FRANÇOIS LA COMBE (1640-1715)
FRANÇOIS LA COMBE
(1640-1715)
VIE, ŒUVRES, ÉPREUVES
du Père Confesseur de Madame GUYON
Dossier des Sources assemblé et commenté par Dominique Tronc
Le barnabite François Lacombe ou La Combe (1640-1715) devint le compagnon aîné confesseur de madame Guyon (1647-1717).
Il est resté dans l’ombre lorsqu’il ne fut pas simplement, sommairement et fort bassement mis en cause. Nous voulions donc mieux le connaître. Nous disposons pour cela de nombreux documents :
Des témoignages livrés par Madame Guyon dans sa Vie par elle-même.
Près de cinquante lettres figurent dans nos éditions des écrits de madame Guyon (Vie par elle-même, Correspondance I & II, Années d’épreuves).
S’y ajoutent des écrits traduisant son expérience. Ils ne sont pas médiocres. Ils furent publiées indépendamment à trois dates : une œuvre en deux parties fut incluse dans les Opuscules spirituels, tome II édité par Pierre Poiret en 1720 pour mettre à disposition les écrits de madame Guyon qu’il jugeait essentiels ; une œuvre traduite du latin fut publiée en 1795 par le groupe des fidèles suisses ; une défense demeura manuscrite jusqu’à sa publication en 1910.
Les pièces du dossier ainsi constitué sont données intégralement. Nous les distribuons en suivant l’ordre chronologique :
1. La vie du confesseur en liberté dont témoigne surtout madame Guyon.
2. Des écrits du mystique directeur rédigés peu avant son enfermement.
3. Le témoignage des prisons porté par ses lettres.
L’ensemble textuel que nous venons d’établir pour la première fois autour du Confesseur le révèle comme bon directeur mystique. Une fragilité humaine est associée à la profondeur mystique. La tâche au départ entreprise pour mieux connaître le compagnon de Madame Guyon s’est révélée fructueuse et utile pour nous-même. Aussi est-ce à juste titre qu’il fut révéré dans les cercles quiétistes européens du XVIIIe siècle comme martyr témoignant de la vie mystique en foi.
À quarant-six années d’apostolat succédèrent vingt-sept années d’enfermements, terrible sort. Contrairement à madame Guyon, qui après huit années d’emprisonnements devint de nouveau une active directrice mystique, le simple confesseur abandonné par son Ordre ne fut jamais libéré.
VG, CG, EG :
Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]
Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles (2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].
Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [EG].
[O.] :
« LA COMBE (François), barnabite, 1640-1715. 1. Vie. — 2. Œuvres. — 3. Spiritualité. » Contribution de Jean Orcibal au Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, fascicules LIX-LX, col. 35, Beauchesne, Paris, 1975.
L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.
Nous n’avons pas fait de recherche personnelle portant sur la biographie du Père La Combe avant sa première rencontre avec la jeune Madame Guyon. Mais Jean Orcibal expose les heureux débuts du religieux exemplaire et prometteur dans sa contribution au Dictionnaire de Spiritualité 1puis résume en fin de sa contribution les sources qui lui étaient disponibles 2. Voici ses utiles « données de base » :
Né à Thonon (Savoie) en 1640, François La Combe reçut l’habit des barnabites au collège de cette ville qui était tenu par ces religieux (1655) ; il fut sans doute profès le 9 juillet 1656. Sous-diacre le 17 décembre 1661, il est ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève.
Au collège d’Annecy, il enseigna avec grand succès la grammaire, la rhétorique, la philosophie et la théologie (ses Disputationes sabbatinae furent particulièrement remarquées) ; il prêcha et collabora aux missions du Chablais.
À la fin de 1667, il fut appelé au collège Saint-Éloi de Paris avec le titre de consulteur du provincial. En 1669 et 1670, il prit une part notable aux missions du diocèse d’Autun3.
En mai-juin 1671 a lieu une première chaleureusee mais brève rencontre entre La Combe et la jeune Madame Guyon. Mais la « grande rencontre » mystique débutant leur collaboration ne se produira que dix ans plus tard, suivant de peu la mort du directeur Bertot en 1681 (Madame Guyon ne perd pas de temps lorsqu’une recherche de direction mystique s’impose).
Ce premier « croisement » se produit parce que le frère consanguin de Madame Guyon, Dominique de La Mothe était du même ordre barnabite que La Combe. Il précède de peu la rencontre mystique décisive de Madame Guyon et de Monsieur Bertot qui va la diriger jusqu’à sa mort. Cettte rencontre décisive est décrite au chapitre suivant 1.19 de la Vie par elle-même. Elle est datée du 21 septembre de la même année 1671 (ici déjà, aucune « perte de temps »).
Voici le début du chapitre relatant le « croisement » entre les futurs « associés ». On note l’effet que provoque la jeune madame Guyon dont un visage lumineux rend probablement compte de sa découverte de la vie mystique très bien décrite au § 2 que nous livrons en partie pour cette raison ; nous nous écarterons parfois de ce qui intéresse directement les rapports avec La Combe si le texte peut les éclairer. Ce dernier est très sensible à une « voie des lumières » qu’il lui faudra par la suite quitter.
Nous faisons précéder tout début du texte principal d’un chapitre de la Vie par son résumé livré en petit corps4.
1. Rencontre du P. La Combe après ‘huit ou neuf mois que j'avais eu la petite vérole’. ‘Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal qu'il m'a avoué depuis qu'il s'en alla changé en un autre homme.’ 2. Oraison continuelle, alternances du goût de la présence et de la peine de l’absence. 3-5. Croix désirées mais sensibles ! 6. Promptitudes. 7. Grandes charités / pour les pauvres et malades. / 8. La vertu lui devient pesante / ‘dès la seconde année de mon mariage, Dieu éloigna … mon cœur de tous les plaisirs sensuels.’
[1.] 6 Il y avait huit ou neuf mois que j’avais eu la petite vérole 7 lorsque le père La Combe passa par le lieu de ma demeure. Il vint au logis pour m’apporter une lettre du père de la Mothe, qui me priait de le voir, et qu’il était fort de ses amis. J’hésitai beaucoup si je le verrais, parce que je craignais fort les nouvelles connaissances, cependant la crainte de fâcher le père de La Mothe me porta à le faire.
Cette conversation, qui fut courte, lui fit désirer de me voir encore une fois. Je sentis la même envie de mon côté ; car je croyais ou qu’il aimait Dieu ou qu’il était tout propre à l’aimer ; et je voulais que tout le monde l’aimât. Il y avait là trois religieux. Dieu s’était servi de moi pour les gagner à lui. L’empressement que le Père La Combe eut de me revoir le porta à venir à notre maison de campagne qui n’était qu’à une demi-lieue de la ville. La providence se servit d’un petit accident qui lui arriva pour me donner le moyen de lui parler : car comme mon mari, qui goûta fort son esprit, lui parlait, il se trouva mal étant allé dans le jardin. Mon mari me dit de l’aller trouver de peur qu’il ne lui fût arrivé quelque chose. J’y allai. Ce père dit qu’il avait remarqué un recueillement et une présence de Dieu sur mon visage si extraordinaire, qu’il se disait à lui-même : « Je n’ai jamais vu de femme comme celle-là », et c’est ce qui lui fit naître l’envie de me revoir. Nous nous entretînmes un peu, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui disse des choses qui lui ouvrirent la voie de l’intérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. Je conservai un fonds d’estime pour lui, car il me [74]8 parut qu’il serait à Dieu9, mais j’étais bien éloignée de prévoir que je dusse jamais aller à un lieu où il serait.
[2.] Mes dispositions dans ce temps étaient une oraison continuelle, comme je l’ai dit, sans la connaître. Tout ce qu’il y avait, c’est que je sentais un grand repos et grand goût de la présence de Dieu, qui me paraissait si intime qu’il était plus en moi que moi-même. Les sentiments en étaient quelquefois plus forts, et si pénétrants que je ne pouvais y résister, et l’amour m’ôtait toute liberté. D’autres fois il était si sec, que je ne ressentais que la peine de l’absence, qui m’était d’autant plus rude que la présence m’avait été plus sensible. Je croyais avoir perdu l’amour, car dans des alternatives, lorsque l’amour était présent, j’oubliais tellement mes douleurs, qu’elles ne me paraissaient que comme un songe ; et dans les absences de l’amour, il me semblait qu’il ne devait jamais revenir, car il me paraissait toujours que c’était par ma faute qu’il s’était retiré de moi, et c’est ce qui me rendait inconsolable. Si j’avais pu me persuader que c’eut été un état par où il fallait passer, je n’en aurais eu aucune peine, car l’amour de la volonté de Dieu m’aurait rendu toutes choses faciles, le propre de cette oraison étant de donner un grand amour de l’ordre de Dieu, une foi sublime et une confiance si parfaite que l’on ne saurait plus rien craindre, ni périls, ni dangers, ni mort, ni vie, ni esprit, ni tonnerre ; au contraire, il réjouit, il donne encore un grand délaissement de soi, de ses intérêts, de sa réputation, un oubli de toutes choses. […] 10.
Pendant dix ans la direction mystique est assurée par Monsieur Bertot11. À sa mort, sa dirigée cherche une aide spirituelle : elle entre en communication épistolaire avec le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus (mais il vit éloigné à Bordeaux)12 puis de nouveau elle se rapproche du P. La Combe. Avant de le retrouver poursuivons la biographie résumée par Orcibal :
[La Combe] fut ensuite envoyé enseigner la théologie à Bologne (7 septembre 1671), où on le chargea aussi des exercices spirituels. De Bologne, La Combe passa à Rome, également en qualité de lecteur (12 septembre 1672-6 mars 1674).
Le 18 avril 1674, il fut, avec le titre de vice-provincial, chargé de la visite des collèges de Savoie, mais la maladie le contraignit à se retirer à Thonon le 27 mars 1675. Nommé supérieur de la maison d’études et du noviciat de Thonon (1677-1683), La Combe s’en absenta souvent pour prêcher, diriger des religieuses, etc. Il jouissait alors d’une excellente réputation.
Il ne semble pas [DS col.36] avoir à ce moment-là subi l’influence de Madame Guyon, dont il n’aurait reçu que deux lettres avant 1680, ou de Molinos qu’il ne rencontra jamais13. À Rome, c’était au contraire le jésuite Honoré Fabri qui le regardait comme son disciple.
Nous rattachons ici, malgré sa date postérieure à la période couverte dans le chapitre de la Vie par elle-même que nous venons de citer 14, la lettre adressée par La Combe à son vieux « maître » Fabri jésuite qui fut probablement son confesseur : c’est le seul témoignage dont nous disposons en l’absence d’une recherche de sources italienne qui reste à faire.
Elle traduit en termes heurtés l’ombre et la lumière vécues tour à tour par le sensible Lacombe. Il est animé d’un lyrisme italien d’outre-monts15.
L'année de cette lettre au père Fabry, Madame Guyon est à Thonon où elle fait retraite avec La Combe et écrit les Torrents, Vie 2.11.1-5. En juillet la sœur de Madame Guyon arrive de Sens, Vie 2.9.1-9. A l'automne commencera « la grande maladie », une crise religieuse suivi d'un état d'enfance et de la découverte du « pouvoir sur les âmes », Vie 2.12.6-7.
C'est donc une période « d'apprentissage sur le tas » et de crise spirituelle partagée par les deux mystiques que reflète la lettre suivante qui est la plus ancienne de notre dossier La Combe. Elle illustre un climat intérieur agité qui précède de peu le rétablissement de Madame Guyon comme rédactrice des Torrens.
Puis Madame Guyon exercera une influence bénéfique sur son confesseur. Elle sera interrrompue cinq années plus tard par leurs deux emprisonnements de 1687. Pour La Combe les prisons furent certainement durement éprouvées et sans autre fin qu’une mort mentale et physique attestée par le responsable gardien en 1715 :
1. Du P. LACOMBE AU P. FABRY. 12 juillet 1682.
À Rome, ce 12 juillet 1682.
Mon révérend et très cher père,
Je suis toujours le même, c’est-à-dire le plus pauvre et le plus riche du monde, le plus persécuté bien qu’invisiblement, mais le plus protégé, le plus accablé de troubles et d’angoisses, mais le plus tranquille, et le plus consolé qui soit au reste des hommes, en un mot je me vois autant que jamais le sujet du plus grand et mystérieux assemblage des deux souverains [f°1v°] contraires, le paradis et l’enfer, le tout et le néant, en telle sorte que je puis assurer que l’expérience dans laquelle je me trouve me fait toucher au [du] bout du doigt que l’âme de l’homme est un être correspondant en puissance à l’acte immense de l’amour éternel, et que, si Dieu, pendant une éternité, la voulait faire croître en amour, pendant une éternité elle croîtrait, et n’arriverait jamais à un tel point d’amour qu’elle ne restât toujours capable d’un amour infiniment [f°2] plus grand que celui dont elle se trouverait enflammée. Et c’est là justement la raison pour laquelle je ne vois point de fin aux cuisantes douleurs que me fait souffrir le combat inconcevable des deux contraires qui résident en moi, parce que l’amour qui s’augmente sans cesse dans mon cœur, ne peut recevoir d’accroissement qu’au milieu de la division que causent la grâce et le péché.
J’aurais bien des choses à vous dire sur ce sujet, mais elles conviennent plutôt à un [f°2v°] livre qu’à une lettre. Je vous dirais seulement que les progrès que je fais sont si cachés aux yeux de la raison que je ne vois pour l’ordinaire que des apparences de triomphe pour le péché, et une défaite si universelle du parti de la grâce qu’il ne reste plus en moi, je ne dirais pas, une étincelle de vigueur pour entreprendre la moindre chose contre les ennemis de mon salut, mais pas même le moindre désir de leur faire la guerre. Mais, ô Dieu, que ces [f°3] apparences sont fausses, que la réalité qu’elles couvrent est différente de l’éclat trompeur par lequel l’enfer s’efforce de me séduire, et qu’enfin il est doux de se croire perdu pour jamais et sans ressources, tandis qu’on jouit effectivement de la plus haute liberté des enfants de Dieu ! Ô mon père, qu’il est doux d’aimer Dieu sans en jouir, qu’il est glorieux de préférer aux splendeurs de la gloire même, l’obscurité de la foi ! Restez, restez dans les délices [f°3v°] et tabernacles sacrés, habitants fortunés de l’empyrée, soyez paisibles possesseurs des plaisirs immenses que nous cause l’extase perpétuelle de la lumière de la gloire, et que rien n’interrompe dans toute l’éternité le désir amoureux que nous fait souffrir l’ardeur inconcevable de l’amour éternel ! Mais ne pensez pas, ô membre glorieux du corps mystique de mon adorable Maître, que je vous puisse céder l’avantage d’être plus heureux que moi : Non, non, [f°4] je ne vous saurais céder, et je veux me flatter, dans les privations que je souffre, d’être aussi heureux que vous. Je veux même croire que si, dans l’état où vous êtes, il vous était possible de former des désirs, vous n’en pourriez avoir d’autre que celui de vous substituer en ma place pour pouvoir au moins aimer plus que vous ne faites. Brûlons, mon cœur, brûlons, abandonnons-nous entièrement à la plus haute ambition dont tu es capable, et n’en ayons pas moins que Lucifer [f°4v°] même, conscendam et similis ero altissimo16 : je monterai et serai semblable au Très Haut.
Oui mon Dieu, puisque je ne puis Vous aimer autant que Vous m’aimez, je veux au moins en avoir le désir et souhaiter que tout ce qu’il y a de pures créatures sur la terre et dans le ciel cèdent au désir que j’ai de Vous aimer moi seul, plus qu’elles ne vous aiment toutes ensemble. Pardonnez-moi, mon père, je ne sais ce que je dis, car je parle d’aimer [f°5] Dieu sans mesure dans un temps que je ne sens pas même le moindre désir de L’aimer. Ô Majesté incompréhensible, Vous m’environnez de toutes parts, et une seule goutte de pluie dans le vaste océan y devient bien moins l’eau de la mer même que ma pauvre âme abîmée dans votre sacré sein y est changée en Vous-même, et cependant je ne Vous vois ni ne Vous sens, ne Vous connais ni ne Vous aime. Que ferai-je ? Que dirai-je ? Je meurs parce que je n’expire pas, et je peux dire que je ne vis plus que [f°5v°] parce que je suis plein de vie.
Il y a ici des personnes de toutes les conditions et de tout sexe, qui me donnent de l’admiration, et je ne saurais les voir sans me souvenir de ces paroles du Sauveur : novissimi erunt primi in regno Dei, et les derniers seront les premiers dans le royaume de Dieu17. En effet, il semble que dans ce siècle, et surtout dans le temps où nous vivons, l’éternelle Sagesse travaille plus que jamais à remplir les sièges des Séraphins, des Trônes, et il n’est pas [f ° 6] plus possible d’admirer la sainteté des plus grands saints des siècles passés lorsque je suis avec ces sortes de gens, qu’il est en soi difficile de voir les étoiles en plein midi.
Je ne sais comme cela se fait, car je ne vois dans ces sortes de gens ni actions héroïques, ni prodiges, ni rien de tout ce qui fait paraître les hommes saints. Ce sont des âmes qui marchent par les voies scabreuses de la vie intérieure, et sur lesquelles Dieu permet [f°6v°] à l’enfer d’exercer ces [ses] abominations, mais l’on peut dire d’elles qu’elles sont les enfants les plus délicats de la Sagesse éternelle, qui en rend ce témoignage elle-même dans le prophète Baruc, chap. 4 : Delicati mei ambulaverunt vias asperas ; ducti sunt enim ut grex direptus ab inimicis18. Ce sont des âmes qui ne vont plus chercher dans les préceptes de la loi étroite les règles de leur conduite, car elles sont si intimement unies à l’éternelle Vérité, qui est la souveraine loi, qui leur prescrit [f°7] intérieurement, et d’un ton de voix efficace, tout ce qu’il [faut] qu’elles fassent pour demeurer en Dieu, qu’elles ne sont plus en état de mettre en peine d’autre chose que de Lui obéir en tout et partout. Aussi est-ce pour cela qu’elles ne se mettent nullement en peine des violences secrètes que le démon fait à leurs puissances extérieures, animales ou sensitives, qui sont tout un, encore que le diable les manie avec tant de délicatesse, qu’elles aient sujet de croire qu’elles se portent d’elles-mêmes aux [f°7v°] transgressions et abominations qu’il leur fait commettre, et qu’elles vont contre la lumière de la raison qui est le fondement de toute la loi. Cette même lumière les rend certaines de leur innocence et du peu de part qu’elles ont dans toutes ses misères, qu’elles n’y font pas même de réflexion19.
Au contraire, il semble que parfois elles ne veuillent pas même se flatter de l’intime connaissance qu’elles ont de leur pureté, et que, pour demeurer plus perdues en Dieu, [f°8] elles se font un plaisir de sembler à elles-mêmes criminelles. Ô qu’heureux sont ceux qui marchent par ces voies, et qu’il y a de sûreté à aller contre la raison pour mieux obéir à la raison ! Hic liber mandatorum Dei, et lex quæ est in aeternum. Convertere Jacob, et apprehende eam, ambula in [per] viam et [ad] splendorem eius contra lumen eius.20
§
Reprenons le fil conducteur proposé par Orcibal faisant intervenir une autre figure féminine mystique :
Il est en revanche certain que La Combe doit beaucoup à Marie de l’Incarnation Bon, supérieure des ursulines de Saint-Marcellin en Dauphiné (1636-1680 ; DS, t. 1, col. 1762). Bien que La Combe dise ne l’avoir vue qu’une fois, il était déjà assez attaché aux idées mystiques d’abandon et de total délaissement à Dieu pour s’être laissé entraîner par trois religieuses à ce qu’il appellera « un coup de fanatisme » (16 juin 1680) : il assura à Arenthon d’Alex qu’il était envoyé par Dieu pour le guérir de sa « propre suffisance »21.
La Combe y perdit l’estime qu’on avait pour lui en Savoie et un religieux assura même à l’évêque que « dans six mois il serait fou ». C’est cependant à La Combe qu’Arenthon d’Alex confie Mme Guyon l’année suivante lorsqu’elle vient à Gex avec le projet de fonder une maison de Nouvelles Catholiques. »
Nous étudions indépendemment la remarquable figure de la Mère Bon (1636-1680), contemplative ursuline qui témoigne de son expérience mystique22. Elle pourrait avoir été aussi influente que celle de l’évêque Ripa connu (ou probablement retrouvé par le Père La Combe) lors du séjour italien à venir du Père et de madame Guyon. Nous renvoyons en fin de volume, section « Sources associées », aux notices qui leur sont consacrées.
Abordons maintenant la « rencontre mystique » qui ouvre une collaboration de cinq années avant une séparation définitive qui voit Fénelon prendre relai :
Dix ans passent depuis leur premier « croisement » raconté précédemment par madame Guyon. Ils sont remplis par la direction de monsieur Bertot. Mais il meurt en 1681 tandis que Maur de l’Enfant-Jésus vit en ermite éloigné à Bordeaux.
La Combe est devenu le supérieur de la maison d’études et du noviciat en Savoie à Thonon depuis 1677 (il le sera jusqu’en 1683).
Madame Guyon sort d’une nuit mystique et cherche un nouveau confesseur. Dans le récit de sa Vie elle évoque cette épreuve puis saisit l’occasion qui s’offre de se « recommander à ses prières. » Ce qui réussit : « il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce » au [§6] :
1. Avant la mort de son mari elle avait eu l’intention de s’expliquer à un homme de mérite mais cela provoqua un reproche intérieur intense : ‘Vous avez été, ô mon Dieu, mon fidèle conducteur, même dans mes misères.’ 2. L’âme ‘se trouve au sortir de sa boue … revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ.’ 3. ‘Elle a aussi pour le prochain une charité immense.’ ‘J’oubliais presque toutes les menues choses … j’allais en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari et je l’oubliai … je ne comprenais ni entendais plus les nouvelles qui se disaient devant moi.’ 4. ‘Une des choses qui m'a fait le plus de peine dans les sept ans dont j'ai parlé, surtout les cinq dernières, c'était une folie si étrange de mon imagination qu'elle ne me donnait aucun repos.’ 5. ‘Il me semblait, ô mon Dieu, que j'étais pour jamais effacée de votre coeur et de celui de toutes les créatures.’ 6. Elle écrit au P. La Combe qu’elle est ‘déchue de la grâce de mon Dieu’, ‘Il me répondit …que mon état était de grâce.’ 7. ‘Genève me venait dans l'esprit … Je me disais à moi-même : « Quoi! pour comble d'abandon, irai-je jusqu'à ces excès d'impiété que de quitter la foi par une apostasie? ». Elle se sent unie au P. La Combe ; elle rêve de la mère Bon [qu’elle identifiera plus tard]. 8. ‘Huit ou dix jours avant la Madeleine de l'an 1680’ elle écrit au P. La Combe qui célèbre la messe pour elle : ‘il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d'impétuosité : “Vous demeurerez dans un même lieu”.’
[…] Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans les sept ans dont j’ai parlé, surtout les cinq dernières, c’était une folie si étrange de mon imagination qu’elle ne me donnait aucun repos ; mes sens lui faisaient compagnie en sorte que je ne pouvais plus fermer les yeux à l’église et ainsi, toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le père de famille avait plantées étaient arrachées. Je voyais alors tout ce qui se faisait et tout ce qui allait et venait à l’église, état bien différent de l’autre. La même force qui m’avait tirée au-dedans pour me recueillir semblait me pousser au-dehors pour me dissiper.
[5.] Enfin accablée de misères de toutes manières, comblée d’ennuis23, affaissée sous la croix, je me résolus de finir mes jours de cette sorte. Il ne me resta plus aucun espoir de sortir jamais d’un état si pénible, mais pourtant, croyant avoir perdu la grâce pour jamais et le salut qu’elle nous mérite, j’aurais voulu au moins faire ce que j’aurais pu pour un Dieu que je croyais ne devoir jamais aimer, et voyant le lieu d’où j’étais tombée, j’aurais voulu par reconnaissance le servir, quoique je me crusse [120] une victime destinée pour l’enfer. D’autres fois la vue d’un si heureux état me faisait naître certains désirs secrets d’y rentrer, mais j’étais soudain rejetée dans le profond de l’abîme d’où je ne faisais pas un soupir, demeurant pour toujours dans un état qui était dû aux âmes infidèles. Je restais quelque temps en cet état comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre. Il me semble que ce passage me convenait admirablement : Je suis comme les morts effacés du cœur24. Il me semblait, ô mon Dieu, que j’étais pour jamais effacée de votre cœur et de celui de toutes les créatures. Peu à peu mon état cessa d’être pénible. J’y devins même insensible et mon insensibilité me parut l’endurcissement final de ma réprobation. Mon froid me parut un froid de mort. Cela était bien de la sorte, ô mon Dieu, puisque vous me fîtes trépasser amoureusement en vous, comme je vais le dire.
[6.] Il arriva qu’un laquais que j’avais au logis voulut se faire barnabite et comme j’en écrivais au Père de l[a Mothe], il me manda qu’il fallait s’adresser au Père La Combe, qui était alors supérieur de Thonon. Cela m’obligea de lui écrire. J’avais toujours conservé un fond de respect et une je ne sais quelle estime de sa grâce. Je fus bien aise de cette occasion pour me recommander à ses prières. Comme je ne savais parler que de ce qui m’était plus réel, je lui écrivis que j’étais déchue de la grâce de mon Dieu, que j’avais payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude, enfin, que j’étais la même misère et un sujet digne de compassion et que, loin d’avoir avancé vers mon Dieu, je m’en étais entièrement éloignée. Il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce. Il me le manda de la sorte, mais j’étais bien éloignée de me le persuader25.
[7.] Dans le temps de ma misère, Genève me venait dans l’esprit d’une manière que je ne peux dire. Cela me fit craindre beaucoup. Je me croyais capable de tous les maux du monde et l’endurcissement extrême où je me trouvais, uni à un dégoût général de tout ce qui est appelé bon, me donnait toute sorte de défiance de moi-même. Je disais : « Pourrais-je quitter l’Église pour laquelle je donnerais mille vies ! Quoi ? Cette foi que j’aurais voulu sceller de mon sang, serait-il possible que je m’en éloignasse ? » Il me semblait que je ne pouvais rien espérer de moi-même et que j’avais mille sujets de craindre après l’expérience que j’avais faite de ma faiblesse. Cependant la lettre que j’avais reçue du Père La Combe, où il me mandait sa disposition présente qui avait assez de rapport à celle qui avait devancé mon état de misère, me fit un tel effet, parce que vous le voulûtes de la sorte, ô mon Dieu, qu’elle rendit la paix à mon esprit et le calme à mon cœur. Je me trouvai même unie intérieurement à lui comme à une personne d’une grande grâce. Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite26, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève27 ». Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens pas. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire, je crus que c’était une religieuse de St Benoît qui est une sainte, qui était morte, j’envoyai voir, mais elle était pleine de vie. Selon le portrait de la mère Bon28, que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort.
[8.] Environ huit ou dix jours avant la Madeleine de l’an 1680, il me vint au cœur d’écrire encore au Père La Combe et de le prier, s’il recevait ma lettre avant la Madeleine, de dire la messe pour moi ce jour-là. Vous fites, ô mon Dieu, que cette lettre, contre l’ordinaire des autres qu’il ne recevait que très tard à cause du défaut des messagers qui les vont quérir à pied à Chambéry, où [121] ils sont presque le temps que ma lettre fut de Paris où il était, il la reçut la veille de la Madeleine, et le jour de la Madeleine il dit la messe pour moi. Comme il m’offrit à Dieu au premier mémento, il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d’impétuosité : « Vous demeurerez dans un même lieu ». Il fut d’autant plus surpris qu’il n’avait jamais eu de parole intérieure. Je crois, ô mon Dieu, que cela s’est bien plus vérifié et pour l’intérieur et pour les mêmes aventures crucifiantes qui nous sont arrivées assez pareilles, et pour vous-même, ô Dieu, qui êtes notre demeure, que pour la demeure temporelle. Car quoique j’aie été quelque temps avec lui dans un même pays, et que votre providence nous ait fourni quelques occasions d’être ensemble, il me paraît que cela s’est vérifié bien plus par le reste ; puisque j’ai l’avantage aussi bien que lui de confesser Jésus-Christ crucifié.
L’entreprise prend forme et madame Guyon se met en route juste un an plus tard, car elle arrivera à Gex la veille de la Madeleine 1681. Le P. La Combe a de son côté agi avec succès auprès de son supérieur évêque qu’il connaissait depuis longtemps29. Revenu de Rome à Thonon en 1678, il avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.
La rencontre sera décisive et madame Guyon écrit à son frère Dominique, barnabite comme Lacombe : « Mgr de Genève m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme30. »
La rencontre s’accompagne d’une communication mystique précisément décrite ce qui fait l’intérêt d’un chapitre par ailleurs long.
L’« influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui » (§1) ; madame Guyon explicite sa vie intérieure propre ; elle continue sur leur dialogue mystique où « le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice » (§5) ce qui est confirmé par un bon ermite (§7) ; elle emmène sa fille avec elle à Thonon, non sans angoisse31 :
1. ‘Sitôt que je vis le père La Combe, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication.’ 2. Elle craint la voie de lumières de ce dernier. 3-5. Deux nuits, ‘avec un fort écoulement de grâce, ces paroles [me furent] mises dans l'esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté. / Tu es Pierre et sur cette pierre j'établirai mon Église. / 6-8. Rencontre d’un ermite qui voit des épreuves à venir pour elle et le père qui ‘fut dépouillé de ses habits et revêtu de l'habit blanc et du manteau rouge’ ; ‘nous abreuvions des peuples innombrables.’ 9. Elle éprouve de grandes angoisses pour sa fille.
[1.] Notre-Seigneur qui eut pitié de ma peine et de l’état déplorable de ma fille, fit que M. de Genève écrivit au Père La Combe qu’il vînt nous voir et nous consoler, que nous étions arrivés à Gex32 et qu’il lui ferait plaisir de ne pas différer. Sitôt que je vis le Père La Combe, je fut surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication, et que je n’avais jamais eue avec personne. Il me semble qu’une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui en sorte qu’il éprouvait le même effet, mais grâce si pure, si nette, si dégagée de tout sentiment qu’elle faisait comme un flux et un reflux, et de là s’allait perdre dans l’Un divin et indivisible. Il n’y avait rien d’humain ni de naturel, mais tout pur esprit, et cette union toute pure et sainte, qui a toujours subsisté, et même augmenté devenant toujours plus une, n’a jamais arrêté ni occupé l’âme un moment hors de Dieu, la laissant toujours dans un parfait dégagement : union que Dieu seul opère, et qui ne peut être qu’entre les âmes qui lui sont unies, union exempte de toute faiblesse et de tout attachement, union qui fait que loin d’avoir compassion de la personne qui souffre, l’on en a de la joie, et plus on se voit accablés les uns et les autres de croix, de renversements, séparés, détruits, plus on est content, union qui n’a nul besoin pour sa subsistance de la présence de corps, que l’absence ne rend point plus absente, ni la présence plus présente ; union inconnue à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent. Comme je n’avais jamais eu d’union de cette sorte, elle me parut alors toute nouvelle, n’ayant même jamais ouï dire qu’il y en eût, mais elle était si paisible, si éloignée de tout sentiment, qu’elle ne m’a jamais donné aucun doute qu’elle ne fut pas de Dieu, car ces unions, loin de détourner de Dieu, enfoncent plus l’âme en lui. Le Père La Combe me dit qu’il fallait mener ma fille à Thonon et qu’elle y serait très bien. La grâce que j’éprouvais, qui faisait cette influence intérieure de lui à moi et de moi à lui, dissipa toutes mes peines, et me mit dans un très profond repos.
[2.] Dieu lui donna d’abord beaucoup d’ouverture pour moi. Il me raconta les miséricordes que Dieu lui avait faites, et beaucoup de choses extraordinaires. Je craignis fort cette voie de lumières/et bien des choses extraordinaires qui lui étaient arrivées. //Comme ma voie avait été de foi nue, et non dans les dons extraordinaires,/je craignis beaucoup, car//33 je ne comprenais pas alors que Dieu voulait se servir de moi pour le tirer de cet état lumineux et le mettre dans celui de la foi nue. Les choses extraordinaires me donnèrent de la crainte d’abord. J’appréhendai l’illusion surtout dans les choses qui flattent sur l’avenir, mais (139) la grâce qui sortait de lui et qui s’écoulait dans mon âme me rassurait, jointe à une humilité des plus extraordinaires que j’eusse encore vues. Car je voyais qu’il aurait préféré le sentiment d’un enfant au sien propre, qu’il ne tenait à rien et que, loin de s’élever ni pour les dons de Dieu, ni pour sa profonde science, l’on ne pouvait avoir un plus bas sentiment de soi-même qu’il en avait, et c’est un don que vous lui aviez donné mon Dieu dans un degré éminent. Il me dit d’abord, après que je lui eus parlé du rebut intérieur que j’avais pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques34, qu’il ne croyait pas que Dieu me demandât avec elles, qu’il fallait y demeurer sans engagement et que Dieu me ferait connaître par la conduite de sa providence ce qu’il voudrait de moi ; mais qu’il y fallait rester jusqu’à ce que Dieu m’en tirât lui-même par sa providence, ou m’y engageât par sa même providence.
[3.] Il résolut de rester avec nous deux jours, et de dire trois messes en comptant celle du jour qu’il s’en alla. Il me dit de demander à Notre-Seigneur qu’il me fît connaître sa volonté. Je ne pouvais ni rien demander, ni rien vouloir connaître, je restai dans ma simple disposition. La nuit, à l’heure de minuit, je commençais déjà à m’éveiller pour prier avant ce temps, mais pour lors, je fus réveillée comme si une personne m’eût éveillée et en m’éveillant, ces paroles me furent mises soudainement dans l’esprit d’une manière un peu impétueuse : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté35, et cela s’insinua dans toute mon âme avec un écoulement de grâce si pure et si pénétrante cependant que je n’en avais jamais eu de plus douce, de plus simple, de plus forte et de plus pure. Car il faut savoir que quoique l’état que portait alors mon âme fut un état déjà permanent en nouveauté de vie, cette vie nouvelle n’était pas dans l’immutabilité où elle a été depuis ; c’est-à-dire proprement, que c’était une vie naissante et un jour naissant qui va toujours s’augmentant et affermissant jusqu’au midi de la gloire ; jour cependant où il n’y a plus de nuit, vie qui ne craint plus la mort dans la mort même, parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort.
[4.] Or il est bon de dire ici que quoique l’âme soit dans un état immobile et qu’elle participe de l’immuable, sans que l’âme sorte de sa sphère ni de son ciel ferme et immobile, où il n’y a ni distinction, ni changement, Dieu envoie pourtant, quand il lui plaît, de ce même fond, certaines influences qui ont des distinctions, et qui font connaître sa sainte volonté ou les choses à venir : mais comme cela vient du fond et non par l’entremise des puissances, cela est certain, et non sujet à l’illusion comme le sont les visions et le reste dont j’ai déjà tant parlé. Car il faut savoir que telle âme dont je parle reçoit tout du fond immédiat qui se répand après sur les puissances et sur les sens, comme il plaît à Dieu. Il n’en est pas ainsi des autres âmes qui reçoivent médiatement : ce qu’elles reçoivent tombe dans les puissances et se réunit dans le centre ; au lieu que celles-ci se déchargent du centre sur les puissances et sur les sens. Elles laissent tout passer, sans que rien [ne] fasse plus d’impression ni sur leur esprit ni sur leur cœur. De plus les choses qu’elles connaissent ou apprennent ne leur paraissent pas comme choses extraordinaires, comme prophéties et le reste, ainsi qu’elles paraissent aux autres, cela se dit tout naturellement, sans savoir ni ce qu’on dit, ni pourquoi on le dit, sans rien d’extraordinaire.
L’on dit et écrit ce qu’on ne sait pas, et en le disant et écrivant, on voit que ce sont des choses auxquelles on n’avait jamais pensé. C’est comme une personne qui possède dans son fond un trésor inépuisable, sans qu’elle pense jamais à sa possession, elle ne (140) sait point ses richesses et elle ne les regarde jamais, mais elle trouve dans ce fond tout ce qu’il lui faut quand elle en a affaire36, le passé, le présent et l’avenir/tout//est là en manière de moment présent et éternel, non point comme prophétie qui regarde l’avenir comme chose à venir, mais voyant tout dans le présent éternel en Dieu même, sans savoir comme elle le voit et connaît, ou bien souvent ignorant même si elle le voit ou connaît. Une certaine fidélité à dire les choses sans retour comme elles sont données sans vue ni retour, sans songer si c’est de l’avenir ou du présent que l’on parle, sans se mettre en peine qu’elles s’accomplissent ou non, d’une manière ou d’une autre ; si elles ont une interprétation ou une autre. C’est de ce fond ainsi perdu que sortent les miracles37, c’est le Verbe lui-même qui opère ce qu’il dit, dixit et facta sunt sans que l’âme propre sache ce qu’elle dit ou écrit. En les écrivant ou disant, elle est éclairée avec certitude que c’est la parole de vérité, qui aura son effet. Cela est-il fait, elle n’y pense plus, et n’y prend non plus de part que s’il était dit ou écrit par un autre. C’est ce que Notre-Seigneur a dit dans son Évangile que : l’homme tire du bon trésor de son cœur les choses anciennes et nouvelles38. Depuis que notre trésor est Dieu même, et que notre cœur et notre volonté est toute sans réserve passée en lui, c’est là où l’on trouve un trésor qui ne s’épuise jamais, plus on en distribue, plus on est riche.
[5.] Après que ces paroles m’eurent été mises dans l’esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté, je me souvins que le Père La Combe m’avait dit de demander ce qu’il voulait faire de moi en ce pays. Mon souvenir fut ma demande ; /aussitôt ces paroles (3. 111)39 me furent mises dans l’esprit avec beaucoup de vitesse, « tu es Pierre et sur cette pierre j’établirai mon Église, et comme Pierre est mort en croix, tu mourras sur la croix », je fus certifiée que c’était ce que Dieu voulait de moi, mais de comprendre son exécution, c’est ce que je ne me suis pas mise en peine de savoir// ; je fus invitée de me mettre à genoux, où je restai jusqu’à quatre heures du matin dans une très profonde et très paisible oraison. Je ne dis rien au matin au Père La Combe. Il fut dire la messe : il eut mouvement de la dire de la dédicace de l’église. Je fus encore plus confirmée, et je crus que Notre-Seigneur lui avait fait connaître quelque chose de ce qui s’était passé en moi. Je le dis au Père La Combe après la messe, il me dit que je m’étais trompée ; aussitôt mon esprit se démit de toute pensée et certitude pour n’y plus songer, et resta dans son ordinaire, entrant plutôt dans ce que le père disait que dans ce qu’il avait connu. La nuit suivante je fus réveillée à la même heure et de la même manière que la nuit précédente ; et ces paroles me furent mises dans l’esprit : Fondamenta ejus in montibus sanctis40, Je fus mise dans le même état que la nuit précédente qui dura jusqu’à quatre heures du matin ; mais je ne pensai en nulle manière à ce que cela voulait dire, n’y faisant aucune attention. Le lendemain après la messe, le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice, mais il ne savait pas non plus que moi ce que c’était que cet édifice. De quelque manière que la chose doive être, ou que sa divine Majesté veuille se servir de moi en cette vie pour quelque dessein à elle seule connu, ou qu’elle veuille bien me faire une des pierres de la Jérusalem céleste, il me semble que cette pierre n’est polie qu’à coups de marteau, il me paraît qu’ils ne lui ont été guère épargnés depuis ce temps, comme l’on le verra dans la suite, et que Notre-Seigneur lui a bien donné les qualités de la pierre, qui sont la fermeté et l’insensibilité. Je lui dis ce qui m’était arrivé la nuit.
[6.] Je menai donc ma fille à Thonon. Cette pauvre enfant prit une amitié très grande pour le Père La Combe, disant que c’était le père du bon Dieu. En arrivant à Thonon, j’y trouvai un ermite d’une sainteté des plus extraordinaires qu’il y en ait guère eu depuis longtemps. Il était de Genève, et Dieu l’en avait tiré d’une manière très miraculeuse à l’âge de douze ans, après lui avoir donné dès l’âge de quatre ans la connaissance qu’il se ferait catholique. Il avait, avec la permission du cardinal, pour lors archevêque (141) d’Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l’habit d’ermite de saint Augustin ; il vivait seul avec un autre frère dans un petit ermitage où ils ne voyaient personne que ceux qui venaient visiter leur chapelle. Il y avait douze ans qu’il était dans cet ermitage, ne mangeant jamais rien que des légumes avec du sel et quelquefois de l’huile ; il jeûnait continuellement, sans s’être jamais relâché un moment en douze ans. Il jeûnait trois fois la semaine au pain et à l’eau, il ne buvait jamais de vin et ne faisait pour l’ordinaire qu’un repas en vingt-quatre heures. Il portait pour chemise une grosse haire faite avec de grosses cordes qui lui allait du haut en bas, ne couchait que sur le plancher. Il avait un don d’oraison continuel : il en faisait de marquées huit heures chaque jour et disait son office. Avec tout cela une soumission d’enfant. Dieu avait fait par lui quantité de miracles éclatants. Il venait à Genève croyant pouvoir gagner41 sa mère, mais il la trouva morte.
[7.] Ce bon ermite eut quantité de connaissances des desseins de Dieu sur moi et sur le Père La Combe, mais Dieu lui fit voir en même temps qu’il nous préparait d’étranges croix à l’un et à l’autre. Il connut que Dieu nous destinait l’un à l’autre pour aider les âmes. Il vit une fois dans son oraison, qui était toute en dons et lumières, qu’étant à genoux, vêtue avec un manteau de couleur brune, on me coupa la tête qui fut aussitôt rétablie et que l’on me vêtit d’une robe très blanche et d’un manteau rouge et que l’on me mit une couronne de fleurs sur la tête. Il vit le Père La Combe que l’on divisait en deux et qui fut réuni bientôt, et tenant dans sa main une palme ; il fut dépouillé de ses habits et revêtu de l’habit blanc et du manteau rouge ; ensuite de quoi il nous vit tous deux proches d’un puits et que nous abreuvions des peuples innombrables qui venaient à nous.
[8.] Il me semble, ô mon Dieu, que cette vision si mystérieuse a déjà eu une partie de son effet, tant à cause des divisions qu’il a souffertes, et moi aussi, pourtant sans douleur, et de ce que j’ai cette confiance que vous l’avez dépouillé de lui-même pour le revêtir d’innocence, de pureté et de charité. Oui, mon Dieu, il me semble que l’amour que vous avez mis en moi est tout pur, dégagé de tout intérêt propre, amour qui aime son objet en lui-même et pour lui-même, sans aucun retour sur soi. Il craindrait plus un retour que l’enfer, car l’enfer sans amour-propre serait changé pour lui en paradis. Notre-Seigneur s’est aussi déjà servi beaucoup de lui et de moi pour gagner les âmes, je ne sais quel dessein il pourrait avoir sur nous dans la suite, je sais que nous sommes à lui sans nulle réserve. Un peu après que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, la sœur M. me parla avec beaucoup d’ouverture, selon l’ordre que le Père La Combe lui en avait donné. Elle me dit d’abord tant de choses extraordinaires qu’elle me devint suspecte, et je crus qu’il y avait de l’illusion en son fait ; et je m’en voulais du mal à moi-même.
[9.] Je commençai à ressentir une peine incroyable d’avoir amené ma fille, et je me trouvais bien à son égard un Abraham, lorsque le Père La Combe m’abordant me dit : « Vous, soyez la bienvenue, fille d’Abraham. » Je ne trouvais nulle raison de la laisser là, et je pouvais encore moins la garder avec moi, parce que nous n’avions pas de lieu, et que les petites filles que l’on prenait pour faire catholiques étaient toutes mêlées avec nous, et avaient des maux dangereux. De la laisser là aussi, cela me paraissait une folie : le langage du pays, où l’on n’entendait qu’à peine le français, la nourriture dont elle ne pouvait user, pour être entièrement différente de la nôtre. Je la voyais tous les jours maigrir et devenir à rien. Cela me réduisait comme à l’agonie et il me semblait qu’on me déchirait les entrailles ; tout ce que j’avais de tendresse pour elle se renouvela et je me regardais comme sa meurtrière. J’éprouvais ce que souffrit Agar lorsqu’elle éloigna (142) son fils Ismaël d’elle dans le désert pour ne le point voir mourir. […]
Le demi-frère barnabite La Mothe se tourne contre elle par intérêt : plus tard il cherchera par jalousie à détruire le P. La Combe ; ce dernier lui est donné pour directeur par M. de Genève (Arenthon d’Alex) ; les sœurs la « négligent » et elle tombe malade ; le P. La Combe appelé pour la confesser la guérit par « miracle ». Elle arrive à Thonon où elle fera vœu de pauvreté dans l’esprit du tiers ordre franciscain qui inspira sa filiation spirituelle42.
1. ‘Le père La Mothe …me mandait …que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j'en étais cause : cela était cependant très faux … je commençais alors à porter les peines en manière divine, …l'âme pouvais …sans nul sentiment être en même temps et très heureuse et très douloureuse.’ 2. Critiques, lettre de son cadet. 3. Problèmes de sommeil et de nourriture. 4. ‘Ceux qui me voyaient disaient que j'avais un esprit prodigieux. Je savais bien que je n'avais que peu d'esprit, mais qu'en Dieu mon esprit avait pris une qualité qu'il n'eut jamais auparavant.’ 5-6. Visite de M. de Genève qui lui ouvre son cœur. Il lui donne le père La Combe pour directeur. 7. Maladie, négligence des sœurs. Elle est guérie par le père. A Thonon chez les Ursulines. 8. Vœux perpétuels. 9-10. Etat d’enfance. 11. ‘J'ai été quelques années que je n'avais que comme un demi-sommeil.’
[1.] Sitôt que l’on sut en France que je m’en étais allée, ce fut une condamnation générale. Ceux qui m’attaquèrent le plus fortement furent les spirituels humains, et surtout le père La Mothe qui m’écrivit que toutes les personnes de doctrine et de piété, de robe et d’épée, me condamnaient. Il me mandait de plus pour m’alarmer, que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j’en étais cause […]
[2.] Je répondis à toutes les lettres qu’on m’écrivit d’abord, toutes fulminantes, selon que l’esprit intérieur me dictait, et mes réponses se trouvèrent très justes, elles furent même fort goûtées, en sorte que Dieu le permettant ainsi, ces plaintes et ces foudres changèrent bientôt en applaudissements43. Toutes ces attaques ne me furent point si sensibles qu’une lettre que je reçus de mon cadet qui était de son petit44 style. Chaque mot portait son coup de flèche ; La sœur Garnier changea d’abord pour moi, et se déclara contre moi, soit que ce fut une feinte ou une touche véritable. Le père La Mothe parut revenir m’estimer même, mais cela ne dura pas longtemps. Un certain intérêt était ce qui le faisait agir. Lorsqu’il vit qu’une pension qu’il s’était imaginé que je lui ferais, n’était point, il changea tout à coup. […]
[5.] Quelque temps après mon arrivée à Gex, M. de Genève vint pour nous voir. Je lui parlai avec ouverture et impétuosité de l’esprit qui me conduisait. Il fut si convaincu de l’Esprit de Dieu en moi, qu’il ne pouvait se lasser de le dire. Il en fut même pris et touché, m’ouvrit son cœur sur ce que Dieu voulait de lui, et sur ce qu’on l’avait détourné de la fidélité à la grâce ; car c’est un bon prélat, et c’est le [144] plus grand dommage du monde qu’il soit faible au point qu’il est à se laisser conduire, car lorsque je lui ai parlé, il a toujours entré dans ce que je lui ai dit, avouant que ce que je lui disais portait un caractère de vérité. Cela n’avait garde d’être autrement puisque c’était l’esprit de vérité qui me faisait lui parler, sans quoi je n’étais qu’une bête ; sitôt que les gens qui voulaient dominer et ne pouvaient souffrir le bien qui ne venait pas d’eux lui parlaient, il se laissait impressionner contre la vérité. C’est ce faible, avec quelques autres, qui l’ont empêché de faire tout le bien qu’il aurait fait dans son diocèse sans cela.
[6.] Après que je lui eus parlé, il me dit qu’il avait eu dans l’esprit de me donner le Père La Combe pour directeur ; que c’était un homme éclairé de Dieu, et qui entendait bien les voies de l’intérieur, qui avait un don singulier de pacifier les âmes ; ce sont ses propres termes : « Qu’il lui avait même dit quantité de choses qui le regardaient qu’il savait être fort véritables, puisqu’il sentait en lui-même ce que le Père lui disait. » J’eus beaucoup de joie de ce que M. de Genève me le donnait pour directeur, voyant par là que l’autorité extérieure s’unissait avec la grâce qui semblait déjà me l’avoir donné par cette union et effusion de grâce surnaturelle.
[7.] […] Dieu permit que les sœurs me négligeassent fort ; surtout celle qui avait soin de l’économie était fort bonne ménagère, cela alla à tel point qu’on ne me fit point faire de bouillon. Je n’avais pas un sol pour m’en faire faire, car je ne m’étais rien réservé, et les sœurs alors touchaient tout l’argent qui me venait de France, qui était très considérable. […]
Cependant comme elles craignirent que je ne mourusse, elles envoyèrent à Genève chercher de la viande et en même temps écrivirent au Père La Combe pour le prier de me venir confesser. Il vint toute la nuit à pied avec beaucoup de charité, quoiqu’il y eût huit grandes lieues, mais il n’allait point autrement, imitant en cela, comme en tout le reste, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sitôt qu’il entra dans la maison mes douleurs s’apaisèrent, et lorsqu’il fut entré dans ma chambre et qu’il m’eut bénie m’appuyant les mains sur la tête, je fus guérie parfaitement, et je vidai mes eaux en sorte que je fus en état d’aller à la messe.
Les médecins furent si fort surpris qu’ils ne savaient à quoi attribuer ma guérison, car étant protestants, ils n’avaient garde d’y reconnaître du miracle. Ils dirent que c’était folie, que j’étais malade d’esprit et cent extravagances dont étaient capables des gens d’ailleurs fâchés de ce qu’ils savaient que l’on venait pour retirer de l’erreur ceux qui le voudraient. Il me resta cependant une toux assez forte, et ces sœurs me dirent d’elles-mêmes qu’il fallait aller auprès de ma fille pour prendre du lait durant quinze jours, et puis après que je reviendrais. Sitôt que je partis, le Père La Combe qui s’en retournait et qui était dans le même bateau me dit : « Que votre toux cesse », elle cessa d’abord, et quoiqu’il vînt une furieuse tempête sur le lac qui me fit vomir, je ne toussai plus du tout. La tempête devint si furieuse que les vagues pensèrent renverser le bateau. Le Père La Combe fit un signe de croix sur les ondes et, quoique les flots devinssent plus mutinés, ils n’approchèrent plus du bateau, mais se brisaient à plus d’un pied du bateau ; ce qui fut remarqué des mariniers et de ceux qui étaient dans le bateau qui le regardaient comme un saint, de sorte qu’étant arrivée à Thonon dans les Ursulines, je me trouvai si parfaitement guérie qu’au lieu de me faire des remèdes, comme je me l’étais proposé, j’entrai en retraite ; j’y fus douze jours.
[8.] Ce fut là que je fis pour toujours les vœux que je n’avais faits que pour un temps45. […]
Madame Guyon a soin de souligner de nouveau l’attitude confiante de M. de Genève qui se retournera plus tard contre Lacombe : à l’époque il « donna pour directeur de notre maison le Père La Combe. » Conflit d’intérêt entre celui tout spirituel de la future « dame directrice » et un ecclésiastique séduit ; jalousie entretenue d’un autre ecclésiastique vis-à-vis de Lacombe. Madame Guyon se souvient d’un rêve qui prédit le partage de lourdes épreuves.
1. Elle se défait de son bien, signant tout ce que veut sa famille. 2-3. Elle sait que les croix viennent de Jésus-Christ. Manifestations démoniaques. 4. Elle empêche la liaison d’une très belle fille avec un ecclésiastique. 5-6. Celui-ci médit sur elle et gagne une religieuse. 7-8. Heureuse veille de trois jours; M. de Genève lui envoie un Enfant Jésus distribuant des croix. 9. ‘Je vis la nuit en songe …le Père La Combe attaché à une grande croix.’ 10. L’ecclésiastique gagne la fille et la supérieure.
[4.] Une des sœurs que j’avais amenées, et qui était une fort belle fille, se lia avec un ecclésiastique qui avait autorité dans ce lieu. Il lui inspira d’abord de l’aversion pour moi, jugeant bien que si elle avait de la confiance en moi, je ne lui conseillerais pas de souffrir ses visites si fréquentes. Elle entreprit une retraite ; je la priai de ne la point faire que je n’y fusse, car c’était dans le temps que je faisais la mienne. Cet ecclésiastique était bien aise de la lui faire faire afin d’entrer dans toute sa confiance, ce qui lui eût même servi de prétexte pour de fréquentes visites. M. de Genève donna pour directeur de notre maison le Père La Combe sans que je l’en eusse prié, de sorte que cela venait tout purement de Dieu. Je la priai donc, comme il devait faire faire les retraites, de l’attendre. Comme je commençais déjà de m’insinuer dans son esprit, elle me l’accorda malgré sa propre inclination qui était assez de la faire sous cet ecclésiastique. Je commençai à lui parler d’oraison, et à la lui faire faire. Notre-Seigneur donna tant de bénédiction, que cette fille, d’ailleurs très sage, se donna à Dieu tout de bon et de tout son cœur. La retraite acheva de la gagner. Or comme elle connut apparemment que de se lier avec cet ecclésiastique était quelque chose d’imparfait, elle fut plus réservée, cela choqua beaucoup ce bon ecclésiastique et l’aigrit contre le Père La Combe et contre moi ; et ce fut là la source de toutes les persécutions qui m’arrivèrent. Le bruit de ma chambre finit lorsque cela commença.
[5.] Cet ecclésiastique, qui confessait dans la maison, ne me regardait plus de bon œil. Il commençait en secret à parler de moi avec mépris. Je le savais, et ne lui en témoignais jamais rien et ne cessais pour cela de me confesser à lui. Il vint un certain religieux le voir qui haïssait à mort le Père La Combe à cause de sa régularité. Ils se lièrent ensemble et conclurent qu’il me fallait faire sortir de la maison et s’en rendre maîtres. Ils machinèrent pour cela tous les moyens qu’ils purent trouver. L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait46 tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse, disant qu’il y avait des personnes d’un orgueil effroyable, qui au lieu de se confesser de gros péchés, se confessent de peccadilles ; puis on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot. Je veux croire que ce bon prêtre n’était accoutumé qu’à confesser des paysans : les fautes d’une personne en l’état où j’étais, l’étonnaient, et lui faisaient regarder [153] ce qui était vraiment des fautes en moi comme des choses en l’air, car sans cela il n’en aurait pas assurément usé de la sorte. Je m’accusais cependant toujours d’un péché de ma vie passée, mais cela ne le contentait pas. Je sus qu’il faisait un fort grand bruit de ce que je ne m’accusais pas de péchés plus notables. J’écrivis au Père La Combe pour savoir si je pouvais confesser les péchés passés comme présents, afin de contenter ce bon homme : il me manda que non ; et que je me donnasse bien de garde de les confesser autrement que comme passés, et qu’il fallait dans la confession une extrême sincérité.
[…]
[9.] Peu de jours après mon arrivée à Gex je vis la nuit en songe (mais songe mystérieux, car je le distinguais très bien) le Père La Combe attaché à une grande croix, mais d’une grandeur extraordinaire. Il était nu en la même manière que l’on dépeint Notre-Seigneur. Je voyais un monde épouvantable qui me comblait de confusion et qui rejetait sur moi l’ignominie de son supplice. Il me sembla qu’il avait plus de douleur que moi, mais que j’avais plus d’opprobre que lui. Cela me surprit d’autant plus que ne l’ayant vu alors qu’une fois, je ne pouvais m’imaginer ce que cela pouvait signifier, mais je l’ai bien vu accompli. Ces paroles me furent imprimées en même temps que je le vis attaché de cette sorte à la croix : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées ; et ces autres : J’ai prié pour toi en particulier, Pierre, afin que ta foi ne défaille point : Satan a demandé de te cribler47.
[…]
L’histoire conflictuelle entre détenteurs par fonctions -- et détentrice en pratique mystique -- d’une autorité spirituelle, se poursuit : « l’ecclésiastique » local se manifeste habilement auprès de l’évêque mais madame Guyon veut garder une indépendante fragilité toute moderne qui lui coûtera cher par la suite. Si seulement elle avait accepté de devenir supérieure de religieuses, comme les autres grandes figures mystiques l’on fait avant elle ! Mais probablement ne veut-elle pas participer à des pressions exercées sur de prochaines « Nouvelles Catholiques » qu’elle juge innoportunes et sans droiture48.
1. L’ecclésiastique fait entendre à M. de Genève ‘qu'il fallait, pour m'assurer à cette maison, m'obliger d'y donner le peu de fonds que je m'étais réservé, et de m'y engager en me faisant supérieure.’ 2. Le même intercepte le courrier. 3. ‘L’on me proposa l'engagement et la supériorité’, ‘Je lui [la supérieure] témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas.’ 4. Elle s’oppose à ce que la supérieure s’engage à obéir au père La Combe. 5-6. ‘Le principal caractère du père La Combe est la simplicité et la droiture’. On lui tend des pièges. L’ecclésiastique envoie à Rome sans succès huit propositions litigieuses tirées d’un sermon du père. 7-8. On oppose le père à M. de Genève qui lui demande de faire pression sur elle. Dans sa droiture le père refuse. 9. Les sœurs la poursuivent. 10. L’ecclésiastique et un de ses ami décrient le père. Celui-ci part en Italie. 11. Vision prémonitoire alarmante d’un prêtre.
[2.] M. de Genève ne pénétra en nulle manière les intentions de cet ecclésiastique que l’on appelait dans le pays le petit évêque, à cause de l’ascendant qu’il avait pris sur l’esprit de M. de Genève. Il crut que [155] c’était par affection pour moi et par zèle pour cette maison que cet homme désirait de m’y engager ; c’est pourquoi il donna d’abord avec zèle dans cette proposition, se résolvant de la faire réussir à quelque prix que ce fut. L’ecclésiastique voyant qu’il avait si bien réussi, ne garda plus aucune mesure à mon égard. Il commença par faire arrêter les lettres que j’écrivais au Père La Combe, ensuite il fit prendre toutes celles que j’écrivais du côté de Paris et celles que l’on m’écrivait, afin de pouvoir impressionner les esprits comme il voudrait, et que je ne pusse ni le savoir, ni me défendre, ni mander les manières dont j’étais traitée. Une des filles que j’avais amenées voulut s’en retourner ne pouvant rester en ce lieu ; ainsi il ne m’en resta plus qu’une, qui était infirme et trop occupée pour m’aider en bien des choses dont j’aurais eu besoin. Comme le Père La Combe devait venir pour les retraites, je crus qu’il adoucirait l’esprit aigri de cet homme, et qu’il me donnerait conseil.
[3.] Cependant l’on me proposa l’engagement et la supériorité. Je répondis que pour l’engagement il m’était impossible, puisque ma vocation était pour ailleurs, que pour la supériorité, je ne pouvais être supérieure avant que d’être novice ; qu’elles avaient toutes fait deux ans de noviciat avant de s’engager, que quand j’en aurais fait autant, je verrais ce que Dieu m’inspirerait. La supérieure me répondit assez brusquement que, si je les voulais quitter un jour, je n’avais qu’à le faire tout à l’heure. Cependant je ne me retirai pas pour cela, j’en usai toujours à mon ordinaire ; mais je voyais le ciel se grossir peu à peu, et les orages venir de tout côté. La supérieure cependant affecta un air plus doux : elle me témoigna qu’elle désirait aussi bien que moi d’aller à Genève, que je ne m’engageasse pas et que je lui promisse seulement de la prendre si j’y allais. Elle me demanda si je n’étais pas engagée pour Genève pour quelque chose : elle voulait me sonder afin de voir si je n’avais point quelque dessein, ou peut-être quelque engagement de vœu, mais comme je n’avais point de conseil du Père La Combe, je ne lui dis rien. Elle me témoigna même beaucoup de confiance et semblait être unie à moi. Comme je suis fort franche et que Notre-Seigneur m’a donné beaucoup de droiture, je crus qu’elle allait de bonne foi : je lui témoignais même que je n’avais nul attrait pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques, à cause des intrigues du dehors. Je lui témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas, parce que je voulais que l’on fut droit en tout ; de sorte même que le refus que je fis de signer49 celles qui n’étaient pas selon la bonne foi les choqua un peu. Elle n’en fit rien paraître. Elle était bonne, et ne faisait ces choses que parce que cet ecclésiastique lui disait qu’il était nécessaire d’en user de la sorte pour accréditer la maison au loin, et attirer des charités de Paris. Je lui disais que si nous allions droit, Dieu ne nous manquerait jamais, qu’il ferait plutôt des miracles. Je remarquai une chose qui fut que sitôt que l’on prit cette manière d’agir si éloignée de la droiture et de la sincérité, et même de la justice, ce que l’on croyait faire pour attirer les charités eut pour effet, sans que personne sût rien de cela, que l’on se refroidit et que la charité se resserra. O. Dieu, n’est-ce pas vous qui inspirez la charité et n’est-elle pas sœur de la vérité : comment donc l’attirer par le déguisement ? Il faut l’attirer par la confiance en Dieu et alors elle devient extrêmement libérale, tout autre manière d’en user la porte à se resserrer.
[4.] Un jour après que la supérieure eut communié, elle me vint trouver et me dit que Notre-Seigneur lui avait fait connaître combien le Père La Combe lui était agréable et que c’était un saint, qu’elle se sentait fort portée à faire vœu de lui obéir. Elle paraissait dire cela de la meilleure foi du monde et je crois qu’elle parlait alors sincèrement, car elle avait des hauts et bas de faiblesse qui sont assez l’apanage de notre sexe, dont nous devons beaucoup nous humilier. Je lui dis qu’elle ne devait point faire cela ; elle me dit qu’elle le voulait, et qu’elle allait le prononcer. Je m’y opposai fortement, disant que des choses de cette nature ne devaient pas se faire [156] à la légère ni sans avoir consulté la personne à laquelle on veut obéir pour voir si elle l’agréera. Elle se contenta de ma raison et écrivit au Père La Combe tout ce qu’elle disait s’être passé en elle et comme elle voulait faire vœu de lui obéir ; que c’était Dieu qui la poussait à cela. Le Père La Combe lui fit réponse et elle me montra la lettre. Il lui mandait qu’elle ne devait jamais faire vœu d’obéir à aucun homme, et qu’il ne le lui conseillerait jamais, que tel qui nous est propre dans un temps ne l’est pas dans l’autre, qu’il faut rester libre, ne laissant pas d’obéir avec amour et charité tout de même que si l’on était engagé par vœu ; qu’à son égard il n’en avait jamais reçu de personne ni n’en recevrait jamais ; que cela leur était même défendu par leur règle ; qu’il ne laisserait pas de la servir autant qu’il le pouvait et qu’il irait dans peu faire faire les retraites. Elle lui avait mandé aussi dans cette lettre qu’elle le priait de demander à Notre-Seigneur qu’il lui fît connaître s’il la destinait pour Genève, si elle irait avec moi, qu’elle était contente de toutes les volontés de Dieu ; seulement qu’il lui dît les choses telles qu’il les connaissait. Il lui manda que sur cet article il lui dirait simplement ce qu’il en penserait.
[5.] Il est vrai que le principal caractère du Père La Combe est la simplicité et la droiture. Lorsqu’il fut venu pour les retraites, qui fut la troisième fois et la dernière qu’il vint à Gex, elle lui parla la première journée avec beaucoup d’empressement. Elle lui demanda si elle serait un jour unie à moi dans Genève. Il lui répondit avec sa droiture ordinaire : « Ma Mère, Notre-Seigneur m’a fait connaître que vous ne vous établirez jamais dans Genève, du moins vous, car pour les autres, je n’en ai pas de lumière ». Elle est morte aussi, c’est pourquoi cela s’est bien vérifié. Sitôt qu’il lui eut fait cette déclaration, elle parut animée contre lui et contre moi d’une manière surprenante. Elle fut trouver l’ecclésiastique, qui était avec l’économe dans une chambre, et ils prirent ensemble des mesures pour m’obliger à m’engager ou à me retirer. Ils croyaient que j’aimerais mieux m’engager que de me retirer, et veillèrent de plus près sur mes lettres.
[6.] Le père prêcha à sa prière, car ce n’était que pour tendre des pièges. Il avait fait un sermon de50 la charité à la paroisse qui avait enlevé51 tout le monde : elle lui demanda un sermon un peu intérieur. Il lui en prêcha un qu’il avait prêché à la Visitation de Thonon : La beauté de la fille du Roi vient du dedans52. Il leur fit comprendre ce que c’était que d’être intérieur, et ce que c’était que de faire ses actions par ce principe. Cet ecclésiastique qui y était avec un de ses affidés, dit que c’était contre lui qu’on avait prêché, et que c’étaient des erreurs. Il tira huit propositions, que le père n’avait point prêchées, et ne laissa pas de les ajuster le plus malicieusement qu’il put, et les envoya à un de ses amis à Rome pour les faire, disait-il, examiner à la Sacrée Congrégation et à l’Inquisition. Quoiqu’il les eût très mal digérées, elles ne laissèrent pas de passer pour très bonnes. Son ami lui manda qu’il n’y avait rien du tout de mauvais. Cela le fâcha fort, car il n’est pas assez bon théologien, à ce que j’ai ouï dire, pour juger de rien par lui-même. Il fit plus : c’est qu’il vint avec une colère surprenante le lendemain trouver le Père La Combe le querellant fortement, disant qu’il avait fait ce sermon pour l’offenser. Le père le lui tira de sa poche et lui montra qu’il avait écrit dessus les lieux où il l’avait prêché, le temps, et les années, de sorte qu’il demeura interdit, mais non pas apaisé. Il se mit encore plus en colère devant bien des gens qui s’assemblèrent là. Le père se mit à genoux, et en cette posture entendit [une] demi-heure durant toutes les injures qu’il plut à cet ecclésiastique de lui dire. On me le vint dire, mais je ne voulus pas entrer en tout cela.
[7.] Le père dit à cet ecclésiastique, après avoir été traité de la sorte, avec autant de douceur que d’humilité, qu’il était obligé d’aller à Annecy pour quelques affaires de leur couvent et que s’il voulait mander quelque chose à M. de Genève, il se chargerait des lettres. L’autre lui répondit de l’attendre, et qu’il allait écrire.
Ce bon [157] père eut la patience d’attendre plus de trois heures entières sans entendre de ses nouvelles. L’on me vint dire : « Savez-vous bien que le Père La Combe n’est pas parti, qu’il est dans l’église où il attend des lettres de M. N. ? », parlant de ce prêtre qui l’avait si mal traité, jusqu’à lui faire arracher des mains une lettre que je venais de lui donner pour ce bon ermite dont j’ai parlé. J’allai à l’église le prier d’envoyer un valet qui devait l’accompagner à Annecy voir si le paquet de ce monsieur était prêt, parce que le jour s’avançait si fort qu’il lui faudrait coucher en chemin. Cet homme trouva un valet de l’ecclésiastique à cheval qui lui dit : « C’est moi qui vas » et comme il entrait, ce monsieur disait à un autre valet qu’il allât à toute bride, et qu’il fût à Annecy avant ce Père. Il ne l’avait fait attendre que pour faire partir un homme avant lui pour prévenir l’esprit de l’évêque, et il renvoya dire au Père qu’il n’avait point de lettre à lui donner.
[8.] Le Père La Combe ne laissa pas d’aller à Annecy. Lorsqu’il fut là, il trouva l’évêque fort prévenu et aigri. Il lui dit : « Mon Père, il faut absolument engager cette dame à donner ce qu’elle a à la maison de Gex, et la faire supérieure ». « Monseigneur, lui répondit le Père La Combe, vous savez ce qu’elle vous a dit elle-même de sa vocation et à Paris et en ce pays, et ainsi je ne crois pas qu’elle veuille s’engager ; et il n’y a point d’apparence qu’ayant tout quitté dans l’espérance d’entrer à Genève, elle s’engage ailleurs et qu’elle se rende par là impuissante d’accomplir les desseins de Dieu sur elle. Elle s’est offerte de rester avec ces bonnes filles comme pensionnaire : si elles veulent bien la garder en cette qualité, elle restera avec elles, sinon, elle est résolue de se retirer dans quelque couvent jusqu’à ce que Dieu en dispose autrement ». M. de Genève lui répondit : « Mon père, je sais tout cela, mais je sais en même temps qu’elle est si obéissante que si vous lui ordonnez de le faire, elle le fera assurément. - C’est par cette raison, Monseigneur, qu’elle est fort obéissante que l’on doit se précautionner dans les commandements que l’on lui fait, répartit le père, il n’y a pas d’apparence que je porte une dame étrangère qui n’a pour toute subsistance que ce qu’elle s’est réservé, de s’en dépouiller en faveur d’une maison qui n’est pas encore établie et qui peut-être ne s’établira pas. Si la maison vient à manquer ou à n’être plus utile, de quoi cette dame vivra-t-elle ? ira-t-elle à l’hôpital ? Effectivement cette maison, avant qu’il ne soit peu, ne sera d’aucune utilité, parce qu’il n’y a plus de protestants en France. » M. de Genève lui dit : « Mon père, toutes ces raisons ne sont bonnes à rien. Si vous ne faites pas faire cela à cette dame, je vous interdirai53. » Cette manière de parler surprit un peu le père qui sait assez les règles de l’interdit, qui ne se fait pas sur des choses de cette nature. Il lui dit : « Monseigneur, je suis prêt non seulement de souffrir l’interdit, mais même la mort, plutôt que de rien faire contre mon honneur ni contre ma conscience », et se retira.
[9.] Il m’écrivit en même temps toutes choses par un exprès, afin que je prisse mes mesures là-dessus. Je n’eus point d’autre parti à prendre que de me retirer dans un couvent, mais avant que de le faire, je dis encore à ces bonnes sœurs que je m’en allais, car il survint en même temps une lettre que la religieuse à laquelle j’avais confié ma fille, et qui était celle qui parlait moins mal français et qui était fort vertueuse, était tombée malade, de sorte qu’elle me priait d’aller pour quelque temps auprès de ma fille. Je leur montrai cette lettre et leur dis que je voulais me retirer dans cette communauté ; que si elles cessaient de me poursuivre comme elles faisaient et qu’on laissât en repos le Père La Combe, qui passait pour l’apôtre [158] du pays à cause du fruit admirable qu’il faisait dans ses missions, que je retournerais sitôt que la maîtresse de ma fille se porterait mieux. C’était mon intention de le faire. Au lieu de cela, elles me poursuivirent avec plus de force, écrivirent à Paris contre moi, arrêtèrent toutes mes lettres, envoyèrent des libelles où il y avait que l’on reconnaîtrait la personne à une petite croix de bois qu’elle portait. C’est que j’avais au col une petite croix du tombeau de saint François de Sales
[10.] Cet ecclésiastique et son ami allèrent dans tous les lieux où le Père La Combe avait fait mission, le décrier et parler contre lui avec tant de force qu’une femme n’osait dire son Pater parce que, disait-elle, elle l’avait appris de lui. Ils firent dans tout le pays un scandale effroyable. Le Père La Combe n’était pas au pays, car le lendemain de mon arrivée aux Ursulines de Thonon, il partit dès le matin pour aller prêcher le Carême à la vallée d’Aoste. Il vint me dire adieu, et il me dit en même temps qu’il irait de là à Rome et qu’il n’en reviendrait peut-être pas ; que ses supérieurs pourraient bien l’y retenir ; qu’il était bien fâché de me laisser dans un pays étranger sans secours et persécutée de tout le monde ; si cela ne me faisait point de peine. Je lui dis : « Mon père, je n’ai nulle peine de cela ; je me sers des créatures pour Dieu et par son ordre ; je m’en passe fort bien par sa miséricorde lorsqu’il les retire, et je suis fort contente de ne vous voir jamais, si telle est sa volonté, et de rester dans la persécution. » Lorsqu’il me disait cela, il ne savait pas qu’elle deviendrait aussi forte qu’elle fut. Après, il me dit qu’il partait fort content de me voir dans ces dispositions et s’en alla de cette sorte.
[…]
Et cela continue : le Père La Mothe, mécontent que sa plus jeune demi-sœur ne prenne pas conseil de lui, « débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe ». Madame Guyon redresse la situation auprès de l’évêque in partibus de Genève, qui « me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice. » Et être coupée du monde ? Cette répartie préserve la liberté mais ne satisfait pas le prélat. Madame Guyon dirige mystiquement La Combe tandis que la jolie fille demeure ferme…
1. Persécution. Vingt-deux lettres interceptées. Relations entre le P. La Motte et M. de Genève. 2. Comment se disculper de maltraiter une personne qui a donné tout son bien. 3. Inventions sur ses relations avec le père La Combe. 4. Dans un couvent, très au repos avec sa fille. 5. Etat simple nu et perdu. 6-7. Il lui faut devenir ‘souple comme une feuille’. 8. ‘L’on s'abandonne à des hommes qui ne sont rien … et si l'on parle d'une âme qui s'abandonne toute à son Dieu … on dit hautement : « Cette personne est trompée avec son abandon ».’ 9. ‘En songe deux voies … sous la figure de deux gouttes d'eau. L'une me paraissait d'une clarté, d'une beauté et netteté sans pareille, l'autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe.’ 10. Voie de foi et voie de lumières. Un songe lui fait connaître que le père La Combe lui a été donné pour passer à la voie de foi. 11. ‘Ma difficulté c’était de le dire à ce père.’ Elle lui déclare qu’elle est sa mère de grâce et il en est intérieurement confirmé. 12. L’ecclésiastique tourmente la belle fille, qui demeure ferme. 13. ‘Après Pâques de l'année 1682, M. de Genève vint à Thonon.’ Il convient de la sainteté du père.
[1.] Sitôt donc que le Père La Combe fut parti, la persécution devint plus forte qu’auparavant. M. de Genève me fit encore quelques honnêtetés, tant pour voir s’il me ferait faire ce qu’il désirait, que pour avoir le temps de sonder (159) comme les choses passeraient en France, et pour prévenir les esprits contre moi, empêchant toujours que je ne reçusse des lettres. Je n’en faisais tenir que très peu et celles qui étaient indispensables. L’ecclésiastique et un autre avaient vingt-deux lettres ouvertes sur leur table qui n’étaient pas parvenues jusqu’à moi. Il y en avait une où l’on m’envoyait une procuration à signer, qui était fort nécessaire. Ils furent obligés d’y remettre une autre enveloppe pour me l’envoyer. M. de Genève écrivit au Père La Mothe et il n’eut pas de peine à le faire entrer dans ses intérêts. Il était malcontent de ce que je ne lui avais pas fait la pension qu’il espérait, ainsi qu’il me l’a dit quantité de fois fortement ; et il trouvait mauvais que je ne prisse pas ses avis en tout, joint à cela quelques autres intérêts. Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident, et c’était lui qui débitait les nouvelles qu’on lui écrivait. La commune opinion est que ce qui le faisait agir de la sorte, et monsieur son frère, fut la crainte que je n’annulasse la donation si je revenais, et qu’ayant du support et des amis, je n’y fisse trouver de quoi la rompre ; ils se trompaient bien en cela, car je n’ai jamais eu la pensée d’aimer autre chose que la pauvreté de Jésus-Christ. Durant quelque temps le père me ménageait encore. Il m’écrivait des lettres qu’il adressait à M. de Genève et ils s’accommodaient si bien qu’il était seul dont je reçusse des lettres. Notre-Seigneur me donna de très belles lettres à lui écrire : mais au lieu d’en être touché, il s’en irritait. Je ne crois pas qu’il s’en puisse guère trouver de plus fortes ni de plus touchantes.
[2.] M. de Genève, comme j’ai dit, me ménagea encore quelque temps, me faisant accroire qu’il avait de la considération pour moi, mais il écrivit à beaucoup de gens à Paris, et les sœurs aussi, à toutes ces personnes de piété dont j’avais reçu des lettres, afin de les prévenir contre moi, et d’éviter le blâme qui leur devait venir naturellement d’avoir traité si indignement une personne qui avait tout abandonné pour se dévouer au service de son diocèse, et de ne l’avoir maltraitée qu’après qu’elle s’était défaite de tous ses biens et qu’elle n’était plus en état de retourner en France. Pour, dis-je, éviter un blâme si juste, il n’y avait point d’histoire fausse et fabuleuse qu’ils n’inventassent pour me décrier. Outre que je ne pouvais faire savoir la vérité en France, c’est que Notre-Seigneur m’inspirait de tout souffrir sans me justifier. Je le fis envers le Père La Mothe. Comme je vis qu’il tournait tout de travers, et qu’il paraissait plus aigri que l’évêque, je cessai de lui écrire. D’autre côté, les Nouvelles Catholiques qui sont en fort grand crédit, me blâmaient et condamnaient pour se disculper de leur violence. On ne voyait que condamnation et accusation sans aucune justification. Il n’était pas difficile de blâmer et imposer à qui ne se défendait pas.
[3.] J’étais dans ce couvent, et je n’avais vu le Père La Combe que ce que j’ai marqué. Cependant on ne laissait pas de faire courir le bruit que je courais avec lui, qu’il m’avait promenée en carrosse dans Genève, que le carrosse avait versé et cent folies malicieuses. Le Père La Mothe débitait lui-même tout cela, soit qu’il le crut véritable ou autrement. Quand il les aurait crues véritables, il aurait dû les cacher. Mais que dis-je mon Dieu et où m’égarais-je ? N’était-ce pas vous qui permettiez toutes ces choses et qui ayant dessein de me faire souffrir les étranges persécutions qu’il m’a fallu souffrir depuis, permettiez que lui et son frère s’imprimassent de ces choses, et que les croyant vraies ils pussent les dire sans scrupule. Pour son frère, je crois qu’il ne le croyait que sur le rapport du Père La Mothe qui les lui faisait croire véritables. Le Père La Mothe débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe, ce qui était d’autant plus faux que je n’ai jamais été de cette manière. Toutes ces calomnies tournèrent en ridicule/dans l’esprit des gens de bien, aussi bien (3. 260) que dans celui des personnes du monde,//des personnes que l’on estimait auparavant des saints. C’est en quoi il faut admirer la conduite de Dieu, car quel sujet avais-je donné de parler de la sorte ? J’étais dans un couvent à cent cinquante lieues du Père La Combe, [160] et l’on ne laissait pas de faire de lui et de moi les contes les plus sanglants du monde.
[…]
[5] […] Mon fond était dans une généralité, paix, liberté, largeur54 inébranlables ; et quoique je souffrisse quelquefois quelque chose dans les sens, à cause des renversements continuels, cela n’entrait point, et c’étaient des vagues qui se brisaient contre le rocher. Le fond était si perdu dans la volonté de Dieu qu’il ne pouvait vouloir ou ne vouloir pas. Je demeurais abandonnée, sans me mettre en peine ni de ce que je ferais, ni de ce que je deviendrais, ni quelle serait la fin d’une si effroyable tempête, qui ne faisait que commencer. La conduite de la providence dans le moment présent faisait toute ma conduite sans conduite, car l’âme dans l’état dont je parle, ne peut désirer ni chercher une providence particulière ni extraordinaire ; mais je me laissais conduire par la providence journalière de moment en moment sans penser au lendemain. J’étais comme un enfant entre vos mains, ô mon Dieu, je ne songeais pas d’un moment à l’autre, mais je reposais à l’ombre de votre protection, sans penser à rien et sans me soucier de moi-même non plus que si je n’eusse plus été. Mon âme était dans un abandon si parfait, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, qu’elle ne pouvait prendre ni règle ni mesure pour rien. Il lui était indifférent d’être d’une manière ou d’une autre, dans une compagnie ou dans une autre, à l’oraison ou à la conversation. Il faut avant de poursuivre que je dise comment Notre-Seigneur travailla à me mettre dans cette indifférence.
[6.] Lorsque j’étais encore dans mon ménage, sans autre directeur que son esprit, quelque possédée que je fusse de lui, et de quelque manière que je me trouvasse à l’oraison, sitôt qu’un de mes petits enfants venait frapper à ma porte, ou que la moindre personne venait à moi, il voulait que je l’interrompisse. Et une fois que j’étais si pénétrée de la divinité que je ne pouvais presque parler, il vint frapper à mon cabinet un de mes petits enfants qui voulait jouer auprès de moi. Je crus qu’il ne fallait pas interrompre pour cela, et je renvoyai l’enfant sans lui ouvrir. Notre-Seigneur me fit comprendre que tout cela était propriété ; et ce que j’avais cru conserver se perdit55 . D’autres fois il m’envoyait rappeler ceux que j’avais congédiés. Il me fallut devenir souple comme une feuille dans votre main tout adorable, ô mon Dieu, en sorte que je reçusse tout également de votre providence. Quelquefois ils venaient m’interrompre pour des choses qui n’avaient pas l’ombre de raison, et cela à tout coup ; il me les fallait recevoir également, la dernière fois comme la première, tout cela m’étant égal dans votre providence.
[7.] Ce ne sont point, ô mon Dieu, les actions en elles-mêmes qui vous sont agréables, mais l’obéissance à toutes vos volontés et la souplesse à ne tenir à rien56. C’est que par les petites choses l’âme insensiblement se dégage de tout, elle ne tient à rien, elle est propre pour tout ce que Dieu veut d’elle, et elle se trouve sans aucune [161] résistance. O volonté de Dieu, marquée par tant de petites providences, qu’il fait bon vous suivre ! parce que vous accoutumez l’âme à vous connaître, à ne tenir à rien, et à aller avec vous en quelque lieu que vous la meniez. Mon âme était alors, ce me semblait, comme une feuille, ou comme une plume, que le vent fait aller comme il lui plaît ; elle se laissait aller à l’opération de Dieu et à tout ce qu’il faisait intérieurement et extérieurement de même manière ; se laissant conduire sans aucun choix, contente d’obéir à un enfant comme à un homme de science et d’expérience, ne regardant que Dieu dans l’homme et l’homme en Dieu, qui ne permet jamais qu’une âme qui lui est entièrement abandonnée soit trompée, ô mon Dieu.
[…]
[9.] Sitôt que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, Notre-Seigneur me fit voir en songe deux voies par lesquelles ils conduisait les âmes, sous la figure de deux gouttes d’eau. L’une me paraissait d’une clarté, d’une beauté et netteté sans pareille, l’autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe ; et comme je les regardais attentivement, il me fut dit : « Ces deux eaux sont toutes deux bonnes pour étancher la soif, mais celle-ci se boit avec agrément, et l’autre avec un peu de dégoût. » Il en est de même de la voie de la foi pure et nue que de cette goutte fort claire et nette ; elle plaît beaucoup à l’époux, parce qu’elle est toute pure et sans propriété. Il n’en est pas de même de la voie de lumière, qui ne plaît pas tant à l’époux, et ne lui est pas à beaucoup près si agréable57.
[10.] Il me fut ensuite montré que cette voie si pure était celle par laquelle Notre-Seigneur avait eu la bonté de me conduire jusqu’alors, que celle de lumières était celle par laquelle quelques âmes de lumière marchaient, et qu’elles y avaient entraîné le Père La Combe. En même temps il me parut revêtu d’une robe toute déchirée, et je vis tout à coup que l’on raccommoda cette robe sur moi. On en fit d’abord un quart, et ensuite un autre quart ; puis longtemps après l’autre moitié fut toute faite, et il fut habillé de neuf magnifiquement. Comme j’étais en peine de ce que cela signifiait, Notre-Seigneur me fit entendre que, sans que je le susse, il me l’avait donné, l’attirant à une vie plus parfaite que celle qu’il avait menée jusqu’alors ; que c’était dans le temps de ma petite vérole qu’il me l’avait donné, et qu’il m’en avait coûté ce mal et la perte de mon cadet ; qu’il n’est pas seulement mon père, mais mon fils ; et que l’autre quart de la robe s’était fait lorsque, passant par le lieu de ma demeure, il fut touché plus vivement, et qu’il embrassa une vie plus intérieure et plus parfaite ; et que depuis ce temps-là il a toujours continué, mais qu’il faut à présent que tout s’achève, Dieu voulant se servir de moi pour le faire marcher dans la foi nue et dans la perte : ce qui est arrivé.
Le lendemain, ce père étant venu dire la messe aux Ursulines, m’ayant demandé, je n’osais lui rien dire du tout, quoique Notre-Seigneur me poussât très fort à le faire, par un reste d’amour-propre qui aurait passé pour humilité autrefois dans mon esprit. Je parlais pourtant [162] devant les sœurs qui étaient avec moi de la voie de foi, combien elle était plus glorieuse à Dieu et plus avantageuse à l’âme que toutes ces lumières et assurances qui font toujours vivre l’âme à elle-même. Cela les rebuta d’abord, et lui aussi, jusqu’à leur faire sentir de la peine contre moi. Je voyais qu’ils étaient peinés, comme ils me l’ont avoué depuis. Je ne leur en dis pas pour lors davantage, mais comme le père est d’une humilité achevée, il m’ordonna d’expliquer ce que je lui avais voulu dire. Je lui contai une partie de mon songe des deux gouttes d’eau : il n’entra pas cependant pour lors dans ce que je lui dis, l’heure n’étant pas encore venue. Après que je fus retournée à Gex, comme je continuais de me lever à minuit, le Père La Combe étant venu pour les retraites, la nuit, en faisant l’oraison, Notre-Seigneur me fit connaître que j’étais sa mère, et qu’il était mon fils ; il me confirma le songe que j’avais eu, et m’ordonna de le lui dire, et que, pour preuve de ce que je lui dirais, il examinât dans quel temps il fut touché d’une violente contrition et si ce n’était pas dans le temps de ma petite vérole. Notre-Seigneur me fit encore connaître qu’il donnait à des âmes quantité de personnes sans le leur faire connaître que quelquefois ; et qu’il m’en avait donné encore une pour laquelle acheter il m’avait ôté ma fille : ce qui se trouva juste en ce temps.
[11.] Ma difficulté, c’était de le dire à ce père, que je ne connaissais qu’à peine. Je voulais me le dissimuler à moi-même, et dire que c’était présomption, quoique je sentisse fort bien que c’était l’amour-propre qui voulait éluder cela pour éviter la confusion. Je me sentais pressée de le dire jusqu’au trouble. Je le fus trouver comme il se préparait pour dire la messe, et m’étant approchée de lui comme pour me confesser, je lui dis : « Mon père, Notre-Seigneur veut que je vous dise que je suis votre mère de grâce et je vous dirai le reste après votre messe. » Il dit la messe où il fut confirmé de ce que je lui avais dit. Après la messe, il voulut que je lui disse toutes les circonstances de toutes choses, et du songe. Je les lui dis. Il se souvint que Notre-Seigneur lui avait fait souvent connaître qu’il avait une mère de grâce qu’il ne connaissait point et, m’ayant demandé le temps que j’avais eu la petite vérole, je lui dis à la Saint François, et que mon cadet était mort peu de jours avant la Toussaint. Il reconnut que c’était le temps d’une touche si extraordinaire que Notre-Seigneur lui donna qu’il pensa mourir de contrition. Cela lui donna un tel renouvellement intérieur que, s’étant retiré pour prier, car il se sentait fort recueilli, il fut saisi d’une joie intérieure et d’une émotion très grande qui le fit entrer dans ce que je lui avais dit de la voie de la foi. Il m’ordonna de lui écrire ce que c’était que la voie de foi, et la différence qu’il y avait entre la voie de foi et celle de lumière. Ce fut en ce temps et pour lui que j’écrivis cet écrit de58 la foi que l’on a trouvé beau. Je n’en ai aucune copie, je crois pourtant qu’il subsiste encore59. Je ne savais ni ce que j’écrivais ni ce que j’avais écrit, non plus que dans tout ce que j’ai écrit depuis. Je le donnai au père, qui me dit qu’il le lirait en allant à Aoste. Je dis les choses comme elles me viennent, sans ordre.
[13.] Après Pâques de l’année 1682, M. de Genève vint à Thonon60. J’eus l’occasion de lui parler à lui-même ; et Notre-Seigneur faisait que, lorsque je lui avais parlé, il restait content, mais les personnes qui l’avaient animé, revenaient à la charge. Il me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice, et que pour l’engagement, il savait lui-même ma vocation et ce que je lui avais dit à Paris et à Gex, que cependant je lui parlais comme à un évêque qui tenait la place de Dieu ; qu’il prit garde de ne regarder que Dieu en ce qu’il me dirait, qu’il connaissait toutes choses et savait ce que je lui avais dit, qu’après cela s’il me disait de m’engager, tenant la place qu’il tenait, je le ferais. Il demeura tout interdit, et me dit : « Puisque vous me parlez de cette sorte, je ne puis point vous le conseiller. Ce n’est point à nous à aller contre les vocations, mais faites du bien à cette maison je vous prie. » Je lui promis de le faire ; et ayant reçu ma pension, je leur envoyai cent pistoles avec le dessein de continuer la même chose tout le temps que je serais dans le diocèse. Il se retira fort content, car assurément il aime le bien61, et c’est dommage qu’il se laisse gouverner comme il fait par ces personnes qui lui font faire ce qu’elles veulent. Il me dit même : « J’aime le Père La Combe, c’est un vrai serviteur de Dieu et il m’a dit bien des choses dont je ne pouvais douter, car je les sentais en moi », mais, dit-il encore : « lorsque je dis cela, on dit que je me trompe et qu’il deviendra fou avant qu’il soit six mois ; et une personne qui est venue m’accompagner de la Visitation ici m’a assuré que, sur sa vie, il serait bientôt fou. » Cet homme était le religieux mécontent, ami de l’ecclésiastique. Cette faiblesse m’étonna. Il me dit qu’il était très content des religieuses que le Père La Combe avait conduites, et qu’il n’avait rien moins trouvé que ce qu’on lui avait dit. Je pris de là occasion de lui dire qu’il devait, en toutes choses, s’en rapporter à lui-même, et non pas aux autres : il en demeura d’accord. Cependant à peine s’en fut-il retourné qu’il rentra dans ses premiers soupçons, il m’envoya dire par le même ecclésiastique que je m’engageasse (164) à Gex, et que c’était son sentiment. Je priai cet ecclésiastique de lui dire que je me tenais au conseil qu’il m’avait donné lui-même, qu’il m’avait parlé en Dieu, et que l’on le faisait à présent parler en homme.
[2.] Pour moi, il ne se passait presque point de jour, et même quelquefois plus que tous les jours, c’était des insultes nouvelles et des assauts qui venaient à l’improviste62. Les Nouvelles Catholiques, sur le rapport de M. de Genève, de l’ecclésiastique, et des sœurs de Gex, soulevèrent contre moi toutes les personnes de piété. J’étais peu sensible à cela. Si je l’avais pu être à quelque chose, c’eût été de ce que l’on faisait presque tout tomber sur le Père La Combe quoiqu’il fut absent ; et l’on se servait même de son absence pour détruire tout le bien qu’il avait fait dans le pays par ses missions et par ses sermons, et qui était inconcevable. Le diable gagna beaucoup à cette affaire. Je ne pouvais cependant plaindre ce bon père, remarquant en cela la conduite de Dieu qui voulait l’anéantir. Je fis au commencement des fautes par le trop de soin et d’empressement que j’avais de le justifier, ce que je croyais une vraie justice. Je n’en faisais pas de même pour moi, car je ne me justifiais pas. Mais Notre-Seigneur me fit comprendre que je devais faire pour le père ce que je faisais pour moi, et le laisser détruire et anéantir, parce qu’il tirerait de cela une plus grande gloire qu’il n’avait fait de toute sa réputation.
[4.] L’on m’écrivais que le Père La Combe était fou et que je ne devais point suivre ses avis. Le père La Mothe m’écrivait que j’étais rebelle à mon évêque et que je ne restais dans son diocèse que pour lui faire de la peine. D’un côté je voyais qu’il n’y avait rien à faire pour moi dans ce diocèse tant que l’évêque me serait contraire. Je faisais ce que je pouvais pour le gagner, mais il m’était impossible d’en venir à bout sans entrer dans l’engagement qu’il [171] demandait de moi, et il m’était impossible63 ; cela, joint au peu d’éducation de ma fille, mettait quelquefois mes sens à l’agonie, mais le fond de mon âme était tranquille en un point que je ne pouvais ni rien vouloir ni rien résoudre, me laissant comme si ces choses n’eussent point été. Lorsqu’il me venait quelque petit jour d’espérance, il m’était ôté d’abord et le désespoir faisait ma force.
[5.] Durant ce temps le Père La Combe fut à Rome, où loin d’être blâmé, il fut reçu avec tant d’honneur et sa doctrine estimée au point que la Sacrée Congrégation lui fit l’honneur de prendre son sentiment sur certains points de doctrine qu’elle trouva si justes et si clairs, qu’elle les suivit64 . Durant qu’il était à Rome, la sœur ne voulait point soigner ma fille, et lorsque j’en prenais le soin, elle le trouvait mauvais, de sorte que je ne savais que faire. D’un côté je ne lui voulais point faire de peine, et de l’autre, j’en avais beaucoup de voir ma fille comme elle était. Je priais cette sœur avec instance de la soigner et de ne lui laisser point venir de mauvaises habitudes, mais je ne pouvais pas même gagner sur elle qu’elle me promît d’y travailler : au contraire, je voyais tous les jours qu’elle l’abandonnait davantage. Je croyais que lorsque le Père La Combe serait de retour, il mettrait ordre à tout, ou qu’il me dirait quelque chose de consolant ; non que je le souhaitasse, car je ne pouvais ni m’affliger de son absence, ni vouloir son retour. Quelquefois j’étais assez infidèle pour me vouloir sonder moi-même et voir ce que je pourrais vouloir ; mais je ne trouvais rien, pas même d’aller à Genève. J’étais comme les frénétiques65 qui ne savent ce qui leur est propre.
[8.] Après que le Père La Combe fut arrivé, il me vint voir, et écrivit à M. de Genève pour savoir s’il agréerait que je m’en servisse et m’y confessasse comme je l’avais fait autrefois, il me manda de le faire, et ainsi je le fis dans toute la dépendance possible. En son absence, je m’étais toujours confessée au confesseur de la maison. La première chose qu’il me dit, ce fut que toutes ses lumières étaient tromperies, et que je pouvais m’en retourner. Je ne savais pourquoi il me disait cela. Il ajouta qu’il ne voyait jour à rien, et qu’ainsi il n’y avait pas d’apparence que Dieu voulût se servir de moi en ce pays. Ces paroles furent le premier bonjour qu’il me donna. Elles ne m’étonnèrent ni ne me firent aucune peine parce qu’il m’était indifférent d’être propre à quelque chose ou de n’être propre à rien ; que Dieu voulût se servir de moi pour faire quelque chose pour sa gloire, ou qu’il ne me voulût employer à rien, tout m’était égal, qu’il se servît de moi ou d’un autre. C’est pourquoi ces paroles ne firent que m’affermir dans ma paix. Que peut craindre une âme qui ne veut rien et qui ne peut rien désirer ? Si elle pouvait avoir quelque plaisir, ce serait d’être le jouet de la providence.
[9.] M. de Genève écrivit au père La Mothe pour l’engager à me faire retourner. Le père La Mothe me le manda, mais M. de Genève m’assura que cela n’était pas ainsi. Je ne savais que croire. Lorsque le Père La Combe me fit la proposition de m’en retourner, j’y sentis quelque légère répugnance dans les sens, qui ne dura que peu. L’âme ne peut que se laisser conduire par l’obéissance, non pas qu’elle regarde l’obéissance comme vertu, mais c’est qu’elle ne peut ni être autrement ni vouloir faire autrement : elle se laisse entraîner sans savoir pourquoi ni comment, comme une personne qui se laisserait entraîner au courant d’une rivière rapide. Elle ne peut point appréhender la tromperie, ni même faire retour sur cela. Autrefois c’était par abandon, mais dans son état présent, c’est sans savoir ni connaître ce qu’elle fait, comme [173] un enfant que sa mère tiendrait sur les vagues d’une mer agitée, qui ne craint rien parce qu’il ne voit ni ne connaît le péril, ou comme un fou qui se jette dans la mer sans crainte de s’y perdre. Ce n’est point encore cela, car se jeter dans la mer est une action propre que l’âme n’a point ici : elle s’y trouve et dort dans le vaisseau sans craindre le danger. L’on fut longtemps que l’on ne m’envoyait aucune assurance pour mon temporel. Je me voyais dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir, sans pouvoir craindre la pauvreté et la disette.
Ma sœur donc étant arrivée, augmenta ces exercices66 extérieurs […].
Il me semblait quelquefois que si le Père La Combe y avait été, il y aurait mis ordre, et que cette fille qui avait de la confiance en lui à ce qu’elle disait lui aurait obéi, mais après, tout tombait en Dieu en sacrifice par simple et entier abandon, persuadée que Dieu pourrait raccommoder tout-en-un instant. Vous le fîtes, ô mon Dieu, avec une extrême bonté lorsque sa perte me devint indifférente. Ce n’est pas, ô mon Dieu, que vous n’ayez trouvé le secret de me faire faire des sacrifices souvent depuis à son égard, et le dernier et le plus grand de tous67, mais je puis et dois dire par reconnaissance à votre bonté que ce n’est plus la même chose, tout humain et naturel ayant été ôté à son égard et parfaitement détruit.
[13.] Il y a encore une peine en cet état qui est infligée de Dieu même et qui ne peut venir que de lui. Tous les renversements du dehors ne peuvent [175] causer la moindre peine du fond, pour légère qu’elle soit : ils ne font que passer légèrement et effleurer la peau. […]
La voie de foi nue dans laquelle est jeté le P. Lacombe va permettre une union plus complète :
1. Le père La Combe de retour à Rome est mis dans la voie de foi nue, ce qui le fait douter. Les lumières sont véritables mais l’interprétation qu’on leur donne est douteuse. 2. ‘J’éprouvais le soin que vous preniez de toutes mes affaires’. Episode du ballot retrouvé. 3. M. de Genève la persécute en sous-main. ‘Il écrivit même contre moi aux ursulines …le supérieur de la maison …et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner à lui-même, qui s'excusait toujours …sur un « je ne l’entendais pas de cette sorte ».’ 4. Retraite avec le Père. ‘Ce fut là où je sentis la qualité de mère.’ 5. ‘Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire; cependant j'écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves.’ 6. ‘Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances’ ; ‘je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole’ ; ‘ Tout ce que j'avais écrit autrefois … fut condamné au feu par l'amour examinateur.’ 7. Union avec le père La Combe. ‘Il me fallait dire toutes mes pensées, il me semblait que par là je rentrais dans l’occupation de moi-même.’ 8. ‘Je lui disais avec beaucoup de fidélité tout ce que Dieu me donnait à connaître qu'il désirait de lui, et ce fut là l'endroit fort à passer.’
[1.] Après que le Père La Combe fut revenu de Rome approuvé avec éloges pour sa doctrine, il fit ses fonctions de prêcher et de confesser comme à l’ordinaire, et comme j’avais en mon particulier une permission de Monsieur de Genève de me confesser à lui, je m’en servis. Il me dit d’abord qu’il fallait m’en retourner, comme je l’ai dit. Je lui demandai la raison : « C’est que je crois, dit-il, que Dieu ne fera rien de vous ici, et que mes lumières sont tromperies. » Ce qui le fit parler de la sorte fut, qu’étant à Lorette en dévotion dans la chapelle de la Sainte Vierge, il fut tiré tout à coup de sa voie de lumières et mis dans la voie de foi nue. Or comme cet état fait défaillir à toute lumière distincte, l’âme qui s’y trouve plongée se trouve dans une peine d’autant plus grande que son état avait été plus lumineux ; c’est ce qui lui fait juger que toutes ses lumières sur lesquelles elle s’appuyait auparavant ne sont que tromperies ; ce qui est vrai dans un sens et non dans un autre, car les lumières sont toujours lumières bonnes et véritables lorsqu’elles sont de Dieu, mais c’est qu’en nous y appuyant, nous les entendons ou les interprétons mal. Et c’est en cela qu’est la tromperie, car elles ont une signification connue de Dieu, mais nous leur donnons un sens, et l’amour-propre se fâche de ce que les choses n’arrivent pas selon ses lumières, les accusant de fausseté. Elles sont très véritables en leur sens. Par exemple : une religieuse avait dit au Père La Combe que Dieu lui avait fait connaître que le père serait un jour confesseur de sa Souveraine. Cela en un sens se pouvait prendre pour confesser ou diriger la princesse, et c’est dans ce sens qu’on le prenait, et moi, il m’a été donné à connaître qu’il s’entendait de la persécution où il a eu l’occasion de confesser sa foi, de souffrir pour la volonté de Dieu qui est sa souveraine ; et mille autres choses. N’ai-je pas été fille de la Croix de Genève puisque le voyage de Genève m’a attiré tant de croix, et mère d’un grand peuple, comme l’on verra dans la suite par les âmes que Dieu m’a données et qu’il me donne encore tous les jours au milieu de ma captivité.
[2.] Je lui rendis compte de ce que j’avais fait et souffert en son absence et du soin que N(otre) Seigneur) avait de m’éveiller à minuit. […]
[3.] M. de Genève68 continuait à me persécuter, et lorsqu’il m’écrivait, c’était toujours en me faisant des honnêtés et des remerciements des charités que je faisais à Gex ; et de l’autre côté, il disait que je ne donnais rien à cette maison. Il écrivit même contre moi aux Ursulines où je demeurais, leur mandant qu’elles empêchassent que j’eusse de conférence avec le Père La Combe de peur des suites funestes. Le supérieur de la maison, homme de mérite, et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu’ils ne purent s’empêcher de le témoigner à lui-même, qui s’excusait toujours sur un respect apparent et sur un « je ne l’entendais pas de cette sorte ». Elles lui écrivirent que je ne voyais le père qu’au confessionnal, et non en conférence ; qu’elles étaient si fort édifiées de moi qu’elles se trouvaient trop heureuses de m’avoir, et qu’elles regardaient cela comme une grande grâce de Dieu. Ce qu’elles disaient par pure charité ne plut guère à M. de Genève qui, voyant que l’on m’aimait dans cette maison, disait que je gagnais tout le monde et qu’il souhaitait que je fusse hors de son diocèse. […]
[4.] Sitôt que le Père La Combe fut arrivé, pour me soulager un peu de la fatigue que me donnaient des conversations continuelles, je dis fatigue, parce que le corps était tout languissant de la force de l’opération de Dieu, je le priai de me permettre une retraite et de dire qu’il voulait que j’en fisse une. Il le leur dit, mais elles avaient peine à me laisser en repos. Ce fut là que je me laissai dévorer tout le jour à l’amour, qui ne faisait point d’autre opération que de me consumer peu à peu. Ce fut là où je sentis la qualité de mère, car Dieu me donnait un je ne sais quoi pour la perfection du Père La Combe que je ne pouvais lui cacher. Il me semblait que je voyais jusque dans le fond de son âme et jusqu’aux plus petits replis de son cœur. Premièrement Notre-Seigneur me fit voir qu’il était son serviteur choisi entre mille pour l’honorer singulièrement et qu’il n’y avait aucun homme sur la terre pour lors sur lequel il eût jeté comme sur lui des regards de complaisance, mais qu’il le voulait conduire par la mort totale et la perte entière, qu’il voulait que j’y contribuasse et qu’il se servirait de moi pour le faire marcher par un chemin où il ne m’avait fait passer la première qu’afin que je fusse en état d’y conduire les autres, et de leur dire les routes par lesquelles j’avais passé, que mon âme était plus avancée pour lorsque la sienne de beaucoup, que Dieu nous voulait rendre uns et conformes, mais qu’il la passerait69 un jour d’un vol hardi et impétueux. Dieu sait combien j’en eus de joie et avec quel plaisir je verrais mes enfants surpasser leur mère en gloire, que je me livrerais volontiers en toute manière pour que cela fut de la sorte.
[5.] Dans cette retraite, il me vint un si fort mouvement d’écrire70 que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me faisait malade et m’ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m’était arrivé. Ce n’est pas que j’eusse rien de particulier à écrire, je n’avais chose au monde ni pas même une idée de quoique ce soit. C’était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. J’étais comme ces mères trop pleines de lait, qui souffrent beaucoup. Je dis au Père La Combe après beaucoup de résistance la disposition où je me trouvais, il me dit qu’il avait eu de son côté [181] un fort mouvement de me commander d’écrire, mais qu’à cause que j’étais si languissante, qu’il n’avait osé me l’ordonner. Je lui dis que ma langueur ne venait que de ma résistance, que je croyais qu’aussitôt que j’écrirais, cela se passerait. Il me demanda : « Mais que voulez-vous écrire ? » Je lui dis : « je n’en sais rien, je ne veux rien, et je n’ai nulle idée, et je croirais même faire une grande infidélité de m’en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire. » Il m’ordonna de le faire. En prenant la plume je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire ; cependant j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves71. Quoiqu’il soit assez long et que la comparaison y soit soutenue jusqu’au bout, je n’ai jamais formé une pensée, ni n’ai jamais pris garde où j’en étais restée et, malgré des interruptions continuelles, je n’ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d’un mot coupé que j’avais laissé ; encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d’écrire ce que j’allais écrire ; était-il écrit, je n’y pensais plus. J’aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre, et Notre-Seigneur me fit la grâce que cela n’arriva pas. À mesure que j’écrivais, je me sentais soulagée et je me portais mieux.
[6.) Comme la voie par laquelle Dieu conduisait le Père La Combe était bien différente de celle par laquelle il avait marché jusqu’alors, qui était toute lumière, ardeur, connaissance, certitude, assurance, sentiments, et qu’il le conduisait par le petit sentier de la foi et de la nudité, il avait une extrême peine à s’y ajuster, ce qui ne me causait pas une petite souffrance, car Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances. […]
Obéissance au P. Lacombe et maladie d’enfance :
1. Obéissance au Père. 2-3. Elle a puissance d’ôter les démons qui tourmentent la fille que sa sœur avait amené et de la guérir. 4. ‘Lorsque cette vertu n'était pas reçue dans le sujet faute de correspondance, je la sentais suspendue dans sa source, et cela me faisait une espèce de peine.’ 5. Elle reprend une sœur méprisante de la tentation d’une compagne. Cette sœur, à son tour, entre dans un terrible état. 6. Maladie de septembre à mai. Fièvre, abcès à l’œil. Etat de petit enfant. 7. Elle éprouve en même temps un pouvoir sur les âmes.
[1.] Notre-Seigneur, qui voulait véritablement que je le portasse dans tous ses états, me faisant commencer depuis le premier jusqu’au dernier, comme je le dirai, et qui me voulait simplifier entièrement, me donna à l’égard du Père La Combe une obéissance miraculeuse ; je crois que Notre-Seigneur le faisait pour simplifier72 en moi le dehors comme le dedans, pour me faire exprimer Jésus Christ Enfant et obéissant, comme l’état où je fus mise après le fait bien voir, et aussi pour être un signe et un témoignage73 envers le Père La Combe, car comme il avait été conduit par les témoignages74, il ne pouvait sortir de cette voie ; et en tout ce qu’on lui disait, ou que Dieu lui faisait éprouver, il allait toujours cherchant le témoignage, c’est où il a eu le plus de peine à mourir et pourquoi il m’a tant fait souffrir. Notre-Seigneur, pour le faire entrer plus aisément dans ce qu’il voulait de lui et de moi, lui donna le plus grand de tous les témoignages, qui est cette obéissance miraculeuse ; et pour faire voir qu’elle ne dépendait pas de moi, et que Dieu la donnait pour lui, lorsqu’il fut assez fort pour perdre tout témoignage, et que Dieu le voulut faire entrer dans la perte, cette obéissance me fut ôtée de telle sorte que je ne pouvais plus obéir sans y faire attention, et cela se faisait pour le perdre davantage et lui ôter le soutien de ce témoignage, car alors tous mes efforts étaient inutiles. Il me fallait suivre au-dedans celui qui était mon maître, et qui me donnait cette répugnance à obéir qui ne dura que le temps qui était nécessaire pour perdre l’appui qu’il aurait pris et moi aussi de l’obéissance75.
Mais avant de parler de cela il faut dire que cette obéissance était si miraculeuse qu’en quelque extrémité de maladie que je fusse, je guérissais lorsqu’il me l’ordonnait soit de parole soit par lettre. J’avais alors un si fort instinct pour sa perfection et pour [184) le voir mourir à lui-même, que je lui eusse souhaité tous les maux imaginables, loin de le plaindre. Lorsqu’il n’était pas fidèle, ou qu’il prenait les choses en vie76, je me sentais dévorée, ce qui ne me surprit pas peu, ayant été aussi indifférente que je l’avais été jusqu’alors. Je m’en plaignis à Notre-Seigneur qui me rassura avec une bonté extrême, aussi bien que sur l’extrême dépendance qu’il me donnait, qui devint telle que j’étais comme un enfant.
[…]
[6.] Je tombai malade à l’extrémité. Cette maladie, ô mon Dieu, fut un moyen pour couvrir les grands mystères que vous vouliez opérer en moi. Jamais maladie ne fut plus extraordinaire et plus longue dans son excès77. Elle dura depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à celle de mai. Ce fut là où la charité de N. pour moi fut aussi grande que mes besoins devinrent extrêmes. Je fus réduite à un état de petit enfant, mais état qui ne paraissait qu’à ceux qui en étaient capables, mais pour les autres, je paraissais dans une situation ordinaire. Je fus mise dans la dépendance de Jésus-Christ enfant, qui voulut bien se communiquer à moi dans son état d’enfance, et que je le portasse tel. Cet état me fut communiqué presque aussitôt que je tombai malade, et la dépendance égale à l’état. Plus j’allais en avant, plus j’étais affranchie de cette dépendance, comme les enfants sortent à peu près de la dépendance à mesure qu’ils croissent. Mon mal fut d’abord une fièvre continue de quarante jours. Depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à l’Avent c’était une fièvre moins violente, mais après l’Avent, elle me prit d’une manière plus violente. Le Maître voulut malgré mes maux que je le fusse recevoir à Noël, à minuit ; je descendis puis je remontai pour ne plus sortir du lit qu’à la Purification que l’on me commanda, toute à l’extrémité que j’étais, d’aller à la messe ; j’y fus : il n’y avait pas loin de ma cellule à l’église, et je vins me recoucher jusqu’à la St Joseph comme je dirai.
Le jour de Noël, mon enfance devint bien plus grande, et mon mal augmenta. La fièvre s’alluma jusqu’à la rêverie78, avec cela un abcès qui se fit encore au coin de l’œil et qui me fit de grandes douleurs. Il s’ouvrit tout à fait [187] à cette fois, et l’on me le pansa longtemps me fourrant un fer dedans jusqu’au bas de la joue. J’avais une fièvre si ardente et tant de faiblesse que l’on fut obligé de le laisser refermer sans le guérir, car mon corps exténué n’en pouvait porter les opérations sans être sur le point d’expirer. […]
L’on m’apportait souvent le Bon Dieu, le supérieur de la maison ayant ordonné que l’on m’accordât cette consolation dans l’extrémité où j’étais. Comme le Père La Combe me l’apportait souvent lorsque le confesseur de la maison n’y était pas et qu’il me fallait confesser étant plus mal, il remarquait, et les religieuses qui m’étaient familières le remarquaient aussi, que j’avais le visage comme un petit enfant, et il me disait quelquefois dans son étonnement : « Ce n’est point vous, c’est un bel enfant que je vois. » Pour moi, je n’apercevais rien au-dedans que la candeur et l’innocence d’un petit enfant. J’en avais les faiblesses, je pleurais quelquefois de douleur, mais cela n’était pas connu. Je jouais et riais d’une manière qui charmait la fille qui me soignait, et ces bonnes religieuses, qui ne connaissaient rien, disaient que j’avais quelque chose qui les charmait.
[7.] Notre-Seigneur cependant, avec les faiblesses de son enfance, me donnait le pouvoir d’un Dieu sur les âmes, en sorte que d’une parole, je les mettais dans la peine ou dans la paix selon qu’il était nécessaire pour le bien de ces âmes. Je voyais que Dieu se faisait obéir en moi et de moi comme un souverain absolu, et je ne lui résistais plus. Je ne prenais de part à rien. Vous auriez fait en moi et par moi, mon Dieu, les plus grands miracles que je n’y aurais pas pu réfléchir. Je sentais au-dedans une candeur d’âme que je ne puis exprimer, exempte de malice. Avec cela, il me fallait continuer à dire mes pensées au Père La Combe ou les lui écrire, et l’aider selon la lumière qui m’en était donnée. J’étais souvent si faible que je ne pouvais lever la tête pour prendre de la nourriture, et lorsque Dieu voulait que je lui écrivisse, soit pour l’aider et l’encourager, ou pour lui expliquer ce que Notre-Seigneur me donnait à connaître, [188] j’avais la force d’écrire. Mes lettres étaient-elles finies, je me trouvais dans la même faiblesse.
Chapitre « central » livré en intégralité :
1. Epreuve : ‘Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j'écoutasse leurs différends.’ 2-3. ‘Le père me défendit de me réjouir de mourir.’ 4. Echange de maladie. 5. ‘Vous m'apprîtes qu'il y avait une autre manière de converser.’ Union avec le Père. ‘J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait.’ ‘Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence.’ 6-7. ‘Cette communication est Dieu même, qui se communique à tous les bienheureux en flux et reflux personnel.’ 8. ‘Tous ceux qui sont mes véritables enfants ont d'abord tendance à demeurer en silence auprès de moi, et j'ai même l'instinct de leur communiquer en silence ce que Dieu me donne pour eux. Dans ce silence je découvre leurs besoins et leurs manquements.’ 9. ‘il ne m'a point éclairée par des illustrations et connaissances, mais en me faisant expérimenter les choses.’ 10-12. ‘O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean !’ ‘Quelquefois Notre Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce.’
[1.] Ma sœur n’était nullement capable79 de mon état, de sorte que souvent elle s’en scandalisait. Elle se fâchait lorsque l’on se cachait d’elle le moins du monde, et elle n’était pas capable d’un état que bien des personnes plus spirituelles qu’elles n’auraient pu comprendre, de sorte que je souffris beaucoup de toutes parts dans cette maladie. Les exercices de la douleur, quoique grande, étaient les moindres, ceux de la créature étaient bien autres. Je n’avais de consolation que de recevoir Notre-Seigneur et de voir quelquefois le Père La Combe ; encore me fallait-il beaucoup souffrir à son occasion, ainsi que je l’ai dit, portant toutes ses différentes dispositions : je souffrais quelquefois lorsqu’il était infidèle à se laisser détruire, des tourments intolérables à me faire crier ; c’était une impression de peine que Dieu me faisait d’une extrême force et j’étais avec cela dans la plus extrême faiblesse. J’avais des exercices80 étranges de ma sœur et de cette religieuse et de la fille qui voulait s’en retourner. Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j’écoutasse leurs différends qu’elles me disaient les unes après les autres ; puis elles me querellaient de ce que je n’entrais pas dans leur parti. Elles ne me laissaient pas dormir, car comme la fièvre redoublait la nuit, je ne pouvais dormir qu’une heure, et j’aurais bien voulu dormir de jour, mais elles ne le voulaient pas, disant que c’était de peur de leur parler, de manière qu’il me fallait une patience très grande pour les supporter, car cela dura plus de six mois de cette sorte. Je crois que cela fut cause en partie de la rêverie81 que j’eus deux jours durant, car je ne dormais point et j’avais toujours du bruit, avec une douleur de tête effroyable. Je ne me plaignais de rien, et je souffrais gaiement comme un enfant. Le Père La Combe leur commanda de me donner quelque repos : elles le firent pour quelques jours, mais cela ne dura pas, elles recommencèrent aussitôt.
[2.] Je ne saurais exprimer les miséricordes que Dieu me fit dans cette maladie et les lumières profondes qu’il me donna de l’avenir. Je vis le Démon déchaîné contre l’oraison et contre moi et qu’il allait faire soulever une persécution étrange contre les personnes d’oraison. J’écrivis tout cela au Père La Combe et, à moins qu’il n’ait brûlé les lettres, elles doivent être encore en nature. Le Démon n’osait m’attaquer moi-même : il me craignait trop. Je le défiais quelquefois, mais il n’osait paraître et j’étais pour lui comme un foudre. Je compris alors ce que peut une âme anéantie. Notre-Seigneur me fit voir tout ce qui s’est passé depuis, comme les lettres de ce temps-là en font foi.
[3.] Un jour que je pensais en moi-même ce que c’était qu’une si grande dépendance, et une union si pure et si intime, je vis deux fois en songe Jésus-Christ Enfant d’une admirable beauté, et il me semble qu’il nous unissait très étroitement en me disant : « C’est moi qui vous unis et qui veux que vous soyez un. »82 Et une autre fois il me fit voir le père qui s’écartait de moi par infidélité et il le ramenait avec une extrême bonté et il voulait qu’il m’aidât dans mon état d’enfance, comme je l’aidais dans son état de mort, mais je ne le faisais pas souffrir. Il n’y avait que pour moi à souffrir. Il avait une extrême charité pour moi, me traitant comme un vrai enfant, [189] et il me disait souvent : « Lorsque je suis auprès de vous, je suis comme si j’étais auprès d’un petit enfant. » J’étais incessamment réduite aux abois et prête à83 mourir sans mourir. Tous les neuvièmes (jours) j’avais comme des agonies, j’étais plusieurs heures sans respirer que de loin à loin, puis je revenais tout à coup. La mort me flattait, car j’avais pour elle une grande tendresse, mais elle ne paraissait qu’en fuyant. Le père me défendit de me réjouir de mourir, et je connus aussitôt que cela était imparfait, et je ne le fis plus. Je restai dans la suprême indifférence.
Il se passa tant de choses extraordinaires dans cette maladie qu’il me serait impossible de les raconter. Dieu faisait incessamment des miracles par le Père La Combe et pour me soulager et me donner de nouvelles forces lorsque j’étais à l’extrémité, et pour lui marquer à lui-même le soin qu’il devait avoir de moi et la dépendance qu’il voulait que j’eusse à son égard. J’étais comme les petits enfants, sans penser à moi ni à mon mal. J’aurais été tous les jours sans prendre de nourriture que je n’y aurais pas pensé, et quelque chose que l’on me donnât, je la prenais, eût-il dû me faire mourir. L’on me traitait dans mes maux autrement qu’il ne fallait, les remèdes les augmentaient, mais je ne pouvais m’en mettre en peine. J’avais toujours le visage riant dans mes plus grands maux, de sorte que chacun en était étonné. Les religieuses avaient une extrême compassion de moi, il n’y avait que moi qui n’avais nul sentiment sur moi-même. Je vis plusieurs fois en songe le Père La Mothe qui me faisait des persécutions, et Notre-Seigneur me fit connaître qu’il me devait beaucoup tourmenter et que le Père La Combe me laisserait durant le temps de la persécution. Je le lui écrivis, et cela le fâcha beaucoup parce qu’il sentait bien son cœur trop uni à la volonté de Dieu et trop désireux de me servir dans cette même volonté pour faire cela. Il crut que c’était par défiance, mais cela s’est bien trouvé vrai : il m’a abandonnée dans la persécution, non par volonté, mais par nécessité, ayant été lui-même persécuté le premier.
[4.] Le jour de la Purification84 que j’étais retombée dans une plus grande fièvre, le père m’ordonna d’aller à la messe. Il y avait cette fois vingt-deux jours que j’avais la fièvre continue plus violente qu’à l’ordinaire. Je ne fis pas seulement une attention ni une réflexion sur mon état. Je me levai et je fus à la messe ; je me remis au lit où je fus bien plus mal qu’auparavant. Ce fut un jour de grâce pour moi ou plutôt pour le père ; Dieu lui en fit de très grandes à mon occasion. Vers le carême, le père, sans faire attention qu’il avait un carême à prêcher, me voyant si mal, il dit à Notre-Seigneur de me soulager, et qu’il porterait bien une partie de mon mal. Il dit à nos filles de demander la même chose, c’est-à-dire qu’il me soulageât selon son intention. Il est vrai que je fus un peu mieux, mais il tomba malade ; ce qui fit une grande alarme dans le lieu, à cause qu’il y devait prêcher. Il était si fort suivi que des gens venaient de cinq lieues passer plusieurs jours là pour l’entendre. Comme j’appris qu’il était si malade que le lundi gras85 on crut qu’il mourrait, je m’offris à Notre-Seigneur pour être plus malade et qu’il lui rendit la santé et le mit en état de prêcher à son peuple qui était affamé de l’entendre. Notre-Seigneur m’exauça si bien qu’il monta en chaire le mercredi des Cendres.
[5.] Ce fut dans cette maladie, mon Seigneur, que vous m’apprîtes qu’il y avait une autre manière de converser avec les créatures qui sont tout à vous que la parole. Vous me fîtes [190] concevoir que comme vous êtes toujours parlant et opérant dans une âme, ô divin Verbe, quoique vous y paraissiez dans un profond silence, qu’il y avait aussi un moyen de se communiquer dans vos créatures par vos créatures dans un silence ineffable.
[12,7] Je fus bien surprise de comprendre par une expérience que ce que vous aviez voulu de moi en m’obligeant à dire toutes mes pensées, avait été de me consommer dans la simplicité et d’y faire entrer le Père La Combe, me rendant souple à tous vos vouloirs ; car quelque croix qui me vint de dire mes pensées, quoique le Père La Combe trouvât souvent mauvaises les choses jusqu’au point de se dégoûter de me servir et qu’il me le témoignât, quoique par charité il passât par-dessus ses répugnances, je ne désistai jamais pour cela de les lui dire.
[12,8] Notre-Seigneur nous avait fait entendre qu’il nous unissait par la foi et par la croix, aussi ç’a bien été une union de croix en toutes manières, tant par ce que je lui ai fait souffrir à lui-même et qu’il m’a fait souffrir réciproquement, qui était bien plus fort que tout ce que j’en puis dire, que par les croix que cela nous a attirées du dehors. Les souffrances que j’avais à son occasion étaient telles que j’en étais réduite aux abois. Ce qui a duré plusieurs années, car quoique j’aie été bien plus de temps éloignée de lui que proche, cela n’a point soulagé mon mal qui a duré jusqu’à ce qu’il ait été parfaitement anéanti et réduit au point où Dieu le voulait. Cette opération lui a fait souffrir des douleurs d’autant plus extrêmes que les desseins que Dieu avait sur lui étaient plus grands, et il m’a causé des douleurs cruelles. Lorsque j’étais à près de cent lieues de lui je sentais sa disposition. S’il était fidèle à se laisser détruire, j’étais en paix et au large, s’il était infidèle en réflexion ou hésitation, je souffrais des tourments étranges jusqu’à ce que cela fut passé. Il n’avait que faire de me mander son état pour que je le susse, de sorte que j’étais souvent couchée sur le carreau tout le jour sans me pouvoir remuer dans l’agonie. Après avoir souffert quinze jours de cette sorte des souffrances qui surpassaient tout ce que j’avais jamais souffert en ma vie, je recevais des lettres de lui par lesquelles j’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait, et alors j’éprouvais que peu à peu mon âme trouvait une paix et un large très grand qui était plus ou moins selon qu’il se délaissait plus ou moins à Notre-Seigneur.
Ceci n’était pas en moi une chose volontaire, mais nécessaire, car si la nature avait pu secouer ce joug qui lui était plus dur et plus douloureux que la mort, elle l’aurait fait. Je disais : « O union nécessaire et non volontaire, tu n’es volontaire que parce que je ne suis plus maîtresse de moi-même et qu’il faut que je cède à celui qui a pris une si forte possession de moi après que je me fus donnée à lui librement et sans aucune réserve ! » Mon cœur avait en lui comme un écho et un contre-coup qui lui disaient toutes les dispositions où il était, mais lorsqu’il résistait à Dieu, je souffrais de si horribles tourments que je croyais quelquefois que cela m’arracherait la vie ; j’étais obligée quelquefois de me mettre sur le lit et de soutenir de cette sorte un mal qui me [191] paraîssait insoutenable, car enfin de porter une âme quelque éloignée que la personne soit de nous, et de souffrir toutes les rigueurs que l’amour lui fait souffrir et toutes les résistances, cela est étrange. Dans cette maladie, dis-je, j’appris un langage qui m’avait été inconnu jusqu’alors.
Je m’aperçus peu à peu que lorsque l’on faisait entrer le Père La Combe ou pour me confesser, ou pour me communier, je ne pouvais plus lui parler et qu’il se faisait à son égard dans mon fond le même silence qu’il se faisait à l’égard de Dieu. Je compris que Dieu me voulait apprendre que les hommes pouvaient dès cette vie apprendre le langage des anges. Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence, ce fut là que nous nous entendions en Dieu d’une manière ineffable et toute divine. Nos cœurs se parlaient et se communiquaient une grâce qui ne se peut dire. Ce fut un pays tout nouveau pour lui et pour moi, mais si divin, que je ne le puis exprimer. Au commencement cela se faisait d’une manière plus perceptible, c’est-à-dire que Dieu nous pénétrait d’une manière si forte de lui-même et son divin Verbe nous faisait tellement une même chose en lui, mais d’une manière si pure, mais aussi si suave, que nous passions les heures dans ce profond silence toujours communicatif sans pouvoir dire une parole. C’est là que nous apprîmes par notre expérience les communications et les opérations du Verbe pour réduire les âmes dans son unité, et à quelle pureté on peut parvenir en cette vie. Il me fut donné de me communiquer de cette sorte à d’autres bonnes âmes, mais avec cette différence que dans les autres, je ne recevais rien, et ne faisais que leur communiquer la grâce dont ils se remplissaient auprès de moi dans ce silence sacré qui leur communiquait une force et une grâce extraordinaires, mais je ne recevais rien d’elles. Mais pour le père, j’éprouvais qu’il se faisait un flux et reflux de communication de grâces qu’il recevait de moi et que je recevais de lui, qu’il me rendait et que je lui rendais la même grâce dans une extrême pureté.
[12.] O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean ! O filiation toute divine, qui voulez bien vous étendre jusqu’à moi tout indigne que j’en suis ! O. divine Mère qui voulez bien communiquer votre fécondité et votre maternité toute divines à ce pauvre néant, j’entends cette fécondité des cœurs et des esprits. Notre-Seigneur voulut pour m’instruire à fond de ce mystère en faveur des autres, qu’une fille dont j’ai parlé eût besoin de ce secours ; je l’ai éprouvée de toutes manières, et lorsque je ne voulais pas qu’elle demeurât auprès de moi en silence, je voyais son intérieur tomber peu à peu, et même ses forces corporelles se perdre au point de tomber en défaillance. Lorsque j’eus fait assez d’expériences de cela pour comprendre ces manières de communications, les besoins si extrêmes se passèrent, et je commençai à découvrir, surtout avec le Père La Combe lorsqu’il était absent, que la communication intérieure se faisait de loin comme de près. Quelquefois Notre-Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce pareil à celui que j’avais éprouvé étant auprès de lui, ce que j’ai aussi éprouvé avec bien d’autres, non pas toutefois en pareil degré, mais plus ou moins, sentant leurs infidélités, et connaissant leurs fautes par des impressions inconcevables, sans m’y tromper, ainsi que je le dirai dans la suite.
1-3. ‘Vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l'Apocalypse … [J’ai] confiance que, malgré la tempête et l'orage, tout ce que vous m'avez fait dire ou écrire sera conservé.’ 4. ‘J'aperçus, non sous aucune figure, le dragon … la mort s'approchait toujours de mon cœur … [le Père] dit à la mort de ne passer pas outre.’ 5. Etablissement d’un hôpital. 6. ‘La supérieure eut de fortes croix à mon occasion …après y avoir été deux ans et demi ou environ, elles furent plus en repos.’ 7. Le Père la quitte pour aller chez M. de Verceil. Elle sort des Ursulines et trouve une petite maison : ‘Jamais je n'ai goûté un pareil contentement.’ 8. Voyage périlleux à Lausanne.
[1.] Dans cette maladie si longue, votre seul amour, ô mon Dieu, fit mon occupation sans occupation. […] Dans cet état d’oubli et de maladie j’étais quelquefois pressée d’écrire au Père La Combe pour l’encourager et fortifier dans ses peines, et la force m’en était donnée dans un temps où la faiblesse de mon corps était si grande que je ne pouvais qu’à peine me remuer dans mon lit ; avais-je écrit ce que l’amour disait, je rentrais dans ma première faiblesse. Vous m’apprîtes, ô mon Amour, que votre état d’enfance ne serait pas le seul qu’il me faudrait porter… […]
[2.] Une nuit que j’étais fort éveillée, vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l’Apocalypse — qui dit figure ne dit pas la réalité : le serpent d’airain, qui était la figure de Jésus-Christ, n’était pas Jésus-Christ — qui a la lune sous ses pieds, environnée du soleil, douze étoiles sur sa tête, et étant enceinte, elle criait dans les douleurs de son enfantement86. Vous me fîtes comprendre que cette lune qui était sous ses pieds, marquait que mon âme était au-dessus de la vicissitude et de l’inconstance dans les événements ; que j’étais tout environnée et pénétrée de vous-même, que les douze étoiles étaient les fruits de cet état et les dons dont il était gratifié ; que j’étais grosse d’un fruit qui était cet esprit que vous vouliez que je communiquasse à tous mes enfants, soit de la manière que j’ai dit, soit par mes écrits ; que le Démon était cet effroyable dragon qui ferait ses efforts pour dévorer le fruit, et des ravages horribles par toute la terre ; mais que vous conserveriez ce fruit dont j’étais pleine en vous-même, qu’il ne se perdrait point : aussi ai-je la confiance que, malgré la tempête et l’orage, tout ce que vous m’avez fait dire ou écrire sera conservé87. […]
[3.] […] J’écrivis tout cela au Père La Combe, et vous m’unîtes encore plus fortement à lui. J’éprouvais, ô mon amour, que du même lien dont vous me serriez en vous-même, vous me liiez avec le Père La Combe et vous m’imprimâtes à son égard la même parole que vous m’aviez imprimée par vous : Je vous unis en foi et en croix88. O. Dieu, vous ne promettez rien en matière de croix que vous ne donniez abondamment. Pourrais-je dire, ô Dieu, les miséricordes que vous me faisiez ? Non, elles demeureront en vous-même, étant d’une nature à ne pouvoir être décrites à cause de leur pureté et de leur profondeur, exemptes de toute distinction.
[4.] Dans mon état d’enfance j’étais souvent à la mort, ainsi que je l’ai dit. Un jour que l’on me croyait presque guérie, sur les [196] quatre heures du matin, j’aperçus non sous aucune89 figure le dragon. Je ne le voyais pas, mais j’étais certaine que c’était lui. […] Je sentais peu à peu que ma vie se retirait autour du cœur. Le Père La Combe me donna l’extrême-onction, la supérieure des ursulines l’en ayant prié parce qu’elles n’avaient point de prêtre ordinaire. J’étais très contente de mourir, et le Père La Combe n’en avait nulle peine. Il serait difficile de comprendre, à moins de l’avoir éprouvé, comment une union si étroite qu’il n’y en a guère de semblable, peut porter sans sentir aucune peine une division pareille à celle de voir mourir une personne à qui l’on tient si fort. Il en était lui-même étonné, mais cependant il n’est pas difficile à concevoir que, n’étant unis qu’en Dieu même d’une manière si pure et si intime, la mort ne pouvait nous diviser, au contraire, elle nous aurait encore unis plus étroitement. C’est une chose que j’ai éprouvée bien des fois, que la moindre division de sa volonté d’avec la mienne ou la moindre résistance qu’il faisait à Dieu me faisaient souffrir des tourments inexplicables, et que de le voir mourir, prisonnier éloigné pour toujours, ne me faisait pas l’ombre de peine.
Le Père La Combe témoignait donc beaucoup de contentement de me voir mourir, et nous riions ensemble du moment qui faisait tout mon plaisir, car notre union était autre que tout ce qu’on saurait s’en imaginer. Cependant la mort s’approchait toujours de mon cœur, et je sentais les convulsions qui occupaient mes entrailles remonter à mon cœur. Je peux dire que j’ai senti la mort sans mourir. Comme le Père La Combe, qui était à genoux proche de mon lit, remarquait le changement de mon visage et mes yeux qui s’obscurcissaient, il vit bien que j’allais expirer ; il me demanda où était la mort et les convulsions ; je lui fis signe qu’elles gagnaient le cœur et que j’allais [197] mourir. O. Dieu, vous ne voulûtes point encore de moi, vous me réserviez à bien d’autres douleurs que celles de la mort, si on peut appeler douleurs ce que l’on souffre dans l’état où vous m’avez mise par votre seule bonté. Vous inspirâtes au Père La Combe de mettre la main sur la couverture à l’endroit de mon cœur, et avec une voix forte qui fut ouïe de ceux qui étaient dans ma petite chambre qui était presque pleine, il dit à la mort de ne passer pas outre. Elle obéit à cette voix et mon cœur reprenant un peu de vie, revint. Je sentis ces mêmes convulsions redescendre dans mes entrailles de la même manière qu’elles y étaient montées et elles restèrent tout le jour dans les entrailles avec la même violence qu’auparavant, puis redescendirent peu à peu jusqu’au lieu où le dragon avait frappé, et ce pied fut le dernier revivifié. Il me resta plus de deux mois une très grande faiblesse sur ce côté-là plus que sur l’autre, et même après que je fus mieux et en état de marcher, je ne pouvais me soutenir sur ce pied qui avait peine à me porter. […]
[5.] […] Durant que j’étais ainsi malade, Notre-Seigneur donna la pensée au Père La Combe d’établir un hôpital dans ce lieu où il n’y en avait point, pour retirer90 les pauvres malades, et d’instituer aussi une congrégation de Dames de la Charité pour fournir à ceux qui ne pouvaient quitter leur famille pour aller à l’hôpital ce qui leur était nécessaire pour vivre dans leur maladie, à la manière de France, dont il n’y a aucune institution en ce pays-là. […]
[7.] Comme j’étais encore malade aux Ursulines, Monseigneur l’évêque de Verceil91, qui était extrêmement ami du père général des barnabites, lui demanda avec instance de lui chercher parmi ses religieux un homme de mérite, de piété et de doctrine, en qui il pût prendre confiance, et qui pût lui servir de théologal92 et de conseil ; que son diocèse avait un extrême besoin de ce secours. Le général jeta d’abord les yeux sur le Père La Combe. Cela était d’autant plus faisable que ses six ans de supériorité finissaient. Le père général, avant que de l’engager tout à fait avec Monseigneur de Verceil, lui en écrivit pour savoir s’il n’y avait point de répugnance, l’assurant qu’il ne ferait que ce qu’il voudrait. Le Père La Combe répliqua qu’il n’avait point d’autre volonté que celle de lui obéir et qu’il pouvait ordonner de tout comme il lui plairait. Il me donna de cela avis et que nous allions être entièrement séparés. Je n’en eus aucun chagrin. Je fus bien aise que Notre-Seigneur se servît de lui sous un évêque qui le connût et qui lui rendît justice. On attendit encore quelque temps à le faire partir, tant parce que l’évêque était toujours à Rome, que parce que le temps de la supériorité du père n’était pas encore achevé.
[15,1] Je sortis donc des Ursulines et l’on me chercha une maison éloignée du lac. L’on n’en trouva point de vide qu’une qui avait tout l’air de la plus grande pauvreté. Il n’y avait de cheminée qu’à la cuisine, dans laquelle il fallait passer pour aller à la chambre. Je pris ma fille avec moi et lui donnai la plus grande chambre pour elle et pour la fille qui la soignait. On me mit dans un petit trou avec de la paille, qui avait une montée en échelle de bois. Comme je n’avais point de meubles que nos lits, qui étaient blancs, j’achetai quelques chaises de paille avec de la vaisselle de faïence, de terre, et de bois. Jamais je n’ai goûté un pareil contentement à celui que je trouvai dans ce petit endroit qui me paraissait si fort conforme à Jésus-Christ. […] Quoique je fisse de temps en temps des charités à Gex, je n’en étais pas moins persécutée. L’on offrit à une personne une lettre de cachet93 pour faire rester le père La Combe à Thonon, croyant que ce serait un support pour moi dans la persécution, mais nous l’empêchâmes. Je ne savais pas les desseins de Dieu alors et qu’il me retirerait bientôt de ce lieu.
[8.] Avant94 de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé, m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoiqu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. Lorsque j’arrivai à la ville, je ne savais plus si j’avais un corps, si c’était sur mes jambes que je marchais ou sur des jambes étrangères, je ne me sentais pas, et je ne crois pas que sans miracle j’eusse pu porter une telle fatigue en l’état où j’étais. Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas averti que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit [200] une barque et trente-trois personnes95.
Madame Guyon et le P. Lacombe passent outremonts à Turin et Verceil ce qui est « peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution. » « L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine ; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. » Le P. Lacombe « pense qu’elle est orgueilleuse. »
1. Heureuse dans sa petite maison. 2. ‘La marquise de Prunai, soeur du premier secrétaire d'état de Son Altesse Royale …Lorsqu'elle sut que j'avais été obligée de quitter les Ursulines …elle obtint une lettre de cachet pour obliger le père La Combe d'aller à Turin …et de me mener avec lui.’ 3. ‘Il fut conclu que j'irais à Turin et que le Père La Combe m'y conduirait et de là irait à Verceil. Je pris encore un religieux de mérite.’ Calomnies répandues par le P. La Mothe. 4. ‘Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai’ (5 déplacé) 6. M. de Verceil ‘désirait extrêmement de m'avoir. C'était madame sa soeur, religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi … mais un certain honneur, un respect humain me retenait.’ 7. Le Père est encore intérieurement divisé, source de souffrance. 5. Invitation de l’évêque d’Aoste, au début de son séjour à Turin. 8. Le Père est ébloui par une pénitente en lumières. Lettre. 9. Il pense qu’elle est orgueilleuse. Essayant d’accepter ce reproche elle défaille, il est ‘éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j'avais en ces choses.’
[2.] La marquise de Prunai, sœur du premier secrétaire d’État de Son Altesse Royale et son ministre, avait envoyé un exprès de Turin durant ma maladie pour me convier d’aller avec elle ; qu’étant aussi persécutée que je l’étais dans le diocèse, je trouverais auprès d’elle un asile ; […] Lorsqu’elle sut que j’avais été obligée de quitter les Ursulines sans savoir la manière dont j’étais traitée, elle obtint une lettre de cachet pour obliger le Père La Combe d’aller à Turin passer quelques semaines pour sa propre utilité, et de me mener avec lui où je trouverais un refuge. Comme elle fit tout cela à notre insu et que comme elle l’a dit depuis, une96 force supérieure le lui faisait faire sans en connaître la cause, si elle y avait bien pensé, étant aussi prudente qu’elle est, elle ne l’aurait peut-être pas fait, car les persécutions que Monseigneur de Genève nous procura en ce lieu, lui causèrent de bonnes humiliations. Notre-Seigneur a permis qu’il m’ait poursuivie d’une manière surprenante dans tous les lieux où j’ai été, sans me donner ni trêve ni relâche quoique je ne lui aie fait aucun mal, au contraire, j’aurais voulu donner mon sang et ma vie mille fois pour le bien de son diocèse.
[3.] Comme cela s’était fait sans notre participation, nous crûmes sans hésiter que c’était la volonté de Dieu et peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution, me voyant chassée d’un côté et demandée de l’autre, de sorte qu’il fut conclu que j’irais à Turin et que le Père La Combe m’y conduirait, et de là irait à Verceil97. Je pris encore un religieux de mérite, qui enseignait la théologie depuis quatorze ans, afin de [201] faire les choses avec plus de bienséance, et ôter à nos ennemis tout sujet de parler. Je me fis encore accompagner d’un garçon que j’avais amené de France et qui avait appris le métier de tailleur. Ils prirent des chevaux et je pris une litière pour ma fille, ma femme de chambre et moi ; mais toutes les précautions sont inutiles quand il plaît à Dieu de crucifier. Nos adversaires écrivirent d’abord à Paris et l’on fit cent contes ridicules sur ce voyage, de vraies comédies, des choses inventées à plaisir et les plus fausses du monde. C’était le père de La Mothe qui débitait tout cela, peut-être le croyait-il véritable ; quand cela aurait été, il aurait dû le cacher par charité, mais étant aussi faux que cela l’était, il le devait plutôt taire. […]
[4.] Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai Quelles croix ne me fallait-il pas essuyer de la part de ma famille, de M. de Genève98, des b(arnabites) et d’une infinité de personnes ? Mon fils aîné99 vint me quérir à l’occasion de la mort de ma belle-mère, ce qui me fut une augmentation de croix bien fortes ; mais après que nous eûmes entendu toutes ses raisons, et comme l’on avait fait sans moi toutes les ventes des meubles, élu des tuteurs100 et ordonné de tout sans ma participation, j’étais entièrement inutile. L’on ne jugea pas à propos de me faire retourner à cause de la rigueur de la saison. Vous seul savez, ô mon Dieu, ce que je souffris, car vous ne me faisiez point connaître votre volonté et le père La Combe disait n’avoir point de lumière pour me conduire. Vous savez, mon Seigneur, ce que cette dépendance m’a fait souffrir, car lui qui était doux pour tout le monde, avait souvent pour moi une extrême dureté. Vous étiez, ô mon Dieu, l’auteur de tout cela, et vous vouliez qu’il en usât de la sorte afin que je restasse sans consolation, car il conseillait très juste tous ceux qui s’adressaient à lui. Quand il était question de me déterminer sur quelque chose, il ne le pouvait, et me disait qu’il n’avait point de lumière pour me conduire, que je fisse ce que je pourrais. Plus il me disait ces choses, plus je me sentais dépendante de lui, et impuissante à me déterminer. Nous avons été une bonne croix l’un à l’autre, nous avons bien éprouvé que notre union était en foi et en croix, car plus nous étions crucifiés, plus nous étions unis.
L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine ; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. Combien de fois nous disions-nous que, si l’union avait été naturelle, nous ne l’aurions pas conservée un moment parmi [202] tant de croix ! J’avoue que les croix qui me sont venues de cette part ont été les plus grandes de ma vie. […]
[6.] La marquise de Prunai qui m’avait si fort désirée, voyant les grandes croix et les abjections où j’étais, se dégoûta de moi […]
De rester à Turin sans la marquise de Prunai, il n’y avait nulle apparence, et d’autant moins qu’ayant vécu fort retirée en ce lieu, je n’y avais fait aucune connaissance. Je ne savais que devenir. Le père La Combe, comme j’ai dit, n’y demeurait pas, il demeurait à Verceil. Monseigneur de Verceil m’avait écrit le plus obligeamment du monde, me priant avec instance d’aller à Verceil pour demeurer auprès de lui, me promettant sa protection et m’assurant de son estime, ajoutant qu’il me regarderait comme sa propre sœur, que sur le récit qu’on lui avait fait de moi il désirait extrêmement de m’avoir. C’était madame sa sœur, [203] religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi, et un gentilhomme français de sa connaissance ; mais un certain honneur, un respect humain me retenait ; je ne voulais pas que l’on pût dire que j’avais été chercher le Père La Combe, et que c’était pour aller là que j’avais été à Turin. Il avait aussi sa réputation à conserver, qui faisait qu’il ne pouvait agréer que j’y allasse, quelque forte instance que Monseigneur de Verceil en fît. S’il avait cru pourtant, et moi aussi, que c’eût été la volonté de Dieu, nous aurions passé par-dessus toutes ces considérations. Dieu nous tenait l’un et l’autre dans une si grande dépendance de ses ordres, qu’il ne nous les faisait point connaître, mais le moment divin de sa providence déterminait tout. Cela servait fort à faire mourir le père La Combe qui avait marché très longtemps par les certitudes. Mais Dieu les lui arracha toutes par un effet de sa bonté, qui voulait le faire mourir sans réserve.
[7.] Durant tout le temps que je fus à Turin101, Notre-Seigneur me fit de très grandes grâces, et je me trouvais tous les jours plus transformée en lui et (avais) toujours plus de connaissances de l’état des âmes, sans m’y méprendre ni me tromper, quoiqu’on ait voulu me persuader le contraire et que j’eusse fait moi-même tous mes efforts pour me donner d’autres pensées, ce qui ne m’a pas peu coûté ; car lorsque je disais ou écrivais au père La Combe l’état de quelques âmes qui lui paraissaient plus parfaites et plus avancées que la connaissance qui m’en était donné, il l’attribuait à l’orgueil, s’en fâchait très fort contre moi, et en prenait même du rebut pour mon état. Ma peine n’était pas de ce qu’il m’en estimait moins, nullement, car je n’étais pas même en état de faire réflexion s’il m’estimait ou non, mais c’est que Notre-Seigneur ne me permettait pas de changer de pensées, et qu’il m’obligeait à les lui dire. Il ne pouvait accorder, Dieu le permettant de la sorte pour le perdre davantage et lui ôter tout appui, il ne pouvait, dis-je, accorder une obéissance miraculeuse pour mille choses et une fermeté qui lui semblait alors extraordinaire, et même criminelle en certaines choses. Cela le mettait même en défiance de ma grâce, car il n’était pas encore affermi dans sa voie et ne comprenait pas assez qu’il ne dépendait nullement de moi d’être d’une manière ou d’une autre ; et que, si j’avais eu quelque puissance, je me serais accordée à ce qu’il disait pour m’épargner les croix que cela me causait, ou du moins j’aurais dissimulé par adresse. Mais je ne pouvais faire ni l’un ni l’autre et quand tout aurait dû périr, il fallait que je lui dise les choses comme Notre-Seigneur me les faisait dire.
Ce qui était surprenant, c’est que Dieu m’a donné en cela une fidélité inviolable jusqu’au bout, sans que les croix, les peines, la peur d’être abandonnée du Père La Combe m’aient fait manquer un moment à cette fidélité. Ces choses donc, qui lui paraissaient entêtement, faute de lumière, et que Dieu permettait de la sorte pour lui ôter l’appui qu’il aurait pris en la grâce qui était en moi, le mettaient en division avec moi. Et quoiqu’il ne m’en témoignât rien, au contraire, qu’il tâchât de toutes ses forces de me le cacher, quelque éloigné qu’il fut de moi, je ne le pouvais ignorer, car Notre-Seigneur me le faisait sentir d’une manière [204] étrange, comme si l’on m’eût divisée de moi-même ; ce que je sentais plus ou moins douloureusement, selon que la division était plus ou moins forte, et sitôt qu’elle diminuait ou finissait, ma peine cessait, et j’étais mise dans le large, et cela quelque éloignée que je fusse de lui. Il éprouvait de son côté que sitôt qu’il était divisé d’avec moi, il l’était d’avec Dieu, et il m’a dit et écrit un grand nombre de fois : « Sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous, et sitôt que je suis mal avec Dieu, je suis mal avec vous, » c’était ses propres termes. Il éprouvait que sitôt que Dieu le recevait dans son sein, c’était en l’unissant à moi, comme s’il n’eût voulu de lui que dans cette union ; et Notre-Seigneur me faisait payer toutes ses infidélités très fortement.
[5.]102 Au commencement que je fus à Turin, le père La Combe y resta quelque temps en attendant une lettre de Mgr de Verceil ; et il prit ce temps pour aller voir Monseigneur l’évêque d’Aoste, son intime ami et qui connaissait ma famille. Comme il sut la persécution de Monseigneur de Genève qui nous poursuivait à outrance du côté de la cour de Turin, il me fit offre d’aller dans son diocèse, et m’écrivit par le père La Combe des lettres les plus obligeantes du monde. Il me mandait que devant que Jérôme eût connu Paule103, c’était un saint ; mais après, de quelle manière en parlait-on ? Il me voulait faire entendre par là comment le père La Combe avait toujours passé pour un saint avant cette persécution que je lui avais attirée innocemment. Il me marquait en même temps qu’il conservait pour lui une estime très grande. Après qu’il fut de retour d’Aoste, il resta encore quelques semaines à Turin.
[8.] Pendant ce temps une veuve, qui est une bonne servante de Dieu, mais toute en lumière et sensibilité, vint à lui à confesse. Comme elle était dans un état tout sensible, elle disait des merveilles. Le Père La Combe en était ravi parce qu’il sentait le sensible de sa grâce. J’étais de l’autre côté du confessionnal. Après que j’eus longtemps attendu, il me dit deux ou trois mots, puis il me renvoya en me disant qu’il venait de trouver une âme qui était à Dieu ; que c’était véritablement celle-là qui y était ; qu’il en était tout embaumé ; qu’il s’en fallait bien qu’il ne trouvât cela en moi, que je n’opérais plus sur son âme que mort. J’eus de la joie d’abord de ce qu’il avait trouvé une si sainte âme, parce que j’en ai toujours beaucoup, mon Seigneur, de vous voir glorifié. Je m’en retournai sans y faire davantage d’attention. En m’en retournant, Notre-Seigneur me fit voir clairement l’état de cette âme, qui était très bonne à la vérité, mais qui n’était que dans un commencement mélangé d’affection et d’un peu de silence, toute pleine de sensible ; que c’était pour cela qu’il ressentait son état ; que, pour moi, en qui Notre-Seigneur avait tout détruit, j’étais bien éloignée de lui pouvoir communiquer du sensible. De plus Notre-Seigneur me fit entendre qu’étant en lui sans rien qui me fut propre, qu’il ne communiquait par moi au père La Combe que ce qu’il lui communiquait par lui-même, qui était mort, nudité et dépouillement, et que toute autre chose le ferait vivre en lui-même et empêcherait sa mort ; que s’il s’arrêtait au sentiment, cela ruinerait son intérieur. Il me fallut lui écrire tout cela. En recevant ma lettre, il y remarqua d’abord un caractère de vérité, puis la réflexion étant survenue, il jugea que tout ce que je lui mandais était orgueil, et cela lui causa quelque éloignement de moi, car il avait encore dans l’esprit ses règles ordinaires de l’humilité conçue et comprise à notre manière, et ne voyait pas qu’il ne pouvait plus y avoir d’autre règle en moi que [205] de faire la volonté de mon Dieu. Je ne pensais plus à l’humilité ni à l’orgueil, mais je me laissais conduire comme un enfant qui dit et fait sans distinction tout ce qu’on lui fait dire et faire. Je comprends aisément que toutes les personnes qui ne sont pas entrées dans la perte totale, m’accuseront en cela d’orgueil, mais dans mon état, je n’y peux penser, je me laisse mener où l’on me mène ; haut et bas, tout m’est également bon.
[9.] Il m’écrivit que d’abord il avait trouvé quelque chose dans ma lettre qui lui semblait véritable, et qu’il y était entré, mais qu’après l’avoir relue avec attention, il l’avait trouvée pleine d’orgueil, d’entêtement et de préférence de mes lumières aux autres. Je ne pouvais penser à tout cela pour le trouver en moi, ni m’en convaincre comme autrefois [en] le croyant, quoique je ne le visse pas. Cela n’était plus pour moi. Je ne pouvais réfléchir là-dessus. S’il y avait bien pensé, il aurait vu qu’une personne qui ne trouve de volonté ni de penchant pour rien, est bien éloignée de l’entêtement, et il aurait connu que c’était Dieu. Mais Notre-Seigneur ne le permettait pas alors. Je lui écrivis encore pour lui prouver la vérité de ce que je lui avais avancé, mais cela ne servit qu’à le confirmer dans les sentiments désavantageux qu’il avait conçus de moi. Il entra en division. Je connus le moment qu’il avait ouvert ma lettre et qu’il y était entré de cette manière, et je fus mise dans ma souffrance ordinaire. Quand la fille qui lui était allée porter cette lettre, qui était la même [fille] dont j’ai parlé que Notre-Seigneur m’a fait amener, fut revenue, je le lui dis, et elle me dit que c’était à cette heure même qu’il avait lu ma lettre. Notre-Seigneur ne me donna plus de pensée de lui écrire sur ce sujet, mais le dimanche d’après, allant pour me confesser et m’étant mise à genoux, il me demanda d’abord si je persistais toujours dans mes sentiments d’orgueil et si je croyais toujours la même chose. Jusqu’alors je n’avais fait aucune réflexion ni sur ce que j’avais pensé, ni sur ce que je lui avais écrit, mais dans ce moment en ayant fait, cela me parut orgueil comme il me disait. Je lui répondis : « Il est vrai, mon père, que je suis orgueilleuse, et cette personne est bien plus à Dieu que moi. » Sitôt que j’eus prononcé ces paroles, je fus rejetée comme du Paradis dans le fond de l’Enfer. Je n’ai jamais souffert un pareil tourment. J’en étais hors de moi, mon visage changea tout à coup, et j’étais comme une personne qui va expirer et qui n’a plus de raison. Je tombai sur mes jambes. Le père s’aperçut d’abord de cela, et fut éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j’avais en ces choses et comme il me fallait dire et faire sans discernement ce que le Maître me faisait faire. Il me dit aussitôt : « Croyez ce que vous croyiez auparavant, je vous l’ordonne. » Sitôt qu’il m’eut dit cela, je commençai peu à peu à respirer et à prendre vie ; à mesure qu’il entrait dans ce que je lui avais dit, mon âme retrouvait le large. Et je disais en m’en retournant qu’on ne me parle plus d’humilité, les vertus ne sont plus pour moi ; il n’y a pour moi qu’une seule chose qui est d’obéir à mon Dieu. Il connut bien à quelque temps de là par les manières d’agir de cette personne, qu’elle était bien éloignée de ce qu’il avait pensé. J’ai dit seulement cet exemple. J’en pourrais donner beaucoup d’autres à peu près pareils, mais celui-là suffit.
Dans cette période de transition spirituelle accompagnée de phénomènes physiques dont on vient de lire un compte-rendu intime traduisant une découverte faite ‘sur le tas’ et qui demeure indéchiffrable, « elle entra extérieurement dans un état qui aurait pu passer pour folie » (chapitre 2.16 ici omis). Le chapitre suivant constate et vérifie des cas de communication mystique dont des intuitions portant sur des états intimes d’autrui. Elle est menée à « l’état apostolique » […] de discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre » et conclut : « Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. »
1. Elle convertit un religieux, 2. sait qu’il abandonnera. 3. Elle sent un an plus tard son abandon. ‘Infidèles, je sentais qu'ils m'étaient ôtés et qu'ils ne m'étaient plus rien, ceux que Notre Seigneur ne m'ôtait pas et qui étaient chancelants ou infidèles pour un temps, il me faisait souffrir pour eux.’ 4. Conversion d’un violent. 5. Rêve des oiseaux. Le plus beau n’est pas encore venu. 6. Le Père lui ordonne de retourner à Paris. 7. Elle demeure un temps à Grenoble. Etat apostolique : ‘Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près.’ Le père retourne à Verceil. 9. Suite de l’état apostolique.
[1.] Etant encore en Savoie104, Dieu se servit de moi pour attirer à son amour un religieux de mérite, mais qui ne songeait guère à s’acheminer à la perfection. Il accompagna quelquefois le père La Combe lorsqu’il me venait assister dans ma maladie, et j’eus la pensée de le demander à Notre-Seigneur. La veille que je reçus l’extrême-onction, il s’approcha de mon lit, je lui dis que si Notre-Seigneur me faisait miséricorde après ma mort, il en sentirait les effets. Il se sentit touché intérieurement jusqu’aux larmes, et il était un de ceux qui étaient le plus opposés au père La Combe et celui qui avait fait le plus de contes de moi sans me connaître. Il s’en retourna chez eux tout changé, et il ne pouvait s’empêcher de désirer de me parler encore, et d’être extrêmement touché de ce qu’il croyait que j’allais mourir. Il pleurait si fort que les autres religieux s’en raillaient. Ils lui disaient : « Se peut-il une plus grande folie ? Une dame de qui vous disiez mille maux il n’y a que deux jours, à présent qu’elle se meurt, vous la pleurez comme si elle était votre mère ! » Rien ne pouvait ni l’empêcher de pleurer, ni lui ôter le désir de me parler encore. Notre-Seigneur exauça ses désirs et je me portai mieux. J’eus le temps de lui parler, il se donna à Dieu d’une manière admirable, quoiqu’il eût déjà de l’âge. Il changea jusqu’à son naturel, qui était fin et double, et devint simple comme un enfant. Il ne me pouvait appeler autrement que sa mère. Il prit aussi confiance au père La Combe, lui faisant même sa confession générale. L’on ne le connaissait plus et il ne se reconnaissait plus lui-même.
[…]
[4.] Il y en avait encore un qui était l’homme du monde le plus violent, qui ne gardait aucune mesure, et qui sentait plus son soldat que son religieux. Comme le père La Combe était son supérieur, et qu’il tâchait de le ramener et par ses paroles et par ses exemples, il ne le pouvait souffrir, il avait même contre lui de fort grands emportements. Lorsqu’il disait la messe dans le lieu où j’étais, ce qui était rare, je sentais, sans le connaître, qu’il n’était pas en bon état. Un jour que je le vis passer avec le calice qu’il tenait dans sa main pour aller dire la messe, il me prit pour lui une fort grande tendresse et comme une assurance qu’il était changé. J’étais encore aux Ursulines de Thonon, je connus même que c’était un vase d’élection que Dieu s’était choisi d’une manière particulière. Il me fallut l’écrire au père La Combe pour obéir à l’esprit de Dieu. Lorsque le Père La Combe reçut mon billet, il me manda que c’était là une des plus fausses idées qu’il m’eût encore vues, et qu’il ne voyait guère d’homme plus mal disposé que celui-là ; il disait cela parce que sa vie était connue de tout le pays et que comme il n’y avait vu aucun changement, il regardait cela comme la plus ridicule rêverie qui fut jamais. Il fut fort surpris quand sur les quatre ou cinq heures du soir, ce père le fut trouver dans sa chambre, qui du plus fier des hommes [212] lui parut le plus doux. Il lui demanda pardon de tous les chagrins qu’il lui avait faits et lui dit en répandant quelques larmes : « Je suis changé, mon père, et il s’est fait en moi un renversement que je ne comprends pas. » Il lui conta comme il avait vu la Sainte Vierge qui lui avait fait voir qu’il était en état de damnation, mais qu’elle avait prié pour lui.
Après qu’il eut quitté le Père La Combe quoiqu’il fut tard, (celui-ci) ne put s’empêcher de m’écrire que ce que je lui avais mandé d’un tel père était bien véritable, qu’il était changé, mais changé de bonne manière, et qu’il était rempli de joie, qu’il avait voulu avant la nuit me faire part de cette bonne nouvelle. Je restai toute la nuit sur le carreau, sans dormir un moment, pénétrée d’onction des desseins de Dieu sur cette âme. Quelques jours après, Notre-Seigneur me fit connaître encore la même chose avec beaucoup d’onction, les grands desseins qu’il avait sur cet homme, qui est très savant et bon prédicateur. Je fus encore une nuit sans dormir, toute pleine d’onction. Je ne pus m’empêcher de lui écrire les desseins que je croyais que Notre-Seigneur avait sur lui : je donnai la lettre tout ouverte au père La Combe pour la lui donner. Il hésita quelque temps s’il la lui donnerait, n’osant se fier si tôt à lui ; comme il avait pris la résolution de la retenir ce Père passa devant lui, il ne put s’empêcher de la lui donner. Loin d’en faire des railleries, il en fut fort touché et résolut de se donner tout à fait à Dieu. Il a peine à rompre tous ses liens, et semble encore être partagé entre Dieu et des attaches qui lui paraissent innocentes, quoique Dieu lui donne quantité de coups pour l’abattre tout à fait ; mais ses résistances ne me font point perdre l’espérance de ce qu’il sera un jour.
[5.] Avant son changement, je vis en songe quantité d’oiseaux fort beaux, que chacun poursuivait à la chasse avec grand soin et avec envie de les prendre, et je les regardais tous sans y prendre de part et sans vouloir les prendre. Je fus fort étonné de voir qu’ils venaient tous se donner à moi, sans que je fisse aucun effort pour les avoir. Parmi tous ceux qui se donnèrent qui étaient en assez grand nombre, il y en eut un d’une beauté extraordinaire et qui surpassait de beaucoup tous les autres. Tout le monde était empressé pour gagner celui-là ; après s’être enfui de tous, et de moi aussi bien que des autres, il se vint donner à moi lorsque je ne l’attendais plus. Il y en eut un des autres qui après être venu, voltigea longtemps, tantôt se donnant, tantôt se retirant, puis il se donna tout à fait. Celui-là parut être le religieux dont j’ai parlé. D’autres se retirèrent tout à fait. J’eus deux nuits le même songe, mais le bel oiseau, qui n’avait pas de pareil, ne m’est pas inconnu, quoiqu’il ne soit pas encore venu. Que ce soit devant ou après ma mort qu’il se donne tout à Dieu, je suis assurée que cela sera.
[6.] Comme j’étais chez la marquise de Prunai, indéterminée si je mettrais ma fille à la Visitation de Turin pour aller avec elle, ou si je prendrais un autre parti, - car lorsque j’écrivais là-dessus au Père La Combe, il me répondait qu’il n’avait nulle lumière, ce qui ne le faisait pas peu souffrir et mourir, car il eut bien voulu avoir quelque certitude et Dieu les lui arrachait toutes, - je fus fort surprise, lorsque je m’y attendais le moins, de le voir arriver de Verceil me disant qu’il fallait m’en retourner à Paris sans différer un moment. C’était le soir : il me dit de partir le lendemain matin. […] Me voilà donc disposée à partir sans répliquer une parole, seule avec ma fille et une femme de chambre, sans avoir personne pour me conduire, car le père La Combe était résolu de ne me pas accompagner, même pour passer la montagne, à cause que Monseigneur de Genève avait écrit partout que j’étais allée à Turin courir après lui. Mais le père provincial, qui était un homme de qualité de Turin et qui connaissait la vertu du père La Combe, lui dit qu’il ne me fallait pas laisser aller dans ces montagnes, surtout ayant ma fille105 avec moi, sans personne de connaissance, et qu’il lui ordonnait de m’accompagner. Il m’avoua qu’il y avait quelque sorte de répugnance, mais l’obéissance et le danger où j’aurais été exposée seule le firent passer par dessus ses répugnances. Il devait m’accompagner seulement jusqu’à Grenoble et s’en retourner de là à Turin. Je partis donc dans le dessein de m’en aller à Paris souffrir toutes les croix et essuyer toutes les confusions qu’il plairait à Dieu de me faire souffrir.
[7.] Ce qui me fit passer par Grenoble fut l’envie que j’avais de passer deux ou trois jours avec une grande servante de Dieu de mes amies. Lorsque je fus là, le père La Combe et cette dame me dirent de ne pas passer outre et que Dieu voulait se glorifier en moi et par moi dans ce lieu-là ; je me laissai conduire à la providence comme un enfant. Cette bonne mère me conduisit d’abord chez une bonne veuve106, n’ayant pas trouvé de place à l’hôtellerie, croyant comme j’ai dit n’y passer que trois jours. Mais comme l’on me dit de rester à Grenoble, je restai chez elle. Je mis ma fille en religion et me résolus d’employer tout ce temps à me laisser posséder en solitude de celui qui est absolument maître de moi. Je ne fis aucune visite, mais je fus surprise lorsque, peu de jours après mon arrivée, il vint me voir plusieurs personnes qui faisaient profession d’être à Dieu d’une manière singulière.
Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. Cela vint à tel excès que, pour l’ordinaire, depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, j’étais occupée à parler de Dieu. Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près, des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, femmes et veuves, tous venaient les uns après les autres, et Dieu me donnait de quoi les contenter tous d’une manière admirable, sans que j’y pensasse ni que j’y fisse aucune attention. […]
Nous livrons le chapitre entier pour éclairer les passages où apparaît Lacombe : « J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. » :
1. Rêve prémonitoire d’une fille. 2. Crucifige. 3. ‘J'avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu'il fût si éloigné … Souvent la plénitude trop grande m'ôtait la liberté d'écrire.’ 4. ‘Avant que d'écrire sur le livre des Rois de tout ce qui regarde David, je fus mise dans une si étroite union avec ce saint patriarche…’ 5. Conversation : ‘Cet amour pur ne souffrait aucune superfluité ni amusement.’ ‘Il y en avait d'autres, comme j'ai dit, auxquelles je ne pouvais me communiquer qu'en silence, mais silence autant ineffable qu'efficace.’ 6. Communications. ‘Saint Augustin …se plaint qu'il en faut revenir aux paroles à cause de notre faiblesse.’ 7. ‘Ce qui m'a le plus fait souffrir a été le père La Combe.’ 8. / ‘Je souffrais à l’occasion de la fille qui était auprès de moi. Ce qu’elle me faisait souffrir égalait le tourment du purgatoire’ / 9. ‘La créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance.’
[…]
[3.] J’étais dans une si grande plénitude de Dieu, que j’étais souvent ou sur mon lit, ou alitée tout à fait, sans pouvoir parler ; et lorsque je n’ai eu aucun moyen de verser cette plénitude, Notre-Seigneur ne permit pas qu’elle fut si violente, car dans cette violence, je ne pouvais plus vivre, mon cœur ne souhaitait que de verser en d’autres cœurs sa surabondance. J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. Jésus-Christ m’était communiqué dans tous ses états. C’était alors son état apostolique qui était le plus marqué. Toutes les opérations de Dieu en moi m’étaient montrées en Jésus-Christ et expliquées par l’Écriture sainte, de sorte que je portais en moi l’expérience de ce qui était écrit. Lorsque je ne pouvais écrire ou communiquer d’une autre manière, j’étais toute languissante et j’éprouvais ce que Notre-Seigneur dit à ses disciples : J’ai une Pâque à manger avec vous107 ; ô qu’il me tarde qu’elle n’arrive ! c’était la communication de lui-même par la Cène, et par sa passion, lorsqu’il dit : Tout est consommé, et rendant l’esprit il baissa la tête108 parce qu’il communiquait son esprit à tous les hommes capables de le recevoir, il le remit entre les mains de son Père109 et de son Dieu, aussi bien que son Royaume, comme s’il disait à son Père : « Mon Père, mon Royaume est que je règne pour vous et vous par moi sur les hommes : cela ne se peut faire que par l’épanchement de mon esprit sur eux. Que mon esprit leur soit donc communiqué par ma mort ! » Et c’est en cela qu’est la consommation de toutes choses. Souvent la plénitude trop grande m’ôtait la liberté d’écrire et je ne pouvais rien faire que rester couchée, sans parole. Quoique cela fut de la sorte, je n’avais rien pour moi : tout était pour les autres ; comme ces nourrices qui sont pleines de lait et qui pour cela ne sont pas plus sustentées, non qu’il me manquât rien, car depuis ma nouvelle vie je n’ai pas eu un moment de vide.
[…]
[7.] Tout ce que j’éprouvais m’était montré dans l’Écriture sainte, et je voyais avec admiration qu’il ne passait rien dans l’âme qui ne soit en Jésus-Christ et dans l’Écriture sainte. Lorsque je communiquais avec des cœurs étroits, je souffrais un fort grand tourment. C’était comme une eau impétueuse qui, ne trouvant pas d’issue, retourne contre elle-même, et j’en étais quelquefois au mourir. O. Dieu, pourrais-je décrire ou faire comprendre tout ce que je souffrais en ce lieu, et les miséricordes que vous m’y fîtes ? Il faut passer quantité de choses sous silence, tant parce qu’elles ne se peuvent exprimer, que parce qu’elles ne seraient pas comprises. Ce qui m’a le plus fait souffrir a été le père La Combe110. Comme il n’était pas encore affermi dans son état, et que Dieu l’exerçait par des croix et des renversements, ses doutes et ses hésitations me donnaient des coups étranges : quelque éloigné qu’il fut de moi je ressentais ses peines et ses dispositions. Il portait un état de mort intérieure et d’alternatives des plus cruelles du monde, et des plus terribles qui aient jamais été : aussi selon la connaissance que Dieu m’en a donnée, c’est un de ses serviteurs à présent sur terre qui lui est le plus agréable. Il me fut imprimé de lui qu’il était un vase d’élection que Dieu s’était choisi pour porter son nom parmi les Gentils, mais qu’il lui montrerait combien il faudrait souffrir pour ce même nom. Lorsque dans ces épreuves il se trouvait comme rejeté de Dieu, il se sentait en même temps divisé d’avec moi, et sitôt que Dieu le recevait en lui, il se trouvait réuni à moi plus fortement que jamais et il se trouvait éclairé sur mon état d’une manière admirable, Dieu lui donnant une estime qui allait jusqu’à la vénération ; de sorte qu’il ne pouvait me cacher ses sentiments ; et il me répétait souvent : « Je ne puis être uni à vous hors de Dieu, car sitôt que je suis rejeté de Dieu, je le suis de vous et je me sens divisé d’avec vous, en doute et hésitation continuelle sur ce qui vous regarde ; et sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous. Je connais la grâce qu’il me fait de m’unir à vous et combien vous lui êtes chère, et le fond qu’il a mis en vous. »
[8.] […] Notre-Seigneur me fit une fois comprendre que lorsque la Père La Combe serait affermi en lui par état permanent, et qu’il n’aurait plus de vicissitudes intérieures, il n’en aurait non plus à mon égard, et qu’il demeurerait pour toujours uni à moi en Dieu. Cela est à présent de cette sorte. Je voyais qu’il ne sentait l’union et la division qu’à cause de sa faiblesse, et que son état n’était pas encore permanent ; je ne la sentais que parce qu’il se divisait et qu’il me fallait porter tout cela, mais sitôt que l’union a été sans contrariété sans empêchement et dans sa perfection, il ne l’a plus sentie non plus que moi, si ce n’est par réveil, en conversation intérieure en la manière des bienheureux. L’union de l’âme avec Dieu ne se sent que parce qu’elle n’est pas entièrement parfaite, mais lorsqu’elle est consommée en unité, elle ne se sent plus, elle devient comme naturelle. L’on ne sent point l’union de l’âme avec le corps, le corps vit et opère dans cette union sans y penser ni faire attention à cette union ; cela est, il le sait, et toutes les fonctions de vie qu’il fait ne lui permettent pas de l’ignorer ; cependant l’on agit sans attention sur cela. Il en est de même de l’union à Dieu et avec certaines créatures en lui, car ce qui fait voir la pureté et éminence de cette union, c’est qu’elle suit celle de Dieu et est d’autant plus parfaite que celle de l’âme en Dieu est plus consommée ; cependant s’il fallait rompre cette union si pure et si sainte, l’on la sentirait d’autant plus qu’elle est plus pure, parfaite et insensible, comme l’on sent très bien lorsque l’âme se veut séparer du corps par la mort quoique l’on ne sente pas son union.
[9.] Comme j’étais dans l’état d’enfance dont j’ai parlé et que le Père La Combe se fâchait et divisait d’avec moi, je pleurais comme un enfant et mon corps devenait tout languissant, et ce qui était admirable, c’est que je me trouvais en même temps et plus faible que les petits enfants et forte comme Dieu. Je me trouvais toute divine et éclairée pour tout et ferme pour les plus fortes croix, et cependant la faiblesse même des plus petits enfants. O Dieu, je peux dire que je suis la créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance. Vous me mettiez en toutes sortes d’états et de postures différentes, et mon âme ne voulait ni ne pouvait résister ; j’étais si fort à vous qu’il n’y avait chose au monde que vous eussiez pu exiger de moi à laquelle je ne me fusse rendue avec plaisir. […]
1. ‘A Verceil le soir du vendredi saint. … Le père La Combe ne pouvait s'empêcher de me marquer sa mortification.’ 2. L’évêque ‘ne laissa pas d'être fort satisfait de la conversation … La seconde visite acheva de le gagner entièrement.’ 3. Il loue une maison pour fonder une communauté. 4. Maladie. 5. L’évêque vient souvent la visiter. 6. ‘Le Père La Combe était son théologal et son confesseur 7. ‘Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père de La Mothe, s'avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris.’ 8. Maladie. L’établissement de la congrégation n’a pas lieu. 9. ‘Ce fut là que j'écrivis l'Apocalypse.’ 10. Etat d’enfance. Elle écrit à la duchesse de Charost.
[1.] Après ces sortes d’aventures, et d’autres que je serais trop longue à dire, j’arrivai à Verceil le soir du vendredi saint. J’allai à l’hôtellerie où je fus très mal reçue. J’eus de quoi faire un bon vendredi saint, qui dura bien longtemps. J’envoyai chercher le père La Combe que je croyais déjà averti par l’ecclésiastique que j’avais envoyé devant, et qui m’aurait été d’une grande utilité, mais il ne venait que d’arriver. J’eus bien de bonnes confusions à boire tout le temps que je fus sans cet ecclésiastique, ce qui n’aurait pas été si je l’avais eu, car en ce pays-là, sitôt que des dames se font accompagner par des ecclésiastiques, on les regarde avec vénération comme des personnes d’honneur et de piété. Le père La Combe entra dans un chagrin étrange de mon arrivée ; Dieu le permettant de la sorte, il ne put même me le dissimuler, en sorte que je me vis en arrivant sur le point de repartir, et que je l’eusse fait malgré mon extrême fatigue sans la fête de Pâques. Le père La Combe ne pouvait s’empêcher de me marquer sa mortification. Il disait que chacun croirait que je serais allée le trouver, et que cela ferait tort à sa réputation. Il était dans une très haute estime dans ce pays. Je n’avais pas eu moins de peine à y aller, et c’était la seule nécessité qui me l’avait fait faire malgré mes répugnances, de sorte que je fus mise dans un état de souffrances, et Notre-Seigneur appuyant sa main me les rendit très fortes. Le père me reçut avec un froid et des manières qui me firent assez voir ses sentiments, et qui redoublèrent ma peine. Je lui demandai s’il voulait que je m’en retournasse, que je partirais dès le moment, quoique je fusse accablée des fatigues d’un si long et si périlleux voyage, outre que j’étais bien abattue du Carême, que j’avais jeûné avec la même exactitude que si je n’eusse pas voyagé. Il me dit qu’il ne savait pas comment Monsieur de Verceil prendrait mon arrivée dans un temps où il ne m’attendait plus, après que j’avais refusé si longtemps et avec opiniâtreté les offres obligeantes qu’il m’avait faites, qu’il ne témoignait même plus d’envie de me voir depuis ce refus. Ce fut alors qu’il me sembla que j’étais rejetée de dessus la [243] terre sans y pouvoir trouver aucun refuge et que toutes les créatures se joignaient ensemble pour m’accabler. Je passai le reste de la nuit en cette hôtellerie sans y pouvoir dormir, et sans savoir quel parti je serais obligée de prendre, étant persécutée au point que je l’étais de mes ennemis, et un sujet de honte de mes amis.
[2.] Sitôt que l’on sut dans cette hôtellerie que j’étais de la connaissance du père La Combe, l’on m’y traita parfaitement bien. L’on l’estimait là comme un saint. Le Père La Combe ne savait comment dire à Monsieur de Verceil que j’étais arrivée, et je portais sa peine bien plus vivement que la mienne. Sitôt que ce prélat sut que j’étais arrivée, comme il sait parfaitement bien vivre, il envoya sa nièce qui me prit dans son carrosse et m’emmena chez elle, mais les choses ne se faisaient que par façon, et Monsieur de Verceil ne m’ayant point vue, il ne savait comment prendre un voyage si fort à contre-temps après avoir refusé trois fois d’y aller quoiqu’il m’eût envoyé des exprès pour m’en prier. Il se dégoûtait de moi. Cependant comme il fut informé que mon dessein n’était point de rester à Verceil, mais bien d’aller chez la marquise de Prunai, et que c’était la nécessité des fêtes qui me retenait, il ne fit rien paraître, au contraire, il mit ordre que je fusse très bien traitée. Il ne put pas me voir que Pâques ne fut passé, parce qu’il officiait toute la veille et le jour. Le soir, après que tout l’office du jour de Pâques fut fait, il se fit porter en chaise chez sa nièce pour me voir. Quoiqu’il n’entendît guère mieux le français que moi l’italien, il ne laissa pas d’être fort satisfait de la conversation qu’il avait eue avec moi. Il parut avoir autant de bonté pour moi qu’il avait eu d’indifférence auparavant. La seconde visite acheva de le gagner entièrement.
[3.] L’on ne peut pas avoir plus d’obligations que j’en ai à ce bon prélat. Il prit pour moi autant d’amitié que si j’eusse été sa sœur, et son seul divertissement dans ses continuelles occupations, était de passer quelque demi-heure avec moi à parler de Dieu. Il commença d’écrire à Monsieur de Marseille pour le remercier de ce qu’il m’avait protégée dans la persécution, il écrivit aussi à Monsieur de Grenoble et il n’y avait rien qu’il ne fît pour me marquer son affection. Il ne pensa plus à autre chose qu’à chercher les moyens de m’arrêter dans son diocèse : il ne voulut jamais me permettre d’aller trouver la marquise de Prunai, au contraire, il lui écrivit pour l’inviter elle-même à venir avec moi dans son diocèse. Il lui envoya même le père La Combe exprès pour l’exhorter à y venir, assurant qu’il voulait tous nous unir et faire une petite congrégation. La marquise de Prunai entra assez là-dedans, et sa fille aussi, de sorte qu’elles seraient venues avec le père La Combe si la marquise n’eût pas été malade ; elle pensa m’envoyer sa fille et l’on remit le tout pour le temps qu’elle se porterait bien. Monsieur de Verceil commença par louer une grande maison, dont il fit même le marché pour l’acheter afin de nous y mettre. Elle était très propre pour faire une communauté. Il écrivit aussi à une dame de Gênes de sa connaissance, sœur d’un cardinal, qui témoigna beaucoup de désir de s’unir à nous, et la chose était comptée déjà faite. Il y avait aussi de bonnes demoiselles fort dévotes qui étaient toutes prêtes à partir pour nous venir trouver. Mais, ô mon Dieu, votre volonté n’était pas de m’établir, mais bien de me détruire.
[4.] La fatigue du chemin jointe au chagrin continuel que me témoignait le Père La Combe, quoique l’amitié de Monsieur de Verceil pour moi l’eût un peu consolé, car l’on ne peut pas marquer plus d’estime que ce bon prélat en marquait pour moi, quoique, dis-je, l’amitié de Monsieur de Verceil eut un peu diminué le chagrin du Père La Combe [244] sur mon arrivée, il ne laissait pas d’en avoir encore beaucoup surtout lorsqu’il se laissait aller à la réflexion, et comme cela le mettait en division avec moi et qu’il me fallait souffrir tout cela d’une manière terrible, selon ce que j’ai écrit de la disposition où Dieu m’avait mise à son égard, cela me fit tomber bien malade. J’aurais peine à exprimer les croix qu’il me fallut souffrir durant plusieurs mois de la part du Père La Combe, car s’il était un jour remis, il était les mois de suite dans la peine, cela, joint à l’extrémité de la maladie, était un pesant fardeau et d’autant plus, ô mon amour, que vous me le faisiez porter sans soutien et sans consolation.
Cette fille que j’avais amenée de Grenoble tomba fort malade. Ses parents, qui sont des gens fort intéressés, s’allèrent mettre en tête que si cette fille mourait entre mes mains, je lui ferais faire un testament en ma faveur. Ils se trompaient bien, car loin de vouloir avoir le bien des autres, j’avais donné même le mien. Son frère, rempli de cette appréhension, vint au plus vite, et la première chose dont il lui parla, quoiqu’il la trouvât guérie, fut de faire un testament. Cela fit un grand fracas dans Verceil, car il voulait l’emmener, et elle ne voulait pas s’en aller. Cependant comme je remarquais dans cette fille peu de solidité et de sincérité, je crus que c’était une occasion que la divine providence me fournissait pour m’en défaire, ne m’étant pas propre. Je lui conseillai de faire ce que son frère voulait d’elle. Il fit amitié avec certains officiers de la garnison auxquels il dit des contes ridicules : que je voulais mal user de sa sœur, qu’il fit passer pour une fille de qualité, quoiqu’elle fut de naissance commune. Cela m’attira beaucoup de croix et d’humiliations. Ils commencèrent à dire ce que j’avais toujours appréhendé, que j’étais venue à cause du père La Combe. Ils le persécutèrent même à mon occasion.
[6.] Le Père La Combe était son théologal et son confesseur, il l’estimait beaucoup, et le père faisait de grands biens dans cette garnison, Dieu s’étant servi de lui pour convertir plusieurs des officiers et soldats. Il y en a qui de très scandaleux sont devenus des modèles de vertu : il faisait faire des retraites à ces petits officiers, prêchait et instruisait les soldats qui en profitaient beaucoup, faisant ensuite des confessions générales. Tout était mélangé en ce lieu de croix et d’âmes que l’on gagnait à Notre-Seigneur. Il y eut de ses religieux qui à son exemple travaillèrent à leur perfection, et quoique je n’entendisse presque point leur langue, et qu’ils n’entendissent point du tout la mienne, Notre-Seigneur faisait que nous nous entendions en ce qui regardait son service. Le Père recteur des Jésuites, ayant ouï parler de moi, prit son temps que le Père La Combe était hors de Verceil, afin, disait-il, de m’éprouver. Il avait étudié des matières théologiques que je n’entendais pas ; il me fit quantité de questions. (245) Notre-Seigneur me donna de lui répondre d’une manière qu’il se retira si satisfait, qu’il ne pouvait s’en taire. Le Père La Combe était donc très bien auprès de Monsieur de Verceil, qui le considérait avec vénération.
[7.] Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père d(e) La Mothe, s’avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris. Il en écrivit au Père général, disant qu’ils n’avaient point de sujets à Paris pour soutenir leur maison ; que leur église était déserte ; que c’était dommage de laisser un homme comme le Père La Combe dans un lieu où il ne faisait que corrompre son langage ; qu’il fallait faire paraître à Paris ses grands talents ; qu’au reste il ne pouvait plus porter le faix de la maison de Paris si l’on ne lui donnait un homme de cette trempe. Qui n’aurait pas cru que tout cela était sincère ? Monsieur de Verceil, qui était fort ami du général, en ayant avis, s’y opposa, et lui écrivit que c’était lui faire la dernière injure que de lui ôter un homme qui était fort utile, et dans le temps qu’il en avait le plus de besoin. Il avait raison, car il avait alors un grand vicaire qu’il avait amené de Rome, qui après avoir été nonce du pape en France, s’était trouvé réduit par sa mauvaise conduite à vivre de ses messes dans Rome ; il était dans une si grande nécessité qu’il attira la compassion de Monsieur de Verceil, qui le prit et lui donna de très bons appointements pour lui servir de grand vicaire.
Cet abbé, loin de reconnaître son bienfaiteur, suivant la bizarrerie de son humeur, était toujours contraire à Monsieur de Verceil et si quelque ecclésiastique était déréglé ou mécontent, c’était à lui que l’abbé se joignait contre son évêque. Tous ceux qui plaidaient contre ce prélat, ou qui l’outrageaient, étaient d’abord des amis du grand vicaire, qui non content de tout cela, travailla de toutes ses forces à le brouiller en cour de Rome, disant qu’il était entièrement à la France au préjudice des intérêts de Sa Sainteté, et que pour marque de cela, il avait auprès de lui plusieurs Français. Il le brouillait aussi par ses menées secrètes à la cour de Savoie, de sorte que ce bon évêque avait des croix très fortes de cet homme. Ne le pouvant plus supporter, il le pria de se retirer, et lui donna avec bien de la générosité tout ce qui lui était nécessaire pour le reconduire. Il fut extrêmement outré de ce qu’il sortait de chez Monsieur de Verceil, et tourna toute sa colère contre le Père La Combe, contre un gentilhomme français, et contre moi.
[8.] Le père général des barnabites ne voulait donc pas accorder au Père d(e) La Mothe ce qu’il demandait, de peur de choquer Monsieur de Verceil qui était fort son ami, et de lui ôter un homme qui lui était fort nécessaire dans la conjoncture des affaires.
[…] Monsieur de Verceil écrivit au Père (de) La Mothe que je m’en irais au printemps, sitôt que la saison le pourrait permettre ; qu’il était bien affligé d’être obligé de me laisser aller, et lui disait de moi des choses capables de me jeter dans la confusion si je pouvais m’attribuer quelque chose. Il mandait qu’il ne m’avait regardée dans son diocèse que comme un ange, et mille autres choses que sa bonté lui suggérait. Je fis donc dès lors son compte de m’en retourner, mais Monsieur de Verceil croyait garder le Père La Combe et qu’il ne viendrait point à Paris.
Cela eût été en effet de la sorte sans la mort du père général, ainsi que je le dirai dans la suite.
[9.] Presque tout le temps que je fus dans ce pays, Notre-Seigneur m’y fit souffrir beaucoup de croix, et me combla en même temps de grâces et d’humiliations, car chez moi l’un n’a jamais été sans l’autre. Je fus presque toujours malade et dans un état d’enfance. Je n’avais auprès de moi que cette fille dont j’ai parlé, qui ne pouvait me donner aucun soulagement en l’état où elle était, et qui semblait n’être avec moi que pour m’exercer et me faire étrangement souffrir. Ce fut là que j’écrivis l’Apocalypse et qu’il me fut donné une plus grande certitude de tout ce que j’avais connu de la persécution qui se devait faire aux serviteurs de Dieu les plus fidèles, selon que j’écrivis toutes ces choses touchant l’avenir. J’étais, comme j’ai dit, dans un état d’enfance de sorte qu’il n’y avait rien de plus grand que moi lorsqu’il me fallait parler ou écrire : il me semble que j’étais toute divine, et cependant rien de plus petit et de plus faible que moi, car j’étais comme un petit enfant. Notre-Seigneur voulut que non seulement je portasse son état d’enfance d’une manière qui charmait ceux qui en étaient capables, mais il voulut de plus que je commençasse d’honorer d’un culte extérieur sa divine enfance. Il inspira à ce bon frère quêteur, dont j’ai parlé, de m’envoyer un Enfant Jésus de cire. Il était d’une beauté ravissante, et je m’apercevais que, plus je le regardais plus les dispositions d’enfance m’étaient imprimées,
/et tout ce que je voulais était fait. Je faisais venir la pluie en le lui disant, et M. de (4.351) Verceil me disait : « Dites telle et telle chose à votre petit maître, il le fera. » Un jour N. (Père La Combe) me dit : « Dites qu’il pleuve, car la sécheresse est trop grande », il plut aussitôt, et il fut mouillé en s’en retournant : ou bien il me disait : « Dites à votre petit maître qu’il ne pleuve plus », et cela était fait. Un jour je doutai, car je fis une réflexion, et il ne vint pas de pluie, mais comme j’écrivai, il vint des gouttes d’eau sur mon papier, et en même temps j’eus du reproche sur mon peu de foi, que si j’avais cru, la pluie (4 342) fut aussi bien venue sur terre que sur mon papier. Mon petit maître voulut que je tinsse toujours jour et nuit une lampe allumée devant lui, et un jour que je dis en moi-même : « je ne la laisserai pas allumée à Paris, ainsi qu’est-il nécessaire de l’allumer ici ? » il me punit rigoureusement. Je la fis allumer au plus tôt et elle fut après deux jours sans diminuer le moins du monde, et il me reprochait au-dedans s’il ne la pouvait pas bien faire brûler sans moi. //
On ne saurait croire la peine que j’ai eue à me laisser aller à cet état d’enfance, car ma raison s’y perdait et il me semblait que c’était moi qui me donnais cet état. Lorsque j’avais réfléchi, il m’était ôté, et j’entrais dans une peine intolérable, mais sitôt que je m’y laissais aller, je me trouvais au-dedans dans une candeur, une innocence, une simplicité d’enfant, et quelque chose de divin. J’ai bien fait des infidélités sur cet état, ne pouvant me faire à un état si bas et si petit. O Amour, vous vouliez me mettre en toutes sortes de postures afin que je ne vous résistasse plus, et que je fusse à tous vos vouloirs, sans retour ni réserve.
Comme j’étais encore à Verceil, il me vint un fort mouvement d’écrire à Madame [la duchesse] de Charost. Il y avait déjà quelques années qu’elle ne m’écrivait plus. Notre-Seigneur me fit connaître sa disposition et qu’il se servirait de moi pour lui aider. (247) Je demandai au Père La Combe s’il agréerait que je lui écrivisse, lui disant le mouvement que j’en avais, mais il ne le voulut pas. Je demeurai abandonnée et assurée tout ensemble que Notre-Seigneur nous unirait, et me fournirait d’une manière ou d’une autre le moyen de la servir. À quelque temps de là, je reçus une lettre d’elle, ce qui ne surprit pas peu le Père La Combe, et il me laissa alors en liberté de lui écrire tout ce que je voulais. Je le fis avec grande simplicité, et ce que je lui écrivis fut comme les premiers fondements de ce que Notre-Seigneur voulait d’elle, ayant bien voulu se servir de moi dans la suite pour l’aider et la faire entrer dans ses voies, étant une âme à laquelle je suis fort liée, et par elle à d’autres.
1. Elle retourne en France. 2. Le Père La Mothe laisse courir de faux bruits. 3. Elle passe douze jours chez son amie la Marquise de Prunai Etablissement d’un hôpital. 4. Elle avait établi un hôpital près de Grenoble. / ‘[Le père] venait lorsque je suffoquais d’une oppression de poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais’ /. 5. Elle revient avec la prémonition de croix à venir. 6. Elle croise le Père La Mothe à Chambéry, ‘priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m'accompagner jusqu'à Paris.’ 7. Elle retrouve ses amies à Grenoble.
[l.] Le père général des barnabites, ami de Monsieur de Verceil, mourut. Sitôt qu’il fut mort, le Père [de] la Mothe écrivit à celui qui était le vicaire général, et qui tenait sa place jusqu’à ce qu’il y en eût un autre d’élu. Il lui manda les mêmes choses qu’il avait mandées à l’autre, et la nécessité où il était d’avoir à Paris des sujets comme le Père La Combe, qu’il n’avait qui que ce soit pour prêcher l’annuel dans leur église. Ce bon père, qui croyait que le père La Mothe agissait de bonne foi, ayant appris d’ailleurs que j’étais obligée de m’en retourner en France à cause de mes incommodités, envoya un ordre au père La Combe de s’en aller à Paris et de m’accompagner tout le long du voyage111 ; le père La Mothe l’en avait prié, disant que, comme il m’accompagnait, cela exempterait leur maison de Paris, déjà pauvre, des frais d’un si long voyage. Le père La Combe qui ne pénétrait pas le venin caché sous un beau semblant, consentit à m’accompagner, sachant que c’était ma coutume de mener avec moi des ecclésiastiques ou religieux. Le père La Combe partit douze jours avant moi afin de faire quelques affaires et de m’accompagner seulement au passage des montagnes, qui lui paraissait l’endroit où j’avais le plus besoin d’escorte.
Je partis le carême, le temps étant trouvé fort beau, non sans douleur du prélat, qui me faisait compassion dans le chagrin où il était d’avoir perdu le père La Combe et de me voir en aller. Il me fit conduire à ses frais jusqu’à Turin, me donnant un gentilhomme et un de ses ecclésiastiques pour m’accompagner.
[2.] Sitôt que la résolution fut prise que le père La Combe m’accompagnerait, le père La Mothe ne manqua pas de faire partout courir le bruit qu’il avait été obligé de le faire afin de me faire retourner en France ; quoiqu’il sût bien que je devais m’en retourner avant qu’on sût que le père La Combe s’en retournerait. Il exagérait l’attache que j’avais pour lui, se faisant porter compassion, et chacun disait que je devais me mettre sous la conduite du père La Mothe. Cependant il dissimulait à notre égard, écrivant au père La Combe des lettres pleines d’estime, et à moi de tendresse, le priant d’amener sa chère sœur et de la servir dans ses infirmités et dans un si long voyage, qu’il lui serait sensiblement obligé de son soin, et cent choses de cette force.
[3.] Je ne pus pas me résoudre de partir sans aller voir mon amie la marquise de Prunai, malgré la difficulté des chemins. Je m’y fis porter, car il est imposssible d’aller là autrement à cause des montagnes, ou bien à cheval, et je ne saurais y aller. Je fus passer douze jours avec elle. J’arrivai justement la veille de l’Annonciation, et comme toute sa tendresse est pour le mystère de l’enfance de Jésus-Christ, et qu’elle savait la part que Notre-Seigneur m’y donnait, elle reçut une extrême joie de me (248) voir arriver pour passer cette fête avec elle. Il ne se peut rien de plus cordial que ce qui se passa entre nous avec bien de l’ouverture. Ce fut là qu’elle me dit que tout ce que je lui avais dit était arrivé ; et un bon ecclésiastique qui demeure chez elle, très saint homme, m’en dit autant. Nous fîmes ensemble des onguents et je lui donnai le secret de mes remèdes. Je l’encourageai, et le père La Combe aussi, à établir un hôpital en ce lieu, ce qu’elle fit dès le temps que nous y étions. J’y donnai le petit denier du saint Enfant Jésus, qui a toujours fait profiter tous les hôpitaux que l’on a établis sur la providence.
[4.]/Je crois avoir oublié de dire que Notre-Seigneur se servit aussi de moi pour en établir un près de Grenoble, qui subsiste sans autre fonds que la providence. //Mes ennemis se sont servis de cela dans la suite pour me calomnier, disant que j’avais consumé le bien de mes enfants à établir des hôpitaux, quoiqu’il soit vrai que, loin d’avoir dépensé leur bien, je leur ai même donné le mien, et que ces hôpitaux n’ont été établis que sur le fonds de la divine providence, qui est inépuisable. Mais Notre-Seigneur a eu cette bonté pour moi, que tout ce qu’il m’a fait faire pour sa gloire m’est toujours tourné en croix. J’ai oublié de parler en détail de quantité de croix et de maladies, mais il y en a tant qu’il faut supprimer quelque chose.
Dans les maladies que j’eus à Verceil j’eus toujours la même dépendance du père La Combe à cause de mon état d’enfance, avec l’impression de ces mots : et il leur était soumis112. C’était l’état de Jésus-Christ qui m’était alors imprimé,/de sorte que lorsque j’étais évanouie ou à l’extrémité, et que les remèdes n’avaient plus d’effet, le commandement qu’il me faisait de guérir était efficace. Quelquefois il venait lorsque je suffoquais d’une oppression de poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais. Je ne faisais alors nul retour sur moi-même ni sur ce qu’il me commandait, mais j’étais comme (4 366) un enfant, et j’en avais la candeur et l’innocence.
Comme l’on me voyait souvent mourante et tôt après sur pied, ceux qui n’étaient pas capables des opérations de la grâce, en faisaient des railleries et des médisances, surtout le Père de L(a) (Motte) comme je le dirai dans la suite. Tous mes maux, mes peines et mes disgrâces n’altéraient point ce fonds perdu en Dieu, la simplicité, la candeur et l’enfance étaient peintes sur mon visage, aussi bien que la (4.367) joie dans mes plus grands maux. Je faisais des chansons que je chantais dans mes plus grands accablements. //
[5.] Sitôt qu’il fut déterminé que je viendrais en France, Notre-Seigneur me fit connaître que c’était pour y avoir de plus grandes croix que je n’en avais encore eues, et le père La Combe en avait aussi la connaissance, mais il me dit qu’il fallait m’immoler à tous les vouloirs divins, et être de nouveau une victime immolée à de nouveaux sacrifices. Il me mandait : Ne serait-ce pas une belle chose, et bien glorieuse à Dieu, s’il voulait nous faire servir dans cette grande ville de spectacle aux hommes et aux Anges ? Je partis donc pour m’en revenir, avec un esprit de sacrifice pour m’immoler à de nouveaux genres de supplices. Tout le long du chemin quelque chose me disait au-dedans les mêmes paroles de saint Paul : Je m’en vais à Jérusalem et l’Esprit me dit partout que des croix et des chaînes m’attendent113. Je ne pouvais m’empêcher de le témoigner à mes plus intimes amis, qui faisaient leurs efforts pour m’arrêter en chemin. Ils voulaient même tous contribuer de ce qu’ils avaient pour m’arrêter et m’empêcher de venir à Paris, croyant que le pressentiment que j’avais était véritable. Mais il fallut poursuivre, et venir s’immoler pour celui qui s’est immolé le premier.
[6.] À Chambéry, nous y vîmes le père La Mothe qui allait à l’élection du général114. Quoiqu’il affectât de l’amitié, il ne fut pas difficile de remarquer que ses pensées étaient autres que ses paroles, et qu’il avait conçu dans son esprit le dessein de nous perdre. Je ne parle des traitements du Père La Combe que pour obéir au commandement que l’on m’a fait de ne rien omettre. L’on me fera plaisir de tout supprimer115. Je le voyais avec bien de la clarté. Le père La Combe le remarqua bien aussi, mais il était résolu de se sacrifier, et de m’immoler à tout ce qu’il croyait volonté de Dieu. Quelques-uns même de mes amis nous avertirent que le père La Mothe avait de mauvais desseins, mais ils ne les jugeaient pas cependant aussi extrêmes qu’ils ont été. Ils croyaient qu’il renverrait le père La Combe après l’avoir fait prêcher, et qu’il lui ferait pour cela des affaires. Il fut dit intérieurement au Père La Combe à Chambéry, de la même manière qu’il lui avait été dit que nous serions ensemble, il lui fut dit que nous serions [249] séparés. Nous nous séparâmes à Chambéry. Le père La Mothe fut au chapitre, priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m’accompagner jusqu’à Paris. Le père La Combe lui demanda permission de me laisser aller seule à Grenoble, parce qu’il était bien aise d’aller voir sa famille à Thonon, et qu’il irait me retrouver à Grenoble au bout de trois semaines. L’on ne lui accorda cela qu’avec peine, tant on affectait de sincérité.
[7.] Je partis donc pour Grenoble et le père La Combe pour Thonon. […]
Nous étions si pénétrés de la croix, le père La Combe et moi, que tout nous annonçait croix. Cette bonne fille dont j’ai parlé, qui avait vu tant de persécutions et à laquelle le Diable fit tant de menaces, eut encore bien des pressentiments des croix qui allaient fondre sur nous, et elle disait : « Que voulez-vous aller faire là, pour être crucifiée ? » Tout le long du chemin116 les âmes intérieures et de grâce ne nous parlèrent que de croix, et cette impression que des chaînes et des persécutions m’attendaient117, ne me quittait pas un moment. Je vins donc, ô mon amour, pour me sacrifier à votre volonté cachée. Vous savez quelles croix il m’a fallu essuyer de la part des miens, dans quel décri suis-je ? Au travers de tout cela, vous ne laissiez pas de vous gagner des âmes en tout lieu et en tout temps, et l’on se trouve trop bien payé de tant de peines quand elles ne procureraient que le salut et la perfection d’une seule âme.
C’est donc dans ce lieu, ô Dieu, que vous vouliez faire un théâtre de vos volontés par la croix et le bien que vous voulez faire aux âmes.
Petits problèmes à l’arrivée à Paris :
1. Mauvais desseins du père La Mothe. 2. Union parfaite avec le père La Combe. 3. ‘J'arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ.’ Le Père La Mothe ‘me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite.’ Il médit d’elle auprès de sa logeuse. Il est jaloux du succès des sermons du Père La Combe. Ses calomnies. 5. ‘J'avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse.’ 6. ‘Ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malice.’ 7. ‘Ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs.’ On tente de la brouiller avec le tuteur de ses enfants. 8. Même le Père La Combe se rend compte des foudres à venir. 9. ‘J'allai à la campagne chez Madame la duchesse de Charost …on fut obligé de me délacer … / Tout ce que je pus faire fut de me mettre sur le lit et me laisser consûmer de cette plénitude / 10. Le Père La Combe est circonvenu par une femme. 11. Son mari fabrique des libelles ‘auxquels ils attachaient les propositions de Molinos’ et on les montre à l’Archevêque. 12. Calomnie sur le séjour à Marseille mais le Père La Combe n’avait jamais été là-bas ! 13-14. Le Père La Mothe et le Provincial complotent avec l’Official. Intrigue de la femme. Le Père La Combe est dupe. 15. Une fille avertit Madame Guyon sur sa réelle nature.
[1.] À peine fus-je arrivée à Paris, qu’il me fut aisé de découvrir par le procédé des personnes, les mauvais desseins qu’elles avaient contre le père La Combe et contre moi. Le père La Mothe, qui est celui qui a conduit toute la tragédie, se dissimulait autant qu’il pouvait et en la manière dont il en a toujours usé, donnant des coups fourrés118, et faisant semblant de flatter lorsqu’il donnait de plus dangereux coups.
[…]
[2.] Après que Notre Seigneur nous eut bien fait souffrir, le père La Combe et moi, dans notre union, afin de l’épurer entièrement, elle devint si parfaite, que ce n’était plus qu’une entière unité, et cela de manière que je ne peux plus le distinguer de Dieu. Je n’ai pu décrire en détail les grâces que Dieu m’a faites, car tout se passe en moi d’une manière si pure que l’on n’en peut rien dire. Comme rien ne tombe sous le sens ni sous l’expression, il faut que tout demeure en celui qui se communique lui-même en lui-même, aussi bien qu’une infinité de circonstances qu’il faut laisser en Dieu avec le reste des croix. Ce qui a fait mes souffrances d’auparavant avec le père La Combe, c’est qu’il n’avait point encore de connaissance de la nudité totale de l’âme perdue en Dieu, et qu’ayant toujours conduit les âmes en dons, grâces extraordinaires de visions, révélations, paroles intérieures, et ne sachant pas encore la différence de ces communications médiates à la communication immédiate du Verbe en l’âme, qui, n’ayant nulle distinction, n’a nulle expression, il ne pouvait comprendre un état dont je ne pouvais presque lui rien dire. La seconde chose était la communication en silence à laquelle il avait peine à s’ajuster, la voulant voir par les yeux de la raison119. Mais lorsque tous les obstacles ont été levés, ô Dieu, vous en avez fait une même chose avec vous et une même chose avec moi dans une consommation d’unité parfaite. Tout ce qui se connaît, s’entend, se distingue et s’explique, sont des communications médiates, mais pour la communication immédiate, communication plus de l’éternité que du temps, communication du Verbe, elle n’a rien d’exprimable, et l’on n’en peut rien dire que ce que saint Jean en a dit : qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était dans le Verbe120. Le Verbe est dans cette âme, et cette âme est en Dieu par le Verbe et dans le Verbe. Il est de grande conséquence de s’accoutumer de bonne heure à outrepasser tout le distinct de l’aperçu121 et les paroles médiates, pour donner lieu au parler du Verbe, qui n’est autre qu’un silence ineffable, mais toujours éloquent.
[3.] J’arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ. Sitôt que je fus à Paris le père La Mothe me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite et de disposer de moi comme il lui plairait, mais les choses étant d’une manière que je ne le pouvais pas, toute ma famille s’y opposant parce que cela était contre la bienséance, je ne le fis pas, j’allai donc loger dans un autre endroit où je fus d’abord en réputation dans le quartier ; le père La Mothe y vint à qui mon hôtesse témoigna la même joie qu’elle avait de m’avoir, que j’étais une personne de piété ; il la prit à part et lui dit, faisant semblant de m’aimer, il est vrai : « C’est une bonne personne, mais elle a fait telle et telle chose » disant des choses capables de me perdre de réputation et dont j’étais fort innocente. Cette femme conçut dès lors pour moi autant de mépris qu’elle avait eu d’estime, et m’alla décrier de telle sorte dans tout le quartier que je fus trop heureuse de la quitter ; il en a toujours usé de même dans tous les lieux où j’ai été depuis. Je faisais ce que je pouvais pour gagner son amitié, et il se dissimulait à mon égard et à celui du [251] Père La Combe. Tout ce que le Père La Combe remarquait était, que lorsqu’il lui parlait de moi ou qu’il lui annonçait que j’étais fort malade, il n’y prenait nul intérêt, au contraire témoignait plus que de l’indifférence
Peu de temps après que le père La Combe y fut arrivé, il fut fort suivi et applaudi pour ses sermons. J’aperçus bien quelque petite jalousie de la part du père La Mothe, mais je ne croyais pas que les choses dussent aller si loin. Le Père provincial était fort brouillé avec le Père La Mothe ou du moins cela paraissait ainsi. Il fit son possible pour faire entrer le Père La Combe dans ses intérêts, mais comme le père La Mothe témoignait au Père La Combe qu’il n’avait point d’autres intérêts que ceux de la régularité, le Père La Combe qui le crut droit, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y remarquer quelques détours qui devenaient ensuite continuels, ne quitta jamais les intérêts du père La Mothe qui le livra ensuite à la passion du père (Provincial), car le père voyant qu’il ne l’avait pu attirer à lui, changea son amitié en aversion, disant hautement qu’il le perdrait.
Deux choses achevèrent de lui en faire prendre la résolution, la première fut que Mgr l’Archevêque de Paris qui avait refusé le Carême des Quinze-Vingts à un père intime ami du provincial parce qu’il ne prêchait pas à son gré, l’envoya au Père La Combe qui ne le demandait point. Tous ceux qui étaient du parti de ce père auquel on avait refusé le Carême, se déclarèrent d’abord contre le Père La Combe et résolurent sa perte, mais comme ils craignaient de trouver de l’obstacle du côté du père La Mothe qu’ils ne connaissaient point assez pour le persuader qu’il leur voulût livrer un homme qui se sacrifiait pour lui, ils feignirent de vouloir ôter au père La Mothe la supériorité, attendu qu’il y avait plus de vingt ans qu’il était supérieur, quoique cela leur soit défendu par la règle ; la peur d’être dépossédé porta le père La Mothe à s’unir avec le père dans le dessein de perdre le Père La Combe, mais comme il avait ses intérêts particuliers à ménager et que de l’autre côté il me voulait faire aller à Montargis pour des raisons et intérêts de famille, il proposa au Père La Combe d’aller faire ce voyage avec moi. Il me fut aisé de découvrir le piège. Le Père La Combe lui dit qu’il n’était point à propos qu’il fît cette promenade avec moi qui ne servirait que de matière à la médisance. Le père La Mothe voyant qu’il ne pouvait rien obtenir de ce côté-là, m’en fit la proposition, je lui dis que je n’avais garde de faire cela, que si le Père La Combe voulait aller à Montargis, il pouvait y aller sans moi. Lorsqu’il vit que je ne voulais pas donner dans le piège qu’il me tendait, il ne garda presque plus de mesures, il me décriait partout, et ses pénitentes parlaient de moi à emporter la pièce. Un de ses amis m’en donna avis et me dit que ce qui le surprenait le plus était le soin que les pénitentes du père La Mothe prenaient de me décrier, disant que j’avais des attaches criminelles avec le Père. Ils commencèrent à ne plus donner de bornes à leurs calomnies. Il se faisait plaindre disant que je le rendais malheureux.
[4.] Il écrivait avec soin à toute la famille pour la prévenir, disait que le père La Combe122 m’avait accompagnée depuis Turin jusqu’à Paris sans aller dans leurs maisons, et qu’il demeurait dans l’hôtellerie avec moi au grand scandale de leur ordre. Il ne disait pas qu’il n’y avait point de couvent de leur ordre sur la route, mais au contraire, il faisait comprendre qu’il y en avait et que ç’avait été à la honte de ces maisons qu’il n’y avait point été. Qui n’aurait pas cru une calomnie dite avec tant d’artifice ? Cela commença à animer tout le monde contre moi ; mais les excellents sermons du père La Combe et le profit qu’il faisait dans la conduite des âmes contrebalançaient ces calomnies.
[5.] J’avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse. Je [252] croyais le devoir en conscience, car elle était sortie à mon occasion des Nouvelles Catholiques. C’est la demoiselle dont j’ai parlé, que le prêtre de Gex voulait gagner. Comme elle est belle, quoiqu’elle soit extrêmement sage, il y a toujours à craindre lorsqu’on est exposé sans aucun établissement. J’avais donc destiné cette somme assez médiocre pour cette bonne demoiselle. Le père La Mothe la voulait avoir, et faisait entendre au père La Combe que s’il ne me la faisait donner pour une muraille qu’il voulait refaire à son couvent, que l’on lui ferait des affaires. Mais le père La Combe, qui va toujours droit, dit qu’il ne pouvait en conscience me conseiller autre chose que ce qu’il savait que j’avais résolu de faire en faveur de la demoiselle. Tout cela joint à la jalousie des bons succès des sermons du père La Combe, le firent déterminer à s’unir avec le provincial, et de livrer le père La Combe chacun pour satisfaire sa passion.
[6.] Ils ne songèrent plus qu’aux moyens d’en venir à bout, et pour le faire avec succès, ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malices, et pour persécuter les serviteurs de Dieu. Je crois qu’il n’y a jamais eu de pareils artifices aux leurs. L’homme écrit toutes sortes d’écritures, et est propre pour exécuter ce que l’on veut. Ils contrefaisaient les dévots, et parmi un si grand nombre de bonnes âmes qui venaient de toutes parts au père La Combe à confesse, il ne discerna jamais ces esprits diaboliques, Dieu le permettant ainsi parce qu’il avait donné puissance au démon de le traiter comme Job.
[7.] Avant ce temps, un soir, étant seule enfermée dans ma chambre à genoux devant une image de l’Enfant Jésus, où je faisais ordinairement ma prière, tout à coup je fus comme rejetée de cette image et renvoyée au crucifix : tout ce que j’avais dans l’état d’enfance me fut ôté, et je me trouvai liée de nouveau avec Jésus-Christ crucifié. De dire ce que c’est que cette liaison, cela me serait très difficile, car ce n’est point une dévotion comme l’on s’imagine. Ce n’est plus un état de souffrance par conformité avec Jésus-Christ, mais c’est le même Jésus-Christ porté très purement et nuement dans ses états. Ce qui se passa dans cette nouvelle union d’amour à ce divin Objet, lui seul le sait, mais je compris qu’il n’était plus question alors pour moi de le porter enfant, ni dans ses états de dénuement, qu’il le fallait porter crucifié, que c’était la fin de tous ses états. Car dans le commencement, j’ai porté des croix, comme on l’a pu voir dans le récit de ma vie qui en est toute pleine, mais c’était mes propres croix, portées par conformité avec Jésus-Christ. Ensuite mon état devenant plus profond, il me fut donné de porter les états de Jésus-Christ, ce que j’ai porté dans le milieu de ma vie, dans le dénuement et les croix. Et dans le temps que l’on porte de cette sorte les états de Jésus-Christ, l’on ne pense point à Jésus-Christ123 : il est alors ôté, et même dès le commencement de la voie de foi l’on ne l’a plus objectivement. Mais cet état ici est bien différent. Il est d’une étendue presque infinie, et peu d’âmes le portent de cette sorte. C’est porter Jésus-Christ lui-même dans ses états. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que je veux dire. Dans ce temps ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs et il me fut mis dans l’esprit qu’il fallait porter Jésus-Christ en cet état dans toute son étendue. […] L’on fit encore une tentative au Père La Combe afin qu’il m’obligeât d’y aller demeurer, il dit qu’il n’était point d’humeur à me violenter et qu’il me fallait laisser libre, ce fut après cela que l’on rompit entièrement avec lui.
[8.] Il m’en écrivit en ces termes : « Le temps est bien changé, » parlant de l’humeur du père La Mothe à son égard, « je ne sais quand les foudres tomberont, mais tout sera bien venu de la main de Dieu. » Cependant le mari de cette méchante créature qui contrefaisait la sainte, désista d’aller à confesse au père La Combe afin de mieux jouer son jeu. Il y envoya sa femme, qui disait qu’elle était bien fâchée de ce que son mari avait quitté ce père ; que son mari était un homme changeant ; qu’elle ne lui ressemblait pas. Elle contrefaisait la sainte, disant que Dieu lui révélait des choses à venir, et qu’il allait avoir de grandes persécutions. Il ne lui était pas difficile de les connaître, puisqu’elle les tramait avec le père La Mothe, le Père provincial et son mari.
[9.] Durant ce temps j’allai à la campagne chez M [adame la d. de C124...]. Il m’arriva plusieurs choses extraordinaires, et Dieu m’y fit de grandes grâces pour le prochain. Il semblait qu’il me voulait disposer par là à la croix. Il se trouva là plusieurs personnes de celles que Notre Seigneur me faisait aider pour [254] l’intérieur, et qui étaient de mes enfants spirituels. Il me fut donné un fort instinct de me communiquer à eux en silence, et comme ils n’étaient point faits à cela et que c’était une chose inconnue pour eux, je ne savais comment le leur dire. […]
[10.] Le père La Combe m’écrivit dans le temps que j’étais à la campagne, qu’il avait trouvé une âme admirable, me parlant de cette femme qui contrefaisait la sainte, et me manda de certaines circonstances qui me firent appréhender pour lui. Cependant comme Notre Seigneur ne me donna rien de particulier là-dessus, et que d’ailleurs j’appréhendais que si je disais ma pensée, cela ne fût mal pris comme les autres fois, et que Notre Seigneur ne me pressait pas de rien dire, car s’il l’eût exigé de moi, quoiqu’il m’en eût dû coûter, je l’eusse fait, mais il me laissait en repos. Je lui mandai que je l’abandonnais à Dieu pour cela comme pour le reste.
[11.] Durant que cette femme contrefaisait la sainte, et marquait beaucoup d’estime et d’affection pour le père La Combe, son mari, qui contrefaisait toutes sortes d’écritures, fut poussé, apparemment par les ennemis du père La Combe, ainsi que la suite l’a bien fait voir. Ils faisaient écrire par cet homme qui contrefaisait toutes sortes d’écritures des libelles diffamatoires auxquels ils attachaient les propositions de Molinos125, qui couraient depuis deux ans en France, disant que c’étaient les sentiments du père La Combe. L’on les portait partout dans les communautés, et le père La Mothe et le provincial qui avaient plus d’habitude, se faisaient renvoyer ces libelles, puis contrefaisant les personnes bien attachées à l’Église, ils portaient eux-mêmes ces libelles à l’official qui était de leur intrigue, et les faisait voir à Mgr l’archevêque, disant que c’était par zèle, et qu’ils étaient au désespoir qu’un de leurs religieux fût hérétique et exécrable. Ils m’y mêlaient aussi doucement, disant que le père La Combe était toujours chez moi, ce qui était très faux, car à peine ne pouvais-je le voir qu’au confessionnal, et encore pour des moments. Ils renouvelèrent leurs anciennes calomnies des voyages, et allaient dans toutes les maisons d’honneur dire que j’avais été en croupe derrière le père La Combe, moi qui n’y fus de ma vie ; qu’il n’avait pas été dans leurs maisons le long de la route, mais qu’il était resté dans l’hôtellerie.
[12.] J’avais eu avant ce temps plusieurs songes mystérieux qui me disaient tout cela. Ils s’avisèrent d’une chose qui [255] réussit tout à fait bien à leur entreprise : ils surent que j’avais été à Marseille, ils crurent qu’ils avaient trouvé un bon moyen pour fonder une calomnie. Ils contrefirent une lettre d’une personne de Marseille, je crois même avoir ouï dire de Mgr l’évêque de Marseille, adressant à Mgr l’archevêque de Paris ou à son official, où ils mettaient que j’avais couché à Marseille dans une même chambre avec le père La Combe ; qu’il y avait mangé de la viande le carême et fait des choses très scandaleuses. L’on porta cette lettre, l’on débita cette calomnie partout, et après l’avoir bien débitée, le père La Mothe et le p(rovincial), qui avaient concerté cela ensemble, se résolurent de me le dire.
Le père la Mothe me vint voir comme pour me faire tomber dans le piège, et me faire dire en présence des gens qu’il avait amenés, que j’avais été à Marseille avec le père La Combe. Il me dit : « Il y a des mémoires horribles envoyés contre vous par l’évêque de Marseille, que vous y avez fait scandale effroyable avec le père La Combe : il y a bons témoins de cela. » Je me pris à sourire, et lui dis : « La calomnie est bien imaginée, mais il fallait savoir auparavant si le père La Combe avait été à Marseille, car je ne crois pas qu’il y ait été de sa vie ; et lorsque j’y passai, c’était le carême. J’étais avec tels et tels, et le père La Combe prêchait le carême à Verceil. » Il demeura interdit, et se retira, disant : « Il y a pourtant des témoins que cela est vrai », et il alla de ce pas demander au père La Combe s’il n’avait pas été autrefois à Marseille. Il l’assura n’avoir jamais été en Provence, ni passé Lyon et la route de Savoie en France, de sorte qu’ils furent un peu étourdis, mais ils trouvèrent un autre expédient. À ceux qui ne pouvaient savoir que le père La Combe n’avait jamais été à Marseille, ils laissaient croire que c’était Marseille, et aux autres, ils disaient que c’était Seyssel, qui était dans la lettre ; et ce Seyssel est un lieu où je n’ai jamais été, et où il n’y a point d’évêque.
[13.] Le père La Mothe et le p(rovincial) portaient de maison en maison les libelles et ces propositions de Molinos, disant que c’étaient les erreurs du père La Combe. Tout cela n’empêchait pas que le père La Combe ne fît un fruit merveilleux par ses sermons et au confessionnal. On y venait de tous côtés. Cela les désolait. Le p(rovincial) venait de faire sa visite et avait passé tout proche de la Savoie sans y aller, parce qu’il ne voulait pas, disait-il, faire la visite cette année. Ils complotèrent, le père La Mothe et lui, d’y aller afin d’apporter quelques mémoires contre le père La Combe et contre moi, et d’obliger126 M. de Genève, qu’ils savaient être fort animé contre moi et le père La Combe pour les raisons que j’ai décrites. Le p(rovincial) partit donc, tout arrivant de visiter la province, pour aller en Savoie, et donna les ordres au père La Mothe de ne rien épargner pour perdre le père La Combe.
[14.] Ils complotèrent avec l’official, homme adroit et habile en ces sortes d’affaires. Mais comme il aurait été assez difficile de me mêler dans l’affaire, ils inspirèrent à cette femme de désirer me voir. Elle disait au père La Combe que Dieu lui faisait connaître des choses admirables de moi, qu’elle avait pour moi un amour inconcevable, et qu’elle désirait fort de me voir. Comme d’ailleurs elle disait être fort en nécessité, le père La Combe me l’envoya pour lui faire la charité. Je lui donnai un demi-louis d’or. Elle ne me parut pas d’abord ce qu’elle était, mais après avoir conversé une demi-heure avec elle, j’en eus de l’horreur. Je me le dissimulais à moi-même par les raisons que j’ai dites. À quelques jours de là, je crois trois jours après, elle vint me demander de quoi se faire saigner. Je lui dis que j’avais une fille qui saignait fort bien, et que si elle voulait, je la ferais saigner ; elle rebuta fort cela, disant qu’elle n’était pas personne à se faire saigner que par des chirurgiens. Je lui donnai [256] quinze sols : elle les prit avec un dédain qui me fit voir qu’elle n’était pas telle que le père La Combe le croyait. Elle fut aussitôt jeter la pièce de quinze sols au père La Combe, disant si elle était une personne à donner quinze sols. Le père fut surpris. Mais comme le soir elle eut appris de son mari qu’il n’était pas temps d’éclater, mais de feindre, elle fut trouver le père La Combe, lui demandant pardon, disant que c’était une forte tentation qui l’avait fait agir, et qu’elle lui demandait la pièce de quinze sols.
Il ne me dit rien de tout cela, mais je fus plusieurs nuits à souffrir étrangement à l’occasion de cette femme : tantôt en dormant je voyais le démon, puis tout à coup je voyais cette femme, tantôt c’était l’un tantôt c’était l’autre, cela me réveillait en surprise. Je fus trois nuits de cette sorte, avec certitude que c’était une méchante femme, qui contrefaisait la dévote pour tromper et pour nuire. Je le fus dire au père La Combe qui me réprimanda très sévèrement, disant que c’était de mes imaginations, que je manquais de charité, que cette femme était une sainte. Je demeurai donc comme cela.
[15.] Je fus fort étonnée qu’une bonne fille vertueuse que je ne connaissais pas, me vînt trouver et me dit qu’elle s’était crue obligée de m’avertir, sachant que je prenais intérêt au père La Combe, qu’il confessait une femme qui le trompait, qu’elle la connaissait à fond, que c’était peut-être la plus méchante femme et la plus dangereuse qui fût à Paris. Elle me conta des choses étranges que cette femme avait faites, et des vols à Paris. Je lui dis de le déclarer au père La Combe ; elle me dit qu’elle lui en avait dit quelque chose, mais qu’il l’en faisait confesser, disant que c’était des choses contre la charité, et qu’ainsi elle ne savait plus que faire. On surprit cette femme dans une boutique où elle disait du mal du père La Combe. L’on le lui vint dire, il ne le voulait pas croire. Elle venait quelquefois au logis, et lorsqu’elle y venait, moi qui n’ai point d’antipathie naturelle, j’en avais une si furieuse, et même tant d’horreur pour cette créature, que la violence que je me faisais pour la voir, afin d’obéir au père La Combe, était telle que j’en devenais extraordinairement pâle et mes domestiques s’en apercevaient. Il y en avait une qui est127 très bonne, c’est celle qui m’a tant fait souffrir pour sa purification, elle sentait pour elle les mêmes horreurs que je sentais. L’on vint avertir le père La Combe qu’il y avait une de ses pénitentes qui l’allait décrier à tous les confesseurs, et dire de lui des choses exécrables : il me les écrivit et me manda en même temps que je n’allasse pas m’imaginer que ce fût cette femme, et que ce n’était pas elle. J’eus une certitude que c’était elle. Une autre fois elle vint au logis : le père y était, elle lui dit quelque chose sur les connaissances qu’elle avait qu’il allait avoir de grandes croix. J’eus aussitôt une certitude que c’était elle qui les faisait. Je le dis au père La Combe qui ne me crut pas pour cela, Notre Seigneur le permettant de la sorte afin de se le rendre semblable. Une chose qui paraît extraordinaire, c’est que le père La Combe, si doux et si crédule pour tout autre qui ne lui disait pas la vérité, ne l’était point pour moi. Il s’en étonnait lui-même et je ne m’en étonne pas, parce que dans la conduite de Dieu sur moi, mes plus intimes sont ceux qui me crucifient le plus.
1. Le Père est détrompé. Calomnie sur une grossesse supposée. Changement de stratégie : on met en cause le Moyen facile de faire oraison. 2. ‘Le père La Mothe me vint trouver, disant qu'il y avait à l'archevêché des mémoires effroyables…’ Elle découvre l’alliance ennemie. 3. Le Père La Combe par obéissance manque une occasion de se disculper. 4. Visite de M. l’abbé Gaumont et de M. Bureau. Ce dernier est attaqué, ‘l’on fit travailler l'écrivain … Mme de Miramion, amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté.’ 5. Le Père La Mothe suggère au Père La Combe de ‘se retirer, pour par là le faire passer pour coupable.’ 6. Même tentative auprès d’elle : ‘leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite.’ 7. Même tentative sur la sœur du tuteur : elle a un soupçon ? le Père La Mothe ajoute : ‘Il faut absolument la faire fuir et c'est le sentiment de Monseigneur l'archevêque.’ 8. ‘Le lendemain le tuteur de mes enfants, ayant pris l'heure de Monseigneur l'archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir…’ Le mensonge est ainsi dévoilé.
[l.] Un jour, un religieux qui m’avait confessée autrefois, à qui cette femme alla débiter ses médisances hors du confessionnal, m’envoya prier de l’aller voir. Il me conta tout ce qu’elle lui avait dit et son mari, et les menteries dans lesquelles il l’avait surprise. Pour moi, je la [257] surprenais continuellement en mensonge. Je le fus aussitôt dire au père La Combe. Il fut éclairé tout à coup, et comme si des écailles lui étaient tombées des yeux, il ne douta plus de la malice de cette femme. Plus il repassait ce qu’il avait vu en elle et ce qu’elle lui avait dit, plus il était convaincu de sa malice, et m’avouait qu’il fallait qu’il y eût quelque chose de diabolique dans cette femme pour se faire passer pour sainte. Sitôt que je fus retournée chez moi, elle me vint voir. Je donnai ordre qu’on ne la laissât pas entrer ; elle voulait que je lui fisse l’aumône pour payer le loyer de sa maison. Je m’étais trouvée fort mal ce jour-là, et ensuite d’une furieuse altération, l’estomac fort enflé. Une de mes filles lui dit bonnement que je me trouvais mal, que l’on craignait parce que j’avais été hydropique et que j’avais depuis deux jours l’estomac fort enflé. Elle voulait entrer malgré cette fille ; lorsque celle qui savait une partie de ses malices fut pour l’empêcher d’entrer et lui dire que l’on ne pouvait me parler, elle les querella : ces filles le souffrirent patiemment. […]
[2.] Le père La Mothe me vint trouver, disant qu’il y avait à l’archevêché des mémoires effroyables contre le père La Combe, qu’il était hérétique et ami de Molinos. Moi, qui savais fort bien qu’il ne le connaissait pas, je l’en assurai, car je ne pouvais croire au commencement qu’il agît de mauvaise foi et qu’il fût de concert avec cette femme. Je lui dis de plus que je savais qu’il avait tout pouvoir auprès de Mgr l’archevêque, que je le priais d’y mener le père La Combe et que sitôt que Mgr l’archevêque lui aurait parlé, il serait détrompé. Il me promit de l’y mener le lendemain, mais il s’en donna bien de garde. Je lui dis la malice de cette femme et ce qu’elle m’avait fait. Il me répondit froidement que c’était une sainte. Ce fut alors que je commençai à découvrir que cela se faisait de concert, et je me vis réduite à dire avec David : Si mon ennemi m’avait fait cela, je n’en serais pas surpris, mais mon plus proche !128 C’est ce qui a rendu ces calomnies plus dures et toute cette affaire plus incompréhensible.
[3.] Je fus trouver le père La Combe au confessionnal, et je lui dis ce que le père La Mothe m’avait dit et qu’il le priât de le mener chez Mgr l’archevêque. Il y fut. Le père La Mothe lui dit qu’il l’y mènerait, que rien ne pressait et que les mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et il fut près d’un mois à nous ballotter, disant au père La Combe que ces mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et à moi, qu’ils étaient contre lui et qu’il n’était pas fait mention de moi. Nous étions confus, le père La Combe et moi, lorsque nous parlions de toutes ces choses et duplicités. Le père La Combe ne laissait pas de prêcher et confesser avec plus d’applaudissements que jamais, [258] et cela augmentait la jalousie et la peine des gens. Le père La Mothe alla pour deux jours à la campagne : le père La Combe restait comme supérieur en son absence, étant le plus ancien. Je lui dis d’aller chez Mgr l’archevêque, de prendre ce temps-là que le père La Mothe n’y était pas. Il me dit que le père La Mothe lui avait dit de ne pas s’écarter de la maison en son absence, qu’il voyait bien qu’il lui serait très nécessaire de voir Mgr l’archevêque, qu’il ne retrouverait jamais peut-être cette occasion, mais qu’il voulait mourir dans l’obéissance, et que, puisque son supérieur lui avait dit de rester en son absence, il le ferait. Il ne lui avait dit cela que pour l’empêcher d’aller chez Mgr l’archevêque en son absence et qu’il ne fît connaître la vérité.
[4.] Il y avait un docteur de Sorbonne (c’est M. Bureau) qui me vint voir deux ou trois fois à l’occasion d’une visite de M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable, âgé de près de quatre-vingts ans, qui a passé toute sa vie dans la retraite sans diriger, prêcher, ni confesser : il m’avait connue autrefois. Il m’amena donc M. Bureau contre qui le père La Mothe était indigné à l’occasion d’une de ses pénitentes qui l’avait quitté et qui avait été trouver M. Bureau, qui est un très honnête homme. Le père La Mothe me dit à son sujet : « Vous voyez M. Bureau, je ne le souhaite pas. » […] Je lui en demandai la raison, lui disant que je ne l’avais pas été chercher, mais qu’il était venu me voir et cela assez rarement, que je ne trouvais pas à propos de le faire sortir de chez moi, que c’était un homme en très grande réputation. Il me dit qu’il lui avait fait tort. Je voulais savoir quel était ce tort, j’appris que c’était parce que cette pénitente, qui avait donné beaucoup au père La Mothe et qui ne l’avait quitté que parce qu’il était intéressé, avait été vers M. Bureau. Je ne crus pas que cette raison fût juste pour écarter un homme qui m’avait rendu service et auquel j’avais obligation, et qui était d’ailleurs un vrai serviteur de Dieu. Le père La Mothe alla déposer lui-même à l’officialité que je faisais des assemblées avec M. Bureau et qu’il en avait même rompu quelqu’une, ce qui était très faux. Il le dit encore à d’autres, qui me le redirent, de sorte que je le sus de M. l’official et des autres. Il m’accusa encore de bien d’autres choses. Sans autre forme de procès on attaqua M. Bureau. L’official était ravi d’avoir cette occasion pour maltraiter M. Bureau qu’il haïssait depuis longtemps.
L’on fit travailler l’écrivain, mari de cette méchante femme, contre M. Bureau et en peu de temps il y eut des lettres contrefaites des supérieurs des maisons religieuses où M. Bureau dirigeait et confessait, qui écrivaient à M. l’official que M. Bureau leur prêchait et enseignait des erreurs, et qu’il mettait le trouble dans les maisons religieuses. Il ne fut pas difficile à M. Bureau de prouver la fausseté de ces lettres, car les supérieurs les désavouèrent. Mme de Miramion129, amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté ; cependant, loin de faire justice à M. Bureau, l’on fit croire à Sa Majesté qu’il était coupable, et on l’exila, comme je le dirai après, abusant du zèle de la religion du roi pour faire servir l’autorité à la passion de ces gens-là.
[5.] Un jour le père La Mothe me vint voir, me disant que c’était tout de bon qu’il y avait des mémoires horribles contre le père La Combe et m’insinuant de le porter à se retirer, pour par là le faire passer pour coupable ; car il était fort en peine (de trouver) comment le perdre, parce qu’en le jugeant eux-mêmes, ou le renvoyant, le père général aurait eu connaissance de tout et l’innocence du père La Combe et la malice des autres auraient été connues. Ils étaient embarrassés à trouver des inventions. Je dis au père La Mothe que si le père La Combe était coupable, il fallait le punir, je parlais bien hardiment connaissant à fond son innocence, et ainsi qu’il n’y avait rien à faire pour lui que d’attendre en patience ce que Dieu voudrait faire ; qu’au reste, il devait130 bien l’avoir mené à Mgr l’archevêque pour faire voir son innocence. Je l’en priai même avec toutes les instances possibles. Le père La Combe de son côté le [259] pria de l’y laisser aller s’il ne voulait pas l’y mener, il disait toujours qu’il le mènerait lui-même demain ou un autre jour, puis il y avait eu des affaires qui l’en avaient empêché, et il y allait seul bien des fois.
[6.] Voyant que le père La Combe attendait en patience sa mauvaise fortune, et n’ayant pas encore trouvé le dernier expédient qui leur a réussi pour le perdre, le père La Mothe leva le masque et m’ayant fait avertir à l’église où j’étais de lui venir parler, ayant pris avec lui le père La Combe, il me dit devant lui : « C’est à présent, ma sœur, qu’il faut que vous songiez à vous enfuir ; il y a contre vous des mémoires exécrables. On dit que vous avez fait des crimes qui font frémir. » Je n’en fus ni émue, ni étourdie, non plus que s’il m’eût dit une chanson qui ne m’eût en rien touchée. Je lui dis avec ma tranquillité ordinaire : « Si j’ai fait les crimes que vous dites, je ne saurais être trop punie, c’est pourquoi je suis éloignée de vouloir fuir, car si ayant fait toute ma vie profession d’être à Dieu d’une manière particulière, je me suis servie de la piété pour l’offenser, lui que je voudrais aimer et faire aimer aux dépens de ma vie, il faut que je serve d’exemple, et que je sois punie avec la dernière rigueur. Que si je suis innocente, ce n’est pas le moyen de le faire croire que de fuir. » Leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite, et de me faire aller par là à Montargis, comme ils l’avaient prétendu.
[7.] Comme il vit que, loin d’entrer dans sa proposition, je demeurais immobile et ferme dans le dessein de tout souffrir plutôt que de fuir, il me dit tout en colère : « Puisque vous ne voulez pas faire ce que je vous dis, j’en irai avertir la famille — parlant de celle du tuteur de mes enfants — afin qu’elle vous le fasse faire. » Je lui dis que je n’avais rien dit de tout cela au tuteur de mes enfants, ni à sa famille, et que cela les surprendrait ; que je le priais de me laisser aller la première leur parler, ou du moins d’agréer que nous y fussions ensemble. Il demeura d’accord que nous irions ensemble le lendemain. Sitôt que je l’eus quitté, Notre Seigneur, qui voulait que je visse tout au long la menée de cette affaire, afin que je ne la pusse ignorer, — car Notre Seigneur n’a pas permis que rien m’ait échappé, non pour lui en vouloir du mal, car je n’ai jamais senti le moindre fiel contre mes persécuteurs, mais afin que rien ne me fût caché, et qu’en le souffrant tout pour son amour j’en fisse le fidèle récit, — il me frappa d’abord au cœur que le père La Mothe était parti pour aller de ce pas prévenir la famille contre moi, et leur faire entendre ce qu’il voudrait.
J’envoyai mon laquais toujours courant pour voir si ma pensée était véritable et pour avoir un carrosse afin d’y aller moi-même. Le père La Mothe y était déjà, j’y allai. Lorsqu’il sut que j’avais découvert qu’il était là, il en devint si furieux qu’il ne put s’empêcher de le faire paraître, et sitôt qu’il fut retourné au couvent, il déchargea son chagrin131 sur le pauvre père La Combe. Il ne trouva pas le tuteur de mes enfants, mais il avait parlé à la sœur, femme d’un maître des comptes, personne de mérite. Lorsqu’il lui dit que l’on m’accusait de crimes effroyables et qu’il fallait me faire fuir, elle lui répartit : « Si N., parlant de moi, a fait les crimes que vous dites, je crois les avoir faits moi-même. Quoi ? Une personne qui a vécu comme celle-là a vécu ? Je répondrais d’elle corps pour corps. Pour la faire enfuir ? Sa fuite n’est pas indifférente, car si elle est innocente, c’est la déclarer coupable. » Il ajouta : « Il faut absolument la faire fuir et c’est le sentiment de Mgr l’archevêque. » Elle lui demanda où il fallait que je m’enfuisse. Il répondit : « à Montargis. » Cela lui donna quelque soupçon. Elle lui dit qu’il fallait consulter son frère et qu’il verrait Mgr l’archevêque. À cela il demeura tout interdit et pria qu’on n’allât point voir Mgr l’archevêque, qu’il y avait plus d’intérêt qu’un autre, et qu’il irait lui-même. J’arrivai comme il venait de sortir ; elle me dit tout cela, et je lui contai d’un bout à l’autre tout ce qu’il m’avait dit. Comme elle a bien de l’esprit, elle comprit qu’il y avait quelque chose. Il revint ; il se coupa quantité de fois devant elle et devant moi.
[8.] Le lendemain, le tuteur de mes enfants ayant pris l’heure132 de [260] Mgr l’archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir, mais il n’avait pu y entrer. Lorsqu’il vit le tuteur de mes enfants, conseiller du Parlement, il fut fort étonné, il pâlit et puis il rougit, et enfin en l’abordant, il le pria de ne point parler à Mgr l’archevêque, que c’était à lui à faire cela et qu’il le ferait.
Le conseiller tint toujours ferme qu’il voulait lui parler. Le père, voyant qu’il ne pouvait l’en empêcher, lui dit : « Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que ma sœur a fait cet hiver », parlant d’une brouillerie que lui-même avait faite. Le conseiller lui répondit bien honnêtement : « J’oublie tout cela pour me souvenir que je suis obligé de la servir dans une affaire de cette nature. »
Voyant qu’il ne pouvait rien gagner, il le pria que pour le moins il pût parler le premier à Mgr l’archevêque. Cela fit croire au conseiller qu’il n’allait pas droit. Il lui dit : « Mon Père, si Monseigneur l’archevêque vous appelle le premier, vous y entrerez le premier, sinon j’y entrerai. - Mais Monsieur, ajouta-t-il, je dirai que vous êtes là. - Et moi, dit le conseiller, je dirai que vous y êtes. »
Là-dessus, Monseigneur l’archevêque, qui ne savait rien de tout ce démêlé, appela le conseiller qui lui dit qu’on lui avait fait entendre qu’il y avait des mémoires étranges contre moi, qu’il me connaissait depuis longtemps pour une femme de vertu et qu’il répondait de moi corps pour corps ; que s’il y avait quelque chose contre moi, c’était à lui qu’il fallait s’adresser et qu’il répondrait de tout. Monseigneur l’archevêque dit qu’il ne savait ce que c’était, qu’il n’avait pas ouï parler de moi, mais bien d’un père. Sur cela, le conseiller dit que le père La Mothe lui avait dit que Sa Grandeur me conseillait même de m’enfuir. L’archevêque dit que cela n’était point vrai, et qu’il n’avait jamais ouï parler de cela.
Sur quoi le conseiller lui demanda s’il agréerait de faire appeler le père La Mothe pour lui dire cela. L’on le fit venir, et Monseigneur l’archevêque lui demanda où il avait pris cela et que pour lui, il n’en avait jamais ouï parler. Le père La Mothe se défendit fort mal et dit que c’était du p(ère provincial) qu’il l’avait entendu. Au sortir de chez Monseigneur l’archevêque, il était tout furieux et vint trouver le père La Combe pour décharger sa colère, lui disant que l’on se repentirait de l’affront qu’on lui avait fait et qu’il saurait en faire repentir.
La suite des témoignages extraits de la Vie par elle-même rapporte l’arrestation de La Combe. Elle est reportée après la section consacrée aux Ecrits, en ouverture de la section « III. Vingt-huit années de Prison. »
La séquence de la correspondance de Lacombe est extraite de [CG I] et de [CG II]. Elle débute par quelques lettres écrites du temps de sa liberté en 1683 et 1685 que nous éditons ici dans notre première section. Les suivantes, beaucoup plus nombreuses, couvrent les années 1690-1695. Elles figurent en troisième section consacrée à la période des prisons.
Les deux premières lettres sont les seules que nous possédions provenant de madame Guyon (la correspondance antérieure à 1686 datant des voyages a presque entièrement disparu ; puis au début de leurs installations à Paris ils pouvaient se rencontrer ce qui ne nécessitait aucune correspondance écrite ; par la suite madame Guyon ne pouvait répondre à un prisonnier bien surveillé (ou du moins aucune ne nous est parvenue).
Madame Guyon n’est pas encore la « dame directrice » : elle demande de l’aide !
Nous y adjoignons deux lettres adressées par Lacombe à Mgr d’Aranthon datées d’avant les prisons. Les rapports se gâtent…
« Pressentiment d’un extrême délaissement » (Poiret)133.
J’ai été à la messe du matin dans la chapelle, où j’ai eu une impression que je devais avoir quantité de croix, et que celles que j’avais eues depuis que je suis sortie de France, étaient un repos et une trêve, et non des croix, en comparaison de celles que je dois avoir. Le cœur, et tout, était soumis et voulait bien n’être pas épargné, mais la nature en frémissait. Deux personnes qui m’en doivent le plus causer, m’ont été mises dans l’esprit, et elles me les doivent causer extérieures et intérieures tout ensemble. Il faut que l’ordre et la suprême volonté de Dieu s’accomplissent. Il fallut que je m’offrisse à les porter avec ou sans résignation et amour connus.
Toutes les croix que j’ai portées en France, je les ai portées tantôt avec amour aperçu, tantôt avec peine, mais quoique la nature se révoltât souvent sous leur poids et avec leur continuation, le fond était soumis, et estimait la croix ; et quoique la nature parût révoltée, sitôt que je cessais de souffrir, je souffrais de ne souffrir plus. Depuis que j’ai éprouvé l’état de consistance, toutes les croix m’ont été indifférentes : elles ne m’étaient ni douces, ni amères. Mais à présent, il faudra en souffrir d’extrêmes avec révolte et, ce qui sera de plus humiliant, c’est que ces croix ne seront que des croix de paille, qui ne seront compaties de personne, et qui seront la risée des uns et le mépris et la mésestime des autres. Voilà ce qui m’est venu, qui fait encore frémir la nature, à qui il ne sera donné nul secours ni du ciel ni de la terre, car il me faut éprouver le délaissement réel, intérieur et extérieur de Jésus-Christ sur la croix, mais cela pour du temps.
O pauvre créature [madame Guyon !], à quoi es-tu destinée ? À être un sujet de honte, d’ignominie, d’abandon total. Ô Dieu, faites Votre volonté de cette créature et, après l’avoir rendue en ce monde, la plus misérable qui fût jamais, faites d’elle dans l’éternité tout ce qu’il Vous plaira. Il n’y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins de longtemps. Mon sort est l’ignominie et l’infamie, et le délaissement le plus étrange. Ô vous qui êtes soutenu de lumières [P. La Combe !], vous avez un lieu de refuge ; vous n’êtes pas à plaindre quand vous seriez réduit à une prison perpétuelle134 ! Mais pour moi, Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée partout. Ô Dieu, les renards ont des tanières135, mais je n’aurai point de refuge ! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique je n’en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous souviendrez que je vous l’ai dit. 1683.
Source :
– Première lettre éditée à la fin de la Vie comme « Addition de quelques lettres qui ont relation à l’histoire de la Vie de Madame Guyon ». Poiret la fait précéder du résumé suivant que nous reprenons partiellement en tête du texte : « Pressentiment d’un extrême délaissement après plusieurs autres afflictions ».
Le songe « scandaleux » de la lune sous les pieds. Prévision de persécutions qui ne détruiront pas l’union spirituelle.
Ce 28 février 1683a 136.
Il me semble que jusqu’ici l’union qui est entre nous avait été couverte de beaucoup deb nuages, mais à présent, cela est tellement éclairci que je ne peuxc plus vous distinguer ni de Dieu ni de moi ; et la même impuissance que j’éprouve depuis longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l’immobilité, je l’éprouve un peu à votre égard, quoique imparfaitement, quoique d’uned manière si pure, si insensible, si paisible, si profonde, que cela ne se peut dire. Ma fièvre s’opiniâtre étrangement, comment va la vôtre ? Ile me vient dans l’esprit que, lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme par la nouvelle vie, [f°38v°] vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez plus rien, et comme Dieu ne Se distingue plus dans l’unité parfaite, aussi les âmes consommées en unité en Lui ne se distinguent plus : celle des âmesf unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique l’intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. À mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin que vous n’en puissiez douter ; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix137.
Il y aura quantité de croix qui nous seront communes ; mais vous [f°39] remarquerez qu’elles nous uniront davantage en Dieu par une fermeté invariableg à soutenir toutes sortes de maux. Il me semble que Dieu me veut donner une génération spirituelle et bien des enfants de grâce ; que Dieu me rendra féconde en Lui-même. Vousgg aurez des croix et des prisons qui nous sépareront corporellement, mais l’union en Dieu sera ferme et inviolableggg. L’onh sent la division, quoique l’on ne sente pas l’union.
J’ai fait cette nuit un songe qui marque d’étranges renversements, si l’onij pouvait s’y arrêter. À mon réveil, mes sens en étaient tout émus. Il n’arrivera que ce que le Maître voudra. Il menace bien et la tempête gronde longtemps : je ne sais quelle sera la foudre, mais [f°39v°] il me semble que tout l’enfer se bandera pour empêcher le progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera si forte qu’à moins d’une grande protection et fidélité, on aura peine à la soutenir. Il me semble qu’elle vous causera agitation et doute, parce que votre état ne vous ôte point toute réflexion. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés, et ceux qui vous resteront, vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu’à peine vous restera-t-il une seule personne. Ceci sera très long, et une suite et un enchaînement de croix si étranges, d’abjections, de confusions, quek vous en serez surpris. Et comme avant que la fin du monde qui est proprement le second avènement de Jésus-Christ, arrivel, il se passera d’étranges choses, à proportion de cet avènement, il en arrivera autant ici, et il semble même que dans toute la terre, il y aura troubles, guerres et renversements ; et comme le Fils de Dieu, ou plutôt Ses enfants, indivisiblementm avec Lui, seront répandus par toute la terre, il faut que le Prince de ce monde remue toute la terre de divisionsn, signes et misères, [qui] o plus elles seront fortes, plus la paix sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le monde, il ne naîtra pour ainsi dire spirituellement quep dans la paix générale, qui sera durable pour duq temps. L’Évangile sera prêché par toute la terre, mais comme (toutes) lesr vertus du ciel seront ébranlées138, croyez que vous le serez vous-même pour des [f°40] moments, et que le Démon attaquant les ciel de votre esprit, vous portera à vouloir tout quitter ; mais Dieu, qui vous a destiné pour Lui, vous fera voir la tromperie. Je vous avertis de n’écouter votre raisonnement et vos réflexions que le moins que vous pourrez, et j’ai un fort instinct de vous dire de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que lorsque les choses arriveront, vous voyiez qu’elles vous ont été prédites lorsqu’elles arriveront. Net dites pas que vous ne voulez point d’assurance, car il ne s’agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne pourra vous en donner alors.
Je ne sais ce que j’écris. Allons, il n’est plus temps ni pour vous ni pour moi d’être malades. Levons-nous, car [f°40v°] le Prince de ce monde approche. De même qu’avant la venue de Jésus-Christ, il s’était fait quantité de meurtresu des prophètes, de guerres, que le peuple juif avait été comme anéanti, aussi la véritable piété, qui est le culte intérieur, sera presque détruite : il sera persécuté [ce culte intérieur] v, en la personne des prophètes, c’est-à-dire de ceux qui l’ont enseigné, et la désolation sera grande sur la terre. Durant ce temps, la femme sera enceinte139, c’est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle, sans pourtant lui nuire, parce qu’elle est environnée du soleil de justice, et qu’elle a la lune sous ses pieds, qui est la mobilité et l’inconstance, et que les vertus de Dieu lui serviront de [f°41] couronne ; mais il new laissera pas de se tenir toujours debout devant elle et de la persécuter de cette manière. Mais quoiqu’elle souffre longtemps de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle crie même par lax véhémence, Dieuxx protégera son fruit et, lorsqu’il sera véritablement produit, et non connu, il sera caché en Dieu jusqu’au jour de la manifestation, jusqu’à ce que la paix soit sur la terre. La femme sera dans le désert sans soutien humain, cachée et inconnue, l’on vomira contre elle les fleuves de la calomnie et de la persécution, mais elle sera aidée des ailes de la colombe140; ne touchant pas à la terre, le fleuve seray englouti, durant qu’elle demeurera intérieurement libre, [f°41v°] qu’elle volera comme la colombe et qu’elle se reposera véritablement sans crainte, sans soins et sans souci. Il est dit qu’elle y sera nourrie et non qu’elle s’y nourrira, sa perte ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu’elle deviendra, etz de penser pour peu que ce soit à elle. Dieu en aura soin. Je prie Dieu, si c’est pour Sa gloire, de vous donner intelligence de ceci141. (1683.)
Sources et annotations :
– Archives Saint-Sulpice [A.S.-S.] ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon/Sa justification par elle-même/affaire de M. de Fîtes [de Filtz]/Lettre du père Richebracque », quatrième pièce, f ° 38 à f ° 42, copie de la lettre adressée par Madame Guyon au P. Lacombe -- A.S.-S., ms. 2179, pièce 7593, copie Chevreuse en deux feuillets --Deuxième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres… » -- Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 24 -- Lettre éditée par Urbain-Levesque [UL], Correspondance de Bossuet, tome VI, app. III, 6°, 542-546.
La copie manuscrite s’avère plus proche de l’original que ce n’est le cas du texte donné à la fin de la Vie, comme le montrent les variantes ci-dessous qui soulignent cependant la fidélité de l’éditeur Poiret. Celui-ci se limite à une toilette éditoriale, probablement semblable pour les six autres lettres de la même addition.
Dans la pièce 7593, cette lettre est précédée de l’ajout suivant de la main de Chevreuse : « Nota. Cette copie a été corrigée sur l’original 26e août 1693. /Copie faite le 22e janvier 1691 d’une autre copie que l’on avait faite le 10e août de l’année 1690, sur la copie que M[onsieur] L[e] D[uc] D[e] C[hevreuse] avait faite par ordre de l’auteur sur l’original qui lui avait été donné par le même auteur avec d’autres lettres, lesquelles toutes avaient été envoyées [...] par celui à qui elles étaient écrites [il s’agit de Lacombe], lorsqu’il crut ne les devoir plus garder entre ses mains. Car l’auteur [Madame Guyon] ne les voulant pas garder non plus les remit à M. L [e] D [uc] D [e] C [hevreuse] qui, quelque temps après, renvoya celle-ci par l’ordre de l’auteur à celui pour qui elle avait été écrite... ». On voit ici le jeu compliqué des précautions prises dans le cercle guyonnien pour préserver des lettres jugées significatives -- et l’on devine les tentations prophétiques auxquelles s’opposera Madame Guyon (cf. infra note 4 l’ajout contourné de Chevreuse).
Dans sa Relation sur le Quiétisme (Sect. II, n. 16, p. 23), Bossuet déclare : « J’ai transcrit de ma main une de ses lettres au P. La Combe, duquel il faudra parler en son lieu : j’ai rendu un exemplaire d’une main bien sûre qui m’avait été donné pour le copier. Sans m’arrêter à des prédictions mêlées de vrai et de faux, qu’elle hasarde sans cesse, je remarquerai seulement qu’elle y confirme ses creuses visions sur la femme enceinte de l’Apocalypse, et que c’est peut-être pour cette raison qu’elle insère dans sa Vie cette prétendue lettre prophétique. » Levesque commente : « C’est sans doute sur cette copie faite par Bossuet sur une autre copie, et non sur l’original, que Phelipeaux, puis Deforis ont imprimé cette lettre. Pourtant il y a entre ces deux éditeurs des différences assez sensibles. D’abord Phelipeaux nous avertit qu’il ne donne pas le début de la lettre ; Deforis ne semble pas avoir soupçonné l’existence de cette première partie…».
Variantes :
a date absente de la Vie (qui indique l’année à la fin de la lettre).
b beaucoup couverte de var. Vie (comme toutes celles données ci-après sans référence).
c puis
d quoique fort imparfaitement, mais d’une
e dire. Il omission.
f plus. /Les âmes
g inviolable
gggrâce, qu’elle me rendra féconde en ce monde ; vous Phelipeaux
gggsera inviolable Phelipeaux
h On
ij si on
k croix, d’abjections, de confusions si étranges que
l monde [qui est proprement le second avènement du Fils de l’homme] arrive
m enfants, qui sont indivisiblement Vie ou plutôt ce second enfant indivisiblement Phelipeaux
n terre par des divisions
o correction Vie
p naîtra [pour ainsi dire] spirituellement dans les âmes que
q un
r comme toutes les
s Démon, offusquant le
t prédites. Ne omission.
u un mot effacé, meurtres add. interl.
v [ce culte intérieur] addition Vie que nous adoptons.
w couronne. Cependant ce Dragon ne
x même avec la
xxlongtemps par de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle a crié même par la violence, Dieu Phelipeaux
y fleuve y sera
z ni
1 Matthieu, 24, 14-29.
2 Apocalypse, 12.
3 L’Esprit-Saint.
Pressentiment d’abaissements.
Je suis pressé de vous écrire que j’ai un fort pressentiment que la conduite que Dieu veut tenir sur vous, du moins pour bien des années, sera bien éloignée des pensées des hommes, tant de ceux qui raisonnent humainement, que de ceux qui passent pour fort spirituels. Tout ce qui vous est arrivé d’humiliant jusqu’ici, est une grande gloire au prix des abaissements qui vous sont préparés. Les aventures les plus étranges seront votre partage ; un enchaînement de providences abjectes, crucifiantes, impénétrables, vous causera une grêle de croix. Il n’y aura point pour vous longtemps d’autre établissement que celui de votre fond perdu en Dieu avec Jésus-Christ. Ô que celui-là est bien établi, et que vous êtes en cela professe d’un grand ordre, qui est l’ordre éternel et invariable ! Mais pour l’extérieur, il sera aussi incertain et flottant comme l’était celui de Jésus-Christ. Je ne dis pas ceci par un esprit de prédiction, mais par une intime conviction que j’ai que votre état présent, et les démarches que Dieu vous a fait faire jusqu’ici, en sont un présage assez sûr. Car nous voyons bien que tout va en diminuant à l’égard des hommes, et que tout manque à leurs désirs et leurs sentiments ; mais rien n’échappera à l’ordre de Dieu.
O femme désolée ! ce n’est rien que votre délaissement présent eu égard à celui où vous devez être réduite lorsqu’on ne saura que faire de vous, ni où vous mettre, et que ceux qui espèrent maintenant, vous voyant inflexible, se retireront en branlant la tête sur vous, et s’écrieront : « Hélas ! C’est grande pitié : cette grande âme est perdue ! Mais c’est à son dam puisque c’est pour s’être attachée obstinément aux illusions de son nouveau directeur ». Votre état extérieur sera aussi peu compris que l’intérieur. Et comme si on savait la disposition de votre fond, on en serait effrayé, de même voyant les misères du dehors qui vous accableront, on en aura horreur. Je crois que ce sera là le désert où la femme sera nourrie de Dieu durant la persécution du Dragon ; et ce sera un désert, pour le grand délaissement des créatures où elle se trouvera, et y sera nourrie de Dieu, qui sera toute sa force.
Comme votre anéantissement intérieur est extrême, il faut que l’extérieur y réponde, car ce n’est pas en vain que Dieu S’est mis en vous pour être votre force divine. Dans tout cela, je ne saurais ni craindre pour vous, parce que Jésus-Christ pourra tout en vous, ni vous plaindre, parce que tout cela vous rendra d’autant plus transformée en Jésus-Christ, et tout cela même vous sera Jésus-Christ. Venez donc, croix, abjections, opprobres, disgrâces, inondations, déluges et abîmes de misères : fondez sur la femme forte. Dieu vous portera de Ses mains.
Je comprends fort bien que c’est pour cela que Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma conduite contribuent à vous détruire terriblement142, vous enfonçant d’autant plus dans la boue que plus je croirai vous en tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu, et une âme abandonnée au point que vous l’êtes ne peut rencontrer, quelque part qu’elle tombe, que Dieu et Son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j’osais demander quelque chose à Dieu, je Le prierais de ne pas permettre que je vous manque jamais. Offrez-moi à Lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon cœur à Sa gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu’Il a mis en vous était épargné. 1683.
Source :
-- Troisième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres… », avec le résumé suivant de Poiret : « Il lui prédit les terribles croix et les délaissements tant de l’extérieur que de l’intérieur qui lui sont effectivement arrivés. »
On a vu que François La Combe qui reçut l’habit des barnabites au collège de Thonon fut ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève. Leurs rapports se détériorèrent.
Demande de servir dans son diocèse.
[Verceil], 3 juin 1685.
Monseigneur,
Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève ou dans le diocèse. Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise. Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de Grenoble ; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres, lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je l’honore et combien ses intérêts me sont chers ; si elle me veut donner un trou143 à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.
Source et annotations :
-- Eclaircissemens sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe qui figure dans notre volume II : Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe
-- Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 15 ; en marge figure : « Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39 ».
-- La lettre du P. Lacombe fut éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap. III, 8 °, p. 549), avec l’explication suivante : « […] D’abord bien vu par l’évêque de Genève, le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer. Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir. »
-- On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, « L’intégrité de la foi : son zèle contre le quiétisme », p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à « un libelle diffamatoire de la part des amis des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame… » (p.12 ; v. aussi la Préface, p. 4).
Monseigneur,
L’évêque que je sers144, ayant fort pressé Madame Guyon de venir dans son diocèse, l’y a accueillie avec de grandes bontés, et conférant souvent avec elle, il l’a goûtée extrêmement. Il voudrait lui associer145 quelques personnes de naissance et de piété pour faire un établissement en forme de congrégation séculière146 dans la ville de Bielle, auprès de la célèbre dévotion de Notre-Dame de l’Oropé ; mais ni elle ni moi n’avons aucun empressement pour cela, parce qu’il nous semble que sa vocation est pour le diocèse de Genève, quoique Dieu permette qu’elle en soit éloignée pour un temps, et je suis sûr qu’elle aimerait mieux y vivre particulière147, que d’être fondatrice en ces quartiers, hors que dans les conjonctures présentes elle ne saurait s’arrêter à Gex. Je ne m’étends pas sur nos dispositions passées ni sur toutes les providences : tout est bon dans l’ordre de Dieu qui saura en tirer Sa gloire. Mais il est bon que Votre Grandeur sache les présentes, surtout s’il y avait lieu d’avoir un petit coin pour elle dans le quartier de Saint-Gervais148 ainsi qu’on nous en donne de grandes espérances, et que Votre Grandeur ne la jugeât pas indigne de cette grâce. Elle serait, Monseigneur, toute à vous, nonobstant les instances qu’on lui fait sincèrement de s’établir ici. On ne doit pas croire pour cela, que je veuille me procurer un poste dans ma patrie149, Dieu qui m’a fait la grâce d’obéir à ses ordres encore pour venir ici, me la continuera par sa bonté infinie pour y demeurer, et partout ailleurs, autant qu’il lui plaira de m’y souffrir. J’oubliais, Monseigneur, de vous dire que la pieuse Dame est prête à vous obéir en toutes choses, pourvu que vous la teniez immédiatement sous votre conduite, et qu’elle n’ait à rendre compte qu’à Votre Grandeur150 ce que je promets de ne contrarier en aucune manière, etc.
Éclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève […], Chambéry, 1699, p. 38. – Phelipeaux, Relation, 1732, t. I, p. 16. Cette lettre accompagnait celle de Madame Guyon adressée de Verceil au même d’Arenthon d’Alex, le 3 juin 1685 (reproduite dans notre vol. I), où elle demande de servir dans son diocèse : « Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève […] Si elle [Votre Grandeur] me veut donner un trou à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité… »
-- Phelipeaux joint à ces deux lettres, une abjuration « d’un élève du père la Combe et de Madame Guyon ». Elle est intéressante par sa longue liste de propositions « quiétistes » : « Que les âmes qui veulent entrer dans la voie de la vie intérieure, doivent anéantir leurs puissances et s’abandonner à Dieu, se tenir en repos comme un corps mort ; que c’est offenser Dieu que de vouloir agir ; que l’activité naturelle est ennemie de la grâce… » (Relation, t. I, p. 18-20.)
Monseigneur,
Votre Grandeur aura la satisfaction qu’elle a si fort désirée, de me voir hors de son diocèse, non pas par les voies que les hommes avaient tentées par leur adresse, mais par celles que la Sagesse éternelle avait choisies. J’en sors donc pour obéir à Dieu, comme j’y étais entré par Son ordre, sans avoir non plus contribué à ma sortie qu’à mon entrée. Mais, me permettez-vous bien, Monseigneur, de vous témoigner dans un profond respect, que j’en sors après avoir essuyé des traitements et inouïs et extrêmes, pour avoir livré mon âme à la mort, et sacrifié ma réputation à l’usage que vous feriez de ce que j’entreprenais sous le dernier secret pour la sanctification de la vôtre. Il y aurait trop à dire si je voulais me justifier sur cela, et surtout [sur] ce qui s’en est ensuivi, et aussi ne le prétends-je pas. Votre Grandeur l’aurait fait elle-même par sa bonté et par sa pénétration judicieuse, n’eût été qu’elle déféra trop à la passion de mes adversaires, qui s’érigent en maîtres de ce qu’ils n’ont jamais étudié, et qui condamnent les sciences mystiques dont ils ignorent les termes. Plût à mon Dieu, pour les intérêts de Sa gloire et de Ses âmes, que nous eussions autant d’accès auprès de Votre Grandeur qu’ils en ont, et qu’elle eût daigné nous accorder l’audience qu’elle leur donne : il eût été aisé de dissiper leurs nuages et de justifier le plus pur Évangile. Mais Dieu ne l’ayant pas permis, Sa cause est demeurée dans la souffrance, et un bon nombre d’âmes qui auraient dû être aidées dans les voies intérieures où Dieu les veut, sont privées de ce secours au grand et terrible jugement de ceux qui se sont déclarés les adversaires de ses plus chères princesses151 et qui, ayant pris la clef de la science, ne sont pas entrés eux-mêmes dans le Palais intérieur et empêchent les autres d’y entrer.
Ô mon très illustre seigneur, pardonnez cette saillie à ce pauvre religieux à qui Dieu, par Sa miséricorde, a fait un peu connaître les secrets de l’intérieur. Si vous saviez les pertes inestimables qui se font dans votre diocèse, pour ne pas permettre qu’on y cultive l’esprit intérieur, et le compte formidable qu’il vous faudra rendre à Celui qui a mérité ce trésor par la perte de Son sang, vous en trembleriez de frayeur. Dieu, par un excès de Sa bonté, avait envoyé dans votre diocèse des personnes qui pouvaient enseigner les voies les plus pures de l’esprit, entre autres celle qu’il avait ôtée à la France pour la donner à notre pauvre Savoie, capable sans doute d’embaumer tous nos monastères de l’amour de Dieu le plus épuré, bien loin de les gâter, et on ne les a pas voulu souffrir. Eh bien, ils en sortent. Ce Royaume intérieur sera porté à des gens qui l’accepteront. Mais ces pertes irréparables, qui vous les réparera ? Je n’en dis pas davantage parce que je n’en serai pas cru, mais le grand jour de Dieu mettra le tout en évidence. Tout ce que je puis assurer est que, comme une de ces âmes destinées à l’intime union est plus chère à Dieu que mille autres, de même qu’une Princesse est plus précieuse au souverain que mille bourgeoises, le compte qu’il faudra rendre de la perte d’une seule sera plus terrible que pour la perte de mille autres communes.
Ô mon seigneur illustrissime, que ne m’est-il permis de vous déclarer avec liberté mes sobres folies ! Je conjure votre bonté de ne pas s’offenser de ma sincérité. Dieu, voyant que vous aviez essuyé tant de travaux pour le salut des âmes et fait de si grandes choses pour Sa gloire, que vous aviez si bien réformé et les prêtres et les peuples, et mis en très bon ordre l’extérieur de votre diocèse, voulait couronner tant de biens par le plus grand de tous, qui était d’y faire régner le vrai intérieur, en envoyant ici des personnes qui pouvaient enseigner les plus pures voies de l’Esprit et faire connaître la vraie perfection chrétienne. Et ces personnes, dignes de l’envie des royaumes entiers, y en auraient attiré d’autres à leur secours, pour y fait régner Dieu sur les cœurs par une mission vraiment intérieure. Par quel malheur, mon très aimable seigneur, vous laissez-vous ravir cette couronne ? Ou pourquoi votre diocèse perdra-t-il un si rare don par la passion de ceux qui nous dépeignent à vos yeux comme des monstres ?
Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d’interdiction ; pour quel sujet ? Vous le savez, je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique Madame Guyon eût quitté les Nouvelles Catholiques, et cependant avant cela, j’étais propre à diriger toutes les communautés, et après je n’ai plus été capable d’en diriger aucune. Ah ! Monseigneur, vous avez frappé celui des religieux de votre diocèse, qui est, de tous, et le plus attaché à vos intérêts, et le plus soumis à vos ordres, et le plus jaloux de votre autorité. Mon cœur me rend témoignage que je voudrais perdre encore d’autres vies s’il fallait, en ayant déjà perdu une bien précieuse pour les intérêts éternels de votre âme, et pour vous faire ouvrir les yeux de l’esprit aux plus pures voies du christianisme, avant que la dernière heure ferme ceux de votre chair. C’est ce que nous avons demandé à Dieu depuis bien des années par beaucoup de vœux et de sacrifices, et que nous ne cesserons point de demander. Qui sait si nous ne serons point exaucés étant plus éloignés, n’ayant pas mérité de l’être étant auprès de vous ?
Éclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève. Avec de nouvelles preuves incontestables de la vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme, Chambéry, 1699, p. 31-36 ; avec des commentaires ajoutés au cours de la citation du texte de la lettre ; nous respectons les passages en italiques -- Reprise (avec de très légères variations) par Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 9 ; il cite sa source en annotation marginale.
Un fragment de lettre indique une collaboration spirituelle active peu appréciée par l’évêque in partibus de Genève :
29 juin 1683.
... Elle donne un tour à ma disposition à son égard, qui est sans fondement. Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle ; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable153.
Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier - UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A, p. 485 - A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d'Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.
Il s’agit deux œuvres principales, Brève instruction et De l’oraison mentale (ainsi que d’une Apologie que nous rattachons en troisième partie des prisons). Les éditions sont répertoriées dans l’article de Jean Orcibal du Dictionnaire de Spiritualité disponible en fin de ce volume154.
Le parfum qui se dégage de la lecture des œuvres principales est celui d’une douceur et d’une sagesse associés à une subtile approche des difficultés rencontrées intérieurement : elle rend la lecture très utile même de nos jours. Certaines expressions denses traduisent une expérience mystique.
Ces écrits ne présentent pas de notable originalité — il en est de même chez madame Guyon qui n’a heureusement aucune idée qui puisse intéresser les curieux. Parfois transparaît chez Lacombe l’esprit du clerc de formation romaine155 et le style oratoire du prédicateur. Pour ces raisons le Père Lacombe est resté méconnu, ombre de/à son illustre « dirigée ».
[la Brève Instruction…] circule dans le diocèse d’Annecy de 1680 à 1687 (Revue Fénelon, t. 1, 1910, p. 76), mais le général des barnabites en fait détruire les exemplaires en juillet 1682. L’ouvrage fut édité à Grenoble par A. Fremon avec la permission du théologien Rouillé et l’approbation du Parlement. Dès le début, il est en vente à Paris chez Varin (cf Bibl. nat. de Paris, ms fr. nouv. acq. 5250, f. 230r). Il est relié avec la seconde édition du Moyen court et très facile de faire oraison de Mme Guyon (Grenoble, J. Petit, 1686) et paraît seul à Paris chez Michallet en 1687 (approbation du théologal Courcier ; exemplaire à la bibl. S.J. de Chantilly). Arenthon d’Alex condamna la Lettre le 4 novembre 1687 et elle fut mise à l’Index le 29 novembre 1689.
Autres éditions : « Brèves instructions pour tendre… » dans Opuscules spirituels de Mme Guyon, Cologne, 1707, 1712, 1720 ; Avis salutaires d’un serviteur de Dieu.., Nancy, 1734 ; Paris, 1890 ; Lettre d’un serviteur de Dieu.., Lyon-Paris, 1838.
NDE : Encouragement que justifie le long début de l’opuscule, ses « perles » étant assez nombreuses mais plutôt situées vers la fin :
Lacombe est très juste et très clair mais marqué par la culture commune aux clercs de l'époque -- Lacombe est « l’ancien » né en 1640, avant Madame Guyon née en 1648. Fénelon est le cadet né en 1652 – L’ancienneté contribue à réduire l’originalité spontanée que nous admirons chez madame Guyon cet chez quelques rares spirituelles du siècle. Elles n’ont pas été marquées par l’encadrement théologique romain propre aux « sous-jésuites » barnabites !
Le vécu mystique intérieur est cependant pleinement révélé et assumé par Lacombe. Ses affirmations se révèleront parfois même beaucoup plus tranchées que chez Madame Guyon et que ne pouvait se permettre Fénelon devenu archevêque. En ce sens Lacombe est vraiment « quiétiste » : sous influence italienne ? au moins sous celle de la Mère Bon du Dauphiné.
Son texte est le complément parfait du Moyen court ouvrant les Opuscules spirituels. Lacombe ferme les Opuscules et la symétrie est voulue au moins par l’éditeur Poiret. Insistant sur les pratiques, il apporte le complément utile à la mise en œuvre des conseils assez brefs de la « dame directrice ».
Se révèle ainsi la structure ferme du volume jugé le plus essentiel par l’éditeur Poiret, probablement avec le plein accord de madame Guyon : l’orientation et donnée par le Moyen court, le témoignage figure sous l’image des Torrents, la Règle des Associés accompagnée d’opuscules mineurs une fois donnés, s’achève le volume sur la Brève Instruction & Maximes de Lacombe, le ficèle collaborateur, couvrant 91 pages (contre 78 pour le Moyen court et 145 pour les Torrents).
Le raisonnement logique du supérieur barnabite de Thonon, formé à Rome et actif à Bologne, est impitoyablement exact. Ses déductions conduisent toutes à mettre en avant l'oraison et à interpréter en utilisant au mieux des pratiques antérieures à l’éveil mystique. Il les oriente !
L’ensemble est à lire assez lentement pour l’apprécier. J'ai commencé à « travailler » Lacombe à cause de sa proximité avec Madame Guyon et du tort qu’il est censé lui avoir causé. Je ne regrette pas le voyage qui n’est pas périphérique car le confesseur vaut par lui-même dans ses écrits, et particulèrement par ses maximes.
§
[443] BREVE INSTRUCTION pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne. Dans une Lettre du P. François La Combe. Et ses Maximes spirituelles. Sur la copie imprimée à Grenoble chez A. Fremon, avec Aprobation et Permission.
Suit une Aprobation (par Rouffié, Docteur en Théologie et Curé de Grenoble, à Grenoble le 24 novembre 1685) et une Permission, page 444. Elles sont ici omises. Nous débutons par la Lettre, pages 445 sq.
« Lettre d’un Serviteur de Dieu, contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la Perfection chrétienne »
Je prie le Père des lumières et l’auteur de tous dons, de m’ouvrir le trésor de son inspiration divine, et de me rendre fidèle à y puiser ce qui m’est nécessaire, pour vous aider dans le désir que vous avez conçu d’aimer Dieu parfaitement, comme il vous a ouvert le cœur par la confiance pour me demander cette instruction.
Convertissez-vous à moi, et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et le méchant ; et entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas.156
C’est ce que Dieu nous dit par un prophète. La première conversion de l’homme se fait du péché à la grâce, lorsque par la pénitence il revient de son égarement, et fait un heureux retour à Dieu. Je ne vous en parle pas ici, supposant, ou que vous l’avez déjà faite, ou que par un rare bonheur elle ne vous a pas été nécessaire, si vous n’avez pas offensé Dieu mortellement depuis le baptême. La seconde se fait de la vie commune à la vie parfaite ; de la tiédeur de l’esprit à la ferveur ; de l’homme animal à l’homme spirituel ; et de l’assujettissement à l’amour-propre au règne du pur amour.
Toute l’église gémit de ce qu’il est si peu de pénitents qui fassent constamment la première de ces conversions : mais il en est beaucoup moins qui fassent la seconde ; et cette perte inestimable est vraiment digne de nos larmes.
Puisque Dieu vous appelle à la conversion parfaite, ne lui résistez plus ; hâtez-vous de sortir de l’enchantement de l’amour naturel, par lequel, comme Saint-Paul l’a déclaré : Tous cherchent leurs propres intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ157. Sortez du monde charnel pour entrer dans le paradis spirituel et revenez de l’égarement de votre âme hors d’elle-même, et de son épanchement sur les créatures, pour entrer dans le royaume intérieur, qui selon la parole de Jésus-Christ, ne se peut trouver qu’au-dedans de nous158. Là vous découvrirez des merveilles [447] qui jusqu’ici vous étaient inconnues ; et vous verrez avec ravissement l’extrême différence qu’il y a entre un serviteur de Dieu, qui par le renoncement de soi-même et de toutes choses demeure attaché à son Dieu par un ardent amour dans le sanctuaire de son cœur ; et un homme dissipé et immortifié, qui étant tout plein de l’amour de soi-même et des créatures, vit dans un si grand oubli de Dieu, et avec si peu de connaissance et d’amour de son Bien souverain, que l’on peut comparer cet état à une espèce d’idolâtrie ; à cause que le cœur mercenaire et infidèle se cherche soi-même en toutes choses ; et que se mettant en la place de Dieu, il rapporte à son propre avantage ce qu’il devrait uniquement référer à la gloire de son Dieu.
Mon fils, donnez-moi votre cœur ; et que vos yeux s’attachent à mes voies159. Le Saint-Esprit nous ouvre par ce peu de paroles l’entrée et le progrès de la vie spirituelle. L’entrée se trouve heureusement en donnant le cœur à Dieu. Le progrès s’avance en tenant les yeux attachés à ses voies.
Nous donnons notre cœur à Dieu par la résignation que nous faisons de notre liberté. Nous tenons nos yeux attachés à ses voies, premièrement par l’oraison qui nous donne la lumière nécessaire pour la découvrir, et la grâce qui nous y doit faire marcher sûrement. Deuxièmement par l’amour de la volonté de Dieu, qui nous fait soumettre d’un plein consentement à ses ordres éternels sur nous.
Voilà la clé du paradis intérieur : voilà l’abrégé [448] de la vie spirituelle, que je dois vous expliquer avec un peu plus d’étendue.
Commencez donc par donner votre cœur à Dieu, afin qu’il le rende lui-même tel qu’il le veut, et faites cette donation en cette manière. À la première communion que vous ferez, et au moment que vous aurez reçu Jésus-Christ dans votre bouche, faites-lui une résignation, un transport, un abandon de tout ce que vous êtes et de tout ce qui dépend de vous si entier, que vous ne réserviez plus aucun usage propriétaire de vous même ; et si irrévocable, que vous renonciez pour jamais à tout droit et à tout désir de vous reprendre ; ce qu’étant fait, vous n’userez plus de votre liberté que par soumission à l’ordre de Dieu, et avec dépendance de ses mouvements divins ; et vous vous abandonnerez tellement à son aimable conduite, qu’il puisse régner souverainement sur vous, et que désormais vous ne viviez plus pour vous-même, mais uniquement pour Dieu.
Saint Ignace de Loyola nous a laissé un beau modèle de cette donation en ces termes : « Agréez, ô Seigneur, que je vous consacre ma liberté dans toute son étendue. Recevez ma mémoire, mon entendement, ma volonté, mon âme avec toutes ses puissances. Comme c’est vous qui m’avez donné tout ce que j’ai et tout ce que je possède, c’est à vous-même que je dois tout rendre sans réserve, me délaissant [449] en toutes choses à très juste disposition de votre volonté. Je ne vous demande que votre volonté : accordez-moi seulement votre grâce ; cela seul suffit pour toutes richesses et pour toute prétention ; mon cœur ne désire rien au-delà. »
Ça été la pratique de tous les saints, quoique tous ceux qui ont écrit des choses spirituelles ne s’en soient pas si nettement expliqués, ayant plus parlé des fruits de leur vie que de ses racines et de son principe ; mais il est sûr que ça été cette donation qui les a mis en Dieu, qui les a unis intimement à lui, et qui étant soutenue par la fidélité à ne point se reprendre, les a heureusement sanctifiés.
Priez ensuite la très sacrée vierge Marie mère de Dieu de vous recevoir elle-même pour donner à son Fils, et de vous tenir sous sa protection : en sorte qu’il n’y ait rien en vous ni dans vos œuvres dont elle ne soit la maîtresse absolue. Conjurer saint Joseph d’être votre directeur dans un chemin si obscur, lui qui pour avoir été si caché en Dieu sur la terre, est dans le ciel le grand protecteur des intérieurs. Pressez votre saint ange gardien de se rendre votre guide fidèle ; et engagez tous les saints pour lesquelles vous avez le plus de dévotion, de vous aider sans cesse auprès de Dieu par leurs intercessions. Unissez-vous, même dans le cœur immense de Dieu, aux personnes les plus intérieures, et aux âmes les plus parfaites qui soient sur la terre dans nos jours, pour entrer avec eux en partage du Royaume intérieur.
Marquez ce jour de votre donation à Dieu et de votre vocation à la grande Oraison, comme [450] l’un des plus heureux de votre vie, et ne manquez pas d’en faire chaque année fête secrète, mais célèbre aux yeux de Dieu et de ses Anges, dans le temple de votre cœur.
Et parce que cette résignation n’est pas sitôt parfaite (car il reste encore quelque réserve dans l’âme qu’elle ne connaît pas ; et l’on se reprend souvent, même sans le connaître, croyant bien faire), il faut pour un temps renouveler à tout coup cette même donation, et la ratifier autant de fois que l’inspiration en est donnée, mais seulement par de petits actes intérieurs, se donnant et redonnant mille et mille fois à Dieu, pour qu’il se glorifie en nous selon ses aimables volontés.
On ne peut exprimer combien cette donation est excellente et nécessaire pour commencer une vie vraiment spirituelle. Comme Jésus-Christ ne fut formé dans le sein incorruptible de Marie qu’après qu’elle y eut donné son consentement, il ne peut non plus venir en nous ni y demeurer que par notre agrément ; et de même que Dieu attendit l’heureux fiat de la divine Vierge pour faire en elle l’incarnation de son fils, il attend aussi avec cette grande réserve qu’il a pour la liberté de l’homme, son abandonnement total à la conduite divine, afin de faire en lui l’expression de son Fils : ce que saint Paul appelle former Jésus-Christ en nous160.
Vous étant donc ainsi donné à Dieu, considérez-vous comme n’étant plus à vous-même, et dites avec saint Paul, Pour nous, nous ne [451] connaissons plus personne selon la chair et si nous avons connu autrefois Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de la sorte. Et de plus, Jésus-Christ est mort pour nous afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et qui est ressuscité pour eux161.
Dans cette disposition vous travaillerez heureusement et délicieusement à détruire en vous les restes des péché, les dérèglements de vos passions, et les imperfections les plus secrètes ; et vous acquerrez en même temps les vertus chrétiennes et les plus grands dons de Dieu ; par ce que demeurant en Jésus-Christ, et lui en vous, vous porterez beaucoup de fruit162 ; c’est-à-dire que lui ayant remis le soin de ce grand ouvrage, en vous donnant à lui vous avez pris le meilleur moyen d’y réussir ; et vous êtes entrés dans le chemin court et royal de la perfection vous mettant en Jésus qui en est l’unique voie.
Ce n’est pas que vous soyez pour cela dispensé de travailler vous-même à vous sanctifier ; bien au contraire, vous ferez plus que vous ne fîtes, et que vous ne feriez jamais vous y prenant autrement ; mais agissant par le mouvement de Jésus, et par la direction de l’esprit de sa grâce, tout se fera et plus promptement et plus aisément et plus parfaitement, à cause que Jésus-Christ étant le maître de l’œuvre, le succès en sera tout divin.
Dieu nous a tellement donné en propre le franc arbitre qu’il ne le force jamais et il nous laisse conduire par ce propre mobile tant que nous voulons le tenir. Mais nous en le retenant, [452] nous en abusons à tout coup, ou résistant aux grâces que Dieu nous offre, ou perdant celles que nous avions reçues, ou par une infinité de méprises ; prenant le change de notre volonté pour la sienne. Il n’y a donc rien de plus sûr que de lui rendre votre liberté puisque nous faisons en cela ce qui lui est le plus agréable et ce qui nous est le plus avantageux. Il n’y a pas de meilleur moyen de réussir dans l’entreprise de notre perfection que d’engager Dieu à y travailler en nous, avec nous et pour nous : et nous ne pouvons mieux l’y engager, qu’en lui résignant notre liberté, tant parce que c’est elle seule qui lui résiste, et que cette résistance propriétaire étant ôtée il règne sur nous avec un parfait agrément, ce qui fait toute notre perfection ; qu’à cause que ce dévoilement de nous-mêmes est le sacrifice qui gagne plus son cœur, et que sans lui il estime peu tous les autres. Il ne peut qu’il ne s’applique avec un soin particulier à la sanctification d’un cœur qui s’abandonne aveuglément à lui. Peut-on risquer sa perfection en la confiant à Dieu ?
Le chemin est long et le travail excessif d’entreprendre d’arracher tous les vices et toutes les imperfections en détail, et de planter toutes les vertus l’une après l’autre à force de lectures, de considérations, de résolutions, d’efforts et de pratiques. Je ne sais même si quelqu’un a pu y arriver par une voie si laborieuse et si multipliée : [453] du moins il est certain qu’une longue vie à peine peut-elle suffire pour en lire ou écrire tous les préceptes que l’on en donne ; comment donc suffira-t-elle pour les pratiquer avec cette application ? Outre qu’il est très rare qu’on réussisse du premier coup dans chacune de ces pratiques et qu’il est peu de personnes qui soient capables de cette étude, quoique tous les chrétiens soient appelés à la perfection.
Ce n’est pas que je condamne le pieux travail de ceux qui étalent ces richesses spirituelles ; Dieu m’en garde ! Je confesse qu’elles sont une partie du trésor de l’Église, et qu’elles contribuent à la nourriture et à l’édification de ses enfants ; mais je crois qu’il y a un sentier sûr et court, et qui deviendrait un grand chemin si on voulait y marcher et y introduire les autres, qui est de se donner dès l’abord à Jésus par une résignation entière, le conjurant de faire lui-même en nous et pour nous ce grand ouvrage, ainsi qu’il le fait dans les âmes simples et dans les pauvres d’esprit, qui ne cherchant que lui seul et ne voulant savoir que lui et le mystère de sa croix, trouvent en lui seul toutes choses.
Il n’y a, pour ainsi dire, qu’une chose à faire pour devenir saint, qui est, de se donner à Dieu, consentir qu’il le fasse, et être fidèle à le laisser faire. C’est par où il entreprend lui-même une âme qu’il veut sanctifier. « J’environne l’homme, dit-il par Sainte Catherine de Gênes163, par diverses voies et différents moyens pour l’assujettir à ma providence ; et ne trouvant rien en lui qui me soit contraire, sinon le franc arbitre que je lui ai donné, je combats [454] sans cesse contre cette même liberté par l’excès de mon amour, jusqu’à ce qu’il me la donne et m’en fasse un sacrifice et depuis que je l’ai reçue et acceptée, je réforme peu à peu cet homme par une opération secrète et inconnue et avec un soin amoureux, ne l’abandonnant jamais jusqu’à ce que je l’aie conduit à la fin que je lui ait destinée. C’est ainsi que s’en est expliquée cette excellente théologienne avec autant de profondeur que de solidité. Mais c’est cela même que Jésus-Christ nous a enseigné, lorsqu’il nous a déclaré que celui qui demeure en lui, et en qui il demeure lui-même, a la vie en soi, et porte beaucoup de fruits164, par ce que ne pouvant rien faire sans Jésus-Christ, nous pouvons toutes choses en lui ; et c’est à quoi nous exhorte le Prophète-roi, comme étant le principe et le comble toute perfection : Établissez vos cœurs dans la force du Seigneur165. Or ils s’y établissent par cette donation.
Prenons la chose dans sa source : cherchons d’abord le règne de Jésus en nous. Où son amour entrera, les vices et les imperfections s’anéantiront ; ainsi que toutes les branches d’un arbre tombent tout à coup par terre quand on le coupe par la racine, sans qu’il soit besoin de les retrancher toutes l’une après l’autre. Or c’est l’amour qui coupe en nous le mauvais arbre, bannissant le péché avec tous ses restes ; et comme pour faire croître un autre arbre jusqu’à sa perfection il n’y a qu’à planter son germe, qui ayant bien pris dans son fonds, croît et s’avance [455] tout naturellement, étendant ses branches et produisant ses fruits en leur temps ; de même le règne de Jésus étant établi dans un cœur par sa résignation, toutes les vertus s’y trouvent aussi avec lui ; l’usage en est donné dans le besoin ; et l’âme se trouve enrichie des plus grands dons de la grâce, sans les avoir même recherchés ni connus, loin de les avoir étudiés.
Plusieurs passent longues années et consument leur vie à amasser des matériaux, de la pourpre, du lin, de l’or et des pierreries, sans jamais en venir jusqu’à la construction du tabernacle intérieur qui doit servir à Dieu de demeure, et être le lieu de ses délices. Ils s’obstinent même dans cette perte, parce qu’ils veulent toujours tenir tout entre leurs mains, au lieu de s’en fier pleinement à Dieu. Mais ceux qui font leur offrande au Seigneur avec une volonté prompte et pleine d’affection pour tout ce qui se doit faire au tabernacle du témoignage166, par les mains d’un Moïse, (qui représente le directeur) voient bientôt ce sanctuaire achevé, et éprouvent sensiblement que Dieu y demeure et le remplit de sa Majesté.
C’est dans ce grand sens que Dieu nous demande notre cœur, comme s’il nous disait : mon fils, si vous voulez purifier votre cœur et le perfectionner, confiez-le moi, afin que je le fasse moi-même, non pourtant sans vous : autrement vous vous tourmenterez beaucoup et vous n’avancerez guère ; car votre cœur sera toujours [456] impur et imparfait tant que vous voudrez le polir et épurer par vous-même, quand même je vous offrirais de très grandes grâces pour vous aider dans votre dessein ; par ce que, ou vous les refuseriez pour suivre votre propre conduite ; ou vous en abuseriez même après les avoir reçues, voulant en disposer vous-même au lieu de vous laisser régir par leur divin mouvement. Outre que vous ne sauriez assez distinguer mes inspirations de vos propres volontés sans une très pure lumière et un goût expérimental, que je ne donne qu’à ceux qui s’abandonnent parfaitement à moi.
Il est hors de doute que la perfection chrétienne consiste à être uni à Dieu et à jouir de lui ; d’où il est clair167 que pour arriver à ce bonheur il faut tendre de toutes nos forces à cette union et à cette jouissance. Or cette union se fait par la soumission de l’âme à la volonté de Dieu ; et cette jouissance s’établit par l’oraison.
Toute la vie spirituelle se réduit donc à ces deux grands points, qui sont comme les deux pôles sur lesquels roule le firmament d’infinies vertues et de toutes les saintes pratiques. I. Faire l’oraison mentale. II. Aimer la volonté de Dieu.
L’oraison doit être notre principal exercice ; et la volonté de Dieu notre unique prétention. [457] Par l’oraison on découvre la volonté de Dieu et on reçoit grâce pour l’aimer ; par l’amour de la volonté de Dieu on avance de plus en plus dans l’oraison et on se repose en Dieu. L’oraison est la nourriture et le principal exercice de la vie spirituelle ; l’amour de la volonté de Dieu en est l’âme et le centre.
On doit réduire à l’oraison tous les autres exercices intérieurs, tels que sont : 1. Le recueillement ; 2. La présence de Dieu ; 3. Les inspirations ; 4. L’intention dans les œuvres ; 5. L’attention à la prière, et 6. La fidélité envers Dieu, comme servant de dispositions à faire oraison, ou de moyens de la soutenir et continuer.
L’oraison et si nécessaire pour vivre intérieurement que sans elle il n’est point d’intérieur puisque l’oraison et la vie intérieure même. Il n’est point de solide dévotion sans la profonde et durable oraison du cœur ; et l’on ne trouvera jamais la perfection hors de la prière de l’Esprit ; puisque la vraie dévotion est dans le cœur et que la perfection naît de l’Esprit ; et que conséquemment quiconque ne saura pas prier de cœur et d’esprit n’aura jamais ni dévotion ni perfection.
L’homme sans oraison est selon saint Paul un homme animal, qui n’est pas capable des choses qu’enseigne l’Esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre ; parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger168. Or la seule oraison donne cette lumière spirituelle ; ce qui a fait dire à Saint Philippe Néri [458] qu’un homme sans oraison est un animal sans raison.
Combien donc est misérable devant Dieu la vie de tant de personnes, séculiers, ecclésiastiques et religieux qui ne font point Oraison ? S’ils voyaient clairement combien elle est impure devant Dieu ils en mourraient d’horreur.
On doit réduire à l’amour de la volonté de Dieu tous les exercices, soit intérieurs soit extérieurs, qui sont nécessaires pour l’accomplir, tels que sont : 1, la prière vocale qui est pour nous un ordre de Dieu. 2, la mortification qui est un excellent moyen de lui plaire. 3, la lecture spirituelle qui nous aide à connaître ces volonté. 4, l’usage des sacrements qui nous donnent grâce et force pour faire tout ce que Dieu veut de nous. 5, et toute autre pratique de piété que nous devons faire pour lui obéir.
La matière de votre oraison doit être ou un mystère de Jésus-Christ, ou quelcune de ses paroles, ou une vérité de notre foi, ou quelque pieux sujet que ce soit qui vous aura été suggéré par la lecture, ou qui vous sera donné au moment que vous voudrez faire oraison. Tout est bon, pourvu qu’il soit de Dieu et qu’il élève le cœur à Dieu ; et c’est encore infiniment mieux lorsque Dieu même est le point infini et perpétuel de l’oraison aussi bien en cette vie qu’il le doit être pour l’éternité ; je veux dire, lorsque sans avoir plus besoin de chercher aucune [459] considération pour s’entretenir devant Dieu, on s’occupe de lui-même par la vue amoureuse de sa présence et par telles affections qui lui plaît de faire naître dans un cœur qui s’abandonne pleinement à Lui.
Une seule demande de la prière que Notre-Seigneur nous a enseignée, un seul article du Symbole des Apôtres, un des commandements de Dieu, un passage de l’écriture Sainte, suffit abondamment pour fournir la matière d’une longue et très utile oraison tant pour ceux qui n’ont pas eu le temps de lire auparavant leur point, que pour ceux qui sans cette lecture se trouvent assez recueillis et appliqués à Dieu, ou enfin pour ceux qui ne savent pas lire.
Si un seul sujet vous arrête, en sorte que votre âme s’en trouvant nourrie, soutenue et doucement occupée, ait peine à le quitter pour en prendre un autre, ne le changez pas pour quelque prétexte que ce soit, quand même cet attrait vous durerait des mois et des années. C’est une grande méprise de croire qu’il faille changer de discours et de langage autant de fois que l’on veut parler à Dieu. L’église nous enseigne bien le contraire par les mêmes prières qu’elle nous fait répéter tous les jours, et même plusieurs fois chaque jour. Le vénérable Père Grégoire Lopez, célèbre solitaire des Indes, et un des plus grands contemplatifs que l’on ait connu, fit durant trois ans cette seule prière : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel Amen, Jésus ! Et après cela il fut élevé à la plus sublime contemplation. Cela est fort ordinaire à quantité de personnes d’une rare piété. On en trouve qui durant plusieurs années demeurent [460] appliqués à une seule vérité, ou à un seul mystère, comme à la Flagellation, ou au crucifiement de Notre-Seigneur, ou à l’amour de la volonté de Dieu ; et néanmoins cela produit dans leurs âmes des fruits de grâce infinis. C’est à Dieu à nous occuper devant lui de la matière qu’il nous a lui-même choisi, et qu’il fait nous être la plus utile ; et il vaut mieux incomparablement nous laisser servir à son gré, ayant l’honneur de manger à sa table avec les anges, que de vouloir toujours y porter notre plat, et d’affecter à chaque repas d’avoir des mets différents.
Lorsqu’on se sent arrêter à un point, c’est signe que Dieu en a fait pour l’âme une source de grâce ; et il ne faut pas le changer jusqu’à ce que cet attrait soit passé. Dieu ne veut pas de tous une même sorte d’oraison. Chacun doit être fidèle à suivre ses mouvements divins, qui se font assez sentir et distinguer à ceux qui ne s’obstinent pas dans leurs propres voies. Un bon mot bien pénétré, et souvent répété, suffit pour une longue et fervente oraison. Par exemple : O mon Dieu et mon tout ! O Dieu vous m’avez aimé d’un amour éternel ! O. Jésus Fils de Dieu vous êtes mort pour moi ! Seigneur c’est vous qui êtes mon moi et mon Dieu ! Cela seul touche plus le cœur et lui donne plus d’amour, par la grâce que Dieu répand sur cette simple et ardente prière, que ne ferait cent beaux raisonnements et autant de considérations sublimes. [461]169.
Commencez à faire oraison en cette manière. Faites d’abord un acte de foi sur la présence de Dieu, vous représentant vivement qu’étant partout par son immensité, il est en vous et vous êtes en lui ; et ne doutant point qu’il ne vous entende, et qu’il ne voie les plus secrètes pensées de votre cœur. Si vous êtes devant le saint sacrement de l’hôtel, adorez Jésus-Christ, qui y est présent en propre personne ; et tenez-vous paisiblement dans un profond respect devant lui, le louant de toutes vos forces et le remerciant de tous ses bienfaits.
Faites ensuite un acte de contrition pour purifier votre cœur avant que de parler à Dieu. Demandez-lui la grâce en produira qui soit bien parfait, détestant le péché avec douleur et dans l’union à la détestation même par laquelle Dieu le déteste, et à la pénitence que Jésus son Fils en a porté pour tout le monde sur la Croix. Surtout cherchez la véritable contrition en Dieu et non en vous-même ; et attendez-là de sa grâce bien plus que de vos propres efforts. La plus pure contrition est celle dans laquelle on ne réfléchit point sur la contrition même ni sur la manière de l’affaire ; mais par laquelle on déteste le péché dans la vue de Dieu ; où l’on aime Dieu avec horreur du péché. [462]
puis vous ferez un acte de résignation à peu près en cette sorte : « Mon Dieu, me voici devant vous pour faire oraison, mais ne sachant pas la faire, et ne connaissant pas quelle est la prière que vous désirez le plus de moi, je vous prie de la faire vous-même en moi de la manière qui vous sera la plus agréable. O seigneur ! Apprenez-moi à prier170. »
Cela étend fait, donnez une entière liberté à votre cœur de s’élancer en Dieu par telles affections qui y seront suggérées, sans vous gêner en rien, ni vouloir autre chose que ce qui vous sera donné de moment en moment, ainsi que je dirai ensuite, vous proposant la vraie idée de la libre oraison d’affections. Continuez ainsi pendant tout le temps que vous voudrez employer à l’oraison. Je ne vous ai même conseillé ces trois actes, de foi, de contrition, et de résignation, que vous introduire aux aspirations, qui sont l’âme de la vraie oraison. Mais après que vous vous y serez exercé un peu de temps, ou même dès l’abord, si vous y trouvez facilité, entrez dans toute la liberté de l’oraison d’affections, donc voici la pratique autant heureuse comme elle est aisée.
Ayant pris l’heure et le lieu de votre oraison, portez-y l’âme de ses puissances vides de toutes choses, la volonté de tout désir, l’entendement de toute pensée, la mémoire de tout souvenir, vous mettant devant Dieu avec une indifférence entière pour recevoir tels actes et tels sentiments qu’il vous inspirera. Puis sentant naître dans votre cœur une aspiration simple, goûter la, taché de la pénétrer et savourer, offrez-la à Dieu, et [463] la répétée plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle passe et qu’il vous en vienne une autre171. Vous en ferez de même de cette seconde, et de la troisième, et d’autant d’autres qu’il vous en viendra, sans chercher aucune règle ni méthode, soit pour le commencement ou pour la suite, ou pour la fin de votre oraison : jusque-là que si une seule affection vous arrêtait avec goût et avec ferveur durant toute l’heure, elle serait très bien employée.
Parler à Dieu, et lui parler avec liberté, c’est l’essence et la solide pratique de l’oraison de ce degré, qui se fait par la parole intérieure ; et tous peuvent sans danger et sans crainte commencer par là la course de la grande oraison. La prière étend essentiellement une élévation des prix à Dieu et une conversation intérieure que la créature établie avec son créateur ; il est clair que pour prier véritablement il faut traiter avec lui, et que plus on s’applique immédiatement à lui, plus on le prie, et avec plus de perfection, ainsi que Jésus-Christ nous l’a appris dans la prière qu’il nous a enseignée, où il nous élève d’abord à Dieu, nous faisant adresser confidemment à lui comme à notre Père, Pater noster qui es in coelis ; puis il nous fait continuer en parlant directement à lui par les demandes que nous lui devons faire.
Parler donc beaucoup avec soi-même, ou raisonner avec les créatures par beaucoup de considérations, de discours et de réflexions sur divers motifs et moyens et pratiques, n’est pas proprement faire oraison, puisque ce n’est pas prier. C’est plutôt faire ou une étude, ou une exhortation, ou un discours, quoique pieux, et à dessein [464] de s’exercer à la prière ; et puisque la prière se doit faire par la direction de l’Esprit de Dieu, ce qui est incontestable, vu que c’est lui qui, selon saint Paul, doit prier en nous par des gémissements ineffables172 ; de plus, l’Esprit du Seigneur aimant la liberté, il s’ensuit clairement que l’oraison se doit faire avec cette liberté simple, qui consiste dans la dépendance de toute volonté et de toute invention de l’homme, pour se tenir dans une dépendance entière de la volonté et de l’aspiration de Dieu.
Voici un modèle de l’oraison libre d’un pénitent. Dès qu’il s’est mis devant Dieu il lui vient mouvements de dire : « O Dieu convertissez-moi afin que je me convertisse à vous ! O seigneur, que je vous ai offensé ! Je vous ai infiniment offensé. C’est moi, O. Jésus mon Sauveur très aimable, qui ai été la cause de votre Passion et de votre mort ! Mes péchés vous on fait mourir sur la croix ! Vous avez été percé pour mes iniquités, et brisé pour mes crimes. Pardonnez-moi Seigneur ! Jésus pardonnez-moi ! Ah que n’ai-je plus de regret de vous avoir offensé ! Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur ; et c’est pour l’amour de vous, ô Dieu redoutable ! Que je m’en repens. C’est pour l’amour de vous, ô Jésus mon adorable Sauveur, que je déteste mes péchés. C’est principalement pour vous ; c’est uniquement pour l’amour de vous. Accordez-moi, ô Dieu, le pardon de mes crimes. Je l’espère de votre bonté. Je le tiens infaillible par votre miséricorde, et par [465] les mérites de Jésus votre Fils. Je vous promets de ne plus vous offenser, si pourtant vous m’en accordez la grâce, que je vous demande très instamment, ne l’attendant que de votre bonté, etc.173 »
Voilà une excellente prière, simple, facile, efficace, fervente, où l’on ne perd point de temps, où la parole ne manque point ; où une seule affection pourrait même suffire. Enfin, où l’on prie avec d’autant plus de goût, de fruit et de grâce, que l’on y parle toujours à Dieu et dans une entière liberté d’esprit ; sans aucune méthode on entre heureusement dans la règle éternelle de la volonté de Dieu, infaillible en elle-même, quoique impénétrable à l’esprit humain.
Autre exemple de l’oraison d’un cœur qui commençe à être pris de l’amour de son Dieu. Sitôt qu’il a à la liberté de répandre sa prière en sa présence, elle coule comme un torrent impétueux à peu près en cette sorte : « Que je vous aime, ô mon Dieu ! ô mon Dieu, que je vous aime ! Votre amour, votre amour, votre amour ! Et il me suffit. Votre amour et rien plus ! Faites-vous aimer de moi, ô Dieu charité ! O Dieu amour ! Forcez-moi de vous aimer ainsi que vous me le permettez, autant que vous me le commandez ; de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et de toutes mes forces ! O Amour, apprenez-moi à vous aimer ! Donnez-vous à moi, et je ne veux plus autre chose. Que mon bien-aimé soit tout à moi et que je sois tout à lui, [466] ainsi qu’il a toujours les yeux tournés sur moi !
[…]174… Jésus crucifié, je vous conjure par votre douloureuse mort, qu’à ma dernière heure vous daigniez recevoir mon esprit entre vos mains. »
Ô mon cher frère en Notre Seigneur. [468] l’expérience vous en apprendra infiniment plus qu’on ne pourrait vous en exprimer. Faites ainsi votre oraison par une continuelle suite d’affections libres, ou par la fréquente répétition des mêmes ; et elle sera toujours excellente et d’un très grand fruit. À la fin de l’oraison rendez grâce à Dieu, en admirant son amour et sa bonté pour vous, ou par tel autre sentiment qu’il vous inspirera et qui touchera le plus votre cœur, sortant de la prière avec la même liberté que vous y êtes entré, et que vous avez taché d’y persévérer.
Toutes les prières qui sont rapportées dans l’écriture Sainte sont conçues de cette sorte. Elle s’adresse toutes à Dieu par des actes ardents d’affections ou de demandes, et toutes sont formées avec une entière liberté. La plénitude du cœur y évapore en toute simplicité une fervente prière, selon les mouvements du Saint-Esprit : ce que le Prophète-roi a voulu marquer quand il a dit : Que ma prière s’élève vers vous comme la fumée de l’encens175. La fumée de l’encens ne s’élève point sans feu, et elle s’élève droite en haut, et elle s’élève sans aucune règle certaine ; mais à proportion de la quantité de feu, ou de l’encens, ou selon le vent qui l’agite. Voilà la claire figure de l’oraison, où le feu de la charité excitait affections et les porte droit au cœur de Dieu à la mesure des dispositions de l’âme et de l’inspiration du Saint-Esprit qui les fait naître. Mais surtout ce bel endroit de saint Paul aux Romains est la preuve incontestable [469] de cette oraison. L’esprit de Dieu, dit-il, nous soulage et nous aide dans nos faiblesses ; car nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières pour le prier comme il faut ; mais le Saint-Esprit prie lui-même pour nous par des gémissements ineffables ; et celui qui pénètre le fond du cœur entend bien quel est le désir de l’Esprit qui demande pour les saints ce qui est conforme à la volonté de Dieu176. Enfin Jésus-Christ même a prié de la sorte177 pour nous en donner l’exemple lorsqu’il répéta plusieurs fois la même prière. L’Église en fait de même dans ses prières publiques ; et tous les Saints Pères dans leurs manuels, méditations et soliloques ; enfin tous les plus sacrés monuments de l’antiquité font voir que telle a toujours été sa prière.
Mais qu’est-il besoin de s’étendre à prouver que cette manière d’oraison soit bonne et sûre, puisque tous conviennent que les affections sont ce qu’il y a de meilleur dans toute oraison de discours intérieur, et que conséquemment une oraison toute composée d’affections doit être la plus excellente dans ce genre ? Et parce que ces affections sont très libres et dégagées, jusqu’à répéter souvent les mêmes, il s’ensuit qu’elle est également la plus aisée : d’où il faut encore inférer qu’il ne faut pas s’étonner si plusieurs d’entre ceux qui s’efforcent de faire autrement l’oraison, la trouve si pénible, qu’ils l’abandonnent par désespoir d’y pouvoir jamais [470] réussir ; ou, s’il en est d’autres, qui y travaillent longues années avec très peu de fruit. Mais s’il voulait la faire de cette manière soumise à l’Esprit de Dieu, ils se verraient bientôt tout changés ; et surtout, ils deviendraient insatiables d’oraison, au lieu qu’auparavant ils s’en faisaient un tourment. En un mot, c’est par cette enfance spirituelle178 que l’on entre dans le Royaume intérieur.
Quatre manquements fort ordinaires viennent interrompre le cours de l’oraison et troubler son repos : 1. les distractions ; 2. les réflexions ; 3. Les efforts ; 4. les indiscrétions.
1. Le meilleur moyen179 de se défaire des distractions est de les mépriser et s’en détourner par un simple désaveu comme d’autant d’impertinences qui ne méritent pas qu’on y fasse attention. Que si on veut combattre contre elle par des actes contraires tirés avec effort, on les augmente plutôt, on les arrête et on les aigrit. C’est là se distraire encore plus, sous prétexte de ne pas se distraire, et pour chasser une distraction s’en procurer dix autres. Chercher ces actes contraires qu’on veut leur opposer, considérer comment il se doivent former, regarder si on les a bien faits ; n’est autre chose que s’amasser du trouble et du tourment sous couleur de chercher la paix et le repos. ses ce seraient un travail autant inutile que fatigant de vouloir prendre et tuer toutes [471] les mouches qui nous importunent. Il faut donc simplement se détourner de ces fantômes pour retourner incessamment à Dieu ; et loin d’appliquer l’esprit à ces sottises, le ramener doucement à la présence de Dieu par la pente du cœur qui ne doit chercher que lui. Ce n’est rien bien souvent que tout ce dont on s’effraie si fort ; la distraction peut être dans le sens, pendant que l’oraison est toute dans l’esprit ; et le démon porte à en faire grand cas, afin que l’âme y donnant toute son attention se détourne cependant de Dieu.
2. Les réflexions sont des larrons qui dérobent l’oraison à ce qui semblait s’amuser, les faisant cesser de penser de parler à Dieu pour les faire penser et parler à soi-même ; ce qui est visiblement quitter l’oraison et perdre le temps.
Les réflexions volontaires se doivent éviter avec autant et plus de soin que les distractions, quoique faute de connaître le dommage qu’elles causent, on n’en est pas autant de crainte.
Or le moyen d’y réussir est de se tenir à l’oraison dans une grande simplicité ; c’est-à-dire dans une pure attention à Dieu. Il y a une simplicité de foi, qui consiste à retrancher les discours et les raisonnements pour se contenter d’arrêter simplement aux vérités divines, ainsi qu’elles sont proposées par la foi, pour exercer ensuite l’amour ; comme, que Dieu et mon père ; que Jésus est mon sauveur. Et il y a une simplicité d’esprit qui consiste à retrancher les regards de nos actes et les retours sur nous-mêmes, afin de nous occuper de Dieu seul.
3. Il est ordinaire aux commençants de se laisser [472] aller à des efforts imparfaits, ou pour vouloir trop multiplier leurs actes et leurs affections, ne croyant jamais en avoir assez selon leur goût ; ou pour exciter en eux de doux sentiments de la grâce, lorsqu’ils s’en voient privés ; ou pour suivre avec trop de véhémence ceux qui leur sont donnés ; ou pour vouloir les retenir et leur courir après lorsqu’ils leur sont ôtés. Tout cela est défectueux, et contraire à la santé du corps aussi bien qu’à la perfection de l’âme. Il arrive même souvent que l’on en pert l’oraison et la vie. Ayant trouvé le miel, mangez-en autant que vous en pouvez porter ; de peur qu’en prenant par excès, vous ne soyez contraint de le vomir180.
Quatre. Il y a de l’indiscrétion à vouloir faire plus d’oraison que l’on en peut porter, lorsque le goût qui s’y trouve entraîne facilement dans l’excès. Pendant que l’oraison est encore beaucoup dans le sens, et que le sens est faible, elle est pénible et souvent interrompue, et elle a besoin de beaucoup de modération ; mais depuis qu’elle s’est retirée dans l’esprit, et que les sens sont devenus plus forts, tant par leur purgation que par leur séparation d’avec l’esprit, alors elle est pure, tranquille, et presque continuelle. Chacun doit ajuster son oraison à la mesure de sa grâce, sans vouloir ni l’excéder, ni lui manquer.
Ce serait aussi une indiscrétion visible que de quitter les emplois d’obligation pour faire plus d’oraison : puisque la vraie oraison consiste à faire la volonté de Dieu ; ne serait-ce pas par un égarement manifeste abandonner l’oraison même, lorsque l’on penserait la faire ? Une seule direction et une exacte obéissance doivent régler tout cela, et en ordonner la juste mesure.
Six exercices intérieurs se peuvent appeler les aides de l’oraison, par ce que, ou ils la préviennent, ou ils l’accompagnent, ou ils la suivent, et qu’ils sont comme les bras et les mains, les pieds et les ailes par lesquels l’oraison embrasse toutes les actions de notre vie, et s’étend à tous les lieux, à tous les temps, et à toutes sortes de sujets ?
Ces aides donc sont : Premièrement. Le recueillement ; deuxièmement. La présence de Dieu ; troisièmement. L’intention ; quatrièmement. L’attention ; cinquièmement. Les aspirations ; sixièmement. Et la fidélité.
Le recueillement est une force secrète qui retire l’âme des choses extérieures pour la tenir au-dedans attentive à Dieu.
C’est par ce doux mouvement de la circonférence au centre que l’on cherche Dieu, qu’on le trouve, et qu’on en jouit. Ce que David appelle si bien dévouer toute sa force à Dieu181 : car c’est rappeler toutes les forces d’essence extérieure et intérieure et toutes les puissances de l’âme autour de leur centre pour s’y appliquer [474] uniquement à Dieu, et le goûter et posséder chacun en sa manière.
Heureux celui qui sait ce que c’est que le sacré recueillement ! La seule expérience le lui peut apprendre, lorsque l’âme se sentant prise et saisie vivement par son Époux céleste, est contrainte de s’écrier, que ses visites sont admirables, que ces parfums sont très odoriférants, que ses bras sont bien forts, et que ses brasiers sont bien doux ; et que quoique le visage de son bien-aimé lui soit caché, elle sent néanmoins le poids de sa Majesté, et des fruits certains de sa présence ! Rentrer ainsi dans soi-même, c’est monter à Dieu182 ; et quiconque se concentrant profondément dans son intérieur, s’outrepasse soi-même, s’élève véritablement à Dieu.
Tenez-vous donc recueilli de toutes vos forces, craignant de perdre votre trésor, en vous répandant au-dehors. Ceux qui sont toujours dissipés, ainsi qu’une maison ouverte à quiconque veut y entrer ou en sortir, ne sauraient faire oraison : leur âme infidèle se donne en proie à mille inutilités, au lieu de réserver toute sa force pour son Dieu ; et il leur arrive ce que Jacob prédit à Ruben, vous vous êtes répandu comme l’eau : vous ne croîtrez point183. Qui ne veut faire oraison qu’à l’heure qui l’y appelle, ne la fera jamais bien, et il la perdra facilement ; mais celui qui veut réussir dans ce grand exercice, doit par recueillement continuel se tenir toujours prêt à prier, et dans une disposition actuelle de faire oraison.
Hors de l’oraison il faut en conserver l’esprit, et en cueillir les fruits par un recueillement infatigable ; et pour cela il est nécessaire d’aimer le silence, la retraite, l’obscurité, et la désoccupation des créatures ; afin de se tenir toujours en état d’être occupé de Dieu.
L’exercice de la présence de Dieu est une attention amoureuse à Dieu présent. Dieu, dit saint Denis, est toujours présent à toutes choses ; mais toutes choses ne lui sont pas toujours présentes. Il est toujours présent à nous par son immensité, mais nous ne lui sommes proprement présents que lorsque nous pensons à lui. Or il ne suffirait pas d’y penser seulement, si ce n’était avec religion et avec amour : car les philosophes y pensent sèchement pour en discuter, et les méchants y pensent criminellement pour lui insulter.
L’écriture Sainte nous recommande si fort cet exercice, qu’elle l’appelle le grand moyen de perfection. O vous tous qui aspirez à la perfection, pensez à votre Dieu en tout temps, en tout lieu, et dans tous vos emplois ! Cherchez le Seigneur, pour qu’il soit votre force ; ne cessez point de chercher sa face184. Que ce soit votre première pensée en vous éveillant, la plus fréquente durant la journée, et la dernière en [476] vous endormant. Renouvelez-en le souvenir à chaque moment, et ne craignez rien tant que de perdre de vue le Dieu de votre cœur. Revenant d’une compagnie, sortant d’une affaire d’application, après une longue distraction ou quelque égarement que ce soit, cherchez vitement votre Dieu dans son sanctuaire, qui est votre intérieur. Sitôt que vous rentrerez chez vous, vous l’y trouverez. Ne perdez pas vos pensées, qui sont sans nulle comparaison plus précieuses que les paroles pour lesquels on sait que nous devons rendre un compte rigoureux. Et pour ne pas perdre vos pensées, portez-les infatigablement toutes à Dieu, ou à ce que Dieu veut de vous : ce qui lui est autant agréable que de les appliquer directement à lui-même. Si nous n’avons pas le bonheur d’agir comme les saints anges sans cesser de voir la face de Dieu, agissons du moins comme des enfants affectionnés à leur père, qui après avoir obéi à ses ordres, reviennent aussitôt se présenter devant lui, pour en recevoir de nouveaux commandements.
L’intention et la vue et le choix de la fin pour laquelle on agit.
Il y a plusieurs bonnes intentions, mais une seule est parfaite.
Ce sont de bonnes intentions que celles que l’on se propose de servir Dieu pour la délivrance des maux, ou par l’espérance des biens, soit temporels ou éternels, pourvu que l’on ne désire rien qui ne soit digne d’être donné de Dieu et conforme à sa volonté.
Mais pour arriver plutôt à la perfection, il faut se dégager de tout propre intérêt, et par un amour généreux outrepasser tout ce qui nous regarde pour n’avoir en vue que Dieu seul ; Dieu et son bon plaisir, et son amour et sa gloire. Au lieu de vous fatiguer à multiplier vos intentions, il faut au plus tôt vous accoutumer à celle-là qui est la moins embarrassante, et néanmoins la plus parfaite.
C’est là l’intention des intentions ; c’est la charité généreuse ; c’est la pureté de l’amour. Tout motif intéressé est imparfait, puisque l’on s’y cherche soi-même ; et que l’on donne par là une sensualité à la nature, et un morceau délicat à l’amour propre. Il faut espérer les dons de Dieu et lui demander ses grâces ainsi qu’il nous le commande : mais il ne le faut faire que parce que Dieu le veut selon que l’explique saint Cyprien : et ainsi la charité s’accordant parfaitement avec l’espérance, elle veut que l’on attende de Dieu tout ce qu’il commande d’espérer de sa bonté : mais elle ne laisserait pas de l’aimer quand même elle ne devrait jamais avoir part à ces dons. L’amour d’espérance185 est fort bon, mais il est imparfait ; il fixe son regard en la divine bonté ; mais il a aussi égard à [478] notre utilité ; c’est-à-dire, qu’il ne nous porte pas à Dieu parce que Dieu est souverainement bon en soi-même, mais parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes : où, comme vous voyez, il y a du nôtre et du nous-mêmes ; et partant cet amour est vraiment amour ; mais amour de convoitise et intéressé.
Marchez par la voie la plus excellente qui est celle du désintéressement. Renoncez en premier lieu à toute attention mauvaise, non seulement à celle qui serait manifestement criminelle ; mais aussi à tout respect humain et à tout désir de captiver l’estime, ou de gagner les bonnes grâces de la créature, vous imprimant vivement la règle de saint Paul : Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ186. Après cela, accoutumez-vous dès l’abord à former les intentions les plus simples et les plus parfaites ; à savoir de vouloir faire la volonté de Dieu, lui obéir, concourir à sa gloire, lui témoigner votre amour et votre fidélité : surtout cherchez tous vos motifs d’agir ou de pâtir du côté de Dieu. Reprenez souvent ces mêmes vues jusqu’à ce que vous en ayez formé l’habitude, non seulement dès le point du jour, mais encore à diverses reprises durant la journée. Puis quand vous serez tellement établi dans cette vue de Dieu en toutes choses, qu’il vous sera devenu comme naturel de tout faire et de tout souffrir pour l’amour de lui, il ne sera plus nécessaire que vous en formiez des actes si sensibles ni si fréquents : le regard amoureux et l’état habituel de vouloir être tout à Dieu, et de n’avoir plus d’autre fin, ni même d’autre objet que lui, vous suffira. Toute la prétention de l’amour est d’aimer ; et l’amour se repose et se perd enfin dans son bien-aimé.
L’attention est l’application de l’esprit à ce qui se fait. Il faut qu’elle soit pieuse et sainte dans la prière et dans tout ce qui regarde le service de Dieu, afin qu’il se fasse religieusement.
Or il y a de trois sortes d’attentions. La première est de penser à ce qui se dit et se fait, à dessein de s’en acquitter exactement ; et elle est bonne et suffisante. La seconde est de penser au sens des paroles, à la signification mystérieuse de ce qui est représenté ; et celle-ci est aussi pieuse. La troisième est de penser à Dieu, se tenant doucement appliqué à lui seul, sans chercher autre chose ; et celle-ci est la plus parfaite, la plus nécessaire, et aussi la plus aisée ; en sorte que tous les plus simples et idiots en sont capables.
Appliquez-vous donc directement à Dieu dans tous vos exercices de piété, pratiquant ainsi l’attention la plus facile et la plus pure ; mais faites-le avec la même liberté qui se doit garder dans l’oraison ; je veux dire sans vous gêner à aucune pensée déterminée ; mais vous tenant seulement attentif à Dieu avec un cœur libre et vide de toute propre provision, pour laisser à Dieu la liberté de l’occuper à son gré.
Le Saint-Esprit désire tellement de nous cette [480] soumission à ses mouvements divins dans toute notre conduite intérieure, que c’est pour cet effet qu’il nous communique ses dons, ainsi que les théologiens l’avoue. Ceux donc qui s’abandonnent le plus à lui, sont plus disposés à recevoir les grâces et à en mériter l’accroissement.
Au commencement de la prière mettez-vous dans cette simple attention. Vous trouvant distrait, remettez-vous en attention par un simple retour à Dieu présent ; et faites-en de même autant de fois qu’il sera nécessaire. Évitez les occasions de vous distraire, et cherchez tout ce qui est avantageux au recueillement, comme le secret, ou la sainteté du lieu où se fait la prière, selon l’exemple que Jésus-Christ nous en a donné, lorsque voulant prier avec tranquillité il renvoyait le peuple s’en allait seul sur la montagne187, ou le soir étant venu (qui marque repos de la prière) il ne souffrait personne avec lui.
Les aspirations sont des élancements de l’âme vers son Dieu qu’elle fait par de courtes et ferventes paroles pour lui demander quelques grâces, ou pour lui témoigner son amour.
Ces affections se peuvent former ou dans le cœur seulement, ou aussi de bouche, selon le mouvement qui en est donné.
L’usage en est d’un prix inestimable, au témoignage des Pères et sur l’expérience des âmes. Il suffit de dire qu’elles sont comme les filles, les messagères et les mères de l’amour. Elles servent à exercer l’amour, à conserver l’amour, et à augmenter l’amour. Ce sont ces filles de Jérusalem188 que l’Amante sacrée conjure au cas qu’elles soient assez heureuses pour arriver jusqu’au trône de son Bien-aimé, de l’assurer qu’elle languit d’amour pour lui. À ces aspirations l’Époux céleste répond souvent par ses inspirations tout ardentes d’amour ; la même Epouse l’avoue : Mon âme, dit-elle, s’est fondue d’amour sitôt que mon Bien-aimé m’a parlé.
C’est là, selon saint Denis, l’admirable et sacré Sagesse, par laquelle se lie l’union divine ; et à l’aide de ces élancements amoureux l’amour sacré se porte droit à Dieu sans qu’il lui soit nécessaire de se préparer auparavant par aucune méditation, ni de faire précéder nulle autre recherche.
Usez fréquemment de ces traits amoureux. En tout lieu, à toute heure, en quelque état que vous soyez, lancez de ces vives étincelles vers le cœur de votre Bien-aimé. C’est ce que conseille saint François de Sales, lorsqu’il dit : « Tenez fort chères vos saintes affections ; car la moindre vaut mieux que mille mondes ; par exemple : O que vous êtes aimable, mon bien-aimé ! O que vous êtes relevé en bonté ! Par ce commerce si secret, si aisé et si prompt, vous ferez plus de progrès dans les voies de [482] Dieu, que vous ne feriez sans cela par les plus extrêmes austérités ». Dans les maladies mêmes, nonobstant l’accablement du mal, on peut à tout coup s’unir à Dieu par ces courtes et excellentes prières. Le même saint ordonne à une de ses filles spirituelles : « Je sais bien, dit-il, que là, dessus le lit, vous jetez mille fois le jour votre cœur entre les mains de Dieu. Et, c’est assez. » Il lui commande de plus, d’obéir aux médecins lorsqu’ils lui défendront le jeûne, l’oraison mentale ou vocale, et même l’office ; mais sans jamais omettre la jaculatoire
Soyez fidèle jusqu’à la mort et je vous donnerai la couronne de la vie189. Il importe infiniment d’être fidèle dans les voies de Dieu, puisque c’est de là que dépend la couronne.
Or cette fidélité consiste, premièrement. À observer la volonté de Dieu, pour tâcher de la reconnaître, soit extérieurement, selon qu’elle nous est manifestée par la providence, ou par l’obéissance, qui sont comme les deux flambeaux qui nous la montrent ; soit intérieurement, par l’inspiration divine ; ainsi que le premier devoir d’un serviteur fidèle est d’être fort appliqué à apprendre les volontés de son maître. Deuxièmement. À exécuter promptement les volontés de Dieu reconnues, autant dans les petites choses que dans les grandes, et en tout généralement, sans exception quelconque ; ce qui est le second point de la fidélité du bon serviteur ; car, selon l’Oracle de Jésus-Christ, Celui qui est fidèle dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes ; et celui qui est injuste dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes190. Ces âmes infidèles qui ne veulent éviter que les plus grands péchés, sans s’abstenir de légères fautes, sont si insupportables à Dieu, qu’il les menace de les vomir de sa bouche191 ; mais les âmes fidèles évitent avec autant de soin les fautes vénielles que les crimes, et les imperfections comme les péchés ; parce qu’elles ne veulent ni offenser leur bien-aimé ni lui déplaire.
Un autre important devoir de la fidélité est de garder exactement les lois de l’amitié divine ; ce qui est proprement être fidèle en fait d’amour.
Or ces sacrées lois sont ces trois principales : la souveraineté, la chasteté, et la générosité. Premièrement. Par la souveraineté de l’amour, on aime rien plus que Dieu ; on aime rien autant que Dieu ; et on n’aime rien que pour l’amour de Dieu ; et le fidèle amateur sacrifie sans réserve non seulement tout soi-même et ce qui en dépend, mais aussi toute créature aux intérêts de son Dieu. Deuxièmement. Par la chasteté de l’amour on aime Dieu sans réserve, sans mélange, sans déguisement. Il y aurait de la réserve à ne pas assez renoncer à soi-même et à toutes choses pour l’amour de Dieu. Il y aurait du mélange à chercher ses propres avantages dans son service. Il y aurait du déguisement à protester que l’on aime Dieu de tout son cœur, et cependant vouloir encore lui déplaire ou lui résister en quelque [484] chose ; sur quoi de grands maîtres spirituels nous assurent que certaines infidélités des amis de Dieu lui déplaisent plus que les crimes de ses ennemis. Cela même est tout naturel. Un manquement de correspondance d’une épouse déplaît plus à son époux que tous les outrages des serviteurs. Troisièmement. Par la générosité de l’amour, l’ami de Dieu est toujours prêt à tout faire, tout souffrir et tout perdre, plutôt que de manquer à son amitié. C’est en cela que l’amour doit être plus fort que la mort192.
Le premier degré du divin amour est qu’il soit véritable ; le second est qu’il soit fort ; le troisième est qu’il soit pur. Heureux celui qui marche dans le premier, plus heureux celui qui est dans le second ; mais celui qui est arrivé au troisième est sain et parfait. Un grand point de la générosité de l’amour, c’est d’être fidèle à la Croix. On ne peut exprimer combien grande est la délicatesse de l’amour céleste en ce point : être fidèle à la croix, c’est ne jamais la refuser de quelque nature qu’elle soit, ne jamais se plaindre de sa rigueur, ne pas désirer d’en être affranchi, ne pas chercher des soulagements humains ni des adoucissements naturels, porter même avec une humble résignation la privation des consolations divines ; enfin, laisser faire à la croix ce qu’elle a ordre de Dieu de faire en nous, lui demandant seulement la grâce de la porter avec une entière fidélité.
La prière vocale est l’hommage des lèvres et le sacrifice de la bouche par lequel on doit honorer Dieu non seulement en public aux assemblées des fidèles, mais aussi en particulier, où Dieu seul et ses anges en sont les témoins.
Cette prière est surtout de saison dans le printemps de la vie spirituelle, que je dépeins ici, tout paraît riant en nouveauté de vie, et où l’âme est toute fleurie de douceur et de grâce céleste. Outre l’obligation qu’il y a de s’acquitter des prières qui sont de préceptes, il est très utile de prier vocalement, surtout pour trois grands biens, qui en reviennent à l’âme.
Le premier est de prolonger la prière et de la multiplier : car dans cet état d’enfance spirituelle, l’oraison intérieure ne pouvant pas encore durer bien des heures, en priant de bouche ont fait davantage de prières que l’on en ferait sans ce secours ; et la prière vocale étant ici accompagnée de la mentale, cet enfant de grâce ayant déjà appris à ne prier guère de bouche sans qu’il prie en même temps de cœur ; il se trouve qu’il gagne beaucoup d’oraison de cœur, en multipliant celle de la bouche, outre qu’il reçoit beaucoup d’affections simples qui entretiennent l’application de l’esprit. C’est par cette union de la prière du cœur et de la langue qu’il éprouve ce que David admirait, que son cœur était dans la joie et sa langue dans le tressaillement193. [486]
Deuxièmement. Le second est de causer de tendres sentiments de grâce. Dites-nous, ô amis de Dieu qui les avez éprouvés, dites-nous, si vous le pouvez, quel est le goût de cette manne céleste qui se recueille en cette aurore du jour de la ferveur sensible ; et combien ce lait en l’enfance spirituelle vous est délicieux ? Mais ces consolations divines ne s’accordent guères qu’à ceux qui prient avec abandon, et dans une parfaite liberté de cœur, pour que Dieu l’applique à ce qu’il lui plaît. Car ceux qui tiennent en captivité l’esprit de sa grâce, ne peuvent sentir ses doux écoulements. Heureux mille fois ceux qui éprouvent ce que voulait dire David dans de semblables transports ! Mon cœur et ma chair tressaillent de joie pour le Dieu vivant194 : c’est-à-dire, que l’intérieur et l’extérieur sentent, chacun en leur manière, le poids majestueux de la présence de Dieu et la douceur de son amour.
Troisièmement. Le troisième [des biens de l’oraison vocale] est d’éclairer l’âme de la lumière céleste ; car en récitant la parole divine, elle reçoit grâce pour l’entendre ; et c’est ici que l’intelligence lui en est donnée selon sa portée, en sorte qu’elle est autant ravie des sens admirables qu’elle y découvre, que des goûts spirituels qu’elle y trouve ; et c’est alors qu’elle comprend un peu ce que veut dire ce verset du psaume : Vos paroles étant découvertes, éclairent et donnent l’intelligence aux petits195.
Priez donc beaucoup dans ce degré, autant que vous en aurez d’attrait et de liberté. Acquittez-vous très exactement de toutes vos prières d’obligations. Usez souvent des aspirations de bouche pour exciter la dévotion du cœur. Priant vocalement, offrez à Dieu un cœur vide et dégagé de tout, afin qu’il le remplisse des sentiments qui lui seront les plus agréables. Dieu a voulu que toutes nos meilleures prières commençassent par l’appeler Notre Père céleste, afin que nous apprécions à prier en enfants. Il ne se peut dire combien cette enfance spirituelle dans tous nos exercices communique de grâces.
Dans les prières vocales qui ne sont pas d’obligation, il faut observer trois choses qui sont d’une extrême conséquence : premièrement. La première, de ne pas les multiplier en tant de sortes différentes, comme tant de Pater et d’Ave pour une dévotion, et tant pour une autre ; tant de litanies, offices ou chapelets. Cela cause plutôt un accablement ennuyeux qu’aucune ferveur d’esprit, et tient l’esprit et le cœur attachés avec gêne à la prière, au lieu de les élever à Dieu. Mais il faut les réduire toutes à une ou deux espèces, comme à tel office ou au Rosaire. Il est mieux aussi de ne pas s’engager dans plusieurs Confréries ; parce que se chargeant de tous leurs devoirs, on s’en embarrasse et on ne s’en acquitte pas ; une bonne suffit. Les Indulgences non plus ne manquent pas à qui les fait gagner. Deuxièmement. La seconde est, que comme la prière qui n’est pas l’obligation ne se doit entreprendre que pour exciter la dévotion intérieure, dès que celle-ci est assez enflammée, il faut quitter la prière de bouche pour ne prier plus que de cœur ; autrement ce [488] serait se priver de la dévotion que l’on aurait actuellement pour en chercher une autre qui n’est qu’imaginaire. Plusieurs se font ainsi un tort considérable, étouffant la ferveur de l’esprit par le bruit de la bouche, et perdant des grandes miséricordes de Dieu par la vaine appréhension de manquer à la tâche qu’ils se sont imposée. Récitant donc une prière libre, si on se sent saisi d’un doux recueillement, et que le cœur ayant envie de parler tout seul à son Dieu, ou de se reposer dans l’admiration de sa volonté, invite la bouche à se taire, il le faut faire sans hésiter ; la prière de la bouche, qui aide à celle du cœur en un temps, l’empêche dans un autre ; et celle-là doit diminuer à mesure que celle-ci augmente. Troisièmement. La troisième [choses à observer] est, que selon les mêmes docteurs, les oraisons vocales qui sont libres, n’étant que des moyens pour arriver à la mentale, ceux-là se trompent grandement qui pour s’acquitter chaque jour d’un certain nombre de prières de bouche qu’ils ont pris à tâche, renoncent à la seule et tranquille prière du cœur puisque c’est quitter la fin pour s’amuser autour des moyens ; c’est comme s’obstiner à ronger les os lorsqu’on peut sans peine se nourrir de la chair ; ou vouloir toujours souffler le feu et ne jamais jouir paisiblement de son ardeur. Dieu aime mieux un quart d’heure d’oraison intérieure que dix heures de froide et sèche prière de la langue, en laquelle on met grande confiance, et qui n’est presque rien.
Qu’il me soit permis d’appeler ainsi la posture humiliante par laquelle le corps durant la prière contribue de tout ce qui peut à la rendre plus soumise, plus attentive, et plus fervente.
Outre les humiliations du corps qui sont publiques de se tenir à genoux, la tête et les mains jointes, (ce qui est commun à tous les fidèles,) les serviteurs de Dieu en pratiquent plusieurs autres dans le secret, que le Saint-Esprit leur suggère, dont ils tirentà de très grands biens.
Quelque vain spirituel aurait beau nous dire que Dieu se doit adorer en esprit et en vérité ; et que conséquemment la posture du corps est fort indifférente à cet acte de religion ; que des cérémonies faites dans le secret sont des niaiseries. Cela approcherait fort du sentiment de ceux, qui par l’abus de ce principe, ont retranché les cérémonies de l’Église de leurs propres assemblées. Mais l’autorité de l’Écriture, l’exemple des saints, et l’expérience des meilleures âmes nous doit convaincre que l’abaissement du corps a une force merveilleuse pour lier l’esprit ; et Dieu a souvent fait connaître que cela lui plaît grandement.
Les saints patriarches et prophètes ont souvent usé de ces pieuses inventions pour s’anéantir devant Dieu, du prosternement de tout le corps, de l’abattement du visage en terre, du sac, du cilice, et de la cendre. Mais le Saint [490] des Saints, Jésus le roi de gloire, en a plus que tous consacré l’usage, passant des nuits entières en oraison dans les postures les plus humiliantes, jusqu’à se prosterner le visage en terre196. Que si la seule vue d’un ange renversait autrefois les prophètes197, quiconque n’a jamais prosterné tout son corps devant Dieu, n’a jamais senti le poids de sa Majesté, qui accable ses petits serviteurs lorsqu’il daigne les visiter ; et j’oserais dire que son esprit n’a jamais été abaissé par une vraie humilité.
Saint Jean Climaque a si bien écrit198 que ceux qui n’ont pas encore acquis la vraie oraison du cœur se doivent exercer par la prière du corps afin de l’obtenir, étendant les bras, se frappant la poitrine, poussant mille soupirs, gémissant à tout coup, regardant fixement le ciel, se prosternant souvent, et se tenant infatigablement à genoux ; à cause que les démons prennent occasion d’inquiéter plus malignement ceux qui priant en présence d’autres personnes, n’ont pas la liberté de faire les mêmes choses.
Adorez ainsi votre Dieu de toutes les forces de votre esprit et de votre corps, sans pourtant vous contraindre par une posture trop gênante et trop pénible, de peur que l’excès de la souffrance n’empêche le fruit de l’oraison, qui est un plus grand bien. Ayez surtout une vive confiance que la même bonté de Dieu qui pardonna au publicain pour avoir frappé deux ou trois fois sa poitrine avec une véritable repentance de ses péchés, aura pitié de vous, et vous fera de très grandes miséricordes, vous voyant mille et mille fois humilié et abaissé de toutes vos forces devant sa redoutable Majesté.
Il est temps surtout de se prosterner en terre dans le secret, lorsqu’on veut lui demander avec insistance sa conversion ; quand on veut lui faire amende honorable pour des péchés énormes ; ou se donner à lui par un parfait abandon ; ou lui demander quelque grâce signalée pour soi-même ou pour autrui ; ou s’offrir pour apporter quelques bonnes croix ; ou quand devant être visité de Dieu, on sent l’accablement délicieux qui est avant-coureur de sa venue, et l’anéantissement qui en est une bien sûre marque et l’un des plus grands fruits.
C’est ici le second chef de la vie spirituelle que j’ai proposé dès le commencement. Comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la conformité parfaite de l’âme à la volonté de Dieu, et que c’est en cela que consiste la pureté de l’amour et l’unité d’esprit avec le Seigneur : c’est le plus doux, le plus pressant, et le plus continuel attrait dont il la prévient, que de lui donner un ardent amour de sa très juste volonté. Tous ceux qui doivent arriver à cette union divine, se font de la soumission à l’ordre de Dieu, la plus chère dévotion de leur cœur ; et de l’admiration [492] de sa providence, l’occupation la plus ordinaire de leur esprit.
Abandonnez-vous donc à Dieu par une entière résignation, consentant qu’il fasse en vous et de vous, tant pour le corps que pour l’âme, pour la santé ou pour la maladie, pour la vie ou pour la mort, pour le temps et pour l’éternité, ce qui lui sera le plus agréable et le plus glorieux. Pour rien au monde ne vous laissez jamais tirer de cette disposition ; mais dites constamment dans tout ce qui vous peut arriver : Il est le Seigneur, qu’il fasse tout ce qui est agréable à ses yeux199.
Adorez et aimez la justice de Dieu autant que sa miséricorde, vous soumettant aussi librement à l’une comme l’autre, puisque l’une et l’autre est également une même chose avec Dieu ; et ne désirez rien plus sinon que Dieu se contente et se glorifie en vous et en toutes ses créatures à quelque condition que ce soit : parce que tout être créé doit être sacrifié à l’ordre du Créateur ; et comme c’est le plus juste, c’est aussi le plus grand culte que sa créature lui puisse rendre, que de consentir à sa destruction totale pour reconnaître en périssant la souveraineté immortelle de son Dieu. C’est là la pénitence parfaite, qui tout d’un coup anéantit tous les péchés ; parce que c’est la plus pure charité, avec laquelle nulle tâche ne peut subsister. C’est le plus grand sacrifice du cœur, que Dieu aime le plus, comme c’est celui qui le glorifie davantage. Si donc vous ne pouvez l’honorer par de grandes austérités, ni faire des choses extraordinaires pour sa gloire, remettez-lui votre franc arbitre qu’il vous a donné en propre ; et ce don lui ravira le cœur en telle sorte, que par un contre-échange infiniment heureux, il s’obligera de se donner lui-même à vous.
Recevez tout ce qui vous arrive de moment en moment, soit de la part des hommes ou des démons, ou de toutes les causes naturelles, comme des effets sensibles de la volonté de Dieu à votre égard. Cela est si vrai et si universellement infaillible, qu’à la réserve de nos propres péchés, tout ce qui nous arrive, même par les péchés des autres, et pour nous une volonté de Dieu bien reconnue. C’est dans cette vérité que Jésus-Christ appelle sa Passion sainte causée par les plus méchants hommes, un calice que son père lui donne à boire200 ; et que David osa dire201 que le Seigneur avait ordonné à Sémeï de le maudire. Et que tous les amis de Dieu regardent les persécutions comme des grâces signalées. Heureux mille fois celui qui a cette vue de foi et ce goût d’amour dans tous les maux de cette vie ! Il voit la main de Dieu caché sous les créatures dont il se sert pour l’affliger ; et il admire que Dieu se serve de la malice des hommes et des démons pour sanctifier ses Élus.
Dès qu’une âme est pénétrée du rayon intérieur, elle change bien de sentiment touchant les providences qui lui arrivent. Loin d’en juger en la manière des raisonneurs humains, comme elle tâchait de faire autrefois, elle en parle en sage enfant de Dieu ; et la beauté de l’ordre de Dieu lui étant peu à peu découverte, elle en est ravie au-delà de tout ce qui s’en peut dire. Acceptons donc tout ce qui nous est donné avec une égale [494] résignation. C’est le plus grand article de la science des saints. Une sainte fort éclairée de Dieu s’en explique si bien en ces termes202 : « Plus l’homme se conforme aux vouloirs divins, plus il s’éloigne de son imperfection, et il s’approche plus près de la perfection ; de sorte que quand il ne peut plus s’écarter en rien de la divine volonté, il devient alors tout parfait, uni et transformé en Dieu. Vous voyez donc que l’âme demeurant en sa volonté déréglée est imparfaite, et qu’elle devient parfaite à mesure qu’elle s’approche de la volonté de Dieu. » Cela est autant infaillible comme il est certain que la volonté de Dieu est la règle de toute perfection ; puisqu’étant une même chose avec Dieu, elle est aussi parfaite que Dieu même ; et que comme le créateur donne l’être à toutes choses par sa puissance, il leur prescrit aussi leur perfection par sa volonté : c’est pourquoi le grand Apôtre nous exhorte à ne pas nous conformer à ce siècle, qui juge si mal des choses, mais à nous changer dans l’état nouveau de l’esprit, afin que nous connaissions ce que Dieu désire de nous de bon, d’agréable et de parfait203 : comme s’il voulait dire que rien ne peut être bon, agréable et parfait, qu’autant qu’il est conforme à la volonté de Dieu, qui est la source et la règle de toute perfection.
N’agissez plus en aucune chose par nulle considération humaine, mais par la seule vue de Dieu. Ne désirez pas de plaire, et ne craignez pas non plus de déplaire aux hommes ; désirez uniquement de plaire et craignez seulement de déplaire à Dieu. Comment un chrétien qui croit à la parole de Jésus-Christ, que le monde ne peut pas recevoir son esprit de vérité, parce qu’il ne le voit ni ne les connaît point ; et qui a appris du grand Apôtre, que s’il cherchait à plaire aux hommes il ne serait pas serviteur de Jésus-Christ204 : comment, dis-je, un chrétien peut-il consumer sa vie à apprendre les maximes du monde dépravé, et à étudier la complaisance humaine ?
Pour vous, mon cher frère, qui aspirez à la perfection, vous n’agirez jamais par nature en aucune chose, c’est-à-dire dans la vue de votre propre goût, de votre gloire, ou de votre avantage ; non pas même en des choses qui semblent permises : car cela n’est nullement permis par les lois du pur amour, qui ne cherche jamais ses propres intérêts205, mais seulement par l’avidité insatiable de la nature, qui se cherche en tout soi-même ; et il est infaillible que206 tout ce qui ne se fait pas purement pour Dieu, passera par le feu. Mais agissez en tout par grâce, c’est-à-dire à dessein de plaire à Dieu, de concourir à sa gloire, et de vivre selon son esprit d’une manière parfaite.
Ne regardez plus dans vos actions si les hommes les estiment ou les blâment ; si vous y avez du plaisir ou de la peine ; si vous y gagnez ou si [496] vous y perdez : mais seulement, si elles plaisent à Jésus votre amour, pour lequel vous devez désormais faire et souffrir toutes choses.
Or il n’est pas si difficile que l’on s’imagine de connaître ses adorables volontés ; car elles se connaissent par la Providence, par l’obéissance, par la Direction, par les Écritures saintes, et par la lumière intérieure, que le Saint-Esprit communique à ceux qui sont sincèrement disposés à faire la volonté de Dieu sitôt qu’ils l’auront reconnue ; selon la promesse de Jésus-Christ, Si quelqu’un veut obéir à la volonté du Père, il connaîtra si cette doctrine vient de Dieu207.
La mortification est, selon la règle de saint Paul, le propre exercice de la vie spirituelle. Si vous vivez selon la chair, nous dit-il, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous mortifiez les passions de la chair vous vivrez. Et ailleurs, conduisez-vous selon l’esprit, et vous n’accomplirez pas les désirs de la chair208. On ne peut vivre selon l’esprit sans mourir à la chair. Si quelqu’un vous apporte une autre doctrine, ne communiquez pas avec lui ; car il est contraire à Jésus-Christ, qui nous a déclaré que pour le suivre il faut nécessairement nous renoncer nous même, et porter notre croix chaque jour209. Or nous renoncer nous-mêmes c’est ne suivre en rien nos inclinations naturelles pour suivre en tout la volonté de Dieu ; et porter notre croix chaque jour, c’est persévérer constamment dans la mortification.
La pratique de la mortification chrétienne est : Premièrement. De retrancher à la nature tout plaisir inutile, tel qu’est-ce celui qu’elle veut prendre pour sa seule satisfaction ; afin de lui apprendre à se contenter de ce qui est nécessaire selon l’ordre de Dieu. Deuxièmement. De l’affliger de quelques maux qu’on lui procure volontairement, pour la punir et la purifier autant que ses forces et l’obéissance le permettent. Il faut dans ces commencements porter l’austérité de la vie aussi loin qu’elle peut aller, et la continuer tant que Dieu en donne les forces. L’esprit de pénitence et de mortification, qui sont les fruits de la Croix du Sauveur, doivent nous y faire entrer, et y persévérer infatigablement, jusqu’à ce que Dieu nous en retire ; ce qu’il fait par l’obéissance ou l’impuissance. De plus, c’est pour lors qu’il a d’autres desseins sur nous. Les premiers combats du chrétien se donnent par le retranchement des plaisirs, et les autres plus forts se soutiennent par la souffrance des douleurs. Il faut, dit excellemment saint Augustin, vaincre premièrement les plaisirs, avant que de pouvoir remporter la victoire sur les douleurs210 ; il faut savoir se renoncer avant que de pouvoir porter sa croix. Qui ne peut supporter une mortification, comment souffrirait-il la mort ? Et qui ne peut mépriser les délices que le monde lui [498] promet, comment pourrait-il surmonter les supplices dont il le menace ? Mais parce que la première de ces deux mortifications, qui consiste dans le retranchement des plaisirs, est beaucoup plus nécessaire et plus générale que l’autre, qui s’exerce par des maux volontairement infligés, quoiqu’elle soit moins connue et moins pratiquée ; c’est d’elle-même que je veux vous donner plus de connaissance.
Le premier travail et de mortifier les sens : ce qui se fait en ne leur donnant que ce qui leur est nécessaire pour la conservation du corps, se contentant de la plus simple bienséance de la condition d’un chacun, et mesurant le tout au besoin et aux forces. Il faut donc retrancher toute inutilité, toute délicatesse, toute sensualité au manger et au boire, au coucher et au dormir, au linge et aux parures, à se chauffer, à se promener, parler, voir, écouter et converser. Vous ne chercherez plus à voir des objets qui repaissent de curiosité ; vous ne ferez plus de cas des bijoux ni des bagatelles ; vous n’entretiendrez point d’animaux pour votre seul divertissement : plus d’instruments ni de chansons, sinon pour se récréer en Dieu par des cantiques spirituels ; les festins, les jeux les plus innocents, les visites et les assemblées ne seront plus pour vous, à moins que la nécessité, l’obéissance, ou la charité ne vous y engagent. Si votre cœur est pris de l’amour de Jésus et de l’estime de sa Croix, vous ne pourrez plus souffrir ni bouquets, ni fleurs, ni senteurs, ni parfum, ni poudre, ni tabac, ni autres semblables amusements. Le serviteur de Jésus-Christ a bien d’autres divertissements à chercher ; et son divin Maître [mettre une note entrer l’excès] fait bien le régaler d’autres douceurs. Tant que l’homme sera attaché à ses plaisirs sensuels, il ne goûtera jamais les chastes délices de l’esprit ; et une visite intérieure de Jésus réjouit plus le cœur de ses amis en un quart d’heure que tous les plaisirs de tout le monde ensemble ne sauraient faire en cent ans.
La seconde application doit être de mortifier les passions, en sorte qu’il y ait plus d’impatience, plus de colère, le, plus d’inquiétude, plus de soucis ; point de désirs, point d’amour purement naturel, quoiqu’il passe pour honnête et raisonnable, ni point d’amitié qu’en Dieu et seulement pour le règne de Dieu en nous. Il faut s’entr’aimer par grâce, ainsi que les enfants de Dieu savent aimer. On ne peut plus ici souffrir d’attache à aucune créature, ni de désir d’être estimé ou aimé naturellement, ni aucune ambition, ni nulle passion pour le point d’honneur ; tout cela n’étant qu’autant de dérèglements de la nature. Apprenez surtout de Jésus-Christ à être doux et humble de cœur211 comme lui ; doux envers le prochain, ainsi qu’un agneau, et humble de cœur devant Dieu, par aimer votre bassesse pour la gloire qui lui en revient.
Le troisième exercice est de mortifier l’esprit, refusant aux trois puissances de l’âme tout ce qui leur est inutile ou dangereux. Premièrement. À l’entendement toute curiosité, toute lecture et toute connaissance que Dieu ne demande pas de vous. N’ayez que du rebut pour toutes les nouvelles du siècle, et pour tous ses contes amusants, comme [500] en étant séparé de cœur ; afin d’avoir une conversation continuelle dans le ciel. Surtout renoncez à votre propre jugement, qui est votre plus dangereux ennemi, et le plus difficile à dompter ; tenez-le soumis au jugement de Dieu ; et pour cet effet, faites-le plier sous celui des hommes, ou qui ont droit de vous commander de sa part, ou qui vous contestent quelque chose que vous ne voyez pas évidemment être contre lui. Deuxièmement. À la mémoire, tout souvenir inutile, toute recherche ce qui ne sert de rien, toute réflexion qui n’est pas nécessaire, toute pensée qui n’est pas de Dieu, ou de ce à quoi l’ordre de Dieu vous applique. Troisièmement. À la volonté tout désir, tout dessein, toute inclination et tendance, empressement, tout propriété, tout attachement à ce qui n’est pas Dieu, et toute aversion naturelle ; pour ne vouloir que Dieu et son bon plaisir en toutes choses.
Mais que fais-je en proposant un petit détail de la mortification chrétienne, puisque ceux qui n’ont point le sacré recueillement n’y comprendront rien, ou jugeront tout cela impossible : et ceux qui sont vraiment recueillis en pratiquent plus que je ne leur en saurais dire, l’Esprit saint de Dieu, qui les tient serrés au dedans d’eux, ne leur permettant pas une satisfaction purement naturelle ? Il faut du moins que`tous m’accordent que sans cette vigoureuse poursuite de soi-même on ne peut attendre aucune perfection ; et que la grâce de Dieu est toute puissante pour faire pratiquer à l’âme même avec joie et avec un courage incroyable, ce qui paraît d’abord si insupportable à la nature.
Ne me dites pas que l’oraison est trop rigoureuse, puisqu’elle nous engage à une vie si mortifiée. Ce n’est pas l’oraison qui nous y oblige ; mais c’est elle qui nous aide à nous acquitter de ce devoir. L’oraison ne fait pas non plus naître nos peines de providence ; mais elle les adoucit et les consacre. Ceux qui ne font point d’oraison, n’ont-ils donc rien à souffrir ? Ou ceux qui font oraison sont-ils privés de tous plaisirs ? O. Dieu ! Il en faut laisser la décision à l’expérience ; l’amour divin sait bien changer et de goût et de forces. Faites oraison, mon bien-aimé, et vous l’éprouverez ; et vous admirerez combien l’oraison donne de grâce pour pratiquer la mortification, et combien la mortification mérite l’accroissement de l’oraison.
Renoncez pour jamais à toute lecture inutile, pour vous arrêter à celle qui est nécessaire à votre âme, ou vous acquitter de votre devoir selon Dieu.
Rejeter surtout les livres artificieux et humains ou l’on fait ostentation des choses divines ; mais où Dieu ne répand point son onction ni son esprit. Ceux qui aiment ces sortes d’auteurs demeurent avec eux dans les ténèbres jusqu’à la fin de leur vie.
Les fruits de la lecture spirituelle sont très grands ; et c’est une perte inestimable que de la [502] négliger. Il est croyable que de malheureuses chutes arrivent par cette infidélité.
Lisez beaucoup à dessein de vous occuper pieusement durant le temps que vous y employez pour vous remplir l’esprit de simplicité, et par là même en bannir les inutiles ; pour recevoir des impressions de grâce, qui sont fréquentes dans ces pieuses recherches de la parole de Dieu ; et pour vous servir de ce moyen de connaître Dieu et d’apprendre ses volontés. Mais lisez en telle sorte, que lisant vous fassiez oraison par une douce attention à Jésus-Christ, qui comme unique Maître et Docteur de Justice vous instruit intérieurement par lui-même, et se communique à vous comme Verbe. Il faut même, selon l’attrait, interrompre de fois à autre la lecture, afin de pousser vers le cœur de Dieu quelques aspirations, ou demeurer en repos devant lui pour l’écouter. Surtout sentant venir le doux recueillement, il faut s’y rendre ; et quittant le livre, demeurer exposer à l’opération divine, regardant simplement le Crucifix écouter ce qui se dit au cœur ; puis l’attrait étant passé on reprend sa lecture.
Mais entre une infinité de livres dont l’Eglise est enrichie, lesquels choisirez-vous ? Ce que la divine providence fera tomber entre vos mains. Dans l’état dont je traite ici, les meilleurs sont l’Écriture Sainte, singulièrement le Nouveau Testament, ce grand livre de vie ; les Vies des saints, et leurs ouvrages les plus intérieurs ; l’Imitation de Jésus-Christ ; lettre de Jésus à l’âme dévote par Lanpergius, l’échelle de saint Jean Climaque ; la Règle spirituelle de Blosius ; le Combat spirituel ; la Philotée et les Entretiens de saint François de Sales ; la Montée du Carmel du bienheureux Jean de la Croix ; les opuscules de Saint Bonaventure sont admirables pour les religieux, surtout l’Instruction des novices : le progrès du Religieux, et les Six ailes des séraphins, dans lesquels il ne manque rien de ce qui se peut désirer, soit dans un supérieur, soit dans un inférieur.
Comme l’on ne doit pas être bien longtemps sans aller à confesse, quelques repos de conscience que l’on sente ; aussi ne faut-il pas en être si empressé qu’on veuille à tout coup s’approcher de ce sacrement. C’est avoir le cœur trop resserré que de n’oser pas communier à cause qu’on ne peut pas se confesser, quoiqu’on ne se sente coupable d’aucune faute considérable. Il faut alors chercher le remède à ces maux légers dans la communion même, qui sans doute les guérit tous dans des cœurs qui y vont avec foi et amour. Se confesser une fois ou deux la semaine peut suffire à ceux qui n’ont pas d’affection au péché véniel, et à qui par cette raison l’on permet de communier très souvent. Il ne faut pas moins éviter en ce degré la gêne et le resserrement de cœur dans cet exercice de pénitence, que dans tous les autres. Après que le cœur a été resserré par la crainte, il faut qu’il soit élargi par l’amour. La plus dure pénitence est celle de l’abandon à Dieu. [504]
Communiez souvent ; et toujours avec permission. Portez à la sainte table une faim empressée de manger votre pain de chaque jour. Il est du devoir des Pères des âmes de répondre aux désirs qu’a Jésus-Christ qu’elles communient souvent à sa chair et à son sang ; et pour paître fidèlement leurs Agneaux, ils doivent leur faire manger très fréquemment le pain des Anges. L’Église a assez témoigné par l’usage de ses premiers siècles, par l’Oracle de ses Conciles, et par l’organe des Pères, combien elle souhaite que ses Enfants se rendent dignes de la communion journalière par la pureté de leur vie. Le pape Innocent XI aujourd’hui séant, a fait un décret fort avantageux aux désirs des pauvres d’esprit, laissant aux directeurs le discernement nécessaire pour régler le nombre de leurs communions. Pour moi, je vous dis librement avec saint François de Sales que je ne serai jamais celui qui vous ôtera votre pain de chaque jour, tandis que vous serez bien obéissant. C’est ici la plus sûre marque pour connaître ceux qui en sont dignes.
La préparation à la sainte communion doit être ordinaire par une continuelle pureté de cœur. Qui sait bien communier à la volonté de Dieu, par le renoncement de soi-même et par son total délaissement entre ses mains, est toujours préparé pour communier au corps du Seigneur : outre cela, il n’est pas de meilleure préparation à la communion que la communion même, Jésus-Christ pouvant seul nous disposer à la recevoir dignement. Une disposition singulière est le souvenir de sa passion Sainte, qu’il nous a si fort recommandé ; et l’un des plus grands fruits, est l’imitation de sa mort, crucifiant notre chair avec toutes ses passions. Je vous conjure par l’amour même qui a réduit le Sauveur dans un état si aimable, de ne vous priver jamais de la communion ni par crainte, ni par scrupule, lorsque vous aurez la commodité et la permission de la faire.
Les amis de Jésus ne peut voir sans douleur qu’il soit si abandonné dans son sacrement d’amour, qu’encore que l’on croie qu’il y est toujours en propre personne, on ne daigne pas s’accommoder pour l’y aller adorer, et demeurer quelques moments auprès de lui. Il s’en plaint tendrement, vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie. Allons-y souvent ; demeurons-y longtemps ; et nous n’en sortons qu’avec peine. Ah, qu’il y fait bon pour ceux qui s’en approchent avec foi et avec amour ! C’est là qu’il fait bon prier où Jésus est toujours en prière pour nous. C’est là qu’il fait bon nous offrir en sacrifice à Dieu le Père, où son Fils est toujours en état de victime immolée pour sa gloire. C’est là qu’il fait bon demeurer demander des miséricordes, où [506] le Sauveur est toujours assis sur son trône de grâce. O Sagesse éternelle, que les hommes sont aveugles à l’égard des inventions de votre amour !
Dérobons-nous souvent aux créatures pour aller à l’Église faire la cour à notre Roi et à notre Dieu212. Portons à ses pieds tous nos biens et tout nos maux, afin qu’il en dispose également pour sa gloire. Consultons ses Oracles dans nos doutes ; cherchons-y la patience dans nos afflictions ; attendons-y en silence et avec espérance la victoire de nos tentations ; observons-y l’inspiration divine ; apprenons-y à faire oraison ; allons-y rallumer le flambeau de la présence de Dieu, lorsqu’il s’éteint par la multitude des occupations. C’est là qu’il faut nous relever après nos chutes, nous guérir de nos blessures, nous laver de nos tâches, nous recueillir après nos distractions, nous délassez après notre travail, nous instruire de tous nos devoirs, apprendre la science des chérubins, et imiter l’amour des séraphins. Enfin, allons-y souvent saluer, adorer, admirer, écouter et aimer Jésus roi de gloire, qui quelque caché qu’il soit, y est aussi véritablement qu’à la droite du Père ; et là jouissons de lui, et laissons-lui réciproquement la liberté de jouir de nous. Ce doit être une de nos plus chères dévotions que de passer bien des heures auprès de notre aimable maître.
L’image de l’adorable Jésus crucifié ne nous est pas donnée pour la laisser inutile, ne la regardant qu’avec indifférence, sans daigner y toucher. Quiconque en use avec cette indévotion, ne sait pas ce qu’il perd. C’est l’image des images ; car il n’est point de plus grande image ni de plus aimable que la vraie image de Dieu, telle qu’elle celle de Jésus-Christ crucifié pour nous. Tous en peuvent faire d’excellents usages, que l’amour de Jésus inspire aux cœurs qui en sont vivement épris. Il y en a deux principaux, l’un extérieur, l’autre intérieur.
À l’extérieur, ayez un crucifix dans votre chambre, ou portez en même un sur vous ; et lorsque vous lisez, ou étudiez, ou priez, durant même que vous vous entretenez avec quelqu’un, lancez souvent vers lui de respectueuses et amoureuses œillades. Vous ne le regarderez jamais avec quelque sentiment de piété que Jésus-Christ ne vous regarde du ciel avec quelque nouvelle grâce. Étant seul avec l’Immense, prenez souvent ce signe de salut et de victoire entre vos mains ; et vous mettant à genoux, vous prosternant, regarde-le fixement ; baisez ses plaies ; donnez-vous en la bénédiction, et jouez-vous innocemment avec ce précieux gage d’amour. Si vous en usez ainsi, vous sentirez bientôt ce que peut ce grand instrument de grâce, et la force qu’il a pour amollir les cœurs et tirer des yeux des sources de larmes [508] soit de douleur ou de joie. O. pauvres égarés de nos jours ; c’est tout ensemble et le plus déplorable aveuglement et la plus terrible punition de votre infidélité que d’être privé et du portrait et de l’original du roi de gloire, vous obstinant à ne vouloir ni croire la vérité de l’eucharistie ni vénérer le crucifix. [Note extrait des conférences auprès des protestants], Mais si vouliez faire ce pieux usage du portrait, il vous conduirait bientôt jusqu’à l’original. O. lâches chrétiens, vous abandonnez le crucifié et vous méprisez le crucifix ! Mais si vous vouliez vous servir du crucifix, il vous unirait bientôt par un ardent amour au crucifié. Dans nos tentations, dans nos obscurités, dans notre tristesse, dans nos doutes, dans nos délaissements, recourons incessamment à ce même exercice ; et nous y trouverons sans faute le remède et la prompte assistance dans tous nos besoins.
Dans l’intérieur il faut nous imprimer tellement dans l’esprit l’image de Jésus crucifié, que cette image en chasse toute autre image ou mauvaise, ou inutile, dont les égarements de notre vie passée nous avaient remplis. L’image de Jésus crucifié est le balai du palais intérieur, le fouet des distractions, le fléau des démons, l’antidote des tentations, la mort de la nature, l’organe de la grâce, le signal du recueillement, la source de l’oraison, la manne de l’esprit, le caractère du nom nouveau, la force de l’attention, le but de l’intention, la porte de la contemplation. [Oratoire !]. Il n’y a pas de meilleur moyen de rappeler nos sens et notre esprit de leur dissipation que de les mener tous sur le Calvaire, et là les enchaîner au pied de la croix, et les fixer à la vue de Jésus souffrant, persévérant infatigablement dans cet exercice, jusqu’à ce qu’étant vide de tout autre chose, nous soyons plein de Jésus crucifié, et que notre âme avec ses puissances soit toute concentrée et comme toute confite dans sa Passion.
Que si après vous êtes ainsi exercé quelque temps, cette divine image même est enlevée de votre cœur, ne vous en effrayez pas, c’est Jésus lui-même qui le fait par une grande miséricorde, pour vous unir d’autant plus intimement à lui plus il se cache de vous. Il veut par là vous apprendre une autre plus excellente prière, qui se fait sans image, et qui est la vraie adoration en esprit et en vérité213, vous introduisant dans la foi nue et dans le pur amour ; afin, comme le dit si bien Albert le Grand, de vous faire passer de lui-même en lui-même, de Jésus homme en Jésus Dieu, et par les plaies de son humanité dans les profondeurs de sa Divinité214.
Ce passage est indispensable pour arriver à la perfection que Jésus nous a mérité, et dont il est la voie, la vérité et la vie215. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde que Jésus notre voie dans les premiers pas de l’intérieur. Si vous y marchez avec courage et avec fidélité, vous pourrez passer à Jésus notre vérité dans le second état ; et enfin à Jésus notre vie dans le troisième ; qui sont des états cachés avec Jésus-Christ en Dieu216, dont il faut faire plus d’expérience que d’expression.
Ne tardez plus. Ne vous lassez point de travailler à votre perfection, en la manière que [510] vous venez d’apprendre puis qu’après y avoir employé longues années, vous commencerez seulement217 à connaître le bonheur ineffable que vous cherchiez ; et croyant devoir en jouir, vous vous en trouverez infiniment éloigné. Mais ne perdez point courage. Dieu est fidèle218 en ses promesses ; et il se laisse enfin heureusement trouver et posséder à ceux qui le cherchent avec une humble persévérance. Je vous laisse dans son cœur, j’ai confiance qu’il vous a déjà reçu : et je vous recommande à la parole de sa grâce, conjurant par le prix de son sang, d’allumer de plus en plus en vous le feu de son divin Amour, dont il vous a déjà fait sentir de vives étincelles, jusqu’à ce que, selon la théologie du grand mystique saint Paul, Jésus soit premièrement formé en vous219, et qu’ensuite vous soyez transformé en Jésus par l’esprit du Seigneur220, en sorte que Jésus vivant en vous221, bien plus que vous-même, il vous unisse si intimement à son Père, que vous ne soyez plus qu’un même esprit avec lui222.
Demandez à Dieu par beaucoup de prières un directeur choisi entre mille ; ou bien, contentez-vous de celui que la providence vous donne, lui découvrant, ainsi qu’un enfant au Père de votre âme, tout le bien, et tout le mal que vous pouvez remarquer en vous. Ne mettez cependant ni votre attache ni votre appui, ni votre confiance en l’homme ; mais en Jésus-Christ seul, votre bon Pasteur, qui connaît ses brebis, et qui leur fait entendre sa voix, et leur donne la vie éternelle : écoutez-le dans l’homme, et honorez l’homme en lui.
La cause pour laquelle il est si peu de personnes qui vivent spirituellement, est, qu’ils ne veulent point de direction ni de dépendance. Ils se conduisent en insensés, se fiant à eux-mêmes ; et la propre suffisance les aveugle.
Ces cinq exercices nous doivent être chers et familiers, comme les cinq doigts de la main.
Premièrement. La présence de Dieu.
Deuxièmement. L’oraison.
Troisièmement. Les aspirations.
Quatrièmement. La mortification.
Cinquièmement. La lecture spirituelle.
Nous devrions nous souvenir de Dieu aussi souvent que nous respirons. Tâchez du moins de le faire aussi souvent que vous le pouvez. Établissez une conversation intérieure avec Dieu, et faites-en votre principale occupation.
Ne manquez non plus à votre oraison qu’à vos repas. Ne pouvant la faire à l’heure réglée, tâchez de la reprendre à une autre. Ne laissez pas mourir de faim votre âme, manque de lui donner chaque jour sa nourriture. Heureux ceux qui peuvent y donner plusieurs heures chaque jour ; et plus heureux les cœurs qui ne peuvent s’en rassasier !
Sans la mortification vous ne sauriez participer aux caresses de Dieu, ni éprouver les délices [512] intérieurs des saints, ni continuer à faire oraison. Nous ne vivrons jamais à Dieu qu’autant que nous serons morts à nous-mêmes ; et nous ne pouvons mourir à nous-mêmes que par une continuelle mortification.
Ayez toujours quelque aspiration prête, pour saluer Dieu et l’adorer à chaque fois que vous le découvrirez dans votre fond. Qui est l’ami qui demeure muet à la rencontre de son ami ? Ou qui est l’enfant à qui la parole manque étant auprès de son père ? Quiconque ne sait pas consacrer à toute heure quelque affection à son Dieu, ne sait pas encore l’aimer.
Ne passez aucun jour sans faire quelque lecture spirituelle et ne prenez jamais votre repos sans l’avoir faite. Vous connaîtrez à l’heure de la mort ce que cela vous aura valu. Portez même un bon livre avec vous ; et de temps en temps, cherchez-y les volontés et les vérités de Dieu. Autant de fois que vous l’ouvrirez, vous serez embaumé de l’odeur de sa grâce.
Désirez uniquement d’être à Dieu sans réserve ; de l’aimer plus que vous-même ; et de suivre sa volonté en toutes choses.
Ne faites jamais en la présence de Dieu ce que vous n’oseriez faire devant un homme.
Donnez-vous, et redonnez-vous sans cesse, et abandonnez-vous infiniment à Dieu ; afin qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira.
Consultez Dieu intérieurement avant vos réponses ; résolutions, et entreprises de quelque conséquence, lui faisant une courte prière pour apprendre ses volontés223 .
Vivez intérieurement avec Dieu, comme s’il n’y avait que lui et vous dans le monde.
Rentrez à tout coup dans votre retraite intérieure par le recueillement, et aussi dans l’extérieure par la solitude, afin d’y converser avec Dieu.
Étant seul avec Dieu, on devient comme Dieu, conversant humainement avec les hommes, on devient presque démon.
Heureux celui qui par le renoncement de soi-même a trouvé la profonde paix du cœur ! Dieu demeurera toujours en lui, et lui en Dieu.
Heureux celui à qui tout lieu, tout temps, tout moyen, tout emploi, tout état, sont devenus indifférents ! Par ce que Dieu seul lui suffit pour toutes choses, et la génération du Verbe se fait en lui.
Heureux celui qui a le goût de l’ordre divin ! Il lui suffit pour toute règle.
Heureux celui qui ne veut que ce que Dieu veut ! Sa volonté s’accomplira toujours.
Heureux celui qui ne veut que Dieu, et qui n’a d’attache à aucune autre chose ! Il est le maître de tout ce qui appartient à Dieu.
Heureux l’homme intérieur qui vit toujours avec Dieu, et l’humble abandonné qui lui est parfaitement soumis ! C’est à lui que s’adresse ces charmantes paroles : Mon fils vous êtes [514] toujours avec moi, et je n’ai rien qui ne soit à vous224.
Heureux celui qui est vivement persuadé qu’il n’est rien, et que Dieu est tout ! Il cesse de n’être rien pour devenir tout.
Aimez cordialement votre prochain, le considérant comme l’ouvrage, comme les délices, et comme l’image de Dieu.
Louez peu les autres, mais blâmez-les encore moins.
Ne dites jamais du mal d’autrui, ni du bien de vous-même, sinon pour quelque nécessité ou évidente utilité.
Ne contredisez à personne ; et ne contestez point sur des choses indifférentes. Cédez à tout le monde et vous remporterez toujours la victoire.
Ne portez point de jugement sur ce dont vous n’êtes point certain : délaissez toutes choses au jugement de Dieu.
Vivez détaché de tous par une sainte liberté, pour rendre à Dieu la souveraine préférence que vous lui devez. Vivez uni à tous par la charité, pour témoigner à Dieu le parfait amour que vous lui portez.
Réconciliez-vous incessamment : demandez pardon, non seulement à ceux que vous aurez offensés ; mais aussi, par un excès de charité, à ceux qui vous auront offensé.
Regardez le vain point d’honneur comme de la fumée ; l’estime des hommes, comme un jeu d’enfant ; les dignités, comme d’horribles croix ; les plaisirs de la vie et les richesses du siècle, comme des songes.
Rendez-vous tout à tous, vous conformant à la portée et à l’état de ceux avec qui vous traitez, en tout ce qui n’est point péché. C’est beaucoup gagner sur eux que de leur point donner d’occasion d’offenser Dieu par une humeur incommode, ou de ne pas les affliger manque de complaisance.
Ne vous ingérez point dans les affaires d’autrui, n’étant pas chargé de leur conduite. N’observez pas même les défauts dont vous n’êtes pas responsables. Si vous les voyez par occasion, ne vous y arrêtez pas, mais appliquez-vous à vous corriger des vôtres.
Ne soyez pas curieux des nouvelles du siècle : la passion pour les gazettes et avis, est la mort de l’oraison : les railleries et les bouffonneries sont la ruine de la dévotion ; les murmures sont la peste des communautés ; la médisance est la gueule de l’enfer ; et les discours précipités de la table sont la source de mille maux.
Soyez ravis d’avoir occasion de servir les pauvres et les malades ; et d’assister tous vos prochains dans leurs besoins corporels ou spirituels. Mais hors de là, renoncez constamment aux visites non nécessaires, où sous prétexte de civilité les âmes reçoivent bien des blessures.
Ne croyez pas avoir fait grand progrès dans la vertu tant que vous ne pourrez pas supporter une correction sans excuse, une confusion sans trouble, une mortification sans plainte, une calomnie sans ressentiment, un commandement sans réplique. [516]
Une seule chose est à désirer, savoir d’aimer Dieu de tout notre cœur ; et pour cela, nous haïr nous-mêmes de tout notre cœur ; car selon la doctrine de Jésus-Christ l’amour de Dieu ne s’établit que sur la haine de nous-mêmes.
Une seule chose est à faire, savoir la volonté de Dieu.
Une seule chose est à craindre et à éviter, savoir l’offense de Dieu. Rien de souillé n’entrera dans le ciel ; et ceux-là seulement verront Dieu qui auront le cœur pur225 ; et c’est à tous ceux qui veulent être sauvés, qu’il est dit soyez parfaits226.
Il faut donc nécessairement acquérir la perfection avant que d’entrer dans la gloire du ciel, ou en cette vie, par le feu purifiant de l’amour ; en l’autre, par les flammes dévorant du purgatoire. Hélas qu’il y aura à souffrir pour ceux qui remettent ce grand ouvrage jusqu’à l’autre vie ! Mais le pis est que là, quoique l’on se purifie, on ne croît plus en amour ; car la charité divine ne croît qu’en cette vie227.
Cherchez la perfection de votre état, et par les voies communes, sans prétendre aux dons extraordinaires et miraculeux des grands saints. Dans quelque état que vous soyez par l’ordre de Dieu, rien ne vous empêche de devenir parfait ; puisque le seul amour fait la perfection : et rien ne vous empêche d’aimer Dieu parfaitement.
Aimez à vivre caché, et à faire votre ouvrage à petit bruit. Édifiez votre prochain par vos bons exemples ; mais ne désirez d’être vu que de Dieu.
Demandez à Dieu par beaucoup de prières et de travaux la vraie et pure humilité de cœur, qui est le gage certain de toute sainteté. O vertu si visible, tu n’es autre chose que l’amour, et la justice, et la vérité ! Mais, O vertu si inconnue, que tu te caches de celui qui te cherche ; et que celui qui te possède ne te peut jamais apercevoir ! Le cerf blessé ne soupire pas avec plus d’ardeur après les eaux, qu’un cœur touché de l’amour de Dieu soupire après toi, ô vertu de Jésus-Christ, ô vertu la plus éclatante qui ait paru en Jésus-Christ, et vertu la plus impénétrable qui soit en ses amis !
Pour l’acquérir et la conserver, tenez-vous du moins caché aux yeux des hommes, tâchant de vous éteindre et de vous anéantir devant eux de tout votre possible, et ne vous produisez en rien vous-même, ni aucun de vos talents, que par un ordre de Dieu bien reconnu. Peut-être que Dieu daignera vous l’envoyer du trône de sa miséricorde ; et si vous aimez les abjections qui vous arrivent par providence, ou par vos fautes, il vous fera passer de l’humiliation à l’humilité. Cette humilité n’est autre chose qu’une charité très ardente, qui fait fondre l’âme, jusqu’à ce qu’elle ne se trouve plus devant Dieu.
L’humble parle peu et se tient retiré autant qu’il le peut ; il choisit toujours pour lui le plus bas, [518] le dernier et le pire. Il connaît son néant, et il l’aime pour la gloire qui revient à Dieu : les fautes mêmes considérables ne l’étonne et ne le trouble plus ; il estime l’mépris ; il chérit les injures ; il s’accuse lui-même, se donne tort, se réjouit des outrages, et rends grâce à Dieu pour les calomnies ; il ne sait ni contredire, ni contester, ni se plaindre, ni murmurer, ni juger personne, ni se fier à son jugement, ni se croire offensé, et beaucoup moins méprisé, ni se mettre en colère. Que l’humble et le superbe se considèrent dans ce miroir : l’humble ne s’y verra jamais ; le superbe si reconnaîtra d’abord.
O Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe ! Car vous résistez aux superbes, et vous donnez votre grâce aux humbles. Ceux qui sont petits par une basse opinion d’eux-mêmes, obtiendront facilement miséricorde ; mais les puissants en eux-mêmes, les fiers orgueilleux, seront tourmentés cruellement228. O mon Dieu que je ne vous dérobe rien ; et cela me suffit !
Fuyez comme du poison toute singularité dans l’extérieur, vous comportant comme les autres en tout ce qui n’est pas contre le devoir ; mais dans votre cœur, soyez tout singulier en l’amour de Jésus.
Entrer dans une si grande défiance de vous-même que vous en désespériez entièrement, étant convaincu devant Dieu par la vérité, que vous n’êtes bon à autre chose qu’à l’offenser et vous damner ; mais en même temps relevez votre courage par une vive confiance en Dieu, espérant constamment qu’il fera en vous229, et vous fera faire avec lui par sa grâce, ce que vous ne sauriez faire par tous vos efforts. Celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à Dieu.
Soyez intérieurs ; car le royaume de Dieu est au-dedans de nous ; et toute la gloire de la fille du roi vient du dedans d’elle230.
Mais qu’est-ce que cette vie intérieure ? C’est ce que Dieu vous fera éprouver si vous vous donnez à lui ; c’est le recueillement des sens et des puissances de l’âme autour de leur centre ; l’attention à Dieu présent ; une conversation familière avec lui ; une exacte fidélité à toutes les pratiques les plus intérieures ; c’est en un mot, vivre avec Dieu en Dieu même : rien ne nous étant plus intérieur que lui, c’est le laisser régner sur nous et régner avec lui sur toutes choses.
Cette vie céleste, cette vie d’ange, se commence par le recueillement, se continue par l’attention amoureuse à Dieu, s’avance par les aspirations saintes, et se soutient par la nourriture divine de l’oraison. Mais elle aime la liberté et le délaissement entiers à l’Esprit de la grâce. Donnez, ô Jésus, qui nous avez mérité cette vie par votre mort, donnez-en la connaissance à tant de cœurs qui l’ignorent. Délivrez votre oraison des chaînes et des prisons où la volonté de l’homme la tient captive : et mettez en évidence le beau jour de l’intérieur que la raison humaine couvre de si épaisses ténèbres !
Traitez votre corps selon la nécessité, lui donnant ses besoins ou avec charité comme à un pauvre, ou avec religion comme à un membre [520] de Jésus-Christ. Si vous vous occupez plus de Dieu que du ventre et de la viande, il vous mettra bientôt dans la juste modération que vous devez garder à leur égard.
Jetez-vous enfin par un abandonnement entier entre les bras de Dieu, afin que par un continuel renoncement de vous-même vous sortiez de votre être propre et sali par les péchés, pour entrer en Dieu, qui est votre origine ; pour passer de votre malice dans sa bonté, de votre égarement dans sa voie, de votre erreur dans sa vie, de votre multiplicité dans son unité, de votre néant dans son tout, et de votre misère dans sa gloire.
Si vous voulez aller sûrement à Dieu, défiez-vous beaucoup, ou du moins faites peu de cas du sensible, de l’extraordinaire, du gratuit et des lumières impétueuses ; et contentez-vous de la foi et de l’abandon. La foi nous garantit de toute illusion, nous unissant à la seule vérité de Dieu ; et l’abandon nous préserve de toute chute, nous attachant à la volonté de Dieu. Dans la foi il n’y a pas pas d’erreur, dans l’abandon il n’y a pas de malice : car l’erreur n’entre pas dans la vérité de Dieu, ni la malice dans sa volonté ; ce n’est qu’en nous tirant de l’une ou de l’autre que nous tombons dans l’illusion ou dans le péché.
Et quand vous aurez observé fidèlement toutes ces choses, reconnaissez que vous n’êtes dans la vérité qu’un serviteur inutile231, et que vous n’avez fait que les premiers pas de la vie spirituelle.
Soyez cependant fidèles à pratiquer ce peu que je vous ai marqué, et Dieu vous apprendra le reste, ainsi qu’il l’a appris à une infinité de saints qui ont été fidèles à marcher dans ces premiers sentiers du Paradis intérieur. Cela se peut voir en partie dans les sacrés ouvrages qu’ils nous ont laissés sur les états mystiques et les degrés les plus éminents de l’Union divine.
Après que vous aurez appris à parler à Dieu par l’ardente oraison des affections, qui vous est conseillée dans cette lettre ; l’Esprit saint de Dieu vous apprendra aussi à vous taire pour l’écouter par l’humble et paisible oraison de silence et de foi ; et alors vous éprouverez avec ravissement ce qu’a dit avec vérité un serviteur de Dieu très caché, mais très saint : lorsque mon souverain maître, Jésus-Christ, daigne m’honorer d’une de ses visites, il m’apprend plus de choses en une heure de temps, que tous les docteurs du monde ensemble ne sauraient m’en apprendre, quand même ils s’y emploieraient jusqu’au jour du jugement232.
Faites-moi la charité de le prier pour moi, qui mérite un jugement rigoureux pour n’avoir point pratiqué ce que je vous écris, et que ma profession m’engage de dire à bien des gens. La vérité de Dieu est charmante par elle-même ; mais elle est d’un poids accablant pour ceux qui lui sont infidèles.
Venez, ô Jésus, Réparateur du monde, réformez vous-même en nous toutes choses ! L’Esprit et l’Épouse disent : Venez. Que celui qui l’entend dise aussi : Venez ! 233.
« Les MAXIMES suivantes nous étant tombées entre les mains, et ayant été assurés qu’on ne devait aucunement douter qu’elles ne fussent du même Auteur… On avertit en même temps, qu’on a rimprimé [sic] en latin sous le titre de Sacra Orationis Theologia, chez Westein à Amsterdam 1711 l’ANALYSIS ORATIONIS MENTALIS DU même P. La Combe. » [Pierre Poiret].
Ne rien dérober à Dieu, ne rien refuser à Dieu, ne rien demander à Dieu, c’est une grande perfection234.
2. Dans le commencement de la vie spirituelle, la plus grande patience est de supporter le prochain ; mais dans le progrès la plus grande patience est de se supporter soi-même ; et enfin la plus grande patience est de supporter Dieu.
3. Celui qui ne se voit plus qu’avec horreur, commence d’être les délices de Dieu.
4. Plus on découvre ce que c’est qu’humilité, moins on la découvre en soi-même.
5. Quand nous souffrons avec égalité la sécheresse et la désolation, nous donnons des preuves de notre amour à Dieu ; mais quand il nous visite par ces douceurs sensibles, il nous témoigne l’amour qu’il a pour nous. [524]
6. Celui qui porte avec égalité la privation des dons de Dieu et de l’estime des hommes sait jouir de son bien souverain au-delà de tout temps, et au-dessus de tout moyen.
7. Qu’on ne demande pas de plus fortes marques d’un amour de Dieu très parfait, que d’être insensibles à sa propre réputation.
8. Voulez-vous tendre de toutes vos forces à l’union divine ? Tendez de toutes vos forces à votre propre destruction.
9. Soyez autant ennemi de vous-même, que vous désirez être ami de Dieu.
10. Comment donc nous est-il ordonné dans la loi de nous aimer nous-mêmes ? En Dieu, et par le même amour que nous portons à Dieu ; car comme c’est proprement en lui qu’est notre vraie nous-mêmes, c’est aussi en lui que doit être tout notre amour.
11. C’est un rare don que de découvrir un je-ne-sais-quoi qui est au-dessus de la grâce et de la nature. Note : considérée comme écoulement de Dieu, et différente de Dieu. Une chose qui n’est pas Dieu, mais qui ne souffre aucun milieu entre Dieu et soi. C’est une émanation pure et sans mélange d’un être créé qui tient immédiatement à l’être Incréé de qui il procède. C’est une union d’essence à essence dans laquelle la rien de tout ce qui n’est ni l’un ni l’autre de ces essences ne peut être pour y faire un entre-deux.
12. Le rayon de la créature vit du Soleil de la Divinité ; mais il ne peut en être séparé ; et si sa dépendance de son divin principe lui est essentielle, son union ne l’est pas moins. O merveille ! La créature qui ne peut être que par la [525] puissance de Dieu, ne peut exister sans Dieu ; et la racine de son être emprunté tient si étroitement au fond de tout être, que rien ne peut s’y mêler ni causer la moindre division. Cette union est commune à toutes les créatures ; mais elle n’est aperçue que de ceux dont les puissances étant épurées, peuvent découvrir la noblesse de leur centre ; et dont le fond affranchi des impuretés qui le couvraient, commence à retourner dans son origine.
13. La foi et la croix sont inséparables. La croix est le reliquaire de la foi, et la foi est la lumière de la croix.
14. Ce n’est que par la mort à soi-même que l’âme peut entrer dans la vérité divine, et comprendre en partie ce que c’est que la lumière qui luit dans les ténèbres.
15. Plus les ténèbres de la propre science augmentent, plus la vérité divine se manifeste au milieu d’elles.
16. Ce ne peut être que l’opération divine qui cause le vide des créatures et de nous-mêmes ; car ce qui est naturel, tend toujours à nous remplir des créatures, et à nous occuper de nous-mêmes. Ce vide sans distinction est donc un très bon signe, quoiqu’au milieu des plus profondes, et j’ose dire des plus incommodes tentations.
17. Dieu se fait promettre durant la paix ce qu’il se fait payer dans la guerre : il fait faire les abandons avec joie, mais il les exige avec bien des amertumes. Vous faites bien, ô Amour ! D’user de vos droits : quoique l’on souffre on ne se reprend pas ; ou si on souffre pour s’être repris, le remède à ce mal est de se redonner à [526] vous avec encore plus de générosité. O mal étrange, que celui qui ne se guérit que par un plus grand mal ! Faites-moi faire, Seigneur, tout ce qu’il vous plaira pourvu que je ne fasse que votre volonté.
18. Théologie de l’amour, que vous êtes cachée ! O. Amour, vous salissez jusqu’à l’excès ce que vous voulez mener à la plus haute pureté. Vous profanez jusqu’à votre sanctuaire ; et il n’y a pierre que vous ne renversiez et que vous ne jetiez dans la boue. Mais quelle en sera la fin ? Vous le savez : il est digne d’un si grand ouvrier que son ouvrage soit secret, et qu’il l’achève lorsqu’il semble le détruire.
19. Seigneur, qui sondez le fond des cœurs, vous voyez si j’attends quelque chose de moi, ou si je voudrais vous refuser quelque chose.
20. Qu’il est rare qu’une âme sorte de tous ses intérêts, pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu !
[Maximes 21 à 40]
21. La créature veut bien cesser d’être créature pourvu qu’elle devienne Dieu ; mais où en trouvera-t-on une qui veuille bien laisser reprendre à Dieu tout ce qu’elle avait reçu de lui, sans qu’il ne lui donne plus rien ; je dis tout, et tout sans réserve, jusqu’à la propre justice, qui est plus chère à l’homme que son être ; jusqu’au repos en soi-même, par lequel il jouit de soi, et des dons de Dieu en soi, et dans lesquels il établit sa félicité sans s’en apercevoir ? Où trouvera-t-on un abandon qui aille aussi loin que peut aller la volonté de Dieu, non seulement par goût, par lumière et par sentiments, mais réellement et par état ? O, c’est un fruit du paradis, qui ne se trouve guère sur la terre ! [527]
22. Dieu est infiniment plus honoré par les sacrifices de mort, que par les sacrifices de vie : par ceux-ci on le traite en grand monarque ; mais par ceux-là on le traite véritablement en Dieu, perdant tout pour sa gloire. C’est pourquoi Jésus-Christ a fait beaucoup plus de sacrifices de mort que de sacrifices de vie ; et je crois que nul ne gagnera le tout qu’il n’est tout perdu ; comme aussi que le dernier pas pour être dans la vie, c’est la perte de toute vie : ce dernier trait du Purgatoire est inévitable, soit en cette vie, soit en l’autre.
23. Il ne faut pas que la raison prétende comprendre les pertes les plus extrêmes ; parce qu’elles sont ordonnées pour nous faire perdre la raison.
24. Dieu a des moyens qui sont plus forts et plus éclatant pour sa gloire, et plus édifiant pour les âmes ; mais qui ne sont pas les plus sanctifiant ; car les dons de force et d’éclat satisfont beaucoup la nature, lors même qu’elle semble succomber sous le poids, et ainsi la font vivre en elle-même ; mais les renversements et les morts continuelles, et l’inutilité à tout bien, crucifient proprement ce qu’il y a de plus vivant en l’âme et ce qui empêche le règne de Dieu sur elle.
25. Dans nos solennités, les uns s’efforcent de faire quelque chose pour vous, ô, mon Dieu ! Et les autres attendent que vous fassiez quelque chose pour eux ; mais ni l’un ni l’autre ne nous est plus permis. L’amour empêche l’un, et ne peut souffrir l’autre.
26. Il est plus difficile de mourir aux vertus qu’au vice ; cependant l’un n’est pas moins nécessaire que l’autre pour arriver à la parfaite union [528]. Les attaches sont d’autant plus fortes, qu’elles sont plus spirituelles.
27. Ce qui a été un moyen de perfection pour un temps, en est un empêchement pour un autre : ce qui vous était autrefois à marcher vers Dieu, vous empêcherez maintenant d’y arriver : plus on a besoin de quantité de choses, plus haut n’est éloigné de Dieu ; et plus on s’approche de Dieu, plus on est en état de se passer de tout ce qui n’est pas Dieu : mais y étant arrivé, on se sert indifféremment de toutes choses, et l’on n’a plus besoin que de lui.
28. Qui nous dira jusqu’où le divin abandon pousse une pauvre âme qui en est possédée, ou plutôt à qui pourra-t-on dire l’extrémité des sacrifices qu’il exige de ses simples victimes ? Il l’élève par degrés, puis il l’enfonce dans l’abîme ; et lui découvrant tous les jours de nouveaux traits, il ne cesse point qu’il ne l’ait immolée à tout ce que Dieu peut vouloir, ne donnant point d’autres bornes à sa résignation que celles que Dieu a donnée à ses décrets. Il passe plus outre, il va jusqu’à tout ce que la puissance de Dieu peut faire, et sa volonté souveraine ordonner. C’est alors que tout intérêt de la créature cesse, que tout est rendu à l’auteur de toute chose, et que Dieu règne souverainement sur son néant.
29. Dieu nous départ des dons, des grâces et des talents naturels, non pour nous en servir, mais afin que nous les lui rendions ; il a plaisir à nous en revêtir, et puis à nous en dépouiller, ou à nous tenir hors d’état d’en faire usage : mais le grand usage est de lui en faire un continuel sacrifice ; et c’est ce qui le glorifie le plus. [529]
30. La foi nue est celle qui tient l’ignorance, dans l’incertitude, et dans l’oubli de toutes choses à l’égard de nous-mêmes ; qui dit tout n’accepte rien, des grâces, ni nature ; ni vertu, ni vice ; les ténèbres nous couvrant tout à fait à nous-mêmes : mais elles nous découvrent d’autant plus la Divinité, et la grandeur de ses œuvres ; et cette profonde obscurité donne un admirable discernement des esprits ; elle déniche de plus l’estime et l’amour de nous-mêmes de leurs plus obstinés retranchements. Là-dessous cependant règne le pur amour : car comment une âme qui ne peut pas seulement se regarder, agirait-elle pour son propre intérêt ? Ou comment pourrait-elle avoir de la complaisance à voir ce qu’elle ne voit pas ? Ou elle ne voit rien, ou elle ne voit que Dieu, qui est en toutes choses : plus elle est aveuglée pour elle-même, plus elle est éclairée pour lui.
31. Il en est peu entre les hommes qui se conduisent par la raison, la plupart ne suivant que leurs sens et leurs passions : il en est beaucoup moins qui agisse par la foi lumineuse, ou par la raison illuminée par la foi : mais se trouvera-t-il quelqu’un qui n’ait plus pour guide que la foi aveugle, laquelle quoi qu’elle le mène droit à Dieu par le court sentier d’abandon, semble néanmoins le précipiter dans des abîmes, sans espérance d’en pouvoir jamais sortir. Il y en a pourtant de ses âmes, assez généreuses pour se laisser aveugler, et mener où elles ne savent pas. Plusieurs y sont appelés, mais peu y veulent entrer, et ceux qui ont le plus donné d’empire sur eux aux sens, aux passions, à la raison, et aux lumières comprises de la foi, sont ceux qui ont le plus [530] de peine à se laisser jeter dans le gouffre de la plus pauvre et plus nue foi ; au lieu que les âmes simples y entrent facilement. Il en est comme de ceux qui savent bien nager ou qui attrapent quelques planches du débris d’un vaisseau ; ils disputent longtemps, et combattent avec beaucoup peine avant que de se noyer : mais ceux qui ne savent point nager, et qui n’ont rien à quoi ils puissent s’arrêter, sont à l’instant submergé ; et coulant sans résistance sous les eaux, ils sont d’autant plus tôt délivrés de ce supplice qu’ils ont plutôt expiré.
32. Ce n’est que présomption que la spiritualité de la plupart des spirituels. Lorsque la vérité divine se découvre par le centre, elle fait découvrir bien des larcins dans leur conduite, et elle apprend que pour s’en garantir il faut s’abandonner à Dieu sans réserve, et se laisser conduire ; car tant que nous voulons faire nous-mêmes notre perfection ou celle des autres, nous ne faisons que de l‘imperfection.
33. Une âme qui doit être réduite à n’avoir d’autre appui que Dieu seul, est destinée à d’étranges maux. Combien d’agonies et combien de morts faut-il qu’elle essuie avant que d’avoir perdu toute propre vie ? Elle n’aura point de purgatoire en l’autre monde, mais elle aura un terrible enfer en celui-ci ; et un enfer non seulement de peine, (ce serait peu de choses,), mais aussi de tentations auxquelles elle ne discerne point sa résistance, ce qui est la croix des croix, et de toutes les souffrances la plus insupportable, et de toutes les morts la plus désespérée.
34. Toute consolation qui ne vient pas de Dieu, n’est que désolation : depuis qu’une âme à [531] appris à ne prendre de consolation qu’en Dieu seul il n’y a plus pour elle de désolation.
35. Par les alternatives intérieures d’union et de délaissement, tantôt Dieu nous fait sentir ce qu’il est, et tantôt il fait sentir ce que nous sommes. Quand il fait sentir ce que nous sommes, c’est pour nous faire haïr et mourir à nous-mêmes ; et quand il fait sentir ce qu’il est, c’est pour se faire aimer, et nous élever à son union.
36. En vain l’homme s’efforce d’apprendre à l’homme ce que le Saint-Esprit seul peut lui enseigner.
37. Prendre et recevoir toutes choses non en nous-mêmes, mais en Dieu, c’est le vrai et très propre moyen de mourir à nous-mêmes et de ne vivre qu’en Dieu. Ceux qui connaissent cette pratique commencent à vivre purement. Hors de là, la nature se mêle toujours avec la grâce, et l’on se repose soi-même au lieu de ne nous permettre jamais aucun repos que dans le Bien Souverain, qui doit être le centre de tous les mouvements de notre cœur, puisqu’il est le dernier terme de toutes les démarches de l’amour.
38. Pourquoi nous plaignons-nous à enlever les divines vertus, sinon parce que nous les dérobions ? Ou pourquoi en déplorons-nous la perte, sinon parce que nous croyions les posséder ? Ou pourquoi la privation nous en est-elle si sensible, sinon à cause de la propriété avec laquelle nous y étions attachés ?
39. Quand vous ne trouvez plus aucun bien en vous ; réjouissez-vous de ce que tout est rendu à Dieu.
40. O. monstre digne de l’horreur de Dieu et [532] de toutes les créatures ! Après avoir été humilié en tant de manières, je ne saurais devenir humble, et je suis tellement pétri d’orgueil, que lors même que je m’efforce de m’humilier, je me mets à faire des éloges.
41. Il y a des Saints qui sont sanctifiés par la pratique aisée et forte de toutes les vertus ; et il y a des Saints qui sont élevés à une sainteté par une privation des vertus supportée avec une parfaite résignation.
42. Si on ne va pas jusqu’à ne pouvoir plus être arrêté en aucune chose que par la seule puissance de Dieu, on n’est pas entièrement affranchi de la présomption : et si s’abandonne jusqu’à n’avoir point d’autres bornes que celles que la volonté de Dieu s’est données à soi-même, on n’est pas tout à fait dégagé de la propriété : et la présomption et la propriété ne sont qu’impuretés.
43. Je n’ai jamais trouvé personne qui fit si bien oraison, que ceux qui la font sans jamais avoir appris à la faire. Les âmes qui n’y ont pas l’homme pour maître y ont le Saint-Esprit pour conducteur.
44. Jamais l’oraison ne manquera à qui aura le cœur pur ; et qui continuera à faire oraison, connaîtra ce que c’est que la pureté de cœur.
45. Dieu est si grand, et si indépendant, que la pureté même lui est un moyen de se glorifier.
46. Pendant que l’abandon nous réussit, nous épargne, plusieurs personnes vous le conseillent : dès qu’il nous jette en quelque confusion, les plus spirituels crient contre.
47. On peut facilement comprendre la voie des âmes qui vont de vertus en vertus ; mais qui [533] comprendra les routes de celles qui tombent de précipice en précipice et d’abîme en abîme ? Ou qui pourra aider et soutenir ces amis de Dieu si cachés, à qui il est peu à peu ôté tout soutien et toute aide, et qui sont réduits autant dans l’impuissance de se reconnaître et se soutenir eux-mêmes, que dans l’ignorance de tout ce qui les conserve ?
48. Qui a pu comprendre jusqu’où vont les souverains hommages qui sont dus à la volonté divine ?
49.Les gens abandonnés sont conduits de précipice en précipice, et d’abîme en abîme, comme s’ils étaient perdus.
50. La simplicité de la colombe est, de ne pas juger ; la prudence du serpent est, de se défier.
51. La porte par laquelle une âme sort de sa paix est la recherche de soi-même ; et la porte par laquelle elle y rentre est son abandon total entre les mains de Dieu.
52. Hélas ! Qu’il est dur de ne vouloir que la volonté de Dieu, et toutefois de croire n’avoir fait autre chose que ce qui est contraire à la volonté de Dieu ; de ne rien souhaiter tant que de faire cette volonté, et ne pouvoir pas même la connaître ; de la pouvoir montrer très assurément aux autres et de ne pas la trouver pour soi ! Lorsqu’on en est tout plein et tout pénétré, on ne la connaît plus. C’est un long et rigoureux martyre que celui-ci ; mais un martyre qui doit produire une paix inaltérable en cette vie, et une félicité incompréhensible en l’autre.
53. Quiconque a appris à ne chercher plus que la volonté de Dieu, trouve toujours tout ce qu’il cherche.
54. Lequel est le plus dur à une âme qui a [534] connu et aimé Dieu, de ne savoir pas si elle aime Dieu, ou d’ignorer si elle est aimée de lui ?
56. Dites-moi ce que c’est que ce qui n’est ni séparé de Dieu, ni uni à Dieu, mais qui en est inséparable ?
57. Dites-moi quel est l’état d’une âme qui n’a plus ni puissance ni volonté ; et ce qu’elle peut faire ou ce qu’elle ne peut pas faire ?
58. Qui m’expliquera jusqu’où peut aller l’abandon d’une âme qui ne se peut plus posséder en aucune chose, et qui est vivement pénétré de la souveraineté du pouvoir et de la volonté de Dieu ?
59. Qui comprendra jusqu’où sont allés les sacrifices intérieurs de Jésus-Christ, sinon celui à qui Jésus-Christ les a manifestés ?
60. Comment perdront leur propre vie ceux qui ne veulent pas perdre tous leurs biens ? Ou comment se croient dépouillés de tout, ceux qui possèdent le plus grand trésor qu’il y ait sous le ciel ? Mais ne me le faites pas nommer, devinez-le si vous avez la lumière : il y en a un qui est moindre que l’autre, qui se perd devant lui, mais que ceux qui doivent tout perdre ont le plus de peine à perdre. fin.
Préface écrite par le P. Lacombe, si l’on en croit le cinquième interrogatoire de Madame Guyon devant greffier :
Question : Si ledit père de La Combe n’a eu aucune part à la composition dudit livre,
Réponse : A dit qu’elle l’a composé, et ne sait pas si le père de La Combe lorsqu’il a fait la préface dudit livre y a fait quelques corrections, qu’elle se souvient bien qu’il lui fit changer une [f ° 160] phrase qu’elle avait renversée, qu’il est vrai aussi qu’elle répondante ayant écrit le texte en français qu’elle avait prise dans une ancienne Bible imprimée à Louvain, le père de La Combe en corrigea les textes après l’avoir vérifié sur d’autres interprétations…
Claude Morali, éditeur 235 des Torrents et du Cantique nous informe sur le sort des écrits de Madame Guyon :
En premier lieu aucun de ses écrits ne fut délibérément imprimé et édité à son initiative, si pourtant elle ne dédaigna jamais, bien au contraire, de communiquer par d’autres voies le fruit de ses inspirations. Ceux qui le furent le durent à des instigations étrangères dont elle affirme, au moins pour les premières, ensuite on n’en sait même rien, n’avoir fait que ne pas s’y opposer.
Le premier de ses livres, le plus répandu, « Moyen court et très facile pour l’oraison... » sort à Grenoble en 1685, sur l’intervention d’un conseiller au Parlement de ses amis, qui l’aurait vu par le hasard d’une visite chez elle, sur une table !
Le second, « Le Cantique des Cantiques interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs » paraît à Lyon en 1688 sans doute par l’entremise de l’entourage du Duc de Chevreuse.
Ce Cantique paraît avec une Préface probablement rapidement rédigée par le P. La Combe (elle est un peu terne), car sa composition date de leur séjour antérieur commun en Italie à Verceil (Vercelli) près de Turin où trois collaborateurs composèrent chacun leur écrit : Lacombe son Orationis en latin que l’on lira infra en traduction française, l’évêque Ripa son Cuore facilitata, Madame Guyon son Cantique.
PRÉFACE
Quiconque lira avec attention cette explication du sacré Cantique, surtout s’il a quelque discernement des voies intérieures, n’aura pas de peine d’avouer qu’elle a quelque chose de surprenant. Un éclaircissement, aussi aisé et aussi bien suivi d’un Livre des plus obscurs de la Sainte Écriture, ne peut être que le fruit d’une assistance particulière du Saint-Esprit, puisqu’au sentiment des Saints236, ce Cantique ne peut être enseigné que par l’onction divine, ni appris que par l’expérience et qu’il ne s’entend point au-dehors ni ne résonne point en public et n’est entendu que de celle qui le chante et de celui pour qui il est chanté, qui sont l’Époux et l’Épouse.
Chaque lecteur trouvera, dans cet ouvrage, des traits qui mériteront son admiration et des endroits qui, n’excédant pas sa capacité, pourront l’édifier : mais ceux-là seulement y découvriront plus de beautés, qui par l’anéantissement d’eux-mêmes, et par leur élévation en Dieu seront capables de comprendre ce chant Royal de l’Epoux céleste et de son Amante ; y voyant avec ravissement le juste rapport de ce qui se dit ici, avec les merveilles que Dieu opère dans les âmes les plus épurées. Car ce Cantique ne se lit avec intelligence que par ceux qui lisent ce qui s’y chante, bien plus dans le miroir de l’expérience intérieure, que dans le Livre même qu’ils ont devant les yeux. C’est par cet essai du Cantique éternel, que l’âme retournée dans son origine, commence à pénétrer sur la terre ce qu’elle ne découvrira pleinement que dans le Ciel, et c’est ce qui a été prédit par Isaïe237 : Que le jeune Époux demeurera avec la Vierge son Épouse : que l’Epoux trouvera sa joie dans son Épouse ; et que Dieu se réjouira en eux.
Si l’on demande qui est cet Époux ? son Ami fidèle répondra : Que celui qui a l’Épouse est l’Époux238. Et si l’on veut savoir qui est le jeune Époux qui possède l’Épouse ; il n’y a qu’à considérer, qui est celui, qui étant le Fils éternel de Dieu, s’est fait dans le temps le Fils de l’homme ; afin d’être d’une même nature avec l’Amante, qu’il devait épouser ; qui est mort pour la racheter et qui se l’est acquise au prix de son sang. Par là même on peut connaître, que l’âme pure est cette Épouse mille fois heureuse, qui en agit si familièrement avec Jésus-Christ.
Cet Époux donc et cette Épouse demeureront éternellement ensemble ; puisqu’ils sont unis si intimement par le lien d’un très pur amour, qu’ils ne sont plus qu’un cœur, qu’un esprit et qu’un être. Et comme l’Épouse n’est plus capable d’autre joie que de celle qu’elle prend en son Seigneur aussi l’Épouse trouve son plaisir dans son Époux ; et Dieu le Père prend aussi véritablement ses délices dans l’Époux et dans l’Épouse, puisqu’il est le centre de leur repos et le nœud de leur union. Que si Dieu se réjouit dans la vue de tous ses ouvrages239, admirant les beautés et les perfections qu’il leur a communiquées, combien plus se plaît-il dans ce chef-d’œuvre de sa grâce et dans la noce éternelle de son Fils unique avec son Amante très pure ?
L’Ami de l’Époux le reconnaîtra aisément à sa voix et l’entendant il sera rempli de joie240, il désirera même d’avoir part au bonheur de l’Épouse ; n’ignorant pas que le même avantage lui est offert, s’il veut suivre ses pas. Heureux celui qui, entendant ce chant mystique, sent que son cœur est de concert avec lui ! Mais quiconque n’entend pas cette voix, ignore le vrai amour ; et plein de l’amour de soi-même, et d’une attache sensuelle aux Créatures, il est incapable d’éprouver les effets ineffables de la pure Charité.
Ce Livre renferme des choses si mystérieuses qu’il ne faut pas s’étonner que l’explication en soit si relevée et qu’on n’y découvre qu’avec peine les secrets les plus profonds de l’intérieur : aussi porte-t-il avec justice le nom de Cantique des Cantiques ; c’est-à-dire du plus noble et plus excellent de tous les Cantiques ; étant le plus agréable pour sa matière, le plus relevé pour ses prophéties, le plus riche dans ses figures et dans ses mystères ; et le plus charmant par les noms si tendres d’Époux et d’Épouse, sous lesquels sont compris les amours et les communications réciproques du Verbe et de l’Âme241. C’est l’éloge des éloges de Dieu, la louange de Jésus-Christ et de l’Église ; le chant de l’amour sacré et l’épithalame du mariage éternel. C’est dans ces sacrés entretiens que Jésus-Christ instruit l’Âme, comme étant son Maître, qu’il la loue et la caresse en qualité d’Époux ; et qu’il la purifie et perfectionne, parce qu’il est son Dieu : et sa fidèle Amante répondant parfaitement à ses desseins, reçoit assez de lumières et de grâces pour en faire part à une infinité d’autres cœurs.
Or tout cela ne se peut expliquer qu’en découvrant le secret commerce, qui se passe entre Jésus et l’Âme, qu’il veut bien prendre pour son Épouse, et en même temps les opérations mystiques par lesquelles Dieu s’applique à la purifier et à demeurer soumise à son opération divine ; avec les déserts affreux et les dures épreuves, par lesquelles elle va à son anéantissement, et par là même à sa transformation en Dieu. C’est ce qui s’est fait heureusement dans cet écrit, qui nous a été donné par l’organe d’une personne de piété ; laquelle paraît avoir été choisie comme une autre Sulamite, pour nous en donner cet éclaircissement. Il y a lieu d’admirer qu’elle ait pu déclarer avec tant d’ordre et de solidité les secrètes démarches des Âmes en Dieu et les raretés les plus inouïes du Royaume intérieur, tirant un sens si bien suivi et si clair d’un texte, qui paraît être sans ordre et sans liaison. D’autant plus que la diversité des personnes qui y parlent, les fréquentes interruptions et les expressions surprenantes par leur détachement, et sous une allégorie continuelle, n’avaient rien en apparence, d’où l’on pût tirer avec tant de justesse l’explication du commencement du progrès et de la consommation de la voie intérieure.
L’on a fait une infinité d’ouvrages pour interpréter ce Livre tout divin242. Les uns sont l’effet de l’étude, les autres sont le fruit de l’Oraison, et d’autres ont été dictés par le regorgement de la plénitude que cause l’union divine. Mais l’on distinguera celui-ci comme tout nouveau dans son genre, quoique sa vérité soit éternelle en Dieu : et l’on remarquera qu’il est si singulier qu’il peut passer pour original en cette matière, d’autant plus qu’il a été fait sans préméditation, et sans autre livre que le sacré Texte.
Que l’humble et pieux lecteur admire les profusions de la bonté divine envers les Âmes qui lui sont fidèles, n’attribuant rien à la Créature que la misère qui lui est naturelle, et qu’il glorifie le Seigneur de tout ce qu’il trouvera de solide et d’édifiant dans cet ouvrage.
Salomon par un mouvement certain du Saint Esprit, dont la foi de l’Église ne nous permet pas de douter, et avant sa chute déplorable, a chanté par ce Cantique mystérieux les chastes amours, les secrètes communications, la fidélité réciproque, l’intime union, et le sacré mariage de Jésus-Christ avec son Église. Mais cela même s’étend aussi à chaque Âme pure, comme étant un illustre membre de ce Corps mystique, dont il est le chef. En un mot il y a compris l’abrégé de tout ce que le Sauveur a fait pour l’Eglise sa principale Épouse ; et aussi ce qu’il a fait pour chaque âme en particulier. Cet adorable Époux ayant fait pour chacune de ses Amantes ce qu’il a fait pour toutes en général.
Tout ce qui est compris dans ce Cantique243 est d’autant plus véritable qu’il est plus intérieur, et d’autant plus infaillible devant Dieu qu’il paraît plus incroyable aux hommes peu éclairés ; mais le plus sage des hommes, par la direction de l’Esprit saint de Dieu, a couvert la majesté de cette alliance divine de tant de figures, même très communes, et il a caché des vérités si incontestables sous tant d’énigmes qu’il est nécessaire que Dieu, qui est l’auteur de l’écorce de ces mystères, en fasse pénétrer le sens, et que celui qui a formé ce corps apprenne à y découvrir l’esprit, dont il l’a animé.
On prie ceux qui ne sont pas expérimentés dans ces voies du saint Amour de ne pas en juger par la seule lumière de la raison ; puisqu’on ne peut les apprendre par nulle étude ; mais seulement par l’Oraison la plus abandonnée au Saint-Esprit244, et par le parfait renoncement de soi-même ; qu’ils croient plutôt que les bontés de Dieu pour ses créatures sont infinies ; surtout pour celles245 qui renonçant à toutes choses pour l’amour de lui, le suivent à l’aveugle, partout où il veut les conduire. Les miséricordes qu’il leur fait vont aussi loin que l’amour qu’il leur porte : et puisqu’il a bien voulu donner sa vie pour elles, faut-il s’étonner s’il les gratifie de sa parfaite union, et conséquemment des caresses et faveurs qui en sont les fruits ? Il ne les a créées et rachetées que pour les rendre participantes de lui-même ; et c’est pour les rendre propres à son unité qu’il les fait passer par des routes impénétrables ; jusqu’à ce qu’étant parfaitement purifiées, elles puissent devenir un même Esprit avec lui. Il ne serait pas Dieu s’il n’avait des moyens infinis de se communiquer à ses créatures, inconnus à tous autres qu’à ceux qui les éprouvent. Les vérités, qui se découvrent ici, sont certainement comprises dans le livre du Cantique qui est expliqué : mais ce n’est que pour ceux qui ont les yeux de la foi la plus dénuée, pour les y voir. Ces mêmes vérités se prouvent aussi très réellement dans les âmes ; mais seulement en celles qui, étant mortes à elles-mêmes, ne vivent plus qu’en Dieu : et246 qui, étant élevées au-dessus de tous sentiments, et de toutes lumières humaines, sont heureusement arrivées à celui qui est infiniment au-dessus de toute l’intelligence et de toute la pénétration de l’homme.
Quant à ceux qui auront peine à croire ces expériences mystiques, qu’ils se gardent bien de les condamner : l’humilité et la charité chrétienne leur doivent faire craindre d’être du nombre de ceux qui, comme dit247 Saint Jude, donnent des malédictions contre les mystères divins, qu’ils ignorent. Qu’ils travaillent plutôt à en faire l’expérience, se renonçant en toutes choses, s’adonnant à l’oraison du cœur, avec une fidélité infatigable, faisant et souffrant tout pour Dieu seul, agissant en toutes choses par le chaste mouvement d’un amour désintéressé qui seul peut les conduire à lui-même, et se contentant de la foi et de l’abandon pour entrer248 dans la suréclatante et plus que claire obscurité de la nuit ténébreuse, où Dieu s’est caché pour cette vie, afin qu’ils y soient instruits par lui-même, dans le silence et dans le plus secret du fond intérieur : ils en éprouveront même plus que Dieu n’en a fait écrire ici, car il est certain que des choses si ineffables ne se peuvent exprimer telles qu’elles sont.
Les Saints Pères donnent encore un avis très important touchant la lecture de ce Cantique du saint Amour : c’est que ceux qui ne sont pas purifiés de l’amour charnel ne doivent pas présumer249 de manger cette viande solide, qui n’est que pour les parfaits : de peur que n’ayant ni les oreilles, ni le cœur assez chastes pour entendre parler de ces amours incorruptibles, ils ne se scandalisent de ce qui a été écrit pour les plus purs amateurs de l’amour même, qui est Dieu, et qu’ils ne se figurent la corruption de la chair et du sang, dans un Cantique amoureux où tout est esprit et vie. Prenez garde, dit saint Bernard, de vous imaginer que nous pensions qu’il y ait rien de corporel dans ce mélange du verbe et de l’Âme. Nous ne disons que ce que l’Apôtre a dit250 : Que celui qui adhère à Dieu ne fait qu’un même esprit avec lui. Nous exprimons, comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d’une Âme pure ; ou la bienheureuse descente que Dieu fait dans cette Âme ; parce que nous parlons à des personnes spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est esprit.
Les Juifs même y apportaient déjà cette précaution : car, au rapport d’Origène et de saint Jérôme, ils ne permettaient la lecture de ce Livre sacré, qu’ils ont toujours reconnu pour l’ouvrage du Saint-Esprit, qu’aux personnes avancées en âge et d’une grande maturité d’esprit. Ce chaste et secret commerce de l’Époux et de l’Épouse n’est pas pour ceux qui sont encore enfoncés dans la boue de leurs péchés, ni même pour ceux qui gémissent dans les travaux de la pénitence, ni pour ceux qui se remuent et fatiguent encore par les bonnes activités, pour la purgation de leurs sens et pour l’acquisition des saintes vertus. Ce n’est pas qu’il n’y ait, dans ces entretiens de l’Époux et de l’Épouse, quelques instructions pour toutes sortes d’états : mais à les prendre dans toute leur étendue, et même dans la plus grande partie, c’est pour les parfaits qu’ils ont été écrits.
Ce chant céleste commence à se faire entendre dans le silence et dans le repos intérieur de l’Âme, lorsqu’étant déjà fort dégagée d’elle-même et élargie en Dieu, elle entre dans la fidélité passive et dans un plus parfait abandon, se laissent bien plus conduire à son Époux qu’elle ne se meut et conduit soi-même : ce qui est, selon l’Apôtre251, le propre des enfants de Dieu. Cela même est assez visible dans la suite de ce même Cantique, singulièrement où l’Amante dit252 : Que c’est le Roi qui l’a fait entrer dans ses celliers, et où elle le conjure de la tirer, afin qu’elle coure après lui.
Saint Grégoire Pape nous fait encore remarquer que, lorsque l’on entend parler dans ce Cantique de baisers, d’embrassements, de joues, de mamelles, de jambes et de cuisses, de lit et de mariage, loin d’en prendre sujet de se moquer de l’Écriture redoutable, il faut au contraire admirer la miséricorde de Dieu, qui a voulu en user envers nous avec tant de bonté que pour nous élever à l’expérience de son divin amour, il s’est abaissé jusqu’à se servir des termes et des expressions de notre amour charnel et impur, s’anéantissant jusqu’à nos façons de parler, pour porter notre intelligence jusqu’aux secrets impénétrables de la Divinité, et de son union avec les âmes pures. Nous ne devons donc chercher dans ces figures corporelles que ce qu’il y a d’intérieur, et il faut ici parler du corps, comme si l’on était hors du corps même. Ceux qui en sont fort dégagés savent par leur expérience comment la grâce de Dieu le fait en eux. Pour les autres, qu’ils se purifient avant que de vouloir entrer dans le Sanctuaire, ainsi que saint Denis le leur ordonne. Mais un ouvrage tout divin se doit laisser faire à Dieu, l’âme y contribuant seulement d’une fidèle soumission à sa conduite. Car, comment la créature pourrait-elle faire ce qu’elle ne peut même connaître et qui lui arrive, sans qu’elle puisse l’avoir prévu ? Le modèle en est dans l’idée de Dieu, et l’exécution entre les mains de sa grâce. Il
demande un cœur qui se donne parfaitement à lui, sans plus se reprendre, et qui le laisse agir à son gré. L’Esprit et l’Épouse disent253 : Venez, que celui qui l’entend dise aussi : Venez, celui qui rend témoignage de ces choses dit : Oui, je viendrai bientôt. Amen ; venez, Seigneur Jésus. Un cœur souple et sans résistance, une oreille prompte et soumise, une bouche pure et simple sont le cœur, l’oreille et la bouche que l’Époux désire dans son Épouse, pour lui faire comprendre son Cantique, et pour le lui faire chanter avec lui. Heureux ceux qui le comprennent dès cette vie ! ils le chanteront éternellement dans le Ciel ; mais quiconque ne voudra point se dépouiller de la chanson de l’homme n’apprendra jamais le Cantique de Dieu 254. Que celui qui a des oreilles pour l’entendre l’entende, car ces paroles sont très fidèles et très véritables.
Ce texte rédigé en latin à Verceil lors de la collaboration entre l’évêque Ripa, madame Guyon et le P. Lacombe, que nous venons d’évoquer précédemment pour la préface au Cantique, a été traduit par le Pasteur Dutoit, le dernier éditeur de madame Guyon au XVIIIe siècle.
Nous reprenons ici la traduction éditée en 1795 dont le titre est bien adapté à son époque ! Nous l’avons comparé à sa source manuscrite TP 5140/2 de la bibliothèque universitaire de Lausanne. Les variantes sont négligeables et justifiées par un « lissage » préparant l’impression255.
VOYES/DE LA/VÉRITÉ/À LA VIE. /1795.256
« Exemplaire de la bibliothèque Jésuite Maison Saint-Augustin, Enghien puis Les Fontaines Chantilly avec la notation suivante : “la première partie de ce volume publié à Lausanne est la traduction d’un ouvrage du père Lacombe intitulé Analysis Orationis Mentalis (c’est le deuxième opuscule dans cet exemplaire-ci) — la deuxième partie (ici la première) est la Guide Spirituelle de Michel de Molinos. (Allenspach).” »
Celui qui a dit : Je suis la voie, la Vérité et la vie (Jean 14 verset 6) a toujours eu des Apôtres, rendant témoignage à sa parole, instruisant les hommes par son esprit ; telles sont les deux petits traités [note : le premier traduit du latin textuellement a conservé une espèce de rudesse pour n’en pas altérer le sens. Le second a déjà paru en plusieurs langues.] réunis dans cet ouvrage, qui se servent de moyens et preuves réciproques ; leurs auteurs ayant été les deux témoins hérauts et martyrs de la vérité : O hommes, qui que vous soyez, goûter et voyez ! (Psaume 33 verset 9 Vulgate) lisez avec un cœur simple, un esprit dégagé de préjugés, une bonne et droite volonté et vous éprouverez par une heureuse expérience, qu’en suivant ces Voies, la Vérité vous mènera à la Vie.
Voies de la vérité à la vie.
[invocation assez longue, omise]
L’oraison mentale est une application religieuse à Dieu, qui s’opère dans le cœur par le silence des lèvres. C’est ainsi que selon le sentiment des Pères, ayant fermé la porte, nous prions Dieu notre Père dans le cabinet, pendant que dans un profond silence et sans le secours des lèvres, nous présentons devant le scrutateur des cœurs, et offrons à Dieu seul nos demandes et nos supplications. Cette manière de prier est la plus excellente, et le degré le plus parfait de nos prières, par lequel nous répandons nos cœurs en sa présence.
On peut ranger sous trois classes ce qui appartient à l’oraison. Elle est ou méditative, ou affective, ou contemplative. La méditative consiste dans l’assemblage de plusieurs pensées pieuses, par lesquelles l’homme recueilli en lui-même, cherche attentivement les moyens et les raisons de s’élever à Dieu. C’est ce qui lui fait donner le nom de méditation.
L’affectif consiste dans de fréquentes, courtes et libres affections du cœur, par lesquelles on s’entretient avec Dieu, pour s’élever à son union et au divin baiser de la bouche par les mouvements ardents et enflammés du sentiment. C’est pourquoi on leur donne communément le nom d’aspirations. L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre porté sur Dieu et ses divins attributs, accompagné d’une admiration religieuse ; c’est-à-dire que c’est une manière d’oraison sans actes proprement dits et multipliés, employés auparavant, l’âme imposant silence aux puissances, s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour, et se repose en lui par une jouissance tranquille ; c’est pour cela qu’elle a retenu le nom de contemplation.
La méditation est bonne, l’aspiration vaut mieux, mais la contemplation est préférable [14] aux deux autres. La méditation est comme les dents qui broient les viandes, l’aspiration est comme le palais qui distingue leur saveur, et la contemplation est comme le goût et la douceur qui en résulte, qui restaure et fortifie, et comme il y a incontestablement différents degrés d’oraison, pour le chrétien, les uns plus avancés et plus parfait que les autres ; il suit qu’on doit admettre ces trois ordres d’oraison gradués du plus bas degré, du degré moyen, et du plus haut, selon la distinction que nous venons d’en faire, et il n’est pas douteux que chacun n’ait son avantage pour tendre à la perfection chrétienne, à raison des progrès que les âmes ont fait dans la piété.
Nous avons dit que la méditation est bonne, car qui oserait le contester, pendant que David met tout son plaisir à méditer la voie de Dieu et son commandement, Psaume 119, vs. 47, pour en pénétrer la profondeur et pour les suivre avec plus de fidélité ? Ou quel fidèle pourrait blâmer la coutume des saints de la méditer jour et nuit, et de s’exercer dans ses ordonnances, afin que l’homme connaisse Dieu, qu’il se connaisse lui-même, qu’il détruise ses vices, qu’il acquière les vertus, et qu’il soit tout entier embrasé de l’amour divin ? C’est la méthode qu’on d’abord suivie les saints, ç’a été leur manière d’oraison, qu’ils ont enseignée, surtout au commencement de la conversion, et qu’ils ont sagement prescrite. On doit donc l’employer, en faire cas, et la regarder comme un précieux don de Dieu.
Cependant l’aspiration, ou l’oraison d’affection lui est préférable ; car comme elle est le fruit de la méditation, sa fin prochaine, et comme la partie la plus noble, qu’elle en est comme la graisse et la moelle (car la méditation n’en est que le prélude pour exciter le mouvement du cœur) il suit nécessairement que l’aspiration est plus parfaite que la méditation. Toutes enflammées de ses affections ardentes, elle est donc plus relevée que la première, et de là beaucoup plus avantageuse et plus utile. Car elle offre à Dieu autant d’holocaustes qu’elle pousse vers le ciel d’humbles prières et de profonds [16] soupirs du cœur ; et comme tous ses efforts se portent vers Dieu, comme le feu s’élève en sa présence, souvent cette manière d’oraison consiste plus dans des gémissements que dans des discours, dans des larmes que dans des paroles.
À cela on peut ajouter que dans cette manière d’oraison, qui réunit des affections redoublées, l’homme qui prie a de tendres entretiens avec Dieu, s’élève à lui, soupire continuellement vers lui, et usant de cette liberté que donne et porte avec lui l’esprit du Seigneur, lui renvoie incessamment ces ardentes affections qu’il a reçues de l’esprit de grâce : c’est par conséquent prier d’une manière plus excellente et plus vraie que de le faire par différentes considérations et de longues méditations, soit qu’on médite seul et avec soi-même, ou avec des créatures, quelques saintes qu’on les suppose. Car l’oraison est l’adhésion affective de notre cœur à Dieu, une sorte d’entretien familier avec lui, et comme une station d’un esprit illuminé pour en jouir, autant qu’on le peut : ce qui certainement n’a pas lieu lorsque dans les saintes méditations on cherche le bien-aimé par les rues et les places de la ville, mais elle suppose qu’on l’a trouvé, qu’on le tient et qu’on savoure avec délectation le doux fruit de sa présence, et que par de fréquentes affections le cœur s’élève et s’unit enfin à lui par une intime familiarité.
Le caractère essentiel de cette oraison et sa marque singulière est donc un entretien libre et continuel avec Dieu : tels sont presque toutes les formules d’oraison que nous voyons dans nos livres sacrés, comme les psaumes, les cantiques, les lamentations des prophètes, les cris des pénitents, les louanges des saints, tous les signes de l’Église et ses oraisons, surtout cette divine oraison appelée dominicale, que Jésus-Christ nous a enseigné, qui ouvre courte préface, dans laquelle nous adorons Dieu comme notre Père, renferme six demandes libres, c’est-à-dire tout autant de succinctes affections. C’est de cette manière que les saints ont prié le plus souvent, comme il paraît par les ouvrages de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Bernard, du livre de l’Imitation de Saint Bonaventure, de leurs manuels, de leurs soliloques, de leur prière recommandable par leur utile et par leur tour, par où ils ont montré que ceux qui étaient avancés devaient ainsi former leur oraison.
Mais ces anciens anachorètes et ces sages conducteurs des armes, ont aussi souverainement recommandé d’usage fréquent de cette courte, fréquente et secrète oraison ; et ils disent que c’est le vrai sacrifice, parce que le sacrifice agréable à Dieu est l’esprit brisé, c’est l’offrande salutaire, l’oblation pure, le sacrifice de justice, celui de louange, les vraies victimes, ces holocaustes offerts par des cœurs humbles et [18] contrits ; c’est le vrai pédagogue, qui sert d’entrée à la contemplation : enfin cette oraison est la mère et l’origine de l’action qui nous élève à Dieu, et en priant de cette manière nous sommes éclairés pour connaître les degrés de la montée céleste.
L’oraison de contemplation est la plus parfaite des trois : elle est le fruit et la fin des deux précédentes, leur but, leur terme, leur récompense, et leur couronne : la méditation serait imparfaite et moins utile sans le terme et le repos de la contemplation ; la méditation est une recherche, un travail pénible, mais on ne peut jamais trouver en elle ni une parfaite manière d’oraison ni la possession du souverain bien. Pour arriver à ce double bonheur de l’esprit, le repos, le terme, la découverte et la jouissance de Dieu comme notre dernière fin sont absolument nécessaires. Mais il faut soigneusement distinguer entre la perfection de celui qui prie et la perfection de l’oraison elle-même ; car un homme parfait peut sans obstacle méditer, mais sa perfection ne consiste pas dans la méditation ; puisque sans elle peut être parfait, si on a un genre de perfection plus élevée, et qu’on soit rempli de l’amour de Dieu. Et même la perfection de l’esprit exige absolument le repos, l’union, la jouissance, une charité paisible, qualité qu’une méditation agitée, altérée et toujours inquiète ne saurait jamais procurer ; et si elle se trouve par hasard avec la méditation, elles ne seront point le fruit de la méditation, mais celui d’une charité parfaite, sans laquelle l’esprit n’est jamais uni à Dieu, et en vertu de laquelle il se repose et s’unit à Dieu dans la partie supérieure de l’esprit ; quoique l’esprit par la volonté de Dieu ait quelquefois des entretiens avec lui comme un saint homme peut prier de bouche, et s’adresser à Dieu par des prières vocales, et cependant cette prière vocale n’est pas la perfection de cet homme, ni le moyen infaillible et immédiat de cette perfection, quoiqu’elle ait été un des moyens qui y conduisent. La méditation est donc une très bonne oraison, mais elle n’est pas une raison parfaite, ce qui est absolument conforme aux sentiments des Pères. La méditation, dit Saint-Thomas, est occupée à la recherche de la vérité, mais la contemplation se repose dans la simple vue de la vérité. C’est pourquoi lorsque l’âme fidèle, après des efforts plus ou moins longs, ou après avoir été prévenu par la grâce, (car il arrive quelquefois que le souverain arbitre de l’univers se fait trouver à ceux qui ne le cherchent pas) après, dis-je, qu’elle a trouvé son bien-aimé, qu’elle avait cherché par différents moyens et signes sensibles, ou par des actes particuliers répétés et distincts, qu’il s’est montré à elle comme son Époux, qu’il l’a introduite dans ses celliers, et lui a fait goûter de son vin précieux, qui donne le repos aux facultés de l’âme, et l’enivre de cette sainte et divine liqueur ; alors le simple regard de la foi et le tendre sentiment de l’amour l’unissent à lui et elle contemple. Elle ne s’occupe plus de ces actes marqués et répétés, qui auparavant étaient tout autant d’échelons qui l’élevaient et la conduisait à lui, elle goûte et voit en silence et en repos combien le Seigneur est bon, elle n’est plus agitée de soucis et d’inquiétudes, puisqu’elle a trouvé celui qu’elle aime, elle n’a d’autre besoin que de le conserver et de ne le plus perdre, elle ne pense plus qu’à se reposer tranquillement, sous l’ombre de celui qu’elle a tant désiré, qu’à témoigner l’amour le plus généreux à celui qu’elle trouve incompréhensible, en sorte que par une foi inébranlable et un amour ardent, laissant les pénibles efforts qu’elle faisait auparavant, elle porte avec d’autant plus d’assurance son amour sur ce Dieu qui est le sien, qu’elle conçoit qu’il est au-dessus de toute compréhension, et que son intelligence surpasse toutes choses ; elle se cache sous les ténèbres sacrées de la foi.
C’est cette prière de paix et de vérité, que le Seigneur avait promis par son prophète Jérémie 33 vs. 6 de révéler à ses serviteurs, et que Jésus-Christ nous a mérité par son sang. C’est, dis-je, une oraison de vérité, parce que c’est une oraison de paix, et plus elle est tranquille, plus elle est véritable. Car lorsqu’on sent la présence de Dieu, il faut lui laisser tout l’ouvrage et rester dans le sacré repos, ainsi la contemplation l’emporte d’autant plus sur la méditation et l’aspiration, qu’il est plus heureux de trouver que le chercher, goûter que de voir, d’embrasser que de soupirer, de se reposer que de courir, d’obtenir la vérité par la simple intelligence que d’aller à sa découverte par un discours laborieux. Et comme le repos est préférable au mouvement, le terme à la route, la fin au moyen, la jouissance au désir, ainsi cette espèce d’oraison simple doit succéder par une raison naturelle à toutes les autres espèces qui sont discursives ; car elles sont des courses qui portent à Dieu, celle-là est une union, une jouissance et une immersion en Dieu, en qui [22] sous le voile de la foi et sur les ailes de l’amour, il y a des espaces infinis à parcourir. Et même, cette oraison dominicale dont nous avons parlé ci-dessus, toute inspiratrice qu’elle soit, malgré le degré de perfection qu’elle renferme porte ce qu’il emploie à cet état plus élevé et à cette oraison toute de feu, connu et éprouvé d’un petit nombre ; elle les introduit, dis-je, en un degré éminent dans cette oraison ineffable, simple par son silence, quoique d’ailleurs plus éloquente que toutes les autres. Enfin la contemplation est une douceur aimable, un commencement de bonheur qui reçoit sa perfection dans la céleste patrie. Parole véritable ! Qu’y a-t-il de plus aimable que la béatitude, qui a-t-il de plus doux que le bonheur ? Et puisque la contemplation est le commencement du bonheur, ne sera-t-elle pas appelée à bon droit douceur très aimable, puisque l’âme jouit singulièrement et dans la réalité de ce souverain bien qui fait le partage des bienheureux dans le Ciel, qu’elle en jouit à la vérité, non dans la clarté de la gloire, mais sous l’obscurité de la foi ? Mais Dieu soutient dans l’oraison de la méditation la faiblesse de celui qui pense, sa mémoire est d’abord remplie de sagesse, parce qu’il goûte avec délectation les biens du Seigneur et que son intelligence en pensant devient la contemplation de l’amant. Voilà comment l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime, ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation. Presque tous les saints ont éprouvé cette dernière, et ont souhaité ardemment que chacun en fît l’expérience.
On ne doit donc condamner aucune de ces manières d’oraison, aucune ne peut être suspectée soit d’erreur, soit du plus petit danger ; et celui-là se déclarerait ennemi de Jésus-Christ et de son Église qui en interdirait une d’entre elles ; destructeur de la religion, il ferait outrage à l’Esprit saint ; car comme personne ne peut dire par un pieux mouvement, Seigneur, que par le Saint-Esprit, assurément quiconque dirait anathème à l’une de ces trois sortes d’oraison par lesquelles on cherche, on invoque, on aime véritablement le Seigneur, dirait certainement anathème au Seigneur Jésus, ce que personne ne peut dire en parlant par le Saint-Esprit. Tous ces genres d’oraison, étant donc sûrs et [24] approuvés, peuvent en toute sécurité être enseignés et employés. Il est donc d’un sage Théologien de les peser avec précision, et d’assigner à chacun son degré.
Aucune de ces espèces d’oraisons ne convient indistinctement à tous les fidèles, et cependant toutes peuvent convenir à chacun. Ce qu’il faut entendre de cette manière, comme dit saint Paul, que comme chacun a son propre don de Dieu, et qu’il y a des grâces différentes, il y a un même esprit qui gratifie chacun comme il lui plaît. Il suit qu’on doit conseiller à chacun le genre d’oraison auquel un habile directeur remarque qu’il est appelé.
Quoique d’après l’ordre naturel il faille commencer par la méditation, continuer par les affections, et enfin s’arrêter à la contemplation ; conformément à ce qu’ont dit avec vérité les Saints Pères ; qu’on ne peut parvenir autrement au genre le plus sublime de l’oraison, qu’en s’élevant insensiblement et par ordre selon ces divers degrés ; il faut excepter toutefois un ordre particulier de Dieu, qui fait commencer quelques-uns par les affections, d’autres mêmes par la contemplation. Car on a observé sagement 257 que le Seigneur avait assez souvent mis tout de suite dès le commencement de sa conversion, quelques personnes dans l’oraison d’affection, sans les faire passer par la méditation et le raisonnement, et qu’alors il fallait bien se garder de s’arrêter à la méditation, mais les pousser dans l’oraison affective. Quiconque aura parcouru le sanctuaire de l’intérieur reconnaîtra facilement la vérité de cette exception à l’aide du discernement sacré. Il sera même assuré que des enfants âgés seulement de quatre ans ; que de pauvres gens du peuple et des paysans ont reçu, même dès le commencement, un don éminent de contemplation et de contemplation passive. Car Dieu par sa grâce en tire plusieurs des choses sensibles et les élève au faîte de la contemplation, comme aussi par un juste jugement, il prive de la contemplation et abandonne ceux qui retournés au terrestre sont retombés. C’est donc une erreur manifeste sur les premiers principes de la Théologie mystique, de vouloir que tous suivent toujours le même mode d’oraison, ou d’ordonner que pendant toute la vie, chacun garde les règles d’oraison qu’il a reçue au commencement, ou de prétendre que les fidèles n’aient pas de conduites intérieures différentes de celle que le directeur leur aura [26] prescrit lui-même, malgré qui lui est déclaré, qu’ils sont fortement attirés à un autre état. Car comme dit l’Apôtre Qui a connu la pensée du Seigneur, qui a été son conseiller ?258 Et ne sommes nous pas avertis par les divins Oracles, Que nous ne savons pas ce que nous devons demander, mais l’Esprit demande pour nous, par des soupirs qui ne peuvent s’exprimer259. Comment suivrons-nous les gémissements ineffables du Saint-Esprit si nous les rejetons comme un mal ? Et de plus : il ne faut pas mettre de bornes aux compassions du Seigneur, ni lui assigner ses moments à notre volonté.
Mais pour rendre l’objet plus clair, ramenons toute la question à ses principes.
Si nous considérons exactement ce que c’est que l’oraison, nous y découvrirons quatre choses qui constituent son essence, savoir, de de la part de l’homme qui prie, et de la part de Dieu qui règle l’oraison. De la part de l’homme, le but et la fin de l’oraison sont doubles ; la première d’élever l’homme à Dieu, la seconde de l’unir à Dieu. De la part de Dieu, la première condition nécessaire, c’est que l’Esprit saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire puisque celui qui sonde les cœurs, sait ce que l’Esprit désire, parce qu’il le demande pour les saints selon Dieu260. La seconde, que l’homme consente, qu’il règle l’oraison selon sa volonté, puisque où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté261.
De là il découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’oraison, surtout quand elle est avancée, c’est une sorte de dureté et d’attache à son propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, le lie de chaînes, ou l’occupe de vains scrupules, lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires, ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille et très unissant. Assurément pour que deux choses auparavant très discordantes puissent s’unir, il faut qu’il s’établisse entre elles une sorte de ressemblance et de proportion ; car comment pourrait-on unir autrement le mobile avec immobile, l’agitation avec le repos, le multiplié avec l’unité, le composé avec le simple, l’impur avec le pur, le contraire avec son contraire ? C’est la raison pour [28] laquelle afin que notre esprit soit admis à la divine union, il faut qu’insensiblement, il ramène et rassemble toutes ses fins, à une unique fin, tous ses desseins à un unique dessein, toutes ces vues à une unique vue ; enfin toute sa multiplicité, sa sollicitude, quelque pieuse qu’elle soit sur plusieurs choses, à la seule nécessaire ; autrement il ne parviendra jamais à la fin qui lui est destinée ; puisqu’il prendra le chemin tout contraire, comme l’a admirablement bien dit un des plus grands mystiques après les Apôtres, Denis l’Aréopagite. « Jésus lui-même concentre, réunit et perfectionne dans la vie unitive et divine nos mouvements divers et inconstants par l’amour des choses honnêtes, dirigé, et nous portant en lui. »
Merveilleuses paroles ! Plus cette vie est unissante, plus elle est divine, et la vie de Jésus manifestée à nos cœurs nous élève autant à la divinité qu’elle nous met dans l’unité ; d’où il arrive, que dans la proportion où quelqu’un est séparé de la communion à la vie divine, il l’est aussi de l’unité de l’Esprit.
C’est aussi le sentiment des anciens Pères que nous ne parviendrons à cette divine unité, que lorsque tout amour, tout désir, toute inclination, tout effort, toute pensée, tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu, et que cette unité qui est du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, aura été transfusé dans notre sens et dans notre esprit.
Voilà où se portaient tous les efforts des saints ; voilà ce qu’ils enseignaient et où doivent tendre ceux qui désirent de bien prier ? Jésus, l’objet de tous nos amours ! Enseignez vous-même ceux qui craignent de voir cette brillante lumière, et qui s’ennuient de considérer ce qui par une faveur singulière de Dieu, fait le plus grand bonheur des autres. Oui, dis-je, ô Sauveur, dont la bonté surpasse tous nos désirs, qui êtes mort pour réunir en un les enfants de Dieu262 qui étaient dispersés, enfants, dis-je, intérieurs et dociles.
C’est le Saint-Esprit qui règle l’oraison, pourvu que notre cœur préparé lui soit présenté, afin qu’il y inspire l’oraison qu’il aura voulu. Car qui sait ce que désire l’Esprit, sinon l’Esprit lui-même ? Or le cœur est préparé lorsqu’il est pur, lorsqu’il est résigné, lorsqu’il est très soumis à l’ordre divin, lorsqu’il dépouille toute volonté propre, toute recherche de soi-même, pour s’abandonner entièrement à Dieu. Car c’est en vain que l’homme se lève avant la divine lumière, et si le Seigneur ne bâtit la maison, (l’oraison, cette Sion sainte) ceux qui la bâtissent y travaillent en vain263. C’est pourquoi il est fort [30] à craindre que l’oraison de plusieurs ne soit moins pure, moins méritoire, puisqu’ils la composent eux-mêmes avec plus de soin, qu’ils la choisissent à leur gré, lorsqu’il aurait fallu en abandonner la conduite au Saint Esprit car l’onction du Saint-Esprit enseigne toutes choses264, mais ceux-là seulement qui ne s’arrêtent pas opiniâtrement à leurs propres inventions, obéissent docilement à son inspiration. Sans cela, on est bien éloigné de la parfaite oraison : non qu’il faille mépriser une religieuse préparation, nous sommes fort éloignés de le soutenir, mais on doit préférer la liberté du Saint-Esprit, à la propre dévotion, et on doit lui en laisser la principale conduite.
C’est pourquoi que les directeurs des âmes observent par quelle voie le Seigneur Jésus-Christ veut amener à lui une âme ce qu’ils pourront facilement connaître par l’inspiration assidue, par la douceur la facilité et le fruit qu’ils auront retirés d’un certain genre d’oraison, plutôt que des autres. Et comme ils ne doivent pas engager les fidèles qui leur sont confiés à un autre degré d’oraison, qu’ils ne voient par des indices certains qu’ils y sont divinement appelés ; de même il ne convient pas de les tenir perpétuellement dans le même degré d’oraison, quand on découvre que c’est la volonté de Dieu qu’ils passent à un autre. Car il est certain qu’on doit quitter la méditation, dès que les affections se présentent fréquemment et réchauffent le cœur, et que l’âme altérée de Dieu n’a plus besoin de travaux, mais d’amour, dont son ardeur enflammée soit satisfaite ou soit heureusement allumée ; de même on doit quitter les affections, dès que le silence et le repos est commandé au cœur, il ne peut l’être que par son Créateur et son tendre dominateur, lorsque que l’on éprouve le goût de la contemplation ; on en pourra juger par les règles sûres et excellentes que donnent sur cette matière les Directeurs spirituels. Celui qui a obtenu la fin, ne doit donc plus s’embarrasser des moyens, ni se mettre en peine du chemin, lorsqu’il est arrivé au terme. Mais celui qui se donnera tout entier aux moyens, et voudra toujours rester dans la route, n’arrivera jamais.
Il ne faut pas beaucoup de peine pour avoir un indice certain de cette vocation interne. Il est de deux sortes, et on le [32] connaît avec assez de certitude ; le premier est l’impuissance de faire oraison autrement, le second la grande facilité de la faire de cette manière. C’est-à-dire, par exemple, lorsque quelqu’un est dans l’impuissance de méditer, en sorte que quelqu’effort qu’il fasse pour cela, cela soit pour lui infructueux et à dégoût, sans en éprouver aucune nourriture ni réfection ; et qu’au contraire, il se sente doucement entraîné à la contemplation, et au repos en soi, en admiration et en amour de Dieu, dont il sent intimement la présence ; alors il est clair qu’il faut laisser la méditation et embrasser la contemplation, alors il est commandé à cette personne de rechercher des dons plus excellents265 et de monter plus haut ; c’est-à-dire, au pied de son amour qu’elle a trouvé pour son souverain bonheur et de s’y reposer. Et personne ne doit regarder cela comme une témérité, une arrogance (comme quelques-uns le soutiennent faussement.) Ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu, puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du Souverain Bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cet intime et tranquille union. Il est même du devoir de l’homme de s’efforcer de faire choix et d’acquérir une telle vie contemplative des choses divines, comme la vie propre et naturelle de chacun de nous, et comme le bonheur de cette vie, ce qui n’a pas été inconnu au philosophe266. Or plus l’ami de l’Époux s’élève vers Dieu, plus il s’abaisse profondément en lui-même ; car jamais l’humilité n’est séparée de la charité, et ce que la charité a élevé dans le ciel, l’humilité les a réduit au néant.
De quel danger pourrait-il être entre deux biens de choisir le meilleur, et si, comme nous l’avons établi plus haut, la méditation est bonne, si l’aspiration est meilleure, et si la contemplation l’emporte sur les deux, quel mal résultera-t-il, si on quitte la méditation pour l’aspiration, et l’aspiration pour la contemplation ? Car il ne faut pas beaucoup délibérer, quand il est question de préférer une oraison plus parfaite à une qui l’est moins, celle-là étant contenue plus pleinement et plus éminemment dans la plus parfaite. Quelle est l’homme qui hésiterait longtemps entre un mauvais vin et un vin excellent, entre un pain grossier et un bon pain, entre de fausses perles et de véritables, entre de l’or épuré et un autre métal.
Une belle pièce d’or ne l’emportera-t-elle pas sur plusieurs petites pièces de cuivre ; la beauté du ciel sur celle d’une plante, l’éclat du soleil sur celui d’une étincelle ?
S’il est bon, s’il est religieux, s’il est [34] avantageux de mêler des raisonnements sur les choses sacrées dans la méditation, s’il est également bon de s’entretenir avec Dieu à la manière des faibles humains, pourquoi ne serait-il pas plus sûr, plus parfait d’adhérer à Dieu lui-même par un simple acte du cœur, puisque c’est un acte angélique et divin ? À moins que quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir de sa présence avec amour.
Est-il possible qu’il y ait des hommes qui donnent aux fidèles plus de crainte et d’horreur de ce sacré repos et de cet abandon paisible entre les mains de Dieu que du péché lui-même. Je leur répondrai volontiers avec mon maître : Marthe, Marthe tu te tourmentes pour beaucoup de choses, une seule est nécessaire, Marie a choisi la bonne part qu’il ne lui sera point ôtée267. Et quelle était cette bonne part ? C’est qu’étant assise et en repos au pied du Seigneur, elle écoutait sa parole, elle se livrait entièrement à lui, regardant comme son bien d’adhérer à Dieu ; il faut remarquer que non seulement elle ne fut pas blâmée par le Sauveur d’avoir choisi cette bonne part, mais qu’au contraire elle fut louée, et ce qui est encore remarquable, Marie choisit cette bonne part, non qu’elle prévînt cette lumière divine du secours divin, mais elle s’attacha sans hésiter à Dieu qui l’appelait. Chacun de nous peut donc choisir cette bonne part, surtout quand on sent dans son cœur cette force attirante et amoureuse de l’inspiration divine. Voilà, dis-je, cette bonne part, parce qu’elle est plus semblable à la vie des bienheureux, et qu’elle nous approche de Dieu, et de plus elle ne nous sera jamais ôtée. Car la contemplation de Dieu est durable pour l’autre vie, la part de Marthe lui sera ôtée, et sera changée en meilleure part, c’est-à-dire, cette méditation inquiète cessera un jour, mais la paisible contemplation de Dieu demeure éternellement.
Il dérive de tout ce que nous venons de dire, que nous ne devons pas beaucoup parler ou toujours parler en la présence de Dieu, mais qu’il faut quelquefois ce taire par ses ordres, afin d’entendre ce qu’il daigne dire en nous. Car certainement il veut parler de paix à son peuple268, son royaume est pour celui qui l’écoute au-dedans, et qui lui prête avec [36] attention les oreilles du cœur. Car Dieu ne nous parlera jamais, à moins que nous ne l’écoutions intérieurement par le silence entier de notre esprit, comme il l’enseigne expressément. Écoute, mon peuple et je parlerai269. Écoute, dit-il, et par ce silence tranquille, tu deviendras Israël, c’est-à-dire contemplateur de Dieu ; et lorsque que je t’aurai rendu témoignage de cette manière sans méthode, assez connue à ceux qui en ont l’expérience, que je suis ton Dieu, tu n’auras d’autre souci que de m’abandonner et me laisser entièrement ton méprisable néant, de l’abandonner dis-je à moi, qui suis celui qui suis. C’est ce que dit le Saint-Esprit lui-même ouvertement par Isaïe : Le seigneur me prend et me touche l’oreille les matins, afin que je l’écoute comme un maître. Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille et je ne lui ai point contredit, je ne me suis point retiré en arrière270. Ah ! Combien de fois le Seigneur voudrait-il toucher plus efficacement l’oreille du cœur, de tous ceux qui le prient, et même dès le matin, c’est-à-dire dès le commencement de leur oraison, afin qu’il l’écoutassent comme leur maître ! Mais presque tous s’y opposent, et retournent en arrière, et se livrent d’autant plus péniblement à la méditation, qu’il les incline avec plus de bonté à la contemplation par une douce quiétude et par le sacré repos de son Esprit. Faites, ô maître divin, que vos serviteurs ne contredisent plus dans la suite votre vocation interne, et qu’aucun directeur de se dégoûte de démontrer cette excellente voie, à ceux qui sont invités par le Saint-Esprit à la fournir.
D’après ce que nous venons de rapporter ci-dessus, il est facile de voir la raison des différents noms donnés à l’oraison de contemplation, qu’on peut seulement distinguer par les divers degrés de cette oraison, dont l’ignorance a jeté les uns dans l’étonnement, les autres dans l’erreur, ayant regardé comme une hérésie odieuse, ce qui convient incontestablement à la sacrée contemplation des choses divines.
Car d’abord on l’appelle oraison de simplicité, ou d’unité, parce qu’elle ne consiste et ne s’exécute que par de simples actes, comme de voir, de goûter, d’admirer ; elle rassemble toutes ses forces dans un seul objet, pour s’enfoncer en celui qui seul est le souverainement parfait. [38]
La largeur de l’oraison, étant ramenée par là à l’unité de la pureté ou simplicité intellectuelle ; car la recherche de la raison n’aurait aucun effet si elle ne conduisait à une vérité intelligible.
Alors elle prend le nom d’oraison de foi, parce que la foi est le principe de l’oraison, la mère du repos et de la contemplation, et de la divine union ; elle est dans cet exil où nous sommes, un moyen immédiat, comme le disent çà et là les Saints-Pères et les Docteurs, et surtout ce grand contemplateur. Voici comment et s’exprime271. « Plusieurs choses viennent interrompre l’âme légère, qui s’élève à toi : ô Seigneur, que par ton ordre tout se taise chez moi, que mon âme elle-même entre en silence, qu’elle outrepasse tout, qu’elle s’élève au-dessus de tout ce qui est créé, et au-dessus d’elle-même et parvienne jusqu’à toi, et qu’elle fixe les yeux de la foi en toi seul, qui est le Créateur de toutes choses. » Voilà la grande vérité qu’il établit. Le propre de la foi, lorsqu’elle a acquis des forces, est d’étouffer le bruit des créatures, de rejeter les formes et les fantaisies, d’imposer silence à l’âme elle-même, d’outrepasser tout le créé, de fixer sur le seul Créateur de toutes choses, tous ses regards éclairés abondamment par la nuit des sacrées ténèbres avec des délices inénarrables ; ce qui n’est autre chose que d’éprouver que la contemplation produit une foi éminente et insigne, puisque ce que l’esprit a cru solidement, il l’admire et le goûte dans le repos. On l’appelle aussi oraison de silence, parce qu’on n’y entend pas même le langage du cœur, qui n’a que des oreilles pour entendre son Dieu ; puisque lorsque le Seigneur Dieu est entré dans son temple, toute la terre, doit être en silence en sa présence272 ; c’est-à-dire, les sens, l’imagination, la fantaisie, les fantômes internes, et l’âme elle-même doivent se taire.
Il y a encore l’oraison de recueillement, qui rassemble toutes les forces et les facultés de l’âme dans son fond ultime, comme on appelle ses servantes à la Citadelle, pour placer le cœur dans la vertu de Dieu, et que toute sa force soit réservée autant qu’il est possible pour l’embrasser et en jouir ; ce qu’un grand maître en matière d’oraison a exprimé sur ce sujet, d’une manière admirable.
« Mais vous273 lorsque vous prierez, entrez dans votre cabinet ; c’est-à-dire dans l’intérieur de votre cœur, et ayant fermé la porte de vos sens, et là d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte, priez en secret votre Père en esprit et en vérité ; ce [40] qu’on exécute convenablement, lorsque l’homme désoccupé et dépouillé de toutes les autres choses, et concentré entièrement lui-même, son esprit seul avec son Maître, négligeant et oubliant toutes choses, quelles qu’elles soient, découvre au pied de Jésus-Christ sans paroles, sans crainte et en confiance tous ses désirs au Seigneur son Dieu, et de cette manière se répand, s’enfonce, se dilate, s’enflamme et se débarrasse de toutes les affections de son cœur, du fond des moëlles, de toutes ses forces, avec sincérité et plénitude entre ses bras. »
On l’appelle aussi souvent oraison de la présence de Dieu, de quiétude, de repos, de paix, d’assoupissement et de sommeil, par la raison que sa naissance consiste dans une grande tranquillité, et qu’ayant trouvé son bien-aimé et le souverain bien, son âme dort à tout le reste, pendant que son cœur veille à celui seul sur lequel elle a fixé toutes les forces son esprit ; c’est ce que dit saint Bernard274, expert en ces matières : « Un Dieu tranquille rend tout tranquille, et le regarder en repos c’est être en quiétude, et ce n’est pas oisiveté de vaquer ainsi à Dieu, puisqu’il nous l’ordonne lui-même275 ; cessez et reconnaissez que je suis Dieu ». C’est là le faîte de la contemplation, d’éloigner et de réprimer tout bruit externe ou interne pour vaquer à Dieu seul. De cette manière nous demeurons en repos avec une action perpétuelle, nous sommes continuellement en quiétude et nous espérons, ce qui est vivre sans travail.
Le repos est de deux espèces, l’un est une cessation de toute œuvre, tel est l’état de ceux qui dorment ; l’autre est une jouissance, la fin à laquelle le travail était dirigé, et telle qu’est le repos d’un général après la victoire, tel est le repos de celui qui contemple, qui fait s’élever à Dieu au-dessus de soi-même en esprit, et se reposer en lui avec jouissance. Pourquoi ne se reposerait-il pas, puisqu’il a trouvé ce qu’il cherchait ; pourquoi ne se reposerait-il pas, puisqu’il a trouvé sa dernière fin et le souverain Bien, et qu’il en jouit autant qu’il est possible dans cette vie mortelle ; puisque Jésus-Christ est non seulement le chemin, mais encore la vérité et la vie ; et s’il est encore chemin, il est chemin pour avancer non à lui-même, mais en lui-même, afin de s’enfoncer plus profondément dans cet océan de la Divinité, où il a déjà été reçu, puisque ce que la méditation cherche, la contemplation le possède. Et afin que vous n’entriez pas en doute sur la nature de ce repos, tel que je l’ai dépeint, écoutez ce qu’on a pensé Saint-Augustin, afin que vous ne croyiez pas que c’est une fiction illusoire d’hommes oisifs. C’est la seule, dit-il, et [42] unique contemplation de Dieu à qui sont proposés tous les mérites des justifications et l’étude de toutes les vertus. Et quoique tous ces mérites de sainteté soient bons et utiles, non seulement pour le temps présent, mais aussi procurent le don de l’éternité ; cependant si on les compare aux mérites de la divine contemplation, on les regardera comme des choses, pour ainsi dire, viles et de bas prix.
Enfin, elle est appelée ou oraison, ou théologie, ou sagesse mystique, parce que le plus souvent elle est cachée et fort occulte, même à ceux qui la possèdent, parce que plus elle est pure, plus elle est ignorée ; car comme le dit cet excellent Docteur mystique276 cette véritable lumière et connaissance des choses est inconnue assurément à ceux qui la possèdent, c’est-à-dire celle qui est appelée ignorance par rapport à Dieu, et les ténèbres qui la surpassent et qui sont couvertes de toute la lumière et qui échappe à toute science. L’ignorance d’un si grand don part de trois causes, outre que Dieu, par un effet de sa souveraine miséricorde, l’a ainsi ordonné pour que l’humilité serve de rempart à la contemplation.
Premièrement, la théologie mystique s’exerce par des actes directs et fort simples, d’où il arrive que pendant qu’il ne se replient point sur eux et sur leur principe, mais qu’ils tendent droit à l’incompréhensible, ils n’aperçoivent ni eux-mêmes ni celui qui opère ; comme la lumière dans un air très pur, qui n’arrête point la vue, ne trouvant point de corps qui la borne, n’est point sensible, ce qui a donné lieu à cette maxime des anciens Pères, qui nous a été laissé par saint Antoine277 : l’oraison n’est pas parfaite, quand le solitaire s’aperçoit encore qu’il prie, ou ce qu’il prie.
En second lieu, parce que l’acte de la pure contemplation est entièrement dégagé de toutes formes, images, fantômes, espèces sensibles ou intelligibles, comme distinctes et aperçues ; ce qui n’est certainement pas la fiction des commençants, comme l’avancent les ignorants ; mais un axiome indubitable de tous les anciens, tiré premièrement de l’Ecriture elle-même, comme lorsque Moïse dit au peuple : Le Seigneur vous a parlé du milieu du feu, vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n’avez pas vu son visage278 ; c’est-à-dire lorsque Dieu dans cette [44] vie mortelle parle à ses serviteurs du milieu du feu très pur de son amour et de son rayon mystique ; (ce qui est ranimer l’esprit par l’attouchement de son excellent principe, ou par l’écoulement de sa sagesse) elle paraît n’avoir aucune forme, mais tout se passe sous l’épaisse nuée de la nudité de la foi ; à quoi se rapporte ce qui est dit dans le livre des Nombres279 : Il n’y a point d’idole en Jacob, et on ne voit point de simulacre en Israël. Le Seigneur son Dieu est avec lui, et le chant de triomphe pour la victoire de son roi est en lui. C’est-à-dire, dans ce courageux contemplatif, désigné ici par Jacob, il n’y a ni idole, ni simulacre ; parce que son Seigneur Dieu est avec lui ; par conséquent n’y figure ni forme de Dieu, Dieu seul, mais seulement un certain simulacre ou représentation280. Et Saint-Augustin expose cette vérité incontestable : tout ce qui se présente de tel, dit-il, aux spirituels qui pensent à Dieu, tout ce qui se présente de sensible sous une forme corporelle, ils le rejettent et le repoussent comme des mouches incommodes, ils l’éloignent de leurs yeux intérieurs, et ils acquiescent à la simple lumière, par le témoignage et le jugement que laquelle regardant ces images corporelles de leurs yeux internes, ils se convainquent de leur fausseté. Que peut-on dire de plus clair. Là même au témoignage d’un autre père281 ; ce cœur est pur qui présente à Dieu sa mémoire vide de toute forme et de toute espèce, prêt à recevoir tous les rayons du Soleil lui-même, qui peut l’éclairer : le poète Prudence a bien dit : « Le Dieu éternel est une chose inestimable ; il n’est renfermé ni dans la pensée ni dans la vue. Il surpasse toute la conception de l’esprit humain, il ne peut tomber sous nos sens, il remplit tout en nous et hors de nous, et il se répand encore au-delà. »
C’était une chose incontestable parmi les anciens Pères du désert. La plus pure qualité de l’oraison, disaient-ils, est celle qui non seulement ne se forme aucune image de la divinité, et qui dans sa supplication ne lui donne aucune figure corporelle (ce qu’on ne peut faire sans crime), mais qui même ne reçoit dans son esprit aucun souvenir de parole, ni aucune espèce d’action ou forme de quelque caractère. Et lorsqu’ils se lamentent sur la simplicité et la grossièreté du vieillard Sérapion282, qui trompé par l’erreur des Anthropomorphites et ramené enfin à la tradition catholique, lorsque d’abord après avoir confondu et troublé dans son oraison de ce qu’il sentait effacée dans son cœur, cette image corporelle de Dieu, qu’il avait accoutumé d’employer auparavant, se livrant tout à coup à des [46] larmes amères et de fréquents sanglots ; étendu par terre, il s’écria, avec la plus grande douleur ; ils m’ont ôté mon Dieu, je n’ai plus rien que je puisse tenir, et je ne sais plus qui adorer ou supplier. Ne leur arriva-t-il pas quelque chose de semblable à ce que font ceux qui sont perpétuellement arrêtés aux formes sensibles ?
Enfin, cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme, et l’affluence immense de la divine lumière de la pure contemplation, qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception. Et pour rendre la chose encore plus sensible, je vais employer une comparaison rebattue. Tout ce qui est contenu dans un vase est certainement moins grand que ce vase et plus ce qui est contenu dans quelque chose par là même ne peut pas contenir ce qui le contient. De même lorsque nous distinguons, examinons, comprenons notre oraison, quelque sublime qu’elle nous paraisse, elle est cependant peu avancée, faible, bornée et imparfaite, et pour parler vrai, à peine dégagé des langes du berceau, puisque tout ce qui est contenu dans notre cœur est moins grand que notre cœur. C’est pour cela que Denis dit [] : si quelqu’un ayant vu Dieu, a compris ce qu’il a vu, il ne l’a pas vu lui-même, mais quelqu’une des choses qui tombent sous les sens ; mais lorsque notre oraison s’est élevée jusqu’à l’immense, alors de nécessité notre cœur en est absorbé ; tout comme au sommet de la montagne de la contemplation, les ténèbres dans lesquelles Dieu était, n’entrèrent pas en Moïse, mais Moïse, au contraire, entra dans les ténèbres où Dieu était.
De même notre cœur est dans l’obligation d’entrer en silence, en quiétude, en repos, en simplicité et en unité ; parce que Dieu qui est plus grand que notre cœur283 y est lui-même entré284 ; lorsque la majesté de Dieu a rempli le temple, les prêtres n’y peuvent pas entrer ni y faire le service comme auparavant, parce que la majesté du Seigneur a rempli le temple ; mais il faut laisser à cette divine majesté, et le temple dans toute son étendue, et le ministère de ce temple285. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende286. Ces paroles sont très certaines et véritables ; car dans le monde intérieur, exposé aux rayons du soleil de justice, toutes choses ont leur temps, il y a temps de se taire et temps de parler, temps de guerre et temps de paix287. [48]
Il nous reste à examiner une question sur la contemplation, question forte agitée dans notre siècle, mais ignorée dans les siècles précédents, parce qu’on n’y formait pas de doute sur la distinction qu’il fallait y apporter ; savoir, y a-t-il contemplation acquise, comme on convient que Dieu en accorde une infuse selon sa volonté ; et quelle différence doit-on mettre entre l’une et l’autre ? Pour résoudre cette question tout à la fois brièvement, mystiquement et théologiquement, il faut avancer quelques observations propres à éclaircir les termes, à établir l’une et l’autre question d’une manière claire.
La contemplation active ou acquise est celle par laquelle l’homme tend aux choses divines, par des actes simples, unitifs, produits par son propre mouvement et dépendants de sa volonté ; telles sont les actes des vertus et des dons surnaturels, quoique les habitudes en soient surnaturelles et infuses, les actes néanmoins en furent laissés à notre puissance. On appelle contemplation passive ou infuse, celle qui s’élève aux choses divines par des actes très simples et très unitifs, mais divinement infus, et qui ne sont point laissés à la volonté de l’homme ; on connaît ensuite qu’ils sont infus, par leur force supérieure, par leur durée, leur pureté, leur illustration et leur excellence qui surpasse de toute manière l’activité des facultés de l’esprit fortifié même par une grâce ordinaire. Tel est, par exemple, l’entrée subite et perpétuelle288 de la lumière divine, la sortie de l’esprit en Dieu, la révélation, la prophétie et telle autre impression des choses divines ; c’est par là que la contemplation infuse est placée au nombre des grâces accordées gratuitement ; car elle possède d’ailleurs en abondance cette grâce qui fait ce qui est agréable ; elle est la fille d’une ardente charité, et la mère en même temps d’un souverain amour.
La première est appelée active ou acquise, (non que la grâce divine n’y concoure ; puisqu’au contraire, son concours y est absolument nécessaire, autrement elle ne serait qu’une contemplation philosophique et non pas théologique) ; mais parce qu’elle dépend de la volonté de l’homme, et qu’elle ne sorte point des bornes de la grâce et de la coopération commune ; elle [50] a son analogie dans les actes des vertus théologales, et des dons du Saint-Esprit, qui, quoiqu’ils ne puissent être produits sans le secours d’une grâce commune, laissent cependant à l’homme la liberté de les mettre en pratique lorsqu’il le veut ; Dieu lui donnant alors les secours généraux de la grâce qu’il a préparée pour cela.
La seconde est appelée passive et infuse, non parce que les puissances de l’âme n’y concourent pas, comme quelques-uns l’exagèrent gratuitement, puisque au contraire elles agissent véritablement dans cette admirable contemplation, et beaucoup plus parfaitement que dans ce qui a précédé. Ainsi que dans la gloire céleste les facultés de l’esprit agissent véritablement, parfaitement même avec une lumière surabondante de gloire ; mais elle s’appelle contemplation passive, parce que par la surabondance ou l’excès de la lumière divine, l’âme, à son insu, sans y penser, est entraîné aux choses divines, adhère à Dieu et lui est très étroitement attachée par l’embrassement de la droite du Très-Haut. Et comme dans cette contemplation la grâce divine en fait la partie la plus considérable, elle a pris le nom de passive dont la ressemblance peut exister dans l’acte de la révélation divine, qui malgré la coopération de l’homme, lui vient cependant tout à coup, et qu’il ne peut ensuite se procurer à volonté.
Or, l’une et l’autre contemplation peut être, en partie sensible, lorsque la surabondance de la grâce redonde sur les sens ou internes ou externes, et que le cœur et la chair tressaillent dans le Dieu vivant ; ou totalement insensible, lorsque tout est entièrement caché dans le fond du sanctuaire de l’Esprit ; alors elle est quelquefois ou réfléchie, ou directe, ou aperçue au moins intellectuellement par celui qui la possède, ou absolument inconnue ; la première est plus courte, plus pénible et moins parfaite ; la seconde est au contraire beaucoup plus facile, plus durable, plus pure et plus douce. La première est celle du contemplateur avancé, la seconde du contemplateur parfait ; parfait, dis-je, en raison de l’acte contemplatif, quoique peut-être il n’ait pas atteint encore la suprême pureté du cœur. Dans la contemplation active, l’habitude en est seulement infuse ; dans la passive, les actes le sont aussi.
Quant à l’active, il paraît que saint Paul l’a en vue, lorsqu’il dit289 : Celui qui est attaché au Seigneur est un même Esprit avec lui. Car par celle-là, l’homme tend à Dieu par un simple regard, pour être rendu par cette adhésion un seul et même esprit avec lui. Quant à la passive, le même Apôtre a dit clairement290 : Ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. Ils sont donc plutôt [52] conduits qu’ils n’agissent, conduit qu’ils n’agissent, et comme le Père se montre à eux comme à des enfants ; à l’imitation de son fils unique, ils sont conduits dans presque toutes leurs œuvres, surtout dans l’oraison par le Saint-Esprit ; c’est pourquoi ils peuvent s’écrier avec raison : Seigneur vous nous donnerez la paix, car vous avez fait toutes nos œuvres291. Parole divinement admirable ! Ce sont nos œuvres et néanmoins le Seigneur les opère en nous, en sorte qu’on peut comprendre qu’encore que ce soient nos œuvres par une véritable et réelle coopération de notre part, cependant à cause de l’écoulement d’une grâce surabondante, elles sont plutôt les œuvres de Dieu que les nôtres. Enfin, cette parole de l’ecclésiastique se rapporte à l’active [ecclésiastiques 39 versets sept] : Le juste appliquera son cœur et veillera dès le point du jour pour prier le Seigneur qui l’a créé. Est-ce qu’il n’applique pas son cœur à veiller, puisqu’il applique son esprit à contempler ? Et ce qu’ajoute le Sage s’applique à la passive [ibid. verset neuf] : Car s’il plaît au souverain, il le remplira de l’Esprit d’intelligence, etc. Et si je voulais donner sur cet objet une explication plus détaillée, je couvrirai plutôt de ténèbres le rayon divin.
De tout ce que nous venons de dire, il suit évidemment, par le témoignage et l’expérience d’un nombre presque infini de saints, et d’après le consentement unanime des Docteurs et le suffrage de l’Église, qu’il existe une contemplation infuse et passive, que Dieu accorde, par un privilège spécial, à qui il lui plaît.
Par cette contemplation l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même ; car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme, accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible, et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir, et fait ce dont, celui qui opère, a seul l’intelligence. Il en est de ce genre, dans l’Église, un plus grand nombre qu’on ne pense communément ; ce don sublime ne consistant pas seulement dans l’Eglise dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels ; mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent, sous l’apparence d’une [54] pauvreté méprisée, mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Quoique personne, par ses propres efforts, soutenus même d’une grâce ordinaire, ne puisse atteindre à cette contemplation, ni la mériter puisqu’elle est un don gratuit, ni la désirer avec inquiétude, chacun cependant peut s’y disposer de quelque manière, selon le sentiment d’un très habile Directeur292, par ce que quoique la contemplation soit l’ouvrage de la grâce et même d’une grâce extraordinaire ; cependant l’industrie de l’homme peut en faciliter les moyens, pourvu qu’il se sépare de tout ce qui n’est pas Dieu, et surtout de lui-même. Un autre Docteur, d’une grande autorité, a dit293 : Si nous étions parfaitement morts à nous-mêmes et dégagés intérieurement de tout, nous pourrions alors goûter dans notre intérieur, les choses divines et éprouver quelque chose de la contemplation divine. Le grand obstacle qui s’y oppose, c’est que nous ne sommes pas libres des passions et de la concupiscence ; et que nous ne tâchons pas d’entrer parfaitement dans la vie des saints. Assurément ceux-là ne veulent pas entièrement mourir à eux-mêmes, qui s’efforcent toujours de conduire leur oraison par le propre raisonnement, qui sont toujours intérieurement entortillés en eux-mêmes, qui ne s’abandonnent jamais à la liberté du Saint-Esprit ; tous ceux enfin qui veulent être sans cesse dominateurs, inspecteurs et juges de l’opération interne qui se passe en eux, n’éprouveront jamais l’action divine. Saint Grégoire le Grand, ce disciple élevé et maître dans la contemplation dit : Par la contemplation, nous voulons pénétrer les choses divines, nous qui non seulement n’avons pas la garde notre cœur, mais même celle de notre corps, puisque souvent nous portons des regards indécents, nous nous livrons à la curiosité, nous disons des choses superflues, nous usons du sommeil et des aliments, non pour remonter notre corps, mais pour la délectation.
De tout cela, il résulte qu’il y a principalement deux choses qui disposent à cette grâce. Premièrement. L’éloignement des obstacles qui peuvent être comptés au nombre de deux ; l’impureté de la vie, et deuxièmement l’opiniâtreté à s’assujettir à un genre d’oraison extraordinaire ; en ramenant ensuite insensiblement l’oraison à la tranquille simplicité et au repos : il faut cependant se garder d’avoir en vue que Dieu nous accorde une sorte de contemplation singulière, à la vue de cette disposition ; ce motif annoncerait la présomption et la recherche de soi-même ; mais que ce soit seulement pour acquiescer à la volonté divine, et pour qu’elle trouve le cœur disposé à tout ce qui lui plaît, ce [56] qui est la marque de l’humilité et de la charité.
Saint Grégoire déclare d’une manière très expresse, combien il est agréable à Dieu d’accorder indistinctement à tous les hommes cette grâce éminente de la contemplation, pourvu qu’ils recherchent la pureté de cœur et qu’ils aiment leur Roi. Car, comme ajoute ce saint homme294, la grâce la contemplation n’est pas accordée seulement aux grands, aux hommes élevés ; mais aussi aux petits, à ceux du plus bas rang ; elle regarde indistinctement les grands, les petits, ceux qui sont éloignés, quelquefois ceux qui sont mariés ; si donc il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ; quiconque a un cœur peut être éclairé de la lumière de la contemplation, d’où il résulte, par la décision ce grand homme, si célèbre dans l’Église, quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation, et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur ; ceux, au contraire, dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement arriver et même dans peu à la contemplation. Denis le Chartreux295 a dit dans les mêmes vues, pour parvenir à la Théologie mystique, il n’est pas nécessaire d’avoir un esprit subtil, d’être exercé dans les disputes des écoles, d’avoir fait des progrès dans les sciences abstraites et spéculatives ; mais il faut éprouver des sentiments de pénitence, avoir un cœur pur, un amour ardent, la simplicité de l’esprit, l’élévation ou le recueillement, l’illumination du Saint-Esprit ; et comme il arrive que ces qualités se trouvent plus souvent dans les idiots et dans les simples, dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait pénitence, surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes choses ; il est certain que la contemplation de la sagesse mystique, leur est versée avec plus d’abondance qu’à ces grands génies, à ces savants qui ne se sont pas convenablement et dignement préparés à la voie unitive, par la voie purgative et illuminative ; qui sont grands à leurs propres yeux, qui regardent [58] les autres comme rien, et qui par la même sont rejetés comme ineptes et indignes de cette théorie mystique.
Il est certain qu’il existe une contemplation active et acquise ; c’est celle par laquelle l’esprit épris d’amour pour la sagesse divine [sagesse huit verset deux], l’aime, la recherche même depuis la jeunesse de la vie spirituelle, et regarde comme un bien de s’attacher à Dieu296. Tous les Pères et tous les directeurs spirituels des âmes, je ne citerai pas ici les autorités, sont unanimement d’accord que l’homme, de son propre mouvement et avec le secours de la grâce, peut et doit s’élever à cette manière d’oraison dans le temps convenable, et même au commencement de la conversion, au moins de temps en temps, et par des actes non trop fréquents, en supposant qu’on y est disposé. Nous n’avanceront qu’une ou deux autorités. Premièrement. Celle de Saint Grégoire sur Job : Quiconque, dit-il, dilate son esprit par de saintes pratiques, doit encore l’élever jusqu’à la secrète recherche de la contemplation intime ; et ailleurs297. Quelques-uns font tant de progrès dans l’amour de leur Créateur, qu’ils quittent même les bonnes œuvres pour se livrer à la douceur de la vie contemplative ; et qu’ils désirent, par son moyen, de s’occuper de Dieu. Celle de saint Bernard298 : La contemplation, dit-il, exige un cœur pur, afin de dégager des vices, elle s’élève facilement aux choses célestes, et que quelquefois elle le tienne comme suspendu en admiration, comme en extase et étonnement par certains signes. Le même nous dit avec raison299 : Nous faisons de trois manières de grands progrès dans la grâce de la contemplation. Premièrement par la grâce. Deuxièmement par notre propre industrie, et enfin par la doctrine des autres. Il est évident cependant que la propre industrie et la doctrine des autres ne peuvent pas contribuer à la contemplation infuse. Mais est-il rien de plus formel que ces paroles de saint Denis à Timothée : Il abandonne, dit-il, le sens et l’intelligible300, il s’exerce à considérer les objets mystiques, il emploie ses forces d’une manière inconnue, pour se joindre [60] à celui qui est au-dessus de toute science et de toute substance, pour sortir de lui-même et de tout le créé, afin de s’élever au rayon des sacrées ténèbres. Ces actes sont manifestement propres à l’homme qui se porte et qui se meut vers Dieu ; le même saint Denis le dit encore ailleurs expressément301 Il faut s’élever à l’habitude et la vertu de la contemplation, parler par le chaste regard de l’esprit. Et voici comment on s’élève à l’habitude de la contemplation par ces regards ; c’est-à-dire par des actes ; habitude, dis-je, acquise, puisqu’elle est l’effet de chaque regard particulier. La raison théologique donne la même instruction et la même conviction : car comme il est certain qu’il y a une manière d’oraison discursive par les actes répétés, qui produisent l’habitude qui y est conforme : il faut de même incontestablement admettre une manière d’oraison simple, par le moyen de l’intelligence du simple regard dont les actes répétés produisent l’habitude qui y est conforme, ou une sorte de facilité, quelle qu’elle soit, de parvenir à cette simple manière d’oraison, puisqu’elle se fait par une fois exquise, qui élevant l’esprit à Dieu, n’a pas besoin de discours ou de raisonnement. Car elle voit et elle sent plutôt qu’elle ne recherche ou en parle : elle admire plutôt ce qu’elle croit qu’elle ne recherche ce qu’elle doit croire, c’est ce qui a fait dire à saint Augustin [enchéri Dionne chapitre sept] : ce que croit la foi, l’espérance et la charité le demandent. N’est-ce pas par cette considération que la contemplation est définie en plusieurs endroits par les Pères, l’agréable admiration d’une vérité claire ? Or, puisqu’il y a tant de vérités claires qui nous ont été révélées, tel par exemple qu’il y a un Dieu, et qu’il est souverainement aimable ; pourquoi ces vérités ne produirait-elles pas sur nous une douce admiration ?
Et ce sera une vraie contemplation. Ajoutons que si nous ne pouvions, par aucun effort, nous élever à la contemplation proprement dite, comment les saints Pères nous exhorteraient-ils par tant de passages à embrasser la vie contemplative ? Puisqu’on ne peut pas appeler vie contemplative, celle où il n’y a pas de contemplation proprement dite302. La vie contemplative est particulièrement disposée à la contemplation de Dieu, d’après le témoignage du Docteur Angélique, lorsqu’il déclare : Que celui-là est beaucoup plus agréable à Dieu, qui occupe son âme à la contemplation qu’à l’action. Certainement il paraît avoir traité dans la question sur la contemplation, de la contemplation active proprement dite et avec plus d’étendue, [62] surtout lorsqu’il en parle le plus souvent d’une manière philosophique ; c’est ce que n’ignorait pas le grand Théotime303 : La soif de l’amour divin, dit-il, pousse à méditer : mais cet amour enfin établi dans nos cœurs, nous retient dans la contemplation : nous méditons pour acquérir l’amour de Dieu ; et quand nous l’avons acquis, nous contemplons. C’est pourquoi la contemplation est appelée avec raison la fille de cette charité dont la méditation est la mère, de même que le regard affectif de cette même méditation. Il est donc évident que l’acte ou l’habitude font partie de la contemplation active ; car on voit clairement que les moyens et la fin tendent au même but ; les moyens seraient également superflus et inutiles, s’ils ne pouvaient pas conduire au but désiré. Il s’ensuit donc nécessairement que la contemplation acquise répond à la méditation qui est un moyen acquis, et que cette contemplation en est la fin naturelle, dépendant du même genre d’oraison acquise.
De plus ; des trois opérations de l’entendement, il est certain que la simple appréhension ou perception saisit les objets qui lui sont proportionnés, par la seule vue, c’est-à-dire sans juger ou raisonner. Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? Surtout puisqu’il n’exige que la foi, comme que Jésus est réellement présent dans le sacrement de l’Eucharistie.
Pourquoi, dis-je, quelqu’un se contentant de ce simple acquiescement ne demeurera-t-il pas comme saisi d’admiration, d’adoration et d’amour pour un si grand mystère, et ne le contemplera-t-il pas ? C’est pour cela que les anciens ont regardé comme incontestable304 que l’acte de la sagesse théologique, soit acquise, soit infuse, méritait à bon droit le nom de contemplation. Enfin comme je puis par de pieux efforts chercher et attirer quelques actes de foi d’espérance de charité, de même Dieu peut me verser sans que j’y pense, d’une manière marquée quelques actes de ces mêmes vertus, ainsi incontestablement chacun peut contempler de ces deux manières.
Les philosophes sont d’accord qu’il y a une contemplation naturelle de la vérité, que les sages ont beaucoup célébrée, et se [64] sont proposés comme la récompense de leurs travaux, soutenant que c’était en cela que consiste le bonheur de l’homme. Et même la contemplation de la vérité convient à l’homme selon sa nature en qualité d’être raisonnable. À cause de cela il doit faire ses efforts et chercher à obtenir sur toutes choses une telle vie contemplative des choses divines, comme saint Thomas et Javellus l’enseignent par les principes d’Aristote. Et même la plupart des grands théologiens soutiennent avec vérité que305 la contemplation purement naturelle est possible, indépendamment de toute image ; pourquoi donc tous les théologiens ne reconnaîtrait-il pas une contemplation acquise de la vérité divine éternelle ? Surtout puisque le Saint-Esprit aide nos faiblesses dans son exercice, et qu’outre la force naturelle que le Créateur a donné à chacun de nous de contempler, il orne notre esprit de tant d’autres grâces surnaturelles, qui sont du genre de la grâce commune et ordinaire, qui l’élève, l’aide et le fortifie, en tant que souverain auteur de la grâce. Telles sont les trois vertus théologiques et les sept dons du Saint-Esprit, par lesquels les justes demeurent sanctifiés et disposés à la contemplation, surtout puisque la contemplation religieuse naît d’une foi exquise, soutenue par le don de l’intelligence et aidée du don de la sagesse que produit une ardente charité. À cela se joignent encore les secours ordinaires de la grâce qui y sont fort nécessaire, puisque les dispositions dont nous avons parlé les supposent pour exercer leurs actes dans le temps convenable, et que Dieu qui nous aide aime tendrement les offres toujours à ceux qui les lui demandent et les accorde à ceux qui en veulent profiter. Car comment pourrait-il arriver que celui qui nous exhorte partout et nous presse partout dans l’Écriture306 à prier sans cesse, à s’occuper uniquement de lui, à s’attacher uniquement à lui, à marcher toujours en sa présence, à se le proposer dans toutes nos voies, et à contempler les vérités éternelles, sachant307 que nous ne pouvons rien faire sans lui ; comment308, dis-je, nous refuserait-il les secours nécessaires pour faire ces choses ? Comment donc certains docteurs nous éloignent-ils impérieusement de la contemplation, comme des rochers inaccessibles, et nous menacent-ils de trouver un précipice dans une plaine unie ? Pendant que tous les autres, soit par la philosophie, soit par la théologie, prennent à témoin le ciel et la terre que c’est le port de la tranquillité et l’état du bonheur dans cette vie, auquel si tous nos [66] efforts ne tendent pas, nous nous éloignons pour notre malheur du but auquel nous devons tendre.
Et même ce n’est pas sans une raison suffisante que j’affirmerai, qu’il est beaucoup plus facile de contempler de cette manière, c’est-à-dire activement, que de méditer, au moins pendant quelques moments entremêlés de pieux mouvements, laquelle manière d’oraison est la plus facile de toutes et de temps en temps fort utile et merveilleusement efficace. Car la contemplation n’a pas besoin comme la méditation d’un raisonnement pénible et d’un appareil étudié de plusieurs pensées, ni d’un certain ordre entre elles et de réflexions internes, car309 c’est l’ouvrage de la méditation de fonder les choses secrètes, comme c’est celui de la contemplation d’admirer les choses claires. Or qui ne voit pas qu’il est beaucoup plus facile d’admirer ce qui est clair, que de fonder ce qui est caché ?
Ensuite il est incontestablement plus facile de voir que de parler, de croire que de rechercher, d’aimer que de raisonner, de goûter, d’admirer et d’adorer que de montrer par plusieurs arguments la nécessité de ces actes. Ce qui fait que la sagesse appelle les petits, les simples et les ignorants, et ceux qui sont incapables de méditation au festin continuel de la contemplation. C’est pourquoi elle dit aux petits, venez, mangez de mes pains et buvez du vin que je vous ai versé310. Ceux-ci certainement311 mangent des pains qui se livrent à de pieuses méditations, qui prennent plaisir au mets agréable des saintes aspirations ; mais ceux-là boivent le vin céleste qui s’enivrent sans peine du nectar de la contemplation. O docte ignorance ! Plusieurs de ces petits qui n’ont pas encore appris à parler avec ordre devant Dieu, savent cependant admirer les choses divines, désirer Dieu et le bien prier312.
Enfin tous les hommes de quelques état, condition ou sexe qu’ils soient, sont capables d’exercer des actes de l’oraison acquise, pourvu qu’on le leur apprenne ; car comme ils peuvent être exercés à la méditation, de même ils peuvent beaucoup plus facilement l’être à cette forme de contemplation. [68] qui empêche, par exemple, qu’après avoir considéré et saisi par la foi la naissance de Jésus-Christ, on ne soit tout de suite rempli d’admiration, d’amour et d’une douce délectation dans les vues de l’esprit et les mouvements du cœur, et qu’ainsi on ne soit nourri d’une véritable contemplation, comme l’a bien prouvé celui qui a écrit dernièrement avec étendue et connaissance sur l’oraison.
Au moins il faut avouer que la contemplation serait beaucoup plus facile pour plusieurs qu’elle ne l’est maintenant ; si un plus grand nombre s’y adonnaient ; si on n’était pas paresseux de s’occuper sérieusement et longtemps de l’oraison mentale ; si on ne craignait pas de renoncer aux attraits de la chair et aux charmes trompeurs du monde ; de réprimer ses passions ; de pratiquer souvent les exercices internes d’une vie chrétienne ; de marcher en la présence de Dieu ; et comme la bonté divine nous invite à la contemplation, de nous y livrer de bon cœur et de coopérer au rayon divin. Car Jésus-Christ ne nous a pas moins mérité à tous la perfection que le salut ; puisque saint Paul dit : Sans la sanctification nul ne verra Dieu313. Et il n’est pas moins disposé à accorder l’une à ceux qui la désirent et qui veulent marcher dans sa loi que l’autre. Et il ne dit pas moins à tous les chrétiens : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait314. Qu’il ne dit, si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements315.
Enfin cette oraison sera la meilleure qui se fera selon le bon plaisir divin, car le but principal et perpétuel de celui qui prie, doit être de ne jamais résister au Saint-Esprit, mais de se livrer tout entier à sa conduite, comme au grand Maître de l’oraison, et d’employer toujours cette oraison qu’il croira lui être le plus agréable, et à laquelle il se sentira entraîné par une inspiration également douce et efficace : Car qui pourra connaître le conseil de Dieu ? Ou qui pourra reconnaître ce que Dieu veut ?316 Personne, si ce n’est celui qui s’abandonne entièrement à Dieu, et qui se livre tout entier à l’inspiration céleste de l’oraison. Et comme celui-là doit certainement entrer dans la contemplation, qui après de long raisonnement et de fréquentes [70] aspirations, ne peut plus ou méditer, ou se livrer à des mouvements affectifs, de même il convient à chacun de se livrer aux mouvements affectifs et à la méditation lorsqu’ils se sentent libres et disposés à prier ainsi : et au contraire peu propres à la seule contemplation, quoiqu’il en ait reçu un don éminent ; mais cela arrive très rarement.
Ainsi, l’ami fidèle sait se taire et parler selon la volonté de Dieu, dont il a l’expérience intérieure. Autrement si quelqu’un s’attachait à un certain genre d’oraison avec propriété, il se rechercherait lui-même et non pas Dieu uniquement : ce qui serait imparfait et contraire à l’entière résignation. Qu’on rende à chacun ce qui est à lui ; si on compare oraison avec oraison, il est certain que l’aspiration est préférable à la méditation, et la contemplation à l’aspiration ; mais si on compare l’oraison avec celui qui la fait, cette oraison sera la plus parfaite pour chacun, qui sera accommodée à son état ou à la nécessité, et ce qui est surtout essentiel à la volonté divine. Ainsi le lait convient proprement aux petits, comme la nourriture solide aux adultes, et la nourriture solide est aussi peu adaptée aux petits que le lait aux adultes ; quoique la nourriture solide comparée au lait soit préférable. Si quelqu’un comparait l’état du mariage au célibat, ils trouveraient certainement que cet état est moins parfait que celui-ci ; mais s’il comparait le célibat au mariage, ce dernier état sera préférable au premier pour ceux qui y sont appelés. Rien n’empêche, dans tous les états de la vie humaine, de tendre à la souveraine perfection et sanctification. On peut porter le même jugement des différents genres d’oraisons.
Que les directeurs des âmes tiennent donc ces préceptes et les enseignent avec prudence et avec sagesse, prenant garde surtout de censurer et tourmenter les autres, comme s’il fallait rejeter les témoignages de tant de saints et de savants hommes, parce qu’ils n’ont pas éprouvé ce que ceux-là ont avancé : Que chacun, selon le don qu’il a reçu, l’emploie pour le service des autres, comme bon dispensateur de la grâce de Dieu, qui a différentes formes317. Puis donc que la grâce de Dieu a différentes formes, assurément ceux-là s’en écartent beaucoup, qui veulent que tout le monde suive la même route, et qui pendant quarante ou cinquante ans, obligent indistinctement tous leurs dirigés [72] à tenir intérieurement la même conduite, et ne leur accordent jamais de quitter les rudiments de l’oraison318. Les pains des aliments célestes ne sont pas également adaptés à chacun et uniformes dans l’oraison ; mais les opérations du Saint-Esprit dans l’homme319, sont aussi diverses que l’état des hommes est différent sur la terre320. Cela paraît donc être le plus utile, qui réjouit le plus, selon Dieu, celui qui fait oraison, qui lui inspire plus promptement l’esprit de dévotion et élève son esprit à la confiance en Dieu.
Le peu de choses que j’ai rapportées de la sacrée oraison, quelque indigne que je sois de la nommer, je l’ai recueilli avec soin de mon mieux, des sources pures de la parole de Dieu, des écrits des Saints Pères et des plus grands Docteurs spirituels ; avançant presque tout ce que j’ai dit, entremêlé de leurs propres sentences, dans le dessein que ceux qui sont médiocrement instruits des matières théologiques, puissent voir clairement, que les principes de la Théologie mystique et le commerce interne des âmes avec Dieu, sont certains, clairs et solides et aussi anciens que le monde, et que, par conséquent, ce ne sont pas des fictions inventées de nos temps, comme le pensent vainement des gens sans expérience, mais sont fondés entièrement sur le sentiment universel de tous les siècles de l’Église, sur les écrits et sur la tradition constante des Saints Pères depuis les Apôtres, et confirmé par une nuée de témoins. Il me serait facile d’avancer un plus grand nombre de témoignages, si ce petit ouvrage n’était pas une simple esquisse d’une plus grande entreprise.
Quelqu’un peut-être désirera pour acquérir une connaissance plus complète de ces deux espèces de contemplations, que je trace avec plus de détail ce qui peut [74] les éclaircir, et que je marque en même temps la différence qu’il y a entre les deux ; je m’y prêterai, quelque incapable que j’en sois, et je dirais en peu de paroles ce qui est entièrement ineffable.
Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation du discours intérieur, qui disparaît comme dans le cœur ; l’admiration qui succède à la considération, une foi vive à Dieu présent, que l’esprit seul lui suffit, l’éloignement de toute recherche, car on a trouvé le vrai bien avec Dieu, goûté intimement : une plus grande faim de l’oraison et en même temps un rassasiement, un mélange rare ou fréquent des mouvements affectifs ; car cette contemplation a besoin de ces secours, comme l’aurore a son lever pour parvenir graduellement au plein jour, la réduction des exercices internes multipliés, à un seul nécessaire, l’élévation agréable de l’esprit à Dieu, la dilatation du cœur et le goût de l’éternelle vérité saisie. Les fruits de cette oraison sont l’illumination d’en haut, d’où naît le mépris de soi-même et la souveraine estime de Dieu, l’entière mortification de la chair par l’esprit, et de l’esprit par le renoncement ; l’accroissement de toutes les vertus, et la purification du cœur321. La paix de Christ qui triomphe dans le cœur, l’aurore d’un plein jour, la connaissance de la croix de Christ et l’amour du crucifié, l’intelligence des paroles de l’Écriture Sainte, qu’on n’avait jamais eues auparavant : la découverte du grand trésor caché dans le champ de l’Église, l’adoration du Père en esprit et en vérité, qui commence presque dès lors, le repos dans l’attente des promesses322 le septième jour que Dieu bénit et sanctifia, parce qu’il est le jour où il se reposa de toutes ses œuvres qu’il avait faites, la sainteté ne consistant pas dans l’usage des moyens ou la fatigue de l’esprit, mais dans la jouissance de la fin. D’où il reste un repos pour le peuple de Dieu, car celui qui est entré dans le repos de Dieu, se repose aussi lui-même en cessant de travailler, comme Dieu s’est reposé après ses ouvrages323. Heureuse les âmes qui ont appris par leur expérience cette parole de l’Apôtre : la vue de l’éternité qui soutient la patience et ranime la persévérance, est la disposition la plus prochaine à l’oraison surnaturelle324. C’est ainsi qu’à cette oraison acquise régulièrement, dans les hommes purifiés par le bienfait de Dieu, succède l’oraison infuse dans laquelle consiste le bonheur qu’on peut acquérir dans cette vie de la connaissance de Dieu. [76]
Les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu présent partout, et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuelle indistinct, uniforme, très étendu ; car celui qui n’a pas reçu la grâce du Paraclet, n’aura pas la permanence et la perpétuité de l’oraison ; mais si un homme a le Paraclet, alors assis et se promenant, dormant et veillant, travaillant et se reposant, parlant et se taisant, il est en oraison. Une certaine immobilité divine, une impassibilité au-dessus des forces de la nature, une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité, en qui ni l’adversité, ni la prospérité ne produit point le changement ; l’absence des formes et des fantômes, l’assujettissement de l’entendement à l’obéissance de la foi, par le moyen de laquelle toutes ses recherches se reposent enfin dans l’éternelle vérité, la perte de la volonté humaine dans le bon plaisir divin, l’affranchissement de tout mode, de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ; car ici l’âme se trouve comme établie et enlevée du temps présent dans l’éternité, et contemple en elle-même Dieu d’une manière qui lui est inconnue. Les dons singuliers de Dieu sont, la continuité de l’oraison sans fatigue, un merveilleux rassasiement, avec une perpétuelle soif d’oraison, la vue et le sentiment très intime de Dieu en toutes choses, et de toute chose en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison, toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toutes choses. Enfin lorsque cette manière d’oraison aura été forte avancée, elle produit en l’homme la sortie de lui-même, et de toutes les créatures ; ensuite il demeure libre en toutes choses, et étant heureusement mort dans le Seigneur, il rentre dans le repos de son Seigneur.
Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu, et cependant il ne doute pas qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus. Enfin par l’émulation de sa patrie céleste [Saint-Augustin] lorsqu’il a reçu cette joie ineffable, l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé.
Les fruits de cette contemplation sont325 l’holocauste et l’oblation, d’une très à agréable odeur au Seigneur, vivre et ne pas vivre, opérer et ne pas opérer, car la vie, l’opération, et les sens de ce contemplateur [je dis du parfait contemplateur,] est devenu tels, qu’il est recoulé comme dans son origine, il est passé en Dieu. Alors il est élevé au [78] dessus de toutes les vertus, il a la vraie humilité du cœur, un amour très pur, qui se glorifie dans la croix de Christ et possède cette paix de Dieu qui surpasse tout entendement326. L’oubli des fautes commises, le vrai bonheur de cette vie, les arrhes de la vie divine, l’entrée de Dieu dans son âme par la force son amour, le repos de l’un dans l’autre et la possession réciproque, la jouissance de Dieu en Dieu même, une merveilleuse révélation des choses divines, la pénétration des mystères, l’association aux anges, l’expérience très profonde des attributs divins. Ici on fait plus d’oraison dans une heure, que dans un autre temps pendant une année entière. Ici s’opère la manifestation du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ici on trouve en Jésus-Christ la plénitude du vrai bien et la joie du Seigneur. Ici la jeunesse est renouvelée comme celle de l’aigle327. [] Et la nuit même devient toute lumineuse au milieu des délices328. ici la charité opère la mort de la nature et la vie de l’esprit, oubli de toutes les créatures et la parfaite union avec le créateur. Enfin ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, et ce qui n’est point monté dans le cœur de l’homme329. Voilà ce que ces parfaits amateurs de Dieu éprouvent dans ce lieu d’exil, attendant cependant la bienheureuse espérance et l’arrivée du Seigneur330.
Or dans cette parfaite abnégation et soumission tout se consomme ; et quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses, doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux, et se renoncer toujours et en toutes choses. C’est ainsi qu’enfin par cette oraison perpétuelle et incessable, que s’accomplira en lui cette parole du prophète crie à moi et je t’exaucerai et je t’annoncerai les choses grandes et fermes que tu ignores331.
Au reste, si vous désirez de faire oraison d’une manière profitable, renoncez-vous vous-même, et ne parlez de l’oraison qu’après avoir beaucoup souffert. Celui-là ne connaîtra jamais les sacrés secrets de l’oraison, qui n’aura pas été séparé de toutes les créatures, ou qui ne se sera pas élevé à Dieu par un vol hardi ; devenu supérieur à lui-même ; et celui-là ne pourra pas défendre avec succès la contemplation, surtout celle qui est plus avancée et plus secrète, qui n’aura pas en sa faveur essuyé beaucoup de croix y étant exposé, comme à la défense de l’Évangile intérieur et éternel. Car comme Jésus-Christ nous a mérité ce don précieux [80] par le sens de sa Croix, de même Dieu accorde à ses serviteurs et à ses servantes cette grâce entièrement divine de le manifester et de le défendre, presque toujours par des opprobres, des injures, au milieu des traits fréquents d’une cruelle contradiction. On passe à cette paix, par des extases de la sagesse chrétienne, et il n’y a pas de chemin pour y aller que par un ardent amour pour le crucifié dont le sang purifie des souillures du vice.
L’amour de Christ et l’imitation du crucifié nous conduisent d’abord comme par la main à la contemplation, ensuite la contemplation elle-même élevant notre esprit à Dieu, amène l’amour de Christ à l’entière purification et à la plus sublime imitation du crucifié. [Saint-Augustin] Si on recherche cette sagesse comme il convient, elle ne peut se soustraire et se cacher à ceux qui l’aiment. De là on peut leur appliquer cette parole. Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez à la porte et on vous ouvrira332. L’amour demande, l’amour cherche, l’amour frappe à la porte, l’amour découvre, l’amour enfin persévère dans ce qui lui est révélé.
Que celui dont qui désir de connaître cet amour le cherchent où il et qu’ils ne cherchent pas dehors, puisqu’il est abondamment dans les cœurs. Dieu conserve cette fournaise dans les œuvres de sa chaleur333.
Dieu répand cette charité dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné334. C’est donc auprès de Dieu qu’il faut chercher cet amour sacré. C’est donc avec Dieu qu’il faut traiter par des exercices intérieurs, afin que par ce commerce notre esprit soit enflammé du feu divin. Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il a cherché dans toute l’angoisse de son âme335. Voilà la seule chose que nous devons chercher, voilà le chemin le plus sûr de le chercher, celui qui cherche Dieu seul et qui le cherche de tout son cœur ; celui qui le cherche dans toute l’angoisse son âme le trouvera certainement et sûrement. Lorsque tous nos efforts se porteront droit, d’abord et uniquement à Dieu, lorsque nous l’aurons cherché par une incessable oraison, et une solide mortification, alors enfin nous le trouverons. Que la mortification soit donc l’assaisonnement de l’oraison pour qu’elle ne devienne pas vaine, que l’oraison fortifie la mortification, pour qu’elle ne [82] défaille pas ; que l’une et l’autre fraient un chemin uni pour arriver à Dieu.
La contemplation de rejette pas la mortification, mais l’augmente. La mortification n’éloigne pas de la contemplation, mais y conduit d’un pas assuré. Ainsi Jésus-Christ est le chemin qui conduit au Père. Seigneur enseignez-nous à prier. Luc 11.
Aucun commentaire ne peut rendre compte d’une épreuve sans fin sur laquelle nous ne savons presque rien car la correspondance couvre seulement cinq années (1690-1695) et se devait d’être rassurante. La Combe suit le calvaire vécu par le quiétiste Molinos dont on ne sait rien -- les archives romaines ayant brûlées -- sinon sa remarquable attitude lors d’une célèbre « journée » d’expiation.
Soulignons le remarquable rayonnement d’un homme seul qui va réussir à rassembler autout de lui un groupe spirituel -- une « petite église » comme il nommera justement mais malencontreusement ce groupe -- au sein de la prison de Lourdes, seule « situation stable » qui succéda à plusieurs transferts. La correspondance commence trois années après son premier enfermement.
Se joindront au cercle mystique le chapelain de la prison, des notables, de simples femmes, des religieuses... Le contact avec l’extérieur sera assuré sans faille par une voie qui nous reste inconnue, jusqu’à la saisie de madame Guyon vigoureusement recherchée par la police.
Soulignons également que l’on ne peut attribuer au prisonnier aucun aveu net et clair qui eût réglé une bonne fois pour toute le « problème quiétiste ». Les accusateurs « liquidateurs » en sont réduits à présenter une lettre forgée à la prisonnière parisienne. Aucune confrontation ne pourra avoir lieu.
La lettre de Tarbes est suffisemment étrange et différente des lettres qui parvinrent à madame Guyon par une voie sûre que nous la supposons arrangée ou obtenue par épuisement ou égarement provoqué du prisonnier. Tout se dénouera par la mort d’un vieillard peut-être devenu fou à force d’épreuves subies ou bien ayant retrouvé sa liberté dans la sénilité.
1. ‘Ils firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos …[S.M.] ordonna …que le père La Combe ne sortirait point de son couvent …Ils concertèrent de … le faire paraître réfractaire aux ordres … ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe.’ 2. Tromperies pour faire sortir le Père La Combe et établir des procès-verbaux. 3. Naïveté du Père toujours soucieux d’obéissance. 4. Le Père La Mothe obtient les précieuses attestations de la doctrine du Père La Combe et les fait disparaitre. 5. Le Père est arrêté le 3 octobre 1687. 6. Pressions du Père La Mothe et ‘il y eut même de mes amis assez faibles pour me conseiller de feindre de prendre sa direction.’ 7. Tous ceux qui ne la connaissent pas crient contre elle. 8. ‘Je ne faisais pas un pas, me laissant à mon Dieu.’ 9. Activité de l’écrivain Gautier. 10. Elle trouve des témoins qui connaissent la femme du faussaire ce qui peut démontrer l’innocence du Père La Combe mais le Père La Mothe, supérieur des barnabites, ‘voulait bien se mêler de livrer son religieux, mais non pas de le défendre.’ 11. ‘Un second Joseph vendu par ses frères.’ 12. ‘Ce fut sur cette lettre supposée, que l’on fit voir à Sa Majesté, que l'on donna ordre de m'emprisonner.’
[1.] À quelques jours de là, après avoir consulté avec M. Charon336 l’official, ils trouvèrent le moyen de perdre le père La Combe, voyant que je n’avais pas voulu m’enfuir. C’était celui qui leur avait paru le plus sûr : ils firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos et dans ses sentiments, supposant, sur le témoignage de l’écrivain et de sa femme, qu’il avait fait des crimes qu’il ne fit jamais. Sur cela Sa Majesté, avec autant de justice que de bonté, croyant la chose véritable, ordonna avec autant de justice que de bonté, que le père La Combe ne sortirait point de son couvent, et que l’official irait s’informer de lui-même quels étaient ses sentiments et sa doctrine. Il ne se trouva jamais un ordre plus équitable que celui-là ; mais il n’accommodait point les ennemis du père La Combe, qui jugèrent bien qu’il lui serait très aisé de se défendre de choses aussi fausses. Ils concertèrent entre eux un moyen d’ôter cette affaire à la connaissance des généraux et d’y intéresser Sa Majesté. Ils n’en trouvèrent point d’autre que celui de le faire paraître réfractaire aux ordres du roi, et afin de réussir, - car ils savaient bien que l’obéissance du père La Combe était telle que s ‘il savait l’ordre du roi, il n’y contreviendrait pas, et qu’ils ne viendraient point à bout de leurs desseins, - ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe, afin que, sortant pour quelque exercice de charité ou d’obéissance, il fût pris comme rebelle. Le père La Combe prêchait et confessait à son ordinaire, et même fit deux sermons, l’un aux Grands Cordeliers à Saint-Bonaventure, et un autre à Saint-Thomas de Villeneuve, aux Grands-Augustins, sermons qui enlevèrent tout le monde. Ils lui cachèrent, dis-je, avec soin les ordres du roi et complotèrent avec M. l’official tout ce qu’ils firent, parce qu’ils ne pouvaient rien faire en ce point qu’ils ne fussent de concert.
[2.] Quelques jours auparavant, le père La Mothe me dit que M. l’official était son intime ami et qu’il ne ferait en cette affaire que ce qu’il lui plairait ; et il feignit de faire une retraite spirituelle afin de n’être point obligé de s’écarter de la maison [261] et de mieux faire réussir son affaire, et pour avoir aussi un prétexte de s’exempter de servir le père La Combe et de le mener chez Mgr l’archevêque. Un après-dîner l’on vint dire au père La Combe qu’un cheval avait passé sur le corps d’une de ses pénitentes et qu’il la fallait aller confesser. Ce père, sans tarder, va demander permission au père La Mothe d’aller confesser cette femme. On la lui donna volontiers. À peine fut-il parti que M. l’official vint, qui fit son procès-verbal comme il ne l’avait pas trouvé et qu’il était un rebelle aux ordres du roi que l’on ne lui avait pas déclarés. Ils dirent tout haut à M. l’official qu’il était chez moi, quoiqu’ils sussent bien le contraire, car il y avait plus de six semaines qu’il n’y était venu et ils firent entendre à Mgr l’archevêque qu’il était toujours chez moi. Mais comme une seule sortie par l’ordre du supérieur n’était pas suffisante à leur gré pour faire paraître le père La Combe aussi noir à Sa Majesté que l’on voulait le faire paraître, il fallut venir d’autres fois. Cependant le père La Combe résolut de ne sortir pour rien au monde. Ce qui les embarrassant un peu, ils firent venir M. l’official un matin, et sitôt qu’il fut entré, on dit au père La Combe, qui ne savait pas qu’il fût là, de venir dire la messe. Il fut surpris parce que ce n’était pas son rang, et il eut assez tôt dit la messe pour voir sortir M. l’official. Il alla trouver son supérieur et lui dit : « Mon père, est-ce qu’on veut me surprendre ? Je viens de voir sortir M. Charon l’official ? » Le supérieur lui dit : « C’est qu’il me voulait parler ; je lui ai demandé s’il voulait vous parler, il m’a dit que non. » Cependant l’on avait ce matin dressé un second procès-verbal comme337 le père La Combe n’y était pas, et qu’il était encore rebelle aux ordres de Sa Majesté. M. l’official vint une troisième fois ; le père le vit de la fenêtre et demanda à lui parler ; l’on ne voulut pas qu’il parût, disant qu’il avait des affaires avec le supérieur et qu’il ne venait pas pour lui. Il me vint trouver à son confessionnal où je l’attendais, et me dit qu’il craignait fort une surprise, que M. l’official était là, et qu’on ne voulait pas le lui laisser parler. L’on fit encore un troisième procès-verbal comme le père La Combe s’était trouvé pour la troisième fois rebelle aux ordres du roi.
[3.] Je demandai le père La Mothe et je lui dis que je le priais que l’on n’en usât pas comme cela, qu’il m’avait dit qu’il était fort ami de M. l’official et qu’assurément l’on voulait user de surprise. Il me dit assez froidement : « Il n’a pas voulu voir le père La Combe : il ne venait pas pour cela. » Je conseillai au père La Combe d’écrire à l’official et de le prier de ne lui pas refuser la grâce qui ne se refuse pas aux plus criminels, qui est de les entendre, et de lui faire la grâce de venir et de le demander. J’envoyai moi-même la lettre par une personne inconnue. M. l’official dit qu’il irait l’après-dîner sans y manquer. Le père La Combe eut quelque peine d’avoir écrit cette lettre sans la permission de son supérieur, car il ne se pouvait persuader les choses au point où elles étaient. Il le fut trouver pour le lui dire ; aussitôt qu’il le sut, il envoya deux religieux à M. l’official, apparemment pour le prier du contraire, ainsi que l’événement l’a bien fait voir. Comme je passais pour aller à une maison que j’avais louée, je trouvai ces deux religieux : je me doutai du fait, car Notre Seigneur voulut que je fusse témoin de tout ; je les fis suivre, et ils allaient chez M. l’official. Je ne [262] doutai plus que le père La Combe n’eût fait confidence au père La Mothe de la lettre écrite. Je fus trouver le père La Combe pour le lui demander, il me l’avoua ; je lui dis que j’avais trouvé ces deux religieux en chemin et que je les avais fait suivre. Nous parlions encore lorsque le père La Mothe vint dire que M. l’official ne viendrait point, que les choses avaient changé. Le père La Combe vit bien dès lors que cette affaire serait de pure surprise.
[4.] Cependant le père La Mothe feignit de le vouloir servir. Il lui dit : « Mon père, je sais que vous avez des attestations de votre doctrine de l » Inquisition et de la Sacrée Congrégation des rites et des approbations des Cardinaux pour votre sûreté : ces pièces sont sans réplique, et puisque vous êtes approuvé de Rome, un simple official n’a rien à vous dire sur votre doctrine. » J’étais encore aux Barnabites lorsque le père La Combe fut chercher ces pièces et dresser ses mémoires. Croyant que le père La Mothe agissait d’aussi bonne foi qu’il le protestait et voyant qu’il m’assurait que M. l’official ne ferait que ce qu’il voudrait, qu’il était son ami et qu’il voulait servir le père La Combe. Ce père dans sa simplicité le crut, et lui apporta ses papiers, qui étaient sans réplique pour la doctrine ; pour les mœurs, cela n’était point du ressort de l’official. Après que le père La Combe eut donné ces papiers si nécessaires, on les supprima, et le pauvre père eut beau les demander, le père La Mothe dit qu’il les avait envoyés à M. l’official ; M. l’official dit qu’il ne les avait pas reçus : il n’en fut plus de mention.
[5.] Le jour de Saint-Michel, cinq jours avant la détention du père La Combe, je fus à son confessionnal. Il ne put me dire que ces paroles : « J’ai une si grande faim d’opprobres et d’ignominies, que j’en suis tout languissant. Je m’en vais dire la messe : entendez-la et me sacrifiez à Dieu comme je vais m’y immoler moi-même. » Je lui dis : « Mon père, vous en serez rassasié. » Et en effet, le troisième d’octobre 1687, veille de Saint-François son patron, comme on dînait, on le vint enlever pour le mettre aux pères de la Doctrine Chrétienne. Durant ce temps, les ennemis faisaient faussetés sur faussetés ; et le provincial fit venir l’abbé338 qui avait été grand vicaire chez M. de Verceil, que M. de Verceil avait envoyé. Il vint exprès à Paris déposer des faussetés contre le père La Combe, mais cela fut détruit, cela ne servit que de prétexte pour le mettre à la Bastille, avec des mémoires non signés que le provincial apporta de Savoie, se vantant partout, en les apportant, qu’il avait de quoi faire mettre le père La Combe à la Bastille, et effectivement deux jours après, on le mit à la Bastille, et quoiqu’on l’ait trouvé très innocent, et qu’ils n’aient pu fonder un jugement, ils ont fait croire à Sa Majesté que c’était un esprit dangereux. C’est pourquoi sans le juger, on l’a enfermé dans une forteresse pour sa vie, à ce que l’on prétend. Et comme ses ennemis apprirent que dans la première forteresse les capitaines l’estimaient et le traitaient plus doucement, non contents d’avoir enfermé un si grand serviteur de Dieu, ils l’ont fait mettre dans un endroit où ils ont cru qu’il aurait plus à souffrir339. Dieu, qui voit tout, rendra à chacun selon ses œuvres. Je sais par la communication intérieure qu’il est très content et abandonné à Dieu.
[6.] Après que le père La Combe fut arrêté, le père La Mothe prit plus de soin que jamais de me porter à m’enfuir. Il le dit à tous mes amis, il me le dit à moi-même, m’assurant que si j’allais à Montargis, on ne me mettrait pas dans cette affaire, que si je n’y allais pas, on m’y mettrait. Il se mit ensuite dans l’esprit qu’afin de disposer de moi et du peu qui me reste, et pour se disculper devant les hommes d’avoir ainsi livré le père La Combe, il fallait qu’il fût mon directeur. Il me le proposait adroitement en me faisant des menaces, il ajoutait toujours : « Vous n’avez point de confiance en moi, tout Paris le sait. » J’avoue que cela me faisait compassion. Il venait de ses intimes amis me voir, qui me disaient que si je voulais bien me mettre sous la direction du [263] père La Mothe, l’on ne me ferait point d’affaire. Non content de cela, il écrivit de tous côtés et à ses frères pour me décrier dans leur esprit. Il y réussit si bien qu’ils m’écrivaient les lettres du monde les plus outrageantes, et surtout, que si je ne me mettais pas sous la direction du père La Mothe, j’étais perdue. J’ai encore les lettres. Il y a un père qui me priait de faire de nécessité vertu, que si je ne me mettais pas sous sa direction, je ne me devais attendre qu’à une entière déroute. Il y eut même de mes amis assez faibles pour me conseiller de feindre de prendre sa direction, et de le tromper. O. Dieu, vous savez combien je suis éloignée des détours, des déguisements, et des fourberies, surtout en cette matière ! Je disais que je n’étais pas capable de faire une momerie de la direction et que mon fond rejetait cela d’une force effroyable.
[7.] Je portais tout avec une extrême tranquillité, sans soin ni souci de me justifier ou défendre, laissant à mon Dieu d’ordonner de moi ce qu’il lui plairait. Il augmentait ma paix à mesure que le père La Mothe prenait soin de me décrier de telle sorte que je n’osais presque paraître : chacun criait contre moi et me regardait comme une infâme. Je portais tout cela avec joie, et je vous disais, ô mon Dieu : C’est pour l’amour de vous que je souffre ces opprobres et que j’ai le visage couvert de confusion340. Tout le monde sans exception criait après moi, à la réserve de ceux qui me connaissaient par eux-mêmes, qui savaient combien j’étais éloignée de ces choses, mais les autres m’accusaient d’hérésie, de sacrilèges, d’infamies de toutes espèces que j’ignore même, d’hypocrisie, de malice. Lorsque j’étais à l’église, je m’entendais railler derrière moi, et une fois j’entendis des prêtres qui disaient qu’il fallait me jeter hors de l’église. Je ne puis exprimer combien j’étais contente au-dedans, me délaissant toute à Dieu sans réserve, toute prête à endurer les derniers supplices si telle était sa volonté.
[8.] Je ne faisais pas un pas, me laissant à mon Dieu. Cependant, le père La Mothe écrivit partout que je me perdais à force de solliciter pour le père La Combe. Je n’ai jamais fait ni pour lui, ni pour moi, aucune sollicitation. O mon amour, vous savez que je vous veux tout devoir, et que je n’attends rien d’aucune créature. Ce fut ce que j’écrivis au commencement à un de mes amis, qui aurait pu davantage me servir : que je le priais de ne s’en pas mêler et que je ne voulais pas qu’il fût dit, qu’autre que Dieu eut enrichi Abraham341, c’est-à-dire que je veux tout tenir de lui. O mon amour, je ne veux point d’autre salut que celui que vous opérez vous-même. Tout perdre pour vous, m’est gain ; tout gagner sans vous, me serait perte. Quoique je fusse dans un décri général, Dieu ne laissait pas de se servir de moi pour lui gagner bien des âmes ; et plus la persécution augmentait, plus il m’était donné d’enfants, auxquels Notre Seigneur faisait toujours de plus grandes grâces par sa petite servante.
[9.] Il ne se passait pas un jour que je n’eusse un nouvel assaut, et souvent plusieurs par jour. L’on me venait rapporter ce que le père La Mothe disait de moi, et un chanoine de Notre-Dame me vint dire que ce qui rendait le mal qu’il disait de moi si fort croyable, était qu’il faisait semblant de m’aimer et de m’estimer. Il m’élevait jusqu’aux nues, puis il me jetait dans l’abîme. Cinq ou six jours après qu’il eut dit qu’on avait porté des mémoires horribles contre moi chez Mgr l’archevêque, une bonne fille dévote fut chez l’écrivain Gautier, et ne le trouvant pas, elle ne trouva que son petit garçon, âgé de cinq ans, qui lui dit : « Il y a bien des nouvelles, mon papa est allé chez Mgr l’archevêque porter des papiers » ; ensuite de cela, j’appris qu’effectivement les mémoires dont le père La Mothe avait parlé, avaient été portés chez Mgr l’archevêque après que le père La Combe fut arrêté.
[10.] Le père La Mothe pour se disculper me dit : « Vous aviez bien raison de dire que cette femme était méchante, c’est elle qui a fait tout cela. » Mais Notre Seigneur, qui le voulait laisser sans excuse, et qui ne voulait pas que j’ignorasse que les choses venaient [264] de lui, permit que deux marchands de Dijon vinrent à Paris, et comme ils me parlaient d’une méchante femme qui s’en était fuie des Repenties de Dijon, et qui s’était venu marier à Paris, qui avait fait des vols à Lyon de l’argenterie d’une fameuse confrérie, et qu’on lui avait pensé couper le nez dans un mauvais lieu, comme j’avais ouï parler à cette femme qu’elle avait demeuré à Dijon, je me doutai que c’était elle, et d’autant plus qu’une bonne fille qui l’avait vue servir dans une maison, m’assura qu’elle y avait volé, et changé de nom et de quartier. J’eus un pressentiment que c’était elle. Je demandai à ces marchands, qui sont de très honnêtes gens et qui m’apportaient une lettre de la procureuse générale, mon amie, qui est une sainte, si voyant cette femme, ils la reconnaîtraient. Ils dirent que oui.
Comme elle gagne sa vie à coudre des gants, cette fille dévote, qui la connaissait, la fit parler à ces marchands, qui la reconnurent d’abord, et me dirent qu’ils étaient prêts de déposer que c’était elle. Je ne pouvais me porter partie, car on ne m’avait point attaquée, mais bien le père La Combe. J’envoyai au père La Mothe lui dire que j’avais trouvé un bon moyen de faire reconnaître et la malice de cette femme et l’innocence du père La Combe ; qu’il y avait des marchands qui la connaissaient, et qui étaient prêts d’aller déposer contre elle à l’officialité, après quoi, il se trouverait à Dijon plus de mille témoins. Le père La Mothe me fit réponse qu’il ne voulait point se mêler de cela. Il voulait bien se mêler de livrer son religieux, mais non pas de le défendre.
[11.] Je vis par là accompli tout ce que Notre Seigneur m’avait fait connaître cinq ans auparavant et du père La Combe et de moi, et comment il serait vendu par ses frères. J’en fis même alors des vers, car il me fut donné à connaître qu’il serait un second Joseph vendu par ses frères, et la persécution du père La Mothe me fut montrée avec la même clarté que je l’ai vue effectuer. Aussi n’en pouvais-je douter, car dans tout ce qui arrivait, j’avais une certitude intérieure que c’était lui, et Dieu me faisait voir les choses en songe, comme il les faisait, avant que je les apprisse.
[12.] L’on me pressait342 toujours pour me faire enfuir, quoique Mgr l’archevêque m’eût dit à moi-même de ne point quitter Paris, et l’on me voulait rendre criminelle et le père La Combe aussi par ma fuite. Ils ne savaient comment faire pour me faire tomber entre les mains de l’official : car si on m’accusait de crimes, il me fallait d’autres juges, et tout autre juge que l’on m’eût donné aurait vu mon innocence, et les faux témoins courraient risque. Cependant, l’on voulait me faire passer pour coupable, être maître de moi et m’enfermer, afin qu’on ne pût jamais connaître la vérité de cette affaire, et pour cela, il fallait me mettre hors d’état de pouvoir jamais faire entendre la vérité. L’on faisait toujours courir le même bruit des crimes horribles quoique M. l’official m’assurât qu’il n’en était point de mention, car il avait peur que je ne me dérobasse à sa juridiction.
Ils firent entendre à Sa Majesté que j’étais hérétique ; que j’avais grand commerce avec Molinos par lettres — moi, qui ne savais pas qu’il y eût un Molinos au monde avant que la gazette me l’eût appris — que j’avais fait un livre dangereux et que pour cela il fallait que Sa Majesté donnât une lettre de cachet pour me mettre dans un couvent, afin qu’ils pussent m’interroger, mais que comme j’étais un esprit dangereux, qu’il fallait que je fusse enfermée sous la clef, sans avoir aucun commerce ni au-dehors, ni au-dedans ; que j’avais fait des assemblées, ce que l’on soutint fortement, et c’était là mon plus grand crime, quoique cela fût très faux et que je n’en eusse jamais fait aucune, ni vu trois personnes ensemble ; mais afin de mieux appuyer la calomnie des assemblées, l’on contrefit mon écriture, et on fit une lettre par laquelle j’écrivais que j’avais de grands desseins, mais que je craignais fort qu’ils ne fussent avortés par la détention du père La Combe ; [265] que je ne tenais plus mes assemblées chez moi, que j’étais très espionnée, mais que je les ferais dans telles et telles maisons et dans telles rues, chez telles personnes, qui sont des gens que je ne connais point, et que je n’avais jamais ouï nommer. Ce fut sur cette lettre supposée que l’on fit voir à Sa Majesté, que l’on donna ordre de m’emprisonner.
1. Maladie. 2. Le Père La Mothe extorque une pièce qui pouvait sauver le Père La Combe. 3. Puis ‘il ne garda plus de mesures à m'insulter.’ 4. Accusations et abandon par tous. 5. ‘L’on me fit entendre qu'il fallait que je parlasse à M. le théologal. C’était un piège … deux jours après on fit entendre que j'avais …accusé bien des personnes, et ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas …C'est ce qui m'a été le plus douloureux.’ 6. ‘On m'apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du faubourg Saint-Antoine.’
[l.] On l’aurait exécuté deux mois plus tôt, mais je tombai très malade, avec des douleurs inconcevables et la fièvre. On croyait que j’avais un abcès dans la tête, car la douleur que j’y eus durant cinq semaines était à me faire perdre l’esprit ; avec cela un mal de poitrine et une toux violente. Je reçus deux fois le Saint Sacrement en viatique. Sitôt que le père La Mothe sut que j’étais malade, il me vint voir. Je le reçus à mon ordinaire, c’est-à-dire de mon mieux pour l’amour de celui qui a toujours prié pour ses bourreaux ; la première parole qu’il me dit fut qu’il fallait faire un testament et qu’il me le ferait faire. C’était bien plus pour cela que pour autre chose qu’il me venait voir ; il me demanda ensuite si je n’avais point de papiers que je devais lui confier plus qu’à nul autre. Je lui dis que pour de testament je n’en avais point à faire, que je n’avais aucuns papiers. Il avait appris d’une personne de mes amis qui, sachant qui il était sans savoir qu’il fût l’auteur de cette affaire, lui mandait qu’elle m’envoyait des attestations de l’Inquisition pour le père La Combe, ayant appris que les siennes avaient été perdues. Cette attestation était une très bonne pièce, car ils avaient fait entendre à Sa Majesté que le père La Combe avait fui l’Inquisition.
[2.] Le père La Mothe fut fort alarmé de savoir que j’avais cette pièce ; et se servant de son artifice ordinaire et de l’occasion de l’extrémité où j’étais, qui ne me donnait pas toute la liberté de mon esprit, à cause des excessives douleurs et de l’obfuscation de ma tête, il me vint trouver, contrefaisant l’affectionné et le joyeux et me disant que les affaires du père La Combe allaient très bien, il venait cependant de le faire mettre à la Bastille, qu’il était tout prêt à sortir victorieux, et qu’il en avait une extrême joie ; qu’il ne leur manquait plus qu’une chose, qui était que l’on avait dit qu’il s’en était fui de l’Inquisition, qu’il avait besoin d’une attestation de l’Inquisition et que s’il l’avait, il serait délivré tout à l’heure. Il ajouta : « Je sais que vous en avez une : si vous me la donnez, cela sera fait. » Je fis d’abord difficulté de la lui donner, ayant autant de sujet que j’en avais de me défier de lui. Mais il me dit : « Quoi ! vous voulez être cause de la perte du pauvre père La Combe le pouvant sauver, et vous nous causerez cette affliction faute d’une pièce que vous avez entre les mains ! » Je me rendis et fis chercher cette pièce, et la lui remis entre les mains. Il la supprima aussitôt, et dit qu’elle était égarée ; et quelque instance que je lui fisse de me la rendre, il ne l’a jamais voulu, car Monsieur l’ambassadeur de Savoie me fit dire de la lui envoyer et qu’il s’en ferait bien tenir compte.
[3.] Comme343 le père La Mothe vit qu’il n’avait plus rien à craindre de ce côté-là, il ne garda plus de mesures à m’insulter toute moribonde que j’étais. Il n’y avait presque point d’heure qu’on ne me fit de nouvelles insultes. L’on me disait qu’on n’attendait plus rien sinon que je fusse guérie pour m’emprisonner. Il écrivit toujours plus fortement à ses frères contre moi, leur faisant entendre que je le persécutais. J’admirais en cela l’injustice des créatures. J’étais seule, dépourvue de tout, ne voyant personne : car depuis l’emprisonnement du père La Combe, mes amis avaient honte de moi, mes ennemis triomphaient : j’étais délaissée et opprimée généralement de tout le monde, le père La Mothe, au contraire, en crédit, applaudi de tous, faisant tout ce qu’il voulait et m’opprimant de la manière du monde la plus étrange ; et il se plaint que je le maltraite lorque je suis aux portes de la mort ! Il est cru, et moi qui ne dis mot, et qui garde le silence, l’on m’outrage. [266] Ses frères m’écrivirent tous de concert ; (l’un que) c’était pour mes crimes que je souffrais ; que je me misse sous la conduite du père La Mothe ou que je m’en repentirais, et avec cela me disait des choses très outrageantes du père La Combe. L’autre me mandait que j’étais une frénétique, qu’il me fallait lier, une léthargique, qu’il fallait éveiller. Le premier m’écrivait encore que j’étais un monstre d’orgueil et quelque chose de semblable, puisque je ne voulais pas me laisser nettoyer, conduire et corriger par le père La Mothe durant que le Saint Enfant Jésus se laissait nettoyer de ses ordures par la Sainte Vierge ; l’autre m’écrivait que je voulais que l’on me crût innocente pendant que je faisais tout ce qui ressemble au péché. C’était là mon régal journalier dans l’extrémité de mes maux, et avec cela, le père La Mothe criait de toutes ses forces contre moi, disant que je le maltraitais.
Je n’apportais que la douceur à ses insultes, lui faisant même des présents. Je cherchais, comme dit le Roi-Prophète, quelqu’un qui prît part à ma douleur, mais je ne trouvais personne344. Mon âme demeurait abandonnée à son Dieu, qui semblait être uni avec les créatures pour la tourmenter, car outre que dans toute cette affaire je n’ai jamais eu de soutien perceptible, ni de consolation intérieure, je pouvais dire avec Jésus-Christ : Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous délaissée ? et avec cela, des douleurs inconcevables dans le corps. Je n’avais pas un ami, ni aucun soulagement corporel, car Notre-Seigneur permit que dans ce temps les filles qui me servaient se brouillèrent ensemble si bien qu’au lieu d’être soulagée, je n’avais que la tête étourdie de leurs querelles, cela semblait être fait pour moi, car ces querelles commencèrent avec ma maladie et finirent avec elle. Dieu permit encore qu’elles me faisaient tout de travers et loin de me soulager me faisaient bien du mal, non par faute d’affection, mais faute d’adresse. Si elles me donnaient un remède c’était à contretemps ou bien elles doublaient les doses. Si j’étais en sueur ou en frisson elles me jetaient de l’eau sans y penser et puis elles querellaient devant moi. À tout cela Notre-Seigneur me donnait toujours la même égalité et la même patience, quoique sans nul soutien intérieur perceptible ni la moindre consolation soit de la part de Dieu soit des créatures, sans savoir si j’étais agréable à Dieu et dans un décri si universel que chacun croyait rendre un service de dire le plus de mal de moi, car [4.] il n’y a crime d’infamie, d’erreur, de sortilège, de sacrilège dont on ne m’ait accusée. Il me semblait que je n’avais plus qu’une affaire, qui était d’être le reste de ma vie le jouet de la providence, ballottée continuellement, et après cela une victime éternelle de sa justice. Mon âme se trouve à tout cela sans résistance, n’ayant plus d’intérêt propre, et ne pouvant pas vouloir être autre que ce que Dieu la fera être pour le temps et pour l’éternité.
Que ceux qui liront ceci fassent une petite réflexion sur ce que c’est qu’un état de cette sorte, lorsque Dieu parut se ranger du côté des créatures, et avec cela une immobilité entière, qui ne se dément jamais. C’est bien là votre ouvrage, mon Dieu, où la créature ne peut rien !
[5.] Sitôt que je fus en état de me faire porter à la messe en chaise, l’on me fit entendre qu’il fallait que je parlasse à M. le théologal. C’était un piège concerté avec le père La Mothe et le chanoine chez qui je logeais, afin de fournir un prétexte pour m’arrêter. Je parlai avec bien de la simplicité à cet homme, qui est tout dans le parti des J [ansénistes] et que M. N... avait gagné pour me tourmenter. Nous ne parlâmes que des choses de sa portée, et qu’il approuva. Cependant deux jours après on fit entendre que j’avais déclaré beaucoup de choses et accusé bien des personnes, et ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas. L’on en exila un grand nombre que l’on disait avoir fait avec moi des assemblées. Ce sont tous gens que je n’ai jamais vus, dont je ne sais pas le nom et qui ne me connurent jamais. C’est ce qui m’a été le plus douloureux, que l’on se soit servi de cette invention pour exiler tant de gens (267) d’honneur, quoique l’on sût bien que je ne les connaissais pas. Il y en a un qu’on a exilé parce qu’il a dit que mon petit livre était bon ; il est à remarquer que l’on ne dit rien à ceux qui l’ont approuvé ; que loin de condamner le livre, l’on l’a réimprimé de nouveau depuis que je suis prisonnière et affiché à l’archevêché et par tout Paris. Cependant ce livre est le prétexte que l’on a pris pour me rendre justiciable de Mgr l’archevêque. Le livre se vend et se débite, se réimprime, et moi je suis toujours prisonnière. L’on se contente dans les autres, lorsque l’on trouve quelque chose de mauvais dans des livres, de condamner les livres, et on laisse les personnes en liberté, et pour moi, c’est tout le contraire ; mon livre est approuvé de nouveau et l’on me retient prisonnière.
[6.] Le même jour qu’on exila tous ces messieurs, on m’apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du faubourg Saint-Antoine345. Je reçus la lettre de cachet avec une tranquillité qui surprit extrêmement celui qui me l’apporta. Il ne put s’empêcher de marquer son étonnement, ayant vu la douleur des messieurs qui n’étaient qu’exilés. Il en fut touché jusqu’aux larmes, et quoiqu’il eût ordre de m’emmener, il me laissa tout le jour sur ma bonne foi et me pria seulement de me rendre le soir à Sainte-Marie. Il vint ce jour-là quantité de mes amis me voir, je n’en parlai qu’à quelques-uns, j’avais une gaîté extraordinaire tout ce jour-là, ce qui étonna ceux qui me virent et qui savaient l’affaire. L’on me laissa à ma liberté toute la journée, et l’on eût été fort aise que j’eusse fui ; mais Notre Seigneur me donnait des sentiments bien contraires. Je ne pouvais me soutenir sur mes jambes, car j’avais encore la fièvre toutes les nuits et il n’y avait pas quinze jours que j’avais reçu le bon Dieu. Je ne pouvais, dis-je, me soutenir qu’il me fallut soutenir un si rude choc. Je crus que l’on me laisserait ma fille et une fille pour me servir. Ma fille me tenait d’autant plus au cœur qu’elle m’avait plus coûté à élever, et que j’avais tâché avec le secours de la grâce de déraciner ses défauts et de la mettre dans la disposition de n’avoir aucune volonté, qui est la meilleure disposition pour une fille de son âge. Elle n’avait pas douze ans.
1. ‘Le 29 Janvier 1688 …il me fallut aller à la Visitation. Sitôt que j'y fus, l’on me signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre. … l’on se servait de ma détention pour la vouloir marier par force à des gens qui qui étaient sa perte.’ 2. ‘C'est une maison où la foi est très pure et où Dieu est très bien servi; c'est pourquoi l’on ne pouvait m'y voir de bon oeil me croyant hérétique…’ 3. Son confesseur la renie par peur. 4. Elle souffre par la fille geôlière. 5. Une infidélité : ‘je voulus m’observer.’ 6. Songe d’une pluie de feu d’or. 7. Interrogatoire sur le Père La Combe par l’official et un docteur de Sorbonne. 8. Protestation écrite. 9. Interrogatoire sur le Moyen court. 10. Interrogatoire sur une lettre contrefaite à propos de supposées assemblées. 11. ‘« Vous voyez bien, Madame, qu'après une lettre comme celle-là, il y avait bien de quoi vous mettre en prison. » Je lui répondis : « Oui, Monsieur, si je l'avais écrite. »’ ‘L’on fut deux mois après la dernière interrogation sans me dire un mot, à exercer toujours la même rigueur envers moi, cette soeur me traitant plus mal que jamais.’ 12. Aucune illusion sur le but poursuivi de la faire paraître coupable à tout prix. 13. Visite mal intentionnée de l’Official seul. 14. ‘Il dressa un procès-verbal.’ / Lettre pour M. L’official, Lettre à M. L’archevêque / 15. ‘L’on me fit savoir que mon affaire allait bien et que j'allais sortir à Pâques.’
[l.] Enfin le 29 janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation. […]
[2.] L’on346 choisit la maison de la Visitation, rue Saint-Antoine, comme celle où je n’avais nulle habitude, et dont l’on était le plus assuré. L’on crut que l’on m’y tiendrait avec plus de rigueur que dans aucune autre, et l’on ne se trompait pas, parce que l’on savait le zèle de la mère supérieure pour exécuter les ordres du roi347. De plus, l’on leur avait fait de moi un si effroyable portrait qu’elles me regardaient avec horreur. C’est une maison où la foi est très pure et où Dieu est très bien servi ; c’est pourquoi l’on ne pouvait m’y voir de bon œil me croyant hérétique.
L’on me choisit dans toute la maison pour geôlière celle que l’on savait qui me traiterait le plus rigoureusement. Il me fallait cette fille afin que ma croix fût complète.
[3.] Sitôt que je fus entrée, on me demanda qui était mon confesseur depuis la prison du père La Combe. Je le nommai : c’est un fort homme de bien, qui m’estime même. Cependant la frayeur avait tellement saisi tous mes amis à cause de mon emprisonnement que ce bon religieux, sans en pénétrer les conséquences, me renonça, disant qu’il ne m’avait jamais confessée, et qu’il ne me confesserait jamais. Cela fit un méchant effet ; et m’ayant surprise, à ce que l’on disait, en mensonge, l’on ne doutait plus de tout le reste. Cela me fit compassion pour ce père, et admirer348 la faiblesse humaine. Je n’en eus pas moins d’estime pour lui ; cependant j’avais bien des gens qui m’avaient vue à son confessionnal et qui pouvaient servir de témoins. Je me contentai de dire : « Un tel m’a renoncé aussi, Dieu soit loué ! » C’était à qui me désavouerait, chacun s’efforçait de dire qu’il ne me connaissait pas et tout le reste disait de moi des maux étranges : c’était à qui inventerait le plus d’histoires.
[7.] Sitôt après que je fus dans cette maison, M. Charon, l’official, et un docteur de Sorbonne349, vinrent m’interroger. Ils commencèrent par me demander s’il était vrai que j’eusse suivi le père La Combe et qu’il m’eût emmenée de France avec lui. Je répondis à cela qu’il y avait dix ans qu’il était hors de France lorsque j’en sortis, et qu’ainsi je n’avais garde de l’avoir suivi. L’on me demanda s’il ne m’avait pas enseigné à faire l’oraison. Je déclarai que je l’avais faite dès ma jeunesse et qu’il ne me l’avait jamais apprise ; que je ne l’avais connu que par une lettre du père La Mothe qu’il m’avait apportée en allant en Savoie, et cela dix ans avant mon départ de France. Le docteur de Sorbonne, qui agissait de bonne foi, et qui n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier toute seule, dit tout haut, que ce n’était pas de quoi faire une grande connaissance. L’on me demanda si ce n’était pas lui qui avait fait le petit livre du Moyen facile350 de [270] faire oraison, je dis que non, que je l’avais fait en son absence, sans nul dessein qu’il fût imprimé ; et qu’un conseiller de Grenoble de mes amis en ayant pris le manuscrit sur ma table, le trouva utile et désira qu’il fût imprimé, (qu’) il me pria d’y faire une préface et de le diviser par espèces de chapitres ; ce que je fis en une matinée. Comme ils virent que tout ce que je disais était à la décharge du père La Combe, ils ne voulurent plus m’interroger sur lui. Ils commencèrent par m’interroger sur mon livre. Ils ne m’ont jamais interrogée ni sur ma foi, ni sur mon oraison, ni sur mes mœurs.
[…]
1. On l’enferme au mois de juillet dans une chambre surchauffée - malgré la mère supérieure. 2. On l’accuse de ‘choses horribles’ mais elle ne peut avoir de précision ! ‘Je lui répondis que Dieu était le témoin de tout. Il me dit que, dans ces sortes d'affaires, prendre Dieu à témoin était un crime. Je lui dis que rien au monde n'était capable de m'empêcher de recourir à Dieu.’ 3. Le tuteur intervient auprès de l’Archevêque qui l’accuse sans preuve. 4. ‘Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l'on fit voir au père de La Chaise, pour lesquelles l’on me renferma.’ 5. Témoignage de commandants favorables au Père La Combe. On le fait transférer de prison. 6. Faux témoignage demandé à une personne d’honneur. Madame de Maisonfort de Saint-Cyr parle pour elle à Madame de Maintenon, mais le roi est prévenu. 7. Maladie. 8-10. Martyrs du Saint-Esprit. 11-12. Ils renouvelleront la face de la terre.
[4.] Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. O. Dieu, vous voyez tout cela, et mon âme était contente auprès de tant de faussetés et de malices. Sitôt que je fus renfermée, l’on fit courir tout de nouveau le bruit que j’avais été convaincue de crimes et que j’en avais fait de nouveaux. Chacun se déchaîna contre moi : mes amis même s’en prenaient à moi et me blâmaient de la lettre que j’avais écrite au Père de la Chaise. L’on commençait même dans la maison à douter de moi et plus je voyais tout désespéré, plus j’étais contente, ô mon Dieu, dans votre volonté. Je disais : « O mon amour, ce sera à présent que l’on ne m’obligera plus de recourir aux créatures et que j’attends tout de [280] vous seul. Faites donc de moi, pour le temps et pour l’éternité, tout ce qu’il vous plaira. Contentez-vous de ma peine. » Le tuteur de mes enfants n’était point ferme. Il était quelquefois pour moi, mais sitôt que le père La Mothe lui avait parlé, il était contre, de sorte que son changement était continuel.
[5.] Trois jours avant que je fusse renfermée, le père La Mothe (avait) dit que l’on me renfermerait, et écrivit à ma sœur la religieuse une lettre toute passionnée contre moi et un ecclésiastique de l’archevêque en donna avis ; un frère barnabite alla au collège où était ma fille qui parut fort passionné contre le Père La Combe, il disait : « Nous avons appris qu’il s’est trouvé, dans le lieu où le père La Combe est en prison, un commandant qui est de ses amis, l’on le fera bien renfermer. » Il faut savoir que lorsqu’il fut à l’île d’Oléron351, les commandants rendirent justice à sa vertu. Sitôt qu’ils le virent, ils reconnurent que c’était un véritable serviteur de Dieu. C’est pourquoi le commandant, plein d’amour pour la vérité, écrivit à M. de Chateauneuf que ce père était un homme de Dieu et qu’il le priait de donner un peu d’adoucissement à sa prison. M. de Chateauneuf montra la lettre à Mgr l’archevêque, qui la montra au père La Mothe, et ils conclurent qu’il le fallait transférer, ce que l’on a fait, le menant dans une île déserte, où il ne peut voir ces commandants. O Dieu, rien ne vous est caché : laisserez-vous longtemps votre serviteur dans l’opprobre et dans la douleur ? […]
1. Ils voulaient tirer des rétractations pour se couvrir. 2. ‘Comment voulez-vous, dit-il, que nous la croyions innocente, moi qui sais que le père La Mothe, son propre frère, …a été obligé de porter des mémoires effroyables.’ 3. ‘Quoique le père La Combe soit en prison, nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d'une manière admirable.’ 4. ‘J’éprouve deux états à présent tout ensemble : je porte Jésus-Christ crucifié et enfant.’ ‘Fait ce 21 d'août 1688, âgée de quarante ans ; de ma prison.’ 5. ‘Je sentais l'état des âmes qui m'approchaient et celui des personnes qui m'étaient données, quelque éloignées qu'elles fussent.’ 6. ‘Le 21 d'août 1688. L’on croyait que j'allais sortir de prison et tout semblait disposé pour cela …Le 22e, je fus mise à mon réveil dans un état d'agonie.’ Indifférence entière. 7. L’épouse obtient tout de l’époux. 8. ‘M. L’official vint avec le docteur, le tuteur de mes enfants et le père La Mothe pour me parler du mariage de ma fille. / ‘L’on me dit que si je voulais y donner les mains, que l’on me donnerait ma liberté dans huit jours’ / 9. ‘Ma cousine voulut parler en ma faveur à Mme de Maintenon, mais elle la trouva si prévenue contre moi par la calomnie…’
[1.] Quoique Mgr l’archevêque eût dit au conseiller tuteur de mes enfants que je lui avais écrit ces rétractations, et ces effroyables lettres dont j’ai parlé que l’on avait fait écrire à l’écrivain faussaire qui avait fait la première, ainsi que Notre Seigneur me le fit voir en songe, l’on ne laissait pas de me solliciter sous main d’écrire quelque chose d’approchant, me promettant une entière liberté. L’on voulait tirer de moi des rétractations que l’on n’avait jamais exigées dans les interrogations, ni juridiquement, parce que le docteur, qui est [283] honnête homme, était témoin, et qu’il n’y avait rien qui en demandât, n’ayant jamais été interrogée sur rien d’approchant ; mais c’est qu’ils prétendaient, en tirant cette lettre de moi, me déclarer coupable à la postérité, et faire connaître par là qu’ils avaient eu raison de m’emprisonner, couvrant ainsi tous leurs artifices. Ils voulaient de plus un prétexte qui parût et qui convainquît que c’était avec justice qu’ils avaient fait emprisonner le Père La Combe, et voulaient par menaces et par promesses me faire écrire qu’il était un trompeur. Je répondis à cela que je ne m’ennuyais pas dans le couvent ni dans la prison, quelque rigoureuse qu’elle fût ; que j’étais prête de mourir et même d’aller sur l’échafaud plutôt que d’écrire une fausseté ; que l’on n’avait qu’à montrer mes interrogations ; que j’avais dit la vérité ayant juré de la dire.
[2.] Comme ils virent qu’ils ne pouvaient rien tirer de moi, ils firent une lettre exécrable, où ils marquent que je m’accuse de toutes sortes de crimes, que Notre Seigneur m’a fait la grâce d’ignorer, que je reconnais que le Père La Combe m’a abusée, que je déteste l’heure que je l’ai connu ; /qui est la plus maligne invention du démon, et afin que je ne sache rien de cela, et que je n’en puisse demander raison, l’on me tient enfermée sous la clef dans une chambre de ce monastère. //O Dieu, vous voyez cela et vous vous taisez, vous ne vous tairez pas toujours.
Comme le père La Mothe vit que l’on commençait à croire qu’il était l’auteur de la persécution et de ce que l’on avait enfermé le père La Combe, il fit entendre au père La Combe que je l’avais accusé, afin de se disculper dans le monde. Il dit : « J’ai prié Mgr l’Archevêque de me montrer les interrogations de mon religieux. Je voulais même poursuivre et demander raison de ce qu’il était prisonnier, mais Mgr l’Archevêque m’a dit que c’était des affaires du roi, dont je ne devais pas me mêler. » Il publia à tout le monde que j’avais pensé perdre leur maison ; que j’avais voulu les rendre quiétistes, moi qui ne leur parlais jamais. Il s’avisa d’une autre ruse afin que l’on ne pût jamais faire connaître à S(a) M(ajesté) qu’il était l’auteur de nos persécutions : Il se fait consulter par Mgr l’Archevêque, comme son directeur, savoir s’il peut en conscience me donner la liberté, parce qu’il craignait que Mme de Maintenon ne parlât pour moi. Il répond d’une manière à me faire paraître coupable, et lui dans mes intérêts : « Je crois, Mgr, répondit-il par écrit dans une lettre concertée, que vous pouvez faire sortir ma sœur nonobstant tout ce qui s’est passé, et je vous réponds après avoir consulté Dieu que je n’y trouve point d’inconvénient. » Cette lettre est portée à Sa Majesté pour faire voir la probité du père La Mothe pour arrêter tout soupçon à son sujet. Cependant l’on ne laisse pas de dire ouvertement, que malgré la consultation, l’on ne croit pas en conscience que l’on puisse me mettre en liberté, et c’est sur ce pied que l’on en parle à Sa Majesté, me rendant d’autant plus criminelle, que l’on fait paraître le père La Mothe plus zélé.
Un évêque parlant un jour de moi à un des mes amis, qui tâchait de me défendre : « Comment voulez-vous, dit-il, que nous la croyions innocente, moi qui sais que le père La Mothe, son propre frère, par zèle pour le bien de l’Église et par un esprit de piété, a été obligé de porter des mémoires effroyables contre sa sœur et son religieux352 chez Mgr l’Archevêque 353? C’est un homme de bien, qui n’a fait cela que par zèle. » Cet évêque est intime de Mgr l’Archevêque. Un docteur de Sorbonne, qui est tout chez M. de Paris, en dit autant. […]
[3.] Quoique le père La Combe soit en prison354, nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d’une manière admirable. J’ai vu un billet de lui où il l’écrit à une personne de confiance. Bien des personnes spirituelles, auxquelles Notre Seigneur m’a unie par une espèce de maternité, éprouvent la même communication, quoique en mon absence, et trouvent en s’unissant à moi le remède à leurs maux. O. Dieu, qui avez choisi cette pauvre petite créature pour en faire le trône de vos bontés et de vos rigueurs, vous savez que j’omets quantité de choses faute de les savoir exprimer et faute de mémoire. J’ai dit ce que j’ai pu et avec une extrême sincérité et entière vérité. Quoique j’aie été obligée d’écrire le procédé de ceux qui me persécutent, je ne l’ai point fait par ressentiment, puisque je les porte dans mon cœur et que je prie pour eux, laissant [284] à Dieu le soin de me défendre et de me délivrer de leurs mains sans que je fasse un mouvement pour cela. J’ai cru, et compris, que Dieu voulait que j’écrivisse sincèrement toutes choses afin qu’il en fût glorifié, et qu’il voulait que ce qui avait été fait dans le secret contre ses serviteurs, soit un jour publié sur le toit et plus ils tâchent de se cacher aux yeux des hommes, plus Dieu manifestera toutes choses.
[4.] J’éprouve deux états à présent tout ensemble : je porte Jésus-Christ crucifié et enfant : l’un fait que les croix sont en grand nombre, très fortes, et sans relâche, y ayant peu de jours que je n’en aie plusieurs, et l’autre fait que j’ai quelque chose d’enfantin, de simple, de candide, quelque chose de si innocent qu’il me semble que si on mettait mon âme sous le pressoir, il n’en sortirait que candeur, innocence, simplicité et souffrance. O mon amour, il me semble que vous avez fait de moi un prodige devant vos yeux pour votre seule gloire. Je ne peux dire comment il se fait quelquefois que lorsque j’approche de l’image de Jésus-Christ crucifié ou enfant, je me sens sans sentir, tout à coup, renouvelée dans l’un ou l’autre de ces états, et il se fait en moi quelque chose de l’original qui se communique à moi d’une manière inexplicable que la seule expérience peut faire comprendre. Cette expérience est rare. C’est donc à vous, ô mon amour, que je rends ce que j’ai écrit pour vous.
Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos.
[6.] Le 21 d’août 1688, l’on croyait que j’allais sortir de prison et tout semblait disposé pour cela. […]
/Un bon père Jésuite alla parler pour moi au P. de la Chaise, il lui répondit : « comment voulez-vous que je la croie innocente quand son propre frère, parlant du Père de La Combe avoue qu’elle est coupable. » C’est de cette sorte que tout le monde était prévenu et que l’on ne me pouvait servir, car il faisait croire que c’était par zèle de la religion tout ce qu’il faisait. O Dieu, vous voyez ces artifices, et vous vous taisez ! vous ne vous tairez pas (5.193) toujours. //
[…]
Ce « récit des prisons », distinct de la Vie telle qu’elle fut publiée au XVIIIe siècle fut découvert au XXe siècle. Il porte plus rarement sur Lacombe mais on ne saurait manquer le chapitre extraordinaire où l’archevêque de Paris vient présenter une fausse lettre à la prisonnière, ce qui constitue probablement un cas unique de l’abaissement d’un archevêque -- pas n’importe lequel, celui de Paris -- devant le pouvoir politique.
Nous livrons l’intégralité des lettres concernées étonnantes par les épreuves subies ; cela donne quelque idée du sort probable du confesseur obscur abandonné par son Ordre, sur lequel on pouvait tout essayer et qui n’a rien livré.
Nous soulignons les mises en cause de Lacombe pour faciliter la recherche d’aiguilles perdues dans la paille carcérale…
‘Dix mois à Vincennes entre les mains de M. de La Reynie’. On tente de se débarrasser d’elle à l’aide d’un vin empoisonné. ‘M. le Curé me dit, un jour, un mot qui me parut effroyable …qui était qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir’ ‘…leur défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre.’ Lettre à M. de Paris de décembre 1697. Un confesseur lui rend service.
A quelques temps de là, M. le curé, m'étant venu voir, il me dit que M. de Paris avait des preuves incontestables des crimes que j'avais commis, et qu'ainsi il ne voyait pas qu'on me rendît jamais ma liberté. […] Je lui dis que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en fournir le prétexte ; mais que je devais à Dieu, à la piété, à ma famille, et à moi-même de demander le Parlement où tout serait éclairci. Il me répondit qu'il le dirait à M. de Paris, que sans l'affaire de M. de Cambrai355, je serais déjà en liberté.
[… large coupure du texte non paragraphé]
On me fit voir dans ces temps-là un livre qui me déchirait d'une manière étrange. Il était composé par un religieux de mérite356, ami d'un prélat qui m'avait fort considérée, et qui depuis avait changé de sentiments par des raisons que j'ai dites plus haut. Ce bon religieux plus prévenu par les histoires de toute espèce que l'on faisait de moi, plus que par les discours de ce prélat, son ami, qu'il rapporte, croyait rendre un service à Dieu et à l'Eglise de donner de moi au public les idées qu'il en avait prises. J'espère que Dieu lui tiendra compte de sa bonne intention.
Mais sans entrer dans une réfutation des choses qu'il rapporte, la vérité est que le Père La Combe n'a point demeuré avec moi à Grenoble. Il y vint deux fois en vingt-quatre heures de la part de Mgr l'évêque de Verceil pour me proposer de l'aller voir. J'ai été peu de temps à Lyon, environ douze jours chez Madame Belof, femme de mérite, connue de toute la ville pour sa vertu et sa piété, qui demeurait chez [77] M. Thomé, son père, où je ne voyais presque personne. Et je ne me suis jamais habillée en public. On peut imposer, sur de pareilles choses, aux gens qui ne m'ont point connue dans tous les temps et qui ne m'ont jamais vue.
Tout le reste de l'histoire de ce bon religieux n'est pas plus vrai puisqu'on ne m'a jamais fait sortir de nul diocèse [et] que M. de Grenoble lui-même me pria de m'établir à Grenoble. Je n'ai jamais vu à Lyon la fille de cinquante ans, ni d'un autre âge, et n'en connais aucune. M. de Genève me conta lui-même ce que le P. La Combe lui avait dit de la part de Dieu, car c'est ainsi qu'il s'en exprima deux ou trois ans avant que je fusse dans son diocèse. Et en me le contant il me dit : « Je sentais qu'il me disait vrai, et qu'il me disait des choses que Dieu seul et moi savions. » Cela ne l'empêcha pas de me le donner pour Directeur lorsqu'il m'engagea de faire l'établissement des Nouvelles Catholiques de Gex. J'ai parlé plus haut de tout cela357.
Lorsqu'on me mit à Sainte-Marie, l'on dit à M. l'Official que j'étais toujours [78] débraillée, qu'on me voyait jusqu'au creux de l'estomac. Lorsqu'il me vit vêtue comme je suis toujours et comme je l'ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu'il ne put s'empêcher de me le dire, et il le dit aussi à la Mère Eugénie358.
J'ai marqué aussi ce qui m'avait fait sortir de Verceil et l'amitié de ce prélat pour moi. La religieuse avec laquelle ce bon religieux dit encore que j'avais commerce, et qui passe pour sainte dans l'ordre de Sainte Ursule, et qui s'appelait la Mère Bon, était morte un an auparavant que je fusse en ce pays là. Elle a fait des écrits, à la vérité, mais ils sont tout en lumière359.
Je ne comprends pas comment ce bon religieux, si respectable d'ailleurs, a pu se résoudre à débiter tant de pauvretés sur des rapports vagues et incertains, si ce n'est qu'il a cru rendre gloire à Dieu en décriant une personne qu'on croyait si dangereuse et si capable de nuire. Je prie seulement qu'on fasse attention aux personnes que l'on a regardées comme mes amis dans tous les âges de ma vie, que j'ai vues et pratiquées un peu familièrement. [79] Il sera aisé de juger du fondement qu'on a eu à répandre tant de faussetés et tant de calomnies.
J'omets beaucoup de choses très fortes pour abréger, n'écrivant même ceci, à cause de ma faiblesse, qu'à tant de reprises, que quelquefois je n'écris par jour qu'une demi-page, et n'écris que la vérité pure, avec bien de la répugnance. Et loin d'excéder je diminue beaucoup360. Je crois que sans le procès que l'on avait à Rome, on ne m'aurait pas tant tourmentée : comme il me le fut dit dans la suite, après que toutes ses affaires furent finies, plus on me rendait odieuse, plus on me chargeait d'opprobres et de toutes sortes d'infamies, et plus on croyait ou, pour parler plus juste, plus on se flattait d'éblouir le public sur le procédé hautain et violent avec lequel on poussait cette affaire qui avait été portée à Rome dès le commencement. Et l'on prétendait faire retomber sur M. de Cambrai une partie de l'indignation que l'on avait prise contre moi, à cause qu'il avait paru m'estimer et qu'on le croyait de mes amis.[80]
Une grosse paysanne qui servait de servante à cette soeur qui me gardait, n'ayant aucun intérêt à me persécuter, était épouvantée de voir tout ce que l'on me faisait361, et ne put s'empêcher de le dire à son confesseur qui prit sur cela beaucoup d'estime pour moi. Et j'en reçus, depuis, tous les services qu'il put. Comme il venait beaucoup de pauvres dans cette maison, je leur faisais donner quelques aumônes par cette soeur qui, dans la dépense qu'elle écrivait, mettait tant362 par charité. M. de Saint-Sulpice l'ayant su, lui défendit de les mettre sur le mémoire de la dépense, et dit qu'il ne fallait pas qu'il parût que je fisse aucun bien. Cela fut rejeté sur d'autres dépenses, et je consentis que les aumônes que je faisais passassent pour être de ces soeurs, mais bien des gens ne le croyaient pas. Il venait des blessés pour être pansés chez elles. Elles ne s'y entendaient guère. Elles me priaient de le faire, et je les guérissais.
Ce chapitre constitue le “clou” des compte-rendus d’épreuves subies par la prisonnière -- moindres que celles subies par Lacombe ? Nous la reproduisons ici en entier (une reprise partielle infra fait partie du récit suivi des “années d’épreuves”). On en trouvera l’écho et des informations contradictoires dans l’extrait de témoignages provenant de cercles guyonniens du XVIIIe siècle.
Visite de M. de Paris avec une lettre forgée du Père La Combe. ‘S'approchant [le Curé] me dit tout bas : «On vous perdra.»’ Reproches de l’archevêque. Texte de la lettre. On la sépare de ses filles que l’on maltraitera. ‘Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’]autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi. …elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son coeur. On me mena donc seule à la Bastille.’
Quelques jours après cette grande lettre, M. de Paris me vint voir en grand apparat363. Il entra dans ma chambre avec M. le curé, qui était au désespoir de ce que j'y avais paru si insensible. Il s'assit et fit asseoir M. le curé auprès de lui. Et comme je m'étais mise à une place qui était à contre-jour, il me fit mettre au grand jour parce qu'il me voulait voir en face.
Il se contraignit d'abord pour me parler avec douceur et me dit : « Je suis venu pour vous remettre bien avec M. le curé qui se plaint fort de vous, et qui ne veut plus vous confesser ». Je lui répondis : « Monseigneur, je ne crois pas lui avoir donné sujet de se plaindre de moi et je m'y suis confessée par obéissance ».
C'était tout dire. Car je suis persuadée, sans me flatter, [108] qu'une autre que moi ne s'y serait pas confessée après avoir connu que cet homme ne travaillait qu'à ma perte. Mais, comme il était revêtu du caractère364, je croyais me confesser à mon cher Maître en m'y confessant. Et j'ai toujours éprouvé qu'il me parlait si diversement au confessionnal de ce qu'il faisait ailleurs, que cela me confirmait la promesse de Jésus-Christ, lequel permet souvent à un mauvais prêtre de le consacrer, qu’il confesse lui-même dans un méchant et lui fait dire ce qui lui plaît. Je ne juge point de celui-ci. Je ne dis que des faits d'histoire que je jurerais sur l'Evangile.
Pour revenir à ce que je disais, M. de Paris me dit :
« Mais s'il ne vous confesse pas, personne ne voudra vous confesser !
- Monseigneur, lui dis-je, les jésuites me confesseraient si j'étais libre ».
Cela le mit dans une fort mauvaise humeur.
Il voulut l'obliger [M. le curé, confesseur imposé] à faire une déclaration publique que j'avais commis quantité de désordres honteux avec le P. La Combe [109] et me fit des menaces terribles si je ne déclarais pas que j'avais imposé aux gens de bien, que je les avais trompés, et que j'étais dans le désordre lorsque j'avais fait mes écrits. Enfin il me témoigna une colère que je n'aurais jamais attendue d'un homme qui m'avait autrefois paru si modéré. Il m'assura qu'il me perdrait si je ne faisais ce qu'il souhaitait.
Je lui dis que je savais tout son crédit, car il faut remarquer que M. le Curé avait pris grand soin de m’informer de sa faveur en m'apprenant le mariage de Monsieur son neveu avec la nièce de Madame de Maintenon365, que le roi lui avait donné la chemise, ce qui ne se faisait qu'aux Princes, qu'il lui avait donné beaucoup en faveur de ce mariage, en un mot tout ce qui pouvait me donner une grande idée de la considération que cela lui donnait dans le public. Mais Dieu sait le cas que je fais des fortunes de la terre. Je lui répondis donc qu'il pouvait [110] me perdre s'il le voulait, et qu'il ne m'arriverait que ce qu'il plairait à Dieu.
Il me dit là-dessus : « J’aimerais mieux vous entendre dire : je suis au désespoir, que de vous entendre parler de la volonté [de] Dieu.
- Mais Madame, me dit M. le curé, avouez Madame que lorsque vous avez écrit vos livres, vous étiez dans le désordre !
- Je mentirais au Saint-Esprit, lui répondis-je, si j’avouais une pareille fausseté
- Nous savons ce qu'a dit la Maillard », reprit M. de Paris. (C'est cette gantière dont il a été déjà parlé du temps que je fus mise aux Filles Ste Marie).
- « Monsieur, pouvez-vous faire fond sur une malheureuse qui a sauté les murailles de son cloître, où elle était religieuse pour mener une vie débordée dont on a des attestations ainsi que de ses vols ; qui enfin s’est mariée ; et le reste de son affreuse histoire ?
- Il me dit : Elle ira droit en paradis et vous en enfer. Nous avons la puissance de lier [111] et de délier.
- Mais, Monsieur, lui répliquai-je, que voulez-vous que je fasse ? Je ne demande qu'à vous contenter et je suis prête à tout pourvu que je ne blesse point ma conscience ».
Il me répondit qu'il voulait que j'avouasse que j'avais été toute ma vie dans le désordre ; que si je faisais cela, il me protègerait et ditait à tout le monde que j'étais convertie. Je lui fis voir l'impossibilité où j'étais d'avouer une pareille fausseté, et sur cela il tira de sa poche une lettte qu'il me dit être du P. de La Combe.
Il me la lut et me dit ensuite : « Vous voyez que le Père avoue avoir eu des libertés avec vous qui pouvaient aller jusqu'au péché ». Je n'eus ni confusion ni étonnement de cette lettre. M'étant approchée pour la considérer, je m'aperçus qu'il m'en cachait l'adresse avec soin et même l'écriture m'en parut contrefaite quoique assez ressemblante. Je lui répondis que, si le Père avait écrit cette lettre, [112] il fallait qu'il fût devenu fou ou que la force des tourments la lui eût fait écrire.
Il me dit : « La lettre est de lui.
- Si elle est de lui, dis-je, Monsieur il n'y a qu'à me le confronter.366 C'est le moyen de découvrir la vérité ».
M. le curé prit la parole et fit entendre qu'on ne prendrait pas cette voie parce que le Père La Combe ne faisait que me canoniser367, qu'on ne voulait pas mettre cette affaire en justice, mais qu'il amènerait des témoins qui feraient voir que l'on m'avait convaincue.
M. de Paris appuyant son discours, je lui dis que, cela étant ainsi, je ne lui dirais mot. Il reprit qu'on me ferait bien parler. « Non, lui dis-je, on pourra me faire endurer ce que l'on voudra, mais rien ne sera capable de me faire parler quand je ne le voudrai pas ».
Il me dit que c'était lui qui m'avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j'avais pleuré en le quittant, parce que je savais bien qu'on ne m'ôtait de ce lieu que pour me mettre dans un autre où l'on pourrait me supposer [113] des crimes. Il me dit qu'il savait bien que j'avais pleuré en le quittant, que c'étaient mes amis qui l'avaient prié de se charger de moi et que sans cela on m'aurait envoyée bien loin. A quoi je répondis qu'on m'aurait fait un fort grand plaisir.
Alors il me dit qu'il était bien las de moi. Je lui dis « Monsieur, vous pourriez vous en délivrer si vous vouliez, et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pourriez me remettre ». Il parut embarrassé et il me dit qu'il ne savait que faire, et que, M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouverait personne qui se voulut charger de moi.
Et s'approchant il me dit tout bas : « On vous perdra ».
Je lui dis tout haut : « Vous avez tout pouvoirMonsieur, je suis entre vos mains. Vous avez tout crédit, je n'ai plus que la vie à perdre
- On ne veut pas vous ôter la vie, me dit-il, vous croiriez être martyre et vos amis le croiraient aussi ; il faut les détromper ».
Ensuite il m'attesta par le Dieu vivant, comme au jour du jugement, [114] de dire si je n'avais jamais eu la moindre et légère liberté avec le P. La Combe. Je lui dis, avec ma franchise et ingénuité qui ne peut mentir, que lorsqu'il arrivait de quelque voyage, après bien du temps qu'on ne l'avait vu, il m'embrassait me pressant la tête entre ses mains, qu'il le faisait avec une extrême simplicité et moi aussi. Sur cela, il me demanda si je m'en étais confessée. Je lui répondis que non et que, n'y croyant pas de mal, la pensée même ne m'en était pas venue ; qu'il ne me saluait pas moi seulement, mais toutes les personnes qui étaient présentes et de sa connaissance. « Avouez donc, dit M. le curé, que vous avez vécu dans le désordre - Je ne dirai jamais un pareil mensonge, Monsieur, lui répondis-je, et ce que je vous dis n'a rien de commun avec le désordre et en est bien éloigné. » Si ce ne sont pas les mêmes paroles, c'en est au moins la substance.
Comme je parlais [avec] beaucoup de respect à Monsieur de Paris, il me disait : « Eh! mon Dieu, Madame, pas tant [115] de respect et plus d'humilité et d'obéissance !»
Il y eut un autre endroit où se laissant aller à l'excès de sa peine, il me dit : « Je suis votre arch[evêque]. J'ai le pouvoir de vous damner, oui, je vous damne ! »
Je lui répondis en souriant : « Monsieur, j'espère que Dieu aura plus d’indulgence, et qu'il ne ratifiera pas cette sentence ».
Il me dit encore que mes filles endureraient le martyre pour moi et que c'était ainsi que je séduisais ceux qui m'avaient connue. Dans un autre endroit, en me demandant de signer que j'avais commis des crimes et d'énormes péchés, il m'allèguerait368 l'humilité de saint François qui le disait de lui. Lorsque je disais que je n'en avais point fait, l'on m'accusait d'orgueil et d'endurcissement, et si je l'eusse avoué dans le sens de saint François, l'on m'aurait donnée au public comme reconnaissant avoir commis ces infamies.
Il me demanda encore si j'étais sûre que la grâce fût en moi ? Je dis à cela que nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. [116] Il me reprocha l'histoire de ma Vie et voulait me faire écrire que l'envie de me faire estimer m'avait portée à écrire tous les mensonges dont elle est pleine.
Il me reprocha que je faisais prendre la meilleure viande, et examina sur le livre de la sœur ce qu'on achetait pour ma nourriture : la volaille, le vin, rien ne fut oublié. A la vérité tout y était mis avec emphase, et je me souviens d'un grand article où il y avait pour poules, pigeons et chapons, trente six sols. Le vin, qu'on avait pris pour le quinquina dont je faisais un usage presque continuel à cause de la fièvre qui me reprenait toujours, fut exagéré comme si je buvais avec excès. Mais à tout cela je n'ouvrais pas la bouche.
Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s'en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, [117] et je vous servirai. » Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l'envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre :
« C'est devant Dieu, Madame, que je reconnais sincèrement qu'il y a eu de l'illusion, de l'erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s'écarte des commandements de Dieu et de ceux de l'Eglise, désavouant hautement tout ce que j'ai pu faire ou dire contre ces sacrées et inviolables lois, et vous exhortant en Notre-Seigneur d'en faire de même, afin que vous et moi réparions autant qu'il est en nous le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner la moindre atteinte à la règle des moeurs que professe la Sainte Eglise catholique, à l'autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement des prélats, toute doctrine de spiritualité de quelque degré que [118] l'on prétende qu'elle soit. Encore une fois je vous conjure dans l'amour de Jésus-Christ que nous ayons recours à l'unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l'Eglise par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement, nos péchés à la face du ciel et de la terre, ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pleine franchise et liberté. Et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu'il me semble recevoir de sa grâce et que je me tiens obligé d'avoir.» Fait le 27 avril 1698. Signé Dom François de La Combe, Religieux Barnabite.
Cette lettre m'ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans [119] vouloir me la mettre entre les mains, je vis l'écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c'était un coup de portée369 de ne pas faire semblant de m'en apercevoir dans la pensée qu'ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu'il me serait pour lors plus avantageux d'en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu'il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l'avais vu, ou que la question qu'il n'avait pu porter370 lui eût fait dire une pareille chose.
Mais après qu'ils furent partis et que j'eus lu la copie que M. le curé m'avait laissée, je ne doutais point que la lettre ne fût véritablement contrefaite et que cette copie même n'en fût l'original, parce qu'on y avait corrigé un v différent de ceux du P. La Combe ; et corrigé d'une main que je reconnus, pour servir de modèle à l'écrivain, [120] lequel en contrefaisant le corps de l'écriture s'était négligé sur les v qu'il n'avait pas faits semblables à ceux du Père.
De dire tout ce qui me passa dans l'esprit au sortir de cette conversation, c'est ce qu'il ne m'est pas possible. Il est certain que le respect que je croyais devoir à un homme de ce caractère m'empêcha de lui donner un démenti en face, en lui faisant connaître que je voyais l'imposture dans toute son étendue et l'indignité du piège qui m'était tendu. Mais je ne pus me résoudre à lui donner une telle confusion, outre qu'en lui laissant supposer que je croyais la lettre véritable, je les rendais par là plus hardis de la produire au public, ce qui m'aurait donné lieu d'en faire connaître la fausseté à tout le monde, et de faire juger de la pièce par l'échantillon.
Car quoi de plus naturel, pour justifier tant de violences et pour ne laisser aux gens qui m'estimaient [121] encore aucun lieu de le faire, que de me faire mon procès sur de telles pièces et avec des témoignages si capables de les détromper ? Le public si prévenu en aurait saisi les moindres apparences, et mes amis, qu'on avait si fort au coeur, disait-on, de faire revenir de leurs préjugés, n'auraient rien eu à répliquer, et auraient dû être les premiers à me jeter la pierre, comme les ayant trompés sous un faux voile de piété : tout était fini. Et l'on n'aurait jamais pu donner assez de louanges à ceux qui auraient rendu un si grand service à l'Eglise : voilà ce que la droiture leur devait inspirer.
Mais, ce qui paraîtra peut-être incroyable, c'est qu'après avoir répandu cette prétendue lettte du P. La Combe dans tout Paris, et de là dans les provinces, comme une conviction des erreurs du quiétisme et en même temps comme une justification de la conduite que l'on tenait à mon égard en m'envoyant à la Bastille, il n'a jamais été question ni de cette lettre, ni des affaires du P. La Combe, dans tant d'interrogatoires qu'il m'a fallu souffrir. [122] Ce qui est encore une preuve bien certaine qu'on ne cherchait qu'à imposer au public et encore plus à Rome en confondant les affaires de M. de Cambrai avec les miennes, pour le rendre odieux à cette Cour, et justifier l'éclat qu'on avait fait par des vues que ne faisant rien à ce qui me regarde, je passe sous silence.
Une preuve encore que le P. La Combe n'avait pu écrire cette lettre, c'est que, dans cette conversation, l'on me fit entendre qu'il me canonisait. Quel rapport y-a-t-il à [entre] une louange si excessive, et une lettre qui suppose des crimes ! Elle n'est même pas de son style, et il est aisé d'y voir une affectation dans les termes propre à l'effet pour lequel elle était composée.
De plus le P. La Combe n'avait pu m'écrire une pareille lettre sans être le plus scélérat de tous les hommes, lui qui m'a confessée si longtemps et qui a connu jusqu'aux derniers replis de mon coeur. Mais je suis bien éloignée d'une telle pensée, l'ayant toujours estimé et regardé comme un des plus grands serviteurs que Dieu ait sur la terre. Si Dieu ne permet [123] pas que son innocence soit reconnue pendant sa vie, l'on verra avec étonnement, dans l'éternité, le poids immense de gloire réservé à ses souffrances.
Je trouvai encore le moyen d'envoyer cette copie à la même personne et la priai instamment de me la garder, car il sera toujours aisé de voir par cette copie la fausseté de l'original. Et j'ai su depuis qu'elle l'avait encore.
Ma première pensée fut de m'aller mettre à la Conciergerie et de présenter ma plainte au Parlement, attendu qu'il s'agissait de crimes. Mais, outre que je ne pouvais me tirer de cette maison qu'en impliquant autrui dans mes affaires, il me parut qu'en y étant par une lettre de cachet, je leur donnerais par cette démarche une prise sur moi dont on ne manquerait pas de me faire une nouvelle accusation, mieux fondée que les autres. Je demeurai donc en paix, en attendant ce qu'il plairait à Dieu d'en ordonner, mais comptant sur les plus grandes violences.
Je sus par cette bonne paysanne que M. de Cambrai [124] demandait sans cesse quelle mine je faisais, ce que je disais, mais Dieu ne permit pas qu'on remarquât le moindre changement ni le moindre chagrin sur mon visage ni dans mes discours. Je remarquais bien que les filles m'observaient avec attention et même paraissaient inquiètes, mais j'agissais à l'ordinaire, leur faisant les mêmes honnêtetés et gardant un profond silence. On me fit proposer adroitement de fuir pout éviter les mauvais traitements à quoi j'allais être exposée. Mais le piège était grossier, j'étais bien éloignée de le faire, car c'était donner gain de cause à mes ennemis.
Desgrez se trouvant malade, je restai trois semaines dans cette situation. Enfin, se trouvant guéri au bout de ce temps-là, il vint et me dit qu'on l'avait fort pressé de venir, et le sujet qui l'en avait empêché. Il ajouta qu'on m'accusait d'avoir commis mille crimes dans cette maison. Cette bonne paysanne se trouvant là dans ce moment, je lui demandai devant [125] lui ce que j'avais fait. « Hélas Madame, répondit-elle, rien que du bien, et aucun mal. » Je dis à Desgrez : « Vous savez ce que je vous dis en venant : qu'on ne m'amenait ici que pour me faire des suppositions ? Le voilà bien vérifié ». Il me dit tout bas et presque la larme à l'oeil : « Que vous me faites de pitié. » Il avait ordre de ne laisser aucun papier sans l'apporter371. M. le Curé croyait par là reprendre ses lettres, mais il ne se trouva rien. En m'envoyant quelque chose, un jour, que je l'avais prié de me faire acheter - c'étaient des livres - il se trouva dedans des imprimés exécrables. Je n'y eusse jamais pris garde si, en voulant dévider un écheveau, je n'eusse aperçu au papier quelque chose d'affreux. Je brûlai tous ces papiers. S'il fit donner cet ordre à dessein, ou si c'est par hasard, Dieu le sait mais il eut la bonté de m'assister en cela comme en tout le reste.
Il faut que je dise la disposition de mon coeur et tous les sacrifices que Dieu me fit faire dans cette maison de Vaugirard. [126] Premièrement j'y étais, malgré les bourrasques, dans une très grande tranquillité, attendant de moment à autre l'ordre de la Providence à qui je suis dévouée sans réserve. Mon coeur était dans un continuel sacrifice sans sacrifice, contente d'être la victime de la Providence.
Un jour, je ne pensais à rien, il fallut me mettre à genoux et me prosterner même, avec une certitude qu'on m'ôterait mes filles afin de me tourmenter davantage et de les tourmenter elles-mêmes pour les obliger à dire quelque chose contre moi. Je le leur dis. Elles pleurèrent amèrement et me prièrent de demander à Dieu que cela ne fût pas. Loin de le demander, j'en fis le sacrifice, ne pouvant que vouloir la volonté de Dieu.
Une autre fois, j'eus un pressentiment qu'on m'ôterait la communion. Il fallut m'y sacrifier, et consentir à ne communier qu'à la volonté de Dieu. Tout cela arriva372.
Après que Desgrez eut fouillé partout, il me dit [127] qu'il fallait aller seule en prison sans mes filles. Je ne fis aucune résistance et ne donnais nulles marques de chagrin. Elles se désespéraient quand elles se virent arrachées de moi. Je leur dis qu'il ne fallait tenir à rien et que Dieu leur serait toute chose. Je partis de la sorte après les avoir vues faire mettre avec violence dans deux carrosses séparés afin qu'elles ne sussent l'une et l'autre où on les menait. Elles ont toujours été séparées, et ce qu'on leur a fait souffrir pour [les faire] parler contre leur maîtresse passe l'imagination, sans que Dieu ait permis que tant de tourments leur aient fait trahir la vérité. Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’]autre, dont l'esprit était plus faible, le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi. On la mit depuis en liberté et on la rendit à ses parents. [128] Les bons traitements qu'on lui a faits et le soin que sa famille en a pris, l'ont entièrement rétablie, et elle y vit présentement paisible et servant Dieu de tout son coeur.
On me mena donc seule à la Bastille373.
J'ai oublié de dire que, comme j'avais la fièvre double tierce, je prenais presque continuellement du quinquina. On allait quérir du vin au cabaret. De sorte que, quoiqu'en un autre temps il n'en fallût qu'une chopine par jour pour moi, tout le vin qu'il fallait pour le quinquina, joint à l'autre, [cela] en faisait beaucoup en peu de temps. On écrivit tout ce vin sur le mémoire, et montrant cet endroit à M. de Paris il semblait que j'en busse environ deux pintes par jour, parce quc l’on n'avait pas mis que c'était pour du quinquina, de sorte qu'il me reprocha que je me gorgeais de vin et de viande. J'avais encore de si grands maux d'estomac que je ne pouvais manger. Je lui répondis que [129] j'étais sûre que s'il me voyait manger, il trouverait plutôt que je mangeais trop peu que par excès. Il demanda si j'avais jeûné tout le carême. On lui dit que oui. Il fit sur cela une certaine mine dédaigneuse. Il est certain que je n'étais guère en état de le faire, vomissant presque tout ce que je mangeais. Cependant je jeûnai tout le carême avec des douleurs inexplicables. Il fallait quelquefois se lever la nuit pour me donner un peu de vin d'Alicante : je croyais aller mourir.
Après qu'on eut enlevé le vin, cette sœur dont j'ai parlé venait pour m'en parler, et d'autres de la communauté de Paris, afin que je dise quelque chose qu'elles pussent déposer contre moi parce que, le vin n'étant plus, les preuves manquaient. Mais je ne répondais rien. M. le Curé eut même la hardiesse de dire dans sa lettre et dans ses mémoires que, ne m'étant pas contentée du meilleur vin de Paris à cent écus le muid, [130] j'en envoyais encore prendre au cabaret. Ce vin était si pernicieux, qu'en ayant emporté une bouteille à la Bastille pour me justifier, et pour être un témoignage de ce qui s'était passé à Vaugirard, une demoiselle, en balayant une araignée, fit tomber cette bouteille et la cassa. L'odeur seule fit qu'elle se trouva mal, et elle fut du temps à en revenir et mourut peu après.
Je ne peux dire par le menu tout ce qu’on me fit dans cette maison ; tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais regardé comme délice d’aller à la Bastille, si on m’y avait laissé mes filles, ou du moins une, parce que je croyais que je n’aurais à répondre qu’à M. de la Reynie, qui étant un homme droit et plein d’honneur, ne laissait craindre aucune surprise. Et comme je leur ai dit à eux-mêmes, je ne crains rien de la vérité, mais des suppositions et du mensonge.
Le 4 juin 1698. ‘on me donna une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi.’ Humidité du lieu, défaillance de 24 heures. Le ‘P. Martineau me dit : “Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure.” … M. d’Argenson vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. … plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. … Après cet interrogatoire si long qu'il dura près de trois mois, et qu'on (n'] en a jamais tant fait aux plus grands criminels, on prit deux ans, apparemment pour s'informer partout.’ Elle s’occupe d’une pauvre femme qui se croit damnée et que l’on saigne à mort espérant tirer un témoignage chargeant Madame Guyon. Dureté du confesseur.
Je fus donc mise seule à la Bastille dans une chambre nue. J'y arrivai la veille de la petite fête de Dieu374. Je m'assis [131 d'abord à terre. M. de Loncas [du Junca]3153 me prêta une chaise et un lit de camp, jusqu'à ce que mes meubles fussent venus. Cela dura quatre ou cinq jours, après quoi je fus meublée. J'étais seule avec un contentement inexplicable. Mais cela ne dura pas, car on me donna une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. Je sentis la peine d'être gardée à vue, non que je craignisse, mais c'est que je perdais ces heureux moments où, étant seule avec mon cher Maître, rien ne me distrayait de lui, et je ne vois pas de bonheur pareil à celui d'être seule.
Comme parmi mes meubles qui étaient à Vaugirard on m'apporta beaucoup de livres, comme l'Ecriture Sainte et d'autres bons livres, on alla dire à la Cour qu'on m'avait apporté une charretée de livres, on avait dit que c'étaient des livres [132] très mauvais, et l'on ordonna qu'on en fit un inventaire. M. du Junca les fit emporter, et ayant pris un écrivain on fit l'inventaire. L’on fut surpris de voir qu'il n'y avait que de bons livres. Il s'y en trouva un de petits emblèmes de l'amour divin375. On mit sur le mémoire : « Emblèmes d'amour ». Je dis à M. du Junca : « Achevez donc ce qu'il y a après. » Il avait de la peine à le faire. On porta le mémoire à M. de Paris qui, ne voyant rien moins que ce que l'on avait [fait] entendre à la Cour, n'y envoya pas le mémoire, se contentant de la persuasion où elle était que j'avais des livres abominables.
J’eus beaucoup à souffrir d'abord tant de la dureté que l'on affectait d'avoir pour moi, qu'à cause de l'humidité du lieu où il y avait longtemps que l'on n'avait fait du feu, ce qui me causa une très grande maladie et très douloureuse. Je ne pouvais m'aider dans mon lit. [133] Il me prit comme une défaillance qui dura près de vingt-quatre heures. On croyait que j'allais mourir. Je revins un peu, et je dis à M. du Junca qui était là avec le porte-clefs, que je le priais de dire à M. de Paris que j'étais innocente des choses dont on m'accusait et que je le protestais en mourant. Le porte-clefs qui était un très honnête homme, dit : « Je le crois bien, pauvre dame. » Je ne parlais encore de longtemps après, mais j'entendais fort bien M. du Junca lui dire : « Si vous parlez de ceci, vous n'aurez point d'autre bourreau que moi ». Dans le moment que je pus parler, je demandai à me confesser. Le P. Martinot [Martineau]3154 vint pour la première fois.
Je ne le connaissais pas. Je me confessai avec assez de peine. Lorsque j'eus commencé à le faire, il fut quérir le médecin qui était en bas. Je fus surprise de voir qu'il n'achevait pas d'entendre ma confession. Il revint avec le médecin. Il lui [134] demanda si j'allais mourir tout à l'heure. Le médecin lui répondit que non, à moins qu'il ne survînt quelques nouveaux accidents. Alors le P. Martineau me dit : « Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure. » Je lui dis que, s'il me prenait quelques nouvelles syncopes, je ne serais plus en état de me confesser et qu'ainsi je mourrais sans confession. Il en avait ouï la plus grande partie. Il s'en retourna sans vouloir m'entendre, disant qu'on lui avait défendu de me confesser, et que si je mourais, comme cela ne dépendait ni de lui ni de moi, que je fusse en repos. Je ne sais si ce sont ses termes, mais c'est le sens. Et les mêmes discours m'ont été réitérés plusieurs fois. J'étais véritablement fort en repos, n'ayant rien qui me fit peine de ce côté-là et ayant mis mon sort entre les mains de Dieu.
J'avais toujours cette femme qui épiait mes paroles et toutes choses, [135] croyant faire fortune par là. Une de mes femmes m'envoya, par Desgrez, un bonnet piqué qu'elle avait fait. Cette femme le décousit. Il y avait un billet écrit de son sang, n'ayant pas d'encre, et elle me mandait, dans un petit morceau que j'y trouvai encore, qu'elle serait toujours à moi malgré ce qu'on lui pouvait faire. Elle le prit encore et donna le tout à M. du Junca.
Sitôt que je pus me tenir debout376 dans une chaise, M. d’Argenson377 vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. Car il faut remarquer que, ayant vu que M. de La Reynie m'avait rendu justice, on lui avait donné un autre emploi et l'on avait fait tomber le sien à celui-ci, qui était lié de toutes manières aux personnes qui me persécutaient. J'avais résolu [136] de ne rien répondre. Comme il vit en effet [que] je ne lui répondais rien, il se mit dans une furieuse colère et me dit qu'il avait ordre du roi de me faire répondre. Je crus qu'il valait mieux obéir, je répondis. Je crus que du moins, malgré ses préventions, il mettrait les choses comme je les disais. J'avais vu tant de probité et de bonne foi dans M. de La Reynie que je croyais les autres de même.
On commença, quoique je fusse très faible, un interrogatoire de huit heures sur ce que j'avais fait depuis l’âge de quinze ans jusqu'alors, qui j'avais vu, et qui m'avait servie. Ces trois articles furent le sujet de plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. J’avoue que je manquai d'esprit dans cette occasion, Dieu le permettant sans doute de la sorte pour me faire beaucoup souffrir. Car rien ne m'a jamais tant fait souffrir que ces interrogatoires [137] où, sûre de dire la vérité, je la disais, mais je craignais de ne la pas dire assez exactement faute de mémoire. Les tours malins que l'on donnait à tout et aux réponses les plus justes, ne les rendant jamais ni dans les termes, ni dans le sens, sont des choses qui ne se peuvent exprimer. Je n'avais qu'à dire qu'ayant été interrogée par M. de La Reynie, je n'avais plus rien à répondre sur toutes ces choses, que si j'avais fait quelque chose depuis Vincennes, il n'y avait qu'à le faire voir, mais je m'avisais de cela trop tard. D'ailleurs, comme on se flatte toujours et qu'on ne croit pas la malice aussi grande qu'elle est, je me persuadais qu'on voulait s'informer à charge et à décharge, comme je le demandai d'abord, et j'étais sûre qu'une information de cette nature aurait fait paraître mon innocence à toute la terre. Mais on [138] était bien éloigné de cela.
Comme il y avait eu de fausses lettres où mon écriture était si bien contrefaite que j'aurais eu bien de la peine à la reconnaître moi-même si, outre la différence du style, on ne m'avait pas fait écrire des lieux où je n'avais jamais été et à des gens que je n'avais jamais connus, pour ne point tomber dans cette méprise, on voulut s'assurer des lieux qu'il378 avait désignés. [Je dis] que je n'avais point changé les filles qui étaient auprès de moi, que pour les autres, ç'avait été selon l'occurrence, et que les laquais ayant toujours été mis en métiers, je ne pouvais m'en souvenir. Quelque chose d'approchant.
On en vint où l'on voulait, qui était mon veuvage. Je répondis la vérité article par article, et [au sujet] de mon voyage à Gex, de même que celui que je fis avec le Père La Combe, où j'avais pris un ancien religieux pour nous accompagner. [139] On ne voulait rien mettre de cela. On faisait toujours en sorte qu'il semblait que j'étais seule avec lui. [Dans] un [voyage] que je fis de Thonon à Genève où il n'y a que trois lieues, nous étions cinq ou six. Il ne le voulut jamais mettre de la sorte et fit écrire : « Elle a été avec lui à Genève. » Quelque chose que je pusse dire, on passait outre. On me montra un ordre du roi - faux ou vrai ? - de ne garder aucune forme de justice avec moi.
Il mit une fois, de lui-même, parlant de quelque chose qui s'était passé chez M. Fouquet, que je n'y demeurais pas encore alors. Je lui dis que je n'y avais jamais demeuré et qu'il ne fallait pas mettre cela. Il me dit : « J'ai à vous interroger demain là-dessus et je le mettrai. » Comme je ne pénétrais pas alors toute sa malignité, je le crus et signai. Le lendemain je lui dis donc de remettre que jamais je n'avais demeuré chez M. Fouquet. [140] Il n'en voulut rien faire.
Il faut savoir qu'il y avait chez M. Fouquet une des parentes de Madame sa femme qui avait été mariée à un homme qui avait deux femmes, ce qui fit grand bruit. Il fut mis en prison. Elle se blessa, et comme elle accoucha avant terme à cause d'une grande chute et qu'on plaidait, ayant affaire à un homme rusé et malin, il fallut garder l'enfant six semaines, jusqu'aux neuf mois. On le fit baptiser à St Germain et l'enfant mourut dès que le terme fut arrivé. Ils savaient cette histoire du curé. Comme on profitait de toutes ces histoires, et qu'on en grossissait les mémoires pour Rome et ceux de la Cour, ils avaient fait rouler cette affaire sur moi sans que je le susse, et, pour y donner couleur, ils avaient mis que je ne demeurais pas encore chez M. Fouquet, afin qu'il parût que j'y avais demeuré ensuite, et justement dans le temps [141] de cet accouchement. Il m'arriva plusieurs autres choses de cette nature qui marquaient la malice et la mauvaise foi de M. d’Argenson.
Il me demanda ensuite combien j'avais vu de fois M. de Cambrai. Je lui dis : « Je n'ai jamais été chez lui. Il est venu chez moi par ordre de M. de Meaux, - comme il était vrai - et jamais seul.» Lorsqu'il y vint de la part de M. de Meaux, c'était pour quelque affaire de St Cyr. Il mit que M. de Cambrai était venu trois fois chez moi, et ne voulut jamais mettre : par ordre de M. de Meaux, se fâchant même que je prononçasse son nom, comme si je l'avais profané. Lorsqu'il s'agissait de M. de Cambrai, il se mettait en fureur. Je lui dis : « Monsieur, un juge ne doit point être si partial et montrer tant de colère contre les personnes qu'il interroge ou contre ceux qu'il veut mêler dans l'interrogatoire, et tant de dévouement pour leur parti. » Il devint tout en feu, et ensuite il ne fit plus [142] le lion mais le renard.
Quelquefois il se mettait en colère contre les réponses que je lui faisais et disait qu'on me donnait des avis. On regardait partout pour voir si cela pouvait être. On mit un treillis de fil d'archal au haut de la cheminée, afin, disaient-ils, qu'on ne jetât point d'avis par là. Je lui dis, comme il était vrai, qu'on ne m'avait point donné d'avis, que j'étais gardée à vue de tous côtés et que ma tour était très haute. Il me dit : « C"est donc un ange qui vous dicte les réponses ! » Il disait cela avec tant de colère et de mépris, que des personnes équitables qui l'auraient vu, l'auraient regardé comme un homme incapable d'être juge dans une affaire où il témoignait tant de passion. Ce fut sur ce pied de prévention et de colère qu'il tourna toutes mes réponses, sans entendre que très peu comme je les disais.
Un jour, comme il s'en allait, le greffier ramassant des papiers [143] pour les remettre dans le sac, me dit tout bas : «Pauvre dame, que vous me faites pitié! » Il s'aperçut que j'étais restée près du greffier. Je parlai haut d'une chose indifférente. Il lui jeta un regard épouvantable et ne [le] quitta point qu'il ne fût sorti. Depuis ce temps-là le greffier n'osait me regarder.
J'avoue que si j'eusse pu deviner le traitement que me fit M. d’Argenson, si différent de celui de M. de La Reynie, je ne lui eusse jamais répondu. Mais la peur de faire tort à d'autres en ne répondant pas, me fit rompre un silence que j'étais résolue de garder. Je souffrais d'une oppression si étrange, faite par un juge malicieux et rusé qui avait par écrit ses matières prêtes, et qui donnait à mes réponses un tour violent, tâchant de glisser son venin ; moi, sans défense et sans conseil, observée de toutes parts, maltraitée en toutes manières, [et] qu'on tâchait d'intimider [144] de toutes façons.
Après qu'il eut mis que je ne demeurais pas alors chez M. Fouquet, M. du Junca me vint parler du curé de St Germain comme d'un homme qui était son ami et qui savait bien de mes nouvelles. Comme M. Fouquet et sa parente m'avaient confié toutes choses, je compris alors pourquoi M. d’Argenson avait fait mettre cela dans mes réponses, et j'en vis toute la malignité. Ensuite le gouverneur et M. du Junca me faisaient des mines très sévères et effrayantes, mais tout cela ne m'épouvantait pas. Le meilleur rempart est l'innocence et la confiance.
Après cet interrogatoire si long qu'il dura près de trois mois, et qu'on [n'] en a jamais tant fait aux plus grands criminels, on prit deux ans, apparemment pour s'informer partout. On demandait à cette femme que j'avais auprès de moi, si je ne parlais pas contre la religion, [145] si je ne faisais pas de crimes. Elle leur dit que j'étais bien éloignée de cela, que j'étais pleine de douceur et de patience, que je priais Dieu et lisais de bons livres, et que je la consolais ; car elle était dans un désespoir horrible dont je dirai la cause.
C'était une femme de condition, mais très pauvre, chargée de trois enfants. Elle trouvait un bourgeois de Paris, très riche, qui la voulait épouser, et qui aurait donné son bien à ses enfants et à elle, si elle n'en avait point. On lui avait fait croire qu'elle devait demeurer auprès d'une dame dans un couvent, qu'elle verrait qui il lui plairait, que ce n'était que pour trois mois et qu'elle sortirait même pour ses affaires. Cependant on la pressa de venir à la Bastille pour parler à M. du Junca.
Lorsqu'elle y fut venue, on la fit monter dans une chambre, et on l'enferma avec moi. Elle y fut quelques jours sans s'affliger, croyant qu'elle sortirait pour mettre ordre à ses affaires. Mais lorsqu'elle vit qu'on ne voulait pas la laisser sortir, ni parler [146] à personne, elle entra dans des désespoirs effroyables. Elle s'en prenait à moi et me disait ce que la fureur lui inspirait. Je l'assurai que j'avais des filles qu'on m'avait ôtées de force379, et qui se seraient regardées comme très heureuses si elles avaient pu passer leur vie avec moi dans la prison, qu'on me la donnait de force, de même qu'on l'y retenait. Elle s'apaisait un peu. On lui promit même une très grande fortune, si elle pouvait dire quelque chose contre moi380.
Quoiqu'elle fut Thiange du côté de sa mère, et d'une aussi bonne maison du côté de son père, cousine ou plutôt nièce à la mode de Bretagne de Madame la Maréchale de La Motte, elle avait été élevée avec si peu de religion qu'elle n'en connaissait pas les premiers principes que les enfants apprennent dans leur bas âge, ne connaissant Dieu qu'à peine. Tout lui paraissait permis. Elle n'était point capable d'être touchée d'aucun sentiment de Dieu. Et comme ce que je pouvais dire pour la consoler, dans les [147] commencements, lui était suspect à cause des mauvaises impressions qu'on lui avait données contre moi, elle croyait qu'une femme peut faire un mariage de conscience avec un homme déjà marié, qu'il suffisait de se promettre la foi l'un et l'autre pour être légitimement mariés, quoique l'homme eût une autre femme. J'eus toute la peine du monde à la désabuser là-dessus.
Elle croyait qu'il lui était permis de me prendre tout. Elle coupait mes draps et s'emparait de tout ce que j’avais à cause que j'étais là381. Outre mes peines, une grande maladie que j'eus ensuite des tourments de M. d'Argenson, j'étais tout le jour occupée à l'empêcher de se désespérer. Je n'osais paraître triste ni même recueillie devant elle. On aurait cru que ma tristesse était une preuve de mon crime, et le recueillement en eût été un autre très affreux. On m'observait donc en toutes manières. J'assure que ce n'était pas un petit tourment.
Cependant cette femme était quelquefois [148] touchée des bontés que j'avais pour elle et de ma douceur ; mais comme on la menait une ou deux fois la semaine, pendant plusieurs heures, en quelque lieu où on l'interrogeait avec toutes sortes de promesses, où on lui disait que j'étais une hypocrite et une hérétique, lorsqu'elle revenait de [ces] conversations, de la chambre au-dessous de la mienne, elle me regardait avec étonnement et horreur. Quand elle avait été quelques jours sans leur parler, elle prenait de l'estime pour moi, mais les désespoirs ne finissaient pas pour cela. Enfin elle tomba malade de chagrin. C'était une fièvre continue très violente et une inflammation de poitrine. Elle me parut d'abord très mal. Je priai M. du Junca de la faire confesser. Il ne le voulut point. Elle en avait cependant un extrême besoin car je la voyais frappée à mort. J'en pris plus de soin qu'une servante n'en prend de sa maîtresse. Etant seule avec elle, je fus sept nuits sans me (149) déshabiller ni me coucher. Il fallait souvent vider ses bassins. Je faisais tout de grand cœur, mais sans force. Je lui parlai de Dieu tant que je pus.
Une nuit je la trouvai très mal, je lui fis faire des actes de contrition. Elle promit à Dieu avec larmes de ne plus retomber en ses péchés si elle revenait. Elle s'imaginait que, sitôt que je n'étais plus auprès d'elle, le Diable entrait et se tenait près de son lit, de sorte qu'elle m'appelait avec un effroi horrible. J'y allais avec de l'eau bénite. Sitôt que je paraissais, elle disait : « Il disparaît ». Comme je vis l'état où elle était, je priai M. du Junca avec la dernière instance de la faire confesser. Il me dit d'un air affreux... (la réponse manque)382. La nuit, elle fut très mal. Je fis ce que je pus pour l'exhorter. Sur le matin, n'en pouvant plus, je me mis sur mon lit. Elle m'appela : « Madame, venez vite! » Je n'eus que le temps de descendre du lit et de prendre des mules. Elle me dit : (150) « Il n'est plus temps ; je suis à lui, cela est fait, je suis damnée. » Je fis ce que je pus pour la consoler.
Les soins que j'avais d'elle, ce que je lui disais, la dureté des autres à ne point vouloir la laisser se confesser, ne voyant point de médecin ni chirurgien qui vînt la saigner, elle eut une grande estime pour moi, et dit : « Puisque je suis damnée, il ne faut pas que je sois dans votre chambre. » Comme je fis dire qu'elle était très mal, le chirurgien vint avec M. du Junca. Elle dit : « Qu'on m'ôte d'ici : je suis damnée. » Ils croyaient avoir trouvé la pie au nid, et qu'elle voulait dire qu'on l'ôtât de ma chambre parce que je la faisais damner. C'était le contraire qu'elle disait, que, puisqu'elle était damnée, il ne fallait pas qu'elle restât dans ma chambre.
On prit des témoins de ce qu'elle disait. On fit venir le médecin à qui elle dit la même chose. On crut tirer d'elle beaucoup de choses contre moi. On la vint (151) enlever sur le soir, et on y fit aller l’aumônier de la Bastille. Elle avait demandé le curé ou le vicaire de St Côme, mais on ne le voulut pas faire venir. L’on espérait que l'aumônier en tirerait bien des choses contre moi et que le témoignage d'un mourant pourrait être d'un grand poids. Mais le transport lui prit, elle leur dit du bien de moi, ne voulut point se confesser à l'aumônier et demanda toujours son confesseur. Comme elle m'avait [confié], la3155 nuit, une partie de ses péchés, j'étais très affligée de la voir mourir sans confession, en l'état où elle était. Mais comme ils lui refusèrent son confesseur, elle acheva d'entrer dans un délire absolu. Quoique son mal fut une inflammation de poitrine où l'on ne saigne jamais du pied, l'envie qu'ils avaient de tirer quelque chose d'elle contre moi fit que, ne ménageant rien et ne songeant qu'à me faire du mal, on la saigna (152) deux fois du pied coup sur coup, ce qui la fit mourir sans lui ôter son transport.
Comme ils voulaient se servir contre moi, de façon ou d'autre de ce qu'ils prétendaient tirer de cette femme, la chose leur ayant manqué, ils dirent au P. Martineau qui venait me voir de loin à loin, dans la vue qu'il me le dirait, qu'il y avait de fortes dépositions de cette femme contre moi. Le Père qui le crut à la bonne foi et qui ne pénétrait rien au-delà, me le fit entendre, la première fois que je le vis. Je ne lui parus point étonnée, comme en effet je ne le fus point. Car n'étant plus en état d'inventer, je ne craignais rien de la vérité, mais tout du mensonge. Le Père me dit que le témoignage d'une personne mourante était bien fort.
M. d'Argenson vint encore avec un air plus sévère qu'à l'ordinaire. Il me dit que cette femme disait bien des choses contre moi, faisant (153) entendre qu'elle était encore en vie et en état de m'être confrontée. Comme je suis trop franche, je lui répondis qu'elle était morte. Il me répondit : « Comment le savez-vous ? » Je lui dis que je n'en doutais pas, quoiqu'on ne me l'eût pas dit. Comme il crut qu'on me l'avait dit, il se servit de ce qu'elle pouvait avoir déclaré, disait-il, en mourant. Je lui dis qu'elle était sortie de ma chambre le transport au cerveau. Lorsqu'il vit que je ne prenais pas le change, il rengaina cet interrogatoire et chercha autre chose à m'interroger sur cette femme, et mes réponses auraient été écrites, mais Dieu ne le permit pas.
Il semblait que Dieu se mît du parti des hommes en ce temps-là, car j'étais fort exercée au-dedans et au-dehors. Tout était contre moi : je voyais tous les hommes unis pour me tourmenter et me surprendre ; (154) tout l'artifice et la subtilité d'esprit de gens qui en ont beaucoup et qui s'étudiaient à cela ; moi, seule et sans secours, sentant la main de Dieu appesantie sur moi, qui semblait m'abandonner à moi-même et à ma propre obscurité : un délaissement entier au-dedans, sans pouvoir m'aider de mon esprit naturel dont toute la vivacité était amortie depuis si longtemps, que je cessais d'en faire usage pour me laisser conduire à un Esprit supérieur, ayant travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit à Jésus-Christ, et ma raison à sa conduite ; mais, dans tout ce temps, je ne pouvais m'aider ni de ma raison ni d'aucun soutien intérieur, car j'étais comme ceux qui n'ont jamais éprouvé cette admirable conduite de la bonté de Dieu et qui n'ont point d'esprit naturel. Lorsque je priais, je n'avais que des réponses de mort. Il me vint dans ce temps le passage de David : « Lorsqu'ils me persécutaient, j'affligeais (155) mon âme par le jeûne »383. Je fis, aussi longtemps que ma santé me le permit, des jeûnes très rigoureux et des pénitences austères, mais cela me paraissait comme de la paille brûlée. Et un moment de la conduite de Dieu est mille fois d'un plus grand secours.
On me donna une autre fille qui était filleule de M. du Junca. Il lui fit comprendre même qu'il l'épouserait afin d'en tirer plus que de l'autre. Et [il] lui donnait les plus forts témoignages de passion. Comme elle n'avait que dix-neuf ans et qu'il était persuadé qu'il n'y a rien qu'on ne fasse faire à ceux dont on est aim