EXPERIENCES MYSTIQUES
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ISBN 978.2.86681.173.0
© Les Deux Océans. 2012
19, rue du Val-de-Grâce
75005 – PARIS –
tél. 01.46.33.68.19
Dominique Tronc
Les Deux Océans
Paris
Le premier volet de ce volume est consacré aux ordres monastiques. Il a bénéficié de conseils et de corrections proposés par dom Thierry Barbeau ainsi que de la fréquentation annuelle de la grande bibliothèque de Solesmes lors de visites à cet ami. Les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen nous ont pour leur part accueilli et ouvert libéralement leur fond manuscrit. Nous remercions les grands carmes de Nantes et d’Angers pour leur accueil. Nous avons bénéficié de facilités offertes aux Archives départementales de Rennes pour la saisie photographique de milliers de pages manuscrites dictées par l’aveugle Jean de Saint Samson.
Nous avons fréquenté le carmel de Clamart durant près de dix années avant sa fermeture : il y régnait une paix toute particulière. Le volet central du présent volume dans sa partie féminine est en quelque sorte le testament de sœur Thérèse, dernière archiviste du fond hérité du Grand Carmel de Paris, qui nous a progressivement guidé vers les manuscrits et les éditions rares qu’elle jugeait essentiels. Un travail plus développé reste à faire à partir de ce fond extraordinaire dont la mise en ordre fut conduite par notre amie Chantal Sanson. Il est actuellement déposé au carmel de Pontoise sous la bienveillante garde de sœur Anne-Thérèse.
Le troisième et dernier volet qui explore pour la première fois un monde franciscain très riche mystiquement est redevable des conseils de l’historien Pierre Moracchini et de la richesse du fond propre à la bibliothèque capucine. L’exploration sera poursuivie au tome suivant.
Enfin ce volume a bénéficié, plus encore que pour le précédent, de la collaboration de mon épouse Murielle : nos deux sensibilités s’épaulent et se complètent.
PLAN DE LA SÉRIE
I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. UNE ÉCOLE DU CŒUR. ÉTOILEMENT DES MYSTIQUES
Conclusion
Le présent volume couvre
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
Il a été établi en collaboration avec Murielle TronTABLE DES MATIERE
Nous avons présenté dans notre précédent ouvrage les grandes figures mystiques reconnues qui vont inspirer l’essor d’expression française au début du XVIIe siècle1. Une synthèse chronologique distribuée géographiquement les assemblait, qui a préparé l’étude entreprise ici.
Celle-ci est plus localisée dans le temps et l’espace. Trois volumes couvriront une durée brève en privilégiant l’espace géographique d’expression française. Un tel changement de résolution ou « grossissement » va révéler des figures moins célèbres dont certaines furent même oubliées au sein de dictionnaires érudits. Chaque nom bénéficie d’une section propre quand nous lui reconnaissons une valeur comparable à celle des figures précédentes dans la qualité du vécu mystique. Car si leurs facilités d’écriture littéraire sont parfois limitées, – c’est le cas à l’est pour le profond franco-flamand Constantin de Barbanson ou à l’ouest pour l’humble bretonne Armelle Nicolas, -- il ne s’agit jamais de figures mystiquement « mineures ».
La densité propre au Grand Siècle en Europe catholique est en effet extraordinaire : là où l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ne relever que deux ou trois noms de grande valeur, notre récolte se monte à plus de dix figures originales de tout premier ordre réparties seulement sur quelques dizaines d’années2.
La France a été peu présente jusqu’ici, si l’on excepte l’impulsion assurée par les grands moines du XIIe siècle : Bernard de Clairvaux et son ami Guillaume de Saint-Thierry, les « intemporels » chartreux… Elle va prendre maintenant une place centrale, après les éclipses successives causées par la Guerre dite de cent ans puis par des luttes religieuses. Cette émergence accompagne la montée en puissance politique. Le royaume devient la principale puissance européenne après avoir desserré l’étau de l’empire de Charles-Quint. Le Siècle classique français succède au Siècle d’or espagnol.
À « l’invasion mystique » - expression chère à Bremond que nous croyons toujours globalement justifiée3 -, va succéder l’irrigation d’une société par ses sources internes. Celle-ci vit en effet un printemps spirituel par des renaissances qui ont lieu au sein du royaume, surtout dans ses ordres religieux. Elles s’appuient sur des textes étrangers, adaptés par une armée de traducteurs. L’invasion des textes prépare ainsi l’accueil favorable de franciscains italiens et anglais expatriés, puis de carmélites espagnoles.
Une présentation entièrement chronologique ne s’impose pas à propos d’une durée si brève concernant les relations entre trois générations. Se croisent et se heurtent hommes ou femmes de deux mondes : l’un est relié encore à une représentation médiévale hiérarchisée dans la structure matérielle de l’univers comme dans les royaumes de l’outre-tombe4; l’autre prend progressivement conscience d’un univers qui se découvre sans limites, dépourvu de centre, autonome dans ses mouvements depuis Galilée, incluant des vides depuis Pascal. Parallèlement à une cosmologie bouleversée, une brisure est accomplie depuis peu au sein du christianisme : les Réformes rencontrent la Contre-Réforme catholique. Enfin des civilisations lointaines mais évoluées sont découvertes.
L’ancien monde perdure plutôt au sein des ordres religieux traditionnels tandis que le nouveau monde demande des rénovations capables de répondre aux défis posés. Celles-ci prennent la forme de fondations adaptées aux exigences culturelles ou aux découvertes maritimes : l’humanisme est pris en compte au sein du royaume par les jésuites comme par leurs opposants jansénistes, tandis qu’au-delà des mers sont envoyées des entreprises missionnaires au Canada et en Extrême Orient.
Nous avons réservé le tome II aux ordres religieux « anciens » qui vont retrouver une vitalité inattendue. Le tome suivant III prendra en compte les fondations nouvelles. Le dernier tome IV s’attachera à l’émergence d’une mystique de la quiétude plus dégagée de contraintes ecclésiales et par là restée marquée et mal comprise.
Ce volume II comporte quatre parties :
1. Des textes et des hommes précède l’étude des premiers mystiques de France par un court rappel des influences5 et du rôle des traductions qui assurèrent en français la mise à disposition de l’essentiel de la tradition mystique6. Nous suggèrerons (tome III) un vaste « paysage mystique » et spirituel en donnant la liste chronologique de figures qui connurent le Grand Siècle, précisant aussi leur appartenance et leur importance à nos yeux. Elle comporte plus de cent noms, patiemment évalués en « arpentant les allées de la mystique » : sur un siècle et demi7, une soixantaine nous a semblé avoir une expérience mystique.
2. Traditions monastiques et réformes rappelle la permanence de l’érémitisme, puis couvre de multiples réformes : celles-ci sont multiformes chez les bénédictines, également augustiniennes, célèbre à Port-Royal. La rénovation des grands carmes est menée par l’aveugle convers Jean de Saint-Samson et par ses disciples. Ce qui nous conduira à évoquer de façon détaillée une rénovation cette fois féminine et de large influence jusqu’à nos jours :
3. Le Carmel déchaussé expose l’aventureuse implantation en France de l’héritage venu d’Espagne, le pays ennemi de l’époque. Le récit haut en couleur a été déjà conté, mais ses suites internes à la vie mystique carmélitaine n’ont jamais fait l’objet d’une synthèse. Nous nous attacherons à mettre en valeur les actives « ouvrières » religieuses et non les autorités masculines dont elles dépendaient : il s’agit de madame Acarie devenue converse sous le nom de (première) Marie de l’Incarnation, d’Isabelle des Anges, la seule Espagnole demeurée en France, de Madeleine de Saint-Joseph restée injustement dans l’ombre de Bérulle, de ses compagnes et dirigées… En conclusion de ce parcours féminin, nous rendons justice aux carmes grâce à deux grandes figures tardives : le convers mystique Laurent de la Résurrection et l’historien de la Tradition Honoré de Sainte-Marie.
4. Les Franciscains constituent la partie la plus neuve de notre étude et l’oubli d’une synthèse relevant les nombreux spirituels franciscains, déploré par Bremond, est ainsi réparé. Benoît de Canfield est reconnu parce qu’il fait partie de la « première génération » capucine et qu’il exerça une forte influence sur son siècle : nous mettrons sa Reigle en valeur. Bien d’autres capucins sont de valeur égale, dont Constantin de Barbanson, Martial d’Étampes et Jean-François de Reims. Quatre récollets les accompagnent, de Séverin Rubéric à Maximien de Bernezay. Surtout se détachent par une fécondité sans commune mesure avec leur faible nombre des tertiaires réguliers ou laïcs emmenés par la grande figure de Jean-Chrysostome de Saint-Lô : ils achèvent notre revue des ordres « anciens ». Parce qu’ils ont toujours été liés aux laïcs, les réguliers nous conduisent vers un monde nouveau, celui des mystiques normands animés par M. de Bernières et celui de ses successeurs de l’école du Cœur. Les uns et les autres seront abordés dans les prochains volumes.
Notre but n’est pas historique même si nous avons médité pour chacun des volumes une présentation solidement structurée chronologiquement au sein de diverses localisations ou états de vie. Nous voulons avant tout faire apprécier des textes qui peuvent répondre à l’intuition mystique.
Dorénavant la nature anthologique de notre entreprise se révèlera plus largement et nous n’hésiterons pas à citer quelques textes de façon suivie (ici pour la bénédictine Marie de Beauvilliers puis pour le capucin Benoît de Canfield). Car les textes mystiques « sans idées » sont rarement rendus accessibles : ils seront souvent réimprimés ici pour la première fois depuis leur apparition...
Il nous est possible de le faire sans limitation à dix lignes par citation parce que nous ne dépendons pas de rééditions récentes très généralement absentes (ou fautives). Nous avons eu recours à l’édition dernière du vivant de l’auteur ou à la première édition établie peu après sa disparition (mais souvent non sans une large intervention d’un écrivain tiers, suivant en cela la pratique habituelle de l’époque). Nous modernisons l’orthographe et la ponctuation et signalons nos coupures.
Notre rôle consiste à attirer le lecteur vers de beaux textes. De nombreuses citations sont extraites de versions longues, voire intégrales, disponibles sur notre site web « cheminsmystiques.fr »8. Certains livres existent dans les bibliothèques électroniques, en particulier pour ceux disponibles en versions anciennes, ce qui ne présente guère d’inconvénient9.
Les citations sont données en italiques lorsqu’il s’agit de textes mystiques d’époque. Elles sont données en romain lorsqu’il s’agit plus rarement de reprises d’études modernes.
Les références sont très nombreuses. Nous avons tenu à donner les informations qui seront utiles à celui qui, recherchant un essentiel disséminé au sein d’une immense littérature spirituelle, attiré par une ou deux de nos citations, veut approfondir tel ou tel auteur. Et nous avons suggéré de nombreux chemins de traverses qui mériteraient de plus amples explorations.
Le lecteur trouvera un Index regroupant noms et thèmes propres au XVIIe siècle à la fin du prochain tome III. La Table des matières en tient lieu pour les figures du présent tome.
Nous commencerons par une approche synthétique afin de préparer aux explorations individuelles réparties dans les chapitres suivants. Ceci nous permettra de rendre compte d’influences qui se jouent sur deux siècles en les organisant géographiquement. Puis nous rappellerons l’importance de la transmission d’une tradition mystique écrite.
Plus de deux cents ans séparent la mort de Ruusbroec de la fin des guerres de religion en France. La première date clôt l’activité d’une trinité mystique : Tauler meurt en 1360, l’anonyme auteur anglais du Nuage d’Inconnaissance est actif autour de 1370, Ruusbroec meurt en 1381. La dernière date correspond au réveil du pays le plus peuplé d’Europe : le début du règne d’Henri IV voit la paix revenir en France, calme grâce auquel une « invasion mystique » s’amorce par des traductions, bientôt suivie de l’arrivée de spirituels étrangers par le nord et par le sud du royaume. Ils vont contribuer à un vaste essor religieux.
L’histoire des développements sur la durée de ces deux-cent treize années est complexe et demeure mal cernée. On constate globalement un tassement dans la continuité pour la tradition flamande tandis que des développements neufs prennent place en Italie et en Espagne. Cependant la tradition nordique reste dominante en France jusqu’à l’arrivée physique des carmélites espagnoles, puis elle s’atténuera sous l’influence des agents de la Contre-Réforme au service du Roi Très Chrétien10.
Plus précisément Denys le chartreux (1402-1471), Henri van Herp (Harphius) (1400-1477), puis La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535), enfin les Institutions Taulériennes (1548 pour l’édition latine par Surius) transmettent dans le monde catholique le message issu de Ruusbroec et de Tauler, sans oublier l’Institution spirituelle de Louis de Blois (-1566). Dans le monde protestant, la Théologie germanique prolonge l’influence d’Eckhart (dont le nom demeure inconnu) et celle de Tauler : elle est éditée par Luther en 1516 puis en 1518.
On ne trouverait après le XIVe siècle qu’un écho affaibli de l’élan mystique ? Une complexité croissante est peut-être à mettre en cause associée à un effort d’exploration moins grand qui affecte une période où la théologie et plus largement la représentation du monde demeurent stables après un développement rapide d’une culture européenne autonome au cours des deux siècles précédents.
Cet affaissement est-il réel et dû à l’effet dévastateur de pestes récurrentes11 ? Elles assombrissent en tout cas la vision spirituelle chez tous. Faut-il invoquer la guerre dite de cent ans12? Faut-il souligner l’effet dévastateur de la division de la papauté13, puis celui des luttes liées aux affrontements entre réformés et catholiques après 1517 ?
Mais aucune période historique n’est calme : suivront, pendant la période que nous allons étudier, - mais surtout hors de France - les terribles guerres « de trente ans » culminant vers 1630, qui scelleront l’opposition irréductible entre deux mondes religieux campant sur des frontières enfin stabilisées, puis celle « de quarante ans » à partir de 1672, qui voit l’affrontement entre deux mondes politiques, Louis XIV s’opposant à une Europe coalisée financée par la Hollande.
La mystique reste bien vécue par des figures de la devotio moderna ou par celles d’inspiration franciscaine. Simplement il ne leur est pas nécessaire d’inventer de nouveaux modèles : la fraîcheur manque.
Pour éclairer cette période de transition, il resterait à éclaircir le maillage dense des relations entre « écoles » mystiques. Celle, initialement dominante, dite « du nord », étend ses influences vers le sud. Après la Réforme, la disparition du monde catholique nordique accélère le processus par migration.
Des influences sont passées par quatre voies géographiquement distinctes dont les plus déterminantes s’exercèrent de personne à personne :
L’activité intellectuelle de cette chartreuse14 est remarquable et met à profit l’arrivée de l’imprimerie : le corpus taulérien dont nous avons précédemment vu la richesse est édité, et transmet ainsi des influences qui passeront par le bénédictin Louis de Blois15, les carmes Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson, le capucin Benoit de Canfield, et « de l’autre côté » par des luthériens dont Arndt et Gerhardt.
Plus précisément, des relations étroites lient Maria van Hout ( ?-1547), qui a pour amie l’auteur de la Perle évangélique et du Tempel, avec Gérard Kalckbrenner (1494-1566), chartreux, son fils spirituel depuis 1530, compilateur des Institutions pseudo-Taulériennes (en allemand) : textes admirables auquel on attache malheureusement le péjoratif « pseudo » parce qu’ils rassemblent, outre des textes de Tauler, des contributions provenant d’Eckhart et d’autres spirituels.
L’entreprise est menée à la chartreuse de Cologne en liaison avec Pierre Canisius (1521-1597) : ce jésuite qui connaît également personnellement Maria van Hout16, est l’éditeur-traducteur en latin de la compilation de ses amis chartreux. Sa traduction va couvrir la France17. La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535) et l’Institution spirituelle de Louis de Blois (1506-1566) concourent à cette conquête des spirituels18. Blosius appartient à la famille française des comtes de Blois et de Champagne par son père et à la noblesse des Pays-Bas par sa mère Catherine de Barbançon.
En Flandre espagnole, la « façon nordique » se heurtera à l’incompréhension de Graciàn, le bouillant (et attachant) confesseur de Teresa, avant de devenir celui d’Anne de Jésus arrivée à Bruxelles en 1607. Mais l’influence parvint auparavant en France par l’intermédiaire du capucin Benoît de Canfield qui lui emprunta « les deux formes d’annihilation mystique, l’active et la passive19 ».
Il faut enfin signaler le rôle du prêtre Pelgrim Pullen qui rencontre la mystique Claesinne van Nieuwlant en 1587 à Gand :
« L’expérience du non-être dont Claesinne et Pullen s’entretiennent n’est pas tant une préparation ou une condition préalable à l’union avec Dieu qu’un de ses aspects : c’est l’intensité de la présence du Tout Autre qui est la cause de l’anéantissement. », explique Mommaers, qui cite Pullen :
Lorsque l’homme connaît quelque chose de Dieu, il se connaît lui-même et il ne connaît pas Dieu […] Lorsque rien n’est connu, c’est alors que Dieu est connu. Cela veut dire : lorsque l’homme se voit privé de tout, au point de ne plus rien avoir et de ne plus rien connaître. Une telle connaissance ne peut entrer ni dans l’intelligence ni dans l’entendement … S’abaisser sous Dieu voilà ce qu’est une telle connaissance ; elle est cela et rien d’autre que cela. […] 20
La mystique du Nuage d’Inconnaissance et celle de Julian de Norwich est influente grâce à des émigrés : à Paris William Fitch of Little Canfield (Benoît de Canfield) et Archange de Pembrocke, puis plus tard à Douai Augustin Baker. Ce dernier centre est important car une université catholique y fut fondée par les jésuites et mise en concurrence avec la vénérable université de Louvain (on en retrouve un signe révélateur dans l’opposition que rencontrera Jansénius pour des raisons que l’on doit qualifier de politiques, par exemple l’esprit d’indépendance de Flamands même catholiques vis-à-vis du pouvoir espagnol).
Nous livrons longuement en dernière partie du volume des extraits de la Règle de Benoît. Son compagnon Archange de Pembrocke est le directeur de Port-Royal à ses débuts, entre 1609 et 1620 mais n’aurait pas laissé d’écrits.
Quant à dom Augustin Baker (1575-1641), il prend l’habit bénédictin en 1605. En 1624, à Cambrai, il aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. Il est renvoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il traduit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler, fait connaître le Nuage ainsi que The Scale of perfection de Hilton. Sa Sancta Sophia est un précis soigné de ses écrits et une œuvre remarquablement claire21.
Elle passe par Catherine de Gênes, partiellement tributaire des deux Hadewijch : elle influence Isabelle Bellinzaga, l’auteur du Breve Compendio que reprendra Bérulle. Cette voie serait-elle secondaire ? Elle est surtout mal connue et ne se limite pas aux transmissions des textes, si l’on considère les proches qui entouraient Catherine et leurs successeurs22.
L’arrivée de membres des ordres italiens en France suit immédiatement la fin des guerres de religion : se distinguent les capucins, le Tiers Ordre Régulier franciscain auquel appartient Chrysostome de Saint-Lô, les ursulines, des jésuites dont le père Coton, confesseur d’Henri IV, qui apporte le Breve Compendio après son séjour milanais. Enfin les échanges avec Rome, centre de la religion catholique, sont permanents.
L’arrivée du Carmel féminin en France est capitale : les disciples de Jean de la Croix apportent leur expérience et forment les mystiques françaises. Nous y consacrerons tout un chapitre.
Les Espagnols ne s’opposent pas profondément à la mystique du nord avec laquelle Jean de la Croix a été en contact lors de ses études à Salamanque (ce qui s’explique aisément car la Flandre faisait partie de l’empire de Charles Quint)23. Mais nous avons déjà noté l’opinion prudente d’Anne de Jésus arrivant en Flandre à Bruxelles24.
Évoquons maintenant l’arrivée des textes mystiques étrangers en France car elle est contemporaine de l’influence entre personnes. Elle s’est faite dans un contexte très complexe.
La seconde moitié du XVIe siècle couvre en France une période de troubles qui voit la destruction et la décadence de très nombreux monastères. Le sommet des luttes civiles se situe peu avant 1572, date du massacre de la Saint Barthélémy. Elle se termine grâce à la modération d’Henri IV et à son talent militaire qui lui permettent de reconquérir lentement le royaume.
On peut situer la renaissance de la paix civile en 1594 qui voit son entrée à Paris suivie de son abjuration à Saint-Denis. Absous par le pape (peut-être conseillé par le mystique Philippe de Néri), Henri IV doit encore soumettre les dernières places ligueuses : la date de l’Édit de tolérance de Nantes en 1598 serait une date charnière pour la renaissance religieuse du royaume25. Une intense activité souligne alors le réveil religieux qui suit la paix.
Une tradition s’était toujours maintenue chez les chartreux. Déjà au début de la Renaissance, Lefèvre d’Etaples venait à la chartreuse parisienne de Vauvert « puiser dans ‘les coffres pleins de manuscrits des œuvres mystiques que les religieux communiquaient libéralement’ et dont les mystiques rhénans constituent le fond le plus précieux26 ». Les coffres ont disparu…
À la même chartreuse, on publiait Harphius dès 1491 et Denys en 1538. À celle de Cologne, on éditait la Perle en 1545, Tauler (et d’autres rhénans dans les Institutions taulériennes) en 1548, Ruusbroec en 1549… Les chartreux restent ainsi fidèles à leurs Coutumes :
Nous voulons que les livres qui sont la nourriture éternelle de nos âmes soient conservés avec la plus grande précaution et confectionnés avec la plus grande application, afin que ne pouvant prêcher par les lèvres la parole de Dieu, nous la prêchions par les mains…27
Ils ne se contentent pas d’éditer pour transmettre les richesses du passé mais, conscients des exemples offerts en leur temps ou presque, ils les traduisent. Une première traduction de Catherine de Gênes voit le jour à la chartreuse de Bourg-Fontaine en 1598. Elle est suivie de celle des œuvres de sainte Thérèse en 1601, par le prêtre Jean de Brétigny (de Quintanadueñas) et le prieur chartreux de Bourg-Fontaine28. Richard Beaucousin, vicaire de Vauvert en 1593, anime l’équipe qui traduit la Perle évangélique publiée en 1602 (puis en 1609) et L’Ornement des Noces de Ruusbroec en 1606.
Richard Beaucousin (1561-1610)29 fut avocat avant de rentrer à l’âge de trente ans à la chartreuse de Paris. Outre son entreprise de traductions, il contribua à l’introduction en France du Carmel réformé espagnol. La cellule de « l’œil des contemplatifs » fut en effet fréquentée par tout ce que Paris rassemblait d’esprits tournés vers la mystique : un autre futur traducteur, René Gaultier, madame Acarie, le jeune Bérulle, François de Sales, ainsi que Philippe Thibault (à l’origine de la réforme parallèle purement française dite de Touraine) :
« Il aura sur les milieux spirituels de la capitale une influence extraordinaire. La foule des visiteurs qui assiégeaient sa chambre claustrale troublaient le silence de la chartreuse, si bien que dès 1598, ses supérieurs songèrent à l’éloigner de Paris et le nommèrent prieur de Nantes. Le nombre des protestations fut si grand dans la ville que la nomination fut rapportée. Mais en 1602 il est envoyé comme prieur à Cahors, où il meurt le 8 août 1610 avec la réputation d’un grand serviteur de Dieu.30 »
Richard aida aussi à la publication du Bref discours de Bérulle (qui reprend le Compendio de la « Dame milanaise » Isabelle Bellinzaga), et surtout à la défense de la Règle de Benoît de Canfield (1608).
Le XVIIe siècle verra par la suite un très grand nombre d’œuvres produites par des chartreux dont le nombre réduit est sans rapport avec leur influence, qui est décisive31. Cette tradition de mise à disposition de textes mystiques se poursuivra jusqu’à nos jours avec un dom Porion traduisant et présentant les poèmes et les lettres des deux Hadewijch et de Béatrice de Nazareth32 (outre des écrits personnels non signés)33.
Une intense activité de traduction se produit donc à la charnière de deux siècles et marque sur le plan des écrits la convergence en France des influences provenant des Flandres espagnoles, de l’Espagne et de l’Italie.
En premier lieu, la Perle évangélique fut un relais essentiel entre Ruusbroec et le siècle nouveau grâce à la mise à disposition du texte flamand en français et à son onction. Son influence fut comparable à celle des Institutions Taulériennes écrites en latin, et à celle de l’Institution spirituelle également latine de Louis de Blois34. Ces trois textes furent d’une importance capitale : tous les mystiques du siècle se sont appuyés sur eux pour justifier leur expérience.
Rappelons par un extrait la profondeur de la Perle : elle appelle au retour intérieur qui, s’il est poursuivi « l’espace d’un an entier », ne saurait rester ignoré de Dieu :
Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait oncques [jamais] fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire [vraiment] à la fin de l'année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte [caché], qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres. Pour-autant [pour cette raison] qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.
Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant [quittant] toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est à savoir qu'une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand erreur35 occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive [vivante] veine inconnue à tous pécheurs.
Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après és [dans les] autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.
Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te résignant [t’abandonnant] toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré36.
Quant à l’influence espagnole, elle se propagea par l’intermédiaire de René Gaultier (~1560-1638) : ce visiteur de la cellule de Beaucousin fut un grand traducteur des Espagnols. Conseiller d’État et avocat, il vécut à Paris et eut au moins cinq enfants de Péronne de Laurent (-1656), épouse considérée comme un « vrai miroir de perfection ». Il traduisit Pierre d’Alcantara (le franciscain qui eut une influence décisive sur Teresa), et Jean de la Croix (déjà !), mais aussi Louis Du Pont37, Jean Climaque38… Ses traductions sont exactes et surtout mystiquement « sensibles »39.
En ce début de siècle, tous respectent les contenus mystiques qu’ils adaptent par une compréhension que l’on devine intime : ainsi pour le Cantico A de Jean de la Croix rendu par Gaultier. Il faudra attendre Marie du Saint-Sacrement (1861-1939) pour retrouver une telle qualité de compréhension grâce au partage implicite d’une expérience mystique commune40.
Ces spirituels qui sont en même temps traducteurs, ne se contentent pas de travaux en cabinet : de Brétigny et Gaultier partiront chercher des carmélites en Espagne, non sans aventures. Tous sont très discrets sur leur vie personnelle : ils s’effacent devant ce qu’ils transmettent.
Dès le début du siècle, donnant ses racines au mouvement mystique, ils rendent donc disponible ce que nous appellerions une « base de données », à savoir les textes essentiels des siècles précédents qui serviront à conforter et défendre s’il y a lieu, une vie vraiment mystique : ceci très directement (Ruusbroec, Catherine de Gênes, Teresa et Jean de la Croix bien avant qu’il ne soit pleinement reconnu), ou par le relais d’un spirituel qui sert d’intermédiaire expérimenté (Harphius et l’auteur de la Perle évangélique).
En particulier, les Noces spirituelles (1606) de Ruusbroec sont traduites en français par un chartreux et tous les mystiques du royaume de France peuvent s’abreuver à sa joie :
Mais je vous prie, quel est cet avènement perpétuel de notre Époux ? Certainement, c’est la génération nouvelle et l’illumination laquelle Dieu fait sans cesse en nous. Car ce fond où reluit cette clarté, [185v°] voire et même qui est cette clarté même, est fécond et vigoureux, et pour ce, la manifestation de la lumière éternelle est continuellement renouvelée au plus profond de l’esprit. Et il faut certes, qu’ici cède et succombe tout ce qui est des actions créées. […] Et l’avènement de l’Époux céleste est si soudain et si léger que toujours il vient, et demeure toujours au-dedans, et ce avec richesses infinies, et qu’il revient toujours encore de nouveau et sans cesse, en propre personne, avec clarté infinie, comme s’il n’était jamais venu. Car son avènement sans temps, consiste en quelque maintenant éternel, et est toujours reçu avec désir nouveau et joie nouvelle41.
Quelques années plus tard, les minimes de Rouen publient les Institutions [Taulériennes] avec la Vie … et Epistres et quelques excellents sermons… en 1614.
Puis la Théologie Mystique de Harphius (Herp), le « héraut » de Ruusbroec, paraît à Paris en 1616 dans une belle traduction offerte par J.-B. de Machault, conseiller du roi :
Que s'ils renonçaient à toute propriété en toutes œuvres, ils passeraient toutes choses par un esprit nu et pur ; en laquelle pureté ils seraient agis sans moyen par l'Esprit divin, en prenant quelque certitude qu'ils sont enfants de Dieu ; « parce que ceux qui sont agis et poussés de l'Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. »
En sixième lieu, aucuns sont qui embrassent cette limitation, comme enfants secrets de Dieu ; lesquels doivent nécessairement, non seulement vivre de vertus, et y veiller ; mais aussi par-dessus toutes vertus mourir, et être ensevelis en Dieu pour renaître plus heureusement en lui. Sur quoi faut savoir, combien que les hommes, quand ils naissent du saint Esprit, sont alors enfants de grâce, et que leur vie est ornée des vertus, et qu'ils surmontent toutes choses contraires à Dieu, selon ce dire de saint Jean [I Jean, 5] : « Tout ce qui naît de Dieu surmonte le monde ». Toutefois ceux-là sont ici appelés serviteurs ; parce qu'ils ne se sentent encore bien établis en Dieu, ni certifiés de la vie éternelle ;
Mais quand nous montons en excès par-dessus nous-mêmes, et qu'en notre monter à Dieu nous sommes faits si simples, que l'amour pur et nu nous peut arrêter en sa sublimité, où il exerce soi-même par-dessus tout exercice des vertus, savoir en notre origine, et où nous naissons spirituellement. Là même nous sommes transformés, et mourons à Dieu, à nous-mêmes, et à toute propriété, et sommes faits secrets enfants de Dieu, en trouvant une noble vie en nous, selon ce dire de l'Apôtre [Colossiens, 3]: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. » 42
Enfin paraît tardivement, en 1622 43, la traduction par Gaultier du Cantique de Jean de la Croix, apporté en France par Anne de Jésus à qui il était dédié (un manuscrit aujourd’hui perdu du Cantique A) :
Mais vous [le Père Archange, capucin] qui avez déjà pris goût aux écrits du Révérend Père Jean de la Croix, je m’assure que vous verrez d’aussi bon œil ce sien posthume qui n’a point encore été mis sous la presse, où il se rend fort facile et familier pour la matière qu’il traite. Ceux qui n’ont point expérimenté les grâces et unions mystiques dont il parle, n’en sauraient juger, ce qui fermera la bouche à beaucoup de gens qui s’entremettent le plus de ce qu’ils entendent le moins. Ayant déjà prêté ma plume à la version des œuvres de ce religieux tant estimé de la sainte Mère Thérèse, je n’ai pu lui dénier ce dernier labeur, pour communiquer aux Français les trésors de sa rare doctrine44.
Les œuvres mystiques européennes essentielles – si l’on excepte Denys le chartreux dont l’œuvre latine est d’extension considérable, et les mystiques anglais qui attendront le milieu du siècle – sont ainsi toutes disponibles en français au tournant du siècle. Fait essentiel : on n’a plus besoin de recourir au latin, langue des clercs, ce qui ouvre accès aux femmes, qui sauront en faire bon usage.
Ces traductions ne privilégient pas l’élégance, - la langue française est encore rugueuse, - mais leur précision rend compte fidèlement de l’intériorité exprimée dans le texte, vécue par ces premiers traducteurs qui ressentent une obligation apostolique. Leur travail qui s’approche du mot à mot nous les fait préférer aux « belles infidèles » nées plus tard sous l’influence de l’école des traducteurs issue de Port-Royal45 : celle-ci recommande de repenser le texte pour le restituer, voulant tirer le meilleur parti d’une langue française jugée désormais l’égale du latin. Mais repenser un texte mystique en respectant l’intention de l’auteur n’est pas possible parce que l’« onction » spirituelle passe à côté du sens obvie (le problème est bien reconnu dans le champ poétique) ; les traducteurs ont rarement l’expérience mystique suffisante. L’idéal est de disposer d’une édition originale et de pouvoir y remonter, ce qui était le cas vers 1620 où l’espagnol, première langue d’Europe en avance littérairement, - son Siècle d’Or est achevé, - était connu de nombreux lecteurs, dont des femmes.
Parallèlement à cette disponibilité des textes, des catholiques émigrent et trouvent refuge en France, tel Benoît de Canfield. Beaucoup d’autres vivent hors des frontières du royaume, mais sont suffisamment proches pour que la langue française soit pratiquée à côté du latin : à Mayence, le capucin Constantin de Barbanson écrit en français, après une période passée auprès des bénédictines de Douai, ville universitaire des Pays-Bas espagnols où œuvre (mais en latin) son contemporain bénédictin Augustin Baker.
Les pays plus extérieurs « du nord » et de l’est, Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, sont devenus protestants. Leurs nouvelles Églises s’opposent à ce qui leur paraît être des reliquats du Moyen Âge : les approches de type mystique et la médiation assurée par le corps des moines et des clercs « papistes ». Des communautés réformées prennent leur place, en s’appuyant sur leur interprétation littérale de l’Écriture, pour assurer une autorité laissée vacante. Ceci ne laisse guère de place à l’intériorité, sinon celle dominée par une conscience morale propre aux puritains anglais et bien plus tard reprise par Kant. Quelques très belles figures mystiques existent cependant dans l’Europe non catholique : souvent il s’agit de poètes (anglais…), de quakers, de piétistes, de « chrétiens sans église ». Nous en évoquerons quelques-uns dans le prochain tome.
Après la fécondité du XVIe siècle, les pays du sud, Espagne et Italie, vont entrer en décadence. C’est l’effet retard de contrôles stricts par leurs Inquisitions. Il est vrai qu’elles ne brûlaient leurs victimes que « modérément » au XVIIe siècle, seulement pour maintenir une peur jugée utile au salut et à l’ordre public46 : on sait comment la mise en scène d’un Autodafe impressionna si fort la jeune Teresa qu’il se transforma en vision de l’enfer47. Nous présenterons au tome IV le récit du « spectacle » de l’abjuration de Molinos à Rome qui dura une journée entière. De telles mises en scènes interdisaient efficacement toute expression d’une liberté créatrice. Elle n’est en effet que rarement exercée car les martyrs volontaires sont rares… La décadence des imprimeurs accompagna celle de la pensée libre : ils disparaissent en Espagne et en Italie, ne se maintiennent que les presses d’Anvers dont témoigne le musée Plantin. La Hollande est le pays le plus peuplé d’Europe : elle monte en puissance et ne subit pas encore de joug despotique. Dans ce refuge de la pensée libre, on publiera des ouvrages par dizaines de milliers au cours du Grand Siècle.
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Flandres & Angleterre |
Vallée du Rhin |
Italie & Espagne |
1400 |
Denys chartreux (1402-1471) Herp (Harphius) (1400-1477) |
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Catherine de Gênes (1447-1510) |
1500 |
Louis de Blois (1506-1566)
P. Pullen & Claesinne van Nieuwlant (~1587) à Gand |
Luther imprime la Théologie Germanique en 1516/18 Chartreuse de Cologne La Perle évangélique (~1520, éd. 1535) M.van Hout (+1547) Institutions Taulériennes (Surius traducteur 1548 & G.Kalckbrunner & P.Canisius) |
Réforme capucine (~1520) Réforme carmélitaine Thérèse d’Avila (1515-1582) Jean de la Croix (1542-1591) Breve Compendio (~1580) Ph. Neri (-1595) fonde l’Oratoire |
1600 |
Benoît de Canfield (1562-1610) Augustin Baker(1571-1641) traduit le Nuage. |
Dom Beaucousin et ses chartreux traduisent la Perle (1602) |
A. de Jesus (1545-1621) A. de San Bartolome (1549-1626) Constantin de B. Chrysost. de St-Lô |
Se retirer du monde a toujours été recherché par les membres d’une minorité spirituelle et de tout temps ce souhait n’a été réalisé que par quelques-uns. La « première renaissance » chrétienne du XIIe siècle qui vit un grand nombre de vocations monastiques et béguines demeure exceptionnelle.
L’influence d’une petite fraction serait-elle d’autant plus réduite qu’elle s’isole ? Mais la sauvegarde des traditions comme la qualité des textes produits par quelques-uns assurent à leur témoignage une importance sans commune mesure avec leur nombre réduit. La continuité sans histoire des ordres est toutefois rarement évoquée par les biographes, sinon par accident, par exemple à propos d’une figure influencée par un « monde de moines » qui lui demeurera par la suite étranger, cas fréquent d’un fondateur d’ordre.
On imagine une décadence des ordres anciens achevée au XVIe siècle alors qu’elle ne se produira qu’à l’époque des Lumières. Il y a bien dès la Renaissance une destruction du monde monacal et une appréciation négative de ce legs médiéval par les réformés mais on ne peut généraliser. Les terres catholiques, donc la France, restèrent favorables à la vie mystique en leur sein malgré les Inquisitions, grâce à l’abri des clôtures préservées avec leurs bâtiments conventuels.
Nous considérerons dans ce chapitre : L’action discrète d’ermites disséminés dans les provinces ; l’action de congrégations bénédictines ou suivant la règle de saint Augustin ; diverses réformes entreprises par des bénédictines : elles méritent que nous leur réservions une grande place ; la réforme chez les cisterciennes à Port-Royal ; enfin la réforme du Carmel autochtone français masculin : elle est souvent négligée parce que celle, féminine et d’origine espagnole, perdure aujourd’hui plus largement. Cette dernière constitue un cas « particulier », mais si important que nous lui consacrerons le chapitre suivant pour le traiter profondément.
Cette ancienne forme de vie naquit en Orient. Elle pénètre quelque peu en Occident qui restera cependant toujours mieux adapté au cénobitisme, compte tenu de son climat dur et d’un environnement humainement risqué (il existe peu de zones désertiques et montagneuses qui puissent offrir des refuges assez sûrs, mais une immense forêt couvre l’Europe des plaines), et par suite de l’influence romaine tournée vers l’organisation collective.
L’érémitisme marque les camaldules48 et les chartreux ; il est présent chez les premiers cisterciens, les augustins ; il prend une forme bien particulière, quelque peu gyrovague, chez des Anglais dont Richard Rolle. C’est aussi une tendance que l’on retrouve chez les recluses ou certaines béguines : ces deux modes de vie étaient accessibles aux femmes car elles ne pouvaient guère vivre en ermites isolées (nous les avons évoqués avant de présenter Julienne de Norwich49).
Au XVIIe siècle, les petites communautés d’ermites recrutent d’humbles gens souvent écartés de l’état régulier : « le nombre ne s’en peut exprimer et n’en pourra être su des justes qu’au jour de l’ire du Seigneur. »50
Le réformateur Michel de Sainte-Sabine (~1570~1650), l’Ermitage de Caen, Lormont près de Bordeaux où se retira Maur de l’Enfant-Jésus51, témoignent du maintien ou au moins de l’attraction qu’exerce cette forme extrême de vie, dure mais indépendante, dont s’inspireront les Solitaires de Port-Royal. La volonté d’indépendance vis-à-vis de toute forme de contrôle collectif sur l’intime est à l’origine d’une renaissance de l’érémitisme masculin ou féminin.
En premier lieu nous évoquerons la figure exotique d’un ermite mexicain : « relais » posé entre le Moyen Âge et le XVIIe siècle, il fut digne des grands anciens. Bénéficiant de plusieurs traductions, le témoignage de sa Vida fut largement apprécié dans toute l’Europe.
Grégoire Lopez se rattache par une vie mystique fort indépendante à l’antique tradition des ermites et des Pères du désert aux célèbres pratiques ascétiques. Il fut l’une des figures préférées de ceux qui, à une époque travaillée par le désir d’un retour aux sources primitives, reconnurent sa grandeur solitaire.
Sa Vida écrite par son disciple ami, le prêtre François Losa, fut rééditée et traduite avant même d’être mise en valeur par Arnauld d’Andilly, l’infatigable traducteur de Port-Royal52. Elle sera invoquée dans des controverses à l’époque de la querelle quiétiste, puis appréciée en 1717 par Pierre Poiret (1646-1719), en 1733 par le piétiste et théologien mystique Gerhart Tersteegen (1697-1769), enfin en 1747 par le fondateur du méthodisme John Wesley (1703-1791) : trois figures éminentes que nous retrouverons53.
Cette Vie mérite d’être lue pour son charme, mais surtout pour la profondeur de ses dits. Elle enflamma l’imagination de générations de lecteurs à la recherche d’une figure moderne qui puisse être comparée à celles des anciens Pères du désert.
Le récit de Losa s’articule selon cinq périodes correspondant aux lieux de résidence de l’ermite itinérant. Nous soulignerons par des italiques les dits de Lopez cités au fil du texte54.
1542-1562 : peut-être né au Portugal, Grégoire vécut probablement à la Cour de Philippe II, ce qui explique une culture inhabituelle chez un ermite qui mènera une vie sauvage. Agé de vingt ans, il s’embarqua pour le Mexique dont la conquête était récente : la chute de Tenochtitlan-Mexico avait eu lieu en 1521. Arrivé à Vera Cruz, « il distribua aux pauvres des étoffes ». Il se rendit à « Zacatecas, ville peuplée près de mines d'or ... [où] s'étant trouvé dans la place de la ville lors que les chariots partaient pour porter de l'argent à Mexico ... [il vit] naître tant de contestations de disputes et de querelles, que deux Espagnols en étant venus jusques à mettre la main à l'épée, ils se tuèrent tous deux ». Il quitta ce Far-West mexicain en se rendant chez les Indiens « à huit lieues de là, dans la vallée d'Amajac habitée par les Chichimèques que leur humeur farouche et cruelle rendait alors redoutables aux Espagnols. » [15-17].
1562-1567 : Grégoire se fixa à sept lieues de Zacatecas, accueilli dans la métairie d'un capitaine : Pedro Carillo, le fils de ce dernier, enfant de six à sept ans à qui l'ermite apprit à lire, se souvenait de lui comme d'un jeune homme imberbe, vêtu d'un sac serré avec une corde, sans chaussures, sans chemise ni chapeau. Pendant les trois ou quatre années qu'il vécut chez Pedro, il n'assistait que rarement à la messe et ne fréquentait les sacrements que de loin en loin, quand passait quelque prêtre. Il lisait et écrivait une bonne partie du jour. On commença à médire de lui « parce qu'on ne voyait ni rosaire, ni image pieuse dans son ermitage ».
Il bâtit de ses mains une petite cellule. « Les Indiens l'y aidèrent ». Il répétait la prière très courte suivante : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Jésus. » Ceci dura « trois ans qu'il ne respirait presque point sans les dire mentalement ... ayant demandé s'il était possible que toutes les fois qu'il se réveillait elles lui fussent présentes, il me répondit ‘que oui, et qu'ainsi après être éveillé il ne respirait jamais une seconde fois sans qu'elles lui vinssent en la mémoire’[31-32] ». Après trois années il fut envahi par un ardent amour qui ne le quittera plus.
1567-1573 : après avoir demeuré trois ou quatre ans dans sa cellule, il s’installa dans un village puis séjourna près de deux ans chez Sébastien Mexia, un converti qui ne portait plus que des habits de bure, comme notre ermite. Il retourna à Mexico où les dominicains étaient prêts à le recevoir dans leur ordre. « Ces bons religieux lui ayant dit que la contrée de Guasteca [Huaxteca] était fort spacieuse et peu habitée, et que la terre en étant fertile en fruits sauvages il pourrait trouver de quoi se nourrir, il résolut de s'y en aller pour vivre dans la solitude. » [51]
Son biographe Losa fait sa connaissance, ayant appris « qu'il y avait à Guasteca un homme que l'on soupçonnait d'être luthérien parce qu'il n'avait point de chapelet... » [61]. Il sera témoin d’une vie réglée :
« Il se levait tôt et, après avoir lu, durant un quart d'heure, un passage de la Bible, il se recueillait, jusque vers onze heures, en un exercice dont on ne savait s'il était prière, méditation ou contemplation. Il sortait alors de son recueillement et mangeait avec Losa ou ses hôtes. […] Quand fut interdite [par l’Inquisition] la lecture de la Bible en langue castillane, il la lut en latin : pendant quatre ans, il consacra à cette lecture quatre heures chaque jour, arrivant à la savoir presque toute de mémoire. Il reconnaissait avoir lu beaucoup […] et il ressentait une très vive consolation à lire, décrites par Tauler et Ruysbroeck, les motions spirituelles que Dieu lui communiquait. »55
1573-1580 : malade, il fut recueilli par Jean de Mesa et passa quatre ans à Guasteca, puis se rendit « à Atrico par un mouvement du Saint Esprit ... qui le portait à faire de semblable changements. » [63]. Jean Perez Romero lui donna une chambre ; il y demeura deux ans mais des religieux se scandalisèrent « d’une vertu et d'une science si admirables dans un homme qui n'avait point étudié et ne portait point l'habit d'aucune religion. » [65]. Il s'installa à Testuco (aujourd’hui Huastepec, État de Oaxaca) pour deux ans, où il écrivit un livre de médecine, ce qui montre qu’il prit soin de malades en bon anatomiste et excellent herboriste. Un cercle laïc se forma. L’enquête d'un jésuite, faite pour le compte de l'archevêque de Mexico, lui fut favorable.
1580-1589 : En compagnie de Losa, il s’installe à l'hôpital de Guastepec en 1580 et assiste ceux qui l'entourent. Losa témoigne : « Un seigneur se renseigne sur l’hôpital auquel on dit que Lopez passe son temps à prier dans sa chambre : ‘Je lui ferai de bon cœur donner deux cents coups de fouet’ » ! Lopez répond avec humour :
Il a raison. Car un fainéant mérite bien deux cents coups de fouet ; et ces Seigneurs qui sont si occupés des choses extérieures ne comprennent pas ce que c’est qu’un exercice intérieur. [237]
Affirmant aussi bien :
Je ne suis rien : je ne suis bon à rien. [240].
Sa spiritualité fait fi des méthodes. Il refusait de donner des règles pour faire oraison, renvoyant au Pater :
Pour ne vous pas donner sujet de vous plaindre que je vous refuse, je vous dirai que vous n’aurez pour cela qu’à dire ce peu de paroles dont le sens est d’une si grande étendue : « Seigneur mon Dieu éclairez mon âme afin que je vous connaisse et que je vous aime de tout mon cœur. » Ce bon frère communiqua cette prière aux autres frères de cet hôpital. [205]
Il est l’objet d’une nouvelle enquête approfondie menée par un dominicain [84] :
Il répondit sincèrement que toute son occupation était d’aimer Dieu et le prochain. À quoi [Dominique de Salazar] lui ayant réparti : ‘Vous me dites la même chose à Amajac il y a vingt-cinq ans, et ne vous êtes-vous donc occupé qu’à cela seul ?’ – « J’ai toujours fait la même chose quoy que mes actions ayent été différentes. » [192]
1589-1596 : malade, il s'installe finalement dans un bourg nommé Sainte-Foy [Santa-Fe], toujours en compagnie de Losa, et « choisit une petite maison séparée du bourg », car : Seigneur je viens ici seul pour vous servir et m’oublier moi-même. « Il entra dans cette solitude le 22 mai 1589 et y passa le reste de sa vie. » [93]. Losa le rejoint à Noël et demeure avec lui jusqu'à sa mort [97].
Il lui donna [à Losa] pour exercice d’oraison ces paroles : ‘Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, amen Jésus’… doctrine la plus sublime et la plus difficile … [qui est] la conformité de notre volonté. [254]
Lui disant qu’il ne prenait aucun repos : … « Il est vrai que je ne saurais prendre de repos tandis que mes frères se trouveront engagés dans tant de travaux et tant de périls, parce qu’il n’est pas juste que je pense à me reposer pendant qu’ils y seront exposés. Dieu me garde de faire une telle lâcheté. Il suffit que l’un d’eux soit en danger pour faire que je continue toujours de prier pour lui. » [246]
Je lui dis de chercher quelque péché … il me répondit « que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » [267]
L’ermite donna des normes pour la bonne marche de l'Église au Mexique56 : « La charité est la source, l’origine et la mère de toutes les autres vertus. »
Grégoire Lopez étant toujours dans cet acte continuel du pur amour de Dieu et du prochain, Dieu lui communiquait sans cesse toutes ces vertus afin qu’il les communiquât aux autres et enrichît leur pauvreté par son abondance. Comme cet acte d’amour était continuel je lui demandai s’il avait quelques heures réglées […] [il répondit que] nulles choses créées n’était capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait ; qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fut une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroche ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union, par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. [258]
Sa vie se partage entre recueillement et les visites du puissant vice-roi ou d’une simple indienne que l’on retrouve à son chevet à la fin de vie.
« Il ne leur parlait jamais de Dieu ni de choses spirituelles et morales s’ils ne lui en parlaient en premier … [il donnait ses réponses] dans des termes très simples parce qu’il en retranchait tout ce qui aurait été superflu … Ses lettres avaient cinq ou six lignes ou moins … [car] il vaut mieux parler à Dieu que parler de Dieu. » [230-233]
Il assure un rôle apostolique par la prière :
« […] l’âme en cet état est comme passive […] ne fait que recevoir de Dieu […] n’agit pas tant comme recherchant son bonheur que comme le possédant, puisqu’elle ne désire pas tant qu’elle possède et jouit. […] Mais quinze ans avant sa mort s’étant vu en cet état et le connaissant fort bien, il crut qu’il lui était meilleur d’agir et de travailler jour et nuit de tout son pouvoir à témoigner son amour pour Dieu et le prochain. À quoi il ajoutait qu’il croyait que Dieu lui avait donné cet exercice comme étant le meilleur... » [267]
Quand on le prie de se souvenir d’une personne, il le fait comme un homme qui se trouve chargé d’un grand poids : « Oui je le fais et porte ce poids sur mes épaules. » [272]. Considéré comme un saint, il meurt le 20 juillet 1596, non sans montrer une grande attention aux humbles. Une indienne dont il ne connaît pas la langue vient le voir trois ou quatre jours avant sa mort ?
Écoutez-la … Car peut-être me veut-elle donner quelque bon avis : ce qui montre quel était son humilité… À l’heure de sa mort, lors que lui demandant s’il voulait que je lui donnasse un cierge pour voir plus clair, il me répondit : Tout est clair. Il n’y a plus rien de caché : c’est un plein midi pour moi. [203]
Traversons maintenant l’Atlantique pour aller en Flandre visiter sa jeune contemporaine.
Jeanne de Cambry mérite une place égale aux grands mystiques du siècle. Mais son éclat fut voilé parce qu’elle vécut à l’écart des principaux centres urbains et adopta le mode de vie érémitique en voie de relative disparition dans les cités du XVIIe siècle catholique post-tridentin : on le jugeait trop indépendant.
De fait, si son frère n’avait édité ses œuvres, cette figure aurait totalement disparu à notre vue, selon la règle propre au vivier des mystiques : on en repêche seulement quelques-uns grâce à quelque heureux hasard ou au contemporain qui a jugé le texte important. Ainsi Marie de l’Incarnation (du Canada) furent sauvée par son fils dom Claude Martin, madame Guyon fut éditée par Pierre Poiret…
Jeanne de Cambry est représentative d’un érémitisme citadin proche d’une vie béguinale qui s’étiole mais n’a pas encore disparu. Née à Douai en 1581, elle entre aux Augustines de Tournai à vingt-trois ans ; nous la retrouvons prieure de l’hôpital de Menin à quarante ans ; à quarante-quatre ans elle entre dans une récluserie contigüe à l’église St André située dans un faubourg de Lille. Elle y meurt en 1639 âgée de cinquante-huit ans57.
Ayant formé autour d’elle un cercle de « chères âmes58 », elle s’adresse à des laïcs59 comme à des ermites60, et n’hésite pas à conseiller les directeurs61. Elle a lu Ruusbroec et Catherine de Gênes, outre des auteurs plus anciens. Un abrégé de sa vie fut écrit par son frère62.
Ses ouvrages, que l’on trouve rassemblés en un fort volume rare paru à Tournai63, mériteraient d’être partiellement réédités. Elle exprime de façon fine et très personnelle une vie mystique qui conduit à l’amour divin. L’onction qui s’en dégage s’accompagne d’une grande clarté et génère une grande paix. Des citations ne peuvent que trahir une œuvre dense et riche en aperçus très originaux. En voici pourtant quelques extraits :
Dans le Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu, elle pose Dieu présent en tout, et cette présence est la source de l’élan d’amour vers autrui :
Nous devons toujours penser que Dieu est partout, comme de vrai il est. Car il n’y a nulle créature, tant raisonnable qu’irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune ... soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que nous parlions à quelqu’un, nous devons toujours considérer comment Dieu est en telle créature : et quelquefois en tirer une affection d’amour, voyant que Dieu est ainsi toujours avec nous… [12]
La recluse, qui écoute les offices de l’église Saint André, propose une belle analogie musicale sur l’unité harmonique dans la diversité des parties instrumentales :
Si c’est quelque musique, on peut considérer ... la diversité des parties ... des instruments ... il semble qu’il y ait tant de différence les uns aux autres ; néanmoins tous font un si bel accord, qu’il semble que ce ne soit qu’un. Ce que nous peut représenter la gloire des bienheureux. [13]
L’union est assurée par l’exercice de l’amour :
Car l’amour de Dieu est Dieu même [...] [16] et lors notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d’amour et de grâce, que nous pouvons dire avec joie et extrême contentement : ‘Je ne puis plus faire ma volonté mais celle de mon Dieu, parce que je n’en ai plus’. [...] [17] Afin de ne nous figurer une totale union avec le divin, qui ne serait cependant qu’imaginaire et une semence de notre propre complaisance [...] toujours avec une allégresse d’esprit nous convient reconnaître notre pauvreté devant Dieu...
On retrouve l’insistance d’un Ruusbroec sur le contentement, l’allégresse, la joie et la liberté. Faisons tout avec « joie d’esprit ; car c’est cette joie qui nous est très nécessaire. »
Le Traité de la ruine de l’amour-propre64 insiste dans son premier livre sur le tout faire par et en Dieu, et contre tout amour-propre :
Notre intention doit être si droite que ne devons rien faire pour quelque respect [39] que ce soit [...] seulement pour l’amour de Dieu, parce que Dieu le mérite.
Elle en arrive à une « supposition impossible » que l’on verra chez François de Sales ou madame Guyon :
Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu’en cela Dieu fût glorifié, nous soyons plus content en ce que Dieu soit glorifié en notre punition [anéantissement] qu’en notre bien. [39]
L’anéantissement à la vue du Dieu seul n’est pas un vide au sens moderne :
Il n’y a contemplation si haute, que l’âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n’y a nulle opération active. [76]
Une intéressante précision est apportée quant à la façon de prier pour autrui :
…en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes [...] [78] On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression pour la multiplicité des personnes mais comme étant tous en Dieu. [77]
Le « contentement sans pareil » de l’âme cheminant en affliction correspond à une expérience mystique précise vivement éprouvée en oraison d’un retournement du sens : « en ce rien Celui qui est tout est glorifié. »
Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu’elle fait. [...] Connaissant que d’elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu’elle soit martelée, comme sur une enclume, par toutes sortes d’afflictions ; que quant à l’intérieur elle n’ait une seule minute de repos [...] se tient tellement serrée avec son Dieu [...][qui] lui parle plus familièrement que ne font deux amants [...] Elle l’écoute [...] voit au fond de son esprit [...] la vérité de son néant en la vérité de Celui qui est tout. En quoi l’âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut rien et qu’en ce rien Celui qui est tout est glorifié. [79]
Suivent de fines discriminations sur les lumières et sur la soumission ou sur le comportement souhaitable pour éviter des difficultés à l’âme dirigée. Elle définit ensuite la foi nue du chrétien intérieur :
Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus [ les enseignements de l’Église]. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu’il nous advient. [105]
Laissant de côté les subtiles distinctions elle conclut sur
…une extrême accointance entre ces trois, oraison, contemplation et amour. De sorte qu’à grand peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation qui ne convienne de même à l’amour et à l’oraison. [112]
Le second livre du Traité reflète probablement ses propos oraux commentant mystiquement des passages du Cantique des cantiques :
‘Lève-toi, hâte-toi...’ Dieu le créateur invite l’âme fidèle à s’élever par dessus soi et ne plus s’arrêter aux vertus morales mais de s’élever aux vertus surnaturelles ... Car jusqu’à présent elle a coopéré ... Mais désormais, Dieu veut Lui seul opérer et agir. [156-158]
‘Prenez-nous les petits renards...’ 65 [...] en la divine contemplation [...] elle y découvre [162] aussi, jusqu’à la plus petite tache, de ses péchés et imperfections naturelles. Il n’y a si petite macule en son âme, qu’elle n’aperçoive en cette pure lumière.
‘Je trouvai celui que mon âme aime.’ [...] ceci se fait par une nudité et délaissement de toutes ses propres opérations et recherches [...] lors au moment que l’âme et ses puissances sont anéanties [170], par cette abyssale humilité, cet esprit, partie suprême de l’âme, vient à s’envoler plus vite qu’un éclair, ou plus vite que le rayon du soleil, jetant sa brillante lumière en quelque lieu, lors que les obstacles en sont ôtés[...] retournant à lui comme à son centre ; car Dieu est vraiment le centre de notre âme.
Au livre suivant, après une longue description de la nuit mystique, elle indique comment Dieu donne des forces pour supporter sa nuit ou l’amour divin…
Si l’âme n’était immortelle, elle ne pourrait subsister en être durant ces angoisses surnaturelles qu’elle endure par la privation de la présence de son Dieu …
Une similitude le fera entendre. Si l’on versait de l’eau fort chaude dans un verre, il se briserait soudain en pièces. De même l’amour divin, qui est plus chaud et brûlant que toute chaleur terrestre, étant bien engravé au cœur de l’homme, qui est mortel : s’il n’était secouru des grâces surnaturelles, il se briserait plus promptement que ne fait le verre […] [240]
Deux sortes d’anéantissements, l’un vers Dieu, l’autre vers les hommes. Envers Dieu, se reconnaissant un rien, qui ne peut faire une bonne œuvre sans la grâce [...] Envers les créatures [242] […] avec cette croyance d’être indigne de servir.
Le dernier livre traite de l’union et de la transformation en partant de l’Évangile ou du Cantique :
‘Mon bien-aimé est descendu en son jardin...’ [255] Il ne faut pas penser, chères âmes, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l’oraison, ou autres opérations esquelles la nature s’arrête et se complaît [...] [mais] pureté de conscience, où l’âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu’elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu qu’il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour.
‘… les pauvres d’esprit, pour ce que le royaume de Dieu est à eux’ 66 […] [257] Ceux-là sont pauvres d’esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu’en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n’est pas Dieu, et d’eux [...] [quoique] que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux bienheureux ; si est-ce qu’en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. … ils ont plus Dieu en eux-mêmes qu’ils ne sont en eux-mêmes.
‘…celle qui apparaît comme l’aube du jour, belle comme la lune...’ 67[263] sa lumière paraît seulement la nuit. Et l’âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde.
Exprimé en termes rares, l’achèvement de la purification permet d’aller, allégé, dans un grand élan…
[…] plus vite que la pierre qui [...] vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu’elle rencontre pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vistement68, ni trait d’arbalète se porter si roidement à son but, que l’âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. [268]
Du zèle dont ces âmes sont embrasées […] De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie à produire de ce cristal quelque rayon qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n’est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil [...]
Mais quels sont ces rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l’âme et par une même correspondance de l’âme à Dieu ? [295]
Le mariage mystique, dégagé de toute connotation humaine, supérieur aux « amants de ce monde », prend son vrai sens de force et persévérance gravées au plus profond de l’humilité même :
Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte [...] que ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? [307]
Quel est l’anneau […] signe de cette alliance ? C’est une intime force que Dieu grave au fond de cette âme, par laquelle elle demeure constante en une persévérance éternelle […] comme l’anneau d’épousaille est rond sans fin […]
Non qu’elle demeure impeccable, mais […] demeurant aux limites de son néant et humilité par laquelle elle s’est disposée à cette alliance […] car l’humilité, c’est le fond, le milieu et la fin sans laquelle on ne peut rien acquérir. [310] 69
Le Flambeau mystique70 fournit une description d’étapes de la voie spirituelle tout en insistant sur la variété des âmes et de leurs chemins :
Lorsqu’il plaît à Dieu de retirer l’âme de cette voie de soustraction, pour la mettre en un état de nouvelle union de paix et repos avec son Dieu. Cela se fait tout à coup par la seule opération divine, en sorte que l’âme voit lors que ç’a été Dieu, qui l’a de sa seule volonté laissée en ces horribles ténèbres [22] […] Elle sera jouissant quelques années de cette parfaite union. Le père directeur se doit autrement comporter en la conduite de son disciple en cette seconde voie illuminative, qu’en la première [...] [encourager] une profonde humilité, pour la disposer toujours à de nouvelles grâces, dont le propre est de rendre l’âme humble. [23]
La Lamentation de l’âme captive ferme l’œuvre publiée sur ce qui s’apparente à une confidence :
Ce grand Dieu immortel est tellement transporté de l’amour d’une âme qu’il l’aime de tout son cœur [...] l’embrassant dans son sein miséricordieux [...] Il lui dit [...] ‘ Toutes ces grandeurs sont tiennes, toutes ces délices te sont préparées pour une éternité [...] soyez toute à moi, je suis toute à toi ’ : paroles de Dieu si pénétrantes, que l’âme lui ouvrant son cœur lui offre sa vie, se déclare être toute à lui, en sorte qu’il semble que le cœur se fonde de joie, de liesse et d’amour. Et de fait il advient quelques fois dans ces accès d’amour si violents, dans ces caresses de son Dieu, qu’elle en a le cœur blessé et en sent une douleur incroyable.
L’âme voudrait bien lors [...] faire quelque présent [...) mais elle se voit si pauvre [...] qu’elle ne sait que [...] lui présenter son amour [...] il faut qu’elle cache ces secrets [...] et voilà encore un effet de notre servitude en cette vie, que le cœur souffrant la blessure de l’amour divin, a besoin de se dilater, la charité qu’elle a au prochain, [40] voulant se communiquer, elle ne trouve personne, ou du moins peu qui l’entendent, mais beaucoup attribuant et comparant son amour vers Dieu à l’amour charnel, d’où l’on prend mille sujets de mocquerie ; et par ainsi il faut que ces âmes tiennent ces flammes cachées dans leur cœur par contrainte et violence, pour [à cause de] l’incapacité des créatures...
Né à Mons, ordonné prêtre, Hubert Jaspart commença à mener la vie érémitique avant 1632, au bois du Tilleul près de Maubeuge. Puis il obtint en 1643 la collation de l'ermitage Saint-Barthélemy, près de sa ville natale. Il y vivait encore vers 1655 ; un successeur apparaît au même ermitage en 1658.
L’analyse par A. Derville71 du court traité de la Solitude intérieure…72 convient à d’autres spirituels « abstraits » et associe avec justesse les thèmes d'unité, d'humilité, de conformité, d'anéantissement :
« La doctrine de Jaspart est une spiritualité du retour de l'âme à l'unité de l'essence divine à laquelle participe ontologiquement le fond de l'âme ; elle s'appuie fréquemment sur la théologie négative. Ce retour de l'âme à l'unité de l'essence divine est vécu ... en un « regard continuel » vers la seule volonté de Dieu ; ce regard est « intérieur », dirigé vers le fond de l'âme où est Dieu ; il est parfaitement compatible avec les activités extérieures et les occupations intérieures.
« Mais l'homme ne peut acquérir ce regard et s'y maintenir que dans l'humilité radicale, laquelle s'origine dans la connaissance du néant de l'homme, et dans la conformité à la volonté de Dieu par l'anéantissement de la volonté propre. Alors est possible ce regard intérieur simple, fixé sur Dieu seul simple en son essence.
« Jaspart prend soin de préciser que ce regard doit être, autant que possible, exempt de toute idée, conception ou imagination des choses transitoires, même des plus saintes et des plus élevées sur ce qu'est Dieu, «car Dieu est tellement simple en son essence [...] que l'âme [...] ne doit retenir ou se servir de quelques pensées, conceptions [...] de Dieu [...] ou de sa volonté, puissance, unité ou trinité, etc., parce que toutes ces images, pour déiformes qu'elles soient, ne sont pas Dieu même » [82-83]. Le regard n'est vraiment simple que lorsqu'il n'est plus le regard de l'âme, lorsqu'il n'est plus « sien, ny envoyé d'elle […] mais tiré hors d'elle par un regard que Dieu tient sur elle et en elle. Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même. » [85]
Le spirituel est décrit comme
… se revêtant de la volonté de Dieu [...] la sienne […] ne se réservant ni esprit, ni désir, ni volonté pour sainte qu’elle soit [...] les laissant écouler dans celle de Dieu, et se glisser, perdre et anéantir elles-mêmes de bon gré dans cet abîme, comme une goutte d’eau dans la mer. [73] Vivant dans cet abîme d’anéantissement de soi-même, de tout ce qui les touche [...] et de tout ce qui est dans l’univers, comme dedans Dieu même.
Se formant dans ce mutuel regard, une unité ou ressemblance de choses entre l’âme et Dieu, par cette étroite et amoureuse unité d’esprit et de volonté, Dieu et l’âme étant faite une même chose.[ ...] Vivant de Dieu et avec Dieu, comme le charbon vit au feu, du feu et [77] avec le feu[…] ne trouvant plus rien en soi, à soi-même, pour le donner à Dieu, se trouvant soi-même dedans Dieu et à Dieu […] ne paraissant non plus que la clarté des étoiles dans la lumière du soleil.
De même l’âme est
… exempte non pas seulement des vues conceptions et imaginations des choses transitoires, mais aussi des plus saintes et spirituelles, qui ne sont pas Dieu. Car Dieu est tellement simple en son Essence, et éloigné de toutes formes et images que l’âme dans la pratique de son regard en Dieu seul, ne doit retenir ou se [83] servir de quelques pensées, conceptions, images ou formes de Dieu tant subtiles et célestes qu’elles puissent être […] L’infinie essence de Dieu ne reçoit pas de grandeur ni de petitesse […]
Ni encore moins penser à Dieu ou le désirer comme étant absent, ailleurs, ou plus haut que dans elle […] c’est une imperfection qui empêche la simplicité de ce regard intérieur, qui provient de son peu de foi, ne croyant pas qu’elle a en soi ce qu’elle cherche hors de soi […] Donc le remède pour dissiper ces ténèbres qui empêchent la pureté et simplicité de ce regard de l’âme en Dieu seul, c’est le [85] même regard de l’âme en Dieu dans une très simple et très intime croyance qu’elle est en Dieu et Dieu en elle, regardant Dieu par le même regard que Dieu la regarde. Son regard n’étant pas sien […] Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même […]
Alors que le sensible deviendra dans les siècles suivants la pierre de touche de l’expérience mystique, il s’en écarte nettement :
Sec et aride que nous soyons [...] nous pouvons toujours former un acte de conformité de notre volonté à la sienne, encore [...] que nous ne la sentions point. [104]
Elle [l’âme] n’a besoin que d’amour et de fidélité pour se résoudre de ne jamais rien dire ni rien faire sinon ce qu’elle croira être la volonté de Dieu […] et par cet anéantissement de soi-même elle entrera plus avant dans la lumière, connaissance et jouissance de ce Regard intérieur et de Dieu même […] ne vous arrêtez pas en cette petite pratique jusqu’à ce que toutes vos volontés, désirs et intentions, toutes vos œuvres et actions, toutes vos peines et souffrances corporelles et spirituelles soient changées en la volonté de Dieu, et que vous ne sentiez plus ni vos volontés, ni vos œuvres ni vos peines et vos travaux comme vôtres mais comme la volonté de Dieu, la vôtre étant faite de celle de Dieu [147] en toutes choses, laquelle est si charmante à l’âme qui la peut regarder et bien goûter, qu’elle la ravit et l’enivre de son esprit […] comme si Dieu occupait son être et sa vie […] laquelle l’âme peut bien regarder, sentir et goûter, mais non pas s’arrêter en ce goût ni se reposer en ce sentiment, et [148] contentement mais en la seule volonté de Dieu. Au contraire se trouvant sans goût et sans cœur pour parler à Dieu, encore moins pour se donner à lui, s’imaginant qu’elle ne fait que mentir en disant : Non pas ma volonté etc. Elle ne doit point pour cela ni pour toute autre raison, quitter sa pratique […] le goût n’y est pas nécessaire.
Les « chanoines réguliers » désignent des groupements de prêtres consacrés au service d’églises particulières, liés par la règle souple de saint Augustin. L’apostolat franciscain et dominicain, en contact plus intime avec le peuple, précipita leur déclin, de même que le développement d’universités rendait inutiles les écoles qu’ils animaient. Il y eut cependant de brillantes exceptions : la communauté de Ruusbroec et de la congrégation de Windesheim, dont l’effet demeure vivant jusqu’à J. Monbaer (1460-1501), avant d’être relayé par la chartreuse de Cologne et par les jésuites ; le renouvellement en France de la vie canoniale par saint Pierre Fourier (1565-1640), par Alain de Solminihac (1593-1659) dans le sud-ouest, par Charles Faure (1594-1644) ; enfin le foyer constitué par l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Ces exemples montrent qu’une place était utilement remplie par les chanoines entre le monachisme traditionnel et les ordres nouveaux ouverts sur la société civile73.
Des liens existaient avec les ordres ayant une vocation similaire d’apostolat, liés par la même règle augustinienne, tels les chanoines de saint Norbert ou prémontrés qui voulaient restaurer l’idéal de vie canoniale74, les ermites de Saint-Augustin ou augustins, illustrés par Luis de Leon, le théologien qui défendit Thérèse75.
Nous choisirons deux figures attirantes : une augustine, un prémontré.
Antoinette Journel fut mariée à quatorze ans. Elle pratiquait de grandes austérités, mais surtout une grande charité. Bremond, ébloui, nous expose le cas inhabituel suivant : un soldat qui avait volé son capitaine fut attaché à la queue du cheval de ce dernier et ses mains enflèrent ; puis il fut suspendu au plus haut d’un râtelier et on le laissa ainsi passer toute la nuit avec défense à tous ceux de la maison (de notre héroïne) de l’aller délier. Celle-ci « se coula adroitement dans l’écurie, où se courbant contre terre elle invitait ce misérable à poser ses pieds sur son dos … on la trouva enfin dans ce lieu » et dans cette posture, entreprenant la conversion du malheureux…. Devenue veuve, Antoinette entra à vingt-cinq ans chez les augustines. Des écrits qui ont échappé à la destruction ordonnée par la supérieure nous révèlent une âme limpide et libre76 :
Je reconnus bien mon appel et ma vocation … par un effet plus clair que le jour, qui me faisait ressentir que les desseins de Jésus sur moi étaient de me donner part à la vie intérieure, qui est son esprit, qui semble devoir prendre tout usage de moi-même, et y être comme principe de ma vie, me tenant en unité avec Jésus, et que cette opération ne dépendait pas de la Croix, étant un effet d'esprit pur. Enfin je voyais que Jésus ne m'appelait pas à ses amertumes intérieures et extérieures, mais à la pureté de son esprit, qui est essentiel à lui-même, pour être en unité avec lui. Jamais je n'avais vu telle chose, cela ne s'occuperait pas parler lumières extraordinaires, mais comme une vérité qui s'imprimait dans mon âme, et qui enlevait tous les doutes et soupçons que j'avais de ma disposition. […]
La première journée de nos exercices s'est passée dans une paix intérieure et des sens si profonde, qu'il semblait que la paix était fondue en moi, sans qu'aucune chose l'altérât un tant soit peu, me trouvant dans un vide de tout, et sans aucune application ni discernement particulière d'aucune chose de Dieu ni de la mienne, mais seulement perdue dans un océan de paix, je demeurais dans un profond silence, sans vue ni discernement. […]
La deuxième journée s'est passée dans la même disposition de paix et de silence intérieur, qui ne put être interrompu d'aucun acte ni opération de l'âme, et semble que toute capacité me soit ôtée, me trouvant sans amour et sans discernement ; [371] bref il me semble que tout soit cessé, et il ne me reste plus qu'un abîme de paix, dans laquelle je suis toute perdue et rassasiée, et passerais la journée dans ce silence, qui me possède toute, sans discernement et aucune opération.
Le troisième jour […] Les effets semblent opérer sur le corps aussi bien que sur l'esprit, […] Jusques à la moelle des os, pour sanctifier toute la substance, d'où procède une grande pureté dans la sensibilité naturelle qui reste toute nette et épurée. […]
Le quatrième jour je me suis trouvée intérieurement et extérieurement dans un océan de paix incroyable, et l'occupation intérieure si grande qu'elle possédait tout, si simple qu'elle m'ôtait tout discernement, ne voyant ni Dieu ni moi-même77.
Elle se livre ainsi vingt années plus tard :
Plusieurs années se sont passées en cet état, qui semblait à force de m'avoir plongé en Lui actuellement, avoir formé une habitude de vie en Lui en unité d'esprit. Je pensais y passer ma vie, lorsque par l'ordre et la conduite du père Marin […] Il m'ordonna de sortir de ce bel être et de ce saint adorable, pour me plonger dans mon néant, plus propre et convenable à mon état de pécheresse ; tout au même temps sans peine et répugnance, je me laissais fondre dans cet abîme, et par une étrange métamorphose l'obéissance me retira du sein de Dieu pour me plonger dans le sein du néant, où j'ai demeuré abîmée plus de trois années, […] Ce fut un coup de mort pour moi, puisqu'il me chassait de ma vie : mais à présent les longues années de privations que j'en porte, m'ont fait dans [381] la suite des temps voir que c'est un coup de Dieu, qui m'a mis dans le néant pour régner en moi plus purement. […] Depuis un an ma disposition a changé dans nos exercices ; je me suis sentie tirée à perdre la vue de mon néant, pour entrer dans le pur regard de Dieu, par une opération forte qui ruine tout en moi, pour faire place au règne de Dieu,[…] sans mélange […] tout étant anéanti pour moi […] [382]
Je ne puis pas vous exprimer le fond de paix que Dieu établit dans mon âme depuis plus de vingt ans ; il est vrai qu'autrefois elle souffrait quelque altération par de certaines petites craintes scrupuleuses, [385] mais depuis sept ou huit ans la paix ainsi puissamment établie dans les sens, que tout est paix, et que rien n'altère ; quelque fâcheux événement qu'il arrive, je regarde Dieu plus que l'effet, et la peine se dissipe, et Dieu seul demeure, ne m' étant pas permis de raisonner ni écouter la sagesse et la prudence humaine, et je souffre sans dire mot les choses fâcheuses auxquelles je ne puis remédier, sans en dire mes sentiments à personne, me contentant que Dieu voit tout, et que sa lumière et sa conduite est bien éloignée des nôtres ; et ainsi quelque chose qu'il arrive dans la vie qui soit choquant pour les sens et la raison même, mes sens et ma raison périssent devant Dieu, et je demeure toujours ainsi dans la paix, sans raisonner où je n'ai que faire, souffrant doucement et en silence. […]
Cette sainte liberté tient mon esprit élevé au-dessus de toute chose, et me laisse en pouvoir de tout dire dans une simplicité si sainte que je n'y réfléchis point. Ah ! [386] sainte liberté, heureux ceux qui vous possèdent!
Je me sens l'esprit net, dégagé, et qui ne tient ce semble ni au ciel ni à la terre, qui ne veut ni ne peut vouloir que Dieu seul ; plus de créatures, plus rien de créé pour moi, lui seul me suffit d'une manière que lui seul connaît. Pour ce qui est de mon intérieur, je n'ai rapport à personne, et depuis que Dieu m'a déchargée de la conduite des créatures, je me suis jetée à Lui seul (c'est qu'elle avait été quinze ans de suite maîtresse des novices,) dans la séparation de tout, m'appliquant seulement aux emplois que la sainte religion me donne. Celle du Tour 78 où je suis depuis si longtemps, est une des plus extérieures et divertissantes, n'ayant pas un moment dont je puisse disposer, et toujours en action ; et cependant je reçois des secours de Dieu si puissant, que quelque occupation pressante que j'y ai, le dedans de mon âme et aussi paisible et calme dans mon divertissement, que si j'étais seule […]
Enfin Dieu est Dieu, et seul mérite tout ; le temps qui est pas employé à son service, est perdu. Je voudrais ne soustraire aucun moment ; attendons de [397] sa miséricorde le reste ; il faut lui sacrifier tout, jusqu'aux désirs de notre cœur, qui semblent les plus purs et désintéressés. Il demande un prodigieux vide, puisque la pureté de son amour ne peut souffrir le moindre de nos mouvements, non pas même ceux qui semblent aller à lui, et que plusieurs croient être de la grâce. […]79
Nicolas Louys entre à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun, puis à partir de vingt-quatre ans enseigne la théologie à Falaise en Normandie (il cite souvent les « mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson), puis cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. Il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’étival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom).
Il aide à l’établissement des bénédictines de Toul, entre en relation étroite avec Mectilde du Saint-Sacrement /Catherine de Bar et compose pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses de ses fondations. Il cite, outre les figures déjà nommées, les « anciens » Harphius et Ruusbroec, le récent Jean de la Croix, mais aussi Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole80.
Dans ses Conférences mystiques…81, il explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard, sujet qui sera abordé également par dom Claude Martin (fils de Marie de l’Incarnation du Canada ; nous lui consacrons une section prochainement). Épiphane montre comment se réconcilient passiveté et activité car l’âme agie par Dieu est active et efficace dans la vie pratique.
La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c'est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C'est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu'il sera possible sans rien penser, sans rien désirer, puisqu'ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi, qu'il est partout, et qu'il est tout.
Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L'on appelle le simple regard, l'œil simple, parce que l'âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n'est embarrassé d'aucun nuage dans un plein midi, lorsqu'ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d'une clarté très pure et uniforme. Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l'âme, parce qu'alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l'entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s'abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu'elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c'est le repos mystique de l'âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l'inquiétude. L'âme s'étant retirée de l'affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu'elle désire. Jusqu'à tant que l'âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle.
Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d'entendre ce qu'Il voudra vous dire. [34]
L'on ne goûte rien, l'on est sans rien, et l'on ne sait où l'on est. L'esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l'ignorance de la manière de se trouver, et de l'usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l'amour divin, comme qui seraient submergés au fond de l'eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l'eau. [370]
Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l'âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l'homme qui souhaite cette union, dès qu'il se sent élevé par un grand feu qui l'enflamme de l'amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l'âme ne parle ni n'opère, et où il n'y a que Dieu seul qui agisse ; l'on y voit que l’opération de Dieu, et l'homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373]
Une grande mystique de notre siècle, c'est la Mère Anne Rosset de la Visitation (en la lettre circulaire sur sa mort) : « mon attrait et mon instinct intérieur, si j'en ai, ou si j'en sais connaître, me porte plutôt à n'avoir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l'aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même je ne m'amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [376] comme Dieu même me perd. Aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m'en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma position supérieure, et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait de ne rien faire, et de ne m'effrayer de rien faire. Il m'est avis que quand une chose est perdue, celui qui l'a perdue ne la voit plus et ne s'en sert plus ; de même quand l'âme s'est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s'abîmant en Lui sans réserve.
Ces personnes (des doctes) croient qu'elles (des religieuses) ne font aucune chose étant en l'oraison que de faire cesser leurs actes, et par conséquent qu'elles sont oisives. Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme, et afin de donner lieu à Son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif. [386]
Nous avons tant d'habiles mystiques qui disent qu'il faut y porter tout le monde [à l'oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n'y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n'y a rien de plus sûr ; c'est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doit convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d'assurance qu'aucun autre. [421]
Enfin l'âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d'opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c'est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453]
Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l'attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N'est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait.
Tout commença avec Benoît (~480 ~547), auteur d’une Règle qui établissait un régime très supportable si on la compare aux pratiques orientales des ascètes du désert82. Elle répartit l’emploi du temps des moines de façon équilibrée : plus de huit heures de sommeil ininterrompu (moyenne, compte tenu de la durée variable des heures latines), quatre heures au plus d’offices, quatre heures d’étude incluant la lectio divina83, six heures au travail84. Rien d’austère, car « la vie monastique doit être accessible à quiconque veut chercher Dieu. » Par contre, le moine mènera une vie communautaire où « tout sera réglé par le menu, il n’y aura qu’à se laisser porter par la grâce divine, à se laisser régir par l’Esprit d’amour ». Ce qui rend l’exercice supportable et conduit à la paix, est un fort sentiment de la proximité divine, celui de l’appartenance de tous à un Corps mystique - les hôtes sont reçus comme le Christ en personne. L’action souveraine de la grâce induit une dépendance envers la bonté divine85.
L’invasion des Lombards, vers 581, ruine la fondation du mont Cassin ; catastrophe qui s’avère fructueuse puisqu’elle donne l’occasion à Grégoire (~540-604), chercheur de la « lumière incirconscrite86 » devenu pape, de faire rayonner l’esprit et la règle en Angleterre à partir de 596. Elle reviendra par la suite sur le continent et, encouragée en 802 sous l’autorité de Charlemagne, elle conduira à la réforme de Cluny à partir de 910. Offices et psalmodie se multiplient. Deux mille monastères sont affiliés à l’époque d’Hugues (1049-1109), mais la décadence de cette grande machine centralisée est rapide87, tandis que Bernard (1090-1153) entre à vingt-et-un ans à Cîteaux avec une vingtaine de compagnons et établit l’école cistercienne, illustrée par son ami Guillaume de Saint-Thierry.
Les bénédictins connaissent l’alternance de déclins et de réformes propre à tous les ordres. La réforme est entreprise en Europe du sud à Subiaco en 1364, à Valladolid en 1390, à Montserrat, monastère agrégé en 1492, où Garcia Ximenez compose l’Exercitatorio de la vida spiritual. Elle se manifeste en Europe du nord à Bursfeld à partir de 1434 ; ce monastère entretient des rapports avec la congrégation de Windesheim et avec des chartreux, puis influe sur des communautés allemandes88.
La Réforme casse le monde cloîtré dans toute l’Europe du nord. Certains bénédictins émigrent, tel l’anglais dom Baker (1575-1641) que nous allons mettre en valeur. La Contre-Réforme facilite l’émergence de la congrégation lorraine de Saint-Vanne (approuvée en 1604), dont il faudrait évoquer les figures spirituelles : dom Philippe François, surtout dom Simplicien Gody, enfin dom Benoît Dard.
De la congrégation de Saint-Vanne sort en 1618 celle de Saint-Maur (approuvée en 1621), qui groupera 191 monastères à la veille de la Révolution. Dom Tarisse en est le premier supérieur, puis s’illustrent les noms de Claude Martin (1619-1696), Jean Mabillon (1632-1707), François Lamy (1636-1711), Jean-Paul du Sault (1650-1724). Si dom Tarisse est un ascète qui crée une ferveur - l’office divin, solennel, durait de six à sept heures –, si une « certaine âpreté fait pressentir le jansénisme », Claude Martin et peut-être François Lamy, proche de Fénelon lors de la querelle du pur amour, sont des mystiques (la notice mettant en valeur dom Claude suivra celle de dom Baker).
La restauration aura lieu dans la continuité, à Solesmes, fondé en 1833 par le prêtre Dom Guéranger. Il estimait « que l’ordre de saint Benoît … n’est pas une milice active, mais une école de vie contemplative […] afin d’habiter avec Dieu. »89. Dame Cécile Bruyère, fondatrice en 1866 de l’abbaye jumelle de sainte Cécile, était sensible à la mystique, et son ouvrage, La vie spirituelle et l’oraison d’après la sainte Écriture et la Tradition monastique (1899), utile au sein des cloîtres, mérite appréciation.
Cet excursus sur l’histoire bénédictine voulait illustrer la permanence d’un témoignage spirituel basé sur un mode de vie qui a prouvé un équilibre quasi-intemporel, car il est adapté à une minorité de chercheurs de Dieu qui se sont renouvelés d’âge en âge. Cette constance relativise, au niveau du vécu intime mystique, des particularités que l’on attache à tel ou tel siècle.
Évoquons maintenant trois figures de la mystique bénédictine.
Dom Augustin Baker fit ses études à Oxford puis à Londres et devint homme de loi90. Converti en 1603, il prit l’habit bénédictin en 1605. Il cacha cette identité à cause de la persécution des catholiques, et fit « valoir de hauts talents de légiste et d’antiquaire » ! En 1624 il est à Cambrai, aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. À la suite d’une controverse, il est envoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il rencontre de nouvelles traverses, rentre en Angleterre et « passe ses dernières années dans un isolement complet. »
Baker traduisit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler. Il fit connaître en France The Cloud of Unknowing et The Scale of perfection de Hilton, ainsi que les Révélations de Julienne de Norwich. Le meilleur manuscrit de la version longue des Révélations, qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, a été publié en 1670 par Cressy, autre bénédictin. Ce dernier est le continuateur de l’œuvre de Baker qu’il rassembla et publia auprès de moniales anglaises de Douai, elles-mêmes copistes de manuscrits de Julienne de Norwich, lesquels passèrent peut-être auparavant par les mains de Benoît de Canfield91.
Baker lui-même fut très influencé par Constantin de Barbanson : le capucin d’origine rhénane fut quelque temps auparavant en relation avec l’abbesse de la Paix de Notre-Dame de Douai ainsi qu’avec les capucins de Flandre.
Se dessine ainsi un réseau anglo-rhéno-flamand : il reproduit celui, plus ancien, qui existait aux XIVe et XVe siècles, ce qui est bien normal compte tenu des liaisons permanentes par voies fluviales et maritimes entre la vallée du Rhin (incluant les Flandres) et la vallée de la Tamise. Cette relation naturelle surmonte même la division apparue entre catholiques et protestants dès lors que les Espagnols sont tenus à l’écart ; on retrouvera de nouveau, près d’un siècle plus tard, le chemin allant d’Écosse ou de Londres en France, passant par la Hollande : il sera parcouru par les disciples guyoniens et par leurs livres.
On n’oubliera pas l’influence de l’espagnol Antonio de Rojas, prêtre madrilène qui n’est connu que par ses livres, dont la Vida del espiritu… : « L’âme ainsi anéantie n’empêche point Dieu de faire tout ce qui lui plaira en elle. Qu’étions-nous, et où étions-nous avant que Dieu nous eût créés ? » Il fut traduit en français par Cyprien de la Nativité dès 1646 - et condamné en 1689 92. Il fut à la source d’un « quiétisme » qui imprégnait dom Baker et qui lui sera reproché :
« Baker stood accused of a form of quietism … this is undoubtedly a serious weakness in his thought … but he is, after all, writing for enclosed nuns … For him the spiritual life is a movement of love … he goes so far as to say that God cannot help but love us93. »
La Sancta Sophia de Baker, publiée à Douai en 1657, est traduite en français94. Il s’agit d’un manuel assemblé à partir d’opuscules, précis soigné de ses écrits, œuvre remarquablement claire et sans marque d’époque. Il se concentre sur la prière, et donc ne présente pas l’ensemble de la vie mystique en harmonie avec l’activité ordinaire. Baker propose des « exercices » - dont un fort beau, le premier -, dans son souci de donner des instructions s’adressant à toutes ses religieuses.
Il apparaît ainsi comme un représentant avisé de ce qu’il appelle le « second cercle », tandis que le premier cercle est au cœur de la vie mystique, où la transmission de la grâce divine se fait sans action de notre part, sinon d’acquiescement, et ne suppose pas l’aide de manuels (d’où la rareté de ses traces écrites). Le troisième cercle, celui de la méditation, bénéficie d’une littérature si abondante que tout ajout de sa part est jugé inutile. Il y range des auteurs connus (que nous n’abordons pas parce qu’ils sont plutôt spirituels que mystiques) :
Les auteurs qui n'enseignent et ne connaissent pas d'exercice plus élevé que la méditation divisent aussi toute la carrière spirituelle en ces trois voies : purgative, illuminative et unitive. Pourtant la perfection de leur doctrine et de leur pratique ne vise pas plus haut que la vie active qu'ils professent ; comme on peut le constater d'après les ouvrages de du Pont, Rodriguez, etc. Nous pouvons y joindre aussi Louis de Grenade. [77]
Baker laisse le soin des divisions raffinées à d’autres mystiques quand il s’agit d’état « plus relevés » se situant hors de son souci premier de directeur de moniales ; il les aborde cependant rapidement :
Aussi le R. P. Constantin de Barbanson, l'auteur si savant et si expérimenté de l'ouvrage intitulé : Les secrets sentiers de l'Amour divin, divise-t-il tout le progrès de la vie spirituelle contemplative selon le progrès de la prière. Celui-ci (dit-il) comprend les degrés suivants 1° les exercices de l'intelligence dans la méditation ; 2° les exercices de la volonté et des affections sans méditation (exercices très imparfaits au début) ; 3° ensuite l'âme arrive à une perception expérimentale de la présence divine en elle ; 4° puis vient la grande désolation ; 5° à celle-ci succède une manifestation sublime de Dieu au sommet de l'esprit ; 6° de là, après de nombreuses alternatives de montées et de chutes (rencontrées aussi à tous les degrés), l'âme entre dans les voies divines, mais très secrètes, de la perfection. C'est cet ordre, plus naturel, plus conforme à la raison et à l'expérience, qui sera suivi dans son ensemble. Cependant les quatre derniers degrés seront réunis en un seul, et nous ne distinguerons que trois degrés de prière. [68-69]
Le second volume de La sainte Sapience passe subtilement de l’élévation de l’esprit vers Dieu, aux aspirations qui mettent en jeu la volonté, pour conduire par l’oubli d’elle-même et du monde extérieur au « pur vide » de la « divine union passive ». Il cite le « sublime » Nuage d’Inconnaissance, montrant une grande discrimination dans son choix de mystiques anglais.
La prière peut se définir une élévation de l'esprit vers Dieu, ou, plus précisément : C'est une mise en acte [actuation] de l'affectivité d'une âme intellectuelle à l'égard de Dieu, exprimant, ou du moins impliquant, une entière dépendance de Lui, comme Auteur et Source de tout bien. [12]
Pour rendre compte de ce qu'elles conçoivent quand elles fixent sur Dieu leur pensée, elles diraient seulement : Dieu n'est rien de tout ce que je puis exprimer ou penser, mais un Être infiniment supérieur à ces conceptions de l'esprit et absolument incompréhensible à une intelligence créée. Il est ce qu'Il est, et ce que Lui-même seul connaît parfaitement. Pour moi, je crois qu'Il est. Comme tel, je L'adore et je L'aime uniquement. [187]
Les affaires extérieures empêchent moins les aspirations que la méditation ou les actes immédiats, car, dans les aspirations, l'intelligence n'est guère employée et, par conséquent, peut s'occuper assez facilement d'un autre objet. De plus, la volonté riche, débordante même d'amour divin, ne s'attache pas à ces occupations et, par conséquent, n'est pas distraite par elles. [190]
Maintenant, l'âme perd tout souvenir d'elle-même et de tous les objets créés. Elle ne garde de Dieu que le souvenir de son incompréhensibilité absolue. Dans l'éloignement de toutes les créatures, le refus d'accepter toute image particulière et distincte de Dieu, il demeure dans l'âme et dans l'esprit un rien, un pur vide, pour ainsi dire. Ce rien a plus de valeur que toutes les créatures, car il est tout ce que nous pouvons connaître de Dieu en cette vie. Ce rien est le riche héritage des âmes parfaites, car elles perçoivent clairement combien Dieu est tout à fait différent de ce que nous pouvons saisir par nos sens ou par notre intelligence. L'état de ces âmes mérite d'être appelé « le nuage de l'inconnaissance » ou le « nuage de l'oubli » par l'auteur du sublime traité ainsi nommé. [193]
De nombreuses années, passées dans la mortification et les autres exercices intérieurs, ne purifient pas autant que quelques minutes de cette divine union passive. Ici, vraiment, l'âme sent parfaitement son propre néant et le tout de Dieu, et, par là, progresse étrangement dans l'humilité et l'amour divin. Elle est unie à Dieu d'une manière immédiate, éclairée de sa lumière céleste, enflammée de son amour, au point de considérer toutes les créatures (et elle-même surtout), comme si elles n'étaient pas, et même comme des objets tout à fait odieux. En outre, il existe dans une âme bien des défauts secrets, si subtils, si intimes, qu'ils ne peuvent être ni guéris, ni même découverts, sans l'union passive. [210]
Quel est le but de ces grâces ? Il n'est pas assurément de procurer à l'âme un repos définitif dans la jouissance, ni simplement de la torturer par la désolation. Notre bonheur suprême n'est pas de recevoir, mais d'aimer. [217]
Les principales œuvres de Baker, dont les Directions…, assemblées par son disciple Dom Cressy (1605-1674) sous le nom de Sancta Sophia, ont été assez récemment rendues accessibles en anglais dans leur édition critique95.
Dom Gody fit profession dans la congrégation de Saint-Vanne et mena une « vie sans histoire apparente », partagée entre Besançon, la région de Dole, Paris96. Ame sensible, poète, il est également un spirituel qui se manifeste indirectement, car tout bon moine se retranche discrètement derrière de nombreux auteurs : ici, Gody cite les mystiques anciens de Climaque à Blosius, puis Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales, Condren… Nous citons le second traité qui conclut la Pratique de l’Oraison mentale, ouvrage rédigée à la fin de sa vie97 :
C’est l’Attribut divin que nous appelons Immensité, sur qui se fonde cette sorte de Contemplation dont nous traitons à présent. C’est la foi de la présence divine partout qui nous en ouvre la porte, qui nous y entretient, et qui nous y fait acquérir une merveilleuse paix, nonobstant toute l’obscurité qui s’y rencontre. [...] Et véritablement cette Foi, pour brune98 et obscure qu’elle soit, ne laisse pas d’être belle à merveilles, et pleine de lumière toute ravissante. (137)
Il se réfère à deux lettres du Père de Condren99 :
...Dieu veut vous tirer dans l’esprit de la Foi, et vous faire sortir de vos propres sentiments et pensées. De là vient qu’il vous semble que tout se perde, Dieu même, ce vous semble, parce que vos pensées se perdent. Votre âme doit dire lors « que vous voulez adorer Dieu dans son Esprit hors du vôtre. » Nos pensées ne sont rien... (139)
Il est bon que cette lumière trompeuse [de notre propre esprit] cesse en nous, et que nous soyons en ténèbres pour son regard, afin qu’à yeux clos nous nous donnions à Dieu dans sa lumière invisible et inconnue, et qu’avec patience nous le cherchions par la pure Foi et simple Charité dans sa propre vérité. Nous ne devons, pour conclusion, désirer ni ténèbres, ni lumières, mais Dieu ; et le chercher par la voie qu’il nous ouvrira sans satisfaction, et sans impatience. (140)
Dans la contemplation de Foi :
On y exerce l’amour fondé en cette Foi ; aussi fait-on dans les autres [espèces de contemplations précédemment abordées]. On n’y discourt que le moins qu’on peut, et on y admire, et on aime le plus qu’on peut : aussi fait-on dans l’exercice des autres. Qui a-t-il donc ici de plus ? Il y a plus parce qu’il y a moins. Je veux dire, que le concept de l’entendement, et toute son opération y étant plus simple, aussi l’opération contemplative en est ordinairement plus facile, plus pure, et plus élevée. Es [Dans les] Contemplations des Attributs dont nous avons parlé en la section précédente, l’on regarde la Présence de Dieu : Ici on ne regarde que la Divinité présente très simplement. Es autres on aime la Bonté, la Beauté, la Miséricorde de Dieu : Ici on ne regarde que le Divinité présente très simplement. […] O Dieu très secret et très présent ! […](141)
Fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), il en est séparé à l’âge de douze ans quand elle décide d’entrer chez les ursulines de Tours: c’est une tragédie pour l’enfant, qui fugue et est retrouvé à Blois. Dom Claude en rapportera plus tard la cause, « une mélancolie profonde … il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement d’un œil de pitié, sans lui rien dire ; puis, se retournant, ils conféraient ensemble à voix basse de cette affaire… »100.
Après une période « d’incertitudes et d’indécisions sur son avenir », novice à vingt-deux ans, il prononce ses vœux le 3 février 1642 à l’abbaye de Vendôme101. Il occupe de nombreux emplois en des lieux très divers : abbayes de Tiron, de Jumièges, de Sées, villes de Rouen, Vendôme, Meulan, Paris, Meulan de nouveau, Compiègne, Angers, Rouen de nouveau. Enfin il demeure à Paris à partir de 1668, où il remplit la charge d’assistant du supérieur général des bénédictins de Saint-Maur, en particulier par deux fois auprès de Vincent Marsolle (1616-1681).
Il travaille au rétablissement des études qui se fait au sein de la congrégation, contribue à l’édition des œuvres de saint Augustin, organise le travail sur les éditions de saint Jérôme et de saint Hilaire, mais surtout rassemble et publie les écrits de sa mère, nous donnant ainsi accès à l’intimité de la grande mystique. Lui-même, après une conduite très austère, se met à l’école de Bernières comme sa mère102 : il connaît donc la vie mystique de l’intérieur, ce dont témoigne le caractère précis de certaines de ses « additions » aux écrits maternels103, et les Conférences ascétiques, fruit de son enseignement à de futurs prêtres. Celles-ci sont rédigées définitivement après 1690, lorsque, « choisi, de fait, comme supérieur général en 1687, il se heurte au veto royal » et passe ses dernières années au pays natal, comme prieur de l’abbaye de Marmoutier-les-Tours104 :
Or cette union ou perfection pratique se fait par une vue de Dieu toute pure, toute simple, sans espèces, sans formes, sans images, sans raisonnements, mais fondée sur une foi parfaite de ce que Dieu est en Lui-même, et surtout de ce qu'Il nous est présent par Son immensité. Et quant à la volonté, cette union se fait par l'amour, savoir activement ou passivement. Activement, lorsque, par un certain penchant du cœur et par une inclinaison amoureuse, l'âme tend à l'objet qui lui est proposé ; et c'est ce mouvement ou inclination de cœur que les mystiques appellent activité, disposition active, amour actif. Il peut encore se pratiquer passivement, comme quand l'âme ne se porte point à Dieu par des actes ou des mouvements d'amour, mais qu'elle s'abandonne simplement à Dieu, et qu'elle s'expose à toutes Ses dispositions pour y opérer ce qu'il Lui plaira : c'est ce qu'on appelle passiveté, disposition passive, amour passif. ... La contemplation passive est celle à laquelle Dieu nous attire par une grâce si forte, qu'il semble que nous soyons plutôt agis que nous n'agissons…
On reconnaît là son style très simple, à lire lentement, car précis et très juste dans le choix des termes : le spirituel bénédictin n’invente rien, mais tente simplement d’éclairer son prochain en s’appuyant sur la tradition monastique. En effet, comme le dit dom Jean Leclercq :
« L’expérience est une forme d’amour intime qui s’échange entre Dieu et l’âme ; en ce qu’elle a de personnel et d’incommunicable, elle tend au silence. Mais […] le mystique … doit communiquer aux autres ce qu’il sait de Dieu. »105
Dom Claude a eu une longue vie de sorte qu’il a connu les controverses qui ont entouré madame Guyon et son cercle. Le vieil homme courageux entreprit de justifier ses contemporains mystiques accablés par le pouvoir, dont l’auteur du Moyen court, mais sa prise de position est restée manuscrite et très longtemps inconnue car non publiée. Nous y reviendrons lors de l’analyse de la querelle à propos de la voie de quiétude106.
L’objet de controverses, « l’oraison de simple regard », est simple, car non divisée (de même « comprendre » n’est pas nécessairement « expliquer » par des causes, mais souvent acquérir une vue d’ensemble par intuition globale107). Elle est regard de l’Amour vers nous, qui attire en réponse le nôtre, « en ligne droite », sans détour, sans appel au levier des moyens :
Cette oraison de quiétude ou de simple regard, qu'on croit si mystérieuse et à laquelle on trouve tant à redire, n'est qu'une simple mais affective pensée de Dieu ; qu'une vue douce et amoureuse de Dieu ; qu'une attention de l'esprit à Dieu avec un penchant de cœur qui l'accompagne et la soutient, mais de manière imperceptible. […]
Ainsi quand on parle de l'oraison de simple regard, il ne faut pas s'imaginer que ce regard soit simple absolument. Il est simple, parce qu'il est sans raisonnement, sans recherche, sans multiplication d'idées; mais il n'est pas simple, parce qu'il est accompagné d'un très pur et très parfait amour de Dieu ; en sorte que cette pensée de Dieu, cette vue ou regard de Dieu, cette application de l'esprit à Dieu présent est comme le matériel de cette oraison ; et cet amour, ce penchant du cœur, cette inclination amoureuse [6r] en est comme le formel. […] Si les mystiques avaient expliqué de la sorte la quiétude, l'oraison de simple regard, il ne fût jamais venu dans la pensée que c'est un crime et une source d'hérésies des plus noires qui aient jamais affecté l'Église. Car enfin il n'y a rien que de surnaturel. Le simple regard est une vue de foi, ou de sagesse, ou d'intelligence, selon que le rayon de la contemplation s'éclaircit. Et cette inclination amoureuse qui accompagne et soutient le regard est [6v] l'ouvrage d'une très pure charité108.
Au Moyen Âge, les grandes abbesses bénédictines dirigèrent des couvents qui furent des foyers d’une culture féminine bien représentée par l’intellectuelle Hildegarde de Bingen (1098-1179). Ces couvents abritèrent aussi des visionnaires, dont sainte Gertrude d’Helfta (1256-1291) : une puissance d’imagination exubérante propre au Moyen Âge explique la forme de ces témoignages109, dont nous trouverons une résurgence chez Marie des Vallées ( ?-1656). Mais Gertrude fut aussi une profonde mystique qui rendait grâce à l’amour reçu sans mérite :
La suave bonté – innée et essentielle à votre nature – sous la motion intime de la douce charité – par laquelle non seulement vous aimez, mais êtes l’Amour même … vous a incliné vers la dernière des créatures humaines, la plus démunie de tout ce qui est fortuit et gratuit110.
Au XVIIe siècle, des femmes prennent dignement la suite de leurs illustres aînées. Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine de Montmartre, fondée en 1133, proche du pèlerinage à saint Denis -- le nom se réfère au Denys des mystiques que la légende fait venir à Paris111 -- fut central après sa réforme mouvementée conduite au début du siècle par Marie de Beauvilliers (1574-1657). Cela se passait juste avant 1600.
Cette abbaye exercera un rayonnement exceptionnel en d’autres lieux puis abritera par la suite la grande mystique cachée Charlotte Le Sergent (1604-1677). On lira Bremond qui utilise les Éloges de la mère de Blémur : augmenté de nombreux épisodes de la vie des grandes religieuses bénédictines, le récit couvre une grande partie de L’Invasion mystique. Son chapitre VI décrit « les grandes abbesses » de l’abbaye de Montmartre et d’autres couvents.
Se détachent les deux sœurs Marie et Geneviève Granger (1600-1674). Geneviève « eut sous sa conduite la très attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Madame Guyon, doit faire un jour tant de bruit112 ». Elle fut en effet le soutien « maternel » de la jeune femme en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, guida et inspira la jeune mystique à partir de 1668. Nous évoquerons précisément cette direction dans notre approche de l’école du cœur au volume IV : la « Mère Granger » savait joindre la prudence, l’encouragement très concret, l’incitation au retour intérieur, l’engagement, le dépassement. Nous regrouperons ici trois bénédictines de Montargis qui se succédèrent au cours du siècle : Marie Granger, Louise Boussard Mère de Sainte Gertrude, Geneviève Granger.
Marguerite d’Arbouze (1580-1626) fut l’une des nombreuses bénédictines en liaison avec une Marie de Beauvilliers qui « donna le voile à deux cent-vingt-sept filles113 », tandis qu’en Savoie la bernardine cistercienne Louise de Ballon (1591-1668) entreprit la réforme de son couvent sous l’inspiration de Madame de Chantal et de François de Sales.
Mectilde du Saint-Sacrement (1620-1698), issue de l’ordre franciscain des Annonciades, fonda la congrégation des bénédictines Adoratrices du Saint-Sacrement. Elle fut très liée au cercle des mystiques normands animés par le père Chrysostome de Saint-Lô et le laïc Jean de Bernières. Cette congrégation s’illustre par les belles figures d’Élisabeth de Brême (1609-1668) et de la Mère de Blémur (1618-1696), l’historienne des grandes bénédictines. Ce qu’elle rapporte témoigne indirectement de sa propre expérience. Nous regroupons ces trois bénédictines du saint Sacrement.
Nous nous concentrerons sur les mystiques, laissant de côté les cas illustres de réformes imposées par la seule application de règles dans un esprit ascétique114. Le Tableau II des bénédictines en fin de chapitre présente les principales figures retenues ainsi que celles de spirituels en rapport avec elles.
Marie de Beauvilliers, née mademoiselle de Saint Aignan, n’eut pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec grand charme littéraire115 :
Elle rencontra malheureusement un Gentilhomme, qui la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation...116
Elle fit profession à seize ans en 1590 ayant pour compagne et modèle sa cousine germaine Madame de Sourdis117. « Elle vivait bien contente sous la direction de Madame l’Abbesse de Beaumont, lorsque Monsieur de Fresne son beau-frère demanda et obtint pour elle le Brevet de l’Abbaye de Montmartre ». Elle entra en 1598 dans cette « maison scandaleuse, dont l’entrée même était défendue aux gens de bien » et qu’elle décida de réformer. Elle dut résister à un mauvais confesseur : « La jeune abbesse, qui était belle, et qui avait un merveilleux agrément, donna dans les yeux de cet homme118. »
Puis vint le plus dur, l’opposition de trente-trois religieuses face à la jeune abbesse aidée de deux compagnes. Certaines tentèrent le plus grand moyen :
Elle était malade et elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devin prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les Médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable ; mais ce qui est impossible aux hommes ne l’est pas à Dieu […]
On fut d’avis d’employer le fer pour exécuter ce que le poison avait épargné. La nuit du meurtre fut arrêté et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles […] [mais la grâce] toucha le cœur d’un des complices […] elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bien tôt […]
Ces périls continuels furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’Abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire pour sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine119.
Le Cardinal de Sourdis, de sa famille, lui vint en aide :
Il lui adressa le Père Benoist de Canfeld Capucin, qui était un homme d’une rare piété, qui fut depuis emprisonné pour la Foi, afin d’être son directeur, et qu’elle pût conférer avec lui dans toutes ses peines. Alors elle eut la révélation de son songe, et connut que c’était le même personnage qui l’avait soutenue sur le bord de l’abîme où elle était proche de la perdition ; de sorte que se confiant à lui des plus secrètes pensées de son âme, il l’assista notablement … mais son travail n’était pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l’intérieur à supporter les croix avec soumission aux ordres de Dieu ; il composa un Exercice de la Divine volonté qui fut très utile à Madame de Montmartre parce qu’elle en entreprit la pratique avec une merveilleuse ferveur […]120.
Benoît la conseilla et lorsqu’il retourna en Angleterre (où « emprisonné pour la foi » il faillit être exécuté), « il procura le retour de Père Ange de Joyeuse dans son Ordre et l’obligea au même temps de servir de Protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu’il exécuta avec beaucoup de soin. Elle eut aussi des conférences avec le Père Honoré de Champigny121 ». Tous les spirituels capucins du temps unirent leurs efforts ! Enfin après bien des contrariétés, « saint François de Sales pour lors Évêque de Genève, Messieurs du Val et de Gamache, et Mademoiselle Acarie, commencèrent à visiter Madame et les Religieuses de son parti ; ce qui les mit en réputation et personne ne rougissait plus d’être liées d’amitié avec elles122 ». On retrouvera au prochain chapitre les membres de ce cercle qui ne limitaient pas donc leurs efforts à l’arrivée en France de la réforme carmélitaine espagnole.
Plus tard, « lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être Coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de Princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance123 ». Heureusement, la profonde Madame de Guise (1629-1682), amie de Monsieur Bertot (1620-1671), se révèlera d’une grande aide et lui succédera comme abbesse. La grande réformatrice mourut en 1657 - non sans montrer une dernière fois sa grande détermination :
Voyant que ses religieuses témoignaient beaucoup de crainte de sa perte et qu’elles priaient incessamment pour sa conservation, elle en avait de la peine. « Hélas, mes Filles, (leur disait-elle) que fais-je en ce monde ? Ne m’empêchez point d’aller à Dieu ». Elle avait demandé de ne point communier dans son lit, par respect au très saint Sacrement, et elle l’obtint, étant allée à l’Église deux jours avant sa mort, quoi qu’elle fut dans une si grande faiblesse qu’on croyait qu’elle expirerait en chemin124.
Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou pratique de la conformité à Dieu125 : elle voulait leur transmettre l’essentiel de la Règle de Benoit de Canfield dans un vocabulaire plus simple et sans métaphysique. Elle y déploie la doctrine classique de l’anéantissement, terme cher au siècle, souvent mal compris de nos jours126, qui ouvre à la vie réelle divine par la grâce. Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre.
Nous livrons l’essentiel de cet opuscule parce qu’il traduit avec simplicité la spiritualité de Canfield et prépare la lecture de ce dernier au chapitre consacré aux franciscains. Contre les excès ascétiques qui marquaient la vie de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre malgré une réforme que l’on pourrait croire excessive à la vue des résistances qu’elle rencontra : par exemple son chapitre XIV s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier127.
L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire toute orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en d’autres lieux réformés, tel à Port-Royal-des-Champs.
Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité, voire dans sa pauvreté d’expression, est en son fond ainsi rendue accessible à toutes les sœurs de la communauté ; et sa forme, le choix d’un gros corps imprimé dans un volume de format réduit, exprime l’attention donnée à la mauvaise vue des aînées. Ce texte traduit le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique. L’Exercice divin corrige s’il est nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes de notre anthologie. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous :
Mes très chères et bien aimées Filles en N. Seigneur.
Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage [Benoît de C.] qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux, et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.
Je [10] dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [suivre la volonté divine] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]
Chapitre I. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu. […] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui, comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]
Ch. II. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu.
[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait128 […] le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence […]
Ch. IV. Que S. Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance.
[…] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu » 129.
Ch. V. Des moyens que nous acquiert l’obéissance.
[…] [43] la personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.
Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.
Ch. VI. De la pratique de la présence de Dieu.
L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs, [46] sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusque au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.
Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine, par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle [celle-ci]. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration, [48] voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres. En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant. Parfois aussi par une douceur de cœur aimant son époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence. En outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais. […]
Ch. VIII. Des fruits qui se recueillent en cet exercice.
L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est Lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles [elles]. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en Lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]
La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59] faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible : au contraire, la volonté de Dieu est paisible, [60] tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.
Ch. IX. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice.
La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que Lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.
Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre130.
Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.
Ch. X. De la connaissance des secrets de Dieu.
Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant [avant] qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union, avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine. Et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu ». […]
Ch. XII. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu.
[…] que tout cela soit fait avec ce seul motif, pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice [80], d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique fera puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin […]
Ch. XIII. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête.
Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme fera le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]
Ch. XIV. Que cette intention se doit retrouver ès [dans les] œuvres naturelles.
Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant les dites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]
Ch. XVI. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure.
[…] Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et [98] non pas l’impossible […]
Ch. XVII. Du temps auquel on doit dresser son intention.
Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises, pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraye à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée [enracinée] dans l’intention que l’âme a dressée devant [avant] que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager […]
Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même […]
Ch. XVIII. De la mortification des passions qui provient de cet exercice.
[…] la grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue […]
Ch. XIX. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier.
Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire [colère]. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.
On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.
Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire […]
Ch. XX. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice.
[…] Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père […] cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]
Ch. XXII. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu.
Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime, se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui [celui-ci], tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.
Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son Père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce Père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son Père, et sur celle que son Père a pour lui. […]
Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu : car, par l’intention qu’elle aura dressée, [134] par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement, qui la détruise ou la désavoue.
Ch. XXIII. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice.
Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.
La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.
La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.
Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection, [138] et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.
Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions […]
Ch. XXIV. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.
C'est ici la pierre d'achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]
Ch. XXV. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.
Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.
Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours fait que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de cœur. [...]
Ch. XXVI. De l’oraison et des différentes manières de la faire.
Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait [attraction] de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]
La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.
Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. [154]
L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.
Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.
Ch. XXVII. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu.
Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.
Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.
Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.
Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant [158] qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'œuvre faite est l'œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière, [159] présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.
L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention [160] avec laquelle elles sont faites.
Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les adouée131.
Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.
Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.[…]
Ch. XXIX. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu.
Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.
Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.
Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.
Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir [181] de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.
Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.
Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.
Enseignements ou préceptes de S. Denys appliqués aux Filles des Saints Martyrs.
1/ Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.
2/ Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.
3/ Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ […]
4/ Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité […]
5/ Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours […]
6/ Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé. […]
16/ Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait […]
17/ Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes […]
18/ La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu […]
19/ Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand […]
20/ [Éloge du grand martyr Denis, protecteur de Paris, ville fortunée…]
Marguerite de Vény d’Arbouze reçut l’habit bénédictin à douze ans et fit profession à dix-neuf ans. Ayant eu connaissance de la réforme introduite à Montmartre, elle finit par obtenir d’être reçue dans ce monastère où elle recommença humblement son noviciat et renouvela sa profession à l’âge de trente-deux ans. Marie de Beauvilliers lui confia la direction d’un noviciat fondé près du faubourg Saint-Honoré. Puis Marguerite devint abbesse du Val-de-Grâce en 1619, enfin elle désira redevenir simple religieuse – mais pour peu de temps : l’année de sa mort.
Son biographe et confesseur a pu l’appeler non seulement « restauratrice des religieuses, mais même des religieux » 132. Quelques extraits (que nous citons d’abord en orthographe ancienne puis modernisée) de son bref Traité de l’Oraison mentale133 montrent une orientation toute mystique :
Que l’Oraison est un don de Dieu que son Esprit divin donne à celuy qu’il luy plaist, quand il luy plaist, et en la manière qu’il luy plaist […] l’Oraison estant, comme disent tous les Pères, une élévation de l’âme au dessus d’elle-mesme, et de toutes les choses créées pour s’unir à Dieu, il faut que luy-mesme nous esleve en luy par luy-mesme. [1]
Dieu mesme nous dit : Vous estes des Dieux et les Fils du très-haut. […] Il se communique tout à nous par grâce, nous engendrant continuellement par cette voye ineffable, comme éternellement il engendre son Verbe, et l’engendrera éternellement. Le saint Prophète demande à Dieu qu’il fasse en lui une nouvelle génération et création. Créez en moi, Seigneur, un cœur nouveau, dit-il dans les excez de ses désirs. On dit que le Phénix animal unique en son espèce, se renouvelle et perpétue sa vie par une [5] manière admirable. Il va au haut d’une montagne fort élevée, et sur laquelle le soleil bat sans obstacle, et là ayant amassé quantité de buchettes […] lors que les flammes sont ardentes il se jette dedans, et estant tout consommé par ce feu, les cendres auxquelles il est réduit produisent un ver de sa propre substance ; et de ce ver sort un autre Phénix. Ainsi le Phénix se reproduit luy mesme en cette sorte, et trouve en sa mort une nouvelle vie. Il ne se peut rien de plus clair pour nous enseigner la voie sacrée de l’oraison […]
Cette présence de Dieu nous est donnée par la Foy, qui opère ce premier acte, nous enseignant que Dieu est partout par présence, par essence et par puissance, estant infini et sans bornes, en telle manière que remplissant et comprenant tout, il ne peut être compris que de soy-mesme. [7] […) nous regardant en luy comme une partie en son tout, et une goutte d’eau dans l’abysme de la mer. [14]
Au moment mesme que l’Épouse sacrée est noire134 à ses propres yeux, et qu’elle connoist sa déformité, elle devient belle aux yeux de son Époux […] [16]
Si le Phénix choisissait un lieu où se trouvât une seule nuée entre le soleil et lui, ce serait un empêchement essentiel pour arriver à sa fin. Il faut chercher Dieu en Dieu, sans milieu. Il faut venir à lui pour lui, et selon sa sainte volonté. Le soleil qui éclaire et qui échauffe tout le monde, ne pénètre que les corps transparents qui sont les plus épurés : il ne perce point les murailles ; il faut des fenêtres aux maisons pour avoir sa lumière. Mais d'ailleurs nos yeux ne sauraient le regarder fixement, leur faculté naturelle est trop faible pour supporter son éclat et n'en point être ébloui. Il faut pour le bien voir, nous servir d'une glace de cristal, qui nous le représente autant ou moins parfaitement, qu'elle est plus ou moins pure. [17]
Cet amour divin prend le feu pour symbole : et c'est sous cette forme qu'il descend sur les Apôtres, qui n'avaient auparavant que peu profité en l'école de la Sagesse Éternelle, qui leur enseignait par œuvres et par paroles le chemin de la vie. Sitôt que ce feu divin fut descendu sur eux, ils n'apportèrent plus d'obstacles à la Grâce. Aussi est-ce le propre de cet [23] élément de ne trouver point de résistance et de tout convertir en lui. […] C'est ainsi que cette âme comme un Phénix, est entièrement consumée dans les flammes pour y prendre une nouvelle vie. Et c'est ce qui lui fait aimer les douleurs puissantes du feu : elle ne voudrait pas ne les point souffrir pensant à l'avantage qu'elle en reçoit.
Gardons-nous vivant en l'exercice de l'Oraison, de nos vieilles habitudes, et de prendre l'essor dans l'air de notre amour-propre, comme le Phénix. Mais plus sages faisons comme la Salamandre, qui prend naissance dans le feu, se nourrit dans les flammes, et se conserve dans les cendres. Vivons donc dans cet élément qui vivifie nos cœurs, et nous ne nous en séparons jamais ; je dis de cet amour divin. Il y faut non seulement commencer de vivre en Dieu, mais par ces flammes nourrir en nous cette vie de Dieu, la conservant par l'humilité, qui est la cendre produite de l'amour, et qui conserve l'amour, lequel autrement serait éteint en nous par le vent de la superbe [l’orgueil]. [25]
Ainsi assurons-nous, ma fille, que la voie est très sûre à l'âme qui dans les sécheresses et aridités, conserve la fidélité, souffrant, aimant et recevant toutes les voies par lesquelles son époux bien-aimé la conduit, et se communique à elle : mais étant ce lui semble sans résolution au bien, et sans aucun pouvoir d'en faire, elle pense être en tout inutile, et son [32] oraison sans fruit. C'est lors qu'elle doit par cette impuissance sacrifier sa vie, s'abandonnant entre les bras de son Époux, sans voir ni vouloir voir ce qu'elle doit faire pour lui plaire, se contentant que par-dessus tous sentiments, la partie suprême de l'âme s'écoule dans son Dieu, contente de se perdre et toutes ses facultés, pour laisser opérer en soi la seule volonté de Dieu auquel elle veut adhérer.
Confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales dès 1607 ou 1608, elle prit ses vœux à 16 ans en Savoie. Elle reçut une nouvelle impulsion en 1617 lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Elle fonda le monastère de Rumilly pour des moniales cisterciennes réformées en 1622. Puis elle passa la fin de sa vie dans d'autres fondations. Elle mourut simple moniale à 78 ans.
La place qu'elle réserve à l'oraison est centrale : « celles d'entre nous qui ne seront pas filles d'oraison n'auront pas l'esprit de notre institut. Car c'est la pierre fondamentale sur laquelle il a été bâti. » Intériorité comme nécessité d'aller au cœur des choses en leur vérité. Humilité qui a la force d'attirer Dieu. Simplicité de l'homme qui cherche Dieu en toute chose et uniquement135.
Il nous faut donc avoir sur toutes choses, ce soin d'animer toutes nos actions, lequel est une espèce d'oraison continuelle. Car tout doit être esprit. [103].
Je L'ai regardé en cela et Il m'a assistée. Plus on Lui rend ses biens, plus Il en donne. Et je ne sais quelquefois que faire pour me trouver bien en peine de Lui rendre tout. Car je ne veux rien retenir du sien en moi : mais n'ayant de bon que ce qui me vient de Lui, je le Lui veux rapporter. C'est ici l'un de mes exercices particuliers, de ne voir point de bien qu'en Dieu, et de n'en voir nul en moi. Il y a de grands trésors de grâce dans cet exercice et l'âme qui s'y adonnera le pourra expérimenter. [108]
Quoique j’aie pris notre Seigneur pour mon ami particulier […] J'ai aussi de semblables amis parmi les créatures. Je nomme les uns, mes amis de bienveillance et de confiance, et j'appelle les autres, mes amis de croix et de souffrance. [127]
Mon vouloir, c'est Dieu. Je Le trouverai là, comme ici ; cela me suffit. Cette sœur visitée de ce prince céleste, se lève de l'oraison, elle s'en va aux exercices de la communauté où sa charge l'appelle, elle soutient Dieu et elle s'abstient de Dieu. Elle le soutient, dis-je, en ne perdant pas de vue sa présence. [141] […] Elle s'abstient de Dieu, en ce qu'elle ne s'arrête pas à ces douceurs, à ces caresses, à ces consolations spirituelles dont Il la favorise ; en telle sorte qu'on ne remarque rien de plus relevé en ses manières ; au contraire, on y voit la bassesse même. Il ne paraît rien en elle que d'humble et de simple […] Elle se tient donc, cette âme, aux effets que la grâce lui fait opérer. Et quels sont-ils ces effets ? Charité, paix, joie, support du prochain. [143]
C'est une grande fadaise de vouloir connaître si on a de l'esprit. Notre esprit ne vaut rien du tout sans celui de Dieu, et il n'en veut point d'autre en nous que le sien même. [153]
L'oraison assidue nous a attiré de votre miséricorde le bonheur de cette réforme. Non ce n'a pas été l'oraison d'un jour, ni même d'un an : [159] mais de plusieurs années, qui nous l'a acquis. Et en vérité, puisque la fête est maintenant si grande, il était bien juste qu'elle fût précédée d'une veille et d'un jeûne accompagnés de beaucoup de mortifications, de pénitences, de larmes, de faim […]
Comme j'y passais souvent plusieurs heures [devant le Saint-Sacrement], j'étais contrainte de temps en temps de prendre un peu de repos quand le sommeil me pressait. Pour cela, je me couchais à terre, en attendant que l'heure de matines vînt. Alors, je me levais pour les sonner. Mais j'ai trouvé quelquefois la lampe éteinte. Si bien qu'il me fallait aller prendre du feu à la cuisine assez éloignée de l'église [...] [162]
Je fis une fois cette convention avec notre Seigneur, qu'une semaine je ferais sa volonté, et que l'autre, il ferait la mienne. Quand c'était à mon tour d'obéir, je tâchais d'être plus fidèle à ses attraits. Et quand c'était à lui à me satisfaire, je le sommais de me donner ce que je lui demandais, et il l'a fait très souvent. Mais enfin, il a fallu qu'il ait gagné, et que je me sois arrêtée à sa seule volonté, en m'y soumettant et m'y abandonnant entièrement. Ainsi ce n'est plus mon tour, mais c'est toujours le sien de vouloir.
Auprès du poêle commun où l'on se chauffait, en attendant que la communauté fût entrée au réfectoire pour le souper et qu'on le servît, là j'eus tout à coup une présence de Dieu toute extraordinaire, comme s'il y eût été pour m'unir à Lui. En effet, Il me fit entendre qu'Il voulait entrer en alliance avec moi : à quoi je consentis de toute ma volonté. Mais en même temps, Il me fit voir qu'il me fallait entièrement quitter et m'oublier moi-même, pour ne plus penser qu'à Lui ; et que Lui, en échange, prendrait de son côté un soin particulier de moi. Je demeurai ensuite quelques jours dans un très grand recueillement, comme s'Il eût voulu m'apprendre dès lors cette leçon, que je ne devais plus demeurer en moi, mais en Lui-même et en Lui seul, par une confiance filiale et respectueuse. [183] […] Maintenant je ne puis rien prévoir touchant ce que j'ai ou à dire ou à faire ; parce que je vois que la [187] vraie préparation à tout, c'est Dieu même : c'est-à-dire que c'est de recourir à lui et de le prendre pour la préparation que nous ferions. […] Aussi a ce souvent été une de mes plus grandes consolations, de voir et de considérer que Dieu peut tout et que je ne puis rien. [188]
Trois religieuses remarquables se succédèrent au couvent de Montargis. La dernière d’entre elles aura une influence déterminante sur une jeune femme, épouse éprouvée habitant la même ville, en l’aidant dans ses premiers pas sur le chemin mystique, avant de la confier à monsieur Bertot, son rigoureux confesseur. Puis madame Guyon reprendra par la suite la direction spirituelle du cercle mystique « quiétiste » fondé par Bertot.
La sœur aînée de deux ans de Geneviève fut formée par Marie de Beauvilliers à Montmartre136. De santé délicate, malade deux années, éprouvée intérieurement dans les Exercices, puis par un mauvais confesseur qui l’accusait de sorcellerie, ce dont elle fut disculpée après examen par deux Docteurs en Théologie, elle devint Maîtresse des novices137 à Montmartre, remarquable par son humilité et sa pratique « de la réconciliation évangélique ».
En 1630, elle fut établie supérieure de la fondation de Montargis et, accompagnée de sept religieuses, établit le nouveau monastère. Elle se remarqua par sa libéralité envers les pauvres (vertu exercée malgré son frère). « On condamna toutes ses grâces extraordinaires » (mais son confesseur vante cependant à la Reine de passage un effet tout mystique selon lui « d’élévation de deux côtes ») :
Ce qui me travaille le plus c’est que lorsque je suis dans cet abandon, mon esprit devient si obscurci, que toutes les grâces précédentes me paraissent comme des songes ; ma pauvreté est si grande, que je ne trouve pas un terme pour parler de Dieu ; et bien moins pour lui adresser mes vœux… (212)
On rapporte ses ravissements :
« Sans donner nul signe de vie, on essaya plusieurs fois de la faire revenir par des remèdes violents […] quoi qu’elle fît tout son possible pour cacher sa grâce, en effet on l’a trouvée ravie au coin d’un jardin […] On n’a pu savoir précisément ce qu’elle voyait […] Elle avait exigé un tel secret de ses directeurs que même après sa mort ils n’ont osé déclarer… » (220-221)
« J’ai remarqué que les grâces […] ne m’arrivent pas seulement en oraison, mais en tout autre temps, et lors que je m’y attends le moins […] et plus je veux me distraire et me retenir à cause des lieux différents où je me trouve, c’est pour lors que ma volonté devient plus enflammée, de sorte que je ne sais en quelle posture me mettre […] je fais tout ce que je puis pour me cacher » (223)
« Je suis persuadée qu’on ne me souffre que par charité. »
Cette « Mère des pauvres » prend place entre les sœurs Granger138 :
[…] je ne perds point la vue de Dieu. Les occupations extérieures ne m’en privent pas ordinairement, je suis indifférente à la consolation ou à la sécheresse… [368]
Sa douceur n’était pas lâche, mais forte dans le besoin ; elle ne pouvait souffrir la paresse de certaines créatures qui ne se réveillent jamais de leur léthargie spirituelle. [371]
Depuis quelque temps je n’ai que la seule vue de Dieu et celle de ma misère, je sens mon âme dans une telle union que le jour ne me semble pas assez long pour m’occuper de cette vue sans rien faire que de regarder Dieu. Il n’y a rien, ce me semble, entre lui et moi ; et cet objet divin qui fait la béatitude des saints dans le ciel, fait aussi la mienne sur la terre, avec cette différence que je vois ma misère. Autrefois elle m’était insupportable, parce que je la voyais dans un esprit de péché qui me séparait de Dieu, à présent elle me sert d’un moyen pour l’adorer en esprit et vérité. [380]
Vous avez fait, mon Dieu, une loi nouvelle pour moi, et dont jamais on n’entendit parler ; vous me voulez sauver sans que je fasse pénitence. [382] 139
Elle fut religieuse dans la maison de Hautebrières pendant dix-neuf ans140 avant d’être demandée à Madame de Fontevrault son abbesse pour assister sa sœur à Montargis :
Elle eut bien des combats à rendre quand il fallut sortir de la maison de profession, pour venir à Montargis assister Madame sa sœur … la Révérende Mère Supérieure et fondatrice des bénédictines de Montargis, étant allée pour lui faire la révérence, elle [Mme de Fontevrault] s’écria : « N’approchez pas, ma Mère, vous m’avez fait un tort irréparable, enlevant de Hautebrières la Mère de Saint-Benoist. [421]
Elle fit alors un nouveau noviciat d’un an avant d’être sous-prieure et maîtresse des novices pendant 6 ans jusqu’à la mort de sa sœur.
[424] À peine eut-elle fermé les yeux de Madame sa sœur, qu’elle vit que tous les suffrages [...] étaient réunis pour la nommer prieure [...] elle usa de mille artifices pour éloigner les sœurs, ce n’était plus la charitable Mère de Saint Benoist, c’était une Mère rebutante [...] elle jetait feu et flammes [...] mais ses précautions ne servirent de rien [...]On procéda donc à l’élection, qui fut si uniforme, qu’il ne lui manqua que sa voix.[ ...] elle mit la Mère de saint Alexis sa sœur sous la maîtresse des novices.
Elle se considérait comme la dernière des dernières :
[425] [Déplacée] à l’abbaye de Ville Chasson, pour aider à y mettre la réforme, la répugnance fut terrible de son côté [...] [elle] eut le plaisir de pratiquer une obéissance aveugle, et le temps qu’elle demeura dans ce monastère, elle ne fit jamais paraître qu’elle fut supérieure, étant soumise à l’Abbesse comme une novice...
Monsieur Bertot la soutint :
Un grand serviteur de Dieu et fort élevé dans les voies intérieures fit savoir à notre bonne Mère que Dieu avait des desseins de miséricorde sur sa Communauté ; qu’il leur avait donné l’Esprit d’oraison et qu’il y serait conservé pourvu qu’on ne sortît point de l’état humble, simple et anéanti, et que l’on eut de l’amour pour la vie cachée ; que ses dispositions seraient des canaux par où il ferait couler les eaux de sa grâce dans les âmes pour les rendre fertiles en bonnes œuvres.
On reconnaît son style abrupt dans la lettre qu’il lui écrivit :
[428] Je crois assurément que le Seigneur vous a pardonné vos fautes passées, il est satisfait de votre diligence, parce qu’il connaît que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour établir le bien dans le monastère ; mais je vous dis de sa part que vous verrez bientôt les effets de sa justice sur celles qui se sont opposées à la perfection de leurs sœurs. Je vous assure une seconde fois que vous le verrez avant que de mourir.
La prophétie s’accomplit effectivement : la Mère Granger fut un « canal » où coulaient « les eaux de la grâce ».
Elle préférait de beaucoup l’amour aux sanctions :
[429] Je résolus [...] de me relâcher sur ce point (l’accueil de postulantes) et sur d’autres, étant persuadée que la charité est préférable à tout.
La Mère de Blémur remarque :
Notre Seigneur n’a jamais favorisé les choses qui étaient contre son sentiment ; elle ne laissait pas de le céder bien souvent, quand elle le pouvait sans intéresser son autorité ; elle avait de la force pour corriger le vice, mais elle n’avait pas moins de bonté pour supporter les faiblesses ; elle connaissait par un don de Dieu très particulier la capacité de chaque esprit et ensuite elle l’aidait selon sa grâce et ce que Dieu demandait d’elle.
Sa seule présence avait une efficacité spirituelle dont profitera madame Guyon :
[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés 141 [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eut point de part.
Douce aux autres, elle vivait dans le dépouillement et la discrétion :
[432] [...] Elle avait défendu aux infirmières de rendre certains offices aux malades, qui sont les plus répugnants à des filles propres, parce qu’elle s’était réservé cet exercice [...] c’est bientôt dit, mais la pratique en est bien difficile.
[...] après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son thrésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet…
…elle se levait la nuit sans chandelle [...] faisant toutes choses dans l’obscurité…
Elle était attentive à tous sans souci du rang :
[434] aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu [...] avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète[ ...]
Elle conseillait un don total à la grâce :
[436] Elle voulait que l’on fît des actions ordinaires d’une façon surnaturelle, et qu’on reçût avec soumission toutes les rencontres qui arrivent contre notre inclination...
Des paroles rapportées montrent une rigoureuse remise de soi en Dieu :
[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : ‘je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien.’
La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde, elle ne croyait pas faire oraison ni avoir de présence de Dieu, les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et lui servaient à se perdre toute en Dieu[ ...] Dans sa dernière maladie, le peu de temps qu’elle fut en liberté, elle répétait souvent ces paroles : ‘Je n’ai rien, je ne suis rien, je n’ai pas même la consolation de voir la beauté de la souffrance ; mais, mon Dieu, mettez-moi en l’état qu’il vous plaira, votre sainte volonté me tient lieu de toutes choses...
Au mois de juillet de l’année 1670, on lui dit à l’oreille du cœur qu’elle n’avait pas encore la sainte liberté d’esprit en Dieu ; on lui marqua en particulier ce qui retardait son avancement, on lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu’aux pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir, qu’on lui prescrivit, encore très courtes ; dans cette nudité elle se moquait d’elle-même, disant agréablement à une personne de confiance : ‘Avez-vous jamais vu [441] quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu’ils sont cachés en Dieu’. Quelque temps après, elle confessa de bonne foi à la même personne, qu’après avoir passé bien des jours sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle avait éprouvé un avancement notable, et qu’assurément il fait tout dans l’âme qui ne veut rien faire d’elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu’un moment de l’opération divine vaut mieux que l’ouvrage de toute la vie d’une créature. Elle disait quelquefois qu’elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu’elle ne pensait pas qu’il y eut jamais eu d’âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans la voie intérieure ; ce sont ses propres paroles.
Cet abandon à Dieu lui permit d’exercer une fécondité mystique, dans la netteté et la simplicité :
[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.
[443] Elle avait encore une qualité des plus rares dans le sexe [féminin], qui était de faire mourir l’esprit humain et raisonnable de la créature au lieu de la satisfaire [...] elle disait hautement : Cela n’est pas permis, vous vous trompez, Dieu ne souffre pas qu’on se moque de lui [...] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.
On a trouvé dans ses écrits les résolutions suivantes :
[450] ‘je dois tout commettre à Dieu, me reposant sur sa divine providence, sans empressement ni trouble [...] si je veux mériter les miséricordes de Dieu, je dois être très simple en sa présence, sans m’appuyer sur la sagesse humaine ni sur les maximes du monde, que j’aie l’âme outrée de voir qu’on met Dieu le dernier [...] [451] Je ne m’attacherai personne que pour les unir à Dieu [...] je ne m’inquiéterai jamais des fautes des autres, attendant avec confiance leur amendement et le mien.’
À l’extérieur du monastère : [452] Sans parler du blé que l’on donne à l’hôpital de la ville, elle en faisait distribuer une telle quantité aux autres nécessiteux que si l’on n’eut mis quelques bornes à sa libéralité, elle eut donné plus que la maison n’avait de revenu : il fallut que [...] l’archevêque de Sens lui lia les mains...’
Son influence est louée par sa biographe : [454] L’état où elle laisse le Monastère est la justification de son soin. Peut-on mettre sans beaucoup prier et sans un rare exemple une grande Communauté dans l’esprit d’oraison, de silence, de simplicité et de mortification ; peut-on voir des filles plus unies, plus éloignées du monde et de ses maximes, plus pauvres et qui se plaisent davantage dans leur pauvreté ?[ ...] Ce qui est plus admirable, c’est d’avoir trouvé le secret de contenter les gens au milieu d’une telle nudité...
Cette religieuse bénédictine eut elle aussi un grand rayonnement en particulier sur le cercle normand : On la consultait de tous côtés […] Monsieur de Bernières […] la sœur Antoinette de Jésus […] la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Mectilde] et plusieurs autres142. Elle fut attirée par le Carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles143 », elle connut une nuit dont elle fut délivrée ainsi :
[...] voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrais mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] ‘J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas’ [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple144.
Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers lui donna « un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations.145 »
Quand on lui demande son avis sur une religieuse « extraordinaire », elle répond avec humour en évoquant son vécu « ordinaire » de « bête en la Maison du Seigneur » :
Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.
Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez [...] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…146
Elle encouragea Mectilde du Saint-Sacrement :
Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.
J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir147.
Elle dirigea Bernières dont elle discerna l’excès d’activité et une compréhension imparfaite de « notre toute aimable abjection »148 :
Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets […] Vous me parlez, mon cher Frère, d’un état de déréliction et d’abandon aux égarements d’esprit. Je crois vous avoir déjà dit qu’il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure […] C’est alors qu’il faut faire usage d’une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d’arrêter l’âme en Dieu, pendant le tintamarre qui se fait en bas, et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse s’il était abandonné à lui-même […]
On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée…149
Elle lui adressa une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure : Bernières était en effet écartelé entre son désir d’être délivré du souci des biens et le recours que l’on faisait à ses capacités gestionnaires. Il ne fut pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada ! Charlotte l’incita à pratiquer une pauvreté toute intérieure :
Votre esprit naturel est agissant et actif, Dieu le veut faire mourir [ ...] Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation […] C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection, dans le détachement des goûts, des consolations et du repos intérieur [...] Pour l’extérieur, tout emploi vous doit être aussi très indifférent, et votre nouvel état d’oraison, de repos et de silence le demande, puis que son fondement est plus dans la mort de l’esprit et de ses propres opérations, que dans une retraite extérieure. Je sais que celle-ci est bonne quand elle vient de Dieu ; mais il la faut posséder sans attache. L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux [...] tout est aimable quand il vient de ce noble principe150.
Mectilde du Saint-Sacrement151 naquit le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié152. Elle fit profession en 1633 chez les franciscaines annonciades153. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses l’entrée des Français en Lorraine et trouva refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passa l’année 1641. En Normandie, elle rencontra Jean de Bernières et le groupe qui l’entourait, dont saint Jean Eudes et Marie des Vallées.
En août 1643, elle reconstitua sa communauté près de Paris à Saint-Maur-des-Fossés : elle se confiait au P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô qui « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur que dans tout Paris ». Le 21 juin 1647, Mectilde fut nommée prieure du monastère du Bon-Secours à Caen, puis retourna à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chassa de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris où elle rejoignit ses sœurs de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.
Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Chateauvieux et s'ouvre pour la première fois de son dessein de fonder un ordre religieux destiné à l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, ce qui est accompli en 1654. La communauté s'accrut rapidement et en 1659 Mectilde prit possession de son premier monastère, rue Cassette, puis commença ses fondations : en 1664, Toul avec l'appui d'Épiphane Louys, son confesseur mystique ; en 1666, c’est l’agrégation du monastère de Rambervilliers et en 1669 de celui de Notre-Dame de Consolation de Nancy. Les fondations se poursuivront jusqu'à sa mort à Paris le 6 avril 1698 154.
Elle laisse comme testament les deux seuls mots adhérer-adorer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette ‘volonté de Dieu qui est Dieu même’ ». Ayant vécu à Montmartre, elle se situe tout à fait dans la ligne de Madame de Beauvilliers et de Canfield. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :
Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigoureuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.
Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…
Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi155.
Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie riche en épreuves :
Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : ‘Mon Dieu, je vous adore’, il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité … C'est donc dans l'intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce156.
Une très belle lettre de 1667 - sur plus de deux mille lettres qui nous sont parvenues - éclaire une sœur scrupuleuse :
À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d'être dans la douleur, j'ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispositions.
Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu'au lieu d'aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries intérieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l'impuissance et l'enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n'avez plus observé de règle, ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n'y a pas lieu d'espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J'accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m'effraye et ne m'étonne pas. Vous n'avez de tout cela qu'un péché, c'est d'avoir quitté le néant pour quelque chose, d'avoir quitté l'état de mort pour prendre vie, d'avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n'êtes qu'un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.
Si j'étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : ‘Mon Dieu et mon sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d'avoir voulu être, et d'avoir empêché votre grâce de m'anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d'éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu'un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu'il vous plaira’. Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l'obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n'est plus question de tout cela, mais seulement de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l'enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.
Voilà jusqu'où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volontiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain, ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l'offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abîmez tous ces retours et réflexions dans l'abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu'il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n'entend plus et qui ne parle plus pour soi-même, ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l'égard de Dieu, comme ce qui n'est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez-vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expliquer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l'obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n'a rien de tout cela.
Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu'il fera justice s'il vous met en enfer. N'en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l'enfer et des démons. Le rien n'est rien de tout cela…157
Elle dirige et encourage avec amour une religieuse de Toul :
Ma chère Fille, […] Je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l'on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s'y trouvant empruntée. Elle dit : ‘Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j'aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses’. Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même […] ‘Dieu sera votre force et votre soutien’. -- ‘Oui, mais je ne le vois pas, je n'en sens rien, pourquoi le croirai-je ?’. Eh ! Nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en Sa bonté fera merveille…
Pourquoi pensez-vous que le Saint Esprit ait descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C'est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n'en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n'épargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n'y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu'ils voudront. ‘Mais quel moyen de vivre ? J'aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu’. C'est l'amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix158.
De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses159 :
Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […]160
Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-même161.
Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez162.
Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’Il les sanctifie toutes […]163
Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point164.
N'ayez point de répugnance d'être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu'il ne veut rien de vous que le silence et l'anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance165.
L'oraison du cœur n'est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l'y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d'autre instruction que les inventions que le Saint Esprit inspire à l'âme. C'est l'amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s'ingérer de faire son office166.
Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu'elles sont la marque de la disgrâce de Notre Seigneur. Ces raisons-là ne sont qu'amour-propre. Si c'est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méritée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s'abandonner […] ne pensons qu'à l'aimer, qu'à le contenter. Voilà l'unique nécessaire, tout le reste n'est rien167.
Car si, au dedans, il semble que les organes de l'âme soient obscurcis et comme impuissants de s'élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu'il est vrai qu'il nous environne, qu'il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l'âme dit : ‘Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés’, je lui réponds qu'elle est en Dieu, qu'elle vit en Lui […] Si on savait le bien que l'âme reçoit de cette présence quand elle s'y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusqu'à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d'amour et de simple application à Dieu présent168.
C’est à elle que la Mère de Blémur consacre sa plus longue notice169. Née à Salzbourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6] Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Catherine) mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans, elle entre à Rambervilliers trois années plus tard et en deviendra la supérieure. Elle fut peut-être formée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô qui témoigne :
[108] L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.
Elle-même déclare dans l’esprit qui anime Bertot :
[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.
[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abyme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...
Dans un autre écrit : [22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours du grand matin.
Dans une lettre à une supérieure : [24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverai pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sorti du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.
Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoi que j’aie de puissants attraits vers ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : ‘Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit’. L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.
[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fit en elle ce qu’il aurait agréable.
[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]
[33] Je n’ai plus d’intention ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.
[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.
[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant170.
[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : ‘Par trop d’amour il faut mourir’, etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]
Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges171 que nous venons de si largement utiliser :
Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.
Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde172. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit de ces figures, telles celles de Geneviève Granger ou de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle : Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […]173
Les notes de la page suivante précisent des relations entre spirituels associés et bénédictines (ainsi qu’entre spirituels).
Lieux. |
Bénédictines. |
Spirituels associés. |
Savoie |
Louise de Ballon 1591-1668 |
François de Sales (1) 1567-1622 |
Paris (Montmartre) |
Marie de Beauvilliers 1574-1657 Marguerite d’Arbouze 1580-1626 Charlotte Le Sergent 1604-1677 Jacqueline Bouette de Blémur 1618-1696 |
Benoît de Canfield (2) 1562-1610 Ange de Joyeuse (3) 1563-1608
|
Lorraine (Rambervillers) Caen Paris (rue Cassette) |
Mectilde de Bar 1614-1698 Élisabeth de Breme 1609-1668 |
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (4) 1594-1646 Jean de Bernières (5) 1602-1659 Jacques Bertot (6) 1622-1681 Épiphane Louys (7) 1614-1682 |
Montargis |
Marie Granger 1598-1636 Geneviève Granger 1600-1674 |
Jeanne-Marie Guyon (8) 1648-1717 |
Louise de Ballon est confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales. Elle reçoit une nouvelle impulsion lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Tous sont savoyards.
Benoît de Canfield aide (au moins par son soutien spirituel) Marie de Beauvilliers dans sa difficile réforme.
Ange de Joyeuse prend le relais lorsque son ami Benoît part en Angleterre.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô, inspirateur et confesseur de Bernières, est « Notre bon Père » pour Mectilde et Bertot.
Jean de Bernières dirige Bertot et conseille Mectilde.
Monsieur Bertot dirige madame Guyon. Il connaît Mectilde et Élisabeth de Brême.
Épiphane Louys, prieur d’Étival, est le confesseur ami de Mectilde.
Madame Guyon est dirigée par Geneviève Granger puis par monsieur Bertot. Elle apprécie Mectilde, « la sainte Mère du Saint-Sacrement ».
Tout commence par la réforme difficile d’une abbaye cistercienne vénérable fondée en 1204. Elle fut l’œuvre d’une jeune fille ardente et tourmentée. L’érudit Louis Cognet consacre deux ouvrages d’agréable lecture à cette courageuse refondatrice174 :
« En 1599, l’abbesse, cédant à des recommandations, prend pour coadjutrice une enfant de sept ans, Jacqueline-Marie Arnauld, la future mère Angélique […] L’imprévu, ce fut une radicale conversion de la jeune fille en 1608 et sa décision de ramener son abbaye à une pratique stricte de la vie cistercienne, ce qu’elle réussit entre 1609 et 1614. Elle réforma ensuite plusieurs monastères […] l’on compta bientôt quatre-vingts religieuses. Du fait des ravages du paludisme […] celles-ci s’établirent à Paris en 1625… »175.
Rien ne préparait la jeune bénéficiaire, devenue abbesse avant l’âge de onze ans, à être touchée au cœur par la grâce dès le jeune âge de seize ans et demi, puis à entreprendre cette réforme qui ouvrait des luttes familiales et domestiques, quand elle ferma à son (terrible) père l’entrée dans la clôture lors du célèbre épisode de la journée du Guichet176 du vendredi 25 septembre 1609. Elle pratiqua une très grande pauvreté personnelle, abandonnant son logis abbatial et couchant « dans une chambre qui servait de passage […] de sorte qu’on ouvrait et fermait les portes des vingt et trente fois en une nuit ». Elle devint une infirmière bénévole qui apprit à saigner…
Elle lutta par la suite avec l’ancienne abbesse déposée Madame d’Estrées, « vieillie dans ses désordres et ses vices », afin de réformer la maison de Maubuisson. Elle créa à Port-Royal une atmosphère de ferveur chez ses novices. Il faudrait également évoquer l’aide de l’abbesse Agnès (1593-1671), âme mystique, sœur d’Angélique177.
Angélique rencontra François de Sales et lui fit part de ses scrupules de conscience : « Je lui ouvris mon cœur par lettres sur une peine que j’avais bien grande, qui était que je n’avais jamais rencontré personne auquel je puisse prendre une confiance entière et ensuite y avoir une vraie soumission… » Mais leur relation fut malheureusement interrompue par la mort de l’évêque de Genève.
Elle se défiait des états mystiques et de toute oraison extraordinaire, mais cela ne l’empêchait pas d’estimer les sœurs carmélites espagnoles et la mère Madeleine de Saint-Joseph que nous allons bientôt retrouver au cœur du Carmel français178. Amie de Jeanne de Chantal, Angélique ne put jamais réaliser son vœu de la retrouver à la Visitation d’Annecy. Elle se plaça sous la conduite de Monsieur de Saint-Cyran, beaucoup plus ascétique que François de Sales et plus intellectuel.
Saint-Cyran (1581-1643) avait étudié avec Jansénius à la faculté de Louvain. Retirés près de Bayonne, ils se livrèrent ensemble à un travail considérable d’approche de la Bible à la lumière des Pères. Figure fondatrice du (premier) jansénisme, c’est « un homme d’action accédant peu à peu à une spiritualité élevée et à un statut de directeur spirituel hors de pair. » L’homme d’action se heurta à Richelieu. La prison accrut son rayonnement179.
Marqué par Bérulle et par François de Sales, il partageait avec eux un sens aigu de la transcendance. Il orienta les premiers Messieurs de Port-Royal vers les travaux de traductions qui contribuèrent à faire évoluer les mentalités françaises vers des recherches critiques. Il rapprocha la spiritualité du laïc de celle du clerc : « Tous les chrétiens sont prêtres » même si le sacerdoce ministériel demeure tout à fait à part.
Port-Royal, entré dans l’histoire avec la réforme de l’antique abbaye par la mère Angélique, poursuivit son développement. Après la période de refondation qui s’étend de 1608 à 1638 environ, s’ouvrit une seconde époque où le rayonnement des Solitaires de Port-Royal s’associa à la vie le plus souvent paisible des moniales :
« Inoccupé, le site de la vallée de Chevreuse accueillit à partir de 1638 des hommes décidés à se retirer du monde : les fameux Solitaires de Port-Royal. Grâce à leur travail, les zones humides furent assainies par drainage. […] Autour des moniales ne tarda pas à graviter toute une constellation de parents et d’amis […] Les premiers Solitaires avaient pris en charge l’éducation de jeunes enfants, issus souvent de familles amies. De 1637 à 1660, ces Petites Écoles formèrent environ cent vingt élèves : parmi eux figurent Racine… »180
Cinq années d’épreuves suivirent, dues à l’opposition royale (1664-1669). Suivra un « âge d’or » qui se terminera en 1679.
Nous reviendrons au prochain volume III. Ordres nouveaux et figures singulières sur le grand mouvement rénovateur rayonnant largement au-delà des clôtures et qualifié de « jansénisme ». Il eut plusieurs formes par suite des pressions imposées de l’extérieur et qui culminèrent avec la destruction en 1710-1711 du monastère181. Cependant, nous estimons globalement hors de notre sujet les acteurs des divers « jansénismes » - tout en exceptant la Mère Agnès, le bon docteur Hamon, Pascal182…
Le Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire183. En France, à la sortie des guerres de religion, la plupart des couvents ont besoin d'être réformés. Deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.
La première, féminine, sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant, mise en place sous l’impulsion de Madame Acarie (la future Marie de l’Incarnation), est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint Barthélémy (la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages) et d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Le bref séjour de ces mères espagnoles sera fructueux : l’intériorité reconquise par la réforme espagnole sera transmise en France en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse profondément intérieure de novices qui assurèrent par la suite de nombreuses fondations.
La seconde, masculine, simultanée, naît en Bretagne, où Philippe Thibault, que nous avons rencontré comme visiteur auprès du chartreux Beaucousin, réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend mais ne se sépare pas de l’ancien Carmel malgré des tensions à Angers, Ploërmel, etc. D’origine française, cette seconde réforme est indépendante, même si une influence des déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques184. Nous commencerons par elle.
C’est Philippe Thibault qui fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce très grand mystique forme les novices qui continueront son œuvre, toute intérieure, dans certains couvents carmes. Il apparaît ainsi comme le symétrique masculin de Madeleine de Saint-Joseph chez les femmes.
Puis on oubliera ce maître spirituel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dès les années 1640, naît une méfiance qui provoquera le « crépuscule des mystiques » à la fin du dix-septième siècle : on soupçonne par exemple son disciple Maur de l’Enfant-Jésus, qui dirigea un temps la jeune Madame Guyon, d’être quiétiste. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des « grands carmes » ; enfin ces derniers disparaissent de France à la fin du dix-huitième siècle.
Par chance, de très nombreux manuscrits ont survécu. La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson185, puis d’éditions critiques partielles commentées de l’important corpus de « dictées » à ses disciples et/ou de leurs éditions d’époque186. Ce que Jean a dicté n’est pas d’une lecture facile, mais « le plus profond des mystiques français187 » mérite l’effort requis.
Jean du Moulin, fils d’un contrôleur des tailles, fut baptisé le 30 décembre 1571. Une intervention malheureuse causa sa cécité, suite à une variole contractée à l’âge de trois ans. Aussi « on lui fit apprendre la musique et le jeu des instruments en perfection, spécialement celui de l'orgue, qu'il touchait fort adroitement dès l'âge de douze ans. Il fit quelques années cet office en l'église de saint Dominique de Sens et était toujours appelé aux concerts de musique qui se faisaient aux solennités extraordinaires »188.
Quittant Sens pour Paris, en 1593 ou 1594, il alla demeurer chez son frère marié Jean‑Baptiste pendant quatre ou cinq ans, près de Saint Eustache. Mais après la mort de ses proches vint la misère : « Le serviteur de Dieu demeurait cependant dans une église toujours à genoux, et en oraison devant le très Saint Sacrement de l'autel, et souffrait beaucoup de faim, de soif et autres incommodités189 ». On dispose d’une abondance de faits très vivants illustrant la dureté de la vie de l’infirme190.
L’église de Saint Eustache était attachée au grand couvent des carmes de la place Maubert : à la fête de sainte Agnès en 1604, Jean demanda la permission au jeune frère Mathieu Pinault « de toucher l’orgue » à la grand’messe. Cette rencontre fut le début d’une amitié profonde et durable.
Depuis je le conviais de venir à l’orgue avec moi toutes les fois que je jouais de l’orgue. En devisant avec moi il me demandait si j’avais des livres spirituels, et lui ayant dit qu’entre autres j’avais les œuvres de Nervèze, il me persuada de les quitter et m’en rendit d’autres comme Arias, Grenade191, et me pria de lui donner quelque temps pour lui lire des livres qu’il m’apportait comme les divines Institutions de Thaulere, la Théologie mystique de Harphius, Rubroche [Ruusbroec], la Perle évangélique, le Jardin spirituel des contemplatifs de Mr. Deschamps192.
On voit dans ce choix des plus grands textes du Nord les affinités spirituelles de Jean : il les comprenait de l’intérieur, ils exprimaient sa propre expérience. Sa profonde intériorité rayonnant sur son entourage, la lecture journalière devint très vite une rencontre de prière et d’oraison, et un cercle spirituel bouillonnant se constitua au couvent de la place Maubert. Jean et ses amis voulant ramener les carmes à la mystique, cette impulsion déclencha la réforme au mépris de certaines résistances :
[Jean] exhorta lors pareillement le père Philippe Thibault religieux de la même province à se mettre de la partie [en vue d’établir la réforme] ; l'assurant qu'il y pouvait beaucoup […] Il lui dit ces paroles avec tant d'énergie et d'efficace, qu'elles frappèrent au cœur du père Thibault comme un coup de foudre, et y demeurèrent désormais très profondément gravées, comme il a depuis souvent avisé au père Mathieu [Pinault]193.
Finalement, en 1606, alors que Jean parlait avec Mathieu Pinault des desseins de celui‑ci, il lui dit au dépourvu : « Dieu m’appelle efficacement pour être religieux en votre convent de Dol. » 194
Jean de Saint‑Samson commença par faire profession le 26 juin 1607. Philippe Thibault et Mathieu Pinault, les deux réformateurs, dès leur arrivée définitive à Rennes en novembre 1608, essayèrent d’obtenir du Père Provincial le transfert du frère Jean à leur couvent, mais il leur fallut attendre quatre années, la communauté de Dol s’y opposant. « Les supérieurs de Rennes195 s’efforcèrent d’inventer de rudes épreuves pour mesurer la trempe de son âme et découvrir le fond de son cœur » : devant tenir compte de démêlés avec le général Sylvius et le provincial Le Roy, Thibault avait été obligé d’imposer la méditation méthodique telle qu’il l’avait pratiquée chez les jésuites et les chartreux. Finalement, Jean fut accepté malgré ses trente-cinq ans et sa cécité, mais dans la situation la plus humble de frère lai.
La vie était rude et Jean souvent malade. Le bâtiment était fort misérable et délabré, il n’y avait pas d’infirmerie, les cloisons des cellules du dortoir n’étaient faites que « d’ais fort mal assemblez, où les vents entraient de toutes parts. »
Jean aimait la solitude et le recueillement de la prière : « dans l’hiver on l’a vu souvent à l’abri de quelque muraille, et aux rayons du Soleil, trembler sa fièvre assis sur un buis du jardin. » Il avait appris une prière pour guérir les fiévreux, ce qui suscita une enquête de l’évêque de Dol : celui-ci en sortit tout acquis à la cause du frère et le fréquenta régulièrement jusqu’à la fin de sa vie196. Le disciple Donatien témoignera d’un événement qui révèle en effet la pleine grandeur de Jean :
« La ville de Dol et le couvent des Carmes furent atteints de la peste. Un carme mourut en peu de jours et un novice fut atteint par la contagion. Pris de panique, la communauté entière et le prieur s’enfuirent hors du couvent. Le soin du malade fut confié au jeune frère Olivier et à un séculier. Jean de Saint-Samson s’était déterminé à tenir ferme et à s’engager pour si peu que cela lui serait possible. Malgré son infirmité et son peu d’expérience, il se mit à leur service pour soigner le malade. Un jour, celui‑ci fut atteint d’un accès de folie furieuse et voulut se précipiter par la fenêtre du dortoir. Alerté par un pressentiment, ou par une lumière divine selon l’interprétation du Père Donatien, Jean « sort à même temps de sa chambre, va directement vers ce frénétique au lieu du précipice, le saisit, et l’empêche de se jeter. Le tenant, il appelle les deux autres, qui pour la crainte du mal s’écartaient au bas du jardin, fit remettre ce pauvre malade en son lit, et demeura toujours auprès de lui, sans aucune appréhension de la maladie, priant Dieu qu’il lui rendit son bon sens, afin de pouvoir mourir dans les dispositions de sa grâce. Notre Seigneur octroya l’un et l’autre à ses prières. Car au même instant l’usage de la raison lui revint... » Jean de Saint-Samson finit par contracter lui‑même la maladie à laquelle il s’était exposé volontairement pour l’amour de ses frères malades et agonisants. Les conséquences en demeurèrent limitées, quoiqu’il ait été transféré pendant quelque temps « au champ saint Jammes, lieu destiné pour la retraite et pour le défairement des pestiférés. » Jean y continuait sans relâche ses œuvres charitables. Ces expériences pénibles face à un mal impitoyable, à la défaillance totale de la médecine et à la peur obsédante de la contagion, l’amenèrent à un dépouillement entier de son intérêt propre et à une disponibilité sans réserve.197 »
L’influence de Jean fut capitale : bien que frère lai, il fut considéré comme le maître spirituel auquel se référaient tous les moines qui avaient soif de passer au-delà des exercices de méditation discursive :
« ... Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique [...] Philippe l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. [...] Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes [...] Mathieu Pinault, le maître des novices [...] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite.198 »
Il portait sûrement les moines dans sa prière. Mais surtout on venait le voir pour profiter d’une présence divine en lui qui enflammait les visiteurs d’amour et de ferveur. Uni au divin, étant depuis longtemps bien au-delà de la méditation discursive des débutants, il essayait de les entraîner vers un contact direct avec Dieu par l’appel de l’oraison aspirative où le mystique s’élance amoureusement vers Dieu de tout son être en oubliant tout199 :
C'est en ce continuel et affectif entretien avec Dieu que consiste principalement l'esprit de notre saint Ordre, suivant ce qui nous est commandé en notre règle : de méditer jour et nuit en la loi du Seigneur. D'autant que ce mot de méditer ne veut pas dire que nous soyons continuellement occupés à considérer et à approfondir les choses de Dieu ; car cela est impossible à l'infirmité de l'esprit humain; mais il le faut entendre de l'affection du cœur, et de l'ardeur de la volonté, laquelle non seulement ne se fatigue pas et ne se lasse jamais d'aimer, comme l'esprit se lasse de spéculer, mais au contraire, tant plus elle aime, et plus elle a d'attrait, de plaisir et de force pour aimer de plus en plus.
Pourquoi n'enverrions-nous pas souvent au trône de sa Majesté de fervents souhaits, et des désirs de l'aimer d'un amour fort et continuel ? Et n'aurions-nous pas honte d'avoir moins d'ardeur pour Lui que n'en ont les hommes du siècle pour les fausses divinités de la terre ? 200
Jean demeura à Rennes jusqu’à sa mort à un âge assez avancé201 :
« Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante. ... À la fin de sa vie, il demanda même son transfert ... pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. ... Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas ... Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressemblance de leur expérience mystique.202 »
Étant aveugle, Jean n’a rien écrit lui-même, mais nous avons ses « dits », que ses novices ont saisis au vol ou qu’il a dictés, et qui forment un corpus considérable : de ce joyau mystique parfois difficile à lire, nous ne pourrons saisir que quelques facettes admirables. Elles ont été mises au clair par son disciple le P. Donatien qui disposait de ces dictées parfois presque incompréhensibles et n’a pas hésité à couper et recomposer.
Le parcours du sentier dure de nombreuses années car il est la vie même. Trouver son entrée, puis le suivre, suppose de perdre ses certitudes pour se laisser conduire, ce qui répugne à l’homme :
L’homme […] ne se sert de sa raison que pour les choses sensibles […] S’il monte plus haut que les sens, il ne veut concevoir les choses divines que par voie d’entendement, et croit que toute sa sainteté doit consister en la forte élévation et dans le lustre de son entendement illuminé de Dieu pour le connaître et le goûter. […] Il ne veut point aller là où il ne sait pas, ni s’exposer à se perdre et s’abandonner à la conduite de Dieu203.
Si on lui ôte un objet sensible, elle [la nature] a recours à un objet de l’esprit. Si on lui ôte ceux de l’esprit, elle cherchera sa propre satisfaction en Dieu même R 64C.
Nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace ni sentier R 755E.
Aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour [sensible] P 92.
On traverse une alternance entre amour divin :
Combien de fois, ô mon amour, ai-je eu sujet dans l'abondance de vos communications divines, de vous prier de vous enfuir hâtivement de moi si vous ne vouliez me voir mourir de joie et d'amour, présentement à vos yeux ? P 6.
…et cheminement obscur :
Notre Seigneur lui voulant faire goûter l'amertume de Sa croix, le priva de toutes ces grâces sensibles. Et afin d'éprouver, épurer et affermir sa vertu et sa fidélité, le mit en un état très nu, très délaissé, très obscur et très misérable selon le sens, qui lui dura même plusieurs années sans autre consolation. De sorte qu'il lui semblait pendant tout ce temps-là être abandonné et réprouvé de Dieu P 8.
Seul compte l’élan de tout l’être vers Dieu :
Il n’avait souvent rien autre chose à dire en confession, sinon « qu’il n’avait pas tendu à Dieu à l’infini et de toutes ses forces en son attention », donnant pour précision : « L’infini […] c’est l’arrêt et fermeté de toutes les puissances recueillies, fondues, réduites et entièrement perdues en l’unité divine, par-dessus tout esprit et fond. » P 126.
Par une continuelle et attentive mort de lui-même, le mystique doit plonger de plus en plus en son fond, « ‘sans grand effort du sens’, seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’espritR 62b.
En fait, plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité [vasteté], tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachéeR 762a.
Il ne lui reste qu’à […] s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche [...] se sentir toute vide et destitué de lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [ ...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-mêmeR 79 A.
Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment R 773e. Ses voies sont la solitude, être totalement impuissant à sa délivrance, mais aussi satisfaire pleinement à Dieu avec joie, en abhorrant la tristesse.
Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention […] et cela éternellement, parce que l’on croit ne devoir jamais vivre autrement et que cet aimable époux ne doit jamais retourner […] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée R 79 a.
Pour un abandon véritable nous devons être « totalement reçus et fondus P 498 » :
Être entièrement enseveli comme mort, c’est encore un tout autre état, et puis être pourri et corrompu, et de la pourriture être rédigé [réduit] en cendre204, ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Il faut que le Mystique avise soigneusement lequel de tous ces états lui convient, afin que sans s’arrêter, il tende toujours à plus, non selon la pure spéculation, ce qui serait tôt fait, mais en véritable pratique dans les occasions, qui ne lui manqueront jamais, et avec ordre et discrétion. C’est un œuvre d’un siècle, à dire la vérité R50 D.
[Soyons] « circonspects à ne se point chercher finement, en faisant sa proie de la mort du sens. [L’âme] doit vivre là toute perdue à elle-même, sans science ni vue de ce que nous sommes R 78a.
[La] « subtile et perdue théorie et pratique des mystiques est inconnue à tout autre qu’à eux-mêmes et cependant ils voient tout, du fond de leur abîme R 759E.
Pour arriver heureusement à cette transfusion en Dieu, il faut que toute la créature soit perdue à son vivre, à son sentir, à son savoir, à son pouvoir, et à son mourir […] il n'y a plus en cet état d'acte de réflexion, et l'âme est hors de puissance de le faire. Toutefois le franc arbitre demeure en sa pleine et entière vigueur. En ceci il y a infiniment de quoi s'émerveiller et admirer la force de l'amoureuse activité de Dieu à fondre et convertir totalement en soi, ceux qui lui ont voulu, sans réserve, répondre de tout soi, tant en la vie qu'en la mort R71D.
Au reste dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom ; non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien R 760A.
Les vertus ne doivent jamais être distinguées ni séparées de l’amour. Il s’agit de parvenir au feu de l’amour divin, lequel les dévorera et les engloutira, pour les transformer en soi :
L’amour et l’humilité leur ôtent [aux mystiques] toute réflexion, les occupant et les perdant toujours de plus en plus en Dieu, où ils sont et vivent sans distinction ni discernement de ce qu’ils font ou ne font pas. Ainsi ils vaquent incessamment au devoir de l’amour réciproque, sans croire ni penser qu’ils y satisfassent, sinon de fort loin et chétivement R 74b.
Le divin soleil de justice ne manque point de produire les effets de Son amour dans les hommes, aux uns plus tard et aux autres plus tôt et en un différent degré, selon qu’Il trouve la terre de leur cœur diversement disposé à cela par la grâce ; la saveur et l’expérience que nous avons de cette vérité, nous est très délicieuse ; en cette manière nous pénétrons tous les effets de cet amour produit dans les hommes, leur découvrant sa beauté et ses vives splendeurs afin de les rendre parfaitement amoureux de Lui-même R 75C.
Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime R 78B.
Jean souligne que nous voyons dans Son tout notre rien R 83e ; que cet exercice d’amour unit souverainement et de plus en plus à l’objet très simple et infini ; éclairant ceux avec qui les âmes ont à traiter, agissant, pâtissant et se comportant comme un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent pour l’illumination d’autrui R87A, R91c. Il s’agit de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place R 309b.
Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé ; par laquelle on est fixement arrêté au dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique, et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...]Alors les puissances sont fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu[ ...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état. [...] ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom ... ni différence de temps [...] tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes [...] Là elle doit continuellement être attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdent presque continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature, qui la sollicite continuellement à connaître et à sentir son état et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache [...] qu’elle réponde uniquement et toujours [...] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu P 495-497.
Plus que Dieu, au-delà de Dieu etc. paraissent des expressions rudes. Mais parce qu’on ne voit ni terme, ni nom pour répondre à ce dont on se sent et on se voit tout embrasé, on se réduit et on s’exprime comme on peut P 510.
Celui qui à force de mourir et fluer continuellement en Dieu est devenu simple, demeure comme impuissant à réfléchir. Il demeure stable et arrêté en son repos, ne désirant sortir de là sinon lorsque Dieu l’en tire. Et lors il sort sans sortir, pratiquant ce qu’il doit faire, libre et sans empêchement, afin de rentrer selon son total au plus profond de son désert solitaire. Ces personnes sont vues comme fleuve regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables R 683c, R 683B.
Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent. Car alors le sujet se trouve heureusement transformé au feu de Dieu R 754a.
Rien de ceci ne rejaillit plus dans les sens ; et il est de nécessité que l’âme soit établie et confirmée en une très grande et très simple force d’esprit, qui l’arrête et constitue fermement et immobilement en son objet ; afin que Dieu vive en elle comme sans elle R 767c.
Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vit que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude ; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfuse en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible. [...] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu R 145a.
[...] Celui donc qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement et ne sait ce que nous disons R 147C.
Un bel extrait d’un important manuscrit demeuré inédit205 donnera une idée de la difficulté à comprendre les notes prises par certains moines quand elles n’ont pas été éclaircies par Donatien :
[…] le flux de la créature en Dieu procède de son industrie pure plus ou moins vivement touchée de Dieu, pour pouvoir appréhender Dieu petit à petit et le connaître en ses effets, tant en la créature que dehors d’elle aux autres.[…] la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps d’elle-même et des choses créées et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Mais il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle l’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturel. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée [f°2v°] plus ou moins facilement digérée par spéculation, purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion ; si qu’à cette occasion on peut dire que leurs discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangée et ornée de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel…
[Au contraire] la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. À quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu, d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins, n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu.
Là le vide est tout plein R 169D.
Le rayonnement de Jean fut très important car il laissa après lui une génération de disciples ardent : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589-1669), Dominique de Saint-Albert (1596-1634), Marc de la Nativité (1617-1696), Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8-1690). Nous allons revenir bientôt sur les plus mystiques, Dominique et Maur.
Ils voulurent transmettre par écrit ce renouveau spirituel et rédigèrent le Directoire de l’Ordre constitué de quatre volumes de la Conduite spirituelle des novices, qui parurent en 1650/1206 . Ceux-ci combinent les apports successifs de Dominique, de Bernard qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention (non réalisée) de les publier ; de Marc, renommé pour les thèses de théologie mystique qu'il venait de soutenir au chapitre de Poitiers, maître des novices chargé par le chapitre de 1647 de leur rédaction - il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay - ; enfin du jeune Maur qui sortit de l’obscurité à cette occasion : le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard préparait depuis treize ans207.
On est en effet à une époque de consolidation ; le mystique Jean n’est plus là, il faut s’adapter car les novices à former sont nombreux : la méditation méthodique refait son apparition car tous n’ont pas accès immédiat à l’oraison aspirative. Mais le Directoire sera tout imprégné du feu mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de sa ferveur. Ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative chère à Jean : « prière brève, qui part d’un cœur brûlant dans un élan très intense […] préparation à […] une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui. »208. Ils différencient nettement la mystique de la sainteté : il ne s’agit pas d’atteindre la perfection donnée par l’application des règles, mais d’avoir l’expérience de Dieu. Ils ont soif d’une « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où « le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection. »
Cette œuvre majeure des grands carmes tranche heureusement avec toute une littérature spirituelle didactique dévote : une dynamique qui traduit l’élan mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté209. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes : il met l’accent sur la présence divine.
Voici un extrait suivi qui montre ce qui était proposé à de jeunes novices méditants d’origines diverses :
Les différentes manières de pratiquer la présence de Dieu.
Les saints Pères qui ont traité de la vie spirituelle distinguent trois sortes de présence de Dieu : l'une est imaginaire, l'autre intellectuelle, et l'autre affective.
Qu'est-ce que la présence de Dieu imaginaire ?
La présence de Dieu est imaginaire, lorsque nous nous représentons l'humanité sacrée de Notre Sauveur, et que nous faisons toutes nos actions en sa présence, comme si nous Le voyons des yeux corporels, tâchant de les accomplir avec la même perfection qu'Il les ferait Lui-même, s'Il vivait encore sur la terre. Ou bien encore, c'est lorsque nous nous représentons Dieu, sous une forme corporelle, vastement étendue dans le monde, remplissant le ciel et la terre de son immensité, tout ainsi que la lumière du soleil remplit l'air. C'est aussi lorsque nous Le considérons vivifiant toutes choses par son intime habitation, et donnant l'action à toutes les créatures, ainsi que l'âme vivifie et donne l'action à tous les membres du corps. C'est enfin, lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l'univers, ainsi qu'une vaste mer, dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle.
Car, tout ainsi que les poissons trouvent toujours l'eau en quelque part qu'ils aillent, de même nous ne pouvons aller en aucun lieu, tant secret ou retiré qu'il soit, que Dieu n'y soit présent [paraphrase de Ps. 138, 7-11] : Seigneur, disait le Psalmiste, si je veux monter au ciel, Vous y êtes, et si je veux descendre jusqu'au plus profond des abîmes, je Vous y trouverai. Si je pense m'échapper de Vous, partant de grand matin, pour me retirer aux confins de la mer, Vous me trouverez là ; et je n'y saurais pas même aller si votre main toute-puissante ne m'y conduisait. Si je veux me couvrir des ténèbres de la nuit, je ne me cacherai pas toutefois de vos yeux très pénétrants, car Vous voyez aussi clair la nuit que durant le jour, et ce qui se fait dans les ténèbres ne Vous est pas plus caché que ce qui se fait à la face du soleil.
Qu'est-ce que la présence de Dieu intellectuelle ?
La présence de Dieu est intellectuelle lorsque, sans image ni représentation corporelle, mais par un simple acte de foi, nous considérons Dieu, ou bien comme irrité par nos péchés, ou bien comme méritant infiniment d'être servi de nous ; ou bien disposant toutes choses en ce monde par son admirable Providence ; ou bien enfin, plus généralement, lorsque nous nous servons de quelques vérités ou maximes spirituelles pour tenir notre esprit recueilli en les ruminant, et pour nous élever à sa divine Majesté. Celui, par exemple, qui a une vive foi et ferme créance actuelle que rien ne se fait au monde sans la volonté ou permission de Dieu, et que rien ne lui arrive en son particulier sans que sa divine Providence ne le lui envoie, celui-là, dis-je, a une présence de Dieu intellectuelle, et dans toutes les occasions qui lui arriveront de faire ou de souffrir quelque chose, il ne manquera pas de rapporter le tout à la volonté de Dieu, comme à sa première cause.
Qu'est-ce que la présence affective ?
La présence de Dieu est affective lorsque par un sentiment actuel, lumineusement et savoureusement goûté, l'âme demeure dans une certaine inclination actuelle vers Dieu, qu'on peut appeler état d'adhésion ; d'autant qu'en cet état, l'âme a non seulement Dieu présent, mais de plus elle Lui est conjointe. On peut encore dire, plus généralement, que cette présence de Dieu est affective, lorsque l'amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d'un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c'est-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l'avoir lu, ou entendu, mais pour l'avoir expérimenté 210.
Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert, malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans211. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit ». Nous venons de voir qu’il fut chargé, dès l’âge de vingt-et-un ans, de rédiger l’ouvrage pour la formation des jeunes carmes. Dominique meurt le 24 janvier 1634, après avoir été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.
Il existe une intéressante correspondance entre lui et son maître Jean de Saint-Samson qui souligne l’âpreté du temps et l’intensité qui animait Dominique212. Ce dernier semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect trop actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :
Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d'icelle, tout hors quant à l'affection, et tout dedans quant à l'obédience qui m'y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j'ai fait oraison, d'autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations ; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu'au fond tout cela ne m'est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s'il y a un Dieu […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus ; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l'existence, je me sens crier à notre Seigneur : « Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore ? » Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi ; je crois que notre Seigneur, si c'est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l'état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoi que quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus toutes mes spéculations et occupations. […]
4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n'en peuvent rien exprimer ; une chose me fait trembler, c'est le peu de fidélité que je porte à y correspondre ; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu'Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère, vous goûtez ce que c'est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n'a pitié de moi ! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu'il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas ! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d'ordures ! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d'amour ; mais moi je vais tardivement et petitement ; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C'est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D'Angers.
5. […] Nous nous connaissons mieux l'un l'autre en l'unité d'esprit en laquelle nous nous rencontrons à l'embouchure de cet océan infini d'amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d'où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d'autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.
8. [De Jean de Saint Samson :] J'ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher ; mais Dieu en qui vous mourez d'une mort si vive et si mortelle l'a prévue sans vous, et l'ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.
9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l'infini. […] Ce 6 février 1630.
11. [De Jean de Saint Samson :] […] C'est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.
12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l'instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.
13. […] Mon frère, que c'est d'aimer, je ne sais que c'est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j'avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l'occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.
14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m'avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l'un de l'autre à Rennes. […] C'est pitié de tendre à l'infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée mais non pas expliquée. C'est à l'embouchure de l'océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera], enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C'est tout le désir de / votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.
18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m'est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu'il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille] ; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.
19. […] J'aimerais mieux, s'il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d'être supérieur. Si nous n'avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l'enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d'amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.
21. […] La mort corporelle n'est rien, mais la continuation des poignantes douleurs213 demande une étendue d'esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C'est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au dehors plein d'allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle ; un acte d'amour ne contient pas la perfection de ceux qu'on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d'autant d'actes qu'il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c'est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune ; de sorte que si l'amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.
Citons de Dominique le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale214 :
Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer215.
[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]
Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]
L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.
L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence. […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs mais seulement de manière directe216.
Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien217.
Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu dans la nudité et la simplicité […]218
Cassien rapporte une sentence d’Antoine219 : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]
Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu ? 220
Maur Le Man naquit probablement au Mans221. On peut supposer qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche. Il entra chez les carmes de l'Observance à Rennes le 21 février 1633 et fit profession l’année suivante, prenant le nom de Maur de l'Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de son maître des novices, Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster [notre prieur]222. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui partageait la dévotion bérullienne à l'Enfant-Jésus, insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur aura pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus. Il retiendra de toute cette dévotion le thème important de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé(e)s, en particulier la jeune Mme Guyon223.
Il poursuivit le cursus de formation propre aux grands carmes, consistant en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Selon Marc de la Nativité, Maur fut aimé par Jean de Saint-Samson pour sa « piété singulière »224. Avant même l’achèvement de la rédaction conjointe du Directoire de l’Ordre, il fut envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme225. Nommé maître des novices au couvent de Bordeaux (1650), il demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes où se situait le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.
Toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien (à la différence de la réforme espagnole des déchaussés qui « sortit » de l’ordre), rencontre des difficultés : du temps du fondateur Thibault, des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploërmel226. À Bordeaux, c’est la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) qui va donner bien du souci à Maur et aux partisans de la réforme.
Maur ne fut en effet nommé provincial qu’au bout de cinq ans mouvementés : le père Chéron qui avait été prisonnier des Turcs, voulait récupérer sa charge et lutta pied à pied. Enfin nommé, Maur « rétablit pourtant le calme et l'unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s'imposait à tous.227 »
La décade 1655-1665 fut en effet plus calme, mais Chéron continua la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique. Il publia en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d'illusions ; et qui montre qu'il n'est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l'âme, l'ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme anti-mystique était ainsi esquissé ! Outre l’intervention du déchaussé P. Honoré de Sainte-Marie228, historien remarquable dont nous reparlerons, celle du jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665) contribua à défendre la cause de l’oraison par sa Guide spirituelle229 : lui et Maur étaient en effet devenus amis après la douloureuse expérience de Surin à Loudun. L’analyse du débat qui met en cause Maur (non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson), ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie (ce dernier directement nommé230), ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque par Chéron. Michel de Certeau nous dit que « Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d'instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d'écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l'union à Dieu. »
Certeau parle ensuite de la collaboration étroite qui s’établit entre Maur et Surin : « ... Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lentement, autour des années 1656-1658, la santé qu'il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout particulièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d'amitié avec le Carme [...] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communiquer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr »231.
En 1671, à l’occasion de la restauration de l'ermitage de Lormont, situé sur la Garonne près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. On le lui permit : il y passa donc la fin de sa vie en compagnie de deux autres ermites et fit construire, un peu plus haut que l'ermitage, une petite annexe où il logea Messire Charles de Brion232 venu là en pénitent, vers 1679-1680, après de brillants débuts à la Cour de Louis XIV. Il vivait dans une grande pauvreté233. On retiendra la liste des huit livres figurant dans l’inventaire de sa « bibliothèque » privée : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint-Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes), de Pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Tauler (les Institutions), de Ruusbroec, et la Summa de Thomas d’Aquin234.
Son influence ne s’interrompit pas car il continuait à écrire à ses dirigées, à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux visitandines, aux feuillants, aux carmélites. C’est dans le « saint désert » qu'il mourut en 1690235 .
Son œuvre s’échelonne depuis 1650, date de la publication du Directoire auquel il contribua, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur ces quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit. En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes…dont le titre suit en quelque sorte naturellement le précédent. En 1673, est achevé le plus important de deux brefs mais beaux Traités de la vie intérieure, restés manuscrits. D’une même grande paix et simplicité témoignent aussi les Lettres de direction spirituelle adressées à Mme Guyon (~1670 à ~1675) ; puis, au terme d’une longue vie, les belles Lettres adressées à une religieuse (~1680 à ~1689)236.
Dans les vingt-et-une lettres adressées à Mme Guyon, Maur soutient une mystique qu’il respecte et dont il devine le potentiel237. Il donne la quintessence de son expérience pour aider celle qui l’appelle au secours car elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. Il a vécu ce qu’elle traverse et le lui explique pour l’orienter vers son destin, qui est grand. Il s’exprime d’égal à égale, lui décrivant simplement les choses telles qu’elles sont pour l’aider à supporter ce qui est inéluctable. La voie présentée est rigoureuse car l’interlocutrice est favorisée par la grâce et ne doit pas s’arrêter en chemin. Une dynamique de la transformation de l’âme se dégage : elle consiste à faire passer l’homme de son existence propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement dans la perte de tout repère. Les constats sont radicaux :
… chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner. (2e lettre de Maur)
Aucune méthode ne fait l’affaire, il faut abandonner tout ce qu’on a lu sur le sujet :
Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu. (12e lettre)
On peut quand même orienter la volonté :
… regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (2e lettre)
La créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même. (19e lettre)
Il faut perdre tout appui :
C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (1ère lettre)
Mme Guyon se croit égarée et séparée de Dieu, mais il lui confirme, en partageant sa propre expérience, que c’est bien là ce qu’il faut traverser :
Dieu [...] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions. (20e lettre)
Un tel dépouillement est nécessaire car :
[…] pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature. (1ère lettre)
[…] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. (13e lettre)
Quoi qu’il en soit, la consigne reste :
Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes ! (20e lettre)
Il l’appelle à passer au-delà de tout état :
[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (1ère lettre)
[…] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (4e lettre)
Alors le vide peut être rempli :
Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions. (3e lettre)
[…] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-même, gouverne tout l’intérieur: c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-même. (11e lettre)
Dans sa dernière lettre, Maur lui lance cette injonction qui résume tout :
Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien. (21e et dernière lettre)
Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme « de Touraine » aux Pays-Bas espagnols.
A. Deblaere nous dit qu’il unit « l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : « L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens. » Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui. » A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme - et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :
« Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite238 ».
L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement239 :
Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)
Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)
Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre ? (342-343)
Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur ; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)
[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480)
Issue d’une famille aisée des Pays-Bas espagnols, elle suivit sa « voix intérieure » dans divers états de vie. Michel de Saint-Augustin la délivra de multiples observances ascétiques et l’assura dans son oraison de simplicité ; seize mois plus tard il quittait Gand, mais il accepta de continuer sa direction par lettres. En 1657 à Malines, Maria sera rejointe par d’autres béguines et formera une communauté qui vécut d’une manière retirée240.
Elle écrivit un remarquable récit de sa vie sur l’ordre de Michel ainsi que des comptes-rendus sur sa vie spirituelle. Nous reviendrons au tome III sur cette autobiographie. Liant en une tresse événements personnels prosaïques et événements de vie intérieure mystique, elle annonce par son intimité, la Vie par elle-même de Mme Guyon.
Si les réformes ont été réalisées « sur place » par les bénédictin[e]s et grands carmes, Bremond utilisa le terme d’invasion mystique pour parler de l’implantation du Carmel réformé espagnol en France : le mot est évocateur mais quelque peu excessif. En réalité, c’est Jean de Brétigny qui, fasciné par sa rencontre à Séville de la prieure Maria de San José, disciple de Thérèse d’Avila, eut l’idée de faire venir des carmélites espagnoles en France pour qu’elles puissent transmettre l’expérience mystique issue de Jean de la Croix et de Thérèse. Il communiqua son enthousiasme au cercle animé par madame Acarie. L’arrivée des sœurs espagnoles fut donc voulue avec une grande persévérance par les mystiques français. Les Espagnoles ont beaucoup hésité avant de venir dans ce royaume ennemi alors jugé peu sûr, mais n’ont pas pu résister à cette demande pressante d’apporter aux Français, peuple ennemi à l’époque, la spiritualité du Carmel réformé.
Cette évocation nous permettra de rendre justice à des figures dont certaines furent considérées comme secondaires : Ana de San Bartolome [Anne de Saint Barthélémy], Jean de Brétigny, madame Acarie ; à la génération suivante, Madeleine de Saint-Joseph et son amie Marie de Jésus [de Bréauté], puis leurs dirigées et successeurs. Ces personnalités, majoritairement féminines, ont été cachées le plus souvent par l’ombre du triumvirat masculin qui les dirigeait.
Autrement dit, nous privilégierons les véritables mystiques qui vécurent « au carmel », plutôt que ceux qui les administrèrent. Le cadre formel des règles et des conflits juridictionnels a été d’ailleurs excellemment couvert par des études qui démêlent l’écheveau compliqué des querelles d’autorité241.
Le grand thème carmélitain est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté - les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il faut souligner le rôle exceptionnel tenu par des sœurs converses, dites du voile blanc : Anne de Saint-Barthélémy et madame Acarie qui deviendra la (première) Marie de l’Incarnation242. Du côté des hommes, on croisera l’humble frère Laurent à la fin du siècle.
C’est cette humilité que voulut souligner Anne de Jésus, lorsque, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, elle fit passer en premier, lors de l’entrée très solennelle de la cérémonie, l’ex-servante Andrée Levoix aux côtés de sa maîtresse madame Acarie, arrêtant un instant les autres postulantes par quelque inspiration bienvenue.
À l’humilité s’adjoint la vérité. Elle se traduit par une limpide et ferme rectitude des extraits que l’on va lire.
Nous ouvrons ce chapitre avec un carme espagnol, Joseph de Jésus-Maria [Quiroga]. Nous le plaçons ici pour des raisons de chronologie. Il complète les quatre grandes figures de la réforme présentées à la fin du tome précédent : Teresa de Jesus et Juan de la Cruz, Ana de Jesus et Ana de San Bartolome. Ce mystique pleinement accompli, disciple et défenseur de Juan, reste encore méconnu. Et, contrairement à ceux de Jean de la Croix, ses écrits n’ont pas été mutilés :
Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628), carme défenseur de Jean de la Croix
Neveu du cardinal de Tolède Quiroga, Joseph de Jésus Maria reçut une formation littéraire et juridique soignée avant d’entreprendre une carrière ecclésiastique. Mais il l’abandonna pour entrer chez les carmes déchaux de Madrid à l’âge de trente-trois ans, très peu de temps après la disparition en 1591 de Jean de la Croix. Deux ans plus tard il reçut la fonction d’historien de l’ordre qu’il conservera de 1597 à 1625. Mystique lui-même, il prit vigoureusement la défense de Jean de la Croix dont les œuvres demeuraient suspectes243 : « puni durement », il fut assigné à résidence au couvent de Cuenca le 13 décembre 1628. Il ne sera pleinement reconnu qu’en 1912 lorsque l’on publiera une de ses œuvres dans l’édition critique des œuvres de Jean244.
Car l’historien s’était mué en apologiste déterminé de Jean de la Croix dont les œuvres ne furent éditées qu’à partir de 1618, après un « traitement douteux ». Quiroga se déplaçait d’un couvent à l’autre pour ses recherches, rencontrait les carmes formés par Jean, ce qui lui permit d’écrire une Histoire de la Vie et des Vertus de Jean de la Croix245, parue sans la permission de l’ordre, et qui demeure la première et la meilleure approche de Jean si l’on veut pénétrer l’esprit qui animait ce dernier comme maître des novices (il faut évidemment y joindre la biographie récente du P. Crisogono satisfaisant aux critères modernes de la recherche historique246).
Il est aussi l’auteur d’une importante œuvre mystique247. Son Apologie mystique248 est un « traité fulgurant … qu’il faut placer au soir de sa vie » nous rappelle le P. de Longchamp.
Le disciple de Jean de la Croix commence par retirer tout appui mental qui « doublerait » la grâce divine :
Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les sevrer des similitudes matérielles […] Nous avons à nous unir de façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous […] par la lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle […] Tout cela fait défaut en cette contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes les choses ; mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu. […] la vue directe vise son objet en lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à quelque ressemblance de chose créée et connue.249
Il défend la pratique d’une attention simple et amoureuse à Dieu ou quiétude, contre la méditation discursive à la recherche de grâces en vue de l’acquisition des vertus chrétiennes, telle que le proposent les Exercices d’Ignace de Loyola dans leur interprétation courante : l’opposant auquel répond l’Apologie… aurait été un « bon père » jésuite.
Dieu est une vertu infinie, présente partout de façon invisible et non connue de nous, sinon par la foi, et présente nulle part de façon visible et connue ; aussi n’avons-nous pas à nous comporter dans l’oraison comme qui l’attirerait à soi, puisque l’âme le possède en elle-même, mais comme qui se livre à Lui comme à son principe. (Chap. 15, §5).
Il s’oppose également à tout travail spéculatif qui se référerait à l’obscurité de Denys tout en laissant vivre l’entendement. Car concrètement c’est la « démangeaison » d’un exercice, permettant subtilement de conserver un appui, qu’il faut réduire :
La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine ... Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part.250
Il s’agit de rétablir la disposition contemplative, science d’amour sans connaissance dans la ligne du chartreux Hugues de Balma et de franciscains, contemplation provoquée par l’irruption de la grâce, agréée par la volonté, non sensible, différente de toute contemplation intellectuelle ; il est en effet impossible de s’élever vers Dieu par un discours, qu’il soit affirmatif (« la théologie scolastique ») ou négatif (« la théologie négative ») :
Saint Thomas disait que celui qui considère actuellement quelque chose, parle à lui-même ... Et aussi longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à cet autre ... il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité ... il soumet alors son désir et son concept à Dieu.251
Toute activité dans la méditation est ainsi inutile, ce qui n’exclut évidemment pas l’exercice actif de la bonté et d’autres qualités dans la vie active. L’irruption de la grâce ne dépend d’aucun mérite, ce qui pourrait paraître scandaleux si elle ne provoquait par la suite un intense travail auquel le mystique participe pour que devienne « naturel » l’exercice de telles qualités.
Quiroga complète son maître et termine une époque, car bientôt, nous dit Krynen, la contemplation mystique cessera
« … d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise, variété de spéculation négative…252 ».
Cette distinction entre deux « contemplations », alors qu’il n’existe que la contemplation donnée par grâce, donnera lieu à d’inutiles confusions :
« Quiroga a fait mieux que de démarquer la mystique de Saint Jean de la Croix … Il n’est pas exagéré de penser que si l’Apologie avait vu le jour autour des années 1618-1620, la polémique déclenchée à propos du quiétisme entre Bossuet et Fénelon eût été vidée heureusement de son contenu253. »
À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs […] consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent254.
La grandeur de Quiroga se révèle, au-delà de la défense de son maître et de la vraie contemplation dont nous venons de fournir quelques extraits, par ses compléments apportés à des textes de Jean de la Croix qui nous sont parvenus incomplets. Mais la Montée de l’âme255 fut critiquée et l’imprimé amendé attend une édition qui tiendrait compte des manuscrits livrant sa forme originale ; la Subida del alma a Dios de Quiroga fut dénoncée à l’Inquisition espagnole par le jésuite Casani et condamnée en 1750 (condamnation levée en 1771 soit quatre années après l’expulsion des jésuites d’Espagne)256. Il est probable que le problème fut soulevé par l’affirmation hardie d’une déification supposée possible dès ici-bas ? Voici la conclusion de l’imprimé :
Chapitre 12 de la Troisième partie. Du règne de Dieu, où l'âme transformée en Lui jouit à en son intérieur avec paix de béatitude.
… La Justice qui est la perfection de la vie introduit l'âme dans ce Royaume et ses fruits sont la paix et la jouissance. Après que ce Royaume de Dieu commence avec la Béatitude, l'âme contemplative transformée en Dieu commence à jouir, depuis que l'Époux Divin a ouvert l'entrée aux puissances dans la maison de la Sagesse […] Après que la forme Divine se saisit de l'âme pour la transformer en elle et la revêt des [512] propriétés de Dieu […] comme en cette union habituelle l'âme est pleine de Dieu, comme elle est très étroitement unie avec lui, sa grande capacité est satisfaite par cette possession du bien suprême, son appétit est déjà si apaisé qu'elle n'aime pas autre chose que ce qu'elle a, et elle a tout ce qu'elle aime, selon ce qui peut être [réalisé]en cette vie ; avec laquelle commence une paix si heureuse qu'elle jouit déjà d'une certaine façon de l'amour pacifique des bienheureux…
Chapitre 13 [et dernier, 518]. De la contemplation éminente que les transformés en Dieu exercent en participation de la vie céleste…
L’introduction à Paris de la réforme carmélitaine espagnole fut l’œuvre conjointe de Jean de Brétigny et d’un grand nombre de religieux et laïcs rassemblés autour de la mystique Madame Acarie. Avant de raconter l’arrivée des carmélites espagnoles en France, présentons les deux principaux acteurs de ce transfert.
Jean de Brétigny fut la figure la plus active et la plus compétente de par sa connaissance approfondie de la langue dans l’acculturation du Carmel espagnol en France et en Flandre. Ce mystique extrêmement humble ne reçut que tardivement la prêtrise et disparut à l’ombre de Bérulle : il fut donc méconnu jusqu’à l’étude fine de Sérouet (dont l’intérêt va au-delà de Jean car il retrace l’histoire de l’arrivée en France des carmélites espagnoles257). Prototype du laïc pieux de l’époque, Brétigny fut le préféré des moniales parmi les très nombreux ecclésiastiques qui en assurèrent de gré ou de force la direction. Mystique lui-même - quelques traits discrets suggèrent l’efficacité de sa prière - il était si apprécié par Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy qu’il les accompagna en France puis à Bruxelles.
Son intelligence était concrète. Il tirait une efficacité certaine de son origine, liée au milieu marchand international de Séville et de Rouen : sa double culture espagnole et française s’avéra très utile. Il s’y prit trop tôt pour pouvoir implanter la réforme dans une France plongée encore dans l’affrontement des deux religions catholique et réformée, mais c’est sa constance qui assura le succès de l’équipée prise en main par Bérulle. Il ne cherchait par contre aucunement à s’adapter à l’habileté de puissants ecclésiastiques ou politiques, ce qui fut un handicap certain lors des négociations précédant immédiatement la venue en France des premières carmélites espagnoles : c’est pourquoi Bérulle put s’emparer de l’affaire et manifester son talent diplomatique.
La vie de Brétigny fut celle d’un « missionnaire intérieur » allant et venant entre deux royaumes ennemis. Rouen était à l’époque la deuxième ville du royaume. Le milieu de marchands espagnols immigrés, marranes (juifs convertis) pour la majorité, contrôlait le commerce maritime entre Rouen et Séville. Sa famille l’envoya donc à Séville à l’âge de six ans seulement258 et il y demeura huit ans (il lit alors la vie de François d'Assise). Revenu à quatorze ans à la maison natale de Rouen, fils aîné suivi de deux filles, il fut initié aux affaires commerciales. Il ne semble pas avoir eu des dons intellectuels remarquables, mais compensait ce handicap par une grande détermination : « Si Jean n'avait pas de mémoire, il suppléait à cette déficience trop réelle par une extrême minutie et notait par écrit tout ce qu'il avait fait comme tout ce qu'il devait faire.259 » De plus il lui était difficile de faire des concessions, ce qui est bien nécessaire dans le commerce, car il « aimait singulièrement la vérité, en sorte que jamais, quoi qu'il fût arrivé, il n'usait d'aucune dissimulation...260 »
Il soulageait les miséreux, refusa de se marier. Il partit de nouveau en Espagne l’été 1581 : il s'occupa efficacement de neuf religieuses flamandes réfugiées, rencontra Philippe II au Portugal, revint probablement à Séville en décembre de l’année suivante, juste après l'installation des religieuses à Lisbonne, s'occupa des affaires familiales…
Son « coup de foudre » mystique se produisit lors de son premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville durant neuf ans : appréciée de Thérèse d’Avila, cette religieuse fondera le carmel de Lisbonne en 1584 puis en sera prieure, avant de mourir en 1603. Jean rencontra aussi le confesseur de Thérèse, le père Gratien (Graciàn) à qui il dut plaire puisque celui-ci « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat, ce qui était une faveur assez extraordinaire261. » C’est au moment de ces rencontres qu’il conçoit le projet d’amener des carmélites espagnoles déchaussées en France pour qu’elles y transmettent leur spiritualité.
On nous raconte comment Jean de Brétigny entreprit la conversion de pécheresses (suivant l’exemple donné par Graciàn, le confesseur de Teresa262). Il eut le bonheur de rencontrer Jean de la Croix. Bien que laïc, il reçut la permission d’assister au chapitre des carmes déchaussés : « Enfin, tous les problèmes importants ainsi réglés, on fit comparaître ce curieux jeune homme qui avait la bourse si bien garnie et le cœur si généreux. Jean de Brétigny plaida avec ferveur la cause de sa patrie…263». Il obtint l’accord du chapitre pour la fondation de couvents de carmélites en France – à la condition qu’un couvent de carmes précède leur établissement, l’état de la France apparaissant peu sûr. Jean rentra en France en octobre 1586 après être passé par Madrid, avoir rencontré Anne de Jésus et financé partiellement une édition des Fondations de Thérèse d’Avila. Ainsi le « fils prodigue […] n’avait fréquenté que les prostituées et les carmélites » ! Mais la situation politique troublée – les rois se succèdent : Henri III, Charles X, Henri IV - ne permit pas de faire avancer le projet du transfert de religieuses espagnoles.
Il repartit en Espagne en 1593 et 1594. Les carmes, tombés sous la coupe de Doria après la mort de Jean de la Croix en 1591, refusèrent de laisser partir des carmélites « en France, où l’on veille à soutenir la foi catholique plus avec les armes qu’avec l’observance régulière de deux ou trois moniales étrangères ; elles ne savent pas la langue et ce n’est pas leur profession de prêcher ni de disputer contre les hérétiques […] il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…264 ». Brétigny tint bon. Il forma une sorte de petite communauté à Madrid avec Étienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur : on y lisait à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid ; on pratiquait deux heures d’oraison journalière.
Après de nouvelles tentatives pour instaurer un couvent en France, il reçut le sacerdoce en 1598, formé par « un jeune curé savant et pieux, Jacques Gallemant ». Ce dernier lui ordonne-t-il de faire le sermon à sa place ? Il se contente de réciter posément le Notre Père, « ce qui toucha plus les cœurs que le beau sermon de Gallemant. » Il traduisit fidèlement Thérèse : cette première édition française de 1601 demeurera longtemps la seule265. Il assura aussi la délicate réforme du couvent de bénédictines de Montivilliers (qui sera attribuée à Gallemant par les historiens).
Il rencontra enfin en 1602 madame Acarie, qui voulait connaître le premier traducteur de Teresa. Des réunions eurent lieu chez elle à Paris, ainsi que dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert : Brétigny venait en compagnie du Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), occasionnellement les pères capucins Pacifique et Archange y participaient ; et même François de Sales, devenu le confesseur de madame Acarie : « [Brétigny] laissait discuter tous ces grands personnages … quand on avait besoin d’un renseignement pratique, il était seul à pouvoir le fournir, le seul qui connut vraiment le sujet…266 ». Finalement l’affaire fut prise en main par un « triumvirat d’ecclésiastiques, Messieurs Gallemant, Duval, Bérulle … on se défiait de lui ».
« Jean de Brétigny reprit sa correspondance avec les carmes espagnols. Ce n’était pas chose facile de leur expliquer qu’on allait fonder des monastères de carmélites en se passant d’eux : on leur demandait des sujets de valeur pour ces fondations, dont on serait bien reconnaissant de ne plus s’occuper par la suite. » On réquisitionna le terrain du prieuré bénédictin à Saint-Germain des Prés pour construire le nouveau monastère, mais il « n’aimait pas négocier en menaçant l’autre partie des foudres royales ou papales »267.
Le voyage d’Espagne qui amena les carmélites eut enfin lieu en 1603-1604. Jean parti en premier fit montre d’une apparente inaction : elle fait suite à une lettre comminatoire de Bérulle :
« Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays … sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à monsieur le nonce, ni à monsieur l’ambassadeur, ni même aux pères de l’Ordre… »268.
Quand Bérulle et Gaultier arrivèrent :
« …notre bienheureux Père de Quintanadoine eut un grand champ pour exercer sa patience et charité en ce pays, car n’y ayant que lui et mademoiselle du Pucheuil qui y fussent connus, tout tombait sur lui, il fallait qu’il répondît et rendît raison de tout … y introduire Monsieur de Bérulle et Monsieur Gaultier, qui faisaient toutes les affaires. »269.
La famille de Jean se porta caution d’une forte somme pour financer le retour des Mères espagnoles dans le cas où il se produirait avant deux années. À quarante-huit ans, Jean voyait enfin son rêve exaucé. Mais il sera encore actif pendant trente ans ! Furent fondés le carmel de France à Paris (1604), et celui de Pontoise.
Il s’entendait bien avec Anne de Saint-Barthélémy qui écrit en février 1605 quand elle est persécutée par Bérulle :
Je ne sais comment il se fait que l’on vous laisse si longtemps là-bas. Ce doit être pour nous mortifier […] Que ceci soit pour vous seul, parce que, si l’on pense que nous le désirons, ce sera pis.
Il escorta les trois religieuses espagnoles (on n’est pas mécontent de les voir quitter Paris) pour la fondation de Dijon, car il avait toute leur confiance. C’est à ce moment qu’il traversa la « nuit spirituelle la plus noire », tout en étant le confident de la mère Isabelle des Anges270, la seule qui demeurera en France et qui vit comme lui un « ténébreux passage ».
Il fit un séjour préparatoire pour la fondation du carmel de Bruxelles en 1606, car il connaissait l’Infante Isabelle : il alla ensuite à Dijon porter la lettre de l’Infante à Anne de Jésus. S’ensuivit le départ de sœurs pour la Flandre. Bérulle et Duval voulaient Gallemant comme accompagnateur d’Anne de Jésus, mais ce dernier passa outre à leur souhait en inscrivant le nom de Jean sur le bref…
Confesseur des carmels des Pays-Bas (1607-1610), il prit part aux trois fondations de Bruxelles, Louvain et Mons, sans oublier de fonder le carmel de Rouen (1609).
À l’époque de sa nuit, il avait la tentation de partir comme missionnaire au Congo : « considérant ma tiédeur … Il me ferait [ainsi] la grâce de me pardonner mes péchés. » Mais on avait besoin de lui : il demeura en Bourgogne à Dole de 1614 à 1622, car cette ville dépendait de l’Espagne tout en étant près de Dijon. Les voyages entre Rouen et la Bourgogne furent fréquents même si la tentation du Congo revenait. À soixante-cinq ans, son activité était toujours inlassable :
Ce sont mes folies, mais, comme elles sont faites par amour, elles sont dignes de pardon271.
Il s’effaça au moment de la « crise des années 1620 », qui était un conflit lié aux règles, mais resta au service des carmélites de 1622 jusqu’à sa mort en 1634.
Cette grande mystique a détruit quasiment tous ses écrits, mais heureusement nous disposons des témoignages très nombreux recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite des querelles qui affligèrent le Carmel réformé français272. Il en existe également de moins directs273.
Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion, elle a six ans lors des massacres de la Saint-Barthélemy. Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie était agréable : ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre, et la belle-mère chérissait sa belle-fille. Barbe eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s'occupa très bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puisqu'ils restèrent tous vivants ! Mais ils furent élevés très strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La « belle Acarie » aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu'elle.
À vingt-et-un ou vingt-deux ans, elle lit la maxime célèbre car souvent reprise : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit ». Le choc qu’elle ressent la fait basculer dans l'intériorité.
Jusqu'à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu'elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Au début, les médecins ne savent qu'en penser et prescrivent des saignées qui l'anéantissent. Elle craint beaucoup de se tromper, d'autant plus qu'à cette époque la peur du diable est répandue. En témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées … Heureusement elle est « expertisée » par le père Benoît qui reconnaît en elle la présence de la grâce.
À l'époque du siège de Paris par Henri IV, elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades comme pour nourrir les affamés. Puis surviennent de nombreuses épreuves qu'elle assume avec grand courage : son mari dévot choisit la Ligue et il est retenu prisonnier en 1594 lorsque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressources : elle montre alors une extrême patience dans l’adversité. Sa fille, la future carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l'argent à une relation274 :
Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur ; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier - l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans - et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.
La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve275 :
Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émut aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté…
Elle a un très grave accident : au retour d’une visite à son mari, autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et trainée longuement par son cheval ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits. Elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes la rendront définitivement infirme.
En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari et l'hôtel de la rue des Juifs leur est restitué. Il devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté en particulier par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :
…quand il approchait de cette sainte âme [il s’agit de Barbe], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle…
À trente-deux ans Madame Acarie demeure toujours belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.
Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifeste intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme mais celui de « vues de l’esprit »276 - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent enfin le 15 octobre 1604 après l’équipée célèbre de Madrid à Paris (que nous raconterons un peu plus loin). Le second monastère est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.
Pierre Acarie meurt en novembre 1613. Barbe peut entrer au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur converse, en février 1614, sous le nom de Marie de l’Incarnation. Elle aide à la cuisine. On la rapprochera du frère Laurent de la Résurrection : « Tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque, ... avec un handicap physique lourd : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des « potences » pour suppléer à l’infirmité de ses jambes277. »
Elle ne peut être prieure comme le désireraient les carmélites : la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs, mais sans les prévenir de cette interdiction ! Marie est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut enfin donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit à propos d’un vœu à Jésus et Marie exigé des religieuses par Bérulle lui est particulièrement pénible278.
Elle est très malade et là encore sa patience est totale. Sa fille raconte :
En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue279.
Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus [des Lyons]…
… a remarqué qu'Icelle Sr Marie de l'Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu'elle disait quelquefois la nuit : « Mon Dieu je n'en peux plus, pouvez pour moi. »280
Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618. Elle aurait détruit ses écrits. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices…, enfin des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc.
Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l'âme de Thérèse dont la traduction était récente281, et la tradition rhéno-flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. On est donc dans une tradition d'absolue nudité dans l’offrande de soi au divin. Une religieuse raconte282 :
Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture [...] que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion..
Mais Dieu seul a l'initiative :
Hélas ! Mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement283.
…rapporte le père Duval. Elle n'a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l'ont vu en oraison :
Son visage était lumineux et si plein de beauté qu'il donnait en même temps de la dévotion et du respect284.
La place où j'étais au chœur durant l'office et l'oraison était tout proche d'elle ; j'avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures toutes entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée […]285
Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :
Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l'infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l'appelai par deux fois et voyant qu'elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m'entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d'une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu'elle continua par l'espace d'une heure sans souffler ni remuer286.
[…] bien souvent il est arrivé que la déposante allant aider à déshabiller et coucher ladite Sr Marie de l'Incarnation, comme la déposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant ôté son voile pour la déshabiller, ladite Sr Marie de l'Incarnation tombait en extase et ravissement qui lui durait bien souvent jusques sur le minuit, ores [alors]qu'il ne fût que dix heures lorsqu'on l'allait coucher, si bien que la déposante était contrainte de lui remettre son voile, et éteindre le feu jusques à ce qu'elle fût revenue en elle. Pendant lesquelles extases la déposante a remarqué qu'icelle Sr Marie de l'Incarnation avait le visage beaucoup plus beau qu'à l'accoutumé, et était son visage tout enflambé [enflammé]… 287.
Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :
Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices288.
Elle … était si fort pressée des visites et des assauts de Dieu, qu’elle jetait parfois de grands cris comme si le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s'en prenait à une cuisse, disant que c'était sa cuisse qui de temps en temps lui donnait des douleurs extrêmement aigues et fort sensibles289.
En fait ces « états » deviennent une unité vécue où contemplation et vie ordinaire sont fondues l’une dans l’autre :
En ce même temps et longues années depuis elle voyait sans voir, écoutait sans écouter et répondait sans apercevoir ses réponses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu'elle n'en eut su rendre compte après pour ce qu'elles étaient faites sans réflexion ni détour de la vue actuelle et action de Dieu. Et ce néanmoins étaient telles qu'on n'y eut su remarquer aucune défectuosité ni presque apercevoir la différence de sa conversation avec les autres si ce n'est en la suavité d'esprit, modestie, composition du visage qui respirait sainteté et en l'efficace et secrète énergie de ses paroles qui perçaient les cœurs et illuminaient les entendements de ceux qui lui parlaient d'une manière du tout admirable. Cette disposition Intérieure de l'âme avec Dieu faisait qu'elle était en extase sans y être290.
La grâce la faisait parler pour le bien des gens et elle n’avait aucun souvenir de ses paroles :
…elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d'état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé. (Déposition du Père Étienne Binet291)
Une fois elle me dit que quand Dieu lui donnait de telles lumières qu'après les avoir dites à ceux à qui elles touchaient elle en perdait la souvenance entièrement. (Père Pierre Coton)
La raison en était qu'elle ne parlait ou agissait que sous l'impulsion de la grâce :
Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même. » (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
En communauté, elle restait donc très silencieuse :
Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu mais écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d'elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n'eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes. » (Marie de Saint-Joseph [Castellet]292)
En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l'humilité est la marque propre de Madame Acarie, qui n'est pas une simple vertu morale, mais une conséquence de l'expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu'elle disparaisse pour laisser place à Dieu :
Ai ouï dire que pour peu qu'il y eût de l'impur en l'union de l'âme avec Dieu, elle demeurait ternie comme la glace d'un miroir par le souffle et que cela se sentait aussitôt. (Père Pierre Coton)
Une image forte fait le point de la situation :
Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous. (Marie du St Sacrement [de St Leu])
Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d'une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif293 :
Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » À peine avais-je achevé de penser cela, ... qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses294.
Elle attachait plus d’importance à la lucidité implacable envers soi-même qu’aux états si merveilleux fussent-ils :
Un jour il y avait une personne religieuse qui […] lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n'aimait point, elle lui dit qu'elle n'entendait point tout ce qu'elle lui disait, qu'elle n'avait pas la capacité d'entendre ses termes et dit : « Or sus parlons de l'intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi ». (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
…surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités. (Jacques Gallemant)
Cette clairvoyance conduisait à un juste réalisme :
Un jour je lui parlais d'une âme qui d'ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d'œuvres ... elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère ... pour y avoir un grain d'amour de Dieu il leur en faut laisser huit d'amour d'eux-mêmes » (Marie de Saint-Joseph [Fournier]).
Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :
Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu. (Marie du St Sacrement [de St Leu])
Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :
Une fois qu'un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu'il en fallait avoir du soin parce qu'il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d'avoir prêté l'oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement. Cela la toucha si fort qu'elle en pleura fort amèrement… (Marie de Saint-Joseph [Castellet])
Cette rectitude s'appliqua aussi à l'éducation de ses enfants faite
…ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « Quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie […] » (Marguerite du Saint Sacrement, sa fille)
Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permit d'assurer la direction de ses sœurs. Les sœurs parlent beaucoup de sa clairvoyance :
Elle avait une si claire lumière pour connaître l'intérieur des personnes et discerner l'esprit dont on était mu en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu'elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu'elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je connaissais point et quoiqu'elle parlât toujours d'une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai... » (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])
Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,
Elle écrivait des passages des Évangiles et Épîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu'elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu'elle voyait dans les âmes. (Seguier)
Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d'une façon qui paraissait quasi miraculeuse :
Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d'un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l'eut abandonnée, et soustrait toutes ses grâces, elle crut que notre Bienheureuse Sœur la pouvait soulager en ses peines et s'en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu'elle écrivait et quand elle eut achevé d'écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu'elle venait d'écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l'état de son intérieur, et ce qu'elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées […] (Marie de Saint-Ursule [Amiens])
Partout où elle allait, elle assurait la direction des âmes, mais sans le vouloir, et tout en pratiquant la plus extrême obéissance envers ses supérieures. À Amiens, la sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu'à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,
[…] arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit bien fort de ce qu'elle n'avait pas pris un bouillon, la force de l'obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l'avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au-devant de notre Mère d'une façon si humble qu'il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l'interrogeait de ce qui s'était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère je suis une pauvre créature. » Notre Mère lui répliqua : « Comment dites-vous cela, cette sœur vous a vue, vous a appelée et tirée et vous ne lui avez pas répondu. » (Marie de Saint-Ursule [Amiens])
C’était une direction joyeuse et bien ancrée dans la réalité :
Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient, d'être bien ferventes à l'oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d'être gaies et se bien réjouir […] quand elle en voyait quelqu'une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s'adressait à lui dire quelque parole gracieusement. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
Elle combattait toute mélancolie et tout manque d’espérance :
Il me souvient qu'une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l'Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d'une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d'être. » […] Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s'évanouit. Et depuis je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie. (Jean-Baptiste)
Elle préférait la spontanéité :
Elle disait qu'elle n'aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d'orgueil, qu'il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu'encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l'âme et la rend plus docile et affable. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
Elle était optimiste et dynamique :
Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l'âme, et que ce lui doit être un coup d'éperon pour la faire courir plus vite […] Elle nous disait que les fautes doivent servir à l'âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l'engraisser et la rendre plus féconde. (Seguier)
Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :
[…] je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles, tout ce qu'elle y voyait lui servaient à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s'entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l'écouter comme si c'eût été un ange qui leur parlait, Elle avait d'ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d'arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine. (Marie du Saint Sacrement [de St Leu])
Ce qui a frappé aussi les contemporains était son continuel va-et-vient entre oraison et charité car en réalité les deux ne faisaient qu’un :
…à l'Église si ravie et absorbée en Dieu qu'elle n'avait que son chapelet en la main pour contenance, n'usant d'aucune prière vocale, étant quasi toujours et partout abstraite en son intérieur, et n’y avait que la charité qui la peut rappeler à soi, vertu si éminente en elle qu'elle a converti pendant ce temps là plus de dix mille âmes. Se rendant débitrice à tous ceux qui l'employaient, sa porte n'étant jamais fermée à personne ni à heure que ce fût elle touchait si vivement les cœurs par son exemple et remontrances, que j'admirais ses cochers et laquais bref toute sa famille mieux convertie que s'ils eussent demeuré dix ans en religion… (René Gaultier)
Sa bonté rayonnait sur les humbles qu’elle traitait comme des égaux :
La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j'avais d'être religieuse, encore que je ne fusse qu'une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d'amour et de charité que si j'eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu'il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n'eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu'il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu'elle leur satisfit premier que moi. (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])
Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre […] Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification. » (Goubelet)
Envers Dieu, nous devons nous considérer comme les pauvres qui attendent le travail que va donner leur maître :
…quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu'elle s'arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu'ils dépendent de lui pour gagner leur vie […] Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l'on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu'elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu'elle les voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
Elle voulait vivre comme les pauvres :
En sa dernière maladie elle buvait dans un biberon de verre, quelqu'une dit qu'un de terre serait plus aisé. Je dis qu'il n'était pas si propre, que je ne les aimais point, que j'en avais vu à l'Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu'elle eût celui-là et qu'elle était pauvre. Elle s'en servit durant toute sa maladie pour ce qu'il était pauvre. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])
Elle s’occupait des prostituées comme le bon Brétigny à Séville :
Elle s'employait fort heureusement à la conversion des filles débauchées et les assistait jusques à les retirer en sa maison et les touchait tellement qu’elles menaient une vie exemplaire de vertu […] (Père Jean Sublet de la Guichonnière)
Et avec les malades, son exigence de perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage d’admiration :
Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu'elle faisait dévotion à la voir. Et après qu'elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu'elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n'avoir point de goût. […] Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre […] (Anne de Saint Laurent [de St Leu])
Elle soigne un malade qui dégoûte tout le monde :
Aussitôt que Sœur Marie de l'Incarnation s'en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s'en approcher sans leur dire pourquoi c'était afin de ne les pas effrayer. Elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit, elle pansait cet apostume qui suppurait et jetait un pus si puant que le malade même n'en pouvait supporter l'infection. Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu'il en fut tout guéri. (Mère Françoise, 322)
Elle exprimait ainsi l’union entre la grâce et l’activité humaine :
[…] il faut laisser à la providence divine, comme s'il n'y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s'il n'y avait point de providence divine […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier], 99)
Madame Acarie fut une mystique complète : sa vie fut totalement unifiée en Dieu. Elle vécut plongée dans la Réalité divine et dans l’oubli de soi, allant et venant entre l’oraison et l’action. Comme le disait le témoignage du Général des Feuillants :
[…] encore que s'occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l'ame, que s'occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s'appelle laisser Dieu pour Dieu. (Dom Sans de Sainte Catherine, 69)
Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle comme en témoigne le père Sans :
[…] elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu […] 295
En conclusion voici quelques « dits » relevés dans les deux petits volumes qui lui ont été récemment consacrés296 :
Je Vous offre, mon Dieu, ma volonté, que je ne veux plus faire et suivre, mais remettre totalement à la Vôtre, afin que je n’en aie plus du tout [E26].
C’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi Vous-même [E2.].
Je ne sais, Seigneur, que vous rendre, sinon ce que Vous m’avez donné [E81].
Pour la vertu, il suffirait que nous en ayons l’usage, sans en vouloir la possession [v64].
Il ne faut pas vouloir trouver en nous ce qui ne peut pas y être si Dieu ne l’y met pas [v81].
Ceux qui sont au faubourg entendent bien les joies de la ville mais c’est leur tourment de n’être pas dedans [son attente durant sa dernière maladie] [v99].
[Se tenir devant Dieu] comme les pauvres gens qui, sur la place, attendent d’être embauchés [v145].
Mourir et n’avoir pas aimé ! [v112]
Autour de madame Acarie et de Brétigny, gravitaient nombre de spirituels, laïcs et clercs - en particulier le « triumvirat » masculin que l’on chargea de la direction des carmélites. Malheureusement, c’est la personnalité la plus autoritaire du groupe, le futur cardinal de Bérulle, qui entendit prendre en main toute cette aventure : il se révéla effectivement utile dans le domaine politique puisque c’est lui qui réussit à tirer les carmélites d’Espagne. Mais si Bérulle était un spirituel, il n’était pas mystique et rendit fort malheureuses les femmes expérimentées qu’il prétendait diriger. Par contre, les deux autres directeurs, Jacques Gallemant et André Duval, étaient intérieurs et s’opposèrent autant qu’ils le purent à cet autoritarisme incompétent.
Jacques Gallemant (1559-1630) « souple et nuancé, prudent et désintéressé, sut respecter les carmélites. Il était mystiquement dans le sillage de Benoît de Canfield297. Nous avons vu qu’il eut le courage de faire nommer Brétigny à sa place Supérieur en Flandres. Il était profondément spirituel :
La Mère Marie de Hannivel de la Sainte Trinité, la première carmélite professe de France298 m’a assuré […] qu’elle était entièrement persuadée, que pas une de ses pensées, ni les plus déliés mouvements de son cœur, ne lui étaient point cachés. Il connaissait même pendant ses visites, ce que la grâce opérait dans un monastère, dès qu’il s’en approchait. […] Dieu lui mettait dans les mains en ces conjonctures [les ministères de la pénitence et de l’eucharistie] comme une balance, dont il pesait les âmes. Ce sont les termes dont il a déclaré confidemment cette haute prérogative. Il y voyait d’ordinaire les formes différentes que la grâce y prenait […] le point de Justice où elles arrivaient […] il y ressentait avec des peines horribles, les indispositions criminelles de ceux qui lui demandaient avec des consciences de démons les dons de Dieu299.
Quant à André Duval (1564-1638), il protégea Vincent de Paul en opposition avec Bérulle. Il s’opposa au vœu de servitude que ce dernier voulait imposer aux carmélites300. Il fut le conseiller et le biographe de Mme Acarie qu’il soutint lors du dernier terrible affrontement à Pontoise301. Il approuva, comme Gallemant, la Règle de perfection de Benoît de Canfield : ainsi la fortune de l’école abstraite « s’explique en bonne partie par la protection active du « bon monsieur Duval enseignant pendant plus de quarante ans » à la Sorbonne selon Dodin. À noter que Bérulle et Condren furent ses élèves302.
Après avoir présenté les principaux acteurs, nous pouvons revenir plus précisément sur l’histoire de l’implantation carmélitaine. Nous serons brefs, car nous n’oublions pas que tout ce déroulement n’est qu’un des moyens mis en œuvre pour faciliter l’essor de la vie mystique. Pour aller plus profond, on pourra lire le récit de Bremond et revivre par leurs propres récits les aventures et les traverses surmontées par les principales intéressées : un témoignage espagnol, celui d’Ana de San Bartolome, et un regard français, celui de madame Jourdain, devenue par la suite la vénérable Mère Louise de Jésus303.
Tout commença par le voyage qui, après ceux de Brétigny, assura enfin le transfert de six religieuses espagnoles en France. Il fut organisé par le groupe parisien réuni autour de madame Acarie. Nous avons vue cette dernière découvrir en 1601 les récits des fondations de Teresa. À la seconde assemblée tenue à la chartreuse de Paris en 1602, « tout le monde est là » : dom Beaucousin, madame Acarie, Jacques Gallemant, André Duval (docteur de la Sorbonne), Jean de Brétigny, Pierre de Bérulle (dans toute l’énergie de la jeunesse) et François de Sales (brièvement, lors de son passage à Paris)304.
On n’oubliera pas le rôle très important de Michel de Marillac (1560-1632), futur Garde des Sceaux au destin tragique. Il était familier de Pierre, le mari de Mme Acarie, ayant fréquenté le même collège de Navarre. Il avait eu indépendamment l’idée d’établir la réforme en France, et se joignit ainsi à madame Acarie pour l’aider à obtenir les lettres patentes du roi et la permission du pape305, enfin faire hâter les travaux de construction du futur monastère :
Je ne sais si j’ose dire … que j’ai toujours vécu avec elle dans la plus grande et la plus entière amitié qui peut être entre deux personnes et plus de liberté et de franchise qui s’en puisse avoir. 306.
Les négociations commencèrent, compliquées par la politique de l’époque car les catholiques dévots étaient écartelés entre deux fidélités : au pays de France ou à la religion hispano-romaine ? Henri IV sera un temps excommunié et finalement assassiné par un dévot fanatique307.
Jean de Brétigny, son compagnon serviteur Jean Navet, René Gaultier (le futur traducteur de Jean de la Croix) et son domestique Claude, madame Jourdain future Louise de Jésus (1569-1628)308, une cousine de Brétigny et une servante, future carmélite, formèrent l’équipe qui partit de Paris à la fin septembre 1603. À l’exception de Gaultier et de son domestique, ils prirent le bateau à Nantes à la mi-octobre, arrivant au pays basque espagnol le 20 novembre après une tempête ; et leurs livres furent saisis au débarquement par l’Inquisition locale, dont Thérèse en français ! Ils voyagèrent par temps de neige pour arriver à Burgos et à Valladolid le 30. Gaultier et Bérulle les rejoignirent trois mois plus tard. Les négociations furent difficiles309. Enfin, le 15 septembre 1604, passèrent au retour à Irùn six sœurs espagnoles et non des moindres, puisqu’on y trouvait Anne de Jésus, Anne de Saint Barthélémy, Isabelle des Anges.
Les sœurs pensaient (ou désiraient ?) être martyres aux mains des protestants, mais les Français étaient moins sauvages qu’elles ne le craignaient : un mois plus tard, le convoi arriva à Paris en sécurité. Accueillies par les bénédictines de Montmartre, elles furent dès le lendemain installées dans le monastère de Notre-Dame des Champs en voie d’achèvement.
Peu après l’arrivée des carmélites eut lieu celle de carmes déchaux. Cette implantation suivit tardivement celle qui eut lieu dès 1584 à Gênes par Nicolas de Jésus-Marie Doria, puis en 1597 à Rome. Elle achève une expansion étonnante de l’ordre dans le monde entier durant la première décade du nouveau siècle : missions en Perse, Syrie, en divers pays d’Afrique, en Pologne, dans toute l’Europe dont l’Empire espagnol qui incluait les Flandres310.
L’intervention auprès du pape Paul V d’Anne de Jésus « qui voulait que les carmélites fussent placées sous le gouvernement des pères comme l’avait demandé la sainte Mère » Thérèse, associée à celle de l’Archiduc Albert d’Autriche et de sa femme pour la Flandre, porte ses fruits : le père Thomas de Jésus et sept religieux sont désignés pour fonder et en Flandre et en France. Parmi eux les deux pères français du couvent de Gênes Bernard de Saint-Joseph et Denys de la Mère de Dieu érigeront le couvent Saint-Joseph à Paris en 1611. Le père Denys d’ « une vivacité d’esprit, une solidité de jugement et une vertu hors du commun » s’opposera farouchement à Pierre de Bérulle dans la question du gouvernement des carmélites311…
Les carmes parisiens se distingueront par une production littéraire abondante dont se détachent les excellentes traductions des poèmes de Jean de la Croix par Cyprien de la Nativité [André de Compans, 1605-1680]. Nous intéressent surtout deux figures présentées à la fin de ce chapitre : le mystique convers Laurent de la Résurrection [Nicolas Herman, 1614-1691] et l’historien spirituel Honoré de Sainte-Marie [1651-1729]. Pour l’instant revenons sur la consolidation qui fait suite à l’arrivée des carmélites :
L’installation en France fut mouvementée. Nous serons bref sur un sujet qui a fait l’objet de nombreuses études312 : il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du Carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer l’inquisition des âmes.
Les frictions entre Anne de Jésus (1545-1621) et Bérulle (1575-1629) commencèrent bientôt : Anne avait déjà dû lutter en Espagne pour préserver les Constitutions de la fondatrice, contre la volonté des carmes de régenter leur vie intérieure en s’imposant comme confesseurs ; elle a cinquante-neuf ans lorsque l’étranger Bérulle qui en a seulement vingt-neuf, veut régenter les abords d’une vie intérieure dont il méconnait la profondeur :
« Bérulle aurait pu remarquer dans les carmels thérésiens la place donnée à l’oraison, à l’humanité du Christ, au silence, à la joie des récréations … non : il souligne l’abnégation, « la mortification extrême de la nature », cet anéantissement … renoncement à cette autonomie illusoire qui empêche la nature d’être totalement disponible dans les mains de Dieu »313.
Se greffe le problème des Constitutions : faut-il adopter le premier texte élaboré par Thérèse entre 1562 et 1567 (il est perdu, probablement détruit en 1567), la forme approuvée en 1567 par Rubeo (Rossi), les constitutions d’Alcalà de 1581 (introduites par Graciàn donc acceptées par Thérèse : elle meurt en 1582), l’édition corrigée de 1588, la traduction castillane de l’édition latine de 1590 modifiée sous l’influence de Doria, approuvée par le pape en 1592 et qui constituera le texte législatif légal ? Nous énumérons toutes ces dates pour montrer la pression permanente subie par les carmélites.
Anne de Jésus est arrivée en France avec les Constitutions de 1588 (traduites par Brétigny vers 1590, donc accessibles aux carmélites françaises), bien décidée à défendre l’esprit de Thérèse. S’ajoute le problème du choix parmi les confesseurs imposés : carmes espagnols ou supérieurs français (le triumvirat Bérulle - Gallemant - Duval) ?
L’histoire des rapports entre Espagnoles et Français fut complexe. Des fondations multiples (Pontoise, Dijon, etc.) firent éclater le noyau des Espagnoles. Anne de Jésus partit à Dijon : elle y rencontra la baronne de Chantal314 ; puis elle décida de quitter la France, à ses yeux hostile, pour les Pays-Bas espagnols. Une cause à première vue insignifiante, mais significative de la méfiance qui régnait entre Espagnols et Français, y contribua : « Lors de la fondation du carmel de Dijon, la mère Anne rompit entre ses doigts une des fleurs de lys qui ornaient la grille du chœur parce qu’elle gênait la vue de l’autel. Cet incident, interprété comme hostile à la France, nécessita l’intervention du Parlement315. » La Madre partit donc, accompagnée de deux sœurs espagnoles et de quatre sœurs françaises, pour fonder à Bruxelles.
Anne de Saint-Barthélémy paraissait plus souple – souplesse qui explique une brève incompréhension de la part d’Anne de Jésus – car elle ne fut longtemps qu’une simple converse, même si elle accompagna Thérèse sur tous les chemins d’Espagne : aussi Bérulle la fit-il changer de statut et elle devint sœur de chœur. Mais elle se rendit compte de tentatives de manipulation, et se rebiffa. Progressivement les carmélites françaises apprirent à se défier de leur prieure, à la soupçonner, à l’ignorer. « La consigne donnée aux sœurs est sévère : « Ne traitez pas de vos âmes avec la Mère, son esprit n’est pas fait pour vous. » Pierre de Bérulle refuse, malgré ses protestations, de lui trouver un autre confesseur que lui-même. L’angoisse de la pauvre prieure augmente chaque jour ... Sa décision est prise de passer en Flandre.»316
Elle partit donc à son tour : d’abord à Tours en 1608, puis aux Pays-Bas en 1611. Elle témoigna de l’enfer intérieur qu’elle connut en France :
Cette première année terminée, le démon, père des zizanies, dressa contre moi le cœur des supérieurs, qui jusques là m’aimaient extrêmement…
Isabelle des Anges fut la seule des six fondatrices espagnoles qui sut demeurer jusqu’à sa mort en France. Pendant quarante ans, - légèrement plus de la moitié d’une longue vie, - elle exerça une influence de fondatrice « discrète mais puissante » dans le sud de son nouveau pays : à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges enfin où elle mourut en 1644. On sait que c’est au parloir de Bordeaux que le jeune Surin la rencontrant découvrit sa vocation (il choisit toutefois l’ordre actif des jésuites, ce qui ne lui convenait guère).
La Mère Isabelle ne laissa que quelques lettres. Mais voici « quelques paroles d’une belle douceur que notre vénérable Mère Isabelle des Anges a dites en diverses occasions à ses filles »317:
Pour l’amour de Dieu, mes filles, que chacune de vous pense au lieu d’où Dieu l’a tirée, et en celui où il l’a mise, et aux choses pour lesquelles il nous y a appelées. Nos obligations sont très grandes, et puisque nous avons trouvé, comme l’on dit, la table mise, et que nous n’avons pas à chercher ce qu’il nous faut pour être parfaites, soyons fidèles à garder notre Règle et nos Constitutions, car ce n’est pas sans grande raison que nous trouverons tout là, avec tant de douceur et de suavité, que je ne sais comment on peut dire qu’il y a de l’austérité dans notre Religion. Tout y est si doux pour les âmes qui ont un peu d’amour de Dieu, qu’encore qu’il y ait beaucoup de pénitence et de mortification, je confesse néanmoins que tous les plaisirs du monde, et tous les contentements qu’il promet à ceux qui le suivent, ne sont rien en comparaison. […]
Nous ne devons pas regarder ce qui paraît au-dehors pour aimer le prochain, car encore qu’il soit mal conditionné, il a une âme en laquelle Dieu habite, et peut-être même que celui qui nous semble le plus imparfait et négligeant est vertueux devant Dieu. Ainsi il est très dangereux de juger des actions d’autrui, et l’on s’y trompe très souvent, pensant que la vertu est vice, et que ce qui est imperfection est vertu. Pour éviter cette tromperie, il faut honorer Dieu en notre prochain, et nous jouirons de la paix des enfants de Dieu. Si je demandais à toutes mes filles si elles veulent faire la volonté de Dieu, chacune répondrait qu’elle aimerait mieux mourir que de manquer à l’accomplir, et je vous dis de sa part que c’est sa volonté que nous nous aimions les unes les autres, comme il nous a aimées. […]
Lorsque l’âme se sent si délaissée qu’il lui semble que toutes choses lui manquent, ne lui restant rien qu’une grande crainte d’offenser Dieu, et de le perdre pour jamais, cette expérience lui faisant connaître clairement qu’il n’y a que le bras de Dieu seul qui soit assez fort pour la soutenir, elle en est d’autant plus obligée de faire un total abandon d’elle-même […]
Je vous ai dit souvent, mes filles, qu’il n’est pas besoin de multiplier nos exercices, mais que l’importance est de perfectionner tous les jours nos exercices […]
Nous avons présenté, dans la section du tome I consacrée à l’Espagne, les deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Nous venons de voir leur contribution brève mais décisive à la transplantation du Carmel en France.
Anne de Saint-Barthélémy fut chargée du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté318. Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera aussi une « estime particulière » pour Marie de Jésus [de Bréauté], intime de Madeleine, et pour Marie de la Trinité [Sevin].
Madeleine de Saint-Joseph reste la plus importante des premières carmélites françaises319 car la majorité des fondatrices de carmels en France se formèrent sous sa direction spirituelle quand elle fut devenue supérieure du couvent de Paris.
À partir de Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, le courant mystique est donc passé de génération en génération. Des personnalités rayonnantes transmettent la vitalité de l’expérience intérieure : l’aînée forme les cadettes qui à leur tour fondent des carmels où elles formeront les jeunes. Mais contrairement au réseau que nous mettrons en évidence dans notre tome IV chez les pré-quiétistes normands puis parisiens, dans le cas du Carmel il est délicat de trouver des témoignages explicites, parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites de nature personnelle (grâce au monde « ouvert » où vivaient Bernières ou plus tard madame Guyon, nous avons la chance d’avoir leurs lettres de direction).
Ne nous restent que des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Écriture, des lettres (assez neutres : ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire), quelques dépositions révélatrices consignées à l’occasion d’un procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que le vécu mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas le domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant faire avancer la cause). Il faut recourir aux manuscrits, ce que nous avons fait aux archives de Clamart [Pontoise] « autour » de Madeleine de Saint-Joseph.
Puis ces traces disparaissent, comme c’est aussi le cas pour la génération qui suit celle des disciples connus directement de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on observe une involution ascétisante dans les « livres » de carmélites sous l’influence janséniste (de deuxième et troisième formes). L’assèchement mystique est accompli à la fin du siècle.
Pour résumer toute cette période320, rappelons en amont les influences de franciscains et de conversos sur Thérèse (sans compter celle des écrits des « mystiques du Nord » sur Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson). Puis le courant mystique passe de Pierre d’Alcantara à Thérèse d’Avila, qui forme Anne de Saint Barthélémy ; Jean de la Croix forme Anne de Jésus… Ces influences de personne à personne passent donc d’Espagne en France, où elles convergent sur Madeleine de Saint-Joseph - sans préjudice d’influences « externes », en particulier de madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elles irriguent les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement.
Parallèlement (sans contact bien reconnu) Jean de Saint-Samson, le carme convers de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont se détachent Dominique de Saint-Albert et Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier comme plus tard la Mectilde du Saint Sacrement seront en relation avec madame Guyon : celle-ci sera au centre de convergence de ces courants mystiques et leur donnera un nouvel élan.
Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) : une vie cachée.
Notre connaissance de la vie en clôture de cette religieuse est par chance excellente, grâce à de très nombreuses sources321. Les « brouillons » des carmélites qui déposèrent en vue du procès de béatification donnent de précieuses informations et restent à exploiter car les plus intéressantes d’un point de vue intérieur ne sont pas retenues dans les dépositions d’un procès exigeant des faits objectifs : le summarium du procès présente donc peu d’intérêt322. La belle biographie par Louise de Jésus, à compléter par des études particulières, demeure incontournable323. De nombreux écrits de Madeleine nous sont parvenus grâce aux sources manuscrites, aux citations de ses biographes, aux publications faites au XVIIe siècle à l’intention des carmels nouvellement fondés324.
Née à Paris en mai 1578, elle habita en Touraine et fit la connaissance de Bérulle au cours de l’hiver 1603-1604 : ce dernier travaillait alors à introduire les carmélites en France. Madeleine décida de se joindre à la fondation et fit profession le 12 novembre 1605, soit treize mois après l’arrivée des six sœurs espagnoles ; immédiatement chargée des novices, elle prit effectivement cet emploi au printemps 1606. Son père désira fonder un couvent à Tours sous la direction d’Anne de Saint-Barthélemy qui s’y rendit. Madeleine de Saint Joseph fut alors élue prieure du premier couvent de Paris en avril 1608, puis réélue en 1611. Déchargée en 1614, elle fonda en 1616 le carmel de Lyon. Elle fut rappelée en 1617 pour établir le deuxième couvent de Paris, rue Chapon, dont elle fut prieure pendant six ans.
Sa vie intérieure se voit dans quelques notes « échappées à son humilité destructrice »325. Elle peint ainsi l’anéantissement devant Dieu :
…la vérité qui est en elle lui montre que se faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas.326.
Son destin lui est montré :
Le 15e janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même327.
Sa biographe ne doute pas d’une filiation spirituelle dont les chaînons principaux sont Jean de la Croix, Anne de Jésus, Madeleine de Saint-Joseph328 et Marie-Madeleine de Jésus [de Bréauté]329.
En 1624 Madeleine fut de nouveau élue prieure du premier couvent, qu’elle gouverna pendant onze ans. Elle ne nous apparaît pas du tout comme une créature soumise aux cardinaux de Bérulle et Richelieu : elle est estimée de ce dernier330, et ne manque pas de courage politique331.
Elle fut longuement malade :
Ses douleurs atteignaient parfois une telle acuité, « qu’elle se trouvait obligée de s’écrier … « Mon Dieu, patience ! » … Son esprit était dans une aussi grande paix, et sa conversation avec les sœurs aussi libre que si elle n’eût rien souffert332.
Le premier médecin de la reine lui ayant demandé quelque chose sur ses maladies, lui offrant de la traiter, elle se contenta de sourire et lui répondit qu’elle savait un bon remède qui était la résurrection, détournant ainsi l’entretien … elle en faisait de même à nos sœurs … si je meurs de ce mal, je ne mourrai pas d’un autre333.
À son agonie en avril 1637 :
Chacun était attentif non à pleurer, mais à prier et à admirer la consommation de l'œuvre de Dieu sur cette grande âme. Ce ne fut pas seulement les religieuses et les ecclésiastiques qui se trouvaient dans ce sentiment, car les médecins ayant encore demandé à rentrer pour voir s'ils ne pourraient pas sinon allonger sa vie au moins lui apporter quelque petit soulagement, lorsqu'ils furent arrivés en l'infirmerie ils se mirent à genoux pour prier comme les autres334.
Cette vie en communauté sous la clôture, et donc sans trace d’événements particulièrement originaux, cache en réalité une action très profonde qui assura le développement et l’unité future des carmels, puisque les carmélites que Madeleine forma à la vie intérieure, devinrent à leur tour fondatrices.
Une « élévation » ou courte homélie faite par Madeleine à ses religieuses, ainsi qu’une « instruction » ou méditation proposée pour la semaine, constituent des témoignages intéressants sur la spiritualité des carmélites en général. Le caractère de joie qui en est la marque mystique, disparaîtra malheureusement dès la fin du siècle sous l’influence du (second puis du troisième) jansénisme.
Voici un extrait de l’« Élévation » proposée par Madeleine de Saint-Joseph à ses religieuses à l’occasion de la fête de saint Jean l’Évangéliste :
Nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissées par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude […] ce repos de saint Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement aux hommes ; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous […] Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi selon la grandeur de vos miséricordes. [Ps. 68, 20]335.
D’autres « Élévations » montrent une orientation de tout l’être vers Dieu, sans concession, et affirment une unité possible :
[…] aller en haute mer, cela marque l’état de perfection […] [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait […] vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre336.
Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyée sur l’autorité de l’Écriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux […] celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. Si donc vous disez [sic], mon Seigneur, « Je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « Je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit337.
Sa direction journalière demeurait toujours en référence directe à la grâce divine et traduisait un recours à Dieu dans un élan renouvelé338. Dans la déposition suivante, on voit qu’elle demandait la grâce pour ses filles et que sa prière était libératrice :
Ce qui se sentait continuellement, étant avec notre bonne mère Madeleine, c’est qu’elle était dans un respect continuel devant la majesté de Dieu ce qui s’imprimait dans celles qui l’approchaient et les élevait à Dieu. [694] Ce qu’elle disait aux âmes était si profond et si efficace qu’il semblait que ce fût Dieu qui parlât Lui-même par sa langue et que Sa puissance divine portât ses paroles dans les âmes et dans les cœurs pour les incliner du côté qu’Il voulait […] En mes commencements dans la vie religieuse, Dieu [699] permettait que je fusse travaillée de tentations qui augmentaient la répugnance que j’avais par ma nature imparfaite à me rendre aux pratiques de vertu que Dieu demandait de moi. Quelquefois notre bonne mère me faisait mettre auprès d’elle et s’élevait à Dieu pour moi et de temps en temps me demandait : “ Comment êtes-vous ? ” et ne me renvoyait point que je ne fusse libre de tentation339.
Éprouvant toujours plus son impuissance […] [elle] recourait aussi toujours plus à Dieu […] elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison […] ne faisait point d’action […] qu’elle n’eût été faire prière au chœur.
À propos d’une personne qui disait : « Ma voie est de cette sorte… », elle déclare, toute de simplicité et de réalisme :
J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance […] Rien ne m’appartient […] nous allons à Dieu comme nous pouvons […] cette voie n’est pas circonscrite si exactement […] que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers […] Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? Peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée.
L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! Le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. […] Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! […] Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! Il faut toujours commencer jusqu’à la mort340.
Son gouvernement de 1624 à 1635 montre une grande autorité jointe à la douceur et au souci de prêter toute son attention à autrui341. Elle diffusait la grâce autour d’elle :
[Elle avait une] grâce toute extraordinaire […] pour assister ses filles en ce dernier passage […] Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes [sic] en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons […] nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin […] Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre […] Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !
Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation […] Elle le faisait à voix basse […] après […] il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise […] et lui parlait avec plus de tendresse et de charité […] Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement
Notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes […] je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu’elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin […] ses paroles […] ont fait en un instant en moi ce qu’elle voulait de moi.
Elle sépare l’Essentiel de l’accessoire :
Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle… « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l’on me mettait […] - Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. » 342.
Enfin un « exercice de retraite » montre comment la méditation de la Passion propre à la tradition du Carmel espagnol est revêtue de douceur tourangelle dans la Petite Instruction … à faire l’Oraison343 :
L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ chaque jour de la semaine :
[…] Et voyons seulement la préparation [de l’oraison mentale]. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges mêmes ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : « Saint, saint, saint est le Seigneur. » Ainsi l’âme demeure Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, ne pouvant plus parler344.
[…] Et puis si l’âme pénètre dans cet amour divin qui fait pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce Seigneur impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et donnant mille bénédictions pour ses infinies miséricordes. […]
Mais pour ce que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers notre Seigneur. L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un œil et douce inclination, et regard vers notre Seigneur, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer au plus profond de soi, et se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en Sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : « Qui nous séparera de la charité ? » [Rom. 8, 35].
Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple.
Sa grande expérience dans la conduite des âmes la fait s’ajuster au travail de la grâce :
Une des choses que je trouve plus importantes à faire dans les âmes dès le commencement, c'est de prendre un grand soin de voir ce que Dieu fait en elles et à quoi il les tire parce qu'il conduit les unes d'une façon et les autres d'une autre, et l'on doit suivre exactement ce qu'il fait sans les en détourner. […] C'est un grand secret que doivent apprendre celles que Dieu a choisies pour cet emploi que la nécessité qu'elles ont d'attendre avec patience, le temps ordonné de sa Divine Majesté pour faire ses œuvres dans les âmes : car alors on fait plus en un jour que l'on aurait fait en beaucoup d'années, et cela, je l'ai vu par expérience en plusieurs. Ce n'est pas qu'il n'y faille toujours faire quelque chose, car les âmes commençantes ont besoin qu'on s'applique beaucoup à elles […] Mais je dis que lorsqu'on ne voit pas en elles le progrès en toutes ces choses que l'on y pourrait désirer, il ne faut pour cela s'étonner ni faire violence aux âmes pour les contraindre d'entrer dans les dispositions où nous croyons qu'elles devraient être, quoique nous le fissions par grand zèle ce nous semblerait : car cette manière est fort peu utile.
Les âmes sont à Dieu ; il les lui faut commettre incessamment et nous souvenir que c'est de lui et non pas de nous et de nos forces que dépend leur avancement. Voyez avec quelle patience le Fils de Dieu supportait les faiblesses et les défauts des hommes, ne se lassant point de voir, même ses Apôtres qui étaient instruits en son école, manquer tantôt en la Foi, tantôt en la Charité et ainsi dans les autres Vertus. Ce qui nous est un merveilleux exemple de patience et nous doit apprendre à la pratiquer envers les âmes, faisant avec douceur ce qui nous est possible pour les faire entrer dans les Vertus en attendant qu'il plaise à Dieu donner bénédiction à nos travaux et les établir parfaitement dans la grâce de leur vocation.345.
Réaliste et modeste, elle écrit dans ses dernières années :
Je suis tout étonnée de ce que les âmes parlent ainsi de leur voie car j’ai tantôt soixante ans et si je ne pourrais pas dire cela ; quand mon supérieur m’obligerait et même mon bon ange à dire quelle est ma voie, je ne le pourrais pas faire car je n’ai rien et ne sais que c’est de parler ainsi. L’on va à Dieu comme l’on peut. Ce n’est pas que les âmes n’aient une voie, par où elles vont à Dieu, ni qu’elles n’en puissent avoir quelque petite connaissance, tant par la lumière que Dieu leur en donne immédiatement par lui-même que par la personne qui les conduise, mais cette voie n’est pas tellement limitée à une certaine disposition qu’elle n’en enferme beaucoup d’autres selon le vouloir de Dieu qui fait à ses créatures ce qu’il lui plaît, ni l’âme ne se doit tellement approprier sa voie et s’en assurer qu’elle ne pense que Dieu la changera quand il lui plaira : et que peuvent savoir ces âmes dans les ténèbres de la terre, quand ils disent si assurément : « ma voie » ? Peut- être que leur voie est déjà changée quand ils parlent ainsi et les inégalités que nous expérimentons tous les jours dans ce qui se passe en nous nous empêchent bien, ce me semble, de pouvoir parler de cette sorte, car un jour Dieu élève l’âme et lors elle est dans une voie d’élévation par laquelle il faut qu’elle cherche, le lendemain il lui ôte tout et la laisse dans sa petitesse et sa misère et lors c’est une voie d’humiliation et de patience346.
Tout repose sur la foi :
La foi est un don que Dieu fait à Sa créature, par lequel elle croit et adore cette puissance souveraine et lui rend l'honneur qui lui est dû : et comme cette foi est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons sentir en la terre, l'âme s'y doit attacher aussi, au-dessus de tout ce qu'elle voit et de ce qu'elle sent. C'est un don très pur, que l'âme doit suivre avec une grande et haute pureté, se séparant même de tous les sentiments intérieurs, ou ne s'en servant qu'autant qu'ils la peuvent fortifier ; encore faut-il qu'elle se fonde toujours sur la foi, quelque lumière qu'elle reçoive d'ailleurs, et qu'elle reconnaisse que c'est [407] un guide, sous la conduite duquel elle ne peut s'égarer ; mais parce que la tentation, et l'obscurité qu'elle produit, nous empêche quelquefois de faire usage de cette vertu, et diminue en nous la liberté de nous élever à Dieu par elle, il faut souffrir avec patience cet empêchement, et ne pas croire que pour en avoir perdu l'usage sensible, nous en ayons perdu l'habitude ; car le don de la foi ne sera jamais ôté quelque chose qui arrive, si nous-mêmes n'y renonçons volontairement ; Dieu sera toujours ce qu'Il nous a enseigné qu'Il est, et Il nous aimera en toute éternité, si nous Le servons, Sa grâce sera toujours présente, jusqu'à la mort, et il faut que l'âme soit fidèle à rendre hommage à son Dieu par cette croyance347.
Une religieuse témoignera de l’efficience spirituelle de la Mère Madeleine depuis sa mort :
Elle m’est demeurée fort présente, depuis ce jour-là, et je la sens toujours proche de moi, avec plus de certitude que si je la voyais en la terre ; elle me met dans une continuelle présence de Dieu […] Je la ressens vers moi comme une Mère […] Je la vois comme une guide, que Dieu m’a donnée pour aller à lui […]348.
La mère Madeleine quitte Paris en juillet 1615 pour aider avec discrétion deux professes du couvent de Paris, prieure et sous-prieure nouvellement élues au couvent de Tours349. Un « petit essaim de carmélites » quitte Paris fin août 1616 sous sa direction pour fonder à Lyon350. Elle devient la prieure du deuxième monastère de Paris fondé en 1617 et qui, pour faire face au nombre croissant de novices, s’installe rue Chapon en octobre 1619351. Les tableaux de la Généalogie des couvents témoignent de l’explosion des fondations352. Madeleine retournera « au milieu de ses filles » du premier couvent en 1624 et poursuivra leur formation :
Le nombre des religieuses reçues ou instruites par [elle] est très considérable. J’en ai connu plusieurs […] toutes ont été admises dans l’Ordre ou formées par la Mère Madeleine […] elles avaient un tel soin de se remplir de son esprit et d’adopter ses pratiques, que celui qui voyait un seul des monastères de l’Ordre pouvait juger de tous les autres353.
Il y avait une telle liaison de tous avec la Révérende Mère Madeleine et avec le couvent de l’Incarnation, dont elle était prieure, qu’il semblait que, dans toute la France, il n’y eût qu’un couvent […]354.
C’est Madeleine de Saint-Joseph qui écrivit la vie de cette jeune religieuse dont elle avait été maîtresse des novices et prieure355. Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves et « sans histoire » de carmélites : Madeleine la propose intentionnellement comme modèle. Voici des « dits » qui situent l’esprit qui anime cette « mystique carmélite exemplaire » :
Je me jette en Dieu comme dans un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n’avoir point de limites ni de fin. ... il me suffit que Dieu est suffisant à Lui-même356.
Il est en tout ce que vous portez ; c’est Lui qui vous soutient ; encore que vous ne Le voyiez ni ne Le sentiez pas. Nous en savons par sa grâce de bonnes nouvelles que je ne vous écris pas, parce qu’Il ne veut pas. Entrez […] dans la voie inconnue […] J’ai eu quelque vue que votre âme se doit perdre toute dans l’amour pur […] Je dis donc que cette perte nous fait retrouver en Dieu et que c’est une très heureuse perte, mais qu’elle doit être persévérante ; elle ne doit avoir fin qu’avec notre vie […] C’est un travail sur lequel on trouve peu à dire, mais beaucoup à faire357.
Dieu me montra […] quelle netteté et simplicité il me faut avoir pour être transformée en cet amour358.
Elle témoigne dans sa dix-neuvième lettre d’un rapport étroit avec Madeleine de Saint-Joseph :
[…] il y a eu plusieurs choses […] auxquelles Dieu s’est servi de notre mère Prieure, pour m’y assister ; et elle m’y a beaucoup aidée. Ensuite il me fut présenté de me perdre en Dieu […] Je donnai mon consentement à cette perte, avec la permission de notre mère Prieure ; et depuis l’avoir donné, je me vois comme dans un abîme, où je ne puis trouver le fond ; et cela sans connaître où je vais359.
La seconde fille de Mme Acarie reçut de sa mère la lettre suivante :
Il faut que vous soyez à Dieu selon ce que vous y pouvez être, pour demeurer en la vue et en l’impuissance de vous-même sans vous y affaiblir, s’il vous ôte votre puissance ; et ce qu’à votre vue vous trouverez nécessaire de faire, portez cela puisqu’il le veut, et perdez votre âme, puisqu’il vous veut dans cet état ; car il veut que votre âme soit à lui sans acceptation et sans appui ni vue d’aucune chose, hors la puissance de son amour et de sa miséricorde pour nous sauver, afin qu’en toutes choses vous lui sacrifiez tout ce que vous êtes. Il veut vous laisser pauvre sans volonté du bien, afin de voir si vous serez fidèle, et si dans cette nudité vous vous tiendrez attachée à lui par cette nudité même360.
Ses écrits ont été recueillis et édités361 :
Dans l'épreuve de Dieu, qui mortifie et vivifie quand il lui plaît, il faut que votre [188] cœur se jette entre ses bras pour soutenir les croix qu'il vous envoie, afin d'augmenter votre amour et votre confiance vers lui. Suivez la conduite de l'amour de Dieu sur votre âme, par laquelle, sans vous ôter vos peines et vos misères, il vous attire doucement à la retraite intérieure, sans que vous sachiez comment. N'en cherchez point l'intelligence, mais seulement l'adhérence simple à suivre cette grâce qu'il vous fait. […] Portons gaiement tous nos rebuts et impatiences pour l'amour de Dieu : moins nous le sentons, plus il nous aime ; ayons foi et [189] espérance en lui quand nous nous trouverons dans les amertumes et angoisses de cœur, aux jours que nous voudrions l'aimer davantage. Il nous fait voir que ce n'est pas par les voies sensibles et favorables à l'amour-propre que nous le désirons […]
Marie de Jésus (1579-1652) fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph362. Elle lui succéda.
Mariée à dix-huit ans au marquis de Bréauté, brillant dans le métier des armes, et qui lui plut davantage qu’un prétendant prudemment éconduit, elle se trouva veuve avec un enfant de treize mois, le 5 février 1600. Elle rencontra madame Acarie et, abandonnant tout, elle rentra au carmel de Paris le 8 décembre 1604. Elle fut à l’infirmerie, puis sous-prieure en 1606. Elle fut responsable des novices en 1608, lorsque Madeleine de Saint-Joseph devint prieure. Prieure à son tour en 1615, quand Madeleine fut partie fonder Tours, Lyon puis le deuxième couvent de Paris, elle fit bâtir une infirmerie. Elle exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge en 1624. À la fin de la même année, son fils mourut en combat singulier :
Je sais par expérience […] les efforts que le diable fait dans les âmes […] afin de les porter au désespoir […] lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement363.
Depuis 1641 sa santé était ruinée : elle disait « n’avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre. » Elle mourut le 29 novembre 1652.
Son portrait nous est donné par ses lettres :
Il [Dieu] ne nous donne pas toujours en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, Il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité364.
Ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes […] [il suffit de] lui demander par ce regard que ce soit lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience […] sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps365.
[…]l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est […] nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir […] nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main366.
Elle dit son lien profond avec Madeleine de Saint-Joseph, qui continue à porter ses filles au-delà de la mort :
[…] Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une367.
Des lettres montrent son intelligence des situations tout autant que sa profondeur spirituelle. Elle n’a pas d’illusion sur le monde et sait en déjouer les pièges pour préserver les vocations :
[…] En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçue de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal368.
[…] Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions [de quitter le monde] si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela ils ont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué369.
Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours […] Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Églises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher.
Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en aperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandés vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement […]370.
D’autres informations, dont de nombreuses précisions biographiques intéressantes, demeurent manuscrites371, par exemple celle-ci sur l’union des âmes par-delà la mort :
Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : « J’ai vu […] que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! Que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. »
Elle fut supérieure du grand couvent de Paris durant trois périodes couvrant dix-neuf années et eut la charge de maintenir intérieurement vivante la communauté. Elle semble être la dernière grande spirituelle de la filiation. Ses réponses à la (future) sœur Anne Marie d'Épernon s'avèrent intéressantes, en particulier sur la prière :
[…] la vraie oraison est un entretien de l'âme avec Dieu et une parole intérieure par laquelle l'âme se communique à Dieu et Dieu se communique à elle, mais comme c'est chose si grande, il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous-même, quoique nous devions y employer tous nos soins ; mais il la faut demander à Dieu avec beaucoup d'humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l'attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grâce372.
Nous nous sommes évidemment penchés sur le cas des deux célèbres carmélites de Beaune, Marie de la Trinité et Marguerite du Saint-Sacrement avec lesquelles un Gaston de Renty était en relation suivie. Nous y avons trouvé des manifestations de la dévotion, mais sans « dits » rapportés qui laisseraient transparaître une vie intérieure mystique et la justifieraient par une exemplarité dans les comportements concrets de la vie quotidienne. L’instrumentalisation de sœur Marguerite est particulièrement suspecte. Marie de Jésus de Bréauté se serait d’ailleurs opposée à l’impression de sa vie373.
Le lecteur curieux de phénomènes hystériques aura recours à la Vie rédigée par Amelote374, un prêtre de l’Oratoire par ailleurs fort savant, car il fut chargé de la réédition corrigée d’un Nouveau Testament largement distribué dans le Royaume après la révocation de l’Édit de Nantes. Nous y relevons bien des déformations et des caricatures de la « sainteté mystique ». On y adopte sans aucun sens critique des représentations propres à l’époque : diables bérulliens375, almanach évangélique…, tandis que les « dits » rapportés sont généralement incolores.
Le résumé qui suit couvre une étonnante anthologie. Nous le donnons parce que ces excès sont typiques des publications dévotes du siècle : il faut bien comprendre que les témoignages mystiques sobres que nous avons concentrés dans notre « florilège » sont très largement minoritaires au sein d’un surabondant genre littéraire dévot ! Par exemple, on voit ici que le pus d’un malade est léché et avalé « deux ou trois heures » [15] ! Ce topos de l’excès ascétique faisait l’admiration de tous et sera repris par Marie de l’Incarnation (du Canada) comme par la jeune madame Guyon, grandes lectrices de textes religieux ; mais leurs excès seront modérés en comparaison.
Les spectres apparaissent [20], ainsi que « la fumée d’enfer » [41], tandis que la sainte éprouve convulsion et assoupissement [43], affrontant les bataillons de malins esprits [51]. Il s’ensuit bien naturellement des convulsions traitées par un cautère sur la tête [59], lequel est remplacé fort efficacement par le camail de Bérulle ! [65] Mais la « rage des diables » (« épilepsie » ?) perdure [67]. Une attestation médicale décrit ce que nous considérons comme une tétanisation hystérique [76].
Dans la partie consacrée aux visions, « le Fils de Dieu habitait en elle comme dans son temple » [142], elle est « enfermée dans la croix » [163]. Aussi « dix jours pâmée de douleur, les mains et les pieds attachés l’un sur l’autre ... elle ne cessa de prier pour les Ordres Religieux… » [167]. La puanteur de l’enfer se manifeste à nouveau [185]. Elle fait de nombreux « voyages » au jardin des Olives, pour assister à la capture du Fils de Dieu, pour rencontrer Anne ou Caïphe, etc. [p. 285 sq.]. On n’oubliera pas « la pesanteur du péché de Judas et de celui des Juifs » [227]. Des dévotions sont organisées avec une minutie étonnante [pages 316 sq., 350 sq., 391 sq.]. Elle obtient « les grâces sublimes » pour Renty [383]. Suivent des questions puériles : « S’ils avaient cherché l’étable de Bethléem », etc. [pages 428-453]. On respire enfin dans les dernières pages [pages 627, 630, 716 citées ci-après].
Dans ce dernier beau passage, l’on retrouve heureusement exprimée (introduite toutefois par des « Il faut… Il veut… », et sous forme d’une injonction à son confesseur) la grande humilité propre au Carmel :
Il faut que vous viviez selon Lui, dans une très grande pureté, simplicité et humilité de cœur […] attentif à la grâce pour le faire […] comme s’il n’y avait que Lui et vous au monde […] Il veut que vous conserviez une égalité ferme et stable, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, en sorte que vous ne vous éleviez en aucun bon succès, ni ne vous laissiez emporter à la joie, et que vous ne vous abbatiez dans les disgrâces et désolations. Il faut que vous vous laissiez entre Ses mains divines, afin qu’Il dispose de vous, pour la vie et pour la mort, pour la santé et pour la maladie, pour l’estime et pour le mépris […] que vous Lui laissiez tout ce que vous êtes […] il vaut bien mieux penser à Dieu et à Ses divines perfections, qu’à nous-mêmes et à nos fautes et misères.
À partir de la fin du siècle et culminant dans la première moitié du XVIIIe siècle, des influences tarissent la vie mystique : nous ressentons l’angoisse de religieuses soumises à une prédication que l’on peut résumer ainsi : « Vous qui avez reçu tant de grâces, vous devrez en rendre compte au Jugement de Dieu… »
Les carmélites portaient sur elles des « livres », où elles transcrivaient leurs textes mystiques préférés (Bernières et Milley dans l’exemplaire que nous avons analysé) : ces livres très personnels se transmettaient entre carmélites, des aînées aux cadettes. De même que les notes de leurs retraites annuelles de dix jours, ils montrent comment la mystique vivante du premier demi-siècle a laissé place à la « vertu de crainte ». Une monographie analysant les centaines de feuillets écrits dans ces livres intimes, par des mains anonymes qui se sont succédé surtout entre les années 1650 et 1750, et dont certaines sont admirables, éclairerait l’involution de la spiritualité carmélitaine. Les sources « externes » imprimées demeurent en comparaison bien pâle376. Le vécu conserve une grande intensité, mais le rendu mystique laisse place au compte-rendu d’angoisses. Cette involution est parallèle au développement d’une censure qui étouffa les mystiques après la condamnation du quiétisme : tout le monde avait peur !
Voici un terrible témoignage tiré de l’un des recueils du Grand carmel de Pari377. Il est annoncé comme « 3e point » de « Méditations sur les peines de l’enfer ». Il traduit la crainte inscrite au cœur de malheureuses femmes soumises à de mauvais directeurs. On touche à la source de l’assèchement mystique qui atteindra les carmels à la fin du siècle et au début du XVIIIe siècle :
Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eus durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur378, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. Qu’est-ce qu’il faut pour me délivrer de cet abîme de douleur, revenir à Dieu par une sincère et prompte pénitence ... Que vois-je ici de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère.
La situation fut redressée à Paris en 1748 379 mais peu avant les effets dévastateurs de la grande Révolution en ce qui concerne les communautés sous clôtures.
Pour ne pas terminer sur cette involution spirituelle qui suit l’élan initial du Carmel féminin, citons la belle élévation rapportée par une main inconnue (de telles mains se succèdent dans ces cahiers de prière transmis des aînées aux cadettes):
[…] son esprit ne souffrant rien de sombre, ni de mélancolie […][427] dès le premier regard elle va au pur amour […] Voilà pourquoi l’esprit de l’Ordre est d’une exactitude si sévère et si étendue. Parce qu’il porte le cœur droit au souverain bien et qu’il n’a pour but que de plaire à Dieu, il ne modifie rien, il ne se dispense de rien, il ne peut supporter de mitigation, il n’accorde rien à la nature, il ne capitule point avec l’amour-propre. Charmé de la noblesse de l’amour divin, il ne trouve rien de difficile. L’Amour lui fait goûter des douceurs dans les plus grandes austérités. […] Permettez-moi de vous dire à vous et à toutes vos chères sœurs qu’il faut que la grâce maintienne en vous trois dispositions. Premièrement l’amour de la retraite afin que vous puissiez être admise dans le cabinet de Jésus, et y entendre les secrètes paroles qu’il dit aux [433] vrais solitaires. Secondement la perpétuelle ferveur de l’amour, qui ne se contente de rien de médiocre, s’efforçant par une vigilance fidèle de tendre toujours au plus grand bien de la grâce, troisièmement une affectation particulière pour la vie pénitente de sorte que vous y trouviez non seulement la vigueur de votre esprit mais encore vos délices380.
Ce convers très attachant fut beaucoup lu par le cercle de Madame Guyon. Partager l’expérience de la présence de Dieu forme le sujet des conversations de Laurent et de ses lettres. Leur regroupement moderne ne couvre qu’une centaine de pages381. Nous avons peut-être perdu une grande partie de ses écrits. Madame Guyon s’en plaint : « On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. […] ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. »382. Les Entretiens sont un « composite Laurent - Beaufort » et la Pratique un « condensé de la doctrine du frère Laurent » nous dit Conrad de Meester, son éditeur récent383. On ne peut que regretter leur brièveté.
Insister sur la pratique proposée pour accéder à cette expérience rend bien compte de l’apport de Laurent de la Résurrection. Son second éditeur, Pierre Poiret, souligne justement dans le titre de l’essai qu’il donne à la suite des œuvres de Laurent, « l’importance et les avantages de la pratique de la présence de Dieu384. » Il s’agit d’aimer sans perdre de temps, par le « moyen court » de cette mise en présence.
Nicolas Herman naquit à Hériménil, village proche de Lunéville, en 1614.
Je vis le Frère Laurent pour la première fois; il me dit que Dieu lui avait fait une grâce singulière dans sa conversion, étant encore dans le monde, âgé de dix-huit ans. Qu'un jour en hiver, regardant un arbre dépouillé de ses feuilles, et considérant que quelque temps après ces feuilles paraîtraient de nouveau, puis des fleurs et des fruits, il reçut une haute vue de la providence et de la puissance de Dieu, qui ne s'est jamais effacée de son âme ; que cette vue le détacha entièrement du monde, et lui donna un tel amour pour Dieu qu'il ne pouvait pas dire s'il était augmenté, depuis plus de quarante ans qu'il avait reçu cette grâce 385.
Il fut engagé comme soldat et « la Lorraine l’ayant engagé dans le malheur de ses troubles », et des troupes allemandes l’ayant fait prisonnier, il fut pris et traité comme un espion car « les chefs s’écrivaient de quartiers à quartiers […] on y employait ordinairement des paysans ou des soldats sans armes, portant à la main un bâton creux, dans lequel ils introduisaient les missives dont ils étaient chargés. »386[…] « On le menaça de le faire pendre ; mais lui, sans s’effrayer, répondit qu’il n’était pas tel […] que sa conscience ne lui reprochant aucun crime, il regardait la mort avec indifférence […] Les Suédois ayant fait une incursion dans la Lorraine et attaqué en passant la petite ville de Rambervilliers, notre jeune soldat y fut blessé en 1635. » 387. Finalement la petite cité tomba entre les mains du duc Charles IV388.
À la suite de quoi, Herman suivit les traces d’un oncle carme et devint pendant une période indéterminée ermite, conseillé par un gentilhomme. Il hésitait à prendre un engagement perpétuel mais finalement vint à Paris389. À vingt-six ans, il se décida à devenir convers de l’ordre des carmes déchaussés au couvent de la rue de Vaugirard, en 1640, et fit profession le 14 août 1642 390. Il semble avoir traversé une période de purification de 1640 à 1651 environ, soit sur plus de dix années, dont les quatre dernières furent très intenses391 :
Qu'il avait eu une très grande peine d'esprit, croyant certainement qu'il était damné ; que tous les hommes du monde ne lui auraient pu ôter cette opinion ; mais qu'il avait sur cela raisonné en cette manière : « Je ne suis venu en religion que pour l'amour de Dieu, je n'ai tâché à agir que pour lui ; que je sois damné ou sauvé, je veux toujours continuer à agir purement pour l'amour de Dieu; j'aurai du moins cela de bon que, jusqu'à la mort, je ferai ce qui sera en moi pour l'aimer. » Que cette peine lui avait duré quatre ans pendant lesquels il avait beaucoup souffert.
Que depuis il ne songeait ni à paradis ni à enfer; que toute sa vie n'était qu'un libertinage et une réjouissance continuelle ; qu'il mettait ses péchés entre Dieu et lui, comme pour lui dire qu'il ne méritait pas ses grâces, mais que cela n'empêchait pas Dieu de l'en combler. Qu'il le prenait quelquefois comme par la main et le menait devant toute la cour céleste, pour faire voir le misérable auquel il prenait plaisir de faire ses grâces392.
Comme ce fut le cas auprès de Ruusbroec pour Jan van Leeuwen, le “bon cuisinier” de Groenendael, il fut cuisinier pendant quinze ans ; puis il trouva un emploi à la savaterie393 :
Qu'on lui avait dit depuis peu de jours d'aller faire la provision du vin en Bourgogne, ce qui lui était fort pénible, parce qu'outre qu'il n'avait point d'adresse pour les affaires, il était estropié d'une jambe et ne pouvait marcher sur le bateau qu'en se roulant sur les tonneaux, mais qu'il ne s'en mettait point en peine, non plus que de toute son emplette de vin; qu'il disait à Dieu que c'était son affaire; après quoi il trouvait que tout se faisait, et se faisait bien. […] De même en la cuisine, qui était sa plus grande aversion naturelle, s'étant accoutumé à y tout faire pour l'amour de Dieu, et en lui demandant en toute occasion sa grâce pour faire son ouvrage, il y avait trouvé une très grande facilité pendant quinze ans qu'il y avait été occupé. / Qu'il était alors à la savaterie où étaient ses délices, mais qu'il était prêt de quitter cet emploi comme les autres, ne faisant que se réjouir partout en faisant de petites choses pour l'amour de Dieu394.
Un grand ulcère lui survint à la jambe, qui obligea les supérieurs de l’employer à un office plus doux395. Son caractère était d’une grande netteté :
[…] quand ses supérieurs l’obligeaient à dire naïvement sa pensée sur les difficultés qu’on proposait dans les conférences, il répondait si juste et avec tant de netteté, que ses réponses ne souffraient aucune réplique396.
Un autre caractère du Frère Laurent était une fermeté extraordinaire, qu’on aurait nommé intrépidité dans un autre genre de vie, et qui montrait une âme grande et élevée au-dessus de la crainte et de l’espérance de tout ce qui n’était point Dieu397.
Fénelon qui le rencontra vers la fin de sa vie, en témoigne 398. Laurent mourut à soixante-dix-sept ans, le 12 février 1691.
Ses Maximes spirituelles offrent une admirable anthologie de brèves injonctions à trouver un Dieu qui est d’ailleurs toujours présent, en attente :
[79] Après m’être donné […] j’ai cru n’avoir plus rien à faire […] que de vivre comme s’il n’y avait plus que Dieu et moi au monde.
[92] Toutes choses sont possibles à celui qui croit, encore plus à celui qui espère, encore plus à celui qui aime.
[94] La pratique la plus sainte, la plus commune et la plus nécessaire en la vie spirituelle est la présence de Dieu, c’est de se plaire et s’accoutumer en sa divine compagnie, parlant humblement et s’entretenant amoureusement avec lui en tous temps, à tous moments, sans règle ni mesure, surtout dans le temps des tentations, des peines, des aridités […] il faut s’appliquer continuellement à ce qu’indifféremment toutes nos actions soient une manière de petits entretiens avec Dieu, pourtant sans étude, mais comme ils viennent de la pureté et simplicité du cœur.
[100] [Il réside] au fond et au centre de l’âme ; c’est là que l’âme parle à Dieu cœur à cœur et toujours dans une grande et profonde paix […] ce qui se passe au dehors […][est un] feu de paille qui s’éteint à mesure qu’il s’allume.
Pour acquérir la présence de Dieu. 1. Le premier moyen est une grande pureté de vie. 2. Le second, une grande fidélité à la pratique de cette présence et au regard intérieur de Dieu en soi, qui se doit toujours faire doucement, humblement et amoureusement, sans se laisser aller à aucun trouble ou inquiétude.
[104] l’âme se familiarise avec Dieu de telle manière qu’elle passe presque toute sa vie en des actes continuels […] quelquefois même elle ne devient plus qu’un seul acte qui ne passe plus.
[109] Qu'il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun autre intérêt, sans se soucier s'il serait damné ou s'il serait sauvé. […] Qu'il était content quand il pouvait lever une paille de terre pour l'amour de Dieu […] / Que cette conduite de l'âme obligeait Dieu à lui faire des grâces infinies, mais qu'en prenant le fruit de ces grâces, c'est-à-dire l'amour qui en naît, il en fallait rejeter le goût, en disant que tout cela n'était point Dieu, puisqu'on savait par la foi qu'il était infiniment plus grand et tout autre que ce que l'on en sentait. Qu'en cette manière d'agir, il se passait entre Dieu et l'âme un merveilleux combat […]
[111] Qu'il s'adressait toujours à Dieu quand il se présentait quelque vertu à pratiquer, en lui disant : « Mon Dieu, je ne saurais faire cela si vous ne me le faites faire », et qu'on lui donnait aussitôt de la force et au-delà.
[112] Sachant qu'il fallait aimer Dieu en toutes choses et travaillant à s'acquitter de ce devoir, qu'il n'avait pas besoin de directeur […] Que dans ses peines il n'avait consulté personne ; mais qu'avec la lumière de la foi, sachant seulement que Dieu était présent, il se contentait d'agir pour Lui, arrive ce qui pourra, et qu'il se voulait bien perdre ainsi pour l'amour de Dieu, dont il s'était bien trouvé. / [116] que la bonté de Dieu l'assurait qu'il ne le quitterait point absolument et qu'il lui donnerait la force de supporter le mal qu'il permettrait lui arriver : qu'avec cela, il ne craignait rien et n'avait besoin de communiquer de son âme avec personne. Que, quand il l'avait voulu faire, il en était toujours sorti plus embarrassé, et qu'en voulant mourir et se perdre pour l'amour de Dieu, il n'avait nulle appréhension; que l'abandon entier à Dieu était la voie sûre et dans laquelle on avait toujours lumière pour se conduire. / Qu'il fallait être fidèle à agir et à se renoncer dans le commencement ; mais qu'après cela il n'y avait plus que contentements indicibles.
[112] Que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l'union avec Dieu par amour : qu'après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu'il était encore plus court d'y aller tout droit par un exercice continuel d'amour, en faisant tout pour l'amour de Dieu. / Qu'il fallait faire grande différence entre les actions de l'entendement et celles de la volonté ; que les premières étaient peu de chose, et les autres tout : qu'il n'y avait qu'à aimer et à se réjouir avec Dieu.
[114] Qu'il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l'enfer, mais seulement à faire de petites choses pour l'amour de Dieu, n'étant pas capable d'en faire de grandes ; qu'après cela il arriverait de lui tout ce qu'il plairait à Dieu, dont il n'était point en peine.
[115] Qu'il était impossible, non seulement que Dieu trompât, mais même qu'il laissât longtemps souffrir une âme tout abandonnée à lui, et résolue de tout endurer pour lui. / Que, sur cette même expérience, quand il avait quelque affaire extérieure, il n'y pensait point par avance, mais que dans le temps nécessaire à l'action, il trouvait en Dieu comme dans un clair miroir ce qu'il était nécessaire qu'il fît pour le temps présent. Que depuis quelque temps il avait agi de la sorte sans aucun soin anticipé / Qu'il n'avait aucune mémoire des choses qu'il faisait et presque point d'advertance lors même qu'il s'y occupait : qu'en sortant de table il ne savait ce qu'il avait mangé.
[118] Que notre sanctification dépendait, non du changement de nos œuvres, mais de faire pour Dieu ce que nous faisons ordinairement pour nous-mêmes.
[122] Sentant en lui continuellement un si grand trésor, il n’est plus dans l’inquiétude de le trouver, il n’est plus en peine de le chercher, il lui est entièrement découvert, et libre d’y prendre ce qu’il lui plaît. / Il se plaint souvent de notre aveuglement et il s’écrie sans cesse que nous sommes dignes de compassion de nous contenter de si peu. Dieu, dit-il, a des trésors infinis à nous donner […] [123] lorsqu’il trouve une […] foi vive, il lui verse des grâces en abondance. C’est un torrent arrêté par force contre son cours ordinaire qui, ayant trouvé une issue, se répand avec impétuosité et avec abondance. […] rentrons en nous-même, rompons cette digue, faisons jour à la grâce, réparons le temps perdu.
[133] […] comme une pierre devant un sculpteur de laquelle il veut faire une statue ; me présentant ainsi devant Dieu je le prie de former en mon âme sa parfaite image et de me rendre entièrement semblable à lui.
[140] […] penser souvent à Dieu, le jour, la nuit, en toutes vos occupations, vos exercices, même pendant vos divertissements ; il est toujours auprès de vous et avec vous, ne le laissez pas seul : vous croiriez être incivil de laisser seul un ami.
Blaise Vauzelle, natif de Limoges, devenu carme à vingt ans, fut un intellectuel qui vécut sans qu’on nous rapporte quelque événement marquant de sa vie ; il demanda toutefois à partir en mission et séjourna à Malte pendant des années avant de revenir dans sa province d’Aquitaine et d’y exercer diverses fonctions au sein de l’ordre des déchaussés.
Dans sa Réfutation de ce que l’on impose aux mystiques…, malheureusement publié tardivement, en 1701, il défendit les mystiques contre le « terrible » Jean Chéron (1596-1673), qui avait été un temps provincial des grands carmes de Bordeaux et l’adversaire de Maur de l’Enfant-Jésus comme de Surin. Il reprit cette défense dans La Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708, deux volumes bientôt complétés par un troisième, Les motifs et la pratique de l’amour de Dieu… paru en 1714. Il traita de Denys l’Aréopagite, et composa une Vie de S. Jean de la Croix (1727) ; d’autres ouvrages de sa main relèvent de la critique historique ou s’opposent au jansénisme.
Une érudition d’une lucidité et étendue extraordinaire pour son temps se met au service d’une mystique combattue de toutes parts. Il ne compose pas un traité théorique de plus, mais collecte les témoignages des Pères et des spirituels, sous forme de citations précisant principes, termes, degrés, effets et pratique de la contemplation.
Auteur soucieux d’éclairer le vocabulaire utilisé dans la « science des saints », il complète les travaux de Sandaeus, l’auteur de la Pro theologia mystica clavis (1640), dictionnaire des termes utilisés par les mystiques et éclairés par un choix de citations de leurs écrits ; ceux de Civoré, qui livra Les secrets de la science des saints… (1651) ; ceux de Madame Guyon qui, aidée par Fénelon, rassembla dans ses Justifications (1694) des textes choisis chez les meilleurs mystiques, autour de soixante-sept « clés » de l’expérience intérieure.
Après eux, une période improductive s’étendra sur plusieurs siècles, jusqu’à la réhabilitation du domaine mystique, postérieure même à la querelle moderniste qui marqua le monde catholique au début du XXe siècle. L’œuvre collective du Dictionnaire de spiritualité (1937-1992) comporte en effet de nombreux articles précisant les termes utilisés par les spirituels. Mais l’absence de tout dictionnaire depuis Sandaeus livrant une synthèse de ce vocabulaire, rend toute étude des expressions de la mystique à l’âge classique sans fondation solide, raison pour laquelle nous nous limitons à des Florilèges, n’explicitant que quelques points spirituels.
Honoré est un historien pour qui il existe une filiation mystique traversant les siècles. Cette tentative de la mettre en évidence dans les faits est unique parmi les historiens religieux, même si la vision d’une telle continuité mystique est présente chez madame Guyon et chez Fénelon. Honoré relève des passages pertinents des principaux spirituels, les situant siècle par siècle, au risque d’une procession qui peut apparaître monotone. Mais l’attrait de la nouveauté n’est pas son objet et il n’oppose jamais des nouveaux à des anciens. Il veut en fait répondre au reproche de « nouveauté » qui est faite aux mystiques de sa génération.
Donnant préséance à l’expérience vécue par une chaîne ininterrompue de témoins individuels, faisant preuve d’une très grande discrimination dans le choix de ces figures, il n’a pas d’équivalent. Une grande clarté d’exposition s’allie à la démarche originale de retrouver une filiation justifiant les mystiques vis-à-vis des structures de pouvoir399. Il montre comment un thème unique revit au travers de cadres divers : préchrétiens, chrétiens dès l’origine, chrétiens orientaux aussi bien qu’occidentaux. Sa culture est exceptionnelle et il n’oublie pas les figures de langue grecque. Même le byzantin « tardif » Syméon le Nouveau Théologien ne lui est pas inconnu.
L’exposé méthodique vaut par sa structure et sa clarté, par son équilibre, surtout par un souci de définir précisément les termes. Nous reproduisons en premier lieu la liste de tous les auteurs qu’il analyse siècle après siècle dans son « Tableau historique et chronologique des Auteurs Ecclésiastiques qui composent la Tradition de la Contemplation »400. Cette liste de mystiques montre combien nous avons peu innové depuis Honoré :
Siècle I. Philon, « Juif d’Alexandrie ... Philosophe Platonicien ».
Siècles II & III. Clément d’Alexandrie (et son Gnostique), Origène, Lactance.
IVe siècle. Antoine, Athanase, Basile, Cyrille, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse, Ambroise, Macaire, Diadochus.
Ve siècle. Jean Chrysostome, Pallade, Nil, Jérôme, Augustin, Cassien, Isidore, Socrate scolastique, Cyrille, Théodoret, Julien Pomere.
VIe siècle. « L’auteur des ouvrages attribués à saint Denis l’Areopagite », Cassiodore, Isaac Syrien, Pélage, Grégoire le Grand, Jean Climaque, Jean abbé.
VIIe siècle. Hesychius, Isidore de Séville, Antiochus de Palestine, Maxime, Thalasius, Isaïe abbé, l’auteur de l’Exposition Anagogique (attribué à Cyrille).
VIIIe siècle. Le V. Bede, Jean de Damas, Elie de Candie, Alcuin, Etherius et Beatus.
IXe siècle. Theodore Studite, Halitgarius de Cambrai, Angelome, Raban de Mayence, Theophane. [Honoré remplit vaillamment ces deux siècles, dans son souci de préserver la chaîne d’or de la transmission mystique].
Xe siècle. Odon de Cluny, Moïse Bar-cepha de Syrie, Radulphe, Odilon de Cluny.
XIe siècle. Pierre Damien d’Ostie, Nicetas d’Heraclée, Simeon le jeune surnommé le Théologien [longue notice, à juste titre], Anselme de Cantorbery.
XIIe siècle. Zacharie de Chrysople, Hugues de Saint Victor, Bernard [Honoré attribue justement l’Épître aux frères du Mont-Dieu à Guillaume de Saint-Thierry], Arnaud de Bonneval, Guerric, Aelred, Richard de Saint Victor, Pierre de Celles, Guigues le chartreux, Pothon.
XIIIe siècle. Edmond de Cantorbery, Thomas d’Aquin, Bonaventure, David d’Augsbourg, Albert de Ratisbonne, Pierre Célestin.
XIVe siècle. Jean Thaulère, Jean de Rusbrok [à juste titre Honoré lui consacre une longue notice], Jean le Sage [un adversaire de Palamas].
XVe siècle. Gerson, Laurent Justinien, Harphius, Denis le chartreux.
XVIe siècle. Catherine de Gênes, Ignace de Loyola, Pierre d’Alcantara, Thérèse (« sa fille spirituelle »), Louis de Grenade, Barthélémi des Martyrs, Jean de la Croix, François de Sales, Jean de Jésus-Maria.
[Tout se termine par :] Analyse. Des trente-quatre Articles des Ordonnances des 16 et 25 Avril 1695 [les 34 articles d’Issy], « par de très savants et très sages prélats. »
Ensuite, les fondations étant bien définies, commence la « Première partie, De la Contemplation sur la durée de l’histoire humaine » définie comme :
[…] un regard simple et amoureux de Dieu et de ses mystères, par le secours de sa grâce ou des dons du Saint Esprit. Simple par la « suppression de tous les actes discursifs et empressés » ; amoureux car la volonté est impliquée ; de Dieu et de ses Mystères « c’est-à-dire l’Unité de l’Essence, la Trinité des Personnes […]401.
Il tente de répondre à l’objection de nouveauté, qui fut opposée aux quiétistes, les « nouveaux mystiques », puis relativise sagement les « phénomènes » variés qui accompagnent l’oraison :
Il est certain qu’il n’y a point de différence entre cet exercice d’oraison qui s’est pratiqué dans tous les siècles et ce qu’on appelle aujourd’hui Contemplation […] de sorte que je puis dire de la Contemplation ce que saint Augustin disait […] : « la chose signifiée par ce nom de Chrétien a été depuis le commencement du monde. L’on doit regarder tout le reste ; par exemple les espèces infuses ou rangées surnaturellement dans l’esprit […] les lumières […] impressions d’amour […] ravissement […] [comme] seulement des suites, des circonstances et des grâces particulières que Dieu fait quand il lui plaît […] sans lesquelles elle peut subsister »402.
Il présente des exemples de la contemplation dans l’Ancien Testament, établissant ainsi une continuité mystique sur la durée de l’histoire humaine connue de son temps, citant :
[…] Adam, Jacob, Elie, Rachel, jusqu’à Marie sœur de Marthe […]403 » [Puis l’exemple de Jésus-Christ] « lorsqu’il priait dans un profond silence ; il y avait en Jésus-Christ deux entendements, l’un divin et l’autre humain » [citant] « Ma doctrine ne vient pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé (Jean, 7, 16) », « Il s’avançait en sagesse et en âge (Luc, 2, 40)404 ».
Il définit ainsi la nature de Jésus :
Jésus apparaît comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler405.
Honoré passe ensuite en revue la Vierge, les Apôtres, le ravissement de Paul :
[…] le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire, comme dans un miroir […] (II Cor, 3, 18). [Aussi] les Pères de l’Église ont reçu des Apôtres la doctrine de la Contemplation […] ils nous ont laissé des Traditions infaillibles sur la Contemplation406.
Suit la reprise développée de la liste donnée précédemment, en remontant dans le temps depuis le XVIe siècle, dans le style des généalogies évangéliques :
Les spirituels de ce dernier siècle apprirent les secrets de la contemplation de ceux du XVe […]407
Les apôtres sont mystiques. Le rôle de saint Clément d’Alexandrie, si cher aux yeux de Fénelon et de Madame Guyon, et plus encore l’importance d’une filiation mystique sont soulignés :
Puis donc que la contemplation est une des principales traditions dont parle saint Clément dans les livres de ses Stromates, et qu'il déclare avoir reçu de la bouche de ses maîtres, qui les avaient apprises des apôtres saint Pierre, saint Jean, saint Jacques et saint Paul ; il faut conclure que les apôtres ont été comme une source seconde de la doctrine de la Contemplation … et qu’elle passa ensuite aux anciens Pères du désert…408.
Enfin Honoré prend la défense de l’amour pur avec une clarté et une logique déjà typiques des écrivains du siècle des Lumières. Nous la citons en prenant de l’avance sur un prochain volume, ce qui est bien justifié par la nature récurrente des disputes quant à toute possibilité d’amour pur (affirmée très tôt au XVIIe siècle par François de Sales) :
Article I. L’exercice de l’amour divin pur et chaste est possible en cette vie.
Il faut demeure d’accord après tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, qu’il y a un amour chaste et parfait, qui consiste à aimer Dieu purement pour luy-même, indépendamment de la vue actuelle de la béatitude et de tout intérêt du salut […] Ainsi une âme excitée par les attraits de la beauté, de la grandeur et de la bonté de Dieu, peut l’aimer sans aucune vue de cette félicité qu’il a promise. (419) […] L’âme élevée à cet état ne cherche rien comme propre à elle […] Elle est comme privée de l’amour d’elle-même et tend à Dieu de toutes ses forces. (421).
Si donc l’amour d’un Ami, d’un Fils et d’une Épouse peut être quelquefois si pur, si chaste, et si désintéressé, qu’ils n’aiment l’objet aimé, un tendre Père et un Époux fidèle que pour l’amour d’eux-mêmes. Pourquoi (426) un Juste […] quand il ne serait que du nombre des commençants ou des avancés ; ne pourra-t-il pas quelquefois être touché […] sans aucun retour actuel et explicite sur sa propre félicité…
Article II. Dieu nous ordonne de l’aimer d’un amour pur et désintéressé.
‘ Vous aimerez le Seigneur ’ dit Moïse aux Israélites. Mais pour montrer que cet amour doit être sans mesure, sans bornes et sans réserve, il ajoute, ‘ de tout votre cœur, de toute votre âme, et de toutes vos forces […] (428)
Ainsi à la fin du siècle racorni, il faut rappeler des évidences… Nous ne pouvons poursuivre plus longtemps l’analyse de l’œuvre et en particulier l’approche systématique de la signification donnée aux termes mystiques. Une telle hauteur et largeur de vues resteront inégalées jusqu’à aujourd’hui mais leur défenseur est resté négligé409. Nous sommes heureux de terminer chronologiquement ce chapitre sur un carme convaincu du rôle d’une filiation issue du « Premier des mystiques », Jésus.
La rencontre de Jeanne de Chantal avec l’espagnole Anne de Jésus au carmel de Dijon aurait contribué à orienter la jeune veuve vers la mystique. Des liens se tissèrent entre carmélites et visitandines (par exemple entre Madeleine de Saint-Joseph et la mère Favre). On en trouve des traces dans les « livres » de retraites que portaient ces dernières sur elles et qu’elles se transmettaient.
La rencontre du jeune Surin avec l’espagnole Isabelle de Jésus au carmel de Bordeaux aurait déterminé sa vocation …jésuite. Dans sa longue maladie, Surin fut aidé par le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus.
Madame Guyon eut une correspondance avec le même Maur de l’Enfant-Jésus et le rencontra à Paris ; on a conservé vingt-et-une lettres qu’il lui adressa410. Elle attribuait beaucoup d’importance au Carmel (parallèlement à l’influence franciscaine qui reste cependant prédominante). Si l’on ajoute les passages cités de Jean de Saint-Samson à ceux de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, ainsi que ceux de quelques carmes « secondaires », l’ensemble carmélitain représente la moitié du nombre de passages mystiques cités dans l’anthologie de ses Justifications411 (1694). Fénelon apprécia directement frère Laurent.
Ce tableau des Carmels et milieux associés rassemble quelques figures principales. Il comporte trois colonnes. Les deux premières portent sur la réforme d’origine espagnole et la dernière porte sur la réforme française dite de Touraine. L’ordre adopté de haut en bas est chronologique et des influences s’exercent au sein de chaque colonne ; elles s’étendent bien au-delà des carmels (colonne centrale mixte), sur les visitandines, sur les bénédictines du Saint Sacrement, sur le cercle mystique quiétiste412. Plusieurs de nos figures furent les premières supérieures du Grand Carmel de Paris, le couvent fondateur413.
Franciscains Pierre d’Alcantara (1499-1562) |
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Thérèse d’Avila (1515-1582)
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Jean de la Croix (1542-1591)
Jean de Quintadanavoine / de Brétigny (1556-1634) Jacques Gallemant (1559-1630) André Duval (1564-1638) |
Anne de Jésus (1545-1621) Anne de Saint-Barthélémy (1549-1626)
Isabelle des Anges (1565-1644)
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Madame Acarie [Marie de L’Incarnation] (1566-1618) Madame Jourdain [Louise de Jésus] (1569-1628) Pierre de Bérulle (1575-1629) Madeleine de Saint-Joseph [née de Fontaine] (1578-1637) Marie de Jésus [née de Bréauté] (1579-1652) |
Mère de Chantal (1572-1641) Visitandines
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Jean de Saint-Samson (1571-1636) Carmes de la réforme de Touraine |
Marie-Madeleine de Jésus [née de Bains] (1598-1679) Agnès de Jésus Maria [née de Bellefonds] (1611-1691)
Laurent de la Résurrection 1614-1691 |
Jean-Joseph Surin (1600-1665) Jésuite
Mectilde Mère du St.Sacrement (1614-1698) Inst. Adoration Perpétuelle |
Dominique de Saint-Albert (1596-1634) Maur de l’Enfant-Jésus (1617/18-1690) |
Honoré de Sainte-Marie (1651-1729)
Carmes déchaux et carmélites. |
Madame Guyon (1648-1717) Fénelon (1651-1715) cercles quiétistes. |
Grands Carmes |
L’ordre des capucins est apparu en Italie, fondé par un frère lai qui vivait près de Rome, vers 1520 ; s’y ajoutèrent ensuite des influences, dont celle de l’oratoire de Philippe Néri. Les capucins voulaient se conformer au programme de vie que François recommandait et pratiquait : place importante donnée à la vie de prière sous la forme d’une double méditation quotidienne, emprunts aux pratiques des ermites, pauvreté et pénitence, charité, prédication. Leur oraison était « affective » selon l’esprit d’Harphius (van Herp). Ils pratiquaient l’ascèse ; certains ouvraient leurs âmes à la vie mystique car « la pratique de la pureté d’intention dans l’exercice de l’amour divin doit y conduire. » Ils étaient très nombreux : avant même de franchir en 1574 les Alpes, plus de trois mille capucins italiens sont répartis en trois cents couvents414.
L’apport des nombreux membres de l’ordre reste sous-estimé de nos jours car les travaux intellectuels ont été peu pratiqués dans leurs communautés, à la différence des jésuites, des oratoriens ou d’ordres réguliers tels que les bénédictins. Certaines figures capucines sont reconnues. La Pratica dell’orazione mentale de l’italien Matthias Bellintani de Salo (-1611) fut traduite dix-huit fois mais cet organisateur actif est peu mystique, du moins dans la Pratica qui répond aux premiers besoins des novices. Il en est de même pour Laurent de Paris (-1631). Archange de Pembroke (-1632) fut actif auprès de la jeune réformatrice de Port-Royal. François Nugent (1569-1635) était connu de Constantin de Barbanson et de Martial d’Étampes ; ce dernier eut pour disciple Jean-François de Reims (-1660).
Se distinguent Eloy Hardouin de S. Jacques (-1661), Maximien de Bernezay dont on ne connaît que le Traité de la vie intérieure (1686). Le « Jean de la Croix nordique » Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) est influant en Flandres et en Grande Bretagne. Le « père Joseph » de Paris (1577-1638) est connu pour son activité politique. Et nous n’avons cité que quelques figures célèbres415 d’une littérature immense car tout capucin faisait imprimer son « manuel ».
Les récollets sont une branche issue des observants par l’établissement de communautés dont les membres s’adonnaient avec une plus grande intensité à l’observance régulière et à l’oraison dans les maisons de « recueillement » en Espagne. Ils pénétrèrent en Aquitaine avec Séverin Rubéric et migrèrent dans le nord de la France : nous rencontrons Victorin Aubertin à Nancy.
Chrysostome de Saint-Lô, qui n’était pas capucin mais franciscain du Tiers Ordre Régulier, fut le directeur de M. de Bernières, de Catherine de Bar, la jeune Mectilde du Saint-Sacrement, et d’autres… Pour des raisons de chronologie, ici s’arrêtera la présentation franciscaine propre à ce volume II416. On se reportera en fin de chapitre au Tableau IV : Esquisse de réseaux franciscains. Le courant mystique se poursuivra dans la seconde moitié du siècle par de grandes figures capucines, auteurs de synthèses qui ont été négligées à cause de leur caractère tardif clôturant une tradition d’enseignement mystique417. Elles seront découvertes dans le tome III : citons Simon de Bourg-en-Bresse (-1694), Pierre de Poitiers (-1683) auteur du Jour [ou lumière] mystique, Paul de Lagny (-1694), Alexandrin de la Ciotat (1629-1706). Ces auteurs rencontrèrent une opposition croissante de contempteurs de « mystiqueries » ; aussi s’adressèrent-ils seulement à leurs novices ; ces derniers disparurent sans être remplacés par défaut de vocations ; leurs maîtres furent oubliés.
Fasciné par l’ardeur de cet amoureux de Dieu, tout le XVIIe siècle mystique a lu Benoît de Canfield. Les chercheurs en sciences religieuses l’ont donc beaucoup étudié et la bibliographie qui lui est consacrée est étendue418.
Benoît naquit dans une famille puritaine assez fortunée à Canfield, comté d’Essex, et suivit les cours universitaires à Londres. Sa jeunesse aurait été assez libre, d’après son « impitoyable autobiographie », la Véritable et miraculeuse conversion du révérend père Benoît de Canfeld, anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l'hérésie en laquelle était en Angleterre, à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s'en vint en France et se fit religieux419. Il changea de vie à la suite de la lecture d’un livre où : « …d'un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l'autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m'étaient si abondamment offertes… ». Il eut aussi une vision qui lui montra une société constituée de pauvres gens et « de belle compagnie d'hommes et d'enfants tous vêtus de couleur blanche » préfigurant la communauté franciscaine à laquelle il appartiendrait420.
La musique le portait à l’extase :
À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde … Me trouvant tout enflammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu'avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : ô Seigneur, qui est semblable à toi ? 421.
Ainsi s’exprimait le futur défenseur d’une mystique qui sera jugée trop « abstraite » !
Il rejoignit à Douai le groupe de catholiques émigrés de Grande-Bretagne parce qu’ils étaient persécutés par l’anglicanisme naissant. Il entra en 1585 ou 1586 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré, qu’il effrayait par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir.
Il étudia ensuite en Italie «…où il développa par écrit ce qu'il avait appris dans des extases et enseigné d'abord à ses compagnons de noviciat (dont était Ange de Joyeuse). » Sa renommée se répandit très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits422.
Il fut nommé au couvent d'Orléans en 1592 et devint la grande autorité mystique de son temps. Sa réputation était telle qu’on l’appela pour expertiser l’état de Mme Acarie qui trouva ainsi « un guide éclairé423 ». Nous l’avons vu aider Marie de Beauvilliers dans sa réforme de l’abbaye de Montmartre. Claire d'Abra de Raconis lui fut confiée par Bérulle qui l’avait ramenée du protestantisme. Il eut le rêve de ramener les Anglais au catholicisme et passa en Angleterre à l'été 1599 ; mais fait prisonnier pendant trois ans, il ne fut délivré que sur l’intervention d’Henri IV. Il fut nommé gardien de Meudon, puis de Rouen. Il dirigea Jeanne Absolu424 et Judith de Pons425 , s'occupa d'Antoinette d'Orléans426 et de carmélites dont Marie de la Trinité d'Hannivel427.
Son chef d’œuvre, La Règle de Perfection (The Rule of Perfection) (1609), est une synthèse de son expérience mystique428 qui eut une influence considérable tout au long du siècle. En 1694, Mme Guyon conclut ses Justifications sur cette œuvre.
On commença par n’imprimer que les deux premières parties. Benoît hésitait à publier la troisième intitulée De la volonté de Dieu essentielle… car il craignait qu’elle ne soit incomprise : celle-ci rassemblait en effet son expérience la plus profonde et traitait, disait-il, « de choses abstraites de haute contemplation et de l'essence de Dieu. » Ses admirateurs enthousiastes firent paraître une édition pirate en 1609 chez l’éditeur Osmont à Rouen. Ce que craignait Benoît arriva : des théologiens affluèrent au couvent des capucins pour émettre des critiques ; François de Sales s’inquiéta de la condamnation de l’intellect et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu. Devant ces pressions, Benoît prit la précaution d’annoncer que cette troisième partie n’était « ni propre ni convenable au commun ». Les réunions qui eurent lieu et les compromis qui en résultèrent ressemblent beaucoup à ceux qui entoureront les quiétistes à Issy à la fin du siècle : déjà « un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d'orthodoxie »429.
Cependant Benoît ne voulait pas laisser les âmes expérimentées sans conseil. Or il savait qu’en 1606 les chartreux avaient traduit Ruusbroec, qui traite précisément de la « vie suréminente ». Il se décida à publier, mais, par prudence, ajouta un Traité de la Passion en cinq chapitres (XVII à XX) « écrits par le mystique anglais pour servir de remède à l’audacieuse abstraction de la version A » (J. Orcibal). Ils « furent jugés encore insuffisants », et Benoît dut supporter qu’un confrère ajoutât le chapitre XVI : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la passion de notre Seigneur » 430, ce qui constituait une régression (peu joyeuse) dans le monde des images. Il en sortit la version éditée par Chastellain l’année de la mort de Benoît en 1610.
Nous avons cependant choisi de donner ici l’essentiel de la version Chastellain : elle est un peu plus facile à lire que la version Osmont431. Surtout, malgré les concessions qui affaiblissent la hardiesse du texte, c’est ce compromis qui a été lu durant tout le XVIIe siècle dans ses nombreuses rééditions. Nous nous bornons aux chapitres I à XV : ils forment un bloc cohérent432 qui, même un peu édulcoré, s’approche de la pensée réelle de Benoît.
La troisième partie de la Règle traite de la vie superéminente, le sommet de la vie mystique puisqu’elle met en jeu la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme, là où l’on contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux (II, 12). Ce grand amoureux de Dieu est exigeant : il ne supporte rien entre Dieu et lui ! Il appelle donc à passer au-delà du monde de l’imaginaire et de l’intellect, là où aucune image ne subsiste (pas même la Passion !) car l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit (III, 4).
Toute la vie intérieure est rassemblée en un abandon actif à la volonté de Dieu, définie comme identique à Dieu. Cette volonté, que d’autres mystiques ont appelée « grâce », est ressentie comme « chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée dans l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu433».
Par amour pour elle, le mystique renonce à sa volonté propre, laisse Dieu éliminer tout ce qui n’est pas lui et devenir le principe de tous les actes humains. Comme dans la grande tradition rhéno-flamande, l’identification à la volonté divine s’opère par l’anéantissement amoureux de la créature.
Benoît distingue deux sortes d’annihilations : la première est passive quand le mystique attend l’extase due à l’initiative de la grâce. Sa langue se fait lyrique pour évoquer ces moments : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme ! » (III, 5). Mais il préfère la seconde annihilation, active, qui permet à l’homme d’aider un peu la grâce par quelques très subtiles industries. Elle est très exigeante : à tous les moments de la vie, l’homme choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. La nue foi consiste à vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).
Ce qui ne signifie pas mépriser les œuvres extérieures : « …entendons qu’on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait » (III, 13). Comme dans la « vie commune » chère à Ruusbroec, la vie ordinaire est toute pénétrée de Dieu : « … l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre » (III, 7). Ce qui a le plus choqué les docteurs, fut de déclarer non seulement que cette expérience est possible, mais qu’elle devient « habituelle : … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière » (III, 7). Il prend bien soin de préciser que cette vacuité n’est pas vide car l’amour y réside : « Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme… » (III, 7).
Le style souvent pénible requiert un effort de lecture, mais le lecteur patient sera récompensé par les merveilles qu’il découvrira.
Troisième partie. De la volonté de Dieu Essentielle, parlant de la vie Superéminente [chapitres 1 à 15 de la version officielle]434.
Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième traitant de la volonté de Dieu essentielle, et contenant la vie superéminente.
Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d'elle‑même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le sens ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce [parce] qu'elle n'est autre chose que Dieu même: elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence435. Car cette volonté étant en Dieu, il s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu il n'y a que Dieu. […]
Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent‑elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l'essence de Dieu. […]
Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que nous montrions le moyen d'y parvenir, moyen, dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.
Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. […] il faut tout à fait retrancher la vue de l'entendement, pour ce qu'en cette consurrection436, il veut toujours comprendre437 ce à quoi tend l'affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l'intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l'intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.
Et encore : il y a autant d'impureté en cette élévation que l'entendement se mêle avec l'affection ; et tant plus que l'œil de l'entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l'œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dilatations. […]
Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhensible, [elle] n'est [pas] comprise par la raison ; cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n'est comprise sinon [que] quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]
Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. […] Pour comprendre cette essence, il faut y entendre438 uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d'actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié.
Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. […] Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'entendement […]
Donc, par tout ce qui est dit ci‑dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et raison humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée. Et pour ce, je conclus qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle‑même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle‑même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n'y pouvons rien.
Bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel439, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. […] Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir [endurer], et est immédiatement unie à Dieu sans aucun moyen […] L'élévation d'esprit qui se fait par ignorance, n'est autre chose que d'être mu immédiatement par l'ardeur d'amour, sans aucun miroir ou aide des créatures, sans l'entremise d'aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d'entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet actuel exercice d'esprit.
Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l'interrompre, et suivant toujours son trait [attraction] ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait menés à l'essentielle. […]
Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, suave opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme [consume] en elle. L'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.
[…] L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux-ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion raisonnable. L'un n'est pas toujours si totalement assuré comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Époux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle‑même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles, mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là on voit Dieu et, par nu amour, on l'embrasse et possède. […]
[…] Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.
Touchant le premier, il est à savoir qu'il n'y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finalement union si étroite qui ne puisse être plus serrée. Et que ce peut être, et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. […]
Sur quoi, il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé qu'est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en la vie active, ne se souvenant qu'à mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. […]
Ceux donc s'abusent bien qui, en cette vie suréminente, avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement leur talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections ; mais, y faisant comme les borgnes, et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir440 pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, désirant être tout esprit sans attrister la chair. […]
Donc, pour venir à propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est ce que [cependant] maintenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d'une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà pratiquée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souëf [suave] repos de l'Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucunement [en quelque façon] courbée en elle‑même.
La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.
La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle ; d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. […]
[…] Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêchement est] actif, impétueux, remuant, superficiel, et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.
Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse [profonde]; l'autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde441[…]
Ainsi que se voit au grain de froment, qui n'est pas perdu pour être jeté en terre, mais se change et multiplie, de même les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et s'accomplissent. Et comme le grain ne produit pas le blé, qu'il ne soit consumé et amorti [rendu comme mort], ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consumés et assoupis en Dieu. C’est pourquoi Notre Seigneur dit: Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment442. […] Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé, comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection. […] Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse […]
Or l'âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu […] Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu'ils ne sont plus sentis dans l'âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée443.
Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs, et un évanouissement de ces désirs.
Touchant la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l'accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après, il s'y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et en fin, très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : « Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé 444 ». Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.
Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'épouse disant : « Je l'ai tenu et ne le lairrai445[laisserai], tant que je l'aie introduit. » Car parce qu'elle dit tenu, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle, mais en ce qu'elle dit tant que je l'aie introduit, elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui, encore si [à] plein comme elle désirait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon de manifestation est quand l'Époux commence à se montrer, non seulement comme Seigneur, mais comme Époux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes et divins attouchements, et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme Ami et Époux par douces attractions.
Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Époux n'est en sa perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force, du fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser 446 ? Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l'Époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit son ombre vraie, à savoir une déiforme image, sous laquelle elle le connaît et contemple y faisant sa demeure, disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré447. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos, et paroles melliflues [où coule le miel]. […]
Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité […]
D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus : quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus. […]
En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêchement d'union se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]
Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.
Premièrement, je l'appelle « divine opération » pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu'être produits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. […]
Tant s'en faut que plus qu'on tâcherait de ce faire, et plus on s'en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les vestiges qu'il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d'images, l'en remplirait davantage par l'impression des vestiges de ses propres actes. Et comme l'eau, plus qu'elle se meut, et plus elle est éloignée d'être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l'âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d'être abstraite. Et comme l'eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l'âme doit désister de sa propre opération pour être nue et abstraite.
Toutefois cette désistance, ou cessation d'opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l'âme seule ; ains l'opération de l'Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et suspendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opération, et comme expirer en Dieu.
Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n'est que naturelle et en leur pur esprit, l'estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l'union avec Dieu. […]
Or cette dénudation par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en apercevait, mais se persuadait que, purement et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence […]
Cette opération d'amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu'elle opère plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti ; et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais. Si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.
Et par même moyen, elle reçoit une nouvelle lumière et une autre capacité [possibilité de contenir] que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer surnaturellement, hors et par-dessus elle-même et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. […]
Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même, selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur et plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle. Voire, ayant parfaitement connu qu'il est tout, et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté, et douceur, et qu'en elle n'est rien qu'amertume de malice, elle demeure, réside, et vit uniquement en lui, et rien en elle-même, d'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle-même, rien elle‑même. Elle est toute en l'Esprit, Volonté, Lumière et Force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle.
En cette capacité, en cet Esprit et en cette Lumière, elle contemple cette Volonté essentielle, à savoir l'Essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière448. Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici elle voit les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît des mystères secrets et merveilles. […]
[…] Là où l'âme poursuit l'Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclination, et indissoluble adhésion qu'ils pourraient sembler le corps et l'ombre, l'âme suivant l'Agneau, « quelque part qu'il aille »449, l'odeur, douceur, et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, l'ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s'abhorre elle‑même et s'éloigne infiniment de toutes pensées d'elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s'y plonger éternellement, s'y perdre irrécupérablement, et y mourir totalement, et ce pour le nu amour d'icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.
Ici elle s'étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. […] Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créatures, et par l'immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. […]
Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l'amour, qui est si fervent et si attrayant qu'il ravit, liquéfie et fond l'âme en telle sorte qu'étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.
D'où arrive (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d'autant que ces causes sont habituelles, leur effet l'est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses réduites à rien, elle demeure en l'oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité , sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle‑même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.
Or en cette lumière est aussi l'amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement dans l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.
Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur450. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance, et proche vision de cette Essence.
Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l'âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle […]
Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques‑uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une.
[…] Doncques pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne rien voir qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir. […] Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.
Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait. […] Et en l'Évangile il est écrit : « Je suis qui me donne témoignage de moi‑même », et : « Je suis, ne craignez point451 ». Et en un autre endroit est écrit : « Je suis qui suis452 ». En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s'est anéanti soi‑même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d'homme453. Que si le Fils de Dieu pour s'être fait homme s'est anéanti et fait rien, donc l'homme n'est rien.
Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : « Ego sum454» [Je suis], tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus. […]
Si ici on me demande : « Qu'est‑ce donc la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est‑ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, […] Et pour ce tout ainsi qu'incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux‑mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle‑même.
Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu'elle est et qu'elle n'est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur : car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l'annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. […]
Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté essentielle, et qu'elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu'il dit.
Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Époux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui, à savoir qu'il n'y a rien que Dieu ; puis, qu'il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul empêchement de ceci ou la racine d'où bourgeonnent, la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres. […]
Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler, pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef d'œuvre d'annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. […]
Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis‑je, non remote456, telle qu’est celle de la vie active, où on faisait le bien et chassait les tentations et imperfections en l'objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu'est due en cette vie‑ci, où il le faut faire en l'objet de la Volonté essentielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu'il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse uniquement être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéantir et faire cesser sa passion ou affection457 et actes imparfaits d'esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l'âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mouvements imparfaits d'esprit d'un côté se diminuent, lâchent leur prise et s'évanouissent, et de l'autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu'elle demeure plongée en l'abîme de cet Être infini. […]
La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. […] il ne faut pas s'émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d'autant plus qu'ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on plus éloigné (selon notre Règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.
Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. […]
Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu'il soit nécessaire d'achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus haut. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Époux et suivre son trait ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. […]
En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle […]
Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus qu'on opère, d'autant plus et on vit et est […]
Davantage, c'est une imperfection de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union : d'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris458 de nature et enclos et circuit du sens [sensualité], ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles […]
Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible ni aucunement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des Anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes : ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et Vie amortisse [détruise] et anéantisse notre sens et mort.
Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni.[…] En quoi l'on fait beaucoup de fautes, car premièrement on n'a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas d'un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s'y arrête‑on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s'abandonner du tout [tout à fait] entre les mains de Dieu. […]
Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d'élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu'il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même. Il ne faut donc pas faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu'on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.
Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d'une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s'apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle‑ci, laquelle n'est qu'une forme ou image composée plutôt par l'âme que par la vérité même. […]
Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance comme au chapitre douze sera montré. La raison est que la recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent, comme cette contemplation ici présuppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu'on ne peut pas trouver. […]
Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s'il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent. […]
Onzièmement, c'est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s'il était ailleurs et non dans l'âme, et l'âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l'oiseau dans l'air, au respect duquel le regard de l'âme doit être comme le patient459, demeurant en son rien, c'est-à-dire que ce regard de l'âme doit être tiré hors d'elle par cette divine beauté, et non envoyé de l'âme. Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l'eau, la terre et cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l'âme460, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni de leur vertu, mais principalement du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principalement de l'âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. […]
[…] L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l'appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.
L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et [qu’on] s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.
L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures ; l'autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé à [réduit à] rien, comme est écrit : « Je suis réduit à rien461 ». L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect.
De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles demeurent, que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.
D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait [attraction] de Dieu.
Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s'exercent en l'active ; faute de quoi, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés [poussés dehors], abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d'Esprit. […]
[…] Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence « en la plus haute partie de l'âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.
Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. […]
Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu'elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu'elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et images entre Dieu et l'âme.
En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout […]
Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s'y enfoncer. […]
Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.
Et notez premièrement que je l'appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.
Secondement je l'appelle « ressouvenance» pour ce qu'elle n'est pas tant l'acte de l'âme, comme [que] l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d'elle-même que de lui. […]
[…] Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d'une croyance négligente et comme endormie.
Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et céleste gloire de l'Époux, lequel non seulement on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.
Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu'ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis [détruits] et anéantis.
Quatrièmement, de fuir quelque œuvre [travail] nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu'il n'est rien […]
Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc. […]
Sixièmement est une très secrète imperfection de s'introvertir, comme d'un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n'était pas présent, ou qu'il fût plus en un lieu qu'en un autre : ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement [absorption] de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu. […]
Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière, ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu'en un autre. La raison est pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.
Huitièmement, est une imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre seulement, pour ce qu'ainsi elle empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu […]
Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature. […]
Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle. […]
Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d'esprit, (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection462. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.
Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu. […]
Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en la contemplation. Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion [discernement] les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active : la raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, d'autant que l'affection463 ou passion qui l'émeut [le pousse] à ainsi opérer ou parler superfluement [en vain] , étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.
Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation, ou de s'adonner à l'Esprit.
Touchant l'opération intérieure comme est l'étude, ratiocination, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence ; et si l'on n'y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles, sous prétexte de perfection ou annihilation : d'où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. […]
Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Époux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes, car c'est là où l'âme s'élève, se dilate, s'illumine, et s'unit à Dieu. […] Il ne faut pas (dis‑je) sortir de cette annihilation passive, et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu'on n'ait pas ces consolations, et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu'on fasse son devoir par une simple ressouvenance.
Et c'est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et parfaite résignation ; c'est ici où est le dernier épuisement464 de tout ce qui est d'humain dans l'âme ; c'est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l'âme, y opérant toutes ses œuvres.
Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire [colère] apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu'ils y demeureront. […]
Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation.
Mais ces personnes pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu'il ne faut être oiseux ; bien qu'en vérité on opère ainsi d'autant plus que plus on est oiseux ; et d'autant moins que moins on est oiseux, quoiqu'il ne le semble à ceux qui ne l'ont [pas] expérimenté, et d'autant que cette façon d'opérer est toute spirituelle et divine, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu. […]
Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d'activité, il y en a toutefois d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.
Donc l'oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. […]
[…] Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure comme la vertu, l'étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'Essence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l'âme, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu'on embrasse quelque vertu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l'homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s'est levé [élevé] soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.
Et notez que je ne dis [pas] qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera : la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc465. Tellement qu'il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d'elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n'être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l'âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu'elle le contemplera, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement.
Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'Être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection : voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection.
Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l'absence du vrai Être ; de sorte que c'est chose autant [im]possible d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d'être et n'être point, puisqu'en ce même qu'on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu'en feintise [faux-semblant] et [non] en vérité, et ne sert sinon de « couvrir leur péché par excuse »466. […]
Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doit pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré. […]
Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et vivent d'autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.
D'autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.
Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.
Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opération en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération, qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'Essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son Tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l'homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : « Me voici 467 ».
[…] comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faut faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quand et quand [en même temps] être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.
Constantin de Barbanson est original parce qu’il associe une très profonde intériorité à la tentative de la traduire par un « système ». Il jugea probablement nécessaire de donner une compréhension « théorique » de l’expérience mystique à cause des suspicions qui se manifestaient déjà à l’époque envers elle. Exprimée avec vivacité à l’occasion d’une retraite de religieuses468, cette expérience se traduisit par les Secrets sentiers de l’amour divin édités en 1623469. Puis le témoignage fut relayé par la théologie mystique exposée dans l’Anatomie de l’âme (avait-il entendu parler de l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica…, daté de 1628 ?) : elle ne fut publiée qu’en 1635, soit quatre années après la mort de son auteur, et ne sera jamais réimprimée470.
L’effort nécessaire pour surmonter un style par endroits ardu471 est largement récompensé ! On se situe encore tôt dans le siècle, et hors de France. Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace manifestée par le mystique accompli. La « divinisation », loin d’être une illusoire possession, marque l’abandon et l’oubli total de soi-même, signes de la prise en main de tout l’être par la grâce.
Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux traités portant sur la méditation, par ailleurs très abondants. Il présente sans détour un « état permanent ». Il parle par contre peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser la théologie (qui se sépare à cette époque de la vie mystique) avec sa propre expérience.
Il voulait probablement répondre aux critiques venant du père Graciàn, l’ancien confesseur de Thérèse. On sait que celui-ci, à la fin d’une vie mouvementée, fut le confesseur en Flandre d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint Barthélémy. Toujours très actif, Graciàn fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée des jésuites (qui contrôlent à l’époque la nouvelle université de Douai).
Ce conflit oblige Constantin à mettre de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité (qu’il eût probablement corrigée s’il avait vécu jusqu’à l’édition). Cette prolixité et la grande rareté de l’imprimé expliquent l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages ! Car la marque d’un capucin est de s’en tenir souvent à un unique mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par sa localisation géographique, qui explique d’ailleurs probablement une certaine lenteur d’exposition et un style peu alerte. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités, qui s’avèrent en fait aussi lisibles (mais plus longs !) que la Reigle si appréciée de William Fitch of Little Canfield.
Le rhénan Constantin prend la suite de l’anglais Benoît, et par la chronologie et dans l’exposé de la vie mystique. Il prend le relais en allant plus profondément dans l’exposé de la voie mystique, ce que nous attribuons en partie à leur différence d’âge lorsqu’ils écrivaient. Son objectif est également défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), le disciple préféré du grand Jean de Saint-Samson, écrit :
En ma solitude j’ai conféré ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques 472.
Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, ayant pour maître Jean de Landen. La province flamande comptait dix-sept couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts473 », raconte Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent (1569-1635), gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents. En 1613, âgé de trente-et-un ans, il écrivit les Secrets sentiers à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai ; ils ne seront toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme. L’ouvrage sera publié en 1635.
« Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous…» Il présente une « voie affective ou mystique par négation … Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets sentiers, la principale faculté mystique. Entendez … surtout l’amour. » 474.
Il fut influencé par la Mystica theologia du chartreux Hugues de Balma475, attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius476 et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cardinal Bona477, sur le capucin allemand V. Gelen478, sur l’anglais A. Baker479.
Constantin commence par poser la réalité expérimentale de la vie mystique : ce n’est pas une croyance voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :
…Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l'expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que seulement, instruit de la foi, on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connaissance pratique.480.
Comme tous les mystiques, il pose la Source comme « intime » à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :
La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l'aide de la divine grâce; laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie acquisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d'amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit; embrassant ce bien souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir481.
On avance autant quand la grâce est sensible que pendant les sécheresses :
L'âme [doit] savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c'est de croire et se persuader entièrement que non seulement elle s'avance par les actes d'entendement et volonté qu'elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, - mais encore en la privation du divin concours, lorsqu'elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation482.
Il demande un abandon paisible et libre, en silence, sans rien attendre de particulier, en allant au-delà de ses habitudes :
Et partant, donc renonçant à tout son propre sembler, que pleinement, entièrement et irrévocablement [l’âme] s'abandonne toute entière san