arrière-petite fille de François de La Guesle, gouverneur du comté d'Auvergne... Nous possédons son arbre généalogique, mais nous ignorons la date de sa naissance. Elle avait épousé en 1625 René de Vienne, comte de Chateauvieux et de Confolant, héritier d'une des plus illustres familles de Bourgogne et de Franche-Comté. Ils avaient eu une fille, mariée depuis peu (1649) et un fils, Henri, mort en bas âge. Ils habitaient l'hôtel de la Guesle, qu'on appela l'hôtel de Châteauvieux ; il était situé dans le quartier Saint-Germain à côté de l'église Saint-André-des-Arts. René de Châteauvieux était aussi un chrétien convaincu et généreux. Une de ses cousines, sous le coup d'un deuil douloureux, se retira quelque temps chez les « petites religieuses », une fois qu'elles furent installées de manière moins précaire, et fournit ainsi à la comtesse une occasion de plus de s'y rendre.

Les Mémoires rapportent que Mère Mectilde et Marie de Chateauvieux étaient de caractère fort différent. Autant la première était maîtresse d'elle-même, autant la seconde était impétueuse, active, sensible et plus portée à aider les hôpitaux que des contemplatives. Ce n'est donc pas l'âme soeur qu'elle trouvait en la prieure, mais au contraire une femme supérieure qui n'hésitait pas à la contredire. On aimerait savoir davantage comment la comtesse fut séduite et progressivement transformée. Malheureusement nous n'avons conservé d'elle aucune lettre.

Quelques traits cependant n'ont pas été oubliés. Ainsi lors d'une visite, la comtesse avait avancé une pensée que Mère Mectilde n'approuvait pas. Elle le lui dit avec une énergique franchise : « Je veux que vous sachiez que, toute comtesse que vous êtes et quelque pouvoir que vous ayez de m'assister en la grande nécessité où je me trouve réduite avec mes soeurs, si vous passez outre, je ne ferai pas plus d'état de vous que de 32 cela » ; elle lui montrait un fêtu sous ses pieds ; « Je ne considère votre personne qu'autant que je sais que Dieu veut se ser- [MAN. 268]vir de vous pour faire quelque chose de grand pour votre sanctification ». Cette fermeté audacieuse, loin de froisser Madame de Chateauvieux, la conquit.

Celle-ci avait confié sa conscience au curé de SaintAndré-des-Arts et se faisait scrupule d'avoir avec Mère Mectilde une intimité croissante qui devenait une direction spirituelle. Pourtant le prêtre lui disait n'y voir aucun inconvénient.

La Providence voulut que la comtesse le rencontrât un jour en visite à Mère Mectilde. Il saisit l'occasion de confier ouvertement à celle-ci sa dirigée, allant jusqu'à dire : « Je vous la [MAN. 371] donne ». Elle en fut rassurée.

Si les Mémoires sont discrets sur la vie spirituelle de la comtesse, ils montrent bien à quel point elle prit à coeur la cause des bénédictines du Saint-Sacrement.

Elle s'employa à les aider de ses ressources et à leur trouver des bienfaiteurs et bienfaitrices, de manière à leur permettre de se loger plus convenablement et d'obtenir d'abord de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés qui avait juridiction sur le faubourg, la permission de s'y établir, et ensuite du garde des sceaux les lettres patentes royales autorisant la fondation.

Ce n'était pas une mince affaire. Trop de bienfaiteurs assortissaient leurs legs de clauses inacceptables sur lesquelles il fallait laborieusement négocier. Elle devait aussi gagner les familles, souvent moins généreuses et peu enclines à voir l'héritage qu'elles escomptaient entamé par un legs aux religieuses. De plus, dans la société du temps, la femme n'avait pas pleine capacité civile. L'accord du mari était requis et se faisait parfois attendre.

Une somme suffisante étant réunie, c'est à l'opposition de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés et de son vicaire qu'on se heurta. Il apparut qu'on ne la désarmerait pas et qu'ils ne cèderaient qu'à la Reine elle-même, dont il fallait donc gagner la faveur. Heureusement elle s'y prêta et apporta son concours avec beaucoup de foi.

Les lettres patentes n'étaient pas obtenues pour autant du garde des sceaux. Les couvents étaient déjà nombreux, trop nombreux pour les ressources disponibles, estimait-il. Il fallut encore convaincre et faire intervenir les personnalités avec lesquelles les Chateauvieux avaient des relations. 33

Que de démarches furent encore nécessaires pour trouver une demeure d'abord — la maison de Madame de Rochefort, rue Férou, en servit quelque temps —, puis un terrain où bâtir un monastère : celui de la rue Cassette, près de l'église Saint-Sulpice fit l'affaire. Madame de Chateauvieux poursuivit inlassablement ces interminables tractations : il fallut près de trois ans avant que la communauté pût seulement s'établir rue Férou et encore quatre pour qu'elle vînt rue Cassette.

Madame de Chateauvieux voulut donner mieux encore que ses ressources, son temps et sa peine, elle voulut se donner elle-même et prendre l'habit de l'ordre, comme fondatrice, ce qui ne signifiait cependant pas qu'elle quittât son mari. Celui-ci donna son assentiment. Mais Mère Mectilde voulut éprouver plus longuement une femme aussi vive que généreuse, et ce ne fut qu'en 1662 qu'eut lieu cette prise d'habit, vêture symbolique apparemment puisque la fondatrice devait laisser le vêtement religieux pour retourner habiter en son hôtel. Elle s'engageait ainsi toutefois à ne pas se remarier si son époux décédait avant elle et elle serait à nouveau revêtue de l'habit sur son lit de mort.

Mais la Providence donna à ce premier engagement plus de réalité qu'on n'y pensait : trois mois après, le 6 novembre 1662, René de Chateauvieux était rappelé à Dieu.

Le couple était très uni et la comtesse fut bouleversée. Néanmoins elle était libre. Dès le lendemain elle entra au monastère où son époux fut enterré. Trois jours après, elle prononça ses voeux « de victime et d'obéissance à notre Révérende [MEM. 205] Mère, auxquels elle ajouta celui de chasteté perpétuelle ». Elle prit le nom de soeur Victime du Saint-Sacrement.

Qu'une prieure aussi avisée que Mère Mectilde se soit prêtée à un tel engagement peut surprendre et montre la confiance qu'elle mettait en la comtesse. Car les fondatrices gardaient des droits et, en voulant indiscrètement imposer leurs vues alors qu'elles n'avaient aucune expérience de la vie religieuse, constituaient trop souvent pour les prieures ou supérieures une source de difficultés. La patience de François de Sales fut plus d'une fois mise à rude épreuve par quelques fondatrices des Visitations. Mère Mectilde le savait ; elle avait fait l'expérience des prétentions de bienfaitrices envers lesquelles la reconnaissance oblige à des ménagements. Cependant elle accepta l'entrée de Madame de Chateauvieux au monastère. Elle lui confia la tenue du registre des contrats. Nous y constatons que soeur Victime en 1663 changea les avances considérables qu'avec son mari elle avait consenties en donations pures et simples. Ce geste, observent les Mémoires, est l'équivalent du voeu de pauvreté qu'elle n'avait pas prononcé en novembre 1662.

Soeur Victime du Saint-Sacrement se plia à la règle commune. Les questions qu'elle posa à Mère Mectilde — conservées à la fin du Bréviaire — montrent qu'elle assimilait parfaitement ses enseignements.

Elle eut le 7 juillet 1669 la douleur de perdre sa fille, son dernier enfant, qui lui laissait néanmoins des petits-enfants.

Elle-même désirait mourir, « pour éviter l'infidélité que je contracte actuellement », disait-elle. Elle envisageait comme une grâce de « mourir subitement sans être malade » ; ainsi « je ne serais point occupée de moi-même, de mes maux, ni des créatures ». Tous les quinze jours elle se confessait et tous les jours elle communiait. Elle avait fait récemment une « revue » au père Guilloré. Un mercredi, comme d'habitude, elle se confessa. Le lendemain, comme d'habitude encore, elle eut un entretien avec la prieure, sur les paroles du Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur », au terme duquel elle se trouva mal, eut à peine le temps de répéter « Jésus, Marie » et rejoignit le Seigneur. C'était en 1674.

A quel moment Mère Mectilde adressa-t-elle à Madame de Chateauvieux les textes constituant ce Bréviaire ?

Glanons d'abord quelques indications chronologiques.

La pièce 353 suppose Monsieur de Chateauvieux encore [ms. add.marg.] P. 134. vivant. Mais elle est la seule à faire allusion à la famille de la correspondante. La lettre 3146 se rapporte au voeu de victime P. 153. que Madame de Chateauvieux prêta aussitôt après la mort de son mari. Les textes sur la servitude sont-ils à mettre en relation avec le voeu d'obéissance auquel les Mémoires assignent la même date ? C'est fort douteux, car l'obéissance à Mère Mectilde et la servitude à Jésus ne sauraient être assimilées.

Nous ne trouvons pas trace d'autres faits datés. Mère Mectilde ne demandait-elle donc jamais de nouvelles, ne faisait-elle jamais allusion à l'actualité ou aux événements de famille, comme elle le fait dans les lettres qui n'appartiennent pas à ce recueil ? C'est difficile à penser si elle s'adresse à une femme vivant encore dans le monde, et cela demeure curieux même après l'entrée au monastère. Mère Mectilde lui aurait-35elle imposé de tourner la page sans plus jamais penser aux P. 251. siens ? Certes le morceau 1815 l'invite à un grand détachement. Mais on ne conçoit pas que Mère Mectilde ait parlé en ces termes à une femme qui venait de perdre son mari. Il est infiniment probable que ces textes ont été dès l'origine, comme c'est le cas pour la plupart des correspondances de l'époque, expurgés de tout ce qui aurait permis de les situer ou de reconnaître la destinataire, de façon qu'ils puissent convenir à tout lecteur et à toute lectrice. Pour cela on les a rendus aussi impersonnels que possible. On a supprimé les indications de dates et de lieux, et vraisemblablement aussi bien des traits qui auraient pu trahir la destinataire. Le style souvent décousu se prêtait à de tels coups de ciseaux. Seule la découverte d'autographes pourrait satisfaire notre curiosité. Elle n'est plus à envisager. Entrée au monastère, Marie de La Guesle est morte au monde. Elle a réussi à s'effacer. Respectons son secret.

Il reste à relever dans le contenu des textes quelques indices permettant de les situer de manière hypothétique.

D'abord on comprend mieux que Mère Mectilde recoure à la plume si la comtesse ne réside pas encore au monastère.

De plus les engagements auxquels le Bréviaire se réfère sont (sauf dans la pièce 3146 citée plus haut) ceux non de voeux particuliers., mais du baptême. Ne serait-ce pas qu'il s'adresse à une femme n'ayant effectivement pas encore prononcé de voeux ?

Il est vrai que Mère Mectilde propose à sa correspondante l'oraison de simple regard qui n'est ordinairement pas la forme de prière convenant le mieux à une débutante. Mais François de Sales avait déjà conduit sur les voies de l'oraison des femmes engagées dans le mariage et la vie du monde, Madame Brulart, la Philothée de l'Introduction à la vie dévote. Rappelons qu’à l'époque les parents marient fort jeunes et sans leur demander leur avis des filles qui pouvaient être aptes à la vie religieuse, comme ils en envoient au couvent d'autres qui n'y semblent nullement prédisposées. Cela explique que les cas de piété extrême en dehors de la vie religieuse ou de vie religieuse sans piété fussent plus communs qu'aujourd'hui. En 1664, Malaval invite à l'oraison de simple regard débutants et fidèles sans instruction, comme à un moyen court qui leur est approprié (Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation en forme de dialogue, Paris. 1664). Le danger est évidemment que 36 ceux-ci confondent rêverie ou oisiveté spirituelle et oraison. Mais ce risque est moindre avec la comtesse : sa vivacité et son tempérament actif l'immunisent contre une telle torpeur. Mère Mectilde a compris qu'elle s'adresse à une femme exceptionnelle. Il n'y a rien d'impossible à ce que le Bréviaire soit pour la plus grande part antérieur à l'entrée de Madame de Chateauvieux au monastère.

Essayons d'en lire le message à la lumière de la théologie de l'époque.

II. LE « BREVIAIRE » ET LA THEOLOGIE DU TEMPS

Dieu

Le Père

Dès l'abord le lecteur de Mère Mectilde est frappé par son [add.marg. P. 123]. insistance sur l'adoration et y reconnaît un accent bérullien. Cet accent est-il plus bérullien que bénédictin ? Bérulle sur ce point n'a fait qu'exprimer ce que vit tout chrétien, tout croyant qui pense à Dieu. Car on peut le vivre sans savoir en parler. Comment dire la grandeur de Dieu, l'infinité de Dieu, l'absolu de Dieu ? Comme tous ceux que saisit le sens de Dieu, Mère Mectilde manque de mots. Elle reprend l'expression balbu [P. 127, 137-142] tiante, mais franche, d'Isabelle Bellinzaga, diffusée ensuite par Bérulle : « avoir une haute estime de Dieu » ; ou « faire cas de Dieu ».

Son insistance sur Dieu avant même de parler du Christ ressortit à ce qu'on appelle souvent « mystique abstraite ». « Abstraite », par opposition à cette représentation concrète qu'autorise la contemplation du Christ. Mère Mectilde a sans doute connu des maîtres de la mystique abstraite, notamment Benoît de Canfield dont l'influence était profonde à Montmartre.

De plus, la forme d'intelligence de la prieure lui permet d'accéder au langage métaphysique. Il ne lui fait pas peur. Or la métaphysique est chez certains spirituels la forme extrême de l'abstraction et leur fournit au sujet de Dieu des concepts et des moyens d'expression. Avec eux, Mère Mectilde souligne que Dieu est « de soi » — nous dirions « par soi » —. C'est le premier attribut divin qu'elle mentionne. 37

Cependant ces moyens d'expression ont encore une limite. Que dire de Dieu même par abstraction ? N'est-il pas plus prudent de se taire ? Ou plutôt, comme il est impossible d'arrêter tout à fait la succession des pensées et le déroulement du langage intérieur, on peut du moins en contester l'aptitude à dire quelque chose de Dieu, rappeler sans cesse que rien de ce qu'il évoque n'est encore Dieu. Ainsi la théologie apophatique, c'est-à-dire procédant par négations, est souvent l'aboutissement d'une mystique abstraite : tout ce qu'on peut concevoir de Dieu ou dire de lui est tellement au dessous de la réalité qu'à son sujet il vaut mieux nier qu'affirmer : rien de ce qui vient à l'esprit, rien de ce qu'il se représente n'est Dieu. Dieu demeure « incompréhensible », comme Mère Mectilde le rappelle souvent.

Le Fils

Cette sensibilité à la mystique abstraite l'apparenterait P. 89 elle à François de Sales dont le Traité de l'amour de Dieu parle P. 201; si peu du Christ ? Pas précisément. Car elle parle aussi beau-P. 142. coup de Jésus. Elle désire « adhérer à Jésus-Christ » — encore une expression bérullienne « se rassasier de Jésus-Christ, ne plus voir que Jésus-Christ et ne plus aimer que lui » et y invite sa correspondante : « Si vous me demandez de quelle vie vous devez vivre désormais, je vous réponds que ce n'est pas de la vie des bonnes âmes, ni des anges, ni même de la vie des saints, mais de la vie pure et sainte de Jésus... Que toutes vos opérations soient donc les opérations de Jésus en vous... que vos pen- P. 200. sées soient des pensées de Jésus, vos paroles, des paroles de Jésus, vos oeuvres, des oeuvres de Jésus ».

Cependant, Mère Mectilde ne peut reconnaître le Christ comme Dieu sans donner au mot Dieu un sens qui offre en lui-même quelque prise. Elle adore d'autant mieux le Christ comme Dieu qu'elle peut dresser une liste des attributs divins qu'elle lui reconnaît. Car sa pensée est d'une rigueur vigoureuse. Elle n'est pas de ces disciples à qui il suffit de voir en Jésus un surhomme, sans chercher ce que signifie l'affirmation de sa divinité.

C'est qu'elle demeure fascinée par le mystère trinitaire. Elle ne pense pas à Jésus sans penser en même temps à sa relation au Père et à l'Esprit, relation qui retient toute son attention, tandis que le détail des actions de Jésus passe à l'arrière-pl an .

Ainsi s'explique que Mère Mectilde tantôt paraît polarisée par Jésus et toute adoration envers lui, et tantôt ne parle plus que de Dieu, comme si elle ne pensait plus à Jésus. En réalité, Jésus alors n'en est pas moins présent. Ce n'est que par Jésus qu'elle s'adresse à Dieu son Père, ce n'est qu'en Jésus qu'elle en parle. L'apôtre Paul n'entre pas non plus dans le détail des actions ou des paroles de Jésus. Il mentionne seulement la Cène ou la croix et la Résurrection. Mais il est constamment uni à Jésus au point de confier aux Galates : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). On pourrait schématiser en disant qu'il ne regarde pas le Christ en face de lui, le sachant en lui. Le quatrième évangile déploie bien davantage les faits, gestes et paroles de Jésus, le faisant voir, afin qu'en lui on voie le Père. La manière de Mère Mectilde s'apparente plus à celle de Paul qu'à celle de Jean. Cela tient pour une part à ce qu'elle écrit comme le premier des lettres, sans chercher à faire un exposé suivi.

Cette vie en Jésus explique aussi le peu de place dans ces lettres d'un thème pourtant fréquent au XVIIe siècle (comme à bien d'autres époques) dans la littérature spirituelle, notamment féminine, Jésus comme « divin époux de l'âme ». Est-ce seulement parce qu'elle écrit à une femme mariée qu'elle est peu portée à ce langage ? Je ne le crois pas. C'est bien plutôt à P. 134. cause de l'orientation de sa pensée religieuse. Si on distingue deux types fondamentaux, les mystiques de l'unité et les mystiques nuptiales1374, Mère Mectilde s'apparente incontestablement au premier.

Cette fascination du mystère de Dieu Trinité apparaît dans la manière d'envisager le mystère de l'Incarnation. Elle l'aborde par la voie qu'on appelle aujourd'hui descendante : sa pensée ne s'élève pas de l'homme qu'est Jésus jusqu'à Dieu, mais, comme le Prologue du quatrième évangile, considère d'abord le Verbe auprès du Père, puis admire et contemple son abaissement dans la nature humaine. Bien des maîtres du XVIIe siècle procèdent d'ailleurs ainsi et méditent l'humiliation, « l'anéantissement » disent même certains, de celui « qui n'a pas retenu comme une proie d'être l'égal de Dieu, mais s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et reconnu à son aspect comme un homme, il s'est abaissé devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix »(Ph 2, 6-7). 39

Plus que nous, le XVIIe siècle voit dans l'enfance de Jésus un abaissement surprenant. Car l'enfance n'y est pas considérée comme l'âge d'or, mais plutôt comme l'âge des naïvetés, des ignorances, des inconséquences et des égarements. L'enfant doit être surveillé et maintenu dans une étroite dépendance. Et le Verbe de Dieu, bien qu'il possède toute science et toute sagesse, a accepté d'être traité en enfant.

Il s'est abaissé plus encore, jusqu'à la mort et la mort sur une croix. Comme Condren, Mère Mectilde unit étroitement mort, résurrection et ascension du Christ. Jésus est ressuscité, moins pour se retrouver sur terre parmi ses disciples, que pour inaugurer une vie nouvelle. « Il nous faut aussi commencer une nouvelle vie, une vie qui ne soit plus de la terre, une vie qui soit toute séparée des sens, toute purifiée et élevée à Dieu », « divine » même, comme aimait aussi dire Jean-Jacques Olier ; mais laissons parler la prieure : « Saint Paul dit : " Si nous sommes ressuscités, cherchons les choses d'en haut ". Une âme ressuscitée ne saurait plus prendre plaisir aux choses de la P. 295. terre. Les créatures lui sont croix et tout ce que le monde a de plus délicieux lui est un enfer ».

L'Esprit-Saint

Avant de mourir, les parents laissent leurs biens en héritage à ceux qui seront orphelins. A ses disciples, le Christ promet qu'il ne les laissera pas orphelins : il restera avec eux par le don de l'Esprit. Ce don signifie que l'union à Dieu n'est pas un idéal chimérique, ni la divinisation un simple rêve prométhéen. Le croyant n'est pas seulement orné de grâces, c'est-à-dire de dons de Dieu ; il peut être uni immédiatement à Dieu. Le don de Dieu n'est rien de moins que Dieu. Que le pluriel « les grâces de Dieu » ne fasse pas oublier le Don de Dieu par excellence, l'Esprit qui lui-même est Dieu, l'Esprit qui habite en nos coeurs par la foi. Le XVII' siècle est en France la grande époque de la théologie de l'Esprit. C'est le mérite de Petau d'avoir insisté sur l'habitation de Dieu dans l'âme des justes, d'avoir étudié pourquoi, après saint Paul, les Pères de l'Eglise attribuent cette habitation à l'Esprit-Saint et d'avoir souligné que l'Esprit-Saint est présent à l'âme des justes, non seulement par ses dons, mais en Personne. Pour conserver néanmoins le mot de « grâce », les théologiens parlent à son sujet de « grâce incréée ».

Mère Mectilde fait écho à cette théologie en mentionnant très souvent l'Esprit-Saint, et en écrivant de manière un peu abrupte, mais profonde : « Si la grâce est le Saint-Esprit... » P. 101.

Les dernières décennies du XVII' siècle connaissent une méfiance spécialement vive à l'égard des .« illuminés », ces gens qui, sous prétexte d'obéir à l'Esprit-Saint, s'écartent des chemins battus et de la conformité aux traditions. Mère Mectilde a une position plus nuancée. Elle sait bien qu'on peut confondre le mouvement de la nature qui vous tourne vers les créatures et votre intérêt, et le mouvement de la grâce qui fait chercher « la pure gloire de Dieu » : « Il faut se défier beaucoup de soi-même en ce discernement ». Cependant celui-ci n'est pas impossible, à condition qu'on soit « en silence et dans le calme des passions ». Car « l'Esprit de Dieu est pacifique, et c'est la marque de son Esprit quand il nous fait agir en paix ». Cette notation bien bénédictine est souvent sous-jacente. Sans se laisser intimider par les critiques auxquelles les « illuminés » sont en butte, la prieure conseille : « Agissez autant qu'il vous sera possible par l'Esprit de Dieu ». Elle presse : « Donnez-vous à la puissance de son Esprit ».

Attitudes

« Pure foi »

Mère Mectilde invite fréquemment Madame de Châteauvieux à la « pure foi ». Elle trouve sa correspondante trop raisonneuse. Faute de documents sur celle-ci et de textes où elle développe sa pensée, il nous est impossible de mesurer à quel point ce reproche est justifié. En tout cas on risque de mal le comprendre si on se réfère au contexte actuel et au dialogue moderne entre foi et incroyance. Pour beaucoup de nos contemporains, la « foi » implique l'insuffisance de preuves ou au moins leur limite. La « foi » consiste à faire le pas que les arguments ne parviennent pas à nécessiter. Ceux qui s'abstiennent de faire ce pas demeurent incroyants ; ceux qui le font s'engagent malgré l'inévidence. Tel n'est pas du tout l'horizon de Mère Mectilde. Elle ne prêche pas le fidéisme1375 ; elle n'oppose pas foi et rationalisme. Comme Condren, comme Olier, comme Jean de Bernières, elle oppose « pure foi » et méditation.

La méditation est un exercice qui mobilise les facultés intellectuelles. Des raisonnements mettent en relief, par des rapprochements bien trouvés, divers aspects des vérités révé-41lées, et l'imagination colore de quelque façon et rend plus concret le sujet qu'on a choisi de méditer, qu'il s'agisse d'une scène d'évangile ou d'une réalité invisible. Et Mère Mectilde veut faire passer Madame de Chateauvieux de cette méditation à une oraison « de simple regard ».

Elle semble emprunter cette expression à Jeanne de Chantal qu'elle connaissait vraisemblablement à travers l'oeuvre de Henri de Maupas (La Vie de la vénérable Mère Jeanne Françoise Fremiot, Paris, 1644 ; notamment p. 297). Peut-être le tempérament de la comtesse s'est-il, du moins au début, mal prêté à cette manière d'oraison.

Le « simple regard » signifie, non pas que l'on conteste la valeur des raisonnements, mais que pour le moment on procède autrement. Le raisonnement a pu être utile, de même que découvrir, recenser, évoquer des qualités peut conduire à admirer. Mais admirer est beaucoup plus qu'énumérer des qualités. C'est à la fois davantage et plus simple. Or l'oraison de simple regard consiste à admirer Dieu. C'est du moins ainsi qu'Epiphane Louis la présente quand il explique ou rappelle aux bénédictines du Saint-Sacrement ce qu'est l'oraison de pure foi (Conférences mystiques, Paris, 1676 ; conf. 2). Tandis qu'il n'insiste que sur l'admiration, Mère Mectilde détaille un peu plus ; elle ajoute à l'admiration le respect, l'amour, l'attention et la soumission qui font aussi partie de l'attitude devant Dieu.

Elle emploie comme plusieurs de ses contemporains et comme Jeanne de Chantal l'expression « simple regard », mais moins fréquemment que celle de « pure foi ». C'est sans doute que le mot « regard » évoque encore une activité des yeux ou du moins des yeux intérieurs de l'imagination qui prête à équivoque. Il ne s'agit pas de regarder, mais de penser à celui qu'on ne voit pas avec une très grande humilité d'esprit. Dieu dépasse tout ce qu'on peut en penser. La foi seule dépasse aussi tout ce qu'on peut en penser pour aller à sa rencontre.

Il vous arrive de penser à tel ou tel, et intérieurement de lui raconter toutes sortes de choses que vous aimeriez lui dire. Le rencontrez-vous, que ce bavardage imaginaire cesse totalement devant celui qui est autre que tout ce que vous vous figuriez. De même la comtesse de Chateauvieux est invitée à passer du discours intérieur à la présence de Dieu. Ce n'est pas qu'elle doive s'imaginer cette présence, localiser Dieu de quelque façon. « Présence » signifie surtout qu'on ne pense plus rien de particulier de Dieu ; une seule pensée s'impose à l'esprit : Dieu est là. 42

Epiphane Louis pousse si loin cette interruption des raisonnements qu'il déclare : « Je ne veux même pas que vous vous figuriez avec Dieu les Personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ni que vous le considériez comme un Juge en son tribunal, ni comme un Roi en son trône, parce que dans cette contemplation votre objet est un être infini et incompréhensible ; et si vous avez cette idée, il ne faut faire aucun discernement des notions ou des Personnes divines, ni mettre aucune distinction entre les attributs et les qualités suréminentes que nous avons accoutumé de lui attribuer »(I0c. cit. p. 14).

Ainsi s'explique ce qui a pu surprendre : que Mère Mectilde parle si souvent de Dieu sans mentionner les Personnes divines. Ce n'est nullement qu'elle cesse de prier par Jésus-Christ pour adhérer à une mystique plus large où Hindouistes, Musulmans et Chrétiens, et même tous ceux qui croient au Dieu unique, se retrouveraient dans la même expérience1376. C'est plus simplement qu'elle éprouve ce qu'Epiphane Louis décrit, ce dépassement inéluctable de tout ce qui est inévitablement verbal et imaginaire dans la nomination et la représentation des Personnes divines.

Amour

On ne s'étonnera pas de voir Mère Mectilde mentionner la foi avant l'amour. L'amour de Dieu suppose qu'on sache que Dieu est, ce qui est proprement l'affirmation de la foi. Cela ne signifie pas que la foi doive nécessairement précéder l'amour et qu'il faille en un premier temps prendre conscience de l'existence de Dieu, puis en venir à l'aimer. Cela signifie seulement que la foi fonde l'amour et le fait reposer sur une certitude.

Amour et respect. La prieure joint de manière remarquable l'amour et le respect de Dieu. L'amour bannit la crainte, dit saint Jean, mais il ne bannit pas le respect, enseigne Mère Mectilde. Pourquoi une telle insistance sur le respect ? On pourrait y voir l'influence des habitudes sociales de l'époque ; la hiérarchie des conditions est alors communément acceptée et on tient compte du « rang » de celui ou de celle à qui on s'adresse. Mais il y a bien plus : pour elle le respect est signe qu'on reconnaît la transcendance de Dieu, sa « grandeur », son « incompréhensibilité ». Dans les rapports humains, on peut se P. 143. permettre des formules familières avec ceux et celles que l'on connaît. Mais Dieu n'est « connu essentiellement que de lui-même ». Ce respect, loin de s'opposer à l'amour comme le fe-43rait la crainte, en est au contraire la délicatesse, « l'amoureuse complaisance de voir son Dieu incompréhensible ».

« Pur amour ». Un deuxième trait doit être souligné, la fréquence sous la plume de Mère Mectilde de l'expression « amour pur ».

Elle est usuelle au début du XVIIe siècle. François de Sales l'emploie volontiers dans ses lettres et le capucin Laurent de Paris lui fait place dans son traité de vie spirituelle intitulé Le Palais de l'amour divin. Mais elle va bientôt donner lieu à un débat serré de théologie spirituelle. C'est que beaucoup de fidèles se demandent ce qu'est au juste aimer Dieu. On sait par expérience ce qu'est aimer des hommes, des femmes, des enfants. C'est au moins éprouver de la tendresse à leur égard, goûter leur présence, leur vouloir du bien. Mais auçun de ces termes ne convient à Dieu de la même manière. Quelle tendresse éprouver pour celui qu'on ne voit pas ? Comment goûter sa présence alors qu'il est insaisissable ? Comment lui vouloir du bien alors que tout est déjà à lui ? Dès lors l'âme peut-elle s'occuper à aimer Dieu, sinon par un jeu d'imagination illusoire qui est le fait des « illuminés » et qu'il faut se garder d'encourager ? De plus l'expression « pur amour » pourrait bien insinuer qu'on laisse dangereusement de côté la pratique d'actes bons et même l'espérance de la béatitude. Devant cette dernière ambiguïté, beaucoup soulignent qu'on aime Dieu si on aime son prochain et observe les commandements. Va-t-on alors réduire l'amour de Dieu à celui du prochain et à l'observation des commandements ? Ce serait ne plus proposer qu'un humanisme dans lequel Dieu passerait à l'arrière-plan.

Les moralistes du XVIIe siècle s'en sont gardés. Cependant, pour ne pas décourager un grand nombre d'hommes peu portés aux effusions spirituelles, plusieurs ont cherché à minimiser l'obligation de faire des actes particuliers d'amour de Dieu. Mais Jean-Pierre Camus, grand admirateur de François de Sales et pasteur zélé, ne se résigne pas à de telles concessions. En 1640 il publie un traité intitulé La défense du pur amour contre les attaques de l'amour propre, où il souligne que l'amour de Dieu n'est pur que lorsqu'on aime Dieu pour lui-même, et non pas pour en obtenir une récompense. Mais l'année suivante, Antoine Sirmond lui donne la réplique en un traité intitulé La défense de la vertu. Il y cherche à rassurer ceux qui n'éprouvent pas d'amour de Dieu bien particulier : « Il 44 ne nous est pas tant commandé d'aimer que de ne pas haïr ». (Tr 2, p. 19) et il reproche à Camus, non sans raison, d'exclure, sous prétexte d'amour pur, la vertu d'espérance : « Le pur amour ne doit point avoir égard à aucune récompense autre que Dieu, mais il ne peut se passer de celle-là » (p. 97).

Désormais l'expression « pur amour » est lourde de résonances. En sa dixième Lettre provinciale, Pascal se fait contre Sirmond et ses semblables l'avocat de l'amour de Dieu. Il veut qu'au lieu de réduire le plus possible la portée du commandement d'amour envers Dieu, on aime au contraire Dieu sans mesure. Cependant il semble éviter l'expression « pur amour », comme s'il pressentait déjà les tempêtes qu'elle allait encore soulever et l'obstination avec laquelle Bossuet, poursuivant ceux qu'il accuse de quiétisme, s'en prendrait même à Fénelon.

La dixième Provinciale est de 1656. C'est sans doute exactement l'époque où écrit Mère Mectilde. Plus hardie que Pascal, elle emploie sans cesse l'expression « amour pur ». Qu'y met-elle ?

Le pur amour est celui que porte un coeur non partagé P. 160. entre Dieu et les créatures ; elles sont devenues pour lui néant, P. 163. n'éveillant plus de désir et ne sollicitant plus d'attention : « Ne vivons et ne respirons qu'en la pureté du divin amour ». Avec fi-P. 164nesse et précision, Mère Mectilde note qu'alors l'âme est même détachée de sa propre action : « Vous vous prêtez bien à l'ac- P. 131. tion, vous ne vous y donnez pas » ; ou encore : « Ne vous rendez point propriétaire de votre action, n'y ayant point d'attache ».

Il en résulte, bien sûr, que le pur amour est tout à fait désintéressé : « Il faut que vous commenciez de vivre du pur amour, c'est-à-dire purement pour Dieu, sans plus de retour sur vos intérêts ». Mère Mectilde ne met pas pour autant en question l'espérance ; elle vit seulement dans le présent. ou plutôt dans la présence de Dieu. La charité envers le prochain n'est pas non plus absente ; car aimer le prochain ne partage pas le coeur entre Dieu et les créatures, quand ce prochain est « vu en p. 312. Dieu ».

Amour et sainteté. Définir le pur amour par le désintéressement n'est encore qu'en faire une approche négative. On ne dit pas ce qu'est la lumière en expliquant seulement qu'elle ne connaît pas de zones d'ombre. La lumière est plus 45 que l'absence d'ombres ; elle est éclat ; elle est beauté. On ne dit pas ce qu'est le pur amour en expliquant seulement ce qui pourrait le contaminer. Mieux vaudrait pouvoir dire ce qu'est aimer Dieu, autrement que par des oppositions et des comparaisons avec précisément ce qu'il n'est pas.

Car Mère Mectilde aime Dieu en ce qu'il est en lui-même. Aussi fait-elle spécialement place à la sainteté parmi les attributs de Dieu. Bien des chrétiens, entendant le mot « sainteté », pensent surtout à la perfection morale. Notre prieure, comme Condren dont elle semble s'inspirer sur ce point, prend sainteté au sens biblique de séparation de tout ce qui est profane ou créé1377. Dès lors, tandis que dire Dieu Créateur ou Providence ou Sauveur est le qualifier en sa relation aux créatures, le dire « saint » est énoncer ce qu'il est en lui-même. Cela fait la joie de P. 104. Mère Mectilde : « Je me réjouis de votre sainteté », lui dit-elle. Pourrait-on trouver expression plus pure de l'amour de Dieu que ces mots ? Il faut aimer véritablement son prochain pour se réjouir, non de ce qu'il est pour vous, mais de ce qu'il est pour lui-même, en lui-même. Il en est de même à l'égard de Dieu : « Aimer sa sainteté, c'est l'aimer très purement pour lui-même ».

Aimer la volonté de Dieu. Cependant la sainteté de Dieu demeure insaisissable. Comment se réjouir de ce qu'on ne voit pas ? On le peut, à condition d'être animé non par des sentiments, mais par la foi.

Néanmoins d'une certaine façon l'amour de Dieu trouve P. 121. un objet tangible. Canfield disait que la volonté de Dieu est P. 138. Dieu même. Mère Mectilde reprend cette pensée textuellement, ou sous diverses formes. Or cette volonté nous est manifestée P. 140. en particulier « dans les événements ». « Il faut les recevoir de sa sainte main ». Comment à ce propos ne pas rapprocher notre fondatrice de Pascal qui à la même époque se laissait instruire « par l'événement qui est une manifestation de la volonté de Dieu » (Pensées, Br. 668) et notait : « Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon coeur ! La nécessité et les événements en sont infailliblement » (Pensées, Br. 553). Ce qui nous advient et nous affecte est ainsi l'occasion d'actes d'amour de Dieu qui ne risquent pas d'être imaginaires. Si nous aimons réellement Dieu, nous aimons ce qu'il veut, la réalité qu'il nous envoie. 46

Toutefois, si réaliste, pénétrant et stimulant que soit l'axiome canfieldien « La volonté de Dieu est Dieu-même », il ne doit pas nous conduire à identifier absolument la volonté de Dieu avec ce que nous en connaissons par les événements. La connaissance de cette volonté reste partielle. Comme Dieu lui-même, sa volonté nous dépasse infiniment ; l'accepter, c'est « obéir », mot qui revient souvent sous la plume de la prieure, c'est-à-dire se subordonner aux vues d'un autre, en ne voyant soi-même que partiellement.

D'autre part, l'amour de Dieu se vit dans le mouvement même qui fait sortir de soi pour le chercher. Mère Mectilde invite Madame de Chateauvieux à se « désoccuper de soi-même » P. 267 pour « se contenter du bon plaisir de Dieu ». Ces conseils, en dissipant quelques illusions, conduisent à se demander s'il est possible qu'ici-bas l'amour de Dieu soit absolument pur.

Vers l'amour pur. C'est nous qui posons la question : l'amour de Dieu peut-il être absolument pur ? Mère Mectilde ne la soulève pas. Elle ne fait d'ailleurs pas d'analyses psychologiques ; elle sait bien que Madame de Chateauvieux est seulement en chemin ; elle l'invite à « commencer » en lui faisant regarder de l'avant. Si l'amour de Dieu n'avait pas pour nous cette exigence de pureté absolue, il ne serait plus amour de Dieu ; ce ne serait plus de Dieu que nous parlerions. Voilà pourquoi, me semble-t-il, la prieure insiste tellement sur cette pureté. Et en même temps elle n'évoque jamais cette pureté P. 162 comme déjà atteinte, mais toujours comme un idéal : « Qui pourrait ne vivre que du pur amour et faire un néant de tout le reste, que je l'estimerais heureux ! »

Il est cependant clair que tout en proposant cet amour pur comme un idéal, elle parle d'expérience. Sinon, oserai t-elle pré-P. 165dire : « Votre état présent ne sera pas d'une longue durée ; après la douleur vient la joie » ? Elle est très discrète sur son propre compte. On devine néanmoins, en ce qu'elle propose à Madame de Chateauvieux, ce qu'elle-même voudrait vivre davantage. Elle n'évoque pas de transports d'amour, mais le désir constant de commencer à aimer Dieu, de s'engager irréversiblement en cet amour : « Qu'une âme est heureuse qui se peut plonger dans l'amour du bon plaisir de son Dieu sans retour ! » P. 166

« L'aimer en toute manière, c'est trouver bon tout ce qu'il fait, c'est approuver et consentir à tous ses desseins secrets et manifestes sur nous, c'est soumettre toutes nos volontés aux siennes, c'est ne rien préférer à son amour ».

47

Anéantissement

L'insistance de Mère Mectilde sur la nécessité d'être « anéanti » peut surprendre, faire peur, ou bien agacer et heurter un lecteur moderne. Ce terme à la mode au début du XVIIe siècle a donné lieu à des critiques qui ont vite conduit à en restreindre l'emploi ou à en atténuer la signification. Mais les expressions de Mère Mectilde ne se prêtent pas à une interpréta-P. 229 tion adoucie : « Laissez vous égorger ». « Vous êtes là, non pour N° 171 jouir de quelque consolation, mais bien pour opérer votre destruction ».

Sur ce point la sensibilité a changé. Alors qu'en matière sexuelle, les termes les plus réalistes de la psychanalyse qui auraient horrifié le XVIIe siècle n'effarouchent plus, à l'inverse le vocabulaire par lequel le XVIIe évoque le renoncement demandé par Jésus paraît aujourd'hui excessif et irrecevable. Celui de Mère Mectilde n'est pourtant pas le plus rude. Celui de Jean-Jacques Olier est autrement violent, et celui même de Jésus dans l'Evangile est très énergique : « Qui ne prend pas sa croix et ne marche pas à ma suite n'est pas digne de moi. Qui trouve sa vie la perdra et qui l'aura perdue à cause de moi la trouvera » (Mt 10, 38-39). Et Paul ne craint pas de dire que « ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses convoitises » (Ga 5, 24). Cependant l'Evangile reste la bonne nouvelle et apporte la joie. Car s'il faut mourir au monde avec le Christ, c'est pour ressusciter avec lui.

Il est vrai que la nécessité de renoncer une fois reconnue, les accentuations peuvent légitimement varier. Peu avant Mère Mectilde, Charles de Condren, dont elle s'inspire, soulignait surtout les différences entre ce monde et le monde à venir, différences qui appellent des ruptures radicales : il faut que le monde présent passe, soit anéanti, pour qu'adviennent le monde futur et le Règne de Dieu. Aujourd'hui, d'autres, à l'inverse, se plaisent à souligner la continuité de l'un à l'autre monde, sinon l'identité, et relèvent comment le monde présent prépare, amorce, commence déjà le monde à venir qui transparaît en tout acte de charité. Ne va-t-on pas jusqu'à se figurer qu'on est artisan du Royaume ou du Règne de Dieu et qu'on le construit ? Il ne convient pas, me semble-t-il, de s'éloigner de l'Ecriture à ce point. Si le pessimisme radical qui ne voit dans cette création qu'un monde mauvais à détruire est inacceptable, il ne faut pas y substituer une naïveté enfantine oubliant la mort et le passage obligé par elle pour parvenir à la résurrection, aux cieux nouveaux et à la terre nouvelle.

Mère Mectilde est incontestablement du siècle de Condren et non de celui de Teilhard de Chardin. Aussi ne mâche-t-elle pas ses mots en prônant l'anéantissement de soi. On n'en doit que davantage admirer, je ne dis pas la modération, mais la justesse de ses conseils. Elle n'invite nullement à se complaire dans une sorte d'autodestruction. Elle souligne au contraire les valeurs que l'anéantissement de soi fait découvrir dès ici-bas et les joies dont il est le chemin : « Il y a deux ou trois pas qui vous coûteront cher, mais aussi ils vous causeront un immense P. 226 bonheur ». « Cette mort (à soi) parait cruelle et très rigoureuse P. 228 à la nature et aux sens ; mais elle est très savoureuse à l'esprit laisser faire par Dieu. Cette remarque de notre prieure est »

Au demeurant, il ne s'agit pas de se faire souffrir, mais de spécialement adaptée à la psychologie féminine de sa dirigée. Et elle note avec finesse qu'il ne dépend pas de nous d'anéantir ni notre mémoire, ni notre intelligence. Car on ne peut oublier sur commande, même pour pardonner. On ne peut non plus s'abêtir et contester ce dont on a compris la vérité.

Mais la volonté est autrement libre et l'abandon et la disponibilité constituent « l'anéantissement » de la volonté propre. Une attitude résume cet « anéantissement », le silence : « C'est par le silence qu'on s'anéantit devant cette adorable P. 239

Majesté ». A peu près à la même époque, le père Guilloré, qui fut confesseur de Madame de Châteauvieux, fait aussi l'éloge du silence et de sa valeur religieuse ; comme il est moins concis et plus explicite que Mère Mectilde, je le cite : « Où sont ces âmes qui, par un sacré silence, s'immolent à toutes les accusations et calomnies ?... Ce refus de justification rend les accusations et les calomnies souverainement sanctifiantes, parce qu'en cela vous faites à Dieu le plus noble de tous les sacrifices, qui est celui de votre réputation » (Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, livre 2, Max. 9, chap. 1). Oui, un tel silence est un acte d'humilité et d'anéantissement de sa propre réputation ; il est non pas autodestruction, mais abandon à Dieu, et par là aide à comprendre l'attitude suggérée par Mère Mectilde. Et cependant ce qu'elle demande est encore plus simple. Il n'y a pas à craindre que Dieu se laisse égarer par les calomnies. Devant Dieu, il s'agit seulement d'accepter la vérité, sans s'accuser en se cherchant des torts imaginaires et s'en s'excuser en inventant des justifications.

P. 246 49 Ce que peut être un tel anéantissement nullement suicidaire se comprend mieux si on en trouve le modèle dans le Christ.

Il est vrai que le spectacle de la croix pourrait éveiller des réactions masochistes. Mais Mère Mectilde contemple aussi, comme on le fait volontiers à son époque, l'anéantissement — nous dirions la kénose — du Verbe de Dieu en l'Enfant-Jésus. En lui, le Verbe est réduit au silence, la Sagesse de Dieu se soumet à l'obéissance, la Toute-Puissance de Dieu se fait dépendance. Ce silence de l'Enfant-Jésus fait comprendre à quel silence Mère Mectilde invite : il s'agit de vivre la dépendance à l'égard de la grâce divine, en découvrant à quel point on est à la merci de Dieu, comme l'Enfant-Jésus est entre les mains des adultes. Pour la prieure, l'anéantissement est l'esprit d'enfance. Encore faut-il ne pas mettre dans cette expression ce qu'elle évoque trop souvent aujourd'hui, la naïveté ou même la diminution mentale de la « retombée en enfance ». Encore une fois, ce n'est pas l'intelligence, mais la volonté qu'il faut anéantir. L'Enfant-Jésus, loin d'être naïf, possède toute science. Car le XVIIe siècle ignore les réflexions et spéculations modernes sur l'ignorance de Jésus ; au contraire, il professe que le Christ est depuis sa conception dans la vision béatifique. L'esprit d'en-

P. 285 fance n'est donc pas simplesse, mais disponibilité de l'humilité.

Simplicité

L'esprit d'enfance n'est pas naïveté, mais simplicité. La naïveté implique un manque de jugement. La simplicité requiert justesse du jugement qui discerne d'emblée l'essentiel et y va droit, sans se perdre dans la multitude des considérations possibles. Elle permet l'ouverture et la confiance vis-à-vis d'autrui. Et elle importe d'une manière toute particulière dans la relation à' Dieu : si on attendait pour se prononcer d'avoir épuisé toutes les questions, la foi serait à jamais différée. C'est pour-P. 140 quoi il faut « recevoir avec une grande simplicité les lumières que Dieu vous donne par lui ou par autrui ». Et la « pensée de P. 143 Dieu incompréhensible borne toutes les curiosités de l'esprit et l'assujettit à une simple et très respectueuse croyance de ce que Dieu est ».

Cette simplicité conduit à « l'oraison d'une très simple unité et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d'elles-mêmes à sa très sainte Volonté et au soin de sa divine Providence ». Ces termes, Mère Mectilde les emprunte à Jeanne de Chantal. P. 180

Cette dernière voyait dans la simplicité l'antidote du repli et des réflexions sur soi-même : il faut s'oublier soi-même, autant que possible, par le continuel souvenir de Dieu, et en lui seul se reposer par une vraie et entière confiance, et spécialement en l'oraison rejeter toutes sortes de discours, industries, répliques, curiosités et choses semblables et, au lieu de regar- P. 181 der ce qu'on fait, a fait ou fera, regarder Dieu, demeurant en cette simple vue de Dieu et de son néant. Certes, l'examen de conscience est nécessaire et salutaire, mais à la condition d'être moins une introspection que l'accueil du jugement de Dieu. Car la réflexion sur soi-même peut empoisonner la vie spirituelle et enfermer en soi-même, en particulier lors des temps consacrés à la prière.

Mère Mectilde fait sien l'enseignement de Jeanne de Chantal : « Ne vous réfléchissez pas tant, marchez en con P. 139 fiance » ; « Ne chargez point votre esprit de multiplicité » ; « la P. 140 première chose que j'ai à faire, c'est de sortir de moi-même ». Et parlant des Mages, elle les donne en exemple : « Sortez de la P. 146 terre de vous-même, de votre propre maison et du lieu de votre connaissance. Quittez vos intérêts, comme ils l'ont fait... Sortez des vieilles habitudes de vos sens ou de votre propre esprit ». P. 291

Pratiques

Voeux

Pour mieux comprendre l'enseignement de notre recueil, il est bon de se rappeler les principaux débats autour des voeux de religion qui se sont poursuivis pendant le XVIIe siècle.

Au début du siècle, c'est encore la controverse avec les protestants qui retient l'attention des théologiens et suscite leurs efforts. Luther avait fait le procès des voeux. Il fallait répondre en montrant leur bien-fondé. Mais en France intervient bientôt une autre controverse entre catholiques, celle des séculiers et des réguliers. Les séculiers sont les prêtres diocésains qui n'ont pas prononcé de voeux. Ils se trouvent parfois en compétition pour le ministère, notamment pour la prédication et le sacrement de la pénitence, avec des religieux, par exemple des capucins ou des jésuites. Les religieux sont-ils plus compétents du fait qu'ils sont dans un « état de perfection » ? Le presbytérat n'est-il pas aussi état de perfection ? N'est-il pas même état 51 de « perfection acquise », la vie religieuse étant seulement état de « recherche de la perfection » ? Les engagements du prêtre découlent de son ordination qui est un sacrement, alors que la profession religieuse n'est pas un sacrement. Ce débat était inoffensif, voire salutaire pour les prêtres, tant qu'il ne faisait que leur rappeler leurs obligations et leur idéal.

Malheureusement la polémique conduisit l'un ou l'autre à déprécier la vie religieuse pour lui opposer la grandeur et la beauté de l'état des prêtres. En 1638 l'oratorien Séguenot fit scandale en écrivant que « le voeu n'ajoute rien à la perfection chrétietme, ni à ce qui a été voué au baptême, sinon quant à l'extérieur, en quoi la perfection ne consiste pas » (De la sainte virginité, Paris, 1638, p. 18).

Séguenot se rétracta. Sa mise en question des voeux (en tant que publics) ne fut pas oubliée pour autant ; c'est qu'il n'était pas le seul à les critiquer : il participait à un courant plus vaste où se retrouvaient entre autres les disciples de Jean Duvergier, abbé de Saint-Cyran, qui ne portaient pas encore le nom de jansénistes. Ceux-ci, sans mettre en question les voeux, plaidaient pour une vie religieuse moins séparée du monde et plus proche de ce que l'Eglise vécut aux origines, une vie none pas définie par des règles, mais découlant simplement d'une intelligence plus profonde de ce qu'implique le baptême. Ils la concevaient volontiers dans le cadre de la communauté chrétienne, c'est-à-dire de la paroisse.

D'autre part. les réformateurs du clergé étaient amenés à comparer, quant à l'obligation à la perfection, non plus les religieux et les prêtres, mais les religieux et les « clercs ». Car les séminaires, notamment le séminaire Saint-Sulpice voisin du monastère de la rue Férou comme de celui de la rue Cassette, avaient pour hôtes de simples clercs autant et plus que des prêtres. Il est frappant de voir comment Jean-Jacques Olier leur propose une spiritualité baptismale : il relie l'exigence de mort à soi. d'« anéantissement » et de sacrifice de soi. non pas à des voeux ou au ministère des prêtres, mais à la condition de baptisé. Car le baptême est mort et résurrection avec le Christ et tout chrétien est invité à être parfait comme notre Père céleste est parfait.

On ne s'étonne donc pas de voir Mère Mectilde rappeler à Madame de Cliâteauvieux de manière si vigoureuse les conséquences de son baptême et insister plus sur le baptême que sur une profession religieuse éventuelle. Mais elle se garde des ex- cès de Séguenot. Elle sait maintenir les valeurs traditionnelles tout en adoptant la problématique de son époque.

Séguenot s'en prenait aux voeux en tant qu'ils obligeaient à des actions extérieures. Rappelons que sous l'Ancien Régime le voeu public avait des conséquences juridiques reconnues et sanctionnées par la société civile, notamment l'incapacité de posséder. Mais Séguenot ne s'en prend pas au voeu comme résolution ferme de se lier à Dieu. Il y voit même un acte de perfection. Et les oratoriens, après avoir refusé les voeux de religion, faisaient divers voeux aux conséquences seulement intérieures, comme le voeu de servitude, le voeu d'hostie (ou de victime). Sur ce point Jean-Jacques Olier les imita. Nous ne nous étonnons donc pas que ces voeux intérieurs revêtent une grande importance dans la pensée de Mère Mectilde.

Servitude

Le mot surprend aujourd'hui où nous sommes plutôt enclins à souligner que le Christ apporte la liberté. Saint Paul en était tout aussi convaincu que nous et rappelle fièrement qu'il est citoyen, homme libre, et que tout lui est permis, même si tout ne convient pas (1 C 6, 12). Néanmoins dans l'adresse de son épître aux Romains, il se présente comme « esclave du Christ ». Marie se dit « servante » du Seigneur ; il serait aussi exact de traduire « esclave du Seigneur » ; car le mot qu'elle emploie désigne aussi bien les esclaves.

A la fin du XVIe siècle, Inès de Saint-Paul avait fondé en Espagne une « confrérie et fraternité des esclaves de la Vierge, Mère de Dieu ». Et le franciscain Jean des Anges se fit le propagandiste de cette confrérie et l'apôtre de la servitude mariale. La pratique en est passée peu après en France. Pierre de Bérulle fit voeu de servitude à Marie et conduisit les oratoriens et les carmélites de France à prononcer également ce voeu.

Il conçut un voeu semblable de servitude à Jésus qu'il proposa également aux oratoriens et aux carmélites. Ce voeu engageait à une disponibilité particulière à l'égard de tout ce que Jésus demanderait ou opérerait par son Esprit.

On lui reprocha d'avoir imposé ce voeu aux carmélites. Une controverse théologique et juridique s'ensuivit. La théologie de l'Incarnation sous-jacente fut passée au crible, tandis que des critiques demandaient quel objet avait au juste un voeu n'engageant pas à des actes extérieurs. Pour éviter de telles polémiques, Bérulle, quand il parlait de la servitude, en vint à 53 substituer au mot de voeu les termes moins compromettants d'« élévation » ou d'« oblation ». Mais il n'y a pas de doute que la pratique des voeux de servitude à Marie et à Jésus (qu'ils fussent distincts ou non) continua à se répandre. Jean-Jacques Olier fit voeu de servitude à Jésus le 11 janvier 1642.

Il semble que Mère Mectilde ait préparé Madame de Châteauvieux à un tel voeu : « Je vous prie de bien chérir cette P. 155 sainte captivité où Notre Seigneur vous fait entrer. Oh, bienheureux esclavage ! Ne vous en retirez pas. Laissez-vous lier et garrotter. des chaînes du pur amour ». Et dans la leçon qui appa-p. 156 remment suit, elle lui écrit encore : « J'avais la disposition... de vous dire un mot de l'heureux esclavage que vous avez eu l'honneur de porter ». Le mot de voeu ne figure pas. Mais le contenu est exactement celui du voeu de servitude : « L'esclave P. 157 est tellement prête de faire les volontés de son Maître, qu'à toute heure, à tous moments, elle est prête et disposée d'accomplir ses ordres en toutes les manières qu'il lui plaira ».

Voeu de victime

Le « voeu d'hostie » ou « de victime » (les deux expressions sont équivalentes) est une pratique qui a suivi de peu celle du voeu de servitude. Elle ne semble pas avoir rencontré les mêmes oppositions. La querelle théologico-juridique n'a pas repris. L'idée d'un voeu aux conséquences purement intérieures avait fait son chemin. Nous savons que Jean-Jacques Olier fit voeu d'hostie le 31 mars 1644. Il l'explique ainsi : (C'est le) « voeu de ne vivre que pour Dieu, en attendant le temps et l'occasion de nous sacrifier à lui pour le bien de son Eglise. Et la disposition à ce voeu, ou plutôt l'obligation secrète que nous contractons encore en le faisant, c'est de mourir continuellement à soi, de s'immoler soi-même, dans les moments que la chair veut vivre et agir en vous, en telle sorte que nous mortifions tout ce que la chair demande ».

Il s'agit, bien sûr, de la chair au sens paulinien, non pas le corps, mais l'égoïsme et tout ce qui porte au péché. Olier continue « Le voeu d'hostie dit encore obligation d'exposer au Saint-Esprit tous les moindres mouvements de la chair, quand ils s'élèveront, pour les consumer en lui »(Inédit. Archives de Saint-Sulpice, Montréal). 54

La victime (ou l'hostie) est passive aux mains de celui qui l'offre et de celui qui l'agrée ou l'immole. Faire voeu d'hostie est se rendre disponible à Dieu d'une manière particulière. On s'offre soi-même, mais l'offrande de soi n'est réelle que si elle conduit à laisser à Dieu l'initiative : il lui revient de prendre ce qui est offert. Mère Mectilde indique comment, en fait, s'unissent les avances humaines et les requêtes divines : « Dieu veut que j'opère avec sa grâce dans certaines rencontres et en d'autres il veut que je sois toute passive et toute adhérente à l'impuissance qu'il me fait ressentir. Il le faut suivre comme il lui plaira de P. 120 nous mener ».

L'offrande implique qu'on fasse le sacrifice de soi, y compris le sacrifice des retours sur soi : « Faites peu de retour sur vos dispositions propres, mais donnez beaucoup à Jésus pour être revêtue de son Esprit et de ses saintes dispositions ». P. 154

Aujourd'hui, le mot de victime est mal reçu. Se dire victime est se plaindre. Mieux vaut agir. S'offrir comme victime ne s'apparente-t-il pas au masochisme ? Mieux vaut se ressaisirque de ressasser des griefs et de se replier sur soi. C'est précisément ce qu'en d'autres termes notre prieure conseille : se plaindre serait ne s'être pas suffisamment donné : « Si vous souffrez en qualité de victime, la victime ne dit mot. Elle est menée au supplice sans se plaindre, nonobstant qu'elle est chargée des crimes de celui pour qui elle est faite victime ».P. 249 L'Ancien Testament connaissait diverses sortes de sacrifices. Mais dans le Nouveau Testament, c'est le passage du Christ par la mort qui est le sacrifice accompli et définit le sacrifice. Désormais une « victime » ne mérite ce nom que dans la mesure où elle est configurée à l'Agneau immolé. Or, comme Condren le souligne spécialement, le sacrifice du Christ est à la fois holocauste, c'est-à-dire consomption de la victime, et résurrection. Faire voeu de victime est accepter une telle consomption. Mère Mectilde fait écho : « Il faut être consumée par le feu du pur et divin amour de Jésus. Or le feu ne brûle la victime que premièrement ces autres effets n'aient précédé, pour nous apprendre que le feu sacré de la charité ne s'allume dans le coeur qu'après que toutes les impuretés de nous-mêmes, qui sont en nous-mêmes, sont égorgées et détruites. Figurez-vous que vous êtes cette victime condamnée à la mort pour recevoir P. 154 en Jésus une nouvelle vie ».

En ses conférences aux bénédictines du Saint-Sacrement, Epiphane Louis a remarquablement traité de la spiritualité de 55 victime. Citons un passage qui fait la synthèse de ce que quelques bribes des leçons de Mère Mectilde nous ont permis d'apercevoir. Il montre comment être « victime », loin de mener à geindre, fait au contraire dépasser tout repli sur soi et le mépriser comme idolâtrie : « La qualité de victime met la personne en un état de mort, ou du moins en une tendance actuelle à la mort, puisque l'on ne saurait considérer la victime que pour mourir et pour être sacrifiée. Cette disposition et tendance actuelle à la mort va à ne vouloir vivre pour soi-même, ni s'établir, ni se maintenir ou se soutenir en quelque façon que ce soit pour soi-même, mais seulement pour la gloire de celui qui a accepté la victime et dépendamment de sa volonté pour la manière du sacrifice ; et si la victime veut vivre pour soi, si elle agit pour elle-même, dès lors elle sort de sa condition de victime du Fils de Dieu, elle se fait victime de soi-même, elle se sacrifie à elle-même et elle s'idolâtre, donnant à la créature ce qu'elle était obligée par un engagement particulier de ne donner qu'au Fils de Dieu. Or, ne pouvant vivre pour soi, ne pouvant rien faire pour s'établir ou pour se soutenir en elle-même, elle est obligée de travailler incessamment à se désocupper de soi » (La vie sacrifiée... Paris, 1674, p. 79-80).

Contrition et confession

En ce domaine aussi il faut replacer les leçons de Mère Mectilde dans leur contexte théologique, de manière à mieux saisir ses options et à apprécier les nuances et l'équilibre de sa pensée.

Il faut d'abord rappeler les discussions entre « attritionistes » et « contritionistes » qui se sont poursuivies, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle. Le Concile de Trente avait déclaré que l'attrition ou contrition imparfaite dispose à recevoir le sacrement de pénitence. Mais il n'en avait pas explicité les limites. Les « attritionistes » les élargissent ; les « contritionistes » les restreignent. Tout un éventail de positions se déploie entre l'attritionisme extrême (pour lequel le regret de la faute pourrait se réduire à la crainte de Penfer, et celle-ci suffirait encore à la réception valide du sacrement de pénitence) et le contritionisme extrême (pour lequel le repentir n'est vrai qu'à la condition d'être désintéressé, c'est-à-dire d'être inspiré par l'amour de bienveillance à l'égard de Dieu). Jansenius, sans nier le rôle de la crainte, l'estime insuffisante : elle ne conduit pas à la conversion ; « elle retient la main, non le coeur ». Il est suivi non seulement par ceux qu'on appelle les jansénistes, mais aussi par nombre de théologiens qui ne conçoivent la relation à Dieu qu'animéè d'amour et de pasteurs inquiets du relâchement des moeurs et des confessions de pure forme, sans conversion : moyen trop facile d'éviter l'enfer, elles dispensent en fait d'avoir à changer de vie. Des directeurs spirituels, sans entrer dans le débat théologique, invitent à se convertir à l'amour de Dieu. Ainsi Condren attire l'attention de ses dirigés sur ce qu'il y a d'imparfait dans le regret qu'ils ont de leurs fautes. Qu'ils s'examinent : ils découvriront qu'ils sont humiliés, moins d'avoir offensé Dieu, que d'avoir cédé à la tentation et failli. C'est surtout leur amour-propre qui est blessé et dont ils sentent la morsure.

En 1667 le pape Alexandre VII, plutôt que de trancher le débat théologique, invite les théologiens à ne pas brandir de censures contre ceux qui défendent, au sujet de l'attrition, une autre position que la leur.

Comment Mère Mectilde va-t-elle conduire au repentir ? Elle pourrait inviter à un examen de conscience plus attentif et plus lucide, débrouillant mieux l'écheveau des motivations. Ce n'est pas du tout ce qu'elle propose. Elle préfère qu'on regarde le Christ portant les péchés du monde. Alors il n'y aura plus de risque qu'on s'enlise dans une attrition faite surtout de crainte ou principalement motivée par l'amour propre. Ce ne sera plus à cause de moi, mais à cause du Christ, que je regretterai mes péchés.

Cependant, il se pourrait que le langage de Mère Mectilde surprenne et choque : « Dieu a tiré vengeance de tous les péchés sur son Fils et il l'a non seulement rejeté comme pécheur, mais condamné comme criminel de lèse-majesté divine. Il le réprouve et ne le peut souffrir en une certaine manière, non en qualité de son Verbe, mais en qualité de pécheur, à cause qu'il P. 189 s'était revêtu de nos péchés. Et le Père éternel, haïssant le péché d'une haine éternelle, traitait Jésus-Christ comme s'il eût été le péché même ». La prieure sent bien que ces phrases sont contestables, puisqu'elle insère cette réserve prudente : « D'une certaine manière ». Effectivement ce qu'elle avance n'est juste que d'une certaine manière. On ne peut en effet prêter au Père de vilains sentiments humains, comme la rancune, le désir de vengeance, la haine. Paul parle certes de la « colère de Dieu » 57 (Rm 1, 18), mais jamais de la vengeance de Dieu. Cependant l'éloquence du XVIIe siècle ne s'en privait pas, ce qui excuse Mère Mectilde. Et nous sommes heureux qu'elle ne fasse pas sienne sans réticence cette présentation alors trop commune. S'il nous est demandé de ne pas confondre le péché et le pécheur, et de détester le péché en continuant à aimer le pécheur, on doit bien penser que Dieu lui-même fait la distinction, ne voulant pas la mort du pécheur mais qu'il se convertisse(Ez 33, 11). Il n'empêche que Paul dit en une formule à l'emporte-pièce que le Christ « a été fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu »(2 C 5, 21).

Dans ce qui demeure du péché, la théologie distingue la coulpe ou faute et la peine qui lui est due. Le Christ a porté la peine du péché, non la faute ; il ne pouvait se sentir coupable. Mais il pouvait être « broyé » (en latin, contritus) intérieurement à la pensée du péché et solidaire des criminels jusqu'à partager leur châtiment. Mère Mectilde invite Madame de Châ-

P. 190 teauvieux à « offrir au Père éternel la contrition de son Fils ». Elle fait écho à Condren (ou un de ses disciples) écrivant que « Notre Seigneur a eu la contrition pour nous ». Cela est admissible si contrit est pris au sens du latin contritus qu'emploie le psaume 51 connu par coeur de toutes les moniales, c'est-à-dire broyé, intérieurement, mais aussi roué de coups. Mais dans le cas de Jésus, « contrit » ne doit pas signifier « se reconnaissant coupable ». Jean-Jacques Olier, dont Mère Mectilde habite la paroisse, dit « Jésus pénitent » pour nous. Cette formule actuellement n'est plus admise, parce que de nos jours elle suggère non seulement la peine, mais aussi le repentir et la conversion personnelle. Or Jésus n'avait pas à se convertir.

Ces mises au point faites, il faut demeurer sensible à la vigueur de cette présentation qui introduit au coeur du mystère de la rédemption et fait découvrir la gravité du péché, mieux que toute analyse psychologique. Alors on entrevoit que le péché est offense à Dieu, « lèse-majesté divine ».

La contemplation du Christ n'abolit pas la conscience d'être personnellement coupable : « Voilà Jésus-Christ qui est votre caution, il gémit pour vous, il satisfait pour vous. Il faut que vous entriez dans ses dispositions saintes et que vous ne rendiez pas inutile ce qu'il a fait pour vous, ni vaine la grâce qu'il vous a méritée. Et vous devez, allant à confesse, porter

58 quelque disposition qui vous fasse avoir rapport à celle de Jésus et vous revêtir de sa contrition, de l'horreur très sainte et parfaite qu'il a eue du péché, de l'humiliation profonde où il (le péché) le réduit devant la grandeur de Dieu son Père, contrition et humiliation si profonde qu'il en demeure prosterné et comme tout à fait anéanti. C'est comme vous devez être aux pieds du prêtre qui vous représente Jésus-Christ. Vous y devez porter un esprit humilié et confus et un coeur brisé d'horreur et de regret P. 190 de vos péchés ».

Ce regret n'est pas nécessairement « sensible ». Mère P. 261 Mectilde ne souhaite pas qu'il le soit. Car elle ne veut pas qu'il « trouble » Madame de Châteauvieux. Celle-ci ne doit pas non plus en être « gênée », c'est-à-dire torturée. Car le mot « gêne », moins affaibli qu'aujourd'hui, est encore parfois écrit « géhenne » et peut faire penser au supplice des damnés. Or le regret rie consiste pas à se voir en enfer, comme si on oubliait d'espérer. Mais le regret doit « humilier » et « mortifier ».

La distinction entre la coulpe et la peine est alors éclairante : « Vous devez donc haïr vos infidélités, parce qu'elles déshonorent Dieu, mais non pas vous en troubler, ni inquiéter. Haïssez la coulpe, mais aimez chèrement la peine ». C'est que P. 224 le Christ n'a pas porté la coulpe, mais la peine. On peut et on doit aimer la peine, parce qu'il l'a faite sienne. Mais on ne saurait ressasser la faute à laquelle il n'est pas associé. Le pardon de Dieu en libère.

On voit sur ce point la sûreté avec laquelle Mère Mectilde dirige la comtesse. Nous dirions que le sentiment de culpabilité devient morbide quand c'est la faute, la coulpe, qui est ressassée avec une sorte de complaisance masochiste. Aimer non pas la coulpe, mais la peine, comme notre prieure y convie, c'est-à-dire accepter le châtiment, est à l'inverse ce qui fait la santé de l'humilité. Alors à l'amertume succède la paix. L'humilité et la paix pourraient-elles être méconnues par une fille de saint Benoît ?

Quant à l'examen de conscience, Mère Mectilde est discrète. Elle ne veut pas éveiller ou réveiller de scrupules chez P. 197 Madame de Châteauvieux. Le texte judicieux donné à ce sujet par le manuscrit N 260 est emprunté textuellement à Condren. Il ne convient pas de l'analyser ici. 59

P. 200 Eucharistie

P. 204 Le bréviaire à Madame de Châteauvieux contient de beaux textes sur l'Eucharistie.

Les plus développés concernent la communion. On ne s'en étonne pas. L'Eucharistie est premièrement destinée à la communion par celui qui a dit : « Prenez et mangez ». On est heureux de retrouver en ces pages l'orientation « théocentrique » familière à Condren, je veux dire cette manière d'envisager la communion, non pas seulement du point de vue du communiant, mais aussi et d'abord du point de vue du Christ et de Dieu : « Il ne faut plus communier pour vous, ni pour ceci, ni pour cela, mais pour le seul Jésus-Christ... Commencez d'entrer dans le dégagement et dans le vide de vous-même. Ne voyez plus rien que Jésus et ses intérêts ».

Ainsi se justifie une remarque inattendue : Jésus a communié lui-même. Olier n'en doutait pas. Cette affirmation — ou plutôt cette hypothèse — permet de communier à l'imitation de Jésus et met l'accent moins sur la rencontre de Jésus aujourd'hui que sur la contemplation de Jésus à la Cène et l'union avec lui' tel qu'il s'y manifeste. Le dégagement de soi-même va jusqu'à ce recentrement sur Jésus.

La fête du Saint-Sacrement donne heureusement à Mère Mectilde l'occasion de parler aussi de la contemplation du Christ dans l'Eucharistie. Nous n'avons cependant qu'un texte assez bref. P. 205 Une expression y surprend le lecteur moderne : « La vie divine cachée et anéantie dans le très saint sacrement ». Qu'elle y soit caché, tous en conviennent. Mais qu'elle y soit «anéantie » fait difficulté. Si l'Eucharistie nous donne la présence de Jésus en son humanité, elle n'altère ni n'anéantit celle-ci, et encore moins, pour ainsi dire, sa divinité. Quelques auteurs spirituels du XVII' siècle sont tentés de voir dans l'Eucharistie un état humilié du Sauveur, ce qui est discutable. Pascal lui-même est dans ce cas (Pensées, B. 553). Nous préférons préciser : l'Eucharistie est certes mémorial de l'humiliation du Christ en sa Passion et sa mort. Mais elle n'est pas à proprement parler une nouvelle humiliation, même si les saintes Espèces s'offrent à l'irrespect des infidèles. Car l'humanité du Christ est maintenant à jamais glorieuse et n'est pas atteinte par ce qui advient aux saintes Espèces. Quant à sa divinité, elle ne saurait en au- 60 cune façon être « anéantie ». Mère Mectilde serait donc bien excusable de s'être laissée entraîner un instant par un langage inadéquat, mais commun.

Cependant il semble que ce qu'elle veut dire (et ce que veulent dire les théologiens employant avec elle ce langage à l'époque) est autre et nous éclaire sur ce terme dont nous avons déjà relevé la difficulté qu'il fait aujourd'hui, « s'anéantir ». Il est manifeste qu'en l'Eucharistie Jésus n'est pas anéanti en ce sens qu'il cesserait d'être, mais en ce sens qu'il accepte d'être méconnu. De même l'anéantissement auquel la prieure invite sa correspondante n'est pas une autodestruction, mais consiste à se soustraire aux regards et même à son propre regard. « Votre vie est cachée en Dieu, avec le Christ » (Col 3, 3). Combien de fois ne cite-t-elle pas ces mots de Paul, déjà chers à Bérulle ?

Au total, Mère Mectilde ne nous parait pas parler de la contemplation de l'Eucharistie, autant qu'on l'aimerait et autant qu'on s'y attendrait quand on sait la place que celle-ci tient dans la vie de ses filles. C'est que notre prieure ne sépare pas l'Eucharistie de ce qu'elle signifie, la communion à la vie divine. Alors son adoration et son amour vont, à travers l'Eucharistie, droit à la vie divine. C'est la meilleure manière de vivre l'Eucharistie.

Bérulle, Jean Eudes, Condren, Olier sont les maîtres de ce qu'on a appelé l'Ecole française et qu'il serait plus précis d'appeler Ecole bérullienne. Tout en restant fidèle à saint Benoît, Mère Mectilde s'y apparente manifestement. L'adoration du Saint Sacrement était d'ailleurs en honneur à l'oratoire bérullien.

Elle l'était aussi à Port-Royal, pour lequel d'ailleurs la comtesse de Châteauvieux avait d'abord montré de la sympathie. Et c'est un mérite de Mère Mectilde que d'avoir su, tout en se gardant de la déviation jansénisante, assimiler le meilleur de la pensée de Port-Royal. qu'il s'agisse d'appeler des laïcs à la perfection dans la ligne de leur baptême. qu'il s'agisse de la contemplation eucharistique ou qu'il s'agisse simplement d'inviter à l'obéissance aux événements.

Des fidèles de Port-Royal --- Nicole surtout — manifestèrent des réserves à l'égard de l'oraison mentale et eurent la hantise du quiétisme. Mère Mectilde, sur ces points encore, et nous 61 nous en félicitons, garde son indépendance et son équilibre. Elle ose inviter à l'oraison de pure foi, à l'imitation de Jeanne de Chantal, allègue Jean de La Croix, plaide pour le pur amour et pousse à suivre le mouvement de l'Esprit.

N'est-ce pas l'Esprit qui lui a donné de guider sa barque au milieu des courants spirituels du XVIIe siècle avec tant de sûreté ?

Le manuscrit que nous éditons est intitulé :

BREVIAIRE DE FEU MADAME LA COMTESSE DE CHATEAUVIEUX

original de Notre Mère Institutrice -

qui donne à cette Dame beaucoup d'instructions selon son attrait.

Selon les plus anciennes copies connues dans notre Institut, cet ensemble de lettres adressées par notre fondatrice, Mère Mectilde du Saint-Sacrement de Bar (1614-1698) à la comtesse de Châteauvieux, a été recueilli, sélectionné par la destinataire elle-même. Le plan en a été choisi par elle.

Nos archives possèdent beaucoup d'autres lettres à la comtesse de Châteauvieux ; celles que nous présentons s'organisent selon un plan logique et, pensons-nous approuvé par Mère Mectilde elle-même étant donné la rapide diffusion de ces textes dans nos monastères, du vivant de notre fondatrice.

La riche personnalité de la comtesse de Châteauvieux est très attachante. Elle fut pour Mère Mectilde une collaboratrice dévouée et une amie. Bien des pages de la biographie de Mère Mectilde due à sa nièce, Mademoiselle de Vienville, dame pensionnaire au monastère de la rue Cassette et donc témoin oculaire des faits rapportés, en font foi. Le R.P. Michel Dupuy cite cette biographie demeurée manuscrite sous le sigle Man v. Il en est de même de « Mémoires », à la fois biographie de Mère Mectilde et histoire de la fondation de notre Institut et des quatre premiers monastères. Ces mémoires dus à la plume d'une proche collaboratrice de Mère Mectilde, ont été édités par nos soins sous le titre Documents Historiques en 1973. Il sont cités par le R.P. Dupuy sous le sigle (r Mém ».

LA PENSEE SPIRITUELLE DE MERE MECTILDE DU SAINT-SACREMENT

Introduction de Paul Milcent, eudiste

Lorsqu'on parcourt les lettres de Mère Mectilde du Saint-Sacrement à la comtesse de Châteauvieux, on peut éprouver une première impression d'âpreté, d'austérité, on admire mais n'est-ce pas un peu trop sublime ? Ceci, d'autant plus que ces pages offrent peu de prise à l'imagination concrète, du moins dans l'état où nous les connaissons : la destinataire en a sans doute éliminé ce qui lui semblait trop personnel et qui précisément nous aurait touchés... Pourtant, si on insiste, on est saisi par l'étonnante présence de cette femme à la personnalité forte, vivante, chaleureuse, profondément sensible et spontanée, prompte à la sympathie — et qui s'exprime en une belle langue, drue, sans nulle monotonie, avec un sens inné du rythme.

Ces lettres ont pour unique but de proposer une initiation à la vie spirituelle. On y découvre une conception forte et cohérente de la sainteté chrétienne, intelligemment fidèle à la grande tradition bérullienne — avec quelques accents qui peuvent nous paraître aujourd'hui excessifs ou discutables. Cette doctrine n'a rien de froid, de théorique : elle est toute frémissante d'une très haute idée de Dieu ou pour mieux dire : d'une expérience pure et ardente de la recherche de Dieu, de la vie avec Dieu.

Nous présenterons cette doctrine en quatre temps :

« La profession que nous avons faite au baptême : profession de Jésus-Christ, de vivre de sa vie et d'être animés de son Esprit ».

62 63

- Dieu connu dans la « ténèbre lumineuse » de la foi.

- Un désir d'anéantissement dont l'autre nom est : « pur amour ».

- Un chemin de liberté, « très flexible aux touches de l'Esprit de Jésus ».

Peut-être Mère Mectilde nous dit-elle en souriant, comme elle l'écrivait à sa « très chère fille » « Lisez attentivement cette leçon, non une fois mais plusieurs, doucement, sans effort ni contrainte. Recevez ce qu'il plaira à Notre Seigneur opérer en vous »'.

I. a' Cette profession que vous avez faite au baptême, de Jésus-Christ, de vivre de sa vie, d'être animée de son Esprit... »

Très souvent, Mère Mectilde ramène l'attention de sa correspondante vers le sacrement du baptême et vers les promesses faites à Dieu dans le baptême2.

Lorsqu'elle veut lui présenter une doctrine complète et cohérente du baptême, elle ouvre le livre du père Eudes, La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes3, et elle en copie quelques pages. Et la voilà qui va, à la suite de Jean Eudes, « brouiller quelques pensées de vérité sur le baptême »4.

Ce sacrement est une initiative bienveillante de Dieu à notre égard ; il nous oblige à la perfection de l'Evangile. Dans l'acte du baptême, le Père, le Fils et l'Esprit-Saint sont là, « nous appropriant et consacrant à eux d'une manière toute spéciale, imprimant leur divin caractère et leur image dedans nous... »5

Plus précisément, le baptême nous lie à Jésus-Christ : nous y faisons « profession de n'avoir qu'une vie, qu'un esprit, qu'un coeur, qu'une âme, qu'une volonté, qu'une pensée, qu'une même disposition et dévotion »6 avec Jésus. Il nous fait entrer dans le mystère de sa filiation divine et de sa naissance humaine, de sa mort et de sa résurrection.

Dès lors, tout au long des lettres, reviendra sans cesse l'appel à « renoncer à nous-mêmes pour adhérer à Jésus »7. Une

1. (45). 133

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3. Nous le lisons avec elle dans l'édition faite à Paris en 1670 chez Frédéric 1.éonard.

4. (4). 84

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6. (6). 87

7.. (9). 90

multitude de formules inspirées de saint Paul, mais aussi de Bérulle, d'Olier et surtout de saint Jean Eudes, redisent de mille façons : « Vivez comme Jésus-Christ, car par le baptême, vous vous êtes revêtue de lui »8. La comtesse cherche-t-elle comment recevoir chrétiennement les services que lui rendent ses domestiques ? « Souvenez-vous bien que ce n'est pas à vous ni pour vous, mais à Jésus-Christ en vous »9. Ainsi, tout ce qu'elle vit doit « continuer la vie de Jésus-Christ »10.

La moniale invite sa correspondante à vivre de telle façon qu'on ne voie en elle que Jésus ; que ses pensées soient des pensées de Jésus, ses paroles des paroles de Jésus, ses activités des activités de Jésus..."

Cela ne va pas sans peine. Car il faut accepter de voir détruit en nous ce qui n'est pas Jésus-Christ. Les souffrances, les épreuves, les contradictions viennent aider ce travail : « O croix, ô afflictions, ô perte, ô renversement, que tu es favorable ! »12Et l'on croit réentendre Bérulle, lorsque la conseillère écrit : « L'âme qui est anéantie est faite une pure capacité de Jésus-Christ »13.

Dès lors, pas d'autres vertus que les vertus de Jésus-Christ que Dieu crée en nous. La force, par exemple, est en nous « la force de Jésus » et peut très bien coexister avec notre propre faiblesse". Cultiver la vertu de pauvreté, ce sera d'abord « se donner à l'Esprit et à la grâce de Jésus pauvre »15. La foi elle-même consiste en ce que « nous ne devons plus rien voir que par les yeux de Jésus-Christ »16.

Les mystères du Christ que la liturgie nous fait revivre

s'inscrivent en nous, nous saisissent et nous transforment. Car ils restent secrètement présents et agissants dans le Corps mystique. Certes, Bethléem est passé ; « la naissance temporelle de Jésus a été et ne sera plus ; mais la grâce de sa naissance sera d'une durée éternelle. Et il naît mystiquement dans nos âmes actuellement, quand il n'y a point d'opposition de notre part »17.

8. (16). 99 12. (57). 148

9. (44). 132 13. (120). 226

10. (52). 142 14. (179). 293

11. (99). 200 15. (141). 249

16. (40) L'expression est à saint Jean Eudes, Vie et Royaume, 1670, p. 77.

17. (177). 290

64

Mère Mectilde entend bien coopérer à ce travail de Dieu en celle qu'elle accompagne : « C'est Jésus-Christ même que je voudrais produire dans votre coeur et en arracher tout le reste »18.

La bénédictine veut-elle résumer « toute la perfection chrétienne » ? Celle-ci consiste, dit-elle, d'abord à regarder Jésus-Christ, ensuite à adhérer à lui, à se soumettre à son projet. « Ces deux points contiennent tout »19.

Notons que l'appartenance au Corps du Christ arrache le

chrétien à son isolement, il le fait être d'Eglise20. Dès lors, sa prière est toujours prière de l'Eglise. Si ses propres limites parfois l'inquiètent ou l'accablent, il retrouvera la joie en pensant que toutes les richesses spirituelles des autres membres du Corps sont à lui. En Eglise, chacun a part à la grâce de tous les autres, et chacun contribue, peut-être sans le savoir, à la grâce des autres'.

Des conseils pratiques découlent directement de ces vues

de foi. Ainsi, l'invitation à « se donner à Jésus », à « s'exposer à Jésus » - formules qui lui sont familières. « Ayez une dévotion, que j'ai vue longtemps pratiquer par quelque âme, de vous exposer souvent en esprit à Jésus, pour recevoir de lui sa grâce et sa vertu (...). Je voudrais que vous preniez un quart d'heure de votre journée, selon votre loisir, pour vous exposer à Jésus-Christ selon vos besoins »22.

Elle-même, d'ailleurs, vit ce qu'elle conseille. Elle écrit au début d'une de ses lettres : « Je me donne à Notre Seigneur Jésus-Christ pour vous parler du saint baptême »23. Jésus est son amour et le tout de sa vie : « Je vous avoue que je prends un singulier plaisir de vous parler de Jésus-Christ »24,

Un enseignement lumineux sur le baptême, sacrement de l'incorporation au Christ, tel est donc le porche d'entrée dans la direction spirituelle de Mère Mectilde.

II. Dieu connu dans la « lumière ténébreuse » de la foi

« Aussitôt que vous serez éveillée, vous éléverez votre esprit à Dieu, non seulement qui vous est présent, mais dans l'immensité duquel vous venez de vous reposer »25.

18. (141). 249 22. (57). 148

19. (60). 151 23. (14). 96

20. (88). 186 24. (40). 126

21. (111) 214 25. (74) 171

Dieu, pour Mère Mectilde, est une réalité intense ; il exerce sur elle une séduction formidable ; il éveille en elle un attachement brûlant. « Je vous écris toutes ces choses à genoux, dit-elle, prosternée devant la majesté adorable de mon Dieu, qui m'a donné tout ceci et beaucoup d'autres choses à vous dire... »26

Et pourtant, elle dit et répète avec une rare énergie que Dieu est inconnaissable, qu'il est au-delà de tout sentiment et de toute pensée, et que c'est en apprenant à ne rien savoir qu'on peut s'approcher de lui :

« Dépouillez-vous de toutes vos lumières, de tous vos goûts, de toutes formes, de toutes images et espèces [idées]. Dieu est un pur esprit : il veut être adoré par nous en esprit dénué de tout fantôme [représentation]. La foi nous enseigne que tout ce qui tombe sous les sens et la compréhension humaine n'est point Dieu. Non, non, ma très chère fille, tout ce que vous ressentez, tout ce que vous goûtez, tout ce que vous voyez n'est point Dieu. Ce peut bien être quelque effet de ses grâces, mais ce n'est point Dieu, source de grâce ».

Elle conclut : « Il faut que (...) par une simple ignorance, vous demeuriez en foi dedans Dieu »26 bis .

Très consciemment, elle professe - selon la grande tradition familière aux Eglises d'Orient - une « théologie négative » : la foi, dit-elle, « élève l'âme dans une sainte ignorance de tous les affirmatifs »27. Alors, laissons-nous aveugler « comme il plaira à l'Esprit de Dieu »28. Il y a tout cet arrière-plan dans une formule brève et dense comme celle-ci : « Le voir de l'âme est en foi »29.

Pour elle, la foi est « ténèbre lumineuse »30, ou bien encore, « lumière ténébreuse »...31

Le progrès dans la foi ainsi vécue ne va pas sans une pénible impression de vide, d'anéantissement : il faut avancer avec courage « dans les secrets sentiers de la foi où l'esprit humain perd la vie »32.

26. (37). 123 29. (29). 114

26 bis. (36). 123 30. (177). 290

27. (54). 144 31. (68). 162

28. (200). 318 32. (104). 205

66 67

Et voici qu'elle ajoute — car elle aime se ranger bien clairement dans la grande tradition bénédictine : « Cet esprit de foi et de mort est le véritable esprit de saint Benoît ».

Ce vide, nous devons le vouloir, le provoquer pour autant qu'il dépend de nous, en nous dégageant de tout ce qui nous occupe les sens et l'esprit, en écartant patiemment, obstinément, « le tintamarre des créatures »33.

Il faut réfléchir quelque peu à cette logique d'anéantissement qui est comme la trame de son enseignement, à cette mise en garde, si souvent exprimée, contre les créatures. Même en faisant la part d'une certaine dramatisation pédagogique, on peut se demander si ce « néantisme » n'est pas trop absolu.

Il se rattache, au moins pour une part, à une vision pessimiste de la nature humaine atteinte par le péché, et de notre relation faussée avec les choses créées. Ce climat a marqué tout son siècle.

« Notre vie, écrit Mère Mectilde, n'est que péché et corruption, par une pente naturelle que nous avons aux créatures... »34. « Oh ! que la corruption que nous avons contractée par le péché est abominable ! »35 Les créatures « nous amusent et nous arrêtent dans notre voie (...). Elles ruinent notre fond, profanent notre grâce et nous retirent de Dieu ». Alors, « quand sera-ce que. nous aurons assez de force et de courage pour les détruire et les anéantir ? Ou, pour mieux dire, souffrir que la grâce en fasse en nous la destruction ? »36 Tel est l'enseignement très âpre qui revient le plus souvent sous sa plume rapide.

On pourrait en conclure hâtivement que, pour elle, la nature, en tant que nature, est définitivement corrompue et que les créatures de Dieu ne peuvent être pour l'homme que des idoles ou des pièges...

En réalité, quelques textes ouvrent la voie à une conception plus positive de la création et respectent davantage la consistance des choses créées, leur rôle de médiation dans le projet de Dieu. Ainsi :

« Vous aimez Dieu dans les créatures et les créatures en Dieu en deux manières : les regardant en Dieu et regardant Dieu en elles. L'une et l'autre sont bonnes ».

« Voir toutes les créatures en Dieu, c'est les voir abîmées dans son essence divine ; c'est outrepasser toutes les créatures pour les voir dans cette immensité où elles ont leur être et leur conservation, et hors d'icelle, elles sont sans substance... »37

(24). 108 35. (71). 166

(16). 98 36. (128). 234

Bien situées, les choses créées deviennent parole et parabole, elles disent Dieu : «. Voix, voix, voix partout, au ciel et en la terre. Une âme attentive n'entend que des voix qui l'invitent à aimer, à adorer et à glorifier Celui qui est... »38.

Non, les créatures, en réalité, ne sont pas nécessairement rivales de Dieu dans notre coeur. Il y a une façon de les estimer « selon l'estime de Jésus-Christ »39 et d'en user avec action de grâce et liberté.

Soulignons pour conclure ce point deux aspects stimulants de la conception de la foi que professe Mère Mectilde.

Le premier, c'est cette bonne nouvelle qu'on peut être vraiment fidèle à Dieu même si on n'a de lui et de sa présence aucune expérience palpable, aucun goût senti : « Le souvenir secret de Dieu qui est dans le fond de l'âme fait bien voir que l'âme n'en est point séparée. Mais d'autant qu'elle ne le voit ni ne le goûte, elle ne le croit pas. Il faut que vous vous habituiez à l'usage d'une foi pure et dégagée : c'est votre sentier »40.

C'est le sentier de beaucoup — et sans doute la foi y est-elle d'autant plus « pure et dégagée » qu'elle est moins sentie et goûtée. Ces réflexions sont réconfortantes et libératrices.

Second point stimulant : c'est l'affirmation éblouie de la beauté de l'être qui vit de Dieu. « Selon Adam », certes, « nos malheurs sont épouvantables ». Mais nous avons Jésus-Christ ! Et « selon Jésus-Christ, vous êtes fille de Dieu, épouse de Jésus-Christ, revêtue de Jésus-Christ, renouvelée par sa grâce. Vous êtes membre de son Corps, et vous portez son image et sa ressemblance. Vous êtes la bien-aimée de la Sainte Trinité »41.

Oui, telle est notre réalité reconnue dans la foi. C'est ainsi que Mère Mectilde envisage la réalité insondable de Dieu et de son oeuvre en nous.

III. Un désir d'anéantissement dont l'autre nom est : « pur amour »

« Soyez inexorable aux cris de la nature ; il n'y a plus de miséricorde pour elle : il faut mourir »42,

37. (196). 313 40. (200). 318

38. (137). 244 41. (162). 272

39. (128). 236 42. (77). 173

69

33.

34.

68

C'est un thème qui revient sans cesse dans les lettres de la moniale lorraine ; si profonde que soit son affection pour Mme de Châteauvieux, sa chère fille, elle paraît impitoyable à son égard ; coupées de leur contexte, certaines formules feraient frémir : « Il faut que vous trouviez bon que j'aide à vous détruire, selon que Notre Seigneur m'en donnera la grâce... »43. « Il faut bien autrement souffrir : vous ne faites que commencer ! »". La courageuse disciple ne s'est pas laissée démonter par de telles paroles : au contraire — elle si vivante, si spontanée, si avide de connaître — elle a accueilli attentivement ces appels, et c'est grâce à elle que nous les connaissons. Elle y trouvait sa vie. Cela nous suggère d'ailleurs qu'elle savait les comprendre.

Cette invitation à l'anéantissement ne repose pas seulement sur une conception pessimiste de notre nature corrompue. Elle a aussi un autre fondement : une certaine idée du sacrifice comme anéantissement qui évoque d'emblée le nom du père de Condren ; Mère Mectilde pouvait la tenir de son ami et maître Jean de Bernières, ou bien de leur commun père spirituel, le père Chrysostome de Saint-Lô, religieux pénitent du tiers-ordre de Saint-François. On pourrait la formuler ainsi : Dieu seul, le Créateur, est « Celui-qui-est » ; pour proclamer sa gloire, la créature aspire à disparaître, à s'immoler.

Ecoutons, par exemple, cette prière de Mère Mectilde, dont elle fait part à sa correspondante ; elle s'adresse ainsi à Dieu : « Tout ce que vous désirez de moi, c'est que je demeure plongée dans le centre de mon néant où, cessant d'être, j'avoue et je publie en silence que vous êtes, ô mon Dieu, Celui qui est et le seul digne d'être éternellement. Amen »43.

Elle recourt volontiers, dans cet esprit, à tout un vocabulaire sacrificiel assez réaliste : la victime doit être liée, égorgée, jetée au feu, consumée...

Avec cette doctrine interfère parfois une conception juri-

dique du péché et de la rédemption : pécheurs, nous sommes des coupables qui devons acquitter une peine à la justice de Dieu ; comme nous en sommes incapables, Jésus le Fils de Dieu se substitue à nous : il meurt à notre place. Mère Mectilde utilisait les schémas théologiques courants à son époque. Ils peuvent aujourd'hui nous déconcerter.

43. (34). 119

44. (71). 165

45. (61). 153

Dans la vie chrétienne, dit-elle, « tout tend au néant et à la destruction de nous-mêmes »46. Cette « voie d'anéantissement » est « l'état pur et saint que vous avez voué au baptême »47. Souvent, elle lie cette voie d'immolation à la célébration de l'Eucharistie ; celle-ci nous associe à « l'état de victime que Jésus porte au très saint sacrement »48.

La prière est une expression de notre offrande sacrificielle : « Quand vous entrez dans votre oratoire, vous voici dans le lieu où se doit consommer votre sacrifice. Et dans cet esprit-là, mettez-vous à genoux pour vous immoler et entièrement abandonner à l'Esprit pur et saint de Jésus-Christ (...). Vous êtes là non pour jouir de quelque consolation, mais bien pour opérer votre destruction »49.

On pourrait contester que la créature doive être détruite pour glorifier Dieu : Dieu ne la crée-t-il pas plutôt pour qu'elle existe et chante sa gloire par son existence même ?

En réalité, ce que la religieuse exprime ainsi en utilisant de son mieux des idées reçues à son époque, c'est peut-être autre chose de plus fondamental.

D'abord, sans doute, la conviction que l'instinct propriétaire, incorrigible, fausse notre relation aux réalités de ce monde. Même si elles sont bonnes, si notre nature en tant que telle est bonne, notre liberté, par son mouvement spontané, s'approprie égoïstement les choses et sa propre vie... En réfléchissant trop à vos propres activités, dit la Mère à sa disciple, ne cherchez-vous pas à vous les approprier dérobant ainsi « la gloire qu'elles doivent rendre à Dieu ? (...) Il faut se défier de votre malicieuse subtilité qui dérobe tout, qui souille tout et qui s'approprie tout... »50. « Il faut que tout soit sacrifié à Jésus-Christ : votre mari, vos enfants et vos amis. Vous ne devez pas en être propriétaire »51.

Elle-même, la conseillère, sait ce qu'il en coûte de renoncer à toute possession. A cette jeune femme avec laquelle Dieu l'a liée, comme jamais elle ne s'était trouvée unie avec personne, elle écrit : « Après tout, je dois vous perdre dans le bon plaisir de Dieu. Vous êtes plus à Jésus-Christ qu'à moi (...). Je n'ai garde (...) de me rendre propriétaire du prix du Sang de Jésus-Christ que sa providence me confie... Je vous tiens et je

46. (111). 214 49. (74). 171

47. (122). 228 50. (199) 317

48. (102). 204 51. (148) 255

ne vous tienspas. (...) Hélas ! serais-je si malheureuse que (...) de prendre la place du divin Maitre dans votre coeur et de m'approprier ce qui doit être uniquement à lui ? »32

Plus profondément encore, ce langage d'anéantissement est celui de l'amour. Tout amour vrai a un aspect « sacrificiel » : il est partage et don ; il est feu qui consume ; il implique service et même servitude : « Laissez-vous lier et garrotter des chaînes du pur amour »33.

On peut penser que l'amour, en ce qu'il a d'oblatif et de consumant, est le sens dernier de ce vocabulaire sacrificiel et victimal si souvent utilisé : « Il faut que ce divin feu nous purifie, et rien n'est digne de Dieu s'il n'a passé par ses flammes »54.

L'âme- qui aime « ne regarde pas si elle est contente, car elle n'opère point pour elle, mais pour son seul uniquement adorable Jésus-Christ »55. Elle sait qu'elle aura à souffrir ; elle l'a déjà expérimenté car, si le « pur amour » n'a pas encore accompli toute son oeuvre de « destruction », « il a déjà envoyé ses fourriers marquer ses logis... »36.

Attention ! Aimer n'est pas sentir qu'on aime. Il ne s'agit pas de « l'amour qui frappe les sens » : « Je veux dire que, plus il y aura de pureté dans notre fond, c'est-à-dire une intention épurée et qui tend à faire uniquement pour l'amour et par l'amour de Dieu, il y a plus de grâce et par conséquent plus de mérite... »57.

L'amour ainsi compris « ne laisse point une âme en repos qu'il n'ait fait un total renversement. Il est sans pitié et sans miséricorde : il brise tout, il détruit tout. Il passe encore plus outre, car il consomme [consume] tout... »58. C'est précisément cet amour au-delà du sensible qu'avec Jean de Bernières (et avant Fénelon) elle nomme le « pur amour ».

Et elle invite à contempler cet amour très pur en Marie : « La très Sainte Mère de Dieu étant sur la terre méritait plus par un tour de fuseau que les saints par des pénitences et austérités étranges (...). C'est la pureté d'amour qui donne le poids »59.

C'est la pureté d'amour qui donne le poids ; c'est par elle aussi que prend sens l'appel souvent renouvelé à l'anéantissement sacrificiel de soi-même.

52. (123). 230 56. (68). 161

53. (63). 155 57. (209). 329

54. (48). 137 58. (67). 161

55. (66). 160 59. (209). 329.

72

IV. Un chemin de liberté, « très flexible aux touches de l'Esprit de Jésus »

Vive, brillante, curieuse de savoir, toujours en mouvement, la comtesse de Châteauvieux avait fort à faire et gros à perdre pour devenir « sourde, aveugle et muette »60 : « Votre esprit naturel est ravi de ne se trouver point à jeûn... »61 ; « votre esprit est insatiable, il dévore tout (...) ; vous cherchez trop, vous trouverez moins... »62.

Sur ce long chemin de détachement et de mort, il importait que cette chrétienne fût patiente avec elle-même, qu'elle s'acceptât telle qu'elle était : « Votre pauvre nature souffre douleur (...). Il ne faut point l'accabler tout à fait »63.

« Je vous recommande la patience de vous-même, écrit la conseillère dans une autre lettre, et de vous défendre de votre activité et de trop d'ardeur pour la perfection. Il faut mourir à tout, même aux désirs trop empressés d'icelle... »64.

Le besoin d'activité est-il mis « en campagne » par quelque événement frappant ? Se faire violence, se crisper pour rétablir la paix, ce ne serait pas la vraie fidélité : « Attendez humblement le retour de votre calme, que Dieu vous renverra sans [aucun] doute bientôt après cette petite tempête (...). Ne faites pas tant d'effort pour l'arrêter, car c'est une double imperfection que vous commettez ! »63

Patiente elle aussi, Mère Mectilde lui enseigne peu à peu le discernement.

D'abord, ne pas désirer être comme les autres, même si leurs réalisations paraissent enviables. Les vocations sont différentes : « Chaque âme doit demeurer en sa voie et se tenir dans son degré, sans vouloir entrer dans celle que nous voyons belle et agréable en autrui... »66

La comtesse se sent-elle plus ou moins coupable ? Eprouve-t-elle en elle-même comme des reproches ? Il faut discerner si ces reproches viennent de Dieu ou bien d'une autre source, peut-être du Tentateur ; pour le savoir, qu'elle observe les effets habituels de la grâce « qui sont contraires à ceux de la nature : car elle humilie sans trouble, elle abaisse sans découra-

60. (28). 113 64. (155). 264

61. (31). 116 65. (93). 193

62. (157, 158).266 66. (109). 212

63. (141). 248

73

ger, elle vous jette dans une sainte horreur de vous-même sans vous impatienter, et enfin petit à petit, elle vous anéantit et vous fait sortir de l'estime de vous-même pour vous abandonner sans réserve à la grâce de Jésus-Christ »67. Cette paix et cette confiance dans l'humiliation même sont la marque de l'Esprit.

Comment la disciple vit-elle sa souffrance, lorsque survient une épreuve ? « Cette douleur cause-t-elle inquiétude secrète ? »68. C'est qu'alors quelque subtil égoïsme se trouverait blessé...

Apprendre à reconnaître en soi le poids d'un orgueil caché peut demander beaucoup de vigilance et de finesse : « Ce qui fait que vous connaissez si peu votre orgueil, c'est que vous avez toujours été de son parti ! »69,

Pour cette laïque chercheuse de Dieu, le discernement s'applique aux tâches et aux relations de la vie quotidienne ; il importe d'y reconnaître les appels de Dieu : « Il faut faire vos affaires domestiques et ce ne serait point vertu de les négliger »7°.

Et même « si les affaires pressent, vous les pouvez préférer à vos oraisons ». Si vous tâchez de conserver, en les vivant, « l'esprit intérieur qui vous doit accompagner en toutes vos opérations, vous trouverez que vous agirez en vos affaires en esprit d'oraison (...). Tout est pour Dieu... »71,

Mais voici le cas où la chrétienne est amenée à faire des choix humains par ses propres lumières. De telles décisions n'échappent-elles pas à la « soumission amoureuse » qu'elle doit au Christ ? Nullement : « Bien qu'elles soient à votre liberté, il ne les faut jamais faire néanmoins que par obéissance à Jésus-Christ qui vous l'inspire »72. Pourquoi en effet ne nous parlerait-il pas aussi par notre réflexion humaine menée de façon humble et désintéressée ? « Mangez..., dormez..., travaillez..., divertissez-vous par obéissance ! »73. Obéissance intérieure et aimante à Jésus-Christ.

L'amour conjugal lui-même - Mère Mectilde ose en parler - est intérieur à cette totale fidélité. Le comte de Château- vieux est malade et son épouse est dans la peine ; qu'elle vive pleinement cette compassion spontanée ; mais qu'elle la vive en Dieu, respectant les desseins de Dieu sur l'âme et le corps de son mari ; qu'elle l'offre à Dieu, lui, en sacrifice d'amour ; car, explique la Mère, votre mari est « une partie de vous-même par le sacrement qui vous a unis »74.

67. (154). 262 71. (208). 328

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70. (162). 273

On pourrait recueillir, au fil des lettres, tout un traité sur la prière. En voici quelques bribes.

« Il y a bien de la différence entre la méditation et l'oraison »75. Qu'est-ce donc que l'oraison ? C'est une prière très dépouillée, au-delà de toute image, de tout sentiment et de toute pensée conceptuelle. « Apprenez donc à prier en foi, sans raisonner dans votre esprit, (...) remettant toutes choses amoureusement entre les mains de Dieu »76. « Rentrez intérieurement en vous-même, pour vous occuper de ce regard simple et amoureux de Dieu »77.

On le voit, Mère Mectilde utilise volontiers le mot « amoureux » pour qualifier notre relation la plus dépouillée, la plus insensible avec Dieu.

Le corps a son rôle dans la prière : « Entrant dans votre oratoire, vous vous prosternerez en terre... »78.

Mère Mectilde apprend à sa disciple à bien user des distractions et des impuissances : « C'est une grande infidélité à l'âme en cet état de travailler, pour en sortir il faut se laisser anéantir »79.

Gare au « trop grand désir de bien faire ! »80 Et aux principes appliqués avec trop de raideur : apprenons la liberté ! « Après tout, il faut prier comme Dieu nous fait prier (...). Nous ne devons point avoir d'attaches à nos pratiques intérieures »81. Car une disposition essentielle à l'oraison, c'est « une exposition de nous-mêmes à la puissance divine »82.

La prière, ce ne sont pas seulement les temps réservés à Dieu. C'est aussi, tout au long des activités, « un regard actuel sur Dieu mais très simple et amoureux »83, « un souvenir de Dieu en foi, c'est-à-dire sans images »84.

74. (46). 134 80. (183). 297

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74

75

Toute l'existence, en effet, doit être une vie dans l'Esprit : baptisés, nous sommes « nés de l'Esprit ». Cela invite à une grande liberté intérieure, à une sorte de connivence avec l'Esprit-Saint qui veut parler à travers notre vie, à un « secret

du coeur » aussi, soigneusement conservé par respect pour Celui qui y habite".

Si le chrétien est fidèle, sa vie devient « pur abandon à la conduite et à l'Esprit de Jésus »86, « toute remplie de son divin Esprit »87 : « Laissez-vous conduire comme il plaira à Notre Seigneur ; soyez très flexible aux touches de son Esprit »". Cette vie dans l'Esprit est un chemin d'enfance : « Qu'il vous fasse la grâce d'être comme un petit enfant, tout soumis et simplifié à sa sainte conduite »89. A bien des reprises, Mère Mectilde reprend ce thème.

Surtout, c'est un chemin de liberté : « Vous posséderez une liberté intérieure si sainte que vous vous étonnerez (...). Oui, ma

très chère fille, la liberté que vous aimez tant et que votre amour-propre craint de sacrifier vous sera rendue doublement. C'est-à-dire que vous serez plus libre et que plus rien ne vous captivera »90.

Dans cet ensemble de lettres, Mère Mectilde ne parle pas souvent de la Vierge Marie. Mais elle a à son sujet quelques réflexions très fortes. Celle-ci, par exemple, en la fête de Noël : auprès de Jésus-Enfant, dit-elle, « tenez-vous aux pieds de sa très sainte Mère dans l'étable. Et comme elle a puissance de donner Jésus 'au monde, priez-la humblement qu'elle le donne à votre âme et qu'elle donne votre âme à Jésus. C'est par son ministère que nous entrons dans la sainteté de la vie intérieure »91.

Tel est, sommairement synthétisé, l'enseignement spirituel que Mère Mectilde du Saint-Sacrement donna, au cours des longues années de leur relation épistolaire, à la comtesse de Châteauvieux : tout l'édifice repose sur une forte doctrine du baptême, sacrement de l'entrée dans le Corps du Christ et dans la sainteté du Christ ; au centre de tout, la foi, une foi au-delà du sensible et du raisonnement, une foi qui nous dépouille de nos connaissances pour nous ouvrir à Celui qui est au-delà de tout ; et un amour également dépouillé, le « pur amour », dont l'expérience s'identifie à celle d'un « anéantissement » de nous-même en communion avec le don total du Christ en Croix ; et cette voie s'épanouit en souple docilité à l'Esprit qui fait de nous des tout-petits et des êtres libres.

85. (2). 83 89. (31, 51, 119). 117-140-224

86. (30). 115 90. (41). 129

87. (123). 229 91. (173). 287

88. (76). 172

Après nous avoir fait part de cette sagesse, Mère Mectilde prend congé de nous. Peut-être nous dit-elle, comme elle l'écrivait à sa disciple à la fin d'une de ses missives, avec des mots et des images qui sont tellement les siens : « Adieu, à Dieu en Dieu pour l'éternité, dans laquelle je vous perds et vous abîme, me retirant dans le centre de mon néant »92.

Paul MILCENT


[TABLE du seul début de l’ouvrage ; page sans titre !]

92. (191). 308

Préface de Mgr Charles Molette, 9

Le voeu de la reine, 10

Une amitié spirituelle au grand siècle, 17

La présente édition, 22

Introduction de Michel Dupuy, P.S.S., 31

I. Marie de Châteauvieux, 31

11. Le « Bréviaire » et la théologie du temps, 37

. Dieu

Le Père

Le Fils, 38

L'Esprit-Saint, 40 . Attitudes, 41

Pure foi, 41

Amour, 43

Amour et respect, 43 , Pur amour, 44 ; Amour et sainteté, 45 ; Aimer la volonté de Dieu, 46 ; Vers l'amour pur, 47

Anéantissement, 48

Simplicité, 50 Pratiques, 51

Voeux, 51

Servitude, 53

Voeu de victime, 54

Contrition et confession, 56

Eucharistie, 60

Introduction de Paul Milcent, eudiste, 63

I. Cette profession que vous avez faite au baptême, 64

II. Dieu connu dans la « lumière ténébreuse » de la foi, 66 1H. Un désir d'anéantissement dont l'autre nom est : « pur amour », 69 IV. Un chemin de liberté, 73

79

Lettres

à la

comtesse de Chateauvieux

INDEX DES NOMS DE PERSONNES


Alexandre VII, p. 57

Benoît (St), bénédictins, p. 41, 59, 61, 68

Berniéres (Jean de) p. 18, 20, 41, 70, 72

Bérulle (Pierre) p. 37, 38, 53, 61, 65

Bossuet (Bénigne) p. 45.

Camus (Jean-Pierre) p. 44, 45

Canfield (Benoit de) p. 37, 46, 47

Chrysostome de Saint-Lô p. 70

Condren (Charles) p. 40, 41, 48, 49, 55, 57, 58, 59, 61, 70

Duvergier de Hauranne (Jean), p. 52

Fenelon (François) p. 45, 72

François de Sales (St) p. 36, 38, 44

Guillore (François) p. 35, 49

ives de St Paul, p. 53

Jansenius, jansénistes p. 52, 56, 57, 61

Jean des Anges p. 53.

Jean de la Croix (St) p. 24, 62

Jean Eudes (St) p. 61, 64, 65

Jeanne de Chantal (Ste) p. 42, 51, 62

Jean Paul IL p. 24

Laurent de Paris, p. 44

Louis (Epiphane) p. 42, 43, 55

Luther (Martin) p. 51

Malaval (François) p. 36

Mate! (Jeanne de) p. 11

Maupas (Henri de) p. 42

Nicole (Pierre) p. 61

Olier (Jean-Jacques) p. 18, 40, 41, 48, 52, 53,

Pascal (Blaise) p. 45, 46, 60

Petau (Denis) p. 40

Picote (Charles) p. 10, 13

Seguenot (Claude) p. 52, 53

Sirmond (Jacques) p. 44, 45

Teilhard (Pierre) p. 49

Varsovie, p. 16, 23

Vincent de Paul (St) p. 17

54, 58, 60, 61, 65

Lettres à la comtesse de Chateauvieux

INSTRUCTION SUR LE SAINT BAPTEME

Le baptême est un mystère plein de vérité dans lequel il se fait une consécration certaine des âmes à Dieu qui se les dévoue par l'onction intérieure de la grâce et la présence de son Esprit. Et pour l'effet de ce mystère l'âme n'a rien qu'une puissance passive, laquelle ne contribue point à l'opération, mais qui la reçoit comme l'établissement d'un nouvel être et la préparation à une nouvelle vie, qui fait que saint Paul nomme le baptême une rénovation intérieures, et Jésus-Christ, en saint Jean, une naissance pure et spirituelle2 que Dieu opère solitairement dans les personnes qu'il a destinées pour être ses enfants et les cohéritiers de son Fils unique.

Nous demeurons obligés par le baptême d'être à Dieu et de vivre pour Dieu, suivant les mouvements de la grâce qu'il nus a donnée et qui ne manque pas, à l'ouverture de la raison, dé solliciter notre coeur d'aller à lui. Et sipour lors la grâce est victorieuse_de la convoitise, et qu'elle ait son effet, qui est de nous unir à Dieu volontairement, auquel nous n'étions unis que passivement, ce que Dieu sans nous avait opéré en nous, nous l'opérons en lui et avec lui, ratifiant les promesses que la sainte Eglise avait faites en notre nom, protestant que nous voulons être à Dieu, vivre en Dieu, et mourir pour Dieu, et nous consacrant et dévouant nous-mêmes à son service, par les mouvements de cette charité précieuse qui désunit l'âme de tout ce qui n'est point Dieu, et l'unit à Dieu par état.

Vous devez, pour vous assurer les voies de votre prédestination, renouveler autant qu'il vous est possible le premier état du saint baptême et ressusciter ce premier esprit qui vous a établie dans l'adoption des enfants de Dieu, purifiant votre âme par les larmes d'une pénitence sincère et amoureuse, priant in-

[dorénavant parfois notes à mettre en format notes de bas de page, pagination à alléger]

1. Rm 6, 2-7.

2. in 3, 1-8.

81

80

cessamment3 Notre Seigneur de vous recevoir au nombre des siens, renonçant à tout esprit contraire, et renouvelant les promesses que la sainte Eglise a faites pour vous, qui est d'adhérer à Jésus-Christ et à sa croix ; et puis vous devez commencer à vivre comme vraie chrétienne, vivant de la vie originaire et primitive qui consiste, comme dit Notre Seigneur, à ressembler en sa manière d'agir au Saint-Esprit même, par trois rapports qui devraient être continuels en la vie des chrétiens.

Notre Seigneur a dit en saint Jean, chapitre troisième,que pour être spirituel au point qu'il faut, afin d'entrer au Royaume de Dieu et dans l'école de Jésus-Christ son Fils, chacun des chrétiens doit, pour la conduite de sa vie, suivant son état, avoir avec le Saint-Esprit les trois rapports qui suivent. Voici ces paroles : « L'Esprit s'insinue librement là où il lui plaît », car il est libre dans ses opérations ; « il se fait entendre » et par les paroles et par les oeuvres de ceux qui le possèdent et qui en sont les organes, et cependant on ne le voit point, car il demeure caché au-dedans ; « on ne sait d'où il vient ni où il va », par où il entre, par où il sort, on ne connaît point en quelle manière il agit ; a. hic est omnis qui natus est ex spiritu », toute personne qui est née de l'Esprit est de la même sorte.

Et le premier rapport qu'elle doit avoir avec le Saint-Esprit, c'est une parfaite liberté intérieure qui consiste :

1 - à 'n'être point contrainte de suivre les mouvements étrangers d'une convoitise qui précipite les âmes dans ce mal, jusqu'à tant que la grâce baptismale ait fait mourir en eux le péché.

2 - à pouvoir faire sans empêchement tout ce que la loi de la conscience montre qu'il faut faire, et ce par le moyen d'une charité victorieuse qui fortifie tellement le coeur humain que rien ne l'empêche de servir Dieu.

3 - à ne rien faire que par amour, parce que la liberté chrétienne vient de la noblesse de l'Esprit, lequel inspire à ceux qu'il anime un sentiment digne des enfants de Dieu, auxquels donc il ne convient nullement d'agir par la crainte comme des valets, ni par des prétentions intéressées comme des mercenaires, mais par un saint désir et une intention droite de la gloire de leur Père.

Le second rapport que la personne spirituelle doit avoir avec le Saint-Esprit est faire connaître qu'elle est spirituelle par les paroles et par les oeuvres, en sorte que la grâce et les dons de l'Esprit intérieur qui ne se voit point par les yeux du corps, sanctifie ses moeurs de telle sorte qu'on juge combien l'état et la disposition de l'homme nouveau est avantageuse, puisque dans sa vie, il n'y a rien que de spirituel et de divin.

Le troisième rapport est de conserver le secret du coeur avec tant de réserve qu'il n'y ait que Dieu seul, et ceux qu'il destine à l'aider dans ses voies, qui en connaisse la pureté et qui en sache la conduite.

Voilà quelque chose en général de l'état du chrétien ; pour le particulier, cela s'applique à chaque âme selon sa voie, sa grâce et sa vocation, et ne se peut dire que dans le secret de la conduite et disposition particulière.

n° 1946

A QUOI NOUS OBLIGE LE BAPTEME

Le baptême nous oblige à une haute perfection, qui est celle du christianisme, tant parce qu'il nous conforme à la mort et à la vie nouvelle de Jésus, et qu'il imprime dans nos âmes son caractère et sa ressemblance en laquelle consiste toute notre grâce et perfection, comme parce qu'il est l'entrée à la loi de la grâce, qui est une loi d'amour et de perfection, à la différence de la loi ancienne qui était de crainte et de servitude. Car la loi a été donnée par Moïse et la grâce et la vérité ont été faites par Jésus-Christ4.

Enfin le baptême est une naissance spirituelle qui nous fait être les enfants de Dieu. Et comme c'est aux enfants à imiter leurs pères, nous sommes conviés par le Fils de Dieu d'être parfaits ainsi que notre Père céleste est parfaits. Et voilà notre première obligation qui est gravée si avant en nous avec le caractère du sacrement de baptême qu'elle ne se pourra jamais effacer.

4. Jn 1, 17.

3. Incessamment : au XVII* siècle a le sens de : sans cesse, constamment. 5. Mt 5, 48.

47

83

Le baptême oblige précisément à la perfection. Mais les autres états de l'Eglise, comme celui des religieux, obligent plutôt aux moyens de la perfection qu'à la perfection même ; car ils obligent à l'observance des voeux qui nous y frayent le chemin et nous donnent facilité pour y parvenir ; mais ils supposent l'obligation que nous y avons.

De plus, les religieux se donnent à Dieu de leur volonté, mais par le baptême Dieu nous choisit de son autorité. Les premiers se font par leur profession qui dépend de la liberté humaine ; et les autres par la régénération spirituelle, laquelle est indépendante de nous. Donc votre première grâce à laquelle vous devez fidélité est celle du christianisme, grâce de la loi évangélique et de Jésus-Christ Notre Seigneur, qui est d'un état et d'un ordre relevé sur la grâce originelle d'Adam et sur celle des anges, comme étant proportionnée à Celui qui en est l'auteur et le sujet ; grâce que nous avons reçue au baptême et qui nous oblige à la perfection de l'Evangile et nous lie au Fils de Dieu par le caractère d'une servitude perpétuelle.

Et c'est le premier dessein que vous devez avoir de ressusciter cette grâce, laquelle est en nous, mais souvent comme morte et sans action de vie ; de la renouveler étant envieillie, et de la réveiller étant assoupie ; d'allumer ce feu que Notre Seigneur est venu apporter en terre6, qui s'éteint en nos coeurs, et de rappeler l'esprit primitif des premiers chrétiens de l'Eglise naissante qui souvent demeure en nous comme captif et sans effet ; de l'appliquer, de le mettre en usage et de l'accroître et de le perfectionner ; d'entrer en un zèle de la pauvreté et la sainteté de l'Evangile de Jésus-Christ, et de renouveler vers lui notre première servitude.

J'ai encore brouillé7 quelques pensées de vérités sur le baptême et ensuite dressé un acte de renouvellement de la profession que nous y faisons. Je n'entends pas vous obliger à le réciter comme je l'ai écrit. Je prétends vous laisser au Saint-Esprit pour le former en vous selon son bon plaisir mais je l'ai dressé de cette sorte pour vous faire connaître plus en fond à quoi vous et moi sommes obligées. Vous y remarquerez ce à quoi vous êtes engagée et l'obligation que vous avez de vous renouveler dans cet esprit pur et saint. Vous verrez comme vous êtes baptisée au nom de la très Sainte Trinité et que signifie cela.

6. Lc 12. 49.

7. Brouillé : écrit rapide et sans prétention.

84

J'avais encore en la pensée de vous expliquer les cérémonies du baptême, mais je crois que j'en ai assez dit et je ne sais si quelque chose de ce que nous en avons écrit vous sera utile ; j'abandonne le tout à la Providence, ne réservant rien pour moi que le pur néant dans lequel je dois être abîmée. Je ne sais et ne comprends point comme vous m'en faites si souvent sortir pour produire des fruits de ténèbres et d'ignorance.

no 1947

NOUS SOMMES BAPTISES AU NOM DE LA TRES SAINTE TRINITE 8

C'est par Notre Seigneur Jésus-Christ que nous sommes baptisés, comme il a été dit, mais c'est au nom et en la vertu de la9 Sainte Trinité que nous sommes baptisés : car les trois Personnes divines sont présentes au saint baptême d'une manière particulière. Le Père y est engendrant son Fils en nous et nous engendrant en son Fils, c'est-à-dire donnant un nouvel être et une nouvelle vie en son File. Le Fils y est, prenant naissance et vie dans nos âmes et nous communiquant sa filiation divine, à raison de quoi nous sommes faits enfants de Dieu, comme il est Fils de Dieu. Le Saint-Esprit y est, formant Jésus dans le sein de nos âmes, comme il l'a formé dans le sein de la Vierge.

Le Père, le Fils et le Saint-Esprit y sont, nous séparant de toutes choses, nous appropriant et consacrant à eux d'une manière toute spéciale, imprimant leur Divin caractère et leur Image dedans nous et établissant en nous, comme dans leur Temple vivant, dans leur sacré Tabernacle, dans leur saint Trône, et dans leur Ciel, leur demeure, leur gloire, leur

8. Texte emprunté à saint Jean Eudes : La Vie et le royaume deJésus dans les âmes chrestiennes, par le père Jean Eudes, prestre de la Congrégation de Jésus et Marie. Nouvelle et dernière édition, reveüe, corrigée, et augmentée de nouveau par l'Autheur. A Paris chez Frédéric Léonard, MDCLXX. Nous indiquons les variantes selon cette édition en en respectant la ponctuation.

7e partie, paragraphe XI V : que nous sommes baptisés au nom de la très Sainte Trinité, et des devoirs qu'il lui faut rendre sur ce sujet, p. 508.

9. Très Sainte Trinité.

10. A son Fils dedans nous, et nous donnant un nouvel être et une nouvelle vie et en son Fils.

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royaume et leur vie. Ensuite de quoi si nos péchés n'y mettaient point d'empêchement11, ces trois divines personnes12 demeureraient toujours en nous d'une manière particulière et ineffable, ils s'y glorifieraient admirablement et ils y vivraient d'une vie toute sainte et divine : comme aussi en suite de cela nous appartenons à Dieu, comme une chose qui lui est entièrement consacrée et qui par conséquent ne doit être employée à aucun usage qu'à celui de sa gloire et de son service13.

n° 195

RENOUVELLEMENT DE LA PROFESSION QUE NOUS AVONS FAITE AU SAINT BAPTEME 14

« O Jésus, mon Sauveur » et mon Dieu ! prosternée humblement à vos pieds, je vous adore comme mon Chef que je dois suivre et imiter en toutes choses selon la profession publique et solennelle que j'en ai faite au baptême : car alors j'ai promis et fait profession, par la bouche de mes parrains et marraines, en la face du ciel et de la terre, de renoncer entièrement à Satan, à ses oeuvres et ses pompes, c'est-à-dire au péché et au monde, et d'adhérer à vous comme à mon chef, de me donner et consacrer totalement à vous et de demeurer en vous pour jamais.

Promesse et profession16 très grande et qui m'oblige, en qualité de chrétienne, à une très grande perfection et sainteté :

11. Empêchement.

12. Ces trois Personnes éternelles.

13. Saint Jean Eudes poursuit : « Sur ce sujet il est bon de lui rendre les devoirs suivants * ; puis les trois paragraphes suggèrent des pratiques de piété envers la très Sainte Trinité.

L'un des manuscrits copié sur le D. 10 (N 264) par la très fidèle copiste que fut mère Monique des Anges de Beauvais, ajoute en note au bas de ce texte : « Je suis bien aise d'avertir icy... que ce n'est point de notre Mère, mais du. Royaume de Jésus, même lacte en est, mais comme elle en a fait lexplication, ie n'ay pû obmettre de lescrire ».

14. Saint Jean Eudes, op. cit., 7e partie, paragraphe XIII, p. 506 : Elévation à Jésus pour renouveler la profession que nous avons faite au baptême.

15. Mon Seigneur...

16. Grande et...

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car, en faisant profession17 de n'être qu'un avec vous, comme les membres ne font qu'un avec leur chef ; c'est faire profession de n'avoir qu'une vie, qu'un esprit, qu'un coeur, qu'une âme, qu'une volonté, qu'une pensée, qu'une même disposition et dévotion avec vous. De sorte que c'est faire profession, non seulement de pauvreté, ou de chasteté, ou d'obéissance, mais c'est faire profession de vous-même, c'est-à-dire, de votre vie, de votre esprit, de votre humilité, de votre charité, de votre justice18, de votre pauvreté, de votre obéissance, et de toutes les autres vertus qui sont en vous : en un mot, c'est faire la même profession que vous avez faite devant la face de votre divin19 Père, dès le moment de votre Incarnation, et que vous avez très parfaitement accomplie en toute votre vie ; à savoir, c'est faire profession de ne jamais faire sa volonté propre, ainsi de mettre tout son consentement à faire toutes les volontés de Dieu, d'être en état de servitude perpétuelle, au regard de Dieu et des créatures20, pour l'amour de Dieu, et d'être dans un état d'hostie et de victime continuellement sacrifiée à la pure gloire de Dieu. Voilà le voeu et la profession que j'ai faite au baptême

21 O que cette profession est sainte et divine, et qu'elle m'oblige à une vie sainte et divine ! O combien ma vie est éloignée22 de cette sainteté et perfection ! Combien vous suis-je contraire, ô mon très adorable Jésus, et combien ai-je détruit et consommé vainement votre grâce et profané vos dons par l'orgueil, la vanité et complaisance que j'ai pris dans les créatures et dans moi-même ! Ma vie passée n'a été qu'une actuelle opposition à la sainteté de vos desseins. Que la malignité de mon fond est grande d'avoir tant de fois anéanti votre grâce, dérobé votre gloire, foulé aux pieds votre sang ; bref, je vous ai été

17. De demeurer en vous et d'adhérer à vous comme à mon chef, c'est faire profession...

18. De votre pureté.

19. Devant la face de votre Père.

20. Et des hommes.

21. 0 Jésus, mon Seigneur. Oh que cette profession...

22. Le passage suivant est propre à Mère Mectilde qui ne rejoint le texte de saint Jean Eudes qu'à : réparez pour moi, je vous en supplie... A partir de : ô combien ma vie est éloignée... Saint Jean Eudes a un autre texte : « Combien de manquements ai-je commis en toute manière contre une si sacrée profession. Pardon, mon Sauveur, pardon, s'il vous plaît. O mon divin réparateur...

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contraire toute ma vie, commettant des infidélités en toutes manières contre une profession si sainte et si sacrée. Pardonnez-moi, mon très adorable Seigneur, s'il vous plaît. O mon divin Rédempteur et réparateur, réparez pour moi, je vous en supplie, tous ces miens manquements, (et péchés), et en satisfaction offrez à votre Père tout l'honneur que vous lui avez rendu en toute votre vie, par le parfait accomplissement de la profession que vous lui avez faite au moment de votre Incarnation.

O Jésus, en l'honneur et union du très grand amour et de toutes les autres très saintes dispositions avec lesquelles vous avez fait cette même profession, je veux faire maintenant par moi-même ce que j'ai fait par autrui en mon baptême, c'est-àdire23, par la bouche de mes parrains et marraines. Pour cet effet, en la vertu24 de votre esprit et de votre amour, je renonce pour jamais à Satan, au péché, au monde et à moi-même. Je me donne à vous, ô Jésus, pour adhérer à vous, pour demeurer en vous, et pour n'être qu'une avec vous, de coeur, d'esprit et de vie. Je me donne à vous pour ne faire jamais ma propre volonté, ains pour mettre toute ma félicité à faire les vôtres très saintes25.

Je me donne, je me voue et je me consacre à vous, en état de servitude perpétuelle au regard de vous et de toutes sortes de personnes pour l'amour de vous.

Je me donne encore, je me voue et me consacre26 à vous, en état d'hostie et de victime, pour être tout immolée à votre pure gloire, en toutes les manières qu'il vous plaira.

O divin Jésus, donnez-moi la grâce, s'il vous plaît, par, votre très grande miséricorde, d'accomplir parfaitement cette sainte profession : mais accomplissez-la vous-même en moi et pour moi, ou plutôt pour vous-même et pour votre pur contentement, selon toute la perfection que vous le désirez, car je m'offre à vous, pour faire et souffrir à cette intention tout ce qu'il vous plaira.

n° 2408

23. Une phrase de saint Jean Eudes a été omise par la copiste de ce manuscrit, on la trouve dans d'autres copies « Je veux renouveler la profession que j'ai faite alors... »

24. Et puissance.

25. A faire toutes vos saintes volontés.

26. Et me sacrifie.

EXPLICATION DE LA PROFESSION DE BAPTEME

« Je vous adore comme mon chef que je dois suivre et imiter en toutes choses »27.

Dans le baptême vous regardez Jésus-Christ non seulement comme votre maître, mais comme votre chef que vous devez suivre et imiter. Or, si Jésus-Christ est votre chef, il faut nécessairement que vous soyez son membre et qu'il fasse en vous ce que la tête fait au corps humain.

Le chef influe vie au corps ; et toute notre capacité de pensée, d'entendement et de volonté réside en notre chef. Or si vous ôtez le chef, vous ôtez la vie. De même si Jésus se retire de votre âme, elle perd sa vie de grâce ; car Jésus-Christ comme son chef influe vie et vertu en elle, et sans lui elle n'a aucune capacité. Elle relève de sa puissance comme les membres de votre corps relèvent de votre chef. De sorte que si votre main agit, c'est par l'ordre de votre esprit, c'est par le commandement du chef. De même si votre âme agit ce ne doit être que par obéissance à Jésus qui est son chef. Elle le doit suivre, c'est-à-dire elle ne doit avoir point d'autre disposition que celle qu'il lui donne et y être tellement assujettie qu'elle ne se détourne jamais de son bon plaisir et que jamais elle n'agisse par son propre esprit.

Elle le doit suivre partout, à la croix et à la mort, comme lui étant très parfaitement soumise en toutes ses conduites et dispositions. Elle le doit imiter en sa patience, en sa charité, en son humilité, en ses souffrances, en sa fidélité, en son amour, en sa fermeté, en son innocence, en sa simplicité, en sa persévérance, bref en sa consommation.

Voilà le premier pas que vous faites pour entrer dans l'esprit et la grâce de votre baptême.

« J'ai promis par la bouche de mes parrains et de mes marraines de renoncer à Satan, et d'adhérer à vous comme à mon chef ».

27. Saint Jean Eudes, op. cit., 7' partie, paragraphe 13. Ce texte de Mère Mectilde est une explication de l'acte de saint Jean Eudes rapporté ci-dessus.

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Je crois que cet article n'a point besoin d'explication.

Vous le comprenez suffisamment, car notre propre malice nous fait connaître la nécessité que nous avons de renoncer à nous-mêmes pour adhérer à Jésus. Mais parce que c'est une promesse ou cédule que vous faites à Dieu en présence du ciel et de la terre, il est très nécessaire que vous en conceviez le poids et l'importance.

D'autant que les promesses que nous faisons à Dieu ne sont pas comme celles que nous faisons aux hommes, car l'inconstance des uns et l'infidélité des autres fait rompre ou changer leurs promesses. Mais au regard de Dieu il n'en va pas de la sorte : il faut mourir pour lui garder inviolablement la fidélité promise au baptême, rien ne nous en peut dispenser. C'est pourquoi il faut renoncer à Satan, d'effet aussi bien que de parole. Il faut faire le même au regard du monde et du péché. Il faut détester les suggestions diaboliques, il faut quitter le péché et les maximes du monde, sortir des créatures, du mensonge, de la vanité des sens et de notre amour-propre.

Vous avez promis à Dieu de n'adhérer point aux tentations du monde, du diable et de vous-même, ains d'adhérer à Jésus-Christ comme à votre chef. Et ensuite vous vous êtes donnée et consacrée totalement à lui pour demeurer en lui pour jamais. Pesez ces dernières paroles : pour demeurer en lui28. C'est-à-dire : pour demeurer en sa grâce, en son amour et en ses divines volontés, de pensées, de paroles et d'oeuvres. De pensées, par simple et amoureuse attention en sa sainte présence. De paroles en proférant vérité et les choses de sa gloire : c'est-à-dire parlant pour le produire et glorifier dans les âmes, ou par obéissance à sa conduite ; d'effet, c'est-à-dire d'opérer en son amour, pour lui seul, sans envisager les créatures ni vos intérêts.

Voilà ce que c'est de demeurer en Dieu selon la promesse que vous lui avez faite. Or il y a encore d'autres sortes de demeures en Dieu ; mais comme elles sont émanées en l'âme d'une autre manière particulière, je les laisse, pour continuer à vous faire voir ce à quoi vous êtes obligée par votre profession du baptême.

« Promesse et profession très grande... »

Oui vraiment très grande, et si grande et si sacrée que vous ne pouvez recevoir de Dieu une plus haute grâce que celle du baptême. Car elle vous fait enfant de Dieu, vous fait membre de son corps, vous fait épouse de Jésus, vous fait entrer en partage avec lui de l'héritage éternel. Bref, vous fait une ressemblance de Jésus-Christ, vous unit et transforme si parfaitement qu'il est en une certaine manière tout diffus en vous et vous remplit de lui-même, vous donne vie en lui, mais une vie de grâce, une vie toute sainte et divine.

Profession très grande qui vous fait être toute dédiée et consacrée à la divinité, qui vous fait vivre tout de Jésus-Christ. Qu'est-ce à dire vivre de Jésus-Christ ? C'est-à-dire que l'on vit de sa grâce, de son esprit, de son amour. On ne vit plus de la vie humaine, de la vie animale, de la vie de péché, de la vie impure des sens et des créatures, mais l'on vit de la vie de Jésus : vie pure, vie dégagée, vie anéantie, vie qui n'a point de respir que le pur amour. Enfin c'est vivre comme Jésus-Christ et être mue de son Esprit et des intérêts de sa gloire. Toute la prétention de notre âme doit être de vivre pour lui et de l'honorer comme il a honoré son Père.

« Profession très grande qui vous oblige de n'avoir qu'une vie, qu'un même esprit, qu'un coeur et qu'une volonté avec Jésus-Christ, qu'une même pensée et qu'une même disposition... »

Ces paroles n'ont pas besoin d'être plus étendues. Car n'être qu'une vie, qu'un esprit, qu'un coeur, qu'une volonté avec Jésus, c'est être plus animée de Jésus que de soi-même, c'est être transformée en lui, c'est ne plus se voir soi-même, n'avoir plus de volonté propre, ains avoir une volonté toute soumise et conforme à la sienne, avoir un coeur qui aime Jésus-Christ et qui aime comme lui, qui n'ait plus d'amour pour soi-même ni pour les créatures. N'avoir plus qu'une même vie avec Jésus-Christ, c'est que vous ne devez plus vivre que pour lui, votre vie doit être conforme à la sienne. En un mot l'on ne doit rien voir en vous, en votre âme, en votre coeur et en tout ce que vous êtes que Jésus-Christ et il doit plus vivre en vous que vous-même ne vivez en vous29.

Cela est bien facile à faire à une âme chrétienne qui veut vivre de foi. Car la vérité vous apprend que Jésus-Christ est en

28. Jn 15, 4. 29. Ga 2, 20.

vous. Vous le devez croire sans hésiter et le laisser être en vous tout ce qu'il lui plaira, portant toujours une disposition d'amour, de soumission et de respect à ses conduites ; vous accoutumant à ne rien voir hors de ses ordres ni de son bon plaisir ; rapportant toutes choses à lui, ne vous souciant de rien que de lui, ne préférant rien à lui30. Il vous doit être tout en toutes choses, étant assurée par la vérité de la foi qu'il n'y a rien digne d'amour ni d'estime que lui, rien de ferme, rien de permanent, rien de solide, rien de véritable, rien de parfait, rien de précieux, rien d'adorable, rien de divin et rien de saint que lui. O aveuglement épouvantable de l'âme chrétienne qui ne veut point connaître Jésus et qui ne le trouve pas suffisant pour la satisfaire et contenter !

« C'est faire profession de vous-même, ô divin Jésus », c'est faire profession d'être par grâce ce que vous êtes par nature. « Car faire profession de Jésus-Christ, c'est bien plus que de faire profession de chasteté, de pauvreté, d'obéissance ». C'est faire profession de la perfection dont Jésus-Christ a été parfait sur la terre. En un mot, c'est faire profession de lui-même : c'est-à-dire d'être autant qu'il vous sera possible, par sa grâce, un autre lui-même, par l'imitation de ses vertus. Mais c'est faire profession d'être unie à lui tellement qu'il soit plus vous que vous-même.

« C'est faire profession de votre esprit, de votre humilité... ». Vous faites profession des vertus de Jésus et de son Esprit, c'est-à-dire que vous ne devez plus agir que par son Esprit, et toutes les vertus que vous pratiquez vous les devez voir comme vertus de Jésus-Christ opérant en vous. Si vous êtes humble, c'est l'humilité de Jésus-Christ ; si vous êtes charitable, c'est la charité de Jésus ; ainsi du reste.

« Enfin c'est faire profession de la même profession que Jésus-Christ a faite au moment de son Incarnation », où il se dédia si parfaitement et divinement à la pure gloire de son Père, qu'il s'est consommé pour ses intérêts. Son âme sainte en ce précieux moment s'est convertie31 tellement à Dieu par l'union hypostatique qu'elle n'en a jamais désisté. Il faut que, comme vous êtes toute consacrée à Dieu par Jésus-Christ dans votre baptême, vous demeuriez unie à Dieu et que vous ne sortiez jamais de son amour et des intérêts de sa pure gloire en vous et

30. Règle de saint Benoît, chap. IV, 21.

31. Convertie : de convertere, se tourner vers, adhérer.

en toutes les créatures. Jésus-Christ a parfaitement accompli cette divine profession dans tout le cours de sa sainte vie. Il faut, pour l'imiter et le suivre comme votre chef, que vous soyez fidèle et que jamais vous ne désistiez de la pratique d'une si sacrée profession. Il ne faut jamais faire votre propre volonté, ains prendre votre unique plaisir et contentement d'accomplir les volontés divines.

Vous devez être « en état de servitude perpétuelle au regard de Dieu et des créatures » pour l'amour de Dieu. Or pour bien vous acquitter de cette obligation, vous devez regarder Jésus-Christ comme le plus anéanti des hommes. Il dit de lui-même par son prophète : « Je suis un ver et non un homme, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple »32. Jusqu'à quel point de sujétion et de servitude a-t-il été réduit, vous le pouvez considérer en toute sa vie. Il a été en tout et partout très humble et très obéissant. Il a été fait le serviteur de tous les hommes, et non seulement le serviteur, mais esclave des hommes et captif de leurs passions, lorsqu'ils lui ont ravi la vie sur la croix. Est-il pas en toutes manières très parfaitement assujetti à son Père ? Vient-il pas faire les oeuvres de sa gloire et de notre salut en qualité de serviteur33 ? Vous devez donc à son imitation et par hommage et union à sa divine servitude au regard de son Père, et au regard de toutes les créatures pour l'amour de son Père, entrer en esprit de servitude, premièrement au regard de Dieu, et puis au regard de ses créatures pour son amour.

Vous devez prendre un singulier plaisir d'être la servante de Dieu. Portez cette qualité avec un grand respect et vous en estimez très indigne. Ne la portez pas en vain ni par vanité. Ne la profanez pas, c'est une qualité bien précieuse. Dans le monde on fait gloire d'être serviteur du Roi et d'avoir emploi dans sa cour. O combien devons-nous plus estimer sans comparaison notre servitude au regard de Jésus-Christ !

Saint Paul dit que servir (à) Dieu. c'est régner34. En effet, tous ses serviteurs sont rois. O digne servitude ! Honorez donc

32. Je suis un ver...(Ps 21. 7).

33. Mc 10. 45 ; Ph 2, 6-8.

34. La citation faite par Mère Mectilde est tirée de La Vie et les oeuvres de sainte Catherine de Gênes, par Jean Desmarets. édités chez Florentin Lambert. Paris. 1662. chap. XXXIV. p. 174 : De la veuf qu'elle eut du franc-arbitre. Cet ouvrage appartenait au monastère de la rue Cassette. il y était inscrit par Mère Mectilde elle-même. Servir Dieu. c'est régner. se trouvait aussi dans l'oraison de post-communion de la messe de saint Irenee.

Catherine naquit à Gênes en 1447 de l'illustre famille des Fieschi qui donna deux papes à l'Eglise. Très pieuse dès son enfance, elle aurait désiré suivre sa soeur aînée entrée chez les chanoinesses de Saint-Augustin. Mais sa famille l'obligea à épouser Guiliano Adorno, homme violent et sans foi. Peu à peu Catherine perdit sa ferveur religieuse et se laissa séduire par les plaisirs d'une vie mondaine. Convertie après une confession en 1474, elle mena alors une vie de pénitence, de prière et de service des pauvres. Durant quinze ans elle fut favorisée d'extases et de révélations qu'elle a consignées par écrit. Elle parvint à convertir son mari. Ses dernières années, elle fut accablée de deuils et de souffrances, mais elle mourut consumée par l'Amour de Dieu plus que par la maladie le 15 septembre 1510. Elle composa le Traité du Purgatoire et le dialogue entre l'âme et le corps.

le titre que vous portez de servante de Dieu et vous acquittez fidèlement de votre devoir au regard des charges qu'il vous a confiées. Soyez-lui fidèle en l'usage de ses dons ; en un mot soyez-lui fidèle en toutes manières et surtout dans le respect et l'obéissance à ses commandements. Le serviteur doit faire les volontés de son maître. Soyez donc obéissante à Dieu en tout ce qu'il veut de vous jusqu'à mourir comme Jésus-Christ sur la croix.

Soyez aussi obéissante aux créatures pour l'amour de lui. Premièrement, croyez que toutes les créatures sont plus pures et meilleures que vous, que le péché vous a réduite au-dessous de toutes et mise en servitude au regard de toutes. Il faut demeurer dans cette captivité non plus parce que le péché vous y a mise, mais par une disposition d'une humilité très profonde, voyant votre indignité et que vous vous êtes, par le péché, rendue esclave, et qu'il vous rend indigne d'avoir rang parmi les créatures raisonnables.

Vous porterez aussi votre servitude au regard des créatures en l'honneur et hommage de l'assujettissement de Notre Seigneur Jésus-Christ aux bourreaux qui le crucifièrent. Vous la pouvez aussi porter comme envisageant toutes les personnes comme membres de Jésus. Vous les pouvez regarder comme les temples vivants de la divinité35, bref comme des Jésus-Christ sur la terre, et en cette vue leur être assujettie pour l'amour de Jésus.

Or, quand vous reprenez vos domestiques, vous ne quittez pas pour cela votre servitude, au contraire vous la pratiquez, car vous servez leurs âmes en les redressant et leur montrant leur devoir. Un chef de famille, un supérieur dans une maison de religion, est serviteur de tous. Hélas ! que la supériorité est une rude servitude ! Notre Seigneur me l'a bien fait sentir !

35. 1 Co 12, 27.

Mais il la faut agréer par acte de servitude et d'obéissance à Jésus-Christ. Il est toujours meilleur pour nous d'obéir que de commander ; mais quand Notre Seigneur nous établit dans cette sujétion, il s'y faut humblement soumettre. Ainsi, lorsque vous êtes obligée de commander, faites-le en la vertu de Jésus-Christ, car de vous en tant que vous, vous n'avez aucun droit d'autorité ni de commandement : vous l'avez perdu par le péché et vous êtes indigne d'être obéie. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ est seul digne de nous commander parce qu'il en a la puissance de son Père, et qu'il nous a tous rachetés.

Soyez donc en esprit de servitude au regard de toutes les âmes, c'est-à-dire en volonté de les servir toutes et de vous voir la moindre de toutes. Car qui dit servante, se dit inférieure à la plus petite de toutes. Et quelque grâce que Notre Seigneur vous fasse, s'il les voulait donner à une autre que vous, vous y devez consentir par une estime que vous devez faire des âmes, et une croyance qu'elle en fera meilleur usage que vous. Et votre plaisir doit être, non d'être bien grande dans les grâces et les dons de Dieu, mais de le voir bien aimé, bien servi et bien glorifié. Et si une autre fait mieux cela que vous, vous en devez être bien aise, pour éviter l'envie spirituelle qui règne bien souvent dans les esprits peu humbles et peu anéantis.

La servante n'a rien qui ne doive être au pouvoir de sa maîtresse. Si vous portez l'état de servitude au regard de toutes les âmes, vous serez anathème comme saint Paul, pour leur sanctification36 : c'est-à-dire que vous vous priverez de vos plus chères consolations pour contribuer à leur salut, voire vous vous dépouillerez de vos bonnes oeuvres pour les en revêtir ; c'est la charité parfaite qui fait ces effets dans nos coeurs.

Je finis par la qualité de victime avec laquelle vous vous êtes donnée à Dieu dans votre baptême. La victime est choisie : Jésus-Christ vous a choisie. Elle est liée : Jésus-Christ vous a liée des liens de son amour et des obligations de votre baptême. Elle est conduite au lieu destiné au sacrifice : Jésus-Christ vous mène par les secrets sentiers de sa grâce anéantissante qui vous conduisent au lieu de mort et sacrifice. Elle est égorgée : la mortification de Jésus-Christ et la vie renoncée que vous menez tous les jours vous égorgent. Elle est jetée dans le feu : et Jésus-Christ vous jette dans le feu des souffrances et des tribu-

36. Rm 9, 3-4.

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lations. Bref elle est consommée : et Jésus-Christ vous consomme en vous transformant en lui par les puissants effets de sa très ardente charité. Le pur amour fait en l'âme la dernière opération qui dispose l'âme à la jouissance éternelle, après qu'elle a ainsi consommé son sacrifice.

O bienheureuse victime, plût à Dieu que vous connaissiez votre excellence ! Savez-vous ce qui vous rend plus auguste ? C'est que vous êtes ainsi immolée à la pure gloire de Dieu. Les créatures et l'amour-propre n'ont point de part à un tel sacrifice. Dieu tout seul doit être l'unique objet de nos immolations. Je le prie qu'il le soit dans l'opération de notre consommation.

Voilà suffisamment d'instruction sur votre obligation du baptême, je prie Notre Seigneur Jésus-Christ qu'il vous donne son Saint-Esprit pour le bien concevoir et l'imprimer dans votre coeur, et qu'il vous fasse la grâce de l'accomplir parfaitement en vous, par lui-même et pour sa pure gloire. Je suis en lui toute désireuse de votre sanctification et de vous voir bien revêtue de la grâce chrétienne que vous avez reçue au baptême. C'est là où il faut commencer pour se bien connaître, connaître Jésus-Christ et nos obligations.

Priez Dieu pour moi et communiez ce jour de l'octave pour honorer le baptême de Notre Seigneur Jésus-Christ, vous unissant à tous les mystères qu'il contient. Désirez qu'il vous renouvelle' dans la grâce du vôtre.

N° 1653

DE LA CONSECRATION QUE JESUS-CHRIST FAIT DE NOS AMES AU SAINT SACREMENT DE BAPTEME

Je me donne à Notre Seigneur Jésus-Christ pour vous parler du saint baptême selon la parole que je vous ai donnée pour correspondre à votre désir.

Le baptême est une consécration de nos âmes faite par Jésus-Christ à la très Sainte Trinité. Et pour vivre selon votre obligation chrétienne, vous devez vivre selon la dignité que vous avez reçue au baptême. Or, de toute éternité, Dieu vous a regardée et choisie pour être consacrée à lui par le baptême ; et dans le temps de votre naissance sur la terre, Jésus-Christ en a fait la consécration. Vous savez ce que ce mot signifie, je ne l'explique point ; mais seulement je vous dirai que votre âme et tout votre être étant référés à Dieu par votre baptême, vous n'êtes plus à vous et vous ne pouvez plus vivre pour vous. Votre âme est un temple dédié aux trois divines Personnes, et Jésus-Christ en fait la dédicace et l'oint de l'onction sacrée de sa grâce, au baptême.

Or comme les temples matériels ne servent plus à aucun usage profane, ains aux sacrifices et oblations saintes que l'on offre journellement à la très Sainte Trinité, de même votre âme ne doit plus être profanée d'aucun petit péché, ni être souillée des créatures. Vous devez regarder votre âme comme un temple consacré ; et en cette vue, la conserver pure et nette, puisqu'elle doit être le sacré reposoir de la divinité. Elle est obligée de se séparer de tous les usages profanes qu'elle pourrait faire de ses facultés. Elle doit se contenir dans un recueillement continuel et dans une attention très respectueuse de la grandeur qu'elle contient en soi. Oh, si tous les chrétiens concevaient bien leur haute dignité, pourraient-ils jamais se ravaler à des impertinences et des abominations, si je l'ose ainsi dire, que nous voyons tous les jours ! O profanation épouvantable des temples vivants de la très Sainte Trinité ! Aucun respect de la divinité présente ne retient ces malheureux !

Quelle obligation avez-vous à la bonté de Dieu qui vous donne des sentiments contraires, et qui vous fait la très grande miséricorde de vous retirer de vos égarements pour vous appliquer à la dignité de votre âme, et à lui conserver autant qu'il vous sera possible la pureté qu'elle a reçue par le baptême, ou tâcher de la recouvrer si par malheur vous l'avez perdue.

Tenez donc votre âme comme une chose non seulement sacrée, mais consacrée : c'est-à-dire qui n'est plus à soi, qui est dédiée. Et tous les usages que vous faites de vous-même qui ne sont pas référés à Dieu, ce sont des usages profanes ; vous déshonorez la divinité en vous et profanez son saint temple. Concevez bien cette vérité et désormais ne souffrez plus que votre âme ni ses facultés soient employées à l'usage des créatures, de vos sens, ni de votre amour-propre. Il faut que Dieu seul règne dans son temple ; et, si vous servez les créatures. que ce soit pour son pur amour ; que le temple de votre âme reçoive les continuels sacrifices, les immolations, les victimes présentées à Dieu en odeur de suavité.

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Voilà à quoi votre âme doit servir, et non à une retraite de brigands, comme dit Notre Seigneur dans l'Evangile, ni un lieu de trafic, ni admettre rien indigne de sa grandeui, de crainte l'obliger sa Majesté de prendre encore les fouets pour les chasser" et vous priver, pour le peu de respect que vous lui portez, de sa sainte présence.

Il faut que vous conceviez encore les intentions de Jésus dans votre baptême. Ce que je viens de vous dire en contient une partie, car vous voyez que son dessein a été de vous référer toute à la gloire de son Père, de vous adopter pour son enfant, de vous associer avec Jésus-Christ pour partager l'héritage éternel. Bref, de vous unir tellement à lui que votre vie ne soit qu'une suite de sa vie.

Voilà les desseins de Jésus dans votre baptême, et vous êtes obligée d'y entrer par amour et soumission et de n'en jamais sortir.

Si un enfant dans son baptême était capable de concevoir ce que Jésus fait en lui, comme il le consacre et comme il le dédie à la gloire de la très Sainte Trinité, et que cet enfant s'unît aux intentions de Jésus-Christ dans le baptême et qu'il consentît à tous ses desseins sans s'en détourner par le péché, il n'aurait pas besoin de renouveler ses intentions. Car le renouvellement n'est que pour suppléer à tant de ruptures d'intention, d'égarements dans les créatures et de retours vers nous-mêmes par amour-propre, qu'on peut dire très hardiment que notre vie n'est que péché et corruption par une pente continuelle que nous avons aux créatures.

C'est le sujet qui oblige une âme qui veut être à Dieu de se renouveler, non seulement une fois dans l'année, mais à tous moments, si elle pouvait, puisque nous sommes si penchants dans l'impureté de nos sens que nous nous souillons à tous moments.

Il est vrai que nous sommes très misérables par Adam notre premier père, mais nous avons un digne réparateur en Jésus-Christ. Le baptême nous remet en grâce et nous fait enfants de Dieu et frères de Jésus-Christ selon l'Ecriture38. Ce que nous avons à faire, c'est de bien concevoir notre obligation chrétienne et nous lier à la perfection d'icelle.

Il n'est pas besoin de tant d'intelligence pour être sainte, mais il faut une vraie foi et beaucoup d'amour. Nous voyons

37. Mt 21, 12. 38. Rm 8, 15-17 ; Ga 3, 26-27.

98 peu de savants qui soient bien spirituels. Saint Paul ne voulait rien savoir que Jésus-Christ et icelui crucifié39. Vous savez assez vos obligations et la dignité de votre condition chrétienne, il faut vivre conformément à cette connaissance, et vous étudier à une grande fidélité et pureté de vie, car la grâce que vous avez reçue au baptême vous oblige à cela.

Vivez comme Jésus-Christ car par le baptême vous êtes revêtue de lui40. Ne pensez pas qu'à force de raisonner dans votre esprit vous puissiez bien concevoir Jésus-Christ : il ne s'apprend point de la sorte. Une profonde humilité de coeur et une grande soumission d'esprit font plus que la science. La foi est la vraie lumière de l'âme chrétienne. C'est un flambeau qui vous a été donné au baptême pour vous éclairer toute votre vie, et vous apprendre que la science et la doctrine de Jésus-Christ s'apprennent dans les pratiques d'humilité, de simplicité, etc.

Notre Seigneur dit dans l'Evangile : « Si vous pouvez croire, vous serez sauvés »41. Il ne dit pas « si vous pouvez voir », mais : « si vous pouvez croire », pour nous apprendre que notre voie dans le christianisme est une voie de foi, et celui qui croit est capable de recevoir la grâce du baptême. Aussi dans les cérémonies du baptême, l'on fait dire : « Credo » à nos parrains et marraines, à notre nom. Ils le disent pour nous et nous le disons en eux, car ils sont nos cautions. Et lorsque nous avons l'usage de raison, nous sommes obligés de confirmer et ratifier notre croyance par les actes de foi, à raison que nos parrains et marraines ne sont engagés pour nous que jusqu'à ce temps-là.

Renouvelons donc notre foi tous les jours pour suppléer à notre insuffisance et nos incapacités en cet état d'enfance. Prions Jésus-Christ qu'il répare tous ces temps et celui que nous consommons tous les jours dans une infinité d'oppositions à notre grâce chrétienne. Concevez donc ce que nous vous disons.

La foi est absolument nécessaire pour être chrétienne. Vous n'avez point d'obligation de comprendre la profondeur de nos saints Mystères, ni les grandeurs infinies de Dieu, ni les opérations intimes de Jésus-Christ, mais vous êtes obligée de les croire et de vous y soumettre.

39. 1 Co 2, 2.

40. Rm 13, 14.

41. Mc 16, 16.

99

Trois choses sont données dans le baptême en vertu des trois divines Personnes : 1. la foi - 2. l'espérance - 3. la charité.

La foi est attribuée au Père, l'espérance au Fils, la charité au Saint-Esprit. Avec ces trois dons qui vous sont infus au baptême, vous êtes capable d'entrer dans la plus haute sainteté et perfection. Qu'est-ce qui a fait les saints ? La foi, l'espérance et la charité.

La foi établit l'âme dans la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ et de ses saints Mystères, non par des raisonnements humains, mais par une simple croyance aux vérités qui nous sont révélées par l'Ecriture Sainte et par l'Eglise. Nous y soumettons notre jugement sans les vouloir éplucher, et par cette soumission nous les adorons et nous lions à la grâce qu'elles contiennent, notre esprit y étant totalement assujetti.

L'espérance nous fait demeurer fermes en la foi et nous donne une pleine confiance en Dieu par Jésus-Christ, nous tenant assurées par la vérité de ses saintes paroles. L'espérance nous dégage des choses terriennes et nous fait aspirer aux éternelles que nous attendons, dit saint Paul42.

La charité nous unit à Dieu et nous fait être une même chose avec lui. Elle nous fait aimer les choses divines, nous lie à la croix, nous sépare des créatures et de nous-même pour nous transformer en Jésus-Christ.

Voyei donc si dans le baptême vous n'êtes pas revécue de la vertu divine et des dons divins, sans l'usage desquels vous ne vous pouvez sauver. Si vous vous plaignez de votre faiblesse à combattre vos ennemis, voilà des armes que Jésus-Christ vous donne dans le baptême qui sont offensives et défensives43 : vous n'avez qu'à vous en servir... Voyez saint Paul ce qu'il a dit là-dessus.

Donc pour faire usage de la grâce de votre baptême, il faut faire usage de ces trois vertus que l'on nomme théologales à raison qu'elles ont Dieu immédiatement pour objet. Commencez dès ce moment à les bien pratiquer et vous verrez qu'elles feront en vous de très bons effets.

n° 996

42. Col 3, 2.

43. 2 Co 6, 7.

101

DE LA GRACE DU BAPTEME

Ma chère soeur. Plût à Notre Seigneur Jésus-Christ m'avoir donné la grâce et la capacité de vous dire ce que sa lumière me fait connaître sur le saint baptême que vous avez reçu par Jésus-Christ. Jamais, jamais vous ne sauriez savoir la dignité ni l'excellence de la grâce où le baptême vous a élevée. Ce n'est point la grâce de notre premier père, ce n'est point la grâce des anges, ni des séraphins, mais c'est la grâce très précieuse et toute divine de Jésus-Christ. Si la grâce est le Saint-Esprit, il faut donc que vous avouiez que le Saint-Esprit est tout en vous par Jésus-Christ puisque votre baptême vous remplit toute de sa grâce, vous renouvelle toute en lui. O grâce, ô miséricorde incompréhensible !

Dans votre baptême, vous recevez deux vies en Jésus : sa vie de mort, et sa vie ressuscitée. Saint Paul dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Jésus »44. Vous recevez une vie de mort : c'est-à-dire une crucifixion dans vos sens, dans vos passions, dans vos volontés, dans vos désirs et dans vos inclinations : bref dans tout ce que vous êtes selon Adam. Votre baptême est une expression de la mort de Jésus en croix et de sa résurrection. Il faut donc que vous y ayez rapport et union. Il faut mourir continuellement à vous-même et aux créatures : voilà le rapport à la croix. Et il faut que vous marchiez, comme dit saint Paul, « en nouveauté de vie »45 : c'est-à-dire qu'il faut que votre esprit soit séparé de la terre et de tout ce qui vous peut souiller ; votre baptême étant un renouvellement ; aussi Jésus-Christ a fait toutes choses nouvelles en vous, il vous donne un être tout nouveau et une grâce toute nouvelle46. Vivez donc d'un coeur et d'un esprit renouvelé47, faites un changement de vie.

44. Col 3, 3. 45. Rm 6, 4. 46. Ap 21, 5. 47. Rm 12,2.

Que faut-il faire pour vivre de la vie ressuscitée de Jésus ? Il faut vivre d'une vie toute retirée des créatures et des sens ; il faut n'avoir plus de prétentions au monde, ni à toutes ses possessions ; il faut renoncer à l'amour et à l'estime des créatures. Bref, il faut avoir un éloignement de tout ce qui nous peut souiller, et n'avoir plus que Dieu dans le fond de nos coeurs.

Il faut que votre esprit soit mystiquement revêtu de quatre douaires des bienheureux, savoir : impassibilité, agilité, subtilité et clarté.

Impassibilité : c'est ne plus mourir par le péché et ne plus adhérer à la tentation ni à nos passions ; c'est sortir de nos sens et de nos tendresses naturelles.

Agilité : c'est d'être dans une si prompte obéissance à Dieu et à ceux qui vous commandent de sa part que vous n'admettiez jamais aucun retardement". C'est que vous soyez très diligente à correspondre à la grâce. L'agilité ne sait ce que c'est que lâcheté. L'esprit doit être toujours agile pour obéir à Dieu et se rendre actuellement tout à lui.

Subtilité : c'est que nous pénétrions tellement les choses temporelles que nous trouvions l'essence divine pour nous unir à elle ; que nous surpassions toutes les créatures ; que rien de la terre ne nous puisse arrêter ni captiver un moment. Une âme dans la subtilité spirituelle surpasse toutes choses pour s'unir actuellement à Dieu.

Clarté : c'est avoir une intention pure et droite vers Dieu, vous souvenant des paroles de Notre Seigneur : « Si ton oeil est simple, tout ton corps sera lumineux »49. Une âme dans la clarté : c'est être dans la foi vive qui nous découvre les divines vérités.

Oh ! qu'il fait beau voir une âme revêtue de ces quatre dots de gloire ! Etre impassible, être agile, être subtile, être claire ! Je prie Jésus-Christ qui vous les a données spirituellement ou mystiquement dans votre baptême, qu'il les renouvelle en vous. Lorsqu'il vous aura fait la grâce d'en porter les effets, nous vous en dirons davantage et ferons voir, s'il nous en donne la capacité, comme une âme d'oraison est revêtue d'une manière admirable de ces quatre douaires de gloire et comme elle est transformée en Jésus-Christ.

48. Règle de saint Benoit, chap. V, 4.

49. Mt 6, 22.

102

Contentons-nous à présent de cette petite leçon et tâchons de la bien apprendre et de nous bien laisser à Jésus-Christ. Je vous y souhaite avec autant de passion qu'il me donne d'amour pour votre âme.

Ne désistez point de votre résolution, étudiez-vous à bien connaître la grâce de votre baptême, votre dignité et votre extraction en qualité chrétienne, et l'obligation que vous avez de vivre selon cette haute condition. Oh, que la noblesse de la terre est roturière et très abjecte en comparaison de cette digne extraction d'être enfants de Dieu, frères de Jésus-Christ, voire être Dieu même, par union de grâce, être Jésus-Christ ! Oh, qui le pourra comprendre ! Pour moi, je me perds en cette abîme, et je confesse que tout le créé est indigne de nos pensées.

Il faut nous consommer d'amour pour un Dieu si infiniment aimable et qui nous a si ardemment aimées. Laissons-nous pénétrer et mourir d'amour. A jamais en puissions-nous brûler et être réduites en cendres par les sacrées flammes du pur Amour.

n° 2477

APPLICATION DU BAPTEME 50

Comme toutes les choses qui sont hors de Dieu ont leur idée, leur exemplaire et leur prototype dedans Dieu, aussi notre baptême a pour prototype et exemplaire quatre grands mystères qui sont en Dieu, à savoir : 1. le mystère de la naissance éternelle du Fils de Dieu dans le sein de son Père, 2. le mystère de sa naissance temporelle dans le sein de la Vierge, 3. le mystère de sa mort et de sa sépulture, 4. le mystère de sa résurrection.

Le mystère de sa naissance éternelle, parce que, comme son Père en sa génération éternelle lui a communiqué51 son être, sa vie et toutes ses divines perfections, à raison de quoi il est Fils de Dieu et l'image parfaite de son Père ; aussi par le

50. Saint Jean Eudes, op. cit., 7' partie, parag. VIII.

51. Lui communique.

103

saint baptême il nous communique l'être et la vie céleste et divine qu'il a reçues de son Père, il imprime en nous une image vive de soi-même et nous rend enfants du Père52 dont il est le Fils.

Le mystère de la naissance temporelle : d'autant que, comme au moment de son Incarnation et de sa naissance dans la Vierge, il a uni notre nature à soi et s'est uni à elle, il l'a remplie de lui et s'est revêtu d'elle, aussi au saint sacrement de baptême, il s'est uni à nous et nous a unis et incorporés à lui ; il s'est formé et comme incarné dedans nous et nous a revêtus et remplis de lui-même selon les paroles de l'Apôtre53 : « Vous tous qui êtes baptisés en Jésus-Christ, vous êtes revêtus de Jésus-Christ »54.

Le Mystère de sa mort et de sa sépulture, car saint Paul nous annonce que « nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ nous avons été baptisés en sa mort »35 et que « nous sommes ensevelis avec lui en sa mort par le baptême »56 ; ce qui ne veut dire autre chose sinon ce qui est exprimé en ces autres paroles du même apôtre : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu »57, c'est-à-dire : vous êtes entrés par le baptême dans un état qui vous oblige d'être morts à vous-mêmes et au monde, et de ne vivre plus qu'avec Jésus-Christ et d'une vie toute sainte et divine, et qui soit cachée, ensevelie et absorbée dans Dieu, telle qu'est la vie de Jésus-Ch rist .

Le mystère de la résurrection, parce que le Fils de Dieu58 par sa résurrection est entré dans une vie nouvelle, vie séparées59 entièrement de la terre et toute céleste et spirituelle. Aussi le divin apôtre nous enseigne que « nous sommes ensevelies avec Jésus-Christ par le baptême afin que, comme en suite de sa mort, il est ressuscité et entré dans une nouvelle vie, aussi en suite du baptême nous cheminions en nouveauté de vie »60.

n° 275

52. Enfants du même Père.

53. Selon ces paroles de son Apôtre.

54. Ga 3, 27.

55. Rm 6, 3.

56. Rm 6, 4.

57. Col 3, 3.

58. Parce que comme le Fils de Dieu.

59. Dans une nouvelle vie, séparée...

60. Rm 6, 4.

DE LA SAINTETE DIVINE

Tu autem in sancto habitas, laus Israël 61

Ce matin, je me suis trouvée à mon réveil disant ces sacrées paroles du prophète : « O Seigneur, vous habitez dans la sainteté et toutes les créatures vous louent ». Si la Providence m'eût donné (du) temps cette matinée, je vous aurais entretenue de ce qui se passe en mon fond au regard de la fête que nous célébrons aujourd'hui, et mon désir était de vous appliquer à la sainteté de Jésus-Christ.

Plût à Dieu que vous puissiez comprendre ce que je voudrais pouvoir dire de cette sainteté infiniment adorable ! Respectez ce que vous ne pouvez comprendre et sachez que la fête d'aujourd'hui est la fête de la sainteté de Jésus, laquelle émane des effets dans tous les saints. Ce sont les paroles de l'Eglise à la sainte messe : « Vous êtes seul saint ». Oui en vérité, Dieu seul est saint et nul n'est saint que par participation à sa sainteté divine.

Adorez donc en votre communion aujourd'hui les émanations de la sainteté divine dans tous les saints, et dites souvent avec l'Eglise : « Tu solus sanctus », vous seul êtes saint. O mon Dieu, je me réjouis de votre divine sainteté et que tous les saints sont des effets d'icelle.

Exposez-vous à la sainteté divine pour y avoir quelque part, mais souvenez-vous qu'elle opère une pureté admirable dans les âmes, car il faut pour être sainte porter la destruction de toutes les impuretés qui sont en nous.

Or Notre Seigneur vous fait porter dans votre état présent des effets de sa sainteté divine mais vous ne les connaissez pas. Sachez donc qu'il habite dans sa sainteté. Dieu est en vous retiré dans lui-même, il demeure dans sa sainteté ; adorez-l'y et ne réfléchissez que le moins que vous pourrez sur vos misères.

La sainteté est la plus sévère et rigoureuse et la plus abstraite entre toutes les perfections divines et il n'y a rien en Dieu qui soit tant à Dieu, et si éloigné de ce qui n'est pas Dieu que sa sainteté. Aimer sa sainteté, c'est l'aimer très purement pour lui-

61. Ps 21, 4 - Lettre pour la fête de la Toussaint.

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même, sans aucun intérêt et sans aucun regard vers soi. Et les moindres perfections en Dieu, s'il se peut dire quelque chose de plus grand ou de moindre en lui, sont celles qui nous regardent, comme sa miséricorde, car il n'en a point affaire pour soi.

Moïse qui était homme mortel, et regardait Dieu par rapport aux créatures, magnifie la miséricorde de Dieu et s'écrie : « Misericors, clemens, patiens et multae misericordiae »62. Mais les Séraphins qui sont esprits purs, dégagés et tout consommés en Dieu, célèbrent sa sainteté et chantent : « Sanctus, sanctus, sanctus ». Et c'est l'avantage de la nouvelle loi établie par Jésus de regarder Dieu, non par nos intérêts, mais par ceux de sa grandeur et de sa gloire. C'est l'obligation que nous avons d'honorer et célébrer la sainteté avec les séraphins ; de l'aimer non seulement comme bon et miséricordieux à notre égard, mais aussi comme saint et pour lui-même.

Jésus en son agonie a porté proprement la justice de Dieu, mais au délaissement de la croix, il a porté sa sainteté. C'est pourquoi afin d'exprimer la rigueur de son délaissement et le profond abîme auquel cette divine sainteté l'a réduit, après avoir dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé, je crierai de jour et de nuit et vous ne m'exaucerez point », il ajoute : « Tu autem in sancto habitas, laus Israël »63, quant à vous, vous demeurerez et habiterez en votre sainteté : c'est-à-dire que Dieu au regard de son Fils en croix s'est retiré dans la plus haute solitude et plus éloignée retraite de sa sainteté et qu'il l'a entièrement délaissé en ses souffrances.

Dieu est si saint, si incompréhensible et si profond que nous pouvons dire en vérité qu'il est un Dieu caché : Deus absconditus 64 ; mais caché si profondément qu'il est au-delà de tout ce que notre esprit peut penser. Il est un Dieu caché à nos sens, il est un Dieu caché à notre entendement, bref il est « Deus absconditus » en une infinité de manières. Et si nous l'adorons caché sous les espèces sacramentales, combien devons-nous l'adorer dans l'abîme de lui-même, ou plutôt dans son incompréhensibilité et renfermé dans sa sainteté divine.

Oh ! si vous connaissiez la dignité et l'excellence d'un Dieu caché, vous prendriez un singulier plaisir dans la retraite

62. Ex 34, 6.

63. Ps 21, 2-3-4.

64. Is 45, 15.

que Dieu fait en lui-même dedans vous. (Mais ce qui vous empêche de vivre de cette vérité qui néanmoins est de foi, c'65 est lorsqu'il n'épand point les douceurs et suavités de ses grâces dans votre âme : vous croyez que Dieu s'est retiré de vous. Oh ! que notre aveuglement est grand et que notre présomption est épouvantable ! Pourquoi voulez-vous que Dieu s'abaisse jusques à contenter vos sens ? Il faut que appreniez à trouver Dieu dans lui-même et à prendre votre complaisance dans le plaisir qu'il trouve d'habiter dans sa sainteté.

Toutes les retraites que Dieu fait en lui-même sont saintes et adorables et vous y devez avoir amour et union. Lorsque vous trouvez dans votre fond que Dieu s'y rend inaccessible, il faut que vous demeuriez cachée dans votre néant, et vous absconçant [cachant] de la sorte, la grandeur divine jettera ses sacrés regards sur vous et prendra ses délices de vous voir anéantie par hommage à la retraite qu'il a en vous dans lui-même.

C'est une témérité à l'âme de vouloir comprendre quelque chose de Dieu ; ce n'est pas à de petits avortons tels que nous sommes de pénétrer dans l'ineffabilité divine. Il faut faire comme les séraphins, voiler nos faces et crier avec un profond respect et amour : « Sanctus, sanctus, sanctus » 166 O que Dieu est saint, ô que Dieu est grand, ô que Dieu est immense, ô que Dieu est puissant, ô que Dieu est inacessible et incompréhensible ! Tai une joie très profonde et très grande dans mon âme de voir que Dieu ne peut être compris que de lui-même ; qu'il faut nous perdre et nous abîmer en lui et non point éplucher ses qualités divines. Et il me semble que nous connaissons Dieu d'une manière bien plus pure lorsque nous n'en connaissons rien du tout par notre intelligence, ains seulement par la lumière de la foi.

Notre manière de concevoir Dieu ravale ses grandeurs, mais l'usage de la foi pure nous élève à lui et nous le fait trouver dans le centre de notre âme, où il fait sa demeure, et qui nous fait dire avec Jacob : « Vraiment Dieu est ici et je n'en savais rien »67. Oui, Dieu habite en nous « et habitavit in nobis P.

65. Cette phrase est omise au D. 10. Elle appartient au texte du manuscrit Cr. C et explicite mieux la pensée de Mère Mectilde.

66. Is 6, 2-3.

67. Gn 28, 16.

68. Jn 1, 14.

106

et vous ne le savez point. Il se repose dans lui-même dans le suprême de votre esprit, où il a établi sa demeure comme autrefois sur la sainte Sion, et en ce lieu il repose comme dans un trône de paix, comme dit David : « et factus est in pace locus ejus »69. Oh bienheureuse l'âme qui est introduite dans cette région de paix et qui ne la trouble point par l'impureté et le tintamarre des créatures et de ses sens.

C'est dans cette solitude profonde où l'âme apprend l'admirable leçon : « Soyez saints parce que je suis saint »70. Dieu veut que vous soyez sainte, c'est de sa divine bouche qu'il vous le commande. O sacré et divin commandement ! O commandement adorable ! Puisque Dieu vous ordonne d'être sainte, cela est de la foi qu'il vous en donnera les grâces.

Mais que faut-il faire, selon notre petite capacité ?

Il faut tendre à vous vider de vous-même le plus que vous pourrez, et marcher en la présence de Dieu. Ce seul point bien fidèlement pratiqué est capable de vous faire habiter dans la sainteté qui est Dieu même. Il n'y a rien de si puissant pour bien régler une âme que l'actuelle présence de Dieu ; elle vivifie, elle purifie, et elle sanctifie. C'est pourquoi Dieu dit à Abraham : « Ambula coram me, esto perfectus »". Marche en ma présence et sois parfait.

Croyez que Dieu vous dit ces mêmes paroles, recevez-les par l'obéissance comme de sa divine bouche, et ouvrez votre coeur pour être remplie de la vertu de foi, afin que par l'usage pur (d'icelle) vous y puissiez persévérer.

Je vous y souhaite le comble de toutes les bénédictions et la grâce de persévérance ou plutôt consommante en l'amour de Jésus.

n° 88

69. Ps 75.

70. Lv 19, 11.

71. Gn 17, 2.

108

DE LA PRESENCE DE DIEU EN FOI

Je remarque une petite lumière dans le fond de votre esprit, par laquelle vous commencez à connaître, mais encore bien confusément, que la retraite des créatures nous met dans une capacité de trouver Dieu. Cette lumière est dans la vérité, et je prie Notre Seigneur qu'il vous donne la force et le courage pour surpasser toutes les créatures afin que vous le puissiez goûter et expérimenter en vous-même.

Vous êtes en peine comme on peut être et subsister en la présence de Dieu dans une simple vue de foi. Une âme un peu habituée dans les maximes du pur amour n'a pas beaucoup de peine à le comprendre. Mais d'autant que les sens et le raisonnement humain ont toujours dominé en nous, nous ne pouvons pénétrer d'autres voies. J'espère qu'un jour, si vous êtes fidèle, vous connaîtrez parfaitement cette vérité : que Dieu étant en vous, vous n'avez besoin que de respect, d'amour, d'attention et de soumission en sa divine présence ; de respect à sa grandeur, souveraineté, d'amour à sa bonté, à sa sainteté, d'attention à ses divines volontés et au mouvement de son divin Esprit, de soumission pour les accomplir avec agrément et perfection.

Votre regard doit être actuel vers Dieu, mais très simple et amoureux. Et lorsqu'il vous donne quelque mouvement de lui renouveler vos sacrifices ou de faire quelque acte de révérence, d'amour d'abandon, vous les produirez fort simplement, vous contentant lorsque vous n'êtes point tout à fait dissipée d'en ressentir en votre âme la disposition, vous laissant à Dieu dans les sentiments qu'il vous imprime. Mais lorsque vous n'êtes point dans l'oraison particulière ni à la sainte messe. ni occupée d'affaires importantes. vous pouvez donner quelque petite liberté à votre esprit de se réfléchir sur quelque effet particulier de la miséricorde de Dieu sur vous. ou vous occuper de quelque vérité chrétienne. ou sur les choses dont on vous a instruite. Et si vous voyez qu'il s'emporte trop loin dans des digressions inutiles. retirez-le doucement en vous mettant simplement en

109

Dieu sans efforts mais suavement et humblement, vous abaissant devant son incompréhensible grandeur. Calmez votre esprit par un simple acte de révérence et demeurez en silence quelque temps, voire jusqu'à ce que l'Esprit de Dieu vous meuve à parler. Vous ferez la même chose dans les égarements de votre esprit dans le temps de votre oraison. En vos actions, il suffira de temps en temps d'élever votre esprit à Dieu présent et de faire avec un esprit dégagé de vous-même ce que vous faites ou que vous devez faire.

Ce ne seront point vos sens qui vous établiront dans la réelle et véritable présence de Dieu, ce sera la foi purement et fervemment pratiquée. Il faut souvent se renouveler en cette divine présence par une croyance simple et amoureuse, pour vous habituer dans cet exercice. Il y a un peu de peine pour ceux qui commencent, mais les bénédictions qui accompagnent le progrès donnent une grande force à l'âme.

Travaillez un peu à vos dépens, vous en avez assez fait du passé aux dépens de Dieu, de sa pure gloire et de ses intérêts ; vous n'en êtes pas encore persuadée mais vous le serez un jour et en aurez regret.

N° 1379

DE L'ESTIME ET DU RESPECT QUE L'ON DOIT AVOIR POUR DIEU

Repassant en mon esprit devant Notre Seigneur les diverses dispositions de votre âme pour les offrir à sa Majesté, j'ai été touchée en la vue de cette espèce de lâcheté que vous commencez à ressentir, laquelle vous nommez assoupissement ; et moi je l'appelle lâcheté intérieure aussi bien qu'extérieure, puisqu'elle provient d'une disposition qui marque que votre âme n'est point animée du respect qu'elle doit à Dieu.

Oh ! que je plains l'aveuglement des âmes qui ne connaissent point Dieu, qui se lassent et s'ennuient en sa sainte présence, qui ne sont point touchées de révérence de sa grandeur ! Pleni sunt caeli et terra Majestatis gloriae tuae : « Le ciel et la terre sont remplis de la majesté de sa gloire » et nous n'y pensons point ! Nous ne nous rendons point à cette adorable plénitude pour y avoir part.

Et ce qui me touche davantage, c'est qu'au temps le plus précieux de notre vie, qui est celui de l'oraison, nous souffrons que notre âme demeure sans attention, sans respect, sans vigilance et sans amour vers une majesté si adorable. Hélas ! si nous étions devant un monarque de la terre, quelle serait notre disposition ! Et pour un Dieu d'une grandeur, d'une sainteté et majesté infinie, nous n'avons pas le courage d'attendre en sa divine présence une heure avec respect. Si nous savions quelle est l'importance de la perte que nous faisons par notre faute, nous la pleurerions avec des larmes de sang ! Mais nous sommes dans les ténèbres, nos sens nous jettent dans l'aveuglement, et notre foi est comme anéantie. Que ferons-nous dans l'éternité si une heure d'oraison nous ennuie !

Réveillons nos esprits par la foi qui nous fait connaître l'estime que nous devons avoir de Dieu, et nous abîmons devant sa grandeur. Les séraphins dans le ciel et tous les bienheureux sont si remplis de ce respect amoureux que les premiers voilent leur face, ne pouvant soutenir sa grandeur ; et les autres s'anéantissent dans son essence divine pour lui rendre des hommages plus respectueux. Pourquoi faisons-nous moins sur la terre que ces esprits célestes dans le ciel ? Est-ce pas le même Dieu ? Est-ce pas la même divinité ? Et puisque nous l'avons aussi véritablement présent en nous qu'il est aux bienheureux dans le trône de sa gloire, pourquoi ne lui rendons-nous pas nos devoirs comme toute la milice céleste lui rend dans le ciel ?

Je sais bien que le tracas de la vie présente nous rend incapables de crier actuellement avec la cour céleste : « Sanctus, sanctus, sanctus »72, sans relâche et sans interruption. Mais du moins, le temps qui nous est donné pour l'oraison particulière, soyons devant Dieu avec l'amour et le respect des séraphins, qui crient dans un profond silence : « Sanctus », et soyons, dis-je, dans un abaissement profond devant la majesté de Dieu. Et si nous ne voyons point sa grandeur des yeux du corps, voyons-la bien plus purement et plus réellement des yeux de l'esprit, par une simple croyance de foi. Hélas ! si un damné avait une heure de notre temps pour se convertir, quel usage en ferait-il devant Dieu ? Confondons-nous et nous abîmons au centre de l'enfer, puisque nous sommes indignes de glorifier Dieu.

no 2646

72. Ap 4, 8.

110 111

Plan Turgot.

L'hôtel de Châteauvieux se trouve à droite. L'hôtel de La Vieuville était contigu.

Eglise Saint-André-des-Arts.

SUR LA CREATION DE L'AME

Ma très chère soeur, vous n'avez rien que vous n'ayez reçu73, et si vous l'avez reçu, de quoi vous glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu ? dit l'Apôtre.

Votre âme est sortie de Dieu, la foi vous l'enseigne ; elle n'est donc point de vous ni à vous. Elle vous est prêtée pour mériter l'éternité, et partant vous êtes obligée de retourner à Dieu comme à la source d'où vous êtes sortie, et de vous rendre parfaitement à lui par Jésus-Christ qui est venu sur la terre pour être notre voie par laquelle nous allons à son Père.

Or votre âme avec toutes les excellences dont on vous la représente, ornée de ses trois puissances, par lesquelles elle a rapport aux trois divines Personnes, est pourtant créée de rien. Et c'est dans cette vérité que l'âme établit l'origine de son néant, duquel elle ne doit jamais sortir.

Le Fils de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, nous dit en saint Jean, chapitre 12, que si le grain de froment tombant en terre n'y est premièrement pourri, il demeurera tout seul, mais s'il meurt, il apportera beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui la hait en ce monde la gardera pour la vie éternelle74.

Oh ! que ces divines paroles contiennent de mystères ! Rendons-nous à Jésus-Christ pour en porter les effets et recevoir la grâce qu'elles doivent opérer en nous. C'est Jésus-Christ qui parle, nous le devons écouter avec attention et respect.

n° 3117

73. 1 Co 4. 7.

74. Jn 12. 24-25.


[8 pages de photos. Légendes ici omises]


C’EST PAR LA FOI QUE L'ON CONNAIT DIEU

Ma très chère fille, je réponds à votre lettre sans vous rien dire davantage de celle que la bonne Mère N vous a écrite, il faut trouver bon que Dieu me confonde dans mon néant comme il lui plaira.

Je vois sur ce que vous m'écrivez que vous travaillez toujours pour voir et pour connaître. Vous avez une curiosité secrète qui vous fera bien de la peine car il faut être sourde, aveugle et muette, et je vous en vois bien éloignée. Il n'en est pas de la vie intérieure comme des choses extérieures que l'on voit, que l'on touche et que l'on goûte et comprend. La vie d'esprit lui est toute contraire : la foi est sa lumière et sa sûreté. Donc il faut apprendre à vivre de cette vie et négliger vos sens plus que vous n'avez fait du passé.

Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n'y avancez pas parce que vous voulez qu'elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l'inclination qu'il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu'il ne fait rien, il se rebute et se décourage.

Vous dites que vous ne comprenez pas ce que c'est que votre âme ; vous n'avez pas la capacité de la comprendre, non plus que de comprendre Dieu. Vous ne pouvez connaître l'un et l'autre que par la foi et par leur opération. Vous voyez bien que vous avez une âme puisque vous ressentez l'opération de ses facultés. Ne voyez-vous pas que vous avez une mémoire, un entendement et une volonté ? Vous vous souvenez, vous entendez et comprenez, et vous aimez. Voyez donc que vous avez une âme puisque ses puissances sont opérantes. Penseriez-vous voir votre âme en quelque figure ? Ne savez-vous pas qu'elle est faite à la semblance de Dieu ? Qu'elle est pur esprit, ainsi, qu'elle n'est point palpable ; de même Dieu n'est pas palpable : il n'est ni vu ni senti.

Vous me demanderez : pourquoi dit-on quelquefois : « Je voyais Dieu qui faisait telle chose ? » C'est à cause de son opération qui se fait quelquefois voir et sentir à l'âme. Ainsi elle dit

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qu'elle a vu Dieu qui l'attirait, qui la soutenait ; et c'est un effet de sa grâce opérant en nous quelquefois sensiblement pour fortifier et encourager l'âme. D'autres fois il opère secrètement. Il faut que vous compreniez que le voir de l'âme est en foi. C'est la lumière de la foi qui lui fait voir. Et cette vue n'est qu'une croyance simple qui la tient dans cette vérité. Les sens grossiers n'y ont point de part. Les intérieurs y participent quelquefois, lorsqu'ils sont bien purifiés. De même vous comprenez que vous avez une âme à cause qu'elle opère et que vous ressentez souvent ses différentes opérations.

Une chose m'a fait peine en votre esprit : c'est qu'étant dans l'inclination de notre première mère qui nous a tous conçus en péché, vous avez retenu et conservé une partie de ses dispositions, sans vouloir pourtant être contraire à Dieu. Vous pensez que la grâce d'oraison et toute la sainteté de la vie intérieure s'acquièrent à force de travail d'esprit, de raisonnement, de lumière, de science ; et vous croyez tellement cela que quand la lumière ou la connaissance vous manquent, vous n'estimez plus rien ce qui se passe en vous. C'est là votre pierre d'achoppement et celle de votre grand retardement.

Vous ai-je pas tant dit autrefois que vous n'aviez que de l'esprit et point de coeur pour Jésus-Christ ? Vous avez une pente et une inclination naturelle de savoir, et c'est ce qui a mis en désordre' nos premiers parents. Vous voulez connaître, vous voulez comprendre et vous ne voulez pas vous soumettre à l'aveugle à la conduite de Jésus-Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez ; mais votre esprit n'y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l'entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l'on vous enseignera là-dessus.

L''affection que vous avez eue toute votre vie d'être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n'y prenez garde, car votre capacité s'applique toute à comprendre et il n'y a rien pour l'amour. Votre esprit épuise votre coeur. Je suis pénétrée de ce défaut en vous et ne le puis souffrir davantage. Il faut vous réduire en pauvreté d'esprit, puisque votre voie de grâce vous y oblige. Il faut que je sois impitoyable à votre amour-propre ; et cette connaissance que Dieu me donne sur votre âme, ma très chère fille, est une très grande miséricorde pour vous. Je vous assure de sa part que c'est là votre re-

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tardement et ce qui s'oppose le plus en vous à la sainteté de son règne et de son pur amour. Vous n'êtes point pauvre d'esprit puisque votre fond intérieur est tout plein de désirs : vous prenez un chemin à n'arriver jamais où vous désirez. Lorsque vous aurez appris à demeurer dans le néant et que vous vous en contenterez, vous verrez bien plus d'abondance et d'une manière bien plus épurée.

« Depuis que je me suis mis à rien

jJai trouvé que rien ne me manque ».

Ce sont les paroles d'un grand saint qui l'avait bien expérimenté. Vous vous trompez, ma chère fille, la vie intérieure n'est pas dans les lumières, mais dans le pur abandon à la conduite et à l'Esprit de Jésus.

Il est bon de voir ce que Dieu nous montre comme notre propre misère, notre néant, notre impuissance, pour nous tenir dans l'humiliation et nous convaincre que nous ne sommes rien et ne pouvons rien que par sa grâce. Ces connaissances-là sont bonnes parce qu'elles nous sont données de Dieu. Mais celles qui sont recherchées par l'activité, la force et la diligence de notre esprit sont bien sèches devant Dieu, parce qu'elles n'ont pas l'onction de sa grâce.

L'unique moyen pour faire un grand progrès dans la vie spirituelle, c'est de connaître devant Dieu notre néant, notre indigence et notre incapacité. En cette vue et dans cette croyance que nous avons tant de fois expérimentée, il faut s'abandonner à Dieu, se confiant en sa miséricorde, pour être conduite selon qu'il lui plaira : soit en lumière, soit en ténèbres ; et puis simplifier son esprit sans lui permettre de tant voir et raisonner.

Il faut vous contenter de ce que Dieu vous donne sans chercher de le posséder d'une autre façon. Ce n'est point à force de bras que la grâce et l'amour divin s'acquièrent, c'est à force de s'humilier devant Dieu, d'avouer son indignité, et de se contenter de toute pauvreté et basseté76. Il faut vous contenter de n'être rien, et

75. Jean de la Croix, fils de Gonzalo de Yépès, né en 1542 à Fonzeviros, près d'Avila. Il entra au couvent des Carmes de Santa Ana en 1563. Il est ordonné prêtre le 8 septembre 1567 et rencontre Thérèse d'Avila pour la première fois, cette même année 1567. La première traduction française des Œuvres spirituelles du bienheureux père Jean de la Croix, date de 1641-1665. Saint Jean de la Croix est mort à Ubeda le 14 décembre 1591.

Les citations de cette lettre sont extraites de « La montée du Carmel », chap. XIII, libre I — et graphique du Mont de la Perfection.

76. Règle de saint Benoît, chap. VII, de l'humilité, 6' degré, v. 49.

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« Vous serez d'autant plus

que vous voudrez être moins ».


La vie de grâce n'est pas comme la vie du siècle. Il faut s'avancer et se produire dans le monde pour y paraître et y être quelque chose selon la vanité ; mais dans la vie intérieure, on y avance en reculant. C'est-à-dire : vous y faites fortune en n'y voulant rien être et vous paraissez d'autant plus aux yeux de Dieu que moins vous avez d'éclat et d'apparence aux vôtres et à ceux des créatures.

« Pour être quelque chose en tout

il ne faut rien être du tout ».

Les richesses de la vie de grâce, c'est la suprême pauvreté. Vous êtes bien loin de la posséder, car au lieu de vous dépouiller vous vous revêtez, sous prétexte de bien mieux faire. Quand le soleil est trop grand, il éblouit ; quand vous avez trop de lumière, elle vous offusque. Votre esprit naturel est ravi de ne demeurer point à jeûn, et lorsqu'il n'a ni lumière ni sentiment, il crie miséricorde, il vous trouble et vous tire de la paix. Il faut, ma très chère fille, le mettre en pénitence : nous en sommes dans le temps ; et il ne faut point avoir de pitié de ses cris. Ce sont ses intérêts qui le font crier. Il faut fermer les oreilles à ses plaintes et vous contenter dans votre ignorance, votre impuissance et pauvreté.

Jusqu'ici vous n'avez pas cherché Dieu purement, mais vous vous êtes recherchée vous-même. Votre tendance secrète, et souvent manifeste, n'a été que de contenter et satisfaire votre esprit qui a toujours été partagé le premier ; et pourvu qu'il fût en repos vous croyiez avoir fait beaucoup. Apprenez maintenant une leçon contraire, qui est de contenter Dieu, vous abandonnant à sa conduite en foi et simplicité sans l'éplucher, vous résignant humblement à ses saintes volontés, attendant en patience sa grâce et sa lumière, sans que l'activité naturelle de votre esprit la prévienne pour la dévorer et se satisfaire soi-même.

Voilà une grande leçon que je vous ai faite contre mon dessein, car je ne pensais pas vous rien dire, et cependant je vous ai dit la plus pressante vérité qui regarde votre état intérieur ; et me suis trouvée si remplie, si assurée de la vérité que je vous ai dite que je n'en puis nullement douter. Pensez-y, ma très chère fille, voilà vos liens intérieurs qui sont bien plus malins que vous ne pensez. Priez Notre Seigneur qu'il les rompe et qu'il vous fasse la grâce d'être comme un petit enfant, tout soumis et simplifié à sa sainte conduite.

Il y a longtemps que je vous prêche ces qualités, tâchez de vous en remplir et renoncez à tous désirs de savoir, de connaître, de sentir, etc.

« Ut jumentum factus sum »", dit David : « J'ai été faite comme la jument » et ai demeuré avec vous. Demeurez à Dieu comme une pauvre bête incapable de quoi que ce soit, sinon d'être ce qu'il lui plaira ; ignorant tout et ne sachant rien que sa très sainte volonté à laquelle vous serez abandonnée et soumise sans la connaître. Et vous verrez que sa grâce, son amour et son esprit règneront en vous.

N° 1391



DES EFFETS DE LA FOI

Ma très chère fille, j'avais bien le désir de vous écrire ce matin sur l'Evangile, mais la Providence nous a donné la sainte messe fort matin. C'est ce qui a rompu mon dessein, mais qui m'a remplie d'un désir très intime de voir votre âme établie dans la grâce de la Transfiguration. Et je me suis trouvée très appliquée à prier pour elle à la sainte communion. Si vous êtes fidèle, vous connaîtrez quelque chose des merveilles qui sont en Dieu et qu'il fait goûter à ses élus.

J'ai toujours dans l'esprit de vous exhorter à avoir une haute estime de Dieu, de ne rien préférer à son amour78 et de vous référer toute à lui. Pesez bien l'importance de ce que je vous dis et l'obligation que vous avez de vous y rendre fidèle. Ce sera, ma très chère fille, par l'usage de la foi.

Il faut que quelque jour je vous parle parle de son excellence et de ses effets, et que vous soyez convaincue de la nécessité que vous avez de la pratiquer. C'est par elle que votre âme s'élève à Dieu. C'est par elle qu'elle le connaît. C'est par elle qu'elle se rend soumise aux desseins adorables et secrets

77. Ps 72.

78. Règle de saint Benoît, chap. 72, du bon zèle que doivent avoir les moines.

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que Dieu a sur elle. C'est par la foi que vous êtes en actuelle jouissance de Dieu présent. C'est par la foi que vous sortez des créatures pour entrer en Jésus. Bref, c'est par la foi que vous êtes unie et transformée en Jésus. O sainte foi, que tu as de grâce et de puissance ! et que de saints et divins effets tu produis dans une âme qui agit et opère par ta lumière et par ta vertu.

Si vous voulez être transfigurée, il faut aller à la montagne de la pure oraison. C'est par icelle que l'âme est vraiment transfigurée, qu'elle est toute dépouillée d'elle-même et revêtue de Dieu. On monte à Dieu sur la montagne pour y trouver Dieu par le sentier de l'oraison et de la mortification, et lorsque l'âme arrive au sommet d'icelle, elle y trouve Jésus-Christ transfiguré parlant de l'excès de son amour en ses divines souffrances, et entend cette voix adorable : « C'est ici mon Fils bien-aimé en qui j'ai pris mes plaisirs, écoutez-le »79.

Sur cette montagne, l'âme est très attentive à Dieu, elle écoute le Verbe divin revêtu de notre chair qui parle à son coeur, et qui l'instruit de son amour et de ses mystères. Oh ! que de merveilles, que de prodiges, que de grâces dont l'âme est remplie par ce parler divin ! C'est sur la montagne que Dieu fait entendre sa voix, c'est sur la montagne que Dieu se manifeste, c'est sur la montagne qu'il parle de sa Croix.

Laissons-nous conduire sur cette montagne bienheureuse ! Quittons le fatras des sens et des créatures, élevons-nous par la foi et écoutons la divine leçon de notre adorable Maître. Il nous parle de l'excès de sa Passion, pour nous apprendre que la gloire et la félicité de Jésus étaient de souffrir pour nous, et de nous témoigner son amour.

Portons un très grand respect et amour aux paroles saintes de Jésus, désirons qu'elles soient opérantes dans le fond de nos coeurs, et qu'elles impriment en nous un puissant amour de sa Croix, puisque les marques de la transfiguration d'une âme, c'est l'union à Jésus-Christ en Croix, c'est d'aimer et de parler de la Croix et d'y être consommée.

Soyez transfigurée en cette manière et ne prenez point de plus intime satisfaction que de souffrir pour Jésus-Christ et avec Jésus-Christ.

Voyez les petites saillies de mon esprit que l'affection intime que j'ai pour vous jette dans votre âme.

N° 884

79. Lc 9, 31-35.

COMME IL FAUT OPERER EN FOI

Ma très chère fille, j'espérais vous faire réponse comme j'en avais formé le dessein lisant la vôtre, mais la Providence en a disposé tout autrement, me liant si étroitement au silence que je n'ai point trouvé de capacité de vous rien dire, sinon que vous devez apprendre à vous taire et à bien souffrir. Voilà la réponse que j'ai trouvée en moi, pour vous, après la sainte communion.

Il faut que je vous laisse un peu dans la privation et dans le silence, et le trop de désir que vous avez de savoir vous nuit beaucoup. Je l'ai vu très clairement. Donc je suis résolue de vous laisser un peu porter votre croix, et voir quelle sera votre fidélité.

Ma chère fille, je ne vous ai point encore imposé de joug trop rude ni difficile, mais il faut que vous trouviez bon que j'aide à vous détruire selon que Notre Seigneur m'en donnera la grâce. Ne prenez point tant de travail à la fois, une leçon suffit pour plusieurs jours, et je voudrais bien que vous vous exerçassiez en foi. Voici comment :

Croire Dieu présent en foi, sans le voir ni ressentir, agir pour lui autant qu'il vous sera possible, c'est-à-dire faire et souffrir toutes choses en sa sainte présence et en son amour, tâchant de purifier vos intentions et les animer de sa dilection sacrée. Peut-être me direz-vous que vous ne trouvez pas en vous cette pureté ni ce dégagement, et que si vous voulez faire quelque effort, c'est une productions80 de vous-même qui, n'ayant point d'onction de la grâce, ne fait point son effet ; et vous n'en ressentez pas la bénédiction. Je vous réponds que votre insensibilité ne rend pas moins bonne votre action : au contraire, elle en est doublement épurée, car vous renoncez à votre amour-propre, sans satisfaction.

80. Le manuscrit a la leçon « ce sont des productions .. On a rétabli le singulier qui s'accorde avec le reste du texte.

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Voilà la leçon que je vous donne : de faire avec pureté vos opérations. Exemple : je bois, je mange, et la nature y veut prendre quelque plaisir, je me détourne en esprit de cette satisfaction et désire de tout mon coeur n'y point adhérer, ains de manger pour l'amour de Dieu et par obéissance à sa conduite qui nous y oblige, et mon dessein est de demeurer en cette intention. Si je m'en détourne par faiblesse ou infidélité, j'y retourne par un simple souvenir ou désir d'y être, et de cette sorte je fais mon oeuvre en la présence de Dieu et pour Dieu, autant que je l'y puis faire.

Dieu veut que j'opère avec sa grâce dans certaines rencontres ; et en d'autres il veut que je sois toute passive et toute adhérente à l'impuissance qu'il me fait ressentir. Il le faut suivre comme il lui plaira de nous mener. Vous en avez un exemple en vous-même sur le mouvement qui vous a été donné de vous rendre victime des familles X. Il faut souffrir ce trait-là en vous laissant à la disposition divine pour lui donner tel effet qu'il lui plaira sans vous empresser ni beaucoup résister, ains vous laissant à Dieu pour être sa victime. Il vous appliquera comme il voudra. Car dans les attraits ou mouvements des choses extraordinaires, il faut se donner de garde de la tentative, notre propre esprit nous en suggère quelquefois, c'est pourquoi il s'en faut défier. Voici comment vous devez vous y comporter pour éviter la tromperie : il faut les remettre en Dieu avec abandon et confiance à sa grâce, vous tenant liée à sa très sainte volonté, sans jamais vous en séparer, et sans vous beaucoup occuper du particulier, de peur qu'insensiblement cela ne vous jette dans des égarements d'esprit et dans les distractions.

Soyez donc toute à Dieu pour tout ce qui lui plaira, car il est juste que la victime soit immolée à la gloire de celui à qui elle appartient. C'est à lui de vous appliquer pour qui et à qui il lui plaira. Votre motif doit être seulement sa pure gloire, ne vous détournant pas un moment de lui. Que s'il vous applique au salut des âmes, votre zèle ne doit être que lui, que de le voir régner partout et honoré de tous. Si vous quittez cette simple vue, votre esprit naturel et raisonnement82 vous mènera bien loin dans ses diverses pensées, dans ses craintes, dans les créatures et dans ses considérations. Il faut fermer l'oreille de notre âme à tout ce qu'il nous veut dire, et demeurer passive, c'est-à-dire patiente dans le trait de Dieu ; ainsi des autres choses qui vous arrivent, remettant ou laissant toutes choses à la disposition divine, et par ce moyen vous demeurez en Dieu, remplie de Dieu, car les volontés de Dieu, c'est Dieu même. Ainsi l'on ne se trompe point en s'amusant à ce qui se passe.

Vous avez désiré savoir à quoi vous obligerait cet état de victime que vous avez mouvement de porter pour X. Il vous chargerait de tous crimes, et vous ferait comme Jésus-Christ Notre Seigneur a fait pour vous : mourir et souffrir pour eux. C'est que vous seriez obligée de satisfaire à la divine justice de ce dont ils seront redevables. En un mot, c'est vous donner en proie à toutes sortes de souffrances et de morts, puisque les péchés méritent des supplices infinis.

Rendez-vous à Dieu pour ce qu'il lui plaira, et lui dites qu'il vous rende lui-même victime pour X s'il veut cela de vous. Parce que s'il le veut, sa grâce le fera en vous. Mais pour votre égard, ne vous avancez pas de vous-même. Voyez votre impuissance et votre peu de fidélité. Ainsi dans la vue de votre néant, misère et pauvreté, demeurez abandonnée à la volonté divine ; voilà pour ce point.

Je reviens au premier de ma lettre et la conclus comme je l'ai commencée, en vous disant qu'il faut souffrir et se taire ; c'est-à-dire qu'il faut embrasser votre croix telle qu'il plaira à Notre Seigneur vous la donner, et demeurer seule avec lui sans vous dissiper dans les créatures. Soyez solitaire au milieu des embarras, que votre esprit s'en dégage. Ne faites rien avec empressement, avec affectation, avec attache, avec intérêt propre ; et opérant pour Dieu et par soumission à son bon plaisir, vous demeurerez libre et agirez en sa sainte présence sans vous souiller dans vos opérations.

Je prie Notre Seigneur qu'il vous en fasse la grâce.

n° 1435

81. Il faut se garder de la tentation.

82. Et raisonneur.

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« CONTINUATION POUR OPERER EN FOI »

Aimez Dieu, ma très chère fille, aimez Dieu pour l'amour de lui-même. Ce peuple de l'Evangile d'aujourd'hui83 aime Jésus et le poursuit pour le faire Roi parce qu'il les a repus et rassasiés de pain et de poisson. Oh ! qu'il y a peu d'âmes qui aiment Dieu pour l'amour de lui-même, et qui le fassent régner dans leur coeur ! Tant que nous ressentons les doux effets de ses grâces, que nous avons la lumière et le goût, nous le suivons et l'adorons comme notre Dieu et notre Roi ; mais s'il nous prive de ses douceurs et qu'il nous mette dans le renversement, nous ne le connaissons plus.

Jésus est toujours Dieu, plein de grandeur, plein d'amour et de sainteté. Il est le même dans les privations, dans les impuissances que vous expérimentez tous les jours. Il faut donc que vous l'aimiez et l'adoriez de même coeur, que la foi vous élève au-dessus de vos sens, que vous connaissiez par icelle comme vous devez vivre dégagée de vous-même et des appuis de vous-même et de votre amour-propre.

Elevez-vous en simplicité à Dieu qui vous est actuellement et réellement présent. Dépouillez-vous de toutes vos lumières, de tous vos goûts, de toutes formes, de toutes images et espèces. Dieu est un pur esprit : il veut être adoré de vous en esprit", dénué de tous fantômes85.

La foi vous enseigne que tout ce qui tombe sous les sens et dans la compréhension humaine n'est point Dieu. Non, non, ma très chère fille, tout ce que vous ressentez, tout ce que vous goûtez, tout ce que vous voyez n'est point Dieu. Ce peut bien être quelque effet de ses grâces, mais ce n'est pas Dieu source de grâce.

Et pour le trouver dans sa pureté divine, il faut que vous vous éleviez au-dessus de tout ce que vous sentez et, par une simple ignorance de toutes choses, vous demeuriez en foi dans Dieu, c'est-à-dire : le croyant ce qu'il est, vous demeurerez dans un abîme de respect en sa sainte présence, sans former d'autre discours. Vous vous laisserez à la puissance divine pour être la victime de son amour. Vous demeurerez en cette posture immobile ne permettant pas à votre esprit de se réfléchir, vous négligeant vous-même pour vous laisser toute à Dieu et remplie de lui. Et si la tentation vous attaque, vous la négligerez de même, étant comme insensible à tous vos intérêts, car il faut que vous vous perdiez vous-même si vous voulez jouir de votre Dieu. « Celui qui perd son âme la gardera pour la vie éternelle »86.

Je vous écris ces choses à genoux, prosternée devant la majesté adorable de mon Dieu qui m'a donné tout ceci et beaucoup d'autres choses à vous dire, après la sainte Communion du matin où j'ai été pénétrée d'une manière toute particulière à votre sujet. Oh ! que vous êtes redevable à la bonté divine ! Combien de miséricordes il vous prépare ! Votre voeu ne vous y sera point contraire, car très assurément il est agréé de Dieu en la manière que je vous l'ai exprimé. Mais soyez fidèle et vous abandonnez parfaitement.

Il faut que vous vous rendiez digne, par la vertu de Jésus-Christ, de recevoir les grâces qu'il vous veut faire. Déterminez-vous à être tout à Dieu et soyez résolue d'y mourir à la peine en la manière que l'obéissance vous fera connaître.

Je ne suis point votre ange visible, je suis un démon de péché, mais Dieu veut que je vous enseigne ses voies, et que vous portiez le poids de cette humiliation : que vous soyez liée à une pécheresse par l'ordre divin. Mais vous devez faire abstraction de la créature pour vous rendre tout à Dieu, en la créature.

n° 9

83. Jn 6, 1-15.

84. Jn 4, 23.

85. Espèces, fantômes : représentations sensibles.

86. Mt 11, 39 ; Jn 12, 24-25.

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POUR OPERER EN FOI (suite du même sujet)

Je ne pus hier vous écrire. Je prends une heure de mon temps d'après Matines pour vous dire deux mots sur votre lettre d'hier, en laquelle vous me demandez trois choses.

La première est que vous désirez être instruite pour agir par la foi et voir toutes choses dans l'ordre de Dieu, et qu'il a vu et connu toutes choses de toute éternité. Vous demandez ce que vous savez déjà. La foi nous apprend que Dieu est Dieu, qu'il voit tout, qu'il sait tout, qu'il peut tout, qu'il pénètre tout, et que rien ne peut être caché à ses yeux divins ; qu'il a de toute éternité disposé et ordonné les voies de notre sanctification ; qu'un cheveu ne tombe point de nos têtes sans son ordre87 ; que le bien et le mal, l'affliction et la joie, le repos, la peine, etc., sont dans sa main ; que sa très sage et très aimable Providence dispose de tout suavement et saintement, pour le bien des âmes qui s'abandonnent à Dieu et qui vivent de foi.

Or quels sont les usages de foi ? C'est de croire à ces vérités que je vous viens de dire et à toutes les autres qui sont en Dieu, bien que vous ne les connaissiez point. Comme par exemple : on me contrarie. Je reçois cette contradiction de la main de Dieu sans permettre à mon esprit de tant raisonner, et me résigne à sa très sainte volonté en patience, croyant que Dieu me l'envoie pour sa gloire et mon salut. Je crois que Dieu me voit. Je crois qu'il est plein d'amour et de miséricorde pour mon âme. Je crois qu'il ne fait rien qui ne soit juste et saint. Et dans les occasions, vous en pouvez faire des actes, comme de dire : « Mon Dieu, je crois que vous m'aimez d'un amour infini, puisque vous êtes mort pour moi. Je crois que vous aurez soin de tous mes besoins, et que votre grâce me conduira à vous. Je crois en votre sainte Providence et qu'un cheveu de ma tête ne tombe point sans votre ordre87. Et par conséquent, je crois que vous voyez la moindre de mes pensées et qu'il n'y a rien de casuel88 en vous, que tout ce que vous m'envoyez est bon, et que

87. Mt 10, 30.

88. Fortuit, accidentel. Pour Dieu, rien n'est imprévu.

124 vous ne me permettrez jamais rien qui ne soit à votre gloire et au bien de vos élus, nonobstant que je ne le comprenne point.

Je crois, mon Dieu, je crois en vous et en vos saints mystères, et en toutes les vérités saintes que vous avez révélées à votre Eglise ». D'autres fois, vous pourrez dire : « Je travaille, mon Dieu, parce que vous le voulez ; le péché m'ayant réduite à cette peine, je la souffre pour votre amour en esprit de pénitence ». Vous pouvez boire, manger, dormir et le reste en cette disposition, faisant toujours ce que Dieu veut, évitant le péché, parce qu'il le veut, et qu'il le hait.1378

Les usages de la foi, c'est de croire en Dieu et en ses divines paroles, et de travailler dans la vertu de cette croyance. Je n'en sais point d'autre méthode. Plusieurs livres en décrivent de belles pratiques, entre autres le Père de Saint-Jure89 dans le livre qu'il a fait De la connaissance de l'amour de Notre Seigneur. Je n'aime point tant de multiplicités. Mais quand l'esprit en a besoin, on s'en peut servir. Ces dignes auteurs les ont écrites à ce sujet, donc vous vous en pouvez servir.

La seconde chose que vous demandez est comme il faut tout recevoir en esprit de pénitence. C'est, ma chère fille, que nous sommes pécheresses, et en cette qualité, .comme je vous l'ai montré nombre de fois, nous ne sommes dignes d'aucune grâce ni bonheur. Ainsi nous devons souffrir nos misères en esprit de pénitence, c'est-à-dire que j'en fais ma pénitence, puisque mes péchés le méritent et obligent Dieu de me laisser dans mon abjection. Exemple : on me dit une injure. Je la souffre en esprit de pénitence, c'est-à-dire avec une pensée ou sentiment que j'ai péché, et qu'en qualité de criminelle" je le mérite, et ainsi je la souffre en me confondant. Nous vous avons dit et écrit ces choses : vous les pouvez repasser en votre esprit à votre loisir.

La troisième est sur le consentement de la partie supérieure dans les fautes ou imperfections que l'on commet. Toutes les fois que vous avez des sentiments mauvais, comme de colère, de mépris... vous n'y consentez pas. Je ne vois pas qu'il y ait du consentement mais quelquefois il y peut avoir un peu

89. Père de Saint-Jure. Jean-Baptiste. s.j.. né à Metz en 1588, mort à Paris en 1657. Il s'adonna avec beaucoup de zèle à l'apostolat des âmes. Ses écrits ascétiques révèlent un homme consommé dans les voies de Dieu et la science des saints.

90. Au XVII' siècle. «criminelle » signifie pécheresse. au sens où l'âme se vouant dans l'amour que Dieu lui porte. toute faute prend sa vraie dimension.

125

de négligence, c'est-à-dire que vous ne vous séparez pas si promptement, quant à la partie supérieure, de l'imperfection ; je ne dis pas toujours, ains quelquefois.

Je vous ai dit que Dieu ne tombe jamais dans nos sens. Vous y pouvez bien ressentir des rejaillissements de sa grâce, mais non pas lui-même, parce qu'il est un pur esprit et que sa résidence est dans le suprême de notre âme où il ne descend point. Nous parlerons de ceci, et vous verrez toujours plus clairement les solidités de la voie de mort et d'anéantissement en foi pure, en laquelle l'union de l'âme avec Dieu est immédiate. Et dans l'état de ravissement, révélations, etc., il y a plus du sens, et par conséquent plus d'attache, et moins de pureté. Il faut pourtant discerner ce qui vous frappe les sens : si c'est un effet opéré dans le pur de l'esprit qui s'épanche sans y rien contribuer, ou si les sens mêmes recherchent telles satisfactions. Nous avons besoin d'un petit entretien sur ces matières pour en avoir plus facilement l'intelligence.

n° 1147 a et 1660 pour le dernier paragraphe

DE LA NECESSITE QUE NOUS AVONS D'ETRE A JESUS-CHRIST,

REVETUES DE JESUS-CHRIST,

ET DE FAIRE TOUTES NOS ACTIONS POUR JESUS-CHRIST

J'ai bien envie de vous parler de Jésus-Christ, de vous faire connaître Jésus-Christ, et de vous voir toute remplie d'amour et d'estime de Jésus-Christ. Oh ! qu'il est grand, qu'il est saint, qu'il est aimable et adorable ! Soyons toutes à lui, ne

vivons que pour lui, ne respirons que lui, ne pensons qu'à lui, ne désirons que lui. Je vous avoue que je prends un singulier plaisir de vous parler de Jésus-Christ, de voir la bonté que vous avez de souffrir qu'une bouche impure comme la mienne vous en parle.

Le sacré nom de Jésus-Christ est si suave et si doux, qu'il y a des délices de le prononcer. O Jésus-Christ, Jésus-Christ, Jésus-Christ, soyez en nous et nous remplissez toute de vous-même. Une âme qui a Jésus-Christ n'a plus besoin d'autre

chose. Si vous me demandez qui peut avoir Jésus-Christ, je vous dirai que tous les chrétiens l'ont reçu au baptême. Vous l'avez en vous, mais il ne se manifeste pas toujours. C'est la foi qui vous le découvre, et quelquefois il se communique si particulièrement à l'âme, qu'elle l'expérimente d'une'admirable manière. Jésus-Christ est la vie de votre vie, il est l'esprit de votre esprit et l'âme de votre âme. Si Jésus-Christ n'était en vous, vous ne seriez rien de ce que vous êtes.

Adorez donc Jésus-Christ comme votre vie, votre âme, et votre esprit, c'est-à-dire voyez plus Jésus-Christ en vous que vous ne vous voyez vous-même. Nous ne devons plus rien voir que par les yeux de Jésus, rien désirer que par ses désirs, rien aimer que par son amour. Enfin d'être, comme dit saint Paul, ce digne amateur" de Jésus-Christ, toute revêtue de JésusChrist92.

C'est un grand bonheur à l'âme d'avoir une haute estime de Dieu et de ne voir rien de grand que lui, de ne voir rien digne de nos respects, de nos hommages, ni de notre amour que lui, afin que dans cette vérité nous lui rendions ce que nous devons à sa grandeur et à sa sainteté. Dans cette vue vous ne pouvez rien faire que pour Dieu, vous ne pouvez rien désirer que Dieu, vous ne pouvez rien aimer que Dieu, et en toutes choses vous voyez Dieu et tendez à Dieu.

Dieu, Dieu, Dieu seul, c'est-à-dire : que Dieu soit unique dans vos pensées, dans vos paroles, dans vos intentions, dans vos oeuvres, dans vos désirs, dans vos affections. Dieu uniquement partout : Dieu dans l'affliction, Dieu dans l'humiliation, Dieu dans la vie, Dieu dans la mort, enfin Dieu partout.

L'Evangile93 nous dit aujourd'hui en deux mots en quoi consiste toute la sainteté chrétienne. C'est une leçon admirable, écoutez-la, je vous prie. La Loi dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit »94. Pesez bien ces choses et vous verrez combien vous êtes obligée à donner à Dieu jusqu'à la plus petite de vos actions. S'il faut l'aimer, par l'obligation de ses com-

91. Amateur est peut-être employé au sens de : amant. Seul le D. 10 a cette version, les autres manuscrits ont : imitateur.

92. Rm 13, 14 ; Ga 3, 27.

93. Mt 22, 34-46. Evangile lu autrefois le 17' dimanche après la Pentecôte.

94. Dt 6, 5.

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mandements, de toutes les capacités de votre âme, jugez si vous ne lui devez pas toutes vos pensées, tous les mouvements et même tous les respirs de votre coeur.

La Loi dit : « De toute ton âme, de toutes tes forces ». Si vous considérez bien l'importance de ces paroles, par obligation de commandement vous vous devez tout à Dieu. Et par surcroît saint Paul vous dit : « Vous n'êtes plus à vous, vous êtes rachetée d'un grand prix »95. Vous trouverez dans une infinité d'endroits de l'Ecriture Sainte l'impuissance où vous êtes de disposer de vous-même, voire seulement d'une de vos pensées, si vous ne voulez la dérober à Jésus-Christ. Mais de droit vous ne le pouvez. Vous êtes achetée : qui achète l'arbre achète le fruit, donc vous n'êtes point à vous. Pesez bien cette vérité, répétez souvent ces paroles : Je ne suis point à moi, je suis à Jésus-Christ. Il m'a rachetée par amour, je suis donc nécessairement esclave de son amour. O digne esclavage !

Après que vous aurez compris cette vérité et que l'Esprit de Notre Seigneur aura fait impression sur votre âme, vous connaîtrez par une expérience de grâce que vous appartenez toute et sans aucune réserve à Jésus-Christ ; que c'est une nécessité absolue qu'il faut que vous soyez toute à lui ; que vous ne pouvez plus vous en dédire. Etant convaincue de cette vérité que vous devez croire comme article de foi, voyez ensuite combien vous êtes obligée de vous rendre à lui. C'est consentir à tous les droits, les pouvoirs et autorités qu'il a sur vous, et demeurer en lui. C'est ne sortir jamais de sa sainte présence et faire toutes choses par son esprit. Autant qu'il vous est possible, de n'avoir jamais dans votre idée d'autre objet que lui. Bref que sa pure gloire vous fasse agir en toutes choses, jusqu'à la moindre de vos actions. Ne pensez pas qu'il y ait rien de petit au regard de Dieu : tout est grand, tout est saint, son amour sanctifie toutes choses.

Soyez donc très ponctuelle dans les plus petites choses. Tout se fait pour un grand Dieu. Il faut donc que tout soit fait

avec esprit, c'est-à-dire avec attention à Dieu, et dans un simple désir de le glorifier et contenter en toutes choses. Il ne faut plus écouter la nature ni l'esprit humain qui se plaint de son esclavage. Que cet esclavage vous rendra libre96 un jour, après que

vous aurez tout assujetti à Jésus : vos sentiments, votre raisonnement, vos retours, vos intérêts, vos passions et votre amour-propre. Pour lors, vous posséderez une liberté intérieure si sainte que vous vous étonnerez comme vous avez pu appréhender de vous rendre captive de Dieu si plein de bonté et d'amour.

Celui qui quitte ce qu'il a pour suivre Jésus-Christ, il lui rend le centuple en ce monde et la vie éternelle en l'autre 97 Oh ! quelle récompense ! Il rend le centuple en ce monde. Oui, ma très chère fille, la liberté que vous aimez tant et que votre amour-propre craint de sacrifier vous sera rendue doublement. C'est-à-dire que vous serez plus libre et que plus rien ne vous captivera. Les créatures n'auront plus d'empire sur vous, toutes choses seront au-dessous de vous et rien ne vous pourra plus troubler.

N'est-ce pas donc un grand bonheur de perdre en Jésus notre liberté, de lui en faire volontairement un sacrifice, puisqu'il nous la rendra toute sainte. Captivez-vous donc pour Jésus jusqu'aux plus petites choses. Il veut que vous ayez cette fidélité, et puis il vous élèvera à de plus grandes. Celui qui ne fait point estime des petites choses tombera bientôt dans de grands désordres.

L'amour-propre souille bien plus les grandes actions que les petites. La complaisance et la vanité secrète ruinent tout. Mais dans les petites choses tout y est petit, vous en êtes humiliée ; elles n'éclatent point, et vous n'en recevez pas la vaine louange des créatures.

L'amour-propre ne se plaît pas aux petites choses. La malheureuse inclination de propre excellence que le péché a mise en nous nous fait toujours aspirer à des choses hautes ; et nous voyons peu d'âmes qui n'aspirent à de grandes choses sous prétexte de la gloire de leur Maître. Ne vous trompez pas, ma très chère fille, suivez la vraie lumière et les leçons que Jésus-Christ vous donne par lui-même. Si vous voulez être grande dans la grâce et dans les dons de Dieu, soyez si petite et si abjecte à vous-même et aux créatures que vous ne puissiez plus vous trouver. Faites votre demeure dans le néant, ne soyez rien en aucune chose, et vous serez toute en Jésus-Christ.

95. 1 Co 6. 19-20.

96. 1 Co 7.22. 97. Mt 19,29.

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Ne regardez pas les petites choses par la vue de votre esprit humain. Voyez-les dans l'ordre que Jésus-Christ a établi sur vous, auquel il vous assujettit par les pressants mouvements que sa grâce imprime en vous. Vous y devez une ponctuelle obéissance sans regarder la petitesse de l'action. C'est assez que c'est Dieu qui vous le commande. Il faut obéir à l'aveugle, sans retour ni sans réfléchir sur votre action. Et s'il ne veut de vous que de petites choses, en devez-vous pas être contente ? Est-ce à vous de donner des lois à Dieu ? L'esclave n'a point de droit de choisir ou de refuser. Il faut quelle soit sujette à tout moment, sans dire pourquoi.

Aimez donc la fidélité en petites choses, et vous y tenez sujette. Vous pouvez plus glorifier Dieu en relevant une paille

par soumission à Dieu, que de faire cinquante disciplines, ou autres plus grandes austérités, de votre propre esprit. Et si Dieu se contente de ces petites choses, il les faut faire purement et avec la même perfection, le même amour et la même fidélité que si vous convertissiez tout le monde. Votre petite action a

Dieu pour fin et pour objet comme la plus grande. Donc il la faut faire saintement parce qu'il faut honorer Dieu et tout faire pour son amour et par la direction de son Esprit.

1. Pour bien faire votre action il la faut faire pour Dieu, c'est-à-dire pour son amour et par respect et soumission à son bon plaisir, pour lui seul, sans se considérer soi-même, sans réfléchir sur votre propre satisfaction ou intérêts.

2. Il la faut faire en Dieu, c'est-à-dire en sa présence, demeurant unie de coeur et d'esprit en lui.

3. Il la faut faire par l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire qu'il faut vous laisser à Dieu, afin qu'il agisse en vous, que ce soit sa grâce et sa vertu qui fassent toutes choses dignes de lui.

Quand nos actions sont faites de cette sorte, elles sont glorieuses ,à Dieu. Comment connaîtrez-vous que votre action est faite de la sorte ? Vous le remarquerez lorsque faisant vos actions, vous n'aurez point d'autre motif que de contenter Dieu. Vous demeurerez en sa sainte présence, sinon ressentie, du moins crue, c'est-à-dire en foi ; et vous vous laisserez à lui par un pur abandon pour faire cette action comme il lui plaira.

Or il n'est pas besoin en toutes vos opérations d'avoir ces trois points distincts dans votre pensée. La simple application de votre esprit à Dieu. par un simple et amoureux désir, vous met en possession des trois ; et votre fond intérieur les contient en foi, et cela suffit. Faites donc toutes choses avec la perfec-

130 tion que vous pouvez, imitant Notre Seigneur qui a fait toutes choses saintement et parfaitement ; qui a fait toutes choses selon qu'il l'a jugé plus à sa gloire.

Faites tout ce que vous faites :

1. Avec présence d'esprit.

2. Sans précipitation.

3. Volontairement et de bon coeur pour Jésus-Christ.

4. Sans écouter les plaintes de la nature.

5. Avec une amoureuse complaisance dans l'accomplissement des volontés de Dieu en vous. Si vous avez à écrire, écrivez ayant Dieu présent en foi et avec tranquillité, sans empressement.

Ne voyez que Dieu et son plaisir dans ce que vous faites ; et bien que ce soient actions humaines, vous les rendez divines

par le motif divin qui vous anime. Dans vos autres travaux, fai-

tes le même et gardez-vous d'être propriétaire de votre oeuvre ; ne vous y complaisez point et ne vous y attachez point. Quittez

facilement toutes choses au moindre signe ou mouvement de l'ordre de Dieu. Faites ce que vous faites avec grande liberté. Rendez-vous toute sorte de travaux indifférents : pourvu que ce soit Dieu, il vous doit suffire. Or ce sera toujours Dieu quand vous n'envisagerez pas les créatures ni vos intérêts.

Quand vous faites un ouvrage, faites-le en la vue de Dieu et pour Dieu, dans la perfection que vous pouvez. Donnez

gloire à Dieu en faisant parfaitement ce qu'il vous commande.

J'ai connu des âmes qui auraient fait scrupule de ne point faire un ouvrage autant parfait qu'elles pouvaient, leur pensée étant

comme un reproche de ce qu'elles n'agissaient point dans toute l'étendue de la grâce ou de la perfection que Dieu mettait en elles.

Il y a des âmes si pures et si délicates qu'elles observent jusques aux plus petites choses, ne voyant rien de petit de ce qui peut et doit honorer Dieu. Ces âmes font usage de toute la

capacité que Dieu a mis en elles pour le glorifier, même dans les moindres choses de la vie qu'elles font avec quelque degré de perfection.

Pour bien réussir en ceci, il faut concevoir, en foi, une haute estime de Dieu et vous estimer bienheureuse d'être consommée pour sa gloire, quand même il ne vous en récompenserait jamais.

Voilà donc pour vos actions et obligations que vous avez d'être fidèle en petites choses, et comme vous les devez faire

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dans toute la perfection que vous pouvez ; puisque c'est pour Dieu et non pour la créature que vous opérez. Ce que j'ai dit pour une action je l'ai dit pour toutes.

Disons un petit mot des services qu'on vous rend et que vous vous rendez à vous-même.

Premièrement, vous ne devez point vous approprier aucun service de ceux qu'on vous rend : c'est à Jésus-Christ qu'on les rend en votre personne. Et supposé que ceux qui vous servent n'aient pas ces sentiments, vous ne devez pas pour cela vous approprier ce qui n'est pas à vous ; et vous devez suppléer au peu de lumière et de grâce de vos gens en référant à Dieu tous les services que vous recevez d'eux.

Soyez très fidèle en ce point, afin que Dieu soit en toutes choses, et que la créature ne soit pas l'idole de la créature. Car pour l'ordinaire, les domestiques n'ont que des vues humaines dans les services qu'ils rendent. Vous êtes chrétienne, c'est pourquoi vous êtes obligée à cette fidélité ; et dans cette disposition recevez humblement tous les services qu'on vous rend, saine ou malade.

Cette petite pratique de fidélité rend l'esprit très libre et fait que l'on souffre avec humilité les services que l'on reçoit ; car souvenez-vous bien que ce n'est pas à vous, ni pour vous, mais à Jésus-Christ en vous.

Quant aux services que vous vous rendez à vous-même, vous devez avoir le même sentiment, qui est de les rendre à Jésus en vous ; car Jésus-Christ est plus pour vous que vous n'êtes vous-même. Vous pouvez aussi les appliquer comme à un pauvre de Jésus-Christ. Car bien que vous ne mendiez pas votre pain comme ces gueux des rues, êtes-vous pas pauvre et vraiment pauvre, puisque vous n'avez rien par vous-même ? Vous êtes mendiante tous les jours, donc vous êtes en vérité pauvre en toute manière : pauvre de vertu, pauvre de grâce, pauvre 'de perfection, pauvre de bien, enfin pauvre en toutes choses. Est-ce pas Dieu qui vous donne tout, et lui demandez-vous pas du pain tous les jours ? Oui, vous êtes pauvre dans l'abondance des choses du Ciel et de la terre. Rien n'est à vous, pas seulement une pensée ; et tous les biens de fortune dans un moment vous peuvent être ôtés comme à Job, et vous réduire sur un fumier, couverte de pourriture98. Oh ! quand Dieu veut faire des renversements, il en trouve d'étranges moyens !

Vous êtes donc pauvre, et vous devez vivre pauvre dans un total dégagement de toutes choses ; et dans cet esprit, servez-vous comme vous feriez un pauvre. Appliquez à votre corps la charité que vous rendriez à autrui, comme la rendant à Jésus-Christ en vous, et pour avoir plus de capacité de le servir. Il ne faut pas tout dénier au corps, car il faut qu'il serve votre âme ; c'est pourquoi il le faut faire subsister, non par amour et tendresse de nature, mais pour être plus capable de glorifier Dieu. Soulagez-le donc par charité, mais ne le flattez point par trop d'humanité. Donnez-lui sans scrupule les choses nécessaires, et toujours par un motif divin, ayant Dieu et sa gloire pour objet.

Etant en santé, servez-vous vous-même autant que vous pouvez et que la prudence vous le permettra, vous estimant indigne qu'un membre de Jésus-Christ soit employé à vous servir. Mais étant indisposée, recevez tous les services nécessaires en la manière ci-dessus.

J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais je crains que le trop de viande ne charge votre estomac. Lisez attentivement cette leçon, non une fois mais plusieurs, doucement, sans effort ni contrainte. Recevez ce qu'il plaira à Notre Seigneur opérer en vous. Ne vous gênez de rien, non pas même de vos imperfections ; nous avons à vous en écrire quelque chose quand il plaira à Notre Seigneur. Il ne faut point surcharger votre esprit. Demeurez paisible dans vos misères et souffrez que Dieu vous confonde et vous humilie comme il lui plaira.

n° 674

98. Jb 2, 8.

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COMMENT L'ON DOIT SERVIR LES MALADES

Dieu soit béni des grâces qu'il vous a données d'arrêter votre promptitude dans les occupations où sa sainte Providence vous a engagée. Liez-vous à ses effets et servez votre cher époux comme la personne de Jésus-Christ, si vous le voyiez sur terre. Vous ferez en cela ce que saint Paul vous conseille99, et en rendant vos devoirs à la créature selon vos obligations, vous honorerez Dieu par vos intentions.

Gardez-vous d'un petit empressement secret qui vous domine, lequel vous cause des ténèbres et quelquefois un peu d'inquiétude. Voyez toutes choses dans l'ordre de Dieu et recevez tout de sa sainte main. C'est lui qui fait malade votre mari, et c'est lui qui vous assujettit à le servir. Appliquez-y votre temps et votre capacité par obéissance à Notre Seigneur, et qui veut cela de vous et qui vous y oblige. Servez-le avec amour et avec respect : c'est votre maître en une certaine manière et c'est aussi

Dans la vue de ses douleurs, ne soyez point si humaine. N'y compatissez pas par nature. Vous êtes chrétienne, il faut agir actuellement selon la grâce chrétienne ; et faire autrement, c'est dégénérer de la dignité que nous avons reçue et mépriser les ordres de Dieu qui nous y oblige. Ayez compassion de la douleur qu'il porte, mais chrétiennement, voyant la main de Dieu qui la lui applique. Respectez les desseins de Dieu sur son âme et sur son corps et l'offrez à Notre Seigneur en victime ; car c'est une partie de vous-même par le sacrement qui vous a unis. Vous êtes obligée de référer à Dieu tout le droit que vous y avez, dans le désir de le voir tout à Jésus-Christ, et qu'il le sanctifie par ses souffrances.

Il ne faut point aimer d'un amour de chair et de sang ; mais il faut aimer d'un amour pur et dégagé qui n'a que Dieu pour son principal motif. Jamais la créature ne le doit emporter, car vous ne servez la créature que par hommage et obéissance à Dieu. Elevez donc votre esprit à Dieu qui vous est présent et qui est plus en vous que vous n'êtes à vous-même, et faites en sa sainte présence et par le motif de son pur amour tout ce que vous avez à faire.

Donnez-vous librement aux affaires et à la servitude quand Dieu veut cela de vous. Soyez contente en toutes les dispositions où Dieu vous mettra tant pour l'intérieur que pour l'extérieur. Ne vous occupez pas par votre propre esprit, mais laissez-vous occuper par la Providence qui ne manquera pas de vous visiter par ses événements. Soyez-y fidèle sans gêne ni sans empressement. Contentez-vous de la divine volonté que vous devez accomplir en toutes choses. Il ne vous faut que l'attention sur vous-même, ou plutôt l'attention à Dieu, et son Saint-Esprit vous fera de bonnes leçons.

Ne vous captivez point vous-même, soyez libre dans vos exercices de piété ; et quand l'ordre de Dieu vous en tire, soyez soumise et gardez-vous de chagrin. Il faut être toute à tous, et toujours en état de faire ce que Dieu veut, n'ayant aucune attache à aucune chose particulière. Donnez à Dieu sa liberté de vous employer à tout ce qui lui plaît.

Ne faites jamais rien que vous ne soyez prête de le quitter dans le moment, si Dieu et l'obéissance vous ordonnaient autre chose. Il faut que Dieu seul nous maîtrise et non les créatures ; et cependant nous nous rendons bien souvent volontairement leurs captives par infidélité et par aveuglement.

La Providence est adorable, ayant ménagé la privation de deux ou trois choses que je voulais vous ordonner de faire. Portez-la de bon coeur, et commençons à mourir à tous les appuis et recherches de notre amour-propre.

Je veux de bon coeur être privée de votre présence, c'est assez que je vous trouve en Dieu où je prends plaisir de vous voir, et que les créatures ne vous possèdent plus. Je vous dirai une autre fois comme il faut prier pour le prochain. Travaillez avec fidélité suivant le mouvement du Saint-Esprit.

n° 353

99. Ep 5,'21-24.

100. La phrase n'est pas achevée dans le manuscrit. Certaines copies plus récentes ont remplacé les points de suspension par : votre époux.

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COMME NOUS DEVONS FAIRE TOUTES CHOSES PAR OBEISSANCE A JESUS-CHRIST

Puisque la divine Providence a permis que notre entretien soit interrompu et qu'il me semble que votre âme n'a rien ou très peu remporté de la conférence d'aujourd'hui, je crois que Notre Seigneur veut bien que je vous dise mes petites pensées sur vos dispositions ; qui ne sera pourtant qu'une redite de ce que nous vous avons dit souventes fois.

La première chose que je remarque en vous, ma très chère fille, c'est que vous ne faites pas assez d'estime des petites choses. Vous ne les envisagez pas dans l'ordre de la divine Providence ; c'est pourquoi vous y avez peu d'attention et de respect, et vous y perdez beaucoup de grâce. S'il faut rendre compte au jugement de Dieu d'une pensée inutile, d'un mouvement mal réglé, pourquoi ne serons-nous pas reprises de tant d'actions inutiles qui pourraient honorer Dieu si vous leur donniez vie par le pur amour qui les doit animer ? Les mauvaises habitudes nous causent de grands maux, et je ne m'étonne pas que les spirituels disent qu'une habitude vicieuse, quoiqu'elle ne soit point d'une conséquence mortelle, cause un épouvantable retardement à l'âme.

Dieu ne demande quelquefois qu'un petit acte de fidélité pour nous faire de grandes saintes. Vous devez être toujours dans une sainte et amoureuse attention vers Dieu pour vous rendre à lui en toutes manières, aussi bien dans les actions naturelles comme dans les autres, puisque vous ne devez pas vivre un moment hors de Dieu. Et puisque tout doit avoir vie en lui, pourquoi voulez-vous qu'une partie de vos actions soient sans cette divine vie que vous tirez du pur amour de Dieu ? Pourquoi, dis-je, ne sera-t-elle pas animée de son divin Esprit ? Si vous pouviez concevoir la perte que vous faites quand vous agissez purement humainement, vous en seriez inconsolable. N'est-ce pas un grand défaut à une âme qui peut donner gloire à Dieu et qui cependant l'en prive pour céder à son raisonnement, qui lui veut persuader que les petites actions de la vie ne sont que bagatelles et qu'elles n'ont pas besoin d'être dirigées.

0 mon enfant, si vous aviez bien compris comme vous êtes rachetée et comme vous appartenez à Jésus-Christ, vous auriez bien plus de soin de l'honorer. Si un respir de votre coeur n'est point à vous, à plus forte raison la plus petite de vos actions qui est toujours plus étendue qu'un respir.

Faites une haute estime de Dieu et de tout ce qu'il nous oblige de croire dans le cours de notre vie, n'ayant jamais

d'autre objet que son pur amour. Il faut que ce divin feu nous

purifie, et rien n'est digne de Dieu s'il n'a passé par ses flam-

mes. Faites donc toutes choses pour Dieu, et prenez soin que toutes vos actions lui soient référées, les faisant comme je vous

ai dit autrefois par obéissance à Jésus-Christ. Mangez par cet esprit d'obéissance, dormez par obéissance, travaillez par

obéissance, divertissez-vous par obéissance, bref faites tout ce

que vous faites par obéissance. Priez par obéissance, souffrez par obéissance, mortifiez-vous par obéissance, 'recevez toutes les croix et contradictions d'esprit par obéissance, pratiquez les vertus par obéissance, aimez votre prochain par obéissance, visitez les pauvres par obéissance.

Ayez toujours devant vos yeux votre divin exemplaire Jésus-Christ, lequel s'est rendu obéissant jusqu'à la mort de la

Croie'. Que toute votre vie soit une actuelle obéissance à

Dieu ; c'est votre voie, du moins c'est la disposition où la grâce

vous a mise et à laquelle vous devez une fidélité inviolable.

Lorsque vous vous tirez de cette soumission, vous vous mettez en danger de beaucoup de misères. C'est ce qui vous soutient dans votre état de ténèbres et d'impuissance.

Notre Seigneur dans l'Evangile voulant opérer ses merveilles n'a rien demandé de notre part que la foi. « Crois-tu

que je te puisse guérir ? »b02 De même aujourd'hui, voulant opé-

rer en vous les merveilles de sa grâce et de son amour, il de-

mande la même chose. Il veut que vous soyez en foi et que

vous vous confiiez en sa bonté et en sa puissance ; autrement

vous vous rendriez indigne de son opération. Croyez donc, no-

nobstant l'impureté de votre fonds, croyez en la vertu et bonté

de Jésus-Christ, lequel peut dans un moment vous purifier. Et sans doute il le fera, après qu'il vous aura établie dans la solide connaissance de votre néant. Cet état vous est absolument nécessaire et je vous prie d'y être toute abandonnée aux desseins de Jésus-Christ.

101. Ph 2, 8.

102. Mt 9, 28.

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Ne vous réfléchissez pas tant, marchez en confiance.

Celui qui vous soutient ne vous laissera pas périr. Ne vous mettez en peine de rien, pourvu que vous soyez uniquement à Dieu, il suffit. Mais pour y être comme il faut, vous devez vivre dans une actuelle dépendance de son amour et de sa conduite.

Prenez bien garde de ne vous rendre pas propriétaire de

votre temps et de vos actions. Il faut que vous soyez toujours en état de quitter de bon coeur ce que vous avez résolu de faire, pour faire ce que Dieu vous fera faire dans les événements. Pourvu que vous fassiez la volonté de Dieu, vous devez être contente ; et lorsque vous trouverez en vous de petits chagrins, empressements, etc, c'est un signe qu'il y a des attaches secrètes à votre action, que votre amour-propre y domine et y prend part. Et dès lors vous connaissez par cette inquiétude que vous n'êtes plus entièrement délaissée au bon plaisir de Dieu, puisque vous êtes attachée à votre inclination et que vous prenez vie en vous-même.

Je veux bien que vous projetiez en vous de faire telle et

telle chose ; mais il faut que ce projet ne soit fait que par l'esprit d'obéissance qui vous lie à vos obligations, et dans une adhérence au bon plaisir de Dieu, prétendant en cela faire sa sainte volonté.

Mais quand vous voyez que sa Providence renverse vos

projets et vous fournit d'autres choses, abandonnez-vous, soumettez-vous et laissez votre dessein pour vous plaire dans l'ordre de Dieu. En ces rencontres, soyez très fidèle en ce point. Autrement vous demeurerez toujours remplie de vous-même et votre âme ne possèdera pas la vraie et sainte liberté qui la dégage entièrement d'elle-même. Elle se souille beaucoup dans le contraire de ce que je vous dis ; car s'attachant à son action propre, elle préfère son choix à la volonté de Dieu ; elle se jette insensiblement dans les ténèbres, perd le calme et la présence de Dieu.

Or pour vous délivrer de cette secrète tyrannie, il faut vous tenir dégagée des activités de votre esprit, ne faire point ce qu'il désire ; et lorsque vous ferez une action, être toujours prête à la quitter lorsque la Providence vous en tirera, de quelque manière que ce soit.

Ne déterminez jamais rien de vous. Vous n'êtes plus à vous, vous êtes à Jésus-Christ. C'est à lui d'en disposer et à vous d'acquiescer à ses desseins. Tendez à vous dégager de tout, ne soyez liée ni attachée qu'au bon plaisir de Dieu. Il faut être très indifférente et laisser la liberté à Dieu de faire de nous ce qu'il lui plaira.

Voilà trois mots que la Providence m'a donné en pensée de vous écrire. Tâchez de les pratiquer sans toutefois vous gêner ni inquiéter de vous voir si impuissante. C'est ce qui vous doit réjouir, car vous connaissez par votre expérience que tout votre bonheur vient de Dieu, et qu'il n'y a rien en vous que misère et péché. Dans cette disposition vous vous abandonnez sans réserve à la puissance de la grâce, et vous voyez comme actuellement vous en dépendez. De plus vous vous établissez insensiblement dans la profonde connaissance de vous-même ; et vous entrez secrètement en une sainte horreur de vous-même et de toutes vos productions, bien loin d'en tirer de la gloire et de la vanité.

Je réponds de vous et de votre état présent. Il est bon, mais soyez-y très fidèle. Dieu vous veut tout à lui ; tendez à vous y rendre selon tout votre possible, et sa miséricorde et son amour feront le reste. Adieu, ma chère fille, priez pour mes misères qui sont extrêmes.

n° 2531

AFIN D'HONORER DIEU PAR NOTRE OBEISSANCE Dieu et rien de plus !

La lumière et la grâce qui vous sont nécessaires pour connaître en fond votre état ne vous seront point données par les efforts de votre esprit, mais bien en vous exposant le plus actuellement que vous pourrez à Notre Seigneur, avec une profonde humilité et une remise de tout vous-même à lui, attendant avec confiance, respect et patience qu'il lui plaise opérer en vous ce qui est de sa gloire, et qu'il verse dans votre âme un rayon de sa lumière et quelque petite étincelle de son pur amour.

Gardez-vous de l'empressement intérieur. Oui, ce serait mon désir, si cela se pouvait, que vous soyez dans l'ignorance de beaucoup de choses de la vie intérieure. Tout votre travail n'a été que dans la superficie, curiosité, vanité ; le pur amour

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de Dieu n'avait point de vie en vous. Figurez-vous que toute votre science n'est rien ; car qui sait tout et ne saurait point Jésus-Christ crucifié, ne sait rien, dit l'Apôtre3. La vraie science est de savoir et connaître Jésus-Christ, mais par une sainte expérience. Donnez-vous bien à la puissance de son Esprit pour terrasser le vôtre et le réduire dans l'anéantissement qu'il doit être.

Vous honorerez Jésus-Christ par votre obéissance en vous assujettissant à Dieu et aux créatures en la vue et en l'union de son obéissance à son Père éternel, à sa sainte Mère et aux bourreaux.

L'obéissance qu'il rend à son Père vous apprend le respect et la soumission que vous devez aux ordres éternels de Dieu sur vous, et à recevoir tous les événements et accidents de votre vie de sa sainte main ; les recevant avec amour, les souffrant avec résignation au bon plaisir de Dieu et, si vous pouvez, avec agrément et complaisance de voir que Dieu accomplit ses desseins en vous, comme il faisait en son Fils.

Celle qu'il rend à sa sainte Mère vous apprend la soumission que vous devez avoir à la direction que le Saint-Esprit a établi dans l'Eglise.

Et celle qu'il rend aux bourreaux vous apprend comme vous devez recevoir les croix, les afflictions, les privations et le reste. Jésus-Christ se laisse dépouiller, coucher et attacher sur la croix, non par pure soumission aux hommes, mais par une vue et parfaite connaissance qu'il avait de la volonté de son Père au regard de sa mort. Il s'assujettit au cruel traitement des hommes, de manière qu'on peut dire que l'amour du bon plaisir et la gloire de son Père l'ont fait mourir, les créatures n'étant que les instruments de son supplice.

Ne chargez point votre esprit de multiplicité. Il n'est que trop rempli de ses propres lumières et de l'inclination qu'il a de savoir les choses qu'il agrée ou qui ne lui soient point communes.

Soyez petit enfant dans la main de Dieu et vous laissez conduire. Suivez la grâce, ce n'est pas à vous à la prévenir.

Humiliez-vous et ne vous découragez point. Les lumières que Dieu vous donne par lui ou par autrui, vous les devez recevoir avec une grande simplicité, les laissant faire l'impression dans votre âme qu'elles y doivent faire, par la grâce et non par vos efforts.

n° 1873

DE LA NECESSITE QUE NOUS AVONS DE CONNAITRE JESUS-CHRIST ET QUE LES ATTRIBUTS DE DIEU AIDENT BEAUCOUP A LE CONNAITRE EN PURE FOI

Les désirs que j'ai de voir votre âme toute unie à Jésus-Christ me font prendre la liberté de vous dire mes petites pensées et vous enseigner derechef, par sa lumière et par son esprit, la nécessité que vous avez de connaître Jésus-Christ et de vivre de sa vie. Il y a longtemps que je vous souhaite toute à lui et que je le prie vous y attirer.

Il me semble que je conçois quelque chose, selon ma pauvre capacité, des désirs adorables de Jésus vers les âmes et les très grandes bénédictions qu'il veut départir à la vôtre si elle se rend fidèle. Oh ! que la créature est misérable de refuser tant de miséricordes ! Combien en avez-vous rejetées et même méprisées ! Oh ! que c'est un grand secret dans la vie intérieure de bien suivre le trait de la sainte conduite de Jésus-Christ ! Plût à Dieu que je vous puisse dire ce que j'ai appris sur ce sujet, et de quelle manière nous devons demeurer en Jésus-Christ et vivre de lui. Mais hélas ! je souille tout, je profane tout, je suis indigne de parler. Je prie Jésus-Christ de parler pour moi et en moi, et de me faire dire ce qui lui plaira. J'ai peine à parler d'une chose si digne, et il faut que l'Ange du Seigneur fasse en moi ce qu'il fit à un prophète', qui est de purifier mes lèvres, et de me faire parler les paroles de vie éternelle puisque Jésus-Christ contient en soi la vraie et unique vie. Car hors de lui il n'y a que mort. O vie sainte et divine quand sera-ce que nous vivrons de ta vie ?

Mon âme étant touchée d'amour et de respect pour Jésus-Christ ne pouvait s'empêcher de gémir sous le poids malheureux qui la va séparant de son tout et la retire de cette application amoureuse. Et souvent elle s'écriait avec saint Paul : « Qui

103. 1 Co 2, 3. 140 104. Is 6, 6-7. in 6, 68.

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me délivrera de ce corps de mort ? »105. Qui rompra mes liens et le tracas des créatures ? Et qui me donnera une profonde so-

litude qui m'éloigne de toutes choses pour m'unir à Jésus-Christ et pour me rassasier de Jésus-Christ ? Les bienheureux en sont remplis et occupés actuellementm, et cette plénitude et actuelle application compose leur béatitude.

Toute la félicité des saints consiste à voir Jésus-Christ. O vue sainte et adorable, que ne puis-je vous Voir sans intermission ! Hélas ! qui me donnera des ailes de colombe' pour voler d'un vol simple dans Jésus-Christ, et là y établir ma demeure, vivant séparée de tout le reste. Oh ! si nous connaissions le bonheur d'une âme qui est en Jésus-Christ, pourrions-nous vivre un moment sans nous procurer la même grâce ? Jusqu'à quand serons-nous plongées dans son contraire qui sont les impures créatures ? O créature malheureuse, combien devrais-je te haïr, puisque si souvent tu me prives de l'objet de ma divine béatitude ! N'y-a-t-il pas moyen de nous en séparer une bonne fois ? Entrez avec moi en compassion de notre extrême misère et de notre aveuglement qui nous fait si continuellement préposer108 la très indigne créature à Jésus-Christ.

Ne vous verrons-nous jamais en profonde solitude pour nous rassasier de Jésus-Christ, pour ne plus rien voir que Jésus-Christ, ne plus penser qu'à Jésus-Christ et ne plus rien aimer que lui ? Il me semble que mon âme soupirerait après cet unique bonheur qui nous ferait jouir d'un avant-goût de cette vie divine. Mais hélas ! je respire après une grâce dont je suis tout à fait indigne. Elle est réservée au pur et net de coeur et qui ne se souille plus comme je fais actuellement. Mais nonobstant mes impuretés, la grâce chrétienne m'oblige d'y aspirer par une très profonde humilité, et il m'est permis de désirer Jésus-Christ comme la vie de ma vie. Vous avez la même obligation, c'est pourquoi unissons-nous ensemble pour le désirer, le chercher et le posséder.

Commençons par une haute estime de Jésus-Christ. Je ne prétends point vous exprimer mes grandeurs, je les rabaisserais et les profanerais d'une étrange manière. Il faut nous servir de la foi pour croire avec humble respect ce que nous ne sommes pas capables de comprendre.

105. Rm 7. 24.

106. Actuellement : qualifie l'acte toujours présent car il est hors du temps.

107. Ps 54.

108. Préférer.

Un des points les plus importants dans la vie intérieure, c'est d'estimer Dieu d'une estime digne de lui-même, qu'il soit en notre esprit et en notre coeur par-dessus toutes choses. Cette estime attire l'amour, et l'amour fait la sainte union.

Mais quelque grand que soit l'amour, ne sortez jamais du respect, souvenez-vous toujours qu'il est le Tout et que vous êtes le néant. Et quel rapport y a-t-il de l'un à l'autre, la sainteté et le péché ? Ne vous oubliez donc jamais de votre devoir, quelque haute grâce que vous receviez de Notre Seigneur. J'aime beaucoup de voir dans une âme le respect et l'amour. Il faut qu'ils marchent d'un pas égal. Ne vous oubliez jamais. C'est une redite, mais elle est nécessaire pour vous en faire mieux concevoir l'importance.

Cette estime et ce respect de Dieu vous tient en votre devoir et vous fait communiquer avec Dieu d'une manière qui fait honorer sa grandeur ; et dans cette disposition, vous rendez hommage à l'incompréhensibilité divine. Vous vous abaissez et avouez votre insuffisance. Et cette pensée de Dieu incompréhensible borne toutes les curiosités de l'esprit et l'assujettit à une simple et très respectueuse croyance de ce que Dieu est, sans vouloir le comprendre, puisque cela ne se peut. Il n'y a que Dieu seul qui se puisse comprendre lui-même ; et cette vérité nous doit donner de la joie. Dieu est si saint et si divin et si ineffable qu'il n'est et ne peut être connu essentiellement que de lui-même. Oh ! quelle consolation a une âme qui aime Dieu de voir qu'il est incompréhensible !

Je connais une âme qui a été longtemps occupée de ce divin attribut, lequel opérait en elle une amoureuse complaisance de voir son Dieu être incompréhensible. Elle se perdait et s'abîmait dans cette incompréhensibilité divine. Et ce mot : « Dieu est incompréhensible » la nourrissait merveilleusement, parce qu'en icelui son âme était arrêtée dans un profond silence et respect qui abaissait les ailes de son esprit, ne voulant plus rien savoir que Dieu incompréhensible.

Tous les affirmatifs que nous prenons pour monter à la connaissance de l'Essence divine nous éloignent infiniment de la réalité de ce qu'elle est. La foi simple a bien plus d'efficace, laquelle se servant du négatif donne bien plus de gloire à Dieu et produit plus d'amour et d'assujettissement.

Il est bon que vous connaissiez quelque chose des attributs divins et de leurs opérations dans votre âme, pour vous y

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pour le respect de lui-même, car il est seul digne d'un éternel amour. La seconde réfléchit sur nos propres intérêts, qui est la nécessité que nous avons de Jésus-Christ, mais un besoin si grand que nous ne pouvons opérer une seule bonne action sans son concours. A tous moments, il faut recevoir ses miséricordes, ou nous périssons.

Notre dépendance est si étroite que nous n'avons de vie qu'en lui. C'est la vie de notre vie et l'âme de notre âme. Enfin il nous est tout, et sans lui nous n'avons rien du tout. Jésus est

donc notre divine suffisance, nous n'avons rien qu'en Si

cela est une vérité de l'Ecriture, demeurons-y assujetties et souffrons que notre propre existence nous fasse ressentir le besoin actuel que nous avons de Jésus.

En cette vue et connaissance nous devons nous tenir très étroitement unies à Jésus-Christ, nous devons ne rien faire que par Jésus-Christ112, recevoir toutes choses dans son ordre et être continuellement tendantes à Jésus-Christ. Voici comment :

Je sens ma nécessité, mes faiblesses et mes indigences. Je sais par la foi et même par mon expérience et par la vérité de l'Evangile que je ne puis rien faire sans Jésus-Christ. Je suis donc pressée et obligée de me rendre à lui pour demeurer en lui, afin que les paroles adorables qu'il a dites soient efficaces en moi. En saint Jean : « Qui demeure en moi et moi en lui, porte beaucoup de fruit. Sans moi vous ne pouvez rien faire »113. C'est Jésus lui-même qui prononce cette vérité. Je dois donc demeurer nécessairement en lui, comme le sarment demeure en la vigne, comme il dit lui-même en saint Jean, car quiconque ne demeure en lui, il sera jeté dehors et mis au feu114.

0 parole épouvantable [admirable ] 1 Il n'y a point de salut qu'en Jésus, point de fruit ni de bonnes oeuvres pour la vie éternelle, et qui ne demeure en lui sera rejeté à jamais. Voilà la double nécessité que j'ai d'être et de demeurer en Jésus-Christ. Car si je m'en retire, non seulement je ne fais point de bien, mais je péris nécessairement. Car celui qui ne demeure en lui sera jeté dehors et mis au feu, c'est-à-dire sera réprouvé éternellement. Cette vérité me condamne si je ne me rends à Jésus. Me voilà donc convaincue que je dois être à lui et opérer par lui, puisque je n'ai point de vie qu'en lui.

lier et ne vous y opposer pas. La connaissance que vous en devez avoir n'est pas par spéculation, mais par une application humble et amoureuse à leur effet en vous.

Les attributs divins servent pour nous donner une connaissance grossière de Dieu ; mais la foi, qui élève l'âme dans une sainte ignorance de tous les affirmatifs, la fait entrer dans une simple et amoureuse croyance de ce que Dieu est en lui-même, surpassant toute lumière et toute intelligence. Elle croit Dieu dans la vérité de son Essence, sans lui donner aucune forme ni image, pour délié qu'il soit.

Cette manière de connaître Dieu est la plus parfaite. Mais en attendant que l'âme en reçoive la grâce, il faut qu'elle monte de degré en degré jusqu'à ce qu'elle trouve le Dieu des dieux en Sionl", dit le Prophète. Servez-vous donc des attributs divins et de l'intelligence qui vous en est donnée, jusqu'à ce qu'elle vous soit infuse.

Voyez comme une âme est, dans les pures et saintes pratiques de la vie intérieure, toute revêtue de la divinité : c'est par l'étroite union et transformation d'amour qu'elle a avec Dieu, laquelle étant par la force de ce divin amour faite une même chose avec lui, elle est toute remplie de ses saintes et divines qualités. Elle est sainte par une participation de la sainteté divine ; elle est bonne par une émanation de la bonté divine ; elle est juste par la justice divine, douce par la douceur divine, charitable par la charité divine, patiente et débonnaire par la patience divine, etc. Toutes les grâces et vertus qui éclatent en elle sont des effets opérés par les divins attributs ; de sorte qu'une âme dans cet état se voit toute revêtue des perfections divines. Elle se sent forte par la force de Jésus, immuable par son immutabilité divine, et ainsi du reste. Ce qui fait qu'elle ne s'approprie aucun de ces dons. Elle voit tout en Dieu et de Dieu, et rien du tout en elle ni d'elle que le péché ; et c'est ce qui la tient si parfaitement unie à Dieu sans sortir de son néant. Elle voit sa dépendance, et comme toutes grâces et miséricordes sont en lui.

Cette connaissance soutient notre impuissance et nous oblige par deux raisons de demeurer unies à Jésus-Christ. La première, par amour que nous devons à Jésus-Christ, Ye connaissant notre unique principe et la fin de toutes choses' 10, bref

109. Ps 83.

110. Ap 1, 8.

111. 2 Co 3, 5 ; Jn 1, 3-4 ; 15, 5. 113. in 15, 5.

112. Col 3, 17. 114. Jn 15, 6.

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La première chose que j'ai à faire, c'est de sortir de moi-même, c'est de me renouveler dans le désir que j'ai de me rendre à Jésus. Le Père éternel m'a donnée à Jésus, et Jésus m'a rachetée. Je suis donc à lui par droit obligatoire. J'y suis encore par nécessité. Il me reste d'y être par élection de ma part et par amour. C'est le premier pas que je veux faire, ma première démarche pour sortir de moi-même et entrer en Jésus-Christ. C'est un retour vers Jésus du plus intime de mon coeur par un très sincère désir de me rendre tout à lui, de lui restituer les droits que j'ai usurpés sur mon âme, comme autant de larcins. Je lui dois rendre, avec respect, compte de tous les usages profanes que j'en ai fait, tant à mon regard qu'au regard des créatures.

En troisième lieu, je me dois souvent exposer à Jésus-Christ pour me lier très étroitement à toutes ses appartenances, à tous ses droits et à tous ses pouvoirs sur moi, désirant sortir entièrement de moi-même pour lui céder la place et qu'il y règne absolument.

Quatrièmement je me dois donner ou laisser à Jésus-Christ pour opérer par lui ; et je dois tellement être cachée en lui, comme dit saint Pauli", que l'on ne puisse rien voir en moi que Jésus-Christ. Tout doit être Jésus-Christ, tout doit ressentir son odeur et exprimer sa vertu, et ma vie ne doit être qu'une suite de sa vie.

Or pour continuer la vie de Jésus, il faut que je vive comme lui, que j'aime comme lui, que je pense comme lui, que je parle comme lui, que je songe comme lui, et que j'opère comme lui.

Comment ? C'est que dans toutes mes paroles et mes opérations, je dois envisager Jésus-Christ, je dois regarder comme il faisait sur la terre lorsqu'il y était, comme il parlait et comme il souffrait. Et je me dois rendre à son Esprit pour opérer par sa vertu, en'sorte que je fais cessation de moi-même et de toute ma capacité naturelle pour opérer par l'Esprit et la vertu divine de Jésus-Christ. Je me laisse en lui pour parler, opérer et souffrir par lui, et dans cette sainte pratique, je demeure, par désir et par affection, anéantie en Jésus, le laissant être en moi tout ce qu'il y doit être, lui donnant l'honneur et la gloire de toutes choses, puisque tout se fait par lui ; et dans cet état, je me gar-

115. Col 3, 3.

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derais bien de me rien approprier, de tirer vanité de mes œuvres, puisque c'est Jésus-Christ qui les opère en moi. La foi m'apprend cette vérité, et la dépendance actuelle que j'ai de la grâce de Jésus-Christ en toutes choses me le confirme. Quelle grâce et quelle miséricorde d'être ainsi liée à Jésus-Christ !

Or ce n'est pas assez de connaître par la foi et par la splendeur des perfections divines Jésus-Christ dans le sein de son Père comme son Verbe éterne1116, par lequel il a tout fait, et par lequel il nous sanctifie ; mais il le faut connaître dans sa vie voyagère sur la terre pour nous y conformer. Notre âme doit être unie à l'âme de Jésus-Christ, et toutes nos actions doivent avoir rapport aux siennes. Voilà notre obligation, car il faut être Jésus-Christ en toutes choses. C'est pourquoi il faut faire ce qu'il nous dit dans l'Evangile : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, porte sa croix et me suive »117. Nous ne pouvons donc suivre Jésus-Christ qu'en portant notre croix et en renonçant à nous-mêmes. En un autre endroit il dit : « Celui qui ne quitte son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, sa femme, son mari et tout ce qu'il possède, n'est pas digne de moi »118. Il n'est pas digne d'être son disciple.

On ne peut suivre Jésus-Christ que par le dépouillement de toutes choses. Il faut tellement perdre toutes choses qu'il se faut perdre soi-même. Une âme qui fait quelque réserve ne peut trouver ni goûter parfaitement Jésus-Christ. Il dit à son Apôtre : « Suivez-moi »h19 et ce grand avare quitte tout à cette divine parole. Hélas ! combien de fois sommes-nous pressées intérieurement de tout quitter, de retirer nos affections de la terre pour suivre Jésus-Christ dans sa vie pauvre et souffrante ; mais nos attaches sont si fortes qu'il faut que la Sagesse divine nous envoie des renversements, des pertes et des accidents de diverses manières pour emporter de force ce que nous ne voulons point donner par amour.

Ce n'est pas sans raison que les âmes bien éclairées appellent les afflictions de la terre des visites de Notre-Seigneur et des effets de son saint amour. Si vous pouviez pénétrer l'amour que Jésus-Christ porte aux âmes et le désir infini qu'il a de les

116. Jn 1, 1-3.

117. Mt 16, 24 ; Mc 8, 34 ; Le 9, 23.

118. Mt 10, 37 et 19, 29.

119. Mt 4, 19.

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sanctifier, vous prendriez grand plaisir aux afflictions, aux croix et aux souffrances ; puisque, dans la vérité de Dieu même, ce sont les inventions dont son amour se sert pour attirer ses élus et les obliger, par la presse de leur douleur, de se retourner vers lui en se séparant des créatures.

0 croix, ô affliction, ô perte, ô renversement, que vous êtes favorables ! Il faut confesser notre aveuglement et avouer que nous sommes bien misérables et que le péché nous a bien pervertis d'avoir tant d'horreur de ce qui nous sanctifie, et qui nous rend vrais disciples de Jésus-Christ, et qui nous rend dignes de lui. Commençons à voir nos croix d'un oeil plus éclairé de la vraie lumière ; ne fuyons plus leurs approches, ains plutôt allons au devant. Unissons-nous à Jésus-Christ pauvre et souffrant ; et si nous ne sommes pas dans la peine, humilions-nous d'en être indignes, et nous laissons dans la main sainte et adorable de Jésus pour être ce qu'il lui plaira.

Il faut donc connaître Jésus-Christ dans la vie de souffrance dans laquelle il nous a mérité la grâce que vous avez reçue au baptême et que vous recevez actuellement. C'est par Jésus crucifié que vous êtes ce que vous êtes. Soyez par désir unie étroitement à lui, ne faites rien sans lui et faites tout par lui. Lorsque vous avez à souffrir quelque chose, désirez que la grâce de ses souffrances fasse un usage de la vôtre digne de lui. Dans les humiliations, souhaitez que son humilité sainte sanctifie vos abjections. Ayez rapport à Jésus-Christ en tout ce que vous faites, dites, pensez ; désirez que tout soit uni à Jésus, et qu'il tire sa vertu et sa perfection de lui.

Ayez une dévotion que j'ai vu longtemps pratiquer par quelque âme, de vous exposer souvent en esprit à Jésus, pour recevoir en vous sa grâce et sa vertu. Je sais combien cette vertu est efficace, mais il faut de la patience et de la persévérance. Je puis dire en vérité que l'âme qui y est fidèle reçoit ce que je ne puis exprimer, et je vous prie d'en faire l'expérience. Je voudrais que vous preniez un quart d'heure dans votre journée, selon votre loisir, pour vous exposer à Jésus-Christ selon vos besoins. Quelquefois pour invoquer sur vos faiblesses la puissance de Jésus-Christ. D'autres fois, dans le sentiment de vos impuretés et du fond malin qui est en vous, vous exposer à sa sainteté, vous y abandonnant pour recevoir en vous ses effets, et ainsi du reste. Dans vos pratiques ordinaires, vous donner à sa grâce et à son esprit ; dans vos actions, désirant que

Jésus-Christ les fasse en vous, et n'en faire jamais aucune que par sa direction et par obéissance à sa conduite.

Si vous concevez bien ce que je veux dire et si vous y êtes fidèle, vous verrez les bons effets que cela produira en votre âme, et comme insensiblement vous vous trouverez remplie de Jésus-Christ. Vous serez toujours en sa sainte présence et toujours occupée de lui. Vous verrez toutes choses en lui et vous serez à tous moments et dans tous les événements liée à son ordre et à son bon plaisir. Vous rendrez une actuelle obéissance à Jésus-Christ ; et par ces moyens vous vous trouverez actuellement unie à lui, et toutes vos paroles auront l'odeur de JésusChristm, et vos actions en seront plus épurées.

Et ce qui vous doit donner plus de consolation, c'est que tout votre être ainsi rempli de Jésus-Christ donnera gloire à Dieu en l'union de son Fils. Et la plus petite de vos actions en cet esprit est glorieuse à Dieu et méritoire en votre âme. Vous sortez, sans quasi y penser, de vous-même et suivez Jésus-Christ.

Plût à Dieu que toutes les âmes chrétiennes voulussent expérimenter ce que je dis. Je sais qu'il y a un peu de peine à en prendre les habitudes ; mais pour peu qu'on s'y applique, l'on en tire de merveilleux profits. Les âmes qui en ont fait usage peuvent confirmer les vérités que je dis.

n" 2054

120. 2 Co 2, 15.

148

149

QUELQUES-UNS DES ATTRIBUTS DE DIEU

Dieu est de soi

Dieu est Esprit

Dieu est simple

Dieu est immortel

Dieu est parfait

Dieu est infini

Dieu est immense

Dieu est immuable

Dieu est éternel

Dieu est un

Dieu est invisible

Dieu est ineffable

Dieu est vérité

Dieu est fidèle

Dieu est bon

Dieu est beau

Dieu est admirable

Dieu est vie

Dieu est doux

Dieu est pur

Dieu est saint

Dieu est roi

Dieu est sublime

Dieu est élevé

Dieu est aimable

Dieu est louable

Dieu est incomparable

Dieu est riche

Dieu est législateur

Dieu est bienheureux

Dieu est créateur

Dieu est conservateur

Dieu est sauveur

Dieu est glorificateur

Dieu est Trinité

Dieu est sage

Dieu est souverain

Dieu est grand

Dieu est puissant

Dieu est lumière

Dieu est amour

Dieu est pacifique

Dieu est miséricordieux

Dieu est juste

Dieu est juge

Dieu est fort

Dieu est libéral

Dieu est affable

Dieu est bienfaisant

Dieu est magnifique

Dieu est patient

Dieu est clément

Dieu est suave

Dieu est indépendant

Dieu est providence

Dieu est félicité

Dieu est pieux

Dieu est mansuetw

Dieu est débonnaire

Dieu est vigilant

Dieu est longanime

Dieu est inaccessible

Dieu est Père

Dieu est entendement

Dieu est Verbe

Dieu est image

Dieu est volonté

Dieu est don

Dieu est fécond

Dieu est tout en toutes choses.

121. Mansuet : de mansuetudo, a donné : mansuétude, douceur, indulgence, patience.

Voilà quelques-uns des attributs divins. Je prie Notre Seigneur Jésus-Christ qu'il les imprime en nous ; c'est-à-dire qu'ils soient opérants en nous chacun leur sacré et divin effet. Une âme tout à Jésus-Christ y participe. Le Saint-Esprit est son divin Maître. Je le prie qu'il nous instruise. Je confesse devant Dieu mon ignorance extrême. Je prie Jésus-Christ qu'il supplée à tout.

Quand il lui- plaira, nous nous entretiendrons des divins attributs. J'aurais quelque désir de vous faire voir comme notre âme les révère et adore par de différentes dispositions, et comme ils opèrent dans l'âme. C'est un désir bien au-dessus de ma capacité, aussi me laissai-je à Notre Seigneur Jésus-Christ pour en parler par sa lumière et par son esprit.

Si vous saviez le secret des voies de Dieu dans les âmes, vous ne vous plaindriez point de vos ténèbres ni d'aucune autre disposition . O le grand mystère d'être toute délaissée à Jésus-Christ, tout à son Esprit, tout à sa conduite ! Mon Dieu, que ne puis-je vous exprimer ce, que mon âme conçoit ! Mais il faut que tout demeure dans le silence.

no 341

EN QUOI CONSISTE

LA PERFECTION CHRETIENNE

Toute la perfection du christianisme consiste à un regard actuel à Jésus-Christ, et une adhérence ou soumission continuelle à son bon plaisir. Ces deux points contiennent tout, et la fidèle pratique d'iceux vous conduira au plus suprême degré de perfection. Bienheureuse l'âme qui les observe.

Le premier consiste à voir Jésus-Christ en toutes choses, dans tous les événements et dans toutes nos opérations ; de sorte que cette vue divine nous ôte la vue des créatures, de nous-mêmes et de nos intérêts, pour ne rien voir que Jésus-Christ. En un mot c'est avoir une présence actuelle de Dieu.

Le second consiste à être soumise actuellement à sa sainte volonté ; à être tellement assujettie à son bon plaisir que nous n'ayons plus aucun retour, au moins volontaire, qui nous puisse retirer de cette respectueuse obéissance.

151

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Si vous voulez vous étendre sur ces deux points, vous connaîtrez clairement que si vous en voulez faire usage, vous serez tout environnée de Jésus et toute remplie de son amour.

Ayez Jésus-Christ imprimé et gravé dans le centre de votre âme. Ayez-le dans toutes les facultés de votre esprit. Que votre coeur ne puisse penser ni respirer que Jésus-Christ. Que toute votre application soit à Jésus-Christ. Que toute votre tendance soit de lui plaire. Attachez toute votre fortune et tout votre bonheur à connaître et à aimer Jésus-Christ". Que votre âme en soit tout amoureuse. Qu'aucune chose de la terre, pour grande qu'elle paraisse, ne prévale plus en vous contre l'union actuelle que vous devez avoir avec Jésus-Christ. Que le Ciel, la terre et l'enfer ne vous en puissent jamais séparer'.

Jusqu'à quand serons-nous insensibles pour Jésus-Christ ? Aurons-nous toujours les yeux et les oreilles fermés pour ne point voir ni entendre ses semonces amoureuses ? N'aurons-nous jamais soif de son amour ? Boirons-nous toujours de ces eaux impures des créatures ?

Ne nous amusons plus, allons, ma très chère fille, que je vous fasse compagnie, allons à Jésus-Christ pour boire les eaux de ses divines grâces'', désirons d'en être ennivrées, et que jamais nous ne puissions plus trouver de goût dans les créatures.

O Jésus tout-puissant et tout amour, opérez en nous ces deux effets de miséricorde : de nous attirer par votre toute-puissance, et de nous transformer en vous par votre amour.

O amour, ô divin amour, que ne brûlez-vous, que ne consommez-vous en nous tout ce qui vous est contraire et qui s'oppose à la sainteté de vos opérations.

O vie qui n'est point animée d'amour, comment te peut-on appeler vie ? Tu es une mort affreuse et très horrible.

O pur et saint amour de Jésus-Christ, ne permettez point qu'un seul moment de ma vie se consomme sans amour ; faites-moi mourir et me jetez dans l'enfer mille fois, plutôt que de n'aimer point Jésus-Christ.

O quel effroyable enfer125 souffre une âme qui est privée du divin amour ! sa peine est incompréhensible, je la compare à celle des damnés. Hélas ! quelle doit donc être ma peine, vu qu'il y a tant d'années que j'ai consommées sans amour ! Hélas ! je dois dire : que j'ai consommées dans les crimes de ma vie passée.

122. Jn 17, 3. 124. Jn 4, 13-14 et 7, 37 ; Ap 22, 17.

123. Rm 8, 35-39. 125. Imitation de Jésus-Christ. L. Il chp. 8, 2.

0 abîme de miséricorde qui me soutenez, quelle reconnaissance puis-je rendre à une bonté infinie comme la vôtre ? Tout ce que vous désirez de moi, c'est que je demeure plongée dans le centre de mon néant où, cessant d'être, j'avoue et je publie en silence que vous êtes, ô mon Dieu, Celui qui est, et le seul digne d'être éternellement. Amen.

n° 2826

COMME L'ON DOIT SE SACRIFIER EN QUALITE DE VICTIME 126

Ma chère fille. Vous serez demain en l'état que Notre Seigneur aura agréable de vous mettre. Je suis d'avis que vous vous abandonniez très entièrement et sincèrement à sa miséricorde et à la conduite de son divin Esprit, sans faire choix ni élection dans votre esprit d'aucune disposition particulière, sinon celle qui ne vous doit jamais quitter, qui est de vous rendre à Dieu. Confiez-vous en sa bonté, je vous assure qu'il fera son ouvrage et se glorifiera en vous après qu'il y aura détruit et anéanti tout ce qui s'oppose à la sainteté qu'il y veut établir. S'il vous laisse en cette précieuse action en état de mort, soyez contente qu'il vous prive de la vie que vous avez toujours menée dans vous-même et dans vos sens.

Il faut que la journée de demain soit la journée de votre véritable et réel sacrifice ; que vous soyez faite avec Jésus la victime de son Père ; que vous vous laissiez lier par les saints voeux et promesses de votre baptême ; que vous vous laissiez mener et conduire par l'Esprit pur et saint de Jésus dans le sentier de la pure mortification et abnégation de vous-même, dans ce « sentier étroit » dont l'Evangile nous dit « qu'il conduit à la vie »127.

126. Cette lettre semble adressée à la comtesse de Châteauvieux avant qu'elle n'émette les voeux d'obéissance et de victime. Elle accomplit cet acte quelques jours après la mort de son mari, survenue le 6 novembre 1662, cf. Catherine de Bar, Documents historiques, p. 204, Rouen, 1973.

127. Mt 7, 14.

153

Il faut vous laisser égorger : c'est-à-dire qu'il faut donner un consentement de mort à tout ce qui est contraire à Dieu en vous et souffrir que les ressorts de la très sage et adorable Providence, par ses secrets événements, vous fasse mourir à vous-même, à vos appuis, aux secrètes recherches de votre amour-propre.

Il faut être consommée par le feu du pur et divin amour de Jésus. Or le feu ne brûle la victime que premièrement ces autres effets n'aient précédé, pour nous apprendre que le feu sacré de la charité divine ne s'allume dans le coeur qu'après que toutes les impuretés de nous-même, qui sont en nous-même, sont égorgées et détruites. Figurez-vous que vous êtes cette victime condamnée à la mort pour recevoir en Jésus une nouvelle vie.

Faites peu de retours sur vos dispositions propres, mais donnez-vous beaucoup à Jésus pour être revêtue de son Esprit et de ses saintes dispositions. Priez-le très humblement et ardemment qu'il fasse lui-même cette action en vous, qu'il soit votre vertu, votre force et votre grâce pour la faire comme il la désire ; et qu'il vous fasse la miséricorde de prendre un nouvel empire et souveraineté sur vous. Que c'est dès ce moment que vous vous rendez toute à lui, avec regret d'avoir consommé vos années passées avec tant d'ignorance et d'impuretés.

La plus importante disposition que vous devez avoir, et que Dieu ne vous dénie pas, c'est le néant. Retirez-vous dans votre néant en la présence de la très Sainte Trinité et, dans une humiliation • profonde dans laquelle vous devez entrer, abandonnez-vous à leurs saintes opérations en votre âme, et croyez qu'elle fera en vous un effet de rénovation, bien que vous ne vous en aperceviez point ; et il est bon que vos sens n'y aient point de part, au moins volontairement.

Vivez en esprit de mort puisque vous êtes victime. Gardez-vous bien de chercher la vie dans vos sens et dans vous-même. Il faut être anéantie en soi pour vivre en Jésus. Demeurez en paix et en tranquillité d'esprit. N'oubliez pas le respect que vous devez avoir en sa divine présence, aux mouvements de sa grâce, à ses ordres, et la soumission d'esprit pour vous assujettir et les accomplir, quoiqu'il vous en coûte. Ne vous séparez point de la discrétion, vous savez ce que je vous en ai dit.

n° 3146

TOUCHES INTERIEURES POUR SE RENDRE ESCLAVE DE JESUS-CHRIST

Je reçus hier votre lettre, ma très chère fille, avec une consolation très grande et je vois comme Notre Seigneur prend une nouvelle autorité sur votre âme et semble la tenir plus étroitement unie à lui. Oh ! quelle grâce ! Je vous prie, ma fille d'en faire l'estime que vous devez et de bien chérir cette sainte captivité où Notre Seigneur vous fait entrer. Oh ! bienheureux esclavage ! Ne vous en retirez pas, laissez-vous lier et garrotter des chaînes du pur amour, et écoutez les divines leçons de notre adorable Maître.

Ne vous gênez pas dans vos actions. Les reproches que l'on vous fait intérieurement, ce sont des reproches amoureux. Dieu est jaloux de votre âme ; il la veut tout à lui, mais toute pure et sans tache volontaire. Laissez-le donc agir en vous pour la purifier et la rendre digne de lui.

J'ai plusieurs choses à vous dire sur votre lettre, je serai trop longue à vous les écrire. Seulement je vous dirai que lorsque Notre Seigneur vous fait quelque miséricorde, j'en ai mille fois plus de joie que si c'était à moi-même. Et je ressens bien qu'en vérité je vous aime pour votre salut : premièrement pour que Dieu soit glorifié en vous, et puis pour votre sanctification. Votre âme m'est plus chère que la mienne propre.

Soyons à Dieu, ma chère fille, afin que vous m'aidiez à me convertir, et que nous puissions toutes deux glorifier Dieu éternellement. Je suis en lui toute à vous.

n° 1374

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dit que les serviteurs de Dieu sont rois'30, celà est très certain. « Servir Dieu c'est régner ». Et en effet celui qui est entièrement soumis à Dieu est au-dessus de toutes choses. Il règne au-dessus des créatures, de soi et de ses passions. Enfin il possède un suprême bonheur. Or premier que de vous parler des qualités d'un esclave, il faut que vous sachiez qu'il y a bien de la différence entre l'esclave de Jésus et l'esclave des créatures.

La première est glorieuse sainte et libre.

La seconde est honteuse, captivante et chagrine, qui plonge l'âme dans une infinité de très grandes imperfections.

Laissons ce misérable esclavage des créatures pour nous rendre amoureusement esclaves de Jésus-Christ.

La première qualité est la crainte amoureuse et le respect.

La seconde est une obéissance et soumission si entière qu'elle ne trouve aucune objection capable de l'en dispenser.

La troisième, c'est que l'esclave est tellement prête de faire les volontés de son Maître, qu'à toute heure, à tous moments, elle est prête et disposée d'accomplir ses ordres en toutes les manières qu'il lui plaira.

La quatrième est que l'esclave se tient si humble et sujette qu'elle ne se considère en aucune manière. Elle n'a et ne peut avoir autres intérêts que ceux de son Maître.

La cinquième est qu'elle ne vit que pour dépendre de son Seigneur et Maître. Et l'esclave de Jésus se tient si honorée d'être nécessairement dans cette sujétion, qu'elle voudrait que tous les moments de sa vie soient sacrifiés à cet heureux esclavage. L'esclave ne considère plus sa vie, elle n'est plus à elle, mais à celui à qui son état d'esclave l'assujettit.

L'esclave n'a point de volonté propre, à toute heure elle se sacrifie et obéit.

L'esclave est actuellement attachée aux commandements de son Maître.

L'esclave n'a rien du tout à elle, tout ce qu'elle est appartient à son Seigneur.

L'esclave travaille et repose comme il plaît à son Maître de lui ordonner. Elle ne peut plus rien désirer que de le contenter en toute chose et elle ne vit que pour le glorifier.

L'esclave ne peut jamais avoir de place dans l'estime des créatures ni dans leurs affections. Elle veut et désire que son

130. Ap 5, 10.

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DES QUALITES D'ESCLAVE

ET DES DISPOSITIONS QU'IL FAUT AVOIR POUR L'ETRE DE JESUS-CHRIST

Ma très chère fille, Jésus vous soit uniquement toutes choses. J'ai été un peu mortifiée de n'avoir pu vous faire réponse. J'en avais la disposition et la volonté, mais la Providence ne m'en a pas donné le temps. Je le prends pour vous dire un mot de l'heureux esclavage que vous avez eu l'honneur de porter. Oh ! qu'il est saint, et que cette qualité est digne du regard de Dieu ! Jésus-Christ l'a porté le premier. L'Ecriture sainte nous apprend qu'il s'est rendu esclave pour son peuple'''. La Sainte Vierge l'a été par amour et respect aux ordres de Dieu sur elle129. Et nous avons grand nombre d'histoires qui nous font voir comme plusieurs saints tant du vieux que du Nouveau Testament ont porté avec révérence cette qualité.

Pour vous, ma fille, vous la portez ou la devez porter d'une manière particulière, non avec contrainte, mais avec amour, d'autant que ce n'est pas la crainte ni la vue de la justice divine qui vous captive ; mais bien un trait de pure miséricorde et d'amour qui vous force d'une douce et amoureuse violence de vous captiver sous le joug de la sainte loi de Dieu, mais toute sainte et toute d'amour ; et où il n'y a que ceux qui se laissent conduire par le pur amour qui aient entrée dans cet aimable esclavage et servitude.

C'est dans cette sainte captivité où l'âme jouit en vérité d'une liberté entière, mais si douce et si agréable qu'à tout moment elle révère et adore les liens qui l'ont mise en cette heureuse captivité. Elle ne peut assez estimer son bonheur.

Hélas ! si on s'estime honoré d'être serviteur des grands de la terre, quel honneur et faveur de servir Jésus-Christ ! Il n'y a aucune grandeur sur la terre qui y soit à comparer. L'Ecriture

128. Ph 2, 7.

129. Lc 1, 38.

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Maître règne partout, qu'il soit glorieux et aimé par tous et en tout. L'esclave n'a pas une parole, une pensée, ni un mouvement en sa puissance. L'esclave ne doit avoir aucune inclination, affection, choix ni élection pour aucune chose.

Voilà, ma très chère fille, une partie des qualités et dispositions d'une esclave. Il reste à vous dire que la fidélité est la plus principale ; mais fidélité si actuelle qu'elle ne désiste pas un moment, non par crainte mercenaire, ains par un respect amoureux qui la tient en attention continuelle toujours prête d'obéir à Dieu.

Je prie Jésus-Christ qu'il vous donne part à ses saintes dispositions et à celles de sa très sainte Mère. Dites souvent en intention d'y participer : « Ecce ancilla Domini ». Voici l'esclave très humble du Seigneur, qu'il me soit fait selon sa sainte et divine parole, c'est-à-dire selon son bon plaisir (n° 692).

Oui, M.N. commençons par le signe de la croix, puisque c'est par icelle que nous avons la force et la vertu de mourir à nous-mêmes ; et Notre Seigneur dit que si nous le voulons suivre, que nous prenions notre croix.

Or pour suivre Jésus-Christ, il faut sortir de la terre et de la demeure de soi-même. Il faut sortir de la région des sens. Mais il faut déchausser les souliers des affections terrestres, parce que la terre sur laquelle vous marchez est saintem. Soyons nu-pieds, nu-tête, comme notre divin Maître, — vous comprenez bien ce que cela veut dire — et marchons généreusement, la croix en la main, avec une patience invincible.

Et ne vous ébranlez point pour voir les saillies de votre esprit. Tous les combats qu'il vous livrera seront utiles à votre âme et glorieux à Dieu. Vous ne le pouvez pas entièrement captiver présentement, mais Notre Seigneur le fera un jour. Et pour ce, il faut attendre ce bienheureux jour qui vous délivrera de la tyrannie de vous-même, qui est la plus cruelle et malheureuse captivité que vous pouvez jamais expérimenter (n° 2435).

Oui, ma très chère fille, puisque Notre Seigneur vous honore de l'office de Marie, modérez un peu celui de Marthe, afin que vous soyez attentive à Jésus-Christ. C'est là votre principale affaire, c'est cet « un nécessaire »132 que Notre Seigneur loue tant en sa fidèle amante, et qu'il veut établir en vous. Ne soyez pas si misérable que de le refuser

n° 692 et 2 fragments n° 2435 et 2443

131. Ex 3, 5.

132. Lc 10, 41-42.

CE QUE C'EST QUE PUR AMOUR ET DE SES EFFETS

Je me trouve en disposition de vous répondre bien amplement sur ce mot de pur amour, ce que c'est et comme il s'opère. C'est une entreprise qui surpasse ma capacité. Mais je ne prétends pas en parler comme ces grandes âmes, ains seulement comme je pourrai selon ma stupidité et mon peu de lumière, n'étant pas digne de vous parler de ce pur amour, car il faudrait la capacité des séraphins et leur intelligence. Je confesse mon extrême ignorance, et j'avoue qu'il faut avoir expérimenté les effets du pur amour pour en parler efficacement. Je puis bien dire avec le prophète : « Je ne suis qu'un enfant je ne puis parler »133. Il faut que ce soit le Saint-Esprit qui vous fasse cette divine leçon. Il n'y a que lui qui vous la puisse bien enseigner. Tout ce que je vous en pourrais dire diminuera son excellence.

Mais puisqu'il faut parler sans retours, je vous dirai donc que le pur amour est Dieu même, « Deus caritas est. Dieu est charité, et celui qui demeure en charité demeure en Dieu »134. Oui, ce sont les paroles de saint Jean, desquelles vous ne pouvez douter.

Une âme en charité, c'est une âme en amour. C'est une âme toute remplie de Dieu, toute occupée de Dieu, toute zélée des intérêts de la gloire de Dieu ; qui ne peut plus rien faire ni souffrir que pour lui seul ; qui ne se regarde plus soi-même ni les créatures ; et en ses opérations, elle n'a plus aucune tendance ni désir que de contenter Dieu. Elle ne regarde plus si elle en aura récompense, si elle en sera plus parfaite, si son oeuvre est méritoire, si elle aura plus de grâce- ou de repos en son esprit. Son seul et unique motif est de contenter Dieu, sans envisager les intérêts de notre amour-propre. L'âme opère tellement pour l'amour et respect de Dieu seul qu'elle ne peut envi-

133. Jr 1, 6.

134. 1 Jn 4, 16.

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sager que son bon plaisir. Elle ne regarde pas si elle est contente, car elle n'opère point pour elle, ains pour son seul uniquement adorable Jésus-Christ. Toutes sortes de souffrances et de peines lui sont agréables, pourvu que son divin Maître soit satisfait. Enfin Dieu, Dieu tout seul, sans mélange de nos intérêts ni des créatures.

Le pur amour ne sait ce que c'est que d'être intéressé, que

de se regarder soi-même. Il ne saurait souffrir la moindre souillure de vanité ni des créatures. Il fait tout pour Dieu. Il rend tout à Dieu, sans s'approprier jamais aucune chose. Sa tendance est de faire régner Dieu, de le glorifier en tout, sans se mettre en peine de soi-même.

Oh ! que le pur amour est puissant et qu'il fait de grands

effets dans une âme qu'il maîtrise et en laquelle il ne trouve plus de résistance à ses opérations. Qu'a-t-il fait en sainte Madeleine ? qu'a-t-il fait en la séraphique Catherine de Gênes ? et qu'a-t-il fait en tous les saints ? Oh ! qu'il est admirable ! et que ne ferait-il pas en nous s'il avait la liberté d'y opérer ! Donnons-nous souvent à sa puissance afin qu'elle détruise nos oppositions.

Oh ! si vous saviez quelle est la vie des âmes pénétrées et

animées du pur amour, vous seriez dans une grande admiration. Mais nous ne sommes pas encore en état de la pouvoir comprendre. Ne savez-vous pas • que notre état présent est de connaître et de goûter notre néant et l'abîme de notre misère pour nous établir dans une profonde humilité ? Portons respect à ces âmes amantes, mais attendons le moment de la miséricorde divine qui nous tirera de nos impuretés, après que nous en aurons bien connu et goûté la puanteur et l'amertume.

Le pur amour est beau et tout rempli de charmes, mais

nous sommes encore trop impures pour le posséder ; il ne pourrait demeurer un moment en nous. Il fait sa retraite dans les âmes tout anéanties, et jusqu'à ce que vous le soyez, souffrez en patience de vous voir en cette dure et cruelle privation. Il faut que vous connaissiez que vous n'êtes pas digne de le posséder ; et pour vous en rendre digne, il faut que vous soyez dans

l'abîme de l'humiliation. Car tant que la superbe règnera en vous, le pur amour n'y pourra demeurer.

Laissez-vous donc détruire, humilier et consommer dans le centre de votre néant, et après vous verrez le pur amour se reposer en vous comme en son lit de repos. Mais sachez que le pur amour ne saurait souffrir la moindre impureté, le moindre intérêt, vanité et complaisance. Il est aimable en sa possession ; il est bien rigoureux en son opération. C'est un monarque si puissant qu'il réduit tout sous son empire, et ne laisse point une âme en repos qu'il n'ait fait un total renversement. Il est sans pitié et sans miséricorde : il brise tout, il détruit tout. Il passe encore plus outre, car il consomme tout. Il ne peut souffrir la moindre résistance. Il a des armes très puissantes, et il en vient jusqu'à faire des martyrs. Enfin c'est un grand conquérant. Il veut assujettir les âmes à Jésus-Christ, les arrachant de la tyrannie où le péché les a tenues si longtemps.

Les âmes qui souhaitent le règne du pur amour souhaitent en même temps, sans qu'elles y pensent, une guerre épouvantable qui les doit réduire au néant. Il y en a beaucoup qui désirent le pur amour, mais il n'y en a quasi point qui veuillent soutenir ses assauts, ses foudres, ses ruines et ses renversements. Qui parle du pur amour sans le connaître en ses effets croit que ce n'est que plaisir et douceur. Mais une âme qui le possède connaît très bien, par son expérience, qu'il n'y a point de trêve avec lui. Il faut que tout lui cède et qu'il égorge tout ce qui a vie en nous pour nous donner vie en lui.

Le pur amour n'est jamais sans souffrance : la croix, la douleur, le mépris sont son aliment. C'est de quoi il se nourrit dans les âmes. Et si vous voulez le retenir chez vous, il faut que vous ayez de quoi l'entretenir. Faites provision de croix et de souffrances, autrement vous ne le tiendrez pas longtemps. La croix entretient le pur amour, et le pur amour soutient la croix. Ils semblent inséparables, et lorsque l'âme ne ressent point sa croix, elle souffre de ne pas souffrir.

Oh ! que nous sommes encore bien éloignées d'avoir en nous le pur amour ! Cependant nous avons quelque sujet de nous consoler, car il a déjà envoyé ses fourriers135 marquer ses logis. Je suis certaine qu'il y veut loger. Mais il faut qu'il le fasse nettoyer et le mettre en ordre. Et c'est ce qu'il fait en vous présentement. Laissez-vous donc purifier. Et si vous me dites que vous ne voyez point cela, je vous réponds que vos yeux sont trop impurs pour le voir et que Dieu veut de vous non les sens, mais la foi pure. C'est pourquoi vous la devez exercer.

135. Fourrier : sous-officier chargé du logement et de la nourriture des troupes en campagne, d'où : grâces déjà données pour préparer la demeure de Jésu