Expériences mystiques en Occident
Florilège établi par Dominique Tronc
EXPÉRIENCES MYSTIQUES
Plan de la Série
I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. DE L’ERMITAGE A MADAME GUYON ET FÉNELON.
V. LES FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
VI. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700
VII. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800
Avant 1700, les mystiques appartenaient à l’une des branches de la famille chrétienne. Le Siècle des Lumières change profondément la situation en Europe tandis que l’élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause ce référentiel parce que l’on reconnaît la validité d’autres cultures associées à d’autres religions. Faut-il continuer après 1700 à s’en tenir au seul occident chrétien ?
L’« étoilement mystique » déborde le cadre composé jusqu’à maintenant de figures souvent catholiques et d’expression française. Certaines figures se rattachent toujours aux grandes Traditions du Livre ou d’Orients, mais d’autres découvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse ou par quelque mode d’emploi. Quelques-unes ignorent même la fente qui leur est ouverte intérieurement et pour un instant ; elles poursuivent alors leur quête.
Les deux dernières parties de ce Florilège d’expériences mystiques rendent ainsi compte d’une bifurcation : V. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700 et VI. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800.
Je ne crois pas au « crépuscule des mystiques » évoqué par Louis Cognet. Certes le langage commun à toute théologie a disparu (il avait été précisé juste à temps dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie)1. S’en est suivi l’absence d’un corps facilement reconnaissable d’auteurs-témoins susceptible d’être triés selon un critère théologique ou regroupés par Ordres religieux.
L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou plus poétiquement à un « étoilement ». Il s’agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici en premier l’appartenance à l’un ou l’autre de deux types de vécu : I. Le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou s’est converti. II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires. Voyons de plus près la structure au second niveau :
Pour les figures qui constituent le premier de deux ensembles, le « jardin mystique » est taillé à la française, selon une répartition en plusieurs massifs,
« I. Fidèles aux Traditions » présente des figures sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé « L’école du Cœur » assure une certaine continuité avec le tome précédent d’Expériences mystiques sous ce même nom. Le second chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième aborde quelques grands textes des auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il glane quelques mystiques juifs ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier cinquième chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il évoque de rares figures indiennes, chinoises et japonaises. Au sein de chaque chapitre, l’ordre est chronologique, ordonné par dates de décès.
II. Diverses confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein des luttes qui leur firent oublier la prise de conscience de dimensions jusqu’alors ignorées. Car se succèdent sur trois siècles trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de son évolution vers toujours plus de complexité et de variété.
La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein d’une tradition reçue et vérifiée disparaît de l’esprit des modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » alors qu’ils sont le plus souvent agnostiques.
L’abandon de croyances traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant diversement, des « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une expérience insaisissable ?
Pour des figures relevées au cours du dernier XXe siècle, le jardin mystique se présente « à l’anglaise » dans un espace sauvage aux aperçus inédits. « II. Hors cadres » présente ainsi des figures qui n’ont pas rattaché leur rencontre « d’un plus Grand qu’eux-mêmes » 2 à une Tradition. Leurs vies ont toutefois été changées, marque qui leur est commune. Ces pèlerins cheminent hors piste sans pouvoir facilement situer ce qui leur est arrivé (nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand-place du marché spirituel en maîtres proposant quelque « nouvel enseignement »).
Les deux premiers chapitres présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l’exercice de leur réflexion (« chercheurs ») soit par l’exercice de leur intuition (« poètes »). Les trois derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de « l’instant mystique », ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l’épreuve, enfin des « témoins pour notre temps ». Ils confirment la nature mystique de certaines expériences, même si cela n’est pas évident à leurs yeux.
Plus d’une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre3. Leur nombre est ainsi rendu comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident, tomes II à IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.
J’ai regretté de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques ce qui favorise les Ordres.
J’ai ici décidé d’être très ouvert dans ma récolte de figures « sauvages ». Leur nombre comparable à celui des figures « sages ». Certaines entrées se situent à la frontière du champ mystique. Elles paraîtront à certains en être distantes ? Il est utile de séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies. Le lecteur est au contact de sensibilités diverses réunies autour d’une même Source.
Des contributions ont pourvu à une large récolte, particulièrement proposées par Emmanuel […]
Lilian Silburn avait établi le projet d’un volume portant sur les « instants mystiques » en assemblant un dossier préparatoire de textes pertinents. Nous ne pouvons qu’en éditer un bon nombre en seconde partie « Hors cadres » sans pouvoir proposer des correspondances avec les vécus du sivaïsme du Cachemire. Elles existent dans des notes et tableaux qui n’ont pas encore été transcrits. L’essentiel de l’esprit mystique que L. S. a si généreusement distribué se découvre dans ses nombreux écrits et plus intimement dans : Jacqueline Chambron, « Lilan Silburn, une vie mystique » Paris, Almora, 2015.
Je présente ce florilège en étant très conscient de l’injustice qui consiste à citer très brièvement les plus grandes figures -- elles sont aisément accessibles ailleurs -- pour accorder une grande place à quelques témoignages ou études dispersées en publications difficilement accessibles.
Le lecteur ignorera une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes et cela suffit à justifier le florilège. Nous limitons les renseignements de nature identitaire. On les trouve sur divers sites dédiés dont en premier lieu sur Wikipedia.
Ce premier chapitre reprend des figures profondément présentées au tome précédent IV d’Expériences sous le même nom d’École du cœur. Il s’agit de celles qui ont dépassé l’année 17004.
S’y ajoutent quelques figures nées après cette date, mais appartenant à la même lignée. Une certaine ampleur accordée aux entrées et aux notes assure la continuité avec le travail de restitution détaillé du tome V au prix de doublons. Nous serons brefs ensuite.
Le titre « École du cœur » couvre non seulement des quiétistes au sein du monde catholique, mais également des piétistes au sein du monde protestant (Poiret et Tersteegen…). Ils partagent tous et parfois entre eux une même vision d’un « christianisme intérieur ».
Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, François de Laval de Montmorency vécut un temps dans la communauté d’amis à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris5 . Elle incluait François Pallu et Henri-Marie Boudon6 . En 1653 François se démet de son archidiaconé en faveur de ce dernier. L’année suivante, il cède ses biens à son frère cadet, renonce à ses titres familiaux, et frappe à la porte de l’Ermitage dirigé par Jean de Bernières7. Voici un témoignage presque d’époque :
« M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour8. »
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage fondé à Caen :
« Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté9. »
.
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval, même écrite en style convenable, jette une vivre lumière sur la nature directe et intense des relations entre maître (« le frère pauvre ») et disciple (l’évêque). Bernières lui écrit le 12 décembre 1658, au lendemain de sa consécration épiscopale :
« Monseigneur,
Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.
Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçu d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire [ce qui se réalisera], il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur10. »
.
Cette lettre manifeste à la fois l’ascendant de Bernières, la confiance qu’ils se portent l’un à l’autre et l’intimité de leur relation. Il donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait envers François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, fils de son frère cadet. Ainsi,
« Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu11. »
.
Il prend sa tâche très au sérieux ce qui lui vaudra une réputation d’inflexibilité. Un peu plus d’un an après l’arrivée de Mgr de Laval au Canada, la mystique Marie de l’Incarnation écrivait le 17 septembre 1660 à son fils dom Claude Martin 12 :
« Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, savoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le païs le peut permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques13. »
Les lettres à son ami intime Boudon révéleront cet état d’abandon intérieur auquel il était parvenu :
« Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n’en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c’est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d’autre paradis. C’est le royaume de Dieu qui est au dedans de l’âme qui fait notre centre et notre tout14. »
À Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval s’installe avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu’il avait fait édifier, en 1661-1662, près de l’église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques ». Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu’ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu’ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l’entretien jusqu’à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort15 ».
Trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d’anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout pendant vingt-cinq années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664. En outre Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait partie de l’Assemblée des Amis de Dijon16. Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières passé depuis au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné » par ce dernier au Séminaire. Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du roi (1663-1665).
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d’un règlement particulier. « À cet effet, Jean de Bernières aurait donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des “Règles” pour “les frères du Canada”. La Tour les retranscrit dans ses Mémoires, mais n’en précise malheureusement pas la source. “S’agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l’usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d’une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ?”
Voici des extraits d’une “première règle du Nouveau Monde” :
“Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparée par le péché & l’affection aux choses créées. La vie n’est qu’un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les chrétiens ne doivent avoir d’autre objet que de s’écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C’est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d’une manière active.
Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d’oraison, à ceux qui avancent.
Cette manière d’oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c’est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être possédé que par l’esprit.
Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont avancés, ils n’ont qu’à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s’il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à Dieu d’adoucir l’amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous-en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l’on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n’est point alors un effort de l’esprit humain. Il n’y a que ceux qui se font par manière d’étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l’âme pour chercher Dieu.
Les oraisons jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d’eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d’esprit, nous donne du secours & de l’assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l’assurance qu’on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. […] 17.”
Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À l’automne 1689, le vieil évêque se confiait :
“Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire18.”
Provençal, il enseigne à Marseille puis à Paris à partir de 1676. Il publie des opuscules exposant une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considère ce “laisser-faire” comme l’activité d’un libre vouloir : “aussi sa méthode d’oraison commence-t-elle là où aboutit celle de saint Ignace, un acte d’abandon total” et “Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu”19.
Piny ne publie rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos, mais vivra encore vingt-quatre années. Il avait pourtant pris la précaution d’élaborer “une sorte de néo-quiétisme” par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir, explique son éditeur. “Après l’office de nuit, auquel il assista régulièrement jusqu’au jour de sa mort, il demeurait en oraison durant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande activité… princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil.”
“De L’Etat du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions 20 :
Chapitre II. De l’importance du Pur Amour pour la gloire de Dieu.
§1… O que cette sainte femme ! qui autrefois portait en l’une de ses mains du feu, & en l’autre de l’eau, pour brûler à ce qu’elle disait le Paradis, & éteindre l’Enfer21 : Que cette femme, dis-je connoissait clairement cette importante vérité, & qu’elle était fortement convaincue de l’importance du pur amour pour la gloire du divin Maître, courant ainsi comme une folle en apparence par les rues, pour y engager, si elle eut pû, tous les cœurs, en voulant leur ôter ce qui les fait agir pour Dieu par intérêt, en les faisant aimer & agir par espérance ou par crainte
Chapitre V. De la facilité au Pur Amour.
§2.… ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veuille à force d’aimer sentir & savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plaît à Dieu que nous ne veuillions pas seulement savoir si nous aimons.
Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour.
§2. La manière d’oraison la plus conforme au pur amour… peut se faire en s’y proposant seulement d’aimer et et adorer… Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d’abandon… afin qu’il dispose entièrement d’elle selon son bon plaisir et son service, dans l’oraison et hors de l’oraison.... §3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, & en silence ; ne s’attachant, & ne s’occupant qu’à demeurer, & dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincue pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; & partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, & qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.
Chapitre IX. De l’occupation interieure du pur Amour.
§5. Il est donc vray qu’en quelque êtat, & en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, & dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, & comme l’âme de nôtre ame, aussi bien que de nôtre corps ; que c’est dans lui, & dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.
Chapitre XVII. Vision Mysterieuse, où est manifesté l’état du pur Amour.
§2. Elle fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, & si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui étoit tout joignant, & désireuse de savoir pourquoy un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, & s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui étoit tout joignant le Temple, étoit remplie d’une foule de peuple, qui étoit, & demeurait là pour offrir des vœux, & des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, & des faveurs […] Pourquoi pensons-nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, & de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, & par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, & vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.”
Dans une lettre à Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’Annonciades 22 nous rencontrons le “résumé” suivant d’une vie mystique accomplie :
La marque véritable d’un cœur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il ayme et qu’il veut bien aymer à ses propres despens, qu’il vaut bien estre la joye du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point estre la sienne, qui accepte cette adorable et tousjours paternelle volonté dans les croix comme dans les joyes et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qu’elle fuit autant qu’elle peut tout ce qui faict peine, mais paix de la grâce qui sçait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaitons encor une fois à toutes vos bonnes sœurs, à qui nous sommes acquis de bien bon cœur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien. »
« Eh bien : c’est fait : je ne sais plus si j’aime,
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même :
Il fera tout sans me le laisser voir. »
Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, Fénelon 23 fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques. Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente-sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre décisive de Madame Guyon. Nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévot. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus incompréhensible à leurs yeux d’abandonner madame Guyon à son sort, le conduisit à une disgrâce relative : nommé archevêque de Cambrai, il fut ainsi éloigné de la Cour. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 par le bref Cum alias, Fénelon s’inclina immédiatement, mais conserva des relations avec Madame Guyon par l’intermédiaire d’un neveu et des pèlerins étrangers qui rendaient visite à la vieille dame de Blois. Il se révéla un pasteur attentif aux misères de la guerre, les soulagea autant que possible et mourut à soixante-quatre ans sans laisser ni fortune ni dettes.
Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où un groupe de disciples guyonniens perdura jusqu’en 1838, pour prouver l’authenticité de leur correspondance24. Elle relate au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une mystique servant de canal à la grâce25. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse qui interpréterait cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse. Madame Guyon a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve. Leur correspondance abordée avec honnêteté témoigne de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance.
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
« Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (Lettre 128). »
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
« Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. » (L. 26)
On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
« Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. » (L. 124).
Plus tard, elle lui écrira avec humour et tendresse :
« Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. » (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
« Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. » (L. 171).
On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure :
« Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et il termine en souriant sur lui-même. Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172).
Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
« Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. » (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout :
« Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV. Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
Madame Guyon lui donnait des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
« Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma26. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. » (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
« Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous entez en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. » (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ». Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :
« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).
Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois. »
Même sa mort en janvier 1715 ne pouvait les désunir :
« Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. » (L. 385 à Poiret).
L’état fixe d’oraison continuelle
Fénelon a collaboré aux « Justifications » de madame Guyon en présentant des auteurs latins et grecs. « La Tradition des SS. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien… » 27 contient la belle description suivante :
« Et il [Cassien] assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes […] Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
« Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales28 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant29. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament30 : ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
« On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà tout unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
« Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle. »
Fénelon écrivit beaucoup pour répondre à des besoins exprimés au gré des circonstances. De cette œuvre foisonnante sont rédigés à fins spirituelles 31 des Opuscules, des lettres de direction, des contributions aux Justifications. Mais la grande édition critique de la Correspondance active et passive fut amputée des lettres que madame Guyon adressa à son dirigé 32 tandis que les plus beaux textes de directions spirituelles de Fénelon choisis par des disciples qui enlevèrent dates et destinataires 33 n’ont bénéficié de cette édition critique que tout récemment sous un titre qui ne retient guère l’attention34. Pourtant Fénelon analyse sans concession, avec grande finesse et complétude le domaine intérieur demeuré caché aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, parce qu’il suppose un vécu mystique traversant les couches humaines les plus profondes. Proposons quelques extraits de l’édition de 1717-1718.
Tome second de la Correspondance 35 :
« Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu’on est heureux en cet état, et que le cœur est rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! [VI. Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à madame de Chevreuse) 573, 85]
« Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied36 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer ; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]
« Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]
« Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire ; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
« On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
« De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature ; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
« On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme ; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
« Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété ; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu ; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (adressé à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172].
« Le pur amour n’est que dans la seule volonté37 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44].
« Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix ; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47].
« Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63].
« Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordures, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77].
« Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87].
« Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251].
« Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense ; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253].
« Je suppose que je vais mourir ; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? Je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]
« Platon fait dire à Socrate, dans son Festin38, “qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé.” Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi ; celui qui aime sans songer à être aimé a ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. “Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel… mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte ; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme39.”
« Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [Id. 667, 265].
« Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi ; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
« Remarquez là-dessus deux choses. l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274].
« Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.
« 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]
« 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202].
« C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103].
« C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur40. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cœur selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi ; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11].
« C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. [40]
« Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. [147]
« L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. […]L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165] »
Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :
« Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. (Lettre 66, 124)
« Ce n’est pas assez de se détacher : il faut s’apetisser. En se détachant, on ne renonce qu’aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. (Lettre 85 154)
« Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous s’en détacher […] Tournez-vous vers l’Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours […] quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
« Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. […] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. […] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. [Lettre 113].
« [211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif, qu’on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l’âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. [...][212] Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l’Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].
« Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224].
« Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux qu’il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
« Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]
« On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait par générosité d’amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L’abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. (Lettre 171, 318)
« Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. […]Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun… Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c’est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)
« Votre amour propre est au désespoir quand d’un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d’autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. » (Lettre 195, 364-365)
Terminons ce long florilège fénelonnien sur un extrait de l’Explication des Maximes des Saints ouvrage paru en 1697 et condamné en 1699 41 :
Article XXXV, VRAI :
« L’état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n’est que l’état le plus passif, c’est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes Je ne trouve plus de moi ; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu’elle est quelque chose hors de Dieu ; c’est-à-dire qu’elle condamne le moi en tant qu’il est séparé de la pure impression de l’esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n’est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu’on ne doit pas croire que l’âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n’en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme indigne, d’une grâce si éminente. »
Nous disposons de lettres et d’opuscules 42 et de deux études sur lui43. Notre première source d’informations provient de la Vie écrite par madame Guyon qui décrit la communication en silence entre directeur et dirigée44.
Sa biographie montre les dons brillants d’un simple prêtre qui ne bénéficie pas d’appuis particuliers : né à Thonon en 1640, François La Combe reçoit l’habit des barnabites à quinze ans ; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Sur le plan spirituel, il devrait beaucoup à la Mère Bon. Il devient, nommé par M. de Genève, le directeur de madame Guyon à Gex en 1681, l’année de la mort de son précédent directeur, M. Bertot.
Jalousé par le demi-frère de madame Guyon, il est arrêté à quarante-sept ans, en 1687, lors de la première période de prison de madame Guyon. Il lui reste vingt-huit années à vivre prisonnier, pendant les deux premières années changeant de la Bastille à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens, de 1689 à 1698 au château de Lourdes, où il est capable de reconstituer un groupe spirituel, qu’il appelle une « petite église » (le terme s’avérera malheureux).
Il est transféré à Vincennes au moment où l’épreuve des prisons culmine à son tour pour madame Guyon. À soixante-douze ans, fou selon un rapport de police, ou peut-être atteint de sénilité, il est transféré à Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715.
Ce « petit prêtre » lâché par son Ordre a probablement été traité plus durement que madame Guyon. Il sera vénéré comme un martyr par les disciples du groupe guyonien de Lausanne.
Sa doctrine est très simple et sans originalité ; elle n’a d’ailleurs jamais été critiquée avant la condamnation générale du quiétisme. Les grands thèmes en sont les suivants : la contemplation est indissociable de l’amour ; elle suppose l’abandon de la volonté propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient, mais nous pouvons acquiescer au bon vouloir divin, comme Moïse dans la nuée ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le Traité sur l’Oraison mentale 45 propose des expressions heureuses et précise le passage de l’oraison mentale à la contemplation :
« 1. L’oraison mentale… est ou méditative, ou affective, ou contemplative.... L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu… imposant silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance tranquille…
« 6.... l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation.
« 9.... que l’Esprit Saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire… que l’homme consente qu’il règle l’oraison selon sa volonté puisque où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté.
« De là découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille, et très unissant.
« 11. ... Embrasser la contemplation… monter plus haut, c’est-à-dire aux pieds de son amour… personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union.... à moins que quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir de sa présence avec amour…
[2e cahier :]
“Enfin cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme et par l’affluence immense de la divine lumière… qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception…
« 16.... l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même, car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément, ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
“17. ... Il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation… Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur, ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement y arriver et même dans peu… comme il arrive… dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait pénitence, et surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes choses…
“19. ... Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? … simple acquiescement. … pourrait-il arriver que Celui qui nous exhorte… à prier sans cesse… sachant que nous ne pouvons rien faire sans Lui, comment nous refuserait-Il les secours nécessaires…
“24. ... Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation des discours intérieurs, qui disparaît comme dans le cœur, l’admiration qui succède à la considération… l’éloignement de toute recherche…
… les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu… une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité… l’affranchissement de tout mode de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception… le sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison “toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toute chose”. ... Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus… l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé.... il est recoulé comme dans son origine, d’où il est passé en Dieu.
… Quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux et se renoncer toujours et en toutes choses.
.... Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il l’a cherché dans toute l’angoisse de son âme. (Deut 4.29).”
Seconde longue section après celle consacrée à Fénelon ! elle peut être justifiées par mon travail d’éditeur centré sur madame Guyon.
La timidité et le respect des conventions par la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence une coalition des structures civiles et religieuses. Après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté.
La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée46 : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père l’éveille à la vie de l’esprit, mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent l’adolescence.
Elle est mariée à seize ans avec un mari âgé : « J’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. Après douze ans de mariage, son mari qu’elle assista avec constance lui donne des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens. »
À trente-deux ans, la riche veuve part « pour Genève » : « Je donnai dès Paris… tout l’argent que j’avais… Je n’avais ni cassette fermante à clef ni bourse. » À Gex, on lui propose l’engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse, car « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ».
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir, elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire… Je passais quelquefois les jours sans qu’il me fût possible de prononcer une parole. » Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur Lacombe : « J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait… Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence. » Autre manière qui s’étend à des proches.
Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis de retour en France, à Grenoble.
À trente-huit ans, elle arrive en juillet 1686 à Paris, peu avant la chute du quiétiste Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l’Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe, d’origine italienne, était son ami ; il est arrêté. Et de même madame Guyon, à qui l’on signifia que « l’on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule… au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter une petite maison éloignée du monde. Estimée par madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr madame de Maintenon lui marquait « beaucoup de bontés. » Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même : il la considère comme si bonne qu’il lui écrivit qu’il y trouvait « une onction qu’il ne trouvait point ailleurs, qu’il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »
Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l’été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d’une visite canonique. Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est malmenée par l’évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas clairement établies : interviennent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.
Madame Guyon est saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695). Les interrogatoires se succèdent : ils durent parfois une journée. Transférée à Vaugirard dans un couvent-prison constitué pour l’occasion, « la gardienne venait m’insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. » On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui « dit un jour qu’on ne me mettait pas en justice parce qu’il n’y avait pas de quoi me faire mourir… défendant, s’il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.
L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur lui dit : « On vous perdra. » On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : « Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans… L’autre dont l’esprit était plus faible le perdit par l’excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on ne pût jamais tirer un mot d’elle contre moi… elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur. » On les remplace par une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi.
Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique : « Il n’y a que l’amour de Dieu, l’abandon à sa volonté… sans quoi les duretés qu’on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir… Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l’on me disait que c’était là qu’on donnait la question. »
Âgée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : « Oui mes enfants, comme vous voulez. »… Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.
Elle meurt en paix à l’âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.
L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur excellente préservation47. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès — les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 — puis furent copiés par des membres du cercle qu’elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d’écrits de jeunesse qu’elle n’a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L’essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible.
L’influence de l’œuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Écossais, Hollandais, Suisses — qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir — n’est-il pas détestable ? Vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques, filles converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.
Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténuées par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d’enseignement assumé par des clercs — dont quelques-uns s’emparent parfois indûment du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.
La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson, Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l’abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.
L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts.
En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite, dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l’irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.
En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au siècle des Lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.
En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure a conduit aux très amples Explications de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.
On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :
La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extraordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.
De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-mêmes » délivré de ses défauts ! Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20]. Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période — sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour.
Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte — il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.
Nous suivons ici une séquence au fil d’œuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même, plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l’enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.
Le Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l’apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d’être repris par l’éditeur protestant Pierre Poiret — au total 7 éditions se succèdent jusqu’en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
« Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement [Chapitre II]. »
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car
« Le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III]. »
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :
« Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin d’actes pour me tourner vers Dieu » [Ch. XXII, §2].
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :
« Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. Lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port…
« Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail. »
Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente — Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.
La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :
« Chapitre 7.
5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté [impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
« Chapitre 9.
5. Il faut remarquer que comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense…
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières, ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en lui. »
Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d’un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :
“3,21. L’état simple et invariable [dernières pages de la troisième partie de la Vie].
Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … [Décembre 1709].”
Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels… qui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques :
“1,01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures48.
… comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin…
L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique affective, mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :
« 1,49 Divers effets de l’amour.
… Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité — de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés. »
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :
‘1,53 Du repos en Dieu.
… Pour aimer Dieu comme Il le mérite… il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau49… C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.
… Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propres pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
“1,60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.
… Ceux en qui Dieu est saint ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :
“1,62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.
Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme :
« 2,15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.
“2,25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.
… Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles.
“3,11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite50.
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : ‘Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté…
Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Écossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui conclura cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :
‘À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
… Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].
Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien, mais elles sont attestées de façon voilée par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité : madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, l’auteur traditionnellement invoqué par les mystiques ; elle se réfère au mystère de l’aimant pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin. Il s’agit de reconnaître l’efficace de la prière :
‘Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.
Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :
« À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
… Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de longues périodes d’enfermement suivi d’un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années, la vieille dame prépare l’avenir auprès de disciples « cis » — français — et « trans » — étrangers — auprès desquels elle doit mettre un terme à certaines pratiques lorsqu’elles font appel à un effort de concentration opposé à l’abandon à la providence divine :
‘À Milord Duplin. Vers 1714.
… Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.
« À Lord Deskford. 15 avril 1715.
… Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.
Comment prier, comment se détacher — sans pour cela quitter le monde —, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :
“Au baron de Metternich. Vers 1715.
… Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
… Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile… Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière…
… Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].
Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause… Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre…
… Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
‘Lettre [D.3.74].
On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage…
Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, — considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament —, confirme la sobriété de Madame Guyon :
‘Lettre [D.2.111].
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
‘Lettre [D.4.124].
… Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1 ° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2 ° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même…’
Achevons sur un poème rédigé en prison :
‘Que je suis contente,
N’étant bonne à rien !
Je vis sans attente
En moi de nul bien,
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon bonheur.
[…]
Que je suis bien
Quand je suis dans le rien !
[…]
Dieu Se voit sans cesse
Dans cet heureux rien :
Là, de ses richesses,
On n’usurpe rien.
Tout est pour Lui :
Sagesse, force, appui.
L’esprit se promène
Dans Son vaste sein,
Sa grâce l’entraîne
Selon Son dessein :
Car pour le rien,
Il n’est ni mal ni bien. 51.
[…]
La perte la plus extrême
N’est pas trop grande à mon gré.
Je suis défait de moi-même
Et je vis en liberté.
Enfin j’ai tout ce que j’aime,
Et j’aime tout ce que j’ai. 52.’
Très cultivé, il est en relation avec le français Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontre madame Guyon en 1685 et donne un avis positif sur son Moyen court. 53. Sa propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison est mise à l’index en 1688. Rentré dans le silence, il reprend alors ses activités intellectuelles et charitables et meurt en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens. Il « souligne fortement l’impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu’il est, comme celle du langage humain, y compris de l’Écriture54 » :
« Il n’y a que Dieu qui s’explique à l’âme d’une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu’il est incompréhensible… C’est une lumière qui provient de la foi, ou pour mieux dire, c’est la foi même qui devient lumineuse. » (1ere partie de la Pratique, n. 15)
Cette foi est pure lumière, mais ténèbre pour la raison :
« La contemplation est une ignorance, parce que c’est une abnégation de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte parce qu’en niant tout ce que Dieu n’est pas, elle renferme tout ce qu’il est. » (12e Entretien, p. 146).
Le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, a été influencé directement par Malaval dans ses Conférences mystiques sur le recueillement de l’âme. Il en est de même de son disciple Michel La Ronde. Mais l’influence de Malaval sur son contemporain Molinos ou sur sa cadette madame Guyon demeure hypothétique55.
Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent sauvées les œuvres de Bertot et celles de Madame Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le témoignage de madame Guyon serait très réduit. Il venait ainsi couronner son entreprise éditoriale, l’ensemble de tous les auteurs mystiques édités représentant une excellente bibliothèque couvrant une centaine de volumes56. Issu souvent de manuscrits, ce travail considérable a été possible par la contribution d’une équipe : un cercle spirituel entourait Poiret dans la plus grande discrétion.
Ce pasteur protestant est l’exact contemporain de Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il achève son travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans. Fidèle disciple d’« A. B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes, dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral »57, il édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, village près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants, protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis… ils tentent de vivre dans les voies intérieures… On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. »58.
Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers… Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté.59.
Dans son agonie, aux prises avec… les plus pénibles angoisses de l’étouffement… Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».60.
Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés :
‘Il y a entre eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens… croyant bonnement être inspirés de Dieu ; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions… sur l’extérieur et l’extraordinaire… Il faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu…’ 61
Changements vécus apparemment en contradiction avec son activité intellectuelle :
« Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… » 62
Il édite cependant jusqu’à sa mort — parmi d’autres mystiques — la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe…
Il est réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens :
« pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfans de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer… il est à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble. »63.
Selon lui,
« la raison est malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer. »64.
Il commença sa carrière en philosophe cartésien, puis
« il opta pour la mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange synthèse entre… rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité qui se révèle et qu’il faut aimer. »65.
Les associés de Poiret constituent un cercle intime : il s’agit de l’avocat van Ewijk et de sa femme, des deux frères Homfeld, de Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, ce qu’il pouvait faire, car il n’était pas pasteur, mais imprimeur des ouvrages préparés par l’équipe.
[Madame Guyon] s’écria : « Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages », et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. ... On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures66.
Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions 67 reprises en particulier par le fondateur du méthodisme Wesley (1703-1792), mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), ce dernier connu de Kierkegaard.
Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione68. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam69. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
« Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin… Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé… Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de naissance… Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux… Il a été un savant homme [le traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond : je ne suis rien » 70
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détachent celles adressées à la mère de Siry71. Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières), reste à étudier72. Le jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la visitandine qui l’orienta mystiquement ; il devint « messager de la voie d’abandon », en cela proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade à une époque où la réserve vis-à-vis de la mystique « s’étendait même aux ouvrages des Saints canonisés73. »
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste.
« Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.104
Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon cœur… je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité.179
L’amour divin… ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me laisser aller à l’aventure… Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là… 195
Ce je ne sais quoi… c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont… regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206
La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité… qu’un petit rien réuni à ce tout unique… opère plus… que toutes les pratiques… Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213
Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide 269 le pays des âmes perdues267
Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible… 34
C’est le néant, c’est le rien, c’est/Milley, Jésuite. » 391
Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre d’ Old Machar cathedral au nord de l’actuelle cité du pétrole du nord Aberdeen.
L’oraison funèbre de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit jusqu’en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton et The Life of God. Cela n’empêcha pas les Garden, épiscopaliens et jacobites d’Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes), d’accorder beaucoup d’importance à la liturgie et d’employer le Prayer-Book de Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des presbytériens dominants. James Garden l’attaqua en 1699 dans un discours universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa, « sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il fut bientôt répandu dans toute l’Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui, par son immense activité d’éditeur, a fait plus que personne pour la diffusion de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret, il se réclamait encore davantage d’Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du catholicisme, était passé à une espèce de quakerisme : le ministre d’Aberdeen consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer la plupart de ses œuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l’amour de Dieu, hors duquel il n’est pas de vertu. II n’approuvait pourtant pas toutes ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret lui-même, s’adressa surtout à madame Guyon74.
Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et ministères. Les frères Garden sont au centre du réseau des « Mystiques du Nord-Est. »75.
« L’essence de la religion… consiste seulement dans l’amour de Dieu… parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).
Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles… Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur… finalement le sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au troisième… les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements… (53)
Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde.
Poiret réussit alors à l’intéresser à madame Guyon : ainsi son influence atteignit la lointaine Écosse76. Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal spirituel. Wettstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle77. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces derniers 78 :
6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré] supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis… sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.
7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin… Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.
8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu…
9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse, est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même… »
Ce jésuite a été considéré comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique et on lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine. Cet écrit court, mais de grande importance mystique est resté très longtemps manuscrit : nous en présentons des extraits en entrée séparée, placés à la date de la disparition de son réviseur afin de respecter une association traditionnelle ; mais « l’image d’un Caussade auteur spirituel majeur, construite par le P. Ramière [au XIXe siècle] et consolidée par le P. Olphe-Galliard [au siècle dernier] n’a pas résisté à cette mise à plat »79. En fait il ne reste guère d’écrits qui puissent lui être attribués, mais nous conservons l’entrée à son nom : seul ancrage reconnu jusqu’à très récemment80.
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine à l’âge de cinquante-quatre ans : à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient bientôt en Lorraine, froide région qu’il quitte définitivement à soixante-quatre ans pour mourir fort âgé douze ans plus tard.
Redécouvert au XIXe siècle par Ramières 81 puis à notre époque par l’œuvre de M. Olphe-Galliard82, nous lui attachons ici la Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi, opuscule fort proche du Moyen court. Influence qui s’explique par le séjour de madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695 et par l’estime étonnante dont elle avait reçu dans des conditions dramatiques les témoignages écrits de la part de la supérieure et des religieuses. Car plus tard à Nancy :
Le P. de Caussade est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre, ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi… Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même83.
A. Rayez précède et supporte cette explication dans son édition des Considérations… de P. de Clorivière, autre auteur jésuite qui reprenait le Moyen court. La manière courte et facile conclut l’œuvre éditée en 1741 de Caussade ce qui indique l’importance qu’il lui attribue84. Nous adoptons le texte du fonds de la Visitation de Nancy 85:
1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain bien » son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]
3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle ; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent ; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différents, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment ; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux ; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus. […]
20. Il faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc. ; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on ne se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature ; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels ; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie. […]
25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […] »
Voici exprimé en langage simple et direct quelques passages extraits des Lettres spirituelles86 :
« Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : “Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon”. » [67]
« […] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.
« Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.
« Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]
« Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. » [177]
L’Abandon à la Providence divine est largement lu par nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec quelque précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité propre à l’école de l’amour pur.
Son réviseur, le P. de Caussade, fut un propagateur de l’œuvre guyonienne. Le texte a été retravaillé pour lui donner un très beau style classique. Nous avons fourni les compléments et références utiles à l’entrée précédente. On complétera par l’Introduction du dernier éditeur87.
« 88 Action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine, ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce n’est pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c’est en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C’est en cela que je veux tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n’est faute que de savoir faire tout l’usage que l’on peut de l’action divine qu’on a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce qu’on trouve dans l’unité d’origine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. […]
« L’immense action qui, dans le commencement des siècles et jusqu’à la fin, est toujours la même en soi, s’écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à l’âme simple qui l’adore, l’aime et en jouit uniquement. Vous seriez ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de cette force, une vie de cette manière (144) vous seraient agréable : tout perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. […]
« Il me semble, action divine, que vous m’avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd’hui de vous, coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment : vous les soutenez, vous les agitez. Ce n’est donc plus dans les bornes étroites d’un livre, d’une vie de saints ou d’une idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. L’action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les pensées des personnes spirituelles, je n’irai plus demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour. […]
« O Amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu’on vous recherche dans les coins et recoins où l’on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans l’air, de chercher où mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver d’eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets (146) d’être à Dieu, chères âmes ? Il n’y en a point, sinon celui de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir. Il n’y a qu’à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos sens, supposé que l’on [n’en] use que par l’ordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce tout qui n’est point de sa volonté. Il n’y a point d’atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action divine, jusqu’à la moelle de vos os. Toutes ces liqueurs sublimes qui coulent dans vos veines ne coulent que par le mouvement qu’elle leur donne. Toute la différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui [l’] opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il n’y a ni cœur ni esprit créé qui puissent vous apprendre ce que cette action fera en vous : vous l’apprendrez par l’expérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n’y a qu’à toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent, par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien. […]
« Venez, âmes simples, qui n’avez aucune teinture de dévotion, qui n’avez aucun talent, pas même les premiers éléments d’instruction, ni méthode, et n’entendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l’éloquence des savants, venez ! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier (148) moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous promener à l’aise sans crainte de vous égarer. Venez à nous ! non pour savoir l’histoire de l’action divine, mais pour en être les objets ; non pour apprendre ce qu’elle a fait dans tous les siècles et ce qu’elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous n’avez pas besoin de savoir les paroles qu’elle a fait [es] aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.
C’est là l’Esprit universel qui s’écoule dans tous les cœurs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent d’organes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient s’unir à cette action, leur vie ne serait qu’une suite des divines Écritures qui, jusqu’à la fin du monde, la continuent, non avec de l’encre et le papier, mais sur les cœurs. Et [c’est] de tout cela qu’est rempli ce livre de vie qui ne sera pas, comme l’Écriture sainte, l’histoire de l’action divine de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu’au jugement, toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites, et l’Écriture sera alors une histoire complète de l’action divine.
La suite du Nouveau Testament s’écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l’histoire de l’action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s’exprime d’une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste est une véritable révélation de l’opération intérieure s’expliquant dans tous les cœurs et se développant dans tous les moments. L’action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a formées de toutes choses. […]
“Ne voit-on (150) pas que l’unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est d’être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de l’esprit ne peuvent rien faire de cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie d’adresse, d’intelligence, de subtilité d’esprit, mais par voie passive d’abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles n’est point ce qui fait que cette même volonté nous rend conformes à l’image que le Verbe a conçue de nous ? Que c’est le cachet ou l’impression de ce cachet mystérieux ? Et que cette impression ne se fait pas dans l’esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ? […]
“Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire et, lors même qu’elle veut la continuer en écrivant sur nos cœurs non avec l’encre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous l’empêchons d’agir par la curiosité de voir ce qu’il fait en nous et ce qu’il fait ailleurs.”
Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé par Madame Guyon, par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il est disciple, devient un véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur qui s’abandonne totalement à lui89.
À partir de son illumination de 1724, travaillant en communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une vie quasi monacale, « de 6 h à 11 h, ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h à 18 h, suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels90. » Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu91, traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame Guyon. Il apprécia enfin la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels92. Ils incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.
“Nous devons seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et, tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par l’amour] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite93.
Nous rattachons les Quakers à l’École du cœur. Indépendants vis-à-vis des rites, des structures et des théologies94, ils suivent leur fondateur Georges Fox pour qui on ne bavarde pas sur les paroles du Seigneur, on les met en pratique.
Des quakers s’établirent à Pyrmont, petite cité où Friedrich von Fleischbein (1700-1774) reçut en son château l’influence de madame Guyon par sa jeune épouse Pétronille d’Eschweiler. L’un d’entre eux souligne comment
“Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique). Enfin Bossuet clame que le Quakerisme “est le cœur de l’hérésie” et le janséniste Arnauld partage son opinion95.”
Les quakers ne tentent aucune entreprise missionnaire. Ils sont donc peu nombreux, mais toujours bien vivants après plusieurs siècles. Leur présence est attestée ainsi par Thomas Kelly qui décrit aussi leur pratique96 :
“La vie qui a sa source dans le « centre » est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle nous occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n’avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien. […]
“Lorsque nous commençons à pratiquer la prière intérieure, nous sommes persuadés que cela vient de nous, que nous créons nos habitudes par notre volonté, mais une expérience plus mûre nous donne le sentiment d’être soutenus et enseignés, purifiés et disciplinés, simplifiés et rendus dociles à sa sainte volonté, par une force qui était en nous et qui nous attendait. Car Dieu lui-même agit dans le tréfonds de notre âme et Il prend de plus en plus la direction de notre vie, au fur et à mesure que nous consentons à Le laisser accomplir son œuvre en nous.”
Ce chapitre regroupe les plus nombreuses figures de nos dix subdivisions, car les traces de mystiques reconnus ont été préférentiellement conservées par les structures auxquelles elles se rattachaient. On se reportera aux imposants travaux qui les regroupent97.
Née à Brescia en territoire vénitien en 1687 au sein d’une famille cultivée, la comtesse Margherita Martinengo da Barco entre en 1697 au monastère de Santa Maria degli Angeli en éducation comme toutes les filles nobles. Malgré l’opposition familiale, elle entre au couvent de capucines de Santa Maria della Neve en 1705. Elle est décrite comme vraiment belle, avec toute la fraîcheur de l’âge « vivace e disinvolto quanto all’esteriore », portant le tempérament, l’orgueil, l’estime propre et le sens de la dignité propre aux nobles Martinengo
“è dotata di un’intelligenza acuta … disposizione alla speculazione … una memoria davvero prodigiosa… eccessivo controllo de se … Non è istintivamente indulgente : sono molteo severi i giudizi che Maria Maddalena dà del mondo claustrale femminile e dei suoi confessori, invadenti e onnipotenti, prima e dopo l’ingresso alle cappuccine. 103-104 98.
Quando poi lo spogliamento va' più oltre e che l'Anima si sente incapace di far atto alcuno e se lo fa' né men si sente di farlo per la grande oscurità dell'intelletto, anche in queste strette deve fermarsi in quell'atto di rassegnazione in Dio, star li alla sua Divina Presenza, ancor che non la senta né abbia gusto alcuno: non importa ! I gusti di Dio non son Dio; i lumi e le cognizioni di Dio non son Dio, ma l'esequir la sua Santissima Volontà val tanto quanto val Dio.
Ed infatti l'Anima l'esequisce questa adorabile Volontà mentre se ne sta all'orazione in si profonda aridità, poi che quivi non v'è gusto [262] proprio che l'aletti, ma solo il voler esequire la Volontà di Dio anche con violenza estrema di se stessa. Quivi li vengono a truppe le distrazioni, né si sente generosità per scacciarle, onde s'affligge, si conturba. (1375).
Dirà ancora quattro parole intorno a cert'Anime che caminano strada reale e pur non ostante temono. Queste sono quell'Anime che nell'orazione non possono far atti, ma stanno attualmente alla Presenza di Dio con un atto di viva fede. Queste temono di star oziose e questo non è vero, anzi a me pare non esservi tempo tanto ben impiegato quanto in questo silenzio interno, suposto perô che l'atto o viste semplicissima della fede non abbandoni mai l'Anima, perché, se si consumasse questo, sottentrarebbe poi l'ozio inutile, doyen-do l'Anima stare con una continua avertenza a Dio Presente a guisa d'uno che sta ascoltando da un'alta torre una dolcissi ma armonia.
Questa vigilanza la vole Dio dall'Anima e perché i difetti e le proprie passioni fanno strepito interompendo il silenzio, è d'uopo svellerle sin dalle radici, non secondando, mai le loro sfrenate voglie. Questo silenzio interno deriva dalla troppa abbondanza delle divine Effusioni o dalla troppa penuria di quelle, perché nell'abbondanza l'intelletto rimane ammutolito dall'ammirazione che li cagiona la divina Grandezza contemplata, ben che nell'oscurità della fede e pero tanto si-cura quanto il lume di Gloria. E se non permette all'intelletto l'inoltrarsi nel scrutinio della Divina Maestà perché l'inquisizione di cià gliela rapisce l'ammirazione, sottentra pero la volontà, investita da un ardore divino che la consuma e insieme imparadisa. Ma chi chiedesse all'intelletto cosa mira ed alla volontà cosa ama, non saprebbero rispondere, giusta quelli amorosi enigmi che l'Anima amante fa con l'Amore:
« Svelami, Amor, che stravaganze io provo. 1378 [265]
Veggio, e pur non m’illustra alcun splendore ;
Amo, e pur non so chi, né sento amore ;
Godo, e pur nulla stringo e nulla trovo.
Quando torno al mio Centro, io non mi movo;
Quando mi pasco più, fame ho maggiore;
Quando morta son più, vita ho migliore;
Quando a tutti son tolta, a tutti io giovo.
La povertà più nuda è mia ricchezza;
La pena più profonda è gaudio mio;
La tenebra più densa è mia chiarezza.
Perdo ivi ogni ben ove son'io;
Dov'è ' mio vacuo, ivi è la mia pienezza;
Nel tutto ho nulla e in un gran nulla ho Dio.
Perdo me stessa allor che nulla io vedo;
E se al nulla m'appoggio, in Dio risiedo.
Bellisimi enigmi, ma altretanto oscuri, né io saprà il modo di spiegarli se non impropriamente.
Dimanda quest'Anima amante al suo Divin Amore che li spieghi le stravaganze dello stesso suo amore che li fà provare nel suo interno, mentre vede e pure si trova all'oscuro. Questa oscurità è quella caligine nella quale entrè il Santo Legislatore Mosé sul Monte Sinai, la quale era tanto folta ed oscura che li tolse di vista Lutta la terra né più vedeva dove si fusse. Cosy fa Dio con l’Anima sua diletta sposa : la fa entrare nella caligine.
[…]
Dice poi: "Né sento amore", perché l'Anima non ha più quei grossolani modi d'amar Dio sensibilmente, ma l'ama semplicemente senza modo né misura e per ciô dice che non sente amore, perché tutta la parte inferiore sta digiuna né biasse cosa alcuna e questo si chiama puro amore.
Dice che gode senza stringere né trovar cosa alcuna, perché è un godimento che non nutrisce il senso ma è tutto puro, tutto santo ed illibato. Stringe l'Anima il suo Dio, lo possiede ed ama a simiglianza de' Beati in Gloria con tutta purità e limpidezza.
[…]
Siegue: "La pena più profonda è gaudio mio". La pena più intima che soffre un'Anima viatrice si è lo ritrovarsi lontana dal Sommo Bene. Ah, che questa li è una pena si intima e penetrante, che moite volte li uscirebbe l'Anima per lo grande spasimo! Questa pena gli è poi gaudio a cagione della perfettissima rassegnazione che ha all'adorabile Volontà di Dio. (1378-1380).
DELLA VERA LIBERTÀ DE' FIGLIUOLI DI DIO
PADRE 1. Gli huomini profondamente spirituali nel loro stato deiforme e nell'eminenza dello spirito in Dio, del loro amore e del loro lume, son santamente liberi nelle lor parole e nelle loro operazioni, senza curarsi oltre la ragione de’ giudicii degli huomini, perché non vivono né per gli huomini né per se medesimi, ma in Sio e di Dio. Imperoché ov’è eminentemente lo Spirito di Dio, ivi è ancora la suprema libertà. (1407). »
Le fondateur des Passioniste Paul de la Croix a eu une vie très active de directeur mystique99. Nous sont parvenues, outre un exceptionnel diario, plus de deux mille lettere ; quelques extraits en livrent le parfum100 :
‘Lettere ai laici :
Alla sig.ra Agnese Grazi.
Circa alla cintura tenetela voi, ma se poi per vostra divozione la volete mettere per qualche momento a qualche altra, fatelo, ma la decenza vorrebbe che si lavasse un poco, [114] canteremo quel dolcissimo alleluia! Che sarà mai dei nostri cuori, del nostro spirito! Quando saremo uniti a Dio piû che non è il ferro al fuoco, che senza lasciar d'esser ferro pare perô tutto fuoco, cosi noi saremo talmente trasformati in Dio che l'anima sarà tutta divinizzata, oh, quando verrà questa giorno! Quando, quando verrà la morte a rompere le mura di questa prigione! Ah, che quello sarà il giorno del nostro sposalizio, delle nostre nozze, in cui l'anima nostra con modo altissimo si sposerà al caro Gesû e sederà in eterno a quel celeste banchetto.
Io mi sono allungato phi del dovere. Ecco con quanta confidenza in Dio si dilata il mio spirito col suo, ma e non è forse dovere che il povero padre qualche volta faccia qualche sfogo di carità con i suoi figliuoli? Amiamo Dio, facciamoci piccoli assai che Dio ci farà grandi.
Sopra tutto osservi le solite regole per fuggire gl'inganni, e massime l'umiltà continua, disprezzo, semplicità, silenzio, rassegnazione, con tutta la catena d'oro.
Ori per me al solito. Gesû la benedica. Amen.
Al sig. Francesco Antonio Appiani.
[…220] Pertanto cominci a tenere questa regola: quando trova difficoltà nel meditare ed in figurarsi il mistero cd in discorrervi sopra, se ne stia con una attenzione amorosa alla divina maestà in pura e santa fede, tutto abissato nel mare immenso dell'infinita bontà d'Iddio. S’avvezzi al sacro riposo amoroso in Dio, se ne stia in un sacro silenzio, riposandosi nel seno divino del sommo Bene. Svegli solamente il suo spirito con qualche slancio amoroso, per esempio: Oh bontà ! Oh amore! e poi seguiti a starsene in santa pace in Dio, in silenzio sacro. Oh, che grande orazione è questa! Dio le insegnerà. Quando poi puô meditare, mediti pure, ma con spirito riposato, senza sforzi. […] Paolo Danei.
Al sig. Francesco Antonio Appiani. 14 agosto 1736.
[…223] Quella oscurità di mente che lei prova è segno evidente e chiaro che Dio la vuol tirare assai per via di fede. Il giusto vive di fede. Justus enim meus ex fade vivit. Adunque, quando si trova in queste tenebre che lei non puè meditare se ne stia con pace in attenzione amorosa a Dio senza discorso dell'intelletto, solamente se ne stia riposato in Dio in un sacro silenzio d'amore, succhiando quel dolcissimo latte dalle [fonti] della infinita carità di Dio. Porti il suo punto da meditare, ma se non puè meditare corne prima, lasci. Una parola amorosa basta a tenere un'anima in orazione molto tempo, e vedo che Dio la vuole tirare per questa via.
Al sig. Tommaso Fossi. 25 giugno 1768.
[…336] In quanto aile grazie straordinarie ricevute, corne mi accenna, l'avverto che tanto in queste, corne nelle altre che S. D. M. le comunicherà, non vi si fermi, ma le riceva in semplicità e gratitudine, senza perè fermarsi in riflessioni sopra le medesime, ma puramente in Dio, e lasciarle passare, corne fanno gli alberi che sono piantati alla riva delle acque correnti, ricevono fermi l'inaffiamento delle acque e le lasciano passare, stando essi fermi ove sono piantati, cosi l'anima deve ricevere l'impressione di quei doni, ma senz'altra riflessione deve starsene immobile in Dio che è il sovrano donatore, altrimenti fermandosi in riflessioni sopra i doni e le dolcezze ecc. è in gran pericolo di illusione ecc.
Allo stesso 29. Diciembre 1768.
[…338] Or questa è quella morte mistica che io desidero in lei; e siccome nella celebrazione dei divini sacrosanti misteri, ho tutta la fiducia che sarà rinato in Gesù Cristo ad una nuova vita deifica, cosi bramo che muoia in Cristo misticamente ogni giorno più e lasci sparire tante farfalle che le svolazzano per la mente di cose da nulla nell'abisso della divinità, et vita tua abscondita sit cum Christo in Deo.
Moti anni sono parlavo con un poverello infermo napoletano, e mi diceva: Senti Padre mio, io penso in coppa ad una cosa sola. E che pensi ? gli risposi io. Ed egli: Penso in coppa alla morte. Fai bene, replicai, e gli diedi altri salutari avvisi ecc.
P.Tommaso mio, pensa in coppa alla morte mistica. Chi è misticamente morto non pensa più ad altro che a vivere una vita deiforme, non vuole altro oggetto che Dio massimo ottimo, tronca tutti gli altri pensieri, benché siano di cose buone, per averne uno solo, che è Dio ottimo, ed aspetta senza sollecitudine ciè che Dio dispone di esso, troncando tutto ciô che è di fuori, affinché non gli sia d'impedimento al lavoro divino che si fa dentro nel gabinetto intimo, ove non si puè accostare creatura veruna, né angelica né umana, ma solo Dio abita in quell'intimo o sia essenza, mente e santuario dell'anima, ove le stesse potenze stanno attente al divin lavoro ed a quella divina natività che si celebra ogni momento in chi ha la sorte d'essere morto misticamente.’
1. Jamais personne ne m’a appris à faire oraison ; je crois qu’il n’y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j’étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m’entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d’autres fois sur l’enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m’en laissais pénétrer comme si j’y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
2. Je fus dans cette erreur jusqu’au temps que j’entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j’étais bien inquiète en moi-même de ce qu’elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu’elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c’était que cette oraison-là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison…
3. J’eus recours aux livres. J’en trouvai qui m’instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n’ai jamais fait l’oraison ; il faut travailler et m’appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m’appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l’oraison étant finie, que je n’étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d’oraison qu’on trouve dans les livres ; avec cela, un cœur sec comme des allumettes, l’esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au Bon Dieu, bien mécontente : c’est donc comme cela que vous voulez qu’on fasse oraison !
4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l’oraison, que j’invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu’il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu’oubliant toutes les méthodes d’oraison, je n’y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l’oraison, qui, à ce qu’il me semblait, ne m’avait duré qu’un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n’ai point fait l’oraison ! Je retournais à mon travail, où j’avais l’habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m’avaient le plus touché dans la lecture que j’avais faite le matin… Notre adorable Sauveur, voyant l’embarras et la peine où j’étais par rapport à l’oraison, m’en délivra lui-même et me fit connaître que j’eusse à laisser la méthode des livres. Il m’enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre cœur, quand vous êtes à l’oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant… Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l’assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l’oraison ! »
Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa « mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs102.
« L’amour de Dieu est une passion à sa manière, et beaucoup plus forte même que les passions naturelles les plus violentes, puisqu’elle peut les dompter toutes. Or, le propre des passions n’est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet, à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu’en lui ? Il en doit être ainsi de l’amour de Dieu, il faut qu’il ramène à soi toutes nos pensées et toutes nos affections, et que ses actes se succèdent presque sans interruption dans notre cœur. C’est ce qu’on éprouve dans les premiers temps de la vie intérieure, alors que tout est amour, qu’on ne respire que l’amour, et que ce sentiment absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il serait alors impossible de compter les actes qu’on multiplie le jour et la nuit, et qui vraiment n’en font qu’un seul par leur continuité. ... L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu le souffre pour un temps.103.
« Les âmes entre lesquelles Dieu forme une union spirituelle, ne reçoivent pas pour elles seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares ; mais lorsqu’elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il n’est pas possible de douter. Les personnes qui en ont l’expérience m’entendent ; et comme c’est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au moins de l’imprudence à le divulguer. /Ce que j’en puis dire, c’est que ces unions sont soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement fidèle de part et d’autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde : elle le fait avec une ardeur, une persévérance, et même une continuité qui ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de l’illusion, s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle est ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que l’âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre : elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s’en rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et à lui obéir comme elle ferait à Dieu même.104.
« Jésus-Christ qui venait réformer les idées humaines, et fonder l’œuvre de la conversion de l’univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l’éloquence, ni sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut de science et de talents, et qui ne devait employer à l’exécution de son dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne pouvait choisir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressemblassent, pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le monde attirent l’estime et la considération. Il fallait que Dieu seul parût… /Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants, sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu’ils possédaient et qu’ils sacrifiassent jusqu’au désir de rien acquérir. Il ne se les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu’il fut avec eux, il ne s’appliqua à rien tant qu’à étouffer dans leur cœur tout germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions, des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils devaient s’attendre.105. […]
« Il met souvent l’âme dans une oraison simple, où l’esprit n’a point d’autre objet qu’une vue confuse et générale de Dieu : le cœur point d’autre sentiment qu’un goût de Dieu doux et paisible, qui la nourrit sans effort comme le lait nourrit les enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles et délicates, qu’il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d’y réfléchir, ni même d’y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d’une multitude de pratiques dont elle se servait auparavant pour entretenir sa piété, mais qui, comme autant d’entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa simplicité. /Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et l’introduire dans la sainte enfance. Ce qu’elle doit faire du sien est de se tenir fidèlement dans l’état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler son esprit ; d’arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée inquiète ou curieuse ; de ne s’appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui présente ; de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ; de se conserver libre dans le cours de la journée, s’occupant uniquement de ses devoirs, ne se mêlant point des affaires d’autrui, et ne se livrant point trop aux siennes propres. »106.
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. »107.
Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’œuvre des noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec l’épanchement littéraire romantique108.
« plus vous travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de l’Esprit-Saint… évitez l’effort… excepté quand vous sentez une impression qui vous pousse et vous entraîne en quelque sorte… (15)
« Si nous avions des moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous pouvons former de grands projets… (295)
« quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. (381)
« Lettre 299 à une supérieure de communauté :
La Neuville, le 8 août 1843, Ma très honorée sœur,
Voici une règle générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d’une supérieure : c’est qu’on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres. […]
Notre domination est une sainte servitude, vouée à Jésus-Christ et aux âmes qu’il nous confie. Il nous l’a ordonné : Que celui qui est le premier, devienne comme le serviteur de tous, a-t-il dit.
Mais comment faire pour être servante, et pour que l’autorité de Jésus-Christ soit respectée ? C’est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte, modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble ; renoncez à vous-même en tout ; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de Dieu seul. En faisant ainsi, vous n’avez pas besoin de chercher l’estime de vos sœurs ; il n’y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée, mais aimez-les toutes tendrement et également ; traitez-les avec douceur et avec une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l’être, quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne pourrez plus être dans l’unique dépendance de Dieu. […]
Notez bien que la rigueur, la résistance directe aux âmes dans leurs mauvaises dispositions les brisent, mais ne les guérissent presque jamais. Supportez le mal bien longtemps ; et si parfois, vous croyez qu’il ne faut plus le supporter, supportez-le encore, et vous finirez par voir que vous aurez bien fait ; tandis que vous ne verrez presque jamais d’heureux résultats provenir de la rigueur et de la résistance directe dont vous aurez usé.
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le découragement. C’est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses. Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le prétexte d’empêcher une offense de Dieu ; et souvent cela n’est pas vrai, c’est par impatience qu’on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour supporter les faiblesses et les imperfections d’autrui, et nous nous faisons accroire que c’est par zèle ; mais nous parvenons rarement à nous convaincre tout à fait en cela. …
« Lettre 320 à un missionnaire :
La Neuville, le 8 mars 1844. Très cher frère,
Votre lettre m’a rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.
[…]
Il n’est nullement nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous suffire ; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez pas à vous mettre dans celui que vous imaginez ; ce serait vous rendre coupable que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n’est que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.
Vous vous inquiétez de ce que vous ne pouvez pas ouvrir votre âme à monsieur N..., et vous faites mal. Je vous assure que j’étais bien sûr d’avance que, tôt ou tard, vous ne pourriez plus avoir avec votre directeur toute l’ouverture que vous aviez ici. Vous seriez encore avec moi que ce serait la même chose. Dans les commencements, quand on est dans la voie sensible — et vous l’étiez encore au noviciat, quoique cela fût un peu faible vers la fin, — on est encore dans une voie d’enfance, on a besoin de la main d’autrui pour se conduire. C’est une imperfection.
Notez bien : je ne dis pas que la direction, l’obéissance et l’ouverture envers son directeur soient une imperfection, mais le besoin qu’on en a. On s’appuie encore sur la créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous tracassez pas si vous n’avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul ; il doit vous suffire. Cela coûte, c’est pénible, il semble que toute notre vie est comme un fantôme, que l’âme est vide et qu’on n’a plus de vie spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort ; la vie intérieure devient plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le principe, et avant qu’on soit parvenu à la soumission et à l’abandon parfait de son âme à Dieu. […]
Vous ne devez plus rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous. […]
Ne dites plus que vous êtes sorti de votre état ; cela n’est pas, mais vous voulez en sortir ; encore une fois, votre état n’est plus sensible. Suivez la marche que la divine Bonté vous trace ; tenez-vous dans l’état où elle vous met maintenant, état qui est le même que l’union, mais non plus une union sensible. … »
Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation, etc. Mgr Gay s’en tire remarquablement pour son siècle !
« Le portement de la Croix
IV. La croix depuis le péché est une institution divine. Comme l’arbre que l’on façonna pour en faire la croix de Jésus fut d’abord pris dans une forêt, de même notre croix de chrétiens a ses racines dans la nature. Encore que dans l’état de justice originelle, l’homme ne dût ni souffrir ni mourir, il en était pourtant radicalement capable, et la seule grâce surnaturelle l’en exemptait par privilège. Le privilège ôté, tout le monde souffre et meurt. […] La forme des persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or cela, c’est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une traverse, une violence, une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires, cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d’abord et instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on s’écarte et fait résistance.
Presque toujours il faut céder bon gré mal gré, car Dieu mène tout ici et avec un souverain empire. Depuis Adam et par son fait la corvée est devenue une loi surnaturelle, et Dieu qui l’a portée quoiqu’en violentant sa bonté, l’applique avec toute la rigueur qu’exigent sa justice et son amour, plus fort encore que sa justice. Toutes ses perfections s’emploient, si l’on peut ainsi dire, aux œuvres de sa douce providence ; j’ose penser qu’elles ne coopèrent à aucune avec autant d’ardeur qu’à celle de notre sanctification par la croix.
Sans doute pour nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l’épreuve et toujours plus grande qu’elle. L’ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière de la grâce ne suit et n’enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce, fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d’un jour divin, nous en montrant l’origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin, ainsi qu’a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une fierté, une joie sensible qu’ils doivent à Jésus comme tout ce qu’ils ont de grâce, mais dont Jésus n’a pas voulu pour lui.
Cela peut bien s’appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement nécessaire et voulu de lui, encore qu’il ne l’ait point extérieurement réclamé, tout cela environne pour nous la croix d’une splendeur qui ne lui laisse plus presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus seulement de baume et d’onction, elle se remplit d’attraits infinis pour l’amour. “ Donne-moi quelqu’un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]” Car ici, vous l’entendez tous, notre croix n’est plus notre croix ; c’est celle même du Sauveur, sa grande et belle et sainte croix. Nous la prenons à notre compte et en chargeons nos épaules ; il nous la prête, il nous la donne, il nous la laisse. Cette croix que, sous peine de nous exclure nous-mêmes de son école qui est sa famille, nous devons porter tous les jours, cette croix, c’est celle du Christ ; et parce que c’est la sienne, il devient vrai que nous l’en déchargeons.
En la personne de son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur patience ; il s’en est senti soulagé. Qu’importe le temps ici ? Du haut de cette éternité qui est l’état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans l’acte de Simon, il a tout embrassé et enfermé dans l’instant où se faisait cet acte, et tout ce qui se devait faire d’analogue a produit en son âme son effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa science parce qu’elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l’atteint lui-même au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n’est plus dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c’est un service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu’il souffre et par cela seul qu’il consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous109. »
Manuscrit C110 :
« [243]… il me semble que les ténèbres… me disent en se moquant de moi :“ Tu rêves la lumière… la possession éternelle du Créateur… réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.”
[270]… cela m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le Bon Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.
Le Carnet jaune :
[1054]… nous ne devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085]… j’admire le ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que je regarde le ciel… les mouvements, les regards, tout… c’est par amour.
[1104, note des Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle,“ c’est à en perdre la raison”. Elle demande que l’on ne laisse pas à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.
[1114] Tenez, voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui, quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme, malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante. »
11. « La foi, dit saint Paul, est la substance des choses que l’on doit espérer, et la démonstration de celles que l’on ne voit pas. »
Qu’importe à l’âme, qui s’est recueillie sous la clarté que crée en elle cette parole, de sentir ou de ne pas sentir, d’être dans la nuit ou la lumière, de jouir ou de ne pas jouir… Elle éprouve une sorte de honte de faire de la différence entre ces choses ; et lorsqu’elle se sent encore touchée par elles, elle se méprise profondément pour son peu d’amour, et regarde vite à son Maître pour se faire délivrer par Lui. Elle l’« exalte » selon l’expression d’un grand mystique," sur la plus haute cime de la montagne de son cœur, au-dessus des douceurs et des consolations qui découlent de Lui, car elle a résolu de tout dépasser pour s’unir à Celui qu’elle aime". Il me semble qu’à cette âme, cette inébranlable en sa foi au Dieu-Charité, peuvent s’adresser ces paroles du Prince des apôtres : « Parce que vous croyez, vous serez remplis d’une joie inébranlable et glorifiée. »111.
Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon… consummate, comme elle aimait dire… elle vécut sa vie spirituelle avec une lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de l’Incarnation l’ursuline112.
282-283
« Mais j’aime surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l’Amour Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour. Je voudrais faire autour de moi une atmosphère très douce, et tout ramener à l’unité par l’Amour. Et pour réaliser cela, je sens que je dois seulement demeurer en Lui et Lui en moi et Le laisser déborder librement.
Je ne puis vous dire toutes ces petites délicatesses de charité que mon Jésus apprend à sa pauvre petite chose, mais il suffit de les vivre pour Lui plaire.
Parfois le cher prochain ne comprend pas toute la tendresse dont il est l’objet… » (On croit percevoir ici, à peine suggéré, qu’autour d’elle subsistent des incompréhensions… la terre n’est pas le ciel !) « mais alors si on n’a pas réussi à lui faire plaisir, on croit que la semence d’amour répandue en lui sans qu’il le sache produit son fruit de sanctification sinon de joie. […] Je sens en moi des désirs immenses de sainteté, des désirs d’une intensité sans nom. Mais je ne voudrais pas être sainte seulement dans une voie, mais dans toutes les voies. Je voudrais surtout être un vrai apôtre… Tous mes désirs montent à Lui comme ils me viennent de Lui ; et j’ai confiance que tout cela n’est pas perdu.
286-287
« Il me semble donc que je dois tout simplement demeurer « in unum » au sein de la Trinité bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la « Lumière de Vie’ et de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C’est ainsi que je pourrai, avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m’approchent selon leurs besoins à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même, pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l’unique Moteur de l’Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains cas pratiques qui reviennent si souvent qu’on s’y habitue comme à une règle. J’ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À mesure qu’ils avancent, ils voient d’eux-mêmes leurs horizons s’élargir.
292
Dans tout cela, je ne vois que matière à louer Dieu. Son œuvre s’accomplit en vous, et votre coopération personnelle me paraît clairement indiquée : tendre vers l’adaptation complète de votre volonté à la Sienne en exploitant les défaillances inévitables. Ces défaillances ont été prévues par notre Père céleste quand II a fait son plan pour vous, et sa miséricorde les y a fait entrer comme agents sanctificateurs. « Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu ! »
295
Vous savez ce que c’est : faire la planche ? C’est le moyen dont se servent ceux qui ne savent pas nager pour `surnager ». Pour y réussir, il faut n’avoir pas peur et se laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l’âme, c’est tout à fait la même chose : lorsqu’on ne sent plus aucune raison stable d" espérer », il faut « super-espérer ». Et c’est très simple : il faut seulement avoir une confiance aveugle et s’abandonner sans réserve entre les bras du Père sans s’agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement, cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à l’amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l’âme vers Dieu que les plus douces consolations sensibles.
297-298
On ne peut s’unir à Dieu que dans la Vérité, et la Vérité est tellement faussée dans les âmes, qu’elles arrivent souvent à en séparer l’humilité et à opter pour leur faux dieu, délaissant ainsi le vrai qu’elles ne voient pas. Je m’explique. On dit par exemple : l’humilité c’est la vérité ; or je ne vois rien à me reprocher sur ce point ou cet autre. On oublie ainsi la première vérité sur laquelle est basée l’humilité : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous nous voyons toujours en beau, car le péché a obscurci notre intelligence, qui ne voit pas vrai. Alors, comment devenir humble, me direz-vous ? en disant des choses qu’on ne pense pas ? — Non ! bien sûr ! Mais en attirant la lumière qui transformera notre intelligence. Et comment ? — Comme se font toutes les œuvres surnaturelles : par la prière pour attirer la grâce, par l’exercice pour y correspondre.
330
Et très haut, au-dessus des relations humaines, même très pures, je me suis trouvée chez moi. Il me disait que ma part était la meilleure et je le voyais bien… Les horizons étaient larges comme l’Infini et j’en embrassais du regard les moindres détails. Il n’y avait plus que Lui et son Œuvre, et je me sentais si libre pour Le donner. Et je sens que c’est bien là ma vocation : « consummata »… ne plus rien être, Le laisser Seul travailler à sa Gloire : « que tous soient un » au sein de la Trinité bienheureuse ! Et je suis contente que vous ne trouviez pas que ce soit mieux de chercher pour moi, même la consolation surnaturelle, car cela me libère. J’ai besoin de ne penser qu’à Lui et à son Œuvre… Je ne peux que donner…
332
« Oui, je me sens plus que jamais dans ma vocation maintenant que je ne suis plus et que Lui seul vit en moi pour sa plus grande Gloire. Totalement affranchie de la servitude du `moi », je donne les trésors divins que je puise à leur Source inépuisable : je les donne à profusion et sans arrière-pensée, tellement certaine que tout cela vient de Lui seul. De même qu’en Jésus tout était orienté vers la Rédemption pour la Gloire du Père, de même je dois faire converger tout ce qui est en moi vers l’apostolat auquel Il m’appelle pour sa Gloire. En tout, je dois faire abstraction de mes attraits personnels pour ne viser que le bien des autres.
C’est pour cela que je veux paraître très ordinaire, « plus imitable qu’admirable », afin d’entraîner dans la voie sainte tous ceux qui me touchent.
[…] Avec cela, j’ai conscience que je suis plus pauvre que personne, et que notre Grand Dieu ne peut m’embellir que de sa propre beauté… »
337
Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, il me semble que pour moi, tout est là. `Consummata in unum », je n’ai plus qu’à travailler à ce que « tous soient consommés dans l’unité » 218. Cette vie intérieure rend la vie extérieure admirablement belle. Chaque âme a sa place dans l’édifice de la Gloire de Dieu, et c’est un travail splendide celui qui consiste à révéler aux autres leur vocation spé -338 — ciale et ses beautés afin de les aider à la réaliser. On sent que rien n’est négligeable dans cette grande Œuvre…
« Pour moi, `Consummata' est une petite chose toute perdue en Dieu, qui ne vit plus que de Sa Vie et qui en vit de plus en plus… Elle voit tout dans la Vérité, elle fait tout dans l’Amour, elle vit dans l’Unité ! Elle connaît et elle aime, elle contemple et elle agit avec une spontanéité pleine d’onction. Toute sa puissance d’amour est épanouie en acte, et la grâce demeure en action dans toutes les fibres de son être, de sorte que ses organes contemplatifs lui transmettent intégralement les bons plaisirs de Dieu, et que ses organes actifs les lui font accomplir sans hésitation. Délivrée des obscurités qui lui voilaient la Volonté Divine et des résistances qui en retardaient l’accomplissement, elle ne vit plus que de cette Volonté Adorable en toute liberté.
[…] Elle aime les âmes non pas attirée par elles, mais poussée par Dieu, non pas pour elles, mais pour Dieu. Son amour s’étend donc à tous « sans aucune acception de personnes » donnant à chacun sa part selon le Bon Plaisir de Dieu. Cet Amour ne va chercher les âmes que pour les amener à l’Unique Réalité vivante qui est Dieu. Ceci laisse entrevoir que d’être désintéressée et comme impersonnelle est une des marques distinctives de « Consummata ». Ce que je ne peux pas expliquer, c’est comment ce mot `Consummata in unum' représente pour moi l’idéal de l’apostolat autant que celui de la louange, comment à lui seul il répond à ces deux besoins de mon âme. Ma vocation à l’apostolat est née de ma vocation à la louange comme les fruits mûrissent sur l’arbre arrivé à cette maturité qui produit sans cesser de croître. Et maintenant ces deux vocations n’en font qu’une à laquelle je corresponds par une vie de plus en plus `consommée en l’Unité pour une toujours plus grande Gloire de Dieu ».
382
Adhérez à sa Volonté… Lui fait tout en nous… l’œuvre magnifique se fait en nous, mais nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s’accroît en nous… correspondre à cette grâce, il n’y a que cela… ne regardons pas en bas, mais vers Lui seul… Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai… Vivez pour Lui… Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous… ce sera toujours la Vie… au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai vivante… »
« La première étape est l’offrande de soi-même et de toute la création à Dieu. Agir ainsi est la meilleure manière de concentrer l’offrande entière sur une seule idée : tout est à Lui, et l’on ne porte aucune attention particulière sur l’une quelconque de ses œuvres. Nous sommes créés pour voir Dieu, non la créature, et si l’on voit la créature, c’est dans la mesure où elle nous permet de remonter jusqu’à Dieu. La seconde étape est une demande de ses dons, pour que, lui qui est capable de les donner, puisse les donner, pour que lui si riche et si puissant, puisse répandre cette splendeur. La troisième étape consiste à se rendre semblable à Dieu, en l’aimant avec ferveur, en désirant accueillir l’amour qu’il nous offre et qu’il nous faut stimuler en nous. La dernière étape est l’union parfaite avec Dieu. Cela inclut toutes les étapes précédentes, mais à des niveaux plus élevés.
Tout cela est loin d’être facile, par conséquent, le frère sait bien que le succès ne vient pas d’un seul coup ; il souhaite toutefois que nous nous en donnions la peine. Peu à peu nous réussirons. La pratique a la possibilité, si l’on peut dire, de toujours s’intensifier pour enfin, un jour, déboucher sur quelque chose comme une vision immédiate ou une saisie de Dieu et pour devenir familière au point d’être considérée comme une seconde nature. Toutes les images alors disparaissent, nous passons par-dessus tout pour atteindre immédiatement Dieu. Seulement. nous ne devons pas pousser cela trop loin au point d’exclure l’humanité du Christ de notre envol vers Dieu. Il est et restera notre intercesseur et notre médiateur. » 113.
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en 1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine spirituelle distinguant dans la personne trois éléments114.
[22] A la vie psychique naïve naturelle, nous opposons une vie psychique de structure essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircissernents) : la vie de l’âme qui n’est pas mue de l’extérieur, mais qui est conduite d’en haut. Le d’en haut est en même temps un de l’intérieur. Car être élevé au royaume du Haut signifie pour l’âme qu’elle est totalement implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie chez soi si elle n’est pas élevée au-dessus de soi — — précisément dans le royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée ; délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense. C’est cela que nous appelons libérée. /Le sujet psychique libéré, comme le sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence/Geist/. Il reçoit aussi en son âme/Seele/les impressions du monde. Mais l’âme n’est pas mue immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre, d’où elle est ancrée dans le Haut ; ses prises de position partent de ce centre et lui sont dictées d’en Haut. Tel est l’habitus spirituel des enfants de Dieu. Leur liberté est la liberté du chrétien ; ce n’est pas la liberté dont il vient d’être question. On y est libéré du monde. Le genre d’attitude qui correspond à cette liberté est à son tour une activité passive, mais d’une autre sorte que celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique naturelle restent éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l’activité sa source. Depuis ce centre, l’âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d’en haut, et soumise, elle se laisse conduire par eux. L’activité cesse à sa source même, au lieu même de la liberté il n’est fait aucun usage de la liberté.
La vie consciente de l’âme relative à son fondement n’est naturellement possible que lorsqu’elle s’éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s’est produit auparavant en elle et avec elle : elle ne peut se saisir dès le début de son existence et ce qu’elle était au début de son existence. D’ailleurs sa vie naturelle se pose en s’opposant au monde et en agissant en lui. C’est pourquoi l’orientation naturelle de sa vie c’est l’extériorisation hors d’elle-même et ce n’est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en elle-même. Elle doit être ramenée à l’intérieur d’elle-même : ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la conscience ; mais naturellement l’appel vers l’extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans l’intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu’il rentre en lui-même et rompt tout lien avec le monde extérieur : c’est-à-dire non seulement lorsqu’il ferme les portes des sens, mais aussi lorsqu’il fait abstraction des impressions du monde conservées dans la mémoire et de ce qu’il perçoit en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le rôle qu’il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu’objet de la perception, de l’expérience et de l’observation intérieure, l’homme — et l’âme autant que le corps — offre une ample matière à réflexion. Ainsi même [439] pour beaucoup, le Je personnel est plus important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des capacités d’agir dans le monde et les effets d’une telle action : Il ne s’agit point de l’intériorité proprement dite, mais d’un dépôt de la vie psychique originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour de l’intériorité. Si l’on quitte tout cela pour se retirer réellement dans l’intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un silence inhabituels. Le fait d’écouter les battements de son propre cœur, c’est-à-dire l’être psychique intérieur lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l’action du Je. Il ne s’y arrêtera pas longtemps s’il n’est pas retenu par quelque chose d’autre, si l’intériorité de l’âme n’est pas remplie et mise en mouvement par autre chose que le monde extérieur. C’est bien une telle expérience qu’ont fait de tout temps ceux qui connaissent la vie intérieure : ils ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l’ensemble du monde extérieur : là ils ont éprouvé la présence d’une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine. […]
[444] Dieu est l’amour, c’est là le point de départ d’Augustin et c’est déjà en soi la Trinité. En effet, font partie de l’amour un aimant, un aimé et enfin l’amour lui-même. Lorsque l’esprit s’aime lui-même, l’aimant et l’aimé sont alors une seule et même chose, et l’amour qui appartient aussi à l’esprit et à la volonté ne fait qu’un avec l’aimant. Ainsi l’esprit créé, qui s’aime lui-même, devient une image de Dieu. Cependant, pour s’aimer lui-même il doit se connaître. L’esprit, l’amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un juste rapport lorsque l’esprit n’est ni plus ni moins aimé que ce qui lui correspond : ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la connaissance et l’amour se trouvent dans l’esprit ; ils sont trois, puisque l’amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l’un à l’autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange : chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de l’autre. […]
[454] comment parviendra-t-il à l’amour de Dieu, qu’il ne voit pas, sans être aimé d’abord par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l’analogie qui doit unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme l’être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire — dans la nature corrompue — pour reconnaître qu’un amour plus grand que celui de n’importe quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l’aimant, nous devons apprendre à Le connaître en tant qu’aimant. Ainsi Lui seul peut s’ouvrir à nous. […]/Puisque l’âme accueille en elle-même l’esprit de Dieu, elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous fournit qu’une image assez inexacte pour la sorte d’accueil dont il est ici question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l’un à l’autre ; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu’ils sont de nouveau séparés, chacun redevient ce qu’il était avant l’union (à moins que ce soient des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait imparfait ; même s’il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable). L’union d’une matière avec sa forme — par exemple l’union entre le corps et l’âme — est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d’une imbrication que l’on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[456] À partir de maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé, corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l’âme occupe la place intermédiaire entre l’esprit et la matière, qui appartient aux formes des choses corporelles. En tant qu’esprit, elle possède son être en elle-même et elle peut en toute liberté personnelle s’élever au-dessus d’elle-même et recevoir en elle une vie plus haute.
Pour parvenir à l’union avec Dieu, il faut « simplement croire que Dieu est, ce qui n’est l’affaire ni de l’entendement, ni de l’imagination, ni d’un sens quelconque. En cette vie en effet, on ne peut le connaître tel qu’Il est. Aurait-on ici-bas les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu’il est en Lui-même et de ce que sera pour nous sa pure possession ».
[…] L’âme s’appuie-t-elle encore sur ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des obstacles. L’abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à prendre la véritable voie. Au fond, « son effort vers le but, l’abandon de son mode propre c’est déjà arriver à ce but, qui n’a pas de mode et qui est Dieu. Car l’âme qui parvient à cet état n’a plus ni modes ni manières d’agir qui lui soient propres. [64] Elle n’est plus liée à ses manières d’entendre, de goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n’a rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108]
En franchissant ses limites naturelles, tant intérieures qu’extérieures,“ elle entre pleinement dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu’il les contient toutes en substance”. Elle doit s’élever au-dessus de tout le spirituel qu’elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même au-dessus de tout le spirituel que l’on peut goûter et percevoir en cette vie par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle s’éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant : que tout cela est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors “dans l’obscurité elle s’avance à grands pas vers l’union au moyen de la loi” [Montée, vol. II, chap. 3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)].
Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu’il entend dans tous ces exposés, par union. Il ne s’agit pas de cette union essentielle que Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur être, mais d’une“ union et une transformation de l’âme en Dieu par amour. Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l’âme a atteint à la ressemblance par amour”. Cette union-là est naturelle, celle-ci surnaturelle. […]
La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l’âme et : la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu’il n’y a rien dans l’une qui puisse s’opposer à l’autre. Quand l’âme“ se sera dépouillée intérieurement de ce qui répugne et n’est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s’entendre non seulement de ce qui lui répugne selon l’acte, mais aussi selon l’habitude… Et parce qu’il n’est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse atteindre à l’être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l’âme doit-elle se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle est capable… Ainsi seulement peut s’accomplir sa transformation en Dieu”. La lumière divine habite déjà naturellement dans l’âme. Mais celle-ci ne peut être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu’elle se vide, selon la volonté divine, de tout ce qui n’est pas Dieu. Et c’est ce qui s’appelle aimer ! »
Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.118.
« Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. » 406.
« [l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées… Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. » 454.
Mystique ? En tout cas influant sur certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la « rencontre entre notre terre entière et Dieu ? », le bénédictin Eric nous envoie le texte complet accessible sur le net du Milieu divin119 : « j’ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser… » « Le Milieu Divin , c’est exactement moi-même », écrivait à un ami le R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.
« [134] Immense comme le Monde, et redoutable bien plus que les plus immenses énergies de l’Univers, il possède néanmoins, à un degré suprême, la concentration et la précision qui font le charme et la chaleur des personnes humaines.
[139] À première vue, les profondeurs divines que nous montre saint Paul peuvent ressembler aux milieux fascinants que déroulent à nos yeux les philosophies ou religions monistes. Elles sont en réalité tout autre, bien plus sûres pour nos esprits, et bien plus douces à nos cœurs. Le Panthéisme nous séduit par ses perspectives d’union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous donnerait, s’il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de l’évolution qu’il croit découvrir, les éléments du Monde S’évanouissent dans le Dieu qu’ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à l’extrême la différenciation des créatures qu’il concentre en lui. Au paroxysme de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement individuel.
[159] Le Royaume de Dieu est au dedans de nous-mêmes. Quand le Christ apparaîtra sur les nuées, il ne fera que manifester une métamorphose lentement accomplie, sous son influence, au cœur de la masse humaine. Attachons-nous donc, pour hâter sa venue, à mieux comprendre le processus suivant lequel naît et se développe en nous la Sainte Présence.
[160] Un jour, l’Homme prend conscience qu’il est devenu sensible à une certaine perception du Divin répandu partout. Interrogez-le. Quand cet état a-t-il commencé pour lui ? Il ne pourrait le dire. Tout ce qu’il sait, c’est qu’un esprit nouveau a traversé sa vie.
Leurs tâtonnements ne rencontrent souvent qu’un fantôme métaphysique ou une grossière idole. Mais depuis quand les images et les reflets prouvent-ils [161] quelque chose contre la réalité des objets et de la lumière ?
Cette constatation que le milieu divin se découvre a nous comme une modification de l’être profond des choses, permet de faire immédiatement deux remarques importantes touchant la manière dont sa perception s’introduit et se conserve dans nos perspectives humaines.
Tout d’abord, la manifestation du Divin ne [162] modifie pas plus l’ordre apparent des choses que la consécration eucharistique ne modifie pour nos yeux les saintes espèces.
La perception de l’omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c’est‑à‑dire une sorte d’intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses. Donc, elle ne peut s’obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés — au centre de nous-mêmes — aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l’attrait de Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l’unité finale de l’être, c’est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos“ passivités de croissance”. Dieu tend, par la logique de son effort créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous :“ Posuit homines… si forte attrectent eum”.
La pureté, au grand sens du mot, ce n’est pas seulement l’absence de fautes [… 166] C’est la rectitude et l’élan que met dans nos vies l’amour de Dieu cherché en tout par-dessus tout.
Est spirituellement impur l’être qui, s’attardant dans la jouissance, ou se reployant dans l’égoïsme, introduit, en soi et autour de soi, un principe de ralentissement et de division dans l’unification de l’Univers en Dieu.
La foi, telle que nous l’entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle aux dogmes chrétiens. C’est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter en nous de confiance en sa force bienfaisante. C’est [169] la conviction pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l’argile dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C’est, en un mot, la foi évangélique, dont on peut dire qu’aucune vertu, même la charité, n’a été recommandée plus instamment par le Sauveur.
Or, sous quels traits cette disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui opère. Intimidés par les affirmations d’un positivisme injustifié, refroidis d’autre part par les excès mystiques de la“ Christian Science”, nous voudrions parfois laisser dans l’ombre cette promesse gênante d’une efficacité tangible assurée à notre prière. Et cependant, nous ne pouvons la dissimuler sans rougir du Christ. Si nous ne croyons pas, les vagues engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut gloser, minimiser arbitrairement l’Évangile. Ou bien nous devons admettre la réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d’étouffer cette révélation d’une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du Monde, — attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette sur-animation se traduit par des effets miraculeux, — quand la transfiguration des causes les fait accéder jusqu’à la zone de leur“ puissance obédientielle” ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste par l’intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan, dans une Providence supérieure.
[182/137]… notre effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec celui de tous les autres hommes. Un, définitivement, dans le Plérôme, le Milieu Divin doit commencer à devenir un dès la phase terrestre de notre existence.
Le don que vous me demandez pour ces frères, — le seul don qui soit possible à mon cœur, — ce n’est pas la tendresse comblée de ces affections privilégiées que vous disposez dans nos vies comme le plus puissant facteur créé de notre croissance intérieure, c’est quelque chose de moins doux, mais d’aussi réel et de plus fort. Entre les Hommes et moi vous voulez que, votre Eucharistie aidant, se manifeste la fondamentale attraction (déjà obscurément pressentie par tout amour, dès qu’il est fort) qui fait mystiquement de la myriade des [186] créatures raisonnables une sorte de même Monade en Vous, Jésus-Christ. »
Tientsin, novembre 1926 — mars 1927.
En mars 1955, c’est‑à‑dire le dernier mois de sa vie parmi nous, le père Teilhard de Chardin, revenant sur Le Milieu Divin, écrivait au début d’une ultime Profession de Foi :
Il y a longtemps déjà que, dans La Messe sur le Monde et Le Milieu Divin, j’ai essayé, en face de ces perspectives encore à [203] peine formées en moi, de fixer mon admiration et mon étonnement. /Aujourd’hui, après quarante ans de continuelle réflexion, c’est encore exactement la même vision fondamentale que je sens le besoin de présenter et de faire partager, sous sa forme mûrie, — une dernière fois. »
Né à Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse. On a dit de lui qu’il se situe « au croisement des théologies protestante et catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme »120. Il célèbre la Vie de la vie.
« Entrons… dans ce silence infini où l’on n’est plus qu’à l’écoute du silence éternel, où l’on s’échange avec ce Dieu caché en nous qui est la respiration de notre liberté, pour devenir avec lui une présence. Cette présence cachée, présence diaphane, est une présence réelle qui ne s’impose jamais, mais qui est offerte à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d’amour caché au fond de toute conscience humaine.
C’est le silence de toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n’est pas ce que nous disons qui importe, mais c’est ce que nous ne disons pas. Notre parole doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.
Il y a la prière sur les autres qui est indispensable à l’éclosion de la charité.
La prière est le mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire nous-mêmes origine. Dès qu’on s’approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu de rien subir, on devient source de tout.
Ce qu’il faut, c’est retrouver la dimension mystique, c’est retrouver la passion de Dieu, c’est comprendre que c’est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l’homme s’effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants qui ont suscité la beauté et qui n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue. Il n’est donc pas nécessaire de passer par les prières rituelles, tout admirables qu’elles soient. »121.
« Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d’abord très troublé. Il éprouve une émotion d’un caractère tout nouveau, et il se trouve dans un état qu’il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-même pressent la vérité : « C’est Dieu », ou au moins : « Cela est en rapport avec Dieu. » Cette intuition l’effraie peut-être. Il ne sait pas s’il doit oser parler ainsi, et il est incertain sur l’attitude à prendre. Mais le pressentiment devient bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée. Au moment même où l’expérience se produit, le doute n’est guère possible. Les doutes ne viennent qu’ensuite ; par exemple, lorsqu’il s’aperçoit que les représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que d’autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi, c’est que les mots lui manquent pour s’exprimer. Son cœur sait bien de quoi il s’agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans son cœur, il ne peut l’exprimer. Et non pas seulement parce que c’est trop grand ou trop profond, mais tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expression pour cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : « c’est sacré ; c’est proche ; c’est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c’est silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c’est tout. C’est Lui enfin. » Voilà tout ce qu’il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait rien pour un autre qui n’aurait pas passé par une expérience semblable.
À ce que nous avons relevé chez les autres témoins, Guardini ajoute en conclusion une donnée essentielle pour situer la contemplation dans l’ensemble de la vie intérieure du chrétien :
Ce qu’il sait encore, c’est que ce sacré est parfaitement libre et Maître de lui-même. Aucune puissance créée ne peut rien sur Lui. On ne peut forcer cette rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son regard intérieur, purifier son âme de plus en plus — mais jamais tout cela ne suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l’on ne peut rien faire d’autre que de s’y préparer, de la demander et de l’attendre.122
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort123.
Description de la contemplation :
[46]
« je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C’est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : « Mais quel bonheur c’est donc de pouvoir aimer Dieu ! » Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d’un square, et qu’il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c’est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c’est une apothéose d’un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d’autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d’exprimer ce que l’on ressent, sinon en disant que l’on sent qu’on (n’] existe plus. Et je crois que c’est l’unique chose que l’on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n’y contribue. […]
[47]
À l’improviste, au moment où je prenais un paletot dans l’armoire, j’ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l’esprit que tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : « Ils se mirent à parler selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer."124 Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et immédiatement je le reconnais, après que des semaines j’en ai été privée, à son sceau. Je dirais qu’il n’y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu’on l’a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n’aurais plus su bouger, et que je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus rien. […] Notre « moi » n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu « en vérité », car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. »
L’alternance :
[54]
« Ce n’est pas un manque de résignation, qu’on sait s’efforcer d’avoir dans les obscurités et les sécheresses, mais ici, c’est la privation, et c’est tellement atroce qu’on se sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : « Mon Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main ! » Tout à coup, sentiment ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais : « Même de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance ! »I Et je disais : « La paix qui dépasse tout sentiment."125 Et j’étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je me suis dit : « Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu, on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser, dépasser ; mais qu’on n’explique pas davantage, car on ne saurait l’expliquer. Il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre. […]
[90]
« je lui disais : « Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée ! Chaque fois que je souffre ces douleurs de l’esprit, je dis toujours la même chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l’inexprimable bonheur de sa Présence retrouvée par après. » Et alors il me disait qu’à ce moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l’esprit obscurci. Car si on était certain de retrouver ce bonheur qu’on a perdu, il est évident qu’on ne souffrirait pas. C’est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne sait exister, car on les ignore, sachant qu’elles ne sauraient nous aider à rien. […]
[103]
« Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante/1, et voici que je suis bienheureuse. » Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j’étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j’étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m’appartient nullement. Car c’est un peu dans l’esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l’esprit m’était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l’esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu’elle n’est plus capable d’un acte d’amour comme ceux qu’elle venait d’avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C’est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l’ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenu à comprendre que ce n’est que lorsque par la grâce de cette nuit de l’esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis./2 Dans cette nuit de l’esprit, rien n’arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l’angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver… Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l’intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l’a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j’ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j’ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : « Bienheureux les pauvres en esprit !/3 ; Mais je comprenais en même temps : « être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres. » C’est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c’est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l’impuissance, l’obscurité, l’angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j’ai cette fois-ci — pris comme jamais, que l’obstacle entre Dieu et moi, c’est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J’ai compris que le détachement des vertus que l’on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c’est cela la béatitude qui dit : « Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit ! »/4 p.87-88
/notes : /1 Lc 1, 48-49. /2 I Co 15, 10. 3 Mt 5,/3. /4 Mt 5, 3.
[14]
En une fois, à l’improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C’était son incompréhensible Présence. Et à un moment j’ai dit en moi (car j’avais peur de ce que je suis) : « Mon Dieu, pardon de ce que je suis ! » Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d’indignité face à l’infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l’adoration et dans l’étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J’attendais le tram et, tout à coup, j’ai eu en moi une telle révélation de l’amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : « Même de connaître l’amour du Christ qui dépasse toute connaissance. » 1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l’aimant à un point tellement inouï que j’étais dans un abîme de bonheur (Je ne l’ai jamais ressenti aussi fort). Je n’étais vraiment plus. Mais il s’y ajoutait une impression que je n’ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l’étendue. C’était sans fin et sans limite. […] p.123
[44]
Ce jour-là, j’ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C’était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : « Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus ! » Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : « Seule avec Celui qui est le Seul. » Et je me disais : « Maintenant, je suis seule, mais devant le néant. » Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : « Mon Dieu, j’ai peur de ce que je sens. » Et cependant, un moment donné, je me suis dit : « C’est le moment d’offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n’était plus ! C’était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : « Votre tristesse se changera en joie126 », car je les sentais vivre en moi. »
Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique 127 :
« (43) Si Dieu prend l’initiative du salut de l’homme, c’est qu’il appartient à l’amour de commencer, de n’être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu’il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L’amour en Dieu n’est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l’objet, il n’est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d’être. Saint Augustin va jusqu’à dire que cette gratuité et cette sorte d’indépendance de l’amour expliquent que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d’un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés :“ Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de nous… Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas”.
(45) Dieu justifie, non parce qu’il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu’il l’efface en quelque sorte négativement, mais parce qu’en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui…
Augustin est donc en droit de conclure :“ Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras aussi (50) Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle” (V, 7)… Il s’agit d’une invasion transformante de Dieu en nous, d’une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d’aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n’est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l’au-delà, l’homme ne verra Dieu qu’en participant à son acte d’aimer. Dieu n’est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n’était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera parfaite quand la ressemblance de l’âme avec Dieu, par la croissance en elle de la charité, sera devenue parfaite.
(52) L’homme n’imite pas Dieu de l’extérieur, comme on copie un modèle. Il l’imite, parce qu’il reçoit de lui l’impulsion qui le pousse à aimer. /Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L’homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l’aimer qu’avec un amour qu’il reçoit de lui : or cet amour qu’il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c’est l’amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d’amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c’est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui.
(53) L’homme commence à être heureux, parce qu’il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement… »
« [34-35] Dire que nous sommes créés, c’est dire : « Nous ne sommes rien par nous-mêmes. » Mais, d’une façon corrélative et aussi catégorique, c’est dire en même temps : « Nous avons un prix infini, puisque nous sommes faits par Dieu., Il n’y a dans l’humilité de l’acte de foi aucune dépréciation, s’il y a dépossession.... / Nous consentons à nous dépouiller de tout ce que nous avons, nous reconnaissons que Dieu est le bienfaiteur et le donateur. Mais nous avons comme le sentiment qu’il doit y avoir une sorte de“ reste”, un domaine qui nous appartient en propre parce qu’il est comme notre centre, qu’il nous constitue et s’identifie à nous-mêmes. Qu’on l’appelle le“ moi”, la personne ou la liberté, peu importe. II y a toujours pour l’homme une tentation, plus ou moins consciente, de se retrancher dans ses propres limites et de circonscrire son propre domaine. Cela nous semble presque essentiel, ne serait-ce que pour nous distinguer de Dieu. / Mais c’est là une illusion. Ce n’est pas nous qui nous posons en face de Dieu, comme si nous commencions d’abord à exister sans Lui, indépendamment de Lui. C’est Dieu qui nous pose en face de Lui. Dans l’acte même par lequel nous nous reconnaissons autres que Dieu, il y a la reconnaissance que cette altérité même vient de Lui. ... / Oubliant que la grâce n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la liberté, mais ce qui la fonde, nous nous figurons en droit de protester :“ Laisse-nous faire quelque chose ! Tu es le Tout-puissant et je veux bien Te servir. Mais je Te demande un coin d’ombre où je sois enfin chez moi, un peu de vacances, queltiues heures de liberté rien qu’humaine !” Or cela n’a pas de sens, parce que nous ne pouvons pas sortir de la volonté de Dieu pour Le rejoindre par un acte qui serait purement nôtre. L’épreuve de la foi, c’est précisément l’expérience de cette pauvreté absolue…
[36] Mais dans notre protestation même est impliquée la réponse. Si l’homme n’a pas le droit de se détacher un seul instant de Dieu, d’échapper à son regard, de vouloir quelque chose que Dieu ne voudrait pas avant lui, c’est qu’il a du prix aux yeux de Dieu. C’est qu’il naît à chaque instant d’une pensée, d’un vouloir de Dieu. En raison de cette dépendance fondamentale, il ne peut pas être un étranger pour Dieu, pas plus que Dieu n’est un étranger pour lui. La pensée de Dieu et son action entrent dans la définition de l’homme, dans tous ses gestes, dans toutes ses décisions. L’homme ne rejoint pas Dieu de l’extérieur, jamais. Il n’y a pas d’affrontement d’un plus fort et d’un plus faible qui se seraient rencontré par hasard. Non, l’homme est tout entier de Dieu. Cette relation le constitue :“ Quelque chose a surgi qui s’origine au sein de la volonté profonde, ultime et enveloppante de la divinité, là où le Père dispose de sa Parole” (U. von Balthasar).
[36] C’est parce que je suis néant que je puis être dans la joie. Si j’étais quelque chose par moi-même, je pourrais [37] désespérer : comment rejoindre Dieu ? Mais si tout ce que je suis vient de Lui, alors ce qui vient de Dieu et ne cesse de venir de Lui peut faire retour à son origine. »
« Il peut sembler étonnant que ce que nous avons à imiter en Jésus-Christ, ce soit précisément ce qu’il y a en lui de plus haut, de plus intime, de plus mystérieux : cette vie de Fils de Dieu dans le détail et le quotidien d’une vie humaine. Mai c’est [97] justement que le chrétien, par la grâce de l’incarnation, est devenu fils de Dieu et que la vie divine l’atteint et lui est communiqué à chaque instant.... c’est dans le moment présent que se rejoignent l’éternel et le temps, la grâce offerte par Dieu et l’acte libre de l’homme.... [102] Le moment présent est donc, comme le dit encore le Père de Caussade, l’ouverture par laquelle l’abîme de la volonté divine entre en nous. »
« [791] Dieu nous a aimés le premier. —“ En ceci consiste son amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui nous a aimés le premier”, II Jean. Cette priorité signifie d’abord que Dieu est l’auteur de tout être et de tout bien créés… / Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n’est pas le plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création. Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait et celui qui le reçoit. Or, quand il s’agit de création, cette opposition signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1’être, mais elle ne signifie pas que le sujet préexistait à sa création. Il n’y a pas seulement don fait à quelqu’un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu’un. Nous ne pouvons pas essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même notre“ moi”, notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu’il y a en nous de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu.... L’homme se mettrait en état de recevoir la grâce. / Mais ce serait affirmer qu’il y a de notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non seulement l’homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer par ses propres forces quand il l’a perdue, mais il n’est pas capable de se préparer à la recevoir ni de la désirer. / Il n’y a pas de mouvement spirituel, même inchoatif, qui aille de l’homme à Dieu, si ce mouvement n’est pas prévenu et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l’homme. […]
[796] Le plus grand obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive de l’homme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d’être juste par lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L’attitude de l’homme qui se complaît dans ses vertus et celle de l’homme qui s’enferme dans sa misère, l’orgueil et le désespoir, procèdent d’une même volonté de se suffire. »
« [830] La naissance et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la transcendance de Dieu, dans ce mystère d’amour qui fait que, gratuitement, il décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu’il crée, de leur donner accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l’homme, elles se fondent sur son néant, autrement dit sur l’acceptation de n’être rien par soi, ce qui le rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De sorte que le mystique fait l’épreuve, concrètement et continuellement, de l’identité de la confession“ Toi seul es saint” et de l’exigence“ Parce que je suis saint, tu seras saint”. /... Le fond de l’attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le“ vouloir et le faire”, la capacité et l’exercice, tout procède de la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l’autonomie ; cette capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l’amour reçu de Dieu devient notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il fait agir librement.
[834] Toutefois, précisément parce que l’homme n’est pas capable d’emblée d’accéder à l’union parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une purification passive, où elle subit l’action de Dieu au point de n’être plus qu’un consentement à le laisser agir. /Cette distinction surprend, puisque l’action divine est toujours transcendante à l’action humaine, qu’elle la suscite et la fonde..... À travers l’appropriation [835] de biens finis, ce que cherche l’homme pécheur, c’est sa propre indépendance, une valorisation de son“ moi”, une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu’il croit posséder… /Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement, qui est aspiration vers Dieu, est d’être“ sevrée”, de tout ce qui nourrit l’égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce soit, et par là d’établir les puissances spirituelles dans le vide.
[837] Trouver en un autre toute sa raison d’être, être soi en sortant de soi, être saisi pour saisir, ne donner qu’en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l’amour. Dieu, en se donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne amour pour lui. Il est l’origine et le terme… »
Bénédictin particulièrement discret dont nous ne savons la biographie, auteur de plusieurs livres à visée intérieure129.
« Le don d’elle-même que l’âme fait à Dieu n’est qu’une réponse au don que Dieu lui fait de lui-même : ce n’est pas elle qui, par un acte qui serait le sien propre, s’offre à Dieu, c’est Dieu qui prend possession d’elle en se donnant à elle : si elle est toute donnée, c’est parce qu’elle vit de la vie de Dieu, qui est une vie donnée. […]
Et ainsi l’âme en cet état aime Dieu autant qu’elle est aimée de lui, puisqu’un seul amour est leur, à tous deux… et partant elle demeure contente, car elle ne l’est point jusqu’à tant qu’elle soit parvenue à cet amour, qui est aimer Dieu parfaitement, avec le même amour dont il s’aime » (Cantique, str. 3).
(42) Plus cette union de volonté se fait profonde, plus elle devient le mouvement naturel, spontané, de l’âme vers Dieu. L’âme vit, vraiment, dans la volonté de Dieu ; toute sa vie est devenue amour : « Elle ne tient plus d’autre style ni façon de traiter [trois traits] que l’exercice de l’amour… elle a troqué et changé toute sa première façon de procéder en amour » ; elle emploie « sa volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu, et à affectionner en toutes choses la volonté de Dieu » […]
L’âme goûte une joie « d’autant plus assurée, substantielle et délectable que plus elle est intérieure ; parce que plus elle est intérieure plus elle est pure ; et que plus il y a de pureté, d’autant plus abondamment et plus souvent et plus généralement Dieu se communique — et ainsi les délices et la joie de l’âme et de l’esprit en sont plus grands, parce que c’est Dieu qui fait tout, sans que l’âme fasse rien de son côté… Et ainsi tous les mouvements d’une telle âme sont divins [trois traits annotés“ délices théoph [aniques] 1er ébranlement. »] ; et encore qu’ils soient de lui, ils sont d’elle aussi parce que Dieu les fait en elle et avec elle, qui donne sa volonté et prête son consentement » (Vive Flamme, str. 1, v. 3). […]
Et si cette grâce très pure peut être en quelque manière perceptible : s’il arrive que l’âme en perçoive la très délicate saveur et jouisse très purement de cette simplicité même et de cette pureté, il arrive aussi qu’elle en vive d’une façon plus secrète encore et plus dépouillée, dans cette simple netteté intérieure qui est le fruit d’une parfaite souplesse à la grâce et d’une inclination toute spontanée à répondre au moindre de ses appels. […]
Le prophète royal, parlant à Dieu, dit ceci de ce chemin de l’âme : « Votre voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux ; et vos vestiges ne seront point connus. » ... Dire que la voie et le chemin de Dieu par où l’âme s’achemine vers lui est dans la mer et ses pistes en de nombreuses eaux, et que pour cela elles seront inconnues, c’est dire que la voie pour aller à Dieu est aussi secrète et cachée pour le sens de l’âme que l’est pour celui du corps celle qui va par la mer, qui ne laisse ni trace ni piste. […]
Un silence intérieur dans lequel l’âme ne peut demeurer recueillie sans se sentir intérieurement fortifiée, comme si elle y recevait une nourriture cachée. Si vide qu’il puisse paraître, elle y revient comme d’instinct. C’est là qu’elle est attirée, là seulement elle se sent dans la paix.
Un pur silence, qui pourrait sembler entièrement vide, et pourtant l’âme sent qu’elle n’y peut introduire un acte d’affirmation ou de recherche de soi, qu’il y serait déplacé. […]
Les indices que l’âme peut percevoir de cette présence de la grâce et de son action en elle ne sont pas nécessairement proportionnés à son intensité — ils sont des moyens dont Dieu se sert dans la mesure où il le juge bon pour attirer son attention sur l’œuvre qu’il accomplit en elle. Ces indices peuvent être très légers, très ténus, à peine perceptibles : plutôt un moyen d’entrer en quelque manière en contact avec cette action de la grâce que d’en prendre vraiment conscience — et pourtant il y a en eux quelque chose qui révèle la grandeur de cette réalité qu’ils supposent, dont ils font deviner la présence.
Que sont ces indices ? Une certaine paix intérieure, certaines nuances de l’« atmosphère intérieure », par où se traduit l’adhésion profonde de la volonté à Dieu, à mesure qu’elle s’affermit. Une certaine paix, toute pleine d’un certain sens de Dieu, d’un certain pressentiment de Dieu. Une adhésion de l’âme à Dieu, qu’elle trouve au fond de cette paix, mais en la dépassant : en elle, et pourtant au-delà d’elle. […]
C’est dans la prière toute pure et secrète, décrite par saint Grégoire le Grand et saint Jean de la Croix, que se trouvent cachées les divines richesses qu’il peut être donné à l’âme d’entrevoir parfois « comme dans un éclair » ; car, en toute vérité, elle se sent comblée par cette grâce si délicate, si subtile que « tout en la possédant, elle ne la remarque pas et ne l’expérimente pas. » [trois traits] […]
Écoutons sainte Jeanne de Chantal nous décrire cette action secrète de la grâce dans l’âme qui se tient simplement attentive : « Le chemin que tient l’Esprit de Dieu lorsqu’il entre dans une âme nous est inconnu… C’est assez de savoir qu’on l’a reçu par les effets qu’il produit tous les jours et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni le corps des hommes, quand bien même on les regarderait depuis le matin jusqu’au soir, mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la vie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce » (Œuvres, t. II, pp. 325, 326). […]
Elle trouve plus de joie à donner qu’à recevoir : sa joie est de vivre avec tous, comme avec son Dieu, sous cette loi de gratuité qui est celle de l’amour.
C’est ainsi qu’elle s’établit peu à peu dans « le centre de son humilité », selon la belle expression de saint Jean de la Croix, et c’est là, et là seulement, qu’elle peut trouver Dieu.
C’est en suivant cette voie qu’elle parviendra à la plus parfaite soumission. La soumission d’une âme qui sent son absolu dénuement, sa radicale pauvreté [humilité dénuement Lalla] : il n’y a rien en elle à quoi puisse encore s’accrocher une quelconque appartenance, une quelconque possession. […]
La pureté qu’exige de nous l’amour de Dieu est la pureté vivante, heureuse, d’un unique amour qui s’épanouit dans notre cœur et y vivifie tout. Ce n’est certes pas la pureté d’un désert aride, desséché […]
Si le renoncement est nécessaire, c’est parce qu’il est la condition en dehors de laquelle il ne peut y avoir véritable union de volonté avec Dieu. Aussi (114) ne s’agit-il nullement de tendre vers une sorte d’indifférence stoïque à l’égard de toutes choses. […]
« Nous ne traitons pas ici de la privation des choses — car cela ne dépouille point l’âme si elle en a l’appétit —, mais de la nudité du goût et de l’appétit qu’on y prend : c’est ce qui laisse l’âme libre et vide, quoiqu’elle les possède, […]
il ne faut jamais perdre courage. C’est pourquoi aussi, au moment de la prière, si nous sentons en nous les résistances d’un égoïsme encore bien vivant et contre lequel nous avons de la peine à nous défendre, nous ne devons pas chercher à nous en débarrasser avant d’oser nous approcher de Dieu, mais plutôt nous approcher de lui d’abord : placer notre âme sous l’influence bienfaisante de sa présence […]
Ce n’est pas une grâce dont on est digne ou indigne, mais une grâce dont on a besoin, qui est nécessaire à notre misère pour la sauver d’elle-même. […]
La grâce est toute gratuité, c’est ce qui fait sa pureté : elle est étrangère à tout égoïsme, à tout esprit de propriété. C’est un don que nous ne pouvons recevoir qu’à condition de ne pas le faire nôtre, de ne pas le replier sur nous-même. Il est dans sa nature de ne pouvoir être le bien d’un seul [grâce à tous] : c’est une atmosphère que nous respirons tous sans qu’aucun puisse la retenir, l’enfermer en lui. C’est un bien commun, parce que c’est un bien de Dieu. (150) Quiconque en vit appartient à Dieu. Quiconque en vit entre dans cet ordre de la grâce qui est l’ordre de la gratuité, du don de soi, et doit se conformer à ses lois, à son esprit.
Notre vie surnaturelle n’est pas notre bien propre. Non seulement parce qu’elle appartient à Dieu, mais aussi parce qu’elle appartient à tous ceux qui nous ont aidés. […]
La joie de cette vie, c’est de la vivre en gratuité, de savoir que nous l’avons reçue gratuitement, et qu’elle reste en nous comme un don qui se répand, et non comme un trésor que nous enfermerions en nous-mêmes. […] »
Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé par dom Guillerand130 et nous a livré la belle traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes131, suivant une antique tradition chartreuse.
« [29] Il ne faut pas que l’âme soit agitée ; aussitôt qu’on la trouble, il faut l’essuyer (comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et restitue à Dieu l’image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. /Remarquons bien que ce n’est pas ce que nous sommes qui importe, ce n’est pas la matière du miroir qui fait sa valeur ; c’est, au contraire, d’être tout effacé, tout uni, de n’être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégralement l’image qu’on lui envoie. […]/Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silencieuse, mieux elle joue son rôle d’instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de Dieu puisque nous rendons cette gloire.
[30] L’orgueil c’est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d’abord savoir qu’on n’est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est tout, c’est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.
[55] La charité envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie et à atteindre ce but.
[63] Remarquez bien que ce manque de confiance dont nous souffrons c’est une espèce de peur. Nous avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.
[69] L’âme qui fait des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c’est au moment où elle y pense le moins qu’elle la possède déjà dans son cœur.
[72] Chacun peut et doit se dire : la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois être, c’est la dernière. Pourquoi ? Parce que le“ moi”, le“ je”, tout ce qu’il y a en nous de propre, c’est cela qui s’oppose à l’amour.
[82] C’est l’abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours répandre devant la divine Majesté les parfums d’une sainte soumission à sa sainte volonté et d’une continuelle promesse de ne point L’offenser.
[94] Toute vie se traduit par un épanouissement de beauté. La vie d’union à Notre Seigneur se manifeste par la beauté, c’est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu’est-ce que c’est qu’une âme belle et noble ? C’est simplement une âme qui porte sa croix en silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à souffrir de nous-mêmes.
[104] La confiance est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l’amour même et nous doutons d’être aimés par Lui… Pourtant, nous sommes séparés des hommes, jamais de Dieu. L’âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.
[105] Si vous êtes certain d’être aimé — comme vous devez l’être — et d’être aimé gratuitement (car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre cœur sera rempli d’une certitude divine, comme un vase plein d’une liqueur précieuse. /Alors, cette pensée, cette présence de l’amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice de votre cœur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et vous serez charitables.
[122] D’une façon générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de Dieu seul (et c’est la réalité !).
[123] Ce que l’on gagne à être tourné vers Dieu seul, c’est d’abord la liberté. Car Dieu nous demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes angoisses.
[146] Je tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d’exister. C’est la seule façon, à mon avis, de tenir en chartreuse, dans une charge ou en cellule. On pourrait dire en somme que demeurer en chartreuse est impossible : il faut en sortir, soit par l’extérieur, soit par l’intérieur. Malheureux dans le premier cas, bienheureux dans le second. »
Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai. V. www.asett.com., « Une interview… »
« [20] Aimer, ce n’est pas d’abord être héroïque dans le désintéressement : au contraire, cette perfection ne vient qu’à la fin. Aimer, c’est d’abord être attiré, séduit, captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c’est de céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser « avoir »… de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu’ils procèdent très peu de l’amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu’on aime : ce qui revient à vouloir faire les œuvres de l’amour sans aimer.
[21] « Je n’ai rien fait humainement — je n’ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la Miséricorde de Dieu. »
[31] La psychanalyse enseigne qu’un homme guéri de ses complexes débouche dans un état qu’elle aussi appelle oblatif, un état où l’intéressé s’offre à la « réalité » sans interposer entre elle et lui le jeu de ses pulsions et de son imagination. Seulement, pour la psychanalyse, la réalité c’est la société. Pour nous c’est Dieu et, pour l’amour de Dieu, les autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C’est le seul équilibre véritable, celui qui nous donne le bonheur. /Si on va jusqu’au bout de cette oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même, on accomplit la loi. La loi n’est pas cette chose extérieure que constitue le droit positif. La loi d’un germe est de grandir, la loi de chaque nature est de s’épanouir… la loi de la nature humaine est d’aimer Dieu et le prochain. Cette loi n’est pas dans le Code civil ni même le code sacerdotal, c’est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l’homme sera profondément malheureux.
[54] Le Christ Lui-même en tant qu’homme n’ajoute rien à Dieu : Il est un serviteur inutile, et la Sainte Vierge aussi. Elle le proclame, elle met sa joie à le proclamer. Elle sait que tout cela est gratuit, que c’est le luxe de Dieu… et elle le chante dans un Magnificat éternel. ... /Cela doit nous délivrer de toute inquiétude (ne vous inquiétez de rien, dit S. Paul). Dans la mesure où une créature pourrit d’inutilité, elle remplit parfaitement sa fonction de créature. L’intérêt de notre vie c’est de ne pas en avoir : nous sommes un chant à la gloire de Dieu et nous ne sommes que cela.
[55] La vie est sérieuse parce qu’il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un seul instant d’être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais telle qu’elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de les donner tels qu’ils sont : ne pas essayer de s’en délivrer avant de se présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut dire qu’ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est beau.
[62] Réjouis-toi de mon Être comme je me réjouis de ton néant parce que je l’aime, et réjouis-toi de ton néant comme tu te réjouis de mon Être, car c’est grâce à lui que tu m’offres un visage nouveau…
[64]… notre tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère — non par un effort constructif pour la guérir ou l’améliorer, mais par le refus, obscur et farouche, d’en prendre conscience, d’être affronté au spectacle d’une indigence dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il est plus facile de reconnaître « ses péchés » — dans lesquels nous voyons au fond des accidents — que de contempler cette indigence fondamentale…
[65] dans cette misère même l’arme absolue qui nous donne tout pouvoir sur le cœur de Dieu — parce que c’est cela qui Le séduit en nous et non pas les dons qu’Il nous a déjà faits, ni aucun de ceux qu’Il est prêt a déverser en avalanche sur cette misère qui L’attire (ce qui se comprend bien au fond si l’on songe qu’elle est la seule chose qu’il ne puisse pas trouver en Lui, la seule par conséquent qu’Il puisse aimer en dehors de Lui). /La réaction humaine qui consiste à « avoir un faible pour les êtres les plus ingrats, les moins doués, les plus malheureux, ne relève pas seulement de la psychanalyse, elle est porteuse d’une immense vérité métaphysique et théologique : là encore, les cœurs purs risquent d’aller plus vite que les sages et les intelligents.
[82] Il y a en effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s’emparer — et le renoncement porte justement, non sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce soit : recevoir n’est pas moins actif que prendre —, mais c’est une activité d’un autre ordre et qui, aux yeux de l’impatience humaine, ressemble fâcheusement à de la passivité.
[83] [témoignage « d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c’est que je réalise maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre dans l’autre sens, et qu’étant toujours à presser derrière, je la force à rester fermée ; de l’autre côté, je crois que Dieu essaie de l’ouvrir. ... Jusqu’à présent, il a donc été toujours question de moi. /Dieu aussi était évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».
[94] Ce qui est douloureux, dans l’agitation de certains pour « se réformer », c’est l’effort de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui nous soit offerte, et qui est le silence. Il n’y a pas d’autre choix — le silence ou l’action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre...... Préférer une œuvre humaine à une œuvre divine, c’est renoncer à faire tout parce qu’on veut faire quelque chose. Il n’y a qu’une seule manière de faire tout : c’est de se laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »…
[95] l. a difficulté, même pour Dieu, c’est de trouver une liberté qui se donne vraiment.
[98] La grâce de la conversion n’est pas d’abord une grâce de force, mais de lumière — une lumière que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la fabriquer, mais de l’accueillir, et pour nous y disposer de l’attendre avec désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous accepterons d’en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.
[99] Extraordinaire exemple de ce qu’on peut appeler les purifications passives. Toute conversion est essentiellement passive : c’est une grâce qui fond sur nous, une lumière imprévue et imprévisible par laquelle on se laisse prendre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit. On est retourné…
[122] Comment faire ce discernement' ? En recherchant le domaine où s’exerce le plus profondément l’orgueil de la vie. Certaines fautes sont presque de pure faiblesse en nous… la plupart du temps elles ne le sont pas, car elles n’impliquent pas ce vertige, cette griserie agréable ou douloureuse dans laquelle nous sentons une certaine exaltation de notre moi, un épanouissement et une autosatisfaction auxquels notre subconscient est férocement attaché (c’est pourquoi cela coïncide souvent avec ce que la psychanalyse appelle nos complexes).
[123] Bien souvent — les psychanalystes l’ont remarqué après S. Augustin — l’orgueil de la vie vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons à atteindre à travers l’ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud appelle « l’idéal du moi ».… Nous croyons avoir le droit et même le devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…
[212] Cela explique pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s’en apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez bien qu’il n’y a pas besoin d’être mystique pour être un saint ! » Mais justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : « J’ai été introduite en Dieu, et j’ai été faite le Non-Amour, ayant perdu l’amour que je traînais jusque-là. »
[213] Quelqu’un me disait à propos d’une souffrance physique : « Elle n’a rien de comparable avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être un homme — tandis qu’avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce qu’on appelle supporter la souffrance, c’est essayer de rester un homme sous ses coups. C’est justement ce que les saints et le Christ n’ont pas essayé de faire : ils n’avaient pas besoin d’essayer de rester un homme, ils n’avaient rien à craindre — ils pouvaient tout lâcher parce qu’ils avaient l’onction du Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est stable…
Il s’agit des mystiques « Orthodoxes » vivant en terres grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en terres slaves, dont la Lithuanie132 et la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes « du sud ».
Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du mont Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas (-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez sombres de la fin du XVIIIe siècle133. Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky134.
Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :
« Supposez que vous m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation… et vous, malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement : « Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint.
« C’est pour cela qu’il est dit :“ Effacez-vous et comprenez que je suis Dieu ! J’apparaîtrai aux peuples. J’apparaîtrai sur la terre.” Cela veut dire : Je vais apparaître à celui qui croit en Moi, qui M’appelle, et je vais m’entretenir avec lui…135.
Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales de Divéév)… la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme le don essentiel du Saint-Esprit. Il a exprimé la nature de sa propre tendresse pour ses enfants spirituels par l’exhortation adressée à un higoumène [abbé de monastère] d’être pour les siens « non seulement comme un père, mais comme une mère ». 136.
La seconde partie de l’Entretien avec Motovilov 137 témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :
« VI Différence entre l’action de l’Esprit Saint et celle de l’ennemi. La grâce de l’Esprit Saint est Lumière.
« Je dois encore, humble Séraphin, expliquer à votre Théophilie en quoi consiste la différence entre l’action de l’Esprit Saint, Qui vient, en un saint mystère, habiter le cœur de ceux qui croient au Seigneur Dieu, notre Sauveur Jésus-Christ, et l’action de la“ ténèbre du péché”, ténèbre à l’instigation du diable et enflammée par lui, agissant en nous comme une voleuse. L’Esprit de Dieu remet constamment en notre mémoire les paroles du Seigneur Jésus-Christ avec Qui Il agit toujours solennellement, créant la joie dans nos cœurs et dirigeant nos pas vers le chemin de la paix. […]
Rappelez-vous Moïse après sa conversation avec Dieu sur la montagne de Sinaï. Les hommes ne pouvaient le regarder, tellement sa face était nimbée d’une lumière extraordinaire ; il était même obligé de n’apparaître au peuple que sous un voile.
Rappelez-vous la“ Transfiguration” du Seigneur sur la montagne de Thabor ! Une grande lumière Le saisit,“ Ses vêtements devinrent blancs comme de la neige éclatante et Ses disciples, pris de crainte, tombèrent la face contre terre”. Et quand Moïse et Élie apparurent baignés de la même lumière, alors il est dit :“ Un nuage” cacha le rayonnement de la Lumière divine, afin de préserver les yeux aveuglés des disciples.
Ainsi, la Grâce du Saint Esprit apparaît comme une ineffable Lumière à tous ceux auxquels Dieu veut bien la manifester.
Mais, demandai-je, petit Père Séraphim, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve en la Grâce du Saint Esprit ?
– C’est fort simple, votre Théophilie, répondit-il, puisque Dieu dit :“ Tout est simple pour celui qui acquiert la Sagesse”. Notre malheur, c’est que nous ne la recherchions point, cette Sagesse divine qui n’est pas présomptueuse, n’étant pas de ce monde. Cette Sagesse, remplie d’amour pour Dieu et le prochain, recrée chaque homme pour son salut.
C’est en parlant de cette Sagesse que le Seigneur a dit :“ Dieu veut que tous soient sauvés et parviennent à la Sagesse de la Vérité”.
En parlant du manque de cette Sagesse, le Seigneur dit à Ses Apôtres :“ Combien vous manquez de Sagesse ! N’avez-vous pourtant pas lu les Écritures pour pouvoir comprendre cette parabole!”
Et encore, de cette Sagesse d’esprit il est dit dans les Évangiles, en parlant des Apôtres :“ Dieu a ouvert leur intelligence” et les Apôtres savaient toujours si l’Esprit de Dieu était avec eux ou non. Pénétrés par Lui, reconnaissant Sa présence en eux, ils disaient affirmativement que leur cause était sainte et agréable à Dieu.
Ceci explique pourquoi, dans leurs Epitres, ils écrivaient :“ Il a plu au Saint Esprit et à nous…”, et seulement sur ces bases proposaient leurs Épîtres comme vérité infaillible, utile à tous les croyants, puisqu’ils reconnaissaient en eux d’une façon qui leur était tangible là présence de l’Esprit Saint. Aussi, votre Théophilie, voyez comme c’est simple !
VII. La manifestation de la présence de l’Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la douceur, la chaleur, l’aromate, la joie. —“ Le Royaume des Cieux est la paix et la joie en l’Esprit Saint”.
– Quand même, répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr d’être dans l’Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa véritable présence ?
Petit Père Séraphim répondit :“ J’ai déjà dit, votre Théophilie, que c’était fort simple et vous ai raconté d’une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la plénitude de l’Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».
– Il me faut, dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !
Alors Père Séraphim me serra fortement les épaules et dit :
– Nous sommes tous les deux en la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne me regardes-tu pas ?
– Je ne le puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
– N’ayez pas peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi ; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l’Esprit Saint. Autrement, vous n’auriez pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à l’oreille : « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous avez vu que je n’ai même pas fait un signe de croix ; seulement, dans mon cœur, en pensée, j’ai prié le Seigneur Dieu et j’ai dit : « Seigneur, rends-le digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l’Esprit Saint, comme Tu l’as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l’humble rire de l’humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?
Réalisez, petit père, que ce n’est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre cœur douloureux par l’intercession de la Mère de Dieu elle-même !
Alors, pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans crainte ! Dieu est avec nous !
Après ces mots, je regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m’envahit. Représentez-vous la face d’un homme qui vous parle au milieu d’un soleil de midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu’un vous serre les épaules de ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait imaginer mon état d’alors !
– Que sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.
– Je me sens extraordinairement bien !
— Mais… Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?
– Je ressens en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l’exprimer par des paroles…
– C’est là, votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur désignait à Ses disciples lorsqu’Il leur disait : « Je vous donne Ma paix, non comme le monde la donne. C’est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait. Soyez donc téméraires, car J’ai vaincu le monde ».
C’est à ces hommes, que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous ressentez à présent — « cette paix », dit l’Apôtre, « qui dépasse tout entendement a.
L’Apôtre désigne ainsi cette paix parce qu’on ne peut exprimer par/aucune parole le bien-être que ressent l’âme des _hommes dans le cœur desquels le Seigneur Dieu l’enracine. Le Christ Sauveur « l’appelle « Sa paix a, venant de Sa propre générosité et non de ce monde, parce qu’aucun bonheur terrestre provisoire ne peut donner cette paix. Elle est donnée d’En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même, c’est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,
Mais que ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.
-... une douceur extraordinaire…
— C’est cette douceur dont parlent les Saintes Écritures :“ Ils boiront le breuvage de Ta maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur”. C’est cette douceur qui déborde dans nos cœurs et s’écoule » dans toutes nos veines en un inexprimable délice. On dirait qu’elle fait fondre nos cœurs, les emplissant d’une telle béatitude qu’aucune parole ne saurait la décrire. Et que sentez-vous encore ?
— Tout mon cœur déborde d’une joie indicible.
— Quand le Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l’homme et le couvre de la plénitude de Ses dons, l’âme de l’homme se remplit d’une inexprimable joie, parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu’Il a effleuré ! C’est de cette même joie dont parle le Seigneur dans l’Évangile : « Quand la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais, ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la joie d’avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais quand Je vous visiterai, vos cœurs se réjouiront et votre joie ne vous sera point ravie ».
Pour autant qu’elle soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre cœur, votre Théophilie, n’est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même a dit par la voix de Son Apôtre :
« La joie que Dieu réserve à ceux qui l’aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le cœur de l’homme dans ce monde ».
Ce ne sont que des « acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous ressentons en nos cœurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons ici-bas. »
Toutes les voies spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du « moine russe » se présenta à l’esprit de Dostoievsky lorsqu’il voulut incarner dans son œuvre l’idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le décor extérieur, la description du monastère jusqu’aux moindres détails, l’attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser à Optino. Mais le starets Zossima n’a presque rien de commun avec le Père Ambroise. C’est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait peint sur le vif…138.
Belle présentation de la lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle — les starsi propres à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux sections suivantes — portant sur ce centre le plus vivant de la Russie spirituelle139 :
« Le monastère d’Optina Poustyn [" Désert"," Solitude" d’Optina] se trouve dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les abbés d’Optino n’ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.
« Les origines d’Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne « éclairé » de Catherine II, qui fut l’époque de la grande désolation des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l’époque de la grande renommée d’Optino commence trente ans plus tard, après 1821, lorsque Philarète de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du monastère un petit ermitage ou « skite » dédié à la Décollation de saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de l’enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder ce nouvel ermitage, l’évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand rénovateur du monachisme russe.
« Par des liens multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l’œuvre de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance, cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n’a pu terminer en Moldavie. En effet, c’est le monastère d’Optino qui entreprend, après 1840, la publication des œuvres ascétiques des Pères, traduites par l’archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les moines d’Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d’Optino n’étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits ; ces textes anciens, rédigés par de grands contemplatifs d’Égypte, de Syrie et de Grèce, devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de l’ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.
« Optino comptait jusqu’à trois cents moines avant la révolution. Personne n’avait de propriété privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie : la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun, même novice, avait une cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou bien aux travaux manuels. La journée était réglée d’après les offices ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle formelle n’obligeait les religieux d’assister à tous les offices, chacun était libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement des heures qui n’étaient pas occupées par les travaux d’« obédience », imposés par l’abbé. On n’avait jamais recours à la main-d’œuvre étrangère au monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les « obédiences » de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se faisait sentir dans la vie de la communauté d’Optino : la discipline fondée sur la confiance s’exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le « skite » silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout ; elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à Optino.
« Un petit chemin forestier conduisait du monastère au“ skite”. L’aspect extérieur de cet ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d’entrée. Des deux côtés, en dehors de l’enceinte, les“ maisonnettes”, espèces de parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n’avaient pas le droit d’entrer dans le“ skite”. Un silence absolu régnait dans l’enceinte de l’ermitage. C’était un beau jardin plein de fleurs multicolores autour de l’église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un siècle. »
Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur « riche de pauvreté », car accueillant des personnes « inutiles » (infirmes, aveugles), le starets Macaire connaît l’ouverture d’Optino à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :
« Pour acquérir les dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le caractère de l’amour divin, sa gratuité. « La grâce de Dieu se donne à tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi guider par l’humilité140. »
« Une jeune fille, une étudiante de Moscou, qui n’avait jamais vu le starets, manifestait une grande animosité à son égard, le traitant de“ vieil hypocrite”. Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le parloir, fit une courte prière, regarda un moment l’assistance et, s’adressant à la jeune personne :“ Ah ! mais c’est Véra, elle est venue voir le vieil hypocrite !” Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise, la jeune fille changea d’opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent de Chamordino, fondé par le starets141.
“ Ne discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait toujours nuisible pour vous.” On rapporte l’histoire d’un artisan qui, après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l’église d’Optino, vint chez le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l’artisan était pressé de regagner son atelier, sachant qu’une commande avantageuse l’attendait. Mais le starets, après l’avoir retenu longtemps, l’invita à revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule. L’artisan, flatté par cette attention du saint homme, n’osa pas refuser. Il espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de l’après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir ; il fallut que l’artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain. L’artisan, très déçu, mais n’osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette manœuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement l’artisan :“ Merci, mon ami, pour m’avoir obéi ; Dieu te gardera, va en paix.” Quelque temps après, l’artisan apprit que deux de ses anciens apprentis, sachant qu’il devait rentrer d’Optino avec une somme d’argent considérable, l’avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près de la grand-route de Kalouga, avec l’intention de le tuer142. »
Nous quittons le lieu privilégié d’Optino qui n’est certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).
Théophane de Vycha assura une large direction spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son siège épiscopal143 :
« C’est le Seigneur qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l’air de la liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.
Remettez-vous au Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez à lui plus souvent encore que vous n’aspirez l’air144.
Efforce-toi de chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa queue. Mais tu recevras ce qu’il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui plaira.
Il faut chercher, s’écrier d’un cœur contrit, avec un sentiment d’humilité extrême et la ferme conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque chose, ce n’est pas notre propriété… Tout le salut est remis aux mains du Seigneur, c’est/a voie la plus sûre, la meilleure, c’est celle qui va le plus loin.
Le plus important, c’est de s’abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s’écriant d’un cœur contrit : sauve-moi selon tes propres jugements… Car il n’y a de salut qu’en lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein d’abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.
Quiconque ne travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu’à se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d’appel qui viendrait de cette impuissance, n’en acquerra pas le sentiment… Vous, agissez de même : dans le sentiment de votre propre impuissance, appelez à l’aide et, même après avoir accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance145.
« Le 17 juin 1858. Tu continues d’aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre la voie humble, comme d’autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l’humilité et relève-toi par la pénitence ; et bientôt tu retrouveras la voie droite…146
L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un familier d’Optino.
Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de Valamo vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle précédent147, dont celui-ci de Théophane le Reclus :
« Je me souviens que vous m’avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à soutenir votre attention. C’est ce qui arrive quand on ne travaille qu’avec la tête ; mais si vous descendez dans le cœur, vous n’aurez plus aucune difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours dans la tête, se pourchassant l’une l’autre, et on ne parvient pas à les contrôler. Mais si vous entrez dans votre cœur, et si vous êtes capable d’y rester, alors chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n’aurez qu’à descendre dans votre cœur et les pensées s’envoleront. Vous vous trouverez dans un havre réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C’est dans le cœur que se trouve la vie, et c’est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu’il s’agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur. »
Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note cristalline qui en est sans doute la tonique secrète »148.
« Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)
« Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur… Je voyais parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultés et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième récit, 42, 43)
« En ce qui concerne l’absence de formes c’est — à-dire le fait de ne pas user de l’imagination et de ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d’une lumière, d’un ange, du Christ ou de n’importe quel saint, et de se détourner de toute rêverie, cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés, pour la raison suivante : la puissance de l’imagination peut facilement incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans l’illusion… Que l’esprit puisse naturellement et facilement être dans un état d’absence d’images, et s’y maintenir, tout en se rappelant la présence de Dieu, on le voit bien puisque la force de l’imagination peut présenter une chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette représentation. Par exemple, la représentation de l’âme, de l’air, de la chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n’ait pas de contour, ne puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l’esprit et identifiée dans le cœur dans un absolu vide de formes. (Septième récit, 111-112)
« Car celui qui veille en silence… aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L’homme qui vit dans le monde et qui entend parler d’un pieux reclus, ou qui passe devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se souvient de ce que l’homme peut être sur la Terre, et qu’il lui est possible de revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu.
(Septième récit, 116-117)
… il faut observer que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion chrétienne pour le prochain, et qu’elle agit sur son âme dans la seule mesure de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain, ou au moment fixé pour le faire, il est bon d’introduire sa présence dans la présence de Dieu, et d’offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton serviteur N. Prends ce désir que j’exprime comme un cri d’amour que tu as commandé. » (Septième récit, 123-124).
Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « … je trouvais là l’éveil religieux d’un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l’Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires du XIXe siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum149 dont il traduit le terrible témoignage150, et Spiridon151 :
« Tu sais, père, cela m’est bien pénible et bien douloureux maintenant, d’avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J’eus grand-pitié de lui, jusqu’à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d’un coup ce que c’est que de voler à quelqu’un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu’un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m’apparut comme l’homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l’Évangile. C’est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j’ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n’ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d’autres le soin de baptiser. (58-59)
« C’est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j’ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». — Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C’est avant tout en soi-même qu’il faut le chercher. S’il n’y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu’en dedans de nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu ». (108)
« Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J’avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m’attirait comme un aimant. J’étais ravi jusqu’au fond du cœur. Je m’enhardis jusqu’à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit :“ Ce matin, j’ai prié Dieu ; à déjeuner, j’ai prié Dieu ; ce soir j’ai prié Dieu ; la nuit, j’ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah !”. À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c’était la prière qui l’avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l’embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l’accueillis, Dieu m’en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l’un de l’autre, en nous arrosant l’un l’autre à chaudes larmes. » (131)
« [417], Mais ne pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l’illusion. Non, j’ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d’une manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu’une chose : être sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n’en fais aucun. Et pourtant, le Seigneur m’a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c’est elle qui fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.
Je suis attristé parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur aime aussi de tels hommes, et c’est pourquoi mon âme aspire de toutes ses forces à travailler pour Lui.
Oh ! que la bonté de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le Seigneur m’aime. C’est qu’Il est l’Amour en personne ; Il aime tous les hommes et les appelle à Lui :“ Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit, l’âme humble le reçoit pour son repentir.
Nous sommes maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour, s’accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir. Voici un miracle : quand l’âme incline à l’orgueil, elle sombre dans les ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu’elle s’humilie, alors viennent la joie, l’humble attendrissement du cœur et la lumière.
L’âme de l’humble153 est comme une mer ; si quelqu’un jette une pierre à la mer, la surface de l’eau est troublée pendant un instant, puis la pierre s’enfonce dans l’abîme. Ainsi toute peine est engloutie dans le cœur de l’humble puisqu’en lui est la Force de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te consumes pas ; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite. »
L’humain en l’homme est sa théandrie… l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). 154.
« L’Église du Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu… qui se révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).
« Le Christ a proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être un « législateur ». (230)
« Les anciens Pères de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme Héraclite, Socrate, Platon, étaient des“ chrétiens avant le Christ”. En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans l’Église mystique du Christ. » (232).
Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française de se développer à Paris — plaque tournante de l’émigration russe — et à Beyrouth155. Nous choisissons de citer Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions spirituelles et textes à fins spirituelles156, pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs157 :
“As Abelson said, speaking of the Zohar: “Some of the cardinal doctrines of Christianity are embedded in these ideas [of the shekinah, etc.]. It seems that the starting point of such ideas was a spiritual experience, a deep need of a “coming down” of God to man and of the expiation of sin by a perfect Mediator. These inner experiences, which agreed with several passages of the Scripture, gave birth to certain thought-tendencies, still vague. At a further stage of development these thought-tendencies became crystallized in definite conceptions. [97]
The Jewish book Kuzair (12th century) said that Judaism, Christianity and Islam, are like three rings having such a close resemblance that one can hardly distinguish one from the other. [104]
In each Thou we address the eternal Thou. If I have both, will and grace, the tree on which I gaze is now no longer it. [. . .] The Thou meets me through grace; it is not found by seeking. [117]”
S’impose comme traduisant une grande liberté intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :
En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en expérience religieuse » du collège Manchester de l’université Oxford159. Père Lev a 79 ans au moment de l’interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu’il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »160, qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l’interview [298] débute difficilement, sur une discussion quelque peu intellectuelle concernant le sens et la nature de l’« expérience religieuse », et alors que la pensée du père Lev s’oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion. Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui témoignent dans cette interview d’un grand spirituel.
Les parties en italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères normaux, les réponses du père Lev.
Au point de départ, on a demandé à des personnes d’écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu’ils avaient été sous l’influence d’une puissance soit au-delà ou en partie au-delà d’elles-mêmes et de nous raconter l’effet qu’une telle expérience avait produit sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très variés ; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et de l’occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes volantes jusqu’à une forme plus traditionnelle d’expérience religieuse. Quelle approche faites-vous d’un tel ensemble ?
Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.
En faisant cela, on trouve certains traits communs.
Qu’attendez-vous de trouver qui présente un intérêt particulier ?
Cela dépend de votre conception d’un phénomène religieux. J’ai bien sûr, ma propre idée là-dessus.
Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?
Je pense qu’il s’agit d’un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d’abord, de quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même, au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous. Troisièmement, entre ces deux expressions d’une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d’échange dynamique. Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C’est ma conception d’un phénomène religieux. Ceci s’applique à beaucoup de cas où Dieu n’est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou supra personnelle — Dieu.
Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos peuvent-ils être transcendants ?
Prenons le cas d’un psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité suprême : quelque chose qui correspond à l’élan vital de Bergson.
[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme transcendant parce qu’il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de lui-même, n’est-ce pas ?
Je ne le juge pas. Je m’intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur transcendante ou non.
Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en un certain sens ?
Je ne sais pas ; je n’en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout. Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.
Comment reconnaîtriez-vous alors une personne non religieuse ? Serait-ce quelqu’un pour qui l’existence n’a pas de sens ?
Oui. Ou bien quelqu’un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que d’abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique », implique cette sorte de structure cosmique, universelle.
À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.
Peut-être ; mais je pense qu’il y a pas mal de gens qui n’ont pas du tout de quête de sens ; des gens qui n’ont pas d’intérêt, qui n’accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un tel besoin. Ils vivent un jour après l’autre sans se poser de questions.
Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens ?
J’en ai rencontré pas mal. D’abord, j’étais victime d’une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d’anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment l’exprimer, ou bien qu’elles n’en étaient pas conscientes. J’ai changé d’avis maintenant que j’ai rencontré à Londres pas mal d’hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question ; elles n’éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu’ils se présentent.
Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m’intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de crises, et comment, jusqu’au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n’ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l’existence quotidienne ?
Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j’ai vécue l’an passé [1971]. Au mois de mars [302] à cette époque, j’étais très malade. J’étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j’étais inconscient et je délirais. D’une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d’une sorte de dialectique à l’intérieur de moi, dont j’étais conscient et qui tenait la route. Il s’agissait de l’extension d’un rêve ou d’une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de ma maladie, j’avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu’une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu’elles partent. Soudain, l’enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire que l’enfant savait que l’on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d’enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J’en étais fortement impressionné.
La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j’eus un rêve — ou bien le vis-je d’une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j’étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d’entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j’avais l’impression d’avoir une vision de l’univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu’à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l’ambition, l’argent, le sexe, n’importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d’entre eux prennent conscience de réalités en dehors d’eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.
Pour moi, c’était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l’univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu’il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu’au moment où leurs yeux s’ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.
Ceci suggère que notre état naturel n’est pas d’être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.
Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d’autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appelle la grâce.
Quelles limites mettriez-vous à ce qu’on appelle le transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c’est cela notre expérience religieuse ». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.
Je ne me posais aucune question à ce sujet : j’en étais venu à cette interprétation du rêve parce que j’avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments décisifs de ma vie. J’ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime, d’abord un sentiment de présence, d’une présence donnée et super personnelle. Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense, m’envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant complètement. Ceci m’est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l’influence de l’environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans l’Évangile. Mais c’était tellement saisissant que je vis soudainement que l’intention que j’avais eue d’aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce que j’avais vu et ressenti dépassait tout ce que j’aurais pu faire à Jérusalem. Il ne me restait qu’à retourner immédiatement en Europe et rien d’autre.
Avez-vous connu à d’autres moments cette sensation de présence ?
Oui, beaucoup, mais celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus frappants. L’impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même j’étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux gens, n’avait aucune importance. La seule chose qui importait était d’être capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d’aider de telles personnes.
Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expé — [306] riences que d’autres personnes appelleraient purement psychiques ?
Je n’ai aucune expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont entièrement étrangères.
Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu’ils ont vu une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?
Je pense que c’est un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple, j’éprouve très souvent un sentiment, non d’une lumière extérieure, mais d’une sorte d’illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de Jésus. J’ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d’une lumière intérieure que vous ne pouvez décrire.
Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans rapport ? N’importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de contexte à cette sorte d’expérience.
Je ne veux pas le nier. Je pense que c’est tout à fait possible qu’il y ait une origine psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d’autres divinités, Isis ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques avec Jésus sous d’autres noms et formes.
Et je suppose qu’elles prendraient les mêmes attitudes que vous ?
Un Hindou certainement.
Vous dites ne pas avoir d’expérience psychique. Mais que diriez-vous à quelqu’un qui décrirait votre expérience comme psychique ? Votre sens de la présence par exemple ?
Je ne dirais rien. Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J’en resterais là.
Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d’emblée comme étant psychique et ce que d’autres apprécieraient comme étant de grande valeur et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l’élément religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et répondent.
Ce sont des choses qu’on peut partager ou pas. Si quelqu’un ne partage pas son expérience, c’est inutile d’en parler. Dans ce domaine il n’y a pas de vérification au sens scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et il n’y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C’est un domaine qui relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif
[308] Vous diriez alors, qu’à moins de pouvoir présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n’est pas scientifique ?
Il fut un temps [1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n’en connais rien et ce que tu dis n’a guère de valeur ».
Seriez-vous encore d’accord maintenant avec ce point de vue ?
Certainement, d’un point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut l’être. Il n’y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.
L’un est-il plus réel que l’autre ou ne portez-vous pas de jugement ?
Il ne m’appartient pas de juger. D’une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait croyant d’autre part.
N’êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l’un avec l’autre ?
Je ne dirais pas cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne peux pas prouver par l’expérience ce que je sais.
Alors, la seule sorte de psychologie que vous accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?
Non, je rejette le behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.
On pourrait objecter à Lord Kelvin qu’en fait les nombres n’ont d’autre signification que mythique.
Les nombres sont la seule façon pratique d’appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il n’y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne crois pas du tout dans une mystique des nombres.
Je pense que Kelvin disait aussi qu’il ne pouvait réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.
C’est de l’imagination. Cette phrase n’a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur est le nombre, la réalité. Le modèle n’a pas de réalité ; c’est une illusion de l’esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt ans, les nombres restent.
Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à quelqu’un d’autre.
Oui, de façon purement empirique.
Je pense qu’on peut soutenir que les nombres sont aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans un certain sens ; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire. Mais c’est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui est vraiment là.
Je ne comprends pas l’idée de « ce qui est vraiment là ». J’ai été impressionné profondément par quelque chose qui s’est passé dans un laboratoire de botanique. J’essayais de dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? » Je dis : « J’essaie de dessiner ces cellules ». « Pas du tout, répondit-il, vous faites de la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence éducative sur moi.
Que voulait-il dire ?
Il voulait dire que j’étais en train de dessiner quelque chose qui n’était pas une réalité physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi, j’étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n’était donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ; donc de la métaphysique, de la spéculation.
Voulait-il dire que vous aviez permis que votre perception soit influencée par une théorie métaphysique ?
Je ne pense pas qu’il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais pas.
Vous venez justement de dire maintenant que vous n’acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au début, vous parliez de l’expérience religieuse comme expérience d’une réalité transcendante.
Veuillez m’excuser, je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu’ils sont la cause d’une grande confusion et j’en veux à William James [philosophe pragmatique américain 1842-1910] d’avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de trouver d’autres mots. Il y a quelques mots que j’aimerais faire disparaître du dictionnaire, tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».
Pourrais-je définir l’expérience religieuse comme l’expérience d’un phénomène religieux, en d’autres termes, comme quelque chose qui est l’objet propre de notre intérêt religieux ?
Le mot « phénomène » suffit amplement — « ce qui apparaît ». Qu’y a-t-il derrière l’apparence ? Je ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.
Mais vous avez des critères pour dire : « J’ai fait l’expérience de ceci ; je suis maintenant dans le“ domaine religieux » ».
Je peux dire que ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l’extérieur, je pense qu’un sociologue ou un psychologue athée seraient d’accord avec moi sur la définition d’un phénomène religieux.
[312]Vous ne pensez pas que c’est nécessaire d’avoir soi-même un intérêt religieux, d’être sensible à quelque chose avant qu’on puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu’un athée ait assez d’intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les caractéristiques importantes d’un phénomène religieux.
Je connais des psychologues de la religion qui sont des athées et qui s’intéressent très fort aux phénomènes mystiques, etc.
Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?
Oui, parce qu’ils ont un esprit scientifique. L’interprétation ne m’intéresse pas tellement, ce qui m’intéresse, c’est la description.
Mais si vous décrivez un phénomène comme étant religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?
Il a seulement un sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux ». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans la Bible.
Vous finissez par adopter une position purement phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».
Oui, exactement.
[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.
Je suis incapable d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir ma voie à un moment donné.
Comment pouvez-vous alors évaluer l’expérience d’autres personnes ?
Je n’évalue pas l’expérience d’autres personnes.
Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?
Oui, exactement. Le mot « valeur » n’a pas sa place en science.
D’où viennent les valeurs alors ?
Je n’ai probablement pas de valeurs.
Vous n’avez pas de valeurs ?
Je ne pense pas. J’ai des réactions.
Vous pensez que les principes du comportement humain sont purement relatifs au moment ?
C’est une question d’éthique personnelle.
Oui, mais cela n’est pas en rapport avec la question de valeur ?
Je ne sais pas. Je hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux peut-être parler de [314] guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d’amour, qui est un mot terrible.
Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives, qu’il ne sert à rien d’essayer d’en faire un système ?
Je ne sais pas ce que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma jeunesse. Mais je crois qu’il peut y avoir cette conviction, qui n’a rien à voir avec la science, qu’il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J’en parle dans le sens que lui donnent les quakers.
En fin de compte, la seule guidance valable est justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle ?
Il n’y a pas deux cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la même force pour des personnes différentes. Bien que j’admette tout à fait qu’un État doit avoir des lois.
Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les esprits » (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais, n’incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?
Oui, j’ai des critères.
D’où viennent-ils ?
Je pense qu’ils viennent de Dieu.
Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun peut dire : « Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui sont aussi bonnes que les vôtres » ?
Je pense certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi bonne que la vôtre ». Si c’est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne que celle de n’importe qui. Il n’y a pas de guidance commune à deux personnes.
Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l’Esprit de Dieu que d’autres ?
Certainement. Mais Dieu a une façon différente d’agir selon chaque personne. Je rejetterais absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur d’hérésies, ce que je suis — l’idée que Dieu aime certaines personnes plus que d’autres. Je dirais qu’il n’y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n’y a pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N’évaluez pas son amour. L’amour de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon égale. La seule différence est qu’il y a des personnes qui s’ouvrent à cette pression, tandis que d’autres se ferment. Mais c’est le même amour entier, total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en chacun. [317]
Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à cela, pensez-vous ?
Certainement. Ils ont été entourés par la même pression d’amour divin que n’importe quel autre saint, mais ils se sont fermés.
Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé l’expérience d’autres personnes.
Oui, certainement.
Plus que vous ?
Non. J’ai le plus grand respect pour l’expérience sincère d’autres personnes. Comme disait Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles, je vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ; je dois me renseigner auprès d’eux. Si j’ai des réparations électriques à faire dans ma maison, je fais venir un électricien.
Vous diriez alors qu’il peut y avoir une certaine valeur dans l’étude de l’expérience religieuse d’autres personnes ?
L’expérience religieuse d’autres personnes peut m’ouvrir de formidables paysages, d’énormes et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont les visions ont enrichi les miennes.
Ceci comprendrait William James ?
Eh bien, j’ai des sentiments très complexes à l’égard de William James.
Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de l’expérience religieuse.
Oui, son livre [Les variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je me demande s’il n’a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question. A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D’un point de vue scientifique, c’est très intéressant, mais pas du tout d’un point de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le livre de James a créé chez les personnes qui l’ont lu plus d’amour pour Dieu et pour leur prochain ?
Il a créé chez beaucoup de personnes, j’en suis sûr, qui auparavant n’étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un empressement à se demander : « Je me demande s’il y a quelque chose en tout ceci ou non » ? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l’échelle qui...
Oui, probablement. Je pense que son influence peut avoir été très positive.
[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l’amour de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?
Oh, parce qu’on m’a dit que cela en valait la peine, Dieu me l’a dit.
Que diriez-vous de la personne qui aurait fait l’expérience contraire ?
Je dirais probablement qu’elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique, immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu’une expérience authentique conduit à un contact authentique avec Dieu.
Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et en même temps à un désordre suprême.
Je ne suis pas sûr que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n’est pas celui que Dieu a fait : c’est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui souffre.
Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ? Vous avez choisi votre Dieu.
Non, je n’ai pas choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d’expérience, si vous aimez ce mot, qu’il m’a donné. Ce n’est pas mon choix : c’est une sorte de révélation que Dieu m’a faite de lui-même.
Mais c’est vous qui choisissez. Vous dites que vous allez trouver les experts qui ont l’expérience. Mais il y a beaucoup de personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu une expérience directe et authentique.
Je suis toujours disposé à les écouter.
Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable ou pas.
Je pense que Dieu me guide dans mon interprétation et mon choix.
« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce que vous pensez être la réalité la plus valable.
Je suis tout à fait d’accord d’éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien de précis, ni d’instructif ni d’éclairant sur lui.
C’est dans la Bible, à la différence de « religion » et « mysticisme ».
Il ne se trouve pas dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L’Ancien Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d’autres : « Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction. [320]
Où trouvez-vous l’unité dans ces différents aspects de Dieu ?
Je pense que toutes ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu : « Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l’ange au prophète Daniel (Dn 9, 23). Et ma réaction : « Je t’aime et j’aime les autres » — c’est l’Évangile. « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l’Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même » (Mt 22, 37-40). C’est tout.
Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.
Je pense qu’un mot très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». « Le Seigneur ton Dieu » est un Dieu dont tu peux faire l’expérience comme ton Dieu.
Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?
Le problème du mal est insoluble pour moi si vous le séparez de l’idée d’une chute. La véritable tragédie n’est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première séparation de ce que l’Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d’accord avec Teilhard de Chardin lorsqu’il dit que l’origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie lorsqu’un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant plus des autres. C’est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est vraiment un modèle du mal parce que c’est le genre de chose qui se déclare indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec d’autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent « non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l’harmonie entière de tout l’univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n’est pas cela que Dieu voulait.
Je pense maintenant que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d’être blessé, même d’être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons qu’il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne veut pas dire qu’on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c’est nécessaire pour que notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.
Il veut que nous lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de [322] dire « non », cela ouvre la porte à tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le reste.
Je m’étonne combien cette harmonie qui existait jadis et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l’expérience que beaucoup de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un sens d’unité cosmique, comme formant d’une certaine façon « un » avec leur environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?
Je pense que dans cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques personnes privilégiées. Je pense qu’il y a des personnes, des saints par exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal et végétal.
Mais l’établissement de cette harmonie même est peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de personnes décrivent dans leur expérience.
Cet instant de vision est une partie de l’harmonie originelle, je pense, une anticipation de ce que nous aurons ou pourrons avoir.
Qu’en est-il alors de la doctrine chrétienne de la création qui dit qu’elle est très bonne ?
Elle était très bonne. Je pense que l’important est ce qui s’est passé dans le monde des anges. Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des anges et des démons.
Je pense que la seule représentation correcte de la grande personne du démon est la représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le Satan musulman est Iblis. Le péché d’Iblis fut un excès d’amour pour Dieu. Il était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu’il ne pouvait pas supporter l’idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il rejeta cette idée afin de sauvegarder l’unicité de Dieu, la suprême beauté de Dieu. C’est la conception musulmane, qui est très belle.
Mais n’est-ce pas l’élément d’indépendance que vous trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?
Je pense que le lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental. Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles viennent sous la plus belle forme de l’intellect, le moral, le spirituel et l’esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce qu’elles sont souvent l’expression d’un pur désespoir, sans la moindre lueur d’espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]
Est-ce que celles-ci n’expriment pas une authentique expérience ?
Si, mais il n’y a pas de place pour Dieu.
Mais est-ce qu’on ne trouve pas Dieu dans cette conscience existentielle de désespoir et dans le fait d’y faire face ?
Certainement, si ce désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c’est diabolique.
Mais le désespoir peut de fait être un état créatif. Beaucoup de personnes décrivent qu’elles ont seulement été capables d’atteindre une nouvelle conscience de la vérité, résultat d’un désespoir total ; elles se sentent au fond du panier.
Vous revenez alors à cette image dont j’ai parlé quand j’ai moi-même fait l’expérience d’être couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à terre et ne voient aucune lueur d’espoir.
Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment interpréteriez-vous son idée de l’élan vital en termes religieux ? Quelle relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l’expérience religieuse ?
Jung a fait un lien entre eux. Pour lui, la libido était l’élan vital. Il y a une tendance vers quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de Chardin, vers le Point Oméga.
Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose d’immanent ou est-ce quelque chose qui vient d’au-delà de l’homme ?
D’au-delà de l’homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens : « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».
Mais l’idée de la libido de Jung n’est pas aussi transcendante que cela.
Dans les deux dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le commencement.
Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ? Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de lumière.
Il y a des critères très précis pour juger la guidance. D’abord la guidance ne doit pas venir seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être prononcée dans le style de Dieu ; c’est très important. Dieu a son langage, à lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec d’autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que cette guidance vous cause de la tristesse, de l’amertume, de la [326] haine ou bien la joie et l’amour envers Dieu et les autres ? Jugez l’arbre à son fruit.
Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ? Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés d’expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu. Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se passe-t-il si quelqu’un n’est pas d’accord avec vous sur le style ?
J’ai posé ces questions à plusieurs personnes et j’ai vu qu’elles s’accordaient sur le style de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine — en de longues phrases que l’on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou six mots. Ils sont prononcés d’une façon telle que je ne trouve qu’un adjectif : IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.
Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de doutes. Des questions s’élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème différent du verdict final, autoritaire et définitif & la ressemble davantage à de l’incompréhension.
C’est un autre problème. C’est ce que j’appellerais la méthode d’infiltration par Dieu. Vous vous rappelez l’épisode dans l’Évangile des deux disciples sur la route d’Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans l’Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est le seul cas où Il s’approche d’eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les entend et entre dans leur conversation. Ceci n’est pas la façon de parler avec autorité, mais la méthode d’infiltration. Il peut entrer en nous comme l’encre peut pénétrer dans du papier buvard.
Il se peut qu’il y en ait qui ne soient conscients d’aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils regarderont en arrière et verront un style ; ils verront que des portes furent ouvertes et fermées.
Oui, cela arrive.
Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous intéressent, lorsqu’il fait la distinction entre la connaissance explicite et tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s’ajoute à la connaissance tacite de façon continue.
Je tiens seulement beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, ce qui n’est pas vérifiable, mesurable.
Mais toute science ne peut pas s’exprimer en termes de choses matérielles.
Je ne réduis pas la réalité à des choses matérielles. Pour l’instant, je parle seulement des critères de la connaissance scientifique. [328]
Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique ?
Non. Il insista là-dessus.
Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer ?
C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche scientifique.
Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le reconnaître.
Ne compliquons pas les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l’on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature : elles n’existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que jusqu’à maintenant, nous ne disposons pas d’un cas vérifiable de résurrection d’un mort. Cela ne signifie pas que, parce que quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas. C’est une question de probabilité : il n’y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l’imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu’elles ne se mélangent d’aucune façon.
Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?
Exactement, je suis d’accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l’est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l’essence du monde. »
Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du Nom » ou Ba’al Shem Tov161. Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante… Il a voilé à leurs yeux la divine lumière afin que puissent durer les créatures…162 ». Dieu est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza. « L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions et actes 163 ».
Je cite assez longuement l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec précision une expérience mystique vécue du côté juif — égale aux plus profondes rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de néphesh ; c’est un simple désir, pas davantage, d’être proche de Dieu ; l’homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C’est ce que Dov Baer exprime par l’“ entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu’il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l’action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l’action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l’engagement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l’acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l’importance du bien qu’il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s’agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L’homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d’extase. À ce degré, l’homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a“ simple vouloir”, volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l’homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales imposées par sa nature physique164. » On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une longue tradition). Dov Baer précise et donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui de neshamah :
« extase essentielle de l’âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n’est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l’éprouve, que, au moment de l’extase, il ne se rend absolument pas compte qu’il est transporté d’extase. ... Telle est la nature de toute extase essentielle ; par exemple, de l’extase essentielle de l’âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu’on est transporté d’extase à cause de quelque chose d’agréable, on est totalement inconscient de cet état : l’extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l’extase essentielle est profonde (par exemple, l’amour ou la volonté, et le ravissement d’une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l’âme divine n’est pas devenue impure et n’a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont sans tache et le cœur pur… » L’intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »165.
Le degré de hayyah :
« doit, par la force des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient spontanément, par exemple, une soudaine extase de l’âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale caractéristique du divin… Cette concentration donc n’est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compréhension ou de l’intelligence de la lumière divine. 166
Enfin le dernier degré de yehidah est :
« l’essence véritable qui s’élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non“ chant double”. Car le“ chant double” dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée… cela s’appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n’est pas ressenti et ne se morcelle pas… le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu’un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l’âme s’éveille en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d’autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l’amour de la nourriture ou l’amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C’est cela“ l’extase de l’essence tout entière”. En d’autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu’il n’a aucune conscience de soi. Tel est l’amour sans limite… Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connaissance167.
Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des « amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non-accompli :
« paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l’“ anéantissement de soi”, mais c’est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c’est l’orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu’on le réprimande vertement (on lui dit Shah !), il est grandement troublé jusqu’à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l’“ anéantissement”, comme si c’était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d’influencer les autres, et cela n’est dû qu’à l’illusion que leur but est désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des“ enfants”, ces hommes jeunes et fragiles qui n’ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais celle du“ cœur brisé” qui apprend à ne désirer rien pour lui-même], de la“ brisure”, et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l’enchevêtrement (du bien et du mal) dans l’âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, — et le résultat en est qu’il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C’est pourquoi, dans tout ce qu’il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais [de la conscience de soi].
C’est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu] plus haute que d’autres, et pourtant l’âme naturelle, quant à elle, peut provenir d’un“ lieu” très bas. C’est pourquoi il possède un plus haut degré d’extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d’une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l’âme divine humble et éloignée de l’extase divine, par comparaison à d’autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l’“ anéantissement” et de l’absence de conscience de soi ; il n’a même pas le sens du bien qu’il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l’âme et le corps viennent tous deux d’un“ lieu” élevé, le Seigneur est avec lui puisqu’il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d’entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l’âme même, et cela en rapport avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du“ cœur brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l’extase de l’esprit, ce n’est pas dans l’intention d’atteindre un“ degré”, ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d’eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration divine. La preuve en est qu’ensuite, on parvient à l’humilité vraie, au“ rien” ; on n’est rien, en essence et non de ce“ rien” artificiel qui vient en considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi (n. J.)] C’est pourquoi il n’est nullement ému par une insulte (comme ce“ chut !”) et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu’il ne possède rien en propre, et c’est là le contraire même de l’orgueil168. »
En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir spirituel dont il est le canal :
« Je veux également mentionner cette indulgence que l’on s’accorde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l’homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l’effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu’à ce que le Seigneur répande des Hauts Lieux Son esprit sur eux, et qu’ils s’éveillent de leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l’âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant… vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu’elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essentiels, telles que j’y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m’a enseigné et instruit — bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire — Dieu nous en garde — qu’il y a ici des secrets à ne révéler qu’au“ modeste » (c’est-à-dire : aux“ initiés”), ou au contraire des choses qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas encore été formés à la vérité… je jure, par ma vie, que pas même la moitié d’un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d’ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l’engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j’ai prononcées sont bâties sur l’expérience que j’ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m’a enseigné et guidé, — bénie est sa mémoire —. De lui, j’ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j’ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l’erreur de chacun, autant que l’a permis ma compréhension. C’est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J’attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager… Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père, qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…169. »
Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe orientale. On connaît surtout ses beaux apologues170. Il a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante). La branche des « Loubavitch » a survécu à la shoah.
« Pour écrire ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle dans l’atmosphère de la mystique du Moyen Âge. Et cela non seulement métaphoriquement, sur les ailes de l’imagination, mais d’une façon bien réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination d’une petite ville de l’est de la Galicie. C’était très facile, car la monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et culturellement. C’est ainsi qu’après vingt-quatre heures de voyage ou un peu plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l’est et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e siècle, s’était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d’autant plus impénétrable, qui la séparait du temps et de l’espace environnants. […]
« Je lus tout d’une traite. Il n’y avait rien de nébuleux ou d’incompréhensible dans le mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame, loin d’être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à la mesure de l’homme ; il s’en dégageait un charme émouvant. Ces légendes parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une relation d’intimité avec le Seigneur telle qu’ils pouvaient même se permettre d’être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu ne semblait rien de plus qu’un simple geste d’entraide de bon voisinage. Les histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la Providence, par l’intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin pour vivre. […]
« La beauté de la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser et aimer, n’est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour le service de Dieu. La légende hassidique n’est pas dépourvue d’humeurs sombres. Mais dans l’ensemble, on peut dire que la mystique des légendes hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.171.
« Sholem apprit beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu’est un kvitel : quand un hassid va demander à un saint d’intercéder en sa faveur auprès du Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l’endroit où il vit, il donne ce papier au saint qui sait mieux que personne ce qu’il faut demander à Dieu pour cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi :
« Il m’a appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s’est réincarnée, quelle transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il m’a aussi appris à reconnaître quelles constellations d’étoiles étaient propices lorsqu’on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l’étaient pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu’un de méchant. Il ne voulait pas contempler l’ignominie des hommes. »
§
« Mayerl intercéda pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le Bon Dieu, cette fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu, imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté : rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait être la dernière.
§
« Le saint Reb Naftali avait un fils qui, quoique très doué, préférait les jeux à l’étude. Reb Naftali lui en fit reproche :
« Sais-tu que le saint Baal-Shem disait qu’il fallait prendre modèle sur le Tentateur ? De même que le Tentateur ne cesse de remplir la mission que lui a confiée le Créateur, à savoir entraîner l’homme vers le péché à tout moment, de même un homme ne devrait pas cesser de remplir sa mission, qui est de servir assidûment son Créateur et d’apprendre à faire le bien.
— Tout ceci est bien beau, lui riposta son fils, mais le Tentateur a la tâche facile. Il ne lui est pas difficile de suivre sans cesse la volonté du Créateur, car lui, le Tentateur, n’est jamais tenté par un autre alors que moi, je suis toujours tenté par le Tentateur. »
A une autre occasion, Reb Naftali dit à son fils :
« Je te donnerai un ducat si tu me dis où est Dieu.
— Papa, dit l’enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n’est pas… »
§
« Est-ce qu’au moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.
— Que tu es sot ! répliqua Reb Naftali. Il ne t’est pas accordé de retirer quelque satisfaction de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu supposer que tu auras quelque bonheur dans l’autre monde, alors que tu ne fais aucun effort dans ce but ?... »
§
« Chaque lettre de la Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans les voyelles et d’autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations. Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l’indéfinie mer de blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce mystère, il n’existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n’est propre à le recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l’est pas : le parchemin blanc.
§
« Il dit un jour à des disciples : « Chacun doit prendre conscience qu’il est unique en son genre dans le monde, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais plus quelqu’un comme lui. Aussi devons-nous tous faire le meilleur usage de nos qualités morales et améliorer nos personnalités autant que possible. Ce n’est que de cette manière que le monde s’approchera de la perfection. »
Une autre fois, il dit : « Un homme vit un jour un objet précieux posé très haut. Voulant le prendre, il demanda à un certain nombre de personnes de faire“ une tour”, en sorte que la personne se trouvant au sommet puisse atteindre l’objet. Supposons que l’une de ces personnes, par exemple celle se trouvant tout en bas, se dise :“, Mais qu’est-ce que je fais ici ? Après tout, je ne parviendrai moi jamais assez haut !” Supposons que, en disant cela, elle saute de côté : son acte aura été complètement absurde et aura mis en péril la vie de tous les autres. De même, nous sommes tous nécessaires les uns aux autres, le plus“ haut” comme le plus“ bas”. Si une seule personne vient à faire défaut, l’ensemble ne pourra atteindre le but désiré. »
En une autre occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions dans un état d’extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes. »
§
« Les hassidim de Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en était, comme vous le savez probablement déjà, qu’Urele ne priait jamais pour obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu’avaient coutume de le faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses ouailles.
Cette étrange habitude lui fut reprochée par un autre saint qui vint lui rendre visite. Que fit Reb Urele ? Il appela un hassid qui passait justement par là et lui dit :
« Sache que ce moment où je suis assis avec ce tsaddik est un moment de grâce spécial. Quel que soit le désir que tu exprimes, il sera exaucé. Même si tu demandes à être l’homme le plus riche du monde, il sera fait selon ta volonté. »
Le hassid ne fut pas long à se décider.
« Je souhaite que le Seigneur m’aide à dire la prière“ Que soit loué celui qui parla et ce monde fut créé…” avec autant de ferveur que lorsque, toi, tu la dis !
— Tu vois, dit Urele à son hôte, tu vois quel genre de richesse mes hassidim désirent. »
§
« Le saint Rebe Reb Sische
Un jour, Sische passa devant un marchand d’oiseaux chez qui il vit une immense cage où se trouvait un grand nombre d’oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna ainsi : David, roi d’Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un clin d’œil, les petits prisonniers s’échappèrent vers la liberté des créatures du Seigneur du monde. C’est ce que fit Sische, mais l’oiseleur, lui, comment réagit-il ? Il s’empara d’un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière. Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les côtes à force de rire !
[…]
Ces ivrognes se rappelèrent tout d’un coup qu’il y avait un juif sur le poêle et décidèrent qu’il devait être battu, ce paresseux. Ils se levèrent et s’emparèrent du saint Rebe Reb Sische, commençant par lui, car il se trouvait tout au bord. Ils le mirent sur ses pieds et lui ordonnèrent de danser pour eux. Le saint Rebe Reb obéit et dansa devant les moujiks comme la princesse Salomé devant le roi Hérode. Il dansa, tourna et sauta pendant que les rustres riaient et hurlaient. Quand il se trouvait mal, ils le maintenaient sur pied avec un fouet. Ils s’arrêtèrent seulement quand le saint Rebe Reb Sische tomba à terre, évanoui.
Mais ces moujiks n’étaient pas dépourvus de cœur. Quand ils virent que le pauvre juif ne bougeait plus, ils le remirent sur le poêle pour le laisser retrouver son souffle. Un moment après, le saint Rebe Reb Sische reprit connaissance. Voyant cela, le saint Rebe Reb Melech se pencha et lui murmura à l’oreille : « Sische, mon frère, viens, étends-toi à ma place un instant et je m’étendrai à la tienne. » Mais Sische ne bougea pas. Il ne voulait rien entendre. Le saint Rebe Reb Melech se mit alors à sangloter et dit : « Crois-tu donc qu’il n’y ait que toi qui aies droit à toute la souffrance du monde ? Tu veux toujours la boire entièrement tout seul et ne pas laisser aux autres la moindre goutte amère. Tu ne veux même pas m’en laisser une goutte à moi, ton propre frère. N’ai-je pas aussi droit à un peu de souffrance pour la gloire de Dieu ? » Et le saint Rebe Reb Melech pleurait et se lamentait…
Le saint Rebe Reb Sische finit par se laisser attendrir par son cher frère, lui céda sa place au bord du poêle et prit la sienne. « Maintenant, occupons-nous de l’autre juif », crièrent les moujiks qui, de nouveau, s’ennuyaient. Ils grimpèrent alors sur le poêle et s’emparèrent de « l’autre ».
[…]
Durant toutes les années qu’il passa à Mezeritz, il n’entendit pas une seule explication de la Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit… » et cela suffisait à notre Sische. Une telle extase s’emparait de lui dès qu’il entendait ces quatre mots qu’il n’était plus capable d’en écouter davantage. Et cela se reproduisait à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit… », il tombait en extase de telle sorte qu’il se mettait à crier de toutes ses forces : « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit… » et il ne s’arrêtait plus, si bien que ses condisciples se voyaient dans l’obligation de l’envoyer dans la cour pour avoir enfin la paix. Sische n’offrait aucune résistance, il n’avait aucune idée de ce qui se passait. L’extase qui s’emparait de lui agitait tout son corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur a parlé.... » et s’agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu’après un long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis longtemps terminé son explication. Et c’est pourquoi Sische n’entendit jamais une seule explication du saint Rebe Reb Ber.
[…]
Toute sa vie durant, Sische ne servit Dieu que par l’Amour. Mais il lui arriva un jour de souhaiter ardemment avoir les deux ailes et servir le Très-Haut par la Crainte également, comme les anges de Dieu. Aussi pria-t-il Dieu de lui accorder la grâce de sa Crainte. Le Seigneur entendit sa prière et lui emplit le cœur de crainte. Mais n’allez pas imaginer que Sische, dès qu’il eut deux ailes, s’envola au plus haut des cieux comme un oiseau. Tout au contraire ! Saisi d’une grande crainte devant le Seigneur de l’Univers, il se cacha sous son lit, comme un chien peureux, tremblant d’effroi.
« Assez, Seigneur, assez ! s’écria-t-il depuis sa cachette comme Jonas du plus profond des eaux. Retire de moi ta sainte Crainte ! Je ne suis pas capable de Te servir comme le font tes anges. Je préférerais Te servir de nouveau comme simple Sische ! »
Et le Seigneur miséricordieux exauça de nouveau la prière de Sische. L’aile fut coupée et Sische put sortir de dessous son lit. À partir de ce jour, il servit le Seigneur uniquement comme simple Sische, par rien d’autre que l’Amour pur.
§
« il connaissait par cœur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c’est de mémoire qu’il donnait toutesses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort « Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d’être collants. Chaque fois que mon âme s’élève jusqu’au Ciel, j’aperçois toujours de loin ce Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j’y arrive, il est toujours là avant moi. Il n’y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants ! répétait-il.
§
« Il allait plonger sa cuiller dans la soupe lorsque, brusquement, à l’improviste, le saint Rebe Reb Melech se saisit de la nappe, la tira en renversant la soupe qui se répandit sur la table. Si ce jour avait été la fête de Pourim, vous auriez pu supposer que le saint Rebe Reb Melech nous jouait un tour. Mais le saint Rebe Reb Melech n’était pas un homme à plaisanter et ce n’était pas le jour de Pourim… Le saint Reb Mendele de Rimanov pâlit et, de frayeur, laissa tomber sa cuiller. « Mais que faites-vous là ? cria-t-il au saint Rebe Reb Melech, voulez-vous qu’on nous arrête ? — Chut, chut ! s’écria le saint Rebe Reb Melech en essayant de tranquilliser son hôte. Ne perdons pas notre confiance dans le Tout-Puissant ! […] À la fin de sa lettre, Arn Shiya avait ajouté ce post-scriptum : « J’allais oublier la nouvelle la plus importante. J’ai appris de source sûre qu’hier, à midi, le jour du shabbat, l’Empereur s’apprêtait à signer un décret selon lequel tous nos fils devaient servir dans l’armée, ce dont Dieu nous préserve. L’Empereur allait signer le décret, il avait déjà plongé sa plume dans l’encrier d’or quand, de façon soudaine et inattendue, ce dernier se renversa et le décret se noya dans l’encre. L’Empereur déclara que c’était un mauvais présage et il refusa de signer le décret.
§
« Dans les saints livres de notre Cabale, les mystères des neuf voyelles sont complètement expliqués. La voyelle « a », ce petit trait horizontal sous une consonne, est le seuil qui précède la Porte de la Sagesse de Dieu. Ces deux petits points côte à côte qui dessinent la voyelle ei sont l’origine et le terme, le trône sublime du Seigneur de qui toute âme provient et vers qui elle retourne (et devant qui les anges tremblent de toutes leurs ailes). Les trois points en forme de cœur, « e », symbolisent l’Amour. Et ainsi de suite avec tous ces signes précieux. Mais je n’en dirai pas plus ici. Je n’ai mentionné cela que pour éclairer mon histoire.
Le saint Rebe Reb Melech n’écrivit aucun livre. Mais, un jour, un homme de lettres vint lui rendre visite. Cet honorable personnage, comme la plupart de ses semblables, n’était pas capable de parler d’un autre sujet que de ses propres écrits. S’imaginant avoir ainsi fort agréablement entretenu le saint, il lui demanda par pure politesse :
« Et qu’en est-il de vous ? Travaillez-vous sur un ouvrage ?
— Oui, répondit le saint Rebe Reb Melech. — Et comment sera-t-il intitulé ?
— Il s’appellera Nekides Halev en hébreu ou Die Pintelech funm Harz en yiddish, c’est-à-dire“ Les Petits Points du cœur”. J’ai déjà fini deux petits points, ceux que nous prononçons ei, de sorte que la première partie est terminée. Son titre est Eimes Halev,“ La Crainte du cœur”. Maintenant, je n’ai plus qu’à ajouter un petit point et j’obtiendrai Emes Halev,“ L’Intégrité du cœur”, car nous écrivons e avec trois points. J’espère qu’avec l’aide de Dieu, je pourrai finir ce travail avant ma mort. »
§
« Seigneur de l’Univers ! Tu sais les pensées les plus secrètes de l’homme et Tu sais combien j’aspire à Te servir de tout mon cœur et de toute mon âme. Tu sais aussi que je souffre quand mes pensées sont alourdies par le doute. Mais nos savants, de sainte mémoire, nous enseignent dans le Talmud que“ celui qui désire être purifié recevra de l’aide”. Évidemment, le Talmud ne précise pas que l’aide vient de Dieu, il parle seulement de recevoir une aide. Cela signifie que Tu aides l’homme à se purifier, non seulement Toi-même directement, mais aussi par l’intermédiaire de tes saints, nos maîtres. Fais donc en sorte que le saint de Lublin puisse m’aider à connaître la Vérité afin de bannir mes doutes à jamais ! »
C’est ainsi que le saint Yismach Moïsche pria en son cœur avant de se mettre en route vers Lublin. À son arrivée, le saint de Lublin le regarda droit dans les yeux et lui dit :
« Pourquoi es-tu si triste ? Certes, nous devons toujours nous désoler de la destruction de Jérusalem et de l’incendie du Temple, mais elle est aussi vraie, cette salutation donnée jadis par un sage : « Laisse la joie sur ton visage et la tristesse dans ton cœur ! » Mon ancien maître, Rebe Reb Schmelke de Nikolsburg, poursuivit le saint Voyant, avait l’habitude de l’illustrer par une belle parabole. Il y avait une fois un roi qui fut destitué de son trône et chassé de son royaume. Pendant longtemps, il erra de par le monde, n’ayant nul endroit où reposer sa tête. Toutefois, ce roi infortuné gardait un ami de jeunesse et il se réfugia finalement chez lui. Cet homme était pauvre, mais il accueillit à bras ouverts le royal fugitif et lui offrit l’hospitalité dans sa pauvre cabane. Il se mit en quatre pour deviner les désirs de son ami et adoucir son triste sort. En son âme, il se désolait sur le sort du roi infortuné, mais, à l’extérieur, il se montrait gai et amusait le roi de toutes les façons possibles. Ce roi chassé par son propre peuple, c’est le Roi des Rois, le Dieu miséricordieux, qu’Il soit loué ! Et nous sommes ses vieux amis.
§
« Absolument pas, dit l’inconnu. Votre cas mérite d’être porté devant un tribunal juridique. Vous êtes sommé de vous y présenter et la cour a, sans nul doute, ses raisons pour agir ainsi. » L’apparence de cet inconnu imposait tant le respect, sa voix était si grave que je me levai de table bon gré mal gré et le suivis sans avoir avalé la moindre bouchée. Nous entrâmes dans le bâtiment du tribunal. Dans le hall d’entrée, un domestique alla vers nous pour me demander mon nom. Quand je le lui eus dit, il fronça les sourcils et dit : « Oui, vous avez été convoqué. Cependant, en ce moment, le tribunal n’a pas le temps de s’occuper de votre cas. Retournez d’où vous venez et attendez ! » Je retournai donc à l’auberge et m’assis devant mon repas. Mais, une nouvelle fois, l’inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre jusqu’au tribunal.
« Je lui répondis avec mauvaise humeur. Ne savait-il pas que le tribunal était occupé par un autre cas et, en outre, n’étais-je pas prêt à dédommager de tout, comme je l’avais déjà dit ? Je lui demandai de me laisser seul et de me permettre de continuer mon repas dans la paix et la tranquillité. Mais l’homme persista dans sa demande et je ne pus faire que ce qu’il disait, car j’étais subjugué par son apparence remplie de dignité. Tout se déroula exactement comme la première fois. De nouveau, le domestique revint me dire que le tribunal n’avait pas le temps d’étudier mon cas en ce moment et que je pouvais m’en retourner et attendre. Je retournai à l’auberge dans une colère noire et m’attablai pour manger. J’étais cette fois réellement affamé. Pour la troisième fois, l’inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre. Je n’en avais nulle envie et refusai énergiquement. Mais, de nouveau, ma résistance fut vaincue par la mystérieuse gravité de cet homme. Cette fois, le domestique ouvrit les portes de la cour tout grand devant moi et me cria : « Entrez ! Vous allez être jugé maintenant. »
« J’entrai dans une pièce somptueuse au milieu de laquelle était placée une table imposante. Autour de la table étaient assis des vieillards très dignes avec de longues barbes blanches : c’étaient les juges. L’homme qui m’accompagnait s’avança alors devant les juges et leur énuméra tous les péchés que j’avais commis. Il y avait des péchés graves, si graves que les cheveux de ma tête finirent par se hérisser d’horreur ; les autres péchés, à la fois moins nombreux et plus graves, s’étaient effacés peu à peu, car c’étaient des péchés que je m’imaginais avoir oubliés depuis longtemps. Le plaignant les décrivait avec tant de détails que je me les rappelais tous. Je me tenais debout comme pétrifié d’effroi. J’aurais voulu m’enfuir en courant, mais j’en étais incapable. Mes jambes étaient comme en bois. Des gouttes de sueur d’agonie perlaient sur mon front. Cette énumération semblait ne devoir jamais finir. Mes péchés s’amoncelaient devant moi comme des monceaux hideux de rats morts et d’autres animaux impurs, tels scorpions et rats. Finalement, le plaignant s’arrêta de parler. Il s’ensuivit un silence de mort. Tout ce que j’entendais, c’étaient les battements de mon propre cœur comme s’ils provenaient d’infiniment loin. Ce furent des instants horribles, en vérité. Ils pesèrent sur moi comme une chape de plomb et s’éloignèrent en se fondant dans la nébuleuse sans limite de l’éternité.
« Un des vieillards brisa enfin le silence : « Quel châtiment devons-nous lui infliger ?
“ — Quel châtiment devons-nous lui infliger ? » répétèrent les autres comme un chœur de fantômes. Et le silence s’installa de nouveau.
« Cela va nécessiter beaucoup de temps pour prononcer le jugement contre lui, déclarèrent-ils après un moment. Entre-temps, qu’il se tienne ici jusqu’à ce que nous ayons fait le tour exhaustif de la question. »
Les mystiques vivant en terres d’Islam sont moins célèbres ces derniers siècles si on met en comparaison la richesse inépuisable du IXe au XIIIe siècle et au-delà en Perse et en Inde173.
« Que faire de la poussière de ce corps et d’un esprit volage,
Si ma belle est loin de ma vue que faire de mon âme ?
Pourquoi partir pour La Mecque sans vin ni amour,
Que faire de cette vieille bicoque abandonnée par Abraham ?
Dois-je briser sur ma tête les huit enfers et les huit paradis ?
Si je ne la trouve pas, que faire des deux mondes ?
Je pose mes pieds au sommet du ciel,
Et prends la place de l’absence : que faire de cet espace ?
Si chaque fragment de lumière n’est pas semblable au soleil,
Que faire, jusqu’à la fin des temps, du secret caché ?
Toutes choses, à part Dieu, ô Machrab, sont étranges…
Si je tiens une rose à la main, que faire des épines ?174
§
« Le paradis et sa porte, les houris et les anges,
L’eau même de l’être je veux les vendre un sou, peut-être.
…
Si je crie“ Je suis la Vérité”, tous diront que c’est vrai
Comme Mansour, je veux mettre ma tête sous la potence175.
Machrab, pour les flammes de ton amour, le feu de l’enfer
sera de l’eau,
Aux flammes de ton amour, je vais l’assécher. »
« L’un de nos frères me dit : « Je ne suis rien » ; je lui répondis : « Ne dis pas : je ne suis rien, et ne dis pas non plus : je suis quelque chose. Ne dis pas : il me faut telle chose, ni : il ne me faut aucune chose, mais dis : Allâh ! et tu verras merveille. »
Un autre me dit : « Comment guérir l’âme (an-nafs) ? » Je lui répondis : « Oublie-la et n’y pense guère ; car ne se souvient pas de Dieu qui n’oublie pas son âme (ou : qui ne s’oublie pas lui-même). » Vous ne pouvez donc pas concevoir que c’est l’existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur ; ce qui nous Le fait oublier, c’est l’existence de nous-mêmes, de notre ego. Rien d’autre ne nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l’existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l’origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n’existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l’homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son ego ? Cela ne se produira jamais.176 37
« c’est à lui qu’affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu’à ce qu’il s’éteigne en Elle, en s’affranchissant de l’illusion d’une réalité autre qu’Elle, car c’est vers cela qu’Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n’aspire qu’à la science ou à l’action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition ; il ne s’en réjouirait d’ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l’Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration. Certes, chaque homme participe de l’Esprit, de même que l’océan a des vagues, mais l’expérience sensuelle accapare la plupart des hommes : elle a saisi leurs cœurs et leurs membres et ne les laisse pas s’ouvrir à l’Esprit, puisque la sensualité est à l’opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d’ailleurs que le but spirituel n’est pas atteint par beaucoup d’œuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam :“ Si tu ne devais parvenir à Lui qu’après l’extinction de tes défauts et l’effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu’Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part.” Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c’est qu’on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53
… dans ses Hikam :“ Dieu ne t’est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu’il n’y a pas de réalité hormis Lui ; ce qui te Le voile n’est que l’illusion qu’il y ait une réalité outre Lui.” 56
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses“ Enquêtes” :
Comprends, car tu es une copie de l’Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l’Existence ne te fait défaut.
N’y a-t-il pas en toi le Trône et l’Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n’est qu’un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit. »
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit :
« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;
Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :
O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! »
100-101
« Si tu désires t’affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu’elle essaye de te suggérer et ne t’occupes point d’elle, car certes, elle ne cessera pas de t’assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t’effrayent, quoi qu’elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l’écoute pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l’indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l’oreille, elle te dira d’abord : tu es en perte ! Puis : tu es un malfaiteur ! Et si l’incroyance n’était pas la limite même de l’épreuve177, elle te dirait : tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations…
« 3. Du pur amour178.
“ Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs” :“ Prétends-tu M’aimer ? Si tel est le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui est. Mais Je t’ai aimé, Moi, alors que tu n’étais pas !”
Il lui dit ensuite :“ Prétends-tu que tu cherches à t’approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t’ai cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J’ai dit‘ Ne suis-je pas votre Seigneur ?’ (Cor. 7 : 172) 16, alors que tu n’étais qu’esprit (n’il !). Puis tu M’as oublié, et Je t’ai cherché de nouveau, en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était amour de toi pour toi et non pour Moi.”
Il lui dit encore :“ Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d’épuisement, Je t’appelais à Moi tout en t’offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages, ses échansons, après t’avoir prévenu qu’auprès de Moi tu ne trouverais rien de cela ?”
Le serviteur répondit :“ Je me réfugierais en Toi contre Toi”. »
§
« 14. Quand le soleil se lèvera à son couchant.
“ La foi ne profite en effet qu’aussi longtemps que l’on est voilé et que l’on n’a pas obtenu l’évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était seulement informé est vu directement, l’âme ne tire plus profit de ce qu’elle croit, mais seulement de ce qu’elle contemple et voit. Les états, les intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés. Cette transformation doit s’entendre comme purement intérieure. Quant à l’extérieur de cet être, il ne se modifie pas d’un iota. Il continue de se comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la coutume et la loi naturelle…”
§
“ 15. De l’identité suprême
‘ Dieu (al-haqq : la Réalité suprême) — qu’Il soit exalté ! — m’a dit :‘ Sais-tu qui tu es ?’ Je répondis :‘ Oui, je suis le néant’ manifesté par Ta manifestation ; je suis la ténèbre qu’illumine Ta lumière.’
Il me dit alors :‘ Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi de revendiquer ce qui ne t’appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être remis à son propriétaire, et l’emprunt restitué. Le nom d’’être contingent” t’appartient depuis toujours et pour toujours. »
Il me dit encore : « Sais-tu qui tu es ? » Je répondis : « Oui. Je suis réellement Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis créature (al-khalq). Je suis l’être contingent quant à ma forme, mais je ne peux pas ne pas être l’Être nécessaire. C’est le nom divin al-haqq qui m’appartient par droit d’origine (asp ; le nom de créature n’est qu’un nom d’emprunt et une formule distinctive… »
« A… llâ… ah !
C’était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d’une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L’appel se répétait d’ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
Des profondeurs de l’abîme
J’ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !
« […] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C’était en somme la même supplication, l’appel suprême d’une âme en détresse vers la divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— C’est un disciple qui demande à Allah de l’aider dans sa méditation.
— Et peut-on savoir quel est l’objet de sa méditation ?
— Arriver à se réaliser en Dieu.
— Tous les disciples y parviennent-ils ?
— Rarement. Cela n’est possible qu’à un petit nombre.
— Alors, ceux qui n’y parviennent pas restent désespérés
— Non, ils s’élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.
La paix intérieure. C’était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c’était à cela sans doute qu’était due sa grande influence. Car, quel est l’homme qui n’aspire pas, d’une manière ou d’une autre, à la paix intérieure ? » 25-26.
« Ce qui l’étonnait le plus, c’est que je pusse vivre en pleine sérénité d’esprit avec la conviction de l’anéantissement total, car il voyait bien que j’étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c’était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L’inquiétude de l’homme vient de ce qu’il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu’on s’est complètement débarrassé de ce désir d’immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi […]
— Le corps sans doute, fit-il. Mais l’esprit ?
— En effet, il y a l’esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l’avions pas en naissant. Elle s’est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s’est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s’est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu’elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :
— Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?
— Et quoi donc ?
— Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.
Il me considéra longuement comme s’il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement : […] “ Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s’élever au-dessus de vous-même. Mais quoique vous en disiez et quoique vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez.” » 31-33.
« Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d’avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu’en aucun endroit je n’ai employé le mot : foi. Cette réserve m’a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l’esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l’évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m’empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n’est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 37179.
« Rien à dire d’un état mystique.
Que l’on en parle, et il n’y a plus d’état
mystique. Seulement du savoir. »
[Kharraqâni] (TuO, 197180)
§
« Le misérable Shebli chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne portant cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que l’autre. »
Ce devait être un prophète ou un saint, quelqu’un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement Shebli.
Comment cela ? s’exclament les disciples, interloqués.
« Faute d’abandonner aussi bien l’autre monde que celui-ci, comme l’a fait ce sage, répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »
(TuO, 143)
§
« Nuit et jour un ignorant ânonnait cette prière :
« Seigneur ! Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »
Rab'ia, la sainte femme soufre, l’entendit :
« Pauvre idiot ! Cette porte n’a jamais été fermée. »
(MuT, 174)
§
« Surgit la Voix :
“ O Abdul Hassan, Je dois te donner tout ce
que tu souhaites, sauf Mon divin pouvoir.”
– Seigneur, murmure Kharraqânî, “don-
ner, ne pas donner” : à quoi rime ce dis-
cours ?... Seuls des étrangers peuvent se parler
de la sorte, et nous ne sommes pas des étrangers. »
(TuO, 188)
§
« On demande à Kharraqânî :
— Maître, les gens disent que vous avez vu Dieu. L’avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?
— Bien sûr : en tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui. »
(TuO, 199)
§
Le déploiement
« L’univers et son mouvement, de l’inexistence vers l’être ?
— Le déploiement même de l’amour. »
« Ramakrishna raconte à son disciple Saradananda comment il avait longtemps cherché en vain à obtenir une vision de Kali, la « Mère Divine » — car c’est sous ce visage qu’il se représentait préférentiellement l’absolu — et comment son désespoir de ne pas y parvenir s’exaspéra au point qu’un jour il saisit une épée qui pendait dans le sanctuaire de la Déesse… et alors : « Les bâtiments dans leurs différentes parties, le temple et tout le reste s’évanouirent à mes yeux, ne laissant aucune trace. Je vis à leur place un océan de conscience sans limites, infini, éblouissant. Aussi loin que pouvait aller mon regard, j’apercevais de brillantes vagues qui surgissaient de tous côtés et déferlaient sur moi avec un bruit terrifiant, prêtes à m’engloutir, je ne pouvais plus respirer. Pris dans le tourbillon des vagues, je tombai inanimé. Que se passait-il dans le monde extérieur, je l’ignorais. Mais en moi un flot constant de félicité ineffable, tout à fait inconnu, m’inondait…181
The Master continued182: “But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. [. . .]
But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don’t think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God’s power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animals. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)
Do you know how a lover of God feels? His attitude is: O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.’ Or again: Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.’ He doesn’t like to say, I am Brahman.’ [. . .]
Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun’s rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64
Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ’ verily becomes a sinner.
One should have such burning faith in God that one can say: What? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me? How can I be a sinner any more? How can I be in bondage any more? ‘
If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becomes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won’t repeat them.’ And have faith in His name.” 68
A DEVOTEE : “Sir, what is the way? ”
MASTER : “Discrimination between the Real and the unreal. One should always discriminate to the effect that God alone is real and the world unreal. And one should gray with sincere longing. »[. . .]
ANOTHER DEVOTEES: “Sir, to see you is the same as to see God.”
MASTER : “Don’t ever say that again. The waves belong to the Ganges, not the Ganges to the waves. [. . .]
DEVOTEE: “Why do we not feel intense restlessness realize Him? ” MASTER : “A man does not feel restless for God until all his worldly desires are satisfied. He does not remember the Mother of the Universe until his share of the enjoyment of woman ’ and ’gold ’ is completed. A child absorbed in play does not seek his mother. But after his play is over, he says, Mother! I must go to my mother.’ 334
" The partial knower ’ limits God to one object only. He thinks that God cannot exist in anything beyond that.
“There are three classes of devotees. The lowest one says, God is up there.’ That is, he points to heaven. The mediocre devotee says that God dwells in the heart as the Inner Controller’. But the highest devotee says: God alone has become everything. All that we perceive is so many forms of God.’ Narendra used to make fun of me and say Yes, God has become ail! Then a pot is God, a cup is God! ’ (Laughter.)
” All doubts disappear when one sees God. It is one thing to hear of God, but quite a different thing to see Him. A man cannot have one hundred per cent conviction through mere hearing. But if he beholds God face to face, then he is wholly convinced. 346
ACTOR: “Sir, what is the proof that the soul is separate from the body? ”
MASTER : “Proof? God can be seen. By practicing spiritual discipline one sees God, through His grace. The rishis directly realized the Self. One cannot know the truth about God through science. Science gives us information only about things perceived by the senses, as for instance: this material mixed with that material gives such and such a result, and that material mixed with this material gives such and such a result.
” For this reason a man cannot comprehend spiritual things with his ordinary intelligence. To understand them he must live in the company of holy persons. You learn to feel the pulse by living with a physician.” 381
MASTER : “You see, all these sufferings are because of a piece of loincloth ’(note6: A reference to the following story, which Sri Ramakrishna often told his devotees: There was a sannyasi whose only possession was two pairs of loin-cloths. One day a mouse nibbled at one piece. So the holy man kept a cat to protect his loin-cloths from the mouse. Then he had to keep a cow to supply milk for the cat. Later he had to engage a servant to look after the cow. Gradually the number of his cows multiplied. He acquired pastures and farm land. He had to engage a number of servants. Thus he became, in course of time, a sort of landlord. And, last of all, he had to take a wife to look after his big household. One day, one of his friends, another monk, happened to visit him and was surprised to see his altered circumstances. When asked the reason, the holy man said, “It is all for the sake of a piece of loin-cloth” 388
HAZRA: “The devotee really prays to his own Self.”
MASTER : “What you say is a very lofty thought. The aim of spiritual discipline, of chanting God’s name and glories, is to realize just that. A man attains everything when he discovers his true Self in himself. The object ot sadhana is to realize that. That also is the purpose of assuming a human body. One needs the clay mould as long as the gold image has not been cast; but when the image is made, the mould is thrown away. The body may be given up after the realization of God. God is not only inside us; He is both inside and outside.” 480
CHAPITRE III LA DISCIPLINE MENTALE183
D — Comment puis-je discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit n’est à discipliner, si l’on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d’un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d’autre que le Soi ? Lorsqu’on en est conscient, lorsqu’on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le mental n’est qu’une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c’est le Cœur, qui brille de sa propre lumière. L’illumination vient du Cœur et se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu’au contraire il est dans la nuit, il n’a connaissance de rien.
Si l’on dirige le mental vers l’intérieur, vers la source de l’illumination, la connaissance objective cesse et le Soi brille seul dans le Cœur.
La lune brille parce qu’elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu’elle reflète. 46 Mais quant à nouveau le soleil se lève, personne n’a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Cœur. Le mental nous est utile grâce à la lumière qu’il reflète. On l’emploie pour voir les objets. Lorsqu’on le tourne vers l’intérieur, il s’immerge dans la Source d’illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la lune pendant le jour.
Lorsqu’il fait sombre, on a besoin d’une lampe pour s’éclairer. Mais quand le soleil est levé, toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil, aucune lampe n’est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l’astre lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental réfléchit est nécessaire. Pour voir le Cœur, il suffit que notre esprit se dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Cœur brille seul, de sa propre lumière.
D — Après avoir quitté l’Ashram en octobre, je me suis senti enveloppé durant une dizaine de jours par cette paix qui règne auprès de Sri Bhagavan. À chaque instant, au plus fort de mes activités, je sentais au fond de moi-même cette paix au sein de l’unité ; cela ressemblait au double état de conscience qui saisit lorsqu’on somnole au cours d’une conférence ennuyeuse. Puis, tout disparut et les bêtises accoutumées revinrent à la place. Le travail ne nous laisse pas assez de temps pour la méditation. Suffit-il de se souvenir constamment que « JE SUIS » pendant que l’on travaille ?
M — (Après un court moment de silence). Si vous renforcez votre esprit, cette paix continuera sans interruption. Sa durée est proportionnelle à la force mentale acquise par une pratique assidue. Un esprit trempé de la sorte arrive à suivre le courant. En ce cas, qu’il y ait ou non activité, le courant ne se trouve ni affecté, ni interrompu. Le travail n’est pas l’obstacle, mais bien l’idée que c’est vous qui le faites.
D — Faut-il méditer de propos délibéré pour rendre le mental plus fort ?
M — Non, si vous gardez toujours à l’esprit cette idée qu’il ne s’agit pas de votre travail à vous. Au début, il faut faire effort pour s’en souvenir constamment, mais plus tard cela devient naturel et continu. Le travail se fait alors tout seul et votre paix garde sa pureté.
La méditation est votre vraie nature. Vous l’appelez en ce moment méditation, parce que des pensées étrangères vous distraient. Mais lorsqu’elles sont expulsées, vous demeurez seul — c’est-à-dire, dans l’état de méditation, délivré de toutes pensées. C’est votre véritable nature, que vous essayez actuellement d’acquérir, en éliminant d’autres pensées. Cette élimination des pensées adventices, vous l’appelez pour lors la méditation. Mais lorsque la pratique s’établit enfin sur des bases solides, la nature réelle se déploie, et l’on découvre qu’elle est la vraie méditation.
§
CHAPITRE VI LA RÉALISATION DU SOI
D — Comment puis-je obtenir la Réalisation du Soi ?
M — La Réalisation n’est pas quelque chose qu’il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu’il faut faire, c’est rejeter l’idée : « Je n’ai pas réalisé. »
La sérénité, ou paix, c’est la Réalisation. Il n’y a aucun moment où le Soi n’existe pas. Tant qu’il se présente des doutes, ou le sentiment qu’on n’a pas réalisé, il faut s’efforcer d’extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de la place, il suffit d’enlever l’encombrement : nul besoin d’apporter l’espace nécessaire en le prenant ailleurs.
D — Puisque la Réalisation n’est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet état dans lequel les vâsanâ sont détruits d’une manière effective ?
M — Vous êtes dans cet état en ce moment !
D — Cela signifie-t-il qu’en m’accrochant au Soi, les
vâsanâ seront détruits à mesure qu’ils se présentent ? M — Ils se détruiront d’eux-mêmes si vous demeurez
tel que vous êtes.
D — Comment vais-je atteindre le Soi ?
M — Il n’y a pas à obtenir le Soi. S’Il était quelque chose qu’il fallût conquérir, cela signifierait qu’il ne
se trouve pas déjà ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant d’efforts ? C’est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.
En réalité, vous êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement dirigés vers l’élimination de ce voile qui est l’identification du Soi avec le corps, le mental, etc. C’est elle qui doit disparaître, pour laisser place au Soi.
La Réalisation est donc pour tous ; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la conviction qui vous fait dire : « Je n’ai pas réalisé. » Il faut vous débarrasser entièrement de ces obstacles.
D — Quelle est l’utilité du samâdhi ? La pensée y subsiste-t-elle ?
M — Le samâdhi permet Seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la Réalité, qu’il est ainsi impossible d’atteindre en son intégrité dans des états autres que le samâdhi.
Dans le samâdhi, un seul et unique sentiment surnage : « JE SUIS », à l’exclusion de toute autre pensée. — « JE SUIS » —, c’est « DEMEURER EN PAIX »
§
D — Il est des moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre est à l’extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la. Totalité. Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me conseillerait-il de m’y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop rares illuminations ? L’abhyâsa* dans de telles expériences exige-t-il la retraite ?
M — À l’extérieur !... Qui fait l’expérience d’un extérieur et d’un intérieur ? Ils sont concomitants à l’existence du sujet et de l’objet. Mais qui, à nouveau, est conscient de ces derniers ? Après mûr examen, vous découvrirez qu’ils n’ont jamais été qu’un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet unique ; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà du sujet.
Ce que vous appelez le « moi normal », c’est le mental, ou esprit. D’étroites limites enserrent ce mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y parvient par l’investigation telle que je l’ai déjà esquissée.
Obtenir : Le Soi est toujours là. Vous n’avez qu’une seule chose à faire, c’est d’arracher le voile qui vous Le cache.
Retenir : Le Soi, dès qu’Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le perd jamais.
Accentuer : Il n’est pas question d’accentuer le Soi, car I1 est toujours semblable, sans contraction ni expansion.
Retraite : Demeurer dans le Soi, c’est la solitude. Rien n’est étranger au Soi. La retraite implique le passage d’un lieu ou d’un état à un autre. Or, ni l’un ni l’autre ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi ; la retraite est impossible, inconcevable.
Abhyâsa : c’est empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours dans votre état naturel, qu’il y ait ou non pratique de l’abhyâsa. Rester tel que vous êtes, sans questions ni doutes, c’est votre état naturel.
D — Lorsqu’on a fait l’expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les siddhi* ?
M — Pour que l’on exhibe les siddhi, il faut que d’autres les reconnaissent. Toute personne qui montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les siddhi ne méritent même pas l’ombre d’une pensée. jnâ'na doit être le seul but de vos recherches.
D — Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?
M — Oui ; c’est le service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais il n’y a réellement aucun « autre » que l’on doive secourir. L’être Réalisé voit uniquement le Soi, comme l’orfèvre ne prête attention qu’à l’or des bijoux ornés de pierres précieuses qu’on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du nom-et-de-la-forme. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres » aussi disparaissent. L’être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même.
D — Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d’autrui ?
M — Il n’existe pas « d’autrui » avec qui on puisse vivre. Le Soi est la seule Réalité.
D — Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre ?
M — La Puissance qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut bien prendre soin du monde… Puisque Dieu a créé le monde, c’est Son affaire de s’en occuper, pas la vôtre.
D — Et notre devoir de patriote ?
M — Votre devoir consiste à ÊTRE, et non à être ceci ou cela *. « JE SUIS CELUI QUI SUIS », voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la phrase : « DEMEURE EN PAIX ».
62 Et que signifie la paix ? Elle veut dire : « Détruis-toi », car chaque nom et chaque forme sont une cause de tourment. « JE-JE », c’est le Soi. « Je suis ceci », c’est l’ego. Lorsque le « Je » demeure seul et unique, c’est le Soi. Lorsqu’il prend la tangente et dit : « Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela », c’est l’ego.
D — Qui est Dieu alors ?
M — Le Soi est Dieu. « JE SUIS » est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu dépourvu de Soi, ce qui est absurde.
Tout ce qui est requis pour réaliser le Soi, c’est d’ÊTRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus aisé ? C’est pourquoi âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.
§
66 M — La grâce est le Soi. Elle non plus ne s’acquiert pas : vous devez simplement savoir qu’elle existe.
Le soleil n’est que lumière. Il ne connaît pas l’obscurité. Pourtant, vous parlez des ténèbres qui fuient à l’approche du soleil. De même l’ignorance du fidèle, comme les vaines ombres, s’évanouit devant le regard du guru. Vous êtes entouré de lumière solaire ; cependant, si vous voulez voir le soleil, vous devez vous tourner dans sa direction et le regarder. Il en est de même pour la grâce, que vous découvrez par une approche convenable, alors qu’elle est pourtant toujours là, à tout instant.
D — La grâce aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?
M — Laissez tout cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.
De deux choses l’une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité et senti le besoin d’un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y trouvez le Soi. De toute façon, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu ni guru, n’abandonnent jamais l’adorateur qui s’est abandonné tout entier.
D — Que signifie la prosternation devant le guru ou devant Dieu ?
M — Elle signifie la soumission de l’ego et l’union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne peuvent à aucun moment s’illusionner sur les génuflexions, les saluts et les prosternations. Ils voient si l’ego est encore là, ou s’il a disparu.
§
84 M — Pourquoi spéculer sur ce qui arrivera plus tard ? Tout le monde sait que le « Je » existe. À quelque école qu’il appartienne, le chercheur fervent doit trouver d’abord ce qu’est le « Je ». Il sera temps ensuite de découvrir l’Etat final et de savoir si le « Je » s’unit à l’Être suprême, ou s’il reste en dehors de Lui. Ne cherchons pas à deviner la conclusion, mais gardons l’esprit ouvert.
D — Une sorte de compréhension de l’état final ne serait-elle pas cependant un guide efficace, même pour l’aspirant ?
M — Essayer de définir en ce moment ce que sera l’état final de Réalisation ne sert à rien. Cela n’a aucune valeur intrinsèque.
D — Pourquoi donc ?
M — Parce que vous procédez selon un principe erroné. Votre raisonnement dépend obligatoirement de l’intellect, dont la lumière procède du Soi. L’intellect n’est-il pas présomptueux de s’ériger en juge, de vouloir mesurer ce dont il n’est lui-même qu’une manifestation bornée et d’où il tient le peu de lumière qu’il a ?
Comment l’intellect, qui ne peut atteindre le Soi, serait-il compétent pour apprécier la nature de l’état final de Réalisation et à plus forte raison pour la définir ? C’est comme si l’on essayait de mesurer la lumière du soleil à sa source en prenant comme étalon la lueur d’une bougie. La cire fondra bien avant que la bougie ne parvienne au voisinage du soleil.
Au lieu de vous complaire dans de simples spéculations, consacrez-vous dès à présent à la recherche de la vérité qui se trouve à jamais au fond de votre cœur.
§
[Quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]
« 1. Étant donné qu’il y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme multiple.
7 découvrir son propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.
33. »Je ne me connais pas moi-même’ ou“ Je me connais moi-même”, parler ainsi est ridicule. Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ? »
Avant Propos184
« Il y a environ deux ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble esclave, l’ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s’approcher de Râm et de Le comprendre, c’est se retirer du monde des formes évanescentes, car Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui pénètre et soutient l’univers tout entier. Il n’a ni naissance ni mort. Il est présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n’apparaissent comme entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de cette illusion des formes, c’est réaliser immédiatement l’Unité, l’Amour de Râm. L’amour de Râm, c’est l’amour de tous les êtres, de toutes les créatures, de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à la volonté et à l’action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu’est Râm, l’Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous nous trouvons dans un état d’union complète et d’identification avec Râm qui est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n’est que la conscience de la diversité, prend fin, et l’amour, qui est la conscience de l’unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité est si complète que notre affirmation de personnalité séparée [18] notre égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes naturellement portés par la conscience éveillée de l’unité et de l’amour, à faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites manifestations de Râm, la grande Vérité, l’Amour infini. Om Shri Râm. »
Luttes et initiations
« Pendant près d’une année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d’anxiétés et de peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs : « Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue, et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en Moi, et tu seras libéré. » C’était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion pour Râm progressait par sauts et par bonds.
Le jour, alors qu’il était envahi par l’anxiété et le souci que lui causaient des ennuis d’argent, des soucis de toute espèce, Râm venait à son aide d’une façon inattendue. Aussi, [19] dès qu’il pouvait se libérer, même pour peu de temps, de ses occupations matérielles, se mettait-il à méditer en prononçant le nom de Râm. En marchant dans la rue il répétait : Râm. Râm. Il perdait toute attraction pour les choses de ce monde. Habits recherchés et toiles fines furent remplacés par le grossier khaddar185 ; une simple natte fut substituée au lit. Pour sa nourriture, il réduisit à un seul les deux repas de la journée, et plus tard, ce repas ne consista plus qu’en bananes et pommes de terre bouillies. Les piments et le sel furent complètement abandonnés. Il n’avait plus de goût que pour Râm, et sa méditation sur Râm devenait continue, englobant toutes les heures de la journée et les prétendus devoirs sociaux.
§
– Donnez-moi donc un conseil, dit alors le Persan, pour que je puisse éloigner de moi tout ce qui est illusoire et délivrer mon esprit des agitations qui font son tourment en réalisant Dieu. Je me sens enchaîné par des attaches à mes biens, ma maison, ma femme, mon argent.
– Vous avez trouvé le diagnostic de votre mal, répondit Râmdâs, et vous avez une saine compréhension du remède qu’il faut y apporter. Sachez tout d’abord que le Dieu que vous cherchez est en vous. Il est la Lumière et l’Âme de l’Univers, et l’unique et suprême but de la vie est de L’atteindre. Tout le mal vient de ce que vous croyez être séparé de cette universelle Vérité. C’est votre ego qui a dressé ce mur de séparation. Ayez un désir intense de Le réaliser, c’est-à-dire d’apprendre à savoir que votre vie forme un tout avec la vie de l’Univers. Abandonnez votre ego par une union constante avec Lui par la prière et la méditation, et accomplissez tous vos actes sans aucun désir d’en obtenir quelque gain. Au fur et à mesure que vous avancerez sur cette voie, qui est celle de la dévotion, de la connaissance et du renoncement, votre attache aux choses irréelles de la vie s’amoindrira et toutes les illusions qui encombrent votre mental s’évanouiront. Votre cœur se remplira de l’Amour divin et votre vision sera purifiée et égalisée, tandis que vos actions deviendront comme le flot spontané de votre être immortel en vous apportant la joie et la paix véritables. Tel est le point culminant auquel peut atteindre l’effort humain, et l’unique but de la vie. (232)
§
Il faut mentionner en passant que Râmdâs ne voyait nulle part ni impureté ni mal, mais il se plaisait à témoigner des cas particuliers de pureté et de grandeur d’âme qu’il rencontrait. Sa tâche ici est simplement de rapporter ses expériences touchant les événements de sa vie errante ou les gens qu’il a eu l’occasion d’observer. Il ne fait que présenter les faits comme un simple témoignage des manifestations diverses de Dieu. Car le monde est une scène sur laquelle Il se manifeste sous des milliers de formes, dans quantité de rôles. Râmdâs considère tout en une même et seule vision lumineuse, et son amour pour tous est invariable ; qu’il s’agisse de saints ou de pécheurs, il ne voit aucune différence. C’est le Seigneur qui remplit tous les rôles dans le drame terrestre.
Un Anglais nommé Abbot, désirant s’entretenir avec Râmdâs, l’emmena un jour en auto dans son bungalow, où lui et sa sœur le reçurent sur la véranda. La bonne dame anglaise parla avec enthousiasme du Christ et de son enseignement, et Râmdâs acquiesça parfaitement aux louanges qu’elle fit du Divin Maître. Mais son enthousiasme alla si loin qu’elle s’exprima assez dédaigneusement sur le compte de Shri Krishna, de Bouddha, etc.
« Mère, lui dit-il, Râmdâs ne peut être d’accord avec vous sur ce point. Râmdâs tient Shrî Krishna et Bouddha en aussi haute estime que Jésus, si ce n’est plus. Vous portez ce jugement sur eux parce que vous ne les comprenez pas, de mêm que certains Hindous portent un faux jugement sur le Christ parce qu’ils ne le connaissent pas. » (262)
§
« Mahârâj, dit-il, je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d’un sâdhu, car j’ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins. Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre protection.
— Râmji, répliqua Râmdâs, rien n’est mauvais en ce monde ; c’est votre esprit qui est tourmenté. Tant que votre esprit n’a pas l’ardent désir de déchirer le voile d’illusion qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C’est comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette attitude dépend d’une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde. Apprenez à connaître votre état d’esprit. La liberté et la joie sont en vous, mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l’âpreté au gain, et les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n’est pas un gourou ; il ne peut que vous montrer la voie. L’effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un disciple de la Vérité. » (264)
Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf ans à l’Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le tamoul, il part pour l’Inde avec l’autorisation de ses supérieurs et fonde l’ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi (1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne d’Arunachala :
« Du fond du cœur, j’entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d’appui où on serait encore tenté de s’agripper : car tel il a voulu celui qu’il a appelé, et tel il le rendra, libre et nu en la solitude de son cœur, libre et nu de la liberté et de la nudité du Soi.
Arunâchala, guru impitoyable,/qui me sevras de tout ce que j’aimais jusque-là,/de tout ce que je savourais jusque-là,/de tout sur quoi je m’appuyais jusque-là,/les choses de ce monde comme les choses de l’autre,/et me laissais suspendu/libre et nu… »186.
Puis il « fait le saut » et le sannyasin se fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :
« Mais par rapport à tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a“ cela” ! (8 mars 1973)
Pour le moment, je suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis. Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon népali de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange et tous nos moines à grande coule ! /L’Esprit n’est pas à chercher dans un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)
L’autre jour, je rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala [ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est“ parti”, va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite. L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).
Un infarctus qui me prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience merveilleuse de“ croiser” entre mort et vie, découverte que l’on EST187 ! Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre 1973). »188.
Issu d’une famille de samouraï, Matsuô Bashô se lie d’amitié avec le fils de son seigneur189. Ce dernier meurt. Le jeune Matsuô abandonne alors la carrière des armes et se voue à l’étude des lettres. Il prend l’habit de moine et suit notamment l’enseignement de Kigin Kitamura (1624 – 1705).
A 36 ans, il fonde une école de haïku à l’ermitage de Fukagawa. Les haïku sont des poèmes à forme fixe, composés de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes.
§
En l’ermitage, un de ses disciples lui offre un bananier. Bashô plante l’arbre. Il en tire son nom de plume. Le poète ne donna jamais la signification de ce nom. Le bananier est un arbre modeste et fécond, comme Bashô. Avait-il en vue ce passage du bouddhisme Mâhâyâna ?
« Moi qui suis le roi de la loi, moi qui suis né dans le monde et qui dompte l’existence, j’expose la loi aux créatures, après avoir reconnu leurs inclinations.
(…) Je remplis de joie tout l’univers, semblable à un nuage qui verse [partout] une eau homogène.
(…) Les nombreux Bodhisattva, doués de mémoire et de fermeté, qui, s’étant fait une idée exacte des trois mondes, recherchent l’état suprême de Bodhi, prennent sans cesse l’accroissement comme les arbres.
Ceux qui possèdent les facultés surnaturelles et les quatre contemplations, qui ayant entendu parler du vide, en éprouvent de la joie, et qui émettent de leur corps des milliers de rayons, sont appelés les grands arbres (…) »190.
Alors, le bananier serait la métaphore de l’homme qu’était Bashô, aussi humble que noble, noble parce qu’il était humble.
Bashô fonde un nouveau style, le style shôfu.
Quatre traits le définissent.
Sabi : la beauté de la fragilité issue de l’altération due au temps.
Shiori : le caractère implicite du poème qui
voile autant qu’il dévoile.
Hosomi : la
beauté du simple et du humble.
Karumi : l’humour.
Bashô employait aussi la
notion de kôgokizoku, qui signifie l’éveil par le
retour vers le bas.
Dans « A Kyoto rêvant de Kyoto », Bashô nous dit :
« Dans ce qu’on voit, rien qui ne soit fleur ; dans ce qu’on ressent, rien qui ne soit lune. Quand dans les formes on ignore la fleur, on est pareil à un barbare., quand dans le cœur on ne ressent pas la lune, on est de la même espèce que la bête. Pour chasser le barbare, pour éloigner la bête, il faut retourner à la nature créatrice, s’accorder à la nature créatrice191.
Le sens des haïku de Basho ne réside jamais dans l’apparence de la forme, mais dans la réalité intime du cœur. Souvent, la contradiction apparaît à celui qui lit de manière rapide. Elle se résout, à la manière d’un koan zen, dans l’unité du réel.
Ainsi de ce haïku très célèbre qui a marqué les esprits de son époque par sa hardiesse :
« Paix de la vieille mare
Une grenouille plonge
Bruit de l’eau »
Enomo Kikaku, disciple de Bashô, était là le jour où son maître composa le poème. Il raconte que Bashô avait composé immédiatement les deux derniers vers, puis qu’il avait marqué un temps avant de parfaire le premier.
Dans le style antérieur, on eût écrit le premier vers ainsi :
Onde cristalline et paisible
Mais Bashô insiste dans le premier vers sur la trivialité de la nature. Le poème donna lieu à de multiples interprétations. Nous proposons celle-ci. En un premier lieu, on s’en tient à la sensation simple : la vision de l’étang et du plongeon, l’audition de l’eau. Et en un second lieu, le sentiment vient que Bashô est la grenouille qui plonge dans l’eau de la vie, qui par épanadiplose est aussi la vieille mare. Aussi l’apparence est-elle trompeuse. Si le sage est souvent laid et vieux. Il transmet aussi l’eau de la vie, comme nous l’avons vu précédemment. En sorte que tout est vie et harmonie universelle. Tout est substance. Tout est eau.
Seul celui qui s’unit à la nature éternelle peut composer adéquatement un haïkaï.
Peu de temps avant de mourir, à l’âge de cinquante ans, Bashô a composa ce haïku :
« Sur cette route
Il ne passe personne
Crépuscule d’automne »
L’idéogramme traduit par le mot route désigne aussi la Voie, le Tao du taoïsme. Bashô nous rappelle que la voie passe par le don total de la personne, jusqu’au vide, au rien, au néant.
Foreword, (p.10):
The aim192 of the Ch’an sect is to strip the mind of all feelings and passions for the purpose of disentangling it from the phenomenal so that the self-nature can return to its normal state and operate in the normal way without hindrance. With this in view, Ch’an masters rarely used those Buddhist terms found in all sutras. For men are always prone to cling to the terminology which, in their quest for more learning and wider knowledge, can only stimulate their faculties of thought and intensify their discrimination. The masters taught their disciples to refrain from seeking enlightenment and Buddhahood, for the very idea of enlightenment and Buddhahood gave rise to the twin concept of reality of ego and reality of dharma which split their undivided whole into subject and object, the cause of their illusion and suffering. This is the reason why the usual terms found in sutras are rarely found in Ch’an texts, which seem very strange and incomprehensible even to Buddhists of the other schools. Those texts are as obscure and incomprehensible as Nostradamus’s Prophecies of world events and puzzled readers frequently put them aside forever, after reading a few pages. No learned masters took the trouble of giving a clear explanation of or comprehensive commentary on the sayings of their enlightened predecessors. Even if they quoted ancient sayings when giving instruction to their own disciples, their commentaries varying from a sentence to an entire gatha or poem, were equally obscure and confusing to beginners. [. . .] If one applies one’s discriminating mind to commenting on ancient sayings, one will behold only the linger instead of the moon which is actually pointed at.
We cannot, however, blame these masters for their seemingly obscure and abstruse sayings, because as soon as they used the terminology coined by the conditioned human intelligence, their disciples would cling to it, thus straying from the normal course of training. When a monk asks Yun Men: “What is Buddha?” the master, knew that the questioner’s mind was stirred by the empty word ’Buddha’ and, in order to disentangle it from the illusion of Buddha, replied: “A toilet stick.” In this, there was no disrespect for the Enlightened One, as the reply served only to wash the deluded mind of the disciple from this impure conception, for the Buddha as conceived by a deluded mind could never be the pure Buddha, who is beyond description. This particular case should not, however, be generalized, for the reply was appropriate only for the question at that particular moment. For this reason, Yun Men forbade his disciples to record his sayings. Likewise, we cannot follow Master Tan Hsia’s example and burn wooden statues of Buddha. Tan Hsia realized that the moment was ripe for enlightening a deluded monk who clung to these statues and disregarded his self-natured Buddha.
I Prerequisites. . . (pp.19 sq.) :
From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch’an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one’s false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one’s Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. . . .
The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha (hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. . . .
Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. . . .
Hua t’ou [koan japonais]: This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.”
Écrit dans sa vieillesse, un témoignage émouvant :
[Introduction :] En lisant ces lignes, on serait tenté de croire qu’il faut s’élever jusqu’à des régions abstraites, sublimes, que l’homme n’atteint qu’exceptionnellement, qu’en de rares moments de son existence. Suzuki nous fait voir avec une simplicité qui pourrait sembler peu conforme à l’importance et à la grandeur du sujet que l’essence de la religion ne consiste pas dans une exaltation momentanée, mais dans notre aptitude, dans notre disposition à rechercher, à découvrir, à libérer dans l’ordinaire de la vie, dans les choses quotidiennes, dans ce qui se passe partout et toujours et qui occupe les hommes constamment, les étincelles cachées du divin.
Ma famille se compose de médecins établis depuis plusieurs générations dans la ville de Kanazawa194. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient médecins et, de façon inattendue, ils sont tous morts jeunes. Bien sûr, il n’était pas rare de mourir jeune en ce temps-là, mais dans le cas d’un médecin exerçant sous l’ancien régime féodal, c’était une double infortune, car la pension versée à la famille par le seigneur tutélaire était sensiblement réduite. Ma famille, bien que de rang samouraï, était déjà frappée par la pauvreté du vivant de mon père, et après sa mort, alors que j’avais à peine six ans, nous devînmes encore plus pauvres à cause des dif — (36) ficultés économiques qui touchèrent la caste des samouraïs, dès l’abolition du système féodal.
La perte d’un père à cette époque était sans doute plus dramatique qu’aujourd’hui ; tout dépendait de lui en tant que chef de famille, tous les pas importants dans la vie : l’instruction puis la recherche d’une situation sociale. Tout cela, je le perdis lorsque j’avais dix-sept ou dix-huit ans. Ces épreuves me firent penser à mon destin (karma). Pourquoi devais-je rencontrer de telles embûches à l’aube de ma vie ?
Ma réflexion commençait à s’orienter vers la philosophie et la religion, et comme ma famille appartenait à la branche zen Rinzaï, il était tout naturel que je me tourne du côté du zen pour trouver des réponses à mes problèmes. Je me souviens d’être allé au temple zen où ma famille était inscrite — c’était le plus petit temple de Kanazawa — pour questionner le prêtre au sujet du zen. Comme beaucoup de prêtres officiants dans des temples ruraux, il n’était pas très instruit ; de fait, il n’avait même pas lu le Hekiganroku195. Aussi l’entretien que j’eus avec lui fut-il de courte durée.
Je pris l’habitude de débattre de questions philosophiques et religieuses avec les étudiants de mon âge ; je me souviens que quelque chose me rendait toujours perplexe : qu’est-ce qui fait pleuvoir ? Pourquoi est-il nécessaire que la pluie tombe ? Aujourd’hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu’il a pu y avoir dans mon esprit quelque chose qui rappelle l’enseignement chrétien au sujet de la pluie qui tombe également sur le juste et l’injuste. Au fil des circonstances, j’entrai en relation, à la même époque, avec des missionnaires chrétiens. Lorsque j’avais quinze ans environ, il y avait à Kanazawa un missionnaire de l’Église orthodoxe [grecque]. Je me souviens qu’il me prêta un exemplaire de la traduction japonaise de la Genèse en me recommandant de la lire. Je la lus, mais cela me semblait dénué de sens. Au commencement était Dieu. Mais pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? Voilà ce qui me préoccupait au fond.
La même année, un de mes amis se convertit au protestantisme. Il voulait que je devienne chrétien et m’incitait à recevoir le baptême. Mais je lui répondis que je ne pouvais pas être baptisé avant d’être convaincu de la vérité du christianisme. J’étais toujours suspendu à cette question : pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? J’allai voir un autre missionnaire, protestant celui-là, et je lui 37 posai la question. Il me dit que toute chose devait avoir un créateur pour venir à l’existence et que le monde devait avoir un Créateur aussi. « Alors qui a créé Dieu ? » demandai-je. « Dieu s’est créé lui-même, répondit-il, ce n’est pas une créature. » Sa réponse ne me satisfaisait pas, et cette interrogation est toujours restée la pierre d’achoppement à ma conversion au christianisme.
Je me souviens aussi que ce missionnaire avait toujours avec lui un gros trousseau de clefs. Cela me semblait étrange, car à cette époque personne au Japon ne tenait rien sous clef. Aussi, lorsque je le vis avec toutes ses clefs, je me demandai d’où lui venait le besoin de mettre en sûreté tant de choses.
C’est alors qu’un nouveau professeur fut nommé dans mon école. Il enseignait les mathématiques. Il les enseignait si bien que je commençai à y prendre goût. Il s’intéressait aussi beaucoup au zen. Il avait d’ailleurs été l’élève de roshi Kosen196, un des grands maîtres zen de ce temps. Il faisait de son mieux pour éveiller la curiosité de ses élèves pour le zen en faisant circuler des copies de l’œuvre de Hakuin Zenji, Orategama197. De prime abord, je n’y compris pas grand-chose, mais cela m’intéressait tellement que, pour en savoir plus, je décidai d’aller voir un maître zen, roshi Setsumon, qui vivait dans le temple Kokutaiji dans la province d’Etchu.
Je quittai la maison sans savoir au juste comment me rendre au temple, avec cette seule information qu’il se trouvait près de Takaoka. Je me rappelle avoir voyagé dans une vieille voiture à chevaux, juste assez grande pour transporter cinq à six personnes, et que nous avons passé le col de Kurikara à travers les montagnes. La route et la voiture étaient en piteux état, je n’arrêtais pas de me cogner la tête contre le toit. À partir de Takaoka, je pense avoir fait le reste du trajet à pied jusqu’au temple.
J’arrivai là-bas sans aucune introduction. Les moines semblaient bien disposés à m’accueillir. Ils me dirent que le roshi était sorti, mais que je pouvais pratiquer zazen dans une pièce du temple si j’en avais envie. Ils me montrèrent comment 40 m’asseoir et comment respirer et me laissèrent seul dans une petite pièce en me disant de continuer ainsi. Après un jour ou deux consacrés à cette pratique, le roshi revint et on m’amena le voir. Il est clair qu’à l’époque j’ignorais tout du zen et de l’étiquette qui s’impose en sanzen. On m’avait simplement dit de venir voir le roshi et je me présentai à lui en apportant ma copie de l’Orategama.
L’essentiel de l’Orategama est écrit dans une langue assez simple. Mais il y avait là-dedans quelques termes zen difficiles que je ne pouvais saisir. J’en demandai l’explication au roshi. Il se tourna vers moi en colère et me dit : « Pourquoi me posez-vous une question aussi stupide ? » Je fus renvoyé dans ma chambre sans aucun enseignement et on me dit de rester en position assise, jambes croisées.
Je suis resté seul. Personne ne mç disait rien. Les moines qui m’apportaient les repas ne m’adressaient pas la parole. C’était la première fois que j’étais loin de la maison et j’éprouvai bientôt un sentiment de solitude et la nostalgie du foyer. Ma mère me manquait beaucoup. Après quatre ou cinq jours, je quittai le temple et revins chez moi. Je ne me souviens pas de la manière dont je pris congé du roshi, mais je me souviens bien de la joie qui m’habitait en retrouvant la maison.
Je commençai alors à enseigner l’anglais dans le petit village de Takojima qui se dresse sur la péninsule de Noto — péninsule qui s’avance dans la mer du Japon. Il y avait là un temple Shin habité par un prêtre lettré qui me montra un texte de l’école Yuishiki intitulé Hyappo Mondo (Questions-Réponses sur les cent dharmas). Mais c’était si ancien et si abstrus qu’en dépit de ma soif d’apprendre, je n’en saisis pour ainsi dire rien.
J’obtins une autre affectation comme enseignant à Mikawa, une ville située à environ cinq lis (vingt-quatre kilomètres) de notre maison à Kanazawa. Là aussi ma mère me manquait beaucoup et tous les week-ends, je faisais le chemin à pied pour me retrouver près d’elle. Cela me prenait environ cinq heures et m’obligeait à quitter la maison le lundi à une heure du matin de façon à être à l’école dans les temps. Je restais accroché à la maison jusqu’à la dernière minute pour profiter de ma mère aussi longtemps que possible.
J’ajouterai incidemment que l’enseignement de l’anglais que je dispensais alors était assez particulier, tellement particulier que, lorsque j’allai pour la première fois aux États-Unis, personne ne comprenait ce que je voulais dire. Nous avions pris l’habitude de tout transposer littéralement et je me rappelle que j’étais très embarrassé par la façon (42) dont on dit en anglais : « Le chien a quatre pattes », « Le chat a une queue ». En japonais, le verbe « avoir » n’est jamais utilisé en ce sens. Si vous dites : « J’ai deux mains », cela s’entend comme si vous teniez deux mains étrangères dans les vôtres. Plus tard, je développai l’idée selon laquelle l’insistance mise par la mentalité occidentale sur la possession est le signe de la place prépondérante accordée au pouvoir, à la dualité, à la compétition, traits qui sont absents de la sensibilité orientale.
Pendant les six mois que je passai à Mikawa, j’arrêtai mes études sur le zen. Je déménageai à Kobe où mon frère travaillait comme avocat, et peu après il m’envoya à Tokyo pour y suivre des études en me versant une pension de six yens par mois.
À cette époque, le coût d’hébergement et d’entretien d’un étudiant s’élevait à environ trois yens et cinquante sens. Je choisis d’étudier à l’université de Waseda, mais une des premières choses que je fis en arrivant à Tokyo fut de me rendre à Kamakura pour étudier le zen sous la direction de roshi Kosen qui était alors abbé de Engakuji. Je garde le souvenir d’avoir marché tout le jour de Tokyo à Kamakura, quittant Tokyo à la tombée de la nuit pour arriver à Kamakura tôt le matin suivants198.
Le moine shika, l’hospitalier, ménagea mon premier entretien avec le roshi en présentant une offrande de dix sens d’encens enveloppés dans du papier. La scène faisait penser aux peintures de Daruma199 que j’avais déjà vues ; il s’en dégageait un authentique parfum zen. Le roshi avait soixante-seize ans lorsque je le rencontrai pour la première fois. C’était un grand homme, à la fois par la stature et la personnalité. Il marchait avec peine à cause d’un choc récent. Il me demanda d’où je venais et, lorsque je lui dis que j’étais né à Kanazawa, il s’en réjouit et m’encouragea à persévérer dans la pratique du zen. Sûrement parce que les gens de la région d’Hohuriku, aux alentours de Kanazawa, ont la réputation d’être patients et appliqués.
La deuxième fois que j’eus l’occasion de le rencontrer en entretien privé, il me donna le koan200 Sekishu, le « claquement d’une seule main ». Je n’étais pas du tout préparé à ce moment-là à recevoir un koan. Sur le plan du zen, mon esprit était 44 comme une page blanche, tout pouvait y être écrit. À chaque fois que je le voyais en sanzen, il faisait simplement le geste de sortir sa main gauche en la dirigeant vers moi, sans un mot, ce qui me plongeait dans un état de grande perplexité. Je me souviens que je faisais tous les efforts possibles pour apporter des réponses rationnelles à ce koan sur le claquement d’une main, mais naturellement roshi Kosen les refusait toutes, et après quelques expériences de sanzen je me sentis dans une sorte d’impasse.
Un entretien avec lui me laissa une impression forte. Il prenait son petit déjeuner sur une véranda donnant sur un bassin, assis sur une petite chaise assez rustique. Il mangeait du gruau de riz qu’il retirait à la louche d’un pot de terre et il en mettait dans son assiette. Après que je me fus prosterné trois fois devant lui, il me demanda de m’asseoir en face sur une autre chaise. Je ne me rappelle pas ce qui a été dit à cette occasion, mais chaque geste qu’il faisait — la manière dont il me fit bouger pour m’installer sur la chaise, celle dont il se servait de riz dans le pot — se grava en moi de façon indélébile. « Oui, me disais-je, c’est ainsi qu’un moine zen doit se comporter. » Tout ce qui sortait de lui était direct, simple, rempli de sincérité et, bien sûr, traversé par quelque chose de plus qui ne peut être dit avec des mots.
Je n’oublierai jamais non plus le premier enseignement que je suivis. C’était un événement tout à fait solennel, commençant par la récitation du Sutra du Cœur par les moines et par les derniers mots de Muso Kokushi201 : « J’ai trois sortes de disciples… » Le roshi se prosternait devant la statue du Bouddha et se relevait ensuite sur son siège, en face de l’autel, comme s’il entendait s’adresser au Bouddha plutôt qu’à l’assistance. Son assesseur lui apporta le pupitre et, à ce moment-là, les chants prirent fin. Il put alors commencer son enseignement doctrinal.
Celui-ci portait sur le 42e chapitre de l’Hekiganroku, celui où Ho-kojo rend visite à Yakusan, lequel, après leur entretien, invite dix moines à l’accompagner au bas de la montagne, à la porte du temple. Chemin faisant, l’échange suivant a lieu : « La neige fine tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste place. »
Il m’apparaissait que c’était là un bien étrange sujet de conversation pour des moines zen, mais le roshi s’en tint à la lecture du passage sans ajouter de commentaire, lisant comme s’il était à la fois absorbé et transporté par chaque mot du texte. Je fus tellement saisi par cette lecture qu’alors même 46 que je n’y entendais rien, je le revois encore assis sur sa chaise, le texte devant lui, lisant : « La neige fine tombe flocon par flocon. »
Tout ceci se passait en 1891. Il avait soixante-seize ans. J’en avais vingt et un. Il me revient à la mémoire que cette année encore je participai au rite Toji, au solstice d’hiver. Les moines travaillaient le riz pour en faire des galettes et eurent une nuit entière de récréation. La première de ces galettes était offerte au Bouddha, la seconde au roshi. Roshi Kosen était si friand de galettes de riz trempées dans la sauce au daikon202 râpé qu’il n’en était jamais rassasié. Ce jour-là, il demanda un second service que lui refusa son moine assistant au motif qu’il ne serait pas bon pour lui de manger autant. Le roshi répondit : « Ça ira bien si je prends un médicament pour la digestion. »
Le 16 janvier de l’année suivante, en 1892, le roshi mourut. J’étais présent. Je me trouvais en compagnie de ses moines assistants dans la pièce voisine. Tout d’un coup nous entendîmes le bruit d’une lourde chute dans la chambre du roshi. Le moine de service bondit dans la chambre et trouva le roshi gisant, inconscient, par terre. Il semble qu’il ait eu une crise cardiaque en sortant des toilettes et qu’il se soit cogné la tête en tombant. On appela immédiatement le médecin, mais lorsqu’il arriva il constata qu’il était trop tard. Le roshi était déjà mort.
Shaku Soen203 succéda à roshi Kosen comme abbé d’Engakuji. À la mort de Kosen, il revenait d’un séjour d’études à Ceylan sur le bouddhisme Theravada et c’était déjà une personnalité montante. Très brillant intellectuellement, il avait aussi reçu son inka shomei ; ou diplôme pour être roshi, alors qu’il était encore assez jeune, chose inhabituelle à cette époque où l’on exigeait au moins quinze ans de pratique pour atteindre un tel état de maturité spirituelle. Titulaire de son inka, il était allé à l’université de Keio pour étudier des sujets propres à l’Occident, ce qui, là encore, était assez inhabituel pour un prêtre zen. Beaucoup de gens l’avaient critiqué d’avoir franchi ce pas, roshi Kosen compris, qui l’avait averti que toutes ses études se rapportant à des thèmes occidentaux ne 48 lui serviraient à rien. Mais Shaku Soen ne prêtait pas attention aux critiques des gens et faisait son propre chemin. Ce fut dans l’ensemble une personnalité remarquable, remplie d’élans non conventionnels.
C’est lui qui accomplit les rites funéraires de roshi Kosen. Au printemps 1892, il était nommé nouvel abbé et je commençai à le fréquenter en sanzen.
Il me donna Mu204 comme nouveau koan, voyant que je ne m’en sortais pas avec le « claquement d’une seule main » ; il pensait que je pourrais obtenir mon kensho205 plus vite et plus tôt avec Mu. Il ne m’apporta aucune aide pour la résolution de ce koan et, après quelques séances de sanzen avec lui, je dus reconnaître que je n’avais plus rien à dire.
Suivirent quatre années d’âpre lutte, de combat mental, physique, moral, intellectuel. Je sentais qu’il était certainement assez facile de comprendre Mu dans son principe intellectuel, mais comment soutenir une relation vécue, sur le terrain de l’expérience, avec une chose aussi simple ? L’explication devait se trouver dans un livre. Je lus donc tous les livres zen sur lesquels je pouvais mettre la main. Dans le temple de Butsunichi où je vivais alors, il y avait un sanctuaire consacré à Hojo Tokimune206, et l’on conservait dans une pièce de ce sanctuaire tous les livres et documents appartenant au temple. Je passai tout l’été à lire tous les livres que je trouvais. Bien que ma connaissance du chinois fût encore embryonnaire et que cela m’interdisait l’accès au sens de bon nombre de textes, je faisais de mon mieux pour recenser tout ce qui se rapportait à Mu, intellectuellement.
Un livre m’intéressait tout particulièrement. C’était le Zenkan Sakushin (Coups de fouets pour vous aider à franchir les barrières zen), compilé par un maître chinois de la dynastie Ming répondant au nom de Shenko. C’était un recueil d’écrits sur la discipline zen et sur les conseils donnés par différents maîtres zen sur la manière de s’y prendre avec le koan.
Il me parut évident de suivre un des conseils de ce livre : « Lorsque tu as assez de foi, ton doute est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as 50 suffisamment de satori. Toute la connaissance, l’expérience, les sentences merveilleuses, les sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu dois le jeter par-dessus bord. Mets toute ton énergie dans la résolution du koan. Tiens-toi assis, dos droit, sans te soucier de savoir s’il fait jour ou nuit, le mental uni-pointé sur le koan. Lorsque tu auras pratiqué cela pendant quelque temps, tu sentiras que tu sors du cadre espace-temps, comme un homme mort. Arrivé à cet état, quelque chose commence à monter en toi et c’est comme si ton crâne allait voler en éclats. L’expérience soudaine que tu fais alors ne vient pas de l’extérieur, elle jaillit du fond intime de ton être. »
Ainsi engagé sur la voie de l’effort moral, je pris l’habitude de passer plusieurs nuits dans une grotte située à l’arrière du temple de Shariden207, où une dent du Bouddha est conservée comme relique. Mais il y avait encore en moi une fêlure dans la volonté, de sorte que je me laissais souvent aller à quitter la posture assise dos droit et que je cherchais de bons prétextes pour partir, comme la présence importune des moustiques.
J’étais très pris pendant ces quatre ans par différents écrits, notamment par la traduction en japonais de L’Évangile du Bouddha du Dr Carus, mais le koan continuait tout le temps à me travailler dans les couches profondes de mon esprit. C’était, sans aucun doute, mon « souci » dominant, et je me revois assis dans un champ, adossé à une meule de riz, me disant que si je n’arrivais pas à comprendre Mu, la vie n’avait plus de sens pour moi. Nishita Kitaro208 écrit quelque part dans son journal que je parlais souvent de suicide à cette époque, bien que, personnellement, je ne m’en souvienne pas. Dès que je réalisai que je n’avais plus rien à dire sur Mu, je cessai d’aller voir Shaku Soen en sanzen, sauf pour le sosan ou sanzen obligatoire pendant la sesshin209. Il était alors fréquent que le roshi me batte.
Il arrive souvent qu’une espèce de crise soit nécessaire dans la vie d’un homme pour le forcer à investir toute son énergie dans la résolution du koan. Il en existe une belle illustration dans le livre Keilyoku Soden (Histoires de ronces et de chardons), composé par un disciple d’Hakuin, qui relate une série d’anecdotes piquantes sur la pratique zen. 52
Un moine venait d’Okinawa pour étudier le zen sous la guidance de Suio, un des grands disciples d’Hakuin, homme rugueux et au caractère trempé. C’est lui qui apprit la peinture à Hakuin. Le moine passa trois ans auprès de Suio à travailler sur le koan du « claquement d’une seule main ». Le temps pour lui de revenir à Okinawa approchait à grands pas et il n’avait toujours pas résolu son koan, ce qui le rendait très déprimé. Il alla vers Suio en larmes. Le maître le consola en disant : « Ne t’inquiète pas. Diffère ton départ d’une semaine et reste dans la posture assise avec toute la détermination dont tu es capable. » Sept jours passèrent, le koan était irrésolu. Le moine revint vers Suio qui lui conseilla de repousser son départ d’une semaine encore. Lorsque cette semaine se fut écoulée et alors qu’il n’avait toujours pas trouvé la solution de son koan, le maître dit : « Il y a beaucoup d’exemples chez les anciens de gens qui ont atteint le satori au bout de trois semaines, essayez donc une troisième semaine. » Mais la troisième semaine passa sans que le sens du koan soit dévoilé. Alors le maître dit : « Essayez cinq jours de plus. » Les cinq jours passèrent sans que le moine soit plus avancé dans la résolution du koan. À la fin le maître dit : « Cette fois essayez trois jours de plus et si, après ces trois jours, vous n’avez toujours pas trouvé la solution, vous devrez mourir. » Alors, pour la première fois, le moine décida de consacrer le peu de vie qui lui restait à la résolution du koan. Et au bout de trois jours il la trouva.
La morale de l’histoire c’est que chacun doit décider de mettre tout ce qu’il a dans l’effort. « L’extrémité de l’homme est l’occasion de Dieu. » Il arrive souvent qu’à l’instant même où l’homme tombe dans l’abîme du désespoir et décide de mettre fin à ses jours, le satori vienne. Je reconnais que dans beaucoup de cas le satori aurait pu survenir alors qu’on est déjà sur le chemin de la mort.
Dans le cours de la vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun doit aller jusqu’au bout de lui-même, sans se laisser d’échappatoire. Une chose seulement doit être faite.
Cette crise ou situation extrême survint pour moi lorsqu’il fut finalement convenu que je devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king. Je compris que la sesshin rohatsu210 du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m’était offerte de participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.
Jusqu’à ce moment j’avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or tant que j’avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme une entité séparée de Mu, et ce n’était pas là le vrai samadhi. Mais vers la fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d’être conscient de Mu. J’étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu’il ne restait plus trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C’est cela le vrai samadhi.
Et pourtant, cette forme de samadhi n’est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s’en réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d’irruption hors du samadhi et de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c’est ça. »
Je n’ai aucune idée du temps que je passai en samadhi. J’en fus réveillé par un son de cloche. Je me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions tests sur Mu. Je répondis à chacune d’elles à l’exception d’une seule sur laquelle j’hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils me semblaient transparents. J’étais transparent aussi.
Je voudrais souligner l’importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement expérimenté. Après kensho, je n’étais pas complètement éveillé à mon expérience. C’était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j’entendis cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle était en fait l’expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.
Par la suite je ne rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d’autres koans sont nécessaires pour rendre kensho, l’expérience initiale, transparente, mais c’est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de sa nature. »
…Cowper says “universal nature” but he actually means what he views of beautiful or grand In nature. This kind of thing only, “Prompts with remembrance of a présent God!””
The division here of God and nature is very disagreeable. Not to be able to look at the broad oak or “the green blade that twinkles in the sun” without being “prompted” to think of something else, must cause a perpétuai splitting of the mind. This is what Christ warns us against, in “Judge not” and “Let not thy right hand know what thy left hand doeth.”
The nature mystics, on the other hand, are forgetful of God, either leave him out altogether or put him in perfunctorily, or use the word God as a synonym for Nature or Reality. As pointed out above, passion distinguishes their attitude from pantheism, though there is often an insensible flowing from one to the other. The finest example of nature myslicism is found in Wordsworth, The Excursion, (I, 199.)
“He beheld the sun
Rise up, and bathe the world in light! He looked—
Océan and earth, the solid frame of earth
And ocean’s liquid mass, in gladncss lay
Beneath him:—Far and wide the clouds were touched,
And in their silent faces could he read
Unutterable love. Sound needed none
Nor any voice of joy; his spirit drank
The spectacle: sensation, soul and form
All melted in him; they swallowed up
His animal being; in them did he live,
And by them did he live; they were his life.”
Wordsworth then inserts two lines that might well have been omitted from the poem, since they represent an intellectual afterthought:
“In such access of mind, in such high hour
Of visitation from the living God,
but continues, showing that there was actually no ‘visiting’ of one person, by Another:
Thought was not; in enjoyment it expired.
No thanks he breathed, he proffered no request;
Rapt in the still communion that transcends
The imperfect offices of prayer and praise.
One more extract, from Tintern Abbey:
A sense sublime
Of something far more deeply interfused,
Whose dwelling is the light of setting suns,
And the round ocean and the living air
And the blue sky, and in the mind of man—
A motion and a spirit, that impels
Ail thinking things, all objects of all thought,
And rolls through all things.”
These two passages represent the high water mark of nature mysticism in English Literature. They are full of Zen.
They portray a condition of “satori,” of illumination. But the next point is of cardinal importance; these lines of the Daffodils,
“They stretch’d in a never-ending line along the margin of a bay:
Ten thousand saw I at a glance Tossing their heads in sprightly dance,”
are also full of Zen but are not mystical, still less pantheistic.
The first example, from the Excursion , shows us the mind of Man in its union with the universe. The second, from Tintern Abbey, shows us the universe as perceived by the man in union with it. The third, Daffodils, shows us something very different, apparently, from either. We see, not the mind of man, nor the universe, but the daffodils, and when we see them as Wordsworth also saw them, as they really are, that is sufficient. Mysticism is like Zen, in this respect, that you cannot believe or disbelieve in mysticism. You are either a mystic or nothing. But the great gulf fixed between mysticism and Zen is this. Mysticism uses the object, the finite, as a telescope to look into the infinite. Zen looks at the telescope.
We say, very loosely, “There is Zen in this,” “This is far from Zen,” but we must notice there is a great difference, both in art and life, between Zen and talking about Zen. Compared with the extract from the Excursion, the following poem of Bashô on a similar subject:
“A wild sea,
The Milky Way stretching across
To the isle of Sado.”
Another of Bashô, to compare with the Daffodils. (Note that though both poems speak of the author’s feelings, both are equally objective, since they do so to express the nature of the flower itself.)
“How they pull the heartstrings—
Corning along the mountain road—
These violets!”
The most famous of all haiku, of which I give an unconventional translation, has this same quality, that is, of expressing an unsymbolical, unallegorical fact, which is nevertheless a Fact, and The Fact.
“The old pond.
A frog jumps in—
Plop!”
Against this translation it may be urged that “plop” is an unpoetic, rather humorous word. To this I would answer, “Read it over slowly, about a dozen times, and this association will disappear largely.” Further, it may be said, the expression “plop” is utterly different in sound from “mizu no oto.” This is not quite correct. The English “sound of the water” is too gentle, suggesting a running stream or brook. The Japanese word “oto ” has an onomatopoeic value much nearer to “plop.” Other translations are wide of the mark. “Splash” sounds as if Bashô himself had fallen in. Yone Noguchi’s “List the water sound,” shows Bashô in a graceful pose with finger in air. “Plash,” by Henderson, is also a misuse of words. Anyway, it is lucky for Bashô that he was born a Japanese, because probably not even he could have said it in English. [. . .]
At the moment of the “plop,” the sound and the silence, the movement and the stillness, were perceived unseparated, uncontrasted, unantagonised, as they were before the Spirit of God brooded over the Chaos. And if you have seen one piece of reality, you have seen ail, for the parts are not less than the whole. Montaigne says,
“ Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ny d’autre nuit. Ce Soleil, cette Lune, ces Étoiles, cette disposition, c’est celle même que vos aïeux ont jouyé, et qui entretiendra vos arrière-neveux.
Non alium videre patres : aliumve nepotes
Aspicent.”
Suzuki says, “This leap is just as weighty a matter as the fall of Adam from Eden.” This is true enough, but this is mysticism211.
“Every one of us, as a human being, has self-consciousness and is conscious of other human beings surrounding him. Hence it naturally cornes about that at the level of ordinary existence ail of us possess a more or less definite idea as to what kind of a thing man is. The classical Western philosophy going back to Aristotle élaborates and defines this commonsense image of man as a “rational animal”.
The image of Man peculiar to Zen Buddhism emerges exactly when such a commonsense image of man, be it pre-philosophical or philosophical, is smashed to pièces. The ordinary image of man on which our daily life is based, and on which our social life is carried out, does not, according to the typically Zen conception, represent the true reality of Man. For man, as pictured in such a way, is but a “thing” in the sense that it is nothing but an objectified man, i.e. man as an object. Such cannot be a true picture, because according to Zen, Man in his true reality is, and must be, an absolute selfhood.
Without tarrying on the plane of common-sense or empirical thinking, where the primary expérience of Reality, including even the absolute ego, in its pure “is-ness” is necessarily broken up into objectified pièces, Zen proposes to grasp Man directly as an absolute selfhood prior to his being objectified into a “thing”. Only then, it maintains, can we hope to obtain a true image of Man representing him as he really is, that is, in his real, immédiate “is-ness”.
The image of Man peculiar to Zen is thus derived from a dimension which absolutely transcends the bifurcation, so characteristic of the human intellect, of the subject and object. As will be easy to see, such an image of Man can never be obtained as long as we pursue the question in the form of “what is man?” The question must necessarily and inevitably take on the form of “who am I?” Otherwise expressed, Man must be intuited in his most intimate subjectivity. For, no matter how far we may go searching after our own ’self on the plane of intellectual analysis, the ’self goes on being objectified. However far we may go in this direction, we always end up by obtaining the image of our ’self seen as an object. The ’self itself, the real subjective subject which goes on searching after itself, remains always beyond our reach, eluding forever our grasp. The pure subjectivity is reached only when man steps beyond the ken of the dichotomizing activity of intellect, ceases to look at his own “self” from the outside as an object, and becomes immediately his own “self”. The Zazen, “sitting cross-legged in méditation”, is a way specifically devised in order that the subject might delve ever deeper into its own interior so that the bifurcated “self”—the “self” as dichotomized into the “self” as subject and the “self” as object—might regain its own original unity. When, at the extremity of such a unity, man becomes truly himself and tums into a pure and absolute selfhood, when, in other words, there remains absolutely no distinction any longer between the “self” qua subject and the “self” qua object, an epistemological stage is reached where the “self” has become so perfectly identified with itself and has so completely become one with itself that it has transcended even being a “self”. The precise point at which the “self” becomes one with it—“self” in such an absolute manner has come to be known, in accordance with the technical terminology of Dôgen, as “the-mind-and-body-dropping—off” (shin jin datsu raku). This is immediately followed by the next stage—to be more strictly exact, it is a stage which is actualized at the very same moment as the actualization of the first one—that of “the-dropped-off-mind-and-body” (datsu raku shin jin). This second stage refers to the experiential fact that the moment the mind-and-body, i.e. the “self”, falls off into Nothingness, there is resuscitated out of the Nothingness the same mind-and-body, i.e. the same old “self” itself, but this time completely transformed into an absolute Self. The “self” thus resuscitated from its death to itself carries outwardly the same mind-and-body, but the latter is the mind-and-body that has “dropped off”, that is, transcended itself once for ail. The image of Man in Zen Buddhism is an image of Man who has already passed through such an absolute transformation of himself, the “True Man without any ranks” as Lin Chi calls him.
It is evident that such an image of Man as has just been sketched implicitly occupied in Zen Buddhism a place of cardinal importance throughout its entire history. This is evident because from the very beginning Zen centered around the radical and drastic transformation of Man from the relative into the absolute selfhood.
Man was but a natural product of the special emphasis which Zen laid on the expérience of enlightenment.
Explicitly, however, and in terms of the history of thought, the concept or image of Man did not occupy a key-position in Zen Buddhism prior to the appearance of Lin Chi. Before him, Man had always remained in the background. The image had always been there implicitly, but not explicitly. “Man” had never played the rôle of a key-term in the history of Zen thought before Lin Chi. Rather, the real key terms had been words like Mind, Nature, (Transcendental) Wisdom, Reality (or Absolute-dharma) and the like, ail of which were directly or indirectly of an Indian origin and which, therefore, inevitably had a strong flavor of Indian metaphysics.
With the appearance of Lin Chi, however, the whole picture begins to assume an entirely different, unprecedented aspect. For Lin Chi sets out to put Man at the very center of Zen thought, and to build up around this center an extremely vigorous and dynamic world-view. The image of Man as absolute selfhood which, as we have seen, had always been there implicitly hidden, so to speak, behind the scenes I was suddenly brought out by Lin Chi into the dazzlingly bright light of the main stage. At the same time we witness here the birth of a thought5 which is truly original and indigenous to the Chinese soil.
Lin Chi’s thought is characteristically Chinese in that it puts Man at the very center of a whole world-view, and that, further, his conception of Man is extremely realistic to the extent of being almost pragmatic. It is pragmatic in the sense that it always pictures Man as the most concrete individual who exists at this very place and at this very moment, eating, drinking, sitting and walking around, or even “attending to his natural wants”. “O Brethren in the Way”, he says in one of his discourses, “you must know that there is in the reality of Buddhism nothing extraordinary for you to perform. You just live as usual without ever trying to do anything particular, attending to your natural wants, putting on clothes, eating meals, and lying down if you feel tired. Let the ignorant people laugh at me. The wise men know what I mean to say”.
The pragmatic Man, however, is not at ail an ordinary “man” as we represent him at the level of common-sense thinking, for he is a Man who has come back to this world of phenomena from the dimension of absolute Reality. His is a two-dimensional personality. He, as a most concrete individual, living among the concretely existent things, does embody something supra-individual. He is an individual who is a supra-individual—two persons fused into a perfect unity of one single person. “Do you want to know who is our (spiritual) ancestor, Buddha (i.e. the Absolute)? He is no other than yourself who are here and now listening to my discourse!” (Lin Chi) The world-view presented by Lin Chi is a very peculiar view of the world as seen through the eyes of such a two-dimensional person. But in order to have a real understanding of the nature of this kind of world-view, we must go back to our starting point and try to analyze the whole problem in a more theoretical way. In so doing, our emphasis will be laid on two cardinal points: (1) the epistemological structure of the process by which such a double-natured person comes into being, and (2) the metaphysical structure of the world as it appears to his eyes212.
Liste de courants et de mystiques juifs du Xe au XVIIe siècle
« Période espagnole » 213 :
XIIe s. Foyer de la cabbale en Provence — Piétisme rhénan.
~1230 Foyer de Gérone.
1240-1300 Abraham Aboulafia, identification à Dieu dans l’extase prophétique.
1240-1305 Moïse de Leon, compilateur du
~1280 Zohar
~1290 Foyer de Castille.
1391 Massacres en Espagne.
1481 Premier Auto-da-fe.
1492 Décret d’expulsion d’Espagne.
« Période levantine » :
Foyer italien.
1536 Foyer en Palestine (début de l’essor à Safed)
1555 Joseph Caro (1488-1575), recueil de ses extases.
Moïse Cordovero (1522-1570).
Isaac Louria (1534-1574) et Lourianisme
1665 Sabbataï Zwi (1626-1676) faux messie. Enthousiasme populaire.
« Période polonaise » :
Mouvement hassidique fondé par le Ba’al shem Tov.
Dov Baer de Loubavitch (1773-1827)
Mystiques ayant vécu en terres d’Islam du IXe au XVIe siècle
Cette table situe quelques-unes des principales « figures » d’une foule innombrable. Sur les 35 noms retenus, la moitié vivent entre 1000 et 1300, grande période des civilisations urbaines arabe et perse, finalement presque détruites par les Mongols (les invasions de Gengis Khan se situent autour de 1220), auxquels succédèrent des Turco-Mongols (Tamerlan/Timur exerce ses ravages autour de 1400). Double coup de hache avant et après des pestes particulièrement meurtrières dans les villes.
On n’oubliera pas que les entités politiques arabes puis turques étaient seules en contact avec le monde chrétien : elles ont fait écran à notre connaissance des mondes musulmans de la Perse, de l’Asie centrale et de l’Inde, eux-mêmes étrangers et souvent hostiles aux mondes arabes et turcs 214. L’image d’une infinie variété affectant les vécus et les pensées doit être substituée à la vision mythique d’un « grand califat » réglé par le seul Coran. Cette variété s’explique par la situation centrale des régions concernées, constituant un carrefour si on la compare à l’excentrement et au relatif isolement d’une presqu’île européenne chrétienne avant sa domination maritime, d’une péninsule indienne, d’une plaine chinoise protégée des zones civilisées par des déserts brûlants ou glacés. Nous distinguons plusieurs appartenances ou groupes : (1) à prédominance soufie, (2) à prédominance marquée par les « hommes du blâme », (3) non classés dont des mystiques d’Afrique du nord, (4) influencés par une théosophie.
« CARTE DES LIEUX » selon des zones réparties en six colonnes de l’ouest vers l’est et en deux rangées du nord au sud. On retient les lieux présumés de naissance et de décès. On n’oubliera pas la mobilité d’un Ibn‘ Arabî (de Murcie à Damas !) ou de Ghâzalî le Philosophe (Tus, Bagdad, Damas, Nishapour, Tus) ou de Jîlî (de Bagdad en Inde ?). Une figure est alors présente deux fois (lien signalé par un « > »). Le nom figure en caractères gras au lieu de « séjour » privilégié.
ANDALOUSIE
Ibn’ Arabî Murcie 1165 > Ibn Abbad Ronda 1332 > |
ANATOLIE
Rûmî (1-2) > Konya -1273 Sultan Valad (1-2) Konya 1226-1318 |
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MAGHREB
Ibn al-Arîf (3) Marrakech ?-1141 Ibn Abbad de Ronda (3) > Fez -1390 |
ÉGYPTE
Ibn al Faridh (3) Le Caire 1181-1235 |
SYRIE
Sohravardi (4) > Alep -1168 Ibn « Arabi (4) > Damas -1240
ARABIE Nombreux pèlerinages à La Mecque
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AZERBAIJAN (Nord-Ouest de l’Iran)
Sohravardi Azerbaijan 1155 > Shabestarî (4) Tabriz ?-1340 |
KHORASSAN ( Nord-Est de l’Iran )
Bistâmî (2) Bastam 777-848/9 Sulamî (2) Nishapour 937-1021 Kharaqânî (2) Kharaqan 960-1033 Hamid Ghâzâli (2) (philos.) Tus 1058-1111 (& Bagdad, Damas, Nishapour) Ahmad Ghâzâli (2) (sûfî) Tus apr.1058-1126 Attâr Nishapour 1142-1220 Jâmî 1414 > Isfarayini Kasirq 1242 >
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ASIE CENTRALE (Ouzbékistan, Afghanistan…)
Kalabadhi (1) Boukhara ?-995 Abu-Sa’id (2) Meyhana 967-1049 Ansari (2) Herat 1006-1089 Kubrâ Khwarezm 1145-1220 Rûmî Balkh 1207 > Naqshband (2) Boukhara 1317-1389 Jami (2) Herat > 1492 |
IRAK
Rab’ia (1) Basra ?-801 Junayd (1) Bagdad 830-911 Hallaj (1) Bagdad > 922 Niffari (1-3) Irak 879-965 Hamid Ghazali (philosophe) à Bagdad Isfarayini (2) Bagdad > 1317 Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 > |
IRAN
Hallaj Tûr, FARS ~857 > Hamadani (1-2) Hamadan 1098-1131 Ruzbehan (4) Shiraz 1128-1209 Nasafi (4) Iran-sud ?-1290 Saadi (2) Shiraz 1208-1292 Lahiji (4) Shiraz ?-1507 Sarmad > |
INDE
Hujwiri (2) Ghazna Lahore ?-1074 Maneri (2) Maner, BIHAR 1263-1381 Jîlî > Inde ? >1428 Ahmad Sirhindi (2) Sirhind, PENJAB 1564-1624 Sarmad (3) > Delhi -1661 |
Mystiques chrétiens du XIIe au XVIIe siècle
Ce tableau comporte des colonnes situant les figures par zones géographiques du nord (deuxième colonne : Angleterre) au sud (cinquième colonne : Italie et Espagne). Sectionné en deux parties, il se déroule en six rangées, soit une rangée par siècle. Les influences s’exercent verticalement (selon des « écoles ») et horizontalement par proximités (selon des « relations »).
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Iles Anglaises |
France (Nord-Est Flandres) |