Expériences mystiques VII Figures hors cadres après 1800
Florilège établi par Dominique Tronc
EXPERIENCES MYSTIQUES
Plan de la Série
I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. DE L’ERMITAGE A MADAME GUYON ET FENELON
IVb. LES FILIATIONS DE LA QUIETUDE AU SIECLE DES LUMIERES
V. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRES 1700
VI. FIGURES HORS CADRES APRES 1800
Avant 1700, les mystiques appartenaient à l’une des branches de la famille chrétienne. Le Siècle des Lumières change profondément la situation en Europe tandis que l’élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause ce référentiel parce que l’on reconnaît la validité d’autres cultures associées à d’autres religions. Faut-il continuer après 1700 à s’en tenir au seul occident chrétien ?
L’ « étoilement mystique » déborde le cadre composé jusqu’à maintenant de figures souvent catholiques et d’expression française. Certaines figures se rattachent toujours aux grandes Traditions du Livre ou d’Orients mais d’autres découvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse ou par quelque mode d’emploi. Quelques-unes ignorent même la fente qui leur est ouverte intérieurement et pour un instant ; elles poursuivent alors leur quête.
Les deux dernières parties de ce Florilège d’expériences mystiques rendent ainsi compte d’une bifurcation : V. FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRES 1700 et VI. FIGURES HORS CADRES APRES 1800.
Je ne crois pas au « crépuscule des mystiques » évoqué par Louis Cognet. Certes le langage commun à toute théologie a disparu (il avait été précisé juste à temps dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie) 2. S’en est suivi l’absence d’un corps facilement reconnaissable d’auteurs-témoins susceptible d’être triés selon un critère théologique ou regroupés par Ordres religieux.
L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou plus poétiquement à un « étoilement ». Il s’agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici en premier l’appartenance à l’un ou l’autre de deux types de vécu : I. Le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou s’est converti. II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires. Voyons de plus près la structure au second niveau :
Pour les figures qui constituent le premier de deux ensembles, le « jardin mystique » est taillé à la française, selon une répartition en plusieurs massifs,
« I. Fidèles aux Traditions » présente des figures sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé « L’école du Cœur » assure une certaine continuité avec le tome précédent d’Expériences mystiques sous ce même nom. Le second chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième aborde quelques grands textes des auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il glane quelques mystiques juifs ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier cinquième chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il évoque de rares figures indiennes, chinoises et japonaises. Au sein de chaque chapitre l’ordre est chronologique, ordonné par dates de décès.
II. Diverses confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein des luttes qui leur firent oublier la prise de conscience de dimensions jusqu’alors ignorées. Car se succèdent sur trois siècles trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de son évolution vers toujours plus de complexité et de variété.
La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein d’une tradition reçue et vérifiée disparaît de l’esprit des modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » alors qu’ils sont le plus souvent agnostiques.
L’abandon de croyances traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant diversement, des « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une expérience insaisissable ?
Pour des figures relevées au cours du dernier XXe siècle, le jardin mystique se présente « à l’anglaise » dans un espace sauvage aux aperçus inédits. « II. Hors cadres » présente ainsi des figures qui n’ont pas rattaché leur rencontre « d’un plus Grand qu’eux-mêmes » 3 à une Tradition. Leurs vies ont toutefois été changées, marque qui leur est commune. Ces pèlerins cheminent hors piste sans pouvoir facilement situer ce qui leur est arrivé (nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand-place du marché spirituel en maîtres proposant quelque « nouvel enseignement »).
Les deux premiers chapitres présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l’exercice de leur réflexion (« chercheurs ») soit par l’exercice de leur intuition (« poètes »). Les trois derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de « l’instant mystique », ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l’épreuve, enfin des « témoins pour notre temps ». Ils confirment la nature mystique de certaines expériences, même si cela n’est pas évident à leurs yeux.
Plus d’une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre 4. Leur nombre est ainsi rendu comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident, tomes II à IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.
J’ai regretté de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques ce qui favorise les Ordres.
J’ai ici décidé d’être très ouvert dans ma récolte de figures « sauvages ». Leur nombre comparable à celui des figures « sages ». Certaines entrées se situent à la frontière du champ mystique. Elles paraîtront à certains en être distantes ? Il est utile de séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies. Le lecteur est au contact de sensibilités diverses réunies autour d’une même Source.
Des contributions ont pourvu à une large récolte, particulièrement proposées par Emmanuel […]
Lilian Silburn avait établi le projet d’un volume portant sur les « instants mystiques » en assemblant un dossier préparatoire de textes pertinents. Nous ne pouvons qu’en éditer un bon nombre en seconde partie « Hors cadres » sans pouvoir proposer des correspondances avec les vécus du sivaïsme du Cachemire. Elles existent dans des notes et tableaux qui n’ont pas encore été transcrits. L’essentiel de l’esprit mystique que L. S. a si généreusement distribué se découvre dans ses nombreux écrits et plus intimement dans : Jacqueline Chambron, Lilan Silburn, une vie mystique, Paris, Almora, 2015.
Je présente ce florilège en étant très conscient de l’injustice qui consiste à citer très brièvement les plus grandes figures -- elles sont aisément accessibles ailleurs -- pour accorder une grande place à quelques témoignages ou études dispersées en publications difficilement accessibles.
Le lecteur ignorera une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes et cela suffit à justifier le florilège. Nous limitons les renseignements de nature identitaire. On les trouve sur divers sites dédiés dont en premier lieu sur Wikipedia.
§
Présentations, analyses dérivées de l’expérience, références et notes en Garamond 10 point normal
Témoignages intérieurs et mystiques en Garamond 10 points gras5
§
Recours au dossier assemblé par Lilian Silburn préparant une étude de « l’Intant » mystique. Certains extraits sont longs (H.G.Wells).
Nombreuses suggestion d’emmanuel C.
Ratissé large !
Je poursuis de « 6. Chercheurs » à « 10. Témoins pour notre temps » des rangements thématiques, ici au niveau individuel tenant compte du caractère inclassable des regards ou des expériences. Il faut rendre compte d’approches très diverses : l’éléphant est vu avec distance ou bien touché en divers endroits ou parfois maîtrisé et ‘chevauché’. 6
« 6. Chercheurs » est surtout composé de « penseurs » attirés par l’intuition qu’il existe un vaste espace intérieur mais voilé : la « mystique ». Leurs intelligences s’en approchent par « ni ceci ni cela ». Nous sommes ici aux confins ou « marches du Royaume ».
Sa première Critique distingue une raison pure qui ne dépend pas des phénomènes : « Il me fallait limiter le savoir pour faire place à la croyance ». Il se retrouve ainsi sur le seuil de la foi de son enfance, que lui avait inculquée sa mère, piétiste croyante. Même indépendance dans sa seconde Critique de la raison pratique qui établit la valeur morale comme une libre décision valant en soi.
Kant rejette la théologie ancienne et ses preuves parce qu’elles procèdent comme si Dieu était un phénomène. Il se situe tout autant à contre-courant d’une majorité de modernes qui, eux aussi, n’admettent l’existence que des phénomènes.
Mal compris des prédécesseurs puis des successeurs, il reste à lire7 : il libère de toute condescendance de certains religieux envers les mystiques et leur « foi du charbonnier » comme des biochimistes.
Schelling dans le Système de l’Idéalisme transcendental définit une « intuition intellectuelle » qui est libre et produit son objet, c’est l’organe de toute pensée transcendentale8.
Dans la 8e Lettre philosophique sur le dogmatisme et le criticisme, il écrit :
« Nous possédons un pouvoir mystérieux et extraordinaire de nous retirer, des modifications du temps, dans notre moi le plus intime, dépouillé de tout ce qui lui vient du dehors, et là, d’avoir en nous l’intuition de l’éternité sous la forme de ce qui ne change pas. Cette intuition est l’expérience la plus intime et la plus propre à nous-même, de laquelle seule dépend tout ce que nous savons et croyons d’un monde supra-sensible. C’est dès l’abord cette intuition qui nous convainc qu’il existe quelque chose, dans le sens propre de ce mot, tandis que tout ce à quoi nous attribuons ordinairement, le terme d’exister n’est qu’apparence. Elle se distingue de toute intuition sensible en ce qu’elle est produite exclusivement par liberté et est étrangère et inconnue à tout individu dont la liberté, dominée par la pression de la puissance des choses, suffit à peine à produire une conscience. Cependant il existe aussi pour ceux qui ne possèdent pas cette liberté de l’intuition de soi, des approximations de cette intuition, des expériences médiates par lesquelles elle fait pressentir sa présence. Il y a un certain sens intime dont on n’a pas pleine conscience et que l’on tend en vain à voir se développer. Jacobi l’a décrit. Et il existe aussi une esthétique achevée (le mot étant pris dans son sens ancien) qui fait accomplir des actes empiriques qui ne [sont] explicables que comme imitation de cet acte intellectuel, et ne seraient absolument pas compréhensibles si nous n’avions, pour parler comme Platon, vu un jour le modèle dans un monde intellectuel. […]
« Sans doute notre savoir doit sortir de l’expérience ; mais toute expérience objective est conditionnée par une autre, par une expérience immédiate dans le sens le plus strict du mot, sortant d’elle-même et indépendante de toute causalité objective. […]
« Cette intuition intellectuelle apparaît quand nous cessons d’être objet pour nous-mêmes et quand, replié sur soi, le moi qui perçois est identique avec le moi perçu. En ce moment de l’intuition disparaissent pour nous temps et durée : nous ne sommes plus dans le temps, mais le temps ou plutôt l’éternité pure et absolue est en nous. Nous ne sommes pas perdus dans l’intuition du monde objectif, mais il est perdu dans notre intuition.. »
(Werke, I, p. 316 et suiv.)9
Samedi 30 Août 56. (11 h 1/4 heures soir.)10
Journée merveilleusement belle de limpidité, d'éclat et de fraîcheur. Matinée, lac, montagnes, couchant, nuit, tout a été à souhait, resplendissant de grâce, ravissant de pureté. — Vécu à l'aventure, en flâneur et admirateur. Cela m'a servi. Le voile de mélancolie qui entourait mon coeur s'est peu à peu éclairci et je finis par rentrer assez gai chez moi, à 11 heures du soir, treize heures après être sorti de la maison. La nature avait commencé, les enfants et les amis avaient continué, la femme seule a pu achever cette guérison quotidienne dont j'ai actuellement besoin. J'ai beau me le dissimuler, me le masquer ou le nier, c'est l'amour qu'il me faut ou son ombre. Tout le reste me distrait sans m'apaiser et endort ma souffrance sans me réjouir. / Ainsi mes yeux se sont nourris du spectacle inépuisable des eaux, du ciel, de la lumière et du paysage, pendant des heures. [...]
Dimanche 31 Août 56.
(11 heures matin.) Je ne trouve aucune voix pour ce que j'éprouve. La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe dans ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j'entends battre mon coeur et passer ma vie. Je ne sais quoi de solennel, la paix des tombes sur lesquelles chantent les oiseaux, l'immensité tranquille, le calme infini du repos m'envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j'assiste à quelque mystère, d'où je vais sortir vieux ou sans âge. Je ne sens ni désir, ni crainte, ni mouvement, ni élan particuliers ; je me sens anonyme, impersonnel, l'oeil fixe comme un mort, l'esprit vague et universel comme le néant ou l'absolu ; je suis en suspens, je suis comme n'étant pas. — Dans ce moment, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité ; elle regarde circuler en dedans d'elle ses astres et sa nature avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d'un monde, qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l'esprit s'est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l'être, comme les gouttes de pluie dans l'océan (lui les a engendrées. L'âme est rentrée en soi, retournée à l'indétermination, elle s'est réimpliquée au-delà de sa propre vie ; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. Jours vécus, habitudes formées, plis marqués, individualité façonnée, tout s'efface, se détend, se dissout, reprend l'état primitif, se replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angle, sans dessin arrêté. C'est l'état sphéroïdal, l'indivise et homogène unité, l'état de l'oeuf où la vie va germer. Ce retour à la semence est un phénomène connu des druides et des brahmanes, des néoplatoniciens et des hiérophantes. Il est contemplation et non stupeur ; il n'est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l'être, et la conscience de l'omni-possibilité latente au fond de cet être. C'est la sensation de l'infini spirituel. C'est le fond de la liberté. — A quoi sert-il ? à dominer tout le fini, à se dominer soi-même, à donner la clé de toutes les métamorphoses, à guérir de toutes les courbatures morales, à maîtriser le temps et l'espace, à reconquérir sa propre totalité en se dépouillant de tout ce qui nous est adventice, artificiel, meurtri, altéré. Ce retour à la semence est un rajeunissement momentané, et de plus il est un moyen de mesurer le chemin parcouru par la vie, puisqu'il ramène jusqu'au point de départ. [...]
Le maître de Bergson.
Ravaisson insiste avec Aristote sur une idée d’activité de l’Etre, d’une définition de l’Etre comme énergie. Ce qui nous permet d’approcher l’Etre, ce n’est pas le langage mathématique, ce n’est pas la discontinuité qu’impose arbitrairement la quantité au réel qu’elle fragmente, c’est au contraire le geste qui explique cette continuité du réel, le geste créateur, l’énergie et l’action qui sont à sa source. C’est ainsi seulement que l’on peut percer ce plafond que la philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l’esprit humain : « en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on arriv[e] à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et qui dans l’action se fait voir à l’esprit qui réfléchit sur soi-même » (p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un mode intuitif.11.
Passivity.—Although the oncoming of mystical States may be facilitated by preliminary voluntary operations, as by fixing the attention, or going through certain bodily performances, or in other ways which manuals of mysticism prescribe; yet when the characteristic sort of consciousness once has set in, the mystic feels as if his own will were in abeyance, and indeed sometimes as if he were grasped and held by a superior power. This latter peculiarity connects mystical states with certain definite phenomena of secondary or alternative personality, such as prophetic speech, automatic writing, or the mediumnistic trance. When these latter conditions are well pronounced, however, there may be no recollection whatever of the phenomenon, and it may have no significance for the subject’s usual inner life, to which, as it was, it makes a mere interruption. Mystical States, strictly so-called, are never merely interruptive. Some memory of their content always remains, and a profound sense of their importance. They modify the inner life of the subject between the times of their recurrence. Sharp divisions in this region are, however, difficult to make, and we find all sorts of gradations and mixtures. [. . .]
The simplest rudiment of mystical experience would seem to be that deepened sense of the significance of a maxim or formula which occasionally sweeps over one. “I’ve heard that said all my life,” we exclaim, “but I never realized its full meaning until now.” “When a fellow monk,” said Luther, “one day repeated the words of the Creed: ‘I believe in the forgiveness of sins,’ I saw the Scripture in an entirely new light; and straightway I felt as if I were born anew. It was as if I had found the gate of paradise thrown wide open.” This sense of deeper significance is not confined to rational propositions. Single words, and conjunctions of words, effect of light on land and sea, odors and musical sounds, ail bring it when the mind is tuned aright. [. . .]
A more pronounced step forward on the mystical ladder is found in an extremely frequent phenomenon, that sudden feeling, namely, which sometimes sweeps over us, of having “been here before,” as if at some indefînite past rime, in just this place, with just these people, we were already saying just these things. [. . .]
The prime characteristic of cosmic consciousness is a consciousness of the cosmos, that is, of the life and order of the universe. Along with the consciousness of the cosmos there occurs an intellectual enlightenment which alone would place the individual on a new plane of existence—would make him almost a member of a new species. To this is added a State of moral exaltation, an indescribable feeling of elevation, elation, and joyousness, and a quickening of the moral sense, which is fully as striking, and more important than is the enhanced intellectual power. With these come what may be called a sense of immortality, a consciousness of eternal life, not a conviction that he shall have this, but the consciousness that he has it already. [...]
I had spent the evening in a great city, with two friends, reading and discussing poetry and philosophy. We parted at midnight. I had a long drive in a hansom to my lodging. My mind, deeply under the influence of the ideas, images, and emotions called up by the reading and talk, was calm and peaceful. I was in a state of quiet, almost passive enjoyment, not actually thinking, but letting ideas, images, and emotions flow of themselves, as it were, through my mind. All at once, without warning of any kind, I found myself wrapped in a flame-colored cloud. For an instant I thought of fire, an immense conflagration somewhere close by in that great city; the next, I knew that the fire was within myself. Directly afterward there came upon me a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination impossible to describe. Among other things, I did not merely come to believe, but I saw that the universe is not composed of dead matter, but is, on the contrary, a living Presence; I became conscious in myself of eternal life. It was not a conviction that I would have eternal life, but a consciousness that I possessed eternal life then; I saw that ail men are immortal; that the cosmic order is such that without any peradventure ail things work together for the good of each and all; that the foundation principle of the world, of all the worlds, is what we call love, and that the happiness of each and all is in the long run absolutely certain. The vision lasted a few seconds and was gone but the memory of it and the sense of the reality of what it taught have remained during the quarter of a century which has since elapsed. I knew that what the vision showed was true. I had attained to a point of view from which I saw that it must be true. That view, that conviction, I may say that consciousness, has never, even during periods of the deepest depression, been lost.”12.
I just now spoke of friends who believe in the anœsthetic (375)13 revelation. For them too it is a monistic insight, in which the other in its various forms appears absorbed into the One.
"Into this pervading genius," writes one of them, "we pass, forgetting and forgotten, and thenceforth each is all, in God. There is no higher, no deeper, no other, than the life in which we are founded. 'The One remains, the many change and pass;' and each and every one of us is the One that remains. . . . This is the ultimatum. . . . As sure as being—whence is ail our tare—so sure is content, beyond duplexity, antithesis, or trouble, where I have triumphed in a solitude that God is not above."1
Note 1 : Benjamin Paul Blood: The Anœsthetic Revelation and the Gist of Philosopha, Amsterdam, N. Y., 1874, pp. 35, 36.
Mr. Blood has made several attempts to adumbrate the anoesthetic revelation, in pamphlets of rare literary distinction, privately printed and distributed by himself at Amsterdam. Xenos Clark, a philosopher, who died young at Amherst in the '80's, much lamented by those who knew him, was also impressed by the revelation. "In the first place," he once wrote to me, « Mr. Blood and I agree that the revelation is, if anything, non-emotional. It is utterly flat. It is, as Mr. Blood says, `the one sole and sufficient insight why, or not why, but how, the present is pushed on by the past, and sucked forward by the vacuity of the future. Its inevitableness defeats all attempts at stopping or accounting for it. It is all precedence and presupposition, and questioning is in regard to it forever too late. It is an initiation of the part. » The real secret would be the formula by which the `now' keeps exfoliating out of itself, yet never escapes. What is it, indeed, that keeps existence exfoliating? The formal being of anything, the logical definition of it, is static. For mere logic every question contains its own answer—we simply fill the hole with the dirt we dug out. Why are twice two four? Because, in fact, four is twice two. Thus logic finds in life no propulsion, only a momentum. It goes because it is a-going. But the revelation adds: it goes because it is and was a-going. You walk, as it were, round yourself in the revelation. Ordinary philosophy is like a hound hunting his own tail. The more he hunts the farther he has to go, and his nose never catches up with his heels, because it is forever ahead of them. So the present is already a foregone conclusion, and I am ever too late to understand it. But at the moment of recovery from anoesthesis, just then, before starting on life, I catch, so to speak, a glimpse of my heels, a glimpse of the eternal process just in the act of starting. The truth is that we travel on a journey that was accomplished before we set out; and the real end of philosophy is accomplished, not when we arrive at, but when we remain in, our destination (being already there)—which may occur vicariously in this life when we cease our intellectual questioning. […]
(384) […] A Canadian psychiatrist, Dr. R. M. Bucke, gives to the more distinctly characterized of these phenomena the name of cosmic consciousness. "Cosmic consciousness in its more striking instances is not," Dr. Bucke says, "simply an expansion or extension of the self-conscious mind with which we are all familiar, but the superaddition of a function as distinct from any possessed by the average man as self-consciousness is distinct from any function possessed by one of the higher animals."
"The prime characteristic of cosmic consciousness is a consciousness of the cosmos, that is, of the life and order of the universe. Along with the consciousness of the cosmos there occurs an intellectual enlightenment which alone would place the individual on a new plane of existence—would make him almost a member of a new species. To this is added a state of moral exaltation, an indescribable feeling of elevation, elation, and joyousness, and a quickening of the moral sense, which is fully as striking, and more important than is the enhanced intellectual power. With these come what may be called a sense of immortality, a consciousness of eternal life, not a conviction that he shall have this, but the consciousness that he has it already. [Cosmic Consciousness: a study in the evolution of the human mind, Philadelphia, 1901, p. 2.]
It was Dr. Bucke's own experience of a typical onset of cosmic consciousness in his own person which led him to investigate it in others. He has printed his conclusions in a highly interesting volume, from which I take the following account of what occurred to him :
(385) "I had spent the evening in a great city, with two friends, reading and discussing poetry and philosophy. We parted at midnight. I had a long drive in a hansom to my lodging. My mind, deeply under the influence of the ideas, images, and emotions called up by the reading and talk, was calm and peaceful. I was in a state of quiet, almost passive enjoyment, not actually thinking, but letting ideas, images, and emotions flow of themselves, as it were, through my mind. All at once,without warning of any kind, I Pound myself wrapped in a flame-colored cloud. For an instant I thought of fire, an immense conflagration somewhere close by in that great city; the next, I knew that the fire was within myself. Directly afterward there came upon me a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination impossible to describe. Among other things, I did not merely corne to believe, but I saw that the universe is not composed of dead matter, but is, on the contrary, a living Presence; I became conscious in myself of eternal life. It was not a conviction that I would have eternal life, but a conscious-ness that I possessed eternal life then; I saw that all men are immortal; that the cosmic order is such that without any peradventure all things work together for the good of each and all; that the foundation principle of the world, of all the worlds, is what we call love, and that the happi-ness of each and all is in the long run absolutely certain. The vision lasted a few seconds and was gone but the memory of it and the sense of the reality of what it taught have remained during the quarter of a century which has since elapsed. I knew that what the vision showed was true. I had attained to a point of view from which I saw that it must be true. That view, that conviction, I may say that consciousness, has never, even during periods of the deepest depression, been lost."1
Note 1 : Loc. cit., pp. 7, 8. My quotation follows the privately printed pamphlet which preceded Dr. Bucke's larger work, and differs verbally a little from the text of the latter.
Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du sentiment religieux 14. Parallèlement à cette vaste entreprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.
« 1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie.... Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence...
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4.... À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique »15.
« Moi qui demeure dans l’attitude naturelle, je suis aussi dans l’attitude naturelle et à tout instant le Moi transcendental, mais je ne m’en rends compte qu’en effectuant la réduction phénoménologique » (annot. L.S. : Husserl, Méditations Cartésiennes)
À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique16.
« Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute17.
[…]
À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine18.
[…]
Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité19.
Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée20.
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste21.
Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques22.
Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son accomplissement.
« LA PORTE
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
[...]
La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
[...]
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence »23.
L’âme ne se donne pas, elle est prise24.
Ne pas nommer Dieu ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu /(on ne voit pas Dieu, on se sent vu par lui)25
Selected Short Stories Penguin books (1er publication 1927) 26.
“THE DOOR IN THE WALL
§ I
One confidential evening, not three months ago, Lionel Wallace told me this story of the Door in the Wall. And at the time I thought that so far as he was concerned it was a true story.
He told it me with such direct simplicity of conviction that I could not do otherwise than believe in him. But in the morning, in my own flat, I woke to a different atmosphere; and as I lay in bed and recalled the things he had told me, stripped of the glamour of his earnest slow voice, denuded of the focused, shaded table light, the shadowy atmosphere that wrapped about him and me, and the pleasant bright things, the dessert and glasses and napery of the dinner we had shared, making them for the time a bright little world quite cut off from everyday realities, I saw it all as frankly incredible. “He was mystifying!” I said, and then: “How well he did it! . . . It isn’t quite the thing I should have expected of him, of all people, to do well.”
Afterwards as I sat up in bed and sipped my morning tea, I found myself trying to account for the flavour of reality that perplexed me in his impossible reminiscences, by supposing they did in some way suggest, present, convey—I hardly know which word to use—experiences it was otherwise impossible to tell.
Well, I don’t resort to that explanation now. I have got over my intervening doubts. I believe now, as I believed at the moment of telling, that Wallace did to the very best of his ability strip the truth of his secret for me. But whether he himself saw, or only thought he saw, whether he himself was the possessor of an inestimable privilege or the victim of a fantastic dream, I cannot pretend to guess. Even the facts of his death, which ended my doubts forever, throw no light on that.
That much the reader must judge for himself. (107)
I forget now what chance comment or criticism of mine moved so reticent a man to confide in me. He was, I think, defending himself against an imputation of slackness and unreliability I had made in relation to a great public movement, in which he had disappointed me. But he plunged suddenly. “I have,” he said, “a preoccupation —”
“I know,” he went on, after a pause, “I have been negligent. The fact is—it isn’t a case of ghosts or apparitions—but—it’s an odd thing to tell of, Redmond—I am haunted. I am haunted by something—that rather takes the light out of things, that fills me with longings. . .”
He paused, checked by that English shyness that so often overcomes us when we speak of moving or grave or beautiful things. “You were at Saint Athelstan’s all through,” he said, and for a moment that seemed to me quite irrelevant. “Well”—and he paused. Then very haltingly at first, but afterwards more easily, he began to tell of the thing that was hidden in his life, the haunting memory of a beauty and happiness that filled his heart with insatiable longings, that made all the interests and spectacle of worldly life seem dull and tedious and vain to him.
Now that I have the clue to it, the thing seems written visibly in his face. I have a photograph in which that look of detachment has been caught and intensified. It reminds me of what a woman once said of him—a woman who had loved him greatly. “Suddenly,” she said, “the interest goes out of him. He forgets you. He doesn’t care a rap for you—under his very nose. . .”
Yet the interest was not always out of him, and when he was holding his attention to a thing Wallace could contrive to be an extremely successful man. His career, indeed, is set with successes. He left me behind him long ago; he soared up over my head, and cut a figure in the world that I couldn’t cut—anyhow. He was still a year short of forty, and they say now that he would have been in office and very probably in the new Cabinet if he had lived. At school he always beat me without effort—as it were by nature. We were at school together at Saint Athelstan’s College in West Kensington for almost all our school-time. He came into the school as my co-equal, but he left far above me, in a blaze of scholarships and brilliant performance. Yet I think I made a fair average running. And it was at school I heard first of the “Door (108) in the Wall”—that I was to hear of a second time only a month before his death.
To him at least the Door in the Wall was a real door, leading through a real wall to immortal realities.’Of that I am now quite assured.
[annot.marg. ms.: Le jardin (souligné) à 5 ans]
And it came into his life quite early, when he was a little fellow between five and six. I remember how, as he sat making his confession to me with a slow gravity, he reasoned and reckoned the date of it. “There was,” he said, ’a crimson Virginia creeper in it—all one bright uniform crimson, in a clear amber sunshine against a white wall. That came into the impression somehow, though I don’t dearly remember how, and there were horse-chestnut leaves upon the clean pavement outside the green door. They were blotched yellow and green, you know, not brown nor dirty, so that they must have been new fallen. I take it that means October. I look out for horse-chestnut leaves every year and I ought to know.
“If I’m right in that, I was about five years and four months old.”
He was, he said, rather a precocious little boy—he learned to talk at an abnormally early age, and he was so sane and “old-fashioned”, as people say, that he was permitted an amount of initiative that most children scarcely attain by seven or eight. His mother died when he was two, and he was under the less vigilant and authoritative care of a nursery governess. His father was a stern, preoccupied lawyer, who gave him little attention and expected great things of him. For all his brightness he found life gray and dull, I think. And one day he wandered.
He could not recall the particular neglect that enabled him to get away, nor the course he took among the West Kensington roads. All that had faded among the incurable blurs of memory. But the white wall and the green door stood out quite distinctly.
As his memory of that childish experience ran, he did at the very first sight of that door experience a peculiar emotion, an attraction, a desire to get to the door and open it and walk in. And at the same time he had the clearest conviction that either it was unwise or it was wrong of him—he could not tell which—to yield to this attraction. He insisted upon it as a curious thing that he knew from the very beginning—unless memory has played (109) him the queerest trick—that the door was unfastened, and that he could go in as he chose.
I seem to see the figure of that little boy, drawn and repelled. And it was very clear in his mind, too, though why it should be so was never explained, that his father would be very angry if he went in through that door.
Wallace described all these moments of hesitation to me with the utmost particularity. He went right past the door, and then, with his hands in his pockets and making an infantile attempt to whistle, strolled right along beyond the end of the wall. There he recalls a number of mean dirty shops, and particularly that of a plumber and decorator with a dusty disorder of earthenware pipes, sheet lead, ball taps, pattern books of wallpaper, and tins of enamel. He stood pretending to examine these things, and coveting, passionately desiring, the green door.
Then, he said, he had a gust of emotion. He made a run for it, lest hesitation should grip him again; he went plumb with outstretched hand through the green door and let it slam behind him. And so, in a trice, he came into the garden that has haunted all his life.
It was very difficult for Wallace to give me his full sense of that garden into which he came.
There was something in the very air of it that exhilarated, that gave one a sense of lightness and good happening and well-being; there was something in the sight of it that made all its colour clean and perfect and subtly luminous. In the instant of coming into it one was exquisitely glad—as only in rare moments, and when one is young and joyful one can be glad in this world. And everything was beautiful there. . .
Wallace mused before he went on telling me. “You see,” he said, with the doubtful inflection of a man who pauses at incredible things, ’there were two great panthers there. . . Yes, spotted panthers. And I was not afraid. There was a long wide path with marble-edged flower borders on either side, and these two huge velvety beasts were playing there with a ball. One looked up and came towards me, a little curious as it seemed. It came right up to me, rubbed its soft round ear very gently against the small hand I held out, and purred. It was, I tell you, an enchanted garden. I know. And the size? Oh! it stretched far and wide, this way (110)
[trait vertical en marge jusqu’à . . . in another world]
and that. I believe there were hills far away. Heaven knows where West Kensington had suddenly got me. And somehow it was just like coming home.
’You know, in the very moment the door swung to behind me, I forgot the road with its fallen chestnut leaves, its cabs and tradesmen’s carts, I forgot the sort of gravitational pull back to the discipline and obedience of home, I forgot all hesitations and fear, forgot discretion, forgot all the intimate realities of this life. I became in a moment a very glad and wonder-happy little boy—in another world. It was a world with a different quality, a warmer, more penetrating, and mellower light, with a faint clear gladness in its air, and wisps of sun-touched cloud in the blueness of its sky. And before me ran this long wide path, invitingly, with weedless beds on either side, rich with untended flowers, and these two great panthers. I put my little hands fearlessly on their soft fur, and caressed their round ears and the sensitive corners under their ears, and played with them, and it was as though they welcomed me home. There was a keen sense of homecoming in my mind, and when presently a tall, fair girl appeared in the pathway and came to meet me, smiling, and said, “Well?” to me, and lifted me and kissed me and put me down and led me by the hand, there was no amazement, but only an impression of delightful rightness, of being reminded of happy things that had in some strange way been overlooked. There were broad red steps, I remember, that came into view between spikes of delphinium, and up these we went to a great avenue between very old and shady dark trees. All down this avenue, you know, between the chapped red stems, were marble seats of honour and statuary, and very tame and friendly white doves.
“Along this cool avenue my girlfriend led me, looking down—I recall the pleasant lines, the finely modeled chin of her sweet kind face—asking me questions in a soft, agreeable voice, and telling me things, pleasant things, I know, though what they were I was never able to recall. . . Presently a Capuchin monkey, very clean, with a fur of ruddy-brown and kindly hazel eyes, came down a tree to us and ran beside me, looking up at me and grinning, and presently leaped to my shoulder. So we two went on our way in great happiness.”
He paused. (111)
“Go on,” I said.
“I remember little things. We passed an old man musing among laurels, I remember, and a place gay with parakeets, and came through a broad shaded colonnade to a spacious cool palace, full of pleasant fountains, full of beautiful things, full of the quality and promise of heart’s desire. And there were many things and many people, some that still seem to stand out clearly and some that are vaguer; but all these people were beautiful and kind. In some way—I don’t know how—it was conveyed to me that they all were kind to me, glad to have me there, and filling me with gladness by their gestures, by the touch of their hands, by the welcome and love in their eyes. Yes—”
He mused for a while. ’Playmates I found there. That was much to me, because I was a lonely little boy. They played delightful games in a grass-covered court where there was a sundial set about with flowers. And as one played one loved. . .
’But—it’s odd—there’s a gap in my memory. I don’t remember the games we played. I never remembered. Afterwards, as a child, I spent long hours trying, even with tears, to recall the form of that happiness. I wanted to play it all over again—in my nursery—by myself. No! All I remember is the happiness and two dear playfellows who were most with me. . . Then presently came a somber dark woman, with a grave, pale face and dreamy eyes, a somber woman, wearing a long soft robe of pale purple, who carried a book, and beckoned and took me aside with her into a gallery above a hall—though my playmates were loth to have me go, and ceased their game and stood watching as I was carried away. “Come back to us!” they cried. “Come back to us soon!” I looked up at her face, but she heeded them not at all. Her face was very gentle and grave. She took me to a seat in the gallery, and I stood beside her, ready to look at her book as she opened it upon her knee. The pages fell open. She pointed, and I looked, marveling, for in the living pages of that book I saw myself; it was a story about myself, and in it were all the things that had happened to me since ever I was born. . .
“It was wonderful to me, because the pages of that book were not pictures, you understand, but realities.”
Wallace paused gravely—looked at me doubtfully.
“Go on,” I said. “I understand.” (112)
’They were realities—yes, they must have been; people moved and things came and went in them; my dear mother, whom I had near forgotten; then my father, stern and upright, the servants, the nursery, all the familiar things of home. Then the front door and the busy streets, with traffic to and fro. I looked and marveled, and looked half doubtfully again into the woman’s face and turned the pages over, skipping this and that, to see more of this book and more, and so at last I came to myself hovering and hesitating outside the green door in the long white wall, and felt again the conflict and the fear.
“‘And next?’ ” I cried, and would have turned on, but the cool hand of the grave woman delayed me.
’ “Next?” I insisted, and struggled gently with her hand, pulling up her fingers with all my childish strength, and as she yielded and the page came over she bent down upon me like a shadow and kissed my brow.
“But the page did not show the enchanted garden, nor the panthers, nor the girl who had led me by the hand, nor the playfellows who had been so loth to let me go. It showed a long gray street in West Kensington, in that chill hour of afternoon before the lamps are lit; and I was there, a wretched little figure, weeping aloud, for all that I could do to restrain myself, and I was weeping because I could not return to my dear playfellows who had called after me, ‘Come back to us! Come back to us soon!’ I was there. This was no page in a book, but harsh reality; that enchanted place and the restraining hand of the grave mother at whose knee I stood had gone—whither had they gone?”
He halted again, and remained for a time staring into the fire.
“Oh! the woefulness of that return!” he murmured.
“Well?” I said, after a minute or so.
’Poor little wretch I was!—brought back to this gray world again! As I realized the fulness of what had happened to me, I gave way to quite ungovernable grief. And the shame and humiliation of that public weeping and my disgraceful home-coming remain with me still. I see again the benevolent-looking old gentleman in gold spectacles who stopped and spoke to me—prodding me first with his umbrella. “Poor little chap,” said he; “and are you lost then?”—and me a London boy of five and more! And he must needs bring in a kindly young policeman and make a (113) crowd of me, and so march me home. Sobbing, conspicuous, and frightened, I came back from the enchanted garden to the steps of my father’s house.
[4 traits verticaux en marge jusqu’à… those early years]
’That is as well as I can remember my vision of that garden—the garden that haunts me still. Of course, I can convey nothing of that indescribable quality of translucent unreality, that difference from the common things of experience that hung about it all; but that—that is what happened. If it was a dream, I am sure it was daytime and altogether extraordinary dream. . . H’m!—naturally there followed a terrible questioning, by my aunt, my father, the nurse, the governess—everyone. . .
“I tried to tell them, and my father gave me my first thrashing for telling lies. When afterwards I tried to tell my aunt, she punished me again for my wicked persistence. Then, as I said, everyone was forbidden to listen to me, to hear a word about it. Even my fairy-tale books were taken away from me for a time—because I was too “imaginative”. Eh! Yes, they did that! My father belonged to the old school. . . And my story was driven back upon myself. I whispered it to my pillow—my pillow that was often damp and salt to my whispering lips with childish tears. And I always added to my official and less fervent prayers this one heartfelt request: “Please God I may dream of the garden. O! take me back to my garden.” Take me back to my garden I often dreamt of the garden. I may have added to it, I may have changed it; I do not know. . . All this, you understand, is an attempt to reconstruct from fragmentary memories a very early experience. Between that and the other consecutive memories of my boyhood there is a gulf. A time came when it seemed impossible I should ever speak of that wonder glimpse again.”
I asked an obvious question.
“No,” he said. “I don’t remember that I ever attempted to find my way back to the garden in those early years. This seems odd to me now, but I think that very probably a closer watch was kept on my movements after this misadventure to prevent my going astray. No, it wasn’t till you knew me that I tried for the garden again. And I believe there was a period—incredible as it seems now—when I forgot the garden altogether—when I was about eight or nine it may have been. Do you remember me as a kid at Saint Athelstan’s?” (114)
“Rather!”
“I didn’t show any signs, did I, in those days of having a secret dream?”
§ 2
He looked up with a sudden smile.
’Did you ever play North-West Passage with me? . . . No, of course, you didn’t come my way!
“It was the sort of game,” he went on, ’that every imaginative child plays all day. The idea was the discovery of a North-West Passage to school. The way to school was plain enough; the game consisted of finding some way that wasn’t plain, starting off ten minutes early in some almost hopeless direction, and working my way round through unaccustomed streets to my goal. And one day I got entangled among some rather low-class streets on the other side of Campden Hill, and I began to think that for once the game would be against me and that I should get to school late. I tried rather desperately a street that seemed a cul-de-sac, and found a passage at the end. I hurried through that with renewed hope. “I shall do it yet,” I said, and passed a row of frowsy little shops that were inexplicably familiar to me, and behold I there was my long white wall and the green door that led to the enchanted garden!
“The thing whacked upon me suddenly. Then, after all, that garden, that wonderful garden, wasn’t a dream!”
He paused.
“I suppose my second experience with the green door marks the world of difference there is between the busy life of a schoolboy and the infinite leisure of a child. Anyhow, this second time I didn’t for a moment think of going in straight away. You see—. For one thing, my mind was full of the idea of getting to school in time—set on not breaking my record for punctuality. I must surely have felt some little desire at least to try the door—yes. I must have felt that. . . But I seem to remember the attraction of the door mainly as another obstacle to my overmastering determination to get to school. I was immensely interested by this discovery I had made, of course—I went on with my mind full of it—but I went on. It didn’t check me. I ran past, tugging out my (115) watch, found I had ten minutes still to spare, and then I was going downhill into familiar surroundings. I got to school, breathless, it is true, and wet with perspiration, but in time. I can remember hanging up my coat and hat. . . Went right by it and left it behind me. Odd, eh?”
He looked at me thoughtfully. ’Of course I didn’t know then that it wouldn’t always be there. Schoolboys have limited imaginations. I suppose I thought it was an awfully jolly thing to have it there, to know my way back to it; but there was the school tugging at me. I expect I was a good deal distraught and inattentive that morning, recalling what I could of the beautiful strange people I should presently see again. Oddly enough I had no doubt in my mind that they would be glad to see me. . . Yes, I must have thought of the garden that morning just as a jolly sort of place to which one might resort in the interludes of a strenuous scholastic career.
’I didn’t go that day at all. The next day was a half-holiday, and that may have weighed with me. Perhaps, too, my state of inattention brought down impositions upon me, and docked the margin of time necessary for the detour. I don’t know. What I do know is that, in the meantime, the enchanted garden was so much upon my mind that I could not keep it to myself.
“I told—what was his name?—a ferret-looking youngster we used to call Squiff.”
“Young Hopkins,” said I.
’Hopkins it was. I did not like telling him. I had a feeling that in some way it was against the rules to tell him, but I did. He was walking part of the way home with me; he was talkative, and if we had not talked about the enchanted garden we should have talked of something else, and it was intolerable to me to think about any other subject. So I blabbed.
’Well, he told my secret. The next day in the play interval I found myself surrounded by half a dozen bigger boys, half-teasing, and wholly curious to hear more of the enchanted garden. There was that big Fawcett—you remember him?—and Carnaby and Morley Reynolds. You weren’t there by any chance? No, I think I should have remembered if you were. . .
’A boy is a creature of odd feelings. I was, I really believe, in spite of my secret self-disgust, a little flattered to have the atten-116-tion of these big fellows. I remember particularly a moment of pleasure caused by the praise of Crawshaw—you remember Crawshaw major, the son of Crawshaw the composer?—who said it was the best lie he had ever heard. But at the same time there was a really painful undertow of shame at telling what I felt was indeed a sacred secret. That beast Fawcett made a joke about the girl in green —’
Wallace’s voice sank with the keen memory of that shame. ’I pretended not to hear,’ he said. ’Well, then Carnaby suddenly called me a young liar, and disputed with me when I said the thing was true. I said I knew where to find the green door, could lead them all there in ten minutes. Carnaby became outrageously virtuous, and said I’d have to—and bear out my words or suffer. Did you ever have Carnaby twist your arm? Then perhaps you’ll understand how it went with me. I swore my story was true. There was nobody in the school then to save a chap from Carnaby, though Crawshaw put in a word or so. Carnaby had got his game. I grew excited and red-eared, and a little frightened. I behaved altogether like a silly little chap, and the outcome of it all was that instead of starting alone for my enchanted garden, I led the way presently—cheeks flushed, ears hot, eyes smarting, and my soul one burning misery and shame—for a party of six mocking, curious, and threatening schoolfellows.
’We never found the white wall and the green door . . .’
’You mean —’
’I mean I couldn’t find it. I would have found it if I could. ’And afterwards when I could go alone I couldn’t find it. I never found it. I seem now to have been always looking for it through my schoolboy days, but I never came upon it—never.’
’Did the fellows—make it disagreeable?’
’Beastly. . . Carnaby held a council over me for wanton lying. I remember how I sneaked home and upstairs to hide the marks of my blubbering. But when I cried myself to sleep at last it wasn’t for Carnaby, but for the garden, for the beautiful afternoon I had hoped for, for the sweet friendly women and the waiting playfellows, and the game I had hoped to learn again, that beautiful forgotten game . . .,
’I believed firmly that if I had not told — . . . I had bad times after that—crying at night and wool-gathering by the day. For two (117) terms I slacked and had bad reports. Do you remember? Of course you would! It was you—your beating me in mathematics that brought me back to the grind again.’
§ 3
For a time my friend stared silently into the red heart of the fire. Then he said: ’I never saw it again until I was seventeen.
[2 traits verticaux en marge jusqu’à… And the night]
’It leaped upon me for the third time—as I was driving to Paddington on my way to Oxford and a scholarship. I had just one momentary glimpse. I was leaning over the apron of my hansom smoking a cigarette, and no doubt thinking myself no end of a man of the world, and suddenly there was the door, the wall, the dear sense of unforgettable and still attainable things.
’We clattered by—I too taken by surprise to stop my cab until we were well past and round a corner. Then I had a queer moment, a double and divergent movement of my will: I tapped the little door in the roof of the cab, and brought my arm down to pull out my watch. “Yes, sir!” said the cabman smartly. “Er—well—it’s nothing,” I cried. “My mistake! We haven’t much time! Goon! ” And he went on. . .
’I got my scholarship. And the night after I was told that I sat over my fire in my little upper room, my study, in my father’s house, with his praise—his rare praise—and his sound counsels ringing in my ears, and I smoked my favorite pipe—the formidable bulldog of adolescence—and thought of that door in the long white wall. “If I had stopped,” I thought, “I should have missed my scholarship, I should have missed Oxford—muddled all the fine career before me! I begin to see things better’!” I fell to musing deeply, but I did not doubt then this career of mine was a thing that merited sacrifice.
’Those dear friends and that clear atmosphere seemed very sweet to me, very fine but remote. My grip was fixing now upon the world. I saw another door opening—the door of my career.’
He stared again into the fire. Its red light picked out a stubborn strength in his face for just one flickering moment, and then it vanished again.
’Well,’ he said and sighed, ’I have served that career. I have (118) done—much work, much hard work. But I have dreamt of the enchanted garden a thousand dreams, and seen its door, or at least glimpsed its door, four times since then. Yes—four times. For a while this world was so bright and interesting, seemed so full of meaning and opportunity, that the half-effaced charm of the garden was by comparison gentle and remote. Who wants to pat panthers on the way to dinner with pretty women and distinguished men? I came down to London from Oxford, a man of bold promise that I have done something to redeem. Something—and yet there have been disappointments. . .
’Twice I have been in love—I will not dwell on that—but once, as I went to someone who, I knew, doubted whether I dared to come, I took a short cut at a venture through an unfrequented road near Earl’s Court, and so happened on a white wall and a familiar green door. “Odd!” said I to myself, “but I thought this place was on Campden Hill. It’s the place I never could find out somehow—like counting Stonehenge—the place of that queer daydream of mine.” And I went by it intent upon my purpose. It had no appeal to me that afternoon.
’I had just a moment’s impulse to try the door, three steps aside were needed at the most—though I was sure enough in my heart that it would open to me—and then I thought that doing so might delay me on the way to that appointment in which my honour was involved. Afterwards I was sorry for my punctuality—I might at least have peeped in and waved a hand to those panthers, but I knew enough by this time not to seek again belatedly that which is not found by seeking. Yes, that time made me very sorry. . .
“Years of hard work after that, and never a sight of the door. It’s only recently it has come back to me. With it there has come a sense as though some thin tarnish had spread itself over my world. I began to think of it as a sorrowful and bitter thing that I should never see that door again. Perhaps I was suffering a little from overwork—perhaps it was what I’ve heard spoken of as the feeling of forty. I don’t know. But certainly the keen brightness that makes effort easy has gone out of things recently, and that just at a time—with all these new political developments—when 1 ought to be working. Odd, isn’t it? But I do begin to find life toilsome, its rewards, as I come near them, cheap. I began a little (119)
[traits verticaux en marge sur cette page]
while ago to want the garden quite badly. Yes—and I’ve seen it three times.”
“The garden?”
“No—the door! And I haven’t gone in!”
He leaned over the table to me, with an enormous sorrow in his voice as he spoke. ’Thrice I have had my chance—thrice! If ever that door offers itself to me again, I swore, I will go in, out of this dust and heat, out of this dry glitter of vanity, out of these toilsome futility. I will go and never return. This time I will stay. . . I swore it, and when the time came—I didn’t go.
’Three times in one year I have passed that door and failed to enter. Three times in the last year.
“The first time was on the night of the snatch division on the Tenants” Redemption Bill, on which the Government was saved by a majority of three. You remember? No one on our side—perhaps very few on the opposite side—expected the end that night. Then the debate collapsed like eggshells. I and Hotchkiss were dining with his cousin at Brentford; we were both unpaired, and we were called up by telephone, and set off at once in his cousin’s motor. We got barely in time, and on the way we passed my wall and door—livid in the moonlight, blotched with hot yellow as the glare of our lamps lit it, but unmistakable. “My God!” cried I. “What?” said Hotchkiss. “Nothing!” I answered, and the moment passed.
’ “I’ve made a great sacrifice,” I told the whip as I got in. “They all have,” he said, and hurried by.
“I do not see how I could have done otherwise then. And the next occasion was as I rushed to my father’s bedside to bid that stern old man farewell. Then, too, the claims of life were imperative. But the third time was different; it happened a week ago. It fills me with hot remorse to recall it. I was with Gurker and Ralphs—it’s no secret now, you know, that I’ve had my talk with Gurker. We had been dining at Frobisher’s, and the talk had become intimate between us. The question of my place in the reconstructed Ministry always lay just over the boundary of the discussion. Yes—yes. That’s all settled. It needn’t be talked about yet, but there’s no reason to keep a secret from you. . . Yes—thanks! thanks! But let me tell you my story.
“Then, on that night things were very much in the air. My (120) position was a very delicate one. I was keenly anxious to get some definite word from Gurker, but was hampered by Ralphs” presence. I was using the best power of my brain to keep that light and careless talk not too obviously directed to the point that concerned me. I had to. Ralphs” behaviour since has more than justified my caution. . . Ralphs, I knew, would leave us beyond the Kensington High Street, and then I could surprise Gurker by a sudden frankness. One sometimes has to resort to these little devices. . . And then it was that in the margin of my field of vision I became aware once more of the white wall, the green door before us down the road.
“We passed it talking. I passed it. I can still see the shadow of Gurker’s marked profile, his opera hat tilted forward over his prominent nose, the many folds of his neck wrap going before my shadow and Ralphs” as we sauntered past.
’I passed within twenty inches of the door. “If I say good night to them, and go in,” I asked myself, “what will happen?” And I was all a-tingle for that word with Gurker.
“I could not answer that question in the tangle of my other problems. “They will think me mad,” I thought. “And suppose I vanish now? —Amazing disappearance of a prominent politician!” That weighed with me. A thousand inconceivable petty worldliness weighed with me in that crisis.”
Then he turned on me with a sorrowful smile, and, speaking slowly, ’Here I am!’ he said.
’Here I am!’ he repeated, ’and my chance has gone from me. Three times in one year the door has been offered me—that door that goes into peace, into delight, into a beauty beyond dreaming, a kindness no man on earth can know. And I have rejected it, Redmond, and it has gone —’
’How do you know?’
“I know. I know. I am left now to work it out, to stick to the tasks that held me so strongly when my moments came. You say I have success—this vulgar, tawdry, irksome, envied thing. I have it.” He had a walnut in his big hand. “If that was my success,” he said, and crushed it, and held it out for me to see.
’Let me tell you something, Redmond. This loss is destroying me. For two months, for ten weeks nearly now, I have done no work at all, except the most necessary and urgent duties. My soul is full of unappeasable regrets. At nights—when it is less likely I shall be recognized—I go out. I wander. Yes. I wonder what people would think of that if they knew. A Cabinet Minister, the responsible head of that most vital of all departments, wandering alone—grieving—sometimes near audibly lamenting—for a door, for a garden!’
§ 4
I can see now his rather pallid face, and the unfamiliar somber fire that had come into his eyes. I see him very vividly tonight. I sit recalling his words, his tones, and last evening’s Westminster Gazette still lies on my sofa, containing the notice of his death. At lunch today the club was busy with his death. We talked of nothing else.
They found his body very early yesterday morning in a deep excavation near East Kensington Station. It is one of two shafts that have been made in connexion with an extension of the railway southward. It is protected from the intrusion of the public by a hoarding upon the high road, in which a small doorway has been cut for the convenience of some of the workmen who live in that direction. The doorway was left unfastened through a misunderstanding between two gangers, and through it he made his way.
My mind is darkened with questions and riddles.
It would seem he walked all the way from the House that night—he has frequently walked home during the past Session—and so it is I figure his dark form coming along the late and empty streets, wrapped up, intent. And then did the pale electric lights near the station cheat the rough planking into a semblance of white? Did that fatal unfastened door awaken some memory?
Was there, after all, ever any green door in the wall at all?
I do not know. I have told his story as he told it to me. There are times when I believe that Wallace was no more than the victim of the coincidence between a rare but not unprecedented type of hallucination and a careless trap, but that indeed is not my profoundest belief. You may think me superstitious, if you will, and foolish; but, indeed, I am more than half convinced that he had, in truth, an abnormal gift, and a sense, something—I know (122) not what—that in the guise of a wall and door offered him an outlet, a secret and peculiar passage of escape into another and altogether more beautiful world. At any rate, you will say, it betrayed him in the end. But did it betray him? There you touch the inmost mystery of these dreamers, these men of vision and the imagination. We see our world fair and common, the hoarding and the pit. By our daylight standard he walked out of security into darkness, danger, and death.
But did he see like that?”
Jean Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une « bonne feuille » de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :
« Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée.
L’état théopathique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel27, peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchie en leur pureté native. »
Nous passons de littéraires érudits au scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité — physique quantique débordant le sens commun — à un élargissement conceptuel. Il rend possible une ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique et expérience mystique :
« 28 La grande avancée fut d’avoir l’idée que cette chose unique — esprit ou monde — peut fort bien être capable d’autres formes d’apparence que nous ne pouvons pas appréhender, et qui n’impliquent pas les notions d’espace et de temps. Cela implique une libération complète de notre préjugé invétéré. Il y a probablement d’autres ordres d’apparence qu’en forme d’espace-temps. Ce fut, je crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant29. Cette libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller systématiquement contre les résultats clairs que l’expérience du monde, tel que nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par exemple — pour parler du cas le plus important — l’expérience telle que nous la connaissons impose indubitablement la conviction qu’elle ne peut survivre à la destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie), elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ? Non. Pas dans le type d’expérience dont nous savons qu’elle doit nécessairement se dérouler dans l’espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d’apparence dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d’« après » est dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui s’opposent à ce qu’elle soit considérée comme possible. C’est cela que Kant a fait par son analyse, et c’est cela qui, selon moi, fait son importance philosophique.
Dans le seul domaine de la physique, la « libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de « cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des manifestations physiques 30.
En complément de L’intuition de l’instant, nous présentons un texte de Bachelard publié en 1939 dans le numéro 2 de la revue MESSAGES : MÉTAPHYSIQUE ET POÉSIE, qui prolongent la méditation de l’auteur sur le problème du temps.
« I.
La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité.
Tandis que toutes les autres expériences métaphysiques sont préparées en d’interminables avant-propos, la poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d’un prélude de silence. D’abord, en frappant sur des mots creux, elle fait taire la prose ou les fredons qui laisseraient dans l’âme du lecteur une continuité de pensée ou de murmure. Puis, après les sonorités vides, elle produit son instant. C’est pour construire un instant complexe, pour nouer sur cet instant des simultanéités nombreuses que le poète détruit la continuité simple du temps enchaîné. (104)
En tout vrai poème, on peut alors trouver les éléments d’un temps arrêté, d’un temps qui ne suit pas la mesure, d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe. D’où un paradoxe qu’il faut énoncer clairement : alors que le temps de la prosodie est horizontal, le temps de la poésie est vertical. La prosodie n’organise que des sonorités successives ; elle règle des cadences, administre des fougues et des émois, souvent, hélas, à contretemps. En acceptant les conséquences de l’instant poétique, la prosodie permet de rejoindre la prose, la pensée expliquée, les amours éprouvées, la vie sociale, la vie courante, la vie glissante, linéaire, continue. Mais toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but, c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur ; c’est l’instant stabilisé où les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique. […]
II.
Mais est-ce du temps encore ce pluralisme d’événements contradictoires enfermés dans un seul instant ? Est-ce du temps, toute cette perspective verticale qui surplombe l’instant poétique ? Oui, car les simultanéités accumulées sont des simultanéités ordonnées. Elles donnent une dimension à l’instant puisqu’elles lui donnent un ordre interne. Or le temps est un ordre et n’est rien autre chose. Et tout ordre est un temps. L’ordre des ambivalences dans l’instant est donc un temps. Et c’est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. […]
III
[…] En lisant Mallarmé on éprouve souvent l’impression d’un temps récurrent qui vient achever des instants révolus. On vit, alors, en retard, les instants qu’on aurait dû vivre ; sensation d’autant plus étrange qu’elle ne participe d’aucun regret, d’aucun repentir, d’aucune nostalgie. Elle est faite simplement d’un temps (107) travaillé qui sait parfois mettre l’écho avant la voix et le refus dans l’aveu.
D’autres poètes, plus heureux, saisissent naturellement l’instant stabilisé. Baudelaire voit, comme les Chinois, l’heure dans l’œil des chats, l’heure insensible où la passion est si complète qu’elle dédaigne de s’accomplir : “Au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges...31” Pour les poètes qui réalisent ainsi l’instant avec aisance, le poème ne se déroule pas, il se noue, il se tisse de nœuds à nœuds. […]
En méditant dans cette voie, on arrive soudain â cette conclusion : toute moralité est instantanée. L’impératif catégorique de la moralité n’a que faire de la durée. II ne retient aucune cause sensible, il n’attend aucune conséquence. Il va tout droit, verti-111calement, dans le temps des formes et des personnes. Le poète est alors le guide naturel du métaphysicien qui veut comprendre toutes les puissances de liaisons instantanées, la fougue du sacrifice, sans se laisser diviser par la dualité philosophique grossière du sujet et de l’objet, sans se laisser arrêter par le dualisme de l’égoïsme et du devoir. Le poète anime une dialectique plus subtile. Il révèle à la fois, dans le même instant, la solidarité de la forme et de la personne. Il prouve que la forme est une personne et que la personne est une forme. La poésie devient ainsi un instant de la cause formelle, un instant de la puissance personnelle. Elle se désintéresse alors de ce qui brise et de ce qui dissout, d’une durée qui disperse des échos. Elle cherche l’instant. Elle n’a besoin que de l’instant. Elle crée l’instant. Hors de l’instant, il n’y a que prose et chanson. C’est dans le temps vertical d’un instant immobilisé que la poésie trouve son dynamisme spécifique. Il y a un dynamisme pur de la poésie pure. C’est celui qui se développe verticalement dans le temps des formes et des personnes.
BACHELARD L’Intuition de l’instant.
–Roupnel : L’être, étrange lieu de souvenirs matériels, n’est qu’une habitude à lui-même. Ce qu’il peut y avoir de permanent dans l’être est l’expression, non d’une cause immobile et constante, mais d’une juxtaposition de résultats fuyants et incessants, dont chacun a sa base solitaire, et dont la ligature, qui n’est qu’une habitude, compose un individu.
-34... l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout de qui est durable même, est le don d’un instant.
-35... l’attention... reçoit toute sa valeur d’intensité dans un seul instant.
-36 L’attention aussi est une série de commencements, elle est faite des renaissances de l’esprit qui revient à la conscience quand le temps marque des instants. Etc.
-57... la nouveauté est évidemment toujours instantanée.
-47... la vie néglige de vivre, le cœur néglige d’aimer. C’est en dormant que nous perdons le Paradis... Alors nous sentons une sourde souffrance quand nous allons à la recherche des instants perdus (quand nous comparons aux heures riches, avec leur joie) les heures intellectuellement lentes parce qu’elles sont relativement pauvres, les heures mortes parce qu’elles sont vides... les heures sont-telles interminables parce qu’elles ne donnent rien.
Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout. Non pas l’heure pleine, mais l’heure complète. L’heure où tous les instants du temps seraient utilisés par la matière, où tous les instants réalisés dans la matière seraient utilisés par la vie, l’heure où tous les instants vivants seraient sentis, aimés, pensés. L’heure par conséquent où la relativité de la conscience serait effacée puisque la conscience serait à l’exacte mesure du temps complet.
Finalement le temps objectif, c’est le temps maximum ; c’est celui qui contient tous les instants. Il est fait de l’ensemble dense des actes du Créateur. »
Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de dogmatismes peu britanniques 32 :
« [Le roitelet] dresse la tête, et l’espace d’une ou deux secondes, prend conscience de lui-même, attendant, parmi l’obscurité du labyrinthe des branches, attendant une délivrance dont il ne peut avoir la moindre notion. Mais nous, qui pouvons atteindre, si nous le voulons, à la pleine connaissance de cette délivrance, nous avons totalement oublié qu’il y a quoi que ce soit à attendre. […]
Les potins, les rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments, tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit ne sont rien de plus que des potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]
La troisième chose dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante ; et que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des œuvres d’art, ces éléments positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]
La religion est aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative, et en quelle quantité, nous faut-il ? Aucune, disent les humanistes sentimentaux ; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le dôme bleu de la nature. Résultat : ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans, possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non sensorielle, ce qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux inférieurs d’existence non sensorielle ; et à cela s’ajoutent de simples imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible et sont unis avec le Fondement divin.
Pour ceux d’entre nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité, il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit :
Il y a une Divinité ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.
Le Fondement est transcendant et immanent.
Il est possible aux êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.
Atteindre à cette connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et l’objet de l’existence humaine33.
Huxley cite une lettre récente d’une femme qui raconte son « expérience sauvage » datant de l’école qui l’a affectée durant toute sa vie34 :
« I was a girl of 15 or 16, I was in the kitchen toasting bread for tea and suddenly on a dark November afternoon the whole place was flooded with light, and for a minute by clock time I was immersed in this, and I had a sense that in some unutterable way, the universe was all right. This has affected me for the rest of my life, I have lost all fear of death. . . »
« 87, rue de Chateaubriand, Châtenay-Malabry (Seine)35.
« Dimanche, 1958.
... Du temps que je préparais une thèse sur l’aliénation mentale, j’étais arrivé sur les fous que je suivais de près à cette conclusion : c’est que chacun de nous souffre inévitablement, dans le cours de sa vie, une expérience presque intolérable à laquelle il lui faut désormais faire place, s’il veut vivre et vivre sain d’esprit.
Quelle expérience ? Celle que je tente d’approcher vers la fin de mon “Clair et Obscur”. (Ce n’est pas si facile.) Celle, il me semble, à laquelle fait allusion Teilhard de Chardin, quand il écrit au Supérieur des Jésuites : “Je n’ai cessé d’être dominé par la pensée profonde d’une convergence en moi de l’univers tout entier.”
Ou Nicolas de Cuse : “J’étais, dans cet instant, pareil au Christ qu’a peint Brunelleschi et qui voit à la fois toutes les parts du monde comme s’il avait la tête couverte d’yeux.”
Ou Kierkegaard : “Sitôt que tu te penses, tu te perds, car former une idée de soi, c’est se prendre pour un autre.”
Et si tu songes que l’infini offre précisément une pensée contradictoire — le nombre infini étant par définition aussi grand que la plus petite de ses parties (cf. Cantor) —, nous ne sommes pas très loin de ce que les philosophes (et les hommes de la rue) ont de tout temps appelé l’expérience de l’infini et celle de l’absolu.
Il y a là de quoi troubler un homme d’une (153) manière durable, il y a là de quoi lui donner la crainte de devenir fou... Ici, une parenthèse ; il s’agit de ce que tu sais aussi bien que moi. Relis ÉTIENNE qui est, je pense, l’une de tes plus grandes œuvres. Tu y verras courir en filigrane tout ce que je viens de te dire...
Il va de soi que la foi religieuse est une façon de composer avec cette expérience terrible et, EN L’ÉTENDANT A LA VIE ENTIÈRE, de lui ôter son venin : si tu veux, une façon de délayer le poison. (C’est là parler grossièrement de Dieu — mais je me place à un point de vue grossier : le point de vue de la guérison, et le reste s’ensuit.) Au demeurant, l’idée d’un Dieu qui soit à la fois infini et POURTANT personnel, à la fois absolu et POURTANT parfait, porte en soi une telle contradiction que toute autre contradiction peut sembler à ce prix claire et aisément acceptable...
... J’avais le sentiment — un peu confus — que notre amitié n’avait cessé, de tout temps, de progresser, sans graves nuages. Mais si ! les nuages y étaient. En classant de vieilles lettres, je m’aperçois que pas une année ne s’est passée sans que tu m’aies adressé, une fois au moins, de graves, de violents reproches. S’ils étaient justes ou injustes, c’est ce que je serais aujourd’hui bien incapable de dire... mais l’amitié, c’est d’abord, c’est surtout DE CHERCHER QUELQUE CHOSE ENSEMBLE. Et, bien sûr, d’avancer ENSEMBLE dans la recherche. Les conversations n’y changent pas grand-chose, à moins que l’on n’y soit particulièrement habile, peut-être. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas sûr que ce soit le tien... »
Sur les Instants mystiques36
« La vie serait difficilement supportable si elle ne reposait pas sur des instants privilégiés qui font jaillir la saveur d’une réalité estompée la plupart du temps. De même que les chansons populaires ne donnent que les sommets d’une action, les moments pathétiques et des détails parfois infimes, mais non point arbitraires, notre « vraie » vie se fait d’« états » en « états », rebondit d’instants en instants d’élite ; et ces « instants » peuvent être déclenchés par les accidents les plus divers, les plus inattendus, par un rayon de soleil, une musique, un beau visage, un morceau de ciel entre les nuages, la vue d’une fleur ou le bruit d’un torrent, le froissement d’une feuille, un poème, une pierre qui tombe.
Ces « instants » sont à la base de la poésie et de la mystique ; certains prennent une valeur décisive. L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter. La religion en tisse l’étoffe de ses rites. Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’une « précipitation » à obtenir, d’un contact à établir, qui, dans la vie courante et pour le commun des hommes, serait difficilement supportable37.
S’il est possible de s’évader du temps, vieux rêve des hommes, l’instant qui n’est ni être ni néant sera le lieu privilégié possible, le point de rencontre des deux branches de la croix. S’il est vrai que les choses ne sont, essentiellement, que les reflets des attributs divins, chacune, vue sous un certain angle et dans (108) certaines conditions, nous pourra présenter l’image du Visage désiré.
Devenu fou d’amour pour sa cousine Laïla, Qais, le héros platonisant des Banou Amir, passait attentivement du sable à travers un tamis. Interrogé sur cette occupation bizarre, il répondit : « Je cherche Laïla partout dans l’espoir de la trouver un jour quelque part. » (Attar, Langage des Oiseaux...) « Tu demandes où est Laïla et Laïla s’irradie en toi. » (Harraq).
En toi et partout. Mais comment la reconnaître ? Les poètes déclarent qu’ils se contenteraient à la rigueur de la voir en rêve, de voir quelqu’un qui l’aurait vue, d’entendre parler d’elle, de baiser la trace de ses pas, de respirer l’air qui a passé par sa poitrine. L’un d’eux a dit :
Ne dis pas que sa demeure est à l’orient du Nejd ;
car tout le Nejd est pour elle une demeure.
Il y a pour elle une mansion près de
chaque point d’eau, et près de chaque
campement il y a des traces d’elle.
Le monde des contingences peut devenir un trésor. Un roi, raconte Al Attar (Langage des Oiseaux), rencontra dans une forêt un bûcheron qu’il aida à charger un fagot de bois mort. Le soir, le bûcheron vint au camp et prétendit vendre son fagot au poids de l’or ; car il était, dit-il, devenu sans prix depuis que ses vieilles branches avaient été touchées par le roi.
« Elle est retrouvée ! Quoi ? L’Eternité » crie Rimbaud. « Quel âge as-tu ? demandait-on à Qais, le “Fou de Laïla” — mille quarante ans... J’ai vécu mille ans, lorsque, pendant un instant, Laïla m’a dévoilé son visage. » Je n’ai vécu qu’un instant, dit Ibn Hazm dans un de ses poèmes, celui du baiser furtif que j’ai pris au front du Bien-Aimé38.
Un reflet de cette conception illumine toute une région de la poésie moderne, de Blake à Baudelaire, à Gide et à Proust. Elle y prend des aspects divers selon ce qui est entendu au juste par les mots : temps et éternité, et l’équilibre ne sont pas toujours (109) gardés entre l’immanence et la transcendance. Il y a plusieurs façons d’opposer l’instant et l’éternité. Fernand Gregh (La gloire des cœurs) a écrit :
L’Éternité jadis on la mettait là-bas
Dans une ombre où plus tard aboutissaient les pas...
Aujourd’hui nous l’avons incluse dans l’instant.
C’est l’étoffe dont est faite chaque seconde.
C’est le dedans de l’âme et le dessous du monde.
On peut dire : il n’y a que l’instant ; profitons-en. On peut dire : l’instant est un moyen d’entrer en contact avec l’absolu et de savourer l’éternel. On peut se borner à faire ressortir la valeur de l’instant. Parfois de façon simpliste. « Qu’importe... si... ! » Il y a là-dessus des tirades de Musset.
André Gide laïcise l’instant des mystiques, mais ses phrases célèbres retiennent le reflet d’étranges lumières. Cherche Dieu partout, conseille-t-il. Donne-toi à la sensation tout entier pour y trouver plus de délices. « Chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable ; sache parfois t’y concentrer uniquement. » Gide n’ignore pas que le royaume de Dieu peut s’atteindre, en un sens, dès ici-bas ; mais on ne sait jusqu’à quel point sa conception de l’instant dépasse la sensation, l’hédonisme et la morale. Il s’agit surtout d’écarter « les femmes et les enfants », de ne demander qu’à la terre (dans le sens où Blake dit l’éternité jalouse des productions du temps) ses nourritures.
Un des plus étranges personnages de Dostoïevski, Kirilkov, éprouve qu’il y a « des instants où soudain le temps s’arrête et devient éternité ». Ses instants lui viennent « une fois tous les trois jours » — ce qui est trop souvent et incite un de ses amis à diagnostiquer l’épilepsie. Il les met au service de son athéisme mystique, veut, grâce à eux, diviniser l’homme, et finit par se suicider pour réaliser le « point suprême ».
À ses heures de satanisme romantique, Baudelaire s’écriait : « Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » et il creusait avec Poe l’idée de gratuité, d’acte inutile et pervers. À d’autres moments, il cherche « le salut dans la bonne minute » qu’il ne faut pas lâcher « sans en extraire l’or ». Il faut s’enivrer sans cesse pour échapper au temps, mais, après avoir joué avec lui comme avec un serviteur docile, on se retrouve, au réveil, plus soumis que jamais à sa « brutale dictature ».
Quant à Marcel Proust, certains instants lui permettent de « retrouver » (et de placer dans la durée bergsonienne en même temps que dans le domaine presque sacré de l’art) des souvenirs, noyaux d’un ensemble émotif richement qualifié. Ces moments de « temps retrouvé » font sans doute plus que catalyser des associations d’idées et d’émotions, mais il est difficile de dire s’ils dépassent le plan psychologique.
« Les heures de la folie se mesurent par l’horloge, mais celles de la sagesse, aucune horloge ne peut les mesurer », dira William Blake, qui circule avec aisance de l’enfer au ciel, qui sait que « le rugissement des lions, le hurlement des loups, la fureur de la mer en tempête, l’épée destructrice, sont des portions de l’éternité trop grandes pour l’œil de l’homme » et que « si les portes de la perception étaient nettoyées, toutes choses apparaîtraient à l’homme comme elles sont, infinies. »
§
Les soufis musulmans ont méthodiquement souligné dans leurs traités le rôle de l’instant (waqt39) dans la réalisation métaphysique et mystique. Le soufi engagé dans la voie spirituelle, disent-ils, est « le fils de l’instant » et l’instant est « tranchant comme un sabre ». En un clin d’œil l’esprit perçoit des réalités ordinairement voilées. On ne peut le retenir, cet instant précieux, mais l’attention du fond du cœur qu’on lui apporte fera germer en l’être des fruits inestimables, tandis que l’insouciance le fait perdre à jamais.
Le maître Al Junayd rencontra un jour un derviche assis sous un mimosa et lui demanda ce qu il faisait. « J’ai eu un instant et l’ai perdu ici, dit l’homme ; maintenant je reste assis et pleurant. — Depuis quand ? — Depuis douze ans. Le cheikh ne fera-t-il pas une prière en ma faveur pour que je retrouve mon instant ? » Al Junayd le quitta, se rendit à La Mecque, pria et sut qu’il était exaucé. À son retour, il trouva le derviche à la même place. « Pourquoi n’es-tu pas parti, lui dit-il, puisque ton vœu a été accompli ? » Et l’homme lui fit cette réponse : « O cheikh, je m’étais mis à cette place de désolation après y avoir perdu mon bien le plus précieux ; est-il convenable que je la quitte après l’avoir retrouvé et joui de la société de Dieu ? Je mêlerai ma poussière à celle de cet endroit pour me lever, le jour de la Résurrection, de cette poussière qui est la demeure de mes délices. » (Hujwiri, Kachf al mahjoub).
« Quand l’instant passe, dit Al Junayd, pour l’intéressé, que ce soit dix ou mille ans, c’est la même chose. » Le waqt, dit Al Quchayri, « c’est ce qui domine un tel moment », c’est sur quoi doit se porter toute l’attention du soufi. « Se préoccuper du temps perdu, c’est perdre encore du temps. » Il faut les manier avec prudence, ces instants précieux. « Les soufis disent que le waqt est tranchant comme un sabre. La lame du sabre est lisse au toucher, mais le tranchant coupe si on le heurte. Celui qui se soumet à l’impératif de l’instant est sauf, mais celui qui va à son encontre se brise et meurt. » C’est que l’instant est le lieu d’insertion, si l’on peut dire, du surnaturel, le point de suture du temps et de l’éternité. « Quand Dieu envoie à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas choisi lui-même, les soufis disent : « Un tel est sous l’empire du waqt » ; c’est-à-dire qu’il est la proie du mystère.
« L’instant, précise Al Hujwiri, est ce par quoi un homme devient indépendant du passé et de l’avenir, par exemple, quand une influence divine descend dans son âme et unifie son cœur. » Il ne peut plus se préoccuper ni du passé ni de l’avenir et s’absorbe dans son instant, complètement dominé par la touche divine (présence ou absence, union ou séparation, joie ou angoisse) qui lui arrive sans que sa volonté puisse rien pour l’attirer ou la repousser, car l’infant ne dépend pas de l’effort humain et ne peut « s’acheter au marché ». Et revenant à la comparaison avec le sabre, l’auteur du premier traité persan de soufisme ajoute : « L’instant coupe les racines du futur et du passé. L’épée est un compagnon dangereux ; elle peut faire de son maître un roi, mais peut aussi le détruire. Elle ne distingue pas entre le cou de son maître et celui d’un autre. »
Ces instants sont intermittents, dit Al Sarraj (Lumà) ; s’ils étaient continuels, ceux qui les subissent ne seraient plus sociables ; les forces humaines ne pourraient plus les supporter.
Leur excès, leur fréquence, le déséquilibre entre leur force et celle du sujet, ne sont pas des signes de perfection, mais plutôt de faiblesse ; c’est seulement l’état de grâce, le hâl, qui affermit en l’homme délivré alors du temps, zaman, l’instant changeant, waqt, et transforme celui-ci en une vie dans l’éternelle présence. (Hujwiri). Quand ces éclairs rapides qui descendent du monde divin sur le chercheur se stabilisent, dit Al Suhrawardi Maqtûl (çafir-i-Sîmurgh), l’âme atteint le stade délicieux de la « tranquillité » sakîna, étape de quiétude avant la nuit obscure de l’annihilation, fana.
Il faut d’ailleurs se garder de s’arrêter aux délectations spirituelles, aux phénomènes extérieurs ou psychiques. Un amant, raconte Jalaleddîn al Rumi dans le Mathnawi, vint s’asseoir dans un jardin auprès de son Aimé ; mais, au lieu de s’occuper de lui, se mit à lire un ouvrage sur l’amour puis à analyser ses états d’âme. « Ce n’est donc pas moi que tu aimes, lui fut-il dit, mais tes états que tu chéris à travers moi. Je suis la résidence de l’Aimé, non l’Aimé lui-même. » L’Aimé, poursuit le poète, est le maître des états ; le soufi encore assujetti aux états changeants est le fils de son « instant » ; il s’attache à l’instant comme à son père ; mais le parfait, plongé dans l’amour pur, ne s’occupe plus des instants ni des états.
Le pur amour n’est pas seulement indifférent aux punitions et aux récompenses, il vise au-delà des états et des grâces. Aboulqâcim al Nahawandi était resté longtemps sans assister au concert spirituel (sama). S’étant rendu à une séance, il entendit chanter : (113)
« Il est debout dans l’eau, altéré ; mais on ne lui donne pas à boire... »
À ce vers, les assistants bondirent pour la danse extatique. Quand ils se rassirent, il leur demanda ce qu’ils avaient compris. La plupart répondirent qu’il s’agissait de la soif des « états » et de leur privation. Mais cela ne le satisfaisait pas. Pour moi, dit-il, ce vers veut dire : « Il est au milieu des « états » et favorisé de tous les charismes, mais il n’a pas l’Essentiel. La Vérité est au-delà de tous les « états » et charismes. (Al Sarraj, Luma et Al Chazali, Ihya).
Les soufis ont des méthodes pour cultiver les instants, favoriser leur naissance, les régulariser, les canaliser, en tirer tout le fruit et faire progresser ainsi dans l’itinéraire spirituel. La sama notamment, concert mystique, la « imara danse extatique, peuvent contribuer à faire sortir les « instants » du cœur comme le choc du fer fait sortir le feu du silex, à préparer l’âme à recevoir la Vérité, à faire surgir ces éclairs rapides et d’une aveuglante splendeur dont parle le Coran (XIII, 13 ; XXIV, 43), qui s’infusent dans l’être.
L’instant peut d’ailleurs venir en toutes sortes d’occasions. Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil ; comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel. L’âme se saisit elle-même en son fond essentiel, en son sirr, son « secret », qui est « entre l’être et le non-être », et où « Dieu a accès directement » (Sarraj, Luma).
« Quand je m’absente, il apparaît et quand il apparaît, il me fait disparaître »
dit un vers du mystique baghdadien du Ier siècle Abou'l Hasan al Nûri (Luma).
La commotion peut venir à l’occasion d’un spectacle, d’un accident, d’une phrase qui provoque une réflexion, un retour (114) sur soi, une conversion morale au premier degré, une introversion mystique au second. Il peut s’agir de l’audition d’un de ces versets coraniques si chargés de force que certains s’évanouissaient ou mouraient en les entendant psalmodier. Il peut s’agir d’une allégorie, le monde apparaissant au mystique comme un système de correspondances. Un chauffeur de hammam tunisien, Abû Ja' far al Qamûdi alluma un jour son feu. La vue de la flamme dévorant le bois le mit si brutalement en présence d’une réalité métaphysique si imposante que, brusquement « introverti », il se consacra à la vie mystique40. Obsédée par l’idée du Jugement dernier, la sainte femme Rabi'a n’entendait jamais le muezzin sans évoquer l’appel de l’archange, ne sentait jamais de chaleur sans s’imaginer le Grand Jour, ne voyait jamais tomber de neige sans penser à la précipitation des çuhuf, ces feuilles où seront écrites les bonnes et les mauvaises actions des hommes. (Cha'rawi). Ainsi Malik ben Dinar, sortant un soir et surpris par la neige, resta jusqu’à l’aube immobile, oubliant ce qu’il avait à faire. Une femme se présenta un jour chez Junayd, se plaignant que son mari voulût en épouser une autre « sur » elle. « Il en a le droit, d’après la loi, dit le maître. — Tu ne parlerais pas ainsi, dit la femme, si j’avais le droit de me dévoiler et si je te montrais mon visage. » À ces mots, Junayd tomba évanoui. Réveillé il dit à ceux qui l’interrogeaient : « C’est comme si la Vérité (qu’Elle soit exaltée !) m’avait dit : « S’il était permis à quelqu’un de Me voir en ce monde, j’enlèverais le voile qui cache mon visage pour qu’il me voie. Il saurait alors que celui qui a quelqu’un comme moi ne doit avoir dans son cœur nul autre que moi. » (Çafoùri).
Souvent l’allégorie est fournie par un chant entendu par hasard. Le grand poète égyptien « Omar ibn al Fàridh (1181-1235), le « sultan des amoureux » entendit un jour, sur les bords du Nil, un foulon qui s’écriait : « Ce morceau de drap m’a coupé le souffle. S’il ne se dégraisse pas, qu’il soit déchiré ! » S’appliquant ces paroles, Ibn al Fàridh se mit à les répéter avec (115) ferveur, souhaitant pour son propre cœur la déchirante purification. Une autre fois, il entendit des gardes qui chantaient :
Seigneur, nous avons veillé attendant ton arrivée.
Seigneur, tu ne l’as pas permis. Nous nous
sommes endormis pour rêver de toi. Seigneur,
le rêve n’est pas venu ; sans doute ne nous
prêtes-tu aucune attention.
Saisi à la gorge par « l’instant », le poète se mit à chanter :
O habitants de Thayba, n’avez-vous pas à offrir les mets de l’hospitalité ? La nuit vous a conduit un hôte étranger.
Puis, perdant tout contrôle de lui-même, il se mit à déchirer ses vêtements, à gesticuler, pleurer et gémir jusqu’à l’aube ; imité bientôt par la foule attroupée. Alors, refusant sans doute de remettre ses habits, il chanta encore :
Les habits ! par celui qui a ouvert la porte !
je ne reprends pas ce que j’ai jeté par amour.
Ce qui est passé est passé. Ce que Dieu a décrété, il
l’a décrété. Prenez ce que vous tenez ; habillez-vous ;
moi, j’ai cet état et l’état est ce qui change41.
La musique est par excellence la voix du monde supérieur. Mais un simple rythme entendu par hasard peut faire descendre « l’instant ». Jalâleddin al Rûmi se mit à tournoyer en entendant les coups de marteau du batteur d’or, lequel, au risque de gâcher sa feuille de métal précieux, ne voulut plus s’arrêter, pour ne pas interrompre l’extase du maître.
Il y a mieux : n’importe quoi peut être l’occasion du déclic mental qui amène le contact.
Paul Valéry a vu (préface au Svedenborg de Martin Lamm) que « chez les mystiques, les perceptions des sens eux-mêmes reçoivent des valeurs non moins singulières que celles attribuées aux mots. Un son fortuit ou (comme il en fut pour Jacob [116] Boehme) un reflet sur un plat d’étain, ne sont pas réduits à ce qu’ils sont et aux associations d’idées qui peuvent en dériver ; ils prennent puissance d’événement et, comme par actio presentiae, deviennent “catalyseurs”, provoquent un changement d’état. Le sujet passe alors sans difficulté dans sa vie seconde, comme si le phénomène initial fût un élément commun, un point de contact et de soudure des deux “univers”.
N’importe quoi peut être l’écho de ce que les musulmans appellent le mitsaq, le Pacte primordial conclu entre Dieu et les âmes dans les reins d’Adam, quand elles ont entendu pour la première fois la parole enivrante à jamais : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” et qu’elles ont répondu : “Si.” (Coran, VII, 171). C’est parce que cette parole délicieuse bruit encore à leurs oreilles comme à celles de Dzù'l Nùn al Miçri (Mu'nawi), que la voix d’un chien, le chant d’un rossignol, la vue d’une rose peut les faire entrer en extase. Ibn al Fâridh se réjouissait à l’extrême d’entendre le grincement d’une porte ou le bourdonnement d’une mouche, ou d’admirer la souple et noble démarche d’un chameau.
“Il n’y a pas de chose qui ne célèbre ses louanges”. dit le Coran. Il faut savoir entendre le chant de Simurgh sur la montagne de Qaf, dit al Suhrawardi. Il faut être toujours disponible comme al Nûri, qui, entendant un chien aboyer, s’écria : Labbaïka wa sou'dak, nous voici, à toi, obéissants... », comme les pèlerins en entrant sur le territoire sacré. (Al Ansari, Ibn al Jawzi).
Dans certains cas, le courant établi est trop fort pour l’organisme. Le thème de l’évanouissement ou de la mort subite dans la plénitude de l’« état », ne manifeste pas seulement la force magique de la musique et de la poésie, mais aussi leur valeur métaphysique et mystique, comme instruments de la « libération » des illusions et du « retour » à la Réalité. Les recueils hagiographiques et les traités de soufisme sont pleins de telles anecdotes42. Citons seulement la suivante, où se mêlent étroitement la mystique, la magie et l’humour. (117)
Un disciple de Dzù' 1 Nùn al Miçri se rendit à Bagdad et assista à un samà. Saisi par la musique, il se mit à tournoyer, puis il poussa un grand cri et tomba. Les assistants le secouèrent en vain ; il était mort. Dzû'l Nûn apprenant cela en Égypte se rendit à Bagdad avec ses disciples et fit venir le musicien dont le chant avait été l’occasion de la mort du novice, et il fit chanter sa troupe jusqu’à ce que l’homme tombât mort. « Un meurtre pour un meurtre ! s’écria-t-il satisfait, et il reprit aussitôt le chemin de son pays. Ibn Khallikan, qui rapporte cette histoire, affirme que la musique peut avoir de tels effets et déclare qu’un fait semblable se produisit de son temps. « Il y avait avec nous à Arbela, dit-il, un musicien renommé, Chuj â ad-din Jibril ben al Awâni. Un peu avant l’année 620 (1223) il se rendit à un concert spirituel. Je n’étais qu’un enfant, mais je me rappelle bien les circonstances, ma famille et d’autres personnes ayant alors parlé de l’événement. Il chanta la belle qacida composée en 581 par le petit-fils d’Ibn al Taâwizi et qui commence par : “Puisse une ondée printanière descendre sur toi le soir...” Quand il en fut à ce vers : “Ses yeux sont des épées dont les fourreaux sont les paupières...”, quelqu’un se leva et le pria de le répéter ; ce qu’il fit deux ou trois fois. Cependant l’homme, poussant un cri sourd, tomba mort. Chûj a ad-din déclara que pareille chose était déjà arrivée à l’un de ses concerts ».
Une autre fois., le même Dzù'l Nùn al Miçri entendit, au cours d’un concert sacré, à Bagdad, un chanteur qui disait :
Ton amour, tout jeune encore, me tourmente. Que sera-ce quand il sera grand ?
Tu as réuni dans mon cœur un amour qui était dispersé. N’auras-tu pas pitié d’un homme affligé qui pleure, alors que rit celui qui est sans amour ?
Al Miçri se leva, et tomba à terre ; du sang lui coulait sur la figure. Mais lui ne mourut pas ; il réprimanda même quelqu’un qui l’imitait sans être véritablement dominé par « l’instant ». (Yafi'i, Rawdh, Sarraj, Lumà et Ghazali, Ihyà).
Si un geste était accompli, si une parole était prononcée avec une sincérité parfaite, leur efficacité n’aurait pas de limite.
Abù'l Hasan al Dinùri ne put un jour écrire : « Bismillah, au nom de Dieu » sur un morceau de verre, sans que ce verre se fendît et que lui-même ne tombât évanoui (Yafi'i). Un hassid juif de Pologne incendia sa maison pour avoir prononcé le mot : « Feu », après avoir gardé longtemps le silence (Martin Buber). Les lampes de la mosquée de Bagdad se brisaient quand Samnoun discourait sur l’amour.
Les « instants », somme toute, jalonnent la « voie », et le cheminement sur cette voie est un « retour » (Coran, LXXXVIII, 25), un retour « au séjour de la Vérité » (Coran, LIV, 55). Ce retour vers son Seigneur est prescrit à l’âme « apaisée ». (Coran LXXXIX, 27). Toute chose retourne à sa source, dit Al Suhrawardi Meqtùl43, la motte de terre à la terre, la lumière à la lumière, l’âme à sa patrie, grâce à un appel, à une révélation, à une transmutation.
Il s’agit de reprendre contact plus étroitement avec la source, de prendre conscience que tout être a ses racines dans l’Être, de réaliser l’unité essentielle de l’Existence véritable, de revenir, par la négation et par l’affirmation, par le renoncement et par l’amour, à la grande Ténèbre qui est aussi l’intolérable Lumière. Après avoir épuisé la vie « énigmatique », après avoir bu jusqu’au fond la coupe de l’amour, peut-être les créatures retrouveront-elles dans le sein divin une existence plus haute encore que si elles étaient restées sans le savoir à l’état de possibles.
En attendant, même s’ils ne réalisent pas tous d’emblée la transmutation décisive, les instants montrent la route, affermissent et font prendre patience.
S’il y a des gens qui ont pu se débarrasser de leur amour, moi je ne peux guérir de mon amour pour Laïla.
Et pourtant tout ce que j’obtiens d’elle, ce sont des espoirs qui passent comme des éclairs...
disait Al Naçrabadî. L’essentiel est « d’avoir un cœur, de prêter l’oreille et de devenir témoin ». (Coran L, 36).
§
Les mystiques chrétiens, nous l’indiquerons seulement en passant, ont bien connu « l’instant » dans ses divers sens. Il faut être toujours content du moment présent, dit Fénelon ; et ce conseil n’est pas seulement d’ordre moral. Sainte Catherine de Gênes ne prenait connaissance des choses qu’à mesure qu’elle les voyait successivement se produire, de moment en moment, le moment divin étant pour elle le moment présent. La bienheureuse Anna Taïgi (+ Rome, 1837) fuyant l’église pour éviter l’extase, la trouvait dans la rue à l’occasion d’une fleur, d’un insecte, d’un chant d’oiseau.
Chez les mystiques espagnols, l’analogie est d’autant plus frappante avec les spirituels musulmans que la présentation littéraire est souvent la même. Ramon Lull ne déclare-t-il point avoir composé L’Amant et l’Aimé à l’imitation des soufis ? À Salamanque, le soir de Pâques 1571, la novice Isabelle de Jésus chante pendant la récréation du Carmel une copla où le nom du Sauveur remplace un nom profane : « Que mes yeux te voient, — ô bon et doux Jésus ! — Que mes yeux te voient — et qu’aussitôt je meure ! » Sainte Thérèse, qui venait de passer par un état de sécheresse et de déréliction, tomba en arrêt sur le mot muero, et demeura quelque temps hors d’elle-même. Au sortir de cette transe douloureuse, elle improvisa le fameux poème : « Je meurs de ne pas mourir. Muero por que no muero44 ». Plusieurs auteurs pensent d’ailleurs qu’elle mourut en réalité d’une « blessure d’amour45 ».
Plusieurs fois saint Jean de la Croix fut inspiré par l’audition accidentelle d’un chant profane. « Je meurs d’amour. — Chéri, que ferai-je ? — Eh bien ! meurs ! » 46.
En Extrême-Orient, l’école bouddhiste zen, influencée par le taoïsme chinois et très florissant aujourd’hui au Japon, a fait en quelque sorte de l’instant la base de sa méthode. Le bouddhisme a toujours insisté sur l’importance des mutations brusques, des commotions qui impriment à l’âme un changement de direction (açrayaparavrtti, samvega) ; l’orientent dans la voie au terme de laquelle elle peut trouver l’« instant » par excellence qu’est l’illumination (bodhi). Les textes classiques sont pleins de récits de conversions brusques, dues généralement à l’intuition de la « souffrance », de ses origines et à la résolution d’y mettre fin par la délivrance (mukhti). Mais des circonstances fortuites et apparemment indifférentes peuvent être l’occasion du contact entre l’effort personnel et la grâce extérieure, du mouvement décisif de l’âme, de l’adhésion qui enracine en elle la bodhicitta, « pensée d’illumination », qui transmue en or le cuivre des faits de conscience (dharmas).47
L’école zen48, basée sur l’intuition et la méditation, déclare elle-même que sa doctrine est incommunicable. Elle est née d’un sourire du Bouddha. Celui-ci prit un jour un bouquet de fleurs, le regarda et sourit sans mot dire. Aucun de ses disciples ne comprit, à l’exception du plus jeune, qui sourit aussi. Depuis lors, assurent les maîtres, la pensée zen, dans son essence, se transmet sans le secours des mots qui laisseraient échapper le plus important. Chacun doit trouver lui-même le Bouddha qu’il porte en soi. L’enseignement peut seulement préparer le terrain. De même, les méditations dans les postures techniques aideront à se désencombrer. L’essentiel est de lire dans le grand Livre sacré qu’est la nature pour y trouver la liberté de l’âme par un effort intuitif incommunicable. « La chute des feuilles mortes et la floraison des fleurs nous révèlent la sainteté de la Loi de Bouddha... Les fleurs aussi peuvent devenir Bouddha... Le printemps vient nous visiter ; que sa miséricorde est grande ! Chaque fleur nous présente l’image du Parfait... » disent les penseurs et les poètes de la secte. On demanda un jour au sage Gensha d’exposer la doctrine Zen. Il allait parler quand un oiseau passa dans le ciel en poussant un petit cri. « Oh ! s’écria le sage, ce petit oiseau qui prêche l’essence de la doctrine et proclame la suprême vérité... » Et il se tut. Un maître à qui l’on posait une question analogue, se contenta de dire : « Il fait un temps nuageux aujourd’hui. Je ne répondrai pas ».
La réalisation que cherche le zeniste est obtenue au moyen des satoris (wou en chinois). Le satori est un « instant », un regard intuitif sur la nature cachée des choses, un cataclysme mental qui renouvelle la vision du monde et unifie la vie de t l’esprit. Les maîtres peuvent seulement entraîner le disciple à renoncer aux habitudes de pensée ordinaire49 et le préparer à profiter des occasions de révélation qui peuvent être fournies par les circonstances les plus banales. Le satori se produira comme le déclic d’une horloge, quand l’accord entre l’interne et l’externe permettra le contact. L’étincelle qui amène l’explosion peut être la chose la plus insignifiante en apparence. Soudain, le serpent devient dragon. Il y a toutefois des degrés dans les satoris. (122)
À soixante ans, un bonze se rendit compte qu’il n’avait pas atteint la vérité et se rendit chez le célèbre Hakuin (XVIIIe siècle) qui lui enseigna ses méthodes de méditation. Au bout de six ans, le bonze n’obtenait toujours rien. « Méditez encore pendant trois ans, lui dit le maître, et si vous n’avez pas trouvé alors, je vous donnerai ma tête à couper ». Trois ans après, toujours rien. Hackuin toutefois demanda un délai de trois mois, au bout desquels le disciple, désespéré, et ne voulant pas couper la tête de son maître, décida de partir et de se suicider. Un défilé montagneux lui parut favorable, et il s’apprêtait à se précipiter dans un torrent, quand un rayon de soleil filtra à travers un nuage mauve. Alors il comprit et son âme fut remplie à jamais de la joie qui ne peut être ravie.
Hackuin décrit de façon impressionnante les angoisses où le jetait sa concentration de pensée sur un problème. « Un soir, dit-il, la cloche du temple vibra et renversa tout mon état mental. C’était comme le fracas d’un bassin de glace qui éclate, comme la chute d’une maison toute en jade ». Tous ses doutes se trouvaient fondus comme de la neige au soleil et toutes les complications évanouies.
Koho (Chine, XIIIe siècle) décrit ainsi son illumination : « Il me sembla que l’espace sans limite s’était brisé en pièces et la terre immense toute nivelée. Je m’oubliai, j’oubliai le monde. J’étais comme un miroir qui en aurait réfléchi un autre ». Bukko (aile siècle) entreprit à dix-sept ans l’étude de la doctrine ; il croyait en avoir pour une année. Il travailla cinq ans sans résultat. Une nuit, il entendit, dans la chambre d’un autre moine, un coup frappé sur une table. Ce son lui révéla « l’homme originel ». « Je quittai, dit-il, mon siège en hâte et courus dans la nuit au clair de lune. Regardant le ciel, je ris aux éclats et dis : “Oh ! que Dharmakâya est grand ! Comment peut-il être si grand, si immense, pour l’éternité ?... » Je sentis tous les liens qui m’avaient si longtemps enserré se rompre... Je pensais encore : même si je n’éprouve pas de plus grand satori, je suis maintenant mon maître à moi-même ». Et il composa des vers :
D’un coup j’ai brisé la cave aux fantômes... (123)
Il existe une relation vivante entre l’« instant » mystique et la poésie. Sans vouloir identifier l’un à l’autre et méconnaître l’opposition entre les lois de l’expression et l’expérience en son fond indicible, il reste que la poésie est l’instrument de choix pour dire ce qui peut être dit et pour créer la possibilité d’un éveil, pour traduire partiellement le discours que prononce toute chose, discours qu’il suffit d’entendre pour être « insensible au mal, à la douleur et au péché ». (Nukariya).
Ce n’est pas sans raison que les anecdotes des mystiques orientaux s’épanouissent si souvent en un vers.
Plusieurs zénistes, chinois ou japonais, ont laissé. des poésies connues sous le nom de Ge50, dans lesquelles ils ont essayé d’exprimer ce qu’ils ont perçu au moment du satori. Par exemple Seppo (IXe siècle), dont les yeux s’ouvrirent alors qu’il roulait un écran, composa ce poème :
Comme j’étais abusé, comme j’étais abusé, en vérité !
Soulevez l’écran et venez voir le monde...
Yenju (Xe siècle) entendit un jour tomber un amas de charbon, eut le satori, et composa :
Quelque chose est tombé ? Ce n’est pas autre chose ?
À droite et à gauche, il n’y a rien de terrestre.
Les rivières et les montagnes et la grande terre,
En elles tout révèle la personne du Dharmaraja.
Yengo (m. 1135) se refuse à toute confidence précise :
Un évènement heureux dans la vie d’un jeune homme romantique,
C’est sa fiancée seule qui est autorisée à le savoir.
Le petit haïkaï, goutte de rosée qui reflète l’univers, est particulièrement bien adapté à exprimer allusivement la qualité de 1' « instant ». De fait, le maître du haïkaï, Bashô (XVIIe siècle) était zeniste. Le poète gyrovague, épris de la nature, a, plus qu’aucun autre peut-être, rapproché la création artistique et l’illumination et s’est efforcé de mener une existence intégralement poétique qu’il distingue à peine de la vie religieuse. Sa première conversion (morale) avait été due au vif sentiment de l’instabilité du monde qui l’avait saisi lors de la mort d’un ami et de l’incendie de sa maison. Sa seconde conversion (mystique) fut le satori qui fondit sur lui, en 1682, quand il entendit le plongeon d’une grenouille dans une mare :
« Une vieille mare
Et le bruit de l’eau
Où plonge la grenouille ».
« Esotérisme constant et total qui n’est ni un symbolisme ni un occultisme, qui ne tire pas sa force d’un secret gardé par des initiés, mais du grand mystère de la vie découvert par l’homme et auquel il prend part51 ».
Une sentence attribuée à « Ali, gendre de Mohammed, formule : « Les hommes sont endormis et quand ils meurent, ils s’éveillent ». La mort naturelle, pensent les soufis est le symbole de la mort mystique. L’éveil au monde des Archétypes a pour condition la mort au monde des contingences. « Mourez avant de mourir », dit un hadith attribué au Prophète52. Et un distique persan :
Avant que tu ne meures de la mort naturelle,
Éprouve que tu portes en toi l’éternel paradis. »
[c. Emmanuel, « Voici le butinage usuel… Je pensais aussi à « l’intuition de l’instant » de Bachelard. Lilian aurait pu presque le cosigner :]
« Il apparaît d’abord maintenant que c’est l’épaisseur même de l’intervalle continué qui explique la nature même de l’instant, qui fait de l’instant intuitif, dans lequel je rencontre l’immédiat, ce qu’il est, à savoir une fente lumineuse, comme une raie de lumière dans la nuit pour un voyageur perdu, perdu dans la nuit noire et qui ne sait pas où il va, qui avance à tâtons dans les ténèbres, à tâtons, successivement — Plotin aime bien cette métaphore du tâtonnement —, et qui soudain aperçoit dans la nuit une fente, un volet mal fermé, et qui se dirige vers cette maison. Seulement ceci est peu dire parce que la fente est en effet une fente dans le noir ; mais par contre elle reste comme un fanal, elle demeure, elle est chronique, elle me permet de me diriger. Supposez que non seulement cela soit une fente, mais encore que son apparition elle-même ne dure qu’un instant, qu’elle ne soit pas seulement un point ou une raie lumineuse, mais encore qu’elle ne dure elle-même qu’un instant. Voilà donc ce qui nous sert à nous guider et qui n’est ce qu’il est, à savoir cette intuition de l’instant, que parce que par ailleurs elle intervient, elle clignote dans l’épaisseur de l’intervalle. C’est donc l’intervalle qui fait l’instant, si vous préférez, n’est-ce pas : s’il n’y avait pas d’intervalle, il n’y aurait pas d’instant. S’il n’y avait pas de continuation, il n’y aurait pas de commencement. L’homme ne peut commencer, et le commencement n’a sa saveur aventureuse, son côté périlleux, passionnant, que parce que l’homme en général continue, imite, rabâche, radote, pastiche, contrefait, fait le singe, et de temps en temps il y a un instant béni pendant lequel lui-même est un initiateur. Donc de la même manière, c’est l’épaisseur même de cette continuation qui explique ce qu’est ce clignotement dans la nuit : s’il faisait jour, on ne verrait pas la raie lumineuse et on ne verrait pas non plus le clignotement. De même, en raisonnant de fil en aiguille, en pensant de fil en aiguille, nous dirions que c’est de même la relativité de la connaissance qui donne sa raison d’être et son sens même à l’intuition.
Heureusement que la connaissance est relative, parce que si elle ne l’était pas, l’intuition ne serait pas ce qu’elle est pour nous, à savoir une percée immédiate, instantanée, dans le plafond de l’a priori. C’est parce qu’il a un plafond à percer, si vous voulez, c’est la présence de ce plafond… du moment que l’homme n’est pas… il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas de plafond du tout, bien sûr, et qu’il n’y ait pas d’a priori, que l’homme soit de nouveau un ange et commerce quotidiennement avec la chose en soi. Mais comme il faut y renoncer, comme ce n’est pas possible, comme ce sont des chimères, comme ce sont des angélismes, et que l’homme n’est qu’un homme, disons qu’il vaut mieux qu’il y ait en effet ce plafond de l’a priori pour que l’intuition ait sa valeur de percée instantanée. En somme, cet a priori qui consacre notre finitude, par là même et du même coup, par le fait même, ipso facto, explique et donne sa raison d’être à la possibilité de le percer, d’aller au-delà. »
Vladimir Jankélévitch, extrait de « L’immédiat », 1960.
Chimiste, Nobel53.
« The quote I like best is that of Wolfgang Pauli, who said:
To us [. . .] the only acceptable point of view appears to be the one that recognizes both sides of reality—the quantitative and the qualitative, the physical and the psychic—as compatible with each other, and can embrace them simultaneously. It would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be seen as the complementary aspects of the same reality.
Just realize what Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are not also simultaneously waves.
Although this matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out . . . at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are ultimately subjective.
There is a simple example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter, must decide beforehand which set of properties—particle or wave—they intend to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers in one experiment.
*
[Schrödinger] asks whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many fewer minds, perhaps only one.
*
Question: Would any of the panel care to comment on paranormal phenomena? —Answer: What most interests me is the very concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone company for—a universal mind or a collective mentality [. . .] What goes on in a good mathematician’s head is close to the answer.
*
On the process of imagination? The degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful thing, and it lives in the whole universe. It does everything—it dances, it sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole of society say to a child that it is time to stop playing [. . .] the track prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood. »
« Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié. Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin 54.
“18 décembre 1932. Tout à l’heure, sous un des portiques du Trocadéro, je m’étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu’ils n’ont qu’aux premiers beaux jours. Pendant deux ou trois secondes, j’ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma seizième, ma dix-septième année. Cela m’a fait une impression étrange, plus pénible qu’agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé comme autrefois s’il ne serait pas délicieux de s’anéantir en tout cela, comme une goutte d’eau dans la mer, de n’avoir plus de corps, mais juste assez de conscience pour pouvoir penser : ‘Je suis une parcelle de l’univers. L’univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, la Seine et les maisons qui la bordent...’ Cette pensée bizarre ne m’a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c’est peut — être quelque chose de ce genre qui nous attend de l’autre côté de la mort. Et brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu’il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage [Julien Green, Journal (1928-1934)]
Il y a eu dans ma vie un moment très court dont je n’ai jamais parlé à personne, mais auquel je pense quelquefois et qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 1933, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur au fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers. Quel sens ces mots pourraient-ils avoir pour celui qui n’aurait pas éprouvé exactement ce que j’avais éprouvé moi-même ?” (cité par L. Silburn, Le Vijnanabhairava, Pans, De Boccard, 1961, p. 118, n. 1).
Les moments d’inexplicable bonheur55
“La vie entière de J.Green a été ponctuée par des moments d’un bonheur incomparable et inexplicable qu’il évoque souvent dans son journal, dans son autobiographie et même dans ses romans.
Essayant de définir cet état extraordinaire dans son journal du 15 octobre 1953, il le décrit comme ‘une émotion paralysante’ — son intensité oblitère en effet presque toute sensation extérieure — sans rapport avec ‘un sentiment de bonheur purement humain’, et ‘religieux à cause de son extrême gravité et à cause du mystère de son origine’56
‘Il me semble que la première fois que je l’éprouvai fut vers ma huitième année, dans une salle de classe du lycée Janson. En regardant par la fenêtre, je voyais le toit en dos d’âne d’une galerie couverte qui menait du petit au grand lycée et ce fut en regardant ce toit que je fus saisi d’une joie mystérieuse qui fondit sur moi tout â coup. Je crois que je demeurai dans cet état indescriptible pendant plusieurs minutes, ne sachant plus bien ce qui se passait autour de moi, ne sachant pas, surtout, pourquoi je me sentais si heureux.’
Dans le premier volume de son autobiographie, Green a encore évoqué cette expérience, en apportant de nouvelles précisions :
‘… je me souviens plus particulièrement du toit de métal, parce que c’est en le regardant que je fus tout à coup arraché à moi-même. Pendant plusieurs minutes, j’eus la certitude qu’il existait un autre monde que celui que je voyais autour de moi, et que cet autre monde était le vrai. J’en éprouvai un bonheur que je renonce à décrire, car je le crois au-delà des ressources du langage humain.
Tout ce que j’avais connu jusqu’alors d’agréable n’était rien en comparaison. Ce n’était pas la même chose, ce n’était pas du même ordre, ce n’était pas dans le même pays... Un moment plus tard, je me retrouvai au milieu de mes camarades et la voix de M. Soyer passait au-dessus de nous comme dans un rêve d’ennui. Triste et abasourdi, je repris conscience de ce qu’on appelle la réalité. Bien des fois, j’ai réfléchi à cette minute extraordinaire pendant laquelle il me sembla que tout devenait immobile comme si le temps eût cessé d’exister, et je ne pensais à rien, ni à moi ni à personne ni à Dieu. Simplement, j’étais, encore le ‘je’ est-il de trop dans cette histoire, mais plus j’en parle, moins tout cela est exprimable. Quand je compris que c’était fini, j’eus envie de pleurer. Sombres étaient la classe, les murs, les têtes des garçons, la lumière elle-même, et j’eus l’impression que nous étions tous à l’étroit comme dans une prison.
Et peut-être était-ce tout ce que je devais savoir en ce monde de l’univers invisible (...)’57
L’année suivante, Green connut une expérience tout aussi intense. Il passait pour la première fois ses vacances d’été à la campagne au bord de la Seine, et cette découverte enivrait littéralement le jeune parisien. Cependant ce fut sans rapport avec la nature, mais tout simplement dans la maison qu’il lui advint quelque chose de ‘parfaitement insolite’.
” (...) je me trouve près d’une paroi peinte en ocre clair et c’est en regardant cette paroi que je deviens tout à coup la proie d’un bonheur sans nom qui m’arrache à moi-même au point que je ne sais plus où je suis. Ce n’est pas le bonheur d’être en vacances à Andrésy ni même le bonheur de l’enfance, c’est le bonheur sans cause venu on ne sait d’où et qui passe à travers les âmes comme le vent passe à travers les arbres. Combien de temps cela dura-t-il ? Je n’en sais rien, mais l’impression que j’en reçus fut très forte. »58
Ces moments de bonheur « ne dépendaient jamais des circonstances extérieures. C’est même là ce qui les distinguait des moments de bonheur ordinaire : ce n’était pas parce qu’il faisait beau ou que tout allait bien que j’étais heureux, c’était à cause d’autre chose que je ne comprenais pas, que je ne comprends pas encore. »
Ivresse de vivre
Puisque Green insiste tant sur ce point, il faut assurément distinguer ce bonheur-là de joies d’une extrême acuité, mais d’une qualité différente qui sont liées au bien-être physique et à l’environnement. L’enfant de neuf ans, élevé à Passy, jouissait prodigieusement d’être aussi proche de la nature :
« J’étais tellement heureux de me trouver là. que je vivais, me semble-t-il, dans une sorte d’ivresse. Il fallait me prendre par la main et me secouer un peu pour obtenir de moi quelque chose qui ressemblât à de l’attention. » Et encore : « A Andrésy j’étais heureux à en avoir mal aux dents. J’entends par là qu’à certains moments où la joie de vivre fondait sur moi, je sentais dans mes molaires un chatouillement horrible et délicieux que je n’ai jamais pu m’expliquer. Je me roulais par terre comme un fou. Il ne m’était pas possible de faire cent pas sur une route de campagne sans sauter et chanter. » (PP. 103 et 105.)
Cette exubérance s’accentua encore avec la puberté. Green était né en 1900. Son récit des printemps 1913 et 1914 laisse la plus vive impression de sa sensibilité. En rentrant du lycée parisien au Vésinet où sa famille venait de louer une villa auprès d’un lac, le jeune garçon éprouvait à la vue de la campagne « une joie panique ». Et le jeudi, « le visage dans l’herbe, je riais tout seul. Je ne savais que faire de tant de bonheur. Je ne me posais aucune question, je ne me demandais pas pourquoi j’étais heureux, je subissais une sorte d’écrasement de tout mon être sous le poids d’une force inconnue. Me retournant sur le dos, je contemplais le ciel entre les millions « de petites feuilles pâles que traversait la lumière. Il me semblait n’être plus moi-même, mais bien tout ce que je voyais. J’étais l’air, j’étais l’espace. » (P.159.)
Un ravissement
Mais voici encore une autre sorte de bonheur. C’est en explorant ses plus anciens souvenirs pour rédiger Partir avant le jour que Green se rappela soudain avec une vive émotion, après un demi-siècle d’oubli, « une minute de ravissement tel que je n’en ai jamais connu depuis ».
Se trouvant un soir dans une chambre non encore éclairée — il avait alors cinq ans ou presque — il leva les yeux vers la fenêtre :
« j’aperçus le ciel noir dans lequel brillaient quelques étoiles. Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage ? Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie et je ne sais qu’en dire. J’étais seul dans cette pièce sans lumière, et le regard levé vers le ciel j’eus ce que je ne puis appeler qu’un élan d’amour. J’ai aimé en ce monde, mais jamais comme en ce court moment, et je ne savais qui j’aimais. Pourtant je savais qu’il était là et que me voyant il m’aimait aussi. Comment cette pensée se fit-elle jour dans mon cerveau ? Je n’en sais rien. J’étais sûr que quelqu’un était là et me parlait sans paroles. Ayant dit cela, j’ai tout dit. Pourquoi faut-il écrire que dans aucun discours humain je ne retrouvai ce qu’il me fut donné de ressentir ; le temps de compter jusqu’à dix, alors que j’étais incapable de former trois mots intelligibles et que je ne me rendais même pas compte que j’existais ? Pourquoi faut-il écrire que j’oubliai cette minute pendant des années, que le torrent des jours et des nuits l’effaça presque de ma conscience ? Que ne l’ai-je gardée dans les heures difficiles. Pourquoi m’est-elle rendue maintenant ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? »
La rupture
[annot.marg. : oui]
Green croit pouvoir dater de quelques mois plus tard la première rupture dans son existence, une [annot.marg. : sorte de59] « sorte de catastrophe », lorsqu’un « moi » séparé se substitua à la conscience enfantine, diffuse, heureuse, sans souci du corps. Auparavant « je vivais d’un bonheur inexprimable dont je n’ai pas tout à fait perdu le souvenir. L’amour était en moi et autour de moi comme l’air que je respirais. (... Puis, un jour) à un moment que je n’arrive pas à situer, je me trouvai assis devant la fenêtre quand j’eus tout à coup la conscience d’exister.
« Tous les hommes ont connu cet instant singulier où l’on se sent brusquement séparé du reste du monde par le fait qu’on est soi-même et non ce qui nous entoure (...) pour ma part, je sortis à ce moment-là d’un paradis. C’était l’heure mélancolique où la première personne du singulier fait son entrée dans la vie humaine pour tenir jalousement le devant de la scène jusqu’au dernier soupir. Certes, je fus heureux par la suite, mais non comme je l’étais auparavant, dans l’Eden d’où nous sommes chassés par l’ange fulgurant qui s’appelle Moi. »
Le secret des enfants
« Dieu parle avec une extrême douceur aux enfants et ce qu’il a à leur dire, il le leur dit souvent sans paroles. La création lui fournit le vocabulaire dont il a besoin, les feuilles, les nuages, l’eau qui coule, une tache de lumière. C’est le langage secret qui ne s’apprend pas dans les livres et que les enfants connaissent bien. À cause de cela, on les voit s’arrêter tout à coup au milieu de leurs occupations. On dit alors qu’ils sont distraits ou rêveurs. L’éducation corrige tout cela en nous le faisant désapprendre (...) Tel homme (...) meurt (...) la tête pleine d’un savoir futile, ayant oublié l’essentiel dont il avait l’intuition à l’âge de cinq ans. Pour ma part, j’ai su ce que savent les enfants et tous les raisonnements du monde n’ont pu m’arracher complètement ce quelque chose d’inexprimable. »
La religion
J.Green appartenait à une famille traditionnellement protestante, venue du sud des États-Unis après la guerre de Sécession, et sa mère, qui le comblait d’amour, lui lisait la Bible et le soir, lorsqu’elle venait lui souhaiter bonne nuit, lui faisait répéter des prières dans sa langue que l’enfant ne comprenait pas encore. Peut-être ce fait contribua-t-il à lui donner l’écoute attentive des langages secrets. « L’essentiel de ce que je crois aujourd’hui m’était donné alors, dans la pénombre où parlait le plus grand amour. »
Sa mère mourut à la fin de 1914, laissant toute la famille dans une grande douleur. Elle semble avoir eu une sympathie cachée pour le catholicisme et, peu après, J. Green découvrit que son père venait de se convertir. Comme il en avait un brûlant désir, il se prépara à devenir lui aussi catholique.
Dans la pension parisienne où ils habitaient depuis peu, le père et fils occupaient la même chambre. Il se peut qu’une contagion spirituelle ait joué parfois entre eux. Un soir, pendant que son père priait, l’adolescent éprouva soudain un bonheur qui l’arrachait à lui-même :
« Pendant quelques minutes, je n’eus l’esprit occupé que de Dieu. Je n’aurais su dire ce qui se passait en moi, mais ma pensée, au lieu d’aller de droite et de gauche comme elle faisait d’habitude, se trouva comme immobilisée en une sorte de ravissement que je n’ai jamais plus éprouvé depuis. » (Journal, 30 mai 1941.)
Il priait aussi lui-même avant de se coucher puis tombait vite dans le sommeil. « Une nuit pourtant je ne pus m’endormir. Ne pourrai-je jamais l’oublier ? J’étais étendu sur le dos quand tout à coup un sentiment de bonheur indescriptible s’empara de tout mon être. Il me sembla que les menaces qui pesaient sur le monde n’existaient plus, que toute tristesse avait subitement pris fin et que dans une sécurité profonde et totale, tout s’épanouissait dans la joie. Je n’ai aucun souvenir du temps que dura cet état. Je ne pensai pas à Dieu, je ne pensai à rien, à vrai dire je ne pensai pas, j’oubliai qui j’étais. »
On trouve naturel que, passionné pour la vie intérieure et très croyant, l’adulte ait vu dans le sentiment de présence vécu à cinq ans « une déclaration d’amour de Dieu à l’enfant qui comprenait avec son cœur »60. Ainsi que le souligne J. Petit, il demeure par contre généralement plus réservé sur l’interprétation de ses incompréhensibles bouffées de bonheur, car « l’illusion est toujours possible » et « comment rattacher cela à la religion ? »
À l’âge mûr
Telles furent les premières expériences d’un bonheur rare qu’eut J. Green enfant et adolescent. Comment ont-elles évolué par la suite ? Le journal qui s’étend à partir de 1926 sur une cinquantaine d’années permet de s’en rendre compte, mais nous n’en retiendrons ici que quelques aspects.
On voit d’abord qu’elles reviennent de temps à autre et que Green continue à les apprécier hautement. Le 10 mai 1933, il déclare impossible d’assimiler au plaisir sexuel ce bonheur qui est « beaucoup plus grand, parce qu’il raconte pas sans raison promenade à beaucoup plus profond, et beaucoup plus simple. Et parce qu’il est simple, il ne s’analyse ni ne se décrit. On ne raconte pas le bonheur, mais il y a des moments où il fond sur nous, sans raison apparente, au plus fort d’une maladie, ou pendant une promenade à travers des prés, ou dans une chambre obscure où l’on s’ennuie ; on se sent tout à coup absurdement heureux, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. J’ai éprouvé cela hier, dans un salon de thé [annot.marg. : de l’/] de l’avenue de l’Opéra, une autre fois alors que je lisais Sense and Sensibility, et très souvent dans ma petite enfance ».
Le 20 décembre 1935 : « L’autre jour, en écoutant la musique, j’ai eu l’impression délicieuse de la proximité d’un autre monde. Derrière le voile impalpable, il est là, le monde de la vérité, ce royaume de Dieu qui m’intriguait tellement quand j’étais enfant ».
Le 28 octobre 1937 : « Je me demande si ce n’est pas par la musique que nous entrons le plus facilement en contact avec nous-mêmes, avec cette partie secrète de nous-mêmes que le monde nous cache, avec Dieu, peut-être. »
En février de la même année, à Londres, comme il était allé au théâtre, « Je me sentais si heureux que j’ai cru un moment à la proximité du bonheur, seul nom que je puisse donner à cet événement mystérieux qui n’a pourtant guère de rapport avec ce qu’on entend généralement par le mot bonheur. Ce n’est pas la joie humaine, mais la joie humaine y conduit quelquefois. (...) Ce quelque chose d’inexprimable était là, derrière l’épaisseur de ce monde. » Green garde bien « l’immobilité morale » et la « passivité absolue » qu’il sait nécessaires dans ces cas-là, mais la pièce commence et « les paroles des acteurs ont tout dispersé ».
Le 14 juillet 1937, comme il traversait la Manche, étendu dans sa cabine, un peu déprimé, « tout à coup, au plus profond du silence — car le murmure égal de la mer était comme un silence qu’on aurait pu entendre, un silence scandé — j’ai perçu un bruit très singulier qui ressemblait aux cris très lointains d’une grande multitude. Puis il m’a paru qu’on chantait, que des milliers de voix chantaient â l’unisson, mais ne chantaient qu’une seule note, toujours la même, et il y avait dans ce chant une variété étonnante et telle que les mots ne peuvent la décrire [notre annot./cf. Canfield sur sa conversion en Angleterre]. Au même instant je me suis senti transporté d’une joie immense, j’ai eu l’impression que l’univers entier baignait dans un élément que je ne puis appeler que le bonheur, et dans ce bonheur tout s’anéantissait. Pendant trois ou quatre minutes, j’ai écouté ce cantique de gloire et brusquement il a pris fin, mais j’en ai gardé une impression très vive. Mon inquiétude a cessé aussitôt :
Le 6 novembre 1948 : “Avant-hier, en traversant la rue du Bac, j’ai éprouvé pendant une ou deux secondes, pas plus, cette indescriptible sensation de bonheur dont j’ai parlé. Le monde s’est aboli autour de moi et avec le monde, le temps, ce cauchemar. Je me demande quelquefois si ce n’est pas là comme un avant-goût de la vie éternelle, une sorte d’irruption de l’éternité dans temps, si ces mots peuvent avoir un sens.”
Si cette dernière expérience rappelle celles de l’enfance où le sujet, absorbé en lui-même, s’abstrayait quelques instants de toute perception extérieure, plus tard, les états relatés ont une moins brusque intensité, ils révèlent un déplacement qualitatif, les choses restant perceptibles, un dépaysement intérieur. Ainsi, le 6 août 1968, en se promenant à la campagne, Green côtoie un petit mur à demi caché par une vigne vierge et qui lui semble avoir quelque chose de magique. “En le regardant, on était ailleurs... le temps s’abolissait ou plutôt menait à des siècles en arrière et surtout ailleurs. L’impression était fugitive, mais forte.”61
Ou encore le sentiment éprouvé reste plus léger : paix, sécurité profonde, sans rien d’aigu. Le 11 octobre 1965, il jouit à la campagne
[page suivante, ms. de citation intercalée :]
[“Le sentiment du néant, ce moment d’indescriptible angoisse que j’ai connu quatre ou cinq fois dans ma vie, je l’ai retrouvé hier pendant quelques secondes ; La toute puissante présence du vide, ou mieux celle du rien, si ces mots veulent dire quelque chose ; mais comment m’y prendre autrement qu’avec des mots ? Rien. Il n’y a rien. L’innommable horreur du non-être. C’est peut-être ce qu’éprouvent les mourants qui n’ont pas la foi. Mais ce vertige a peu duré. L’Ecriture est là pour franchir les abîmes du désespoir.”
Julien Green. Journal Tome XI (La terre est si belle) - 12 avril 1977 — p.118 de l’édition du Seuil (paru en 1982).]
de la qualité du silence, de la plus grande immobilité des choses. “J’étais assis sur le canapé et regardais l’ombre que faisait une chaise de paille sur le mur. Cela suffisait pour que je me sente dans cet autre pays qui n’a pas de nom. Là cesse toute inquiétude.”
[add.marg. : titre/Les heures sombres]
Les heures sombres
Remarque capitale pour l’écrivain dont on ne saurait présenter les moments de bonheur sans mentionner les phases d’angoisse ou de mélancolie, mais envisager les puissantes contradictions greeniennes n’entre pas dans notre propos. Notons donc simplement que son journal apporte mainte illustration de cette alternance et que dans certains cas, les seuls qui nous concernent ici, la tristesse peut être l’autre volet d’une même disposition intérieure, l’élan vers le divin s’accompagnant de dégoût du monde.
Ainsi le 22 mai 1949, Green note : “Aux Champs-Élysées. Antonio et Rosario. Ils ont dansé une danse péruvienne dont la musique était si belle qu’elle faisait mal et donnait un grand dégoût du monde, du temps, de tout ce qui retient l’homme prisonnier.”
En octobre 1947 il se souvient d’un moment “qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 33, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur du fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers (...) je fus pris pour la première fois d’une mélancolie que je n’ai jamais pu chasser tout à fait de mon esprit.”
[notre add. : vérifier si l’on ne trouve pas la cit. précédente ds les œuvres de L./Par ailleurs Green est oublié de notre V. Des Lumières à nos jours] [add.marg. : titre/Le ciel étoilé]
Le ciel étoilé
Au centre des contradictions de notre auteur, on trouverait justement la lumière. Le soleil suscite chez lui tantôt un émerveillement tantôt une angoisse ou des névralgies aiguës (Journal du 4 août 1946). Ni une hypersensibilité oculaire ni le fait qu’à l’âge de quatorze ans il ait vu sa mère morte dans une chambre que le soleil “éclairait gaiement” ne suffisent à expliquer cette particularité. Il y a là comme un point d’équilibre instable, le même regard pouvant déclencher des effets opposés.
Quelle que soit l’origine de pareille ambivalence, si l’on cherche son sens profond, l’on découvre que, souvent, la lumière pour Green, au lieu de symboliser le bien suprême comme pour la plupart des gens, représente le monde visible, l’activité diurne et ses passions, c’est-à-dire le mirage dans lequel nous vivons tandis que la nuit devient le lieu de repos, symbolise l’effacement du moi et suggère le monde invisible, divin. Certaines pages de l’œuvre sont des hymnes à la nuit et au ciel étoilé, ce ciel noir où brillaient des étoiles à la vue duquel l’enfant avait pour la première fois ressenti la présence divine.
"...J’aime le ciel nocturne où je vois un ordre (...) Là (l’âme) trouve Dieu, là Dieu l’attire à lui en une seconde prodigieuse (... Cette présence du ciel nocturne) me rassure (...) et me pacifie dans la mesure où elle m’anéantit, moi et mes absurdes petits problèmes. Elle met fin à toute ambition terrestre. Elle remet tout à sa place. » (28 février 1957.)
En Caroline du Nord le 9 juin 1937. « Hier soir, à dîner, j’ai ressenti tout à coup ce bonheur étrange que je ne puis définir. Je voyais derrière les vitres le sable jaune pâle et la mer d’un bleu de turquoise, quand j’ai entendu au fond de moi-même quelque chose me dire d’aller sur la plage à nuit tombée (...) j’ai attendu qu’il fit noir. Le ciel était déchiré de longs éclairs qui le parcouraient d’un bout à l’autre (...) Les vagues furieuses faisaient un bruit de canonnade. Dans l’obscurité brillaient ça et là des débris de pourriture rejetés par l’Océan, des poissons morts ou phosphorescents et j’ai reconnu la carcasse d’un requin que j’avais regardé l’après-midi. J’ai écouté le grand cri qui venait du large et je suis resté là quelque temps, le cœur plein d’amour, dans un sentiment de sécurité profonde. »
11 août 1938. Green a évoqué la fenêtre fermée le long de laquelle l’homme, tel un pauvre insecte, grimpe et regrimpe sans fin.
« La nuit passée, je me suis promené sur la route. En regardant le ciel étoilé, j’ai éprouvé une joie si profonde que tous les mots dont je pourrais me servir la traduiraient mal. Je me suis arrêté en proie au bonheur mystérieux dont on ne peut rien dire. Il m’a semblé que, tout doucement, la fenêtre s’ouvrait un peu. Ce doit être ainsi quand on va mourir, quand le corps ne souffre plus et que l’âme se tient sur le seuil de la nuit.
« La nuit, la nuit, de tout temps j’ai senti qu’elle m’était favorable. Elle marque pour moi l’évanouissement d’un monde d’apparences, le monde éclairé par le soleil, avec ses couleurs et son perpétuel bruit de paroles ; elle accomplit dans le domaine sensible ce que nous devrions pouvoir accomplir dans le domaine de l’esprit, et ce qu’elle propose aux yeux de la chair attire invinciblement le regard intérieur (...). »
Quelquefois favorisés par la beauté visuelle, par la musique, par une joie ordinaire, mais généralement sans aucun rapport avec les circonstances, surgissant plutôt [add.interligne : « plutôt » — « souvent » barré — écriture de L.] dans l’immobilité et la solitude, mais aussi dans la rue, ces instants de bonheur fondent sur l’homme et ne se laissent pas saisir.
Mais on trouve aussi dans ce journal qui est souvent celui d’un poète une abondance d’impressions très fraîches, parfois des sentiments familiers qui tissent à la longue, en marge des sommets et des tourments, un bonheur plus accessible.
[Add. ms. Green/1ere expérience, intuition brève, mais précise de l’intériorité.]
[Henry ms. :]
p.1 « Lorsque la Conscience-ici se ramasse et se tend de tous ses pouvoirs pour embrasser et comprendre le Phénomène, elle se heurte à un vide sans fond, omniprésent et insaisissable incompréhensible évidence à elle-même et absolument comprise. Si alors elle risque sa pensée et sa force à se tenir en face de cette pure lumière invisible, elle en éprouve une tension insoutenable et sent que sa raison va s’y perdre, car elle voit sans pourtant le COMPRENDRE, que sa propre origine à elle, conscience égoïque pensante, est cet in-nommable RIEN.
Entre deux électrodes soudaines au contact, l’étincelle crépite, fulgure et va CARBONISER tout l’édifice individuel, l’incarné, moi-et ici-conscience.
p.2 Si le geyser de l’amour divin ne jaillissait pas au point précis, au cœur de la rencontre et fait éclore la mortelle étincelle en une fontaine ruisselante de lumière-eau-feu qui s’écoule et bondit dans l’ivresse de l’union.
Les Maîtres ne sont pas des hommes qui se sont tournés vers cette lumière et la désignent aux autres, ils sont cette lumière elle-même, plus ou moins brillantes, ils ne sont pas des hommes qui ont la Connaissance et en font part, ils SONT cette connaissance elle-même, plus ou moins large, mais toujours entière. Ils n’ont rien atteint et n’ont pas été atteints et si leur nature propre s’est révélée au cours du temps, c’est que celui-ci est le milieu
p.3 où l’immanence absolue déploie la transcendance du monde, les splendeurs de la manifestation dont elle est l’essence atemporelle.
(...)
p.4 Du haut des collines boisées qui enserrent la vallée de Cuxa, je vois le clocher carré de l’église abbatiale, cri de pierre dressé vers le ciel pâle.
(…)
p.5
(…)
Je débouchais vite sur une clairière de hauts peupliers e m’y avançait sans méfiance quand la Présence me sauta dessus de l’intérieur et me maintint collé contre un tronc d’arbre dans un bonheur dont certes je connaissais le goût, mais qui cette fois insistait et s’infiltrait dans des zones jusque là fermées dont il libérait des
p.6
énergies très fines et de haut voltage et ça fondait dans la tête. Les vagues d’assaut partaient du cœur et me passaient par-dessus la tête en inondant tout. Je tenais mon souffle vaillamment (…) se sont présentés sous ce déluge tous les doutes et restrictions, de telle sorte qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à reconnaître l’évidence : c’était CA la réalité et je pouvais y séjourner IN-CON-DI-TIO-NNELLEMENT même si ce n’est pas tout le temps aussi foudroyant…
Attiré par le torrent tout proche, j’allai m’asseoir au bord sur les grosses pierres…
(…)
p.7
(…)
À côté de cela, le samadhi ordinaire
p.8
est presque une douleur. Et pourtant je ne l’ai pas supporté longtemps, je crois que j’ai pensé ne plus pouvoir en revenir. (fin)
« Drogue = créativité continuelle de l’énergie ; jaillissante = vasana libérés : leur irruption.
Drogue Daumal […] n’est pas du tout expérience mystique
De même de Milosz, Épître à Storge, pp. 96-98
« Sous l’effet du L.S.D.
J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non pas par le cœur, mais par magie. Les portes scellées se sont ouvertes d’un seul coup et comme par effraction sur le secret le plus intime, la merveille sacrée des arcanes divins. “Tu as voulu voir, eh ! Bien : vois...". Et pour cela, d’abord sois détruit et vois se disloquer ta propre apparence, subis ta décomposition vivante et consciente, deviens ce feu d’artifice éblouissant que tu as allumé et qui te consume en illuminant l’univers de ses jaillissements imprévisibles.
Par la brèche béante que tu es devenu et qui t’engloutit — le lieu où tu es néant — surgissent en surabondance les trésors éternels dont tu étais le dépositaire ignorant, les dragons et los dieux, les puissances de la vie et de la mort, les Temples et les Soleils, tous les mondes brusquement délivrés, et vois alors que tu es cela au prix de n’être rien. Mais si tu as peur, tu es perdu et les monstres te dévorent sans fin. Si au contraire tu t’abandonnes à cette irruption avec une audace à sa mesure, alors la félicité surabonde et les champs de gloire emplissent les espaces où tu plonges aussi profondément que tu t’y élèves.
Tout ce que j’ai à faire alors, c’est d’assumer le voyage que je ne peux plus interrompre, s’y abandonner, et si possible en jouir. En effet, c’est un voyage et il faudra revenir à la conscience ordinaire, à la vie ordinaire, la “réalité” dont on s’est un moment échappé... Pourtant ce voyage s’est déroulé comme dans un rêve où je n’aurais jamais eu l’initiative et où les choses “m’arrivent” dans une succession hétéroprogrammée. Un “voyage organisé,” certes par des organisateurs étranges, mais inaccessibles et tout-puissants. Tout ce que je vois et éprouve, si nouveau et intense que ce soit, c’est pourtant comme à travers un scaphandre impondérable — mais qui peut devenir écrasant si je lutte pour l’enlever — il se dissout de lui-même et tombe en fin de parcours — et en dépit des monts et merveilles qu’il m’a permis d’explorer, il porte un signe dérisoire que maintenant je peux lire à la lumière sans éclat de la conscience ordinaire : il se nomme facticité.
Devant le miroir, le visage apparaît étranger, objet incompréhensible et fascinant jusqu’à la terreur — sans parler des déformations perceptibles — il semble dire : je suis Toi et je ne te reconnais pas. Et moi je ne sais plus si je suis là en face, ou ici, en face aussi ! Une envolée massive d’énergie corrosive s’attaque avec la voracité des sauterelles au champ de l’identité. Épuisé, le corps s’arrache enfin à l’aimantation mortelle du miroir. Je suis roué de courbatures.
Couché sur le divan, dès que je fermais les yeux, jaillissait la profusion des images, lumières tournoyantes aux couleurs intenses, sans cesse changeantes dans la création ininterrompue des formes. Une richesse stupéfiante, inépuisable où défilaient tous les arts de tous les temps connus et inconnus, temples, statuaires, monstres et idoles, champs d’oiseaux, envols d’animaux fabuleux, chimères. (Voir notes prises par C.)
Soudain un vortex noir se creusa en moi, énorme ventouse de Néant, abîme implacable, et en une fraction de seconde j’éprouvai une angoisse absolue et tentai de reculer. Mais je sus aussitôt que là était ma perte et qu’il fallait passer à travers. Et je pus lâcher prise, me laisser aspirer par cette dévoration aveugle. Elle disparut instantanément, laissant place au flot turquoise d’un océan de lotus, au cramoisi d’aigles royaux planant en majesté dans un espace de beauté infinie d’une douceur inhumaine.
Mais sous l’efflorescence ininterrompue de ces créations, je sentais s’opérer une activité prodigieuse. Comme des abeilles soudain déchaînées, des courants de conscience, flux ou vibrations s’entrecroisant, interférant, délivrant leurs secrets avec une vitesse fulgurante défiant toute mémoire possible. J’avais pénétré pour un temps très bref dans la salle des machines où s’effectuent à l’insu de la veille les opérations formidablement complexes de la constitution du réel et en premier lieu de ce qui s’appelle “MOI”.
Je comprends aujourd’hui que, contrairement à ce que j’attendais et redoutais un peu, l’acide ne m’avait nullement introduit dans mon “inconscient psychanalytique”, mais dans une couche beaucoup plus fondamentale — le niveau “moléculaire” de la conscience dans un pur et perpétuel ACTUEL. Ce monde est inconnu de la psychologie. C’est à peine si le concept d’“énergie” peut le laisser soupçonner. Le complexe d’Œdipe et toute notre petite flore psychosociale n’ont pas plus d’épaisseur par rapport à ce monde que la couche de terreau à la surface du globe par rapport aux masses centrales en fusion.
Mais le “voyage organisé” ne me permettait pas de perdre mon temps et de faire miennes ces découvertes entrevues. Il ne m’était pas possible de vivre là. Je puis dire pourtant que j’ai rencontré des Puissances précises aux fonctions différenciées, mais leurs noms je les ignore. Leur activité est incessante et intègre des millions d’opérations par seconde. Ce sont Elles qui me constituent et constituent l’univers.
Le soleil se couchait lorsque je descendis le boulevard Saint-Germain et le monde baignait dans une lumière fluide, transfiguré en sa propre réalité, rêve réel, prodigieuse mécanique vivante et parfaitement huilée dans l’ordre absolu de ses innombrables phénomènes — j’étais dedans, j’étais CE monde — Il me restait pourtant encore un doute : pour que ce ne soit pas une illusion, il fallait que je puisse agir dans et sur ce monde sans qu’il me rejette comme étranger à lui ou que ne s’effondre la conscience que j’en avais. J’entrai alors avec prudence dans un bureau de tabac et achetai des cigarettes. Tout se passa normalement tandis que j’avais l’impression de fonctionner par des automatismes dont je n’avais aucun moyen d’apprécier la pertinence. Je me tournai vers C. qui m’accompagnait depuis le début du voyage. Il sourit avec une pointe d’ironie. “Mais oui, m’assura-t-il, tu es tout fait normal...”. Je sentis alors mes pieds sur le sol et je sus, de savoir absolu, que je pouvais faire confiance, une confiance inconditionnée, à l’ordre du monde, ordre à la fois imprévisible et parfait où rien, absolument rien,, ne pouvait arriver qui ne fut nécessaire de toute éternité.
Illusion et réalité ne font qu’un. Je me laissai quasiment glisser dans une gaîté légère, une ivresse lucide : la vie devenait un pur jeu, une féérie dansante où rien n’a de conséquences.
Dans une première phase, moi, la conscience-ici, l’individu, opère une intériorisation de sa propre identité singulière. Au cours de l’absorption spontanée ou induite, les puissances — ou fonctions — sont ramenées au centre avec douceur et y reposent ainsi blotties contre l’origine : le troupeau de moutons qui s’était dispersé dans la vallée est rassemblé, serré autour de son berger. La conscience-ici, moi, jouit de son unité singulière dans la paix et la certitude évidente de son autonomie. Le “monde extérieur” perd de sa force contraignante, les mille et un dragons qui l’habitaient cessent de mordre, ils forment à l’extérieur un large cercle assoupi et docile. La conscience-ici, moi, est comme un vase précieux qui ne laisse pas échapper l’huile. Telle est la puissance de l’unité, ou de rassemblement.
Mais qu’il s’agisse d’une “phase” qui a mis un certain temps pour s’établir et ne sera pas dépassée, ou d’une “base” déjà établie d’emblée, ou de toute autre façon, cette unité singulière est nécessaire pour que se réalise la phase — ou opération — de l’unité universelle ou de déploiement.
Alors la conscience-ici, moi, abandonne le tranquille oratoire où elle se recueillait, le vase est brisé et l’huile se répand en abondance parfumant l’univers. Elle traverse le cercle des dragons en souveraine et s’ils se réveillent joue avec eux comme la dompteuse avec les lions.
L’identité singulière ne l’intéresse plus, Elle la perd sauvagement en absorbant le monde et réalise par là l’unité universelle. Elle n’a plus rien à préserver et peut alors, identique à l’univers dont elle est l’origine, l’engloutir en elle et se perdre elle-même en elle-même au-delà de toute identité. (5)
II
Il faut dire d’abord que le principe même d’une comparaison entre l’expérience lysergique — prise comme type de ce que les drogues nobles peuvent produire de plus puissant — et l’expérience mystique introduirait d’emblée une position radicalement fausse si la “différencie” n’était pas immédiatement marquée.
“J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non par le cœur, mais par magie”.
Cette “introduction” est essentielle. En effet l’acide n’est pas un moyen différent d’aborder au même rivage que la mystique ». Car « la » mystique n’est pas un moyen, et si, pour la commodité toujours ambiguë de l’exposé, nous conservons ce substantif, il ne faut entendre par là rien d’autre que le mouvement apparent qui conduit une conscience individuelle à la découverte et à la réalisation de l’unicité.
Cela dit, pourrons nous alors considérer l’acide comme un procédé entre d’autres capables de promouvoir ou de faciliter ce processus ? La réponse porte sur tous les procédés en général : les procédés — pratiques de tous ordres — ne sont ni nécessaires ni suffisants pour que SE PRODUISE l’accès à la Réalité - une seule et unique condition peut le faciliter, mais non d’ailleurs le PRODUIRE - c’est la présence vivante d’un véritable maître reconnu comme tel. 1
L’acide — la molécule de di-éthylamide de l’acide lysergique interférant sur le métabolisme cérébral — PRODUIT effectivement des phénomènes au niveau de la conscience et la modifie profondément de façon momentanée.
C’est lorsque ces phénomènes produits s’apparentent le plus aux découvertes spontanées de la vie mystique que la méprise peut être à son comble.
note 1 : Conformément à la conception d’ensemble de cette revue, je nomme « véritable maître » celui qui n’utilise aucun procédé et « agit » par sa seule présence. cf...
Car je ne veux pas dire que l’acide ne donne pas à voir, outre nos arcanes psychiques, quelque chose de l’Essentiel — mais, au prix de cette effraction qui force les secrets divins, il la fait voir au plus près, mais par derrière et je suis infiniment séparé de cet Essentiel que j’ai touché, peut-être, mais en rêve... Le jour se lève sur la descente du voyage lysergique, le jour se lève, il faut tenter de vivre.
La description de l’expérience lysergique a pu se faire à la première personne ; moi, l’écrivant et moi, le « héros » de l’expérience ne font qu’un. Par contre pour celle de la vie mystique, la troisième personne s’est imposée sous la forme de : « la conscience-ici, moi ». Au moment de poursuivre, cette différence se maintient et elle n’est pas insignifiante.
Le L.S.D. excite et distord momentanément l’activité cérébrale. La vie mystique est elle-même l’élargissement à l’infini du Cœur, Conscience originelle unique et absolue recouvrant elle-même sa propre essence. C’est la découverte de ce Cœur qui caractérise l’entrée de la vie mystique, et rien d’autre. C’est la réalisation de l’unité du cœur individuel, du cœur cosmique et du Cœur divin qui caractérise les étapes de cette vie jusqu’au point où toute étape a disparu. Il n’y a là rien de commun avec la dislocation toute provisoire des structures psychiques intégrées. La « défonce » — fort bien nommée — est l’inverse du rassemblement unifiant. C’est pourquoi la paix, la liberté et la félicité mystiques sont totalement inconnues de la conscience droguée. La « félicité » qu’elle peut éprouver non seulement n’est qu’un excès de sensualité passagère et mutable en angoisse, mais dans la mesure où, avec tous les autres phénomènes lysergiques, elle est SUBIE et produite, elle ne peut évidemment pas être liée, comme la félicité mystique, à la prise de conscience spontanée de la liberté fondamentale qui flue d’un cœur éveillé.
Quant au célèbre EGO, il risque d’en sortir tout déplumé comme un coq après la bataille à la recherche piteuse d’une médecine tranquillisante.
Bien heureux s’il en tire une leçon de sagesse. Si tout se passe bien, il n’en tirera rien d’autre qu’il ne puisse tirer de sa propre nature. Aussi, l’attaque de l’identité devant le miroir, si elle a un intérêt psychologique incontestable et donne le grand frisson glacé de la menace schizophrénique — je ne suis pas passé loin de la Spaltung, mon cher ! – n’a non plus rien à voir avec « l’extinction mystique du moi » laquelle n’est autre que la reconnaissance que ce « moi » n’ayant aucune réalité par lui-même, n’existe pas et ne s’est donc pas éteint non plus. L’illusion objective-objectale qui se dissipe alors sans effort (!) et sans violence laisse la place à une conscience cosmique interpersonnelle plongée dans un silence sans fond et souverainement libre — ce qui nous a menés au-delà de l’unité de déploiement déjà décrite — N’allons pas prendre la vessie d’un cochon, même habitée d’une bougie, pour la ténébreuse lumière des abysses divines que nous évoque Ruysbroek. Cette conscience-ici se prend pour un moi limité et séparé, c’est-à-dire pour un objet dans le monde. Tel est le statut initial de tout individu. D’où découle sa peur, non seulement de la mort — ultime destruction —, mais aussi de tout ce qui peut porter atteinte à son intégrité individuelle, tant corporelle que psychique, tout ce qui menace l’assurance de cet édifice. Et dans la mesure où ce « moi » s’est construit en rapport direct avec" l’Autre » il reste dépendant en profondeur de ce regard qui l’a constitué à un moment où la conscience-ici, encore indifférenciée, mais pourtant éminemment active, ignorait son propre pouvoir de constitution souverain, faute, précisément, d’être centrée par un « JE » explicite. Tel est le sens et la fonction de la psychogenèse que la psychologie moderne et spécialement la psychanalyse, a mis à jour. Le passage par cette phase égoïque de la conscience-ici est indispensable pour que puisse s’effectuer le dégagement vers l’intériorité véritable et la découverte de l’unité cosmique et divine.
Lorsque tombe soudain et pour un instant cette illusion limitante qui constitue le « moi », la conscience-ici vit son unité à l’universel et/ou avec Dieu. Mais si, à ce moment, se formule en elle « Je suis l’univers » ou « Je suis Dieu », la fluidité merveilleusement libre qui se levait est instantanément figée en une objectivation plus redoutable.
Dieu en moi se fendit jusqu’au plus intime du Cœur. De cette adorable blessure s’écoule un lait intarissable dans la coupe de l’univers. Je la bois et je m’enivre. Je suis le lait, la coupe et le buveur.
C’est en vain que je chercherais qui opère en moi ces merveilles.
Ce par quoi toutes choses existent n’a pas d’existence propre, car Il est pur Amour. Si le monde existe, c’est que Dieu lui a sacrifié sa propre existence.
Lui m’a donné Son existence. Tapi au fond de moi comme un mendiant inconnu, Lui, la toute Splendeur, Il s’en remet à moi l’obscur pour jouir de la gloire dont il s’est dépouillé, l’arracher au Néant où l’a plongé son Amour innommable. Il en est ainsi de toute créature.
Aussi renonçai-je à Le louer Lui-même - c’est là vaine idolâtrie, impiété suprême –Moi, l’existant, je l’ai rejoint dans sa Non-Existence afin que Sa Solitude Se connaisse et que je m’y oublie en y accédant.
Dans cet échange démesuré, l’égalité s’est établie et dès lors le dépouillement n’a plus eu lieu.
10.02.81 »
Beaucoup plus proches de l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines63.
Purification.
Le grand flux de l’océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l’algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m’agite et l’air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
Mélopée.
O Terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’ossements qui blanchissent64.
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l’air puissant
de l’immense l’univers,
He, he, he !
Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m’éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l’idée que j’étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu’imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c’est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde.65
33 66.
It’s only the dawn of love, the way winds up the hill;
Weary not, ahead lay many hardships still.
The morning’s caravan is ringing with the cry:
“Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »67
Barren is this land, never grows green here the grass;
In vain you sow the seeds of desire, toil and till.
These are the wounds of love, they will never disappear
Even if you try to wash them; they are unwashable.
Time, O Mir, is jealous of Joseph’s beauty;
So do not waste it, never has it returned, nor will.
86
We should have freely known the garden
Like the intimate scent of the rose;
We would have wafted then with the breeze,
And breeze itself we would have been.
Being all desire from head to foot
Has made a slave and servant of me;
Or else, had I been heart all free Of desire,
God I would have been.
What be they like, O Lord, who wish
To be admitted to bondsmanship?
I am filled with shame to think of it
That ever God I should have been.
Though such we are now that we have
A claim even on the Maker’s pride,
If we had been entirely
Our own, what would we then have been?
90
The one whom we are seeking
Is present in everything;
Who therefore should we seek
And search for nothing?
An inn of selflessness
Is this universe,
Take heed and quickly come
Into your senses.
It is the capital
Of life’s market place,
So bid for only the heart
And nothing else.68
100
It’s all dust like the quicksand,
There is no water here;
The stormy sea of this world
Is nothing but a mirage.
If even you now saw
This city of the heart
You’ll wonder how long it has
Remained uninhabited.
L’INFINI 69
Toujours j’aimai cette hauteur déserte
Et cette haie qui du plus lointain horizon
Cache au regard une telle étendue.
Mais demeurant et contemplant j’invente
Des espaces interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si profonde
Tranquillité que pour un peu se troublerait
Le cœur. Et percevant
Le vent qui passe dans ces feuilles — ce silence
Infini, je le vais comparant
À cette voix, et me souviens de l’éternel,
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi
Dans tant d’immensité, ma pensée sombre,
Et m’abîmer m’est doux en cette mer.
[…]
Ne suis-je donc pas seul ? Il faut que de très loin
Me soit venu un signe, et je dois sourire, surpris,
De me sentir ainsi comblé dans la douleur.
III
Lumière de l’amour ! éclaires-tu aussi les morts ?
Signes d’un temps meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?
Soyez, gracieux jardins, et vous, montagnes empourprées,
Les bienvenus, et vous, muets chemins des bois,
Témoins d’un tel bonheur, et vous étoiles souveraines
Dont les regards alors m’ont tant de fois béni !
Et vous, amants aussi, ô beaux enfants du jour de mai,
Calmes roses, et vous, lys, que de fois je vous loue !
Sans doute les printemps s’en vont, une année chasse l’autre,
Alternant, combattant, ainsi le temps passe en orages
Au-dessus des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,
Et aux amants une autre vie est accordée.
Car les jours, les ans des astres, tous étaient, Diotima
Autour de nous éternellement réunis.
En bleu adorable fleurit
Le toit de métal du clocher. Alentour
Plane un cri d’hirondelles, autour
S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil
Au-dessus va très haut et colore la tôle,
Mais silencieuse, là-haut, dans le vent,
Crie la girouette. Quand quelqu’un
Descend au-dessous de la cloche, les marches, alors
Le silence est vie ; car,
Lorsque le corps à tel point se détache,
Une figure sitôt ressort de l’homme.
Les fenêtres d’où tintent les cloches sont
Comme des portes, par vertu de leur beauté. Oui,
Les portes encore étant de la nature, elles
Sont à l’image des arbres de la forêt. Mais la pureté
Est, elle, beauté aussi.
Du départ, au-dedans, naît un Esprit sévère ;
Si simples, sont les images, si saintes,
Que parfois on a peur, en vérité,
Elles, ici, de les décrire. Mais les Célestes,
Qui sont toujours bons, du tout, comme riches,
Ont telle retenue, et la joie. L’homme
En cela peut les imiter.
Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut aller avec le Divin se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu.
Est-il sur la terre une mesure ? Il n’en est
Aucune. Jamais monde
Du Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre.
Elle-même, une fleur est belle, parce qu’elle
Fleurit sous le soleil. Souvent, l’œil
Trouve en cette vie des créatures
Qu’il serait plus beau de nommer encore,
Que les fleurs. Oh ! comme je le sais ! Car
À saigner de son corps, et au cœur même, de n’être plus
Entier, Dieu a-t-il plaisir ?
Mais l’âme doit
Demeurer, je le crois, pure, sinon, de la Toute-Puissance avec ses ailes approche
L’aigle, avec la louange de son chant
Et la voix de tant d’oiseaux. C’est
L’essence, c’est le corps de l’être.
Joli ruisseau, oui, tu as l’air touchant
Cependant que tu roules, clair comme
L’œil de la Divinité par la Voie Lactée,
Comme je te connais ! des larmes, pourtant,
Sourdent de l’œil. Une vie allègre, je la vois dans les corps mêmes.
De la création alentour de moi fleurir, car
Je la compare sans erreur à ces colombes seules
Parmi les tombes. Le rire,
On le dirait, m’afflige pourtant, des hommes
Car j’ai un cœur.
Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont
La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,
Et sont dans leur pureté pareille à l’enfant. Souhaiter un bien plus
grand,
La nature de l’homme ne peut en présumer.
L’allégresse de telle retenue mérite elle aussi d’être louée
Par l’Esprit sévère qui, entre
Les trois colonnes souffle, du jardin.
La belle fille doit couronner son front
De fleur de myrthe, parce qu’elle est simple
Par essence, et, de sentiments.
Mais les myrthes sont en Grèce.
Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme,
Voie son image alors, comme peinte, elle ressemble
À cet homme. L’image de l’homme a des yeux, mais
La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un
Œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et
D’un homme tel, ont l’air indescriptibles,
Inexprimables, indicibles. Quand le drame
Produit même la douleur, du coup la voilà. Mais
De moi, maintenant, qu’advient-il, que je songe à toi ?
Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là,
Et qui se déploie telle l’Asie. Cette douleur,
Naturellement, Œdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement.
Hercule a-t-il aussi souffert, lui ?
Certes. Les Dioscures dans leur amitié n’ont-ils pas,
Eux, supporté aussi une douleur ? Oui,
Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais
Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse,
Est aussi une douleur.
Douleur aussi, cependant, lorsque l’été
Un homme est couvert de rousseurs —
Être couvert des pieds à la tête de maintes taches ! Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. Jeunes, il éclaire la route aux vivants,
Du charme de ses rayons comme avec des roses.
Telles douleurs, elles paraissent, qu’Œdipe a supportées,
D’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose.
Fils de Laius, pauvre étranger en Grèce !
Vivre est une mort, et la mort est aussi une vie.
Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie ce mythe du poète et il faut y insister pour comprendre la passion de sa responsabilité, le désir d’absolu qu’il y a dans sa vie. Pour lui, le pieux fidèle des « Puissances », le monde est divisé en deux parties, tout à fait suivant la conception grecque, platonicienne. En haut « les immortels marchent heureux dans la lumière », inaccessible et pourtant participant à notre existence. En bas, au contraire, repose et travaille la masse obscure des mortels dans le moulin aveugle de l’action quotidienne :
Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus,
Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés
À leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier,
Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup
D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse
La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies.
Comme dans Le Divan occidental de Goethe, le monde se divise en deux parties, la nuit et la lumière, jusqu’au moment où l’aurore « a pitié de la souffrance », jusqu’au moment où paraît un médiateur des deux sphères. Car ce Cosmos ne serait qu’une double solitude, solitude des dieux et solitude des hommes, si entre eux ne se formait pas un lien bienheureux, mais fugitif, si le monde supérieur ne reflétait pas le monde inférieur et si celui-ci, à son tour, ne reflétait pas le précédent.
Les dieux, eux aussi, là-haut, qui « marchent heureux dans la lumière », ne jouissent pas du bonheur, ils n’ont pas conscience de leur être, tant que cet être n’est pas senti par quelqu’un :
Oui, les éléments sacrés ont toujours besoin pour leur gloire,
Comme les héros ont besoin d’une couronne, du cœur des hommes, pour les connaître.
C’est ainsi que le bas aspire vers le haut et le haut vers le bas, c’est ainsi que l’esprit se tend vers la vie et que la vie s’élève vers l’esprit : toutes les choses de la nature immortelle n’ont pas de sens tant qu’elles ne sont pas connues de mortels, tant qu’elles ne sont pas aimées par les habitants de la terre. La rose ne devient véritablement rose que lorsqu’elle retient un regard contemplateur et le coucher du soleil ne devient une merveille que quand il se reflète sur la rétine d’un œil humain. De même que l’homme, pour ne pas périr, a besoin du divin, de même le divin, pour être vraiment, a besoin des hommes, et c’est pourquoi il appelle à la vie des témoins de sa puissance, une bouche qui le chante — le poète, qui, lui seul, en fait vraiment une divinité.
Cette idée essentielle de la philosophie d’Hölderlin a beau, comme presque toutes ses idées poétiques, n’être pas de lui, elle a beau n’être qu’un emprunt « à l’esprit colosse » de Schiller, combien le froid concept de l’auteur des Dieux de la Grèce :
Le grand Maître des mondes était sans joie,
Quelque chose lui manquait, c’est pourquoi il créa des esprits,
Miroirs fortunés de sa béatitude.
… S’élargit ici. Combien est différente la vision orphique qu’a Hölderlin de la naissance du poète :
Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance,
Comme autant de pensées,
Assez de signes et de flammes et de flots,
Serait muet et solitaire,
Et triste dans ses ténèbres,
Et nulle part ne se retrouverait parmi les vivants,
Si la communauté terrestre n’avait pas un cœur pour chanter.
Ce n’est donc pas parce qu’il est triste ou parce qu’il s’ennuie dans son oisiveté, comme chez Schiller, que le Divin donne naissance au poète — toujours, chez Schiller, persiste l’idée que l’art n’est qu’un « jeu » supérieur —, c’est par une nécessité essentielle : sans le poète, le Divin n’existe pas ; à proprement parler, c’est le poète qui lui donne l’être. La poésie — et ici on touche le fond des idées d’Hölderlin — est une nécessité de l’Univers ; elle n’est pas seulement une création qui s’opère à l’intérieur du Cosmos, elle est vraiment l’appel à l’être du Cosmos lui-même. Les dieux n’envoient pas les poètes en ce bas monde par jeu, mais bien par nécessité : ils ont besoin de lui — lui, le « Messager de la Parole jaillissante » :
Mais les dieux sont fatigués
De leur propre immortalité ;
Ils ont besoin d’une chose, les Immortels,
Et cette chose, ce sont les héros et les hommes,
Ce sont les mortels. Oui,
Puisque les êtres célestes n’ont pas conscience de leur existence,
Il faut bien, s’il est permis de le dire,
Que quelqu’un d’autre leur révèle
Le sentiment de leur existence :
Ils ont besoin d’un pareil homme.
Ils ont besoin de cet homme-là, les dieux, et de même les humains ont besoin des poètes, qui sont
Les vases sacrés
Où se conserve le vin de la vie,
L’esprit des héros.
C’est dans les poètes que se concilient les deux parties de l’Univers, l’élément supérieur et l’élément inférieur, ce sont les poètes qui dissolvent le désaccord du dualisme dans l’harmonie nécessaire, dans la commune unité, car
Les pensées de l’esprit unanime
S’épanouissent silencieusement dans l’âme du poète.
Ainsi, à la fois élue et maudite, la personne du poète, née de la terre, mais pénétrée de divinité, s’interpose entre la solitude des dieux et celle des hommes, appelée qu’elle est à contempler divinement le Divin et à le rendre sensible aux habitants de la terre sous forme d’images terrestres. Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les dieux : son existence est une mission, il est le degré sonore jusqu’où, « comme par un escalier, descendent les choses célestes ». Grâce au poète, l’obscure humanité vit symboliquement le Divin : comme dans le mystère du calice et de l’hostie, les hommes se nourrissent, dans sa parole, du corps et du sang de l’Infini. (Stefan Sweig, Le Combat avec le démon).
Correspondances73
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées ;
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
« Le cerveau – est plus vaste que le ciel –
Car - posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement – et Vous – aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car – comparez-les - Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement – et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car - pesez-les – à un Gramme près –
Et – ils diffèreront – s’ils diffèrent –
Comme le fait la syllabe du son – 74 »
L’éternité75 [c. Emmanuel]
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
William James présente et commente Tennyson76 après avoir cité Martin Luther « When a fellow-monk one day repeated the words of the Creed: 'I believe in the forgiveness of sins,' I saw the Scripture in an entirely new light; and straightway I felt as if I were born anew. It was as if I had found the door of paradise thrown wide open. »
« A more pronounced step forward on the mystical ladder is found in an extremely frequent phenomenon, that sudden feeling, namely, which sometimes sweeps over us, of having "been here before," as if at some indefinite past time, in just this place, with just these people, we were already saying just these things. As Tennyson writes : (370)
"Moreover, something is or seems
That touches me with mystic gleams,
Like glimpses of forgotten dreams
"Of something felt, like something here;
Of something done, I know not where;
Such as no language may declare." 77
Sir James Crichton-Browne has given the technical name of "dreamy states" to these sudden invasions of vaguely remini-scent consciousness.
[citations remontées:]
« The Two Voices. In a letter to Mr. B. P. Blood, Tennyson reports of himself as follows: —
"I have never had any revelations through anxsthetics,' but a kind of waking trance—this for lack of a better word—I have frequ-endy had, quite up from boyhood, when I have been ail clone. This hàs corne upon me through repeating my own name to myself silently, till ail at once, as it were out of the intensity of the consciousness of individuality, individuality itself seemed to dissolve and fade away into boundless being, and this not a confused state but the clearest, the surest of the surest, utterly beyond words—where death was an almost laughable impossibility—the loss of personality (if so it were) seeming no extinction, but the only truc life. I am ashamed of my feeble description. Have I not said the state is utterly beyond words?"
Professor Tyndall, in a letter, recalls Tennyson saying of this condition:
"By God Almighty I there is no delusion in the matter ! It is no nebulous ecstasy, but a state of transcendent wonder, associated with absolute clearness of mind."
Memoirs of Alfred Tennyson, ii. 473.
« Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.
De la réalité du monde sensible, in chapitre VIII, Conscience et réalité78.
« sortant de terre, aux branches roidies tendues vers les nuages, en une tempête se livraient ces terres lézardées, ces vallées entre des collines, et jusque dans la pesanteur des blocs de rochers il y avait une tempête pétrifiée. À présent je pouvais, de tableau en tableau80, ressentir quelque chose, sentir ce qui liait ces œuvres, les faisait s’entr’appeler, sentir combien leur vie profonde affleurait dans la couleur, combien les couleurs vivaient l’une par l’autre, comment l’une, d’une mystérieuse puissance, supportait toutes les autres, et je pouvais en tout cela deviner un cœur, l’âme de celui qui l’avait fait et qui répondait pour lui-même, par cette vision, aux spasmes du doute le plus terrible, je pouvais sentir, pouvais savoir, pouvais pénétrer, je pouvais jouir des précipices et des cimes, du dehors et du dedans, le tout dans le dix millième de temps qu’il me faut pour écrire ces mots, et j’étais comme dédoublé, maître de ma vie cependant, maître de mes forces, de mon jugement, je sentais le temps s’écrouler, savais qu’il ne me restait plus que vingt minutes, puis dix, puis cinq seulement, et je me retrouvai dehors, héla une voiture, me fis conduire.
Dans ce genre de conférences où la grandeur des chiffres en appelle à votre imagination et où la diversité, l’opposition des forces en jeu exige un don de synthèse, ce n’est point l’intelligence qui l’emporte, mais une vertu mystérieuse pour laquelle je ne connais pas de nom. On la trouve parfois chez les êtres assez intelligents, pas toujours. Je la possédais en cette heure-là, comme jamais encore, comme jamais peut-être je ne l’aurai. Je pus obtenir pour ma société bien plus que ce que le comité m’avait imposé dans le plus favorable des cas, et je l’obtins de même qu’en rêve on cueille des fleurs sur un mur nu. Les visages des messieurs avec qui je traitais me semblaient curieusement proches. Je pourrais. sur eux, te dire des choses qui ne sont pas en rapport, même le plus lointain, avec l’objet de nos préoccupations. Je constate à présent qu’un gros poids m’a été ôté.
Mai 1901
Ce que je t’ai écrit, à peine pourras-tu le comprendre, et moins encore combien ces images ont pu m’émouvoir. Cela te fera l’effet d’une lubie, d’une singularité, d’une bizarrerie, et pourtant — si on pouvait seulement l’exposer, si on pouvait l’extraire de soi et le mettre au jour. Il y a en moi quelque chose d’analogue. Les couleurs des choses, en des heures étranges, me tiennent en leur pouvoir. Mais que sont au juste les couleurs ? N’aurais-je pas pu dire aussi bien : la forme des choses, ou le langage de la lumière et de l’obscurité, ou je ne sais quel phénomène innommé ? Et les heures — quelles sont ces heures ? I1 s’écoule des années, et pas une seule de ces heures ne survient. — Et puis, n’est-il pas puéril de te confier qu’une puissance ignorée de moi me tient parfois en son pouvoir ? Si je pouvais la saisir, non point la saisir — car c’est elle qui me saisit —, mais la retenir quand elle s’évanouit à nouveau. S’évanouit-elle d’ailleurs ? N’exerce-t-elle pas sur moi, en secret, une action formatrice, quelque part, dans une voie que me ferme un incessant sommeil intérieur ? À présent que j’ai parlé, je suis forcé d’en dire plus long. Il flotte pour moi autour de ces objets quelque chose d’inexplicable à moi-même, et qui ressemble à de l’amour — peut-il y avoir un amour de l’informe, de l’inconsistant ? Mais bien sûr, oui, parfaitement : afin que tu n’aies pas une piètre idée de mes confidences, il faut que j’aille plus loin et, cherchant à comprendre ce qui m’y pousse, j’ai l’impression d’avoir à t’empêcher de sous-estimer une chose... qui m’est chère. (199)
N’as-tu jamais entendu parler de Rama Krishna ? Peu importe. C’était un brahmane, un pénitent, l’un des grands saints de l’Inde, l’un des derniers, car il est mort seulement vers les années quatre-vingt, et quand je suis arrivé en Inde, son nom vivait encore partout. Je connais maints traits de sa vie, mais aucun ne me touche autant que le court récit décrivant son illumination ou sa résurrection, bref l’expérience qui le singularisa entre les hommes et fit de lui un saint.
Il se passa simplement ceci [trait marginal L.] : il allait par la campagne, au milieu des champs, jeune garçon de seize ans, quand il leva son regard vers le ciel et vit un cortège de hérons blancs traverser le ciel à une grande altitude : et rien d’autre, rien que la blancheur des créatures vivantes ramant sur le ciel bleu, rien que ces deux couleurs l’une contre l’autre, cet ineffable sentiment de l’éternité, pénétra à l’instant dans son âme et détacha ce qui était lié, lia ce qui était détaché, au point qu’il tomba comme mort ; et lorsqu’il se releva, ce n’était plus le même, qui s’était effondré. C’est un prêtre anglais d’une espèce assez ordinaire, qui me l’a raconté, « une violente impression optique sans aucun contenu spirituel, disait-il, il s’agit, voyez-vous, d’une anomalie dans le système nerveux ». Sans aucun contenu spirituel ! Que ne suis-je un être cultivé comme vous ! Si seulement vos sciences, langues sans doute merveilleuses, capables de tout dire, n’étaient pas un monde qui me demeure fermé ! si seulement je n’étais spirituellement infirme, et si je possédais un langage, dans lequel puissent se déverser les muettes incertitudes du Moi profond ! Mais hélas !
Je veux tenter pourtant d’évoquer le jour où cela se produisit, non pour la première fois, mais plus fort peut-être qu’auparavant et que dans la suite. Une vision, rien d’autre, et je suis frappé aujourd’hui seulement par l’usage ambigu que nous faisons de ce mot : qu’il doive désigner quelque chose d’aussi ordinaire que la respiration et en même temps... De même en va-t-il pour moi du langage : je ne puis m’attacher à aucune de ses vagues pour me laisser (200) porter par elle, sous moi cela s’évade et me laisse au même lieu.
[traits marginaux de L. sur la page]
N’ai-je pas dit que les couleurs des choses, en des heures, étranges, ont un pouvoir sur moi ? N’est-ce pas plutôt moi qui acquiers de l’empire sur elles, la capacité pleine et entière, pour une quelconque durée, de leur arracher leur mystère abyssal, au-delà de toute parole — ce pouvoir n’est-il pas en moi, n’est-ce pas lui que je sens dans ma poitrine comme un gonflement, une abondance, une présence sublime, exaltante, près de moi, en moi, à l’endroit où le sang vient et va ? Voilà ce qui eut lieu autrefois, en ce jour gris de pluie et de tempête, dans le port de Buenos Aires, de bon matin — voilà ce qui eut lieu alors, et toujours. Mais si tout était en moi, pourquoi ne pouvais-je fermer les yeux et jouir, aveugle et muet, du sentiment ineffable de moi-même, pourquoi devais-je me tenir sur le pont et regarder, regarder devant moi ? Et pourquoi contenait-elle, cette couleur des vagues écumantes, abîme qui s’ouvrait et se refermait, pourquoi cet objet approchant sous la pluie lourde, éclaboussé d’embruns, pourquoi ce petit bateau aux couleurs aigres (c’était la barcasse de la douane qui se dirigeait vers nous), ce bateau et la caverne d’eau, la vague en marche qui roulait avec lui, pourquoi la couleur de ces choses me semblait-elle (semblait ! semblait ! je savais pourtant qu’il en était ainsi !) contenir non seulement le monde entier, mais aussi toute ma vie ? Cette couleur, faite de gris et de brun fauve et d’obscurité et d’écume, où il y avait un abîme et une plongée, une mort et une vie, une épouvante et une volupté — pourquoi ici, sous le regard de mes yeux, devant ma poitrine exaltée, toute ma vie se creusait-elle en venant à moi, passé, avenir, écumant d’une présence inépuisable, et pourquoi cette seconde immense, cette jouissance sacrée, tirée de moi-même et en même temps du monde qui s’ouvrait à moi, comme si la poitrine s’était épanouie pour lui, pourquoi cette existence double, cette communion, ce dehors et ce dedans, ce Toi pénétrant, étaient-ils liés à ma vision ? Pourquoi, si les (201) couleurs ne sont pas un langage dans lequel se livrent l’inexprimé, l’éternel, l’illimité, un langage plus sublime que les sons, parce que s’échappant tout droit, telle une flamme d’éternité, de l’existence muette, et renouvelant notre âme. La musique est pour moi, comparée à cela, comme la vie féconde du soleil.
Il peut en être ainsi, ou autrement. Peut-être suis-je à mi-chemin entre l’homme insensible et brut qui ne perçoit rien de tout cela, et celui dont l’âme cultivée sait déchiffrer et lire, là où je ne découvre, étonné, que des signes. Quelqu’un, cela traîne dans ma mémoire depuis le temps de mon enfance, a comparé le firmament à une pensée non développée. Cela pourrait convenir ici. Le ciel du sud, certes, avec ses feux ardents, dans les rares nuits où mon être tout entier se dilatait vers lui comme le miroir inaltéré d’une eau, me semblait être parfois une immense promesse sous laquelle tressaillait la mort comme un son d’orgue. Mais ce que je prenais pour une promesse pouvait n’être aussi que le pressentiment grossier d’une très grande pensée dont mon âme ne savait s’emparer.
Couleur. Couleur. Le mot à présent me paraît misérable. Je crains de ne pas m’être fait comprendre de toi comme je le souhaiterais. Et je désire ne rien favoriser en moi qui puisse m’isoler des hommes. Mais, à vrai dire, je ne suis jamais davantage un homme que dans les instants où je me sens vivre avec une vigueur centuplée, et cela m’arrive quand ce monde toujours muet et clos devant moi, un monde de pesanteur et d’étrangeté, s’entrouvre et m’engloutit, un avec lui-même, en une unique vague d’amour. Ne suis-je pas alors au-dedans des choses tellement plus un homme, tellement plus moi-même que jamais, dénué de nom, solitaire, mais nullement figé dans l’esseulement, comme si coulaient de moi les vagues de cette énergie qui m’élit compagnon des fortes, muettes puissances qui siègent tout autour sur leurs trônes et se taisent, et moi au milieu d’elles ? Et n’est-ce pas là, toujours, que tu accèdes sur de sombres chemins, quand tu vis, assidu et souffrant, parmi les vivants ? [trait marginal] Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre, lorsque tu as éprouvé ce que toujours tu pressentais sans jamais le croire, lorsque tout est en ruine autour de toi et que nulle part le terrible ne pouvait être laissé inaccompli — la vague de l’étreinte ne s’enroulait-elle pas alors, issue du plus profond de l’événement, t’attirant en elle, et tu te retrouvais solitaire et inadmissible, grand et comme délivré dans tous tes sens, dénué de nom, souriant de bonheur. Pourquoi la nature mendiante et muette, qui n’est que vie vécue, vie désirant encore être vécue, impatiente des froids regards dont tu la touches, [trait marginal] ne devrait-elle pas, en des heures rares, t’attirer en elle et te montrer qu’elle aussi, dans ses profondeurs, possède des grottes sacrées où tu peux être un avec toi-même, alors qu’au-dehors tu étais devenu à toi-même étranger ?
Tant que des idées plus hautes, et qui s’implanteront avec autant de vivacité en moi, ne me rendront pas méprisable de telles hypothèses, je veux m’en tenir à elles.
Et pourquoi les couleurs ne pourraient-elles pas être les sœurs des douleurs, puisque les unes comme les autres nous attirent dans l’éternel ?
(1908)
Le soleil était encore assez haut quand nous arrivâmes, mais je fis aussitôt obliquer dans l’obscurité des rues étroites. Ferdinand et sa sœur étaient assis côte à côte tandis que nous glissions sans bruit et leurs regards passaient (236 ; saut de 203 — la page précédente ! — à 236) je fus seul avec elles. Dans leur repos parfait, rempli de vie jusqu’au bord elles paraissaient baisser les yeux sur elles-mêmes, regarder devant elles, mais elles ne me voyaient pas. Cependant — [trait marginal] ce fut peut-être la dernière chose dont je me fusse rendu compte à la seconde où j’entrai avant qu’une autre chose ne se produisît chez moi — elles n’étaient pas sans regard : cela pouvait tenir à la vie merveilleuse dont le haut de la paupière était chargé, vie qui affluait vers la racine du nez et se perdait sous les yeux avec une sublime gravité.
À cet instant il m’arriva quelque chose : un effroi sans nom. [trait marginal] Il ne vint pas de l’extérieur, mais de quelque part des incommensurables lointains d’un abîme intérieur. Ce fut comme un éclair. La salle telle qu’elle était : rectangulaire, avec des murs blanchis à la chaux et les statues qui se tenaient là, se remplit à l’instant d’une lumière beaucoup plus forte que celle qu’il y avait réellement. Les yeux des statues étaient soudain dirigés sur moi et dans leurs visages s’accomplit un sourire complètement indicible. Cependant le contenu véritable de cet instant était en moi celui-ci : je comprenais ce sourire parce que je savais que je ne voyais pas cela pour la première fois. D’une façon quelconque, dans un monde quelconque, je me suis trouvé devant ces statues, j’ai entretenu quelque commerce avec elles et, depuis, tout en moi a attendu pareil effroi et il m’a fallu provoquer en moi un ébranlement aussi terrible pour que je redevienne ce que je fus. — [trait marginal] Je dis « depuis » et « jadis », mais rien des modalités du temps ne pouvait vibrer dans le ravissement où je m’étais perdu. Il était sans durée et ce dont il était rempli se passait hors du temps. C’était la sensation d’appartenir à la texture de ces statues, de couler quelque part avec elles dans un même flot, c’était un mouvement rythmique inaudible vers un but, mouvement plus fort que la musique et différent d’elle. C’était la sensation d’être tendu intérieurement vers quelque chose, de se mettre en marche. Cela ressemblait à un voyage : des pieds innombrables qui avancent, des cavaliers innombrables, le matin d’un jour solennel, un air virginal, le petit matin (237) avant le soleil — [trait marginal] voilà donc pourquoi arrivait cette grande lumière blafarde dont l’éclair avait traversé la salle et mon cœur — c’était un jour d’espoir et de décision. Quelque part avait lieu une solennité, une bataille, un glorieux sacrifice. Voilà ce que signifiait ce tumulte dans les airs, cette dilatation et contraction de l’espace — voilà ce que signifiait en moi cet élan indicible, cette sociabilité débordante alternant avec la veulerie d’un abattement où passe le souffle de la mort. Car je suis le prêtre qui va accomplir cette cérémonie — je suis aussi la victime, qui est offerte. Tout cela pousse à la décision, se termine par le franchissement, d’un seuil, par In sensation d’avoir abordé, d’être ici — par le fait que je me tiens ici, moi au milieu d’elles. Tout est encore du présent, dans le ruissellement de leurs robes, dans leur sourire initié, mais [trait marginal] voilà que tout cela s’éteint déjà au fond de leurs visages qui se pétrifient. Cela s’éteint et a disparu. Rien ne demeure qu’un abattement caressé du souffle de la mort. Les statues sont autour de moi, cinq. Maintenant seulement, je prends conscience de leur nombre. Étrangères, elles se tiennent devant moi dans la lourdeur de la pierre, les yeux obliques. Grands sont leurs corps. Ils sont construits — comme chez les animaux ou les dieux — de formes excessivement fortes. Leurs visages sont étrangers : des lèvres retroussées, l’arc des yeux proéminent, des joues puissantes, un menton autour duquel coule le flot de la vie. Ces physionomies sont-elles encore humaines ? Rien en elles ne suggère le monde où je respire et me déplace. N’y a-t-il pas dans ces masques au sourire ambigu à la fois un regard aux aguets arrivant de l’autre monde et une menace entièrement relative au moment présent comme d’une atmosphère qui se condense en une masse compacte ? [trait marginal] Ne suis-je pas devant ce qu’il y a de plus étranger dans un monde étranger ? N’est-ce pas ici l’horreur éternelle du chaos dont le regard apparaît dans cinq physionomies virginales ? [trait marginal], Mais, mon dieu, qu’elles sont réelles ! Elles ont une présence sensible à couper le souffle. Édifié comme un temple (238) leur corps se hausse sur des pieds forts et magnifiques. Leur solennité n’a rien de celle de masques. Ce sont des femmes nubiles, des fiancées, des prêtresses. C’est le corps qui donne son sens au visage. Dans leur physionomie il n’y a rien que la rigueur de l’attente, la force choisie et l’élévation de leur race, la connaissance de leur propre rang. Ce qui les fait apparaître figées, c’est le serrement de cœur que donne une auguste cérémonie, elles participent à des choses qui surpassent toute idée ordinaire qu’on peut en avoir.
Qu’elles sont belles ! Leurs corps sont pour moi plus convaincants que mon propre corps. Il y a dans cette matière formée un enseignement plus profond que celui que je n’ai jamais reçu de mes membres. Il y a en elle une intention si forte que j’en suis tendu, moi aussi. Je n’ai jamais vu auparavant quelque chose comme les proportions et la surface de ces corps. L’espace d’un battement de paupières, l’univers ne semblait-il pas s’ouvrir à moi ?
Mais inversement, même alors, tandis que je me parais tellement, si rapidement redevenu prosaïque et en possession de mes esprits — cette matière là devant moi, elle n’est pas redevenue prosaïque. [trait marginal] Si solide qu’elle semble, il y a en elle je ne sais quoi, de liquide, je ne sais quoi qui se consume dans l’attente, elle arrive de quelque part et elle trahit qu’elle veut aller quelque part. Elle est en train d’accomplir un voyage, elle atterrit à cet instant. Veut-elle m’emmener ? D’où viendrait autrement cette intuition d’un départ en voyage en moi également, cette dilatation rythmée de l’atmosphère, ce cheminement d’un pied ferme le long d’un large fleuve inconnu, ce glissement ascendant sur le flanc d’une montagne incurvée jamais vue — d’où viendrait toute cette turbulence mystérieuse, ce tumulte silencieux — qui me menace ou auquel je commande ? Il y a — me dis-je en réponse, infaillible comme quelqu’un qui rêve — il y a dans ces robes le mystère de l’infini. Non seulement cette chose plissée qui ruisselle des épaules jusqu’au-dessous du genou, non toute la surface est vêture et voile toujours en mouve239ment, secret manifeste. Le rideau là-bas qui-flotte doucement, n’est-il pas une partie de moi toujours en mouvement ? N’ai-je pas reçu des membres invisibles que je meus inconsciemment dans un rêve ? Ne les ai-je pas reçus pour soulever le voile avec des mains étrangères à la terre et entrer dans le temple vivant éternel ? — [double trait marginal] Si en moi un sens s’éveillait, qui fût supérieur à tous les sens, s’il pouvait dominer de l’intérieur ! — entendis-je une voix répondre en moi, fluide et décidée comme le bondissement d’une eau qui jaillit, et une nouvelle pensée se pressa avec la précédente. Celui qui serait véritablement à la hauteur de ces statues devrait les approcher autrement que par l’intermédiaire de l’œil, avec à la fois plus de vénération et de hardiesse. Et pourtant son œil devrait le lui commander, contemplant, contemplant, mais ensuite s’affaissant, s’éteignant comme chez celui qui est subjugué. Et cette pensée me souleva comme une grande marée qui, pénétrant chez vous, vous saisit sous les aisselles. Elle me souleva et me porta au-devant des statues tandis qu’elle les soulevait et les portait vers moi.
Mon regard ne s’affaissa pas, mais une forme s’affaissa sur les genoux d’une des prêtresses, quelqu’un reposa, le front sur le pied d’une statue. J’ignorai si je le pensai ou si cela eut lieu. Il existe un sommeil dans la veille [trait marginal] sommeil qui ne dure que quelques respirations et qui possède en lui une plus grande force de métamorphose et s’apparente plus à la mort que le lent et profond sommeil des nuits.
……….
De nouveau je m’avisai de ma propre existence. [trait marginal] Sans aucun doute, me dis-je, je suis ici au pouvoir du présent, plus fortement et d’autre façon qu’il est généralement accordé d’y être. Cette chose qui est ici devant moi, remplissant mon œil, nie dirige quelque part, dans l’infini. Il se peut que ce soit de ces statues que mon âme reçoive sa direction, il se peut que ce soit d’une autre chose, dont elles sont les messagères, et que ce soit en cette qualité qu’elles font cercle autour de moi. (240)
Car il est curieux que je ne les embrasse pas particulièrement dans ma vision comme des êtres présents, mais que je les appelle à moi de quelque part avec un constant étonnement, avec un sentiment de douce inquiétude, comme un souvenir. [trait marginal] En fait j’ai souvenance de ces statues et c’est dans la mesure où je m’abandonne à ce souvenir que je suis capable de m’oublier moi-même. Cet oubli de moi-même est un événement rare et distinct. C’est un dépouillement grandiose qui jette bas dans les ténèbres une partie après l’autre, un voile après l’autre. Il serait voluptueux, si la volupté atteignait des régions aussi hautes. En me débarrassant sans mesure de moi-même, en me dissolvant, je deviens de plus en plus fort. Indestructible, voilà ce que sont celles en face de moi. Il serait impensable de vouloir se presser contre leur surface. Cette surface n’est en effet absolument pas là : elle naît d’une arrivée constante de profondeurs insondables jusqu’à elle. Elles sont là et sont inaccessibles. Ainsi suis-je moi-même. C’est par là que nous communions.
Il y a une chose que je pressens avec la rapidité de l’éclair durant cet instant : où réside le fondement de ma splendeur présente, je méprise le nombre et toutes les distinctions. Cela appartient à ce dont je me suis débarrassé. Je sens que la grandeur plus qu’humaine de ces êtres se dissout à mon contact, se résorbe en néant. Puis que leur multiplicité n’est pour moi rien d’autre que l’unité. Puis je sens cela à la fois — et je sens que cela fait partie d’un seul et même ordre avec les autres phénomènes. De ces voyages qui, il y a peu d’instants, m’étaient offerts, je n’ai plus besoin. À demeure je suis au bord de ce fleuve étrangement large et jamais vu, je me tiens au sommet de cette montagne au versant incurvé. C’est d’elles seulement que j’ai besoin, les porteuses d’éternité, avec lesquelles je me fais moi-même divinité. De leur station debout à cet endroit, du ruissellement de leurs robes, de leurs physionomies qui regardent sans regard d’un œil qui connaît, coule ce seul mot « Éternellement ». En reconnaissant l’hiéroglyphe de leurs visages — car depuis très longtemps leurs (241) visages en sont un seul pour moi et de la tête aux pieds elles sont véritablement figure et j’ignore en les contemplant tout rang d’antériorité et de postériorité — en reconnaissant complètement en un dernier transport les signes qui y sont liés, je sais comme ultime connaissance : je n’ai pas besoin d’elles, moi non plus. Elles me sont seulement nécessaires, comme je le suis pour elles. Elles ne se tiendraient pas devant moi si je ne les aidais pas à s’édifier d’éternité à éternité. Et tandis que je me sens devenir de plus en plus fort et que sous le souffle de ce seul mot : « Éternellement, éternellement ! » je perds de plus en plus de moi-même, vibrant comme la colonne d’air échauffé au-dessus d’un brasier, m’éteignant comme la lampe dans la pleine lumière du jour, je me pose la question : « Si l’inaccessible se nourrit de ce qui est en moi et si l’éternel se bâtit son éternité avec ma personne qu’y a-t-il donc encore entre la divinité et moi ? »
Il est un langage divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct, fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein d’images et visions de splendeur,
C’est le langage de Dieu à ceux qu’il a choisis,
Par lequel l’Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime les desseins de son cœur
Éclaire les rêves ineffables ;
C’est le langage des visions, qui se révèle
Dans une frange de ciel bleu, dans son immensité,
Dans la pureté des printemps d’argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans le frémissement de la moisson dorée, la puissance d’un cèdre majestueux
Dans le battement de l’aile blanche d’une colombe,
Ou l’envergure des ailes d’un aigle,
Dans la beauté du cœur de l’homme ou dans l’éclat de son regard,
Dans la colère de la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit profonde, le silence des étoiles,
Le crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se lève, du soleil qui décline
Dans ce langage, langage suprême, la mare aussi
Me soumet son éternelle énigme.
Là-bas, dissimulée dans l’ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle demeure la prunelle des yeux
Du prince de la forêt aux mystérieux secrets,
Aux infinies méditations.
Octobre 1905 81.
Pas de comparaisons : le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre épouvante j’ai accepté
L’uniformité des plaines toujours semblable,
Le cercle du ciel devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j’invoquai,
J’attendais de lui messages et dévouement,
Puis je me mis en route et naviguai sur l’arc
Des voyages qui n’ont pas de commencement.
J’irai content où plus de ciel me fut donné,
Et vainement la claire angoisse m’accompagne
Des coteaux jeunes encore de Voronèje
Vers ceux de tous les hommes, ceux radieux de Toscane.
(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.82.
§
Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,
Tant qu’avec ma compagne-mendiante
Je savoure l’immensité des plaines,
Et la brume, et la faim, et la tempête.
Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul, satisfait et serein,
Ces jours et ces nuits sont bénis […]
(Janvier 1937, Voronèje)83.
§
Sur la terre vide, rebondissant malgré soi
D’une exquise démarche claudicante,
Elle s’avance, à peine, à peine devançant
Sa rapide compagne, et l’ami d’un an plus âgé.
Elle est portée par la pesante liberté
De l’infirmité qui donne de l’âme,
Et l’on dirait qu’une splendide énigme,
Voudrait en sa démarche s’attarder,
Nous enseignant que ce temps printanier
Est l’aïeule de la pierre tombale,
Et que tout va commencer éternellement.
[…]
Ce qui fut démarche va devenir inaccessible.
Les fleurs sont immortelles. Le ciel est compact.
Et ce qui sera n’est qu’une promesse.
(Mai 37, Voroneje)84.
« Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie85 et des paradis artificiels s’évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m’envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière.
Il arrive qu’aux moments de danger mortel l’émotion se trouve anesthésiée et l’appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C’est ce qui m’arrivait. Je reconnus vite que j’avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubrifiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s’ouvrait à l’étage supérieur et à l’entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. À l’étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L’air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.
Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C’était une sorte de poste de manœuvre et d’observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d’appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.
Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d’une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait — détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j’appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu’il fallait constamment actionner pour que la maison ne s’écroulât pas. Je vis bientôt que c’était un travail quasi impossible et c’est alors qu’heureusement apparurent des serviteurs.
VII
C’étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m’observaient et l’un d’eux, dès qu’il m’eut vu faire trois ou quatre fois la même manœuvre, vint me faire signe que désormais il s’en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l’édifice. Délivré de ces tâches, je m’installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d’observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J’appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l’un d’eux s’assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l’ordre.
Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu’à l’étage d’en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite -- car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent -- et j’avais toutes les peines du monde à remonter.
Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c’est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c’est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j’oserai même espérer y parvenir. C’est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j’irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.
VIII
Enfin ma maison s’était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l’étage intermédiaire, maintenaient l’équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.
Prudemment, j’essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l’escargot, mais grâce à elle, comme l’automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu’à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m’arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c’est souvent de la maison qu’il s’agit et non de moi. Peut-être même qu’en ce moment je ne dis rien et que c’est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.
IX
J’achevai donc de me lever sur mes jambes, je m’étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c’était une assez bonne image de moi-même.
Je m’habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l’humanité à part ! -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l’action nécessaire, sans discuter. L’unique unique sans s’altérer se niait indéfiniment en infinités d’unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n’allait plus tout seul, et l’homme regardait tout cela de l’air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l’humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu’à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l’infusoire à l’éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n’eût été l’humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu’elle faisait sur l’univers.
X
Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n’était pas si vieux que cela, et Totochabo n’était pas son vrai nom (c’était un sobriquet chipéway), c’était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu’un ancien mécanisme m’avait amené devant le café qu’il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.
Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit
-- Vous n’avez pas l’air encore bien remis de votre beuverie.
-- Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.
Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j’étais tellement ivre qu’on m’avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu’on m’avait laissé là en pensant qu’après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.
Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :
-- Et c’est ainsi que j’ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d’aller se pendre ? Il rit et dit :
-- Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose. N’est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon -- et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j’ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils n’ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?
XI
Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l’homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu’elle ne tient pas debout. L’état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l’homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.
Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n’avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :
-- Qu’un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d’insectes pondre, même sans fécondation, des œufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l’homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n’arrive jamais à l’état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s’est accommodé de son état embryonnaire et n’a pas plus que l’homme le désir d’en sortir. C’est la larve d’une espèce de salamandre que l’on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d’après un mot du pays, axolotl. On n’était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu’au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l’intervention de la curiosité touche-à-tout de l’homme, dite science naturelle, n’aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l’état adulte.
« La différence entre l’axolotl et l’homme, c’est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu’elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu’il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l’axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.
“Quant à l’enseignement, s’il n’est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d’ailleurs, que les vieilles larves d’axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.
‘Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l’envers, peut-être conviendrait-il alors d’aller se pendre, mais alors, par les pieds ?’
XII
Comme il disait ces dernières paroles, d’autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :
-- Vous prétendez que nous marchons fur la tête et voyons tout à l’envers ? De quel droit ? Quel est votre critérium de l’endroit et de l’envers ? Répondez-nous, mais cette fois, sur un exemple concret, et pas avec des comparaisons et des analogies vagues ! [sic]
Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :
DRAME DE LA JALOUSIE/‘JE L’AIMAIS TROP’, DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L’AI TUÉE”.
puis cet autre :
AYANT TUÉ SON AMANT A COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS
Cela suffira, dit-il pour l’exemple que j’ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l’appelons “amour”. Et à l’opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l’amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que “l’eau et le feu” ; c’est pour nous l’image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l’un n’existe que par l’autre. Sans le feu, l’eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l’eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l’eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l’eau ; et jamais nous n’avons la perception d’ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l’un par l’autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s’élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire “ennemis comme l’eau et le feu” et à appeler “amour” les suicides â deux et les meurtres passionnels.
“C’est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l’envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j’ai dans la puissance de l’homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j’entends qu’ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d’escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j’ai plusieurs choses urgentes à faire.”
Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre. »
Paralysé depuis la Grande guerre.
Ma mort n’est pas la mort. Elle est la mort de tout ce que j’ai vécu sans l’aimer. La mort des choses pour quoi je n’aurais pas su mourir.
Je suis le frère d’un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m’arrête, il commencera à courir quand je m’endormirai, il battra des ailes quand on nous aura, lui et moi, oubliés86.
§
Le moi n’est que le négatif de l’unité vivante, la soif de l’indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n’ayant eu de joie qu’à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d’une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. ... Sauver son âme, ce n’est pas se sauver, mais s’abjurer. 1687.
Dans « Le Livre Mystique », il dit :... Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d’elle ; atteindre à ce lyrisme d’avant l’erreur qui n’a que faire de la vérité. 26
Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100
Je ne mériterai pas de m’appeler poète, tant que je n’aurai pas compris c’est-à-dire devancé mon époque. Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m’a fallu scruter leurs passions pour connaître qu’ils le sont naturellement et que c’est à force d’être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu’ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, oû tout homme au fond de sa joie, n’avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu’elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n’en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d’un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l’attente de ce bien-être alors qu’il se croyait plus enfoncé que jamais dans l’entreprise de sauver son cœur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).
Pendant l’occupation sa chambre devient l’asile des Juifs persécutés. Benda, d’abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l’admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre j’avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des mort-nés. Il avait fallu le mal qu’on me faisait pour m’apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».
En 1942 Simone Weil qui se rend à l’abbaye d’En Calcat pour assister aux offices de la Semaine sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu’on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l’on a vécue. On n’est soi que dans son cœur, on n’aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n’est heureux que par la façon que l’on a d’être l’être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n’étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu’à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d’aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s’évanouissant la forme qu’on prête à la vie pour n’en laisser subsister que l’instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j’ai senti alors que tout ce qui en moi n’était pas s’évanouissait ; et il ne restait qu’une sensation au bas de laquelle j’étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l’instant d’après, tout entier. Mon capitaine m’a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n’était pas feinte : Il pleurait ; et je n’ai compris qu’à ce moment-là combien cet homme m’aimait : « Bousquet, m’a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » — « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n’a aucune espèce d’importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ; et s’il était content de m’avoir eu sous ses ordres. Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m’emportait. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. 115 88.
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m’empêcher de lire ce qui paraît ni d’approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C’est perdre mon temps, chaque jour m’en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j’ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon cœur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c’est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m’a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n’ai même pas assez d’air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j’ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n’importe qui. Mais prendre la taille d’un homme, ce n’est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m’égalerai à moi-même que dans l’imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c’est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n’existe que par l’assentiment des autres. Mon être est dans l’acte de foi qu’on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l’extrême, c’est vrai. Des doctrines mineures aident l’homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l’à-coup de la naissance, comment l’ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n’est pas qu’il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait qu’il n’a qu’à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c’est en sentir en nous le défaut et il n’y a pas de plus douloureuse expérience parce qu’elle inaugure l’explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l’homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre cœur. Nous nous réfugions dans l’image de l’homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l’homme comme une odeur, l’enfume et l’asphyxie.
Ni la mémoire ni l’imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s’incline au témoignage d’un souvenir plus complet. De même, l’imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n’être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l’être, mais il lui semble que l’existence est son ombre. 143
Ma première expérience majeure – radicale et submergeante, bien qu’elle ne fut, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète – est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms…89
Dans l’unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C’est l’heure de veiller avec mon ignorance
Sous l’unique et pure étoile de la Foi
C’est l’heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J’ignore ce qu’Il opère
Ce qu’Il me donne, ce qu’Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu’Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m’est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C’est l’heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu’au jour où Dieu dira à l’âme
D’entrer en soi-même et en Lui.90.
Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens, mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. 92.
O nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.
Quand nous sommes groupés par d’immobiles lampes
Dans l’altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.
Non ! tu n’es pas la mort, tu es l’obscure attente,
Tu n’es pas la noirceur, les étoiles t’aimantent.
Humaine, notre sœur fluide aux alentours,
Tu colores en nous les veines où tu cours,
Nos vœux montent le long de tes souples vertèbres
Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.
Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,
Dans tes prolongements cherche à se ressaisir.
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse, Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée, elle n’est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
« ATTENTE
J’ai vécu sans le savoir
Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
Les ans ont fui sous mes yeux
Comme à tire d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
Fuient les hirondelles...
Mais voici que j’ai soudain
Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose.
Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage. »93.
« Qui a vu tout se vider, sait presque de quoi tout se remplit
Avant de parcourir mon chemin j’étais mon chemin
Beaucoup de ce que j’ai cessé de faire en moi continue, seul, de se faire en moi.
Dormant, je rêve ce qu’éveillé je rêve.
Et mon rêve est continu.
Et sans cette répétition éternelle de tout, soi-même de soi-même, à chaque instant, tout durerait un instant. L’éternité même durerait un instant.
Une chose, tant qu’elle n’est toute, est bruit, et toute, est silence.
Ma pesanteur vient des gouffres.
Ne parle de sa parle propre que la blessure.
Une aile n’est ni ciel ni terre.
L’homme est de l’air dans l’air et pour être un point dans l’air il lui faut tomber.94
« À LA NATURE95
Nature qui ne fais aucune différence entre les êtres et pour qui le jour et la nuit sont équivalents.
Délivre-moi du mal, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose soit à éviter et par conséquent de la peur et du scrupule ; délivre-moi du bien, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose puisse être désiré, et par conséquent de l’envie, de la jalousie, de la cupidité et de l’orgueil.
Donne-moi la liberté du vent.
L’EXPÉRIENCE DU VIDE
Quel âge avais-je ? Six ou sept ans je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ç’a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine [...] Dans ce trou béant, tout absolument tout risquait de s’engloutir. [...] Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une apathie sereine — l’état du dormeur éveillé. In « les îles »
LE CHAT MOULOUD
Il succombait à une loi d’amour universelle qui s’exerce sur nous bien rarement et qui s’était emparée de son être, l’avait modelé et pétrie. Autrefois le soleil pouvait lui sembler cuisant ou la nuit glacée. Désormais il n’était pas un endroit du monde qu’il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.
Psaume XLVII
1. Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu’il en est indigne, — et qu’elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s’étonnera qu’elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en dessous de son ambition.
12. Il n’aura plus aucun scrupule de cette place d’amour, — parce qu’il saura qu’on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d’autres âmes entrent dans l’amitié de Dieu.
14. Pour qu’elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c’est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu96.
Claude Vigée, Un entretien, Études, juin 1992, 799-807.
[…]
Pour être franc et décrire exactement ce qui se passe là, il faut dire que c’est une espèce de mouvement des jambes à l’intérieur de soi-même. Ça prête à rire, mais c’est un vrai mouvement du corps. C’est comme si l’âme incarnée intérieure — qui a des bras et des jambes, puisqu’elle est incarnée (c’est l’âme personnelle, la même chose que notre corps, mais vécu de l’intérieur) — marchait à l’intérieur d’elle-même vers un lieu dont elle est issue, dont elle est sortie. Celui du parfait repos, de la toute confiance.
On appelle cela la Foi, en français. Malheureusement ce mot est devenu un terme ambigu, galvaudé. Il signifie le plus souvent le fait de croire en quelque chose qui n’est pas vrai, qui n’est rien. Alors qu’il ne s’agit pas de croire en, mais d’arriver à, de faire confiance à un domaine en soi-même qui est avant soi-même, mais vers lequel on marche, physiquement avec ses jambes et son corps, mais à l’intérieur de soi.
[…]
Au milieu du jour du Yom Kippour, il y a le Moussaf, l’office « ajouté » à l’ordinaire de tous les jours, où l’on rejoue la cérémonie centrale du Yom Kippour au Temple de Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans le Talmud et en partie dans la Torah.
C’est une prosternation totale. D’abord une descente à genoux, puis la tête par terre et si possible allongé. Quatre fois. Le chantre chante le texte talmudique qui décrit tout ce que faisait le grand-prêtre au moment d’entrer dans le Saint des Saints, une fois par an. Le grand-prêtre, le Kohen gadol, appelait le Nom de Dieu, le tétragramme YHWH, à haute voix. Tout le peuple entendait cela dehors, prosterné. C’était l’instant où le Nom intérieur, secret, le YHWH qu’on ne sait pas prononcer aujourd’hui, était clamé, par le grand-prêtre seul. Voilà ce qui est revécu le jour du Yom Kippour. C’est tout à fait bouleversant pour qui comprend cela : tout un peuple, les orgueilleux, les humbles, les riches, les pauvres, les jeunes gens, les vieillards qui vont bientôt mourir, les pères de famille bedonnants et grisonnants, les femmes aussi, tous les âges, les enfants... tout ce monde par terre dans un anéantissement de soi qui est une élévation, puisque tout à coup le Nom, c’est-à-dire l’être secret qui désigne le passage vivant de Dieu dans l’histoire d’Israël, est évoqué. On partage pour un instant, quatre fois de suite, puisqu’il y a quatre prosternations, le passage de Dieu.
C’est pour moi une expérience très semblable à celle de la poésie. Elle m’arrache des larmes sans raison. Des larmes absurdes, d’exultation et de crainte, au sens de la crainte de Dieu, c’est-à-dire de la proximité de la Vie, de ce qui est en nous, au profond de nous-mêmes. Car tout cela se passe en nous, dans l’âme humaine qui tout d’un coup devient un espace secret et ouvert, un réceptacle.
Mon expérience de la poésie est venue à partir de choses pareilles. Mozart m’y a amené, parce que j’étais né dans une famille très détachée du judaïsme, ignorante. Ensuite a eu lieu la catastrophe, la guerre, la Shoah, la destruction de presque tout le peuple juif en Europe. Dans ma famille, six personnes sur sept ont été massacrées. Durant toute ma vie, je n’ai résisté intérieurement à toutes ces horreurs que parce que j’avais eu des expériences du genre de celle dont je viens de vous parler, qui sont celles d’une montée et d’une récession vers le domaine le plus secret, qui n’est pas celui de mon être, mais dont mon être est issu et vers lequel je parviens parfois à me tourner pour écouter et recevoir. Ensuite, il faut donner ce qu’on a reçu, cette joie, ce rayonnement, cette force, ce flux, au sens magnétique ou électrique. Il n’y a pas d’image exacte pour dire cela. C’est une gloire, en hébreu on utilisé le mot kavod, quelque chose qui à la fois pèse et rayonne. Un poids intérieur et effulgent.
Voilà ce qu’il faut rendre, car on n’a pas le droit de le garder pour soi. Et comment le rendre ? Par la façon dont on vit et dont on parle. Parler, c’est donner, c’est diriger vers l’autre ce qu’on a reçu.
[…]
-- Comment se fait-il alors qu’on écoute si peu les poètes ? pourquoi sont-ils si difficiles d’accès ?
– Cette difficulté s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de la littérature et de la poésie. Au cours des deux derniers siècles, le mouvement de la langue a été celui d’un dessèchement et d’un arrachement aux expériences que je viens d’évoquer. Une espèce de brutalisation et d’arrachement à la source humaine transcendantale — humaine... mais transcendantale — dont les arts sont issus. Alors l’écran, l’occultation du flux originaire produit un art inhumain et un langage mort, insignifiant.
On appelle cela l’absurde, de nos jours. La poésie en souffre énormément.
« Du chaos naissent les Milieux et les Rythmes. C’est l’affaire des cosmogonies très anciennes. Le chaos n’est pas sans composantes directionnelles, qui sont ses propres extases. Nous avons vu dans une autre occasion comment toutes sortes de milieux glissaient les uns par rapport aux autres, les uns sur les autres, chacun défini par une composante. Chaque milieu est vibratoire, c’est-à-dire un bloc d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante. Ainsi le vivant a un milieu extérieur qui renvoie aux matériaux ; un milieu intérieur, aux éléments composants et substances composés ; un milieu intermédiaire, aux membranes et limites ; un milieu annexé, aux sources d’énergie, et aux perceptions-actions. Chaque milieu est codé, un code se définissant par la répétition périodique ; mais chaque code est en état perpétuel de transcodage ou de transduction. Le transcodage ou transduction, c’est la manière dont un milieu sert de base à un autre, ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. Justement la notion de milieu n’est pas unitaire : ce n’est pas seulement le vivant qui passe constamment d’un milieu à un autre, ce sont les milieux qui passent l’un dans l’autre, essentiellement communiquants. Les milieux sont ouverts dans le chaos, qui les menace d’épuisement ou d’intrusion. Mais la riposte des milieux au chaos, c’est le rythme. Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’est l’entre-deux, entre deux milieux, rythme-chaos ou chaosmos : “Entre la nuit et le jour, entre ce qui est construit et ce qui pousse naturellement, entre les mutations de l’inorganique à l’organique, de la plante à l’animal, de l’animal à l’espèce humaine, sans que cette série soit une progression…” C’est dans cet entre-deux que le chaos devient rythme, non pas nécessairement, mais a une chance de le devenir. Le chaos n’est pas le contraire du rythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. Il y a rythme dès qu’il y a passage transcodé d’un milieu à un autre, communication de milieux, coordination d’espaces-temps hétérogènes. Le tarissement, la mort, l’intrusion prennent des rythmes. »
Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation :
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis ;
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.
Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.
Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.
Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?
Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
Elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.
« Il suffit d’un geste99.
Atmosphère, ambiance, climat, milieu, ces mots disent ou tentent de dire quelque chose qui influe sur notre existence toute entière. Alors que le premier mode de perception se traduit par la discontinuité et la partialité, ce second mode de perception, que l’on peut nommer perceptude, est marqué par la continuité et la prise en compte de tous nos liens avec le monde. La perceptude ne peut être circonscrite et mise à distance. Elle est l’aire où nous ne sommes plus des observateurs fixes faisant face à des objets ; elle est le territoire dont nous participons pour en devenir une part insécable.
« Ce second mode de perception auquel le plus souvent nous ne prêtons pas attention est en fait premier. C’est sur la plage de la perceptude, à la fois finie et sans limites, que va se découper la perception discontinue et partielle. Nous considérons la perception comme évidente et première alors qu’elle est toujours une élaboration seconde (...)
« Il est caractéristique de la perceptude que le percevant ne choisit pas, qu’il ne privilégie pas tel ou tel élément, qu’il ne met pas à part tel ou tel trait ; il est contraint de tout prendre, de tout recevoir, de tenir compte à la fois de tout ce qui lui arrive et de trouver peu à peu dans cet ensemble son rôle et sa fonction. Les différenciations ne seront établies que plus tard. »
« L’état d’hypnose tel que je le comprends ne serait rien d’autre que la perceptude. Elle est à la fois ce qui est toujours présent à nos vies et toujours supposé pour que nous puissions appréhender quelque chose du monde environnant. C’est ce que disent à leur manière les praticiens de l’hypnose : il existe une hypnose quotidienne qu’il n’est nul besoin de nommer hypnose, car le moindre geste, celui de la marche, de la lecture ou de l’écriture, pour être accompli avec aisance, suppose l’absorption et l’oubli. Et d’autre part tout humain est hypnotisable, c’est-à-dire qu’il peut avoir accès au fondement, il peut se rendre d’où il vient. La perceptude est là en effet sous-jacente à toute perception, mais par ailleurs les hypnotiseurs prétendent la faire passer au premier plan et en proposent l’expérience. Donc la mettre à la lumière du jour, alors qu’elle agit dans la lumière de la nuit. En d’autres termes, l’état hypnotique est partout et il s’agirait de le faire apparaître quelque part. Étrange procédure parce qu’elle aboutirait alors à l’apparition d’un fond sans la figure ou d’un contexte qui aurait perdu son texte. »
[…]
Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié, Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin. »
(83) « Le Vieil Homme Jaune éclata de rire et dit : “Subtil ! Profond ! Pratique la méditation ! C’est ainsi que l’on peut monter dans le ciel en plein jour” ! »
(Tchen jen nei tchouan, Biographie de l’homme réalisé)
149 VOL PACIFIQUE — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 150
… s’est abattu lundi soir sur la côte Est, à Taitung, avec des vents atteignant 160 km/heure. Il a traversé la Chaîne Centrale pour se diriger ensuite vers le détroit de Taiwan au cours des premières heures de mardi matin. »
Mais le calme était revenu, le Pacifique était re-pacifié.
Le Grand Matin.
Un vent frais soufflait sur l’océan.
Je repensai à Lafcadio Hearn, à ce passage de « la Mer du Japon » :
« La route blanche suit les ondulations d’une ligne de falaises basses — le littoral de la mer du Japon. Sur la gauche, par-delà tantôt une étroite bande de terre caillouteuse, tantôt une barre de dunes, ses eaux bleues frémissent, vastes et amples, jusqu’au pâle horizon derrière lequel s’étend la Corée, sous le même soleil incandescent. Parfois, à travers de brusques trouées dans la falaise, on aperçoit par éclairs le bouillonnement des vagues... »
Brusques trouées... éclairs.
C’était Lafcadio à ses meilleurs moments. C’était le Japon.
C’était les gorges de Taroko.
Brusques trouées... éclairs.
[trait en marge]
L’océan Pacifique était une immense trouée béante sillonnée d’éclairs.
Une trouée entre les civilisations, comme ces autres trouées, ces vides entre les pensées.
Pensée et civilisation. Et puis les trouées où quelque chose d’autre se passe. Pas simplement le contraire (150) de la pensée et de la civilisation. Non, car le contraire reste encore dans la même logique.
Il y a autre chose.
Un autre espace mental.
Prolégomènes à la culture pacifique...
Entrer dans le courant, pénétrer jusqu’au blanc.
Çunyata.
Çunyata et soleil.
Solitude solaire... [ fin du trait]
À Taitung, on fait une escale de vingt minutes. Dans
le silence tropical, seul le bruissement des journaux
servant d’éventails. Puis un saut par-dessus la pointe
sud de l’île, et c’est Kaohsiung.
157 LE PAYS QUI N’EXISTE PAS — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 158
[…] Revenons à notre Voyage dans la Chine ancienne. Nous avions interrompu notre lecture à l’endroit où il était question de « lieux où règne le chaos et où tout flotte dans une vague immensité insondable » et d’un « pays qui n’existe pas ». L’errance fantastique du Voyage aboutit au territoire dans lequel s’étend le pays qui n’existe pas. Ce pays est l’équivalent de la « perle noire » de l’allégorie.
C’est cela que j’appelle le « monde blanc ».
Bien des noms.
Une réalité.
Par-delà les noms et les formes.
Mon être le plus profond vit dans un pays qui n’existe pas -- mais qui est plus vivant que toutes les nations, toutes les institutions, toutes les formes constituées.
Et ce « pays » peut se rencontrer partout et n’importe où.
Si bien que je suis virtuellement « chez moi » partout et toujours.
Quand j’étais enfant, je voulais devenir « correspondant étranger ». J’ai maintenant réalisé cette ambition dix mille milles au-delà de mes espérances. Je suis le correspondant d’un pays qui n’existe pas, mais auquel on ne peut guère accéder que par une existence totalement explorée.
Vous y êtes ? Bon, alors maintenant je peux m’endormir tranquille.
[…]
[annoté « souffle »]
1.Hegel et Tchang San-fong
Hegel, si je m’en souviens bien, recommandait comme première tâche « importante » au réveil (il concédait, je présume, qu’on chie un petit coup auparavant en toute bonne conscience) de lire les journaux du matin — afin de se mettre à l’unisson avec les événements mondiaux et dans un état d’esprit politiquement réaliste. Cela me semble la pire des aliénations. Au réveil historique de Herr Hegel, je préfère de loin l’attitude de l’Immortel Endormi de Tchang San-fong
Endormi sur un oreiller de pierre
Oublieux du calendrier, des saisons
Quand le ki descendra dans l’abdomen
La nature spirituelle sera réalisée.
Le ki monte à la cavité mystérieuse
Chaque souffle, inspiration, expiration, naturel et aisé
Ni confondu ni séparé.
Homme paisible, je semble paresseux, endormi tout le jour
Mais je dors sans dormir
Je pratique le vrai Tch'an...
(12) En fait, dans l’esprit humain, le processus de rationalisation n’a pas entraîné un dépassement de la conscience mythique, mais n’a fait que la réprimer. Cela explique que cette conscience mythique (pareille en ceci à tant d’autres caractéristiques mentales que la civilisation a réduites à l’état d’impulsions souterraines), refasse surface sous des formes dégradées et déformées. La vie moderne grouille de ces manifestations dégradées de la conscience mythique — il suffit de penser à l’intérêt passionné que suscitent les horoscopes, au fanatisme désespéré qui pousse les gens à adopter toutes sortes de religions plus ou moins absurdes, au caractère fortement irrationnel de l’activité politique.
Proposer un mythe, c’est-à-dire un complexe d’images que sous-tend une conception de la vie, c’est encourager, avant tout, le développement de l’esprit humain en tant que totalité, et le développement d’une forme de vie qui y corresponde, sur le plan personnel comme sur le plan social. C’est ranimer le sens d’une humanité harmonieusement développée. Il ne semble pas utile de montrer avec insistance combien l’humanité moderne est éloignée de cette harmonie. La seule solution, la conclusion « logique » dans la situation actuelle, en suivant les directions majeures de la pensée contemporaine (c’est à dessein que j’emploie ici le terme de « direction » — car un développement harmonieux serait évoqué plutôt par un étoilement, une constellation) consiste à amputer totalement l’humanité de ses facultés, et à faire de l’homme un être « unidimensionnel », le mot « homme » en l’occurrence n’étant plus qu’un euphémisme. Ainsi, il fonctionnera de façon plus efficace dans la machine — et qui d’autre qu’un illuminé pourrait nier que c’est la machine qui compte et que le bonheur humain dépend de l’adaptation totale de l’homme à la machine ? En ce sens, le poète est un illuminé.
[trait marginal]
Le désir d’un monde sans faille, la nostalgie de l’unité et d’une expérience unificatrice, paraissent inévitablement aberrantes dans une civilisation qui, tout en satisfaisant de nombreux désirs (qu’elle a pour la plupart créés de toutes pièces au préalable), laisse insatisfait le seul besoin fondamental dont, plus que n’importe qui, les poètes ont conscience. C’est l’expression de ce besoin qui court comme un filet blanc à travers la poésie moderne, comme un courant plus rapide, plus impétueux, dans le flot enflé et banal de la littérature.
4
Hölderlin, cette figure toujours exemplaire, connaissait ce désir comme en témoigne sa nostalgie (13) de la Grèce, cette Grèce que son ami Hegel décrivait comme « un monde immaculé, qu’aucune scission n’est venue corrompre » :
Et quand ton âme jaillit
De nostalgie vers d’autres temps
Tu restes seul sur la berge froide
Près de tes compagnons, sans les voir...
et il paya le désir qu’il avait de ce monde, et la volonté de pénétrer ses secrets, de son isolement et de son aliénation.
Whitman le connaissait, ce désir. Ce que Hart Crane devait appeler la « psychose américaine », illustrée de façon exemplaire par Whitman, c’est le désir de ce même monde blanc — désir qui, déchiré entre son élan propre et la force d’inertie de la société telle qu’elle est, peut devenir pathologique. La « psychose américaine », qui est le désir de la blancheur et du monde blanc, peut se rencontrer partout dans la littérature américaine, là où celui-ci est le plus intense.
Si Walt Whitman le connaissait (parfois masqué sous un chauvinisme plus superficiel de la bannière étoilée), Melville le connaissait aussi, et chez lui rien ne venait le masquer, ce qui explique le caractère plus fou de son œuvre :
... une baleine blanche. Ôtez les écailles de vos yeux (15) pour la voir, hommes, ayez l’œil, cherchez l’eau blanche ; si vous voyez ne serait-ce qu’une bulle, criez !
Hart Crane aussi
Combien d’aurores, froides de son repos d’où naissent des ondes,
Les ailes de la mouette plongeront-elles, son corps pivot du vol
Répandant des cercles blancs de tumulte...
William Carlos Williams aussi :
... ce qu’il y a de difficile de réaliser, c’est que le coup doit pénétrer jusqu’au blanc, au moins en un endroit.
et puis Jackson Pollock (il suffit de voir la masse blanche confuse de la « mappa mundi »), et Robert Duncan aussi, parfois :
Blanc, blanc blanc comme
une frontière s’avançant dans la mort
c’est ça notre vie, c’est ça l’amour
ligne après ligne
déferlant dans l’éclat...
Le désir du monde blanc n’est pas exclusivement américain. Nous le rencontrons également à l’autre pôle du monde moderne, en Russie, où son représentant le plus frappant est Dostoïevski, dominant de haut les vasières moralisantes du Jdanovisme qui devait suivre. (16)
La Russie de Dostoïevski, terre de saints et de prophètes, c’est aussi le désir et la quête du monde blanc.
Raskolnikov, Rogoshin, Dimitri — au milieu du tourbillon des sentiments et des complexités de l’âme, harcelés par une meute de questions sans réponse définitive, cherchant à traverser les couches sociales et individuelles de l’humanité pour approcher une vérité nue et élémentale, un état élémental d’extase, ce que Stefan Zweig, dans son essai sur Dostoïevski, appelle « la sensation incandescente » (weissglühende Empfindung), et qu’il dit être l’élément lyrique des romans, leur véritable raison d’être.
5
Ayant ainsi indiqué très brièvement la présence de ce désir du monde blanc dans le monde moderne, essayons maintenant d’examiner de plus près l’expérience même de ce monde. Car, avant d’être une idée (riche de prolongements possibles), et un mythe (contenant virtuellement_ un programme de vie), [trait marginal] c’est bien une expérience, centrée sur le corps — une expérience psychophysiologique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. Pour l’auteur de cet essai, c’est là l’expérience poétique essentielle, sans laquelle il n’y a pas de poésie véritable.
(17) Dans ce contexte, il faut citer l’ouvrage de Robert Graves The White Goddess (La Déesse blanche) qui se présente comme une exploration du thème essentiel de toute poésie.
Pour Graves, la vraie poésie est une poésie dédiée à la muse, qui suppose le culte et la vénération de la Déesse blanche. Tout en reconnaissant cette Déesse blanche, il y a pour nous quelque chose au-delà de la poésie dédiée à la muse, au-delà de la poésie de la Déesse blanche, et dont l’absence entraîne la dégénérescence de cette poésie elle-même, et c’est la poésie du monde blanc. Au-delà de la Déesse, il y a le monde.
L’amour conçoit Dieu comme étant doux, écrit Maître Eckhart, mais l’intelligence va plus profond et conçoit Dieu comme pur étant.
Comment décrire l’expérience du monde blanc, et de la condition de l’être à quoi elle donne accès ? Le monde, c’est, avant tout, la terre.
Si le processus de rationalisation a signifié que l’homme moderne s’est trouvé coupé de la conscience mythique, en ce qui concerne la vie de son corps, cela a signifié qu’il s’est trouvé coupé de la terre.
La réalité incandescente du sein maternel de la terre, écrit Georges Bataille, ne peut être atteinte ni possédée par ceux qui n’en prennent pas conscience. C’est cette incapacité à reconnaître la terre, ce dédain (18) où ils tiennent l’étoile sur laquelle ils vivent, l’ignorance de la nature de ses richesses, c’est-à-dire de l’incandescence que cette étoile renferme en elle, qui a mis l’existence de l’homme à la merci des marchandises qu’il produit, et dont la plus grande partie est consacrée à la mort.
[trait marginal]
Il faut remarquer que cette expérience de la terre est expérience de l’incandescence (la blancheur) de la terre ; et elle est plus fondamentale que tout naturisme ou culte de la nature.
C’est cette forme d’expérience de la terre, extrêmement difficile, sinon impossible, à se représenter pour l’homme moderne (qui est tout juste capable d’accepter une certaine dose de naturalisme — sous forme de jardins, de parcs, de réserves), qu’Artaud rapporte dans la description qu’il donne des Tarahumaras :
Ils ont la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature
et il ajoute cette recommandation concernant la vie que nous menons maintenant :
La vie doit être vécue de nouveau métaphysiquement, et cette attitude exigeante, qui répugne aux hommes d’aujourd’hui, est l’attitude de toutes les races pures.
L’expérience de la terre, qui inaugure la connaissance (19)
du monde blanc, est à la fois physique et métaphysique.
Voyons d’abord son aspect le plus physique :
Les attributs des poètes du cosmos, écrit Whitman, sont concentrés dans le corps physique, et dans la jouissance des choses.
Le corps physique, c’est-à-dire, pour exprimer ceci en termes plus fondamentaux, la chair érotique — car l’expérience en question est, profondément, une expérience sexuelle.
Ce qui deviendra plus tard la notion, l’intuition, la philosophie, le mythe du monde blanc — dont de vagues prémonitions peuvent naître dans l’expérience initiale — est concentré essentiellement dans la chair érotique au contact des choses et des éléments : les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseaux, les seins d’une fille...
[trait marginal]
Être au centre de l’univers, percevant les phénomènes aussi profondément que possible, visant un infini réseau de relations, une expérience aigüe de la beauté de toute chose, une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
8 (162)102
« La grotte dans la grande montagne est profonde. Là se brise le monde entier.
Celui qui connaît le joyau de l’esprit qui brille dans l’Inné, connaît la Voie. Qui d’autre, parmi tous les bavards ?
Celui qui a apaisé son esprit par la fusion dans l’Inné, atteint dès lors la présence souveraine.
À qui a compris cela, il ne reste plus rien à comprendre.
Si vous pouvez retenir le souffle prisonnier et dans l’obscurité faire de l’esprit une lampe, vous touchez l’Ultime.
C’est la plus parfaite des montagnes, le lieu de la plus grande joie.
Quand la terre est contenue tout entière dans le corps, le mot et l’esprit voyagent loin.
Ainsi du sel qui se dissout dans l’eau, ainsi de l’esprit qui prend femme. »
9
Si je dis que ce que j’essaie d’écrire ici, maladroitement peut-être, se situe dans le champ métaphysique (mais pas au sens où l’entendent les philosophes), si je vais même jusqu’à dire que cette rencontre était d’ordre métaphysique, les porcs — et je ne leur en veux pas — en feront des gorges chaudes. Eux qui piétinent la physique subtile de la vie, ne risquent guère d’en saisir la méta-physique. Ruysbroeck évoque « la rencontre essentielle avec Dieu (163) dans la nudité de l’être ». C’est cela que j’essaye de dire, l’ascension purement physique dans le métaphysique, au-delà des liens personnels — quoique, en ce qui me concerne, je ne parlerais jamais de Dieu. Mon `monde n’a rien à voir avec Dieu. Autrefois, le monde était plein de Dieu, maintenant il est plein de l’Homme, et je ne me sens chez moi ni dans l’un ni dans l’autre. Tous deux sont bruyants, pesants, encombrants.
À moi le libre jeu du vide et de la plénitude, et la vérité qui est la vague pure, née de ce libre jeu forme précaire, vide lumineux, puissance qui n’a pas besoin d’exercer un pouvoir...
La vérité, dit Hegel quelque part (autrefois je dévorais les ouvrages philosophiques...), est un délire où se dissout chacun des protagonistes (« la femme veut devenir écume », avait-elle dit), mais qui, cette dissolution achevée, est lui-même simple et transparent.
Simple, transparent.
Presque rien.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
3 (178)
Ne pas savoir où l’on est, qui l’on est, afin de pénétrer, sans identité, l’espace indéterminé, et laisser venir les images essentielles. Assis là, tournant entre mes doigts un morceau de corail rouge ramassé sur une plage à quelques kilomètres d’ici. Seul, avec des visions fugitives de phoque gris, de héron, de coton des marais dans le vent. Dehors, dans la grisaille, si l’on écoute attentivement, on perçoit, en plus du cri du courlis, le glapissement de la gambette et le sempiternel ka-gaya-ka de la mouette. Savoir s’abîmer dans cette solitude.
DÉRIVES — LA GRANDE PLUIE A TIGH GEAL
16 (191)
Voyager vers le nord, c’est voyager au centre de soi-même. Je suppose qu’il en est de même pour le sud, l’est ou l’ouest (n’importe quelle « direction pure », si l’on peut dire), mais il me semble bien que le nord, avec l’est peut-être, est privilégié. Lorsqu’on (192) s’avance vers le nord, le paysage se dénude, les points d’intérêt se raréfient. Le moi éclate. Ce silence gris-bleu parmi les joncs d’un ruisseau — un héron ! Le vent racle les sables et une mouette grise s’acharne contre lui. De petits lochs noirs pleins de nénuphars. Le moi éclate et se perd dans une jouissance extatique. Quand on approche de l’extrémité, il n’y a presque plus rien. Là-haut, la pluie a cessé, c’était à Kyle of Tongue :
Un cri d’oiseau
m’a vidé le crâne
des meules de foin
s’alignaient dans les champs
un bateau de pêche
se balançait à l’ancre —
â Kyle of Tongue
par une matinée bleue.
(fuzeshin, fuzebutsu, fuzemotsu103).
DÉRIVES — DÉLIRE INSULAIRE
5 (196)
Ici on appelle cette île (probablement à cause de son soubassement calcaire) l’île blanche. Elle me plaît pour cette raison, et aussi parce que c’est un lieu salin, où le sel se concentre.
La recherche d’un lieu de concentration, voilà le but de toute ces errances, de tous ces écrits ; voyager et écrire formant un processus indivisible, car je ne fais pas grand cas d’une pensée d’où le corps est absent.
La recherche d’un lieu essentiel... Le lieu, c’est là où je m’espace, c’est cet espacement même.
6
Oui, ce que je vois au fond de moi, c’est une énergie (qui ne sait trop que faire d’elle-même, et [197] préfère peut-être rester une énergie pure, indéterminée) effectuant des figures insensées au centre d’un espace ouvert.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
2 (201)
Réflexions en rond dans une cabine de trois mètres carrés :
« Au début Lie Tsou aimait beaucoup voyager. L’adepte Hou-teh'iou Tsou « lui dit : « On me dit que vous aimez voyager. Qu’aimez-vous donc dans les voyages ? » « Pour moi », dit Lie Tsou, « le plaisir du voyage réside dans l’appréciation de la variété. Lorsqu’ils voyagent, la plupart des gens ne font que contempler ce qu’ils ont devant les yeux. Moi, quand je voyage, je contemple le processus du changement. » — « Je me demande », dit Hou-tch'iou Tsou, « si votre manière de voyager ne ressemble pas beaucoup à celle des autres, malgré que vous la considériez si différente. À chaque fois que les gens regardent quelque chose, ils regardent nécessairement des processus de changement, et l’on peut très bien apprécier les mutations des choses extérieures, tout en restant totalement inconscient de ses propres mutations. Ceux qui se mettent en peine pour voyager au-dehors n’ont pas la moindre idée des découvertes qui peuvent être faites au-dedans. Celui qui voyage à l’extérieur dépend des choses de l’extérieur. Celui qui voyage en lui-même y trouve tout ce dont il a besoin. Voilà la forme de voyage la plus élevée, alors (202) que bien piètre est celle qui dépend des choses du dehors. »
Après cela, Lie Tsou n’alla plus jamais nulle part, comprenant qu’il n’avait jusqu’alors jamais su vraiment ce que voyager signifiait...
Je suppose que j’en suis encore au stade où l’on veut « voir du pays » — encore que ces déplacements d’un lieu à l’autre me mènent toujours, tôt ou tard, au seuil d’un non-lieu. C’est ce non-lieu qui m’attire fondamentalement. Est-il possible ou même souhaitable de s’y installer ? C’est ce qui reste à voir. [trait marg. : « je suppose…]
Mais il me semble que, même si je parviens réellement à ce non-lieu, cela ne signifiera pas la fin de mes errances. Comme ale dit O Hou, le maître Tch'an : « Ne dites pas que seuils ceux qui n’ont pas réalisé leur moi doivent errer çà et là. Même ceux qui l’ont parfaitement réalisé continuent à errer. »
Ils continuent à errer, tout comme ils continuent à manger du riz. Sinon ils emprisonneraient et momifieraient la réalité vivante.
Il faut rester dans le courant.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
5 (204)
Il y a une petite bibliothèque appartenant aux Pères Blancs dans le vieux quartier de Tunis, impasse Kradechji, et j’y vais lire une bonne partie de mes après-midi, entouré d’étudiants tunisiens plongés dans la politique du Proche-Orient, la situation économique du Maghreb et autres sujets du même type — des étudiants qui préparent des thèses, travaillent à des problèmes nationaux, délibérément modernistes, tandis que cet homme errant est assis là parmi eux, sans nation, qui non seulement n’avance pas avec le temps (205), mais ne lutte pas contre lui non plus : travaillant dans la pure idiosyncrasie pour rejoindre, au-delà, le clair courant universel. Il ne lit pas Bourguiba, mais Abu Bahr al-Kalâbâdhi (10e siècle) : « Si l’extase d’un homme est faible, il en fera toute une histoire. Mais si elle est réelle et forte, il se taira. » Et Hafim al Assmur : « Chaque matin, Satan me dit : “Que vas-tu manger, et quels vêtements vas-tu porter, et où vas-tu demeurer ?” Ou bien encore : “Sur le chapeau de la pauvreté sont inscrites trois renonciations : renonce à ce monde, renonce à l’autre monde, renonce au renoncement.”. » [trait marginal « Si l’extase…]
Promenades dans les rues avec mon ami arabisant ; apprentissage de quelques phrases d’arabe ; lectures dans la bibliothèque ; puis, après cinq ou six jours, la route.
DÉRIVES — LE LIVRE DE LA RACINE D’OR
15 (210)
La nuit, dans le vieux quartier de Sfax, je circule parmi les petites échoppes des tailleurs, des cordonniers, des forgerons, des bijoutiers, etc. (et quand je parle de petites échoppes, je veux dire qu’elles sont vraiment petites : l’Arabe peut vivre et travailler dans un espace de la taille d’une natte ; quoique ce soit peut-être ce même homme, ou alors son frère, que l’on voit marcher dans l’immensité du paysage, entouré de kilomètres d’étendues désertiques, unique point dans l’espace), puis j’entre dans la mosquée ; (211) c’est l’heure des prières du soir et, sandales à la main, je me trouve un coin éloigné dans la pénombre, un coin qui n’est traversé plus tard que par un chat en vadrouille. Et je m’assois là, dans le murmure des prières venues de la grande salle, pour faire un peu de méditation à ma façon — sans religion, sans prières, mais concentré :
« La vérité jaillit comme un éclair dans les espaces créés par l’absence de pensée. »
Je suis le dernier à quitter la mosquée.
« Il se souvient. Le cendrier, la table basse, la fenêtre et sa lumière pâle. Il voit, mais sans voir. Il entend, mais sans entendre. Il a levé un bras, prononcé quelques mots et une infinité de bras, de mots se sont levés, ont retenti. Et depuis, il cherche. Cette émotion. Il est là. Il écrit des mots. Il ne sait plus. Il ne comprend plus. L’autre s’est mis à parler et c’est comme si c’était la première fois. Oui, un commencement. Le matin ou l’enfance. Comme une lumière — et c’est toutes les lumières. Un lieu — et ce sont tous les lieux. Il attend. Il se dit : ça vient, mais c’est déjà parti. Il croit que c’est le temps, mais non. Autre chose. Comme une effervescence minuscule : il fait un lit, il marche dans une rue quelconque et c’est là. Comme une clarté au milieu du jour, mais sans lumière. Sans rien d’autre pour le dire que quelques mots, soudain, très simples — table, cri ou silence ou nuit… - et qui insistent. Alors, il les prend : ils forment de petits organismes brefs, pareils à des coquillages qu’il porterait à l’oreille pour écouter. Ou des cristaux brûlants du même éclat multiplié, mais d’où venu ? Il regarde autour de lui : montée d’escalier, mur, visage, cuvette, matin sur la vitre. C’est comme une vague unique, silencieuse, invisible. Toutes les choses la reflètent et, en même temps, elles y brillent, s’y effacent. Ça vient, oui, mais c’est immobile. Ce n’est rien de ce qu’il peut dire. Mais il parle, malgré tout. Pour écouter entre les mots, comme dans le coquillage. Ce vide bruissant. Il dit chut !, écoute. Il dit : c’est la voix de la mer. »104
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement105. Nul retour en arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours de leur existence qui retrouve son cours habituel — mais depuis chargée d’une nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin après l’appel.
Il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer toute entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession. 106
Prémices de l’instant :
« Il existe une certaine classe de fantaisies d’une exquise délicatesse, qui ne sont point des pensées et auxquelles je n’ai pu jusqu’à présent adapter le langage. J’emploie le mot « fantaisies » au hasard... Elles ne surgissent dans l’âme (si rarement, hélas !) qu’aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du monde des rêves. Je n’ai la notion de ces « fantaisies » qu’aux premières approches du sommeil et quand j’ai conscience de cet état. Je me suis rendu compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute... De plus, ces fantaisies s’accompagnent d’une extase délicieuse qui dépasse en volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes... 107.
Plus loin E. A. Poe se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de provoquer ce phénomène, et il ajoute qu’il s’est appliqué à empêcher que le passage à partir de... l’instant de fusion entre la veille et le sommeil..., passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n’allât se perdre dans le domaine du sommeil.
MARINETTE BRUNO. L’Expérience Mystique d’un Poète108.
« William Wordsworth, l’un des quatre ou cinq plus grands poètes anglais, n’est guère connu en. France du public non-angliciste, car il en existe très peu de traductions. Seuls, certains passages de ses longs poèmes et quelques-unes de ses courtes pièces ont été traduits (1) ; une œuvre aussi fondamentale que le Prélude, autobiographie de près de huit mille vers, n’a jamais paru en français. On peut incriminer la difficulté de traduction d’un style tantôt plat ou abstrus, tantôt sublime de dépouillement et de concentration. À vrai dire, ni le visage victorien du « Poète Lauréat », solennel et moralisant, ni celui, pastoral, inauguré par Matthew Arnold, pour pallier la désaffection portée au penseur, n’avaient chance de nous attacher. Il nous reste à découvrir d’autres Wordsworth, dont l’un pourrait nous initier à un genre littéraire presque inexistant dans notre pays, illustré chez les Anglo-saxons par une lignée fort originale, celle des « mystiques de la nature », et qui répond à un besoin, tard venu, mais à présent perceptible en France même : l’éveil d’une sorte de sensibilité cosmique.
L’exégèse wordsworthienne a beaucoup évolué depuis un quart de siècle avec deux révélations bien différentes mais essentielles. La première, d’ordre biographique, remonte à 1922 109. Legouis 775 découvrit que Wordsworth, alors âgé de vingt-et-un ans, lors d’un séjour à Orléans et à Blois, pendant la Révolution, avait eu une liaison avec une jeune fille française, Annette Vallon, dont il avait reconnu l’enfant110. La seconde a trait à l’œuvre même. En 1926, E. de Selincourt publia une édition critique du Prélude, comprenant la version originale et toutes les variantes successives111. Le Prélude n’avait paru qu’en 1850, après la mort de l’auteur, et la première rédaction date de 1805. Pour comprendre un poète qui eut dix ans de génie, entre vingt-sept et trente-sept ans, et qui corrigea ses grandes œuvres de jeunesse lors d’une longue vieillesse passablement renégate (il est mort à quatre-vingts ans), ce travail est fondamental. Il se complète par l’édition critique de l’œuvre entière, dont plusieurs tomes sont déjà sortis.
Sur ces bases nouvelles la critique rebondit. Deux livres entre autres nous offrent de Wordsworth deux visages particulièrement nouveaux et opposés. L’un, celui de Herbert Read, est un essai brillant, aisé, relevé d’anecdotes et d’humour, et dans lequel Wordsworth est traité avec quelque désinvolture. L’autre, de Raymond Havens, est un ouvrage de plus de six cents pages ; c’est une critique approfondie, fouillée, patiente, dont la première partie, une étude synthétique, ne craint pas de s’appuyer sur une analyse littérale des différentes versions du Prélude, qui constitue la seconde partie.
Herbert Rend publia en 1930 112 un Wordsworth dont la thèse sensationnelle fit scandale, car il était le premier à utiliser l’épisode d’Annette pour expliquer la personnalité du poète et la genèse de son œuvre. Read en effet prétend démasquer l’auteur du Prélude en substituant à la fiction d’un sage et d’un idéaliste le portrait véridique d’un Wordsworth au tempérament sensuel et enthousiaste sous des apparences de froideur, doublé d’un penseur rationaliste et humaniste. Pour lui, la formation du poète et surtout la curieuse évolution de son génie s’expliquent, non par l’influence de la nature célébrée dans l’autobiographie, mais par une double expérience lors du séjour en France : d’une part les idéologies et les systèmes qui foisonnaient dans une ambiance rationaliste et humanitaire éveillèrent son intelligence, tandis que par ailleurs une passion « délirante » exaltait sa sensibilité. Cependanf, sa famille lui ayant, semble-t-il, coupé les vivres, le jeune homme rentrait en Angleterre, et, peu après, la guerre entre les deux pays devait le séparer d’Annette pour neuf ans. Sous le coup d’expériences aussi intenses, bientôt tourmenté par « l’aiguillon du remords vipérin », il « traversa des années d’incertitude et de misère. 776
Trop proche encore de sa « faute », il écrivit de douloureux, mais ternes poèmes sur les mères abandonnées, et chercha, par une sorte de fidélité transposée, à préciser l’idéal républicain qu’il avait adopté en France, assimilant la doctrine de Godwin, se mêlant aux milieux politiques les plus avancés. Puis, la souffrance calmée, l’inspiration prit son essor pour une glorieuse décade. Mais avec le temps, avec la faillite d’un amour éphémère, il se produisit un phénomène inverse de « compensation ». « Une crise émotionnelle », dit Head, « ne peut se résoudre sans créer une réaction de l’intelligence. » Le refoulement du remords détermine un « camouflage rationnel » : Wordsworth perd la foi en la France et ses idéals humanitaires, la foi dans la spontanéité de la jeunesse, et finalement son honnêteté. Quand son mariage avec Mary Hutchinson, dix ans plus tard, aura mis le point final à l’aventure, quand il aura « sacrifié son intégrité morale à sa réputation morale », il brûlera de plus en plus tout ce qu’il avait adoré, il tuera jusqu’à sa faculté d’émotion pour aller sombrer peu à peu dans le conformisme politique et religieux. dans le formalisme poétique. Le déclin de son inspiration s’explique donc par le processus ruineux diu remords.
Telle est, sommairement résumée, la thèse de Read. Originale et suggestive en ce qu’elle explique, elle pêche par ce qu’elle ignore. Elle rend compte des « poèmes de remords » qui ne laissent pas de faire assez singulière figure dans l’ensemble de l’œuvre, et prouve que la crise dite intellectuelle du jeune homme a été provoquée par une raison sentimentale. mais elle n’aide guère à en comprendre le dénouement. Si la passion de Wordsworth pour Annette et son contact avec l’idéal révolutionnaire ont été seuls à l’origine de son inspiration, pourquoi celle-ci a-t-elle attendu six années pour éclore, pourquoi ensuite a-t-elle disparu soudain au bout de dix ans ? Alléguer une « intermittence du cœur » élude le problème qui assurément se pose encore. Read prétend enlever au poète un masque, celui du sage ; à vrai dire il lui en substitue un autre, celui d’un animal moral, car ce portrait d’un passionné froid, dont le génie est lentement tué par son remords, suppose au fond chez Wordsworth une préoccupation ou une susceptibilité morale exclusive, qui est peut-are plutôt celle du critique ; c’est par trop insister ! Read a raison de souligner la place de l’élément sensible dans la personnalité de Wordsworth, mais il a tort de ne le faire qu’à demi. Car s’il grossit démesurément l’une des aventures de cette sensibilité, c’est au détriment des autres. Certes Wordsworth est un instinctif, un émotif, mais il fallait suivre ce trait jusque dans ses manifestations extrêmes, jusqu’à l’animisme, jusqu’au mysticisme dont, attendu que tout le Prélude en témoigne avec éclat, il est assez étonnant qu’on en soit encore à discuter l’importance.
Head reconstitue habilement le secret écarté du long poème autobiographique. Mais ne conviendrait-il pas aussi de tenir compte de ce que Wordsworth y déclare expressément ? Head est à cet égard assez léger, si léger qu’il va « jusqu’à révoquer en doute tout ce que sa thèse n’explique pas. Ainsi Wordsworth se serait trompé sur le rôle, qu’a joué la nature pour lui, il aurait une philosophie « fantaisiste sinon fausse » et le Prélude, bien que sincère. travestirait la vérité à l’insu de son auteur. Ces points de vue font l’objet de longs développements sans originalité, Read s’en rapportant, pour J’analyse des sources de la pensée de Wordsworth, à la thèse de A. Beattie (5), qui discerne dans cette œuvre l’exposé d’un système fondé sur l’associationisme de Hartley, et s’épanouissant en un rationalisme de bon aloi. Read tient qu’après son séjour en France, Wordsworth est dans un état d’hypersensibilité qui, lorsqu’il renoue avec la nature, le conduit â une « extase sensorielle ». Il poursuit : « sur la hase d’une expérience purement physique, Wordsworth construisit sa philosophie de la nature et sa théorie du développement individuel. Les deux étaient, en un sens, rationalistes ; c’est-à-dire que, par la loi de l’association, tout découlait des sensations physiques primaires, — tout peut-être, sauf l’intuition finale de cet agent secret, impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants. » Malheureusement il se trouve que cette intuition finale (à laquelle s’applique assez mal la dernière expression, qui est sans guillemets, tirée de Wordsworth) constitue la clef de voûte de la personnalité et de l’œuvre du poète. Le masque associationiste a été sévèrement malmené par un autre commentateur (6) qui, dénonçant dans la thèse de Beattie de la mauvaise foi. et jusqu’à des supercheries dans les citations, soutient le transcendantalisme (le Wordsworth. Nous pourrions ajouter à cette galerie maint autre portrait : Wordsworth en idéaliste platonicien (J.W. Beach), ou en démocrate révolutionnaire, ou en chrétien, — orthodoxe pour les uns, pour d’autres sentant un peu le fagot. Ces critiques tantôt se complètent, tantôt se détruisent, elles sont en tout cas l’indice d’une énigme.
Pour déchiffrer cette énigme, il faut d’abord ne pas chercher dans ces poèmes une philosophie. Wordsworth n’a pas de philosophie, il n’a pas essayé de résoudre sa vie en idées. S’il utilise parfois une formulation philosophique, ce sont des haillons de I'époque qu’il faut écarter pour découvrir la vivante nudité qu’ils cachent : Wordsworth a de la vie moins une conception qu’une expérience, une expérience Brûlante et très particulière, que son ouvre, h dessein poétique, vise â nous livrer aussi directement que possible. ou du moins à nous suggérer, afin d’en communiquer la saveur, peut-être la nostalgie. Exprimer cette expérience en termes de philosophie, ce serait la mutiler et la banaliser, — si l’on y parvenait, —, mais elle échappe à l’entreprise. En effet, si l’on s’en tient à la lettre, toutes les interprétations sont possibles, si l’on garde les définitions ordinaires des termes si fréquents de « raison », « imagination », « passion », le non-sens règne. Wordsworth passe it juste titre pour un écrivain malaisé. Ses pages les plus caractéristiques, souvent les plus belles, nous entretiennent d’états psychologiques plutôt rares, (l’une nature subtile et mal connue. À mesure que s’enrichit la littérature non religieuse du mysticisme, et que s’en fonde une psychologie, ces confidences peuvent nous devenir moins mystérieuses. L’une des dernières interprétations qui en ont été proposées, celle de Raymond Havens, nous paraît plus complète et plus satisfaisante.
Elle admet l’anti-rationalisme fondamental de Wordsworth, d’un Wordsworth qui ne redoutait pas l’intelligence et ne dédaignait pas le savoir, mais qui refusait de reconnaître l’exclusivité ou même la suprématie de cette faculté humaine. Pour lui d’autres comptaient davantage ; réduire l’instinct, l’intuition, l’« imagination » à ce qui est pensable, ç’eaît été trahir ce qu’il sentait. Il n’a été rationaliste que pendant ses années de crise morale, alors que son effort pour trouver une solution intellectuelle aux problèmes posés par la vie l’a mené près du désespoir. Au contraire, son abandon du rationalisme marque sa guérison et inaugure sa belle période créatrice. « Une grande partie de la poésie philosophique de Wordsworth. », dit Havens, « est une tentative pour justifier rationnellement l’importance que ses sentiments et son expérience lui faisaient attribuer à la Nature. » Et il analyse, de ce contact avec la nature, les modes les plus étranges, ceux dont la critique s’était jusqu’ici détournée. Il montre la place que Wordsworth assigne à la peur, non au courage qui subjugue la peur, -- — non sans (toute à la crainte poltronne et avilissante, — mais à la terreur sacrée qui saisit l’homme devant les spectacles grandioses ou hallucinants de la nature et l’arrache à la routine du quotidien, au contentement niais, à l’apathie de l’esprit. D’autres circonstances concourent également à déclencher cette intensification psychologique : la solitude et le silence en particulier, qui permettent « de jouir de la plénitude de ce qui est offert. » Havens souligne ensuite que, seul peut-être des poètes modernes, Wordsworth, si l’on consent à admettre ce qu’il affirme sans métaphores, est animiste, qu’il s’entretient avec les « esprits » des forêts, conçoit les forces naturelles comme des êtres, et prête aux bruits et aux spectacles communs un rôle surnaturel, -- non d’ailleurs sans des réticences formulées sur le tard. Havens voit lit « le sens du mystère et du sacré avec lequel les primitifs considèrent les forces naturelles », mais aussi une a localisation instinctive de l’Esprit immanent » chez un poète foncièrement préoccupé de la Vie intérieure.
Car justement, si. Wordsworth a le culte de la nature, c’est moins pour elle-même (c’est pourquoi il en ignore tels aspects : le gaspillage et la cruauté par exemple), que pour son ministère. Peur, solitude, silence, beauté, grandeur, suscitent en lui le sens du sublime et de l’inconnu, éveillant par là ses facultés les plus hantes. La nature est « la principale porte (l’entrée dans le monte de l’esprit », le cadre et l’occasion d’expériences spirituelles à lies degrés divers et qui culminent dans l’extase mystique. Nous en rappellerons l’un des récits les plus complets :
« ... cet état béni
Où s’allège le poids du mystère,
La lourde, harassante énigme du monde,
Où doucement nous guide notre sensibilité,
Et bientôt, le souffle de cette enveloppe charnelle
Et jusqu’à la circulation du salir ;
Presque suspendu, le corps est endormi,
Et l’on devient une âme vivante.
Alors, d’un regard pacifié par le pouvoir
De l’harmonie et la profonde puissance de la joie,
L’on pénètre dans la vie des choses113. »
Confrontant les principaux passages analogues, Havens y retrouve toutes les caractéristiques des expériences tenues pour mystiques dans tous les pays et de tout temps, à savoir l’arrêt des fonctions physiologiques habituelles et de l’activité mentale au profit d’une expérience entièrement ineffable, qui laisse après coup une impression de libération, de joie, de force, d’union avec l’essence du. monde.
Au paroxysme de cet état, la nature qui en a été l’inspiratrice disparaît ; eIle n’est plus ni vue, ni imaginée, ni pensée, puisque alors « la lumière des sens — S’éteint, mais avec un éclair qui a révélé -- — Le monde invisible » (Prélude, VI, 600) et que, « en cette heure grandiose — De visitation du Dieu vivant, -- — La pensée n’(est) plus, s’étant évanouie dans le bonheur. » (Excursion, I, 213) Que reste-t-il ? Selon William James, cette expérience e n’a aucun contenu spécifique. Elle peut se marier avec les matériaux fournis par les philosophies et les religions les plus diverses. » Les récits que nous en avons — ne sont que des interprétations, sa transposition dans la mentalité du sujet. Pour le mystique néanmoins cette interprétation importe, elle en traduit le sens, la valeur. Les relations d’extase chez Wordsworth, d’un lyrisme dépouillé, sont souvent suivies des plus grandes envolées « philosophiques » de sa poésie. Il y glorifie généralement une force impersonnelle :
« ... J’ai senti
Une présence qui me trouble de la joie
De pensées élevées, un sentiment sublime
De quelque chose de très profondément infus,
Dont la demeure est la lumière des soleils couchants,
Et le courbe océan, la vivante atmosphère,
Le ciel bleu, et l’esprit de l’homme.
J’ai senti une force, un esprit, qui meut
Tous les êtres pensants, tous les objets de la pensée,
Et circule partout…114. »
Toutefois quelques moments furent marqués de la conscience du Divin. Havens discute longuement les opinions religieuses de Wordsworth pour conclure que le plus certain en est l’incertitude : tel passage essentiel comporte de graves variantes, tel autre est imprécis, d’aucuns sont nettement panthéistes, il en est de conciliables avec le transcendantalisme chrétien, Coleridge considérait son ami comme un demi-athée. Sa religion, Wordsworth l’avait apprise tout seul, dans le temple de la nature et ses extases en constituaient l’élément dynamique. À mesure que celles-ci se raréfièrent pour cesser complètement vers trente-quatre ans, il fut amené à chercher une compensation dans la religion établie, à laquelle il n’avait guère songé ; jusque là, et à essayer de concilier, tant bien que rial, sa propre expérience religieuse avec les dogmes et les rites. Du reste, il n’a pas su reconnaître ses expériences mystiques pour telles. Il les a confondues avec d’autres impressions d’un niveau spirituel moins élevé ; et en un sens, dit très justement Havens, peut-être avait-il raison, car c’est toute son attitude vis-à-vis du monde et de la vie qui fleure le mysticisme ; aucun des moments décrits dans le Prélude n’est profane. Ainsi ce crépuscule d’enfance où il naviguait sur le lac avec ses camarades ; ayant laissé l’un d’entre eux, le jeune ménestrel de la bande, sur une île, ils s’éloignèrent doucement au son de la flûte. Alors, dit Wordsworth,
l’eau silencieuse,
Absolument immobile, s’étendit sur mon esprit,
Pesant de tout son poids de bonheur, et le ciel,
Plus que jamais splendide, s’enfonça
Dans mon cœur, s’emparant de moi comme un rêve115.
Ce n’est pas là tout-à-fait une expérience mystique, mais un état voisin. Il en est ainsi, remarque Havens, dans la plupart des grandes pages du Prélude : peu à peu le monde matériel s’évanouit, et il naît une émotion qui s’achève en l’impression bienheureuse d’être ravi, « possédé ».
Ce passage illustre le pouvoir transformateur de l’imagination qui, au sens wordsworthicn, est inséparable de la vision mystique. Il n’est bien sûr aucunement question de l’imagination dans son sens courant, liée au pittoresque, au superficiel, à l’imaginaire et que Wordsworth et Coleridge dénomment « Fantaisie ». Wordsworth d’ailleurs, Havens l’a signalé dans son chapitre liminaire, était fort terre-à-terre, dépourvu de fantaisie, soucieux d’exactitude concrète (ses précisions scrupuleuses, ses détails superflus, sa prolixité allant parfois jusqu’à gâcher sa poésie) et, d’après Coleridge, doué d’un bon sens qui faisait équilibre à sa propension mystique. De cette « Imaginations » des Romantiques anglais, Coleridge emprunta la notion à Kant, pour qui l’esprit qui perçoit est actif et créateur, non passif, cette activité étant due à l’imagination. Coleridge en discuta avec Wordsworth, mais chacun des deux amis avait là-dessus ses idées personnelles et celui-ci ne copie pas celui-là. Pour Wordsworth, il s’agit d’une faculté qui, éliminant les perceptions accessoires, intensifie l’essentiel, l’enrichit d’impressions relatives à son cadre, à ses attaches de tout ordre, et permet de donner ainsi de l’objet une image plus compréhensive, plus significative, phis profondément vraie que la simple photographie rapide qu’en emporte un esprit non imaginatif. L’imagination à elle seule ne donne pas l’intuition de la vérité, mais elle aide à la découvrir. Cependant lorsque Wordsworth dans un passage célèbre dit que l’imagination
« N’est qu’un autre nom pour le pouvoir absolu,
Et l’intuition la plus claire, l’amplitude de l’esprit,
Et la Raison dans son mode le plus exalté116. »
c’est que, songeant à ses expériences mystiques, il entend alors cette imagination supérieure qui, chez les plus doués, s’accompagne d’intuition et de raison sublime.
Ainsi, nourrie de tous les aspects étranges ou grandioses de la nature que Wordsworth aimait, et conduisant à la communion avec la Vie profonde, l’Imagination est la faculté poétique par excellence. « Grâce à l’imagination », dit Wordsworth, « le fait pur et simple apparaît relié à cet infini sans lequel il n’est pas de poésie. » Alors, à son tour, la poésie universalise les faits particuliers dont elle s’occupe, elle suggère l’unité latente sous la diversité, elle révèle le merveilleux caché dans le quotidien, et nous apporte de « plus authentiques nouvelles du monde invisible ».
Ce portrait d’un Wordsworth spontanément mystique, lavé de rationalisme comme de toute étiquette philosophique, proposé par Havens sans effet oratoire mais avec une entière loyauté, avec une connaissance du sujet jamais prise en défaut, nous paraît mettre 782 en lumière l’aspect fondamental, le centre de gravité d’une personnalité assurément multiple. Ce jugement, Havens ne le porte pas ; il ne se départit pas d’une attitude de relativisme et d’objectivité. On peut regretter qu’avec une telle richesse d’argumentation, il n’ait pas cru devoir synthétiser ses résultats, ni conclure avec plus de force. Les faits qu’il établit tirent pourtant à conséquence, en particulier à trois égards : d’abord l’éclosion et l’achèvement de la période poétique, en second lieu l’unité de cette expérience sous ses trois faces : animisme de l’enfance, mysticisme de l’adolescence et poésie de l’âge mûr, enfin la signification pour nous, aujourd’hui, de cette aventure intérieure.
L’interprétation mystique de Havens explique l’énigme que la thèse intellectuelle et sentimentale de Read laissait irrésolue. En effet, Annette oubliée, le remords expié puis dépassé (mais non refoulé), la tendance à tout raisonner contenue, la crise se dénoue. Wordsworth voit cesser l’écartèlement de son être, qui résultait de la soumission de sa pensée au rationalisme, tandis que sa sensibilité continuait de s’abreuver en secret aux sources mystiques. « Je respire enfin », dit-il, « j’ai secoué le fardeau de ce moi artificiel. » Et voici son éloge de cette transformation (éloge qui contredit la thèse du remords) :
« Toute poussière que nous soyons, l’esprit immortel croît en nous
Comme l’harmonie dans la musique ; il y a un agent secret
Impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants,
Les unifie. Que c’est étrange ! Que toutes ces terreurs.,
Ces souffrances, ces misères d’autrefois,
Les regrets, les contrariétés, les lassitudes mêlés
Dans mort esprit, aient, pu contribuer,
Contribuer utilement, à me créer
La calme existence qui est mienne lorsque je
Suis digne de moi-même ! Louange à jamais !
Bénis soient les moyens que la Nature a daigné employer117. »
Quand il admet la prééminence de l’expérience qui fut « la gloire de sa jeunesse », Wordsworth en prend une conscience à la fois plus précise et plus large ; il l’interprète, la situe, l’apprécie, et du même coup recouvre la foi en son génie, - la maturité précédemment acquise et qui s’exerçait la vide trouve sa plénitude et l’inspiration jaillit. Le retour aux anciennes valeurs était presque une nécessité psychologique : les enfances très marquées pèsent lourdement sur l’adulte, même si le jeune homme a passagèrement brise le joug, et ce retour s’accompagne d’une justification rationnelle de ces voleurs sensibles (c’est le mécanisme ordinaire de bien des conversions politiques ou religieuses). Chez Wordsworth, cette justification revêt la forme non d’une systématisation philosophique mais d’une conception quasi sacerdotale de la poésie. Tout a été dit sur l’importance (le la révolution qu’opère en littérature sa théorie de la « diction poétique », mais on a peu remarqué quel était son propos lorsqu’il entreprend son œuvre. Il envisage celle-ci non sous l’espèce de petites pièces anecdotiques sur un vieux paysan, la chélidoine, l’alouette ou même le devoir -- qui n’en auraient été que l’aspect secondaire —, mais centrée sur un immense poème orphique où aurait été résumée la sagesse de l’humanité. Le projet enthousiasma Coleridge ; il était si grandiose que Wordsworth, doutant un peu de lui, écrivit cette autobiographie de son esprit qu’est le Prélude pour faire l’inventaire de ses possibilités. Dès les premières pages, il confie ses espoirs et ses craintes. Il constate qu’« il lui manque beaucoup intérieurement », et souhaite que l’avenir lui apporte « une intuition plus claire ». Il se considère comme « un mauvais intendant qui a beaucoup reçu et ne rapporte rien ». Hélas, la seule partie de l’ouvrage qui vit jamais le jour, L’excursion, le livre le plus ambitieux du poète, fut un demi-échec. L’inspiration déjà sombrait. Au lieu d’une épopée initiatique, Wordsworth nous laissa la célèbre Ode sur l’immortalité, où il nous livre lui-même la raison de cette impuissance :
« Notre naissance n’est qu’un sommeil et un oubli.
L’âme qui se lève en nous, étoile de notre vie,
Eut ailleurs son couchant,
Et revient de bien loin.
Mais ce n’est pas sans souvenirs,
Ni totalement dépouillés,
Que nous venons de Dieu, notre patrie :
Nous traînons après nous des nuages de gloire,
Et les cieux enveloppent notre première enfance !
L’ombre de la prison commence à se fermer
Sur l’enfant qui grandit,
Mais il voit encore la lumière ; il contemple sa source
En ses heures de joie ;
Le jeune homme qui s’éloigne du Levant tous les jours davantage
Est encore prêtre de la nature,
Et la vision splendide
Le suit sur son chemin ;
Puis l’homme enfin la voit s’évanouir,
Se dissiper dans le terne éclairage de la vie quotidienne. »
Jusqu’au bout, pendant pris d’un demi-siècle encore, Wordsworth affirmera sa volonté d’optimisme et de poésie, mais lorsque les expériences mystiques s’atténuent, s’espacent puis cessent, la source vive de son inspiration tarit. Trois ans après la dernière extase dont nous ayons un témoignage daté (Prélude, Vl, 592-603), la 784 grande décade créatrice est close. Ainsi Wordsworth guérit de son désespoir lorsqu’il revient à son expérience intérieure d’enfance, mais l’inspiration, qui a pris son essor pour célébrer cette dernière, a les ailes brisées quand la glorieuse vision s’efface. Si, dans le temps, Ies deux expériences sont aussi intimement liées, c’est que, dans leur essence même, elles sont très voisines.
Les plaisirs des sens goûtés par le garçon robuste et intrépide dans les solitudes du Pays des Lacs s’accompagnent d’impressions d’un autre ordre : hantise de « modes d’existence inconnus », sensation de l’individualité vivante des choses, intuition d’une réalité immense et cachée, — au point que le poète raconte cornaient, pour échapper à cette emprise, il devait tâter l’écorce rugueuse des arbres en allant à l’école. La plupart des enfants dépassent vite ce stade d’une perception régie, comme chez les primitifs, par le sens de la « participation » défini par les sociologues, et en gardent peu de souvenirs ; en grandissant, ils prennent du monde une conscience plus formelle, plus logique, modelée par l’éducation. Chez Wordsworth, l’animisme est particulièrement intense, durable, et il constitue, de son propre aveu, une phase importante du développement de son esprit. Nous y voyons le mode naïf, instinctif, presque inconscient, d’une appréhension de l’au-delà des formes, ou de l’au-dedans, de l’au-dessous (Selincourt a noté l’abondance des mots composés avec le préfixe under dans son œuvre), et qui se présente, un peu plus tard sous l’aspect mystique.
C’est en effet lorsque cette appréhension atteint son maximum d’intensité que soudain, l’adolescent ayant, malgré tout, développé une perception normale et objective du concret, elle rompt le cours d’une pensée déjà banale et produit l’extase. Ce n’est plus vraiment alors une communication avec des forces surnaturelles, c’est surtout l’abolition de la conscience normale, c’est l’indicible fusion où Wordsworth décèle « l’auguste puissance de l’âme », et dont on lui reprochera d’avoir fait l’instrument d’une divinisation de l’homme. Impossible de définir plus nettement la teneur de cette expérience. Le jeune homme en jouissait, il en sentait l’inévitable autorité, mais sans la comprendre ni la nommer. L’interprétation qu’il en donne dans l’autobiographie est plus tardive, car nous avons vu qu’il ne la pense et ne l’exprime qu’après sa crise de jeunesse, lors de sa guérison. L’expression de cet ineffable en quoi consiste pour une part sa poésie est un rare et magnifique achèvement littéraire ; c’est intellectuellement une tentative assez réussie, puisque, si elle demeure, — bien sûr, -- prisonnière des mots, elle échappe néanmoins au carcan des philosophies et des religions, -- — les contradictions des commentateurs en font foi.
Mais du point de vue spirituel, elle pose le problème suivant : n’est-il pas vrai qu’en racontant sa vie profonde, sans doute déjà rien qu’en la pensant, Wordsworth la délimite et l’épuise, qu’en l’utilisant il l’use ? Dans quelle mesure l’échec de son mysticisme fat-il la rançon de sa poésie, de même qu’il devait à son tour entraîner le déclin de l’inspiration ?
Quoi qu’il en soit, l’animisme et le mysticisme forment deux aspects successifs, selon l’âge mental du sujet, d’une seule faculté de perception de l’au-delà, disons d’une certaine réalisation intérieure, et la poésie en est la phase d’extériorisation. Ainsi apparaît l’unité de cette vie et de cette pensée, qui réside dans une mysticité innée, indéracinable, confessée dans un passage d’une beauté un peu lourde, mais puissante, et d’une telle audace qu’il ne fut pas retenu, même dans la première version du Prélude (Selincourt le cite, p. 512, dans son édition critique du livre) :
« Ce que nous voyons comme formes et comme images,
Flottant au fil de notre esprit, et ce que nous sentons
Comme pensée active et reconnaissable :
Faculté de prévoir, intelligence, volonté,
Non seulement cela n’est pas digne d’être considéré
Comme notre être, apprécié pour ce que nous valons,
Mais ce n’est au contraire que le petit côté de la vie ;
Cette conscience-là, pour moi, n’est qu’accidentelle,
Qu’un abandon de l’unique vie intérieure
Qui vit en tout chose, préservée du contact
Avec la faculté secondaire et trompeuse par laquelle,
Dans notre faiblesse, nous créons des distinctions,
Pour croire ensuite que nous avons perçu,
Et non inventé, toutes nos mesquines limites.
Vie intérieure dans. laquelle
Tous les êtres vivent avec Dieu, eux-mêmes
Sont Dieu, existant dans le puissant Tout,
Aussi impossibles à distinguer que l’Orient sans nuage,
À midi, l’est de l’Occident sans nuage, lorsque
Tout l’hémisphère n’est qu’un bleu céruléen. »
Dans cet esprit d’identité, non seulement Wordsworth a cru pouvoir faire de sa « Vie intérieure » l’aliment de sa poésie, mais il a réellement confondu les deux, les voyant également caractérisées par le fonctionnement de la faculté qu’il appelle : « l’imagination ». Cette confusion représente d’ailleurs, en l’état de la poésie anglaise vers 1800, un acte révolutionnaire et significatif, que notre poète est le premier à commettre, qui pose le Romantisme et dont certaine littérature d’aujourd’hui, pas seulement en Angleterre, vit peut-être encore. Quelques linéaments d’une analyse de l’état imaginatif à son stade le plus élémentaire nous permettront de saisir cette actualité.
La nature est à l’origine de l’imagination ; mais Wordsworth n’est pas un écrivain naturaliste, comme tant d’autres anglo-saxons : il s’intéresse assez peu aux mœurs des oiseaux, ou aux dates des fleurs ; les caractéristiques des choses qui relèvent de l’observation scientifique ne lui importent guère. Ami des éléments, le vent, l’espace, la lainière, les nuages, amoureux des formes et des lignes : masses de montagnes, enchevêtrement d’arbres, 786 silhouettes de rochers, épris des bruits dans le silence, ce qu’il leur demande, c’est un sens mi-spatial, mi-moral, d’immensité, de grandeur, de mystère. Il est sensible à la beauté des spectacles, mais au fond c’est leur aspect moral qui l’attire, j’entends le pouvoir qu’ils ont de susciter en lui des sentiments que son instinct le pousse à cultiver. Sa méditation dans la solitude exclut l’esthétisme autant que la complaisance romantique, le processus en étant non pas une effusion, mais au contraire un recueillement. Sous l’effet. de multiples causes d’ordre physiologique ou mental118 : l’air rare des cimes, le rythme de la marche, le calme et l’harmonie du spectacle, naît l’oubli des « soucis dégradants », vient le détachement des peurs et des envies. Alors, sous l’influence d’un événement quelconque, parfois minime, souvent inattendu, une force invulnérable s’irradie dans le corps et l’esprit, libérant une nouvelle manière de sentir, plus intuitive, d’une intensité extraordinaire. Ces instants, dit Wordsworth en substance, possèdent une propriété vivifiante qui nourrit notre esprit, répare nos forces rehausse le bonheur, nous aide à nous élever, et nous relève si nous sommes tombés (Prélude, XII, 208-218). La littérature moderne connaît bien cet « instant ». E. Dermenghem en donne l’image suivante : « Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil, comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel... L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter... Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’un contact à établir...119 ».
Que se passe-t-il donc ? Une rupture des cadres logiques et froids de la conscience habituelle au profit d’une nouvelle faculté dite imagination, qui orchestre la perception du moindre objet à l’unisson de l’univers, qui branche l’âme sur un plan d’existence plus subtil ; alors le balancement des jonquilles sous la brise participe de la danse cosmique universelle et vous tient dans sa fascination ; alors une lande surplombée de collines, un étang désert, une femme portant une cruche sur la tête et qui lutte avec peine contre la tempête, forment un spectacle empreint d’une « désolation visionnaire », sous l’irrésistible empire de laquelle Wordsworth enfant est inondé d’une jubilation inoubliable ; alors, à un degré de plus, se révèle « l’âme de tous les mondes ».
Il y a, semble-t-il, un « instant » qui préexiste à toute expérience mystique ou poétique proprement dite — à telle enseigne que bien des gens l’ont éprouvé, qui ne sont ni des artistes ni des saints. Parfois, il prélude à l’une ou à l’autre, c’est-à-dire qu’il atteint un point critique oit la conscience vire : ou bien l’impression tend à s’exprimer, elle s’immobilise, s’incarne selon le moule d’un tempérament artistique, se cristallise en œuvre d’art, ou bien elle se dépouille progressivement de tout élément humain, elle tend vers un vide sensoriel, émotionnel mental, toujours plus poussé, pour s’achever en extase. Mais, la poésie ayant son origine dans le souvenir d’une émotion, qui déclenche une nouvelle émotion apparentée et culmine dans l’incandescente prise de conscience imaginative, nous nous trouvons en face du triple problème de l’origine, de la différenciation et de la portée de ces deux expériences mystique et poétique. Nous ne saurions prétendre le résoudre ici, notre seul but est de montrer quel intérêt le cas de Wordsworth offre à cet égard.
Wordsworth est peut-être le premier poète qui ait (l’entreprise, trop neuve, devait passer inaperçue) décrit avec lucidité, avec précision, des phénomènes psychologiques redécouverts par le symbolisme, le surréalisme et toutes les formes modernes d’une quête artistique de l’absolu, formes si prestigieuses, si parées de sortilèges, adonnées à une incantation si dangereuse et si superbe que nous en oublions qu’elles nous égarent dans un monde poétique fermé. Certes, Wordsworth, comme les modernes, a confondu mystique et poésie, mais tandis que ceux-ci, posant d’abord la confusion, s’interdisent l’accès à l’ineffable, celui-là a connu d’abord une extase spirituelle que sa poésie vise à laisser transparaître : leurs expériences sont donc voisines, mais la perspective est renversée. Les uns explorent le domaine verbal, humain, jusqu’à l’extrême limite de l’imprévu, de l’étrange, du rare, l’autre cherche dans l’humble et le familier ce qui peut inciter au dépassement de l’humain.
Enfin, en ce qui concerne plus spécialement le mysticisme de notre poète, une autre conclusion se dégage. C’est la laïcité de son expérience. Certes, Wordsworth fut un chrétien, mais, d’une part, sa période mystique dont l’apogée se situe vers dix-sept ans et qui se termine vers la trentaine est antérieure, nous l’avons signalé, à son adhésion réfléchie au christianisme, et même parfois difficilement conciliable avec lui ; d’autre part, si l’enfant avait reçu une éducation religieuse ordinaire, celle-ci fit si peu d’impression sur lui qu’il n’en est nulle part question dans la grande autobiographie spirituelle. Certes encore, son témoignage de l’extase coïncide avec celui des mystiques de toutes religions y compris les chrétiens, néanmoins la voie qu’il emprunte pour parvenir à ce but diffère et innove. À la dévotion religieuse est substitué un culte de la nature. La scission entre spiritualité et christianisme, que le panthéisme amorce sur le plan intellectuel, est opérée par Wordsworth sur le plan de l’expérience intérieure. À vrai dire cette initiative est passagère et isolée : il est encore trop tôt, Wordsworth subit la défaite des individualistes vieillissants qui survivent l’audace de leur jeunesse, incapables de la soutenir. Mais d’autres ne tarderont pas à retrouver, chacun à sa façon, Je chemin d’un mysticisme indépendant : Shelley, Emily Brontë puis E. Carpenter, Thoreau et Whitman pour n’en citer que quelques-uns. Le 788 besoin de dépassement, dont l’homme ne peut étouffer la criante exigence, se cherche une forme moderne qui satisfasse, non plus à la sentimentalité ou à la crédulité religieuses, mais à une sensibilité cosmique et à une mentalité scientifique. Wordsworth ne saurait être érigé en exemple : un siècle et demi s’est écoulé depuis la composition du Prélude ! Toutefois il appartient à la lignée des précurseurs dont l’étude critique devrait nous aider à dégager les lois d’une dialectique intérieure obscure dont la connaissance et l’exercice conditionnent certainement notre évolution. » MARINETTE BRUNO.
« Une nuit je parlais et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « — L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée […] La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : « Tu m’as visité cette nuit. »120.
Ecrivain et philosophe suisse, auteur d'un journal intime exceptionnel tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur et l'universalité de son message.
« La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe de ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie... l’immensité tranquille, le calme infini du repos, m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps... Dans ces moments, il semble que ma conscience se retire dans son éternité. Elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature, avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit de sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan qui les engendre. Cet état est contemplation et non stupeur. Il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être et la conscience de l’omnipossibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. »121.
Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales…
Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective.
À cette seconde — avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou — j’ai entrevu le sens de cette singulière expression : il n’y aura plus de temps (Apocalypse, X, 6).122.
Il y a des instants, dit-il, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie universelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre ; je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. Il doit se transformer physiquement ou mourir. Et une joie si immense avec ça ! Si elle durait plus de cinq secondes, l’âme ne la supporterait pas et devrait disparaître. En ces cinq secondes, je vis toute une vie et je donnerais pour elle toute ma vie, car elles valent. Pour supporter ces dix secondes, il faudrait se transformer physiquement…123
Soudain, avec une sûreté, une délicatesse ineffables une chose se fait voir, se fait entendre, vous ébranle et vous bouleverse jusqu’à vos profondeurs… On entend, on ne cherche plus ; on se laisse combler sans s’informer du donateur ; une pensée flamboie comme un éclair, s’impose comme une nécessité, et ne vous laisse aucune hésitation sur la forme où l’exprimer — je n’ai jamais eu le choix. C’est une extase dont la formidable tension se résout par moments en un torrent de pleurs, tandis que le pas involontairement, se précipite ou se ralentit ; on est ravi, hors de soi-même et l’on garde nettement conscience d’une infinité de frissons délicats et de ruissellements qui vous parcourent jusqu’aux orteils ; c’est une profondeur de béatitude telle que la douleur et la tristesse ne font plus l’effet d’un contraste, mais semblent une condition requise, une nuance appelée de toute nécessité par cette profusion de lumière, d’indépendance, de divinité…124
« …shipwreck by sickness, starvation, freezing, and once on the banks of the Humboldt River, in Utah, fought for his life hall a day with the Shoshone Indians. After five years’ wandering, at the age of twenty-one, he returned to the country where his childhood had been passed. A moderate sum of money from his dead mother enabled him to spend some years in study, and his mind, after lying so long fallow, absorbed ideas with extraordinary facility. He graduated with high honors four years after his return from the Pacific Coast. Outside of the collegiate course he read with avidity many speculative books, such as the ‘Origin of Species,’ Tyndall’s ‘Heat’ and ‘Essaye,’ Buckle’s ‘History,’ ‘Essaye and Reviews,’ and ranch poetry, especially such as seemed to him free and fearless. In this species of literature he soon preferred Shelley, and of his poems, ‘Adonais’ and ‘Prometheus’ were his favorites. His life for some years was one passionate note of interrogation, an unappeasable hunger for enlightenment on the basic problems. Leaving college, he continued his search with the same ardor. Taught himself French that he might read Auguste Comte, Hugo and Renan, and German that he might read Goethe, especially ‘Faust.’ At the age of thirty he fell in with ‘Leaves of Grass,’ and at once saw that it contained, in greater measure than any book so far found, what he had so long been looking for. He read the ‘Leaves’ eagerly, even passionately, but for several years derived little from them. At last light broke and there was revealed to him (as far perhaps as such things can be revealed) at least some of the meanings. Then occurred that to which the foregoing is prefaced.
It was in the early spring, at the beginning of his thirty-sixth year. He and two friends had spent the evening reading Wordsworth, Shelley, Keats, Browning, and especially Whitman. They parted at midnight, and he had a long drive in a hansom (it was in an English city). The raid, deeply under the influence of the ideas, images and emotions called up by the reading and talk of the evening, was calm and peaceful. He was in a state of quiet, almost passive enjoyment. All at once, without warning of any kind, he found himself wrapped around as it were by a flame-10-colored cloud. For an instant he thought of fire, some sudden conflagration in the great City; the next, he knew that the light was within himself. Directly afterwards came upon him a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination quite impossible to describe. Into his brain streamed one momentary lightning flash of the Brahmic Splendor which has ever since lightened his life; upon bis heart fell one drop of Brahmic Bliss, leaving thenceforward for always an aftertaste of heaven. Among other things he did not come to believe, he saw and knew that the Cosmos is not dead matter but a living Presence, that the soul of man is immortal, that the universe is so built and ordered that without any peradventure [sic] all things work together for the good of each and all, that the foundation principle of the world is what we call love and that the happiness of every one is in the long run absolutely certain. He claims that he learned more within the few seconds during which the illumination lasted than in previous months or even years of study, and that he learned much that no study could ever have taught.
The illumination itself continued not more than a few moments, but its effects proved ineffaceable; it was impossible for him ever to forget what he at that time saw and knew; neither did he, or could he, ever doubt the truth of what was then presented to his mind. There was no return, that night or at any other time, of the experience. He subsequently wrote a book125 (28a.) in which he sought to embody the teaching of the illumination. Some who read it thought very highly of it, but (as was to be expected for many reasons) it had little circulation.
The supreme occurrence of that night was his real and sole initiation to the new and higher order of ideas. But it was only an initiation. He saw the light but had no more idea whence it came and what it meant than had the first creature that saw the light of the sun. Years afterwards he met C. P., of whom he had often heard as having extraordinary spiritual insight. He found that C. P. had entered the higher life of which he had had a glimpse and had had large experience of its phenomena126. »
Les cahiers de cette « mystique dans le monde » furent publiés post-mortem par Auguste Poulain 127. Instants :
« 24 octobre 1884. Le plus parfait ne peut être ni le but, ni la pensée dominante de ma vie, même dans ses détails. Il est comme le balancier, que tient l’équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu’il espère atteindre. Il est comme le gouvernail dans la main du pilote dont tous les regards et les mouvements ne tendent cependant qu’au port.
9 juillet 1885. Cette lumière me démontrait, par l’état même où mon âme se trouvait alors, qu’il n’y a que Dieu qui puisse se faire voir ainsi à nous, ou nous faire voir en lui certaines vérités, sans aucun intermédiaire qui nous les représente. Tandis que tout ce que nous connaissons naturellement nous est représenté par un signe, soit image, soit parole, soit idée ou langage intérieur.
11 mars1886. Il y a quelques jours, le dimanche des Quarante-Heures, comme j’exposais à Dieu toute ma misère et mon extrême ignorance du premier mot de la perfection, il me dit intérieurement : « La sainteté, c’est moi », et dans la lumière et la paix qui accompagnaient ces paroles, je le vis en effet comme un centre mystérieux vers lequel rayonnaient, convergeaient toutes les âmes, par les voies qu’il leur avait tracées, et la sainteté consistait à approcher le plus près possible de ce Centre divin, et même à se perdre en Lui…
2 juillet 1891. La région où Dieu se montre n’est pas séparable de Lui-même. Tout intermédiaire cesse.
1er novembre 1891. [Hier] je pensai avec une extrême confusion que Dieu s’était donné à mon âme qui n’avait jamais rien fait qui put mériter cette récompense, bien assurément ; et je demandai à mon époux comment il avait pu et voulu se prodiguer ainsi à ma misère. Il me répondit avec une grande netteté et une grande tendresse : « L’Amour n’a d’autre raison que lui-même. »
14 mai 1895-1897. Au cours de l’oraison de l’après-midi, mon âme, comblée de la possession divine, fut pour un temps, sortie de cet état très simple, et se vit tout à coup comme le prisme qui reçoit la lumière, laquelle est une, ou nous semble une, et pourtant se décompose dans le prisme en toutes les couleurs connues, et Dieu me faisait entendre que le rayon unique de la lumière divine engendre ainsi dans l’âme toutes les œuvres que Dieu veut d’elle, pour elle-même et pour les autres…
8 février 1908 ; au milieu de cette tourmente, de cette douloureuse crise qui déchire le cœur, de cet accablement d’affaires, je suis touchée de voir que, sitôt que mon âme se souvient de Dieu, elle trouve qu’il est déjà là présent, plus présent à mon cœur que mon cœur même, de sorte que le recueillement et l’union ne sont point à refaire, mais qu’ils subsistent à un certain degré et en permanence, au fond de toutes les multiplicités, travaux et douleurs, même troublants, de la vie.
« Il faudrait prier le Saint-Esprit de nous délivrer de l’illusion du temps dont nous sommes tous victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n’est rien, puisqu’il n’existe pas pour Dieu. Il ne devrait donc pas exister pour nous. C’est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous obtenions cette grâce de ne jamais savoir l’heure, nous serions déjà dans l’Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une barque rapide sur un affluent du Paradis.
Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil.
L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus “dans un miroir”. Il s’agit de retrourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. (1894)
On t’a dit que tu avais une âme immortelle qu’il s’agissait de sauver, etc. Mais nul ne t’a dit que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s’engloutir, où le fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s’est englouti. (1912)
On s’est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d’épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d’un bloc de granit. Ce paradoxe apparent est une vérité si on l’applique au monde infini des âmes. Seulement chacune d’elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur.
Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire.
Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d’autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu’on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées.
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. » (1916.)128.
Militante 129.
« [Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :
« … Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce que on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. … Ah, Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang… ; elles sont déchargées ici, on les répartir dans des cellules, on les raccommode, puis on les charge à nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc, est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec des yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il est très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tire des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : “Vae victis” valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme elles ont vite fait de mourir. - Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lourd, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui le conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se mit à frapper encore plus fort… A la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles restaient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans un visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi, ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, et des larmes coulaient de mes yeux — c’étaient ses larmes ; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais, les beaux pâturages verts et libres de Roumanie ! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant — la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, et les hommes, inconnus, terribles — les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche… Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, et notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment ; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite. Je vous serre dans mes bras Sonitchka. Votre R. Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout. La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire — envers et contre tout. Joyeux Noël !... R. »
« Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines130 qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
§
« Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là131, mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d’une extrême douceur qu’on a quand tout d’un coup la voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes. Matériellement il n’en était rien ; mais je sentis tout d’un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu’il n’y avait plus pour moi en effet l’effort d’adaptation ou d’attention que nous faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles : les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque là péniblement roulé à terre, “décollant” brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.
[…]
Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi... »
« Une absorption de la pensée non sans analogie avec celle que cherche à induire notre sloka132 a été expérimentée par W. H. Hudson [Ornithologue, naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique] au cours de ses randonnées à travers les déserts arides de la Patagonie, dont la grise et monotone étendue se déroule à l’infini dans un silence parfait :
Pendant133 ces journées de solitude, dit-il, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit... Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité avec celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. »
Si Hudson décrit avec finesse cette transformation fondamentale, s’il analyse bien ses composantes — plus loin il parle encore très justement de « cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures », il se trompe sur sa nature véritable parce que, en dépit d’une absorption réelle, l’agitation mentale n’ayant pas tout à fait disparu en lui, il n’avait pu qu’effleurer l’état nirvikalpa. »
LES PLAINES DE LA PATAGONIE 134
[…] (217)… ces arbres <, et> avaient évidemment été fréquentés par une troupe de Cerfs ou d’autres animaux sauvages pendant fort longtemps, car les troncs en étaient polis au point d’être lisse comme le verre à force de frottements ; le sol piétiné formait un plancher de sable propre, fin et jaune. La colline qui portait ce petit bois avait une forme particulière ; aussi il me fut facile de la retrouver plus tard ; je finis par m’y rendre et m’y reposer tous les jours à midi. Je ne me demandais pas pourquoi je choisissais cet endroit, pourquoi je faisais parfois des détours de plusieurs kilomètres pour m’y asseoir. Je n’y songeais même pas, j’agissais inconsciernment. Plus tard, quand je méditai là-dessus, je trouvai une explication l’image de cet endroit où je m’étais reposé une fois se confondait avec le désir du repos ; dès que je pensais au repos apparaissait le désir de ce bouquet d’arbres aux troncs polis entre lesquels s’étendait un lit de sable net ; et bientôt j’eus contracté l’habitude de revenir, comme une bête, me reposer au même endroit.
Il n’est peut-être pas exact de dire que je me reposais, puisque je n’étais jamais fatigué ; pourtant, cette halte à midi, pendant laquelle je demeurais assis une heure sans bouger, m’était étrangement agréable. Toute la journée le silence me semblait délicieux ; il était parfait et très profond. Il n’y avait pas d’insectes et le seul bruit d’oiseau — un faible pépiement d’alarme émis par une espèce de roitelet furtif — ne s’entendait guère que deux ou trois fois par heure. Les seuls bruits que j’entendisse en chevauchant étaient les pas assourdis de mon cheval, le raclement des branches contre ma botte ou ma chabraque, et le halètement du chien.
C’était même pour moi un soulagement que d’échapper à ces bruits en mettant pied à terre pour m’asseoir ; car au bout d’un moment le chien posait sa tête sur ses pattes et s’endormait, et alors il n’y avait plus aucun bruit, pas même le bruissement d’une feuille. Car à moins que le vent ne souffle vigoureusement dans cette région, il ne se produit aucun frémissement, aucun chuchotement parmi ces raides petites feuilles persistantes, et les buissons se dressent, immobiles, comme s’ils étaient sculptés dans la pierre. Un jour que j’écoutais le silence, je me demandai soudain l’effet que je produirais si je me mettais à crier. Sur le moment, cela me parut une horrible suggestion de l’imagination, une « pensée criminelle et incertaine », qui me fit presque frissonner, et je m’empressai de la chasser de mon esprit. Mais pendant ces journées de solitude, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit ; des formes animales ne traversaient point mon champ visuel, des voix d’oiseaux n’assaillaient guère rues oreilles. Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible. Ailleurs, j’avais toujours pu penser librement à cheval ; dans les pampas, aux endroits les plus solitaires, c’était quand je voyageais au grand galop que mon esprit s’enflammait. À présent, un cheval entre les jambes, j’étais devenu incapable de réflexion : mon esprit avait soudainement perdu sa nature de machine à penser : il s’était transformé en une machine destinée à je ne sais quelle fonction (218) inconnue. Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure, et je me sentais aussi libre d’appréhension que je le suis aujourd’hui, assis dans une chambre, à Londres. Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité contre celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas : elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne l’peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. Il est probable que la plupart des hommes peuvent se rappeler des cas similaires dans leur propre expérience ; mais fréquemment l’instinct ranimé est d’un caractère si purement animal et si répugnant à nos sentiments raffinés ou humanitaires qu’on le dissimule jalousement et qu’on résiste à ses inspirations. C’est chez les militaires et les marins, et chez les personnes qui mènent une existence de voyages et d’aventures, que ces retours soudains et surprenants se produisent avec le plus de fréquence. La surexcitation qu’éprouvent les hommes en, allant au combat, laquelle affecte même ceux qui sont d’un naturel timide et les pousse à faire montre d’une témérité sans bornes et d’un mépris du danger qui les étonnent eux-mêmes, est un cas bien connu. Ce courage instinctif a été comparé l’ivresse ; ivresse différente de celle que donne l’alcool, car elle n’obscurcit pas les facultés de l’homme : au contraire, celui-ci a conscience de ce qui se passe autour de lui beaucoup mieux que l’individu qui conserve tout son sang-froid. Chez l’homme qui est courageux à froid dans la bataille, les facultés sont à l’état normal : celles de l’homme qui s’y rend enflammé d’une émotion instinctive et joyeuse sont aiguisées à un point surnaturel135. Quand l’homme.timide par tempérament a éprouvé une sensation de cette nature, il considère le jour qui la lui a apportée comme le plus heureux qu’il ait jamais connu ; il lui semble que ce jour se détache nettement et brille d’un étrange éclat parmi les jours qui ont composé son existence.
[…] Il se produit dans la vie des instants miraculeux où le cocon se dissout soudain ou devient transparent et où l’homme se peut voir lui-même dans sa nudité originelle
[…] Le retour à un état d’esprit instinctif ou primitif s’accompagne d’une sensation d’épanouissement qui, chez les êtres très jeunes, atteint un bonheur intense qui parfois les rend fous de joie, comme des animaux qui viennent de s’évader de (224) leur cage. Pour une raison semblable, la vie civilisée est une répression continuelle, bien qu’elle puisse ne pas paraître telle jusqu’à ce qu’un aperçu de la nature à l’état sauvage, un soupçon d’aventure, un accident, la rende soudain indiciblement fastidieuse ; nous sentons alors que la perte que nous avons subie en nous éloignant de la nature excède notre gain.
C’est un épanouissement joyeux de cette espèce, la sensation éprouvée en revenant à un état mental que nous avons dépassé par la croissance, que j’éprouvais dans la solitude patagonne ; car j’étais sans aucun doute revenu en arrière ; et cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures, représentait l’état mental du sauvage pur. Il pense peu et raisonne peu, ayant en son instinct un guide plus sûr ; il est en harmonie parfaite avec la nature et presque au même niveau, mentalement, que les libres animaux dont il fait sa proie et qui, à leur tour, font parfois leur proie de lui. Si les plaines de la Patagonie affectent quelqu’un de cette manière, même à un degré bien moindre d’intensité que dans mon cas, il n’est pas étrange qu’elles s’impriment si vivement dans l’esprit, qu’elles restent fraîches dans la Mémoire et qu’elles y reviennent fréquemment ; alors que d’autres paysages, si grandioses et si beaux qu’ils puissent être, s’effacent peu à peu et finissent par disparaître. À un degré léger, le plus souvent sans doute à un degré très léger, tous les spectacles et les sons naturels nous affectent de la même manière, mais l’effet est souvent passager et disparaît avec le premier choc de plaisir, pour être suivi dans certains cas d’une profonde et mystérieuse mélancolie. Le verdoiement de, la terre, la forêt, la rivière et la colline, la brume bleue et le lointain horizon, les ombres des nuages balayant la surface du paysage inondé de soleil — voir cela est comme un retour chez soi, un chez-soi qui est davantage notre chez soi que toutes les autres demeures que nous connaissons. Le cri de l’oiseau sauvage nous perce jusqu’au cœur ; nous n’avions jamais entendu ce cri, et il nous est plus connu que la voix de notre mère.
« J’entendis, dit Thoreau, un rouge-gorge au loin, le premier que j’eusse entendu, me sembla-t-il, depuis bien des milliers d’années, et dont je n’oublierai jamais la note pendant bien d’autres milliers d’années — le même chant doux et puissant que jadis. Oh ! le rouge-gorge du soir ! »
Hafiz chante :
O brise du matin, souffle-moi un souvenir de l’ancien temps :
Si, après mille années, tes odeurs flottent sur ma poussière,
Mes ossements, se levant plein de joie, danseront dans le sépulcre !
Or, nous sommes nous-mêmes les sépulcres vivants d’un passé mort, ce passé qui fut nôtre pendant des milliers et des milliers d’années, avant que cette vie du moment présent ai commencé ; ses vieux ossements dorment en nous : morts, oui, pourtant ils ne sont ni morts ni sourds aux voix de la nature. Le bruyant Bupresté, le grondement de la cataracte, le tonnerre des longues vagues sur le
[242 absences des reproductions des pages 226 à 242 du livre UN FLÂNEUR EN PATAGONIE]
[…] Je me rappelle avec un sourire la surprise que reçut mon esprit enfantin quand j’appris que notre « primevère » n’était pas la primevère. Alors, je m’en souviens, vint l’époque où je pus chevaucher sur la plaine ; et je fus surpris de constater que cette herbe aux ânes, dissemblable en cela de la belle-de-quatre heures, du liseron et des autres fleurs du soir de notre jardin, était aussi une fleur sauvage. Je la reconnus à son parfum auquel on ne peut se méprendre, mais sur ces plaines où l’herbe était tondue ras la plante était petite, n’atteignant que quelques centimètres de haut, et ses fleurs n’étaient pas plus grandes que des boutons d’or. Plus tard, je la retrouvai dans les bois marécageux du fleuve de la Plata ; elle y poussait haute et drue, A une hauteur d’un mètre cinquante A un mètre quatre-vingts en certains cas, avec de grosses fleurs — qui ne dégageaient qu’un faible parfum. Plus tard encore m’aventurant en de plus longues expéditions, parfois pour accompagner les troupeaux, je la trouvai en abondance extraordinaire sur les pampas au sud du Rio Salado ; là, c’était une plante haute et svelte comme une herbe parmi les hautes herbes, portant de larges fleurs ouvertes d’environ deux centimètres et demi de diamètre, A raison de deux ou trois au maximum sur chaque plante. Enfin on se rappellera qu’en débarquant pour la première fois en Patagonie, sur une partie déserte de la côte, je humai dans l’air le parfum bien (243) connu, un peu après l’aube et que regardant à mes pieds je découvris une plante qui poussait dans le sable aride à quelques mètres de la mer ; elle poussait là, basse et en forme de buisson, avec des tiges raides et horizontales et une profusion de fleurs petites et symétriques.
Tout ceci et bien d’autres choses encore, avec nombre de scènes et événements du passé, est évoqué dans mon esprit par la fleur que je tiens dans ma main ; mais alors que ces scènes et ces événements je me les rappelle avec plaisir, il s’agit d’une espèce de plaisir mental qu’on ressent « fréquemment, et qui est très léger en intensité. Au contraire, quand je rapproche la fleur de mon visage et aspire son parfum, j’éprouve un ébranlement de plaisir pénétrant et une transformation mentale si considérable qu’elle ressemble à un. miracle. Pendant un espace de temps si court que si on pouvait le mesurer on constaterait probablement qu’il ne dure qu’une fraction de seconde, je ne suis plus dans un jardin anglais en train. d’évoquer ce passé disparu et d’y songer consciemment ; le temps et l’espace semblent annihilés et le passé est devenu le présent. Je suis de nouveau sur la pampa herbeuse, où je viens de dormir très profondément sous les étoiles ; je voudrais dormir à présent aussi profondément sous un toit ! C’est l’instant du réveil, et mes yeux s’ouvrent sur la pure voûte du ciel, rougie dans sa moitié orientale d’une tendre couleur ; et au moment où la nature se révèle ainsi A ma vue, dans la fraîcheur, dans la beauté exquise du matin je perçois dans l’air le subtil parfum de l’herbe aux ânes. Les fleurs m’entourent de toutes parts sur des kilomètres, sur des lieues en cette vaste étendue plate […]
(245) Tout ceci vient et passe comme un éclair, mais la scène est précise et la sensation correspondante, la prise de possession d’une sensation perdue, est merveilleusement réelle. Rien de ce que nous voyons ou entendons ne peut ainsi rétablir le passé. La vue du peuplier, le bruit du vent dans son feuillage d’été, le chant des tarins aux ailes d’or que je retrouve en captivité, ramènent bien des scènes de jadis à mon esprit […] ; mais ce n’est qu’une image jusqu’à ce que l’odeur du peuplier ait touché le nerf de l’odorat ; alors cela devient quelque chose de plus…
Dans ce dernier chapitre sur le parfum de l’evening primrose qui s’appelle apparemment hélas l’herbe aux ânes en français Hudson étudie avant Proust la redécouverte d’une « sensation perdue ».
Je cite une défense d’un caractère spirituel voire mystique, propre à son œuvre et incluant quelques extraits136. Bel appel à relire l’auteur. (Emmanuel ?)
« La considération de la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments autobiographiques et enfin les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute sur le sens spirituel de l’œuvre de Kafka. Albert Camus a justement caractérisé celle-ci comme “l’aventure individuelle d’une âme en quête de la grâce”. Kafka lui-même estimait qu’“écrire est une forme de la prière”. Et il ne s’agit pas là d’une vague assimilation de la religion et de l’art. Kafka dépassait les limites de la littérature et cherchait si aucun recours n’est laissé à l’homme malheureux transcendant un Dieu personnel, car Kafka est très loin de tout panthéisme. Il est vrai que Dieu n’apparaît pas ou apparaît à peine, et à travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet innommé est là, à chaque page. Il y est, comme on l’a fait remarquer, “présent par son absence même”. D’ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte, par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa nostalgie du Dieu vivant.
[…]
À la fin du Procès, lorsque K. est atrocement mis à mort, deux occasions de salut lui sont suggérées. L’une appartient à l’ordre de la justice stricte : au moment où les deux exécuteurs, échangeant de sinistres politesses, s’offrent le couteau l’un à l’autre, K. pourrait le saisir (il se rend compte qu’on lui en donne l’occasion) et, s’il le plongeait dans son propre cœur, il satisferait lui-même à l’exigence de justice et trouverait le salut. La deuxième suggestion est plus mystérieuse et me semble appartenir à l’ordre de la grâce. Une lumière s’allume dans la maison la plus proche. Une figure humaine, à la fenêtre, se penche et tend les deux bras. “Qui était-il ?... Y avait-il là une aide ?” Mais K. laisse échapper l’invitation de la grâce comme il a laissé échapper celle de la justice.
[…]
Je voudrais citer encore deux textes. D’abord ce passage d’une lettre de Kafka à son père :
“C’est de toi qu’il était question dans mes œuvres ; je ne faisais qu’y laisser libre cours aux plaintes que je ne pouvais épancher sur ta poitrine137”.
Ces lignes sont adressées au père humain dont les rapports avec son fils furent une lamentable tragédie. Elles sont navrantes dans leur humilité, dans leur affection. Mais j’y vois une allusion inconsciente à un autre Père sur la poitrine duquel Kafka aurait voulu épancher ses plaintes et dont il est secrètement question dans toute son œuvre. Ici l’autre texte :
“Qui est-ce qui te trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton cœur ? Qui est-ce qui tâtonne à la poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t’appelle sur la route sans pouvoir entrer par la porte ouverte ? Ah, c’est précisément celui que tu troubles, celui dont tu ébranles le cœur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin d’ici, loin d’ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je puis à peine la trouver dans l’obscurité. Si seulement je tenais ta main, je crois que tu ne me rejetterais pas alors. M’entends-tu ? Es-tu seulement dans ma chambre ?... Pour moi, c’est une question de vie ou de mort que de décider si, oui ou non, tu es ici138.”
Ce texte dont on remarquera l’ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être dite par l’âme qui cherche à l’Innommé, ou inversement — rejoins les plus belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix ne serait pas déplacé. »
23 janvier. Il ne s’agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c’est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n’est qu’au prix d’un arrachement de tout l’être intérieur, d’une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde. Il a créé le monde avec nous […] Quelle douceur de penser que même en L’offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu’Il désire au plus profond du Sanctuaire de l’âme139.
Ma première expérience majeure — radicale et submergeante, bien qu’elle ne fut, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète — est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms…140
Surmontez le côté assez doctoral du physicien deux fois Nobel « qui sait » et à qui l’on demande un peu de tout sur tout, pour deviner sa « belle naïve contemplation » portée par la Nature (Spinoza). Quoi d’autre ?
« […] L’être éprouve le néant des souhaits et des volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. Des exemples de cette religion cosmique se remarquent aux premiers moments de l’évolution dans certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. À un degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les données du cosmos. […] Or les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l’image de l’homme et donc aucune Église n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant, leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme, mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. […]
[Le savant] convaincu de la loi de causalité de tout événement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. […] Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude des désirs égoïstes.
Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu, à aucune théologie ? […]
La mer revêt une grandeur indescriptible, particulièrement quand les rayons du soleil l’atteignent. On se sent comme dissous dans la nature et on se confond en elle. On perçoit alors l’insignifiance de l’homme et cela rend heureux. » (1931, « voguant vers l’Amérique »). 141.
« Mon but ne dépend pas du temps. Et pourtant je n’ai pu l’atteindre que dans les plus humbles conditions et par un entier effet de la grâce. Ainsi un jour, étant monté à pied avec un ami jusqu’à Ravello, je connus, sans que j’y fusse aucunement préparé, une plénitude. Étendu à plat ventre sur les dalles de la terrasse Cimbrone, je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres. Mon esprit se perdait dans les jeux de cette transparence, de cette résistance, puis il se retrouvait tout entier. Il me semblait assister à ce spectacle devant lequel s’égarent toutes les intelligences : à une naissance, la mienne. Un autre être ? Pourquoi un autre ? Et il me semblait que je commençais alors seulement d’exister. »
Un peu plus loin, évoquant le souvenir de ces moments exceptionnels qui vous poursuit jusque dans le « néant » quotidien, il s’écrie :
« Et pourquoi dans un millième de seconde ne serais-je pas précipité de nouveau au fond de cet être qui m’est plus intérieur que moi-même ? »142.
« C’était une péritonite avec perforation 143; le malade était désormais à l’agonie [...] Il ne me restait plus qu’à calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. [...] De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : “Jésus, aide-moi ; docteur, aide-moi” [...] comme une litanie d’angoisse [...] La mort était dans la maison ; j’aimais ces paysans, je sentais la douleur et l’humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi ?
Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme une pousse sous l’écorce de l’arbre. Je tendais l’oreille à la nuit et il me semblait être entré, d’un coup, dans le cœur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d’une plénitude infinie. Vers l’aube, le malade approcha de la fin. […] J’étais libre dans ces étendues silencieuses : je sentais encore en moi le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j’errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon chien… »
Je m’assis dans mon lit pour regarder à travers la longue fenêtre juste en face de moi, et j’y contemplai les lumières qui se reflétaient dans les étroites rues boueuses de cette petite ville. Je pensais au plaisir que donnait à Charles Lamb la clarté des lampadaires sur les pavés mouillés, quand soudain une brume d’un blanc bleuté, translucide, brillante, déroba à mes yeux ce monde et toute expérience du séjour que j’y faisais. Avec la brume me vinrent une paix et une joie ineffables.
Je n’avais pas conscience de ma propre personnalité. Je ne pensais pas : la pensée est limitée par le langage, les mots et la condition. J’étais tout entier éveil, sentiment, acuité d’esprit, mais inconditionnés, si « Je » pouvais alors être encore appelé « Je ».
On ne peut guère décrire une expérience dans laquelle on est saisi dans — quoi ? Quelque chose que je n’avais jamais lu, sur quoi je n’avais jamais médité, dont je n’avais jamais su qu’elle existât — comme un enfant avant sa naissance ne pourrait comprendre une description de ce monde.
La brume devint plus dense, et à mesure qu’elle devenait plus profonde, la connaissance, le réconfort, le rayonnement, la paix, – en un mot l’extase, s’approfondissaient aussi, jusqu’à ce que « Je » semblai être « Cela » et « Cela » semblait être « Je ». Nous étions confondus, mêlés, fusionnés.
« Je », ma personnalité, avais disparu — où ? Énigme laissant un frémissement de béatitude au sein d’un frémissement. Assouvissement serait le mot qui comprendrait tout cela.
Toute entière conscience, éveil, et cependant, quand je revins, il n’y avait pas d’incidents à raconter. Lorsque j’étais immergée, j’étais dans tout ce qui a été, fut, et sera ; je me rends compte à présent que l’homme mesure l’espace et le temps, rien n’est après ou avant, mais simultané, tout est là.
Soudain, la brume, la lueur, disparut comme elles étaient venues. J’étais toujours assise dans mon lit, tenant le drap, les yeux grands ouverts, regardant les lumières dans la rue.
Ma première pensée fut : « Eh ! bien, au-dessous de tout il y a ce calme, cette joie, cette assurance ; peut-être est-ce là “les bras éternels” » ? Puis une curieuse chose m’advint. Je regardai le monde en dehors de la fenêtre, tâtai les meubles de ma chambre et dis : « Comme c’est étrange, ce monde est une ombre. J’ai touché le Réel et ce qui est toujours “là” tout ce monde que j’ai connu sera désormais irréel. Pourquoi est-il là ? Pour expérimenter quoi ? Je m’étendis pour dormir et me réveillai plus reposée que d’habitude. Mon corps et mon esprit étaient rafraîchis, je compris la sensation d’être “comme la lavé de rosée”. Tous les événements sur cette planète sont comme des ondulations sur la mer ; le calme s’y trouve à jamais dans les profondeurs. Comment serait-il possible de n’être jamais troublée ? (Inutile de dire que je suis souvent troublée, mais peut-être moins qu’auparavant.)144
Cheminements145 (p.14) Ce n’est pas un souvenir d’enfance, mais d’adolescence… //
Ainsi donc, je partis en forêt accompagne de mes habituelles préoccupations et portant en moi la mélancolie coutumière des beaux jours d’été (c’était l’époque où je désirais toujours « être ailleurs »). Dans quelle disposition intérieure me trouvais-je ce jour-là ? Je ne sais. Je crois me souvenir seulement que j’étais dans un état d’attente, comme il arrive fréquemment à la belle saison lorsque la beauté partout éclate et que nous attendons une sorte de révélation d’une telle gloire (nous chercherions en vain un tel aliment dans un paysage hivernal)…//
Je ne devais pas marcher longtemps ce jour-là… et m’assis bientôt à la frontière du soleil et de l’ombre contre un arbre bordant une clairière. Depuis combien de temps étais-je quand cela se déclencha brusquement je ne saurais dire, et si je lisais, je dus abandonner très rapidement ma lecture pour concentrer mon attention avec une grande intensité sur le lieu où je me trouvais. Contrairement à la nature propre des instants que semblent révéler surtout une présence derrière les apparences, c’est une ouverture qui se produisit. Une mystérieuse correspondance, comparable à un fluide traversant plusieurs corps s’établit entre moi, la mousse garnissant le tronc des arbres, les rayons du soleil et une mouche verte et dorée qui se maintenait dans l’air à la même place. J’admirais le battement rapide de ses ailes que les rendit invisibles et alors… sans que je sache comment, bouleversement de tout mon être. Les objets environnants, que je continuais à voir, s’estompèrent légèrement : ils ne me frappaient plus par eux-mêmes, mais en tant que soutien, que symbole d’autre chose. En réalité ce que je perçus à cet instant ce fut l’énergie, ce fut la Force unique qui traverse toutes choses et dont le rapide battement d’ailes de la petite mouche avait été l’élément conducteur.
Cette révélation concrète de l’unité de l’univers par la Force, que je n’envisageais jusqu’alors que discursivement, entra soudain dans ma vie par l’expérience. L’illumination fut brève, mais ses conséquences immenses, car ce n’est pas seulement la présence de l’énergie qui me fut révélée, mais la valeur de l’intuition, comme méthode de connaissance. Jusque-là, j’avais vécu dans l’abstrait, brusquement je pénétrais dans le concret, j’avais traversé la barrière des mots, je touchais la substance vivante et non plus sa représentation.
Je restai longtemps comme hébété, sans mouvement et absolument étranger à tout sauf à l’immense jouissance que cette découverte m’avait procurée. J’étais à la fois allégé et enrichi. Souvent j’avais connu déjà d’intenses moments de « communion avec la nature », mais ces sortes de contemplations poétiques me faisaient régulièrement souffrir en me donnant par trop le sentiment de mon impuissance (à pouvoir tout saisir et tout pénétrer). Cette fois ce fut bien différent : quelque chose vint à moi, qui ne me demanda aucun effort à recevoir et j’en fus empli à pleins bords.
(p.24) 14-8-1944
J’ai été le sujet, hier soir, avant de m’endormir et dans cet état qui précède le sommeil — (et qui) cette fois était rendu particulièrement lucide par l’absorption de café assez fort dans l’après-midi — d’une étrange sensation.
Je me sentais entièrement dépouillé de moi-même, ne m’appartenant plus, et je crus un instant qu’allait s’ouvrir enfin en moi l’intuition, le plus haut satori, aussi essayai-je de prolonger cet état le plus possible pour voir ce qui allait se passer.
Au fond, je suis incapable de le décrire, mais je le sens parfaitement : je flottais dans le cosmos, je n’étais plus attaché à rien et cependant je sentais admirablement que l’univers formait un tout dont j’étais à la fois solitaire et indépendant. Surtout je me sentais incroyablement libre, je ne subissais plus aucune des séductions habituelles de la pensée ou du corps (de maya). C’était merveilleux ! Toutefois je savais, durant que j’étais le sujet de cette expérience, que cet état n’était pas complet — que quelque chose de plus aurait dû venir (se produire).
(p.71) 26-8-56
Il n’y a guère de doute que ce sont les états poétiques de complète disponibilité qui, par les puissants effets qu’ils produisent en nous, nous permettent d’accéder naturellement à une vie supérieure illuminée. Rien ne ressemble moins à ce que l’on entend habituellement par mystique (ou alors il faut enfin la définir).
Habituellement les états poétiques nous retiennent par leur séduction particulière ou séparée, par ce qui résulte ou se dégage de l’espèce de tension qui les a provoqués. Nous demeurons « accrochés » à la jouissance qu’ils provoquent en nous, même lorsqu’elle est triste ou amère. En général, plus nous nous complaisons dans cette jouissance, plus nous nous éloignons de l’illumination ou de l’éveil auquel la poésie peut donner lieu. Certes, cette complaisance est très favorable à l’écriture, car c’est en général dans la passivité jouisseuse que s’élèvent, en nous, les mots qui formeront le poème. Mais nous nous éloignons cependant de la pure expérience poétique qui n’a pas d’objet, car ce sont les choses telles qu’elles sont.
Je comprends enfin maintenant que la poésie c’est la vie quotidienne, mais vue dans la réalité absolue.
Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
Au soleil
p.89, 10-7-1960
Un souvenir de cette sensation si forte il y a quelques jours, au milieu de la nuit, et alors que j’étais parfaitement éveillé, de la présence d’un autre. Il pénétra dans la chambre par la fenêtre, à laquelle je tournais le dos, la tête de mon lit se trouvant non loin d’elle. Il dépassa ma couche pour s’arrêter auprès de la table, vers la porte. J’ouvris les yeux avec la certitude que je verrais la présence… mais rien. Et cependant, quelle intense sensation en moi de la force de l’autre ! Si j’avais pu me concentrer davantage sur lui, j’aurais certainement pu me laisser envahir par l’énergie qui en émanait.
p. 94, 5-11-1960
Cette montée à nouveau hier soir du monde « infernal ». Je ne l’avais plus ressentie avec une telle force depuis quelques mois. Il m’envahit de toute part, mais il est loin d’être un monde tentateur ! Cette sensation affreuse par tout mon être d’être en contact avec une des forces ou la force qui me soutient à la fois moi-même et l’univers.
p. 99, 3-4-1961
Hier, peu avant de m’endormir et m’en empêchant s’éleva soudain en moi une certaine disposition qui m’arracha à moi-même et je me vis flottant dans le cosmos, perdu au milieu des étoiles et des planètes. Bien entendu, je ne me voyais pas comme un objet ou un « autre », c’est à dire séparé de moi-même, non, je m’éprouvais comme sujet. À peine un petit lien subsistait avec mon corps allongé et cependant je sentais, comme jamais peut-être, que si j’avais pénétré par mégarde dans un monde différent et élargi, c’était en grande partie grâce à ce corps abandonné, grâce à des influences émanant de lui : la « disposition » (le mood, comme disent les anglais) n’avait pu se développer à ce point qu’à la faveur d’un état inconscient, engendré par des réactions physiques. Comment est-ce venu ? Comment le déclic s’est-il produit ? Nullement par un effort de concentration ou par une pensée quelconque – mais par, dirai-je, un effluve issu de mes cellules, pas seulement cérébrales, mais y aboutissant pour y subir les transformations (en images, etc.) me permettant de prendre « conscience ».
p. 105, 24-5-1961
Chose étrange : plus nous cherchons l’illumination, les instants, moins nous avons de chance de les voir venir, car par nos efforts nous faussons des opérations secrètes auxquelles il faut laisser toute la spontanéité.
p. 117, 6-9-1964
Nouveau déclenchement de sensibilité à tous les niveaux, mes facultés d’appréhender le monde visible et invisible se mettent toutes en mouvement en même temps, me frappant comme une grêle opiniâtre. Le déferlement est implacable ! Il pénètre et sort à la fois (car il n’y a plus la moindre différence entre l’extérieur et l’intérieur)
p.129, 25-12-1965
Couché, fenêtre entrouverte, vers 10 h, j’entends un jeune merle qui chante ! Et, du coup, tout est aboli : il n’y a plus dans tout l’univers que lui et son chant, ce chant qui m’ouvre les portes de l’indicible. Après être demeuré quelques minutes sans pensée et perdu dans un état indescriptible, je sens remonter en moi de semblables impressions très anciennes — Que de fois j’ai entendu avec joie ou avec une mélancolie infinie le merle qui chantait au printemps : dans des jardins de ville, dans des parcs lointains, dans des campagnes idylliques… toujours avec le même sentiment de « suspension ».
p. 150, août 1971
Sentiment inexprimable de la vie dans son mouvement fou, incessant et en moi ; brusque tableau en raccourci de la naissance à la mort. Le tragique mêlé à la joie la plus incroyable : celle où nous ne nous appartenons plus, où nous sommes brusquement happés par un incommensurable courant de force, une Énergie inconnue qui mène tout… on ne sait où ? D’ailleurs, où mènerait-elle puisque le temps ne la regarde pas et qui je la sens éternelle ?
p.152, octobre 1971
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis l’expérience de Genève où subitement j’avais vu s’élever à nouveau en moi les deux aspects de la vie : l’un terrible, insupportable — fait d’horreur, de bruits insoutenables, de mouvements incessants en tous sens (l’Obscur, le Mal ?) —, et l’autre : pure merveille, joie, félicité, amour sublimé. Délice à son degré extrême (le Clair, le Bien ?). Les deux mêlés, s’interpénétrant, indissociables. L’un accompagnement toujours l’autre, alors que la vie habituellement les sépare ; le terne quotidien les tamise (heureusement !) : tout semble si bien réglé, équilibré…
Grand sensible mystiquement, mais trop attaché à comprendre et posséder en vue de construire une « œuvre » : l’expérience tournera court.
« Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l’impression du compact. La matière a cessé d’être indiscutable.
[…]
Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d’emblée déborde.
De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l’animation, la vie, l’accomplissement.
[…]
Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l’infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d’acquérir et de s’approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d’acquisition, de rétention et — ruminant mental — d’élaboration, d’intégration. Serait-ce, comme il semble, l’« Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C’est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n’en a plus, on n’en refait plus. On y est complètement inintéressé.
La personne qui se maintient par renouvellement de l’avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu’une maligne lyse a tout liquidé, qu’y a-t-il ? /Le Vide ?146
§
Une fonction n’avait plus envie de fonctionner.
C’est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j’étais défait, je l’ignorais.
[…] revint le penser. Pas comme d’habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue.
[…]
Il y avait contemplation.
Un immense spectacle « élucidé » m’était présenté à contempler.
Vue considérablement plus large qu’il ne m’est naturel, et avec plus d’éléments, de plus de portée, parfaitement se répondant...
Comment cela se faisait-il ?
J’étais au repos. Première condition. D’abord le repos, pas un repos qui n’aurait été qu’une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d’un degré au-delà, qui est abandon à la perte d’intervention.
Plus aucun captage. […]
Être très éveillé et suprêmement détaché. […] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s’y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à en prendre note, d’une façon ou d’une autre, à en rechercher l’empreinte pour un futur souvenir.
Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]
À un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela — […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l’intervention, le réveil de ce centre départageur qui fait l’intelligent, donnant à mesure ses appréciations147.
§
Et voici quelques lignes que Billeter ne cite pas :
Domaine du calme. J’y étais alors.
Vraiment.
Non pas en passant, mais comme si à la manière d’une partie d’assemblage, j’avais été enclenché dedans.
Accru, nouveau, total. Calme fondamental. Retour à la base.
L’Inutile enfin dissipé.
L’espace (à contempler) et le temps (propre à contempler : plus scandé) et la respiration ralentie (soutien du contemplateur), suffisante, égale, ces trois conjugués propices aux vues d’ensemble étendue invitaient à la jouissance de ce qui va avec majesté, avec souveraineté.
La grandeur était là, incomparable.
Grandeur quand il n’y a plus de raisonnement, et que cesse l’interception de l’intruse qui tout le temps s’immisce partout. Grandeur, quand la restrictrice, la médiocrisante est partie.
Ce qui alors passe dans l’esprit, posément, non commenté, non analysé, passe contemplé148.
§
« La vraie poésie se fait contre la poésie »149
C’est tout à fait par hasard que je suis tombé sur ce texte d’Henri Michaux il y a quelques années, alors que j’étais occupé à lire les Actes des P.E.N. Clubs. À ma connaissance il n’est pas indiqué dans les bibliographies les plus sérieuses de Michaux, et notamment dans le numéro de L’Herne qui lui a été consacré sous la direction de Raymond Bellour. Il s’agit d’un discours prononcé lors du 14e Congrès International des P.E.N. Clubs, lequel eut lieu à Buenos Aires du 5 au 15 septembre 1936. Henri Michaux appartenait au groupe des écrivains belges participants, non en qualité de délégué, mais comme invité d’honneur. Parmi les Français les délégués comprenaient Jules Romains, Benjamin Crémieux et Dominique Braga ; Georges Duhamel, Jacques Maritain et Jules Supervielle étaient invités d’honneur. En ces années où les plus importants des écrivains allemands étaient persécutés par les nazis et réduits à l’émigration, où également commençait la Guerre d’Espagne, le sujet principal abordé par ce Congrès fut naturellement celui de la fonction sociale des écrivains. Et la présence de Marinetti, chantre de l’Italie mussolinienne et laudateur de la guerre comme « seule hygiène du monde », n’alla pas sans provoquer un léger incident avec les représentants français. Henri Michaux n’intervint qu’au cours de l’après-midi du 14 septembre 1936, quand le dernier point du Congrès vint à l’ordre du jour : l’avenir de la poésie. Il succéda à la tribune à Jules Supervielle.
Ce n’est pas, il faut le dire, la recherche de n’importe quel rebut de n’importe quelle personne un peu notoire, qui nous amène aujourd’hui à republier un texte qui fut à peine diffusé en France. C’est le contenu même de ce texte, où Michaux exprime directement comme il ne l’a jamais fait ailleurs sa conception de la poésie. Celle d’une curiosité invincible pour les états dangereux de soi. Recherche qui ne saurait être saluée que beaucoup plus tard par une société sur laquelle tout poète se doit d’être en avance.
Lionel Richard
Depuis l’ouverture de ce Congrès, nombre de recommandations ont été adressées à l’écrivain : de se pencher sur les problèmes sociaux, de songer aux répercussions de sa parole, de peser ses responsabilités, sans compter d’autres exhortations qu’on trouve plus souvent dans les sermons.
Cette façon de concevoir l’homme et l’artiste en l’homme, comme parfaitement conscients l’un de l’autre et associés, ou le deuxième commandé par le premier, assez naturelle, s’il s’agit de journalistes ou d’essayistes, moins s’il s’agit de créateurs, devient très malaisément applicable aux poètes.
Le poète n’est pas un excellent homme, qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain.
Le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous.
Le poète ne se livre pas à cette opération, et, le voudrait-il, maigres les résultats. La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunions politiques. Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard ; marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve, et du genre le plus délicat. Nous avons un exemple analogue dans un poète fasciste au verbe extrêmement violent, qui paraît passionnément et presque exclusivement pris par la grandeur de son pays, dont les poèmes cependant sont restés intacts et beaux et pareils, dans un climat intérieur plutôt paisible et classique et en tout cas en dehors de la politique.
Troisième exemple, un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand poète, Louis Aragon devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique. Peu importe d’ailleurs ces exemples auxquels on pourrait opposer d’autres, où le talent poétique serait sans doute discutable. Le phénomène dont je parle a surpris tout le monde depuis longtemps et les poètes les premiers.
Non, le poète ne fait pas passer ce qu’il veut dans la poésie. Ce n’est ni une question de volonté, ni de bonne volonté. Poète n’est pas maître chez lui.
De même il n’est guère dans nos moyens de faire entrer la réalité dans le rêve ni le jour dans la nuit.
Il ne suffit pas d’observer des chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très opiniâtrement d’en contempler en rêve pour les y voir venir. Il n’y a pas de moyen certain de provoquer l’apparition d’êtres en rêve. La volonté n’y suffit pas ni l’intelligence.
Ainsi à un degré moindre la Poésie d’inspiration.
Mystérieusement, tel problème social, politique, qui émeut et intéresse l’homme dans la prose de l’existence, si je puis dire, perd, arrivé dans la zone de ses idées poétiques, tout trouble, toute vie, toute émotion, toute valeur humaine. Le problème n’y circule plus, n’y vit plus ou bien il n’est jamais descendu dans ces profondeurs.
En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale.
Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires.
C’est cela la transfiguration poétique.
Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social.
Pour éviter la contradiction sur des noms actuels, je préfère choisir l’exemple d’un artiste créateur, d’un genre beaucoup moins pur que la Poésie, mais sur lequel l’unanimité de sympathie s’est faite : Charlie (42) Chaplin. Il a créé un type de vagabond, dit Charlot, nettement immoral. Des coups de pied, des crocs en jambe aux policemen quand il en rencontre ; il bafoue toutes les autorités, il ne travaille pas. S’il travaille, il brise tout, il trompe son patron, il n’a pas le respect de la femme d’autrui, il est chapardeur à l’occasion, il est une non-valeur sociale et cependant il a eu une action telle, il a tant réconcilié de gens avec la vie qu’on pourrait l’appeler un des bienfaiteurs de notre époque. N’ayons pas sur l’art des vues d’instituteurs. Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ? Non pour leur morale sans doute, mais pour avoir donné un nouvel élan vital, une nouvelle conscience.
C’est pourquoi, loin de les comparer à des prêcheurs répandant la bonne ou la mauvaise parole, il faut les comparer au premier homme qui inventa le feu. Fut-ce un bien, un mal ? Je ne sais. Ce fut un départ nouveau pour l’humanité. Une succession de départs nouveaux et cela fait une civilisation. C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie, sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires.
L’on voit ainsi que la poésie, plutôt qu’un enseignement, et plus même qu’un ensorcellement, une séduction, est une des formes exorcisante de la pensée. Par son mécanisme de compensation, elle libère l’homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui étouffait de respirer. Elle résout un état d’âme intolérable en un autre satisfaisant. Elle est donc sociale, mais de façon plus complexe et plus indirecte qu’on ne le dit.
Sans en avoir l’air, je réponds de la sorte à la question : « Où va la poésie ? ». Elle va à nous rendre habitable l’inhabitable, respirable, l’irrespirable.
Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique.
Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux. (Une part seulement. Le poète, mon ami Jules Supervielle vient d’exprimer une idée analogue.)
Une assurance accrue provenant de l’assurance donnée par les sciences en général, une assurance plus particulière due aux progrès de la psychopathologie, de la psychanalyse, de l’ethnographie, peut-être de la métapsychique, et d’un néooccultisme, une connaissance de plus en plus circonstanciée des rapports cerveau-intelligence, cerveau-glandes, cerveau-sang, esprit-nerfs, l’étude de plus en plus poussée et expérimentale des troubles du langage, de la cénesthésie, des images, du subconscient et de l’intelligence, tend à donner au poète la curiosité de toucher tout cela de l’intérieur, et le goût de plus audacieuses incursions aux états seconds, aux états dangereux de soi.
D’autre part, les modifications dans la vie privée et sociale des hommes, de plus en plus rapide grâce au machinisme et à l’intrusion de la science dans les éléments les plus humains, forceront le poète à créer parallèlement une nouvelle optique. Tel est, je crois, le plus grand avenir immédiat de la Poésie.
Mais un poète (il en est né peut-être un aujourd’hui) bouleversera sans doute cette nouvelle poésie. Tant mieux.
Car la vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l’époque précédente, non par haine sans doute, quoiqu’elle en prenne naïvement parfois l’apparence, mais appelée qu’elle est à montrer sa double tendance, qui est premièrement d’apporter le feu, le nouvel élan, la prise de conscience nouvelle de l’époque, deuxièmement, de libérer l’homme d’une atmosphère vieille, usée, devenue mauvaise.
Le rôle du poète consiste à être le premier à la sentir, à trouver une fenêtre à ouvrir, ou plus exactement à ouvrir un abcès du subconscient.
C’est peut-être en ce sens qu’on a dit « Le poète est un grand médecin », comme le comique d’ailleurs. Ainsi manifeste-t-il sa deuxième tendance que j’ai appelée exorcisante. Il fait disparaître l’envoûtement de l’époque précédente, de sa littérature, et en partie de l’époque présente. Ces deux tendances se conjuguent du reste en une seule poussée vers l’avenir.
On voit qu’au départ le poète est seul, il part seul à la découverte. Sa vraie action sociale vient plus tard quand l’humanité presque malgré lui se l’incorpore.
Cette incorporation devient si naturelle qu’on imagine souvent rétrospectivement et non sans simplicité que le poète a donné le ton de l’époque précédente. Ainsi devient éternellement actuel, le poète, qui a eu le courage de ne pas l’être trop tôt.
Henri Michaux
§
Perceptions mises au service de l’auteur ce qui est malheureux et rend la lecture pénible ; logomachie, mais aussi des éclairs :
H. MICHAUX VERS LA COMPLÉTUDE
SAISIE ET DESSAISIES 150
On reçoit on reçoit
on a l’enchantement de recevoir
de secrètement sans fin
l’Impalpable recevoir
Jour de naissance de l’illimitation
Un autre Monde m’accepte
m’agrée m’absorbe m’absout
Armistice des passions
Des bancs de clarté
souterrainement
souverainement
l’émanation d’exister
l’agrandissement d’exister
le promontoire, l’impétuosité d’exister
Je suis à l’arrivée de la plénitude
l’instant est plus que l’être
L’être est plus que les êtres
et tous les êtres sont infinis
J’assiste à l’invasion qui est une évasion
Temps mobile
à plusieurs étages
ascendants, panoramiques
Un invisible véhicule m’emporte
Résonance
Résonance de toutes parts
Présences
j’entends des mots qui prophétisent
à haute voix
Parcours
parcours sur un fil
La lenteur de la conscience
lutte contre la vitesse d’inconscience
Démis des sens
Pris par l’essence
Une conscience en cercle
sur ma conscience
se pose
se superpose
J’existe en double
Entre les lignes de l’Univers
un microbe est pris
Eboulements
éboulements indéterminés
Visionnaire par extension
par limpidité
par surcroit
Les mots relus dans les flammes
et la relégation s’étendent
s’étendent
vastes, sacrés, solennels
en lumières violentes
en bourgeonnements
Infini
Infini qui n’intimide plus
Je lis
Je vois
Je parcours l’évangile des cieux ouverts
Lumière
Je viens
J’habite la lumière
Souleveuses impuissances
Accès à Tout
… à s’y méprendre
Miséricorde par ondulations
Miracle dans un miracle
Ondes me propagent
indéfiniment me prolongent
Mosaïques
du plus petit
du plus en plus petit
du plus humble
du plus subdivisé
Colloide
Des moments crient
Trompettes assurément longues
L’édifice plie
j’avais des jambes autrefois
la main aussi se détache
Des mots interviennent pour me traverser
Je saute d’une clairvoyance
dans une autre clairvoyance
L’ouïe comblée
C’était il y a trente ans
c’est maintenant
Carillon rétrospectif
Une plante m’écoute
Facettes en faucilles
oui me mettent en frissons
Tremblement au dedans des éléments
Mon cœur voudrait prendre le large
L’or de 1'ininterruption s’amasse
Afflux
Afflux des unifiants
Affluence
L’Un enfin
en foule
resté seul, incluant tout
l’Un
Spacieux
sanctifiant
espacement au point culminant
au point de béatitude
Rédemption
le monde entre en vibration
avec le sentiment de l’Indicible
Le solide, le dur, le construit
est troublé par le léger, l’impalpable
L’Impérissable déplace, dément le mortel
le Sublime éponge, dévaste le commun
le Sublime hors du sanctuaire
Oscillant dans l’immense
l’écho
où réside l’être
au-delà de l’être
Calme
Recherche
Une comparaison fouille pour moi
J’avance
pour la continuation
pour la perpétuation
Des portes font le guet
De forts rideaux de pression
Progression d’abandons
À nouveau la cohérence se desserre
Circonstantiel devient contre
À contre temps un trou noir….
la poitrine se détache
De beaucoup à nouveau me déleste
Plus d’occupant
Carcasse en feuilles mortes
Dans combien de temps la résurgence ?
Une pensée fait une fugue
Significations décollées
Les brisures prennent le route
Orienté autrement
grelottant au chaud
Le lieu de la compréhension
ne rejoint plus les lieux de l’excitation
Des impressions d’intentions étrangères
Vibrations
Vibrations-fouets
Un son vient de l’ombre
aussitôt forme une sphère
une grange
un grouret
une armada
un univers d’Univers
dégrisé
totalement dégrisé de l’habituel
contredit contredisant contradictoire
lié délié
étouffé éclatant
proclamé oblitéré
en brèche nulle part
unique cent mille
perdu
partout
Je ne lutte plus
je m’amalgame
L’infini et une région
S’y diriger
Cela en quoi le mal se manifeste
Cela en quoi le bien se manifeste...
D’un coup
un voile fait des milliers de voiles
de l’opacité,
de l’opposition des créatures
est écarté
Bivouac en plein ciel
Sources
plus de demain
plus de missions
Je n’ai pas d’origine
je ne me rappelle plus mes épaules
où donc le dispositif pour vouloir ?
après un long voyage
Rien
seulement Rien
« Rien » s’élève du naufrage
Plus grand qu’un temple
plus pur qu’un dieu
« Rie » suffit
frappant le reste d’insignifiance
d’une inouïe, invraisemblable
Pacifiante insignifiance
Bénédiction par le Rien
pour l’éternité
« Rien »
réjouissant le cœur
distribué à tous
La table vit de moi
je vis d’elle
Est-ce tellement différent ?
Existe-t-il quoi que ce soit
de totalement différent
manteau table tissu tilleul
colline sanglier
différents seulement
parce que semblebles
Par dessus tout
effaçant tout
Unité
Totatement
Tous les êtres
le règne de l’existence commun è. tous
Magnifique
La grande flaque de l’intelligence
étendue sur le monde
inerte
apaisée
sans compétition
sans griffes
sans ambition
en voie de rencontre
embrassant embrassé
Monde
Perdus les outils
retrouvé la semence
Le comble
le comble m’appelle
seulement le comble
Universels bras qui tiennent tout enlacé
Univers donné
donné par dépouillement
Ablation
Oblation
union dans le tréfonds
Attirance
Porté à une puissance plus haute
extrêmement haute
à une puissance
invraisemblablement haute
Séparé de la séparation
je vis dans un immense ensemble
inondé de vibrations
la poitrines aux cent portes ouvertes
Une flotille d’embarcations part de nous
part de tous
Dans le dénuement est conféré l’aigu
le plane, le grand, le grandiose
l’agilité, l’unicité, l’étendue
l’énormité, la libéralité
Instruit invisiblement
Un lieu est donné
quand tous les leix sont retirés
À personne
pour nulle chose
on ne pourrait plus porter envie
Tourbillons endormis
le joyau reste
Saisie, dessaisies
Flux
Afflux
Affluente attirance
Brouillage des signaux
Vagues de vertige
sur les pentes du dévalement
Les révélateurs
Envahissante
bousculante
félicité qui veut toute la place
élémentaire
éliminatrice
Fini le parcours des prétextes
la flèche part dès qu’il y a oubli
Le privilège de vivre
inoui
dilaté
vacant
suspendu dans le temps
L’Arbre de la Science
Omniscience en toutes les consciences
percevant le perpétuel….. [fin !]
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi151.
"... Dans deux minutes, je serai chrétien.
” Athée tranquille, je n’en sais évidemment rien lorsque, las d’attendre la fin des incompréhensibles dévotions qui retiennent mon compagnon un peu plus qu’il ne l’avait prévu, je pousse à mon tour la petite porte de fer pour examiner de plus près, en dessinateur, ou en badaud, le bâtiment dans lequel je suis tenté de dire qu’il s’éternise (en fait je l’avais attendu, tout au plus, trois ou quatre minutes)...
» Le fond de la chapelle est assez vivement éclairé. Au-dessus du maître-autel vêtu de blanc, un vaste appareil de plantes, de candélabres et d’ornements est dominé par une grande croix de métal ouvragé qui porte en son centre un disque de mêmes dimensions, mais d’une nuance imperceptiblement différente, sont fixés aux extrémités de la croix. Je suis déjà entré dans des églises, pour l’amour de l’art, mais je n’ai jamais vu d’ostensoir habité, ni même, je crois, d’hostie, et j’ignore que je suis en face du saint-sacrement, vers lequel montent deux files de cierges allumés. La présence des disques supplémentaires et les complications dorées du décor me rendent plus difficile encore l’identification de ce soleil lointain.
« La signification de tout cela m’échappe, d’autant plus aisément que je ne la poursuis guère. Debout près de la porte, je cherche des yeux mon ami et je ne parviens pas à le reconnaître parmi les formes agenouillées qui me précèdent. Mon regard passe de l’ombre à la lumière, revient sur l’assistance sans ramener aucune pensée, va des fidèles aux religieuses immobiles, des religieuses à l’autel, puis, je ne sais pourquoi, se fixe sur le deuxième cierge qui brûle à gauche de la croix. Non pas le premier ni le troisième, le deuxième.
» Et c’est alors que se déclenche, brusquement, la série de prodiges dont l’inexorable violence va démanteler en un instant l’être absurde que je suis et faire venir au jour, ébloui, l’enfant que je n’ai jamais été.
« Tout d’abord, ces mots me sont suggérés : Vie spirituelle.
« La dernière syllabe de ce prélude murmuré atteint à peine en moi la rive du conscient que commence l’avalanche à rebours. Je ne dis pas que le ciel s’ouvre ; il ne s’ouvre pas, il s’élance, il s’élève soudain, fulguration silencieuse, de cette insoupçonnable chapelle dans laquelle il se trouvait mystérieusement inclus. Comment le décrire avec ces mots démissionnaires, qui me refusent leurs services et menacent d’intercepter mes pensées pour les consigner au magasin des chimères ? Le peintre à qui il serait donné d’entrevoir des couleurs inconnues, avec quoi les peindrait-il ?
« C’est un cristal indestructible, d’une luminosité presque insoutenable (un degré de plus m’anéantirait) et plutôt bleue, un monde, un autre monde d’un éclat et d’une densité qui renvoient le nôtre aux ombres fragiles des rêves inachevés. Il est la réalité, il est la vérité, je la vois du rivage obscur où je suis encore retenu. Il y a un ordre dans l’univers, et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l’évidence de Dieu, l’évidence faite personne de celui-là même que j’aurais nié un instant auparavant, que les chrétiens appellent notre père, et de qui j’apprends qu’il est doux, d’une douceur à nulle autre pareille, qui n’est pas la qualité passive que l’on désigne parfois sous ce nom, mais une douceur active, brisante, surpassant toute violence, capable de faire éclater la pierre la plus dure et, plus dure que la pierre, le cœur humain.
» Son irruption déferlante, plénière, s’accompagne d’une joie qui n’est autre que l’exultation du sauvé, la joie du naufragé recueille à temps, avec cette différence toutefois que c’est au moment où je suis hissé vers le salut que je prends conscience de la boue dans laquelle j’étais sans le savoir englouti, et je me demande, en me voyant par elle encore saisi à mi-corps, comment j’ai pu y vivre, et y respirer.
« En même temps une nouvelle famille m’est donnée qui est l’Église, à charge pour elle de me conduire où il faut que j’aille, étant entendu qu’en dépit des apparences une certaine distance me reste à franchir, qui ne saurait être abolie que par le détour de la gravitation.
» Toutes ces sensations que je peine à traduire dans le langage inadéquat des idées et des images sont simultanées, comprises les unes dans les autres, et après des années je n’en aurai pas épuisé le contenu.
« Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de celui dont je ne pourrai jamais plus écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse, devant que j’aie le bonheur d’être un enfant pardonné, qui s’éveille pour apprendre que tout est don.
» Le miracle dura un mois. Chaque matin, je retrouvais avec ravissement cette lumière qui faisait pâlir le jour, cette douceur que je n’oublierai jamais, et qui est tout mon savoir théologique. La nécessité de prolonger mon séjour sur la planète quand il y avait tout ce ciel à portée de la main de m’apparaissait pas très clairement, et je l’acceptais par reconnaissance plutôt que par conviction.
« Cependant, lumière et douceur perdaient tous les jours un peu de leur intensité. Finalement, elles disparurent sans que pour autant je fusse rendu à la solitude.
« La vérité me serait donnée autrement. J’aurais à chercher après avoir trouvé. »152
[Note de L. :] coup de fil de Jourdain qui insiste pour que l’ensemble des textes qu’il a choisis paraissent… Je lui dis mon souhait qu’on voit apparaître la succession des expériences… (…)
S.26.3.77.
Une présentation proposée pour Hermès ? :
UN FULGURANT INSTANT.
En une seconde, le décor s’effondre, la Réalité éclatante l’a foudroyé — définitivement ;
tel est, pour Stephen Jourdain, l’Éveil
Treize années de conversations amicales, extrêmement minutieuses, patientes, denses, m’ont persuadée qu’il s’agit bien pour celui-ci, d’une Unique « Expérience »
« Expérience » formidablement « une » : unifiant à jamais celui en qui elle a tonné, celui qui l’a fait tonner.
« Expérience » unique : toutes celles qu’il fit avant n’en furent que le pressentiment — la rupture essentielle ne s’était pas effectuée, le renversement radical n’avait pas eu lieu, le décor de carton n’avait point brûlé — Expérience unique, car celles qu’il fit ensuite ne furent jamais que la même, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher — même si les modalités sans fin se renouvellent rendant chaque paysage — intérieur et extérieur – infiniment présent, infiniment « lui », infiniment réel — Expérience unique, révélant l’Unique, Moi," Moi, Steve, sans qu’il y manque un cheveu de ma tête ».
Une expérience aussi instantanée, ultime, radicale, décisive, une « expérience » ayant ce caractère de Personne Particulière, elle aussi tout fait Unique, est peut-être unique, en un autre sens encore : elle est si l’on n’omet aucun des traits que Stephen Jourdain souligne avec une si farouche insistance, certainement tout à fait rare ; exceptionnelle ; à peu près jamais décrite dans notre culture.
Seul le satori du Zen évoque un semblable vécu : mais Stephen Jourdain n’a guère entendu parler de celui-ci que grâce à ses dialogues avec moi ; ile n’a jamais fait le moindre effort pour prendre connaissance des textes que je lui signalais.
Il y aurait répugné : comme d’une sorte d’incongruité. Stephen Jourdain (qui n’a pas eu d’éducation religieuse) n’a donc jamais fait le moindre exercice inspiré par qui que ce soit. -
Non que son effort ne soit constant, extrême, voire parfois excessif peut-être ? – Mais s’il s’agit de favoriser l’Eveil, le seul exercice qui éveille est… l’Eveil ! – et ce n’est pas un exercice ; mais un certain « acte » qu’un certain soir, à seize ans, il a su effectuer ; et que, depuis, il sait accomplir.
Il ne s’agit pas de technicité (position Zazen, posture du koan pratique du mantra, etc etc - : tout cela appartient au décor de carton-pâte, et est parfaitement étranger à l’effraction soudaine qu’est l’Éveil.
... Le réalité-Moi, fulgurante ; se révélant Elle-même à Elle-même, dans l’Acte qui La constitue (car c’est cet Acte qui la constitue) ; embrasant, en l’instantanéité de cet Acte, le moins et le monde factice, fracassés ; imposant l’Unique Réalité MOI, immanente à tout.
C’est cela que Stephen Jourdain veut — non pas faire découvrir à d’autres, comme il put le désirer jadis ; non pas comparer à l’expérience de qui que ce soit (« l’échange ne m’intéresse pas ») — c’est cette conflagration radicale et définitive qu’il veut comprendre et dire. - Comprendre, car la Raison est immanente à l’Éveil ; elle peut donc le décrire et l’expliciter clairement en tous ses aspects. – Dire : car les mots sont chargés de la Réalité qu’ils désignent.
Voici quelques textes de Stephen Jourdain.
G.Lanfranchi
§
Textes choisis par l’auteur à intégrer dans un article avec quelques citations (rien n’est inédit)
Ou donner une présentation d’ensemble ici, et citer tel passage dans la partie thématique C et D
[notes de L. :]
Le Monde [cf. texte infra] Le vikalpa se dissipe. La chose apparaît — réelle — .
Le monde plein de signification.
Un peu mieux que la drogue, mais sur ce plan.
La vision n’est plus terne :
2, 3 [cf. textes infra] La vie anime tout
Mais aussi :
Clarté intense et douce, abyssalement centrale — Saisie miraculeuse, sans fin de l’essence « soi » par elle-même.
§
P.1 LES « INSTANTS »
« Ç’a ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est dans La Rue, tout vous arrive précédé de l’article défini, et se met comme à briller, et un extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l’impression qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours ?
Au milieu de la nuit, je me réveille. Le compartiment est plongé dans l’obscurité, et tout le monde dort. Merveilleux déjà, ça, ce retour à soi-même dans des ténèbres pleines de fracas et enluminées de présences endormies, qui vous emmènent... ; comme l’éveil a une flamme profonde et claire, et douce, alors !
… Ma place est à côté de la fenêtre, j’ai ramené mes jambes sur la banquette, et, par le biais de la vitre supérieure, je plonge dans la nuit bleue. Ca ne boude pas, et ça fourmille d’étoiles ; présence et blancheur diffuse d’un nuage solitaire, qui stagne.
Il me semble me souvenir que je pense à Mercedes qui va me trouver tellement plus mûr, plus « homme » que l’année dernière.
Je regarde le nuage...
Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent :
Soudain, la substance du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — barbe-à-papa spirituelle ? intériorité faite talc ? ... ; en même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime ; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un amour infini et me le dit. Et dans cette voix, oh fabuleux bonheur ! Je reconnais la mienne, JE SUIS LE NUAGE.
2 Le Paradis, dans un de ses visages du moins, c’est beaucoup de petites choses toutes pareilles, anonymes, interchangeables, l’univers, l’expérience faits sable, et ce sable fait vie, conscience, et cette vie, ces myriades d’âmes minuscules surgissant - non, étant, simplement, et ne venant de nulle part, étant 1à sans origine et n’en finissant plus, dans leur bouillonnement sec, leur bourdonnement de talc, de s’évanouir, de se dissoudre, de rejoindre les ténèbres à force de devenir infimes, à force de s’enfouir et de se resserrer en elles-mêmes - étant là sans origine et n’en finissant plus de sombrer, et étant là une fois encore, elles ou d’autres, champ poudreux d’extase, et recommençant à n’en plus finir de sombrer..., dans des instants qui ne se continuent plus les uns les autres, qui forment flots et s’éternisent.
Une espèce de chaleur se déclare au sein des choses. Et puis chacune d’elles — le pied de la table, les barreaux de la chaise, cette pile de livres, le mur derrière — devient un milliard de points vivants, vibrants, bourdonnants, quelque chose comme du plâtre ou de la neige poudreuse tassée qui vivraient. Et ici encore, incompréhensiblement, on baigne dans la félicité.
(La dernière fois que
ça m’est arrivé, c’était avant